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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:07:17 -0700
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@@ -0,0 +1,4931 @@
+The Project Gutenberg EBook of Isis, by Auguste Villiers de l'Isle Adam
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Isis
+
+Author: Auguste Villiers de l'Isle Adam
+
+Release Date: August 20, 2011 [EBook #37138]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ISIS ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+[Note de transcription:
+
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.
+
+Les notes de bas de page sont regroupées à la fin de chaque
+chapitre.]
+
+
+
+
+ ISIS
+
+
+
+
+ _Cet ouvrage a été tiré à
+ dix exemplaires sur papier de Hollande._
+
+
+
+
+ Comte A. de Villiers de l'Isle-Adam
+
+ ISIS
+
+ «_Eritis sicut Dii...._»
+
+ LE SEPHER.
+
+ [Illustration]
+
+ LIBRAIRIE INTERNATIONALE
+
+ PARIS, PLACE ST-MICHEL, 4
+ BRUXELLES, RUE ROYALE, 15
+
+
+
+
+ _A Monsieur
+ Hyacinthe du Pontavice de Heussey,_
+
+
+_Permettez-moi, Monsieur et bien cher ami, de vous offrir cette étude en
+souvenir des sentiments de sympathie et d'admiration que vous m'avez
+inspirés._
+
+_«Isis» est le titre d'un ensemble d'ouvrages qui paraîtront, si je dois
+l'espérer, à de courts intervalles: c'est la formule collective d'une
+série de romans philosophiques; c'est l'X d'un problème et d'un idéal;
+c'est le grand inconnu. L'oeuvre se définira d'elle-même, une fois
+achevée._
+
+_Croyez, en attendant, que je suis heureux
+d'inscrire votre nom sur sa première page._
+
+ A. de Villiers de l'Isle-Adam.
+
+ _Paris, 2 juillet 1862._
+
+
+
+
+PROLÉGOMÈNES
+
+
+I.
+
+TULLIA FABRIANA
+
+
+ «Tout semble annoncer que le siècle actuel est appelé à
+ voir les luttes les plus ardentes et les plus décisives
+ qui se soient jamais livrées sur les plus grands
+ intérêts dont l'homme ait droit de se préoccuper
+ ici-bas.»
+
+ Dom GUÉRANGER.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+Italie.
+
+
+Il y avait eu soirée au palais Pitti.
+
+La duchesse d'Esperia, belle dame de la plus gracieuse distinction,
+avait présenté à tout Florence le comte de Strally-d'Anthas.
+
+Il annonçait de dix-huit à vingt ans au plus. Il voyageait et venait
+d'Allemagne. Sa mère était de l'une des plus illustres maisons d'Italie;
+on le savait. Il se trouvait donc allié aux plus hautes noblesses du
+pays; la duchesse était même un peu sa cousine; qu'il fût présenté par
+elle, ne souffrait aucune difficulté.
+
+Le prince Forsiani, nommé, depuis la veille, ambassadeur de Toscane en
+Sicile, avait paru s'intéresser à lui. C'était un vieux courtisan, fin
+et froid, mais solidement estimé de tous. Dans la mesure de
+l'indifférence du monde, il était assez aimé. Le jeune homme, après les
+respectueuses formules d'usage, s'était assis devant une table d'échecs,
+vis-à-vis de lord Seymour, et le cercle d'amateurs et d'ennuyés
+marquants avait environné cette partie. On dansait dans les autres
+salons. Des demi-paroles furent échangées touchant la conduite de ce
+jeune Allemand, qui jouait, au lieu de danser, selon son âge.
+
+Divers courants d'idées remuèrent bientôt, dans le vague, autour du
+prince Forsiani, de la duchesse et de M. de Strally, dont la belle
+physionomie fut commentée. Ce qui fit sensation, ce fut la présentation
+du jeune homme au nonce-légat (qui daigna survenir vers les onze heures)
+par le duc d'Esperia lui-même.
+
+Son Éminence avait été fort gracieuse durant cette cérémonie: on était
+recommandé, cela se devinait.--Mais pourquoi l'empressement du duc
+d'Esperia? N'était-il pas sur l'âge?--Une vieille dame, à petit comité,
+s'avisa d'insinuer, entre un sourire et une glace, que l'ambassadeur
+avait divinement connu la comtesse de Strally, du temps qu'elle habitait
+Florence, autrefois,--avant son mariage avec le margrave d'Anthas. Cela
+se dit, en italien. Une deuxième dame, également sur le retour, jugea
+naïf d'observer que le prince n'était point marié. Ces paroles
+comportaient une somme d'hésitations si profonde, que nul ne poursuivit.
+Quant au jeune homme, il continua la partie, simplement.
+
+Rien de significatif ne fut avancé, comme de raison, après ce peu de
+mots.
+
+Dans la soirée, il y eut encore deux fragments d'entretien, assez dignes
+de remarque, pour ce qu'ils devaient sous-entendre. Le nonce et la
+duchesse d'Esperia causaient seuls, d'une voix polie, depuis une
+minute:
+
+--Et Votre Éminence y est allée? disait la duchesse.
+
+--Oh! je suis sûr qu'_Elle_ n'était pas au palais, répondit le nonce.
+Toutefois, comme il serait très utile d'obtenir un auxiliaire de cette
+valeur, je laisserai peut-être un billet, samedi, dans le cas d'une
+nouvelle absence.
+
+--C'est bien excessif, monseigneur.
+
+Un sourire italien glissa faiblement sur les lèvres de Son Éminence, qui
+s'éloigna dans un léger salut.
+
+Le prince Forsiani revenait.
+
+Sur un regard indifférent de la duchesse d'Esperia:
+
+--Je pars pour Naples demain dans la nuit, répondit-il d'un air affable,
+mais d'une voix pressée et très basse. Je prendrai Wilhelm aux Casines,
+vers neuf heures du soir. L'entrevue est fixée à dix heures.
+
+--Fixée!... Vous l'avez donc vue, cette belle invisible?
+
+--Dans le salon ducal, il y a dix minutes. Elle était seule avec Son
+Altesse royale et l'envoyé persan. Peu de secondes après, elle accepta
+ma main jusqu'à sa voiture.--Quelques mots ont suffi.
+
+Plusieurs cavaliers, de belles personnes brillantes et satisfaites
+intervinrent. On en resta là, sur le mystérieux sujet. Il y eut de
+cérémonieuses félicitations, et vers deux heures et demie du matin l'on
+se sépara. Le bruit des voitures diminua, la nuit redevint silencieuse
+sur Florence.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+Celui qui devait venir.
+
+
+Le lendemain, vers neuf heures du soir, le prince Forsiani marchait dans
+une allée des Casines.
+
+Aujourd'hui, les Casines sont les Champs-Élysées de Florence. On y
+rencontre des statues cachées dans de vastes murailles de verdure, des
+animaux rares, de grands arbres taillés et des étrangers de tous les
+pays. Le château des grands-ducs de Toscane ne date que de 1787. En
+1788, époque où nous sommes, il y avait des décombres, des veilleurs
+armés, des statues clair-semées, et des fanaux bariolés de rouge et de
+bleu dans le goût vénitien, allumés de distance en distance dans les
+massifs. D'ailleurs, grand isolement.
+
+Le prince Forsiani marchait dans l'ombre: une bouffée de brise passa
+dans les feuilles; il jeta un regard autour de lui; certes, il était
+bien seul.
+
+--Enfin! dit-il avec un soupir, laissons cela.
+
+Dans le carrefour de la grande allée, une lanterne posée sur un amas de
+pierres éclaira sa figure.
+
+Peu d'instants après, un nouvel arrivant, dont le grand manteau de
+velours noir se lustrait aux reflets des fallots, s'approchait de lui.
+Quand l'inconnu fut devant le prince, il ôta sa toque et le salua d'un
+geste gracieux.
+
+--Bonsoir, mon cher Wilhelm! fit le prince en lui tendant la main.
+
+Et son manteau écarté laissa voir de riches vêtements et les belles
+proportions d'une haute stature. Des cordons brillaient sur sa poitrine
+et se rattachaient au ceinturon de son épée. Son visage noble et fier,
+que les symptômes de la vieillesse prochaine rehaussaient de gravité,
+paraissait empreint de mélancolie.
+
+Pour Wilhelm, c'était un splendide jeune homme, ayant de longs cheveux
+bouclés et noirs, un air de douceur et d'insouciance, un teint pâle et
+de beaux yeux.
+
+--Bonsoir, monseigneur! dit-il, pardonnez-moi de ne pas être le premier
+au rendez-vous, je devais à ma qualité d'étranger de m'égarer en chemin.
+
+--Votre bras.
+
+Ils prirent le milieu de l'allée.
+
+--Notre belle Gemma vous a-t-elle parlé de cette personne à laquelle je
+dois vous présenter dans une heure? continua Forsiani.
+
+--La duchesse d'Esperia m'a dit que Votre Altesse pouvait seule...
+
+--Bien. Mais voyons! D'après ce que vous en avez entendu, quelle idée
+vous faites-vous à ce sujet?
+
+--De la marquise Tullia Fabriana?
+
+--Oui, dit le prince.
+
+Le jeune homme hésita, et répondit:
+
+--Je me représente une femme dont les actions et les paroles commandent
+le respect, et qui, cependant, laisse une arrière-pensée qui ne
+satisfait pas.
+
+--Ah! fit le prince.
+
+Et il regarda quelque temps Wilhelm d'un air songeur. Il faisait une
+demi-obscurité, des ténèbres bleues; les deux promeneurs se voyaient
+parfaitement sous les arbres.
+
+--Mon cher enfant, dit-il, vous arrivez de votre manoir d'Allemagne;
+vous avez dix-sept ans; vous savez beaucoup, et le vieux Walter est un
+précepteur de génie. Vous êtes seul au monde. Vous vous nommez le comte
+Karl-Wilhelm-Ethelbert de Strally-d'Anthas: vous descendez des
+Strally-d'Anthas de Hongrie par votre père, et des Tiepoli de Venise par
+votre mère; deux princes et un doge: c'est au mieux. Vous êtes riche du
+majorat de votre aïeul; vous êtes brave; vous êtes fort; vous êtes beau
+comme un de ces soirs italiens, par lesquels de belles dames ne
+dédaignent pas de commettre un joli rêve; vous arrivez en pleine Italie,
+à Florence, tenter une fortune de puissance et de gloire; vous avez le
+bonheur d'être le cousin, bien plus, le protégé de la duchesse
+d'Esperia. Vous m'êtes recommandé par le souvenir de votre bonne et
+sainte mère; enfin, vous n'avez qu'à vous montrer pour résumer à un âge,
+où le commun des hommes n'est pas visible, ce que cinquante ans de
+luttes et de labeurs accablants ne peuvent donner. Vous avez la
+jeunesse! Vous pouvez tout demander, tout obtenir, peut-être. Vous vous
+y prenez d'assez bonne heure pour monter vite au sommet d'une ambition
+justifiée. Eh bien, moi qui suis prince, et qui ne parais pas avoir trop
+à me plaindre de ce monde où vous entrez, je vous eusse dit, si, d'après
+une vingtaine de paroles, je n'avais pas trouvé dans votre nature
+quelque chose de solide et d'inné, je vous eusse dit: Retournez dans
+votre manoir, épousez quelque jeune fille vertueuse et simple, bénissez
+le Dieu qui vous a fait ce loisir; aimez, rêvez, chantez, chassez,
+dormez, faites un peu de bien autour de vous, et surtout n'oubliez pas
+de secouer la poussière de vos bottes, sur la frontière, de crainte d'en
+empoisonner vos forêts, vos montagnes et votre vie.
+
+Comprenez-vous?
+
+--Ne voulez-vous pas m'effrayer, monseigneur? dit Wilhelm, assez
+interdit de cette conclusion. En admettant que je risque la vie, je suis
+seul au monde.
+
+Il y eut un moment de silence.
+
+--Et puis, on ne meurt qu'une fois! ajouta le jeune homme avec
+insouciance.
+
+--Vous croyez? dit le prince. A votre âge les mots n'ont qu'un sens
+vague, et plus tard, lorsqu'on en voit la profondeur, le coeur se serre
+de stupeur et de dégoût. Vous ignorez les froides et cruelles
+bassesses, les trahisons envenimées et leurs milliers de complications
+aboutissant à l'ennui quotidien; les amitiés envieuses, haineuses et
+souriantes; les trames perfides où l'on perd l'amour et la foi, souvent
+l'honneur et la dignité, sans qu'on sache pourquoi ni comment cela se
+fait. Ah! vous êtes heureux! Laissez aux passions le temps de venir, et
+vous comprendrez. Vous croyez, vous dont le coeur s'épanouit de
+bienveillance et de bonté, vous pensez qu'on va s'intéresser à vous?
+Dans le monde, on ne s'intéresse qu'à ceux que l'on redoute, et vous
+trouverez, sous les dehors les plus attrayants, l'indifférence et la
+méchanceté. Songez que vous allez nuire à beaucoup de personnes, par
+cela même que vous êtes riche, que vous êtes jeune, que vous êtes noble,
+c'est-à-dire par toutes les qualités qui semblent devoir vous faire
+aimer. Au lieu de soleil, nous avons des lustres; au lieu de visages,
+des masques; au lieu de sentiments, des sensations. Vous vous attendez à
+des hommes, à des femmes, à des jeunes gens? Ceux qui nient les
+spectres ne connaissent pas le monde. Mais passons. Vous êtes d'étoffe à
+résister; cela suffit.
+
+Le vieux courtisan parlait d'une manière si naturelle, que le jeune
+homme en tressaillit légèrement.
+
+--Votre Altesse daignera l'avouer, du moins: les deux premiers visages
+que j'ai rencontrés démentent passablement le tableau qu'elle vient de
+me faire des autres; n'est-ce pas de bon augure pour l'avenir?
+
+--Ne me remerciez pas, Wilhelm! continua Forsiani. J'ai connu votre mère
+autrefois,--je vous le dis encore,--et, ne fut-ce pour votre distinction
+et votre charmant courage, je vous aimerais pour elle. Vous allez être
+mis, ajouta le prince, en présence d'une femme d'un esprit hors ligne et
+d'une influence exceptionnelle. Peu de gens la connaissent; on en parle
+peu: c'est cependant, j'en suis persuadé, la femme la plus puissante de
+l'Italie, à cette heure. On essaie de la circonvenir, mais elle
+cache son âme et sa pensée avec un inviolable talent. Comme elle possède
+l'intuition des physionomies à un degré, voyez-vous, mon enfant, que
+l'on n'atteint pas, elle vous définira juste et vite. Soyez devant elle
+ce que vous êtes; soyez naïf, soyez simple: elle est au-dessus des
+autres: donc, elle peut éprouver encore un sentiment humain. Si vous
+avez le bonheur d'éveiller en elle un mouvement de sympathie, amitié,
+bienveillance, amour, n'importe, vous n'aurez qu'à vous laisser un peu
+conduire les yeux bandés, vous arriverez où bon vous semblera. Je lui ai
+parlé de vous.
+
+--Ah! dit le comte.
+
+Forsiani le regarda.
+
+--Ce qui m'a surpris, continua-t-il, c'est le regard clair et
+inaccoutumé dont elle accompagna sa phrase: «Amenez-le moi,» et
+l'attention inusitée qu'elle parut prendre à ce fait de votre récente
+arrivée à Florence. Elle avait quelque chose de changé dans le son de
+sa voix. Je ne lui connaissais pas cette manière, et je fus assez
+étonné de ce brusque intérêt pour une chose d'importance secondaire.
+Enfin, je crois qu'elle désire vous voir, et c'est un rare mérite
+qu'elle vous donne là.
+
+--Est-il possible! s'écria radieusement Wilhelm.
+
+Il avait une question sur les lèvres, mais il n'osa pas interrompre le
+prince, qui le devina.
+
+--Elle paraît vingt-quatre ans, ajouta Forsiani; elle en a de vingt-six
+à vingt-sept. Il est difficile de se figurer une femme plus belle. C'est
+une blonde, avec un teint blanc comme cette statue; des yeux noirs,
+d'une expression admirable! Vous serez charmé de la merveilleuse
+distinction de ses traits et de la douceur extraordinaire de sa voix. La
+simplicité de ses paroles vous semblera d'abord très naturelle et d'un
+grand laisser-aller; puis, en y regardant de près, vous verrez quelle
+exactitude mesurée, quelle sûreté d'elle-même elle garde au plus fort de
+cet apparent laisser-aller. C'est la plus haute supériorité humaine,
+mon cher enfant; l'esprit, constamment maître de lui, reste toujours
+maître des autres. On ne lui a jamais connu ni soupçonné d'amants. Une
+chose à remarquer, c'est que, malgré les passions qu'elle doit exciter,
+malgré sa réputation intacte, son âme supérieure, sa grande fortune, sa
+noblesse et sa beauté, nul ne l'a demandée en mariage, je le crois,--à
+l'exception d'un seul (qui a été fort poliment éloigné, il est
+vrai);--vous le connaissez, c'est le gentilhomme anglais qui tenait
+contre vous hier au soir.
+
+--Lord Seymour?... s'écria Wilhelm.
+
+--Plus bas, cher Wilhelm; il est inutile qu'on nous entende. Oui, lord
+Henri Seymour. Que pensez-vous de ce gentilhomme?
+
+--Je me sens moins attiré vers lui que vers tout le monde, je l'avoue,
+dit naïvement le comte.
+
+--Et c'est à lui que vous vous êtes adressé d'abord, continua le
+prince... Oui, je crois à de certaines fatalités...--Si vous êtes le
+bienvenu chez la marquise Fabriana, prenez garde à lord Henri; c'est un
+homme à projets fins et violents, malgré sa froideur. Il a diverses
+façons contenues qui m'ont appris du nouveau sur son caractère. Je
+regrette de ne pouvoir abandonner, pour veiller sur vous, la mission
+dont je suis chargé, car je vous aime comme mon enfant, et je crains
+qu'il vous arrive malheur. Il est heureux que la duchesse Gemma vous ait
+donné ses bonnes grâces... c'est une femme d'expérience qui
+m'avertirait... Voici, dans tous les cas, l'adresse d'un homme assez
+inconnu, qui pourra vous renseigner sur la valeur d'une épée bien
+maniée. Vous vous présenterez de ma part.
+
+Ils s'arrêtèrent sous les feuillages, éclairés par un fallot. Le prince
+traça deux lignes à tâtons sur son genou. Wilhelm serra le bout de
+papier dans son pourpoint. S'il eût été donné à quelqu'un de pouvoir
+lire dans son âme en ce moment, il y aurait vu l'étonnement le plus
+profond des paroles et des manières de Forsiani.
+
+--Ah! c'est que vous me trouvez démasqué, mon cher comte, dit en riant
+le prince, qui le comprenait. Marchons un peu de ce côté, ajouta-t-il;
+voilà neuf heures et demie, et il me reste beaucoup à vous dire encore.
+
+--Monseigneur, que vous êtes bon pour moi! comme je vous aime!
+
+--Allons, merci! fit le prince. Je vous avoue, cher enfant, que je ne
+serais pas fâché de trouver un peu d'amitié sincère avant de mourir.
+
+Et ils reprirent leur promenade sous les grands arbres.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Promenade nocturne.
+
+
+--Voici en peu de mots l'histoire de la noblesse assez étrange de
+Fabriana, continua le prince. Il est bon que vous la connaissiez. Tullia
+Fabriana descend, par les femmes, des Fabriani vénitiens, dont sa
+famille a pris le nom, et, par les hommes, des Visconti de Pise,
+lesquels ne sont liés d'aucune parenté avec ceux de Milan. Les chefs
+principaux de cette haute maison furent deux jeunes aventuriers,
+Lamberto et Ubaldo Visconti, qui, par une belle journée de l'an de grâce
+1192, je crois, s'ennuyant de vivre inconnus, vinrent, avec une poignée
+de paysans, conquérir à peu près tout le sud de la Sardaigne. Ce n'est
+guère plus difficile que cela pour les hommes d'énergie de tous les
+siècles. Il y a même à ce sujet une petite histoire: le pape Innocent
+III, prétextant des droits délégués par on ne sait trop qui, ou
+revendiquant la conquête et l'autorité de deux sujets dont il se
+préoccupait beaucoup moins la veille, ou faisant purement et simplement
+de cet admirable fait d'armes une question de scribes et de douanes,
+réclama d'eux la rémission des villes conquises. Il y eut hésitation.
+Bref, les Visconti refusèrent. Ce fougueux pontife les excommunia.
+
+Devant ce fait, à pareille époque, ils n'avaient que deux partis à
+prendre: se soumettre, ou feindre une soumission, et, dans ce dernier
+cas, revenir en Italie en traînant leurs petites troupes, débarquer sur
+différents points, marcher la nuit, cerner le Très Saint Père,
+l'enlever par surprise, incendier le Vatican et en finir en s'instituant
+et s'affirmant, de leur chef, plénipotentiaires des droits de l'Église
+et souverains d'Italie. Ils ne risquaient rien, étant déjà mis au ban de
+la dignité humaine par la bulle qui pesait sur eux. Encourir la
+captivité, la torture et la mort? De tels soldats ne tiennent pas à se
+laisser prendre vivants! Soulever contre eux une demi-douzaine de rois
+et le clergé d'Europe? Peut-être. En regardant de près l'histoire de ce
+temps-là, on se demande s'ils n'auraient pas rencontré plus de partisans
+que d'ennemis. Mais c'est difficile à oser, même pour les Henri IV
+d'Allemagne.--Lamberto Visconti se soumit (ces hommes d'épée!); ce fut
+seulement Grégoire VI qui leva l'excommunication. Un ingénieux contrat
+fut stipulé. Lamberto épousa une certaine Gherardesca, proche parente du
+pape. Ubaldo, rebelle, créa le judicat des sept villes, là-bas, en
+Sardaigne, et gouverna. Cela causa deux partis, dont le foyer vint se
+centraliser à Florence, et voilà l'origine peu connue de cette lutte des
+Gibelins et des Guelfes. Je vous ai raconté cette histoire non seulement
+pour vous faire apprécier l'excellence de la noblesse de Tullia
+Fabriana, mais aussi pour vous indiquer, en passant, comment les coups
+de main, en apparence les plus dévergondés, deviennent des coups d'État,
+et finissent par s'accepter, s'enchaîner et se mêler d'une manière à la
+fois simple et bizarre, avec la fluctuation générale.--Je vous prie, mon
+cher enfant, de ne point conclure de ceci que je ne suis pas chrétien.
+Ces circonstances ne touchent le dogme éternel en aucune manière, et,
+sans vouloir même sous-entendre les Alexandre VI, les Urbain V, les
+Jules II et le reste, il y en a, vous le savez, de beaucoup moins
+tolérables dans l'histoire universelle: une croyance qui, malgré tant de
+scandales, subsiste depuis tant de siècles, et trouve tous les jours des
+martyrs, prouve par cela qu'elle signifie quelque chose; et cette bande
+d'escrocs, loin de servir d'arguments contre elle, démontre la solidité
+de son trône. Je racontais avec impartialité; voilà tout.
+
+--Merci, monseigneur, dit Wilhelm.
+
+N'était-ce pas encore un singulier chrétien que M. l'ambassadeur?
+
+--Outre ces deux hommes de guerre, continua le prince Forsiani, notre
+marquise compte un bon nombre de noms illustres, inscrits au livre d'or
+de Venise et sur les annales d'Italie. Elle mène une vie de solitude,
+reçoit peu et voyage quelquefois. Elle est seule au monde, comme vous,
+mais depuis sept ou huit ans. Sa mère était une femme très simple. De
+son vivant, je les ai vues sympathiser. La marquise n'en parle jamais,
+non plus que de sa famille: elle semble, chose assez surprenante, avoir
+oublié l'une et l'autre. Je sais qu'elle donne une grande part de sa
+fortune en aumônes: c'est de la bonté; mais il y a dans sa vie,
+peut-être, des secrets moins ordinaires. Je ne la crois pas incapable de
+grandes actions. Puisse-t-elle, comme je l'espère, vous prendre en
+amitié!
+
+Dix heures moins un quart sonnèrent au palais Pitti.
+
+--Maintenant, Wilhelm, je vais vous donner quelques conseils pratiques;
+vous les prendrez comme paroles d'un homme qui vous aime, et en qui bien
+des choses se sont finies. Je pars dans cinq ou six heures: je suis d'un
+âge où l'on peut douter de revoir ceux que l'on quitte... Il est de
+nécessité que je vous mette un peu sur vos gardes contre l'existence. En
+deux mots, voici la manière à suivre, si vous voulez arriver haut et
+vite, quoiqu'il advienne, et si vous voulez rester digne de votre
+ambition. Vous ne ressemblez pas à la plupart des jeunes gens de votre
+âge, sans cela j'eusse commencé par vous dire: «Mon cher comte, je n'ai
+pas de conseils à vous donner. S'il vous reste assez de santé et de
+conscience, dans un an d'ici, pour réfléchir sur vous-même et que j'aie
+le plaisir de vous retrouver encore, j'aurai peu de chose à vous
+apprendre. Vous aurez acquis, dans cette année d'étourdissements, le
+regard théorique de l'existence; mais comme le sens de la vérité sera
+totalement ébranlé dans votre coeur, je vous souhaiterai du courage.
+Quant à présent, bien du bonheur et adieu.» J'eusse parlé de la sorte.
+Vous, mon enfant, je puis vous conseiller. Oh! je comprends la jeunesse
+et je ne puis trouver fâcheux de se délasser quelquefois, de se laisser
+aller à jouir de ses vingt ans. On n'a vingt ans que peu de jours; mais
+la vie importante est celle dont les actions ne troublent pas notre
+dignité, renforcent le sentiment sublime de notre espérance, nous
+donnent la sérénité intérieure et nous autorisent, par cela même, à
+prendre confiance dans la mort. C'est de cette existence aux luttes
+difficiles que je désire vous parler.
+
+Vous allez avoir affaire à des hommes qui s'estiment presque tous
+capables de changer la face du monde et dont chacun se pense plus que
+le voisin, ce qui, vu de près, constitue le plus clair de l'apparente
+égalité universelle.--Si l'on vous trouve jeune, ne dites rien; mais
+pesez le résultat social et pratique de l'homme qui vous trouvera jeune,
+vous serez étonné de voir comme c'est, presque toujours, nul ou infime.
+N'écoutez pas tous ces gens qui voient les choses de haut; ils les
+voient de si haut, qu'ils finissent par ne plus rien distinguer. Ne vous
+laissez jamais éblouir par leurs affirmations. Décomposez, en pensée,
+chacun des termes qui les énoncent, et la plupart du temps vous
+trouverez l'ensemble niais ou naïf. Souvent vous entendrez un homme dire
+cependant une chose profonde, et vous le verrez divaguer une minute
+après. Le dernier venu peut dire des choses profondes! C'est de les unir
+entre elles qui est difficile. Celui qui le fait, par exemple, est un
+homme. Si vous avez intérêt dans une discussion à suites sérieuses (n'en
+faites jamais d'autres) à ce qu'un tel ou un tel ne parle pas longtemps
+contre vos idées, prenez-le par un petit détail désagréable de sa
+conduite ou de sa vie privée: ne craignez pas d'entrer là-dedans, sans
+façon, en maître; et faites voir des spectacles inattendus en dilatant
+cet ennuyeux détail: on terrasse des lions avec des riens pareils. Je
+regrette de ne pas faire cette expérience devant vous, pour vous montrer
+ce qui en résulte; mais ceci n'étant qu'une question de tact, vous devez
+comprendre les mille manières gracieuses dont cela s'entoure. Si vous
+tenez à ce que votre avis soit accepté, sachez ceci: qu'avoir raison,
+c'est avoir _plus_ raison. Quel but vous proposez-vous? Amener à vos
+vues? Ne commencez donc jamais par blesser autrui d'une dénégation
+absolue de son avis. Dites ce qu'il dit, et si vous avez l'au-delà,
+faites-le lui voir. Il y viendra de lui-même; mais il mourra sur la
+brêche plutôt que de démordre que vous avez tort, si vous commencez par
+nier ce qu'il dit. Ne vous emportez donc jamais! dans aucune
+circonstance! Si vous n'êtes plus maître de vos paroles, comment le
+serez-vous des paroles d'autrui?
+
+Wilhelm écoutait toutes ces choses simples avec une grande attention. La
+nuit s'avançait dans le ciel. Le prince continua paisiblement:
+
+--Et puis, comte, il faut avoir de la charité, voyez-vous; la charité,
+c'est le respect du prochain. En respectant l'homme, même le plus tombé,
+vous en ferez votre chien, si vous voulez, tant le sentiment de sa
+noblesse est élevé chez l'homme. Pour arriver à respecter tout homme
+ayant agi d'une manière révoltante, il n'y a qu'à se faire ce dilemme:
+ou cet homme avait une raison pour commettre tel acte misérable, ou il
+n'en avait pas. S'il n'en avait pas, c'est un fou qu'il faut plaindre et
+non juger, ni mépriser;--s'il en avait une, il est bien évident que moi,
+doué de raison comme lui, également homme, si j'avais été placé dans les
+mêmes conditions et circonstances que lui, si j'avais été poussé par les
+mêmes mobiles que lui, j'aurais fait comme lui, puisqu'il a fait cela
+d'après une raison.
+
+Ne jugez donc jamais l'homme et respectez-le toujours, quoi qu'il ait
+fait. Jugez seulement _l'action_, parce qu'il faut bien statuer sur
+quelque chose pour vivre sociable, et passez outre. Essayer de retrouver
+les mobiles n'est pas possible; d'ailleurs, c'est inutile et insondable;
+c'est d'un autre monde que le nôtre. Il faut respecter l'homme parce
+qu'on est homme et qu'on doit respecter son humanité dans celle
+d'autrui.
+
+Quant aux idées d'autrui, c'est une autre affaire. Il ne faut pas tenir
+à l'admiration ou à l'indifférence de ces gens, dont le blâme et
+l'estime obéissent aux mêmes mobiles que le flot qui va et vient. Est-ce
+que cela compte? Est-ce qu'on s'en occupe? C'est la poussière de la
+route; c'est le vent qui passe. Laissez dire ces personnes qui ne font
+que réciter des à peu près toute leur vie, en s'imaginant qu'on ne peut
+pas y avoir songé comme elles. Si vous saviez comme c'est peu de chose,
+en résultat! Si vous saviez comme ce qu'elles font est ridicule,
+pitoyable et méchant! Tenez, la soirée d'hier vous a semblé toute
+agréable; votre présentation au nonce, toute simple; les bontés de la
+duchesse d'Esperia, mon amitié, toutes naturelles? Vous ignorez ce que
+ces faits ont suscité de pensées viles, de raisonnements abjects, de
+demi-mots infâmes!... Sous le masque de sérénité, vous ne vous figurez
+pas ce que je lisais de traductions dans ces petits sourires rampant
+comme des vipères sur les lèvres de ces beaux jeunes gens et de ces
+charmantes femmes! Il m'eût suffi de prononcer deux ou trois paroles
+élégantes et mesurées pour faire frémir bien des éventails et pour
+amener le silence et la pâleur sur l'insouciante niaiserie de bien de
+ces figures, sachant ce que pèse leur insouciance; mais il faut
+pardonner à ceux qui ne savent ce qu'ils font. Vous verrez ces galants
+qui se permettent de railler une noble action, en croyant se la définir,
+parce qu'ils en aperçoivent un côté à leur taille! Ils sont prévenants
+avec les femmes, ils ont du coeur devant le danger, et point d'âme en
+face du ciel, de la conscience et de la création.--Belles manières,
+gants parfumés et moustaches fines!--Tas d'ossements que tout cela!
+
+Prenez deux mois de pauvreté froide pour m'évaluer ces belles dignités!
+Comme vous les verriez calculer et commettre de ces bassesses
+incroyables, sans nom,--pour vivre? Pas du tout! Ils agiraient par
+ennui, fainéantise et lâcheté, pour se procurer le plus petit plaisir.
+J'ai vu cela tant de fois!... Un homme de bon sens, qui est seul avec
+deux bons bras et du coeur, ne peut manquer exactement de vivre
+partout; mais ces philosophes estiment que le travail est une faiblesse.
+Grand bien leur fasse!
+
+Croyez-vous qu'une centaine de ces hommes de goût fassent la monnaie
+d'un paysan, qui aime une brave femme, la bat de temps à autre, élève sa
+famille, travaille la terre, et daigne prier Dieu?... Voilà cependant le
+monde dans toute sa splendeur, mon cher Wilhelm! eh bien! ne le
+méprisez pas. Vous ne pouvez comprendre les forces d'impulsions graduées
+vers l'infamie, les rouages de la bassesse et du crime, les poussades
+insensibles qui conduisent là. Ce sont des abîmes! Plaignez et
+respectez, malgré tout, si vous voulez voir dans la vie quelque chose...
+de plus que la vie!...
+
+En un mot, ayez cette charité dont je vous parlais tout à l'heure. Vous
+m'avez compris, n'est-ce pas?
+
+--Oh! cher prince! Cela met de la glace sur le coeur!
+
+--Oui, c'est assez froid; mais on s'y habitue.
+
+Voici des conseils pour vous, maintenant. Je vous sais modeste, je suis
+sûr que vous le serez toujours, en paroles, au moins, par cela seul que
+la modestie est l'orgueil logique. Vous êtes riche, tant mieux; mais ne
+faites jamais de dettes, quand même il s'agirait d'un trône, par la
+simple raison que vous pourriez mourir sans vous être acquitté, que cela
+s'oublie, et que si vous voulez être sûr de vous-même, il importe que
+vous soyez prêt à mourir à toute heure, tel que le sort vous a fait,
+sans rien devoir de plus à personne. C'est de la vraie dignité, cela.--
+
+N'hésitez jamais; agissez toujours devant l'occasion; faites n'importe
+quoi, mais faites quelque chose: tous les événements s'entre-valent, à
+peu près, pour celui qui en sait trouver le joint et en extraire la
+valeur réelle: c'est-à-dire, pour celui qui sait découvrir le plus grand
+nombre de rapports possibles de tel événement avec le but absolu de son
+existence: les natures à tâtonnements n'arrivent à rien de solide;
+agissez donc toujours devant l'occasion en déployant sur elle toutes les
+ressources de votre présence d'esprit.--Ne vous liez jamais avec
+personne au point de vous livrer en paroles; jamais! cela ne mène à rien
+qui vaille, et cela diminue la volonté et le respect de son but, quand
+bien même votre ami serait l'idéal des amis. Croyez, mon cher enfant,
+qu'il m'a fallu bien souvent l'expérimenter, pour le croire! Parlez de
+choses indifférentes, laissez dire, et ne craignez pas de rendre
+service au premier venu, eussiez-vous été affligé vingt fois de l'avoir
+fait.--Si vous recevez des avances, et l'on vous en fera, du courage!
+Contraignez votre bon coeur! Recevez-les froidement; pas de
+confidences ni d'expansion d'aucun genre, ou vous serez moins estimé
+demain.
+
+Ah! cela est dur, à votre âge; je le sais; mais il faut choisir entre
+une destinée obscure ou glorieuse, et, le choix fait, garder une volonté
+de fer sur laquelle un instant d'oubli ne puisse mordre. Un homme qui
+risque un avenir pour le divertissement de parler une minute, doute de
+lui-même à cette minute et par conséquent ne mérite pas de réussir.
+
+Le monde est à l'homme assez concentré, assez maître de sa volonté et de
+sa pensée, pour agir sans répondre aux autres hommes autre chose que
+«oui» ou «non» indifféremment, toute sa vie.
+
+Ne craignez pas de vous faire des ennemis, s'il le faut;--n'a pas
+d'ennemis qui veut! Ils servent beaucoup plus que les amis. Les amis
+ont bien assez de s'occuper d'eux-mêmes: les ennemis s'occupent de vous
+et vous préparent de quoi exercer votre faculté de vaincre les
+obstacles. Les obstacles sont aussi nécessaires que le pain. Ne faut-il
+pas des ennemis à celui qui veut vaincre?--Quand vous parlerez,
+continuez à ne pas sourire ni hausser les sourcils, enfin à garder un
+visage sans mobilité autant que possible... (Si je vous dis tout cela,
+c'est que je vous voudrais parfait, mon cher enfant.) Soyez grave et
+indifférent. Prononcerait-on les paroles les plus fortes, les plus
+humaines, les plus profondes, que sembler tenir à les imposer serait
+s'aliéner maladroitement l'esprit du monde: on paraîtrait vouloir
+paraître, ce qui tue.
+
+Wilhelm était muet d'attention.
+
+--Ce que je vous dis là vous semble à présent d'une grande simplicité,
+n'est-ce pas? vous ne pouvez savoir ce que me coûtent ces conseils.
+Seulement, Wilhelm, sachez que les sages les plus en renom, prophètes
+ou demi-dieux, n'ont bouleversé l'univers qu'avec des simplicités de ce
+genre, parce que ce sont à peu près les seules exactitudes de la vie et
+qu'on n'y revient (chose réellement mystérieuse) qu'après avoir fait le
+tour de l'existence.
+
+Ouvrez les quelques livres laissés par les grands hommes, comme ces
+Bibles, ces Koran, etc., vous y trouverez des ingénuités surprenantes,
+des choses que vous vous seriez dites cent fois de vous-même:
+«Aimez-vous les uns les autres! Ne faites pas à autrui..., etc.» «Il
+n'est d'autre Dieu que Dieu! etc.» et mille variantes. Vous vous
+demanderez alors comment, avec des phrases de cette naïveté, des phrases
+écrites dans le fond de toutes les consciences, on a pu transfigurer les
+sociétés humaines et s'ériger en prophète ou en Dieu.
+
+Le penseur ne s'arrête pas à ces paroles; il les trouve trop simples; il
+oublie souvent que la foi n'est pas une conviction, mais un acte: l'acte
+de s'assimiler le plus d'évidences divines possible, chacun dans le
+_moment_ et suivant la sphère où il se trouve.
+
+Ah! si vous saviez comme une parole, en apparence banale, contient de
+puissances terribles et marche vite! Voyez: cinq parties composent la
+terre. Il y a là dedans plus d'un milliard d'hommes, tous très entendus
+dans leur métier, dans leur détail; par qui est-ce manié, remué,
+gouverné? Par une centaine de personnages d'une intelligence presque
+toujours bien ordinaire. La plupart d'entre eux se divertissent très
+royalement, je vous assure: ce sont leurs seuls milieux de grandeur qui
+les élèvent; ils le savent, du reste, et en font bon marché
+intérieurement. Tenez: l'un deux (c'est de l'histoire moderne), après
+avoir eu plus de cent quatre-vingts millions d'hommes,--entendez-vous ce
+chiffre?--en partage, à dix-neuf ans; après avoir été le suzerain d'une
+douzaine de rois, après avoir gagné victoires sur victoires; après avoir
+été plus grand que César, et avoir possédé pourpre, hermines, sceptres
+et triples couronnes impériales, s'en alla tourner la soupe de trois ou
+quatre moines en qualité de frère convers, et laver leurs divers
+ustensiles de ménage, par humilité. Voyez-vous ce guerrier, ce grand
+politique, ce fin législateur, ce maître de l'Europe, enfin, le
+voyez-vous retenant son froc de bure et accomplissant gravement son
+travail? Pensez-vous qu'il ne lui fallait pas autant d'intelligence,
+alors, qu'autrefois pour gagner Tlemcen, Rome, Pavie, Mühlberg, etc.? et
+que cela ne valait pas bien ce que faisaient les douze ennuyés de
+Suétone?
+
+--Oh! murmura Wilhelm, c'est vrai!.... C'est effrayant!
+
+--Parce que vous voyez le mot CHARLES et le mot QUINT, et que vous
+perdez l'homme de vue sous ces deux mots prestigieux. Cela vous passera.
+Il ne faut jamais oublier le cadavre. Cet individu, comme les autres
+empereurs ou rois, ne représente cependant que la conséquence d'une
+parole prononcée depuis des siècles. Vous voyez ce qu'un mot peut
+produire. Un tel ouvre la bouche et articule une idée quelconque pouvant
+s'appliquer à un fait général; cette idée se décompose, s'absorbe et
+s'assimile d'un milliard de différentes façons par le milliard de
+différents cerveaux qui ont un milliard de manières différentes
+d'entendre les mots et de voir les choses. Chacun l'admire en raison de
+ce que chacun voit dans son idée (émise au hasard souvent) et de ce que
+chacun peut s'en appliquer d'utile suivant son degré d'intelligence,
+relativement aux fonctions qu'il exerce. Bref, d'un commun accord,
+l'homme et son idée finissent par devenir miraculeux, simplement parce
+que ouvrir la bouche, principe de l'événement général, est déjà un
+miracle. Plus l'idée est simple, plus on peut y dépenser de
+l'intelligence; plus, par conséquent, elle provoque de méditations et
+plus on trouvera de personnes à venir séculairement y tasser leur somme
+d'ingénuités. Voilà toute l'histoire, ni plus ni moins, mon cher comte,
+croyez bien cela. Cependant, vous avouerez que s'il n'y avait pas de
+raison à ce que ce grand rêve s'accomplît, s'il n'avait ni loi ni but,
+s'il n'y avait rien au fond de toutes choses, enfin, ce serait d'une
+niaiserie bien mystérieuse!...
+
+N'en concluez donc pas au mépris de l'humanité, mais à la puissance de
+la parole humaine.
+
+La lune brillait sur les arbres. Ses rayons, à travers le feuillage,
+éclairaient les deux promeneurs. Wilhelm pouvait se croire en Allemagne.
+Il se taisait; il écoutait.
+
+--Quant aux femmes, ajouta le prince Forsiani, je crois inutile de vous
+faire donner le soleil de plein midi sur une femme du soir, sur une
+gracieuse personne sortie à dix-huit ans du dortoir, et qui compte huit
+ou dix ans de services: gardez vos rêves! Ils valent mieux que la
+réalité. Seulement, comme je ne tiens pas, en définitive, à vous laisser
+surprendre, je veux vous mettre en présence d'une femme pour tout de
+bon, d'une femme que j'estime et que j'admire. Oui, je vous avoue que si
+je ne vivais pas avec le souvenir d'une autre, souvenir qui remplit mon
+âme--et qui me suffit,--la marquise Tullia me paraîtrait la seule femme
+possible pour un homme supérieur. Plus je pense, plus je trouve qu'il y
+a en elle quelque chose de très élevé; et si vous la touchez, si elle
+vous admet dans son intimité, elle vous fera _vivre_, dans la haute
+acception du mot. Je l'ai toujours vue ce qu'elle est: je la connais
+depuis une dizaine d'années, ayant été très lié avec son père, le duc
+Bélial Fabriano (lequel est mort empoisonné chez l'un de ses amis, à
+cause de haines datant de loin dans la famille). A cette époque, elle
+était à peu de chose près ce qu'elle est maintenant. Au premier abord,
+c'est une femme du monde, parfaitement élégante. En y regardant de près,
+en faisant bien attention, car elle ne se livre jamais, et il faut
+saisir une nuance pour pressentir cela, tous ses charmants avantages se
+déforment jusqu'à des proportions tellement indéfinissables, que je veux
+m'abstenir de qualifier la valeur de son intelligence. Vous serez
+probablement surpris de ce naturel, et d'un phénomène assez frappant que
+présente sa conversation, c'est le changement d'aspect dont les actions
+les plus ordinaires semblent se revêtir lorsqu'elle en parle. Ce que je
+vais vous dire est peut-être hasardé à force d'être grave et anormal,
+mais elle a parfois des paroles qui éveillent dans l'esprit on ne sait
+quelles impressions inconnues..., je ne veux pas dire _oubliées_. Au
+surplus, vous verrez. Les sentiments humains, pour cette étrange
+personne, mon cher enfant, sont réduits à un mécanisme sûr et profond
+qu'elle fait jouer, en souriant, avec autant de précision et de
+fatalité, que les coups d'une combinaison d'échecs. Une fois elle m'a
+proposé un conseil, je l'ai suivi; il a évité une guerre. Il était
+positivement d'une habileté remarquable, et j'en suis encore à me
+demander comment elle pouvait être à même de me l'offrir. Somme toute,
+je n'ai jamais mieux compris que ce soir que je ne savais rien de très
+précis au sujet de Tullia Fabriana... Vraiment, lorsqu'on songe, il y a
+du ténébreux dans cette femme!... ajouta le prince, comme se parlant à
+lui-même.--(Il y eut un moment de silence sur ce mot.)--Mais voilà dix
+heures qui sonnent, venez. Ne la jugez pas sur ce qu'elle vous dira ce
+soir: le masque, vous savez.--Avez-vous des chevaux ici près?
+
+--Oui, monseigneur, dit Wilhelm, de l'air d'un homme éveillé en sursaut.
+
+--Bien, sans quoi je vous eusse amené dans ma voiture. Donnez-moi votre
+main,--encore!--Souvenez-vous en temps et lieu de ce que je vous ai dit,
+et passez-moi ce qu'il y a d'un peu... suprême... dans mes petits
+conseils, en faveur de ma tendresse pour vous.
+
+--Monseigneur, je n'oublierai jamais cette soirée, dit le jeune homme;
+je suis tellement ému que je ne sais comment parler et vous remercier de
+tout mon coeur.
+
+--Cher enfant!... dit le prince, avec un long regard pensif, et il
+murmura bien bas, dans l'ombre: Ah! belles étoiles des nuits de la
+jeunesse!... Amours!... Enthousiasmes perdus! Voici le printemps,
+cependant les feuilles tombent autour de nous autres... Pauvre espérance
+humaine!--Allons! à cheval!... dit-il tout haut.
+
+--Christian! appela le comte de Strally.
+
+--Monsieur le comte? dit un nouveau personnage en accourant auprès des
+deux promeneurs.
+
+C'était un vieux domestique. Le prince Forsiani le dévisagea d'un coup
+d'oeil et parut content de son ensemble.
+
+--Nos chevaux! bien vite! dit le comte.
+
+Quelques minutes après, ils s'arrêtaient devant un de ces grands palais
+près de l'Arno; les portes s'ouvrirent comme devant des gens attendus,
+et ils montèrent les degrés de l'immense escalier de marbre...
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+Premier aspect de Tullia Fabriana.
+
+
+ «Le solitaire est entouré de tout ce qui agrandit sa
+ raison, l'élève au-dessus de lui-même et lui donne le
+ sentiment de l'immortalité, tandis que l'homme du monde
+ ne vit que d'une vie éphémère. Le solitaire trouve dans
+ sa retraite une compensation à tous les vains plaisirs
+ dont il se prive, tandis que l'homme du monde croit tout
+ perdu s'il manque de paraître à une assemblée, néglige
+ un spectacle.»
+
+ (ZIMMERMANN, _la Solitude_.)
+
+
+En supposant que la femme dont les allures préoccupaient le prince
+Forsiani fût morte au moment où il en parlait au comte d'Anthas, voici
+ce qu'il aurait été possible à un observateur de résumer au sujet de
+l'existence de cette personne, s'il eût désiré lui consacrer une notice
+biographique à l'usage universel:
+
+«Tullia Fabriana était du nombre de ces grands esprits, types
+supérieurs, constitués par la précoce expérience des événements, de la
+méditation et du monde.
+
+»Ceux-là, de bonne heure, avant d'être aperçus, avant d'être entraînés
+dans le courant, se rendent compte de l'existence et, par conséquent,
+ont le temps de replier en eux-mêmes leurs grandes ailes pour n'en point
+porter ombrage aux autres. A force de reconstruire et de sonder les
+faits, elle s'était dégoûtée de l'action.
+
+»Certes, le renom des femmes glorieuses avait dû rembrunir son beau
+front plus d'une fois; mais, à la réflexion, satisfaite de l'état peu
+dépendant où sa naissance l'avait placée, elle avait pris le parti de
+vivre dans une concentration égoïste. L'isolement lui suffisait. Elle
+était parvenue, peu à peu, sans apparente résolution, à voiler sa vie
+véritable le plus hermétiquement possible.
+
+»L'isolement!... Faveur spéciale du destin! Privilège dont la
+prescription est désormais sans appel!--A qui est-il donné de pouvoir
+s'isoler aujourd'hui?
+
+»Les personnes d'une position riche ou d'un rang élevé acquièrent
+d'autant plus difficilement ce suprême avantage que par les rapports
+quotidiens de leur existence elles se trouvent être le principe, le
+point de mire et le pivot des milliers de convoitises et d'intérêts
+individuels qui vont se groupant, s'enchaînant et s'atténuant jusqu'aux
+derniers degrés de la hiérarchie sociale. L'humanité se représente en
+partie autour d'un seul et le cerne avec une vigilance et une
+opiniâtreté motivées par l'ordre des choses.
+
+»En considérant ces filières d'industries, de tous les siècles et de
+tous les pays, qui vont s'étiqueter et se subdiviser les unes dans les
+autres jusqu'au point où le relatif ne se distingue plus, où le
+dénûment, à l'état parfait et normal, se dresse de partout avec son
+cortège de tristesses, on s'étonne moins de ce que la parole ou le
+mouvement d'un seul détermine cette incalculable série de profits et de
+préjudices. Comme, d'autre part, ces profits et ces préjudices sont
+d'une importance parfois vitale pour ceux qu'ils intéressent, les hommes
+de recueillement, de travail et de silence éprouvent de grandes
+difficultés à éviter les insignifiantes dissipations de paroles et les
+diffusions de soi-même que le contact d'autrui ne manque jamais
+d'entraîner.
+
+»Grâce au miraculeux équilibre de presque toutes les sociétés
+d'Occident, équilibre combiné sur la résultante d'un nombre égal de
+forces organisantes et de forces contraires, le _mouvement_ de chacun,
+depuis le mendiant jusqu'au prince et depuis le berceau jusqu'à la
+tombe, peut demeurer prévu, défini et réglé par les différents codes
+européens. Une pareille réflexion suffirait pour démontrer
+l'impossibilité d'un isolement durable dans n'importe quelle ville
+d'Europe. Il faut vivre avec ses semblables; et cette immense loi,
+comme un filet de rétiaire, s'enroule autour des personnes précisément
+en raison des efforts tentés par elles pour s'en dégager. Nul ne peut
+s'abstraire de cette liaison infinie. Elle va jusqu'à rendre les
+individus solidaires, à leur insu, les uns des autres; et ce qui serait
+de nature à étonner même le chrétien,--si le chrétien ne gardait pas
+toujours, au fond de sa pensée, des pressentiments de solution pour tous
+les problèmes,--c'est qu'on ne bronche pas plus souvent, ne fût-ce qu'à
+cause des mouvements du prochain, et qu'on ne tombe pas, à chaque
+minute,--de par les inévitables conséquences des moindres actions, et
+grâce à l'imperfection des codes,--sous le coup d'une flétrissante
+juridiction correctionnelle. Il est à remarquer, du reste, que peu
+d'hommes échappent toute leur vie à une atteinte quelconque de la loi.
+Cette affirmation peut surprendre; mais dans l'existence la plus retirée
+et la plus pure, il ne serait peut-être pas impossible, à l'aide d'un
+minutieux examen, de découvrir au moins une petite tache légale, une
+trace de démêlé judiciaire. On n'est pas libre de s'éloigner des
+intérêts universels, si indifférent qu'on puisse être, tout simplement
+parce qu'on fait partie des intérêts universels. La vertu, la dignité,
+le bonheur domestique de chaque particulier ne dépendent-ils pas d'un
+rien, d'un détail, d'un geste? Quel serait l'honnête citadin assez sûr
+de son tempérament pour oser affirmer que, par exemple, l'excès d'un
+verre de vin, risqué dans les conditions les plus atténuantes, ne le
+conduira pas aux bagnes par ses conséquences?... Le chrétien peut dire
+que cela tendrait à prouver que notre liberté, notre dignité et notre
+bonheur réels, ne sont pas de ce monde;--en attendant, il n'est de
+réellement libres et de réellement seuls que ceux auxquels il a été
+donné de franchir, de sommets en sommets, la hiérarchie des idées, parce
+que ceux-là n'offrent guère de prise aux souhaits violents et
+s'inquiètent peu des maux ou des joies que leur présente la terre. Ils
+ne se préoccupent pas outre mesure de vivre ou de mourir: tout se
+définit tranquillement à leurs yeux; ils font le bien, selon la plus
+simple acception du terme, autant qu'il leur est donné de pouvoir le
+faire, et ne savent ni haïr ni condamner. Les yeux fixés sur l'idéal, il
+leur est permis de juger, parce qu'ils aiment et qu'ils pardonnent.
+Ceux-là puisent, dans l'infini de cette expansion intérieure, le
+principe de l'immortalité. S'ils daignent prendre part à l'agitation
+universelle, soldats ou penseurs, aux premiers, le trône d'or de la loi,
+principe des forces brutales de la terre; aux seconds, le sceptre de
+diamant de la parole, principe des forces motrices du monde. Mais,
+aussi, quelques profondes blessures cachent les rayons de leur gloire!
+Sisyphe se conçoit-il sans le rocher?... Socrate, sans la ciguë?...
+Prométhée, sans le vautour?... L'égoïste dégoût et la permanente
+indifférence des autres hommes absorbés par le détail n'est au fond
+qu'une sourde envie dirigée contre eux: en creusant les mobiles de ce
+sentiment on finit par le comprendre et lui faire miséricorde: en est-il
+moins triste? et ses conséquences pour l'homme héroïque en sont-elles
+moins funestes?... Heureux donc, bienheureux ceux qui peuvent, tout en
+planant, cacher leur grandeur! On ne les crucifie pas.
+
+»Tullia Fabriana se tenait à distance, ayant tout à donner et peu de
+chose à recevoir dans l'assez banal commerce du monde. Ne pouvant rompre
+tout à fait avec lui, par sa position essentiellement mondaine, elle ne
+lui laissait voir que ce qu'il est strictement impossible de lui cacher.
+Le reste du temps elle vivait d'elle-même et de sa pensée. Dans un
+entretien, c'était une nature pneumatique par laquelle l'esprit des
+autres personnes était rapidement retourné, compris et évalué à leur
+insu, en vertu d'un presque infaillible calcul de _riens_ systématisés.
+Comme elle savait tout dire, elle savait gêner lorsqu'on essayait de
+s'aventurer un peu dans sa conscience. Le secret de cette habileté
+consistait dans l'insaisissable difficulté de transitions qu'elle
+laissait éprouver entre un point de départ donné et un courant d'idées
+plus expansif. Sûre méthode pour n'être jamais obligé de froisser
+personne et de garder les dehors de l'urbanité en conservant, en
+soi-même, l'indifférence solitaire. Son âge la secondait un peu, du
+reste, dans ces sortes de réussites. L'absence d'indécision dans le
+regard et dans la tenue, qualité qui généralement spécialise les femmes
+de cette saison, se pressentait si magnétiquement dans sa beauté, que sa
+vue seule glaçait les fadeurs sur les lèvres. Elle en était même arrivée
+à un tel point de force intérieure, que le sourire demi-railleur,
+semi-paternel, que se permettent doucement, par exemple, les vieux
+gentilshommes vis-à-vis des femmes,--et dont le charme et la grâce
+éclairent subitement leurs visages,--s'était toujours troublé devant la
+toute simple et toute virile dignité de cette mystérieuse personne.
+
+»Quelques êtres sont doués d'un fluide fascinateur dont les esprits
+diserts et froids ne peuvent se rendre compte et que, cependant, ils
+subissent d'une manière insurmontable, inexplicable et soudaine. Le
+vulgaire, qui rit et qui passe, ne croit pas à cette supériorité: peu
+lui suffit. Il ne relève de cet empire que dans les rares secondes où il
+se trouve en contact avec l'un des êtres qui l'exercent. Le vulgaire est
+alors semblable à ces campagnards narquois qui se moquent d'une pile
+électrique et changent de visage dès qu'ils ont touché le fil. Il est
+vrai que leur étonnement ne dure qu'une heure et se termine par quelque
+mot sceptique ou indifférent. Le vulgaire ne connaissait de Tullia
+Fabriana que son nom et ce nom s'entourait d'une auréole de dignité et
+de respect. Il s'émanait d'elle un sentiment de considération et de
+sympathie profondes qui, s'imposant naturellement à tous ceux qui
+l'approchaient, était accepté sans secousse ni discussion.
+
+»La vie est un choix à faire: il ne s'agit que de vouloir grandir en
+soi-même pour se sentir vivre. Tout est dans la volonté, pour nous!
+Certaines gens, sous prétexte qu'on doit mourir, que tout est vanité,
+que leurs classiques illusions sont perdues et autres romances, s'en
+tiennent à ces aperçus d'elles-mêmes et, se refusant aux impressions
+élevées, traînent le boulet d'une existence sans idéal. Ce sont les
+premières dupes de leur imprévoyance. Un pareil positivisme rapproche de
+l'instinct. On devient insignifiant pour soi-même, et ces armures de
+salon ne tiennent pas contre deux heures de lutte pratique. Il ne
+faudrait s'étonner de rien, d'après leur devise: Celui qui ne s'étonne
+de rien doit commencer par se trouver bien étonnant lui-même.
+
+»Encore s'ils étaient sincères, ces philosophes! mais le premier milieu
+venu suffit pour les distraire et les frapper de contradiction. Encore
+s'ils en devenaient meilleurs!... Mais, impuissants à souffrir seuls,
+ils ne se plaisent qu'à refroidir la paisible espérance des autres.
+Toute parole contient une force, et comme ils parlent en prenant peu de
+souci du scandale contenu dans leurs paroles, ce scandale, étant quelque
+chose, marche à travers les foules et les siècles. Ainsi le discours
+d'un malheureux à conviction intermittente, ainsi la phrase d'un homme
+qui eût peut-être admiré le lendemain, selon l'humeur du moment, ce
+qu'il chargeait la veille de dérision, s'en va détruire le recueillement
+d'un bon nombre des condamnés à mort qui l'entendent, et qui, se prenant
+au sérieux, prennent la parole de ce faux-frère au sérieux. Et alors la
+propagande recommence de plus belle!... Triste origine du doute.
+
+»En somme, la contraction des rictus vénérables d'un million de braves
+hilares qui, sous prétexte d'illusions perdues, passent exprès la durée
+majeure de leur carrière à ne rien voir nulle part, constitue-t-elle un
+acte de présence suffisant pour qu'il leur soit décerné un valable
+droit de décision dans les questions profondes? Ont-ils bien réellement
+formulé, par cette grimace arbitraire, la dernière expression de la
+philosophie? C'est au moins douteux, puisque la philosophie les
+comprend, au fond de ses déductions inférieures, et que, d'après
+eux-mêmes, ils tirent précisément leur bonne grosse gloire de ce qu'ils
+ne la comprennent pas.
+
+»Donc, puisqu'ils sont comme s'ils n'étaient pas,--faute d'un peu d'âme
+et de bonne volonté,--le penseur ne doit pas en tenir compte. Ils sont
+pareils à ces lacs maudits, à ces eaux mortes, dont les vapeurs tuent
+les oiseaux du ciel, si leurs ailes ne sont pas assez puissantes pour
+les franchir d'un trait.
+
+»Il est assez pénible de s'en apercevoir; généralement les cyniques
+rassis et mûrs se rencontrent dans les castes élevées qui,--à tort ou à
+raison,--mènent joyeuse vie un peu aux dépens du labeur universel. Cela
+cessera quand la sape de la justice sera parvenue jusqu'à eux; mais cela
+est, quant à présent, et cela fut presque toujours. Ces hommes n'ont
+d'autre valeur que l'impulsion même qu'ils donnent de par la
+dispensation de leur fortune. Il faut donc leur montrer une certaine
+déférence, à cause de cette force dont l'organisation sociale les
+investit gratuitement, et avec laquelle ils peuvent nuire. Les relations
+inévitables de chaque jour obligent les âmes élevées à frayer avec ces
+âmes restées en chemin, sous peine de voir leurs plus simples actions en
+butte à toute sorte d'impudents commentaires (le monde, prêtant ses
+petitesses à ses grandeurs, ne croit pas au désintéressement du génie).
+C'est sans doute pour ce motif que Tullia Fabriana recevait parfois le
+flux brillant de cette société dont elle ne pouvait défendre sa vue,
+mais dont la conscience collective s'arrêtait devant la sienne, comme la
+mer devant le rocher.
+
+»Ainsi, dans les salons de son palais, sur l'Arno, se rencontraient des
+princes toscans, de vieux diplomates au front toujours voilé d'une
+convenable inquiétude, de beaux cavaliers florentins, attachés aux
+diverses légations, et dont les costumes sombres étaient rehaussés de
+cordons, de pierreries ou de diverses autres marques de distinction; de
+jeunes femmes héritières des plus illustres maisons d'Italie et les
+grands artistes du temps. Le palais sortait de son ombre sur les quais
+illuminés; les flots, diaprés de lueurs, bruissaient aux souffles
+embaumés de la nuit; les jardins qui bordaient les péristyles extérieurs
+étincelaient dans leurs feuillages, et des couples insoucieux et
+splendides marchaient sur les pelouses et sous les épais orangers.--Ces
+soirs-là, la belle souveraine s'humanisait et se transfigurait: elle
+trouvait une parole d'accueil pour chacun de ses hôtes; sa beauté
+orientale s'encadrait dans cet entourage resplendissant et avait cela de
+particulièrement sympathique, même pour les femmes, qu'elle n'excitait
+aucune mauvaise arrière-pensée d'envie ou de haine. La fête passée, on
+parlait d'elle dans tout Florence, quelque temps,--mais seulement comme
+d'une patricienne libre et paisible, décidée à garder noblement sa
+paisible liberté.»
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+Transfiguration.
+
+
+ «Elle marche dans sa beauté, pareille à la nuit des
+ climats sans nuages et des cieux étoilés.»
+
+ (LORD BYRON, _Mélodies hébraïques_.)
+
+
+Un physionomiste ordinaire fût parvenu, sans doute, à réunir ces données
+au sujet de la marquise Tullia Fabriana, et il eût été malaisé de la
+définir d'une manière plus précise.
+
+Sans être de volée supérieure sous ce rapport, l'on peut saisir avec
+facilité les prédispositions et les instincts d'une âme d'après les
+lignes au repos de sa forme visible, dans le son de la voix, les
+manières, les expressions, etc.;--mais lire une Idée fixe à travers les
+replis de l'extérieur, connaître la véritable nature et la dominante
+impulsion d'une Intelligence, deviner, positivement, le grand mobile
+caché dans toutes les précautions du génie, cela n'est plus du ressort
+de l'intuition, cela dépend de la force de volonté du sujet.
+
+De quelle valeur étaient les observations de Zénon touchant le masque
+déprimé de Socrate? D'aucune, en fait. La clairvoyance du physionomiste
+ne peut rien, passé telle limite que lui impose la fatalité faciale. Le
+plus puissant analyseur ayant affaire, par exemple, à une exception
+humaine, peut tomber à faux sur un détail et le prendre pour base de
+l'ensemble, lorsqu'il ne sera que le résultat passager de l'influence du
+milieu sous lequel il l'étudiera. Ces sortes d'écoles ne sont point
+rares chez les plus experts. La science de la face humaine étant toute
+de pressentiment dans ses principes, reconstruire la vie d'une personne
+d'après la rapide inspection de ses traits, voir, l'une après l'autre,
+ses aptitudes, ses passions préférées, déterminer ses possibilités
+d'avenir, d'après la résultante probable de tels plis de la bouche dans
+le sourire, de telle accentuation des rides, de telle appréciation de
+deux choses données, chacun peut faire cela plus ou moins exactement, à
+son insu.--Pour les observateurs, il y a des nuances que d'autres, moins
+sensibles, n'aperçoivent pas; ceux-là se rendent compte du prochain
+d'une façon à peu près sûre. Aux hommes doués de l'incarnation
+intuitive, rien n'échappe. Ils se mettent dans autrui et s'y regardent
+comme dans un miroir; ils y écoutent impersonnellement tomber leurs
+paroles et touchent juste, par conséquent, lorsqu'ils parlent. Un
+dernier mot à ce sujet.
+
+Le simple observateur peut savoir tirer pour lui-même un excellent parti
+de l'occasion lorsqu'elle se présente: c'est ce que la plèbe des
+respectables mortels, ne voyant jamais qu'un résultat, sans en apprécier
+les causes, appelle: «jouer de bonheur!» (comme si l'on pouvait
+longtemps et impunément jouer de bonheur au milieu d'un groupe de
+sociétés régi par trente-deux Codes!). Saisir avec sang-froid l'occasion
+et lui faire rendre ce qu'elle peut donner, c'est déjà marcher
+conformément à la logique du sort, et c'est remarquable. Mais les hommes
+dont nous voulons parler, les hommes doués de l'incarnation intuitive,
+seraient capables de créer l'occasion, de faire naître le milieu dont
+ils voudraient profiter. Les forces réunies de l'or et de l'amour
+tomberaient positivement devant ces individus redoutables et rares,
+s'ils tenaient à réussir dans quelque projet; mais, à l'ordinaire, ils
+ne se soucient vraiment de rien. Cette puissance entraîne le dégoût. Si
+le destin ne leur a point fait d'avances, ils finissent, pour la
+plupart, dans la gêne et dans la tristesse de leur grandeur. Ils
+attendent la mort naïvement, ces princes de la race humaine! Bien plus,
+leur force même leur est nuisible, principalement lorsque le nécessaire
+est en question pour eux. Alors, leur calme faiblit quelquefois, et ils
+opèrent de tels prodiges de reconstruction, qu'ils dépassent cent fois
+le but, s'empêtrent dans leurs ailes sublimes et, de fait, sont déroutés
+par la niaiserie des vivants.
+
+Si donc, l'un d'entre eux se fût trouvé sur le chemin de Tullia
+Fabriana, c'eût été d'un assez vif étonnement pour lui de se sentir dans
+l'incapacité de la comprendre. Pas une contradiction sur ce visage! Un
+regard doux, égal et assuré, une harmonie de lignes délicieusement
+pures; enfin, rien de particulier n'aurait justifié pour lui le trouble
+d'intuition, le sourd avertissement de l'inconnu, qu'il eût éprouvé
+devant elle.
+
+Rien.--Les formes de la femme se sculptaient d'elles-mêmes sur le marbre
+de ce corps de vierge: la grâce ondoyait dans ses mouvements, la force
+courait dans ses membres sains et purs, la beauté l'enveloppait tout
+entière de son manteau royal, mais nulle porte ouverte sur la pensée,
+nuls vestiges de l'existence...
+
+Cependant, s'il eût été donné à cet homme de considérer plusieurs fois,
+et en y déployant sa plus grande attention, ces yeux calmes et noirs où
+la volonté brillait de sa lueur éternelle, ils lui auraient tout à coup
+semblé aussi profonds que le ciel!
+
+Autour d'elle, quelque chose d'attirant, d'insolite et de grave eût de
+suite vibré pour lui. Une sympathie impérieuse sortait de cette femme,
+et ce n'était point parce qu'elle était belle! Mais ce qui doit rester
+invisible, demeure invisible. Et quand Tullia Fabriana n'eût pas refusé
+tout indice de sa véritable nature, comment reconnaître en une femme
+placée dans un milieu de richesse et de tranquillité, comment
+reconnaître un Génie aux conceptions vertigineuses, doué de l'énergie
+d'un Prométhée ou d'un Lucifer, éclairé, dans toutes ses profondeurs,
+par une science dont l'origine eût semblé inexplicable, armé d'un
+sang-froid et d'une puissance de dissimulation à toute épreuve, muni
+d'une précision de coup d'oeil et d'une logique d'action magistrales,
+et, bref, ayant sans cesse en vue l'accomplissement d'une tâche d'un
+saisissant et universel intérêt; ayant résolu enfin quelque chose de
+terrible, d'immense et d'inconnu?
+
+Comment admettre une pareille étrangeté du Sort, même en face de la plus
+souveraine évidence?
+
+Amener par surprise une combinaison de paroles devant la plonger dans
+tel cercle d'idées, sous le jour desquelles on eût désiré la soumettre à
+l'examen; savoir ce qu'elle signifiait et la pénétrer?... vraiment,
+l'exécution d'un tel projet n'aurait pas été poursuivie durant cinq
+minutes vis-à-vis d'elle.
+
+Dès le premier instinct d'une inquisition sérieuse, et sans que son
+charmant laisser-aller en eût paru le moindrement changé, un regard naïf
+et perçant, comme un coup d'épée, eût suffi pour désarçonner l'espoir
+chimérique d'un amateur. Il était interdit de pratiquer les ténèbres de
+cette intelligence, car l'action et la pensée paraissaient avoir en
+elle une même valeur. Le scepticisme le plus enjoué se serait émoussé
+contre sa volonté de diamant. Sa causerie n'eût pas cessé, pour cela,
+d'être railleuse, légère et douce; mais, se trahir?... Non pas. Elle
+estimait son âme comme quelque chose de trop préférable à l'univers
+entier, pour la laisser entrevoir de personne, et ses pensées comme trop
+immuables, pour être livrées en proie et à la discrétion de la
+versatilité banale du premier venu.
+
+Son secret sublime était caché en elle comme l'arche dans le sanctuaire
+du temple. Vaguement flamboyants, des glaives de lévites l'environnaient
+sans cesse dans l'ombre des jours et des nuits. Malheur à celui qui s'en
+fût approché de trop près, même pour la servir ou la préserver: eût-il
+été pontife ou roi, son coeur eût défailli dans sa poitrine; et nul
+n'aurait connu la main qui eût frappé.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+Étude d'enfance.
+
+
+ «Cette science, à laquelle nous consacrons notre vie,
+ vaudra-t-elle ce que nous lui sacrifions?...
+ Arrivera-t-on à une vue plus certaine des destinées de
+ l'homme et de ses rapports avec l'infini?...
+ Saurons-nous plus clairement la loi de l'origine des
+ êtres, la nature de la conscience, ce qu'est la vie, ce
+ qu'est la personnalité?»
+
+ RENAN.
+
+
+Le 13 décembre 1761, vers minuit, la comtesse Angélia-Maria de
+Albornozzo Bruzati, princesse de Visconti, duchesse de Fabriano, mit au
+monde une fille qui reçut le nom de Tullia.
+
+Le duc Bélial Fabriano pouvait avoir cinquante-huit ans lorsqu'il épousa
+la comtesse Angélia. Celle-ci entrait dans sa vingtième année.
+
+Le duc était d'une beauté vénitienne. Il avait grand soin de lui-même et
+se tenait avec une netteté exemplaire. Ses cheveux étaient longs et
+argentés; sa figure, d'une expression habituellement grave, n'allait
+point mal à sa stature d'hercule. Sa haute élégance de manières, la
+spirituelle affabilité de ses attentions, avaient apprivoisé la belle
+colombe, et c'était bien réellement plutôt sa compagne que sa fille.
+Leur union s'était définie à force de dignité et de nuances, d'une façon
+étrangement belle. Le duc était homme du monde. Une partie de sa vie
+s'était passée en voyages; les dangers, les aventures, les heures
+difficiles avaient trempé son expérience, en sorte que la douce Angélia
+l'avait accepté moins par devoir que par contentement, avec une
+indifférence amicale et toute chrétienne. C'était, en somme, un coup
+d'oeil satisfaisant que de la voir appuyée à son bras. Mais ils
+vivaient un peu dans la solitude et voyaient rarement le monde.
+
+Le soir où la duchesse enfanta sa petite fille, toutes les
+demi-aspirations refoulées, toutes les tristesses des rêves à jamais
+éteints dans son âme, le peu de compensations obtenues par les pratiques
+religieuses et par une dévotion chancelante, elle oublia tout!...
+
+La belle petite fille, aussi, que Tullia! Bien qu'elle eut les yeux
+fermés, elle avait déjà comme un sourire sous les doux embrassements de
+la duchesse Angélia. Enfin, elle ouvrit ses beaux yeux noirs et les mira
+dans les yeux tout pareils de sa mère.
+
+Extases, souvenirs, joies célestes d'une mère! on ne peut vous analyser.
+L'éternelle nature est cachée dans le sourire d'une jeune femme qui
+contemple paisiblement deux molles petites lèvres presser sa mamelle et
+en accepter la vie!
+
+Plusieurs mois se passèrent.
+
+Déjà le souffle de la beauté caressait et imprégnait d'idéal les purs
+linéaments de sa forme; elle était candide, et la lueur de l'âme
+transparaissait en elle comme la lumière au travers d'une lampe
+d'albâtre. Ses cheveux étaient aussi ténus que ces fils de la Vierge qui
+brillent l'été dans la campagne, et aussi soyeusement vermeils que des
+rayons d'étoiles tissés par les fées de la nuit.
+
+Elle marchait seule déjà.
+
+Et elle devenait plus grande. Les jardins du palais, abandonnés depuis
+longtemps, étaient vastes comme des solitudes: elle marchait dans les
+profondes allées, et elle se perdait sans effroi dans les fourrés de
+fleurs sauvages, dans les taillis ombragés de vieux arbres. Son enfance
+fut silencieuse comme le rêve, et elle s'éleva dans l'ombre.
+
+La particularité d'organisation de Tullia Fabriana, nous voulons parler
+de l'extraordinaire étendue de ses aptitudes intellectuelles, se
+développa dans cette privation et dans cette liberté.
+
+Le caractère de son esprit se détermina seul, et ce fut par d'obscures
+transitions qu'il atteignit les proportions immanentes où le moi
+s'affirme pour ce qu'il est. L'heure sans nom, l'heure éternelle où les
+enfants cessent de regarder vaguement le ciel et la terre, sonna pour
+elle dans sa neuvième année. Ce qui rêvait confusément dans les yeux de
+cette petite fille demeura, dès ce moment, d'une lueur plus fixe: on eût
+dit qu'elle éprouvait le sens d'elle-même en s'éveillant dans nos
+ténèbres.
+
+Ce fut vers cet âge qu'elle devint pensive. Une intense fièvre d'étude
+vint l'étreindre spontanément, et, sous la froide assiduité, sous le
+calme de sa constance virile et régulière, se manifesta la lumineuse
+originalité de son naturel. Elle commença de lire, d'écrire, de
+songer... L'univers paraissait revêtu pour elle d'un aspect plus
+inquiétant que pour les autres filles de son âge; mais ses paroles
+étaient rares, et elle n'adressait point de questions.
+
+De sauvages instincts la faisaient fuir les compagnes d'amusements que
+lui présentait sa mère. Toutefois, elle se retirait avec des manières si
+douces et de telles prévenances qu'elle ne blessait jamais.
+
+Le vieux duc remarquait le regard froid, le maintien peu bruyant et les
+prédispositions surprenantes de sa fille. Il ne trouva pas à propos
+d'intervertir une pareille nature; il sentait qu'il l'eût tuée et que
+c'eût été fini par là! Comme c'était un homme juste devant la pensée, et
+comme elle ne _devait_ pas mourir de cette manière, à ce qu'il paraît,
+il ne se refusa pas à favoriser le développement de cet esprit.
+
+La pensée trouvait en elle des organes de préhensions si vastes et si
+solides, sa mémoire était d'une puissance si merveilleuse, qu'elle
+parvint, sans se fatiguer, vers sa douzième année, à mener de front
+plusieurs sciences et plusieurs langages.
+
+Le dessin, la sculpture et surtout la grande musique, étaient ses
+distractions, et, bien qu'elle leur donnât peu de temps, elle s'y
+montrait de jour en jour d'un talent remarquable.
+
+Son enfance, à part les facultés pénétrantes de son génie, n'eut pas de
+ces détails saillants qui font l'orgueil des familles. Sa beauté seule
+frappait le regard et nécessitait l'attention. Mais aucune parole ne
+révélait aux personnes la portée de son intelligence, et si elle
+s'apercevait de l'admiration que lui attirait son extérieur, elle en
+paraissait toujours attristée et assombrie.
+
+Parfois, le soir, lorsqu'elle trouvait sa mère dans la tristesse, elle
+s'approchait sans dire un mot, s'asseyait à l'embrasure d'une croisée,
+et, voyant le duc se promener silencieusement dans les jardins, elle
+prenait une harpe et chantait des strophes du Dante. Aux premières
+notes, magistralement enveloppées d'une profonde richesse d'accords, la
+duchesse Angélia devenait attentive et grave; le duc s'arrêtait. Une
+magie était contenue dans les vibrations de cette voix où les pensées
+infernales et célestes se peignaient avec la violence et le relief des
+réalités. Cependant le visage de la jeune fille semblait impassible, et
+ses yeux n'étincelaient pas. Et puis, lorsqu'ils étaient encore sous le
+charme, elle leur adressait, avec une soumission naturelle et humble, un
+bonsoir et un baiser.
+
+L'aumône est une des distractions de la fortune. L'aumône va bien aux
+enfants riches. Cela flatte l'amour-propre des parents et donne du
+pittoresque aux promenades. Pour elle, lorsque ce mystérieux phénomène
+de l'aumône lui arrivait, elle envisageait le pauvre longuement. Les
+instincts de la dépravation sont écrits souvent sur les fronts endoloris
+par la misère; cependant l'enfant baissait sa belle figure et donnait
+avec humilité. On eût dit qu'elle s'écoutait dans la forme humaine
+injuriée recevoir elle-même l'aumône qu'elle faisait et qu'elle se
+demandait, vaguement, au fond de sa conscience: «De quel droit m'est-il
+donné de faire courber la tête de cet homme ou de cette femme?...
+Pourquoi m'est-il permis de disposer de ce qui leur est nécessaire?...»
+
+Sa prière du matin et du soir en faisait un ange..... et cependant,
+lorsqu'elle était seule dans l'oratoire, lorsque sa mère ne priait pas à
+ses côtés, il lui arrivait de s'interrompre tout à coup, de relever le
+front et de regarder fixement la vénérable image de la madone, de Celle
+qui donne la bonne mort.
+
+Une fois,--elle avait alors quinze ans,--au milieu de la prière qu'elle
+prolongeait tous les soirs depuis une année, elle s'arrêta, parut
+troublée... et s'avança lentement près d'un crucifix placé auprès de la
+madone. Elle demeura devant lui dans le silence d'un recueillement
+indéfinissable: puis, deux larmes, les deux premières qu'elle versait
+dans la vie, coulèrent le long de son visage. Une grande pâleur, qu'elle
+conserva toujours depuis, fut le seul indice du vertige qu'elle
+éprouvait: quelque temps après, elle quitta l'oratoire et n'y revint
+plus. Sa puissance d'attention se concentrait dans les soirées où le duc
+recevait de vieux amis. Elle notait dans sa mémoire les remarques de ces
+vieux courtisans de l'ancien règne, qui avaient grisonné dans la
+diplomatie européenne, et qui étaient loin d'avoir perdu le fil des
+divers cabinets politiques où leurs noms avaient figuré. Bien des
+événements furent commentés dans ces soirées sous la forme de
+spirituelles causeries; elle prit de l'intérêt, dans une certaine
+mesure, à ces cours d'anatomie de l'histoire, et elle apprit la science
+des hommes et des femmes à l'âge où, d'ordinaire, les jeunes filles se
+livrent à des occupations presque puériles.
+
+Cette soif de s'assimiler le plus possible, même les choses d'une
+apparence étrangère à son utilité personnelle, allait si loin, qu'un
+soir, ayant entendu vanter son père comme la première lame de l'Italie,
+elle leva les yeux de dessus la broderie qu'elle tenait par contenance,
+et parut le considérer avec attention. Le lendemain, d'un air plaisant
+et moqueur, elle lui demanda s'il voulait bien lui montrer ce qu'il
+savait, pour la défatiguer de ses maîtres si ennuyeux. C'était par un
+motif de respect filial qu'elle feignait de s'ennuyer d'études, afin que
+ses travaux et ses veilles continuelles ne vinssent pas affliger son
+père et sa mère, ou, tout au moins, les stupéfier. Après quelques bons
+mots échangés sur la belliqueuse fantaisie, le duc accepta. «Elle est de
+race,» murmura dans sa royale le vieux gentilhomme,--(par plaisanterie,
+car il se persuadait que Tullia, vers la troisième leçon, se soucierait
+peu de la chose). A son grand étonnement, il n'en fut rien, et il eut
+bientôt l'occasion de s'émerveiller de son élève.
+
+Ils gardaient le secret sur ces combats: une torche fixée à la muraille,
+dans l'un des souterrains du palais, éclairait leurs passes d'armes du
+matin et du soir. C'eût été positivement un coup d'oeil fantastique
+que cette amazone, mince et nerveuse, vêtue d'un sarreau de velours noir
+ouaté et cuirassé comme un plastron de salle et serré par une boucle de
+diamants à la ceinture, en haut-de-chausses et en sandales, ses torrents
+de cheveux d'or emprisonnés dans une résille, et le treillis d'acier sur
+le visage, alors qu'elle se mettait gracieusement en garde, et saluait,
+à l'aise, d'un fleuret à lourde poignée d'ébène.
+
+Après quatre ans d'exercices, d'assauts serrés et savants, sa vitesse
+avait acquis les allures de la foudre, et la jolie reine Marguerite de
+Navarre, peut-être, eût apprécié les brillantes profondeurs du jeu de
+cette Clorinde.
+
+Ces exercices avaient affermi ses formes souples, et préservèrent sa
+santé de l'accablement du travail. Comme les vierges antiques de Thèbes
+et de Sparte, elle avait la modestie, la beauté et la force. La Science
+l'avait baisée au front comme une immortelle.
+
+Un charme de grandeur aimable courait dans ses moindres paroles. Jamais
+elle ne disait que des choses simples, et les gens devenaient comme
+naïfs devant sa sympathique naïveté.
+
+Seulement, lorsqu'elle franchissait le portail de l'immense appartement
+que nous allons décrire,--où, depuis plus de six années, elle
+s'enfermait huit et dix heures chaque jour, sans parler des
+nuits,--l'aménité ingénue de son visage tombait comme un masque: la
+mystérieuse et sombre splendeur de sa vraie physionomie apparaissait.
+
+Elle entrait, poussait les doubles verrous, venait lentement s'accouder
+sur une grande table noire chargée de livres, de manuscrits anciens, de
+cartes et d'instruments scientifiques et demeurait immobile.
+
+Là commençait la véritable vie et le véritable aspect de Tullia
+Fabriana; l'autre, c'était ce que tout le monde en pouvait voir et
+oublier.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+La bibliothèque inconnue.
+
+
+ «A chaque pas du temps, l'intelligence humaine
+ Ouvre, en l'illuminant, la nuit du phénomène,
+ Saisit plus de rapports,
+ Et prenant sur le fait les forces de la vie,
+ Ravit à la matière, à son joug asservie,
+ Des lois et des trésors.
+
+ L'homme explique le sphinx et la pierre thébaine;
+ Il dévoile à demi l'Afrique au sein d'ébène
+ Sous l'oeil de ses lions;
+ L'aveugle Destin voit par son expérience:
+ Il groupe, dans les cieux, autour de sa science,
+ Les constellations!...»
+
+ PONTAVICE DE HEUSSEY (_Sillons et Débris_.)
+
+
+Cette étrange bibliothèque était un trésor de livres rares et curieux,
+de manuscrits extraordinaires et de documents inconnus. Bon nombre
+d'entre eux portaient des anneaux d'armoiries religieuses: ils
+provenaient de cloîtres d'Italie, de Sardaigne et d'Allemagne.
+Réchappés de l'incendie ou du pillage des couvents, ils avaient été
+collectionnés, un à un, avec étude et patience, par deux savants
+chapelains morts depuis un siècle. Ces deux savants avaient été attachés
+à l'un des ancêtres du duc Fabriano: celui-là s'était occupé toute sa
+vie de sciences occultes, de philologie, de cabale et de toxicologie. Il
+y avait dépensé des sommes fabuleuses et y avait fait, de concert avec
+les deux chapelains, de profondes et magnifiques découvertes. Les écrits
+ignorés de ces trois hommes, disposés et empilés avec une scrupuleuse
+méthode, remplissaient une grande case d'ébène à serrure d'or et à
+ressorts secrets. Quelques-uns des livres étaient annotés, en marge, par
+d'obscurs moines du moyen-âge, et c'était, pour la plupart, des
+réflexions remarquables par leur précision érudite. Quinze à vingt mille
+volumes aux reliures antiques et riches se pressaient sur les rayons.
+Presque tous révélaient, de la part des trois penseurs, des
+connaissances étendues en médecine et en chimie. Toutes sortes de
+curiosités, de fossiles et d'objets équivoques, rapportés de voyages à
+travers de lointaines contrées et rangés ça et là, témoignaient du soin
+qu'ils déployaient dans leurs recherches scientifiques. Là se
+rencontraient des éditions presque introuvables.
+
+Comme antiquités, il y avait d'abord, par exemple, des textes
+authentiques, transcrits de l'hébreu samaritain et dont le sens, resté
+sans interprètes depuis les mages qui seuls en possédèrent la véritable
+clef, avait été proposé de plusieurs façons dans les remarques écrites
+par les religieux.
+
+Il y avait aussi des commentaires sur les sciences disparues de l'Égypte
+et sur le culte des idoles, importé d'abord par les races noires, filles
+de Cham, et remanié depuis par les Ariens venus de la Bactriane. Il y
+avait encore des mémoires touchant les peuplades convultionnaires du
+nord de l'Afrique d'autrefois, et des traités de différents indianistes
+sur les révélations des êtres apparus dans les cérémonies souterraines
+de l'Inde antique, avec des citations où se trouvaient relatés, par la
+main des anciens brahmanes, des passages en zend et en pelhvi, tirés
+d'oeuvres totalement disparues.
+
+De poudreux in-folios, cerclés de fer, contenaient, d'après leurs titres
+inquiétants, les plus profondes et les plus anciennes hypothèses au
+sujet de la récente apparition de l'humanité sur le globe. Ces archives
+étaient inappréciables et contenaient des secrets tout particuliers. Il
+est de notoriété que nous ignorons encore, aujourd'hui, les détails qui
+ont trait à cette question. Les peuples dont nous eussions pu tirer des
+renseignements étaient déjà dans l'oubli lorsqu'on s'est préoccupé, pour
+la première fois, de l'éclaircir. La chute des nations primitives, ou,
+si l'on préfère, leur disparition, suivit de tellement près leur
+avènement, qu'elles n'ont pas eu le temps de nous laisser quelque chose
+de positif à cet égard, comme on peut s'en convaincre en relisant les
+histoires de l'esprit humain dans l'antiquité.--D'autre part, les
+légendes syriaques, importées par les druides venus d'Asie, les poëmes
+des littératures scandinaves, océaniennes et orientales, ne soulèvent
+évidemment pas, d'une manière suffisante, l'espèce de grand suaire qui
+couvre les choses dans leur état primordial. On sait par quels accidents
+presque toutes les bibliothèques des vieux mondes furent perdues.
+
+Il y avait aussi des recueils de sentences eutychéennes, écrites en
+ancien cophte, et d'inscriptions collationnées sur des ruines; des
+reliquats, en noirs caractères éthiopiens, aussi anciens que le déluge;
+enfin les stances prophétiques des sibylles d'Érythrée, de Cumes et de
+l'Hellespont, inspirées dans le grec de Pindare, aussi harmonieux que
+celui d'Homère, précédaient les grands volumes de magie.
+
+Les livres plus récents étaient séparés des autres par des instruments
+de chimie, d'astrologie et de médecine. On y eût remarqué de nombreux
+traités de presque toutes les sciences, les meilleurs volumes d'histoire
+et de métaphysique, ainsi que le résumé de leurs progrès jusqu'aux âges
+modernes, les livres sacrés des dix-huit grandes sectes du globe avec
+des commentaires précieux; les traditions des peuples slaves sur
+l'origine des grandes nationalités européennes, et à côté des mémoires
+de l'Académie des sciences physiques de Florence, fondée, comme on sait,
+par le cardinal de Médicis (il paraîtrait que les cardinaux aiment à
+fonder les Académies), les oeuvres des Pères de l'Église latine et
+grecque; puis, serrés par des parchemins séculaires, de ligneux
+manuscrits en langue chaldéenne, les annales des astres, l'histoire de
+la disparition de telles étoiles d'autrefois, des diverses catastrophes
+célestes ainsi que de leurs signes et de leur influence sur la pensée
+humaine et les destins universels.
+
+Un moderne, à l'aspect de pareils vestiges, se dirait simplement,
+presque malgré lui:--«Nous avons dépassé cela.»--Le sourire et la
+plaisanterie semi-respectueux dont il pourrait accompagner sa réflexion,
+la nuance de hauteur polie et froide qui percerait dans son allure et
+son débit, trahiraient la conviction de sa supériorité. Cela s'explique.
+Les esprits anciens étaient, pour la plupart, des esprits à systèmes
+fixes: ils avaient la ferveur de leur idée. Or, l'irrésolution est
+l'essence même de l'air que respire notre époque. Les hommes de croyance
+immuable font l'effet, vis-à-vis de la majorité, de Risibles et
+d'Insociables.
+
+On les évite avec soin. Le sentiment du terme exact est inné aujourd'hui
+à ce point que le nom de Dieu, par exemple, semble tacitement rayé des
+conversations et de la philosophie. On le relègue dans les lexiques, les
+prônes et les livres de piété. Il est même devenu de mauvais goût de le
+risquer à tout propos comme le faisaient les mousquetaires et les
+gentilshommes très chrétiens du _grand siècle_ en France. On le laisse
+tranquille et on ne s'en sert presque plus,--si ce n'est dans le moment
+d'un danger, où l'on juge à propos de s'en souvenir;--hors de là, le nom
+de Dieu ne s'emploie guère que pour clore avec dignité une dissertation
+quelconque,--ce qui est à dire pour dissimuler une gambade
+d'indifférence.
+
+Ah! c'est le règne d'un doute sucé avec le lait d'une mamelle
+artificielle.
+
+L'étonnement de vivre saute aux yeux si continuellement, que la plupart
+des hommes ne s'en inquiètent plus et que les trois quarts des penseurs
+européens ne savent plus à quoi s'en tenir. Il s'incarne, de jour en
+jour plus avant, et comme avec un rire silencieux, dans le drame humain.
+Une espèce particulière d'indifférence, dont les annales de l'histoire
+ne font pas mention, glace, dans le coeur des individus, le sentiment
+du devoir; cet inexpugnable dégoût qui plane au-dessus des fronts,
+retient les élans du philosophe, du savant et de l'artiste d'une telle
+sorte que,--à part quelques intelligences d'élite, quelques derniers
+promoteurs de l'esprit humain,--on n'a plus guère de coeur à
+l'ouvrage.
+
+Le manque d'humilité et d'espérance a donné pour résultat l'ennui
+égoïste et dévorant. Le progrès est devenu d'une évidence et d'une
+nécessité douteuses: d'ailleurs, l'économie politique, mise en demeure
+de formuler une possibilité d'avenir, sinon satisfaisant, du moins en
+rapport avec les instincts de notre conscience, n'aboutit, après les
+plus sublimes efforts, qu'à de ridicules ténèbres. On n'est plus
+religieux, on est timoré. Plus de jeunesse et plus d'idéal. L'inquiétude
+s'installe dans la famille, dans la justice et dans l'avenir. Comme les
+dieux et comme les rois, l'Art, l'Inspiration et l'Amour s'en vont!...
+Les pays se déversent les uns dans les autres et les sociétés se
+croisent sans se comprendre et sans tenir à se comprendre. Riches et
+pauvres, travailleurs et désoeuvrés, nous sommes emportés dans la
+tristesse par un vent de sépulcre, d'effarement et de malaise.--La
+question de ce que la Mort nous réserve dans la profondeur est passée,
+pour la plupart des gens, à l'état d'oiseuse et d'insignifiante; la
+dérisoire stérilité d'analyse que présente ou paraît présenter toute
+hypothèse à ce sujet, semble si intuitivement démontrée aujourd'hui, que
+les mystiques eux-mêmes, en grand nombre, se laissent gagner pour la
+tiédeur générale.
+
+En philosophie, cependant,--bien que l'on maugrée en soi de
+l'impuissance où l'on s'estime, assez gratuitement peut-être,
+d'acquérir, de façon ou d'autre (après tant d'échecs!), une certitude
+quelconque de quoi que ce soit,--on ne cesse de réfléchir à la Mort,
+chacun suivant sa sphère d'idées, et de s'intéresser à ce phénomène. On
+dirait que la Mort a jeté son ombre sur ce siècle. Les heures
+d'enthousiasme pour les diverses branches de l'arbre de la vie, pour les
+distractions, les questions secondaires, les arts, les découvertes
+scientifiques, etc., sont sonnées. On ne s'émeut plus.--La prévoyance de
+la nature est grande: elle prépare ses effets de longue date; on dirait
+que l'humanité va tout à coup ressentir une totale, une définitive
+surprise de _quelque chose_, et que, d'instinct, elle réserve ses forces
+pour la ressentir.
+
+«Cependant,»--penserait le moderne,--de quoi ne serait-il pas
+improbable, d'avance, que nous puissions être sérieusement émus? Tout ce
+que la poésie et la mythologie des anciens ont pu rêver de colossal et
+d'étrange est dépassé par notre réalité. Les dieux ne sont plus de notre
+puissance; leur tonnerre est devenu notre jouet, notre coureur et notre
+esclave. Les ailes de l'aigle? l'empire des nuages? N'avons-nous pas le
+gaz hydrogène pour nous promener dans les cieux? Quel Pégase pourrait
+suivre un train-express et jouter d'haleine avec lui? Quel Mercure
+obéirait avec la promptitude d'un télégraphe électrique? Que devient la
+Renommée aux cent trompettes devant les millions de voix infatigables de
+la presse? Quelle figure Neptune jugerait-il convenable de prendre en
+face de nos Léviathans, de nos môles et de nos chaînes sous-marines?...
+Que dirait le rigide Rhadamante à l'aspect de nos grandes villes si bien
+policées?--Phébus-Apollon? mais nous l'avons réduit à _prendre nos
+ressemblances_! nous l'avons érigé notre peintre favori.--Hercule et ses
+douze travaux nous feraient sourire: par exemple, il tua le lion de
+Némée, à lui seul; n'avons-nous pas des personnes qui tuent, par goût,
+des cinquantaines de lions, à elles seules?--Quel étonnement marquerait
+la physionomie d'Esculape s'il daignait jeter les yeux sur nos traités
+d'anatomie, de physiologie, de médecine pratique et de chirurgie?...
+
+Les muses?--Mais n'avons-nous pas des femmes de lettres, des
+cantatrices, des danseuses et des tragédiennes vis-à-vis desquelles la
+comparaison ne serait peut-être pas à leur avantage?--Parlerons-nous
+d'Éros, de l'anacréontique Éros? Le pathologiste moderne se trouve en
+mesure d'accorder mensuellement aux vieillards dissolus la permission de
+déposer leur «modique offrande sur l'hôtel de Vénus.» Et, quant à Vénus,
+nous la croyons sinon vieillie, du moins surfaite: la terre a plus de
+Vénus réelles que l'Olympe n'en peut fournir. Celui auquel il a été
+donné de voir, de plus ou de moins près, certaines femmes d'Angleterre,
+de Circassie, d'Italie et de Pologne,--voire même de France,--n'admet
+guère la supériorité de Vénus. Quant à l'Empyrée, une feuille de chanvre
+arabe dans un cigare, trois pastilles de haschich égyptien sur la langue
+ou quelques gouttes d'opium brun dans la carafe d'un narguilhé, et nous
+le _voyons_ aussi bien que les dieux,--_mieux_ peut-être. D'ailleurs,
+qu'avons-nous besoin de nous créer des mirages de mondes illusoires? En
+avons-nous envie?... Nous allons les chercher et nous les découvrons en
+réalité,--témoins les deux Amériques, l'Australie et les centaines de
+mondes de l'Océanie.--Le Pinde et le Parnasse inaccessibles
+supporteront demain les rails de fer, et l'Hippocrène, fontaine sacrée,
+fournira d'excellente vapeur. La sagesse de Minerve battrait
+passablement la campagne devant la dialectique allemande. Pour ce qui
+est du dieu Mars, nous ne voulons pas humilier sa glorieuse massue, mais
+nous croyons pouvoir affirmer une chose; choisissons l'Iliade pour
+sujet, par exemple: les Grecs, munis de dix ou de douze rois, de
+cinquante ou de soixante mille hommes et du secours des dieux, mirent
+dix ans à prendre Troie, encore, fut-ce à nous ne savons quelle ruse
+aléatoire, baroque et inavouable, qu'ils durent leur succès; eh bien!
+quand même Achille, Agamemnon, Ulysse, Ajax, fils de Télamon ou d'un
+autre, peu importe, se seraient joints, pour la défendre, à Pâris,
+Hector, Priam, etc., et quand même ils y eussent été commandés par tous
+les dieux, le dieu Mars en tête,--un détachement d'artillerie débarqué
+par les paquebots à vapeur de la Méditerranée, muni d'une douzaine de
+fusées à la congrève qui portent à près de deux lieues et battent en
+brêche à cette distance, d'autant de mortiers à bombes et de canons
+rayés, l'aurait prise en dix minutes.--Positivement, les dieux ne sont
+plus de force avec nous sur aucune espèce de terrain. Les Titans
+commencent à prendre le dessus; les chaînes du vieux Prométhée, pétrifié
+sur son rocher de Scythie, se sont rouillées et le bec de l'aigle s'est
+recourbé de vieillesse. Ne serait-il pas permis, d'après tout ceci,
+d'inférer que, si peu que soient les hommes, les dieux valent moins
+encore?...--Que Jupiter, par exemple, s'avise de revenir jouer
+Amphitryon ou de faire des miracles, on le traduira simplement à l'une
+des polices correctionnelles de l'Europe, et, s'il prétendait nous
+échapper, il y aurait extradition instantanée sur tout le globe, que
+nous manions comme une pomme désormais. Nous sommes un peu maîtres chez
+nous, aujourd'hui; et nous avons des haches et des tonnerres que
+doivent craindre les divinités, sans que cela paraisse.»
+
+Voilà, certes, le raisonnement qui eût sommeillé dans le sourire et dans
+la plaisanterie du moderne dont nous avons parlé et les raisons de
+supériorité qu'il eût été en son pouvoir d'alléguer pour légitimer son
+dédain ou son indifférence vis-à-vis des ouvrages des anciens.
+
+Le fait est que ces raisons, malgré le ton affecté, paraissent
+présenter, au premier abord, un front si imposant et si sombre, qu'elles
+s'emparent de l'esprit avec l'autorité de l'évidence.--Elles peuvent
+mener loin!... D'où vient, cependant, l'impossibilité que nous éprouvons
+de ne pas hésiter devant notre gloire, nos travaux et notre divinité de
+fraîche date? Nous la trouvons lourde, cette divinité! Suivant
+l'expression consacrée par le vulgaire, nous devons avoir l'air de
+_parvenus_, pour les dieux, tant nous nous tenons gauchement.
+
+Bref, c'est peut-être le manque d'habitude, mais il nous serait dur
+d'être des dieux.
+
+On ne sait quel instinct vient nous railler au plus fort de notre
+confiance dans l'avenir. Les prodiges qui nous environnent, les
+découvertes[1] de notre labeur perpétuel, tout en nous donnant un
+sentiment terrible et incontestable (par qui nous serait-il
+contesté?...) de notre valeur, éveillent en nous on ne sait quelle
+conviction désespérée... une tristesse irrémédiable, infinie! Le vide
+nous enveloppe obstinément: nous ne pouvons, en métaphysique, en
+n'acceptant que la Raison, mettre la main sur le troisième terme de la
+dualité (si tant est qu'il y ait logiquement dualité), pas plus que sur
+l'activité vivante, en médecine. Cela nous échappe et la question paraît
+devoir se reculer toujours, sans être jamais résolue, comme ces mirages
+dans les déserts. La nouvelle métaphysique matérielle,--nous parlons
+des plus récentes données venues d'Allemagne,--s'annonce de manière à
+continuer l'état de doute où nous sommes plongés;--un sentiment profond,
+et qui paraît indestructible, de la vanité de notre condition lutte sans
+cesse, en nous, contre l'estime de notre tâche; ce n'est plus: «que
+sommes-nous?» qu'il faut dire; c'est: «qui sommes-nous?» Toutefois, à
+propos de cette question de l'être et du néant, disparus et formulés
+tous deux à la fois dans on ne sait quel éternel _devenir_, la théorie
+de l'idéalisme hégélien semble sans appel; l'Antinomie qui affirme
+l'identité de l'opposition la plus abstraite et la démontre, dans son
+_en-soi_, en reconstruisant logiquement la Nature, l'Humanité, la
+Pensée,--en forçant, pour ainsi dire, l'Apparaître à expliquer le motif
+de son explosion,--en mettant la Raison humaine de pair avec l'Esprit du
+monde, enfin, cette antinomie n'a pas été suffisamment ébranlée.
+
+Hélas! est-ce que nous serions le Devenir de Dieu? Quelle fatigue!
+
+Oh! pourquoi l'idée de notre insuffisance intérieure domine-t-elle le
+pressentiment de notre immense destinée!... Pourquoi ne saurions-nous,
+quand nous osons nous regarder en face, nous résigner à n'être que _plus
+que des dieux_!... Si le progrès, le _processus_ indéfini, donne le
+bien-être, et, trouvant sa justification dans la nécessité, est l'unique
+raison de l'existence, d'où vient cette lassitude (nous ne disons pas
+cette négation), ce malaise presque universel, ce peu d'enthousiasme
+pour lui?... L'on n'avancera pas que ce mouvement correspond à son
+abstraction et contient le premier terme d'une détermination
+ultérieure:--cette nécessité ne nous paraît pas nécessaire. D'où vient
+cette réaction instinctive de notre conscience, qui fait que, tout en
+reconnaissant à demi l'évidence du Progrès[2], tout en nous laissant
+aller quelquefois à l'admiration devant l'idée de ses profondeurs
+futures, nous le déplorons souvent et nous regardons les faits spontanés
+de la conscience passée, les croyances, réputées aujourd'hui absurdes,
+avec tristesse et sympathie?...--D'où vient, disons-nous, cet état
+_mixte_, _extraordinaire_, que nous sentons peser autour de nous depuis
+longtemps et dont la formule, en abstraction, serait capable de faire
+douter de la Raison humaine, de sanctionner logiquement le _quia
+absurdum_ des mystiques?
+
+Il est difficile de répondre à cela d'une manière satisfaisante;
+d'ailleurs, ne serait-il pas permis d'ajouter qu'un soulèvement, une
+oscillation aux pôles, une saccade volcanique, un de ces tremblements
+qui sont les accidents périodiques du globe, la condition _sine qua
+non_ et le régime de la planète (révolutions que la géologie découvre
+par milliers), qu'un accident de cette nature, enfin, sans parler de
+l'hypothèse désormais très présentable d'un choc, suffirait pour que
+tout notre progrès courût grand risque d'aller rejoindre, à son rang,
+les civilisations assyriennes, les empires des vieux mondes et la
+science des mages hiéroglyphytes, dans la suprême nuit de l'éternité?
+
+ Note 1: Par exemple, il serait permis de rappeler, entre tant
+ d'autres, la découverte de la force vitale centralisée dans tel
+ noeud de notre moëlle, tel mode d'activité de la pensée localisé
+ dans telle couche de pulpe cérébrale [de manière que l'on ôte ou
+ que l'on remet, à volonté, la faculté de discerner, de vouloir,
+ de souffrir, etc., dans le cerveau d'un animal en enlevant ou en
+ replaçant telle tranche de sa cervelle, comme cela se pratique
+ aujourd'hui dans nos Académies de médecine]; la découverte plus
+ ancienne de l'indépendance de l'irritabilité;--la découverte de
+ l'identité des métaux soléliens et des nôtres [découverte
+ obtenue, comme on le sait, par l'analyse chimique des rayons
+ saisis dans la chambre obscure];--la découverte de la
+ sensibilité de l'aimant [par laquelle le _geste_ de l'être
+ vivant se trouve en contact immédiat, cette fois, avec la
+ physique]; la découverte de la reproduction des espèces par les
+ forces créatrices de la nature [c'est-à-dire par les principes
+ métalliques et animés contenus dans un globule de sang, lequel,
+ jeté dans un vase rempli d'eau préparée, y fait germer des
+ centaines d'animaux qui s'y développent, deviennent propres à
+ notre alimentation et sont pourvus d'organes aussi parfaitement
+ emboîtés que ceux obtenus par la génération ovarienne]; la
+ découverte de Neptune dans le ciel [découverte qui est venue
+ confirmer à jamais l'astronomie, comme la découverte de
+ l'Amérique vint confirmer la science physique]; la découverte de
+ la fusion des os d'un organisme dans un autre [grâce à laquelle,
+ en chirurgie, on peut substituer, maintenant, l'os d'un animal à
+ l'os humain d'une si parfaite manière, que, au bout de quelque
+ temps, le premier remplace absolument le second];--etc., etc.
+
+ Note 2: Si l'on voulait analyser attentivement chaque branche
+ scientifique du progrès, l'idée de son importance et son aspect
+ général se modifieraient peut-être beaucoup dans les esprits, et
+ même dans les esprits de ses plus déterminés partisans. Sans
+ établir une théorie de compensations (laquelle, d'ailleurs, ne
+ saurait jamais être rigoureusement exacte, car pour connaître
+ une époque, il faudrait n'être que de cette époque), il serait
+ facile, en s'en tenant à son siècle, de trouver des
+ contradictions dans la plupart des _découvertes_ qu'il présente.
+ Soit une science: prenons celle qui lutte contre la souffrance
+ physique et contre la mort, et qui souvent surseoit l'une et
+ l'autre,--la médecine.
+
+ Il est certain que dans les temps modernes les découvertes
+ physiologiques prennent, à l'insu du vulgaire, des proportions
+ inattendues et capables, au plus haut point, de surprendre
+ l'intérêt des penseurs. Jamais la précision dans l'art de guérir
+ ne fut mieux obtenue et ne fut plus généralisée, et personne
+ n'ignore que nos pharmacies sont richement dotées de tout ce qui
+ peut alléger le fardeau de nos maladies.
+
+ En résultat, l'on affirme que la durée de la vie moyenne
+ augmente dans plusieurs pays et l'on va jusqu'à fournir des
+ chiffres de cinq, six et sept années...
+
+ Cependant, ce principe étant posé que les statisticiens ne
+ peuvent offrir de chiffres _exacts_ que depuis un siècle, sur
+ quelle base solide ou même acceptable peut se fonder une
+ certitude quelconque de cette hausse apparente
+ d'existence,--surtout lorsqu'on mentionne des intervalles
+ d'oscillations durant ce siècle?...--Comment concilier ces
+ chiffres avec les totaux obtenus par les statistiques de la
+ misère en Europe, totaux dont la progression annuelle s'élève
+ d'une manière sensible?--Comment, enfin, accorder cette
+ amélioration de la durée moyenne de l'existence, dans nos pays,
+ avec les immenses quantités d'alcools, de boissons et d'aliments
+ falsifiés, avec les habitations exiguës et mal aérées, avec la
+ grande négligence de l'hygiène, etc., etc.?...
+
+ Mais nous devons écarter ces objections qui ne portent pas sur
+ la réalité du problème posé dans toutes les consciences.
+
+ La philosophie, n'ayant point de raisons d'État, n'est que
+ sincère dans ce qu'elle affirme et n'admet guère ces façons
+ d'apprécier ou plutôt de jauger la vie humaine.
+
+ La durée, ce n'est pas la vie; c'en est une qualité. Sous ce
+ mot, la vie humaine, nous avons l'idée d'action et de pensée. Ce
+ qui fait vivre l'homme, ce sont les liens et les rapports qui
+ l'unissent à ce qui l'entoure; plus ces liens se fortifient,
+ plus la vie se _réalise_ dans l'homme. Or, quels sont les
+ affections, les rapports spontanés et naturels qui lui
+ appartiennent? Rêves ou réalités, nous ne voyons pas plus de
+ quatre éléments de la vie, éléments d'où les plaisirs, les
+ passions, les devoirs, dérivaient depuis six mille ans; ce
+ furent la famille, l'amour, la conscience et l'idéal. Puisque ce
+ sont les éléments naturels de la vie, reste à savoir s'ils se
+ renforcent dans les pays civilisés: dans le cas d'affirmative,
+ nous pourrons avancer que la vie moyenne est en progrès.
+
+ Mais nous voyons d'ici le sourire du lecteur, tant le résultat
+ de l'analyse lui est connu par avance. Il est inutile de
+ l'écrire. Les types de la famille sont suffisamment bafoués,
+ chaque soir, dans un millier de théâtres, devant une centaine de
+ millions d'âmes, en Europe, pour qu'on soit édifié sur la valeur
+ attribuée à cette parole par la majorité.--L'amour est devenu
+ quelque peu la poésie de l'hygiène; l'idéal se définirait, pour
+ le plus grand nombre, la foi dans le présent. Pour ce qui
+ concerne la conscience et la morale publiques, il suffit
+ d'ouvrir l'un des Codes. Prenons celui de France, par exemple.
+ Il compte environ quatre-vingt mille lois. Nous demandons
+ simplement ce que pourraient bien être la conscience et la
+ morale publiques dans un pays de trente-huit à quarante millions
+ d'âmes, lorsqu'il faut quatre-vingt mille lois, un millier de
+ tribunaux toujours exubérants d'affaires, cinq ou six cent mille
+ baïonnettes et quarante ou cinquante mille hommes de police pour
+ les y maintenir?...
+
+ La durée de la vie moyenne augmente?... En le supposant, il faut
+ avouer que cette augmentation coûte cher. L'homme a voulu
+ s'affranchir de vieux préjugés; il désirait «épurer son idéal,»
+ devenir _libre_, enfin,--suivant son indéfinissable
+ expression.--Le voilà servi à souhait: il n'y a plus que
+ l'artificiel. Les crimes aussi diminuent;--mais les vices
+ augmentent et l'homme arrive toujours à perdre en profondeur ce
+ qu'il gagne en surface.
+
+ Revenons à la médecine. En face d'une question décisive,--soit
+ celle du _sang humain_, par exemple,--la science paraît se
+ troubler. Or, en définissant les divers modes de manifestation,
+ les nombreuses variétés de symptômes sous lesquels apparaît son
+ affaiblissement, par le terme vague et général, la chlorose, on
+ trouve,--suivant l'estimation de praticiens éclairés et d'après
+ le recensement des maladies modernes,--on trouve que c'est par
+ millions que les chloroses se comptent en Europe; ce qui
+ induirait à penser, quoi qu'en puissent dire les zélateurs d'une
+ statistique erronée et embryonnaire, que les forces de
+ constitution décroissent dans les générations humaines en raison
+ du développement intellectuel des sociétés.
+
+ L'on objectera que le «remède suit le mal!» On mentionnera, par
+ exemple, la découverte du traitement des chloroses par le fer.
+ Les docteurs désintéressés répondront au sujet de l'efficacité
+ du fer. Sur deux sujets choisis et traités dans des conditions
+ identiques par le fer (présenté sous toute formule, lactate,
+ iodure, citrate, etc., peu importe), le résultat sera la mort de
+ l'un et la guérison de l'autre, sans qu'il soit humainement
+ possible de déterminer la raison de cette différence. Ce qui
+ échappe dans l'expérimentation médicale est de même nature que
+ ce qui échappe en métaphysique, et ce qu'on appelle éléments,
+ forces, principes, ne répond pas à ce titre; mots inexacts, et
+ rien de plus! Des _éléments_?... D'où vient, alors, qu'ayant
+ tous les éléments du sang humain, on n'en puisse distiller une
+ goutte?... D'où vient qu'il soit permis de mélanger indéfiniment
+ de l'acide nitrique, du graphite, de l'eau, etc., sans obtenir
+ de la chair avec cette composition?... D'où vient qu'on puisse
+ manier les phosphates de magnésie, de chaux et de soude en les
+ combinant avec le reste des éléments laissés par la
+ décomposition de toutes les parties du squelette sans arriver à
+ fabriquer de l'os avec ces moyens? Qu'est-ce que des _principes_
+ impuissants qui ont besoin d'_autre chose_ que d'eux-mêmes, à ce
+ qu'il paraît, pour produire leurs conséquences? Tout cela nous
+ rappelle une parole bien connue de l'un des plus illustres et
+ des plus profonds docteurs de ces derniers temps; sur le lit de
+ mort, il formulait ainsi sa conclusion triviale et suprême:
+ «Tenez-vous la tête fraîche, les pieds chauds, le ventre libre,
+ et moquez-vous des médecins.» Plaisanterie de moribond,
+ d'accord; mais y a-t-il beaucoup de médecins qui n'en diraient
+ pas autant? Il est à remarquer d'ailleurs que ceux qui doutent
+ d'une science sont presque toujours ceux qui paraissent avoir
+ fait de cette science le but de leur carrière.
+
+ Au total, ce que la médecine aurait découvert de plus nouveau et
+ de plus clair, c'est qu'un régime sobre et réglé, des aliments
+ sains, de l'exercice, un air pur, le calme des moeurs et un bon
+ tempérament peuvent conduire à la centaine. Malheureusement,
+ cette excellente maxime,--que nos premiers parents ont cru
+ devoir nous léguer,--tout en demeurant l'axiome fondamental et
+ la conclusion définitive de la science, est devenue très
+ difficile à mettre en pratique pour les cinq sixièmes des
+ individus. Les populations croissantes, les difficultés
+ économiques, l'organisation étrange des métiers, des moyens
+ d'existence et le genre de vie moderne excluent et mettent hors
+ de portée pour des millions d'âmes jusqu'à la possibilité de
+ pratiquer une hygiène sortable. Condamnés à subir plus
+ fréquemment que les anciens les plus tristes maladies, nous
+ arrivons peu à peu à un système universel de guérisons et de
+ drogues qui rendra les générations débiles, appauvrira la
+ vitalité humaine et enfin hâtera l'apparition d'un second terme
+ dans la progression de la durée. Qui peut dire, en effet, que la
+ statistique de la vie ne se balance pas sur deux termes? Sur une
+ progression ascendante et descendante, comme toute chose, et que
+ nous ne marchons pas vers ce premier terme d'une période de
+ diminution?
+
+ Il est évidemment certain (pour ceux qui, réduisant d'un coup
+ d'oeil toutes les petites aberrations arbitraires à leur
+ dénominateur commun, savent que d'un mot dévoyé de son acception
+ réelle, peut partir une irradiation indéfinie de sottises), il
+ est, disons-nous, certain que, étant tenu compte de la hausse
+ naturelle des populations, la mortalité suit avec sa fidélité
+ ordinaire et ponctuelle la progression des dénombrements, tout
+ comme autrefois. Le nombre et la variété des maladies augmentent
+ en germes cachés, l'homme se créant des habitudes, conséquences
+ des autres branches du progrès, et l'explosion d'une débâcle
+ imminente ne doit, certes, pas être considérée comme absolument
+ impossible.
+
+ Non seulement les anciens nous surpassèrent, de l'aveu des
+ modernes, dans leurs théories hygiéniques et dans leurs
+ applications de ces théories, mais, dans l'art de guérir leurs
+ maladies, l'expérience paraît démontrer qu'ils réussissaient
+ dans la même proportion que nous. Il ne faut pas omettre,
+ d'ailleurs, que même de nos jours les anachorètes perdus dans
+ les Thébaïdes, les empiriques et les jongleurs de l'Orient, les
+ derviches de la Haute-Égypte, etc., ont aussi leurs manières
+ extra-scientifiques de guérir les plus horribles maux qui aient
+ jamais affligé notre espèce, et cela d'une façon bien autrement
+ rapide et radicale que ne guérissent les médecins d'Europe.
+
+ Il va sans dire que nous ne pouvons entrer ici dans les moindres
+ développements, et qu'il ne nous est même pas permis d'indiquer
+ d'une façon sommaire l'état d'une seule question actuelle. Nous
+ avons le regret d'être obligé de passer vite, et nous n'avons
+ d'autre prétention, dans ces notes, que celle de formuler à
+ grands traits un point de vue possible.
+
+ La médecine est liée à la chimie d'une telle sorte qu'on
+ pourrait avancer que l'une est en face de l'autre. Prenons un
+ détail de cette nouvelle science: nous sommes arrivés en chimie
+ à résumer le mystère,--ou du moins l'une de ses parties les plus
+ abstraites, sur l'hydrogène: on est à peu près certain,
+ aujourd'hui, que le poids atomique de tous les corps n'est qu'un
+ multiple exact du sien. Or, qu'est-ce que l'hydrogène?... Une
+ qualité!--Toujours des qualités; jamais de principes! «C'est la
+ devise et la justification du progrès indéfini!...» s'écrient
+ les cent ou deux cents millions d'hommes qui peuplent chaque
+ jour, du matin au soir, les trois cent mille cafés de l'Europe
+ et qui ont la bonté, après avoir ruminé synthétiquement une
+ masse indigeste de gazettes, de donner humblement le ton à
+ l'Esprit humain.--Il suffit d'affirmer ce qu'ils disent pour en
+ voir l'incertitude. Dans tout cela, certes, il y a une chose
+ fort belle et fort mystérieuse: c'est le sérieux de l'humanité
+ créant une logique en toute chose, sans savoir pourquoi, ni
+ comment; mais, comme le disaient dernièrement des astronomes en
+ proie au saisissement de nous ne savons plus quelle alerte
+ céleste: «Est-ce bien avoir raison que de n'avoir pas le temps
+ d'avoir raison?» Ah! nous nous amusons dans les ténèbres à
+ reculer d'insignifiantes décimales; nous croyons comprendre un
+ phénomène parce que nous le nommons suivant telle condition de
+ notre langage, comme si c'était là son vrai nom! Les choses
+ restent aussi cachées qu'autrefois et l'on n'y voit réellement
+ clair nulle part dans ce siècle de lumières; témoin ces deux
+ savants qui, stupéfaits d'une question de physique, se disaient
+ l'un à l'autre (et quelques-uns peuvent avoir entendu citer le
+ fait en 1861, par un éminent rationaliste, aux cours de chimie
+ du Collège de France,--au front de la planète et de l'humanité
+ scientifique):--«L'absurde lui-même n'est peut-être pas
+ impossible.»
+
+ Voilà donc le cri suprême que la raison est contrainte, à chaque
+ instant, de pousser aujourd'hui, après six mille ans de labeurs
+ et de rêves, ce qui ne laisse pas que d'engendrer certaines
+ réflexions au sujet de l'authenticité du progrès.
+
+ Ajoutons, en passant, que nous avons bien peu de spectacles
+ capables de lutter en splendeur avec Babylone, Memphis, Tyr,
+ Jérusalem, Ninive, Sardes, Thèbes, Ecbatane, etc., etc., et que,
+ sous le rapport de l'esthétique, les modernes le cèdent aux
+ anciens. D'autre part, la massue du vieux Caïn se déguise, mais
+ la flèche, l'épée ou le canon s'entre-valent; les engins de
+ meurtre s'universalisant, la supériorité disparaît: le progrès
+ devient compensation. «Nous marchons à l'abolition des guerres!»
+ disent les «agrandisseurs de l'horizon intellectuel».--Il faut
+ avouer qu'on ne s'en aperçoit pas beaucoup jusqu'à présent.
+
+ L'homme ne se nourrit pas seulement de pain: qu'est devenu
+ l'idéal? Nous ne le trouvons plus nulle part, même dans les
+ cieux. Pareils au Jupiter olympien, les penseurs ne daignent
+ rien voir.--Eh! loin de nous l'idée absurde de nier lourdement
+ le progrès: L'homme qui mit un pied devant l'autre créa le
+ progrès. Mais que le progrès puisse sortir d'un cercle
+ excessivement restreint, ou démontrer autre chose que notre
+ dépendance indéfinie et notre ignorance finale, c'est ce qu'il
+ est permis de révoquer en doute. On fait trop bon marché de la
+ science des anciens; on s'imagine volontiers une grande
+ différence entre leur niveau philosophique et le nôtre. Reste à
+ savoir si le _calme_ au sujet de l'idée de Dieu est un progrès,
+ ce que personne ne pourrait démontrer d'une manière très nette.
+ L'immensité leur était aussi bien inconnue qu'elle est inconnue
+ pour nous autres! et, en se rappelant le moindre détail
+ d'astronomie, on s'aperçoit qu'ils s'occupaient, avec méthode et
+ ferveur, de la grande question.--Par exemple, il y a deux mille
+ ans,--pour citer un fait entre mille,--l'observateur
+ d'Alexandrie, ayant inventé la sphère armillaire moderne et
+ fixé, par à peu près, l'obliquité de l'écliptique, obtenait pour
+ l'arc du méridien compris entre les tropiques une expression où
+ la science actuelle précise à peine une inexactitude à peu près
+ insignifiante. En vérité, les pas que nous avons faits dans
+ presque toutes les sciences pourraient se représenter par les
+ deux petites virgules de différence entre un calcul de vingt
+ siècles et le nôtre. Il y a quatre mille deux cents ans, les
+ Chaldéens trouvaient leur triple zaros lunaire après des calculs
+ nécessairement assez compliqués.
+
+ Les Juifs étaient fort au courant de la période de nos années,
+ qu'on prétend avoir été découverte par nous ne savons plus quel
+ moine scythe ou lapon en l'an 500 de notre ère: il suffit de
+ jeter les yeux sur leurs livres pour le voir.--Il y a trois
+ mille ans, les Chinois remarquaient la mobilité de l'écliptique
+ en observant l'aiguille d'un cadran solaire, et l'invention de
+ ce cadran se perd dans la nuit de l'histoire. Il y a deux mille
+ deux cents ans, les Babyloniens en découvraient encore
+ d'ingénieuses variétés. La découverte des précessions
+ équinoxiales date de deux mille trois cents ans; sans le
+ prétendu hasard qui nous a fait «découvrir» l'optique, il y a
+ cinq siècles (laquelle remonte à trois mille ans d'après les
+ traités d'optique de Ptolémée), et, par suite, la science des
+ réfractions de la lumière, nous ne saurions pas grand'chose de
+ plus que les anciens en astronomie.
+
+ Et que savons-nous, malgré cela? Nous connaissons quelques
+ millions d'étoiles ainsi qu'une partie des phénomènes de leurs
+ évolutions variées: les enfants d'aujourd'hui, plus analystes
+ que les petits pâtres chaldéens, peuvent, en divisant une
+ seconde au degré sur le parcours d'un rayon, savoir la distance
+ qui nous sépare de chacune d'elles, et peser la substance dont
+ elles sont composées en calculant la force d'attraction les unes
+ des autres.--Cette affirmation que tout le système solaire,--que
+ l'_Univers_, comme on dit,--ne pèse pas seulement un sextillion
+ de livres (s'il est vrai que deux et deux fassent quatre),
+ pourrait même, selon nous, éveiller un sourire dont le
+ scepticisme convenu ne serait pas tout à fait exempt d'horreur.
+
+ Oui! nous avons analysé le faisceau d'angles lumineux qu'un
+ rayon parcourant près de cent mille lieues par seconde vient
+ projeter sur notre oeil après avoir franchi, durant au moins dix
+ ans, les vastes abîmes de l'éther et les dix mille kilogs
+ d'atmosphère dont l'oeil humain supporte la pression, et nous
+ avons perfectionné nos lentilles, inventé les polariscopes,
+ rapproché un peu le ciel: ce qui revient à dire, au fond, que
+ nous jouissons, grâce à nos puissants instruments obtenus par
+ tant de travaux, de sang et de veilles, d'une vue un peu
+ meilleure que celle de ces Allemands qui, au dire de la science,
+ distinguaient à l'oeil un des satellites de Jupiter, les anneaux
+ de Saturne, et qui marquaient, un crayon à la main, des
+ distances de nébuleuses. Le télescope est peut-être comme la
+ béquille de nos yeux affaiblis et malades! Qui sait jusqu'où les
+ premiers hommes _voyaient_ naturellement? Que le monde soit âgé
+ de six mille ans, ou d'autant de milliards de siècles, tout cela
+ se vaut sous la réflexion: il faut toujours en venir au
+ _commencement_, c'est-à-dire au non-sens, au mystère, à
+ l'immémorial, à l'absurde. Les données que nous avons
+ aujourd'hui dans le détail du ciel, ou dans ses lois générales,
+ seront renversées demain, peut-être, par d'autres données et
+ d'autres lois,--et voilà tout notre substratum.
+
+ Déjà des critiques s'élèvent et d'une manière très suffisamment
+ spécieuse pour être digne d'attention.
+
+ Cependant, bien que la plupart des astronomes regardent le
+ firmament comme l'anatomiste regarde un cadavre, il n'en est pas
+ moins resté superbement inconnu. Mais on dirait que le _public_
+ n'a plus le temps de penser à lui! A peine ressentons-nous
+ quelquefois son vertige divin! Les Chaldéens concevaient la
+ grandeur des rapports qui peuvent nous unir à son silence.
+ «Imaginations de pasteurs grossiers!» dit-on. Mais toute réalité
+ suppose une imagination antérieure qui l'a pensée.--Où commence,
+ où finit _l'imagination_? Ce qu'elle voit, est ou n'est pas: si
+ ce n'est pas, comment se fait-il qu'elle puisse le voir?... Si
+ c'est au contraire, qu'est-ce que la _réalité_ d'un corps peut
+ ajouter de plus à la sienne, pour nous, puisque tout finit par
+ disparaître _pour nous_?
+
+ Ah! les enfants de la Chaldée, errant sur les montagnes au
+ milieu du vent nocturne, la ressentaient bien, cette poésie qui
+ est la conscience de la nature, et ils avaient bien raison
+ d'attacher, d'un regard de foi dépassant les progrès futurs,
+ leurs obscures destinées au cours lumineux d'une étoile, et de
+ créer ainsi, dans tout l'infini de leur pensée, un rapport
+ irrévocable de leur humilité à sa sublimité.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+Isis.
+
+
+ «Cherchez, et vous trouverez.»
+
+ «En vérité, en vérité, je vous le dis: Celui qui veut
+ conserver sa vie la perdra; celui qui veut la donner la
+ retrouvera.»
+
+ (JÉSUS-CHRIST.)
+
+
+A vingt ans et demi, Tullia Fabriana se trouva seule au monde.
+
+Cette tendance de son esprit aux profonds recueillements, tendance qui,
+au dire des physiologistes, accompagne presque toujours, chez la femme,
+une complexion disposée à la stérilité, s'était déjà si aggravée en
+elle, que ses sens, restés neufs, ne la sollicitèrent pas.
+
+Les plus attrayantes distractions lui parurent d'assez peu de valeur,
+ses travaux ayant suffi pour la blaser d'avance des plaisirs, des
+triomphes et des amours. Le plus sombre dédain commença d'emplir son
+coeur; malgré son indifférence, elle pensa que, étant belle, il
+pouvait lui arriver d'être aimée; et comme elle ne tenait pas plus à
+ressentir les bonheurs de l'amour partagé qu'à causer les tristesses de
+l'amour solitaire, elle se trouva une exception humaine.
+
+Alors, elle se décida pour un éloignement, elle s'isola, sans se retirer
+tout à fait, sans cesser de faire le plus de bien possible autour d'elle
+avec la plus large part de son immense fortune, et n'accepta du dehors
+que le respect de son nom.
+
+Dans le recueillement de sa retraite, elle rêva magnifiquement sur
+elle-même et sur le monde et s'abandonna tout entière aux sublimes
+attirances de la Pensée.
+
+Jeter un coup d'oeil désillusionné et rapide au fond de son
+effrayante science, la résumer au point de vue de la nature et de
+l'histoire, arriver à lier, par séries de rapports, les perspectives et
+les fins particulières de toutes ces observations jusqu'à la question
+philosophique, cela fut l'oeuvre de quelques mois pour sa redoutable
+intelligence.
+
+Un soir, déterminée à penser par elle-même, elle ferma ses lourds
+volumes de métaphysique et s'accouda, comme toujours, sur sa table
+d'études.--Sphinx!... ô toi, le plus ancien des dieux!... murmura la
+belle vierge prométhéenne, je sais que ton royaume est semblable à des
+steppes arides et qu'il faut longtemps marcher dans le désert pour
+arriver jusqu'à toi. L'ardente abstraction ne saurait m'effrayer;
+j'essaierai. Les prêtres, dans les temples d'Égypte, plaçaient, auprès
+de ton image, la statue voilée d'Isis, la figure de la Création; sur le
+socle, ils avaient inscrit ces paroles: «Je suis ce qui est, ce qui fut,
+ce qui sera: personne n'a soulevé le voile qui me couvre.» Sous la
+transparence du voile, dont les couleurs éclatantes suffisaient aux yeux
+de la foule, les initiés pouvaient seuls pressentir la forme de l'énigme
+de pierre, et, par intervalles, ils le surchargeaient encore de plis
+diaprés et mystérieux pour mettre de plus en plus le regard des hommes
+dans l'impuissance de la profaner. Mais les siècles ont passé sur le
+voile tombé en poussière; je franchirai l'enceinte sacrée et j'essaierai
+de regarder le problème fixement.
+
+Au moment d'entrer dans le royaume de la méditation solitaire, la jeune
+femme se surprit à détourner la tête et à jeter, pour la première fois,
+sur le rêve de la vie, des regards de douceur. Oui, pour la première
+fois, elle aurait voulu croire, aimer, oublier!...--Bientôt, dédaigneuse
+et grave, elle résista fermement et tendit toutes les puissances de son
+esprit vers les plus vertigineux sommets de l'Idéal.
+
+Les jours et les nuits se passèrent.
+
+Satan, d'après le poëme symbolique, ayant forcé les portes de l'enfer,
+regarda les ténèbres et s'élança dans leurs profondeurs à la recherche
+de l'Éden. Ses ailes battaient dans le vide que ses regards exploraient.
+Ainsi l'âme qui, venant d'échapper à son cachot[3] par la conscience de
+l'identité[4], se précipite dans le mystère de l'Être[5] pour y trouver
+la cause et la raison des déterminations ultérieures, réalise cette
+conception.
+
+Que de systèmes, anéantis sitôt que parus, flamboyèrent devant cet
+esprit!
+
+Les jours et les nuits se passèrent.
+
+Chose bien remarquable! Des considérations résultant d'un point de vue
+assez éloigné de celui où se placent, d'habitude, la plupart des femmes,
+l'induisirent à ne pas oublier l'extériorité de sa personne, malgré ses
+terribles études,--enfin à ne pas se négliger physiquement. Elle se
+décida pour un genre de vie soutenu par une méthode dont elle avait
+étudié les secrets et qui lui conserva sa magnifique pâleur de roses
+blanches et la fraîcheur de son beau sang. L'on sait que les climats
+italiens et, en général, presque tous ceux des contrées méridionales,
+favorisent et même imposent hygiéniquement l'abstinence; ainsi la
+sobriété avec laquelle vivent les gens du peuple, en Italie, et leur
+privation constante d'aliments fortifiants ne nuisent pas à leur
+nature; grâce à la nourrissante atmosphère qu'ils respirent, ils se
+portent aussi bien que ceux du Nord.
+
+Comme Fabriana tenait à maintenir son esprit dans le merveilleux état de
+santé lucide où il était, non seulement l'idée de plaisirs
+gastrosophiques l'eût modérément transportée, mais, secondée par le
+climat de Florence, elle devait adopter un régime d'une sévérité dont sa
+constitution de marbre ne pouvait se trouver que fort bien.
+
+Elle ne buvait jamais que de l'eau froide et dorée par quelques gouttes
+d'élixir; la nuit, lorsqu'elle avait bien faim, elle se suffisait avec
+un peu de pain; quelquefois des glaces, des oranges et du thé; rarement
+elle désirait des choses plus succulentes.
+
+Cet ascétisme lui évita les temps perdus et les ennuis de la maladie; et
+elle se trouvait toujours reposée.
+
+Elle se levait, se baignait aux jardins, s'enveloppait d'un peplum,
+vêtement dans lequel elle se trouvait plus à l'aise et plus rapidement
+habillée; elle venait ensuite dans la bibliothèque, s'étendait sur un
+sofa, pensait de longues heures sans quitter son attitude accoudée sur
+les coussins,--excepté pour feuilleter de temps à autre un livre de
+philosophie ou de mathématiques et parcourir un passage. Elle ne
+prononçait jamais une parole: ses yeux demi fermés ne brillaient pas; un
+signe d'admiration, de crainte ou d'espérance ne la fit jamais
+tressaillir;--seulement des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes,
+roulaient jusque parfois sur ses cils, comme des pleurs sublimes, et,
+pareille à la grande Isis, elle s'essuyait alors avec le voile.
+
+Les jours et les nuits se passèrent.
+
+Cependant le soleil était radieux sur les campagnes; les enfants
+s'aimaient dans les forêts, la nature était paisible; le printemps de sa
+jeunesse lui disait, dans la voix de ses brises venues du ciel, dans le
+parfum de ses fleurs gonflées de sève, le chant mélancolique des
+anciens: «Cinthie, les jours et les nuits s'écoulent; tu oublies de
+vivre; ne veux-tu pas faire comme les enfants, puisque tu es jeune et
+que tu es belle?»
+
+Ses veilles se prolongeaient quelquefois jusqu'au matin et toujours dans
+ce profond mutisme, dans cette intensité d'abstraction que ne venait
+trahir nul signe extérieur, et qui, depuis deux années d'identité, était
+devenu quelque chose d'effrayant; ses sommeils devaient être évidemment
+une continuation de fatigue. Jusqu'où cette femme avait-elle plongé?
+Était-il possible d'admettre, vis-à-vis d'une pareille énergie, qu'elle
+rêvait au hasard en se laissant éblouir par tous les mirages de
+l'objectivité? Non! non! la grande solitaire, à la pensée brève et
+robuste, devait savoir ce qu'elle faisait. L'immémorial mystère qui
+fait, selon nous, le fond du monde, ne pouvait pas avoir échappé à sa
+conscience ni à son esprit; peut-être que, parvenue à sa hauteur, elle
+cherchait un point de départ plus satisfaisant que la Nécessité[6].
+
+Un incident qui pouvait devenir très grave et très malheureux pour son
+existence, et que nous ne devons rapporter qu'à cause du caractère
+purement poétique dont il s'enveloppa, survint dans son existence vers
+la fin de la troisième année.
+
+Une nuit, Tullia Fabriana, renfermée et isolée dans sa pensée, comme
+toujours, était assise devant sa table: la lampe de fer, placée auprès
+d'elle, laissait dans l'obscurité les profondeurs de l'appartement, mais
+éclairait en plein cette physionomie tranquille dont les regards tout
+intérieurs paraissaient contempler des firmaments inconnus.
+
+Oh! le monde visible! la _chose_ qui trouble, malgré sa contingence
+insignifiante! Il faisait une nuit malsaine, lourde et gonflée d'orage.
+Pareils à de lointains hurlements poussés de ce côté par la planète, les
+convulsions de l'électricité se prolongeaient dans les montagnes. Le
+ciel avait des teintes d'or, de jais et de bistre; des nuages immenses
+arrivaient en toute hâte; la jeune femme pouvait entendre ces coups
+sourds, éloignés et confus dont le murmure, emporté par le vent pluvieux
+et tiède, entrait par les croisées ouvertes. On eût dit que la nature
+extérieure voulait la prévenir à l'oreille de l'attention fixée sur elle
+quelque part.
+
+Elle se leva tout à coup. C'était le premier geste de sa méditation! Ses
+yeux profonds et noirs brillèrent comme deux flammes. Son visage était
+pâle comme la mort.
+
+Il y avait dans la grande bibliothèque une sphère céleste de dimensions
+colossales; elle se trouvait placée en face d'une vaste fenêtre à
+vitraux toute grande ouverte. La nuit incendiée par les éclats de la
+foudre faisait, avec une vie merveilleuse, étinceler comme des astres
+véritables les innombrables étoiles d'or et d'argent incrustées sur
+l'énorme boule bleue. Une spirale aux degrés de velours entourait cette
+sphère; au sommet, sur une plate-forme étroite, étaient jetés deux ou
+trois coussins et des instruments d'astronomie étaient épars sur ces
+coussins.
+
+La lampe brûlait sur la table.
+
+Tullia Fabriana,--sans doute l'orage l'avait indisposée un
+moment,--porta la main à son front. A voir l'expression fixe de ses
+regards, il devenait présumable que le ciel, la terre et la nuit étaient
+loin de sa pensée, et qu'elle ne savait ni n'entendait rien de ce qui se
+passait autour d'elle.
+
+Elle s'approcha de la sphère à pas lents, monta les degrés, et jetant
+les compas sur le tapis, elle chancela. Sa tunique, désagrafée comme un
+manteau, glissa le long de son corps; ses cheveux déroulés autour d'elle
+l'enveloppèrent, et, aux lueurs de la nuit, ils ressemblaient à des
+rayons.
+
+Elle apparut, blanche et lumineuse, sans remarquer la profondeur de
+l'orage et des ténèbres, sans prendre garde à l'espace brutal et
+noir!... Elle apparut, comme la déesse de ces nuits d'horreur, où ceux
+qui cherchent ne trouvent pas.
+
+Mais à quoi songeait-elle? A quels étonnements son esprit pouvait-il
+s'abandonner pour la première fois?
+
+La foudre entra, comme par hasard, avec un hideux éclair, par la fenêtre
+ouverte, dans l'appartement, à l'instant même.
+
+Le fluide la jeta évanouie sur la sphère de porphyre. Elle resta
+renversée sur le dos, les membres étendus, les cheveux flottants, les
+yeux fermés, au milieu de la monstrueuse commotion du tonnerre.
+
+Par un de ces effets, un de ces absurdes et heureux prodiges que la
+foudre commet quelquefois, elle ne fut pas blessée. Aucun mal. La
+secousse ayant été seulement d'une grande violence, elle resta plusieurs
+heures sans mouvement, comme accablée. A part cette fatigue,
+l'électricité ne lui laissa aucun souvenir de sa visite.
+
+Lorsqu'elle revint à elle, il faisait grand jour; le temps était
+superbe; la bonne odeur de l'herbe après l'orage embaumait les airs;
+elle s'accouda, rêva quelques instants, puis se leva et descendit sur le
+tapis.
+
+Une fois vêtue, elle alla vers la fenêtre, regarda les arbres, le ciel,
+les fleurs, l'espace immense.
+
+--Cinq heures de perdues!... dit-elle avec beaucoup de douceur.
+
+Ce fut tout, et quelques minutes après, elle parut avoir oublié le
+terrible incident qui était venu la troubler à cause de l'imprudence
+qu'elle avait faite de laisser les fenêtres ouvertes pendant les nuits
+d'orage.
+
+Quelques jours après, elle changea tout d'un coup sa manière de vivre.
+Elle passa les journées seule, à cheval, à courir dans les vallées, et
+ne s'en retournant au palais que le soir.
+
+Depuis cette nuit extraordinaire, ses traits avaient pris l'expression
+d'une tranquillité de statue: on eût dit que ce n'était point la fatigue
+qui l'avait fait se lever en sursaut, et que ce n'était pas l'orage qui
+l'avait pâlie!... Elle paraissait simplement suivre, depuis son réveil,
+les immenses enchaînements d'une pensée unique.
+
+Un jour, elle revint dans la bibliothèque. Elle ouvrit l'un des volumes
+de magie, et après de longues heures, ayant aligné quelques chiffres sur
+la marge avec son crayon:--«C'est bien!»--dit-elle à voix basse, et elle
+ajouta sourdement:--«J'attendrai.»
+
+Les jours et les nuits se passèrent.
+
+Elle ne perdait pas de vue le monde; le monde ne pouvait la troubler.
+Elle assistait assez volontiers aux soirées et aux bals. Elle y tenait
+son rang superbe.
+
+Elle causait, sans ennui, de choses et de détails usuels et souriait
+gracieusement au milieu de réparties enjouées. Certes ses brillantes
+amies et ses danseurs ne se doutaient guère que leurs compliments et
+leurs paroles tombaient dans son âme profonde, comme en hiver les sons
+de cloche des hameaux tombent, emportés par les rafales nocturnes et
+lointaines, dans la désolation de l'espace...
+
+A cette soudaine velléité de distractions, il eût été possible de penser
+que, défaillante comme les autres devant le Problème, elle avait
+intérieurement renoncé à franchir le passage. Mais elle avait un double
+aspect: son regard fixe, son immobilité dans la solitude, et, dans le
+monde, cette simplicité, cette insoucieuse élégance de paroles,
+témoignaient par leur ensemble qu'elle avait une raison pour agir de la
+sorte et que son idée était passée dans la sphère de l'action.
+
+Le génie ne se paye pas d'un découragement, et c'est pour cette raison
+qu'il est le génie. Il est pareil au soldat frappé dans l'emportement de
+la mêlée, qui, ne s'apercevant pas de son sang perdu, continue à marcher
+sur l'ennemi et ne s'arrête qu'au moment où il remarque la mort,
+c'est-à-dire son devoir terminé.
+
+La pensée de Tullia Fabriana ne devait pas avoir bronché dans les
+abîmes; il était clair que, pareille au plongeur de la ballade, elle
+rapportait la coupe d'or à quelque roi inconnu.--Maintenant, c'était
+passé!... La lutte était finie; l'ange était vaincu. Les sueurs
+mortuaires de l'angoisse, la vaste épouvante du désespoir, la sublime
+extase de la vie éternelle, tout cela formait, au fond de son âme, un
+sombre amas de souvenirs. Elle était comme un voyageur qui revient des
+pays inconnus. Son front grave avait la beauté de la nuit: c'était la
+reine du vertige et des ténèbres. La terre, ses climats et ses races
+devaient lui apparaître comme sur une toile aux rapides et fantastiques
+visions. Peut-être avait-elle découvert, au sommet de quelque loi
+stupéfiante, le vivant panorama des formes du Devenir; peut-être que
+l'abstraction, à force de splendeurs, avait pris pour elle les
+proportions de la suprême poésie.
+
+En toute certitude, une pareille âme ne devait pas être dupe de son
+ombre, et si elle avait posé quelque point, si elle s'en était tenue à
+quelque chose, c'est qu'il l'avait fallu. Ce ne pouvait pas être pour le
+seul plaisir de suivre des idées au vol qu'elle s'était déterminée à
+côtoyer, à chaque heure du jour et de la nuit depuis trois années, la
+folie, le delirium tremens, les fièvres d'hallucination, etc., et tout
+le cortège de la Pensée.
+
+Elle était parvenue à cette hauteur où les sensations se prolongent
+intérieurement jusqu'à s'évanouir d'elles-mêmes; c'étaient comme des
+rapprochements familiers de ses actions présentes avec des souvenirs
+confus... Des avertissements lui venaient de toute part, de
+l'Impersonnel, silencieusement. Ces phénomènes se posaient devant sa
+pensée comme devant un miroir impassible: une obscurité imprévue pesait
+sur ses moindres actions; il lui semblait qu'elle distinguait, sans
+efforts, le point où les profondeurs de la vie banale vont s'enchaîner
+aux rêves d'un monde invisible, de sorte que les détails de chaque jour,
+devenus définis, avaient une signification lointaine pour son âme.....
+
+Elle avait vingt-quatre ans. Elle avait voyagé, comparé, médité sur les
+lois sociales, appris les détails des grandes causes; à dater du jour où
+elle avait parlé seule, sa volonté parut avoir pris possession d'une
+idée fixe. Elle se remit à voir le monde, à le voir d'une manière suivie
+et calculée: trois années se passèrent, et ces trois ans après, à
+vingt-sept ans, celui qui eût pénétré dans sa vie intime, eût été
+surpris d'y reconnaître un côté nouveau et fort singulier.--Une fois,
+dans le temps, une circonstance dont l'origine obscure semblait se
+rattacher à des questions peu importantes pour elle, l'avait impliquée
+au milieu d'une vaste et royale intrigue dont elle avait accepté le rôle
+le plus difficile et qu'elle avait menée à bien.
+
+Elle en avait profité, par présence d'esprit, pour s'approprier
+d'inestimables secrets. Outre sa fortune dont l'origine était
+suffisamment reconnue et définie, elle avait dans sa mémoire une autre
+fortune et un grand pouvoir. En sondant plus loin, on eût découvert une
+chose merveilleuse: c'est que, à force d'habileté pratique, de relations
+élevées et de science du détail, elle avait fini très rapidement, sans
+être remarquée, par dominer, sans bruit et comme en se jouant, presque
+tous les hommes de valeur disposant d'une force matérielle en Italie.
+
+Cette puissance cachée s'étendait jusqu'aux États romains. Du fond de
+son palais, elle exerçait sur les divers actes des gouvernements la
+suprématie qu'elle s'était acquise en vue d'un but indéfinissable. Elle
+s'était déterminé à elle-même, sans aucun doute, des résultats à
+venir,--mais la profondeur en échappait à ses plus subtiles créatures.
+Ceux qui la servaient en vertu d'obligations tacites ou d'espérances
+intéressées étaient loin de se douter de leur nombre. Bien plus! en
+politique, elle passait, aux yeux les plus clairvoyants, pour une femme
+indifférente ou de portée ordinaire; car, par un trait de dissimulation
+magistrale, elle parvenait à laisser croire qu'on agissait de soi-même.
+Elle écrivait peu cependant, et voici pourquoi ses lettres étaient plus
+compromettantes pour celui qui les recevait que pour elle.
+
+Elle répétait mot pour mot d'abord la demande qu'on lui faisait, ce qui
+spécifiait clairement et sans ambiguïtés possibles, le sens exact de la
+réponse; maintenant, 1° si la question n'était point posée dans des
+termes suffisamment précis pour pouvoir, au besoin, devenir une arme
+entre des mains expertes, elle répondait d'une façon vague et brève; 2°
+si elle jugeait qu'on s'était livré à elle, elle renvoyait purement et
+simplement la lettre, avec un «oui» ou un «non» au verso, de telle sorte
+qu'on ne pouvait montrer la réponse sans la demande. Elle restait ainsi
+toujours libre et sûre d'elle-même. Cette méthode avait ceci de
+réellement très fort, qu'elle déconcertait les soupçons de ceux qui
+pouvaient la croire d'une certaine envergure de desseins, puisqu'elle
+leur rendait leurs armes; mais on ne songeait pas à cette conséquence:
+
+Elle évitait par là ces divers commentaires auxquels est exposée la
+conduite d'une femme dont on redoute l'influence, parce que, n'ayant
+qu'à se louer d'elle, on n'était pas pressé d'en faire parade, cela
+supposant infériorité.
+
+Peu de bruit se faisait donc en diplomatie autour de son nom. Les
+mailles solidement ténues de ce réseau dont elle enveloppait, dans
+l'obscurité, une bonne partie des arrêts de la politique impériale ou
+romaine, aboutissaient à son doigt par un suprême anneau qu'elle mouvait
+de temps à autre.
+
+Bien que, dans ses voyages, elle ne parût qu'à de longs intervalles aux
+grandes réceptions des nonciatures, aux soirées officielles des
+consulats ou plutôt des préfectures d'Autriche et aux bals flamboyants
+des ambassades de France, d'Angleterre et d'Espagne; bien que l'accueil
+dont on l'y acceptât n'eût jamais donné lieu de soupçonner des liens de
+plus intime déférence que celle due à son rang ou à ses prestiges
+personnels, elle aurait presque infailliblement prédit le jour où tel
+décret serait signé par un pontife, un parlement, une reine ou un
+empereur.
+
+Que se proposait-elle d'atteindre?... Que voulait-elle amener?... Que
+lui importaient ces manoeuvres, à elle, dont les habitudes et les
+goûts étranges mettaient l'existence en dehors de toute lutte
+sociale?... A elle qui ne ressentait aucun désir d'augmenter sa position
+ni d'être utile à celui-ci ou à celui-là?... Aucune patriotique
+illusion?... A quoi bon cette trame permanente, souterraine, qu'elle
+tissait froidement depuis trois ou quatre années?... C'était
+impénétrable.
+
+Toujours est-il que son plan, quel qu'il fût, restait, à cause de ces
+manières d'agir, enveloppé de ténèbres et d'inattention.
+
+C'était donc chez cette femme extraordinaire qu'étaient venus ce
+soir-là le prince Forsiani et son jeune ami le comte Wilhelm. Ils
+attendaient dans un salon.
+
+ Note 3: Le moi.--Voyez FICHTE, _la Logique_.--Voir aussi _Traité
+ des Sensations_, par l'abbé DE CONDILLAC, et LÉLUT, _Physiologie
+ de la Pensée_.
+
+ Note 4: Voir SCHELLING, _Idéalisme transcendantal_, et ne pas
+ tenir compte de ses notes (dans l'_Appréciation des OEuvres de
+ M. Cousin_) au sujet de HÉGEL, notes dans lesquelles se trouve
+ cette proposition: «_Ce_ qui _est_ est le primitif; son être
+ n'est que l'ultérieur,» etc.,--attendu que ceci n'est d'aucune
+ nécessité, ne se prouve point et ne se pense pas plus que la
+ proposition de HÉGEL.
+
+ Note 5: Voir HÉGEL, logique, _la Science de l'Être_. L'identité
+ de l'être et du néant, considérés dans leur _en soi_ vide et
+ indéterminé. Les personnes qui ne sauraient pas l'allemand
+ peuvent consulter la belle traduction de M. VÉRA, l'un des
+ monuments philosophiques de ce siècle.
+
+ Note 6: Ceci soit dit sous le critérium hégélien, et avec une
+ réserve dont l'explication devra être donnée dans le second
+ volume de cet ouvrage.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+La présentation.
+
+
+ «Almanzor, voiturez-nous ici les commodités de la
+ conversation.»
+
+ (MOLIÈRE, _les Précieuses_.)
+
+
+La marquise entra.
+
+Le salon donnait sur les jardins. Devant les grandes croisées
+entr'ouvertes, les draperies remuaient légèrement. Des dalles blanches
+tenaient lieu de tapis ou de parquet. Les housses de gaze argentée
+nouées au bout des torsades enveloppaient les lustres du plafond. Çà et
+là de lourdes chaises d'ébène sculpté, tendues en velours noir, et un
+sofa pareil, près d'une fenêtre. Sur les boiseries de couleur sombre se
+détachaient, dans leurs cadres d'or, de magnifiques peintures du Guide
+et du Titien. Une torchère pleine de bougies, placée derrière une vasque
+de marbre d'où s'échappaient de grosses gerbes de fleurs naturelles,
+éclairait l'appartement. La haute cheminée aux candélabres éteints,
+supportait une grande pendule en bronze de Florence: des panneaux
+armoriés indiquaient des portes sur d'autres salons du palais.
+
+Les deux gentilshommes étaient debout vis-à-vis d'un tableau.
+
+Tullia Fabriana les salua d'un mouvement de tête, demi-souriante. Le
+prince, avec une négligence amicale, d'un tact et d'un goût parfaitement
+mesurés, s'inclina; Wilhelm s'inclina aussi, mais troublé comme par un
+éblouissement.
+
+La marquise, avec un signe d'approcher, vint auprès de la fenêtre. Le
+prince Forsiani prit le jeune homme par la main:
+
+--Madame la marquise, dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter le comte
+de Strally-d'Anthas.
+
+Tous deux prirent place devant la jeune femme. Elle s'était appuyée, en
+s'adossant, les mains à moitié jointes: son coude reposait sur l'un des
+bras du sofa.
+
+--Monseigneur, ne me disiez-vous pas, hier au soir, que vous deviez nous
+quitter cette nuit même? demanda-t-elle.
+
+--Oui, madame: et, si quelques soins vous inquiétaient près de la cour
+de Naples, serais-je assez heureux d'y veiller à votre place?
+
+--La reine m'a fait l'honneur de m'écrire la semaine passée, et deux
+lignes, ajoutées par lord Acton, exprimaient d'assez vives instances au
+sujet d'une réponse immédiate. Plusieurs difficultés ne m'ont point
+permis de le satisfaire avant ce soir. Je désire simplement offrir à Sa
+Majesté mes regrets de ne pouvoir lui être utile dans les circonstances
+dont elle me parle,--et, puisque vous me laissez disposer de votre
+complaisance...
+
+Le prince Forsiani s'inclina.
+
+--Mon absence ne sera pas longue, je l'espère, ajouta-t-il.
+
+Pendant que Fabriana parlait, Wilhelm était devenu la proie d'un
+phénomène d'une froide horreur.
+
+Cette _voix_, ce timbre de _contralto velouté_ ne lui était pas inconnu,
+cela était certain.
+
+Mais--et l'intensité du sentiment avait pris en lui les proportions
+d'une réalité évidente--il lui semblait que ç'avait été bien loin, dans
+l'impalpable passé, au milieu de pays frappés d'un silence sans échos,
+silence terrible, dans des âges oubliés dont il ne pouvait concevoir la
+date, que ç'avait été dans ce néant qu'il avait entendu la _voix_. Il se
+rappela les singulières confidences du prince dans les Casines et il eut
+assez d'empire sur lui-même pour demeurer d'un visage égal.
+
+Cette hallucination ne dura qu'un instant. «J'ai rêvé,» pensa-t-il; et
+il ne s'en inquiéta pas davantage.
+
+On causa de choses de hasard pendant quelques minutes, puis cela fut
+ramené aux affaires du temps. Sur une allusion que parut avancer le
+prince Forsiani au sujet de la paix ou de la guerre, la marquise le
+regarda:
+
+--Votre Excellence me pardonnera, dit-elle: je ne désire connaître aucun
+détail, mais je pensais que l'ambassade avait en vue des motifs d'un
+ordre différent.
+
+--Ces motifs touchent aux intérêts les plus graves, répliqua Forsiani.
+La question des finances de Naples est très obscure: les valeurs, sans
+doute à cause des excessives dépenses de la cour, sont tombées dans un
+discrédit si fâcheux aujourd'hui, que,--un juif aisé, par exemple, s'il
+savait acheter d'une certaine façon, pourrait s'installer, demain
+peut-être, sur le trône de Gonzalve de Cordoue. Cela réaliserait une
+miniature assez triste de ces banquiers de l'ancienne Rome qui
+trafiquaient de la puissance impériale. Voilà cependant le résultat vers
+lequel nous allons.
+
+--Ah? dit Tullia Fabriana, toujours impassible.
+
+--Je le crois, ajouta le prince. En vérité, ces questions finissent par
+dominer toutes les autres; les peuples menacent, l'avenir s'assombrit.
+
+--C'est vrai, dit la marquise, et il me vient une amusante idée. Si, par
+miracle, et toute pavoisée, une flotte lui arrivait du ciel,--un peu
+comme cette manne suprême que les Hébreux avaient si grand soin de
+recueillir autrefois,--pensez-vous que le roi Ferdinand la refuserait?
+
+Ce fut le tour du prince Forsiani de regarder Fabriana.
+
+--La résignation aux coups du ciel est une vertu royale, belle dame,
+répondit-il.
+
+--La résignation!... D'après vos paroles, serait-il bien surprenant que
+Sa Majesté sicilienne fût mise à même, bientôt peut-être, de la
+pratiquer fort sérieusement? Est-il défendu de supposer l'existence de
+ceux qui savent acheter les choses avec de l'acier, du fer et du plomb,
+à défaut de métal plus précieux?
+
+Et elle se mit à rire.
+
+--Les Lamberto Visconti se font rares, Madame: de tels exemples sont
+devenus si difficiles à suivre!... Jouer sur un coup de dés son
+existence contre l'avantage d'être roi, n'est plus une chose si
+attrayante.
+
+--Croyez-vous, Monsieur de Strally?... demanda la marquise en souriant.
+
+--Madame, répondit Wilhelm, j'estime que se trouver seulement à même de
+risquer cette partie est une précieuse faveur du destin.
+
+--Est-ce que vous seriez attristé de votre sort si, l'ayant essayée,
+vous aviez perdu?
+
+--Non, madame.
+
+--Que vous disais-je, prince?
+
+La voix douce de Wilhelm, le naturel de sa tenue accomplie, excluaient
+de ses réponses toute idée d'ostentation. C'était un grand seigneur; il
+parlait simplement. Le trouble et l'émotion ardente qu'il comprimait ne
+pouvaient transparaître, et pour Fabriana seule, que d'une manière
+intuitive et voilée.
+
+Le diplomate, connaissant le monde, se demandait avec inquiétude: «Lui
+serait-il absolument indifférent?» Mais il ne s'arrêta pas à cette idée.
+
+A ce moment, une charmante jeune fille, vêtue d'un costume grec, entra,
+posa sur une table un plateau de vermeil chargé de liqueurs à la neige
+et se retira sans bruit.
+
+--Acceptez-vous?... dit gracieusement Fabriana.
+
+On refusa par un mouvement de la main.
+
+--Ainsi, continua-t-elle, vous pensez, Monseigneur, que, par exemple,
+notre cher tyran, M. de Habsbourg, interviendrait si le juif dont vous
+parliez se trouvait bien élevé?
+
+--Les rois ne sont-ils pas tenus de prendre de l'intérêt les uns pour
+les autres? répondit le prince, assez surpris de cette insistance.
+
+--Oh! je suis de l'avis de tout le monde là-dessus!...
+
+--Permettez, c'est n'en pas avoir, marquise.
+
+--Mais c'est avoir celui de tout le monde, dit-elle.
+
+Forsiani regarda Wilhelm, auquel échappa, comme il était un peu jeune et
+qu'il ne faisait qu'admirer en ce moment, une partie de cette puissante
+réponse.
+
+--Madame, il y aurait encore, sans aucun doute, bon nombre de Majestés
+choquées du sans-gêne de cet habile homme, fit-il, ne sachant pas où
+elle voulait en venir.
+
+--Supposons, si cela vous est égal, quelqu'un de moins hébraïque, je
+crois pouvoir vous affirmer que les bien-aimés cousins du roi seraient
+alors distraits, comme le roi de France Louis XIV et son ministre furent
+distraits quand le seigneur Olivier se mit à protéger l'Angleterre et le
+roi Charles de Stuart. Combien y eût-il de Majestés choquées du
+«sans-gêne» de ce brillant personnage?... Vous voyez, il suffit de
+prendre son temps. Supposons mieux: voici M. d'Anthas; l'idée lui vient
+tout naturellement d'être roi de Naples. Qui s'opposerait à la réussite
+d'un pareil projet mené d'une manière convenable?
+
+Le prince Forsiani fut un instant sans répondre.
+
+--M. de Strally-d'Anthas est un peu jeune, dit-il enfin, comme en
+acceptant la plaisanterie.
+
+--Voulez-vous, dit-elle en s'adossant et avec une négligence enjouée,
+voulez-vous que je vous conte une petite histoire?--Un prince (un prince
+comme M. de Strally pourrait facilement le devenir: une terre en Italie
+suffirait), le prince Carlos, en Espagne, avait dix-sept ans, juste
+l'âge de M. le comte, et à peu près l'âge d'Alexandre quand celui-ci se
+mettait, par forme de distractions, à défaire les armées des grands rois
+de l'Asie et à conquérir le monde. Vous ne me direz pas, je le pense,
+que le prince était infant? Sa mère, une Farnèse, lui avait donné Parme,
+à quinze ans, pour l'habituer. Un matin, il s'éveille avec la pensée
+dont nous parlons: être roi des Deux-Siciles. Il en fait part à M. le
+duc de Mortemart, l'un de ses amis. M. le duc lui répond, naturellement,
+que son père en sera très enchanté. De fil en aiguille, on arrive à se
+trouver dans les veines du sang des Capétiens et des Bourbons, etc.,
+etc.;--à plaindre le sort de ce malheureux État de Naples, en butte aux
+«factions» qui le divisent...;--à vouloir _relever ce grand peuple_...
+Enfin, il part, emmenant quelques centaines d'hommes à sa suite. Il
+débarque, bat les Impériaux à Bitonte comme un ange; se saisit, à
+l'improviste, du sceptre et du trône, se fait couronner roi par le pape
+Clément XII, et reçoit l'investiture du royaume par le congrès d'Aix,
+avant que personne ait eu le temps de se remettre. Vous avez vu cela,
+prince. Vous étiez attaché à l'ambassade romaine, je crois, et vous
+connaissiez intimement son futur ministre, Tannuci. Et lorsque
+l'Autriche voulut reprendre son bien de la veille, vous vous souvenez
+de la défaite essuyée à Velletri? Quel enthousiasme pour le jeune roi!
+Femmes, petits paysans, que sais-je! tout cela prenait les armes et se
+faisait tuer. Ce sont des faits. Voilà comment le prince Carlos de Parme
+devint Charles III de Sicile.
+
+Cependant, l'Angleterre avait, ce qu'elle a toujours, un intérêt à
+s'installer dans le golfe napolitain, position militaire et industrielle
+qu'elle occupera, certes, avant peu d'années;--cependant le clergé
+italien, le gouvernement du Saint-Père, avait des raisons passablement
+solides pour négocier avec le peuple une de ces transactions délicates
+qui ont pour conséquences d'augmenter le Livre de plusieurs millions
+(déception dont je ne pense pas que Charles III l'ait dédommagé
+suffisamment par la suite);--et cependant Naples appartenait, depuis
+Charles-Quint, à la maison d'Autriche. Il y avait donc, il me semble,
+d'assez graves intérêts, représentés par trois des cabinets
+diplomatiques les plus experts de l'Europe, pour s'opposer à ce rapt
+merveilleux. Eh bien, non: un enfant se dit: «Voilà une petite couronne
+qui m'irait bien,» et vous voyez le fini, la netteté et la perfection de
+la déroute de ces trois puissances: Rome, l'Autriche et l'Angleterre.
+
+Je trouverais de tels faits d'armes, exécutés par de tout jeunes gens, à
+chaque feuillet de l'histoire. Tenez, vous parliez tout à l'heure de
+Gonzalve de Cordoue, le plus grand capitaine des armées espagnoles, un
+vice-roi, un vétéran de ruse et de gloire, un guerrier des Croisades, un
+général invincible!... On lui dépêche un enfant de dix-neuf à vingt ans,
+et ce petit jeune homme,--sans expérience, comme on dit,--remporte, en
+fait, sur le vieux maître, trois accablantes victoires coup sur coup.
+Vous voyez que la jeunesse n'est pas impossible en ces occasions,
+prince. Je suis donc autorisée à penser que, devant cet empire
+d'Autriche fait de morceaux, un tel, d'une certaine naissance et d'une
+certaine valeur dans la mesure de l'ambition, pourrait, du soir au
+lendemain,--mon Dieu!... faire valoir ses droits, comme on dit en
+termes honnêtes, ou comme peuvent le dire les chefs de toutes les
+dynasties... Mais à quoi bon parler de cela?... dit Tullia Fabriana
+changeant de ton subitement: les rois sont des enfants terribles très
+occupés de toucher à tout: voyez comme M. de Strally est un jeune homme
+silencieux et sage!
+
+--Cela prouve, répondit le prince, qu'un duc de Mortemart est quelque
+chose aussi.... Selon vous, marquise, l'usurpation pleine et entière du
+royaume de Naples serait donc chose sérieusement permise et faisable?
+
+--Tout est faisable, et vous savez bien, cher prince, que, en politique,
+bien des choses sont permises, excepté de ne pas réussir. Mais
+arrêtons-nous, je vous en prie, nous aurions l'air de conspirer, ce qui
+finirait par assombrir la conversation, ajouta la belle souriante.
+
+Dix heures sonnèrent à cette église qui date du temps de Charlemagne,
+Santa-Maria della Trinita.
+
+--Chère marquise, au revoir! dit le prince en se levant.
+
+--Vous me quittez?
+
+--Une visite forcée au gouverneur du Vecchio... D'après nos dernières
+paroles, ne faut-il pas que je prévienne la forteresse de se bien tenir?
+
+--Ah! si c'est pour le bien de l'État, je vous pardonne, répondit
+Fabriana. Bonsoir et bon voyage.
+
+On se leva.
+
+--Qui sait?... continua-t-elle, vous me reverrez peut-être à Naples
+bientôt; l'air y est très pur.--Au revoir donc, cher prince.
+
+Et elle lui tendit la main. Le prince, amicalement, lui baisa le bout
+des doigts.
+
+--Je reçois demain, dit-elle en se retournant tout aimable vers Wilhelm.
+J'espère vous voir dans la soirée, monsieur le Comte.
+
+--Votre Grâce est mille fois bonne pour moi, répondit le jeune homme en
+s'inclinant.
+
+Fabriana restée seule revint s'asseoir à sa place. Son visage avait
+pris une expression soucieuse et sombre: on n'eût pas reconnu la femme
+de tout à l'heure en face de cette soudaine transformation. Au bout
+d'une minute, elle murmura sourdement quelques mots sans suite..., puis
+elle se leva et sortit du salon.
+
+Le prince et Wilhelm descendirent. Une fois en selle:
+
+--Vous pouvez continuer de vous tenir ainsi demain, dit Forsiani; mais
+soyez maître de vous comme ce soir. Pas de folies, mon cher
+enfant!...--pas encore, du moins, ajouta-t-il avec un sourire.
+
+--Soyez tranquille, monseigneur, répondit Wilhelm.
+
+Ils prirent un temps de galop. Arrivés au quai de la Trinité:
+
+--Au revoir, Wilhelm, dit l'ambassadeur; si vous avez besoin de votre
+vieil ami, vous m'écrirez à Naples.
+
+Le jeune homme se pencha vers le prince et l'embrassa d'un mouvement
+spontané.
+
+--Allons, courage! ajouta le prince Forsiani d'une voix un peu émue;
+sans vous en douter, le plus difficile est fait. Courage et au
+revoir!... Vous voilà dans la vie! Marchez.
+
+Il lui pressa fortement la main et partit vers la via Larga.
+
+Le jeune homme demeura seul, une minute, rêveur et immobile. Le ciel
+était bleu, les étoiles brillaient, les orangers embaumaient, la nuit
+était sereine et tiède.
+
+--Je suis jeune, dit-il; et il passa la main sur son front.
+
+Une sérénade lointaine parvint jusqu'à lui.
+
+--O mon Dieu! dit-il avec l'accent d'une tristesse naïve et profonde,
+pourquoi n'aimerais-je pas, moi qui suis seul sur la terre?... Oh! comme
+cette femme est belle! Comme je l'aime déjà, comme je l'aime à en
+mourir!...
+
+Quelques instants après, il piqua des deux et prit la route opposée,
+vers San-Lorenzo.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+Le palais enchanté.
+
+
+Le palais Fabriani était un labyrinthe superbe dont les méandres
+cachaient un ordre savant. Les grands architectes florentins du XVe
+siècle y avaient dépensé un soin et une magnificence de plans extrêmes.
+La marquise n'y avait rien changé,--ou que fort peu de choses. Les
+secrets intérieurs de ce palais dataient de deux cents ans et, seule,
+dans ce monde, elle en tenait le fil d'Ariane.
+
+Comme il était situé sur des terrains élevés, loin des autres palais,
+on ne pouvait, d'aucun édifice, plonger la vue par dessus les murs du
+parc et des jardins. Ces murs avaient de trente à trente-cinq pieds de
+hauteur, et trois ou trois et demi d'épaisseur. Des lierres énormes, des
+fleurs et de la mousse les couvraient presque entièrement. La grille de
+la longue avenue se fermait par des battants en fer massif.
+
+Les grands arbres étaient bien touffus et serrés dans les allées. Il y
+avait des statues antiques, une fontaine au mince filet d'argent reçu
+dans une urne d'albâtre; des cygnes dans un bassin entouré de cyprès et
+bordé de marches en marbre blanc; des buissons de roses d'Égypte, des
+milliers de fleurs d'Asie et d'Europe, de larges feuilles tombées sur le
+gazon, des lévriers étendus et gracieux.
+
+Et puis le grand silence.
+
+Le parc, au milieu, était comme une vaste nappe d'herbe émaillée où
+jouaient des chevreuils et des gazelles. On ne sait quoi d'oriental
+émanait, au soleil, de ces parfums et de ces ombrages; un charme
+mystérieux et profond courait dans l'air de cette solitude. Les jardins
+de Circé devaient être pareils.
+
+Ce silence de grandeur enveloppait le palais depuis bien des années. Il
+n'en sortait jamais, à part ses nuits de fêtes; nuits rares.--La porte
+intérieure de ces jardins était condamnée; on n'y pouvait descendre que
+par le balcon de Tullia.
+
+Le personnel occupait l'autre façade, celle qui, située au delà des
+cours intérieures, donnait sur Florence. La marquise s'était réservé
+exclusivement toute la façade qui avait vue sur les jardins; excepté les
+jours de réception, les domestiques n'entraient pas dans cette partie du
+palais; Xoryl suffisait à Fabriana.
+
+Xoryl était cette jolie enfant au costume grec, entrevue dans la soirée.
+
+C'était une fille d'Athènes autrefois abandonnée, à douze ou treize ans,
+par une famille inconnue et triste, aux hasards des rues. Tullia l'avait
+aperçue un jour, en voyage, sur le grand chemin: l'enfant jouait au
+milieu des ruines. La marquise parut examiner avec une attention
+soudaine et singulière les traits de cette petite fille, et, la prenant
+dans sa voiture, elle l'avait simplement ramenée avec elle en Italie.
+
+Laissant croître dans son palais cette fleur de misère, celle-ci était
+devenue charmante. Pendant les fièvres gagnées au changement de climats
+et d'existence, Fabriana l'avait veillée elle-même avec mille soins, et
+si la belle Xoryl n'était pas sous terre, elle le devait à sa maîtresse.
+On la faisait élever et instruire durant les premières années: jamais la
+marquise ne lui avait adressé une parole de reproche ou
+d'impatience:--et l'enfant se trouvait heureuse dans son esclavage
+tranquille! Elle se laissait vivre sans rien aimer que Fabriana et se
+serait sacrifiée de bon coeur s'il l'eût fallu.
+
+Ce n'était point son amie, ce n'était pas sa servante: c'était sa
+protégée. A peine avait-elle à s'occuper d'une tâche légère que la
+douceur de sa maîtresse lui rendait facile et aimable. N'était-ce pas un
+plaisir de lui être de quelque utilité?... Prédisposée, par les traits
+de sa figure, aux habitudes solitaires, Xoryl était silencieuse et avait
+le goût de l'isolement. Elle se plaisait à rêver dans sa chambre,
+étendue sur le tapis, accoudée sur un coussin, et suivant du regard, à
+travers les longs cils noirs de ses paupières, la fumée d'un narguilhé,
+comme les sultanes des sérails. Elle aimait à rêver aux golfes de la
+Grèce, aux temples des dieux des vieux âges, et à ses verdoyantes
+montagnes païennes. Humble, elle se souvenait encore de son pays, bien
+que son pays n'eût eu pour son enfance qu'une amère hospitalité, et
+comme sa pensée, à cause de l'air où respirait Tullia Fabriana, s'était
+élevée aussi, tranquillement, elle ne se rappelait son pays que pour se
+souvenir de la beauté de son ciel, de sa pauvreté fière, des ruines qui
+avaient accueilli son enfance, de la gloire des guerriers morts dans
+les temps anciens et de la liberté perdue.
+
+Ainsi vivait Xoryl, fidèle et taciturne.
+
+Parfois on lui donnait des perles, des diamants ou des bracelets de
+sequins, en lui disant dans le doux langage d'Athènes et après un baiser
+sur le front:
+
+--Tu es libre de me quitter, Xoryl; te souviendras-tu de moi quand tu
+seras dans ton pays?
+
+Ce à quoi Xoryl souriait, sans répondre, en la regardant naïvement avec
+des yeux humides.
+
+Le fez de cachemire noir dont le gland d'or ondulait sur son épaule
+jetait, avec le reste du costume d'Orient, comme un charme natal sur sa
+jolie physionomie. Elle paraissait recevoir l'ombre et la lumière de la
+beauté de Fabriana lorsqu'elle se tenait devant elle; et puis elle s'en
+allait avec ce qu'on lui avait donné.
+
+Cette jeune fille suffisait donc à Fabriana quand elle voulait se
+maintenir dans une profonde et absolue retraite; et voici par quels
+simples détails elle était parvenue à dominer complètement cette
+retraite et à se reconnaître dans l'immense palais.
+
+Les grands escaliers d'honneur qui menaient aux trois différents étages
+du palais se scindaient sur le palier du premier étage, grâce à une
+cloison à coulisses cerclée de lames de bronze qui se déployait à
+volonté et se barrait en dedans. Les autres escaliers de service,
+conduisant aux étages de cette façade des jardins, avaient été murés.
+
+Les colonnades du rez-de-chaussée qui bordait les jardins étaient
+comblées, dans leurs intervalles, par des caisses d'orangers, derrière
+lesquels il n'y avait qu'une épaisse muraille recouverte en marbre et
+sans fenêtres.
+
+Le dernier étage paraissait être composé de chambres pour les gens. Il
+n'en était rien. Ses croisées étaient celles d'un étroit corridor sans
+issues. Derrière le mur du corridor se trouvaient les chambres réelles
+donnant sur les cours intérieures. Personne n'habitait ces chambres.
+
+Impossible de parvenir sur les toits de cette façade. Une longue
+solution de continuité les séparait des autres terrasses. Ils étaient
+formés de tuiles disposées en angles et sans aucune espèce de bords ni
+de point d'appui.
+
+Ainsi, la cloison des escaliers une fois tirée, la façade entière, avec
+ses trois étages donnant sur les jardins, était isolée de l'extérieur et
+de l'intérieur. C'était comme une thébaïde soudaine. A moins de pénétrer
+dans une des chambres ou dans l'un des salons du premier étage, en
+enfonçant les cercles d'airain de la cloison, il eût été radicalement
+chimérique de prétendre savoir ce qui s'y passait, puisqu'on ne pouvait
+pénétrer dans les étages supérieurs sans passer par le premier.
+
+Mais dans l'étendue entière de ce premier étage toutes les portes des
+appartements tendaient un cordon en fil d'acier, caché dans la boiserie,
+de telle sorte que la porte la plus éloignée, ouverte subitement par un
+visiteur, eût fait tomber sourdement un coup de timbre dans la chambre
+de Xoryl. Cette chambre se trouvait à deux pièces de distance de la
+chambre à coucher de la marchesa. Si, après défense expresse d'entrer
+dans ces appartements, et les targettes dans leurs écrous, un laquais,
+un intendant, un majordome, ou n'importe quel personnage diurne ou
+nocturne, se fût curieusement avisé d'y survenir et de forcer les portes
+(soit pour voler, épier, enlever, violenter ou assassiner,--quel autre
+dessein possible?), la jolie enfant eût étendu la main vers deux boulons
+d'acier cachés dans la muraille, et, sans se déranger autrement, eût
+précipité l'intrus dans une oubliette de soixante pieds (oubliette qui
+était précisément, en partie, le contenu des murs sans fenêtres du
+rez-de-chaussée), eût-il été à l'autre extrémité de la façade.
+
+Une bande d'une douzaine d'individus n'aurait pas nécessité plus de
+frais, car le parquet s'entr'ouvrait tout à coup dans une étendue de
+plusieurs mètres sous toutes les portes à la fois.
+
+Les ameublements étaient rangés exprès d'une certaine manière pour
+éviter un désordre.
+
+La chose, en soi, jetait une ombre de mort et de saisissement sur
+l'asiatique splendeur de ces longues draperies lamées, des dorures, des
+glaces et des tableaux, des lustres et des statues qui décoraient les
+grandes pièces somptueuses. Les constructions sur triple rang de solives
+soudées de fer apparaissaient brusquement, sous les lustres, dans les
+parois de l'ouverture; une fois tombé là, c'était fini, Tullia ne tenant
+pas à ce que le secret fût connu. Obligée de choisir entre un coup de
+haute et basse justice, et l'imprudente éventualité d'un manque de
+réussite dans ce qu'elle avait résolu d'accomplir (ce qu'elle eût
+effectivement risqué, outre sa sécurité personnelle, en laissant partir
+vivants les curieux) elle s'en était remise à la fatalité: «Tu frapperas
+et tu rempliras comme ceci ma volonté», avait-elle dit à Xoryl un
+certain soir. Et, la prenant par la main, elle l'avait guidée, aux
+lueurs d'un flambeau, dans les détours de ces cachots perdus; elle
+l'avait fait descendre au plus profond des souterrains, et là, sombre et
+attristée, lui avait appris ce qu'elle aurait à faire dans l'occasion.
+C'était simple. Des flèches trempées dans des poisons foudroyants... la
+nuit... une porte masquée... les jardins... l'une des caisses de chaux
+dont il y avait une grande réserve sous les dalles..., etc., eussent
+fait disparaître à tout jamais les traces de celui ou de ceux qui se
+seraient présentés. Xoryl avait incliné son aimable tête brune en
+murmurant d'une voix excessivement sourde la formule d'Orient:
+«Entendre, c'est obéir.» «C'est bien», lui avait dit Tullia Fabriana,
+non sans un regard qui était allé lire les pensées dans l'âme de
+l'enfant, et qui en était revenu satisfait.
+
+Xoryl eût donc parachevé consciencieusement ce travail sans même
+réveiller Tullia si elle se fût trouvée endormie en ce moment. Le
+meurtre ainsi que l'anéantissement des victimes n'eût pas duré le chant
+du rossignol dans les feuilles. Les phases du drame étaient prévues à
+une minute près. L'écho n'en eût même pas pénétré au travers de ces
+tentures de velours noir brochées d'or, dont les pans étoffés se
+massaient de chaque côté des portes intérieures. L'exécution terminée,
+l'enfant eût fait jouer de nouveau les ressorts puissants, et les
+parquets relevés fussent venus rejoindre les incisions des dalles ou des
+tapis, et s'y adapter d'une manière invisible.
+
+D'ailleurs, si le survenant eût paru d'une certaine caste, on pouvait le
+laisser mort dans les jardins. La hauteur des fenêtres aurait justifié
+les fractures occasionnées par sa chute dans l'oubliette, etc. Un
+accident que personne n'avait le droit d'approfondir répondait à toute
+question.
+
+A l'autre extrémité du parc se trouvait un pavillon adossé à la grande
+muraille, et l'on pouvait, par ce pavillon, entrer ou sortir à l'insu
+général. Il donnait sur la campagne des bords de l'Arno, presque
+toujours déserte en cet endroit. Une lunette permettait d'en explorer
+les environs et de prendre son temps si l'on n'estimait pas comme tout à
+fait indispensable que ces entrées ou sorties fussent remarquées.
+
+Tullia Fabriana, forcée, non pour elle seulement (s'il ne ce fût agi que
+d'elle, sans doute n'eût-elle pas pris tant de mesures), de lutter
+contre les instincts de toute espèce de personnes, prenait très au
+sérieux les précautions qui devaient la défendre et assurer le succès de
+ce qu'elle avait chargé sa volonté de réaliser tôt ou tard. Les passants
+n'ont d'autre joie dans cette vie, à peu d'exceptions près, que
+d'essayer de nuire aux êtres supérieurs et que d'outrager indifféremment
+dans leurs discours ceux dont ils croient remarquer les imperfections.
+
+Aussi, par respect pour la forme humaine, elle tâchait, le plus
+possible, de leur épargner la peine de cette méchanceté à son endroit.
+Ses procédés lui constituaient un talisman plus sûr que l'anneau du
+mage lydien. Ils atteignaient dans la minutie, comme on va le voir, des
+proportions vertigineuses de lucidité et de profondeur. C'était fort et
+clair comme de l'algèbre. Il n'y a de vraies mesures que celles qui sont
+totalement prises, c'est-à-dire que celles qui sont juste à la hauteur
+de ceux contre qui elles sont prises. Fabriana, sachant les conséquences
+et les désastres virtuellement contenus dans le sourire d'un valet «qui
+croit voir quelque chose de louche,» et qui est aux aguets pour profiter
+d'un oubli, concevait très bien la faiblesse humaine, la pardonnait et
+lui trouvait mille motifs excusables, mais ne cherchait pas à en être la
+victime.
+
+Un escalier de pierre conduisait intérieurement à la plate-forme des
+murs qui entouraient les jardins. La nuit, deux énormes chiens de
+montagne, deux molosses dressés à ce manège, rôdaient sur cette
+plate-forme et eussent dégoûté ceux qui, d'aventure, pour tel ou tel
+motif, auraient jugé convenable d'y appliquer des échelles. Leurs
+aboiements eussent prévenu, d'ailleurs, de la tentative: sur un coup de
+cloche de Xoryl, une demi-douzaine de nègres gigantesques, armés
+jusqu'aux dents, se fussent rués, sans bruit, dans les alentours. Et
+puis, de la fenêtre de Xoryl, le regard embrassait le sommet des
+murailles. La charmante sauvage avait le regard d'un aigle et tirait
+divinement juste; sans avoir besoin d'appeler les nègres, elle eût
+démasqué une lampe aux reflets projetés qui, en tournant sur son
+support, eût illuminé circulairement la plate-forme comme un éclair.
+Saisissant alors une petite carabine (une arme bijou, à crosse d'ébène
+incrustée d'ornements et d'arabesques précieuses, un miracle de
+précision, dont la marquise lui avait fait présent!), elle eût
+immédiatement fait feu sur la première tête malveillante qui eût paru.
+
+Le couvert, la coupe et la vaisselle particulières de Fabriana étaient
+d'or, et Xoryl les essuyait avec attention, avec des linges très fins,
+après les domestiques. Les deux cuisiniers étaient depuis de longues
+années dans le palais, et ils achetaient eux-mêmes avec le plus grand
+discernement ce qui était nécessaire. Aucun aide, excepté les jours de
+réception. Il n'y avait qu'un seul maître d'hôtel, vieillard fort
+tranquille et très attaché au palais; il avait servi le duc Fabriano,
+père de la marchesa, lequel était mort empoisonné, comme on le sait. Le
+vieillard avait la charge du sommelier, mort depuis peu de temps. Seul,
+avec l'un de ses nègres, il avait le droit de parler à Xoryl, et
+l'avertissait de tout ce qui venait de l'extérieur. Il dressait le matin
+et le soir une magnifique table incrustée de lames d'ivoire et de nacre,
+dans un vestibule du rez-de-chaussée des cours intérieures. Les
+cuisiniers lui apportaient, l'un après l'autre, ce qu'il fallait, et il
+avait ordre de ne jamais quitter le vestibule quand il avait commencé sa
+besogne et de ne laisser entrer aucun domestique, sous quelque prétexte
+que ce fût. Une fois la table disposée, il attendait la sonnette de
+Xoryl, et, pressant alors un ressort adapté à quatre chaînons de
+bronze, la table s'enlevait d'elle-même sans bruit, dans les rainures;
+le parquet du salon supérieur s'écartait et laissait passer.
+
+A l'aide de ces précautions, il eût été fort difficile de mêler de
+l'opium ou d'autres poisons dans le vin ou les aliments. Xoryl avait
+coutume, par surcroît de prudence, d'éprouver l'appétit des deux
+molosses avant que Tullia se fût mise à table; on le savait, et cela
+était un avantage de plus.
+
+Il faut se souvenir qu'il ne saurait y avoir rien de petit dans
+l'ensemble d'un plan sublime; que chaque détail tire sa valeur de la
+conception générale et qu'un esprit réellement profond revêt les choses
+de moindre apparence de leur _véritable_ point de vue. En lisant
+l'histoire des conspirations tombées avec les têtes des conspirateurs,
+on se sent étonné de voir, non pas comment elles sont tombées (cela
+n'est d'aucune importance, si ce n'est dans les écoles pour exercer la
+mémoire des jeunes et aimables enfants), mais pourquoi elles sont
+tombées. En découvrant le véritable motif de leur écroulement dans le
+vide, un esprit penseur en reste positivement interdit. C'est dans
+l'oubli d'un misérable détail que la grande Fatalité[7] va précisément
+se réfugier tout entière!... Est-il donc possible que les plus
+intrépides génies de la révolte, dont le regard embrassait, sans se
+troubler, les développements d'une machination formidable, se
+résignaient à relever de cet odieux dicton du vulgaire: «On ne peut pas
+tout prévoir»?
+
+C'est pour cela que Tullia Fabriana tenait compte des riens, à cause de
+la grande Fatalité.
+
+Pour elle, comme elle ne s'était asservie à aucune habitude, comme elle
+avait plié, de bonne heure, son corps à la faim, aux veilles, au froid
+et à la fatigue, les privations lui étaient naturelles, et ces choses
+poussées même à des proportions effrayantes, se seraient émoussées
+contre sa beauté, comme cela glissait sur la constitution de fer d'un
+Sergius.
+
+Elle ne tenait, sans doute, à cette beauté, réellement merveilleuse du
+reste, que comme à une arme de plus;--et l'on sait qu'en Italie, et
+particulièrement en Toscane, la beauté des femmes dure communément
+beaucoup plus d'années que dans les autres pays. Chose reconnue, à ce
+qu'il paraît, mais assez bizarre! les plus belles femmes de la Toscane
+ne sont pas celles qui ont vingt ans, mais celles qui ont souvent
+dépassé le double. Cette circonstance, soit dit en passant, ne pouvait
+pas être défavorable à ses projets.
+
+Les notes concises et les formules ignorées que les trois chercheurs
+d'alchimie avaient laissées dans le laboratoire, lui avaient aplani les
+difficultés de la science des poisons. Elle était consommée, comme
+Locusta, dans l'art des préparations qui foudroient, mais sans laisser
+de traces. Les plus étranges poisons florentins et indiens lui étaient
+d'un maniement familier, et souvent elle avait consacré de longues
+heures à les étudier et en approfondir la puissance.
+
+Retrouver les compositions subtiles et pénétrantes à l'aide desquelles
+la seule émanation d'un papier est mortelle, ne lui avait pas été
+difficile. Elle en avait dont les effets étaient assez lents pour que le
+soupçon ne vînt pas, et qui ne devaient frapper qu'à trois ou quatre
+sommeils d'intervalle, par exemple. L'emploi des lettres comme moyen ne
+laisse pas que d'être essentiellement difficile, à cause des soins et de
+l'exactitude qu'exige la préparation d'abord, ensuite à cause des
+précautions prises par les souverains et les pontifes pour échapper à
+ces sortes d'attentats. Cependant n'y a-t-il pas toujours de ces lettres
+que les princes prennent souci de lire!... Il ne s'agirait que de
+trouver deux premières lignes les saisissant dans l'à-propos de leur
+plus intime souhait du moment, chose que l'habitude des cours, la
+science du monde, l'observation, etc., facilite beaucoup dans un
+certain rang social. Il ne lui eût été guère malaisé de dessiner les
+armoiries de telle ambassade ou de tel consulat, de fondre un cachet,
+bref, de faire parvenir une lettre de telle manière qu'en supposant
+même, par impossible, la _non-réussite de la chose_, il aurait été
+impénétrable de savoir d'où elle venait...
+
+Maintenant, par exemple, en supposant deux ou trois mots dans un passage
+d'importance, écrits d'une manière difficile à lire, nécessitant
+l'approche des yeux; une phrase dont le sens serait douteux et d'un
+grand intérêt..., de telle sorte que celui qui écoute soit porté à
+saisir, dans une inadvertance, le papier entre les mains du secrétaire,
+pour contrôler lui-même la question et justifier de la supériorité de
+ses propres yeux..., etc., etc.; une lettre, enfin, contenant des
+paroles meilleures pour le foyer allumé que pour les archives...,--nous
+disons lettre, nous pourrions aussi bien songer à une fleur, un
+éventail, un mouchoir.--On se souvient de la dernière partie du moyen
+âge en Italie.
+
+Il était donc possible d'affirmer que, grâce à sa position
+exceptionnelle, Tullia Fabriana tenait, sous mille formes, la vie et la
+mort de presque toutes les têtes couronnées de l'Europe dans le creux de
+sa belle main. La mort, sous un loup de velours blanc ou sous un loup de
+satin rose, n'est-elle pas toujours la mort! Cela ne faisait pas pour
+elle l'ombre d'un doute.
+
+Il y avait, dans la chambre à coucher de la marquise, quelque chose de
+spécial. Une porte admirablement soudée tournait sur elle-même avec un
+pan de mur et laissait à découvert des marches de pierre. Cela
+conduisait à un profond souterrain.
+
+Ce souterrain n'avait par lui-même aucune issue. Il pénétrait sous le
+palais dans toute l'étendue de la façade. Il n'y avait là que des
+tonneaux de fer, peints en couleur de bois et rangés les uns à côté des
+autres. Cela ressemblait à une grande cave. Seulement un tube de plomb
+reliait ces tonneaux les uns avec les autres et remontait, en spirales
+de serpent, à travers les pierres. Fabriana seule pouvait savoir où sa
+terrifiante extrémité se retrouvait.
+
+A l'entrée de ce souterrain, à la troisième marche, il y avait une autre
+porte invisible fermée également d'un pan de mur qui se mouvait
+lorsqu'on pesait sur un bouton d'acier couleur de pierre et caché parmi
+la mousse.
+
+Dans ce second souterrain se trouvaient une torche, un miroir, une
+caisse de déguisements et leurs papiers de sûreté, d'excellents
+pistolets doubles, accompagnés de deux épées de voyage et de deux
+yatagans empoisonnés.
+
+Deux bourses d'or mêlé de diamants étaient jetées sur la caisse.
+
+Dans le cas d'une surprise, d'une arrestation par une escorte (chose qui
+paraissait située au delà des prévisions normales, mais qu'elle était
+prête à recevoir), elle eût pris Xoryl entre ses bras, de peur que, ne
+connaissant pas les rampes dangereuses, la petite fût tombée là comme
+dans un précipice et se fût tuée. Une fois descendues, le mur en se
+refermant sur elles était assez épais et assez parfaitement joint pour
+que le son ou tout autre indice ne fût pas venu les trahir. D'ailleurs,
+il y avait la première porte à trouver avant que de parvenir à celle-là.
+Les profondeurs du souterrain s'enroulaient sur elles-mêmes; c'était
+d'un abord aussi difficile que les hypogées ou les sérapéums de
+l'Égypte. Elles se fussent déguisées en attendant la nuit. Cela
+s'ouvrait, par une porte cachée et pareille aux autres, sur l'Arno; une
+barque suspendue à l'entrée, au-dessus du fleuve, n'avait besoin que
+d'un balancement accompagné d'un coup de yatagan dans les cordages pour
+être mise à flot. Elles fussent parties à force de rames.
+
+Fabriana savait où trouver, à une lieue de là, des chevaux africains.
+Une fois en selle, elles eussent gagné Venise ou Gênes; la marquise y
+avait deux villas de plaisance, et de sûreté.
+
+L'essentiel avait été d'atteindre ce but, d'être inabordable, invisible
+et imprenable, bon ou malgré tout le monde, elle et sa conduite, quand
+elle l'eût voulu, en pleine Florence et au grand soleil.
+
+Cependant le palais ressemblait aux autres palais; à part la grandeur et
+la beauté de l'architecture, il ne présentait rien de particulier. Les
+laquais affairés et les intendants circulaient dans les cours et dans
+les appartements extérieurs. Seulement, il y avait peu de bruit. Le
+palais avait pour caractère distinctif un certain silence.
+
+Les visites étaient très souvent et très agréablement reçues; la
+conversation y était d'une liberté engageante; on eût dit que les portes
+s'ouvraient toutes seules et que la négligence était même poussée à
+l'excès. A la moindre inquiétude, cependant, le train des choses y eût
+instantanément changé d'aspect et se fût déformé jusqu'au terrible. En
+trois secondes, il eût pris l'allure d'un état de siége avec une
+précision et une intensité de déploiement de toutes ses forces à la fois
+qui eussent broyé, sans tumulte ni désordre, ceux qui se fussent
+trouvés, avec une fâcheuse intention, dans les rouages de ces pierres
+vivantes. La Fatalité y eût obéi mécaniquement, d'une très horrible
+manière. C'eût été comme dans les contes arabes: disparition! L'éclat de
+rire y eût été anéanti avec les rieurs dans des ténèbres subites, si,
+par hasard, il y eût eu de bons vivants parmi les victimes dans cette
+sombre minute! Après l'éclair tout fut rentré dans la tranquillité
+habituelle, tout, jusqu'au sourire de la pâle enchanteresse.
+
+De cet état de choses, il résultait donc ceci: que la marquise Fabriana
+pouvait faire à peu près ce qu'elle voulait chez elle, sans être ni vue,
+ni épiée, ni soupçonnée, ni commentée; qu'elle n'était, autant qu'il est
+possible, à la merci de personne, et qu'elle pouvait s'estimer à l'abri
+de ces incertitudes perpétuelles d'être troublée dans sa solitude.
+
+Nous ajouterons que ces précautions, les eût-on remarquées en partie,
+n'eussent jamais semblé que toutes naturelles de la part de deux femmes
+vivant seules, retirées et exposées. La situation isolée du palais
+aurait suffi pour les justifier.
+
+ Note 7: _Fatalité_ est pris ici dans le sens de concordance
+ fâcheuse, de forces de circonstances, et non sous un autre point
+ de vue.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+Aventures chevaleresques.
+
+
+ «Vous les reconnaîtrez par leurs fruits.»
+
+
+C'était par cette petite porte du pavillon que Tullia Fabriana sortait
+souvent, de nuit, vêtue en cavalier, l'épée à la hanche et le masque sur
+le front.
+
+Toujours seule.
+
+Sous ses vêtements elle portait une cuirasse d'acier d'une légèreté sans
+pareille: c'était l'ouvrage de l'un des vieux artistes du XVIe siècle
+qui réussissaient une fois un chef-d'oeuvre d'armurerie et de
+ciselure. L'un de ces inconnus, qui trempaient des dentelles
+damasquinées, avait également travaillé la fine et puissante cotte de
+mailles qui l'emprisonnait depuis les pieds jusqu'à la gorge.
+
+Ses gantelets étaient tramés avec un dur filet d'airain merveilleusement
+caché sous la soie. Son feutre, d'où s'échappaient de fausses boucles de
+cheveux noirs, avait, à l'intérieur, une visière en treillis d'acier qui
+se relevait et s'abaissait suivant son bon plaisir.
+
+Elle ne semblait nullement gênée dans ce costume; elle marchait vite, le
+manteau rejeté sur l'épaule, comme un chevalier. Les rares passants,
+malgré son allure modeste, s'écartaient presque toujours de son chemin,
+sans savoir pourquoi.
+
+Que signifiaient ces ajustements? Était-ce l'amour des aventures? Mais
+non: elle n'était point femme à commettre de ces folies.
+
+Les cris familiers des oiseaux de la Mort lui disaient:
+
+«Belle dame, voici le glas de minuit. C'est l'heure où nous avons heurté
+nos ailes contre vos vitraux; nous connaissons votre lampe. Les rues se
+font désertes, l'épée se brise dans l'embuscade: c'est le noir danger
+qui guette, avec nos yeux, dans la solitude endormie. Femme, tu deviens
+téméraire, toi si prudente, si profonde et si sage toujours. Retourne!
+et c'est un conseil de vieillard; nous nous intéressons à toi.»
+
+Elle marchait et s'avançait, tranquille, au milieu des ruelles, dans les
+faubourgs équivoques et ténébreux.
+
+Ah! c'est qu'elle éprouvait parfois le grand vertige d'elle-même; elle
+le sentait bien: ce qui lui restait d'humain pouvait la quitter à chaque
+instant; elle ne tenait presque plus à la terre, et elle n'existait pas
+en vérité. Or il fallait qu'elle se souvînt de son corps, puisqu'elle
+avait dit: «J'attendrai».
+
+C'est pourquoi, par une réaction nécessaire, elle venait se retremper
+dans le spectacle de quelques souffrances, pour ne pas oublier qu'elle
+existait.
+
+Le costume lui avait paru plus commode masculin que féminin dans cette
+circonstance, motif qui l'avait déterminée à le choisir.
+
+Elle montait bien des rampes dégoûtantes, elle trouvait bon nombre
+d'horribles tableaux; à peine son mouchoir imprégné de sels odorants la
+préservait-il des atmosphères suffocantes et pestiférées.
+
+Elle donnait son or et sa science, non point parce que c'était «une
+bonne action», mais parce que autant faire cela que le reste, et qu'elle
+en avait l'occasion.
+
+Elle connaissait trop, sans aucun doute, l'irrémédiable immensité des
+douleurs, pour penser une minute que, fût-elle apparue à des millions
+d'êtres dans la seule Europe, cela eût signifié grand'chose. Aussi la
+question du bien qu'elle faisait n'était que très accessoire pour elle.
+De pareilles fantaisies auraient été déplacées probablement, si elles
+eussent été dictées par ce seul mobile d'un ordre inférieur. L'immense
+oubli de tout, de son rang, de sa position, des conventions du vêtement
+féminin, des causeries et des salutations auxquelles se livrent avec
+dignité les personnes de distinction, pour tuer le temps, enveloppait
+ces démarches. Une auréole d'éternité l'éclairait dans toutes ces façons
+étranges. Souvent elle passait la nuit comme cela, au risque d'être
+assassinée, et s'en revenait au point du jour sans avoir ôté son masque,
+sans avoir dit son nom, sans avoir laissé mouiller ses gants. La
+comprendra qui pourra!
+
+--C'est bien! disait-elle, et elle sortait.
+
+La femme de Caïn l'eût comprise.--Elle manquait de cette _sensibilité_
+que les personnes aux paroles charitables _aiment à trouver_ dans la
+femme.
+
+Froide, elle pouvait être d'une tristesse infinie en elle-même; mais ces
+enfants malades,--par exemple,--qui lui tendaient leurs petits bras,
+avec des inflexions de voix suppliantes, n'émouvaient pas beaucoup ce
+sombre coeur inaccessible.
+
+Les personnes mentionnées se seraient émues, quitte à discourir deux
+heures après sur «la nature humaine», en voyant les pauvres enfants
+guéris soit martyriser quelque animal, soit injurier quelque malheureux,
+soit faire acte de méchanceté foncière, lâche, opiniâtre, sans but ni
+motif;--bref manquer de charité pour tout ce qui souffre comme ils
+souffraient. Le discours eût duré quelques demi-heures, perte de temps
+qu'elle évitait en n'étant pas stérilement impressionnée. Elle agissait
+dans la mesure des forces dont elle disposait: si peu que ce fût,
+c'était ce qui lui était bien permis de faire. Était-ce donc sa faute si
+les douleurs mêmes ne pouvaient troubler son âme?
+
+Elle avait accepté de remplir ce métier mystérieux dans Florence, malgré
+les deux asiles qu'elle avait encore établis en Toscane sous un autre
+nom que le sien. Elle semblait s'être créé le passe-temps original de
+supprimer quelque chose, ne fût-ce qu'un rien, dans l'universel malheur!
+Sa constance, à ce sujet, ne se décourageait et ne se dégoûtait jamais
+dans l'occasion. C'était une façon d'attendre ce qu'elle attendait.
+
+Sa main ne tremblait pas plus en tenant le scalpel que le livre ou que
+l'épée, et il lui paraissait sans doute aussi naturel d'écrire, auprès
+d'un grabat, la formule des drogues étranges qui soulagent les tourments
+et retardent l'agonie, que d'écrire une ode en vers saphiques sur
+l'inconstance des passions.
+
+En ceci, Tullia Fabriana ne cessait pas d'être grande et impassible.
+
+Il ne lui avait fallu qu'une réflexion pour la décider à ces risques et
+périls de déguisements; c'est qu'elle devait faire ce que bon lui
+semblait, sans relever de personne.
+
+La première fois que, devant la glace, en s'habillant, les mailles
+d'acier avaient brillé sur ses membres blancs et souples, elle avait eu
+un sourire de tristesse.
+
+La seconde fois, elle n'y avait pas même fait attention.
+
+Elle s'était vue forcée d'agir elle-même sans doute parce qu'elle ne
+tenait pas à être connue, et que, lorsqu'elle consentait à l'action,
+elle devait aimer à faire toute chose, si peu que ce fût, aussi
+exactement bien qu'il lui était permis.
+
+La science colossale, étourdissante, extra-terrestre, l'intuitive
+habileté de sa main et son froid regard de génie ne pouvaient se
+remplacer: quelques lignes écrites à la hâte sur ses genoux, des plaies
+refermées et des membres sauvés, la flétrissure et la désolation de
+beaucoup d'existences conjurées par un moment de sa bonne volonté et de
+son courage, étaient préférables à l'insuffisance de quelque argent et
+valaient une autre occupation.
+
+D'ailleurs la concentration perpétuelle de ses pensées en elle-même lui
+permettait de travailler n'importe où, en faisant n'importe quoi, tout
+aussi bien que dans son palais.
+
+Une ou deux paroles dites avec sa voix absolue et tranquille, donnaient
+plus de force et calmaient davantage, touchaient plus juste enfin (vu sa
+sécurité d'évaluation intellectuelle de ceux qu'elle approchait), que
+n'eussent fait, par exemple, les exhortations de ceux qui ont toujours
+la manie «_d'être dans le vrai_».
+
+Soit dit en passant, les coeurs sensibles, les coeurs _simples et
+sans détours_, ne sont souvent bons qu'à faire souffrir ceux auxquels
+ils s'intéressent; avec le meilleur vouloir, ils sont généralement la
+cause des plus grands embarras.
+
+Au total, elle pouvait, en tant que femme, estimer que son action était
+une espèce de devoir, et elle remplissait ce devoir stoïquement.
+
+Souvent, lorsqu'elle rentrait le matin, à l'heure où la clarté des
+lampes se ternit, où le ciel se couvre de teintes mortuaires, où les
+lassitudes de l'esprit et les dégoûts du coeur ne laissent que le
+vide, le vide immense et pesant dans le découragement de la pensée, à
+cette heure où la plupart des personnes, enfin, comprennent la
+possibilité de l'éternel néant,--oui, souvent, il lui arrivait
+d'entendre les dernières mesures des danses finales qui bruissaient,
+étouffées, à travers les stores et les grands orangers des autres
+palais.
+
+Mais elle ne perdait pas le temps à se rappeler, alors, ces heures de
+rêves noirs et de stupeurs profondes qu'elle venait de quitter. Elle ne
+tenait pas à comparer les agonies affolées et les cris sans nom, les
+hurlements et les soifs puériles de vengeance, enfin les concerts variés
+que présente aux amateurs la répugnante Misère, quand elle n'est pas
+silencieuse, c'est-à-dire plus lugubre encore, elle ne tenait pas à
+comparer, disons-nous, toutes ces plaintes avec les bouffées de joie
+harmonieuse et insouciante.
+
+Elle ne jugeait pas, ayant d'autres pensées.
+
+Elle prodiguait ses forces et ses secours, parce que cela lui convenait.
+Ce que faisaient les brillants élus des fêtes nocturnes et ce qu'elle
+avait passé la nuit à accomplir s'entre-valait pour elle! Chacun avait
+rempli son devoir et son temps d'une manière quelconque et selon sa
+préférence.
+
+Trois fois, depuis cinq ou six ans qu'elle risquait cette promenade,
+lorsqu'elle était à Florence, dans les intervalles de ses voyages
+lointains, trois fois on avait attaqué Tullia Fabriana.
+
+La première fois, elle avait tenu, sans appeler, contre de pauvres gens,
+et grâce à sa flamboyante manière de tenir une épée, on s'était enfui
+après quelques coups de pointe dont trois assaillants étaient restés sur
+le pavé.
+
+La seconde, elle jeta une poignée de florins et leur dit de sa voix
+calme:
+
+--C'est parce que je ne me soucie pas de vous tuer.
+
+Et, entr'ouvrant son manteau, la marquise laissa voir les pistolets,
+tout armés, de son ceinturon.
+
+La troisième, elle se vit cernée subitement. Il était deux heures de la
+nuit. C'était au sortir d'un bouge où elle venait de sauver de la
+maladie et de la faim deux familles moribondes.
+
+Elle abaissa précipitamment sa visière, fit feu deux fois et mit l'épée
+à la main. Comme elle avait affaire à une meute d'ivrognes pauvres, qui
+se ruaient en aveugles sur elle, toute défense était paralysée et
+impossible. On sauta sur ses bras.
+
+Elle se dégagea une seconde fois par un mouvement terrible; mais, se
+voyant désarmée, elle eut un sourire amer sous son casque. Un stylet
+vint se briser la pointe sur sa cuirasse; un autre l'eût aveuglée sans
+sa visière: malgré les coups de poing d'une précision et d'une force
+étranges dont elle défonça, pendant quelques secondes, un certain nombre
+de trognes et de poitrines, elle comprit de suite qu'on allait finir
+par l'étouffer ou l'étrangler. Dans le fort de cette lutte, et voyant
+luire les grands couteaux, elle portait déjà une bague empoisonnée à ses
+lèvres pour ne pas tomber vivante à leur merci, lorsqu'un des
+personnages cria un nom inconnu et qu'elle n'entendit même pas.
+
+A ce seul mot, tous s'écartèrent. On échangea quelques paroles à voix
+basse: leur effet fut étonnant. Ceux qui l'entouraient s'agenouillèrent
+devant elle et lui demandèrent pardon. Elle ne répondit rien; mais,
+debout au milieu des groupes hideux éclairés par la lanterne d'un
+ex-voto, elle remit son épée dans sa gaîne et s'en alla lentement.
+
+Depuis, on ne l'inquiéta plus. Dans les ruelles les plus désertes et les
+plus sombres, un appel de sa voix eût suffi pour la défendre; mais elle
+n'aurait pas appelé. Tacitement les pauvres s'entendaient pour le
+reconnaître et ne pas lui faire de mal. Ils se défendaient de la suivre
+par respect; d'ailleurs un cheval tout sellé l'attendait au point du
+jour à un tel endroit, et un temps de galop eût distancé les espions de
+tout genre: on ne la questionnait jamais...
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+Fiat nox.
+
+
+ «Heureux qui vit et meurt sans femme et sans enfants!...»
+
+ (_César-Auguste_).
+
+
+Le lendemain de la présentation du comte de Strally, vers huit heures du
+soir, Tullia Fabriana était dans son palais, dans un appartement
+spacieux et retiré. C'était celui qu'elle préférait; elle y passait la
+plus grande partie de son temps à Florence; jamais autre créature que
+Xoryl n'y avait pénétré. Ce salon circulaire présentait un aspect
+d'extraordinaires splendeurs. Huit grandes statues en basalte noir,
+arrachées aux vallées tumulaires d'Éthiopie, et dont les têtes naïvement
+sculptées, exprimaient un supplice intérieur, supportaient ensemble,
+avec leurs seize bras tendus et crispés, la fresque du plafond
+représentant Isis voilée dans la nuit pleine d'étoiles. Les tentures
+étaient remplacées par des surcharges de draperies en velours fauve, aux
+reflets dorés. Une profusion de peaux de lions et de tigres du Levant
+cachaient complètement le parquet. Une croisée unique, à vitrail
+précieux, était ouverte sur les jardins. Des cordons, tressés de ganses
+et de filigranes d'or, y retenaient, demi-tendue, une natte en paille
+brune devant préserver du soleil sans trop d'obscurité.
+
+Près de la balustrade il y avait deux caisses de nacre remplies de
+toutes les fleurs rares des climats les plus lointains. Des faisceaux
+d'armes anciennes étaient appliqués dans les draperies.
+
+Au milieu de la chambre, sur une table d'ébène, resplendissaient un vase
+florentin en or, une aiguière pleine de fruits et deux coupes d'émail
+d'une haute antiquité. Un sphinx, de longueur colossale, également en
+lave durcie et noire et faisant comme le pendant de ces cariatides,
+était placé dans une sécante tirée à gauche de la croisée; son dos
+énorme était creusé et comblé de peaux de martre et d'hermine. Sur ce
+magnifique lit de repos, Fabriana s'était indolemment étendue ce
+soir-là. Près d'elle, une veilleuse bleue, élevée sur un trépied d'or et
+allumée nuit et jour dans une petite urne de cristal, brûlait une huile
+odorante.
+
+Autant qu'il était permis d'en juger, la marquise était d'une taille
+grande et svelte. Elle était vêtue, à cause de la chaleur étouffante,
+d'un nuage de batiste en forme de peignoir échancré de la poitrine et
+découvrant ses épaules quelque peu. Des gouttelettes de sueur se
+diamantaient sur sa chair ferme et neigeuse. Cette trame transparente et
+molle qui enveloppait son corps laissait deviner les plénitudes de la
+statue de Cléomènes. Sa tête, sur laquelle tombait le rayon de la
+veilleuse, était d'une carnation très blanche. Les masses lourdes et
+dorées de ses cheveux se partageaient sur son beau front mat et
+retombaient en flocons de boucles radieuses derrière sa tête, inondant
+son col et son dos. Ses yeux, dont les prunelles aux lueurs noyées
+étincelaient comme deux pierreries noires, regardaient vaguement le
+groupe effroyable enchaîné autour d'elle. Elle avait des sourcils d'une
+impassibilité intelligente. Le nez tracé avec une sévère finesse de
+dessin, était droit; l'air de son visage était séduisant: ses narines
+déliées bougeaient, rosées et diaphanes, à chaque soulèvement de sa
+poitrine. La vie circulait avec une saine volupté dans cette belle dame
+étendue. Sa bouche, parfaite, était d'un rouge vif, pourpre, et comme
+velouté par les plis de sa belle peau: ses dents lactées mordaient
+légèrement sa lèvre inférieure. Hier, le sourire tempérait l'expression
+royalement dédaigneuse de cette bouche, aujourd'hui rien ne souriait
+dans sa physionomie. L'un de ses bras était recourbé sur son front dans
+une attitude abandonnée; entre deux doigts de la main qui pendait sur ce
+front, elle tenait une bouture de fleur indienne, sorte de brunelle aux
+parfums excessifs, qu'elle remuait, et dont elle touchait gracieusement
+son visage de temps à autre. Son autre bras, moulé par quelque divin
+statuaire, tombait de la manche aux dentelles flottantes et pendait
+jusque sur les fourrures. A l'un des doigts menus de cette main, elle
+avait un anneau d'or constellé de grosses émeraudes: cet anneau formait
+sa seule parure; elle ne le quittait jamais, même le long du sommeil,
+pour des raisons particulières. Ses pieds nus jouaient dans de blanches
+mules de velours festonnées de broderies moresques.
+
+Elle rêvait ainsi, perdue au milieu de sa beauté, ressortant, toute
+suavement couchée, du fond sombre qui l'entourait, et, certes, à la voir
+si presque positivement exempte des soucis possibles, on n'eût pas
+deviné de quelle nature était l'effrayant rêve, le rêve inouï! qui
+vivait dans son âme inexplorée.
+
+Elle regardait depuis longtemps les torses démesurés sur lesquels
+miroitait la lumière de la veilleuse.
+
+La soirée au dehors, s'obscurcissait.
+
+Souvent, dans la campagne, un rayon de lune étreignant des ruines est
+une évocation. Les pierres vêtues de mousses et de souvenirs, paraissent
+avoir vu tant d'histoires et d'événements oubliés! Les légendes
+s'éveillent, les bois et les bruyères se peuplent de visions et de
+murmures... des formes se promènent dans le silence. Pareille au savant
+qui reconstruisait les fossiles de la nuit du monde avec un fragment de
+leurs défenses, l'âme recrée alors les temples, les manoirs et les
+palais avec les débris d'une colonne, et la méditation touchant le vaste
+songe de l'existence, la grande mélancolie du Devenir enveloppe
+invinciblement l'esprit.
+
+Ici, dans ce salon, l'entourage des cariatides semblait en exclure la
+sauvage majesté. Il leur manquait l'immensité, le spectacle de l'espace
+embrasé par le simoun. Ils paraissaient n'être plus environnés de la
+solitude des siècles... mais ils portaient avec eux tout cela pour
+Fabriana. Son âme suppléait aux déserts pour ces ruines. A sa volonté,
+la chambre devenait profonde; sous son regard, les murailles se
+reculaient et se faisaient lointaines. Ces colosses noirs, arrachés aux
+tombeaux des rois d'Abyssinie et d'Égypte, réveillaient en elle des
+faits anciens. On eût dit souvent que leurs yeux avaient l'air
+d'échanger avec ses yeux une pensée sans nom, sans limites, sans
+espérance, glacée comme eux, triste de leur tristesse. Longtemps ils
+n'avaient eu que le pélerin des bords du Nil à qui jeter de loin en loin
+une de ces réflexions que gardait leur silence et que leur aspect
+inspirait. A quels souverains les aïeux de Fabriana les avaient-ils
+achetés?... Elle ne savait pas. Seulement elle aimait ces fronts
+douloureux parce qu'ils symbolisaient sans doute quelque chose pour
+elle.
+
+Elle abaissa ses paupières et, comme en proie aux concentrations de
+l'esprit sur un seul point de vue, elle murmura ce seul mot:
+
+--J'essaierai.
+
+Quelques instants se passèrent.
+
+--Au reste, ajouta la superbe songeuse, n'est-ce pas la seule réalité
+qui vaille la peine que je vive pour elle, maintenant?...
+
+Son regard se souleva de nouveau vers les vieilles pierres noires à
+figure humaine qui semblaient être pour quelque chose dans le fond de sa
+pensée, et elle continua de se parler d'une voix calme et pure, bien que
+très basse et à peine distincte:
+
+--Essayons de rappeler les choses et les fantômes, puisque je vais
+vivre!...--Oui, le soir, lorsque dans les flots plombés du Nil
+s'assourdissait le bruit des rames de la barque impériale, quand l'air
+s'imprégnait des senteurs exhalées par les immenses floraisons que
+les esclaves nubiens plantaient autour de la vallée des tombeaux,--et
+que sur les hautes pyramides argentées par les nuits orientales
+brillaient, comme des phares du désert, les inscriptions des mages
+d'Osiris;--lorsque les caravanes chargées de myrrhe, de gomme, de
+camphre et d'or, et venues de la Bactriane ou de la Perse, passaient
+confusément, au loin, dans l'étendue, avec leurs torches, leurs
+éléphants, leurs richesses et leurs esclaves; lorsque,--à travers un
+mirage de sables, de verdures et d'étoiles,--le vent s'embaumait dans
+le feuillage des cèdres et des palmiers; quand les phénix immortels
+volaient sur les sépulcres des pharaons; enfin, lorsque le monde fut
+riche une fois dans sa vie, souvent, dès la tombée de la nuit, souvent
+la belle reine de l'Heptanomide antique aimait à s'attarder sur le
+fleuve.
+
+Alors depuis les piliers d'Hercule jusqu'aux steppes boréales, le monde,
+avec ses peuples, ses rois et son mystère, en venait à cette femme!...
+
+Son nom formulait toutes ces images.
+
+Elle resta une minute sans parler et s'accouda sur le sphinx.
+
+--C'était, je crois, la dernière enfant de cette dynastie trois fois
+séculaire des Ptolémées Lagides. Elle descendait du soldat macédonien
+jeté là par la funèbre indifférence d'Alexandre. Les excès avaient
+atténué en elle la pureté des lignes de cette beauté grecque transmise à
+sa race par le soldat.
+
+Cependant, grâce aux philtres balsamiques et aux essences dangereuses
+que lui distillaient les prêtres, elle conservait sa pâleur ambrée et
+solaire.
+
+Ah! c'était la grande insensible. Elle s'accoudait au fond de la cange
+sur sa panthère favorite; les roseaux bruissaient, obstrués par les
+alligators et les hippopotames. Elle reposait, vêtue de son astrale
+nudité, sur des étoffes dont les secrets du tissu n'ont pas été
+retrouvés, et qui étaient les présents des satrapes d'Asie Mineure.
+Comme le monarque assyrien, elle devait prouver, à huit cents ans
+d'intervalle, que la mort n'était pour elle qu'une esclave comme les
+autres. Le triumvir d'Actium ne devait pas orner son triomphe de cette
+vivante! Toute lasse d'avoir lascivement étudié dans les salles
+souterraines de ses palais ce que ses esclaves pouvaient supporter de
+tourments sans mourir, elle réfléchissait. A ses pieds, jouait l'une de
+ses filles naïves élevées pour la servir d'une certaine façon et dont
+elle s'accommodait. Les vertiges des éblouissantes et profondes nuits
+entouraient cette reine, fille des terreurs, du silence et de la
+volupté! Elle se perdait, inéblouie de sa propre majesté, dans quelque
+rêve que nul ne sondera jamais... C'était sublime.
+
+Tullia Fabriana courba la tête, et après une seconde:
+
+--O passé!... dit-elle comme un murmure.
+
+Ces paroles avaient rendu la chambre fantastique.
+
+--Vous êtes fidèles et vous gardez les secrets malgré les années sans
+nombre, statues aux bouches de pierre!... Mais lorsque vous souteniez
+les travées où les restes de ces rois des vieux mondes reposaient
+embaumés près du Nil, sans doute l'avez-vous vue passer ainsi, la grande
+reine!
+
+Elle les regarda et reprit sa rêverie.
+
+--O belle et sombre amie, je ne connaissais pas ton histoire, et
+cependant, lorsque j'entendis prononcer ton nom pour la première fois,
+je me souviens d'avoir tressailli, moi qui ne sais plus tressaillir. Mon
+âme était déjà révoltée d'être forcée de vivre dans ces siècles
+d'humiliation! Dès ma jeunesse, en considérant l'humanité, je compris
+les larmes de Xercès et, comme les vieillards, je ne vivais déjà que du
+passé, ce spectacle ayant creusé dans mon coeur les rides que l'âge
+seul refusait à mon front. Mon âme n'est pas de ces temps amers! Vous le
+savez, Esprits, vous qui êtes attentifs à ceux qui vous parlent sans
+étonnement, vous savez qu'aux récits de toute cette histoire il m'a
+semblé--plus d'une fois--que ma mémoire, abîmée tout à coup dans les
+domaines profonds du rêve, éprouvait d'inconcevables souvenirs.
+
+Depuis cette heure, continua-t-elle après un silence, depuis cette heure
+où j'ai fixé mon avenir, je tiens compte, malgré moi, de la sourde
+hésitation de ma conscience, et j'essaie vainement de combler de longs
+intervalles. Mes jours se soudent à mes jours comme les anneaux d'une
+chaîne que je suis obligée de porter et qui m'accable sous son poids. Il
+me semble que depuis longtemps mon âme s'est brusquement arrêtée au
+milieu de je ne sais quelle route immense, et la terre me paraît lugubre
+comme une prison. Ah! c'est cela, c'est cela surtout qui m'interdit! Je
+souffre de vivre, n'ayant plus rien à tirer de la terre... et ne pouvant
+cependant pas m'en détacher.
+
+Elle ferma les yeux pendant un moment de silence.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+Ténèbres.
+
+
+ «Le flambeau n'éclaire pas sa base.»
+
+ (Proverbe arabe.)
+
+
+Sombre, elle continua:
+
+--Je pourrais m'en détacher! N'ai-je pas ce talisman de liberté, cet
+anneau qui contient pour moi la nuit où personne ne travaille plus!
+
+Et, s'interrompant, elle fit bouger un ressort de sa bague: une émeraude
+se dérangea, laissant voir quelques grains d'une poudre brune dans le
+chaton.
+
+--Mais les spectacles les plus contraires ne peuvent ni me distraire ni
+me troubler; je n'ai pas besoin de l'anneau; je suis parvenue, à force
+de lutte, à l'identité de moi-même. Pour l'empire du ciel, je ne saurais
+oublier la suprême tristesse de vivre ni descendre de la sphère où j'ai
+atteint. Les sympathies et les aversions des gens passent,
+indifférentes, devant ma solitude. J'ai commencé à mourir depuis
+longtemps; l'horizon est assombri; mon coeur est une grande mélancolie
+glacée: il me semble que je ne change plus.
+
+Je ne frémis pas de ce que je n'aime rien, et c'est parce que je ne
+tiens à rien que je suis au-dessus de la plupart des souffrances. Je ne
+sais pas me satisfaire de ce qui dure peu; je n'ai point d'enthousiasme
+pour ce qui finit; je n'aime pas le bruit du vent dans les forêts; je
+n'aime pas l'Océan ni les astres de la nuit; je ne tiens guère à une
+beauté qui doit s'annuler d'elle-même et qui est à la merci du moment
+qui passe; rien, désormais, de terrestre, ne me captivera.
+
+En prononçant ces paroles, Tullia Fabriana s'était levée et avait allumé
+un candélabre. Elle marcha vers un angle de la chambre, en face d'elle,
+et souleva la tenture qui masquait cet angle. Une des lames de cèdre
+glissa dans la boiserie; la marquise prit un livre dans cette case, et,
+posant le candélabre sur la table, elle vint reprendre son attitude sur
+le sphinx.
+
+Elle ouvrit le volume et feuilleta les pages.
+
+C'étaient environ cent feuilles de parchemin reliées entre deux plaques
+d'un métal noir et solide; l'agrafe des fermoirs était enrichie de
+pierres précieuses; c'était un manuscrit, bien que l'égalité des
+caractères semblât d'une perfection typographique.
+
+L'écriture était précise, fine et serrée; pas une rature. Les deux tiers
+seulement du livre étaient remplis.
+
+--Cependant, continua-t-elle, malgré le peu d'intérêt que je leur
+accorde, il faut que je me souvienne de bien des choses, car si le
+secret des commencements ne m'est pas inconnu, si je suis au fait du
+mystère, si la Nécessité s'est révélée à elle-même en moi, je n'en reste
+pas moins la victime et je dois lutter contre elle jusqu'à mon dernier
+soupir.
+
+Elle commença de lire silencieusement.
+
+Voici ce qui était écrit sur la page:
+
+«Note 112e: Retour de cette exploration en Bessarabie.
+
+»Je venais de Kilia. Je rapportais sous ma cuirasse la bande de chiffres
+stellaires classée au rayon de l'Hermétique entre les signes cabires et
+les tables d'Éleusis, titre 21.
+
+»En route, les bohémiens, sous la tente desquels j'avais dormi,
+m'expliquèrent des secrets de leur science augurale. Une des filles de
+cette tribu me fit présent de l'amulette d'asbeste qui éclaire les
+précipices et les cavernes, sans être enflammée. Le mince rouleau de mon
+ceinturon renfermait un riche herbier. Ces femmes, qui parlent à voix
+basse dans le désert, en avaient cueilli, elles-mêmes, et desséché les
+fleurs précieuses; je connaissais la vertu de chacune de ces plantes. Un
+soir, le troisième depuis cette rencontre, comme je les quittais,
+l'enfant qui s'était défaite pour moi de sa pierre magique et à laquelle
+j'avais donné un collier d'or, m'accompagna quelques instants. Elle
+conduisait mon cheval; il faisait sombre. «--Tu es silencieux comme le
+sable, me dit-elle avec un son de voix familier; moi, je lis l'avenir,
+comme toutes celles qui marchent sans avoir de pays: donne-moi ta main,
+tu verras.» Cette phrase me fit sourire; j'ôtai l'un de mes gants, et, à
+cause de l'obscurité, je tins, au-dessus de la main ouverte que je lui
+présentai, l'amulette qui éclaire les abîmes. Au premier symptôme de
+saisissement qui parut sur ses traits--(sans doute à la vue du signe
+d'Isis au sommet du mont de Saturne ainsi que des puissances constellées
+qui couvrent le doigt d'Hermès et toute la percussion de ma
+main),--j'étendis cette main vers elle. Les paupières de l'enfant
+battirent; elle roula endormie sur l'herbe; je rendis les rênes et je
+disparus dans les ténèbres.»
+
+Tullia Fabriana s'arrêta; puis elle murmura vaguement:
+
+--Ce voyage m'a fait connaître une plaine de bataille dont j'aurai
+peut-être à me souvenir un jour.
+
+Elle reprit sa lecture.
+
+«Quelque temps après (j'ignore sous quels parallèles des frontières
+d'Asie je me trouvais lorsque ceci m'arriva), j'avais passé les
+montagnes et j'étais, par une claire nuit d'Orient, dans une profonde et
+silencieuse forêt. A travers les branches, je regardais par moments la
+Croix du Sud, afin de continuer mon chemin vers la Perse ou la Syrie.
+
+»Et, perdue dans la pensée, j'observais un point fixe de la Notion à
+laquelle j'étais déjà parvenue. Je méditais sur la correspondance de
+l'Universel, du Particulier et de l'Individuel avec l'Identité, la
+Différence et la Raison d'être, antérieurement présupposées et
+reconstituées en moi par l'Esprit. J'étais plongée dans l'Abstraction
+visionnaire, et, saisie par l'Immensité, je ne m'aperçus pas de ce qui
+me menaçait. Le cheval, effrayé brusquement soit par la voix lointaine
+d'un tigre, soit d'un bruissement d'écailles sous l'herbe, s'était
+emporté, et, tête baissée, dans les vertiges de son élan, il
+m'entraînait avec sa course furieuse au milieu de dangers invisibles, à
+je ne sais quelle mort imminente.
+
+»Un instant, la nuit me tenta. La dent des bêtes fauves ou les noeuds
+des serpents me séduisaient aussi bien que telle autre maladie. La mort
+ne me surprenait pas; ici ou ailleurs, peu m'importait. A cette heure-ci
+plutôt qu'à celle-là, sous l'océan, sous les feuilles ou sous terre,
+cela m'était devenu indifférent. S'il me restait un désir, c'était de
+reconstruire tout à fait les choses avant de les quitter, mais je n'y
+tenais même pas, sachant que je contenais déjà virtuellement leur
+explication absolue. Cependant j'avais dit aux Esprits que j'attendrais,
+je ne voulus pas accepter la mort. Je me recueillis immédiatement dans
+la Science du Feu, et je calculai mes forces d'enchantement.
+
+»Ayant autour de moi, dans l'éther, les vertus de la chasteté, ayant les
+six jours de jeûne derrière mes paroles, ayant enduré la soif pendant
+ces six jours et m'étant baignée la nuit précédente, ma main traça dans
+l'air, à tout hasard, les signes convenus, depuis les temps, entre les
+vivants et les morts. Le cheval s'arrêta, décrivit un cercle et
+s'abattit au milieu d'une clairière immense et lumineuse. Je me croisai
+les bras, debout et les yeux fixés sur la nuit; je prononçai, en
+chantant, les grandes paroles de l'Incantation, certaine que j'allais
+être tirée de péril par quelque chose d'inattendu.
+
+»En effet, au-devant de moi, dans le lointain, je vis apparaître un
+vaste éléphant; il accourait. Quand il fut arrivé tout près de moi, je
+lui montrai le Sud.
+
+»Il me prit par le milieu de mon corps, m'enleva du sol et me posa
+doucement sur son dos. Des lianes et des feuilles épaisses y étaient
+assujetties, c'était un lit de repos. Pendant que j'examinais cela, je
+sentis qu'on me touchait l'épaule; c'était mon cimeterre qu'il avait
+ramassé et qu'il me tendait.
+
+»Je me couchai et m'ajustai, pour ne pas tomber, avec les longues lianes
+qui pendaient sur ses flancs: une fois bien attachée, je m'endormis,
+étant fatiguée, après avoir marqué dans ma mémoire le point de la Notion
+où j'étais restée avant cet incident. A mon réveil, le soleil était au
+zénith; des palmiers, une ville d'Orient s'élevaient dans la solitude, à
+l'horizon. J'étais en Turquie d'Asie, c'était Bagdad. Je dénouai les
+lianes autour de mes membres et de mes reins; il me reprit comme la
+veille (je dis _la veille_, mais je ne sais pas le temps que dura mon
+sommeil: deux ou trois jours peut-être) et me posa doucement à terre. Je
+lui fis signe qu'il pouvait me quitter; il disparut, me laissant aux
+portes de Bagdad. Le shimiel soufflait ardemment; je fis quelques pas,
+et je m'étendis auprès d'une fontaine; une femme d'Arménie me donna à
+boire. Le soir même, je me retrouvai dans le palais du scheik Ismaïl,
+près des bazars; nous causâmes de cette souveraineté du pachalik de
+Bagdad, qui est déjà presque indépendante du gouvernement de la
+Porte-Sublime. Je lui parlai aussi de l'Europe: Ben-Ismaïl fut plein de
+distinction et d'amabilité.»
+
+Tullia Fabriana ferma le livre.
+
+--A quoi bon? dit-elle; est-ce que je puis m'oublier?...
+
+Elle se leva, replaça le sombre journal dans la case secrète, la tenture
+retomba. La marquise revint vers le sphinx; elle resta debout cette
+fois, la tête penchée, les paupières baissées.
+
+Évidemment, bien que sa figure n'exprimât rien, son âme s'était
+rembrunie jusqu'au terrible: elle songeait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+L'éternel féminin.
+
+
+ «L'eau qui danse, la pomme qui chante et le petit oiseau
+ qui dit tout.»
+
+ PERRAULT.
+
+--Maintenant, dit-elle, vers quel but précis et absolu doivent tendre le
+déploiement de ma volonté, l'expansion de mes forces et les
+déterminations de mon esprit?
+
+»Je sais que le triomphe des vastes desseins ne dépend pas de ce qu'ils
+peuvent présenter de stable et d'élevé; le rêve doit s'incarner dans
+l'exécution, dans le mécanisme froid de l'accomplissement, et ce sont
+les résultats qui lui assignent sa valeur; l'idéal n'a d'autre juge que
+lui-même. Chacun regarde un idéal; chacun doit tout faire, tout braver,
+tout sacrifier pour l'accomplir; mais, en soi-même, il ne faut pas tenir
+à l'accomplir. Tous les rêves s'entre-valent; la réussite pose la
+différence extérieure; mais si le passé n'est rien, qu'est-ce donc que
+ce qui se passe? C'est être dans l'incapacité que de se définir sur une
+seule pensée.
+
+»Je sais le but, et, quant à l'exécution, je ne dois pas, jusqu'à
+présent, me reprocher de négligences. J'ai marché, suivant les lois de
+la nécessité, vers sa complète réalisation. Qu'est-ce que j'espère?...
+Qui me jugera parmi ceux qui respirent? Quelle bouche peut, sous le
+soleil, proférer contre moi un anathème terrible?
+
+»Ah! le convive nocturne n'est pas venu souper avec moi dans Emmaüs; il
+n'a point laissé tomber sur mon front ses formules de miséricorde; il ne
+s'est pas transfiguré devant mes yeux sur les collines de Sion! Et
+cependant, Fils de l'Homme, et moi aussi j'ai bu l'eau du torrent! Les
+vivants ont jeté leurs ombres sur celle qui parle toute seule dans les
+ténèbres. Comme vous, j'ai regardé doucement les souffrants et les
+faibles; comme vous, Emmanuel, je fus tentée sur la montagne. Vous savez
+par quels actes et quels recueillements j'ai sanctifié, moi aussi, le
+jour du Sabbat; vous savez si, comme vous, j'ai prévu toutes choses,
+autant qu'il m'a été possible, pour que tout fût accompli.»
+
+Sa voix était comme un souffle guttural d'une limpide et harmonieuse
+égalité: elle mêlait plusieurs langages sans y faire attention. Elle
+parlait si bas qu'il eût été impossible de distinguer un mot à quelques
+pas du sphinx. Elle ne paraissait pas émue, seulement l'éclat de ses
+yeux s'était perdu en dedans jusqu'à rendre leur expression atone.
+
+«--Ce n'était pas un homme,--un homme ayant cinq à six mille ans de
+croyances dans les veines et qui, se supposant penser seul,
+n'accepterait la Force que pour se distraire?...--Inutile. Cela me
+fatiguerait de le faire massacrer dans les souterrains à coups de hache
+par mes Faces de plomb, le soir d'un Couronnement. C'était un enfant que
+je désirais: des yeux fiers, un sang riche, un front pur, une
+conscience, oui, c'était cela.
+
+»Esprits, dit-elle, vous le savez. Lorsque cette pensée me vint que je
+pouvais être utile, j'allais devancer l'Heure et quitter ce monde où
+jusqu'alors m'avait seulement retenue l'espérance de m'intéresser à
+quelque chose. J'avais pressé la sphère des rêves extérieurs, et ses
+deux pôles, glacés ou torrides, me semblaient stériles. Nul aimant ne
+m'attirait; la tranquillité de ceux dont le mouvement passe inaperçu
+d'eux-mêmes et qui, remplissant le métier qui leur donne le pain,
+demeurent à peu près satisfaits d'être venus,--ah! cette tranquillité,
+je ne pouvais la ressentir. Mes regards ne s'arrêtaient que par
+intervalles, et refroidis, sur les formes d'une nature qui ne me
+touchait plus. La pensée unique et fixe du suicide s'était roulée et
+enlacée autour de moi, comme un serpent autour d'un marbre. Rien ne me
+semblait valoir la peine d'une palpitation; je ne voyais que
+l'impassible Devenir. Les insectes que j'écrasais, sans le savoir, en
+marchant, les sueurs funèbres et les souffrances de mes pareils, que
+coûtait la condition où je suis liée, les êtres dont la mort, les
+privations ou les travaux étaient fatalement nécessaires à mon souffle
+inutile, excitaient en moi trop peu d'enthousiasme pour que je ne dusse
+pas me «faire justice» en les quittant.
+
+»Cependant, vous le savez, par une concession suprême, je ne désespérais
+pas d'une sensation en rapport avec mon esprit et pouvant l'intéresser
+dans la profondeur de son souverain désenchantement. Esprits! je vous
+l'avais demandée; mais comme ce pouvait être une faveur...»
+
+Une draperie fut écartée par un bras blanc: c'était Xoryl. Elle
+s'approcha de Tullia Fabriana et lui tendit une patère d'émail.
+
+--Voici deux lettres, dit-elle. L'armoirie violette est apportée par le
+secrétaire du nonce-légat: (Regrets et contrariétés de son Éminence,
+etc.)
+
+Le billet scellé d'un cachet noir, par un laquais en livrée de deuil.
+
+La marquise prit les deux lettres.
+
+L'enfant se retira.
+
+Tullia Fabriana regarda le cachet noir avec une certaine attention.
+
+Elle parcourut l'autre lettre, qu'elle laissa tomber, et elle continua:
+
+--... dangereuse, pour moi-même, puisque ce devait être une limite d'un
+instant, je m'étais abstenue d'employer, de ma propre autorité, les
+signes qui gênent la Nature et dont les effets ne se suspendent plus. Je
+vous avais soumis ce vague, cet unique et dernier désir en vous
+assignant un terme à partir duquel je devais cesser d'attendre son
+accomplissement. Si, dans le délai marqué, cette sensation ne m'était
+pas accordée, je devais penser qu'il importait peu que ce dernier pan
+du voile fût arraché pour moi, ici. Vous le savez: en tant que revêtue
+de l'organisme de la série humaine, je relève de toutes ces lois qui,
+parties des rapports infinis, viennent s'entrecroiser autour de ma
+volonté, et j'avais fixé un jour pour en finir avec elles absolument.
+
+Donc, ce soir, seule, renfermée dans le tonnant incendie de ce palais,
+j'allais boire la poussière de mon anneau. Que le vent dispersât les
+atomes insaisissables de mon corps, que l'ombre reçut les lignes de ma
+forme, que mon esprit rentrât dans l'anéantissement divin de son unité,
+telles étaient, pour moi, les décisions dictées par la véritable
+sagesse.
+
+Mais, Esprits, vous avez bien voulu satisfaire le désir de celle qui
+vous parle, et vous avez envoyé celui qu'elle attendait. Je ne le
+cherchais pas, je ne voulais pas le chercher! Ne devait-il pas venir de
+lui-même et à son heure! Ah! l'Enfant!... je me suis plue à parsemer son
+chemin, d'avance, des choses les plus attrayantes pour les enfants,
+étant sûre qu'il viendrait tôt ou tard, selon les pressentiments
+anciens! Je vous remercie, Esprits sublimes, qui présidez aux
+déterminations de toute virtualité, je vous remercie de m'avoir choisi
+vous-mêmes et amené cette aimable créature la veille du jour prescrit!
+Je vous félicite et je suis bien aise de sa beauté; mais son âme est
+neuve et profonde; elle ne demande que de s'emplir et que de vivre!
+
+Quels trésors d'ingénuités célestes doit posséder cette intelligence
+toute gracieuse! Tout ce qu'elle voit se couvre d'un prisme de rayons et
+d'insouciance; elle est pareille à l'une de ces forêts vierges de
+l'Idéal, où le premier voyageur, dès son premier pas et sa première
+chanson, est accueilli par les concerts enchantés de ses brises, de ses
+fleurs et de ses oiseaux, sortis des mille échos de ses taillis, de ses
+fleuves et de ses profondeurs harmonieuses.
+
+Que va-t-il arriver maintenant? Puissances qui vous intéressez au
+mouvement de ce système déterminé du ciel, à cause des souffrances
+qu'il signifie!
+
+Je ne pense pas l'ignorer.
+
+Il arrivera d'abord que cet enfant _me verra par ses yeux et selon lui_;
+je ne serai en réalité que l'occasion du déploiement de sa pensée; il se
+créera un être ineffable et indicible à mon sujet, et ce fantôme paré de
+toutes les notions vives qui lui sont propres, de la beauté absolue,
+sera le médiateur qu'il prendra pour moi. Ce qu'il aimera ce ne sera
+point moi, telle que je suis, mais cette personne de sa pensée que je
+lui paraîtrai. Sans doute, il m'accordera mille qualités et mille
+charmes étrangers dont je serais peu satisfaite si je les avais; de
+sorte que, en croyant me posséder, il ne me touchera même pas
+réellement.
+
+Ainsi est la loi des êtres dont le regard mental ne dépasse pas la
+sphère des possibilités, des formes et des espérances; ils ne peuvent
+sortir d'eux-mêmes dans leurs amours mystérieux.
+
+Effacer ce rapport de manière à ce que nous puissions nous joindre tels
+que nous sommes, dans l'Esprit, voilà quelle est la solution de la
+première face du problème.
+
+Pour cela, je dois devenir réellement sa vision; il aimera mon reflet;
+il faudra que j'anime ce reflet en m'y réalisant impersonnellement, en
+brisant les barreaux de sa prison, en remplissant de nouveau son sablier
+avec le mien. Je dois être morte pour lui d'abord, et me survivre selon
+lui.
+
+Si j'essayais de lui dévoiler la vérité, je passerais parallèlement à
+côté de lui à jamais, parce que cette vérité, modifiée à l'instant par
+son esprit, ne serait plus ce qu'elle doit être. Il ne la comprendrait
+que selon tel cercle, et alors il aurait raison de ne pas l'aimer. Elle
+l'attristerait, parce qu'elle ne lui paraîtrait pas en rapport avec la
+vision qu'il conçoit, avec l'idéal qu'il nomme de mon nom! Il faut donc
+que je veille pour déformer, par des transitions obscures, cette vision
+jusqu'à la réalité. Il faut que son idéal soit agrandi par un ensemble
+de réflexions nouvelles pour se trouver au point de vue où je suis.
+Alors il lui sera donné de voir celle qui l'attire.
+
+Si j'avais eu du temps à perdre, j'eusse presque regretté de ne pouvoir
+aimer.
+
+N'est-ce rien, d'ailleurs, que de préserver le plus longtemps possible
+cette belle vie, toute jeune, des ennuis amoindrissants? N'est-ce rien
+que de considérer la plus noble chose de ce monde s'émouvoir, admirer,
+s'étonner, rêver, palpiter, pour une image, pour un enchantement, pour
+une chose qui brille et qui ravit ceux qui ne _voient_ pas encore? C'est
+dit. Je m'efforcerai de vivre un instant.
+
+Pardonnez, ô vous qui ne daignez pas vivre, si j'ose faire d'avance en
+lui la preuve de la mission que je me suis assignée. Qu'ai-je à préférer
+si ce n'est de rendre cet enfant le plus idéalement satisfait de tous
+ceux qui sont et seront sur ce grain de boue éteinte? A lui, donc,
+sceptres, hochets et couronnes glorieuses! A lui puissance, amour,
+jeunesse et tressaillements éperdus! A lui la plus large part au soleil
+des vivants! A moi la contemplation paisible de toutes les beautés qu'il
+verra,--qu'il se créera, dans ces choses, puisque je consens à regarder
+la vie par ses yeux pendant quelques moments!
+
+Alors, quand ce premier et inévitable cercle de la Forme sera passé,
+quand je serai sûre de l'avoir fait monter les degrés du monde
+surnaturel et que les paroles que je prononcerai, n'ayant pour lui
+d'autre sens que le sens de leur expression, ne se changeront pas de
+mille manières dans son esprit, alors,--les temps seront venus de
+l'Action!--Son trône, assis sur la lutte souterraine que je soutiendrai,
+couvrira l'Italie, et, de là... ce ne sera point la première fois que
+l'Italie s'étendra sur le globe. Un jour peut-être, grâce à cette femme
+qui passera inconnue...--Est-ce que la nature n'est pas à qui veut la
+prendre?... Qu'est-ce que l'impossible?
+
+Oui, souvent mes regards ont pénétré les siècles, les climats et les
+âges; j'ai vu les pages de l'Avenir; j'ai compris les temps fatidiques,
+entrevus par les Scaldes inspirés qui chantaient dans les montagnes de
+la Scandinavie; leurs chants, inscrits et conservés en runes, dans les
+sagas du Nord, parlent de guerriers assis parmi les Ases, dans le
+Valhalla divin. Ne sont-ce pas les hommes se baignant dans la gloire et
+dans la sève du monde, au milieu des torrents qui reflètent les soleils,
+et rafraîchissant leurs fronts immortels durant les fauves nuits où
+chante la tempête, aux souffles de l'INFORME DIEU?
+
+Elle baissa la tête et rêva profondément.
+
+Neuf heures sonnèrent dans le lointain.
+
+--Je n'hésite pas, dit-elle.
+
+Et elle ajouta:
+
+--Vous, rappelez-vous.
+
+Elle attendait, silencieuse et concentrée depuis quelques minutes; ses
+paupières étaient closes, mais elle ne dormait pas.
+
+--Il vient..., dit-elle encore.
+
+Et, après un silence, elle murmura des lèvres seulement:
+
+--Le voici.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+Cras ingens iterabimus æquor.
+
+
+--Monsieur le comte de Strally-d'Anthas! vint annoncer Xoryl à
+demi-voix.
+
+La veilleuse éteinte, elle posa une lampe sur la table.
+
+Wilhelm se présenta sur le seuil: elle sortit, la draperie retomba.
+
+L'élégance est une force. Il portait, suivant les modes admirables de ce
+temps, un costume de velours noir brodé à la ceinture de fines
+passementeries d'or et une épée choisie. La plume blanche de sa toque
+était fixée par une pierre précieuse; ses gants et ses bottines
+laissaient deviner des mains et des pieds de race. Ses cheveux noirs se
+disposaient bien sur son front. Il avait des yeux expressifs, d'un bleu
+foncé, tout brillants de vie; une âme s'y peignait déjà élevée et un
+esprit pénétrant. Son nez droit lui donnait l'angle facial des types
+romains; ses dents et la blancheur de sa peau ressortaient par le duvet
+noir qui luisait sur sa lèvre supérieure. Il avait les sourcils noirs et
+bien arqués. Il était bien fait; sa haute taille, la souplesse de ses
+mouvements annonçaient une vigueur développée et des muscles d'athlète.
+Comme pour adoucir la sévère beauté de son visage, son sourire était
+d'une modestie et d'une timidité d'enfant. Ceci était une chose auguste:
+les hommes d'une grande valeur se voilent quelquefois de ce sourire
+charitable; alors c'est d'une force accablante, et cette humilité
+constate mieux, pour les esprits clairvoyants, ce que nous appellerions
+volontiers la puissance d'horizon, que les arrogances possibles. Enfin
+le comte Wilhelm semblait n'avoir aucune pensée qui ne fût bonne et
+ingénue.
+
+Autrefois un pareil enfant représentait la plus haute affirmation de la
+dignité humaine. Il fallait des siècles pour arriver à produire son
+individualité. C'était une résultante des hauts faits et de l'intègre
+probité d'une série d'aïeux dont la glorieuse histoire et les vertus
+domestiques s'évoquaient à son nom. C'était un encouragement vivant à la
+persévérance, une émulation donnée aux familles. Aujourd'hui les
+organisations financières sous lesquelles apparaît toujours le phénomène
+providentiel du premier occupant, phénomène incontrôlable, malgré son
+illégalité, puisqu'il se pose de force comme principe de tout droit
+jusqu'à présent; aujourd'hui, disons-nous, le déclassement des personnes
+et le culte de l'excellence progressive ont détruit, dans la plupart des
+endroits, et finiront par détruire complètement cette grandeur sociale.
+
+Mais nous avons mieux. Il nous est permis de saluer, dans ce siècle, une
+jeunesse reconnue presque universellement pour la droiture de ses
+moeurs, la franchise de sa tenue, la noblesse de ses oeuvres.
+
+Quel triomphe pour les familles qu'une génération de si haute espérance!
+
+Dieu en soit loué, la santé qui règne dans les amours d'aujourd'hui
+promet des virilités admirables; ce sera sans doute comme les pousses de
+ces végétations luxuriantes des tropiques.
+
+Le jeune homme, un peu déconcerté du demi-jour répandu par la lampe et
+de l'ameublement du salon, fit quelques pas vers Tullia Fabriana.
+
+--Madame la marquise, dit-il, je me suis constamment rappelé, depuis
+hier, la permission que vous avez daigné m'accorder...
+
+Et il s'inclina.
+
+Elle lui tendit très gracieusement, du bout des doigts, la fleur à
+baiser.
+
+--Asseyez-vous, comte; vous voyez, je suis seule.
+
+Il s'avança l'un des coussins doubles, de forme et d'ornements arabes,
+puis il la regarda.
+
+--Le prince a dû partir cette nuit, continua la marquise, mais il vous
+reste une belle amie, la duchesse d'Esperia. C'est une bien aimable
+personne, n'est-ce pas, monsieur?
+
+Son attitude abandonnée et son accent tranquille avaient ému le jeune
+homme, mais il voulut paraître froid, de peur de déplaire.
+
+--Ne lui dois-je pas de vous voir, madame? répondit-il.
+
+Elle abaissa lentement son regard sur lui; ce fut une décision.
+
+La nuit dernière a compté pour des années, pensa-t-elle; ce n'est pas
+seulement la fièvre qui anime ces yeux plus calmes: voici la trace déjà
+laissée par les premiers rêves de la passion qui ne peut s'éteindre que
+sous un religieux mépris;--c'est bien.
+
+Son âme planait au milieu de ses pensées comme un aigle dans les
+ténèbres; mais, sûre d'amener d'une façon bienséante l'instant qu'elle
+désirait, elle jugea très inutile de le différer.
+
+--On donnait ce soir un opéra de Cimarosa; vous m'avez sacrifié cette
+merveilleuse musique?
+
+--Je vous entends parler, madame, dit-il d'une voix un peu tremblante.
+
+Les affinités de la voix et de la pensée dont elle savait distinguer les
+transitions par un magnétisme intuitif lui révélaient la fiévreuse et
+naïve comédie où s'efforçait le comte, et, ne s'en affligeant pas, elle
+lui pardonna par sympathie cette innocence de compliments et leur
+transparente politesse. Le jeune homme paraissait, en style du monde,
+lui «faire la cour»; mais sa voix, à son insu, exprimait la profonde
+émotion qu'il éprouvait.
+
+--Êtes-vous musicien, monsieur le comte?... dit-elle.
+
+--Souvent, répondit Wilhelm avec un sentiment de mélancolie, souvent,
+après une journée de chasse et de fatigue, lorsque je m'en revenais
+tard et que j'étais seul dans les montagnes, je chantais pour abréger le
+chemin.
+
+Le jeune homme ne s'aperçut pas de la bizarrerie de sa réponse.
+
+--Eh bien, dit Tullia Fabriana, lorsque vous êtes entré, je regardais
+cette harpe... (Il se retourna et aperçut tout près de lui une grande
+harpe noire qu'il s'étonna de ne pas avoir remarquée en
+s'asseyant.)--C'est un instrument admirable; mais je suis un peu
+fatiguée; chantez une petite chose allemande, voulez-vous?
+
+Ces quelques mots détaillés par des inflexions d'une froideur
+enchanteresse produisirent sur Wilhelm un effet qui se traduisit par un
+éblouissement et une pâleur.
+
+La marquise se leva; elle s'approcha de la fenêtre dans ses vêtements
+blancs et soutenant d'un bras les flocons de batiste sur sa poitrine.
+Les belles boucles de cheveux dorés se soulevaient à peine au vent
+tiède; on entendait le murmure des feuilles épaisses et parfumées; pas
+un chant de rossignol. Un coup de cloche, annonçant la prière et le
+sommeil, tinta, dans le lointain, au monastère de San-Marco.
+
+--Quelle tranquillité dans le ciel!... dit-elle doucement; et, après un
+instant de silence: Une nuit de printemps!... Savez-vous quelque chose
+sur la nuit, monsieur le comte?
+
+--En voici une, madame.
+
+Et il chanta:
+
+ La nuit au brillant mystère
+ Entr'ouvre ses écrins bleus:
+ Autant de fleurs sur la terre
+ Que d'étoiles dans les cieux.
+
+ On voit ses ombres dormantes
+ S'éclairer à tous moments
+ Autant par les fleurs charmantes
+ Que par les astres charmants.
+
+ Moi, ma nuit au sombre voile
+ N'a pour charme et pour clarté,
+ Qu'une fleur et qu'une étoile:
+ Mon amour et ta beauté!
+
+C'était une mélodie lente et douce; mais quelque chose de tout à fait
+inattendu en altéra la simplicité.
+
+Aux premiers accents, un profond murmure courut autour des cordes de la
+harpe; elle s'émouvait en vibrations insensibles, et, tout à coup, le
+sens de la romance lui sembla se déformer en une signification inconnue;
+son chant creusait un tourbillon autour de lui.
+
+Les singulières paroles qu'ils venaient d'échanger, la sombre richesse
+qui les entourait, les formes noires que Wilhelm distinguait vaguement
+au plafond sans pouvoir s'expliquer ce que c'était, la lividité que sa
+main dégantée avait prise en s'appuyant au bord de la table d'ébène, la
+tête énorme du sphinx, encadrée de bandelettes de pierre et dont les
+yeux immobiles s'attachaient sur lui, les attraits de cette femme qui le
+transportait d'amour, et qui, avec les seules et profondes harmonies de
+sa voix, lui bouleversait frénétiquement le coeur, tout cela ne
+formait-il pas l'ensemble de quelque magnifique rêve oriental comme
+l'une de ces fictions créées par la lecture des sourates du Koran, où le
+prophète parle de pavillons et de péris mystérieuses?... Il frémit, et
+ses yeux se fermèrent à la dernière strophe.
+
+Quelques moments après, en rouvrant les yeux, ses regards tombèrent sur
+la lampe. Ils se fixèrent sur sa lumière reflétée par les vases d'or
+avec un pénible sentiment de solitude.
+
+Que s'était-il donc passé?
+
+Pareil à ce Simbad des légendes de l'Asie, le jeune homme était
+transporté dans les pays du prestige, des rêves, des merveilles et des
+pressentiments. L'immense chambre ressemblait à celle où la reine
+Cléopâtre laissait entrer ceux qu'elle remarquait; derrière la porte
+veillait peut-être silencieusement le grand bourreau nubien aux muscles
+de bronze et à la hache dangereuse. Les parfums des charmeresses
+antiques, un arome riche et subtil, une senteur de baumes, de styrax et
+de roses, l'étourdissaient.
+
+Et une Vision, fulgurante de relief et de profondeur, s'éleva devant ses
+yeux:
+
+Il lui sembla que le palais était devenu très ancien; des lierres
+couvraient son front foudroyé; ses façades en ruines étaient cachées par
+la mousse; cependant le vieil être de pierre rappelait encore sa forme;
+il avait celle d'un homme couché, les membres étendus, sur une montagne.
+En proie aux désolations lointaines, la Nuit se chargeait maintenant de
+l'ensevelir dans son linceul; le Ciel, drap mortuaire, parsemé des
+grands pleurs de feu qui roulent incessamment sur sa face, était jeté
+sur sa solitude; pour lui aussi, le Néant bâtissait, dans l'impérative
+éternité, son vague mausolée d'oubli. Et le vieux palais ressemblait à
+l'un de ces géants dont la barbe et les cheveux poussaient dans le
+tombeau.
+
+Mais s'il se dressait sombre et dévasté, les jardins resplendissaient au
+clair de lune! Les arbres et les fleurs étaient d'une féerique beauté;
+au loin, dans l'étang profond, Tullia Fabriana se baignait au milieu des
+eaux de cristal.
+
+C'était bien elle; ses longs cheveux étaient déroulés sur son dos
+nacré, les rayons filtrés à travers les cyprès miroitaient sur elle
+toute; et elle semblait, de temps à autre, syrène fastueuse des heures
+noires, se ployer, avec des mouvements délicieux, dans une vapeur de
+diamants. Les cygnes, attirés par sa blancheur, venaient polir leurs
+ailes contre ses flancs et ses bras; il se vit, lui-même, pâle et les
+yeux fermés, nageant auprès de la marquise, et mettant le pied sur les
+marches de marbre, pour sortir avec elle de l'étang. Et la Vision
+continua.
+
+Ils marchaient maintenant ensemble dans les allées. Les immenses lilas
+balançaient, au-dessus de leurs têtes, leurs grosses touffes humides et
+assombries; l'air était embaumé par les vastes ombrages des charmilles.
+Ils marchaient, entrelacés, sous les regards dorés des étoiles; les
+lévriers et les chevreuils réveillés venaient jouer autour d'eux à leurs
+pieds; leur nudité se détachait sous les feuilles comme celle d'un
+couple de marbres antiques.--On eût dit que deux statues du jardin
+profitaient des ténèbres pour revivre.--Leurs lèvres se touchaient
+parfois sans bruit, dans l'ombre, et sans parler ils s'entendaient.
+
+Et en effeuillant des roses blanches sur les épaules de la grande
+enchanteresse, il lui disait:
+
+«--Ton amour est un ciel dont je ne doute pas: un baiser de toi, c'est
+l'infini!...»
+
+Et elle ne répondait pas, mais elle lui faisait lentement signe de
+regarder ce qui se passait.
+
+Et leurs corps s'atténuaient jusqu'au fantôme; une sourde oscillation
+agitait les profondeurs métalliques de la nature; le relief de toutes
+choses s'effaçait graduellement, comme lorsqu'on meurt; la Vision devint
+ombre et fluide, et tout disparut dans l'empire du Nirvanah.
+
+Le comte Wilhelm passa la main sur son front et se retourna vers la
+croisée.
+
+L'obscurité de la nuit s'était approfondie au dehors; pas un bruissement
+de feuilles dans les jardins, pas un souffle d'air ne venait dans
+l'appartement par la croisée toute grande ouverte.
+
+Il essaya, sans se rendre compte de son mouvement, de regarder le ciel;
+il n'y en avait plus. La nuit s'était faite noire, et c'était un silence
+extraordinaire, un silence d'abstraction, dans lequel les dernières
+vibrations de la harpe se mouraient faiblement, harmonieusement...
+
+Ce fut alors qu'il oublia un peu d'aimer pour réfléchir à son insu, et
+qu'il osa regarder en face de lui.
+
+Depuis la voûte élevée de l'appartement jusqu'à ses pieds, l'atmosphère
+s'était partagée en deux zones absolument disparates.
+
+La lumière de la lampe l'éclairait lui et toute la partie où il se
+trouvait; et il apparaissait comme dans une effusion rayonnante. La
+partie où devait être Tullia Fabriana roulait des reflux d'ombres;
+c'étaient des vagues d'obscurité, lourdes et surtout comme lointaines.
+Il ne voyait ni le sphinx ni la femme. Il fit un pas; il aperçut les
+cariatides, et il lui sembla voir remuer leurs yeux terribles! Malgré
+son front lisible et son sourire jeune, il lui sembla que ce n'était pas
+d'hier qu'il éprouvait le sentiment vertigineux de la vie, et qu'il
+avait magnifiquement souffert autrefois, dans un passé.
+
+Alors, avec un geste éperdu et comme écartant une draperie de ténèbres,
+il entra, chancelant, dans les vastes ombres.
+
+Et il vit s'élever, avec lenteur, devant lui, dans ces mêmes ombres,
+comme un autre geste enveloppé de voiles; il eut l'impression de deux
+bras qui se joignaient,--oh! douloureusement!--autour de son cou. Une
+forme aux blancheurs radieuses attirait son front vers elle..., et ce
+fut l'essaim des pâles joies infinies, le tremblement des rêves divins,
+le supplice...
+
+Ce soir-là le comte de Strally-d'Anthas s'anuita chez la marquise Tullia
+Fabriana.
+
+
+
+
+ TABLE
+
+ Pages.
+ Italie 11
+ Celui qui devait venir 17
+ Promenade nocturne 31
+ Premier aspect de Tullia Fabriana 57
+ Transfiguration 73
+ Étude d'enfance 81
+ La bibliothèque inconnue 95
+ Isis 129
+ La présentation 153
+ Le palais enchanté 171
+ Aventures chevaleresques 199
+ Fiat nox 213
+ Ténèbres 227
+ L'éternel féminin 237
+ Cras ingens iterabimus æquor 251
+
+
+
+
+ DES PRESSES DE MATH. THONE,
+ IMPRIMEUR-ÉDITEUR, 13, RUE
+ ST-JEAN-BAPTISTE, LIÉGE.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Isis, by Auguste Villiers de l'Isle Adam
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ISIS ***
+
+***** This file should be named 37138-8.txt or 37138-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/7/1/3/37138/
+
+Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
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+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
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+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+keeping this work in the same format with its attached full Project
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+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+Gutenberg-tm License.
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+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
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+License as specified in paragraph 1.E.1.
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+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
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+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
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+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+The Project Gutenberg EBook of Isis, by Auguste Villiers de l'Isle Adam
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Isis
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+Author: Auguste Villiers de l'Isle Adam
+
+Release Date: August 20, 2011 [EBook #37138]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ISIS ***
+
+
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+Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+<p><a name="Page_3" id="Page_3"></a></p>
+
+<div class="box">
+<p>Note de transcription:</p>
+
+<p>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.</p>
+
+<p>Les notes de bas de page sont regroupées à la fin du livre.</p>
+</div>
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/cover.jpg" width="328" height="551" alt="Couverture" title="Couverture" />
+</div>
+
+<p class="t1 sep4">ISIS</p>
+
+<p><a name="Page_4" id="Page_4"></a></p>
+
+<p class="t3 sep4"><i>Cet ouvrage a été tiré à<br />
+dix exemplaires sur papier de Hollande.</i></p>
+
+<p><a name="Page_5" id="Page_5"></a></p>
+
+<p class="t1 sep4">Comte A. de Villiers de l'Isle-Adam</p>
+
+<h1><span class="vol">ISIS</span></h1>
+
+<div class="blockquot">
+<p class="t2">«<i>Eritis sicut Dii....</i>»</p>
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+
+<p class="aut"><span class="smcap">Le Sepher.</span></p>
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/001.png" width="142" height="211" alt="ornement" title="ornement" />
+</div>
+
+<p class="t2">LIBRAIRIE INTERNATIONALE</p>
+<p class="t4">PARIS, PLACE ST-MICHEL, 4</p>
+<p class="t4">BRUXELLES, RUE ROYALE, 15</p>
+
+<p><a name="Page_6" id="Page_6"></a></p>
+<p><a name="Page_7" id="Page_7"></a></p>
+
+<p class="sep4"><big><i>A Monsieur<br />
+Hyacinthe du Pontavice de Heussey,</i></big></p>
+
+<p class="sep2"><i>Permettez-moi, Monsieur et bien cher ami,
+de vous offrir cette étude en souvenir des sentiments
+de sympathie et d'admiration que vous
+m'avez inspirés.</i></p>
+
+<p><i>«Isis» est le titre d'un ensemble d'ouvrages
+qui paraîtront, si je dois l'espérer, à de courts
+intervalles: c'est la formule collective d'une
+série de romans philosophiques; c'est l'X d'un
+problème et d'un idéal; c'est le grand inconnu.
+L'&oelig;uvre se définira d'elle-même, une fois
+achevée.</i></p>
+
+<p><i>Croyez, en attendant, que je suis heureux
+d'inscrire votre nom sur sa première page.</i></p>
+
+<p class="tright"><b>A. de Villiers de l'Isle-Adam.</b></p>
+
+<p><i>Paris, 2 juillet 1862.</i></p>
+
+<p><a name="Page_8" id="Page_8"></a></p>
+<p><a name="Page_9" id="Page_9"></a></p>
+
+<h2 class="sep4">PROLÉGOMÈNES</h2>
+
+<h1 class="sep2 spaced">I.<br />
+TULLIA FABRIANA</h1>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Tout semble annoncer que le
+siècle actuel est appelé à voir les
+luttes les plus ardentes et les plus
+décisives qui se soient jamais livrées
+sur les plus grands intérêts
+dont l'homme ait droit de se préoccuper
+ici-bas.»</p>
+</div>
+
+<p class="aut">Dom <span class="smcap">Guéranger</span>.</p>
+
+<p><a name="Page_10" id="Page_10"></a></p>
+<p><a name="Page_11" id="Page_11"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE PREMIER.</a></span><br />
+Italie.</h2>
+
+<p class="sep3">Il y avait eu soirée au palais Pitti.</p>
+
+<p>La duchesse d'Esperia, belle dame de la plus
+gracieuse distinction, avait présenté à tout Florence
+le comte de Strally-d'Anthas.</p>
+
+<p>Il annonçait de dix-huit à vingt ans au plus.
+Il voyageait et venait d'Allemagne. Sa mère
+était de l'une des plus illustres maisons d'Italie;
+on le savait. Il se trouvait donc allié
+aux plus hautes noblesses du pays; la duchesse
+était même un peu sa cousine; qu'il fût présenté
+par elle, ne souffrait aucune difficulté.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span>
+Le prince Forsiani, nommé, depuis la veille,
+ambassadeur de Toscane en Sicile, avait paru
+s'intéresser à lui. C'était un vieux courtisan,
+fin et froid, mais solidement estimé de tous.
+Dans la mesure de l'indifférence du monde, il
+était assez aimé. Le jeune homme, après les
+respectueuses formules d'usage, s'était assis
+devant une table d'échecs, vis-à-vis de lord
+Seymour, et le cercle d'amateurs et d'ennuyés
+marquants avait environné cette partie. On
+dansait dans les autres salons. Des demi-paroles
+furent échangées touchant la conduite de ce
+jeune Allemand, qui jouait, au lieu de danser,
+selon son âge.</p>
+
+<p>Divers courants d'idées remuèrent bientôt,
+dans le vague, autour du prince Forsiani, de
+la duchesse et de M. de Strally, dont la belle
+physionomie fut commentée. Ce qui fit sensation,
+ce fut la présentation du jeune homme
+au nonce-légat (qui daigna survenir vers les
+onze heures) par le duc d'Esperia lui-même.</p>
+
+<p>Son Éminence avait été fort gracieuse durant
+<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span>
+cette cérémonie: on était recommandé, cela
+se devinait.&mdash;Mais pourquoi l'empressement
+du duc d'Esperia? N'était-il pas sur l'âge?&mdash;Une
+vieille dame, à petit comité, s'avisa
+d'insinuer, entre un sourire et une glace,
+que l'ambassadeur avait divinement connu la
+comtesse de Strally, du temps qu'elle habitait
+Florence, autrefois,&mdash;avant son mariage
+avec le margrave d'Anthas. Cela se dit, en
+italien. Une deuxième dame, également sur
+le retour, jugea naïf d'observer que le prince
+n'était point marié. Ces paroles comportaient
+une somme d'hésitations si profonde, que nul
+ne poursuivit. Quant au jeune homme, il
+continua la partie, simplement.</p>
+
+<p>Rien de significatif ne fut avancé, comme
+de raison, après ce peu de mots.</p>
+
+<p>Dans la soirée, il y eut encore deux fragments
+d'entretien, assez dignes de remarque,
+pour ce qu'ils devaient sous-entendre. Le
+nonce et la duchesse d'Esperia causaient
+seuls, d'une voix polie, depuis une minute:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span>
+&mdash;Et Votre Éminence y est allée? disait
+la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je suis sûr qu'<i>Elle</i> n'était pas au
+palais, répondit le nonce. Toutefois, comme
+il serait très utile d'obtenir un auxiliaire de
+cette valeur, je laisserai peut-être un billet,
+samedi, dans le cas d'une nouvelle absence.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien excessif, monseigneur.</p>
+
+<p>Un sourire italien glissa faiblement sur les
+lèvres de Son Éminence, qui s'éloigna dans
+un léger salut.</p>
+
+<p>Le prince Forsiani revenait.</p>
+
+<p>Sur un regard indifférent de la duchesse
+d'Esperia:</p>
+
+<p>&mdash;Je pars pour Naples demain dans la nuit,
+répondit-il d'un air affable, mais d'une voix
+pressée et très basse. Je prendrai Wilhelm
+aux Casines, vers neuf heures du soir. L'entrevue
+est fixée à dix heures.</p>
+
+<p>&mdash;Fixée!... Vous l'avez donc vue, cette
+belle invisible?</p>
+
+<p>&mdash;Dans le salon ducal, il y a dix minutes.
+<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span>
+Elle était seule avec Son Altesse royale et
+l'envoyé persan. Peu de secondes après, elle
+accepta ma main jusqu'à sa voiture.&mdash;Quelques
+mots ont suffi.</p>
+
+<p>Plusieurs cavaliers, de belles personnes brillantes
+et satisfaites intervinrent. On en resta
+là, sur le mystérieux sujet. Il y eut de cérémonieuses
+félicitations, et vers deux heures et
+demie du matin l'on se sépara. Le bruit des
+voitures diminua, la nuit redevint silencieuse
+sur Florence.</p>
+
+<p><a name="Page_16" id="Page_16"></a></p>
+<p><a name="Page_17" id="Page_17"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE II.</a></span><br />
+Celui qui devait venir.</h2>
+
+<p class="sep3">Le lendemain, vers neuf heures du soir, le
+prince Forsiani marchait dans une allée des
+Casines.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, les Casines sont les Champs-Élysées
+de Florence. On y rencontre des statues
+cachées dans de vastes murailles de
+verdure, des animaux rares, de grands arbres
+taillés et des étrangers de tous les pays. Le
+château des grands-ducs de Toscane ne date
+que de 1787. En 1788, époque où nous sommes,
+<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span>
+il y avait des décombres, des veilleurs armés,
+des statues clair-semées, et des fanaux bariolés
+de rouge et de bleu dans le goût vénitien,
+allumés de distance en distance dans les massifs.
+D'ailleurs, grand isolement.</p>
+
+<p>Le prince Forsiani marchait dans l'ombre:
+une bouffée de brise passa dans les feuilles;
+il jeta un regard autour de lui; certes, il
+était bien seul.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin! dit-il avec un soupir, laissons
+cela.</p>
+
+<p>Dans le carrefour de la grande allée, une
+lanterne posée sur un amas de pierres éclaira
+sa figure.</p>
+
+<p>Peu d'instants après, un nouvel arrivant,
+dont le grand manteau de velours noir se
+lustrait aux reflets des fallots, s'approchait de
+lui. Quand l'inconnu fut devant le prince, il
+ôta sa toque et le salua d'un geste gracieux.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, mon cher Wilhelm! fit le prince
+en lui tendant la main.</p>
+
+<p>Et son manteau écarté laissa voir de riches
+<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span>
+vêtements et les belles proportions d'une haute
+stature. Des cordons brillaient sur sa poitrine
+et se rattachaient au ceinturon de son épée.
+Son visage noble et fier, que les symptômes
+de la vieillesse prochaine rehaussaient de gravité,
+paraissait empreint de mélancolie.</p>
+
+<p>Pour Wilhelm, c'était un splendide jeune
+homme, ayant de longs cheveux bouclés et
+noirs, un air de douceur et d'insouciance, un
+teint pâle et de beaux yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, monseigneur! dit-il, pardonnez-moi
+de ne pas être le premier au rendez-vous,
+je devais à ma qualité d'étranger de m'égarer
+en chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Votre bras.</p>
+
+<p>Ils prirent le milieu de l'allée.</p>
+
+<p>&mdash;Notre belle Gemma vous a-t-elle parlé
+de cette personne à laquelle je dois vous présenter
+dans une heure? continua Forsiani.</p>
+
+<p>&mdash;La duchesse d'Esperia m'a dit que Votre
+Altesse pouvait seule...</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Mais voyons! D'après ce que vous
+<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span>
+en avez entendu, quelle idée vous faites-vous
+à ce sujet?</p>
+
+<p>&mdash;De la marquise Tullia Fabriana?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit le prince.</p>
+
+<p>Le jeune homme hésita, et répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je me représente une femme dont les
+actions et les paroles commandent le respect,
+et qui, cependant, laisse une arrière-pensée
+qui ne satisfait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit le prince.</p>
+
+<p>Et il regarda quelque temps Wilhelm d'un
+air songeur. Il faisait une demi-obscurité,
+des ténèbres bleues; les deux promeneurs se
+voyaient parfaitement sous les arbres.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher enfant, dit-il, vous arrivez de
+votre manoir d'Allemagne; vous avez dix-sept
+ans; vous savez beaucoup, et le vieux Walter
+est un précepteur de génie. Vous êtes seul au
+monde. Vous vous nommez le comte Karl-Wilhelm-Ethelbert
+de Strally-d'Anthas: vous
+descendez des Strally-d'Anthas de Hongrie par
+votre père, et des Tiepoli de Venise par votre
+<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span>
+mère; deux princes et un doge: c'est au
+mieux. Vous êtes riche du majorat de votre
+aïeul; vous êtes brave; vous êtes fort; vous
+êtes beau comme un de ces soirs italiens, par
+lesquels de belles dames ne dédaignent pas
+de commettre un joli rêve; vous arrivez en
+pleine Italie, à Florence, tenter une fortune
+de puissance et de gloire; vous avez le bonheur
+d'être le cousin, bien plus, le protégé
+de la duchesse d'Esperia. Vous m'êtes recommandé
+par le souvenir de votre bonne et sainte
+mère; enfin, vous n'avez qu'à vous montrer
+pour résumer à un âge, où le commun des
+hommes n'est pas visible, ce que cinquante ans
+de luttes et de labeurs accablants ne peuvent
+donner. Vous avez la jeunesse! Vous pouvez
+tout demander, tout obtenir, peut-être. Vous
+vous y prenez d'assez bonne heure pour monter
+vite au sommet d'une ambition justifiée. Eh
+bien, moi qui suis prince, et qui ne parais pas
+avoir trop à me plaindre de ce monde où vous
+entrez, je vous eusse dit, si, d'après une vingtaine
+<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span>
+de paroles, je n'avais pas trouvé dans
+votre nature quelque chose de solide et d'inné,
+je vous eusse dit: Retournez dans votre manoir,
+épousez quelque jeune fille vertueuse et
+simple, bénissez le Dieu qui vous a fait ce
+loisir; aimez, rêvez, chantez, chassez, dormez,
+faites un peu de bien autour de vous, et surtout
+n'oubliez pas de secouer la poussière de vos
+bottes, sur la frontière, de crainte d'en empoisonner
+vos forêts, vos montagnes et votre vie.</p>
+
+<p>Comprenez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ne voulez-vous pas m'effrayer, monseigneur?
+dit Wilhelm, assez interdit de cette
+conclusion. En admettant que je risque la vie,
+je suis seul au monde.</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, on ne meurt qu'une fois! ajouta
+le jeune homme avec insouciance.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez? dit le prince. A votre âge
+les mots n'ont qu'un sens vague, et plus tard,
+lorsqu'on en voit la profondeur, le coeur se
+sert de stupeur et de dégoût. Vous ignorez
+<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span>
+les froides et cruelles bassesses, les trahisons
+envenimées et leurs milliers de complications
+aboutissant à l'ennui quotidien; les amitiés
+envieuses, haineuses et souriantes; les trames
+perfides où l'on perd l'amour et la foi, souvent
+l'honneur et la dignité, sans qu'on sache pourquoi
+ni comment cela se fait. Ah! vous êtes
+heureux! Laissez aux passions le temps de
+venir, et vous comprendrez. Vous croyez, vous
+dont le c&oelig;ur s'épanouit de bienveillance et de
+bonté, vous pensez qu'on va s'intéresser à vous?
+Dans le monde, on ne s'intéresse qu'à ceux que
+l'on redoute, et vous trouverez, sous les dehors
+les plus attrayants, l'indifférence et la méchanceté.
+Songez que vous allez nuire à beaucoup
+de personnes, par cela même que vous êtes
+riche, que vous êtes jeune, que vous êtes noble,
+c'est-à-dire par toutes les qualités qui semblent
+devoir vous faire aimer. Au lieu de soleil,
+nous avons des lustres; au lieu de visages, des
+masques; au lieu de sentiments, des sensations.
+Vous vous attendez à des hommes, à des
+<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span>
+femmes, à des jeunes gens? Ceux qui nient
+les spectres ne connaissent pas le monde. Mais
+passons. Vous êtes d'étoffe à résister; cela
+suffit.</p>
+
+<p>Le vieux courtisan parlait d'une manière
+si naturelle, que le jeune homme en tressaillit
+légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Altesse daignera l'avouer, du moins:
+les deux premiers visages que j'ai rencontrés
+démentent passablement le tableau qu'elle vient
+de me faire des autres; n'est-ce pas de bon
+augure pour l'avenir?</p>
+
+<p>&mdash;Ne me remerciez pas, Wilhelm! continua
+Forsiani. J'ai connu votre mère autrefois,&mdash;je
+vous le dis encore,&mdash;et, ne fut-ce pour
+votre distinction et votre charmant courage,
+je vous aimerais pour elle. Vous allez être
+mis, ajouta le prince, en présence d'une femme
+d'un esprit hors ligne et d'une influence exceptionnelle.
+Peu de gens la connaissent; on en
+parle peu: c'est cependant, j'en suis persuadé,
+la femme la plus puissante de l'Italie, à cette
+<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span>
+heure. On essaie de la circonvenir, mais elle
+cache son âme et sa pensée avec un inviolable
+talent. Comme elle possède l'intuition des physionomies
+à un degré, voyez-vous, mon enfant,
+que l'on n'atteint pas, elle vous définira juste
+et vite. Soyez devant elle ce que vous êtes;
+soyez naïf, soyez simple: elle est au-dessus des
+autres: donc, elle peut éprouver encore un
+sentiment humain. Si vous avez le bonheur
+d'éveiller en elle un mouvement de sympathie,
+amitié, bienveillance, amour, n'importe, vous
+n'aurez qu'à vous laisser un peu conduire les
+yeux bandés, vous arriverez où bon vous
+semblera. Je lui ai parlé de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit le comte.</p>
+
+<p>Forsiani le regarda.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui m'a surpris, continua-t-il, c'est le
+regard clair et inaccoutumé dont elle accompagna
+sa phrase: «Amenez-le moi,» et l'attention
+inusitée qu'elle parut prendre à ce fait
+de votre récente arrivée à Florence. Elle avait
+quelque chose de changé dans le son de sa
+<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span>
+voix. Je ne lui connaissais pas cette manière,
+et je fus assez étonné de ce brusque intérêt
+pour une chose d'importance secondaire. Enfin,
+je crois qu'elle désire vous voir, et c'est un
+rare mérite qu'elle vous donne là.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il possible! s'écria radieusement Wilhelm.</p>
+
+<p>Il avait une question sur les lèvres, mais il
+n'osa pas interrompre le prince, qui le devina.</p>
+
+<p>&mdash;Elle paraît vingt-quatre ans, ajouta Forsiani;
+elle en a de vingt-six à vingt-sept. Il
+est difficile de se figurer une femme plus belle.
+C'est une blonde, avec un teint blanc comme
+cette statue; des yeux noirs, d'une expression
+admirable! Vous serez charmé de la merveilleuse
+distinction de ses traits et de la douceur
+extraordinaire de sa voix. La simplicité de
+ses paroles vous semblera d'abord très naturelle
+et d'un grand laisser-aller; puis, en y
+regardant de près, vous verrez quelle exactitude
+mesurée, quelle sûreté d'elle-même elle
+garde au plus fort de cet apparent laisser-aller.
+<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span>
+C'est la plus haute supériorité humaine,
+mon cher enfant; l'esprit, constamment maître
+de lui, reste toujours maître des autres. On
+ne lui a jamais connu ni soupçonné d'amants.
+Une chose à remarquer, c'est que, malgré
+les passions qu'elle doit exciter, malgré sa
+réputation intacte, son âme supérieure, sa
+grande fortune, sa noblesse et sa beauté, nul
+ne l'a demandée en mariage, je le crois,&mdash;à
+l'exception d'un seul (qui a été fort poliment
+éloigné, il est vrai);&mdash;vous le connaissez,
+c'est le gentilhomme anglais qui tenait
+contre vous hier au soir.</p>
+
+<p>&mdash;Lord Seymour?... s'écria Wilhelm.</p>
+
+<p>&mdash;Plus bas, cher Wilhelm; il est inutile
+qu'on nous entende. Oui, lord Henri Seymour.
+Que pensez-vous de ce gentilhomme?</p>
+
+<p>&mdash;Je me sens moins attiré vers lui que
+vers tout le monde, je l'avoue, dit naïvement
+le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est à lui que vous vous êtes adressé
+d'abord, continua le prince... Oui, je crois à
+<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span>
+de certaines fatalités... &mdash;Si vous êtes le bienvenu
+chez la marquise Fabriana, prenez garde
+à lord Henri; c'est un homme à projets fins
+et violents, malgré sa froideur. Il a diverses
+façons contenues qui m'ont appris du nouveau
+sur son caractère. Je regrette de ne pouvoir
+abandonner, pour veiller sur vous, la mission
+dont je suis chargé, car je vous aime comme
+mon enfant, et je crains qu'il vous arrive
+malheur. Il est heureux que la duchesse
+Gemma vous ait donné ses bonnes grâces...
+c'est une femme d'expérience qui m'avertirait...
+Voici, dans tous les cas, l'adresse d'un
+homme assez inconnu, qui pourra vous renseigner
+sur la valeur d'une épée bien maniée.
+Vous vous présenterez de ma part.</p>
+
+<p>Ils s'arrêtèrent sous les feuillages, éclairés
+par un fallot. Le prince traça deux lignes à
+tâtons sur son genou. Wilhelm serra le bout
+de papier dans son pourpoint. S'il eût été donné
+à quelqu'un de pouvoir lire dans son âme en
+ce moment, il y aurait vu l'étonnement le
+<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span>
+plus profond des paroles et des manières de
+Forsiani.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est que vous me trouvez démasqué,
+mon cher comte, dit en riant le prince, qui
+le comprenait. Marchons un peu de ce côté,
+ajouta-t-il; voilà neuf heures et demie, et il
+me reste beaucoup à vous dire encore.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, que vous êtes bon pour
+moi! comme je vous aime!</p>
+
+<p>&mdash;Allons, merci! fit le prince. Je vous
+avoue, cher enfant, que je ne serais pas fâché
+de trouver un peu d'amitié sincère avant de
+mourir.</p>
+
+<p>Et ils reprirent leur promenade sous les
+grands arbres.</p>
+
+<p><a name="Page_30" id="Page_30"></a></p>
+<p><a name="Page_31" id="Page_31"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE III.</a></span><br />
+Promenade nocturne.</h2>
+
+<p class="sep3">&mdash;Voici en peu de mots l'histoire de la
+noblesse assez étrange de Fabriana, continua
+le prince. Il est bon que vous la connaissiez.
+Tullia Fabriana descend, par les femmes, des
+Fabriani vénitiens, dont sa famille a pris le
+nom, et, par les hommes, des Visconti de
+Pise, lesquels ne sont liés d'aucune parenté
+avec ceux de Milan. Les chefs principaux de
+cette haute maison furent deux jeunes aventuriers,
+<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span>
+Lamberto et Ubaldo Visconti, qui, par
+une belle journée de l'an de grâce 1192, je
+crois, s'ennuyant de vivre inconnus, vinrent,
+avec une poignée de paysans, conquérir à peu
+près tout le sud de la Sardaigne. Ce n'est guère
+plus difficile que cela pour les hommes d'énergie
+de tous les siècles. Il y a même à ce sujet
+une petite histoire: le pape Innocent III, prétextant
+des droits délégués par on ne sait trop
+qui, ou revendiquant la conquête et l'autorité
+de deux sujets dont il se préoccupait beaucoup
+moins la veille, ou faisant purement et simplement
+de cet admirable fait d'armes une question
+de scribes et de douanes, réclama d'eux
+la rémission des villes conquises. Il y eut hésitation.
+Bref, les Visconti refusèrent. Ce fougueux
+pontife les excommunia.</p>
+
+<p>Devant ce fait, à pareille époque, ils n'avaient
+que deux partis à prendre: se soumettre, ou
+feindre une soumission, et, dans ce dernier
+cas, revenir en Italie en traînant leurs petites
+troupes, débarquer sur différents points, marcher
+<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span>
+la nuit, cerner le Très Saint Père, l'enlever
+par surprise, incendier le Vatican et
+en finir en s'instituant et s'affirmant, de leur
+chef, plénipotentiaires des droits de l'Église
+et souverains d'Italie. Ils ne risquaient rien,
+étant déjà mis au ban de la dignité humaine
+par la bulle qui pesait sur eux. Encourir la
+captivité, la torture et la mort? De tels soldats
+ne tiennent pas à se laisser prendre vivants!
+Soulever contre eux une demi-douzaine de rois
+et le clergé d'Europe? Peut-être. En regardant
+de près l'histoire de ce temps-là, on se demande
+s'ils n'auraient pas rencontré plus de partisans
+que d'ennemis. Mais c'est difficile à oser, même
+pour les Henri IV d'Allemagne.&mdash;Lamberto
+Visconti se soumit (ces hommes d'épée!); ce
+fut seulement Grégoire VI qui leva l'excommunication.
+Un ingénieux contrat fut stipulé.
+Lamberto épousa une certaine Gherardesca,
+proche parente du pape. Ubaldo, rebelle, créa
+le judicat des sept villes, là-bas, en Sardaigne,
+et gouverna. Cela causa deux partis, dont le
+<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span>
+foyer vint se centraliser à Florence, et voilà
+l'origine peu connue de cette lutte des Gibelins
+et des Guelfes. Je vous ai raconté cette histoire
+non seulement pour vous faire apprécier l'excellence
+de la noblesse de Tullia Fabriana,
+mais aussi pour vous indiquer, en passant,
+comment les coups de main, en apparence les
+plus dévergondés, deviennent des coups d'État,
+et finissent par s'accepter, s'enchaîner et se
+mêler d'une manière à la fois simple et bizarre,
+avec la fluctuation générale.&mdash;Je vous prie,
+mon cher enfant, de ne point conclure de ceci
+que je ne suis pas chrétien. Ces circonstances
+ne touchent le dogme éternel en aucune manière,
+et, sans vouloir même sous-entendre les
+Alexandre VI, les Urbain V, les Jules II et le
+reste, il y en a, vous le savez, de beaucoup
+moins tolérables dans l'histoire universelle:
+une croyance qui, malgré tant de scandales,
+subsiste depuis tant de siècles, et trouve tous
+les jours des martyrs, prouve par cela qu'elle
+signifie quelque chose; et cette bande d'escrocs,
+<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span>
+loin de servir d'arguments contre elle, démontre
+la solidité de son trône. Je racontais
+avec impartialité; voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, monseigneur, dit Wilhelm.</p>
+
+<p>N'était-ce pas encore un singulier chrétien
+que M. l'ambassadeur?</p>
+
+<p>&mdash;Outre ces deux hommes de guerre, continua
+le prince Forsiani, notre marquise compte
+un bon nombre de noms illustres, inscrits au
+livre d'or de Venise et sur les annales d'Italie.
+Elle mène une vie de solitude, reçoit peu et
+voyage quelquefois. Elle est seule au monde,
+comme vous, mais depuis sept ou huit ans.
+Sa mère était une femme très simple. De son
+vivant, je les ai vues sympathiser. La marquise
+n'en parle jamais, non plus que de sa
+famille: elle semble, chose assez surprenante,
+avoir oublié l'une et l'autre. Je sais qu'elle
+donne une grande part de sa fortune en aumônes:
+c'est de la bonté; mais il y a dans
+sa vie, peut-être, des secrets moins ordinaires.
+Je ne la crois pas incapable de grandes actions.
+<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span>
+Puisse-t-elle, comme je l'espère, vous prendre
+en amitié!</p>
+
+<p>Dix heures moins un quart sonnèrent au
+palais Pitti.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, Wilhelm, je vais vous donner
+quelques conseils pratiques; vous les prendrez
+comme paroles d'un homme qui vous aime,
+et en qui bien des choses se sont finies. Je
+pars dans cinq ou six heures: je suis d'un
+âge où l'on peut douter de revoir ceux que
+l'on quitte... Il est de nécessité que je vous
+mette un peu sur vos gardes contre l'existence.
+En deux mots, voici la manière à suivre, si
+vous voulez arriver haut et vite, quoiqu'il
+advienne, et si vous voulez rester digne de
+votre ambition. Vous ne ressemblez pas à la
+plupart des jeunes gens de votre âge, sans cela
+j'eusse commencé par vous dire: «Mon cher
+comte, je n'ai pas de conseils à vous donner.
+S'il vous reste assez de santé et de conscience,
+dans un an d'ici, pour réfléchir sur vous-même
+et que j'aie le plaisir de vous retrouver encore,
+<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span>
+j'aurai peu de chose à vous apprendre. Vous
+aurez acquis, dans cette année d'étourdissements,
+le regard théorique de l'existence;
+mais comme le sens de la vérité sera totalement
+ébranlé dans votre c&oelig;ur, je vous souhaiterai
+du courage. Quant à présent, bien du
+bonheur et adieu.» J'eusse parlé de la sorte.
+Vous, mon enfant, je puis vous conseiller.
+Oh! je comprends la jeunesse et je ne puis
+trouver fâcheux de se délasser quelquefois, de
+se laisser aller à jouir de ses vingt ans. On
+n'a vingt ans que peu de jours; mais la vie
+importante est celle dont les actions ne troublent
+pas notre dignité, renforcent le sentiment sublime
+de notre espérance, nous donnent la
+sérénité intérieure et nous autorisent, par cela
+même, à prendre confiance dans la mort.
+C'est de cette existence aux luttes difficiles
+que je désire vous parler.</p>
+
+<p>Vous allez avoir affaire à des hommes qui
+s'estiment presque tous capables de changer
+la face du monde et dont chacun se pense plus
+<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span>
+que le voisin, ce qui, vu de près, constitue le
+plus clair de l'apparente égalité universelle.&mdash;Si
+l'on vous trouve jeune, ne dites rien;
+mais pesez le résultat social et pratique de
+l'homme qui vous trouvera jeune, vous serez
+étonné de voir comme c'est, presque toujours,
+nul ou infime. N'écoutez pas tous ces gens qui
+voient les choses de haut; ils les voient de si
+haut, qu'ils finissent par ne plus rien distinguer.
+Ne vous laissez jamais éblouir par leurs
+affirmations. Décomposez, en pensée, chacun
+des termes qui les énoncent, et la plupart du
+temps vous trouverez l'ensemble niais ou naïf.
+Souvent vous entendrez un homme dire cependant
+une chose profonde, et vous le verrez
+divaguer une minute après. Le dernier venu
+peut dire des choses profondes! C'est de les
+unir entre elles qui est difficile. Celui qui le
+fait, par exemple, est un homme. Si vous avez
+intérêt dans une discussion à suites sérieuses
+(n'en faites jamais d'autres) à ce qu'un tel ou
+un tel ne parle pas longtemps contre vos idées,
+<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span>
+prenez-le par un petit détail désagréable de
+sa conduite ou de sa vie privée: ne craignez
+pas d'entrer là-dedans, sans façon, en maître;
+et faites voir des spectacles inattendus en dilatant
+cet ennuyeux détail: on terrasse des lions
+avec des riens pareils. Je regrette de ne pas
+faire cette expérience devant vous, pour vous
+montrer ce qui en résulte; mais ceci n'étant
+qu'une question de tact, vous devez comprendre
+les mille manières gracieuses dont cela s'entoure.
+Si vous tenez à ce que votre avis soit
+accepté, sachez ceci: qu'avoir raison, c'est
+avoir <i>plus</i> raison. Quel but vous proposez-vous?
+Amener à vos vues? Ne commencez
+donc jamais par blesser autrui d'une dénégation
+absolue de son avis. Dites ce qu'il dit, et
+si vous avez l'au-delà, faites-le lui voir. Il y
+viendra de lui-même; mais il mourra sur la
+brêche plutôt que de démordre que vous avez
+tort, si vous commencez par nier ce qu'il dit.
+Ne vous emportez donc jamais! dans aucune
+circonstance! Si vous n'êtes plus maître de
+<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span>
+vos paroles, comment le serez-vous des paroles
+d'autrui?</p>
+
+<p>Wilhelm écoutait toutes ces choses simples
+avec une grande attention. La nuit s'avançait
+dans le ciel. Le prince continua paisiblement:</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, comte, il faut avoir de la charité,
+voyez-vous; la charité, c'est le respect du
+prochain. En respectant l'homme, même le
+plus tombé, vous en ferez votre chien, si vous
+voulez, tant le sentiment de sa noblesse est
+élevé chez l'homme. Pour arriver à respecter
+tout homme ayant agi d'une manière révoltante,
+il n'y a qu'à se faire ce dilemme: ou cet
+homme avait une raison pour commettre tel
+acte misérable, ou il n'en avait pas. S'il n'en
+avait pas, c'est un fou qu'il faut plaindre et
+non juger, ni mépriser;&mdash;s'il en avait une,
+il est bien évident que moi, doué de raison
+comme lui, également homme, si j'avais été
+placé dans les mêmes conditions et circonstances
+que lui, si j'avais été poussé par les
+mêmes mobiles que lui, j'aurais fait comme
+<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span>
+lui, puisqu'il a fait cela d'après une raison.</p>
+
+<p>Ne jugez donc jamais l'homme et respectez-le
+toujours, quoi qu'il ait fait. Jugez seulement
+<i>l'action</i>, parce qu'il faut bien statuer sur quelque
+chose pour vivre sociable, et passez outre.
+Essayer de retrouver les mobiles n'est pas
+possible; d'ailleurs, c'est inutile et insondable;
+c'est d'un autre monde que le nôtre. Il faut
+respecter l'homme parce qu'on est homme et
+qu'on doit respecter son humanité dans celle
+d'autrui.</p>
+
+<p>Quant aux idées d'autrui, c'est une autre
+affaire. Il ne faut pas tenir à l'admiration ou
+à l'indifférence de ces gens, dont le blâme et
+l'estime obéissent aux mêmes mobiles que le
+flot qui va et vient. Est-ce que cela compte?
+Est-ce qu'on s'en occupe? C'est la poussière
+de la route; c'est le vent qui passe. Laissez
+dire ces personnes qui ne font que réciter des
+à peu près toute leur vie, en s'imaginant qu'on
+ne peut pas y avoir songé comme elles. Si
+vous saviez comme c'est peu de chose, en
+<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span>
+résultat! Si vous saviez comme ce qu'elles font
+est ridicule, pitoyable et méchant! Tenez, la
+soirée d'hier vous a semblé toute agréable;
+votre présentation au nonce, toute simple; les
+bontés de la duchesse d'Esperia, mon amitié,
+toutes naturelles? Vous ignorez ce que ces
+faits ont suscité de pensées viles, de raisonnements
+abjects, de demi-mots infâmes!... Sous
+le masque de sérénité, vous ne vous figurez
+pas ce que je lisais de traductions dans ces
+petits sourires rampant comme des vipères sur
+les lèvres de ces beaux jeunes gens et de ces
+charmantes femmes! Il m'eût suffi de prononcer
+deux ou trois paroles élégantes et mesurées
+pour faire frémir bien des éventails et pour
+amener le silence et la pâleur sur l'insouciante
+niaiserie de bien de ces figures, sachant ce que
+pèse leur insouciance; mais il faut pardonner
+à ceux qui ne savent ce qu'ils font. Vous verrez
+ces galants qui se permettent de railler une
+noble action, en croyant se la définir, parce
+qu'ils en aperçoivent un côté à leur taille! Ils
+<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span>
+sont prévenants avec les femmes, ils ont du
+c&oelig;ur devant le danger, et point d'âme en face
+du ciel, de la conscience et de la création.&mdash;Belles
+manières, gants parfumés et moustaches
+fines!&mdash;Tas d'ossements que tout cela!</p>
+
+<p>Prenez deux mois de pauvreté froide pour
+m'évaluer ces belles dignités! Comme vous les
+verriez calculer et commettre de ces bassesses
+incroyables, sans nom,&mdash;pour vivre? Pas du
+tout! Ils agiraient par ennui, fainéantise et
+lâcheté, pour se procurer le plus petit plaisir.
+J'ai vu cela tant de fois!... Un homme de bon
+sens, qui est seul avec deux bons bras et du
+c&oelig;ur, ne peut manquer exactement de vivre
+partout; mais ces philosophes estiment que le
+travail est une faiblesse. Grand bien leur fasse!</p>
+
+<p>Croyez-vous qu'une centaine de ces hommes
+de goût fassent la monnaie d'un paysan, qui
+aime une brave femme, la bat de temps à autre,
+élève sa famille, travaille la terre, et daigne
+prier Dieu?... Voilà cependant le monde dans
+toute sa splendeur, mon cher Wilhelm! eh
+<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span>
+bien! ne le méprisez pas. Vous ne pouvez
+comprendre les forces d'impulsions graduées
+vers l'infamie, les rouages de la bassesse et du
+crime, les poussades insensibles qui conduisent
+là. Ce sont des abîmes! Plaignez et respectez,
+malgré tout, si vous voulez voir dans la vie
+quelque chose... de plus que la vie!...</p>
+
+<p>En un mot, ayez cette charité dont je vous
+parlais tout à l'heure. Vous m'avez compris,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cher prince! Cela met de la glace
+sur le c&oelig;ur!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est assez froid; mais on s'y habitue.</p>
+
+<p>Voici des conseils pour vous, maintenant. Je
+vous sais modeste, je suis sûr que vous le serez
+toujours, en paroles, au moins, par cela seul
+que la modestie est l'orgueil logique. Vous êtes
+riche, tant mieux; mais ne faites jamais de
+dettes, quand même il s'agirait d'un trône, par
+la simple raison que vous pourriez mourir sans
+vous être acquitté, que cela s'oublie, et que si
+vous voulez être sûr de vous-même, il importe
+<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span>
+que vous soyez prêt à mourir à toute heure, tel
+que le sort vous a fait, sans rien devoir de plus
+à personne. C'est de la vraie dignité, cela.&mdash;</p>
+
+<p>N'hésitez jamais; agissez toujours devant
+l'occasion; faites n'importe quoi, mais faites
+quelque chose: tous les événements s'entre-valent,
+à peu près, pour celui qui en sait
+trouver le joint et en extraire la valeur réelle:
+c'est-à-dire, pour celui qui sait découvrir le
+plus grand nombre de rapports possibles de tel
+événement avec le but absolu de son existence:
+les natures à tâtonnements n'arrivent à rien de
+solide; agissez donc toujours devant l'occasion
+en déployant sur elle toutes les ressources de
+votre présence d'esprit.&mdash;Ne vous liez jamais
+avec personne au point de vous livrer en paroles;
+jamais! cela ne mène à rien qui vaille,
+et cela diminue la volonté et le respect de son
+but, quand bien même votre ami serait l'idéal
+des amis. Croyez, mon cher enfant, qu'il m'a
+fallu bien souvent l'expérimenter, pour le
+croire! Parlez de choses indifférentes, laissez
+<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span>
+dire, et ne craignez pas de rendre service au
+premier venu, eussiez-vous été affligé vingt fois
+de l'avoir fait.&mdash;Si vous recevez des avances,
+et l'on vous en fera, du courage! Contraignez
+votre bon c&oelig;ur! Recevez-les froidement; pas
+de confidences ni d'expansion d'aucun genre,
+ou vous serez moins estimé demain.</p>
+
+<p>Ah! cela est dur, à votre âge; je le sais;
+mais il faut choisir entre une destinée obscure
+ou glorieuse, et, le choix fait, garder une volonté
+de fer sur laquelle un instant d'oubli ne
+puisse mordre. Un homme qui risque un avenir
+pour le divertissement de parler une minute,
+doute de lui-même à cette minute et par conséquent
+ne mérite pas de réussir.</p>
+
+<p>Le monde est à l'homme assez concentré,
+assez maître de sa volonté et de sa pensée, pour
+agir sans répondre aux autres hommes autre
+chose que «oui» ou «non» indifféremment,
+toute sa vie.</p>
+
+<p>Ne craignez pas de vous faire des ennemis,
+s'il le faut;&mdash;n'a pas d'ennemis qui veut! Ils
+<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span>
+servent beaucoup plus que les amis. Les amis
+ont bien assez de s'occuper d'eux-mêmes: les
+ennemis s'occupent de vous et vous préparent
+de quoi exercer votre faculté de vaincre les
+obstacles. Les obstacles sont aussi nécessaires
+que le pain. Ne faut-il pas des ennemis à celui
+qui veut vaincre?&mdash;Quand vous parlerez, continuez
+à ne pas sourire ni hausser les sourcils,
+enfin à garder un visage sans mobilité autant
+que possible... (Si je vous dis tout cela, c'est
+que je vous voudrais parfait, mon cher enfant.)
+Soyez grave et indifférent. Prononcerait-on les
+paroles les plus fortes, les plus humaines, les
+plus profondes, que sembler tenir à les imposer
+serait s'aliéner maladroitement l'esprit du
+monde: on paraîtrait vouloir paraître, ce qui
+tue.</p>
+
+<p>Wilhelm était muet d'attention.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je vous dis là vous semble à présent
+d'une grande simplicité, n'est-ce pas? vous
+ne pouvez savoir ce que me coûtent ces conseils.
+Seulement, Wilhelm, sachez que les sages les
+<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span>
+plus en renom, prophètes ou demi-dieux, n'ont
+bouleversé l'univers qu'avec des simplicités de
+ce genre, parce que ce sont à peu près les
+seules exactitudes de la vie et qu'on n'y revient
+(chose réellement mystérieuse) qu'après avoir
+fait le tour de l'existence.</p>
+
+<p>Ouvrez les quelques livres laissés par les
+grands hommes, comme ces Bibles, ces Koran,
+etc., vous y trouverez des ingénuités surprenantes,
+des choses que vous vous seriez dites
+cent fois de vous-même: «Aimez-vous les
+uns les autres! Ne faites pas à autrui..., etc.»
+«Il n'est d'autre Dieu que Dieu! etc.» et
+mille variantes. Vous vous demanderez alors
+comment, avec des phrases de cette naïveté,
+des phrases écrites dans le fond de toutes les
+consciences, on a pu transfigurer les sociétés
+humaines et s'ériger en prophète ou en Dieu.</p>
+
+<p>Le penseur ne s'arrête pas à ces paroles;
+il les trouve trop simples; il oublie souvent
+que la foi n'est pas une conviction, mais un
+acte: l'acte de s'assimiler le plus d'évidences
+<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span>
+divines possible, chacun dans le <i>moment</i> et
+suivant la sphère où il se trouve.</p>
+
+<p>Ah! si vous saviez comme une parole, en
+apparence banale, contient de puissances terribles
+et marche vite! Voyez: cinq parties
+composent la terre. Il y a là dedans plus
+d'un milliard d'hommes, tous très entendus
+dans leur métier, dans leur détail; par qui
+est-ce manié, remué, gouverné? Par une centaine
+de personnages d'une intelligence presque
+toujours bien ordinaire. La plupart d'entre
+eux se divertissent très royalement, je vous
+assure: ce sont leurs seuls milieux de grandeur
+qui les élèvent; ils le savent, du reste,
+et en font bon marché intérieurement. Tenez:
+l'un deux (c'est de l'histoire moderne), après
+avoir eu plus de cent quatre-vingts millions
+d'hommes,&mdash;entendez-vous ce chiffre?&mdash;en
+partage, à dix-neuf ans; après avoir été
+le suzerain d'une douzaine de rois, après avoir
+gagné victoires sur victoires; après avoir été
+plus grand que César, et avoir possédé pourpre,
+<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span>
+hermines, sceptres et triples couronnes impériales,
+s'en alla tourner la soupe de trois ou
+quatre moines en qualité de frère convers,
+et laver leurs divers ustensiles de ménage,
+par humilité. Voyez-vous ce guerrier, ce grand
+politique, ce fin législateur, ce maître de
+l'Europe, enfin, le voyez-vous retenant son
+froc de bure et accomplissant gravement son
+travail? Pensez-vous qu'il ne lui fallait pas
+autant d'intelligence, alors, qu'autrefois pour
+gagner Tlemcen, Rome, Pavie, Mühlberg, etc.?
+et que cela ne valait pas bien ce que faisaient
+les douze ennuyés de Suétone?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! murmura Wilhelm, c'est vrai!....
+C'est effrayant!</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous voyez le mot <span class="smcap">Charles</span> et
+le mot <span class="smcap">Quint</span>, et que vous perdez l'homme de
+vue sous ces deux mots prestigieux. Cela vous
+passera. Il ne faut jamais oublier le cadavre.
+Cet individu, comme les autres empereurs
+ou rois, ne représente cependant que la conséquence
+d'une parole prononcée depuis des
+<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span>
+siècles. Vous voyez ce qu'un mot peut produire.
+Un tel ouvre la bouche et articule une idée
+quelconque pouvant s'appliquer à un fait général;
+cette idée se décompose, s'absorbe et s'assimile
+d'un milliard de différentes façons par
+le milliard de différents cerveaux qui ont un
+milliard de manières différentes d'entendre les
+mots et de voir les choses. Chacun l'admire en
+raison de ce que chacun voit dans son idée
+(émise au hasard souvent) et de ce que chacun
+peut s'en appliquer d'utile suivant son degré
+d'intelligence, relativement aux fonctions qu'il
+exerce. Bref, d'un commun accord, l'homme et
+son idée finissent par devenir miraculeux, simplement
+parce que ouvrir la bouche, principe
+de l'événement général, est déjà un miracle.
+Plus l'idée est simple, plus on peut y dépenser
+de l'intelligence; plus, par conséquent, elle
+provoque de méditations et plus on trouvera
+de personnes à venir séculairement y tasser
+leur somme d'ingénuités. Voilà toute l'histoire,
+ni plus ni moins, mon cher comte, croyez bien
+<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span>
+cela. Cependant, vous avouerez que s'il n'y
+avait pas de raison à ce que ce grand rêve
+s'accomplît, s'il n'avait ni loi ni but, s'il n'y
+avait rien au fond de toutes choses, enfin, ce
+serait d'une niaiserie bien mystérieuse!...</p>
+
+<p>N'en concluez donc pas au mépris de l'humanité,
+mais à la puissance de la parole humaine.</p>
+
+<p>La lune brillait sur les arbres. Ses rayons,
+à travers le feuillage, éclairaient les deux promeneurs.
+Wilhelm pouvait se croire en Allemagne.
+Il se taisait; il écoutait.</p>
+
+<p>&mdash;Quant aux femmes, ajouta le prince Forsiani,
+je crois inutile de vous faire donner le
+soleil de plein midi sur une femme du soir, sur
+une gracieuse personne sortie à dix-huit ans
+du dortoir, et qui compte huit ou dix ans de
+services: gardez vos rêves! Ils valent mieux
+que la réalité. Seulement, comme je ne tiens
+pas, en définitive, à vous laisser surprendre,
+je veux vous mettre en présence d'une femme
+pour tout de bon, d'une femme que j'estime et
+que j'admire. Oui, je vous avoue que si je ne
+<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span>
+vivais pas avec le souvenir d'une autre, souvenir
+qui remplit mon âme&mdash;et qui me
+suffit,&mdash;la marquise Tullia me paraîtrait la
+seule femme possible pour un homme supérieur.
+Plus je pense, plus je trouve qu'il y a
+en elle quelque chose de très élevé; et si
+vous la touchez, si elle vous admet dans son
+intimité, elle vous fera <i>vivre</i>, dans la haute
+acception du mot. Je l'ai toujours vue ce qu'elle
+est: je la connais depuis une dizaine d'années,
+ayant été très lié avec son père, le duc Bélial
+Fabriano (lequel est mort empoisonné chez
+l'un de ses amis, à cause de haines datant de
+loin dans la famille). A cette époque, elle était
+à peu de chose près ce qu'elle est maintenant.
+Au premier abord, c'est une femme du monde,
+parfaitement élégante. En y regardant de près,
+en faisant bien attention, car elle ne se livre
+jamais, et il faut saisir une nuance pour pressentir
+cela, tous ses charmants avantages se
+déforment jusqu'à des proportions tellement
+indéfinissables, que je veux m'abstenir de
+<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span>
+qualifier la valeur de son intelligence. Vous
+serez probablement surpris de ce naturel, et
+d'un phénomène assez frappant que présente
+sa conversation, c'est le changement d'aspect
+dont les actions les plus ordinaires semblent
+se revêtir lorsqu'elle en parle. Ce que je vais
+vous dire est peut-être hasardé à force d'être
+grave et anormal, mais elle a parfois des
+paroles qui éveillent dans l'esprit on ne sait
+quelles impressions inconnues..., je ne veux
+pas dire <i>oubliées</i>. Au surplus, vous verrez.
+Les sentiments humains, pour cette étrange personne,
+mon cher enfant, sont réduits à un
+mécanisme sûr et profond qu'elle fait jouer, en
+souriant, avec autant de précision et de fatalité,
+que les coups d'une combinaison d'échecs. Une
+fois elle m'a proposé un conseil, je l'ai suivi;
+il a évité une guerre. Il était positivement
+d'une habileté remarquable, et j'en suis encore
+à me demander comment elle pouvait être à
+même de me l'offrir. Somme toute, je n'ai
+jamais mieux compris que ce soir que je ne
+<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span>
+savais rien de très précis au sujet de Tullia
+Fabriana... Vraiment, lorsqu'on songe, il y a
+du ténébreux dans cette femme!... ajouta le
+prince, comme se parlant à lui-même.&mdash;(Il
+y eut un moment de silence sur ce mot.)&mdash;Mais
+voilà dix heures qui sonnent, venez. Ne
+la jugez pas sur ce qu'elle vous dira ce soir:
+le masque, vous savez.&mdash;Avez-vous des chevaux
+ici près?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur, dit Wilhelm, de l'air
+d'un homme éveillé en sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, sans quoi je vous eusse amené dans
+ma voiture. Donnez-moi votre main,&mdash;encore!&mdash;Souvenez-vous
+en temps et lieu de ce que
+je vous ai dit, et passez-moi ce qu'il y a d'un
+peu... suprême... dans mes petits conseils, en
+faveur de ma tendresse pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, je n'oublierai jamais cette
+soirée, dit le jeune homme; je suis tellement
+ému que je ne sais comment parler et vous
+remercier de tout mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Cher enfant!... dit le prince, avec un
+<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span>
+long regard pensif, et il murmura bien bas,
+dans l'ombre: Ah! belles étoiles des nuits de
+la jeunesse!... Amours!... Enthousiasmes perdus!
+Voici le printemps, cependant les feuilles
+tombent autour de nous autres... Pauvre espérance
+humaine!&mdash;Allons! à cheval!... dit-il
+tout haut.</p>
+
+<p>&mdash;Christian! appela le comte de Strally.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte? dit un nouveau personnage
+en accourant auprès des deux promeneurs.</p>
+
+<p>C'était un vieux domestique. Le prince Forsiani
+le dévisagea d'un coup d'&oelig;il et parut
+content de son ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;Nos chevaux! bien vite! dit le comte.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, ils s'arrêtaient devant
+un de ces grands palais près de l'Arno;
+les portes s'ouvrirent comme devant des gens
+attendus, et ils montèrent les degrés de l'immense
+escalier de marbre...</p>
+
+<p><a name="Page_57" id="Page_57"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE IV.</a></span><br />
+Premier aspect de Tullia Fabriana.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Le solitaire est entouré de tout ce qui agrandit
+sa raison, l'élève au-dessus de lui-même et lui
+donne le sentiment de l'immortalité, tandis que
+l'homme du monde ne vit que d'une vie éphémère.
+Le solitaire trouve dans sa retraite une
+compensation à tous les vains plaisirs dont il se
+prive, tandis que l'homme du monde croit tout
+perdu s'il manque de paraître à une assemblée,
+néglige un spectacle.»</p>
+</div>
+
+<p class="aut">(<span class="smcap">Zimmermann</span>, <i>la Solitude</i>.)</p>
+
+<p class="sep2">En supposant que la femme dont les allures
+préoccupaient le prince Forsiani fût morte au
+moment où il en parlait au comte d'Anthas,
+voici ce qu'il aurait été possible à un observateur
+de résumer au sujet de l'existence de cette
+<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span>
+personne, s'il eût désiré lui consacrer une notice
+biographique à l'usage universel:</p>
+
+<p>«Tullia Fabriana était du nombre de ces
+grands esprits, types supérieurs, constitués
+par la précoce expérience des événements, de
+la méditation et du monde.</p>
+
+<p>»Ceux-là, de bonne heure, avant d'être aperçus,
+avant d'être entraînés dans le courant, se
+rendent compte de l'existence et, par conséquent,
+ont le temps de replier en eux-mêmes
+leurs grandes ailes pour n'en point porter ombrage
+aux autres. A force de reconstruire et de
+sonder les faits, elle s'était dégoûtée de l'action.</p>
+
+<p>»Certes, le renom des femmes glorieuses
+avait dû rembrunir son beau front plus d'une
+fois; mais, à la réflexion, satisfaite de l'état
+peu dépendant où sa naissance l'avait placée,
+elle avait pris le parti de vivre dans une concentration
+égoïste. L'isolement lui suffisait.
+Elle était parvenue, peu à peu, sans apparente
+résolution, à voiler sa vie véritable le plus
+hermétiquement possible.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span>
+»L'isolement!... Faveur spéciale du destin!
+Privilège dont la prescription est désormais
+sans appel!&mdash;A qui est-il donné de pouvoir
+s'isoler aujourd'hui?</p>
+
+<p>»Les personnes d'une position riche ou d'un
+rang élevé acquièrent d'autant plus difficilement
+ce suprême avantage que par les rapports
+quotidiens de leur existence elles se trouvent
+être le principe, le point de mire et le pivot
+des milliers de convoitises et d'intérêts individuels
+qui vont se groupant, s'enchaînant et
+s'atténuant jusqu'aux derniers degrés de la
+hiérarchie sociale. L'humanité se représente
+en partie autour d'un seul et le cerne avec
+une vigilance et une opiniâtreté motivées par
+l'ordre des choses.</p>
+
+<p>»En considérant ces filières d'industries,
+de tous les siècles et de tous les pays, qui
+vont s'étiqueter et se subdiviser les unes dans
+les autres jusqu'au point où le relatif ne se
+distingue plus, où le dénûment, à l'état parfait
+et normal, se dresse de partout avec son cortège
+<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span>
+de tristesses, on s'étonne moins de ce que la
+parole ou le mouvement d'un seul détermine
+cette incalculable série de profits et de préjudices.
+Comme, d'autre part, ces profits et ces
+préjudices sont d'une importance parfois vitale
+pour ceux qu'ils intéressent, les hommes de
+recueillement, de travail et de silence éprouvent
+de grandes difficultés à éviter les insignifiantes
+dissipations de paroles et les diffusions de soi-même
+que le contact d'autrui ne manque
+jamais d'entraîner.</p>
+
+<p>»Grâce au miraculeux équilibre de presque
+toutes les sociétés d'Occident, équilibre combiné
+sur la résultante d'un nombre égal de
+forces organisantes et de forces contraires, le
+<i>mouvement</i> de chacun, depuis le mendiant
+jusqu'au prince et depuis le berceau jusqu'à la
+tombe, peut demeurer prévu, défini et réglé
+par les différents codes européens. Une pareille
+réflexion suffirait pour démontrer l'impossibilité
+d'un isolement durable dans n'importe
+quelle ville d'Europe. Il faut vivre avec ses
+<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span>
+semblables; et cette immense loi, comme un
+filet de rétiaire, s'enroule autour des personnes
+précisément en raison des efforts tentés par
+elles pour s'en dégager. Nul ne peut s'abstraire
+de cette liaison infinie. Elle va jusqu'à rendre
+les individus solidaires, à leur insu, les uns
+des autres; et ce qui serait de nature à étonner
+même le chrétien,&mdash;si le chrétien ne gardait
+pas toujours, au fond de sa pensée, des pressentiments
+de solution pour tous les problèmes,&mdash;c'est
+qu'on ne bronche pas plus souvent, ne
+fût-ce qu'à cause des mouvements du prochain,
+et qu'on ne tombe pas, à chaque minute,&mdash;de
+par les inévitables conséquences des moindres
+actions, et grâce à l'imperfection des codes,&mdash;sous
+le coup d'une flétrissante juridiction correctionnelle.
+Il est à remarquer, du reste, que
+peu d'hommes échappent toute leur vie à une
+atteinte quelconque de la loi. Cette affirmation
+peut surprendre; mais dans l'existence la plus
+retirée et la plus pure, il ne serait peut-être
+pas impossible, à l'aide d'un minutieux
+<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span>
+examen, de découvrir au moins une petite tache
+légale, une trace de démêlé judiciaire. On n'est
+pas libre de s'éloigner des intérêts universels,
+si indifférent qu'on puisse être, tout simplement
+parce qu'on fait partie des intérêts universels.
+La vertu, la dignité, le bonheur domestique
+de chaque particulier ne dépendent-ils
+pas d'un rien, d'un détail, d'un geste? Quel
+serait l'honnête citadin assez sûr de son tempérament
+pour oser affirmer que, par exemple,
+l'excès d'un verre de vin, risqué dans les conditions
+les plus atténuantes, ne le conduira
+pas aux bagnes par ses conséquences?... Le
+chrétien peut dire que cela tendrait à prouver
+que notre liberté, notre dignité et notre bonheur
+réels, ne sont pas de ce monde;&mdash;en attendant,
+il n'est de réellement libres et de réellement
+seuls que ceux auxquels il a été donné de
+franchir, de sommets en sommets, la hiérarchie
+des idées, parce que ceux-là n'offrent guère
+de prise aux souhaits violents et s'inquiètent
+peu des maux ou des joies que leur présente
+<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span>
+la terre. Ils ne se préoccupent pas outre mesure
+de vivre ou de mourir: tout se définit tranquillement
+à leurs yeux; ils font le bien, selon
+la plus simple acception du terme, autant
+qu'il leur est donné de pouvoir le faire, et ne
+savent ni haïr ni condamner. Les yeux fixés
+sur l'idéal, il leur est permis de juger, parce
+qu'ils aiment et qu'ils pardonnent. Ceux-là
+puisent, dans l'infini de cette expansion intérieure,
+le principe de l'immortalité. S'ils
+daignent prendre part à l'agitation universelle,
+soldats ou penseurs, aux premiers, le trône
+d'or de la loi, principe des forces brutales de
+la terre; aux seconds, le sceptre de diamant
+de la parole, principe des forces motrices du
+monde. Mais, aussi, quelques profondes blessures
+cachent les rayons de leur gloire! Sisyphe
+se conçoit-il sans le rocher?... Socrate, sans
+la ciguë?... Prométhée, sans le vautour?...
+L'égoïste dégoût et la permanente indifférence
+des autres hommes absorbés par le détail n'est
+au fond qu'une sourde envie dirigée contre
+<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span>
+eux: en creusant les mobiles de ce sentiment
+on finit par le comprendre et lui faire miséricorde:
+en est-il moins triste? et ses conséquences
+pour l'homme héroïque en sont-elles
+moins funestes?... Heureux donc, bienheureux
+ceux qui peuvent, tout en planant, cacher leur
+grandeur! On ne les crucifie pas.</p>
+
+<p>»Tullia Fabriana se tenait à distance, ayant
+tout à donner et peu de chose à recevoir dans
+l'assez banal commerce du monde. Ne pouvant
+rompre tout à fait avec lui, par sa position
+essentiellement mondaine, elle ne lui laissait
+voir que ce qu'il est strictement impossible de
+lui cacher. Le reste du temps elle vivait d'elle-même
+et de sa pensée. Dans un entretien, c'était
+une nature pneumatique par laquelle l'esprit
+des autres personnes était rapidement retourné,
+compris et évalué à leur insu, en vertu d'un
+presque infaillible calcul de <i>riens</i> systématisés.
+Comme elle savait tout dire, elle savait gêner
+lorsqu'on essayait de s'aventurer un peu dans sa
+conscience. Le secret de cette habileté consistait
+<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span>
+dans l'insaisissable difficulté de transitions
+qu'elle laissait éprouver entre un point de départ
+donné et un courant d'idées plus expansif.
+Sûre méthode pour n'être jamais obligé de
+froisser personne et de garder les dehors de
+l'urbanité en conservant, en soi-même, l'indifférence
+solitaire. Son âge la secondait un peu,
+du reste, dans ces sortes de réussites. L'absence
+d'indécision dans le regard et dans la tenue,
+qualité qui généralement spécialise les femmes
+de cette saison, se pressentait si magnétiquement
+dans sa beauté, que sa vue seule glaçait
+les fadeurs sur les lèvres. Elle en était même
+arrivée à un tel point de force intérieure, que
+le sourire demi-railleur, semi-paternel, que se
+permettent doucement, par exemple, les vieux
+gentilshommes vis-à-vis des femmes,&mdash;et dont
+le charme et la grâce éclairent subitement leurs
+visages,&mdash;s'était toujours troublé devant la
+toute simple et toute virile dignité de cette
+mystérieuse personne.</p>
+
+<p>»Quelques êtres sont doués d'un fluide
+<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span>
+fascinateur dont les esprits diserts et froids
+ne peuvent se rendre compte et que, cependant,
+ils subissent d'une manière insurmontable,
+inexplicable et soudaine. Le vulgaire,
+qui rit et qui passe, ne croit pas à cette
+supériorité: peu lui suffit. Il ne relève de
+cet empire que dans les rares secondes où
+il se trouve en contact avec l'un des êtres qui
+l'exercent. Le vulgaire est alors semblable à
+ces campagnards narquois qui se moquent
+d'une pile électrique et changent de visage
+dès qu'ils ont touché le fil. Il est vrai que leur
+étonnement ne dure qu'une heure et se termine
+par quelque mot sceptique ou indifférent.
+Le vulgaire ne connaissait de Tullia Fabriana
+que son nom et ce nom s'entourait d'une
+auréole de dignité et de respect. Il s'émanait
+d'elle un sentiment de considération et de
+sympathie profondes qui, s'imposant naturellement
+à tous ceux qui l'approchaient, était
+accepté sans secousse ni discussion.</p>
+
+<p>»La vie est un choix à faire: il ne s'agit
+<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span>
+que de vouloir grandir en soi-même pour se
+sentir vivre. Tout est dans la volonté, pour
+nous! Certaines gens, sous prétexte qu'on
+doit mourir, que tout est vanité, que leurs
+classiques illusions sont perdues et autres
+romances, s'en tiennent à ces aperçus d'elles-mêmes
+et, se refusant aux impressions élevées,
+traînent le boulet d'une existence sans idéal.
+Ce sont les premières dupes de leur imprévoyance.
+Un pareil positivisme rapproche de
+l'instinct. On devient insignifiant pour soi-même,
+et ces armures de salon ne tiennent
+pas contre deux heures de lutte pratique. Il
+ne faudrait s'étonner de rien, d'après leur
+devise: Celui qui ne s'étonne de rien doit
+commencer par se trouver bien étonnant lui-même.</p>
+
+<p>»Encore s'ils étaient sincères, ces philosophes!
+mais le premier milieu venu suffit
+pour les distraire et les frapper de contradiction.
+Encore s'ils en devenaient meilleurs!...
+Mais, impuissants à souffrir seuls, ils ne se
+<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span>
+plaisent qu'à refroidir la paisible espérance
+des autres. Toute parole contient une force,
+et comme ils parlent en prenant peu de souci
+du scandale contenu dans leurs paroles, ce
+scandale, étant quelque chose, marche à travers
+les foules et les siècles. Ainsi le discours
+d'un malheureux à conviction intermittente,
+ainsi la phrase d'un homme qui eût peut-être
+admiré le lendemain, selon l'humeur du moment,
+ce qu'il chargeait la veille de dérision,
+s'en va détruire le recueillement d'un bon
+nombre des condamnés à mort qui l'entendent,
+et qui, se prenant au sérieux, prennent la
+parole de ce faux-frère au sérieux. Et alors
+la propagande recommence de plus belle!...
+Triste origine du doute.</p>
+
+<p>»En somme, la contraction des rictus vénérables
+d'un million de braves hilares qui, sous
+prétexte d'illusions perdues, passent exprès la
+durée majeure de leur carrière à ne rien voir
+nulle part, constitue-t-elle un acte de présence
+suffisant pour qu'il leur soit décerné un valable
+<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span>
+droit de décision dans les questions profondes?
+Ont-ils bien réellement formulé, par cette grimace
+arbitraire, la dernière expression de la
+philosophie? C'est au moins douteux, puisque
+la philosophie les comprend, au fond de ses
+déductions inférieures, et que, d'après eux-mêmes,
+ils tirent précisément leur bonne grosse
+gloire de ce qu'ils ne la comprennent pas.</p>
+
+<p>»Donc, puisqu'ils sont comme s'ils n'étaient
+pas,&mdash;faute d'un peu d'âme et de bonne volonté,&mdash;le
+penseur ne doit pas en tenir
+compte. Ils sont pareils à ces lacs maudits, à
+ces eaux mortes, dont les vapeurs tuent les
+oiseaux du ciel, si leurs ailes ne sont pas
+assez puissantes pour les franchir d'un trait.</p>
+
+<p>»Il est assez pénible de s'en apercevoir;
+généralement les cyniques rassis et mûrs se
+rencontrent dans les castes élevées qui,&mdash;à
+tort ou à raison,&mdash;mènent joyeuse vie un peu
+aux dépens du labeur universel. Cela cessera
+quand la sape de la justice sera parvenue jusqu'à
+eux; mais cela est, quant à présent, et
+<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span>
+cela fut presque toujours. Ces hommes n'ont
+d'autre valeur que l'impulsion même qu'ils
+donnent de par la dispensation de leur fortune.
+Il faut donc leur montrer une certaine déférence,
+à cause de cette force dont l'organisation
+sociale les investit gratuitement, et avec
+laquelle ils peuvent nuire. Les relations inévitables
+de chaque jour obligent les âmes élevées
+à frayer avec ces âmes restées en chemin, sous
+peine de voir leurs plus simples actions en
+butte à toute sorte d'impudents commentaires
+(le monde, prêtant ses petitesses à ses grandeurs,
+ne croit pas au désintéressement du
+génie). C'est sans doute pour ce motif que
+Tullia Fabriana recevait parfois le flux brillant
+de cette société dont elle ne pouvait
+défendre sa vue, mais dont la conscience collective
+s'arrêtait devant la sienne, comme la
+mer devant le rocher.</p>
+
+<p>»Ainsi, dans les salons de son palais, sur
+l'Arno, se rencontraient des princes toscans,
+de vieux diplomates au front toujours voilé
+<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span>
+d'une convenable inquiétude, de beaux cavaliers
+florentins, attachés aux diverses légations,
+et dont les costumes sombres étaient rehaussés
+de cordons, de pierreries ou de diverses autres
+marques de distinction; de jeunes femmes
+héritières des plus illustres maisons d'Italie et
+les grands artistes du temps. Le palais sortait
+de son ombre sur les quais illuminés; les flots,
+diaprés de lueurs, bruissaient aux souffles
+embaumés de la nuit; les jardins qui bordaient
+les péristyles extérieurs étincelaient
+dans leurs feuillages, et des couples insoucieux
+et splendides marchaient sur les pelouses et
+sous les épais orangers.&mdash;Ces soirs-là, la
+belle souveraine s'humanisait et se transfigurait:
+elle trouvait une parole d'accueil pour
+chacun de ses hôtes; sa beauté orientale s'encadrait
+dans cet entourage resplendissant et
+avait cela de particulièrement sympathique,
+même pour les femmes, qu'elle n'excitait
+aucune mauvaise arrière-pensée d'envie ou
+de haine. La fête passée, on parlait d'elle
+<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span>
+dans tout Florence, quelque temps,&mdash;mais
+seulement comme d'une patricienne libre et
+paisible, décidée à garder noblement sa paisible
+liberté.»</p>
+
+<p><a name="Page_73" id="Page_73"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE V.</a></span><br />
+Transfiguration.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Elle marche dans sa beauté, pareille à la nuit
+des climats sans nuages et des cieux étoilés.»</p>
+</div>
+
+<p class="aut">(<span class="smcap">Lord Byron</span>, <i>Mélodies hébraïques</i>.)</p>
+
+<p class="sep2">Un physionomiste ordinaire fût parvenu, sans
+doute, à réunir ces données au sujet de la marquise
+Tullia Fabriana, et il eût été malaisé de
+la définir d'une manière plus précise.</p>
+
+<p>Sans être de volée supérieure sous ce rapport,
+l'on peut saisir avec facilité les prédispositions
+et les instincts d'une âme d'après les lignes au
+repos de sa forme visible, dans le son de la voix,
+les manières, les expressions, etc.;&mdash;mais lire
+<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span>
+une Idée fixe à travers les replis de l'extérieur,
+connaître la véritable nature et la dominante
+impulsion d'une Intelligence, deviner, positivement,
+le grand mobile caché dans toutes les
+précautions du génie, cela n'est plus du ressort
+de l'intuition, cela dépend de la force de volonté
+du sujet.</p>
+
+<p>De quelle valeur étaient les observations de
+Zénon touchant le masque déprimé de Socrate?
+D'aucune, en fait. La clairvoyance du physionomiste
+ne peut rien, passé telle limite que lui
+impose la fatalité faciale. Le plus puissant analyseur
+ayant affaire, par exemple, à une exception
+humaine, peut tomber à faux sur un détail et le
+prendre pour base de l'ensemble, lorsqu'il ne
+sera que le résultat passager de l'influence du
+milieu sous lequel il l'étudiera. Ces sortes d'écoles
+ne sont point rares chez les plus experts. La
+science de la face humaine étant toute de pressentiment
+dans ses principes, reconstruire la vie
+d'une personne d'après la rapide inspection de
+ses traits, voir, l'une après l'autre, ses aptitudes,
+<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span>
+ses passions préférées, déterminer ses possibilités
+d'avenir, d'après la résultante probable de tels
+plis de la bouche dans le sourire, de telle accentuation
+des rides, de telle appréciation de deux
+choses données, chacun peut faire cela plus ou
+moins exactement, à son insu.&mdash;Pour les observateurs,
+il y a des nuances que d'autres, moins
+sensibles, n'aperçoivent pas; ceux-là se rendent
+compte du prochain d'une façon à peu près sûre.
+Aux hommes doués de l'incarnation intuitive,
+rien n'échappe. Ils se mettent dans autrui et
+s'y regardent comme dans un miroir; ils y
+écoutent impersonnellement tomber leurs paroles
+et touchent juste, par conséquent, lorsqu'ils
+parlent. Un dernier mot à ce sujet.</p>
+
+<p>Le simple observateur peut savoir tirer pour
+lui-même un excellent parti de l'occasion lorsqu'elle
+se présente: c'est ce que la plèbe des
+respectables mortels, ne voyant jamais qu'un
+résultat, sans en apprécier les causes, appelle:
+«jouer de bonheur!» (comme si l'on pouvait
+longtemps et impunément jouer de bonheur au
+<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span>
+milieu d'un groupe de sociétés régi par trente-deux
+Codes!). Saisir avec sang-froid l'occasion
+et lui faire rendre ce qu'elle peut donner, c'est
+déjà marcher conformément à la logique du
+sort, et c'est remarquable. Mais les hommes
+dont nous voulons parler, les hommes doués de
+l'incarnation intuitive, seraient capables de
+créer l'occasion, de faire naître le milieu dont
+ils voudraient profiter. Les forces réunies de
+l'or et de l'amour tomberaient positivement
+devant ces individus redoutables et rares, s'ils
+tenaient à réussir dans quelque projet; mais,
+à l'ordinaire, ils ne se soucient vraiment de
+rien. Cette puissance entraîne le dégoût. Si le
+destin ne leur a point fait d'avances, ils
+finissent, pour la plupart, dans la gêne et dans
+la tristesse de leur grandeur. Ils attendent la
+mort naïvement, ces princes de la race humaine!
+Bien plus, leur force même leur est
+nuisible, principalement lorsque le nécessaire
+est en question pour eux. Alors, leur calme faiblit
+quelquefois, et ils opèrent de tels prodiges
+<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span>
+de reconstruction, qu'ils dépassent cent fois
+le but, s'empêtrent dans leurs ailes sublimes
+et, de fait, sont déroutés par la niaiserie des
+vivants.</p>
+
+<p>Si donc, l'un d'entre eux se fût trouvé sur
+le chemin de Tullia Fabriana, c'eût été d'un
+assez vif étonnement pour lui de se sentir dans
+l'incapacité de la comprendre. Pas une contradiction
+sur ce visage! Un regard doux, égal
+et assuré, une harmonie de lignes délicieusement
+pures; enfin, rien de particulier n'aurait
+justifié pour lui le trouble d'intuition, le sourd
+avertissement de l'inconnu, qu'il eût éprouvé
+devant elle.</p>
+
+<p>Rien.&mdash;Les formes de la femme se sculptaient
+d'elles-mêmes sur le marbre de ce corps
+de vierge: la grâce ondoyait dans ses mouvements,
+la force courait dans ses membres sains
+et purs, la beauté l'enveloppait tout entière de
+son manteau royal, mais nulle porte ouverte
+sur la pensée, nuls vestiges de l'existence...</p>
+
+<p>Cependant, s'il eût été donné à cet homme
+<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span>
+de considérer plusieurs fois, et en y déployant
+sa plus grande attention, ces yeux calmes et
+noirs où la volonté brillait de sa lueur éternelle,
+ils lui auraient tout à coup semblé aussi profonds
+que le ciel!</p>
+
+<p>Autour d'elle, quelque chose d'attirant, d'insolite
+et de grave eût de suite vibré pour lui.
+Une sympathie impérieuse sortait de cette
+femme, et ce n'était point parce qu'elle était
+belle! Mais ce qui doit rester invisible, demeure
+invisible. Et quand Tullia Fabriana
+n'eût pas refusé tout indice de sa véritable
+nature, comment reconnaître en une femme
+placée dans un milieu de richesse et de tranquillité,
+comment reconnaître un Génie aux
+conceptions vertigineuses, doué de l'énergie
+d'un Prométhée ou d'un Lucifer, éclairé, dans
+toutes ses profondeurs, par une science dont
+l'origine eût semblé inexplicable, armé d'un
+sang-froid et d'une puissance de dissimulation
+à toute épreuve, muni d'une précision de coup
+d'&oelig;il et d'une logique d'action magistrales, et,
+<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span>
+bref, ayant sans cesse en vue l'accomplissement
+d'une tâche d'un saisissant et universel intérêt;
+ayant résolu enfin quelque chose de terrible,
+d'immense et d'inconnu?</p>
+
+<p>Comment admettre une pareille étrangeté
+du Sort, même en face de la plus souveraine
+évidence?</p>
+
+<p>Amener par surprise une combinaison de
+paroles devant la plonger dans tel cercle
+d'idées, sous le jour desquelles on eût désiré
+la soumettre à l'examen; savoir ce qu'elle
+signifiait et la pénétrer?... vraiment, l'exécution
+d'un tel projet n'aurait pas été poursuivie
+durant cinq minutes vis-à-vis d'elle.</p>
+
+<p>Dès le premier instinct d'une inquisition
+sérieuse, et sans que son charmant laisser-aller
+en eût paru le moindrement changé,
+un regard naïf et perçant, comme un coup
+d'épée, eût suffi pour désarçonner l'espoir
+chimérique d'un amateur. Il était interdit de
+pratiquer les ténèbres de cette intelligence,
+car l'action et la pensée paraissaient avoir en
+<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span>
+elle une même valeur. Le scepticisme le plus
+enjoué se serait émoussé contre sa volonté
+de diamant. Sa causerie n'eût pas cessé, pour
+cela, d'être railleuse, légère et douce; mais,
+se trahir?... Non pas. Elle estimait son âme
+comme quelque chose de trop préférable à
+l'univers entier, pour la laisser entrevoir
+de personne, et ses pensées comme trop
+immuables, pour être livrées en proie et à
+la discrétion de la versatilité banale du
+premier venu.</p>
+
+<p>Son secret sublime était caché en elle
+comme l'arche dans le sanctuaire du temple.
+Vaguement flamboyants, des glaives de lévites
+l'environnaient sans cesse dans l'ombre des
+jours et des nuits. Malheur à celui qui s'en
+fût approché de trop près, même pour la
+servir ou la préserver: eût-il été pontife ou
+roi, son c&oelig;ur eût défailli dans sa poitrine;
+et nul n'aurait connu la main qui eût frappé.</p>
+
+<p><a name="Page_81" id="Page_81"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE VI.</a></span><br />
+Étude d'enfance.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Cette science, à laquelle nous consacrons
+notre vie, vaudra-t-elle ce que nous lui sacrifions?...
+Arrivera-t-on à une vue plus certaine
+des destinées de l'homme et de ses rapports avec
+l'infini?... Saurons-nous plus clairement la loi
+de l'origine des êtres, la nature de la conscience,
+ce qu'est la vie, ce qu'est la personnalité?»</p>
+</div>
+
+<p class="aut"><span class="smcap">Renan.</span></p>
+
+<p class="sep2">Le 13 décembre 1761, vers minuit, la comtesse
+Angélia-Maria de Albornozzo Bruzati,
+princesse de Visconti, duchesse de Fabriano,
+mit au monde une fille qui reçut le nom de
+Tullia.</p>
+
+<p>Le duc Bélial Fabriano pouvait avoir cinquante-huit
+ans lorsqu'il épousa la comtesse
+<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span>
+Angélia. Celle-ci entrait dans sa vingtième
+année.</p>
+
+<p>Le duc était d'une beauté vénitienne. Il
+avait grand soin de lui-même et se tenait
+avec une netteté exemplaire. Ses cheveux
+étaient longs et argentés; sa figure, d'une
+expression habituellement grave, n'allait point
+mal à sa stature d'hercule. Sa haute élégance
+de manières, la spirituelle affabilité de ses
+attentions, avaient apprivoisé la belle colombe,
+et c'était bien réellement plutôt sa compagne
+que sa fille. Leur union s'était définie à
+force de dignité et de nuances, d'une façon
+étrangement belle. Le duc était homme du
+monde. Une partie de sa vie s'était passée
+en voyages; les dangers, les aventures, les
+heures difficiles avaient trempé son expérience,
+en sorte que la douce Angélia l'avait accepté
+moins par devoir que par contentement, avec
+une indifférence amicale et toute chrétienne.
+C'était, en somme, un coup d'&oelig;il satisfaisant
+que de la voir appuyée à son bras. Mais ils
+<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span>
+vivaient un peu dans la solitude et voyaient
+rarement le monde.</p>
+
+<p>Le soir où la duchesse enfanta sa petite
+fille, toutes les demi-aspirations refoulées,
+toutes les tristesses des rêves à jamais éteints
+dans son âme, le peu de compensations obtenues
+par les pratiques religieuses et par une
+dévotion chancelante, elle oublia tout!...</p>
+
+<p>La belle petite fille, aussi, que Tullia! Bien
+qu'elle eut les yeux fermés, elle avait déjà
+comme un sourire sous les doux embrassements
+de la duchesse Angélia. Enfin, elle ouvrit
+ses beaux yeux noirs et les mira dans les
+yeux tout pareils de sa mère.</p>
+
+<p>Extases, souvenirs, joies célestes d'une mère!
+on ne peut vous analyser. L'éternelle nature
+est cachée dans le sourire d'une jeune femme
+qui contemple paisiblement deux molles petites
+lèvres presser sa mamelle et en accepter la
+vie!</p>
+
+<p>Plusieurs mois se passèrent.</p>
+
+<p>Déjà le souffle de la beauté caressait et
+<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span>
+imprégnait d'idéal les purs linéaments de sa
+forme; elle était candide, et la lueur de l'âme
+transparaissait en elle comme la lumière au
+travers d'une lampe d'albâtre. Ses cheveux
+étaient aussi ténus que ces fils de la Vierge
+qui brillent l'été dans la campagne, et aussi
+soyeusement vermeils que des rayons d'étoiles
+tissés par les fées de la nuit.</p>
+
+<p>Elle marchait seule déjà.</p>
+
+<p>Et elle devenait plus grande. Les jardins du
+palais, abandonnés depuis longtemps, étaient
+vastes comme des solitudes: elle marchait dans
+les profondes allées, et elle se perdait sans
+effroi dans les fourrés de fleurs sauvages,
+dans les taillis ombragés de vieux arbres.
+Son enfance fut silencieuse comme le rêve, et
+elle s'éleva dans l'ombre.</p>
+
+<p>La particularité d'organisation de Tullia Fabriana,
+nous voulons parler de l'extraordinaire
+étendue de ses aptitudes intellectuelles, se développa
+dans cette privation et dans cette
+liberté.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span>
+Le caractère de son esprit se détermina
+seul, et ce fut par d'obscures transitions qu'il
+atteignit les proportions immanentes où le moi
+s'affirme pour ce qu'il est. L'heure sans nom,
+l'heure éternelle où les enfants cessent de
+regarder vaguement le ciel et la terre, sonna
+pour elle dans sa neuvième année. Ce qui
+rêvait confusément dans les yeux de cette
+petite fille demeura, dès ce moment, d'une
+lueur plus fixe: on eût dit qu'elle éprouvait
+le sens d'elle-même en s'éveillant dans nos
+ténèbres.</p>
+
+<p>Ce fut vers cet âge qu'elle devint pensive.
+Une intense fièvre d'étude vint l'étreindre
+spontanément, et, sous la froide assiduité,
+sous le calme de sa constance virile et régulière,
+se manifesta la lumineuse originalité de
+son naturel. Elle commença de lire, d'écrire, de
+songer... L'univers paraissait revêtu pour elle
+d'un aspect plus inquiétant que pour les autres
+filles de son âge; mais ses paroles étaient
+rares, et elle n'adressait point de questions.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span>
+De sauvages instincts la faisaient fuir les
+compagnes d'amusements que lui présentait sa
+mère. Toutefois, elle se retirait avec des manières
+si douces et de telles prévenances qu'elle
+ne blessait jamais.</p>
+
+<p>Le vieux duc remarquait le regard froid, le
+maintien peu bruyant et les prédispositions
+surprenantes de sa fille. Il ne trouva pas à
+propos d'intervertir une pareille nature; il
+sentait qu'il l'eût tuée et que c'eût été fini par
+là! Comme c'était un homme juste devant la
+pensée, et comme elle ne <i>devait</i> pas mourir
+de cette manière, à ce qu'il paraît, il ne se
+refusa pas à favoriser le développement de
+cet esprit.</p>
+
+<p>La pensée trouvait en elle des organes de
+préhensions si vastes et si solides, sa mémoire
+était d'une puissance si merveilleuse, qu'elle
+parvint, sans se fatiguer, vers sa douzième
+année, à mener de front plusieurs sciences et
+plusieurs langages.</p>
+
+<p>Le dessin, la sculpture et surtout la grande
+<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span>
+musique, étaient ses distractions, et, bien qu'elle
+leur donnât peu de temps, elle s'y montrait de
+jour en jour d'un talent remarquable.</p>
+
+<p>Son enfance, à part les facultés pénétrantes
+de son génie, n'eut pas de ces détails saillants
+qui font l'orgueil des familles. Sa beauté seule
+frappait le regard et nécessitait l'attention.
+Mais aucune parole ne révélait aux personnes
+la portée de son intelligence, et si elle s'apercevait
+de l'admiration que lui attirait son extérieur,
+elle en paraissait toujours attristée et
+assombrie.</p>
+
+<p>Parfois, le soir, lorsqu'elle trouvait sa mère
+dans la tristesse, elle s'approchait sans dire
+un mot, s'asseyait à l'embrasure d'une croisée,
+et, voyant le duc se promener silencieusement
+dans les jardins, elle prenait une harpe et
+chantait des strophes du Dante. Aux premières
+notes, magistralement enveloppées d'une profonde
+richesse d'accords, la duchesse Angélia
+devenait attentive et grave; le duc s'arrêtait.
+Une magie était contenue dans les vibrations
+<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span>
+de cette voix où les pensées infernales et célestes
+se peignaient avec la violence et le relief
+des réalités. Cependant le visage de la jeune
+fille semblait impassible, et ses yeux n'étincelaient
+pas. Et puis, lorsqu'ils étaient encore
+sous le charme, elle leur adressait, avec une
+soumission naturelle et humble, un bonsoir et
+un baiser.</p>
+
+<p>L'aumône est une des distractions de la fortune.
+L'aumône va bien aux enfants riches.
+Cela flatte l'amour-propre des parents et donne
+du pittoresque aux promenades. Pour elle,
+lorsque ce mystérieux phénomène de l'aumône
+lui arrivait, elle envisageait le pauvre longuement.
+Les instincts de la dépravation sont
+écrits souvent sur les fronts endoloris par la
+misère; cependant l'enfant baissait sa belle
+figure et donnait avec humilité. On eût dit
+qu'elle s'écoutait dans la forme humaine injuriée
+recevoir elle-même l'aumône qu'elle faisait
+et qu'elle se demandait, vaguement, au fond
+de sa conscience: «De quel droit m'est-il donné
+<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span>
+de faire courber la tête de cet homme ou de
+cette femme?... Pourquoi m'est-il permis de
+disposer de ce qui leur est nécessaire?...»</p>
+
+<p>Sa prière du matin et du soir en faisait
+un ange..... et cependant, lorsqu'elle était
+seule dans l'oratoire, lorsque sa mère ne
+priait pas à ses côtés, il lui arrivait de s'interrompre
+tout à coup, de relever le front
+et de regarder fixement la vénérable image
+de la madone, de Celle qui donne la bonne
+mort.</p>
+
+<p>Une fois,&mdash;elle avait alors quinze ans,&mdash;au
+milieu de la prière qu'elle prolongeait tous
+les soirs depuis une année, elle s'arrêta, parut
+troublée... et s'avança lentement près d'un
+crucifix placé auprès de la madone. Elle
+demeura devant lui dans le silence d'un
+recueillement indéfinissable: puis, deux larmes,
+les deux premières qu'elle versait dans la vie,
+coulèrent le long de son visage. Une grande
+pâleur, qu'elle conserva toujours depuis, fut
+le seul indice du vertige qu'elle éprouvait:
+<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span>
+quelque temps après, elle quitta l'oratoire et
+n'y revint plus. Sa puissance d'attention se
+concentrait dans les soirées où le duc recevait
+de vieux amis. Elle notait dans sa mémoire
+les remarques de ces vieux courtisans de l'ancien
+règne, qui avaient grisonné dans la
+diplomatie européenne, et qui étaient loin
+d'avoir perdu le fil des divers cabinets politiques
+où leurs noms avaient figuré. Bien
+des événements furent commentés dans ces
+soirées sous la forme de spirituelles causeries;
+elle prit de l'intérêt, dans une certaine mesure,
+à ces cours d'anatomie de l'histoire, et
+elle apprit la science des hommes et des
+femmes à l'âge où, d'ordinaire, les jeunes
+filles se livrent à des occupations presque
+puériles.</p>
+
+<p>Cette soif de s'assimiler le plus possible,
+même les choses d'une apparence étrangère à
+son utilité personnelle, allait si loin, qu'un
+soir, ayant entendu vanter son père comme
+la première lame de l'Italie, elle leva les yeux
+<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span>
+de dessus la broderie qu'elle tenait par contenance,
+et parut le considérer avec attention.
+Le lendemain, d'un air plaisant et moqueur,
+elle lui demanda s'il voulait bien lui montrer
+ce qu'il savait, pour la défatiguer de ses
+maîtres si ennuyeux. C'était par un motif de
+respect filial qu'elle feignait de s'ennuyer
+d'études, afin que ses travaux et ses veilles
+continuelles ne vinssent pas affliger son père
+et sa mère, ou, tout au moins, les stupéfier.
+Après quelques bons mots échangés sur la
+belliqueuse fantaisie, le duc accepta. «Elle
+est de race,» murmura dans sa royale le
+vieux gentilhomme,&mdash;(par plaisanterie, car
+il se persuadait que Tullia, vers la troisième
+leçon, se soucierait peu de la chose). A son
+grand étonnement, il n'en fut rien, et il
+eut bientôt l'occasion de s'émerveiller de son
+élève.</p>
+
+<p>Ils gardaient le secret sur ces combats: une
+torche fixée à la muraille, dans l'un des
+souterrains du palais, éclairait leurs passes
+<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span>
+d'armes du matin et du soir. C'eût été positivement
+un coup d'&oelig;il fantastique que cette
+amazone, mince et nerveuse, vêtue d'un sarreau
+de velours noir ouaté et cuirassé comme
+un plastron de salle et serré par une boucle
+de diamants à la ceinture, en haut-de-chausses
+et en sandales, ses torrents de cheveux d'or
+emprisonnés dans une résille, et le treillis
+d'acier sur le visage, alors qu'elle se mettait
+gracieusement en garde, et saluait, à l'aise,
+d'un fleuret à lourde poignée d'ébène.</p>
+
+<p>Après quatre ans d'exercices, d'assauts serrés
+et savants, sa vitesse avait acquis les allures
+de la foudre, et la jolie reine Marguerite de
+Navarre, peut-être, eût apprécié les brillantes
+profondeurs du jeu de cette Clorinde.</p>
+
+<p>Ces exercices avaient affermi ses formes
+souples, et préservèrent sa santé de l'accablement
+du travail. Comme les vierges antiques
+de Thèbes et de Sparte, elle avait la modestie,
+la beauté et la force. La Science l'avait baisée
+au front comme une immortelle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span>
+Un charme de grandeur aimable courait
+dans ses moindres paroles. Jamais elle ne
+disait que des choses simples, et les gens devenaient
+comme naïfs devant sa sympathique
+naïveté.</p>
+
+<p>Seulement, lorsqu'elle franchissait le portail
+de l'immense appartement que nous allons
+décrire,&mdash;où, depuis plus de six années, elle
+s'enfermait huit et dix heures chaque jour,
+sans parler des nuits,&mdash;l'aménité ingénue de
+son visage tombait comme un masque: la
+mystérieuse et sombre splendeur de sa vraie
+physionomie apparaissait.</p>
+
+<p>Elle entrait, poussait les doubles verrous,
+venait lentement s'accouder sur une grande
+table noire chargée de livres, de manuscrits
+anciens, de cartes et d'instruments scientifiques
+et demeurait immobile.</p>
+
+<p>Là commençait la véritable vie et le véritable
+aspect de Tullia Fabriana; l'autre, c'était
+ce que tout le monde en pouvait voir et oublier.</p>
+
+<p><a name="Page_94" id="Page_94"></a></p>
+<p><a name="Page_95" id="Page_95"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE VII.</a></span><br />
+La bibliothèque inconnue.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+ <div class="poem nomarge">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">«A chaque pas du temps, l'intelligence humaine<br /></span>
+ <span class="i0">Ouvre, en l'illuminant, la nuit du phénomène,<br /></span>
+ <span class="i2">Saisit plus de rapports,<br /></span>
+ <span class="i0">Et prenant sur le fait les forces de la vie,<br /></span>
+ <span class="i0">Ravit à la matière, à son joug asservie,<br /></span>
+ <span class="i2">Des lois et des trésors.<br /></span>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">L'homme explique le sphinx et la pierre thébaine;<br /></span>
+ <span class="i0">Il dévoile à demi l'Afrique au sein d'ébène<br /></span>
+ <span class="i2">Sous l'&oelig;il de ses lions;<br /></span>
+ <span class="i0">L'aveugle Destin voit par son expérience:<br /></span>
+ <span class="i0">Il groupe, dans les cieux, autour de sa science,<br /></span>
+ <span class="i2">Les constellations!...»<br /></span>
+ </div>
+ </div>
+</div>
+<p class="aut"><span class="smcap">Pontavice de Heussey</span> (<i>Sillons et Débris</i>.)</p>
+
+<p class="sep2">Cette étrange bibliothèque était un trésor
+de livres rares et curieux, de manuscrits
+extraordinaires et de documents inconnus. Bon
+nombre d'entre eux portaient des anneaux
+d'armoiries religieuses: ils provenaient de
+<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span>
+cloîtres d'Italie, de Sardaigne et d'Allemagne.
+Réchappés de l'incendie ou du pillage des
+couvents, ils avaient été collectionnés, un à
+un, avec étude et patience, par deux savants
+chapelains morts depuis un siècle. Ces deux
+savants avaient été attachés à l'un des ancêtres
+du duc Fabriano: celui-là s'était occupé toute
+sa vie de sciences occultes, de philologie, de
+cabale et de toxicologie. Il y avait dépensé
+des sommes fabuleuses et y avait fait, de
+concert avec les deux chapelains, de profondes
+et magnifiques découvertes. Les écrits
+ignorés de ces trois hommes, disposés et empilés
+avec une scrupuleuse méthode, remplissaient
+une grande case d'ébène à serrure
+d'or et à ressorts secrets. Quelques-uns des
+livres étaient annotés, en marge, par d'obscurs
+moines du moyen-âge, et c'était, pour la plupart,
+des réflexions remarquables par leur précision
+érudite. Quinze à vingt mille volumes
+aux reliures antiques et riches se pressaient
+sur les rayons. Presque tous révélaient, de la
+<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span>
+part des trois penseurs, des connaissances
+étendues en médecine et en chimie. Toutes
+sortes de curiosités, de fossiles et d'objets
+équivoques, rapportés de voyages à travers de
+lointaines contrées et rangés ça et là, témoignaient
+du soin qu'ils déployaient dans leurs
+recherches scientifiques. Là se rencontraient
+des éditions presque introuvables.</p>
+
+<p>Comme antiquités, il y avait d'abord, par
+exemple, des textes authentiques, transcrits de
+l'hébreu samaritain et dont le sens, resté sans
+interprètes depuis les mages qui seuls en possédèrent
+la véritable clef, avait été proposé
+de plusieurs façons dans les remarques écrites
+par les religieux.</p>
+
+<p>Il y avait aussi des commentaires sur les
+sciences disparues de l'Égypte et sur le culte
+des idoles, importé d'abord par les races
+noires, filles de Cham, et remanié depuis par
+les Ariens venus de la Bactriane. Il y avait
+encore des mémoires touchant les peuplades
+convultionnaires du nord de l'Afrique d'autrefois,
+<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span>
+et des traités de différents indianistes
+sur les révélations des êtres apparus dans les
+cérémonies souterraines de l'Inde antique,
+avec des citations où se trouvaient relatés, par
+la main des anciens brahmanes, des passages
+en zend et en pelhvi, tirés d'&oelig;uvres totalement
+disparues.</p>
+
+<p>De poudreux in-folios, cerclés de fer, contenaient,
+d'après leurs titres inquiétants, les plus
+profondes et les plus anciennes hypothèses au
+sujet de la récente apparition de l'humanité
+sur le globe. Ces archives étaient inappréciables
+et contenaient des secrets tout particuliers. Il
+est de notoriété que nous ignorons encore,
+aujourd'hui, les détails qui ont trait à cette
+question. Les peuples dont nous eussions pu
+tirer des renseignements étaient déjà dans l'oubli
+lorsqu'on s'est préoccupé, pour la première
+fois, de l'éclaircir. La chute des nations primitives,
+ou, si l'on préfère, leur disparition, suivit
+de tellement près leur avènement, qu'elles n'ont
+pas eu le temps de nous laisser quelque chose
+<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span>
+de positif à cet égard, comme on peut s'en
+convaincre en relisant les histoires de l'esprit
+humain dans l'antiquité.&mdash;D'autre part, les
+légendes syriaques, importées par les druides
+venus d'Asie, les poëmes des littératures scandinaves,
+océaniennes et orientales, ne soulèvent
+évidemment pas, d'une manière suffisante, l'espèce
+de grand suaire qui couvre les choses
+dans leur état primordial. On sait par quels
+accidents presque toutes les bibliothèques des
+vieux mondes furent perdues.</p>
+
+<p>Il y avait aussi des recueils de sentences
+eutychéennes, écrites en ancien cophte, et d'inscriptions
+collationnées sur des ruines; des reliquats,
+en noirs caractères éthiopiens, aussi
+anciens que le déluge; enfin les stances prophétiques
+des sibylles d'Érythrée, de Cumes et de
+l'Hellespont, inspirées dans le grec de Pindare,
+aussi harmonieux que celui d'Homère, précédaient
+les grands volumes de magie.</p>
+
+<p>Les livres plus récents étaient séparés des
+autres par des instruments de chimie, d'astrologie
+<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span>
+et de médecine. On y eût remarqué de
+nombreux traités de presque toutes les sciences,
+les meilleurs volumes d'histoire et de métaphysique,
+ainsi que le résumé de leurs progrès
+jusqu'aux âges modernes, les livres sacrés des
+dix-huit grandes sectes du globe avec des commentaires
+précieux; les traditions des peuples
+slaves sur l'origine des grandes nationalités
+européennes, et à côté des mémoires de l'Académie
+des sciences physiques de Florence, fondée,
+comme on sait, par le cardinal de Médicis
+(il paraîtrait que les cardinaux aiment à fonder
+les Académies), les &oelig;uvres des Pères de l'Église
+latine et grecque; puis, serrés par des parchemins
+séculaires, de ligneux manuscrits en
+langue chaldéenne, les annales des astres, l'histoire
+de la disparition de telles étoiles d'autrefois,
+des diverses catastrophes célestes ainsi
+que de leurs signes et de leur influence sur la
+pensée humaine et les destins universels.</p>
+
+<p>Un moderne, à l'aspect de pareils vestiges, se
+dirait simplement, presque malgré lui:&mdash;«Nous
+<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span>
+avons dépassé cela.»&mdash;Le sourire et la
+plaisanterie semi-respectueux dont il pourrait
+accompagner sa réflexion, la nuance de hauteur
+polie et froide qui percerait dans son allure et
+son débit, trahiraient la conviction de sa supériorité.
+Cela s'explique. Les esprits anciens
+étaient, pour la plupart, des esprits à systèmes
+fixes: ils avaient la ferveur de leur idée. Or,
+l'irrésolution est l'essence même de l'air que
+respire notre époque. Les hommes de croyance
+immuable font l'effet, vis-à-vis de la majorité,
+de Risibles et d'Insociables.</p>
+
+<p>On les évite avec soin. Le sentiment du terme
+exact est inné aujourd'hui à ce point que le nom
+de Dieu, par exemple, semble tacitement rayé
+des conversations et de la philosophie. On le
+relègue dans les lexiques, les prônes et les livres
+de piété. Il est même devenu de mauvais goût
+de le risquer à tout propos comme le faisaient
+les mousquetaires et les gentilshommes très
+chrétiens du <i>grand siècle</i> en France. On le
+laisse tranquille et on ne s'en sert presque
+<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span>
+plus,&mdash;si ce n'est dans le moment d'un danger,
+où l'on juge à propos de s'en souvenir;&mdash;hors
+de là, le nom de Dieu ne s'emploie
+guère que pour clore avec dignité une dissertation
+quelconque,&mdash;ce qui est à dire pour
+dissimuler une gambade d'indifférence.</p>
+
+<p>Ah! c'est le règne d'un doute sucé avec le
+lait d'une mamelle artificielle.</p>
+
+<p>L'étonnement de vivre saute aux yeux si
+continuellement, que la plupart des hommes
+ne s'en inquiètent plus et que les trois quarts
+des penseurs européens ne savent plus à quoi
+s'en tenir. Il s'incarne, de jour en jour plus
+avant, et comme avec un rire silencieux,
+dans le drame humain. Une espèce particulière
+d'indifférence, dont les annales de l'histoire
+ne font pas mention, glace, dans le
+c&oelig;ur des individus, le sentiment du devoir;
+cet inexpugnable dégoût qui plane au-dessus
+des fronts, retient les élans du philosophe, du
+savant et de l'artiste d'une telle sorte que,&mdash;à
+part quelques intelligences d'élite, quelques
+<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span>
+derniers promoteurs de l'esprit humain,&mdash;on
+n'a plus guère de c&oelig;ur à l'ouvrage.</p>
+
+<p>Le manque d'humilité et d'espérance a donné
+pour résultat l'ennui égoïste et dévorant. Le
+progrès est devenu d'une évidence et d'une
+nécessité douteuses: d'ailleurs, l'économie politique,
+mise en demeure de formuler une possibilité
+d'avenir, sinon satisfaisant, du moins en
+rapport avec les instincts de notre conscience,
+n'aboutit, après les plus sublimes efforts,
+qu'à de ridicules ténèbres. On n'est plus religieux,
+on est timoré. Plus de jeunesse et
+plus d'idéal. L'inquiétude s'installe dans la famille,
+dans la justice et dans l'avenir. Comme
+les dieux et comme les rois, l'Art, l'Inspiration
+et l'Amour s'en vont!... Les pays se
+déversent les uns dans les autres et les sociétés
+se croisent sans se comprendre et sans tenir
+à se comprendre. Riches et pauvres, travailleurs
+et dés&oelig;uvrés, nous sommes emportés
+dans la tristesse par un vent de sépulcre,
+d'effarement et de malaise.&mdash;La question de
+<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span>
+ce que la Mort nous réserve dans la profondeur
+est passée, pour la plupart des gens,
+à l'état d'oiseuse et d'insignifiante; la dérisoire
+stérilité d'analyse que présente ou paraît présenter
+toute hypothèse à ce sujet, semble si
+intuitivement démontrée aujourd'hui, que les
+mystiques eux-mêmes, en grand nombre, se
+laissent gagner pour la tiédeur générale.</p>
+
+<p>En philosophie, cependant,&mdash;bien que l'on
+maugrée en soi de l'impuissance où l'on s'estime,
+assez gratuitement peut-être, d'acquérir,
+de façon ou d'autre (après tant d'échecs!),
+une certitude quelconque de quoi que ce soit,&mdash;on
+ne cesse de réfléchir à la Mort, chacun
+suivant sa sphère d'idées, et de s'intéresser à
+ce phénomène. On dirait que la Mort a jeté
+son ombre sur ce siècle. Les heures d'enthousiasme
+pour les diverses branches de l'arbre
+de la vie, pour les distractions, les questions
+secondaires, les arts, les découvertes scientifiques,
+etc., sont sonnées. On ne s'émeut plus.&mdash;La
+prévoyance de la nature est grande:
+<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span>
+elle prépare ses effets de longue date; on
+dirait que l'humanité va tout à coup ressentir
+une totale, une définitive surprise de <i>quelque
+chose</i>, et que, d'instinct, elle réserve ses forces
+pour la ressentir.</p>
+
+<p>«Cependant,»&mdash;penserait le moderne,&mdash;de
+quoi ne serait-il pas improbable, d'avance,
+que nous puissions être sérieusement émus?
+Tout ce que la poésie et la mythologie des
+anciens ont pu rêver de colossal et d'étrange
+est dépassé par notre réalité. Les dieux ne sont
+plus de notre puissance; leur tonnerre est
+devenu notre jouet, notre coureur et notre
+esclave. Les ailes de l'aigle? l'empire des
+nuages? N'avons-nous pas le gaz hydrogène
+pour nous promener dans les cieux? Quel
+Pégase pourrait suivre un train-express et
+jouter d'haleine avec lui? Quel Mercure obéirait
+avec la promptitude d'un télégraphe électrique?
+Que devient la Renommée aux cent
+trompettes devant les millions de voix infatigables
+de la presse? Quelle figure Neptune
+<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span>
+jugerait-il convenable de prendre en face de nos
+Léviathans, de nos môles et de nos chaînes
+sous-marines?... Que dirait le rigide Rhadamante
+à l'aspect de nos grandes villes si bien
+policées?&mdash;Phébus-Apollon? mais nous l'avons
+réduit à <i>prendre nos ressemblances</i>! nous
+l'avons érigé notre peintre favori.&mdash;Hercule
+et ses douze travaux nous feraient sourire:
+par exemple, il tua le lion de Némée, à lui
+seul; n'avons-nous pas des personnes qui tuent,
+par goût, des cinquantaines de lions, à elles
+seules?&mdash;Quel étonnement marquerait la
+physionomie d'Esculape s'il daignait jeter les
+yeux sur nos traités d'anatomie, de physiologie,
+de médecine pratique et de chirurgie?...</p>
+
+<p>Les muses?&mdash;Mais n'avons-nous pas des
+femmes de lettres, des cantatrices, des danseuses
+et des tragédiennes vis-à-vis desquelles
+la comparaison ne serait peut-être pas à leur
+avantage?&mdash;Parlerons-nous d'Éros, de l'anacréontique
+Éros? Le pathologiste moderne se
+<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span>
+trouve en mesure d'accorder mensuellement
+aux vieillards dissolus la permission de déposer
+leur «modique offrande sur l'hôtel de
+Vénus.» Et, quant à Vénus, nous la croyons
+sinon vieillie, du moins surfaite: la terre a
+plus de Vénus réelles que l'Olympe n'en peut
+fournir. Celui auquel il a été donné de voir, de
+plus ou de moins près, certaines femmes d'Angleterre,
+de Circassie, d'Italie et de Pologne,&mdash;voire
+même de France,&mdash;n'admet guère
+la supériorité de Vénus. Quant à l'Empyrée,
+une feuille de chanvre arabe dans un cigare,
+trois pastilles de haschich égyptien sur la
+langue ou quelques gouttes d'opium brun dans
+la carafe d'un narguilhé, et nous le <i>voyons</i>
+aussi bien que les dieux,&mdash;<i>mieux</i> peut-être.
+D'ailleurs, qu'avons-nous besoin de nous créer
+des mirages de mondes illusoires? En avons-nous
+envie?... Nous allons les chercher et
+nous les découvrons en réalité,&mdash;témoins les
+deux Amériques, l'Australie et les centaines
+de mondes de l'Océanie.&mdash;Le Pinde et le
+<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span>
+Parnasse inaccessibles supporteront demain
+les rails de fer, et l'Hippocrène, fontaine
+sacrée, fournira d'excellente vapeur. La sagesse
+de Minerve battrait passablement la
+campagne devant la dialectique allemande.
+Pour ce qui est du dieu Mars, nous ne voulons
+pas humilier sa glorieuse massue, mais
+nous croyons pouvoir affirmer une chose;
+choisissons l'Iliade pour sujet, par exemple:
+les Grecs, munis de dix ou de douze rois, de
+cinquante ou de soixante mille hommes et du
+secours des dieux, mirent dix ans à prendre
+Troie, encore, fut-ce à nous ne savons quelle
+ruse aléatoire, baroque et inavouable, qu'ils
+durent leur succès; eh bien! quand même
+Achille, Agamemnon, Ulysse, Ajax, fils de
+Télamon ou d'un autre, peu importe, se seraient
+joints, pour la défendre, à Pâris, Hector,
+Priam, etc., et quand même ils y eussent été
+commandés par tous les dieux, le dieu Mars
+en tête,&mdash;un détachement d'artillerie débarqué
+par les paquebots à vapeur de la
+<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span>
+Méditerranée, muni d'une douzaine de fusées
+à la congrève qui portent à près de deux
+lieues et battent en brêche à cette distance,
+d'autant de mortiers à bombes et de canons
+rayés, l'aurait prise en dix minutes.&mdash;Positivement,
+les dieux ne sont plus de force avec
+nous sur aucune espèce de terrain. Les Titans
+commencent à prendre le dessus; les chaînes
+du vieux Prométhée, pétrifié sur son rocher
+de Scythie, se sont rouillées et le bec de
+l'aigle s'est recourbé de vieillesse. Ne serait-il
+pas permis, d'après tout ceci, d'inférer que, si
+peu que soient les hommes, les dieux valent
+moins encore?...&mdash;Que Jupiter, par exemple,
+s'avise de revenir jouer Amphitryon ou de
+faire des miracles, on le traduira simplement
+à l'une des polices correctionnelles de l'Europe,
+et, s'il prétendait nous échapper, il y
+aurait extradition instantanée sur tout le
+globe, que nous manions comme une pomme
+désormais. Nous sommes un peu maîtres chez
+nous, aujourd'hui; et nous avons des haches
+<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span>
+et des tonnerres que doivent craindre les divinités,
+sans que cela paraisse.»</p>
+
+<p>Voilà, certes, le raisonnement qui eût sommeillé
+dans le sourire et dans la plaisanterie du
+moderne dont nous avons parlé et les raisons
+de supériorité qu'il eût été en son pouvoir
+d'alléguer pour légitimer son dédain ou son
+indifférence vis-à-vis des ouvrages des anciens.</p>
+
+<p>Le fait est que ces raisons, malgré le ton
+affecté, paraissent présenter, au premier abord,
+un front si imposant et si sombre, qu'elles
+s'emparent de l'esprit avec l'autorité de l'évidence.&mdash;Elles
+peuvent mener loin!... D'où
+vient, cependant, l'impossibilité que nous éprouvons
+de ne pas hésiter devant notre gloire, nos
+travaux et notre divinité de fraîche date? Nous
+la trouvons lourde, cette divinité! Suivant
+l'expression consacrée par le vulgaire, nous
+devons avoir l'air de <i>parvenus</i>, pour les dieux,
+tant nous nous tenons gauchement.</p>
+
+<p>Bref, c'est peut-être le manque d'habitude,
+mais il nous serait dur d'être des dieux.
+<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span></p>
+
+<p>On ne sait quel instinct vient nous railler au
+plus fort de notre confiance dans l'avenir. Les
+prodiges qui nous environnent, les découvertes<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>
+de notre labeur perpétuel, tout en
+nous donnant un sentiment terrible et incontestable
+(par qui nous serait-il contesté?...) de
+notre valeur, éveillent en nous on ne sait quelle
+<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span>
+conviction désespérée... une tristesse irrémédiable,
+infinie! Le vide nous enveloppe obstinément:
+nous ne pouvons, en métaphysique,
+en n'acceptant que la Raison, mettre la main
+sur le troisième terme de la dualité (si tant
+est qu'il y ait logiquement dualité), pas plus
+que sur l'activité vivante, en médecine. Cela
+nous échappe et la question paraît devoir se
+reculer toujours, sans être jamais résolue,
+comme ces mirages dans les déserts. La nouvelle
+métaphysique matérielle,&mdash;nous parlons
+<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span>
+des plus récentes données venues d'Allemagne,&mdash;s'annonce
+de manière à continuer l'état de
+doute où nous sommes plongés;&mdash;un sentiment
+profond, et qui paraît indestructible, de
+la vanité de notre condition lutte sans cesse,
+en nous, contre l'estime de notre tâche; ce n'est
+plus: «que sommes-nous?» qu'il faut dire;
+c'est: «qui sommes-nous?» Toutefois, à propos
+de cette question de l'être et du néant, disparus
+et formulés tous deux à la fois dans on ne sait
+quel éternel <i>devenir</i>, la théorie de l'idéalisme
+hégélien semble sans appel; l'Antinomie qui
+affirme l'identité de l'opposition la plus abstraite
+et la démontre, dans son <i>en-soi</i>, en
+reconstruisant logiquement la Nature, l'Humanité,
+la Pensée,&mdash;en forçant, pour ainsi dire,
+l'Apparaître à expliquer le motif de son explosion,&mdash;en
+mettant la Raison humaine de pair
+avec l'Esprit du monde, enfin, cette antinomie
+n'a pas été suffisamment ébranlée.</p>
+
+<p>Hélas! est-ce que nous serions le Devenir
+de Dieu? Quelle fatigue!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span>
+Oh! pourquoi l'idée de notre insuffisance
+intérieure domine-t-elle le pressentiment de
+notre immense destinée!... Pourquoi ne saurions-nous,
+quand nous osons nous regarder
+en face, nous résigner à n'être que <i>plus que
+des dieux</i>!... Si le progrès, le <i>processus</i> indéfini,
+donne le bien-être, et, trouvant sa justification
+dans la nécessité, est l'unique raison
+de l'existence, d'où vient cette lassitude (nous
+ne disons pas cette négation), ce malaise
+presque universel, ce peu d'enthousiasme pour
+lui?... L'on n'avancera pas que ce mouvement
+correspond à son abstraction et contient le
+premier terme d'une détermination ultérieure:&mdash;cette
+nécessité ne nous paraît pas nécessaire.
+D'où vient cette réaction instinctive de
+notre conscience, qui fait que, tout en reconnaissant
+à demi l'évidence du Progrès<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>,
+<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span>
+tout en nous laissant aller quelquefois à l'admiration
+devant l'idée de ses profondeurs
+<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span>
+futures, nous le déplorons souvent et nous
+regardons les faits spontanés de la conscience
+<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span>
+passée, les croyances, réputées aujourd'hui
+absurdes, avec tristesse et sympathie?...&mdash;D'où
+<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span>
+vient, disons-nous, cet état <i>mixte</i>, <i>extraordinaire</i>,
+que nous sentons peser autour de
+<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span>
+nous depuis longtemps et dont la formule,
+en abstraction, serait capable de faire douter
+<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span>
+de la Raison humaine, de sanctionner logiquement
+le <i>quia absurdum</i> des mystiques?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span>
+Il est difficile de répondre à cela d'une
+manière satisfaisante; d'ailleurs, ne serait-il
+<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span>
+pas permis d'ajouter qu'un soulèvement, une
+oscillation aux pôles, une saccade volcanique,
+<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span>
+un de ces tremblements qui sont les accidents
+périodiques du globe, la condition <i>sine qua non</i>
+<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span>
+et le régime de la planète (révolutions
+que la géologie découvre par milliers), qu'un
+<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span>
+accident de cette nature, enfin, sans parler
+de l'hypothèse désormais très présentable d'un
+<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span>
+choc, suffirait pour que tout notre progrès
+courût grand risque d'aller rejoindre, à son
+<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span>
+rang, les civilisations assyriennes, les empires
+des vieux mondes et la science des mages
+<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span>
+hiéroglyphytes, dans la suprême nuit de
+l'éternité?</p>
+
+<p><a name="Page_129" id="Page_129"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE VIII.</a></span><br />
+Isis.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Cherchez, et vous trouverez.»</p>
+
+<p>«En vérité, en vérité, je vous le dis: Celui qui
+veut conserver sa vie la perdra; celui qui veut
+la donner la retrouvera.»</p>
+</div>
+
+<p class="aut">(<span class="smcap">Jésus-Christ.</span>)</p>
+
+<p class="sep2">A vingt ans et demi, Tullia Fabriana se
+trouva seule au monde.</p>
+
+<p>Cette tendance de son esprit aux profonds
+recueillements, tendance qui, au dire des physiologistes,
+accompagne presque toujours, chez
+la femme, une complexion disposée à la stérilité,
+s'était déjà si aggravée en elle, que ses
+sens, restés neufs, ne la sollicitèrent pas.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span>
+Les plus attrayantes distractions lui parurent
+d'assez peu de valeur, ses travaux ayant suffi
+pour la blaser d'avance des plaisirs, des
+triomphes et des amours. Le plus sombre dédain
+commença d'emplir son c&oelig;ur; malgré
+son indifférence, elle pensa que, étant belle,
+il pouvait lui arriver d'être aimée; et comme
+elle ne tenait pas plus à ressentir les bonheurs
+de l'amour partagé qu'à causer les tristesses
+de l'amour solitaire, elle se trouva une exception
+humaine.</p>
+
+<p>Alors, elle se décida pour un éloignement,
+elle s'isola, sans se retirer tout à fait, sans
+cesser de faire le plus de bien possible autour
+d'elle avec la plus large part de son immense
+fortune, et n'accepta du dehors que le respect
+de son nom.</p>
+
+<p>Dans le recueillement de sa retraite, elle
+rêva magnifiquement sur elle-même et sur le
+monde et s'abandonna tout entière aux sublimes
+attirances de la Pensée.</p>
+
+<p>Jeter un coup d'&oelig;il désillusionné et rapide
+<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span>
+au fond de son effrayante science, la résumer
+au point de vue de la nature et de l'histoire,
+arriver à lier, par séries de rapports, les
+perspectives et les fins particulières de toutes
+ces observations jusqu'à la question philosophique,
+cela fut l'&oelig;uvre de quelques mois pour
+sa redoutable intelligence.</p>
+
+<p>Un soir, déterminée à penser par elle-même,
+elle ferma ses lourds volumes de métaphysique
+et s'accouda, comme toujours, sur sa
+table d'études.&mdash;Sphinx!... ô toi, le plus
+ancien des dieux!... murmura la belle vierge
+prométhéenne, je sais que ton royaume est
+semblable à des steppes arides et qu'il faut
+longtemps marcher dans le désert pour arriver
+jusqu'à toi. L'ardente abstraction ne saurait
+m'effrayer; j'essaierai. Les prêtres, dans les
+temples d'Égypte, plaçaient, auprès de ton
+image, la statue voilée d'Isis, la figure de la
+Création; sur le socle, ils avaient inscrit ces
+paroles: «Je suis ce qui est, ce qui fut, ce
+qui sera: personne n'a soulevé le voile qui
+<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span>
+me couvre.» Sous la transparence du voile,
+dont les couleurs éclatantes suffisaient aux
+yeux de la foule, les initiés pouvaient seuls
+pressentir la forme de l'énigme de pierre, et,
+par intervalles, ils le surchargeaient encore
+de plis diaprés et mystérieux pour mettre de
+plus en plus le regard des hommes dans l'impuissance
+de la profaner. Mais les siècles ont
+passé sur le voile tombé en poussière; je
+franchirai l'enceinte sacrée et j'essaierai de
+regarder le problème fixement.</p>
+
+<p>Au moment d'entrer dans le royaume de
+la méditation solitaire, la jeune femme se
+surprit à détourner la tête et à jeter, pour la
+première fois, sur le rêve de la vie, des
+regards de douceur. Oui, pour la première
+fois, elle aurait voulu croire, aimer, oublier!...&mdash;Bientôt,
+dédaigneuse et grave, elle résista
+fermement et tendit toutes les puissances de
+son esprit vers les plus vertigineux sommets
+de l'Idéal.</p>
+
+<p>Les jours et les nuits se passèrent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span>
+Satan, d'après le poëme symbolique, ayant
+forcé les portes de l'enfer, regarda les ténèbres
+et s'élança dans leurs profondeurs à la recherche
+de l'Éden. Ses ailes battaient dans le
+vide que ses regards exploraient. Ainsi l'âme
+qui, venant d'échapper à son cachot<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> par
+la conscience de l'identité<a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, se précipite
+dans le mystère de l'Être<a name="FNanchor_5" id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> pour y trouver
+<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span>
+la cause et la raison des déterminations ultérieures,
+réalise cette conception.</p>
+
+<p>Que de systèmes, anéantis sitôt que parus,
+flamboyèrent devant cet esprit!</p>
+
+<p>Les jours et les nuits se passèrent.</p>
+
+<p>Chose bien remarquable! Des considérations
+résultant d'un point de vue assez éloigné de
+celui où se placent, d'habitude, la plupart des
+femmes, l'induisirent à ne pas oublier l'extériorité
+de sa personne, malgré ses terribles
+études,&mdash;enfin à ne pas se négliger physiquement.
+Elle se décida pour un genre de vie
+soutenu par une méthode dont elle avait
+étudié les secrets et qui lui conserva sa magnifique
+pâleur de roses blanches et la fraîcheur
+de son beau sang. L'on sait que les climats
+italiens et, en général, presque tous ceux des
+contrées méridionales, favorisent et même
+imposent hygiéniquement l'abstinence; ainsi
+la sobriété avec laquelle vivent les gens du
+peuple, en Italie, et leur privation constante
+d'aliments fortifiants ne nuisent pas à leur
+<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span>
+nature; grâce à la nourrissante atmosphère
+qu'ils respirent, ils se portent aussi bien que
+ceux du Nord.</p>
+
+<p>Comme Fabriana tenait à maintenir son
+esprit dans le merveilleux état de santé lucide
+où il était, non seulement l'idée de plaisirs
+gastrosophiques l'eût modérément transportée,
+mais, secondée par le climat de Florence,
+elle devait adopter un régime d'une sévérité
+dont sa constitution de marbre ne pouvait se
+trouver que fort bien.</p>
+
+<p>Elle ne buvait jamais que de l'eau froide
+et dorée par quelques gouttes d'élixir; la
+nuit, lorsqu'elle avait bien faim, elle se suffisait
+avec un peu de pain; quelquefois des
+glaces, des oranges et du thé; rarement elle
+désirait des choses plus succulentes.</p>
+
+<p>Cet ascétisme lui évita les temps perdus et
+les ennuis de la maladie; et elle se trouvait
+toujours reposée.</p>
+
+<p>Elle se levait, se baignait aux jardins, s'enveloppait
+d'un peplum, vêtement dans lequel
+<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span>
+elle se trouvait plus à l'aise et plus rapidement
+habillée; elle venait ensuite dans la bibliothèque,
+s'étendait sur un sofa, pensait de
+longues heures sans quitter son attitude accoudée
+sur les coussins,&mdash;excepté pour feuilleter
+de temps à autre un livre de philosophie
+ou de mathématiques et parcourir un passage.
+Elle ne prononçait jamais une parole: ses yeux
+demi fermés ne brillaient pas; un signe d'admiration,
+de crainte ou d'espérance ne la fit
+jamais tressaillir;&mdash;seulement des gouttes
+de sueur perlaient sur ses tempes, roulaient
+jusque parfois sur ses cils, comme des pleurs
+sublimes, et, pareille à la grande Isis, elle
+s'essuyait alors avec le voile.</p>
+
+<p>Les jours et les nuits se passèrent.</p>
+
+<p>Cependant le soleil était radieux sur les
+campagnes; les enfants s'aimaient dans les
+forêts, la nature était paisible; le printemps
+de sa jeunesse lui disait, dans la voix de ses
+brises venues du ciel, dans le parfum de ses
+fleurs gonflées de sève, le chant mélancolique
+<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span>
+des anciens: «Cinthie, les jours et les nuits
+s'écoulent; tu oublies de vivre; ne veux-tu
+pas faire comme les enfants, puisque tu es
+jeune et que tu es belle?»</p>
+
+<p>Ses veilles se prolongeaient quelquefois jusqu'au
+matin et toujours dans ce profond mutisme,
+dans cette intensité d'abstraction que
+ne venait trahir nul signe extérieur, et qui,
+depuis deux années d'identité, était devenu
+quelque chose d'effrayant; ses sommeils devaient
+être évidemment une continuation de
+fatigue. Jusqu'où cette femme avait-elle plongé?
+Était-il possible d'admettre, vis-à-vis d'une pareille
+énergie, qu'elle rêvait au hasard en se
+laissant éblouir par tous les mirages de l'objectivité?
+Non! non! la grande solitaire, à la
+pensée brève et robuste, devait savoir ce qu'elle
+faisait. L'immémorial mystère qui fait, selon
+nous, le fond du monde, ne pouvait pas avoir
+échappé à sa conscience ni à son esprit; peut-être
+que, parvenue à sa hauteur, elle cherchait
+<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span>
+un point de départ plus satisfaisant que la
+Nécessité<a name="FNanchor_6" id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
+
+<p>Un incident qui pouvait devenir très grave
+et très malheureux pour son existence, et que
+nous ne devons rapporter qu'à cause du caractère
+purement poétique dont il s'enveloppa,
+survint dans son existence vers la fin de la
+troisième année.</p>
+
+<p>Une nuit, Tullia Fabriana, renfermée et
+isolée dans sa pensée, comme toujours, était
+assise devant sa table: la lampe de fer, placée
+auprès d'elle, laissait dans l'obscurité les
+profondeurs de l'appartement, mais éclairait
+en plein cette physionomie tranquille dont les
+regards tout intérieurs paraissaient contempler
+des firmaments inconnus.</p>
+
+<p>Oh! le monde visible! la <i>chose</i> qui trouble,
+malgré sa contingence insignifiante! Il faisait
+une nuit malsaine, lourde et gonflée d'orage.
+<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span>
+Pareils à de lointains hurlements poussés de
+ce côté par la planète, les convulsions de l'électricité
+se prolongeaient dans les montagnes.
+Le ciel avait des teintes d'or, de jais et de
+bistre; des nuages immenses arrivaient en
+toute hâte; la jeune femme pouvait entendre
+ces coups sourds, éloignés et confus dont le
+murmure, emporté par le vent pluvieux et
+tiède, entrait par les croisées ouvertes. On eût
+dit que la nature extérieure voulait la prévenir
+à l'oreille de l'attention fixée sur elle
+quelque part.</p>
+
+<p>Elle se leva tout à coup. C'était le premier
+geste de sa méditation! Ses yeux profonds et
+noirs brillèrent comme deux flammes. Son
+visage était pâle comme la mort.</p>
+
+<p>Il y avait dans la grande bibliothèque
+une sphère céleste de dimensions colossales;
+elle se trouvait placée en face d'une vaste
+fenêtre à vitraux toute grande ouverte. La
+nuit incendiée par les éclats de la foudre faisait,
+avec une vie merveilleuse, étinceler
+<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span>
+comme des astres véritables les innombrables
+étoiles d'or et d'argent incrustées sur l'énorme
+boule bleue. Une spirale aux degrés de velours
+entourait cette sphère; au sommet, sur
+une plate-forme étroite, étaient jetés deux ou
+trois coussins et des instruments d'astronomie
+étaient épars sur ces coussins.</p>
+
+<p>La lampe brûlait sur la table.</p>
+
+<p>Tullia Fabriana,&mdash;sans doute l'orage l'avait
+indisposée un moment,&mdash;porta la main à
+son front. A voir l'expression fixe de ses regards,
+il devenait présumable que le ciel, la
+terre et la nuit étaient loin de sa pensée, et
+qu'elle ne savait ni n'entendait rien de ce
+qui se passait autour d'elle.</p>
+
+<p>Elle s'approcha de la sphère à pas lents,
+monta les degrés, et jetant les compas sur le
+tapis, elle chancela. Sa tunique, désagrafée
+comme un manteau, glissa le long de son corps;
+ses cheveux déroulés autour d'elle l'enveloppèrent,
+et, aux lueurs de la nuit, ils ressemblaient
+à des rayons.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span>
+Elle apparut, blanche et lumineuse, sans
+remarquer la profondeur de l'orage et des ténèbres,
+sans prendre garde à l'espace brutal
+et noir!... Elle apparut, comme la déesse de
+ces nuits d'horreur, où ceux qui cherchent ne
+trouvent pas.</p>
+
+<p>Mais à quoi songeait-elle? A quels étonnements
+son esprit pouvait-il s'abandonner pour
+la première fois?</p>
+
+<p>La foudre entra, comme par hasard, avec un
+hideux éclair, par la fenêtre ouverte, dans
+l'appartement, à l'instant même.</p>
+
+<p>Le fluide la jeta évanouie sur la sphère de
+porphyre. Elle resta renversée sur le dos, les
+membres étendus, les cheveux flottants, les
+yeux fermés, au milieu de la monstrueuse
+commotion du tonnerre.</p>
+
+<p>Par un de ces effets, un de ces absurdes et
+heureux prodiges que la foudre commet quelquefois,
+elle ne fut pas blessée. Aucun mal.
+La secousse ayant été seulement d'une grande
+violence, elle resta plusieurs heures sans
+<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span>
+mouvement, comme accablée. A part cette
+fatigue, l'électricité ne lui laissa aucun souvenir
+de sa visite.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle revint à elle, il faisait grand jour;
+le temps était superbe; la bonne odeur de l'herbe
+après l'orage embaumait les airs; elle s'accouda,
+rêva quelques instants, puis se leva et descendit
+sur le tapis.</p>
+
+<p>Une fois vêtue, elle alla vers la fenêtre, regarda
+les arbres, le ciel, les fleurs, l'espace immense.</p>
+
+<p>&mdash;Cinq heures de perdues!... dit-elle avec
+beaucoup de douceur.</p>
+
+<p>Ce fut tout, et quelques minutes après, elle
+parut avoir oublié le terrible incident qui
+était venu la troubler à cause de l'imprudence
+qu'elle avait faite de laisser les fenêtres ouvertes
+pendant les nuits d'orage.</p>
+
+<p>Quelques jours après, elle changea tout d'un
+coup sa manière de vivre. Elle passa les journées
+seule, à cheval, à courir dans les vallées,
+et ne s'en retournant au palais que le soir.</p>
+
+<p>Depuis cette nuit extraordinaire, ses traits
+<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span>
+avaient pris l'expression d'une tranquillité de
+statue: on eût dit que ce n'était point la fatigue
+qui l'avait fait se lever en sursaut, et que ce
+n'était pas l'orage qui l'avait pâlie!... Elle
+paraissait simplement suivre, depuis son réveil,
+les immenses enchaînements d'une pensée
+unique.</p>
+
+<p>Un jour, elle revint dans la bibliothèque. Elle
+ouvrit l'un des volumes de magie, et après de
+longues heures, ayant aligné quelques chiffres
+sur la marge avec son crayon:&mdash;«C'est bien!»&mdash;dit-elle
+à voix basse, et elle ajouta sourdement:&mdash;«J'attendrai.»</p>
+
+<p>Les jours et les nuits se passèrent.</p>
+
+<p>Elle ne perdait pas de vue le monde; le monde
+ne pouvait la troubler. Elle assistait assez volontiers
+aux soirées et aux bals. Elle y tenait son
+rang superbe.</p>
+
+<p>Elle causait, sans ennui, de choses et de détails
+usuels et souriait gracieusement au milieu
+de réparties enjouées. Certes ses brillantes amies
+et ses danseurs ne se doutaient guère que leurs
+<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span>
+compliments et leurs paroles tombaient dans
+son âme profonde, comme en hiver les sons de
+cloche des hameaux tombent, emportés par les
+rafales nocturnes et lointaines, dans la désolation
+de l'espace...</p>
+
+<p>A cette soudaine velléité de distractions, il eût
+été possible de penser que, défaillante comme les
+autres devant le Problème, elle avait intérieurement
+renoncé à franchir le passage. Mais elle
+avait un double aspect: son regard fixe, son
+immobilité dans la solitude, et, dans le monde,
+cette simplicité, cette insoucieuse élégance de
+paroles, témoignaient par leur ensemble qu'elle
+avait une raison pour agir de la sorte et que son
+idée était passée dans la sphère de l'action.</p>
+
+<p>Le génie ne se paye pas d'un découragement,
+et c'est pour cette raison qu'il est le génie. Il est
+pareil au soldat frappé dans l'emportement de
+la mêlée, qui, ne s'apercevant pas de son sang
+perdu, continue à marcher sur l'ennemi et ne
+s'arrête qu'au moment où il remarque la mort,
+c'est-à-dire son devoir terminé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span>
+La pensée de Tullia Fabriana ne devait pas
+avoir bronché dans les abîmes; il était clair
+que, pareille au plongeur de la ballade, elle
+rapportait la coupe d'or à quelque roi inconnu.&mdash;Maintenant,
+c'était passé!... La lutte était
+finie; l'ange était vaincu. Les sueurs mortuaires
+de l'angoisse, la vaste épouvante du désespoir,
+la sublime extase de la vie éternelle, tout cela
+formait, au fond de son âme, un sombre amas
+de souvenirs. Elle était comme un voyageur qui
+revient des pays inconnus. Son front grave avait
+la beauté de la nuit: c'était la reine du vertige
+et des ténèbres. La terre, ses climats et ses races
+devaient lui apparaître comme sur une toile
+aux rapides et fantastiques visions. Peut-être
+avait-elle découvert, au sommet de quelque loi
+stupéfiante, le vivant panorama des formes du
+Devenir; peut-être que l'abstraction, à force de
+splendeurs, avait pris pour elle les proportions
+de la suprême poésie.</p>
+
+<p>En toute certitude, une pareille âme ne devait
+pas être dupe de son ombre, et si elle avait posé
+<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span>
+quelque point, si elle s'en était tenue à quelque
+chose, c'est qu'il l'avait fallu. Ce ne pouvait pas
+être pour le seul plaisir de suivre des idées
+au vol qu'elle s'était déterminée à côtoyer,
+à chaque heure du jour et de la nuit depuis
+trois années, la folie, le delirium tremens,
+les fièvres d'hallucination, etc., et tout le
+cortège de la Pensée.</p>
+
+<p>Elle était parvenue à cette hauteur où les
+sensations se prolongent intérieurement jusqu'à
+s'évanouir d'elles-mêmes; c'étaient comme
+des rapprochements familiers de ses actions
+présentes avec des souvenirs confus... Des avertissements
+lui venaient de toute part, de l'Impersonnel,
+silencieusement. Ces phénomènes se
+posaient devant sa pensée comme devant un
+miroir impassible: une obscurité imprévue
+pesait sur ses moindres actions; il lui semblait
+qu'elle distinguait, sans efforts, le point
+où les profondeurs de la vie banale vont s'enchaîner
+aux rêves d'un monde invisible, de
+sorte que les détails de chaque jour, devenus
+<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span>
+définis, avaient une signification lointaine
+pour son âme.....</p>
+
+<p>Elle avait vingt-quatre ans. Elle avait voyagé,
+comparé, médité sur les lois sociales, appris
+les détails des grandes causes; à dater du
+jour où elle avait parlé seule, sa volonté
+parut avoir pris possession d'une idée fixe.
+Elle se remit à voir le monde, à le voir d'une
+manière suivie et calculée: trois années se
+passèrent, et ces trois ans après, à vingt-sept
+ans, celui qui eût pénétré dans sa vie intime,
+eût été surpris d'y reconnaître un côté nouveau
+et fort singulier.&mdash;Une fois, dans le
+temps, une circonstance dont l'origine obscure
+semblait se rattacher à des questions peu
+importantes pour elle, l'avait impliquée au
+milieu d'une vaste et royale intrigue dont elle
+avait accepté le rôle le plus difficile et qu'elle
+avait menée à bien.</p>
+
+<p>Elle en avait profité, par présence d'esprit,
+pour s'approprier d'inestimables secrets. Outre
+sa fortune dont l'origine était suffisamment
+<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span>
+reconnue et définie, elle avait dans sa mémoire
+une autre fortune et un grand pouvoir. En
+sondant plus loin, on eût découvert une chose
+merveilleuse: c'est que, à force d'habileté pratique,
+de relations élevées et de science du
+détail, elle avait fini très rapidement, sans
+être remarquée, par dominer, sans bruit et
+comme en se jouant, presque tous les hommes
+de valeur disposant d'une force matérielle en
+Italie.</p>
+
+<p>Cette puissance cachée s'étendait jusqu'aux
+États romains. Du fond de son palais, elle exerçait
+sur les divers actes des gouvernements la
+suprématie qu'elle s'était acquise en vue d'un
+but indéfinissable. Elle s'était déterminé à elle-même,
+sans aucun doute, des résultats à venir,&mdash;mais
+la profondeur en échappait à ses plus
+subtiles créatures. Ceux qui la servaient en
+vertu d'obligations tacites ou d'espérances intéressées
+étaient loin de se douter de leur nombre.
+Bien plus! en politique, elle passait, aux yeux
+les plus clairvoyants, pour une femme indifférente
+<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span>
+ou de portée ordinaire; car, par un trait
+de dissimulation magistrale, elle parvenait à
+laisser croire qu'on agissait de soi-même. Elle
+écrivait peu cependant, et voici pourquoi ses
+lettres étaient plus compromettantes pour celui
+qui les recevait que pour elle.</p>
+
+<p>Elle répétait mot pour mot d'abord la demande
+qu'on lui faisait, ce qui spécifiait clairement
+et sans ambiguïtés possibles, le sens exact de
+la réponse; maintenant, 1º si la question n'était
+point posée dans des termes suffisamment précis
+pour pouvoir, au besoin, devenir une arme
+entre des mains expertes, elle répondait d'une
+façon vague et brève; 2º si elle jugeait qu'on
+s'était livré à elle, elle renvoyait purement et
+simplement la lettre, avec un «oui» ou un
+«non» au verso, de telle sorte qu'on ne
+pouvait montrer la réponse sans la demande.
+Elle restait ainsi toujours libre et sûre d'elle-même.
+Cette méthode avait ceci de réellement
+très fort, qu'elle déconcertait les soupçons de
+ceux qui pouvaient la croire d'une certaine
+<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span>
+envergure de desseins, puisqu'elle leur rendait
+leurs armes; mais on ne songeait pas à cette
+conséquence:</p>
+
+<p>Elle évitait par là ces divers commentaires
+auxquels est exposée la conduite d'une femme
+dont on redoute l'influence, parce que, n'ayant
+qu'à se louer d'elle, on n'était pas pressé d'en
+faire parade, cela supposant infériorité.</p>
+
+<p>Peu de bruit se faisait donc en diplomatie
+autour de son nom. Les mailles solidement
+ténues de ce réseau dont elle enveloppait, dans
+l'obscurité, une bonne partie des arrêts de la
+politique impériale ou romaine, aboutissaient
+à son doigt par un suprême anneau qu'elle
+mouvait de temps à autre.</p>
+
+<p>Bien que, dans ses voyages, elle ne parût
+qu'à de longs intervalles aux grandes réceptions
+des nonciatures, aux soirées officielles des
+consulats ou plutôt des préfectures d'Autriche
+et aux bals flamboyants des ambassades de
+France, d'Angleterre et d'Espagne; bien que
+l'accueil dont on l'y acceptât n'eût jamais donné
+<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span>
+lieu de soupçonner des liens de plus intime
+déférence que celle due à son rang ou à ses
+prestiges personnels, elle aurait presque infailliblement
+prédit le jour où tel décret serait
+signé par un pontife, un parlement, une reine
+ou un empereur.</p>
+
+<p>Que se proposait-elle d'atteindre?... Que voulait-elle
+amener?... Que lui importaient ces
+man&oelig;uvres, à elle, dont les habitudes et les
+goûts étranges mettaient l'existence en dehors
+de toute lutte sociale?... A elle qui ne ressentait
+aucun désir d'augmenter sa position ni d'être
+utile à celui-ci ou à celui-là?... Aucune patriotique
+illusion?... A quoi bon cette trame permanente,
+souterraine, qu'elle tissait froidement
+depuis trois ou quatre années?... C'était impénétrable.</p>
+
+<p>Toujours est-il que son plan, quel qu'il fût,
+restait, à cause de ces manières d'agir, enveloppé
+de ténèbres et d'inattention.</p>
+
+<p>C'était donc chez cette femme extraordinaire
+<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span>
+qu'étaient venus ce soir-là le prince Forsiani
+et son jeune ami le comte Wilhelm. Ils attendaient
+dans un salon.</p>
+
+<p><a name="Page_153" id="Page_153"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE IX.</a></span><br />
+La présentation.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Almanzor, voiturez-nous ici les commodités
+de la conversation.»</p>
+</div>
+
+<p class="aut">(<span class="smcap">Molière</span>, <i>les Précieuses</i>.)</p>
+
+<p class="sep2">La marquise entra.</p>
+
+<p>Le salon donnait sur les jardins. Devant les
+grandes croisées entr'ouvertes, les draperies
+remuaient légèrement. Des dalles blanches tenaient
+lieu de tapis ou de parquet. Les housses
+de gaze argentée nouées au bout des torsades
+enveloppaient les lustres du plafond. Çà et là
+de lourdes chaises d'ébène sculpté, tendues en
+velours noir, et un sofa pareil, près d'une
+<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span>
+fenêtre. Sur les boiseries de couleur sombre
+se détachaient, dans leurs cadres d'or, de magnifiques
+peintures du Guide et du Titien. Une
+torchère pleine de bougies, placée derrière une
+vasque de marbre d'où s'échappaient de grosses
+gerbes de fleurs naturelles, éclairait l'appartement.
+La haute cheminée aux candélabres
+éteints, supportait une grande pendule en
+bronze de Florence: des panneaux armoriés
+indiquaient des portes sur d'autres salons du
+palais.</p>
+
+<p>Les deux gentilshommes étaient debout vis-à-vis
+d'un tableau.</p>
+
+<p>Tullia Fabriana les salua d'un mouvement
+de tête, demi-souriante. Le prince, avec une
+négligence amicale, d'un tact et d'un goût
+parfaitement mesurés, s'inclina; Wilhelm s'inclina
+aussi, mais troublé comme par un éblouissement.</p>
+
+<p>La marquise, avec un signe d'approcher,
+vint auprès de la fenêtre. Le prince Forsiani
+prit le jeune homme par la main:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span>
+&mdash;Madame la marquise, dit-il, j'ai l'honneur
+de vous présenter le comte de Strally-d'Anthas.</p>
+
+<p>Tous deux prirent place devant la jeune
+femme. Elle s'était appuyée, en s'adossant,
+les mains à moitié jointes: son coude reposait
+sur l'un des bras du sofa.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, ne me disiez-vous pas, hier
+au soir, que vous deviez nous quitter cette nuit
+même? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame: et, si quelques soins vous
+inquiétaient près de la cour de Naples, serais-je
+assez heureux d'y veiller à votre place?</p>
+
+<p>&mdash;La reine m'a fait l'honneur de m'écrire la
+semaine passée, et deux lignes, ajoutées par
+lord Acton, exprimaient d'assez vives instances
+au sujet d'une réponse immédiate. Plusieurs
+difficultés ne m'ont point permis de le satisfaire
+avant ce soir. Je désire simplement offrir à Sa
+Majesté mes regrets de ne pouvoir lui être
+utile dans les circonstances dont elle me parle,&mdash;et,
+puisque vous me laissez disposer de votre
+complaisance...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span>
+Le prince Forsiani s'inclina.</p>
+
+<p>&mdash;Mon absence ne sera pas longue, je l'espère,
+ajouta-t-il.</p>
+
+<p>Pendant que Fabriana parlait, Wilhelm était
+devenu la proie d'un phénomène d'une froide
+horreur.</p>
+
+<p>Cette <i>voix</i>, ce timbre de <i>contralto velouté</i> ne
+lui était pas inconnu, cela était certain.</p>
+
+<p>Mais&mdash;et l'intensité du sentiment avait pris
+en lui les proportions d'une réalité évidente&mdash;il
+lui semblait que ç'avait été bien loin,
+dans l'impalpable passé, au milieu de pays
+frappés d'un silence sans échos, silence terrible,
+dans des âges oubliés dont il ne pouvait
+concevoir la date, que ç'avait été dans ce néant
+qu'il avait entendu la <i>voix</i>. Il se rappela les singulières
+confidences du prince dans les Casines
+et il eut assez d'empire sur lui-même pour
+demeurer d'un visage égal.</p>
+
+<p>Cette hallucination ne dura qu'un instant.
+«J'ai rêvé,» pensa-t-il; et il ne s'en inquiéta
+pas davantage.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span>
+On causa de choses de hasard pendant quelques
+minutes, puis cela fut ramené aux affaires
+du temps. Sur une allusion que parut avancer
+le prince Forsiani au sujet de la paix ou de
+la guerre, la marquise le regarda:</p>
+
+<p>&mdash;Votre Excellence me pardonnera, dit-elle:
+je ne désire connaître aucun détail, mais je
+pensais que l'ambassade avait en vue des motifs
+d'un ordre différent.</p>
+
+<p>&mdash;Ces motifs touchent aux intérêts les plus
+graves, répliqua Forsiani. La question des
+finances de Naples est très obscure: les valeurs,
+sans doute à cause des excessives dépenses de la
+cour, sont tombées dans un discrédit si fâcheux
+aujourd'hui, que,&mdash;un juif aisé, par exemple,
+s'il savait acheter d'une certaine façon, pourrait
+s'installer, demain peut-être, sur le trône de
+Gonzalve de Cordoue. Cela réaliserait une
+miniature assez triste de ces banquiers de
+l'ancienne Rome qui trafiquaient de la puissance
+impériale. Voilà cependant le résultat
+vers lequel nous allons.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span>
+&mdash;Ah? dit Tullia Fabriana, toujours impassible.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, ajouta le prince. En vérité,
+ces questions finissent par dominer toutes les
+autres; les peuples menacent, l'avenir s'assombrit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit la marquise, et il me vient
+une amusante idée. Si, par miracle, et toute
+pavoisée, une flotte lui arrivait du ciel,&mdash;un
+peu comme cette manne suprême que les Hébreux
+avaient si grand soin de recueillir autrefois,&mdash;pensez-vous
+que le roi Ferdinand la
+refuserait?</p>
+
+<p>Ce fut le tour du prince Forsiani de regarder
+Fabriana.</p>
+
+<p>&mdash;La résignation aux coups du ciel est une
+vertu royale, belle dame, répondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;La résignation!... D'après vos paroles,
+serait-il bien surprenant que Sa Majesté sicilienne
+fût mise à même, bientôt peut-être, de la
+pratiquer fort sérieusement? Est-il défendu de
+supposer l'existence de ceux qui savent acheter
+<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span>
+les choses avec de l'acier, du fer et du plomb,
+à défaut de métal plus précieux?</p>
+
+<p>Et elle se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Les Lamberto Visconti se font rares, Madame:
+de tels exemples sont devenus si difficiles
+à suivre!... Jouer sur un coup de dés son
+existence contre l'avantage d'être roi, n'est plus
+une chose si attrayante.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous, Monsieur de Strally?... demanda
+la marquise en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, répondit Wilhelm, j'estime que
+se trouver seulement à même de risquer cette
+partie est une précieuse faveur du destin.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous seriez attristé de votre
+sort si, l'ayant essayée, vous aviez perdu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous disais-je, prince?</p>
+
+<p>La voix douce de Wilhelm, le naturel de
+sa tenue accomplie, excluaient de ses réponses
+toute idée d'ostentation. C'était un grand seigneur;
+il parlait simplement. Le trouble et
+l'émotion ardente qu'il comprimait ne pouvaient
+<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span>
+transparaître, et pour Fabriana seule,
+que d'une manière intuitive et voilée.</p>
+
+<p>Le diplomate, connaissant le monde, se demandait
+avec inquiétude: «Lui serait-il absolument
+indifférent?» Mais il ne s'arrêta pas
+à cette idée.</p>
+
+<p>A ce moment, une charmante jeune fille,
+vêtue d'un costume grec, entra, posa sur une
+table un plateau de vermeil chargé de liqueurs
+à la neige et se retira sans bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Acceptez-vous?... dit gracieusement Fabriana.</p>
+
+<p>On refusa par un mouvement de la main.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, continua-t-elle, vous pensez, Monseigneur,
+que, par exemple, notre cher tyran,
+M. de Habsbourg, interviendrait si le juif
+dont vous parliez se trouvait bien élevé?</p>
+
+<p>&mdash;Les rois ne sont-ils pas tenus de prendre
+de l'intérêt les uns pour les autres? répondit
+le prince, assez surpris de cette insistance.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je suis de l'avis de tout le monde
+là-dessus!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span>
+&mdash;Permettez, c'est n'en pas avoir, marquise.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est avoir celui de tout le monde,
+dit-elle.</p>
+
+<p>Forsiani regarda Wilhelm, auquel échappa,
+comme il était un peu jeune et qu'il ne faisait
+qu'admirer en ce moment, une partie de cette
+puissante réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, il y aurait encore, sans aucun
+doute, bon nombre de Majestés choquées du
+sans-gêne de cet habile homme, fit-il, ne sachant
+pas où elle voulait en venir.</p>
+
+<p>&mdash;Supposons, si cela vous est égal, quelqu'un
+de moins hébraïque, je crois pouvoir
+vous affirmer que les bien-aimés cousins du
+roi seraient alors distraits, comme le roi de
+France Louis XIV et son ministre furent distraits
+quand le seigneur Olivier se mit à protéger
+l'Angleterre et le roi Charles de Stuart.
+Combien y eût-il de Majestés choquées du
+«sans-gêne» de ce brillant personnage?...
+Vous voyez, il suffit de prendre son temps.
+Supposons mieux: voici M. d'Anthas; l'idée
+<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span>
+lui vient tout naturellement d'être roi de Naples.
+Qui s'opposerait à la réussite d'un pareil
+projet mené d'une manière convenable?</p>
+
+<p>Le prince Forsiani fut un instant sans
+répondre.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Strally-d'Anthas est un peu jeune,
+dit-il enfin, comme en acceptant la plaisanterie.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous, dit-elle en s'adossant et avec
+une négligence enjouée, voulez-vous que je
+vous conte une petite histoire?&mdash;Un prince
+(un prince comme M. de Strally pourrait facilement
+le devenir: une terre en Italie suffirait),
+le prince Carlos, en Espagne, avait dix-sept
+ans, juste l'âge de M. le comte, et à
+peu près l'âge d'Alexandre quand celui-ci se
+mettait, par forme de distractions, à défaire
+les armées des grands rois de l'Asie et à
+conquérir le monde. Vous ne me direz pas,
+je le pense, que le prince était infant? Sa
+mère, une Farnèse, lui avait donné Parme, à
+quinze ans, pour l'habituer. Un matin, il
+<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span>
+s'éveille avec la pensée dont nous parlons:
+être roi des Deux-Siciles. Il en fait part à
+M. le duc de Mortemart, l'un de ses amis.
+M. le duc lui répond, naturellement, que son
+père en sera très enchanté. De fil en aiguille,
+on arrive à se trouver dans les veines du
+sang des Capétiens et des Bourbons, etc., etc.;&mdash;à
+plaindre le sort de ce malheureux État
+de Naples, en butte aux «factions» qui le
+divisent...;&mdash;à vouloir <i>relever ce grand
+peuple</i>... Enfin, il part, emmenant quelques
+centaines d'hommes à sa suite. Il débarque,
+bat les Impériaux à Bitonte comme un ange;
+se saisit, à l'improviste, du sceptre et du
+trône, se fait couronner roi par le pape Clément
+XII, et reçoit l'investiture du royaume
+par le congrès d'Aix, avant que personne ait
+eu le temps de se remettre. Vous avez vu
+cela, prince. Vous étiez attaché à l'ambassade
+romaine, je crois, et vous connaissiez intimement
+son futur ministre, Tannuci. Et lorsque
+l'Autriche voulut reprendre son bien de la
+<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span>
+veille, vous vous souvenez de la défaite essuyée
+à Velletri? Quel enthousiasme pour le jeune
+roi! Femmes, petits paysans, que sais-je! tout
+cela prenait les armes et se faisait tuer. Ce
+sont des faits. Voilà comment le prince Carlos
+de Parme devint Charles III de Sicile.</p>
+
+<p>Cependant, l'Angleterre avait, ce qu'elle a
+toujours, un intérêt à s'installer dans le golfe
+napolitain, position militaire et industrielle
+qu'elle occupera, certes, avant peu d'années;&mdash;cependant
+le clergé italien, le gouvernement
+du Saint-Père, avait des raisons passablement
+solides pour négocier avec le peuple une de ces
+transactions délicates qui ont pour conséquences
+d'augmenter le Livre de plusieurs millions
+(déception dont je ne pense pas que Charles III
+l'ait dédommagé suffisamment par la suite);&mdash;et
+cependant Naples appartenait, depuis Charles-Quint,
+à la maison d'Autriche. Il y avait donc,
+il me semble, d'assez graves intérêts, représentés
+par trois des cabinets diplomatiques les
+plus experts de l'Europe, pour s'opposer à ce
+<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span>
+rapt merveilleux. Eh bien, non: un enfant se
+dit: «Voilà une petite couronne qui m'irait
+bien,» et vous voyez le fini, la netteté et la
+perfection de la déroute de ces trois puissances:
+Rome, l'Autriche et l'Angleterre.</p>
+
+<p>Je trouverais de tels faits d'armes, exécutés
+par de tout jeunes gens, à chaque feuillet de
+l'histoire. Tenez, vous parliez tout à l'heure de
+Gonzalve de Cordoue, le plus grand capitaine
+des armées espagnoles, un vice-roi, un vétéran
+de ruse et de gloire, un guerrier des Croisades,
+un général invincible!... On lui dépêche un
+enfant de dix-neuf à vingt ans, et ce petit jeune
+homme,&mdash;sans expérience, comme on dit,&mdash;remporte,
+en fait, sur le vieux maître, trois
+accablantes victoires coup sur coup. Vous voyez
+que la jeunesse n'est pas impossible en ces occasions,
+prince. Je suis donc autorisée à penser
+que, devant cet empire d'Autriche fait de morceaux,
+un tel, d'une certaine naissance et d'une
+certaine valeur dans la mesure de l'ambition,
+pourrait, du soir au lendemain,&mdash;mon Dieu!...
+<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span>
+faire valoir ses droits, comme on dit en termes
+honnêtes, ou comme peuvent le dire les chefs
+de toutes les dynasties... Mais à quoi bon parler
+de cela?... dit Tullia Fabriana changeant de
+ton subitement: les rois sont des enfants terribles
+très occupés de toucher à tout: voyez
+comme M. de Strally est un jeune homme silencieux
+et sage!</p>
+
+<p>&mdash;Cela prouve, répondit le prince, qu'un
+duc de Mortemart est quelque chose aussi....
+Selon vous, marquise, l'usurpation pleine et
+entière du royaume de Naples serait donc chose
+sérieusement permise et faisable?</p>
+
+<p>&mdash;Tout est faisable, et vous savez bien, cher
+prince, que, en politique, bien des choses sont
+permises, excepté de ne pas réussir. Mais arrêtons-nous,
+je vous en prie, nous aurions l'air
+de conspirer, ce qui finirait par assombrir la
+conversation, ajouta la belle souriante.</p>
+
+<p>Dix heures sonnèrent à cette église qui date
+du temps de Charlemagne, Santa-Maria della
+Trinita.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span>
+&mdash;Chère marquise, au revoir! dit le prince
+en se levant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me quittez?</p>
+
+<p>&mdash;Une visite forcée au gouverneur du Vecchio...
+D'après nos dernières paroles, ne faut-il
+pas que je prévienne la forteresse de se bien
+tenir?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si c'est pour le bien de l'État, je
+vous pardonne, répondit Fabriana. Bonsoir et
+bon voyage.</p>
+
+<p>On se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait?... continua-t-elle, vous me reverrez
+peut-être à Naples bientôt; l'air y est
+très pur.&mdash;Au revoir donc, cher prince.</p>
+
+<p>Et elle lui tendit la main. Le prince, amicalement,
+lui baisa le bout des doigts.</p>
+
+<p>&mdash;Je reçois demain, dit-elle en se retournant
+tout aimable vers Wilhelm. J'espère vous voir
+dans la soirée, monsieur le Comte.</p>
+
+<p>&mdash;Votre Grâce est mille fois bonne pour
+moi, répondit le jeune homme en s'inclinant.</p>
+
+<p>Fabriana restée seule revint s'asseoir à sa
+<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span>
+place. Son visage avait pris une expression
+soucieuse et sombre: on n'eût pas reconnu la
+femme de tout à l'heure en face de cette soudaine
+transformation. Au bout d'une minute,
+elle murmura sourdement quelques mots sans
+suite..., puis elle se leva et sortit du salon.</p>
+
+<p>Le prince et Wilhelm descendirent. Une
+fois en selle:</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez continuer de vous tenir
+ainsi demain, dit Forsiani; mais soyez maître
+de vous comme ce soir. Pas de folies, mon
+cher enfant!...&mdash;pas encore, du moins,
+ajouta-t-il avec un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, monseigneur, répondit
+Wilhelm.</p>
+
+<p>Ils prirent un temps de galop. Arrivés au
+quai de la Trinité:</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, Wilhelm, dit l'ambassadeur;
+si vous avez besoin de votre vieil ami, vous
+m'écrirez à Naples.</p>
+
+<p>Le jeune homme se pencha vers le prince
+et l'embrassa d'un mouvement spontané.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span>
+&mdash;Allons, courage! ajouta le prince Forsiani
+d'une voix un peu émue; sans vous en
+douter, le plus difficile est fait. Courage et au
+revoir!... Vous voilà dans la vie! Marchez.</p>
+
+<p>Il lui pressa fortement la main et partit
+vers la via Larga.</p>
+
+<p>Le jeune homme demeura seul, une minute,
+rêveur et immobile. Le ciel était bleu, les
+étoiles brillaient, les orangers embaumaient,
+la nuit était sereine et tiède.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis jeune, dit-il; et il passa la main
+sur son front.</p>
+
+<p>Une sérénade lointaine parvint jusqu'à lui.</p>
+
+<p>&mdash;O mon Dieu! dit-il avec l'accent d'une
+tristesse naïve et profonde, pourquoi n'aimerais-je
+pas, moi qui suis seul sur la terre?...
+Oh! comme cette femme est belle! Comme je
+l'aime déjà, comme je l'aime à en mourir!...</p>
+
+<p>Quelques instants après, il piqua des deux
+et prit la route opposée, vers San-Lorenzo.</p>
+
+<p><a name="Page_170" id="Page_170"></a></p>
+<p><a name="Page_171" id="Page_171"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE X.</a></span><br />
+Le palais enchanté.</h2>
+
+<p class="sep3">Le palais Fabriani était un labyrinthe superbe
+dont les méandres cachaient un ordre
+savant. Les grands architectes florentins du
+<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle y avaient dépensé un soin et une
+magnificence de plans extrêmes. La marquise
+n'y avait rien changé,&mdash;ou que fort peu de
+choses. Les secrets intérieurs de ce palais dataient
+de deux cents ans et, seule, dans ce
+monde, elle en tenait le fil d'Ariane.</p>
+
+<p>Comme il était situé sur des terrains élevés,
+<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span>
+loin des autres palais, on ne pouvait, d'aucun
+édifice, plonger la vue par dessus les murs du
+parc et des jardins. Ces murs avaient de trente
+à trente-cinq pieds de hauteur, et trois ou trois
+et demi d'épaisseur. Des lierres énormes, des
+fleurs et de la mousse les couvraient presque
+entièrement. La grille de la longue avenue se
+fermait par des battants en fer massif.</p>
+
+<p>Les grands arbres étaient bien touffus et
+serrés dans les allées. Il y avait des statues
+antiques, une fontaine au mince filet d'argent
+reçu dans une urne d'albâtre; des cygnes dans
+un bassin entouré de cyprès et bordé de
+marches en marbre blanc; des buissons de
+roses d'Égypte, des milliers de fleurs d'Asie
+et d'Europe, de larges feuilles tombées sur le
+gazon, des lévriers étendus et gracieux.</p>
+
+<p>Et puis le grand silence.</p>
+
+<p>Le parc, au milieu, était comme une vaste
+nappe d'herbe émaillée où jouaient des chevreuils
+et des gazelles. On ne sait quoi d'oriental
+émanait, au soleil, de ces parfums et de ces
+<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span>
+ombrages; un charme mystérieux et profond
+courait dans l'air de cette solitude. Les jardins
+de Circé devaient être pareils.</p>
+
+<p>Ce silence de grandeur enveloppait le palais
+depuis bien des années. Il n'en sortait jamais,
+à part ses nuits de fêtes; nuits rares.&mdash;La
+porte intérieure de ces jardins était condamnée;
+on n'y pouvait descendre que par le balcon de
+Tullia.</p>
+
+<p>Le personnel occupait l'autre façade, celle
+qui, située au delà des cours intérieures, donnait
+sur Florence. La marquise s'était réservé
+exclusivement toute la façade qui avait vue
+sur les jardins; excepté les jours de réception,
+les domestiques n'entraient pas dans cette partie
+du palais; Xoryl suffisait à Fabriana.</p>
+
+<p>Xoryl était cette jolie enfant au costume
+grec, entrevue dans la soirée.</p>
+
+<p>C'était une fille d'Athènes autrefois abandonnée,
+à douze ou treize ans, par une famille
+inconnue et triste, aux hasards des rues. Tullia
+l'avait aperçue un jour, en voyage, sur le
+<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span>
+grand chemin: l'enfant jouait au milieu des
+ruines. La marquise parut examiner avec une
+attention soudaine et singulière les traits de
+cette petite fille, et, la prenant dans sa voiture,
+elle l'avait simplement ramenée avec
+elle en Italie.</p>
+
+<p>Laissant croître dans son palais cette fleur
+de misère, celle-ci était devenue charmante.
+Pendant les fièvres gagnées au changement de
+climats et d'existence, Fabriana l'avait veillée
+elle-même avec mille soins, et si la belle Xoryl
+n'était pas sous terre, elle le devait à sa maîtresse.
+On la faisait élever et instruire durant
+les premières années: jamais la marquise ne
+lui avait adressé une parole de reproche ou
+d'impatience:&mdash;et l'enfant se trouvait heureuse
+dans son esclavage tranquille! Elle se
+laissait vivre sans rien aimer que Fabriana
+et se serait sacrifiée de bon c&oelig;ur s'il l'eût
+fallu.</p>
+
+<p>Ce n'était point son amie, ce n'était pas sa
+servante: c'était sa protégée. A peine avait-elle
+<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span>
+à s'occuper d'une tâche légère que la
+douceur de sa maîtresse lui rendait facile et
+aimable. N'était-ce pas un plaisir de lui être
+de quelque utilité?... Prédisposée, par les traits
+de sa figure, aux habitudes solitaires, Xoryl
+était silencieuse et avait le goût de l'isolement.
+Elle se plaisait à rêver dans sa chambre,
+étendue sur le tapis, accoudée sur un coussin,
+et suivant du regard, à travers les longs cils
+noirs de ses paupières, la fumée d'un narguilhé,
+comme les sultanes des sérails. Elle
+aimait à rêver aux golfes de la Grèce, aux
+temples des dieux des vieux âges, et à ses
+verdoyantes montagnes païennes. Humble, elle
+se souvenait encore de son pays, bien que son
+pays n'eût eu pour son enfance qu'une amère
+hospitalité, et comme sa pensée, à cause de
+l'air où respirait Tullia Fabriana, s'était élevée
+aussi, tranquillement, elle ne se rappelait son
+pays que pour se souvenir de la beauté de son
+ciel, de sa pauvreté fière, des ruines qui avaient
+accueilli son enfance, de la gloire des guerriers
+<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span>
+morts dans les temps anciens et de la liberté
+perdue.</p>
+
+<p>Ainsi vivait Xoryl, fidèle et taciturne.</p>
+
+<p>Parfois on lui donnait des perles, des diamants
+ou des bracelets de sequins, en lui disant
+dans le doux langage d'Athènes et après un
+baiser sur le front:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es libre de me quitter, Xoryl; te
+souviendras-tu de moi quand tu seras dans ton
+pays?</p>
+
+<p>Ce à quoi Xoryl souriait, sans répondre, en
+la regardant naïvement avec des yeux humides.</p>
+
+<p>Le fez de cachemire noir dont le gland d'or
+ondulait sur son épaule jetait, avec le reste du
+costume d'Orient, comme un charme natal sur
+sa jolie physionomie. Elle paraissait recevoir
+l'ombre et la lumière de la beauté de Fabriana
+lorsqu'elle se tenait devant elle; et puis elle
+s'en allait avec ce qu'on lui avait donné.</p>
+
+<p>Cette jeune fille suffisait donc à Fabriana
+quand elle voulait se maintenir dans une profonde
+et absolue retraite; et voici par quels
+<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span>
+simples détails elle était parvenue à dominer
+complètement cette retraite et à se reconnaître
+dans l'immense palais.</p>
+
+<p>Les grands escaliers d'honneur qui menaient
+aux trois différents étages du palais se scindaient
+sur le palier du premier étage, grâce
+à une cloison à coulisses cerclée de lames de
+bronze qui se déployait à volonté et se barrait
+en dedans. Les autres escaliers de service,
+conduisant aux étages de cette façade des jardins,
+avaient été murés.</p>
+
+<p>Les colonnades du rez-de-chaussée qui bordait
+les jardins étaient comblées, dans leurs
+intervalles, par des caisses d'orangers, derrière
+lesquels il n'y avait qu'une épaisse muraille
+recouverte en marbre et sans fenêtres.</p>
+
+<p>Le dernier étage paraissait être composé de
+chambres pour les gens. Il n'en était rien. Ses
+croisées étaient celles d'un étroit corridor sans
+issues. Derrière le mur du corridor se trouvaient
+les chambres réelles donnant sur les cours intérieures.
+Personne n'habitait ces chambres.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span>
+Impossible de parvenir sur les toits de cette
+façade. Une longue solution de continuité les
+séparait des autres terrasses. Ils étaient formés
+de tuiles disposées en angles et sans aucune
+espèce de bords ni de point d'appui.</p>
+
+<p>Ainsi, la cloison des escaliers une fois tirée,
+la façade entière, avec ses trois étages donnant
+sur les jardins, était isolée de l'extérieur et de
+l'intérieur. C'était comme une thébaïde soudaine.
+A moins de pénétrer dans une des
+chambres ou dans l'un des salons du premier
+étage, en enfonçant les cercles d'airain de la
+cloison, il eût été radicalement chimérique de
+prétendre savoir ce qui s'y passait, puisqu'on ne
+pouvait pénétrer dans les étages supérieurs sans
+passer par le premier.</p>
+
+<p>Mais dans l'étendue entière de ce premier
+étage toutes les portes des appartements tendaient
+un cordon en fil d'acier, caché dans la
+boiserie, de telle sorte que la porte la plus éloignée,
+ouverte subitement par un visiteur, eût
+fait tomber sourdement un coup de timbre dans
+<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span>
+la chambre de Xoryl. Cette chambre se trouvait
+à deux pièces de distance de la chambre à coucher
+de la marchesa. Si, après défense expresse
+d'entrer dans ces appartements, et les targettes
+dans leurs écrous, un laquais, un intendant,
+un majordome, ou n'importe quel personnage
+diurne ou nocturne, se fût curieusement avisé
+d'y survenir et de forcer les portes (soit pour
+voler, épier, enlever, violenter ou assassiner,&mdash;quel
+autre dessein possible?), la jolie enfant
+eût étendu la main vers deux boulons d'acier
+cachés dans la muraille, et, sans se déranger
+autrement, eût précipité l'intrus dans une oubliette
+de soixante pieds (oubliette qui était
+précisément, en partie, le contenu des murs
+sans fenêtres du rez-de-chaussée), eût-il été à
+l'autre extrémité de la façade.</p>
+
+<p>Une bande d'une douzaine d'individus n'aurait
+pas nécessité plus de frais, car le parquet
+s'entr'ouvrait tout à coup dans une étendue de
+plusieurs mètres sous toutes les portes à la fois.</p>
+
+<p>Les ameublements étaient rangés exprès
+<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span>
+d'une certaine manière pour éviter un désordre.</p>
+
+<p>La chose, en soi, jetait une ombre de mort
+et de saisissement sur l'asiatique splendeur
+de ces longues draperies lamées, des dorures,
+des glaces et des tableaux, des lustres et des
+statues qui décoraient les grandes pièces somptueuses.
+Les constructions sur triple rang de
+solives soudées de fer apparaissaient brusquement,
+sous les lustres, dans les parois
+de l'ouverture; une fois tombé là, c'était fini,
+Tullia ne tenant pas à ce que le secret fût
+connu. Obligée de choisir entre un coup de
+haute et basse justice, et l'imprudente éventualité
+d'un manque de réussite dans ce qu'elle
+avait résolu d'accomplir (ce qu'elle eût effectivement
+risqué, outre sa sécurité personnelle,
+en laissant partir vivants les curieux) elle s'en
+était remise à la fatalité: «Tu frapperas et
+tu rempliras comme ceci ma volonté», avait-elle
+dit à Xoryl un certain soir. Et, la prenant
+par la main, elle l'avait guidée, aux lueurs
+d'un flambeau, dans les détours de ces cachots
+<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span>
+perdus; elle l'avait fait descendre au plus
+profond des souterrains, et là, sombre et
+attristée, lui avait appris ce qu'elle aurait à
+faire dans l'occasion. C'était simple. Des flèches
+trempées dans des poisons foudroyants... la
+nuit... une porte masquée... les jardins...
+l'une des caisses de chaux dont il y avait
+une grande réserve sous les dalles..., etc.,
+eussent fait disparaître à tout jamais les traces
+de celui ou de ceux qui se seraient présentés.
+Xoryl avait incliné son aimable tête brune en
+murmurant d'une voix excessivement sourde
+la formule d'Orient: «Entendre, c'est obéir.»
+«C'est bien», lui avait dit Tullia Fabriana,
+non sans un regard qui était allé lire les
+pensées dans l'âme de l'enfant, et qui en était
+revenu satisfait.</p>
+
+<p>Xoryl eût donc parachevé consciencieusement
+ce travail sans même réveiller Tullia si
+elle se fût trouvée endormie en ce moment.
+Le meurtre ainsi que l'anéantissement des
+victimes n'eût pas duré le chant du rossignol
+<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span>
+dans les feuilles. Les phases du drame étaient
+prévues à une minute près. L'écho n'en eût
+même pas pénétré au travers de ces tentures
+de velours noir brochées d'or, dont les pans
+étoffés se massaient de chaque côté des portes
+intérieures. L'exécution terminée, l'enfant eût
+fait jouer de nouveau les ressorts puissants, et
+les parquets relevés fussent venus rejoindre
+les incisions des dalles ou des tapis, et s'y
+adapter d'une manière invisible.</p>
+
+<p>D'ailleurs, si le survenant eût paru d'une
+certaine caste, on pouvait le laisser mort dans
+les jardins. La hauteur des fenêtres aurait
+justifié les fractures occasionnées par sa chute
+dans l'oubliette, etc. Un accident que personne
+n'avait le droit d'approfondir répondait à
+toute question.</p>
+
+<p>A l'autre extrémité du parc se trouvait un
+pavillon adossé à la grande muraille, et l'on
+pouvait, par ce pavillon, entrer ou sortir à
+l'insu général. Il donnait sur la campagne
+des bords de l'Arno, presque toujours déserte
+<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span>
+en cet endroit. Une lunette permettait d'en
+explorer les environs et de prendre son temps
+si l'on n'estimait pas comme tout à fait indispensable
+que ces entrées ou sorties fussent
+remarquées.</p>
+
+<p>Tullia Fabriana, forcée, non pour elle seulement
+(s'il ne ce fût agi que d'elle, sans
+doute n'eût-elle pas pris tant de mesures), de
+lutter contre les instincts de toute espèce de
+personnes, prenait très au sérieux les précautions
+qui devaient la défendre et assurer
+le succès de ce qu'elle avait chargé sa volonté
+de réaliser tôt ou tard. Les passants n'ont
+d'autre joie dans cette vie, à peu d'exceptions
+près, que d'essayer de nuire aux êtres supérieurs
+et que d'outrager indifféremment dans
+leurs discours ceux dont ils croient remarquer
+les imperfections.</p>
+
+<p>Aussi, par respect pour la forme humaine,
+elle tâchait, le plus possible, de leur épargner
+la peine de cette méchanceté à son endroit.
+Ses procédés lui constituaient un talisman plus
+<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span>
+sûr que l'anneau du mage lydien. Ils atteignaient
+dans la minutie, comme on va le voir,
+des proportions vertigineuses de lucidité et de
+profondeur. C'était fort et clair comme de
+l'algèbre. Il n'y a de vraies mesures que celles
+qui sont totalement prises, c'est-à-dire que celles
+qui sont juste à la hauteur de ceux contre
+qui elles sont prises. Fabriana, sachant les
+conséquences et les désastres virtuellement
+contenus dans le sourire d'un valet «qui
+croit voir quelque chose de louche,» et qui
+est aux aguets pour profiter d'un oubli, concevait
+très bien la faiblesse humaine, la pardonnait
+et lui trouvait mille motifs excusables,
+mais ne cherchait pas à en être la victime.</p>
+
+<p>Un escalier de pierre conduisait intérieurement
+à la plate-forme des murs qui entouraient
+les jardins. La nuit, deux énormes chiens de
+montagne, deux molosses dressés à ce manège,
+rôdaient sur cette plate-forme et eussent dégoûté
+ceux qui, d'aventure, pour tel ou tel
+motif, auraient jugé convenable d'y appliquer
+<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span>
+des échelles. Leurs aboiements eussent prévenu,
+d'ailleurs, de la tentative: sur un coup de
+cloche de Xoryl, une demi-douzaine de nègres
+gigantesques, armés jusqu'aux dents, se fussent
+rués, sans bruit, dans les alentours. Et puis, de
+la fenêtre de Xoryl, le regard embrassait le
+sommet des murailles. La charmante sauvage
+avait le regard d'un aigle et tirait divinement
+juste; sans avoir besoin d'appeler les nègres,
+elle eût démasqué une lampe aux reflets projetés
+qui, en tournant sur son support, eût
+illuminé circulairement la plate-forme comme
+un éclair. Saisissant alors une petite carabine
+(une arme bijou, à crosse d'ébène incrustée
+d'ornements et d'arabesques précieuses, un
+miracle de précision, dont la marquise lui avait
+fait présent!), elle eût immédiatement fait feu
+sur la première tête malveillante qui eût paru.</p>
+
+<p>Le couvert, la coupe et la vaisselle particulières
+de Fabriana étaient d'or, et Xoryl les
+essuyait avec attention, avec des linges très
+fins, après les domestiques. Les deux cuisiniers
+<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span>
+étaient depuis de longues années dans le palais,
+et ils achetaient eux-mêmes avec le plus
+grand discernement ce qui était nécessaire.
+Aucun aide, excepté les jours de réception.
+Il n'y avait qu'un seul maître d'hôtel, vieillard
+fort tranquille et très attaché au palais; il
+avait servi le duc Fabriano, père de la marchesa,
+lequel était mort empoisonné, comme on
+le sait. Le vieillard avait la charge du sommelier,
+mort depuis peu de temps. Seul, avec
+l'un de ses nègres, il avait le droit de parler
+à Xoryl, et l'avertissait de tout ce qui venait
+de l'extérieur. Il dressait le matin et le soir
+une magnifique table incrustée de lames d'ivoire
+et de nacre, dans un vestibule du rez-de-chaussée
+des cours intérieures. Les cuisiniers lui
+apportaient, l'un après l'autre, ce qu'il fallait,
+et il avait ordre de ne jamais quitter le vestibule
+quand il avait commencé sa besogne et
+de ne laisser entrer aucun domestique, sous
+quelque prétexte que ce fût. Une fois la table
+disposée, il attendait la sonnette de Xoryl, et,
+<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span>
+pressant alors un ressort adapté à quatre chaînons
+de bronze, la table s'enlevait d'elle-même
+sans bruit, dans les rainures; le parquet du
+salon supérieur s'écartait et laissait passer.</p>
+
+<p>A l'aide de ces précautions, il eût été fort
+difficile de mêler de l'opium ou d'autres poisons
+dans le vin ou les aliments. Xoryl avait coutume,
+par surcroît de prudence, d'éprouver
+l'appétit des deux molosses avant que Tullia
+se fût mise à table; on le savait, et cela était
+un avantage de plus.</p>
+
+<p>Il faut se souvenir qu'il ne saurait y avoir
+rien de petit dans l'ensemble d'un plan sublime;
+que chaque détail tire sa valeur de la conception
+générale et qu'un esprit réellement profond
+revêt les choses de moindre apparence de leur
+<i>véritable</i> point de vue. En lisant l'histoire des
+conspirations tombées avec les têtes des conspirateurs,
+on se sent étonné de voir, non pas
+comment elles sont tombées (cela n'est d'aucune
+importance, si ce n'est dans les écoles pour
+exercer la mémoire des jeunes et aimables
+<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span>
+enfants), mais pourquoi elles sont tombées. En
+découvrant le véritable motif de leur écroulement
+dans le vide, un esprit penseur en reste
+positivement interdit. C'est dans l'oubli d'un
+misérable détail que la grande Fatalité<a name="FNanchor_7" id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> va
+précisément se réfugier tout entière!... Est-il
+donc possible que les plus intrépides génies de
+la révolte, dont le regard embrassait, sans se
+troubler, les développements d'une machination
+formidable, se résignaient à relever de cet
+odieux dicton du vulgaire: «On ne peut pas
+tout prévoir»?</p>
+
+<p>C'est pour cela que Tullia Fabriana tenait
+compte des riens, à cause de la grande Fatalité.</p>
+
+<p>Pour elle, comme elle ne s'était asservie à
+aucune habitude, comme elle avait plié, de
+bonne heure, son corps à la faim, aux veilles,
+au froid et à la fatigue, les privations lui
+<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span>
+étaient naturelles, et ces choses poussées même
+à des proportions effrayantes, se seraient
+émoussées contre sa beauté, comme cela glissait
+sur la constitution de fer d'un Sergius.</p>
+
+<p>Elle ne tenait, sans doute, à cette beauté,
+réellement merveilleuse du reste, que comme à
+une arme de plus;&mdash;et l'on sait qu'en Italie,
+et particulièrement en Toscane, la beauté des
+femmes dure communément beaucoup plus
+d'années que dans les autres pays. Chose reconnue,
+à ce qu'il paraît, mais assez bizarre! les
+plus belles femmes de la Toscane ne sont pas
+celles qui ont vingt ans, mais celles qui ont
+souvent dépassé le double. Cette circonstance,
+soit dit en passant, ne pouvait pas être défavorable
+à ses projets.</p>
+
+<p>Les notes concises et les formules ignorées
+que les trois chercheurs d'alchimie avaient
+laissées dans le laboratoire, lui avaient aplani
+les difficultés de la science des poisons. Elle était
+consommée, comme Locusta, dans l'art des
+préparations qui foudroient, mais sans laisser
+<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span>
+de traces. Les plus étranges poisons florentins
+et indiens lui étaient d'un maniement familier,
+et souvent elle avait consacré de longues heures
+à les étudier et en approfondir la puissance.</p>
+
+<p>Retrouver les compositions subtiles et pénétrantes
+à l'aide desquelles la seule émanation
+d'un papier est mortelle, ne lui avait pas été
+difficile. Elle en avait dont les effets étaient
+assez lents pour que le soupçon ne vînt pas,
+et qui ne devaient frapper qu'à trois ou quatre
+sommeils d'intervalle, par exemple. L'emploi
+des lettres comme moyen ne laisse pas que d'être
+essentiellement difficile, à cause des soins et
+de l'exactitude qu'exige la préparation d'abord,
+ensuite à cause des précautions prises par les
+souverains et les pontifes pour échapper à ces
+sortes d'attentats. Cependant n'y a-t-il pas toujours
+de ces lettres que les princes prennent
+souci de lire!... Il ne s'agirait que de trouver
+deux premières lignes les saisissant dans l'à-propos
+de leur plus intime souhait du moment,
+chose que l'habitude des cours, la science du
+<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span>
+monde, l'observation, etc., facilite beaucoup
+dans un certain rang social. Il ne lui eût été
+guère malaisé de dessiner les armoiries de telle
+ambassade ou de tel consulat, de fondre un
+cachet, bref, de faire parvenir une lettre de
+telle manière qu'en supposant même, par impossible,
+la <i>non-réussite de la chose</i>, il aurait
+été impénétrable de savoir d'où elle venait...</p>
+
+<p>Maintenant, par exemple, en supposant deux
+ou trois mots dans un passage d'importance,
+écrits d'une manière difficile à lire, nécessitant
+l'approche des yeux; une phrase dont le sens
+serait douteux et d'un grand intérêt..., de telle
+sorte que celui qui écoute soit porté à saisir,
+dans une inadvertance, le papier entre les
+mains du secrétaire, pour contrôler lui-même
+la question et justifier de la supériorité de ses
+propres yeux..., etc., etc.; une lettre, enfin,
+contenant des paroles meilleures pour le foyer
+allumé que pour les archives...,&mdash;nous disons
+lettre, nous pourrions aussi bien songer à une
+fleur, un éventail, un mouchoir.&mdash;On se
+<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span>
+souvient de la dernière partie du moyen âge
+en Italie.</p>
+
+<p>Il était donc possible d'affirmer que, grâce
+à sa position exceptionnelle, Tullia Fabriana
+tenait, sous mille formes, la vie et la mort de
+presque toutes les têtes couronnées de l'Europe
+dans le creux de sa belle main. La mort, sous
+un loup de velours blanc ou sous un loup de
+satin rose, n'est-elle pas toujours la mort!
+Cela ne faisait pas pour elle l'ombre d'un doute.</p>
+
+<p>Il y avait, dans la chambre à coucher de
+la marquise, quelque chose de spécial. Une
+porte admirablement soudée tournait sur elle-même
+avec un pan de mur et laissait à découvert
+des marches de pierre. Cela conduisait à
+un profond souterrain.</p>
+
+<p>Ce souterrain n'avait par lui-même aucune
+issue. Il pénétrait sous le palais dans toute
+l'étendue de la façade. Il n'y avait là que des
+tonneaux de fer, peints en couleur de bois et
+rangés les uns à côté des autres. Cela ressemblait
+à une grande cave. Seulement un tube
+<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span>
+de plomb reliait ces tonneaux les uns avec les
+autres et remontait, en spirales de serpent, à
+travers les pierres. Fabriana seule pouvait
+savoir où sa terrifiante extrémité se retrouvait.</p>
+
+<p>A l'entrée de ce souterrain, à la troisième
+marche, il y avait une autre porte invisible
+fermée également d'un pan de mur qui se mouvait
+lorsqu'on pesait sur un bouton d'acier
+couleur de pierre et caché parmi la mousse.</p>
+
+<p>Dans ce second souterrain se trouvaient une
+torche, un miroir, une caisse de déguisements
+et leurs papiers de sûreté, d'excellents pistolets
+doubles, accompagnés de deux épées de
+voyage et de deux yatagans empoisonnés.</p>
+
+<p>Deux bourses d'or mêlé de diamants étaient
+jetées sur la caisse.</p>
+
+<p>Dans le cas d'une surprise, d'une arrestation
+par une escorte (chose qui paraissait située
+au delà des prévisions normales, mais qu'elle
+était prête à recevoir), elle eût pris Xoryl
+entre ses bras, de peur que, ne connaissant pas
+les rampes dangereuses, la petite fût tombée
+<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span>
+là comme dans un précipice et se fût tuée.
+Une fois descendues, le mur en se refermant
+sur elles était assez épais et assez parfaitement
+joint pour que le son ou tout autre
+indice ne fût pas venu les trahir. D'ailleurs,
+il y avait la première porte à trouver avant
+que de parvenir à celle-là. Les profondeurs
+du souterrain s'enroulaient sur elles-mêmes;
+c'était d'un abord aussi difficile que les hypogées
+ou les sérapéums de l'Égypte. Elles se
+fussent déguisées en attendant la nuit. Cela
+s'ouvrait, par une porte cachée et pareille
+aux autres, sur l'Arno; une barque suspendue
+à l'entrée, au-dessus du fleuve, n'avait besoin
+que d'un balancement accompagné d'un coup
+de yatagan dans les cordages pour être mise
+à flot. Elles fussent parties à force de rames.</p>
+
+<p>Fabriana savait où trouver, à une lieue de
+là, des chevaux africains. Une fois en selle,
+elles eussent gagné Venise ou Gênes; la marquise
+y avait deux villas de plaisance, et de
+sûreté.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span>
+L'essentiel avait été d'atteindre ce but, d'être
+inabordable, invisible et imprenable, bon ou
+malgré tout le monde, elle et sa conduite,
+quand elle l'eût voulu, en pleine Florence et
+au grand soleil.</p>
+
+<p>Cependant le palais ressemblait aux autres
+palais; à part la grandeur et la beauté de
+l'architecture, il ne présentait rien de particulier.
+Les laquais affairés et les intendants
+circulaient dans les cours et dans les appartements
+extérieurs. Seulement, il y avait peu
+de bruit. Le palais avait pour caractère distinctif
+un certain silence.</p>
+
+<p>Les visites étaient très souvent et très agréablement
+reçues; la conversation y était d'une
+liberté engageante; on eût dit que les portes
+s'ouvraient toutes seules et que la négligence
+était même poussée à l'excès. A la
+moindre inquiétude, cependant, le train des
+choses y eût instantanément changé d'aspect
+et se fût déformé jusqu'au terrible. En trois
+secondes, il eût pris l'allure d'un état de siége
+<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span>
+avec une précision et une intensité de déploiement
+de toutes ses forces à la fois qui eussent
+broyé, sans tumulte ni désordre, ceux qui se
+fussent trouvés, avec une fâcheuse intention,
+dans les rouages de ces pierres vivantes. La
+Fatalité y eût obéi mécaniquement, d'une très
+horrible manière. C'eût été comme dans les
+contes arabes: disparition! L'éclat de rire y
+eût été anéanti avec les rieurs dans des ténèbres
+subites, si, par hasard, il y eût eu de
+bons vivants parmi les victimes dans cette sombre
+minute! Après l'éclair tout fut rentré dans
+la tranquillité habituelle, tout, jusqu'au sourire
+de la pâle enchanteresse.</p>
+
+<p>De cet état de choses, il résultait donc ceci:
+que la marquise Fabriana pouvait faire à
+peu près ce qu'elle voulait chez elle, sans être
+ni vue, ni épiée, ni soupçonnée, ni commentée;
+qu'elle n'était, autant qu'il est possible, à la
+merci de personne, et qu'elle pouvait s'estimer
+à l'abri de ces incertitudes perpétuelles d'être
+troublée dans sa solitude.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span>
+Nous ajouterons que ces précautions, les eût-on
+remarquées en partie, n'eussent jamais semblé
+que toutes naturelles de la part de deux
+femmes vivant seules, retirées et exposées. La
+situation isolée du palais aurait suffi pour les
+justifier.</p>
+
+<p><a name="Page_198" id="Page_198"></a></p>
+<p><a name="Page_199" id="Page_199"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XI.</a></span><br />
+Aventures chevaleresques.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p class="tright">«Vous les reconnaîtrez par leurs fruits.»</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">C'était par cette petite porte du pavillon que
+Tullia Fabriana sortait souvent, de nuit, vêtue
+en cavalier, l'épée à la hanche et le masque
+sur le front.</p>
+
+<p>Toujours seule.</p>
+
+<p>Sous ses vêtements elle portait une cuirasse
+d'acier d'une légèreté sans pareille: c'était
+<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span>
+l'ouvrage de l'un des vieux artistes du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>
+siècle qui réussissaient une fois un chef-d'&oelig;uvre
+d'armurerie et de ciselure. L'un de ces inconnus,
+qui trempaient des dentelles damasquinées,
+avait également travaillé la fine et puissante
+cotte de mailles qui l'emprisonnait depuis les
+pieds jusqu'à la gorge.</p>
+
+<p>Ses gantelets étaient tramés avec un dur filet
+d'airain merveilleusement caché sous la soie.
+Son feutre, d'où s'échappaient de fausses boucles
+de cheveux noirs, avait, à l'intérieur, une visière
+en treillis d'acier qui se relevait et s'abaissait
+suivant son bon plaisir.</p>
+
+<p>Elle ne semblait nullement gênée dans ce
+costume; elle marchait vite, le manteau rejeté
+sur l'épaule, comme un chevalier. Les rares
+passants, malgré son allure modeste, s'écartaient
+presque toujours de son chemin, sans
+savoir pourquoi.</p>
+
+<p>Que signifiaient ces ajustements? Était-ce
+l'amour des aventures? Mais non: elle n'était
+point femme à commettre de ces folies.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span>
+Les cris familiers des oiseaux de la Mort
+lui disaient:</p>
+
+<p>«Belle dame, voici le glas de minuit. C'est
+l'heure où nous avons heurté nos ailes contre
+vos vitraux; nous connaissons votre lampe.
+Les rues se font désertes, l'épée se brise dans
+l'embuscade: c'est le noir danger qui guette,
+avec nos yeux, dans la solitude endormie.
+Femme, tu deviens téméraire, toi si prudente,
+si profonde et si sage toujours. Retourne! et
+c'est un conseil de vieillard; nous nous intéressons
+à toi.»</p>
+
+<p>Elle marchait et s'avançait, tranquille, au
+milieu des ruelles, dans les faubourgs équivoques
+et ténébreux.</p>
+
+<p>Ah! c'est qu'elle éprouvait parfois le grand
+vertige d'elle-même; elle le sentait bien: ce
+qui lui restait d'humain pouvait la quitter à
+chaque instant; elle ne tenait presque plus à la
+terre, et elle n'existait pas en vérité. Or il fallait
+qu'elle se souvînt de son corps, puisqu'elle avait
+dit: «J'attendrai».</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span>
+C'est pourquoi, par une réaction nécessaire,
+elle venait se retremper dans le spectacle de
+quelques souffrances, pour ne pas oublier qu'elle
+existait.</p>
+
+<p>Le costume lui avait paru plus commode
+masculin que féminin dans cette circonstance,
+motif qui l'avait déterminée à le choisir.</p>
+
+<p>Elle montait bien des rampes dégoûtantes,
+elle trouvait bon nombre d'horribles tableaux;
+à peine son mouchoir imprégné de sels odorants
+la préservait-il des atmosphères suffocantes
+et pestiférées.</p>
+
+<p>Elle donnait son or et sa science, non point
+parce que c'était «une bonne action», mais
+parce que autant faire cela que le reste, et
+qu'elle en avait l'occasion.</p>
+
+<p>Elle connaissait trop, sans aucun doute,
+l'irrémédiable immensité des douleurs, pour
+penser une minute que, fût-elle apparue à des
+millions d'êtres dans la seule Europe, cela eût
+signifié grand'chose. Aussi la question du bien
+qu'elle faisait n'était que très accessoire pour
+<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span>
+elle. De pareilles fantaisies auraient été déplacées
+probablement, si elles eussent été dictées
+par ce seul mobile d'un ordre inférieur.
+L'immense oubli de tout, de son rang, de sa
+position, des conventions du vêtement féminin,
+des causeries et des salutations auxquelles se
+livrent avec dignité les personnes de distinction,
+pour tuer le temps, enveloppait ces
+démarches. Une auréole d'éternité l'éclairait
+dans toutes ces façons étranges. Souvent elle
+passait la nuit comme cela, au risque d'être
+assassinée, et s'en revenait au point du jour
+sans avoir ôté son masque, sans avoir dit son
+nom, sans avoir laissé mouiller ses gants.
+La comprendra qui pourra!</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! disait-elle, et elle sortait.</p>
+
+<p>La femme de Caïn l'eût comprise.&mdash;Elle
+manquait de cette <i>sensibilité</i> que les personnes
+aux paroles charitables <i>aiment à trouver</i>
+dans la femme.</p>
+
+<p>Froide, elle pouvait être d'une tristesse infinie
+en elle-même; mais ces enfants malades,&mdash;par
+<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span>
+exemple,&mdash;qui lui tendaient leurs petits
+bras, avec des inflexions de voix suppliantes,
+n'émouvaient pas beaucoup ce sombre c&oelig;ur
+inaccessible.</p>
+
+<p>Les personnes mentionnées se seraient émues,
+quitte à discourir deux heures après sur «la
+nature humaine», en voyant les pauvres enfants
+guéris soit martyriser quelque animal,
+soit injurier quelque malheureux, soit faire
+acte de méchanceté foncière, lâche, opiniâtre,
+sans but ni motif;&mdash;bref manquer de charité
+pour tout ce qui souffre comme ils souffraient.
+Le discours eût duré quelques demi-heures,
+perte de temps qu'elle évitait en n'étant pas
+stérilement impressionnée. Elle agissait dans
+la mesure des forces dont elle disposait: si
+peu que ce fût, c'était ce qui lui était bien
+permis de faire. Était-ce donc sa faute si les
+douleurs mêmes ne pouvaient troubler son
+âme?</p>
+
+<p>Elle avait accepté de remplir ce métier mystérieux
+dans Florence, malgré les deux asiles
+<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span>
+qu'elle avait encore établis en Toscane sous
+un autre nom que le sien. Elle semblait s'être
+créé le passe-temps original de supprimer quelque
+chose, ne fût-ce qu'un rien, dans l'universel
+malheur! Sa constance, à ce sujet, ne se décourageait
+et ne se dégoûtait jamais dans l'occasion.
+C'était une façon d'attendre ce qu'elle attendait.</p>
+
+<p>Sa main ne tremblait pas plus en tenant le
+scalpel que le livre ou que l'épée, et il lui
+paraissait sans doute aussi naturel d'écrire,
+auprès d'un grabat, la formule des drogues
+étranges qui soulagent les tourments et retardent
+l'agonie, que d'écrire une ode en vers saphiques
+sur l'inconstance des passions.</p>
+
+<p>En ceci, Tullia Fabriana ne cessait pas d'être
+grande et impassible.</p>
+
+<p>Il ne lui avait fallu qu'une réflexion pour
+la décider à ces risques et périls de déguisements;
+c'est qu'elle devait faire ce que bon
+lui semblait, sans relever de personne.</p>
+
+<p>La première fois que, devant la glace, en
+s'habillant, les mailles d'acier avaient brillé sur
+<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span>
+ses membres blancs et souples, elle avait eu
+un sourire de tristesse.</p>
+
+<p>La seconde fois, elle n'y avait pas même
+fait attention.</p>
+
+<p>Elle s'était vue forcée d'agir elle-même sans
+doute parce qu'elle ne tenait pas à être connue,
+et que, lorsqu'elle consentait à l'action, elle
+devait aimer à faire toute chose, si peu que
+ce fût, aussi exactement bien qu'il lui était
+permis.</p>
+
+<p>La science colossale, étourdissante, extra-terrestre,
+l'intuitive habileté de sa main et
+son froid regard de génie ne pouvaient se
+remplacer: quelques lignes écrites à la hâte
+sur ses genoux, des plaies refermées et des
+membres sauvés, la flétrissure et la désolation
+de beaucoup d'existences conjurées par un
+moment de sa bonne volonté et de son courage,
+étaient préférables à l'insuffisance de
+quelque argent et valaient une autre occupation.</p>
+
+<p>D'ailleurs la concentration perpétuelle de
+<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span>
+ses pensées en elle-même lui permettait de
+travailler n'importe où, en faisant n'importe
+quoi, tout aussi bien que dans son palais.</p>
+
+<p>Une ou deux paroles dites avec sa voix
+absolue et tranquille, donnaient plus de force
+et calmaient davantage, touchaient plus juste
+enfin (vu sa sécurité d'évaluation intellectuelle
+de ceux qu'elle approchait), que n'eussent
+fait, par exemple, les exhortations de ceux
+qui ont toujours la manie «<i>d'être dans le
+vrai</i>».</p>
+
+<p>Soit dit en passant, les c&oelig;urs sensibles, les
+c&oelig;urs <i>simples et sans détours</i>, ne sont souvent
+bons qu'à faire souffrir ceux auxquels
+ils s'intéressent; avec le meilleur vouloir, ils
+sont généralement la cause des plus grands
+embarras.</p>
+
+<p>Au total, elle pouvait, en tant que femme,
+estimer que son action était une espèce de
+devoir, et elle remplissait ce devoir stoïquement.</p>
+
+<p>Souvent, lorsqu'elle rentrait le matin, à
+<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span>
+l'heure où la clarté des lampes se ternit, où
+le ciel se couvre de teintes mortuaires, où
+les lassitudes de l'esprit et les dégoûts du
+c&oelig;ur ne laissent que le vide, le vide immense
+et pesant dans le découragement de la pensée,
+à cette heure où la plupart des personnes,
+enfin, comprennent la possibilité de l'éternel
+néant,&mdash;oui, souvent, il lui arrivait d'entendre
+les dernières mesures des danses finales
+qui bruissaient, étouffées, à travers les stores
+et les grands orangers des autres palais.</p>
+
+<p>Mais elle ne perdait pas le temps à se rappeler,
+alors, ces heures de rêves noirs et de stupeurs
+profondes qu'elle venait de quitter. Elle ne
+tenait pas à comparer les agonies affolées et
+les cris sans nom, les hurlements et les soifs
+puériles de vengeance, enfin les concerts variés
+que présente aux amateurs la répugnante Misère,
+quand elle n'est pas silencieuse, c'est-à-dire
+plus lugubre encore, elle ne tenait pas à comparer,
+disons-nous, toutes ces plaintes avec les
+bouffées de joie harmonieuse et insouciante.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span>
+Elle ne jugeait pas, ayant d'autres pensées.</p>
+
+<p>Elle prodiguait ses forces et ses secours, parce
+que cela lui convenait. Ce que faisaient les
+brillants élus des fêtes nocturnes et ce qu'elle
+avait passé la nuit à accomplir s'entre-valait
+pour elle! Chacun avait rempli son devoir et
+son temps d'une manière quelconque et selon
+sa préférence.</p>
+
+<p>Trois fois, depuis cinq ou six ans qu'elle
+risquait cette promenade, lorsqu'elle était à
+Florence, dans les intervalles de ses voyages
+lointains, trois fois on avait attaqué Tullia
+Fabriana.</p>
+
+<p>La première fois, elle avait tenu, sans appeler,
+contre de pauvres gens, et grâce à sa
+flamboyante manière de tenir une épée, on
+s'était enfui après quelques coups de pointe
+dont trois assaillants étaient restés sur le pavé.</p>
+
+<p>La seconde, elle jeta une poignée de florins
+et leur dit de sa voix calme:</p>
+
+<p>&mdash;C'est parce que je ne me soucie pas de
+vous tuer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span>
+Et, entr'ouvrant son manteau, la marquise
+laissa voir les pistolets, tout armés, de son
+ceinturon.</p>
+
+<p>La troisième, elle se vit cernée subitement.
+Il était deux heures de la nuit. C'était au
+sortir d'un bouge où elle venait de sauver de
+la maladie et de la faim deux familles moribondes.</p>
+
+<p>Elle abaissa précipitamment sa visière, fit
+feu deux fois et mit l'épée à la main. Comme
+elle avait affaire à une meute d'ivrognes pauvres,
+qui se ruaient en aveugles sur elle, toute
+défense était paralysée et impossible. On sauta
+sur ses bras.</p>
+
+<p>Elle se dégagea une seconde fois par un mouvement
+terrible; mais, se voyant désarmée, elle
+eut un sourire amer sous son casque. Un stylet
+vint se briser la pointe sur sa cuirasse;
+un autre l'eût aveuglée sans sa visière: malgré
+les coups de poing d'une précision et d'une
+force étranges dont elle défonça, pendant quelques
+secondes, un certain nombre de trognes
+<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span>
+et de poitrines, elle comprit de suite qu'on allait
+finir par l'étouffer ou l'étrangler. Dans le fort
+de cette lutte, et voyant luire les grands couteaux,
+elle portait déjà une bague empoisonnée
+à ses lèvres pour ne pas tomber vivante à leur
+merci, lorsqu'un des personnages cria un nom
+inconnu et qu'elle n'entendit même pas.</p>
+
+<p>A ce seul mot, tous s'écartèrent. On échangea
+quelques paroles à voix basse: leur effet
+fut étonnant. Ceux qui l'entouraient s'agenouillèrent
+devant elle et lui demandèrent pardon.
+Elle ne répondit rien; mais, debout au milieu
+des groupes hideux éclairés par la lanterne
+d'un ex-voto, elle remit son épée dans sa gaîne
+et s'en alla lentement.</p>
+
+<p>Depuis, on ne l'inquiéta plus. Dans les
+ruelles les plus désertes et les plus sombres,
+un appel de sa voix eût suffi pour la défendre;
+mais elle n'aurait pas appelé. Tacitement
+les pauvres s'entendaient pour le
+reconnaître et ne pas lui faire de mal. Ils se
+défendaient de la suivre par respect; d'ailleurs
+<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span>
+un cheval tout sellé l'attendait au point du
+jour à un tel endroit, et un temps de galop
+eût distancé les espions de tout genre: on ne
+la questionnait jamais...</p>
+
+<p><a name="Page_213" id="Page_213"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XII.</a></span><br />
+Fiat nox.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Heureux qui vit et meurt sans femme et
+sans enfants!...»</p>
+</div>
+
+<p class="aut">(<i>César-Auguste</i>).</p>
+
+<p class="sep2">Le lendemain de la présentation du comte
+de Strally, vers huit heures du soir, Tullia
+Fabriana était dans son palais, dans un appartement
+spacieux et retiré. C'était celui qu'elle
+préférait; elle y passait la plus grande partie
+de son temps à Florence; jamais autre créature
+que Xoryl n'y avait pénétré. Ce salon circulaire
+présentait un aspect d'extraordinaires
+splendeurs. Huit grandes statues en basalte noir,
+<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span>
+arrachées aux vallées tumulaires d'Éthiopie, et
+dont les têtes naïvement sculptées, exprimaient
+un supplice intérieur, supportaient ensemble,
+avec leurs seize bras tendus et crispés, la fresque
+du plafond représentant Isis voilée dans la nuit
+pleine d'étoiles. Les tentures étaient remplacées
+par des surcharges de draperies en velours
+fauve, aux reflets dorés. Une profusion de
+peaux de lions et de tigres du Levant cachaient
+complètement le parquet. Une croisée unique,
+à vitrail précieux, était ouverte sur les jardins.
+Des cordons, tressés de ganses et de filigranes
+d'or, y retenaient, demi-tendue, une natte en
+paille brune devant préserver du soleil sans
+trop d'obscurité.</p>
+
+<p>Près de la balustrade il y avait deux caisses
+de nacre remplies de toutes les fleurs rares
+des climats les plus lointains. Des faisceaux
+d'armes anciennes étaient appliqués dans les
+draperies.</p>
+
+<p>Au milieu de la chambre, sur une table
+d'ébène, resplendissaient un vase florentin en
+<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span>
+or, une aiguière pleine de fruits et deux
+coupes d'émail d'une haute antiquité. Un
+sphinx, de longueur colossale, également en
+lave durcie et noire et faisant comme le pendant
+de ces cariatides, était placé dans une
+sécante tirée à gauche de la croisée; son dos
+énorme était creusé et comblé de peaux de
+martre et d'hermine. Sur ce magnifique lit
+de repos, Fabriana s'était indolemment étendue
+ce soir-là. Près d'elle, une veilleuse bleue,
+élevée sur un trépied d'or et allumée nuit et
+jour dans une petite urne de cristal, brûlait
+une huile odorante.</p>
+
+<p>Autant qu'il était permis d'en juger, la
+marquise était d'une taille grande et svelte.
+Elle était vêtue, à cause de la chaleur étouffante,
+d'un nuage de batiste en forme de
+peignoir échancré de la poitrine et découvrant
+ses épaules quelque peu. Des gouttelettes de
+sueur se diamantaient sur sa chair ferme et
+neigeuse. Cette trame transparente et molle
+qui enveloppait son corps laissait deviner les
+<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span>
+plénitudes de la statue de Cléomènes. Sa tête,
+sur laquelle tombait le rayon de la veilleuse,
+était d'une carnation très blanche. Les masses
+lourdes et dorées de ses cheveux se partageaient
+sur son beau front mat et retombaient en
+flocons de boucles radieuses derrière sa tête,
+inondant son col et son dos. Ses yeux, dont
+les prunelles aux lueurs noyées étincelaient
+comme deux pierreries noires, regardaient vaguement
+le groupe effroyable enchaîné autour
+d'elle. Elle avait des sourcils d'une impassibilité
+intelligente. Le nez tracé avec une sévère
+finesse de dessin, était droit; l'air de
+son visage était séduisant: ses narines déliées
+bougeaient, rosées et diaphanes, à chaque
+soulèvement de sa poitrine. La vie circulait
+avec une saine volupté dans cette belle dame
+étendue. Sa bouche, parfaite, était d'un rouge
+vif, pourpre, et comme velouté par les plis
+de sa belle peau: ses dents lactées mordaient
+légèrement sa lèvre inférieure. Hier, le sourire
+tempérait l'expression royalement dédaigneuse
+<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span>
+de cette bouche, aujourd'hui rien ne souriait
+dans sa physionomie. L'un de ses bras était
+recourbé sur son front dans une attitude abandonnée;
+entre deux doigts de la main qui
+pendait sur ce front, elle tenait une bouture
+de fleur indienne, sorte de brunelle aux parfums
+excessifs, qu'elle remuait, et dont elle
+touchait gracieusement son visage de temps à
+autre. Son autre bras, moulé par quelque divin
+statuaire, tombait de la manche aux dentelles
+flottantes et pendait jusque sur les fourrures.
+A l'un des doigts menus de cette main, elle
+avait un anneau d'or constellé de grosses émeraudes:
+cet anneau formait sa seule parure;
+elle ne le quittait jamais, même le long du
+sommeil, pour des raisons particulières. Ses
+pieds nus jouaient dans de blanches mules de
+velours festonnées de broderies moresques.</p>
+
+<p>Elle rêvait ainsi, perdue au milieu de sa
+beauté, ressortant, toute suavement couchée,
+du fond sombre qui l'entourait, et, certes, à
+la voir si presque positivement exempte des
+<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span>
+soucis possibles, on n'eût pas deviné de quelle
+nature était l'effrayant rêve, le rêve inouï!
+qui vivait dans son âme inexplorée.</p>
+
+<p>Elle regardait depuis longtemps les torses
+démesurés sur lesquels miroitait la lumière
+de la veilleuse.</p>
+
+<p>La soirée au dehors, s'obscurcissait.</p>
+
+<p>Souvent, dans la campagne, un rayon de
+lune étreignant des ruines est une évocation.
+Les pierres vêtues de mousses et de souvenirs,
+paraissent avoir vu tant d'histoires et d'événements
+oubliés! Les légendes s'éveillent, les
+bois et les bruyères se peuplent de visions et
+de murmures... des formes se promènent dans
+le silence. Pareille au savant qui reconstruisait
+les fossiles de la nuit du monde avec un
+fragment de leurs défenses, l'âme recrée alors
+les temples, les manoirs et les palais avec les
+débris d'une colonne, et la méditation touchant
+le vaste songe de l'existence, la grande mélancolie
+du Devenir enveloppe invinciblement
+l'esprit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span>
+Ici, dans ce salon, l'entourage des cariatides
+semblait en exclure la sauvage majesté. Il leur
+manquait l'immensité, le spectacle de l'espace
+embrasé par le simoun. Ils paraissaient n'être
+plus environnés de la solitude des siècles...
+mais ils portaient avec eux tout cela pour
+Fabriana. Son âme suppléait aux déserts pour
+ces ruines. A sa volonté, la chambre devenait
+profonde; sous son regard, les murailles se
+reculaient et se faisaient lointaines. Ces colosses
+noirs, arrachés aux tombeaux des rois d'Abyssinie
+et d'Égypte, réveillaient en elle des faits
+anciens. On eût dit souvent que leurs yeux
+avaient l'air d'échanger avec ses yeux une
+pensée sans nom, sans limites, sans espérance,
+glacée comme eux, triste de leur tristesse.
+Longtemps ils n'avaient eu que le pélerin des
+bords du Nil à qui jeter de loin en loin une
+de ces réflexions que gardait leur silence et
+que leur aspect inspirait. A quels souverains
+les aïeux de Fabriana les avaient-ils achetés?...
+Elle ne savait pas. Seulement elle aimait ces
+<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span>
+fronts douloureux parce qu'ils symbolisaient
+sans doute quelque chose pour elle.</p>
+
+<p>Elle abaissa ses paupières et, comme en proie
+aux concentrations de l'esprit sur un seul point
+de vue, elle murmura ce seul mot:</p>
+
+<p>&mdash;J'essaierai.</p>
+
+<p>Quelques instants se passèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Au reste, ajouta la superbe songeuse,
+n'est-ce pas la seule réalité qui vaille la peine
+que je vive pour elle, maintenant?...</p>
+
+<p>Son regard se souleva de nouveau vers les
+vieilles pierres noires à figure humaine qui
+semblaient être pour quelque chose dans le fond
+de sa pensée, et elle continua de se parler d'une
+voix calme et pure, bien que très basse et à
+peine distincte:</p>
+
+<p>&mdash;Essayons de rappeler les choses et les
+fantômes, puisque je vais vivre!...&mdash;Oui, le
+soir, lorsque dans les flots plombés du Nil
+s'assourdissait le bruit des rames de la barque
+impériale, quand l'air s'imprégnait des senteurs
+exhalées par les immenses floraisons que
+<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span>
+les esclaves nubiens plantaient autour de la
+vallée des tombeaux,&mdash;et que sur les hautes
+pyramides argentées par les nuits orientales
+brillaient, comme des phares du désert, les
+inscriptions des mages d'Osiris;&mdash;lorsque les
+caravanes chargées de myrrhe, de gomme, de
+camphre et d'or, et venues de la Bactriane ou
+de la Perse, passaient confusément, au loin,
+dans l'étendue, avec leurs torches, leurs éléphants,
+leurs richesses et leurs esclaves; lorsque,&mdash;à
+travers un mirage de sables, de
+verdures et d'étoiles,&mdash;le vent s'embaumait
+dans le feuillage des cèdres et des palmiers;
+quand les phénix immortels volaient sur les
+sépulcres des pharaons; enfin, lorsque le monde
+fut riche une fois dans sa vie, souvent, dès la
+tombée de la nuit, souvent la belle reine de
+l'Heptanomide antique aimait à s'attarder sur
+le fleuve.</p>
+
+<p>Alors depuis les piliers d'Hercule jusqu'aux
+steppes boréales, le monde, avec ses peuples, ses
+rois et son mystère, en venait à cette femme!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span>
+Son nom formulait toutes ces images.</p>
+
+<p>Elle resta une minute sans parler et s'accouda
+sur le sphinx.</p>
+
+<p>&mdash;C'était, je crois, la dernière enfant de
+cette dynastie trois fois séculaire des Ptolémées
+Lagides. Elle descendait du soldat macédonien
+jeté là par la funèbre indifférence d'Alexandre.
+Les excès avaient atténué en elle la pureté des
+lignes de cette beauté grecque transmise à sa
+race par le soldat.</p>
+
+<p>Cependant, grâce aux philtres balsamiques
+et aux essences dangereuses que lui distillaient
+les prêtres, elle conservait sa pâleur ambrée et
+solaire.</p>
+
+<p>Ah! c'était la grande insensible. Elle s'accoudait
+au fond de la cange sur sa panthère favorite;
+les roseaux bruissaient, obstrués par les alligators
+et les hippopotames. Elle reposait, vêtue
+de son astrale nudité, sur des étoffes dont les
+secrets du tissu n'ont pas été retrouvés, et qui
+étaient les présents des satrapes d'Asie Mineure.
+Comme le monarque assyrien, elle devait prouver,
+<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span>
+à huit cents ans d'intervalle, que la mort
+n'était pour elle qu'une esclave comme les
+autres. Le triumvir d'Actium ne devait pas
+orner son triomphe de cette vivante! Toute
+lasse d'avoir lascivement étudié dans les salles
+souterraines de ses palais ce que ses esclaves
+pouvaient supporter de tourments sans mourir,
+elle réfléchissait. A ses pieds, jouait l'une de
+ses filles naïves élevées pour la servir d'une
+certaine façon et dont elle s'accommodait. Les
+vertiges des éblouissantes et profondes nuits
+entouraient cette reine, fille des terreurs, du
+silence et de la volupté! Elle se perdait, inéblouie
+de sa propre majesté, dans quelque rêve
+que nul ne sondera jamais... C'était sublime.</p>
+
+<p>Tullia Fabriana courba la tête, et après une
+seconde:</p>
+
+<p>&mdash;O passé!... dit-elle comme un murmure.</p>
+
+<p>Ces paroles avaient rendu la chambre fantastique.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes fidèles et vous gardez les secrets
+malgré les années sans nombre, statues aux
+<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span>
+bouches de pierre!... Mais lorsque vous souteniez
+les travées où les restes de ces rois des
+vieux mondes reposaient embaumés près du
+Nil, sans doute l'avez-vous vue passer ainsi,
+la grande reine!</p>
+
+<p>Elle les regarda et reprit sa rêverie.</p>
+
+<p>&mdash;O belle et sombre amie, je ne connaissais
+pas ton histoire, et cependant, lorsque
+j'entendis prononcer ton nom pour la première
+fois, je me souviens d'avoir tressailli, moi qui
+ne sais plus tressaillir. Mon âme était déjà
+révoltée d'être forcée de vivre dans ces siècles
+d'humiliation! Dès ma jeunesse, en considérant
+l'humanité, je compris les larmes de
+Xercès et, comme les vieillards, je ne vivais
+déjà que du passé, ce spectacle ayant creusé
+dans mon c&oelig;ur les rides que l'âge seul refusait
+à mon front. Mon âme n'est pas de ces
+temps amers! Vous le savez, Esprits, vous
+qui êtes attentifs à ceux qui vous parlent sans
+étonnement, vous savez qu'aux récits de toute
+cette histoire il m'a semblé&mdash;plus d'une
+<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span>
+fois&mdash;que ma mémoire, abîmée tout à coup
+dans les domaines profonds du rêve, éprouvait
+d'inconcevables souvenirs.</p>
+
+<p>Depuis cette heure, continua-t-elle après un
+silence, depuis cette heure où j'ai fixé mon
+avenir, je tiens compte, malgré moi, de la
+sourde hésitation de ma conscience, et j'essaie
+vainement de combler de longs intervalles.
+Mes jours se soudent à mes jours comme les
+anneaux d'une chaîne que je suis obligée de
+porter et qui m'accable sous son poids. Il me
+semble que depuis longtemps mon âme s'est
+brusquement arrêtée au milieu de je ne sais
+quelle route immense, et la terre me paraît
+lugubre comme une prison. Ah! c'est cela,
+c'est cela surtout qui m'interdit! Je souffre de
+vivre, n'ayant plus rien à tirer de la terre...
+et ne pouvant cependant pas m'en détacher.</p>
+
+<p>Elle ferma les yeux pendant un moment de
+silence.</p>
+
+<p><a name="Page_226" id="Page_226"></a></p>
+<p><a name="Page_227" id="Page_227"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XIII.</a></span><br />
+Ténèbres.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Le flambeau n'éclaire pas sa base.»</p>
+</div>
+
+<p class="aut">(Proverbe arabe.)</p>
+
+<p class="sep2">Sombre, elle continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je pourrais m'en détacher! N'ai-je pas ce
+talisman de liberté, cet anneau qui contient
+pour moi la nuit où personne ne travaille plus!</p>
+
+<p>Et, s'interrompant, elle fit bouger un ressort
+de sa bague: une émeraude se dérangea, laissant
+voir quelques grains d'une poudre brune
+dans le chaton.</p>
+
+<p>&mdash;Mais les spectacles les plus contraires ne
+<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span>
+peuvent ni me distraire ni me troubler; je
+n'ai pas besoin de l'anneau; je suis parvenue,
+à force de lutte, à l'identité de moi-même.
+Pour l'empire du ciel, je ne saurais oublier la
+suprême tristesse de vivre ni descendre de la
+sphère où j'ai atteint. Les sympathies et les
+aversions des gens passent, indifférentes, devant
+ma solitude. J'ai commencé à mourir depuis
+longtemps; l'horizon est assombri; mon c&oelig;ur
+est une grande mélancolie glacée: il me semble
+que je ne change plus.</p>
+
+<p>Je ne frémis pas de ce que je n'aime rien,
+et c'est parce que je ne tiens à rien que je suis
+au-dessus de la plupart des souffrances. Je ne
+sais pas me satisfaire de ce qui dure peu; je
+n'ai point d'enthousiasme pour ce qui finit;
+je n'aime pas le bruit du vent dans les forêts;
+je n'aime pas l'Océan ni les astres de la nuit;
+je ne tiens guère à une beauté qui doit s'annuler
+d'elle-même et qui est à la merci du
+moment qui passe; rien, désormais, de terrestre,
+ne me captivera.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span>
+En prononçant ces paroles, Tullia Fabriana
+s'était levée et avait allumé un candélabre.
+Elle marcha vers un angle de la chambre,
+en face d'elle, et souleva la tenture qui masquait
+cet angle. Une des lames de cèdre glissa
+dans la boiserie; la marquise prit un livre
+dans cette case, et, posant le candélabre sur
+la table, elle vint reprendre son attitude sur
+le sphinx.</p>
+
+<p>Elle ouvrit le volume et feuilleta les pages.</p>
+
+<p>C'étaient environ cent feuilles de parchemin
+reliées entre deux plaques d'un métal noir et
+solide; l'agrafe des fermoirs était enrichie de
+pierres précieuses; c'était un manuscrit, bien
+que l'égalité des caractères semblât d'une perfection
+typographique.</p>
+
+<p>L'écriture était précise, fine et serrée; pas
+une rature. Les deux tiers seulement du livre
+étaient remplis.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, continua-t-elle, malgré le peu
+d'intérêt que je leur accorde, il faut que je
+me souvienne de bien des choses, car si le
+<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span>
+secret des commencements ne m'est pas inconnu,
+si je suis au fait du mystère, si la
+Nécessité s'est révélée à elle-même en moi, je
+n'en reste pas moins la victime et je dois
+lutter contre elle jusqu'à mon dernier soupir.</p>
+
+<p>Elle commença de lire silencieusement.</p>
+
+<p>Voici ce qui était écrit sur la page:</p>
+
+<p>«Note 112<sup>e</sup>: Retour de cette exploration en
+Bessarabie.</p>
+
+<p>»Je venais de Kilia. Je rapportais sous ma
+cuirasse la bande de chiffres stellaires classée
+au rayon de l'Hermétique entre les signes cabires
+et les tables d'Éleusis, titre 21.</p>
+
+<p>»En route, les bohémiens, sous la tente desquels
+j'avais dormi, m'expliquèrent des secrets
+de leur science augurale. Une des filles de
+cette tribu me fit présent de l'amulette d'asbeste
+qui éclaire les précipices et les cavernes, sans
+être enflammée. Le mince rouleau de mon
+ceinturon renfermait un riche herbier. Ces
+femmes, qui parlent à voix basse dans le désert,
+en avaient cueilli, elles-mêmes, et desséché les
+<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">231</a></span>
+fleurs précieuses; je connaissais la vertu de
+chacune de ces plantes. Un soir, le troisième
+depuis cette rencontre, comme je les quittais,
+l'enfant qui s'était défaite pour moi de sa pierre
+magique et à laquelle j'avais donné un collier
+d'or, m'accompagna quelques instants. Elle
+conduisait mon cheval; il faisait sombre. «&mdash;Tu
+es silencieux comme le sable, me dit-elle
+avec un son de voix familier; moi, je lis
+l'avenir, comme toutes celles qui marchent
+sans avoir de pays: donne-moi ta main, tu
+verras.» Cette phrase me fit sourire; j'ôtai
+l'un de mes gants, et, à cause de l'obscurité,
+je tins, au-dessus de la main ouverte que je
+lui présentai, l'amulette qui éclaire les abîmes.
+Au premier symptôme de saisissement qui parut
+sur ses traits&mdash;(sans doute à la vue du signe
+d'Isis au sommet du mont de Saturne ainsi que
+des puissances constellées qui couvrent le doigt
+d'Hermès et toute la percussion de ma main),&mdash;j'étendis
+cette main vers elle. Les paupières de
+l'enfant battirent; elle roula endormie sur
+<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span>
+l'herbe; je rendis les rênes et je disparus dans
+les ténèbres.»</p>
+
+<p>Tullia Fabriana s'arrêta; puis elle murmura
+vaguement:</p>
+
+<p>&mdash;Ce voyage m'a fait connaître une plaine
+de bataille dont j'aurai peut-être à me souvenir
+un jour.</p>
+
+<p>Elle reprit sa lecture.</p>
+
+<p>«Quelque temps après (j'ignore sous quels
+parallèles des frontières d'Asie je me trouvais
+lorsque ceci m'arriva), j'avais passé les montagnes
+et j'étais, par une claire nuit d'Orient,
+dans une profonde et silencieuse forêt. A travers
+les branches, je regardais par moments
+la Croix du Sud, afin de continuer mon chemin
+vers la Perse ou la Syrie.</p>
+
+<p>»Et, perdue dans la pensée, j'observais un
+point fixe de la Notion à laquelle j'étais déjà
+parvenue. Je méditais sur la correspondance
+de l'Universel, du Particulier et de l'Individuel
+avec l'Identité, la Différence et la Raison d'être,
+antérieurement présupposées et reconstituées
+<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span>
+en moi par l'Esprit. J'étais plongée dans l'Abstraction
+visionnaire, et, saisie par l'Immensité,
+je ne m'aperçus pas de ce qui me menaçait.
+Le cheval, effrayé brusquement soit par la voix
+lointaine d'un tigre, soit d'un bruissement
+d'écailles sous l'herbe, s'était emporté, et, tête
+baissée, dans les vertiges de son élan, il m'entraînait
+avec sa course furieuse au milieu de
+dangers invisibles, à je ne sais quelle mort
+imminente.</p>
+
+<p>»Un instant, la nuit me tenta. La dent des
+bêtes fauves ou les n&oelig;uds des serpents me
+séduisaient aussi bien que telle autre maladie.
+La mort ne me surprenait pas; ici ou ailleurs,
+peu m'importait. A cette heure-ci plutôt qu'à
+celle-là, sous l'océan, sous les feuilles ou sous
+terre, cela m'était devenu indifférent. S'il me
+restait un désir, c'était de reconstruire tout à
+fait les choses avant de les quitter, mais je n'y
+tenais même pas, sachant que je contenais déjà
+virtuellement leur explication absolue. Cependant
+j'avais dit aux Esprits que j'attendrais, je
+<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span>
+ne voulus pas accepter la mort. Je me recueillis
+immédiatement dans la Science du Feu, et je
+calculai mes forces d'enchantement.</p>
+
+<p>»Ayant autour de moi, dans l'éther, les
+vertus de la chasteté, ayant les six jours de
+jeûne derrière mes paroles, ayant enduré la
+soif pendant ces six jours et m'étant baignée la
+nuit précédente, ma main traça dans l'air, à
+tout hasard, les signes convenus, depuis les
+temps, entre les vivants et les morts. Le cheval
+s'arrêta, décrivit un cercle et s'abattit au milieu
+d'une clairière immense et lumineuse. Je me
+croisai les bras, debout et les yeux fixés sur la
+nuit; je prononçai, en chantant, les grandes
+paroles de l'Incantation, certaine que j'allais
+être tirée de péril par quelque chose d'inattendu.</p>
+
+<p>»En effet, au-devant de moi, dans le lointain,
+je vis apparaître un vaste éléphant; il
+accourait. Quand il fut arrivé tout près de
+moi, je lui montrai le Sud.</p>
+
+<p>»Il me prit par le milieu de mon corps,
+<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span>
+m'enleva du sol et me posa doucement sur son
+dos. Des lianes et des feuilles épaisses y étaient
+assujetties, c'était un lit de repos. Pendant que
+j'examinais cela, je sentis qu'on me touchait
+l'épaule; c'était mon cimeterre qu'il avait ramassé
+et qu'il me tendait.</p>
+
+<p>»Je me couchai et m'ajustai, pour ne pas
+tomber, avec les longues lianes qui pendaient
+sur ses flancs: une fois bien attachée, je
+m'endormis, étant fatiguée, après avoir marqué
+dans ma mémoire le point de la Notion
+où j'étais restée avant cet incident. A mon
+réveil, le soleil était au zénith; des palmiers,
+une ville d'Orient s'élevaient dans la solitude, à
+l'horizon. J'étais en Turquie d'Asie, c'était
+Bagdad. Je dénouai les lianes autour de mes
+membres et de mes reins; il me reprit comme
+la veille (je dis <i>la veille</i>, mais je ne sais pas
+le temps que dura mon sommeil: deux ou
+trois jours peut-être) et me posa doucement à
+terre. Je lui fis signe qu'il pouvait me quitter;
+il disparut, me laissant aux portes de Bagdad.
+<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span>
+Le shimiel soufflait ardemment; je fis quelques
+pas, et je m'étendis auprès d'une fontaine;
+une femme d'Arménie me donna à boire. Le
+soir même, je me retrouvai dans le palais du
+scheik Ismaïl, près des bazars; nous causâmes
+de cette souveraineté du pachalik de
+Bagdad, qui est déjà presque indépendante du
+gouvernement de la Porte-Sublime. Je lui parlai
+aussi de l'Europe: Ben-Ismaïl fut plein de
+distinction et d'amabilité.»</p>
+
+<p>Tullia Fabriana ferma le livre.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon? dit-elle; est-ce que je puis
+m'oublier?...</p>
+
+<p>Elle se leva, replaça le sombre journal dans
+la case secrète, la tenture retomba. La marquise
+revint vers le sphinx; elle resta debout
+cette fois, la tête penchée, les paupières baissées.</p>
+
+<p>Évidemment, bien que sa figure n'exprimât
+rien, son âme s'était rembrunie jusqu'au terrible:
+elle songeait.</p>
+
+<p><a name="Page_237" id="Page_237"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XIV.</a></span><br />
+L'éternel féminin.</h2>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«L'eau qui danse, la pomme qui chante et le
+petit oiseau qui dit tout.»</p>
+</div>
+
+<p class="aut"><span class="smcap">Perrault.</span></p>
+
+<p class="sep2">&mdash;Maintenant, dit-elle, vers quel but précis
+et absolu doivent tendre le déploiement de ma
+volonté, l'expansion de mes forces et les déterminations
+de mon esprit?</p>
+
+<p>»Je sais que le triomphe des vastes desseins
+ne dépend pas de ce qu'ils peuvent présenter
+de stable et d'élevé; le rêve doit s'incarner
+dans l'exécution, dans le mécanisme froid de
+l'accomplissement, et ce sont les résultats qui
+<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span>
+lui assignent sa valeur; l'idéal n'a d'autre juge
+que lui-même. Chacun regarde un idéal; chacun
+doit tout faire, tout braver, tout sacrifier
+pour l'accomplir; mais, en soi-même, il ne
+faut pas tenir à l'accomplir. Tous les rêves
+s'entre-valent; la réussite pose la différence
+extérieure; mais si le passé n'est rien, qu'est-ce
+donc que ce qui se passe? C'est être dans l'incapacité
+que de se définir sur une seule pensée.</p>
+
+<p>»Je sais le but, et, quant à l'exécution, je
+ne dois pas, jusqu'à présent, me reprocher de
+négligences. J'ai marché, suivant les lois de la
+nécessité, vers sa complète réalisation. Qu'est-ce
+que j'espère?... Qui me jugera parmi ceux qui
+respirent? Quelle bouche peut, sous le soleil,
+proférer contre moi un anathème terrible?</p>
+
+<p>»Ah! le convive nocturne n'est pas venu
+souper avec moi dans Emmaüs; il n'a point
+laissé tomber sur mon front ses formules de
+miséricorde; il ne s'est pas transfiguré devant
+mes yeux sur les collines de Sion! Et cependant,
+Fils de l'Homme, et moi aussi j'ai bu
+<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span>
+l'eau du torrent! Les vivants ont jeté leurs
+ombres sur celle qui parle toute seule dans les
+ténèbres. Comme vous, j'ai regardé doucement
+les souffrants et les faibles; comme vous, Emmanuel,
+je fus tentée sur la montagne. Vous
+savez par quels actes et quels recueillements
+j'ai sanctifié, moi aussi, le jour du Sabbat;
+vous savez si, comme vous, j'ai prévu toutes
+choses, autant qu'il m'a été possible, pour que
+tout fût accompli.»</p>
+
+<p>Sa voix était comme un souffle guttural d'une
+limpide et harmonieuse égalité: elle mêlait
+plusieurs langages sans y faire attention. Elle
+parlait si bas qu'il eût été impossible de distinguer
+un mot à quelques pas du sphinx. Elle
+ne paraissait pas émue, seulement l'éclat de
+ses yeux s'était perdu en dedans jusqu'à rendre
+leur expression atone.</p>
+
+<p>«&mdash;Ce n'était pas un homme,&mdash;un homme
+ayant cinq à six mille ans de croyances dans
+les veines et qui, se supposant penser seul,
+n'accepterait la Force que pour se distraire?...
+<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span>
+&mdash;Inutile. Cela me fatiguerait de le faire massacrer
+dans les souterrains à coups de hache
+par mes Faces de plomb, le soir d'un Couronnement.
+C'était un enfant que je désirais: des
+yeux fiers, un sang riche, un front pur, une
+conscience, oui, c'était cela.</p>
+
+<p>»Esprits, dit-elle, vous le savez. Lorsque
+cette pensée me vint que je pouvais être utile,
+j'allais devancer l'Heure et quitter ce monde
+où jusqu'alors m'avait seulement retenue l'espérance
+de m'intéresser à quelque chose.
+J'avais pressé la sphère des rêves extérieurs,
+et ses deux pôles, glacés ou torrides, me semblaient
+stériles. Nul aimant ne m'attirait; la
+tranquillité de ceux dont le mouvement passe
+inaperçu d'eux-mêmes et qui, remplissant le
+métier qui leur donne le pain, demeurent à
+peu près satisfaits d'être venus,&mdash;ah! cette
+tranquillité, je ne pouvais la ressentir. Mes
+regards ne s'arrêtaient que par intervalles, et
+refroidis, sur les formes d'une nature qui ne
+me touchait plus. La pensée unique et fixe du
+<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span>
+suicide s'était roulée et enlacée autour de moi,
+comme un serpent autour d'un marbre. Rien
+ne me semblait valoir la peine d'une palpitation;
+je ne voyais que l'impassible Devenir.
+Les insectes que j'écrasais, sans le savoir, en
+marchant, les sueurs funèbres et les souffrances
+de mes pareils, que coûtait la condition où je
+suis liée, les êtres dont la mort, les privations
+ou les travaux étaient fatalement nécessaires
+à mon souffle inutile, excitaient en moi trop
+peu d'enthousiasme pour que je ne dusse pas
+me «faire justice» en les quittant.</p>
+
+<p>»Cependant, vous le savez, par une concession
+suprême, je ne désespérais pas d'une sensation
+en rapport avec mon esprit et pouvant
+l'intéresser dans la profondeur de son souverain
+désenchantement. Esprits! je vous l'avais demandée;
+mais comme ce pouvait être une
+faveur...»</p>
+
+<p>Une draperie fut écartée par un bras blanc:
+c'était Xoryl. Elle s'approcha de Tullia Fabriana
+et lui tendit une patère d'émail.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span>
+&mdash;Voici deux lettres, dit-elle. L'armoirie
+violette est apportée par le secrétaire du nonce-légat:
+(Regrets et contrariétés de son Éminence,
+etc.)</p>
+
+<p>Le billet scellé d'un cachet noir, par un
+laquais en livrée de deuil.</p>
+
+<p>La marquise prit les deux lettres.</p>
+
+<p>L'enfant se retira.</p>
+
+<p>Tullia Fabriana regarda le cachet noir avec
+une certaine attention.</p>
+
+<p>Elle parcourut l'autre lettre, qu'elle laissa
+tomber, et elle continua:</p>
+
+<p>&mdash;... dangereuse, pour moi-même, puisque
+ce devait être une limite d'un instant, je m'étais
+abstenue d'employer, de ma propre autorité,
+les signes qui gênent la Nature et dont les
+effets ne se suspendent plus. Je vous avais
+soumis ce vague, cet unique et dernier désir
+en vous assignant un terme à partir duquel je
+devais cesser d'attendre son accomplissement.
+Si, dans le délai marqué, cette sensation ne
+m'était pas accordée, je devais penser qu'il
+<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span>
+importait peu que ce dernier pan du voile fût
+arraché pour moi, ici. Vous le savez: en tant
+que revêtue de l'organisme de la série humaine,
+je relève de toutes ces lois qui, parties
+des rapports infinis, viennent s'entrecroiser
+autour de ma volonté, et j'avais fixé un jour
+pour en finir avec elles absolument.</p>
+
+<p>Donc, ce soir, seule, renfermée dans le tonnant
+incendie de ce palais, j'allais boire la
+poussière de mon anneau. Que le vent dispersât
+les atomes insaisissables de mon corps,
+que l'ombre reçut les lignes de ma forme, que
+mon esprit rentrât dans l'anéantissement divin
+de son unité, telles étaient, pour moi, les décisions
+dictées par la véritable sagesse.</p>
+
+<p>Mais, Esprits, vous avez bien voulu satisfaire
+le désir de celle qui vous parle, et vous
+avez envoyé celui qu'elle attendait. Je ne le
+cherchais pas, je ne voulais pas le chercher!
+Ne devait-il pas venir de lui-même et à son
+heure! Ah! l'Enfant!... je me suis plue à
+parsemer son chemin, d'avance, des choses les
+<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span>
+plus attrayantes pour les enfants, étant sûre
+qu'il viendrait tôt ou tard, selon les pressentiments
+anciens! Je vous remercie, Esprits
+sublimes, qui présidez aux déterminations de
+toute virtualité, je vous remercie de m'avoir
+choisi vous-mêmes et amené cette aimable
+créature la veille du jour prescrit! Je vous
+félicite et je suis bien aise de sa beauté; mais
+son âme est neuve et profonde; elle ne demande
+que de s'emplir et que de vivre!</p>
+
+<p>Quels trésors d'ingénuités célestes doit posséder
+cette intelligence toute gracieuse! Tout
+ce qu'elle voit se couvre d'un prisme de rayons
+et d'insouciance; elle est pareille à l'une de
+ces forêts vierges de l'Idéal, où le premier
+voyageur, dès son premier pas et sa première
+chanson, est accueilli par les concerts enchantés
+de ses brises, de ses fleurs et de ses
+oiseaux, sortis des mille échos de ses taillis, de
+ses fleuves et de ses profondeurs harmonieuses.</p>
+
+<p>Que va-t-il arriver maintenant? Puissances
+qui vous intéressez au mouvement de ce système
+<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span>
+déterminé du ciel, à cause des souffrances
+qu'il signifie!</p>
+
+<p>Je ne pense pas l'ignorer.</p>
+
+<p>Il arrivera d'abord que cet enfant <i>me verra
+par ses yeux et selon lui</i>; je ne serai en
+réalité que l'occasion du déploiement de sa
+pensée; il se créera un être ineffable et indicible
+à mon sujet, et ce fantôme paré de toutes
+les notions vives qui lui sont propres, de la
+beauté absolue, sera le médiateur qu'il prendra
+pour moi. Ce qu'il aimera ce ne sera point
+moi, telle que je suis, mais cette personne de
+sa pensée que je lui paraîtrai. Sans doute, il
+m'accordera mille qualités et mille charmes
+étrangers dont je serais peu satisfaite si je les
+avais; de sorte que, en croyant me posséder,
+il ne me touchera même pas réellement.</p>
+
+<p>Ainsi est la loi des êtres dont le regard
+mental ne dépasse pas la sphère des possibilités,
+des formes et des espérances; ils ne
+peuvent sortir d'eux-mêmes dans leurs amours
+mystérieux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">246</a></span>
+Effacer ce rapport de manière à ce que nous
+puissions nous joindre tels que nous sommes,
+dans l'Esprit, voilà quelle est la solution de
+la première face du problème.</p>
+
+<p>Pour cela, je dois devenir réellement sa
+vision; il aimera mon reflet; il faudra que
+j'anime ce reflet en m'y réalisant impersonnellement,
+en brisant les barreaux de sa prison,
+en remplissant de nouveau son sablier avec le
+mien. Je dois être morte pour lui d'abord, et
+me survivre selon lui.</p>
+
+<p>Si j'essayais de lui dévoiler la vérité, je
+passerais parallèlement à côté de lui à jamais,
+parce que cette vérité, modifiée à l'instant par
+son esprit, ne serait plus ce qu'elle doit être.
+Il ne la comprendrait que selon tel cercle, et
+alors il aurait raison de ne pas l'aimer. Elle
+l'attristerait, parce qu'elle ne lui paraîtrait pas
+en rapport avec la vision qu'il conçoit, avec
+l'idéal qu'il nomme de mon nom! Il faut
+donc que je veille pour déformer, par des
+transitions obscures, cette vision jusqu'à la
+<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">247</a></span>
+réalité. Il faut que son idéal soit agrandi par
+un ensemble de réflexions nouvelles pour se
+trouver au point de vue où je suis. Alors il
+lui sera donné de voir celle qui l'attire.</p>
+
+<p>Si j'avais eu du temps à perdre, j'eusse
+presque regretté de ne pouvoir aimer.</p>
+
+<p>N'est-ce rien, d'ailleurs, que de préserver le
+plus longtemps possible cette belle vie, toute
+jeune, des ennuis amoindrissants? N'est-ce
+rien que de considérer la plus noble chose de
+ce monde s'émouvoir, admirer, s'étonner, rêver,
+palpiter, pour une image, pour un enchantement,
+pour une chose qui brille et qui
+ravit ceux qui ne <i>voient</i> pas encore? C'est
+dit. Je m'efforcerai de vivre un instant.</p>
+
+<p>Pardonnez, ô vous qui ne daignez pas vivre,
+si j'ose faire d'avance en lui la preuve de la
+mission que je me suis assignée. Qu'ai-je à
+préférer si ce n'est de rendre cet enfant le
+plus idéalement satisfait de tous ceux qui
+sont et seront sur ce grain de boue éteinte?
+A lui, donc, sceptres, hochets et couronnes
+<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">248</a></span>
+glorieuses! A lui puissance, amour, jeunesse
+et tressaillements éperdus! A lui la plus large
+part au soleil des vivants! A moi la contemplation
+paisible de toutes les beautés qu'il
+verra,&mdash;qu'il se créera, dans ces choses,
+puisque je consens à regarder la vie par ses
+yeux pendant quelques moments!</p>
+
+<p>Alors, quand ce premier et inévitable cercle
+de la Forme sera passé, quand je serai sûre
+de l'avoir fait monter les degrés du monde
+surnaturel et que les paroles que je prononcerai,
+n'ayant pour lui d'autre sens que le
+sens de leur expression, ne se changeront pas
+de mille manières dans son esprit, alors,&mdash;les
+temps seront venus de l'Action!&mdash;Son
+trône, assis sur la lutte souterraine que je
+soutiendrai, couvrira l'Italie, et, de là... ce
+ne sera point la première fois que l'Italie s'étendra
+sur le globe. Un jour peut-être, grâce
+à cette femme qui passera inconnue...&mdash;Est-ce
+que la nature n'est pas à qui veut la prendre?...
+Qu'est-ce que l'impossible?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span>
+Oui, souvent mes regards ont pénétré les
+siècles, les climats et les âges; j'ai vu les
+pages de l'Avenir; j'ai compris les temps fatidiques,
+entrevus par les Scaldes inspirés qui
+chantaient dans les montagnes de la Scandinavie;
+leurs chants, inscrits et conservés en
+runes, dans les sagas du Nord, parlent de guerriers
+assis parmi les Ases, dans le Valhalla
+divin. Ne sont-ce pas les hommes se baignant
+dans la gloire et dans la sève du monde, au
+milieu des torrents qui reflètent les soleils, et
+rafraîchissant leurs fronts immortels durant
+les fauves nuits où chante la tempête, aux
+souffles de l'<span class="smcap">INFORME DIEU</span>?</p>
+
+<p>Elle baissa la tête et rêva profondément.</p>
+
+<p>Neuf heures sonnèrent dans le lointain.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'hésite pas, dit-elle.</p>
+
+<p>Et elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, rappelez-vous.</p>
+
+<p>Elle attendait, silencieuse et concentrée depuis
+quelques minutes; ses paupières étaient
+closes, mais elle ne dormait pas.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Il vient..., dit-elle encore.</p>
+
+<p>Et, après un silence, elle murmura des lèvres
+seulement:</p>
+
+<p>&mdash;Le voici.</p>
+
+<p><a name="Page_251" id="Page_251"></a></p>
+
+<h2 class="sep4 spaced"><span class="chapnum"><a href="#Table">CHAPITRE XV.</a></span><br />
+Cras ingens iterabimus æquor.</h2>
+
+<p class="sep3">&mdash;Monsieur le comte de Strally-d'Anthas!
+vint annoncer Xoryl à demi-voix.</p>
+
+<p>La veilleuse éteinte, elle posa une lampe sur
+la table.</p>
+
+<p>Wilhelm se présenta sur le seuil: elle sortit,
+la draperie retomba.</p>
+
+<p>L'élégance est une force. Il portait, suivant
+les modes admirables de ce temps, un costume
+de velours noir brodé à la ceinture de fines
+passementeries d'or et une épée choisie. La
+<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span>
+plume blanche de sa toque était fixée par une
+pierre précieuse; ses gants et ses bottines laissaient
+deviner des mains et des pieds de race.
+Ses cheveux noirs se disposaient bien sur son
+front. Il avait des yeux expressifs, d'un bleu
+foncé, tout brillants de vie; une âme s'y
+peignait déjà élevée et un esprit pénétrant.
+Son nez droit lui donnait l'angle facial des
+types romains; ses dents et la blancheur de sa
+peau ressortaient par le duvet noir qui luisait
+sur sa lèvre supérieure. Il avait les sourcils
+noirs et bien arqués. Il était bien fait; sa haute
+taille, la souplesse de ses mouvements annonçaient
+une vigueur développée et des muscles
+d'athlète. Comme pour adoucir la sévère beauté
+de son visage, son sourire était d'une modestie
+et d'une timidité d'enfant. Ceci était une chose
+auguste: les hommes d'une grande valeur se
+voilent quelquefois de ce sourire charitable;
+alors c'est d'une force accablante, et cette humilité
+constate mieux, pour les esprits clairvoyants,
+ce que nous appellerions volontiers la
+<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span>
+puissance d'horizon, que les arrogances possibles.
+Enfin le comte Wilhelm semblait n'avoir
+aucune pensée qui ne fût bonne et ingénue.</p>
+
+<p>Autrefois un pareil enfant représentait la
+plus haute affirmation de la dignité humaine.
+Il fallait des siècles pour arriver à produire
+son individualité. C'était une résultante des
+hauts faits et de l'intègre probité d'une série
+d'aïeux dont la glorieuse histoire et les vertus
+domestiques s'évoquaient à son nom. C'était un
+encouragement vivant à la persévérance, une
+émulation donnée aux familles. Aujourd'hui les
+organisations financières sous lesquelles apparaît
+toujours le phénomène providentiel du
+premier occupant, phénomène incontrôlable,
+malgré son illégalité, puisqu'il se pose de force
+comme principe de tout droit jusqu'à présent;
+aujourd'hui, disons-nous, le déclassement des
+personnes et le culte de l'excellence progressive
+ont détruit, dans la plupart des endroits, et
+finiront par détruire complètement cette grandeur
+sociale.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">254</a></span>
+Mais nous avons mieux. Il nous est permis
+de saluer, dans ce siècle, une jeunesse reconnue
+presque universellement pour la droiture de
+ses m&oelig;urs, la franchise de sa tenue, la noblesse
+de ses &oelig;uvres.</p>
+
+<p>Quel triomphe pour les familles qu'une génération
+de si haute espérance!</p>
+
+<p>Dieu en soit loué, la santé qui règne dans
+les amours d'aujourd'hui promet des virilités
+admirables; ce sera sans doute comme les
+pousses de ces végétations luxuriantes des tropiques.</p>
+
+<p>Le jeune homme, un peu déconcerté du demi-jour
+répandu par la lampe et de l'ameublement
+du salon, fit quelques pas vers Tullia
+Fabriana.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la marquise, dit-il, je me suis
+constamment rappelé, depuis hier, la permission
+que vous avez daigné m'accorder...</p>
+
+<p>Et il s'inclina.</p>
+
+<p>Elle lui tendit très gracieusement, du bout
+des doigts, la fleur à baiser.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span>
+&mdash;Asseyez-vous, comte; vous voyez, je suis
+seule.</p>
+
+<p>Il s'avança l'un des coussins doubles, de
+forme et d'ornements arabes, puis il la regarda.</p>
+
+<p>&mdash;Le prince a dû partir cette nuit, continua
+la marquise, mais il vous reste une belle amie,
+la duchesse d'Esperia. C'est une bien aimable
+personne, n'est-ce pas, monsieur?</p>
+
+<p>Son attitude abandonnée et son accent tranquille
+avaient ému le jeune homme, mais il
+voulut paraître froid, de peur de déplaire.</p>
+
+<p>&mdash;Ne lui dois-je pas de vous voir, madame?
+répondit-il.</p>
+
+<p>Elle abaissa lentement son regard sur lui;
+ce fut une décision.</p>
+
+<p>La nuit dernière a compté pour des années,
+pensa-t-elle; ce n'est pas seulement la fièvre
+qui anime ces yeux plus calmes: voici la trace
+déjà laissée par les premiers rêves de la passion
+qui ne peut s'éteindre que sous un religieux
+mépris;&mdash;c'est bien.</p>
+
+<p>Son âme planait au milieu de ses pensées
+<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span>
+comme un aigle dans les ténèbres; mais, sûre
+d'amener d'une façon bienséante l'instant qu'elle
+désirait, elle jugea très inutile de le différer.</p>
+
+<p>&mdash;On donnait ce soir un opéra de Cimarosa;
+vous m'avez sacrifié cette merveilleuse musique?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends parler, madame, dit-il
+d'une voix un peu tremblante.</p>
+
+<p>Les affinités de la voix et de la pensée dont
+elle savait distinguer les transitions par un
+magnétisme intuitif lui révélaient la fiévreuse
+et naïve comédie où s'efforçait le comte, et, ne
+s'en affligeant pas, elle lui pardonna par sympathie
+cette innocence de compliments et leur
+transparente politesse. Le jeune homme paraissait,
+en style du monde, lui «faire la
+cour»; mais sa voix, à son insu, exprimait
+la profonde émotion qu'il éprouvait.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous musicien, monsieur le comte?...
+dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Souvent, répondit Wilhelm avec un sentiment
+de mélancolie, souvent, après une journée
+de chasse et de fatigue, lorsque je m'en revenais
+<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span>
+tard et que j'étais seul dans les montagnes,
+je chantais pour abréger le chemin.</p>
+
+<p>Le jeune homme ne s'aperçut pas de la bizarrerie
+de sa réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit Tullia Fabriana, lorsque vous
+êtes entré, je regardais cette harpe... (Il se
+retourna et aperçut tout près de lui une grande
+harpe noire qu'il s'étonna de ne pas avoir remarquée
+en s'asseyant.)&mdash;C'est un instrument
+admirable; mais je suis un peu fatiguée;
+chantez une petite chose allemande, voulez-vous?</p>
+
+<p>Ces quelques mots détaillés par des inflexions
+d'une froideur enchanteresse produisirent sur
+Wilhelm un effet qui se traduisit par un
+éblouissement et une pâleur.</p>
+
+<p>La marquise se leva; elle s'approcha de la
+fenêtre dans ses vêtements blancs et soutenant
+d'un bras les flocons de batiste sur sa poitrine.
+Les belles boucles de cheveux dorés se soulevaient
+à peine au vent tiède; on entendait le
+murmure des feuilles épaisses et parfumées;
+<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span>
+pas un chant de rossignol. Un coup de cloche,
+annonçant la prière et le sommeil, tinta, dans
+le lointain, au monastère de San-Marco.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle tranquillité dans le ciel!... dit-elle
+doucement; et, après un instant de silence:
+Une nuit de printemps!... Savez-vous quelque
+chose sur la nuit, monsieur le comte?</p>
+
+<p>&mdash;En voici une, madame.</p>
+
+<p>Et il chanta:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">La nuit au brillant mystère<br /></span>
+ <span class="i0">Entr'ouvre ses écrins bleus:<br /></span>
+ <span class="i0">Autant de fleurs sur la terre<br /></span>
+ <span class="i0">Que d'étoiles dans les cieux.<br /></span>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">On voit ses ombres dormantes<br /></span>
+ <span class="i0">S'éclairer à tous moments<br /></span>
+ <span class="i0">Autant par les fleurs charmantes<br /></span>
+ <span class="i0">Que par les astres charmants.<br /></span>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Moi, ma nuit au sombre voile<br /></span>
+ <span class="i0">N'a pour charme et pour clarté,<br /></span>
+ <span class="i0">Qu'une fleur et qu'une étoile:<br /></span>
+ <span class="i0">Mon amour et ta beauté!<br /></span>
+ </div>
+</div>
+
+<p>C'était une mélodie lente et douce; mais
+quelque chose de tout à fait inattendu en altéra
+la simplicité.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span>
+Aux premiers accents, un profond murmure
+courut autour des cordes de la harpe; elle
+s'émouvait en vibrations insensibles, et, tout
+à coup, le sens de la romance lui sembla se
+déformer en une signification inconnue; son
+chant creusait un tourbillon autour de lui.</p>
+
+<p>Les singulières paroles qu'ils venaient d'échanger,
+la sombre richesse qui les entourait,
+les formes noires que Wilhelm distinguait
+vaguement au plafond sans pouvoir s'expliquer
+ce que c'était, la lividité que sa main
+dégantée avait prise en s'appuyant au bord de
+la table d'ébène, la tête énorme du sphinx,
+encadrée de bandelettes de pierre et dont les
+yeux immobiles s'attachaient sur lui, les attraits
+de cette femme qui le transportait d'amour, et
+qui, avec les seules et profondes harmonies de
+sa voix, lui bouleversait frénétiquement le
+c&oelig;ur, tout cela ne formait-il pas l'ensemble
+de quelque magnifique rêve oriental comme
+l'une de ces fictions créées par la lecture des
+sourates du Koran, où le prophète parle de
+<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span>
+pavillons et de péris mystérieuses?... Il frémit,
+et ses yeux se fermèrent à la dernière strophe.</p>
+
+<p>Quelques moments après, en rouvrant les
+yeux, ses regards tombèrent sur la lampe. Ils
+se fixèrent sur sa lumière reflétée par les vases
+d'or avec un pénible sentiment de solitude.</p>
+
+<p>Que s'était-il donc passé?</p>
+
+<p>Pareil à ce Simbad des légendes de l'Asie,
+le jeune homme était transporté dans les pays
+du prestige, des rêves, des merveilles et des
+pressentiments. L'immense chambre ressemblait
+à celle où la reine Cléopâtre laissait entrer
+ceux qu'elle remarquait; derrière la porte
+veillait peut-être silencieusement le grand
+bourreau nubien aux muscles de bronze et à
+la hache dangereuse. Les parfums des charmeresses
+antiques, un arome riche et subtil,
+une senteur de baumes, de styrax et de roses,
+l'étourdissaient.</p>
+
+<p>Et une Vision, fulgurante de relief et de
+profondeur, s'éleva devant ses yeux:</p>
+
+<p>Il lui sembla que le palais était devenu très
+<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span>
+ancien; des lierres couvraient son front foudroyé;
+ses façades en ruines étaient cachées
+par la mousse; cependant le vieil être de
+pierre rappelait encore sa forme; il avait
+celle d'un homme couché, les membres étendus,
+sur une montagne. En proie aux désolations
+lointaines, la Nuit se chargeait maintenant de
+l'ensevelir dans son linceul; le Ciel, drap
+mortuaire, parsemé des grands pleurs de feu
+qui roulent incessamment sur sa face, était
+jeté sur sa solitude; pour lui aussi, le Néant
+bâtissait, dans l'impérative éternité, son vague
+mausolée d'oubli. Et le vieux palais ressemblait
+à l'un de ces géants dont la barbe et les cheveux
+poussaient dans le tombeau.</p>
+
+<p>Mais s'il se dressait sombre et dévasté, les
+jardins resplendissaient au clair de lune! Les
+arbres et les fleurs étaient d'une féerique
+beauté; au loin, dans l'étang profond, Tullia
+Fabriana se baignait au milieu des eaux de
+cristal.</p>
+
+<p>C'était bien elle; ses longs cheveux étaient
+<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span>
+déroulés sur son dos nacré, les rayons filtrés
+à travers les cyprès miroitaient sur elle toute;
+et elle semblait, de temps à autre, syrène fastueuse
+des heures noires, se ployer, avec des
+mouvements délicieux, dans une vapeur de
+diamants. Les cygnes, attirés par sa blancheur,
+venaient polir leurs ailes contre ses
+flancs et ses bras; il se vit, lui-même, pâle
+et les yeux fermés, nageant auprès de la
+marquise, et mettant le pied sur les marches
+de marbre, pour sortir avec elle de l'étang.
+Et la Vision continua.</p>
+
+<p>Ils marchaient maintenant ensemble dans
+les allées. Les immenses lilas balançaient, au-dessus
+de leurs têtes, leurs grosses touffes humides
+et assombries; l'air était embaumé par
+les vastes ombrages des charmilles. Ils marchaient,
+entrelacés, sous les regards dorés des
+étoiles; les lévriers et les chevreuils réveillés
+venaient jouer autour d'eux à leurs pieds;
+leur nudité se détachait sous les feuilles comme
+celle d'un couple de marbres antiques.&mdash;On
+<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span>
+eût dit que deux statues du jardin profitaient
+des ténèbres pour revivre.&mdash;Leurs lèvres se
+touchaient parfois sans bruit, dans l'ombre, et
+sans parler ils s'entendaient.</p>
+
+<p>Et en effeuillant des roses blanches sur les
+épaules de la grande enchanteresse, il lui
+disait:</p>
+
+<p>«&mdash;Ton amour est un ciel dont je ne doute
+pas: un baiser de toi, c'est l'infini!...»</p>
+
+<p>Et elle ne répondait pas, mais elle lui faisait
+lentement signe de regarder ce qui se passait.</p>
+
+<p>Et leurs corps s'atténuaient jusqu'au fantôme;
+une sourde oscillation agitait les profondeurs
+métalliques de la nature; le relief de toutes
+choses s'effaçait graduellement, comme lorsqu'on
+meurt; la Vision devint ombre et fluide,
+et tout disparut dans l'empire du Nirvanah.</p>
+
+<p>Le comte Wilhelm passa la main sur son
+front et se retourna vers la croisée.</p>
+
+<p>L'obscurité de la nuit s'était approfondie au
+dehors; pas un bruissement de feuilles dans
+les jardins, pas un souffle d'air ne venait dans
+<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span>
+l'appartement par la croisée toute grande
+ouverte.</p>
+
+<p>Il essaya, sans se rendre compte de son mouvement,
+de regarder le ciel; il n'y en avait
+plus. La nuit s'était faite noire, et c'était un
+silence extraordinaire, un silence d'abstraction,
+dans lequel les dernières vibrations de la harpe
+se mouraient faiblement, harmonieusement...</p>
+
+<p>Ce fut alors qu'il oublia un peu d'aimer pour
+réfléchir à son insu, et qu'il osa regarder en
+face de lui.</p>
+
+<p>Depuis la voûte élevée de l'appartement jusqu'à
+ses pieds, l'atmosphère s'était partagée en
+deux zones absolument disparates.</p>
+
+<p>La lumière de la lampe l'éclairait lui et toute
+la partie où il se trouvait; et il apparaissait
+comme dans une effusion rayonnante. La partie
+où devait être Tullia Fabriana roulait des reflux
+d'ombres; c'étaient des vagues d'obscurité,
+lourdes et surtout comme lointaines. Il ne voyait
+ni le sphinx ni la femme. Il fit un pas; il aperçut
+les cariatides, et il lui sembla voir remuer
+<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span>
+leurs yeux terribles! Malgré son front lisible
+et son sourire jeune, il lui sembla que ce n'était
+pas d'hier qu'il éprouvait le sentiment vertigineux
+de la vie, et qu'il avait magnifiquement
+souffert autrefois, dans un passé.</p>
+
+<p>Alors, avec un geste éperdu et comme écartant
+une draperie de ténèbres, il entra, chancelant,
+dans les vastes ombres.</p>
+
+<p>Et il vit s'élever, avec lenteur, devant lui,
+dans ces mêmes ombres, comme un autre geste
+enveloppé de voiles; il eut l'impression de deux
+bras qui se joignaient,&mdash;oh! douloureusement!&mdash;autour
+de son cou. Une forme aux
+blancheurs radieuses attirait son front vers
+elle..., et ce fut l'essaim des pâles joies infinies,
+le tremblement des rêves divins, le supplice...</p>
+
+<p>Ce soir-là le comte de Strally-d'Anthas s'anuita
+chez la marquise Tullia Fabriana.</p>
+
+<p><a name="Page_266" id="Page_266"></a></p>
+<p><a name="Page_267" id="Page_267"></a></p>
+
+<div class="footnotes sep4">
+<h3>NOTES</h3>
+<div class="footnote">
+
+<p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"
+href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a>
+Par exemple, il serait permis de rappeler,
+entre tant d'autres, la découverte de la force vitale
+centralisée dans tel n&oelig;ud de notre moëlle, tel mode
+d'activité de la pensée localisé dans telle couche de
+pulpe cérébrale [de manière que l'on ôte ou que l'on
+remet, à volonté, la faculté de discerner, de vouloir,
+de souffrir, etc., dans le cerveau d'un animal en
+enlevant ou en replaçant telle tranche de sa
+cervelle, comme cela se pratique aujourd'hui dans
+nos Académies de médecine]; la découverte plus
+ancienne de l'indépendance de l'irritabilité;&mdash;la
+découverte de l'identité des métaux soléliens et des
+nôtres [découverte obtenue, comme on le sait, par
+l'analyse chimique des rayons saisis dans la chambre
+obscure];&mdash;la découverte de la sensibilité de l'aimant
+[par laquelle le <i>geste</i> de l'être vivant se
+trouve en contact immédiat, cette fois, avec la physique];
+la découverte de la reproduction des espèces
+par les forces créatrices de la nature [c'est-à-dire
+par les principes métalliques et animés contenus
+dans un globule de sang, lequel, jeté dans un vase
+rempli d'eau préparée, y fait germer des centaines
+d'animaux qui s'y développent, deviennent propres à
+notre alimentation et sont pourvus d'organes aussi
+parfaitement emboîtés que ceux obtenus par la génération
+ovarienne]; la découverte de Neptune
+dans le ciel [découverte qui est venue confirmer à
+jamais l'astronomie, comme la découverte de l'Amérique
+vint confirmer la science physique]; la découverte
+de la fusion des os d'un organisme dans un
+autre [grâce à laquelle, en chirurgie, on peut
+substituer, maintenant, l'os d'un animal à l'os
+humain d'une si parfaite manière, que, au bout de
+quelque temps, le premier remplace absolument le
+second];&mdash;etc., etc.</p>
+
+<p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"
+href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a>
+Si l'on voulait analyser attentivement chaque
+branche scientifique du progrès, l'idée de son importance
+et son aspect général se modifieraient peut-être
+beaucoup dans les esprits, et même dans les esprits
+de ses plus déterminés partisans. Sans établir une
+théorie de compensations (laquelle, d'ailleurs, ne
+saurait jamais être rigoureusement exacte, car pour
+connaître une époque, il faudrait n'être que de cette
+époque), il serait facile, en s'en tenant à son siècle,
+de trouver des contradictions dans la plupart des
+<i>découvertes</i> qu'il présente. Soit une science: prenons
+celle qui lutte contre la souffrance physique et contre
+la mort, et qui souvent surseoit l'une et l'autre,&mdash;la
+médecine.</p>
+
+<p>Il est certain que dans les temps modernes les
+découvertes physiologiques prennent, à l'insu du
+vulgaire, des proportions inattendues et capables, au
+plus haut point, de surprendre l'intérêt des penseurs.
+Jamais la précision dans l'art de guérir ne fut mieux
+obtenue et ne fut plus généralisée, et personne
+n'ignore que nos pharmacies sont richement dotées
+de tout ce qui peut alléger le fardeau de nos maladies.</p>
+
+<p>En résultat, l'on affirme que la durée de la vie
+moyenne augmente dans plusieurs pays et l'on va
+jusqu'à fournir des chiffres de cinq, six et sept
+années...</p>
+
+<p>Cependant, ce principe étant posé que les statisticiens
+ne peuvent offrir de chiffres <i>exacts</i> que depuis
+un siècle, sur quelle base solide ou même acceptable
+peut se fonder une certitude quelconque de cette
+hausse apparente d'existence,&mdash;surtout lorsqu'on
+mentionne des intervalles d'oscillations durant ce
+siècle?...&mdash;Comment concilier ces chiffres avec les
+totaux obtenus par les statistiques de la misère en
+Europe, totaux dont la progression annuelle s'élève
+d'une manière sensible?&mdash;Comment, enfin, accorder
+cette amélioration de la durée moyenne de l'existence,
+dans nos pays, avec les immenses quantités
+d'alcools, de boissons et d'aliments falsifiés, avec les
+habitations exiguës et mal aérées, avec la grande
+négligence de l'hygiène, etc., etc.?...</p>
+
+<p>Mais nous devons écarter ces objections qui ne
+portent pas sur la réalité du problème posé dans
+toutes les consciences.</p>
+
+<p>La philosophie, n'ayant point de raisons d'État,
+n'est que sincère dans ce qu'elle affirme et n'admet
+guère ces façons d'apprécier ou plutôt de jauger la
+vie humaine.</p>
+
+<p>La durée, ce n'est pas la vie; c'en est une qualité.
+Sous ce mot, la vie humaine, nous avons l'idée
+d'action et de pensée. Ce qui fait vivre l'homme, ce
+sont les liens et les rapports qui l'unissent à ce qui
+l'entoure; plus ces liens se fortifient, plus la vie se
+<i>réalise</i> dans l'homme. Or, quels sont les affections,
+les rapports spontanés et naturels qui lui appartiennent?
+Rêves ou réalités, nous ne voyons pas plus
+de quatre éléments de la vie, éléments d'où les plaisirs,
+les passions, les devoirs, dérivaient depuis six
+mille ans; ce furent la famille, l'amour, la conscience
+et l'idéal. Puisque ce sont les éléments naturels de
+la vie, reste à savoir s'ils se renforcent dans les pays
+civilisés: dans le cas d'affirmative, nous pourrons
+avancer que la vie moyenne est en progrès.</p>
+
+<p>Mais nous voyons d'ici le sourire du lecteur, tant
+le résultat de l'analyse lui est connu par avance. Il
+est inutile de l'écrire. Les types de la famille sont
+suffisamment bafoués, chaque soir, dans un millier
+de théâtres, devant une centaine de millions d'âmes,
+en Europe, pour qu'on soit édifié sur la valeur attribuée
+à cette parole par la majorité.&mdash;L'amour est
+devenu quelque peu la poésie de l'hygiène; l'idéal
+se définirait, pour le plus grand nombre, la foi dans
+le présent. Pour ce qui concerne la conscience et la
+morale publiques, il suffit d'ouvrir l'un des Codes.
+Prenons celui de France, par exemple. Il compte
+environ quatre-vingt mille lois. Nous demandons
+simplement ce que pourraient bien être la conscience
+et la morale publiques dans un pays de trente-huit à
+quarante millions d'âmes, lorsqu'il faut quatre-vingt
+mille lois, un millier de tribunaux toujours exubérants
+d'affaires, cinq ou six cent mille baïonnettes et
+quarante ou cinquante mille hommes de police pour
+les y maintenir?...</p>
+
+<p>La durée de la vie moyenne augmente?... En le
+supposant, il faut avouer que cette augmentation
+coûte cher. L'homme a voulu s'affranchir de vieux
+préjugés; il désirait «épurer son idéal,» devenir
+<i>libre</i>, enfin,&mdash;suivant son indéfinissable expression.&mdash;Le
+voilà servi à souhait: il n'y a plus que l'artificiel.
+Les crimes aussi diminuent;&mdash;mais les vices
+augmentent et l'homme arrive toujours à perdre en
+profondeur ce qu'il gagne en surface.</p>
+
+<p>Revenons à la médecine. En face d'une question
+décisive,&mdash;soit celle du <i>sang humain</i>, par exemple,&mdash;la
+science paraît se troubler. Or, en définissant
+les divers modes de manifestation, les nombreuses
+variétés de symptômes sous lesquels apparaît son
+affaiblissement, par le terme vague et général, la
+chlorose, on trouve,&mdash;suivant l'estimation de praticiens
+éclairés et d'après le recensement des maladies
+modernes,&mdash;on trouve que c'est par millions que les
+chloroses se comptent en Europe; ce qui induirait à
+penser, quoi qu'en puissent dire les zélateurs d'une
+statistique erronée et embryonnaire, que les forces
+de constitution décroissent dans les générations
+humaines en raison du développement intellectuel
+des sociétés.</p>
+
+<p>L'on objectera que le «remède suit le mal!» On
+mentionnera, par exemple, la découverte du traitement
+des chloroses par le fer. Les docteurs désintéressés
+répondront au sujet de l'efficacité du fer. Sur
+deux sujets choisis et traités dans des conditions
+identiques par le fer (présenté sous toute formule,
+lactate, iodure, citrate, etc., peu importe), le résultat
+sera la mort de l'un et la guérison de l'autre, sans
+qu'il soit humainement possible de déterminer la
+raison de cette différence. Ce qui échappe dans l'expérimentation
+médicale est de même nature que ce
+qui échappe en métaphysique, et ce qu'on appelle
+éléments, forces, principes, ne répond pas à ce titre;
+mots inexacts, et rien de plus! Des <i>éléments</i>?...
+D'où vient, alors, qu'ayant tous les éléments du
+sang humain, on n'en puisse distiller une goutte?...
+D'où vient qu'il soit permis de mélanger indéfiniment
+de l'acide nitrique, du graphite, de l'eau, etc.,
+sans obtenir de la chair avec cette composition?...
+D'où vient qu'on puisse manier les phosphates de
+magnésie, de chaux et de soude en les combinant
+avec le reste des éléments laissés par la décomposition
+de toutes les parties du squelette sans arriver à
+fabriquer de l'os avec ces moyens? Qu'est-ce que des
+<i>principes</i> impuissants qui ont besoin d'<i>autre chose</i>
+que d'eux-mêmes, à ce qu'il paraît, pour produire
+leurs conséquences? Tout cela nous rappelle une
+parole bien connue de l'un des plus illustres et des
+plus profonds docteurs de ces derniers temps; sur le
+lit de mort, il formulait ainsi sa conclusion triviale
+et suprême: «Tenez-vous la tête fraîche, les pieds
+chauds, le ventre libre, et moquez-vous des médecins.»
+Plaisanterie de moribond, d'accord; mais y
+a-t-il beaucoup de médecins qui n'en diraient pas
+autant? Il est à remarquer d'ailleurs que ceux qui
+doutent d'une science sont presque toujours ceux
+qui paraissent avoir fait de cette science le but de
+leur carrière.</p>
+
+<p>Au total, ce que la médecine aurait découvert de
+plus nouveau et de plus clair, c'est qu'un régime
+sobre et réglé, des aliments sains, de l'exercice, un
+air pur, le calme des m&oelig;urs et un bon tempérament
+peuvent conduire à la centaine. Malheureusement,
+cette excellente maxime,&mdash;que nos premiers parents
+ont cru devoir nous léguer,&mdash;tout en demeurant
+l'axiome fondamental et la conclusion définitive de
+la science, est devenue très difficile à mettre en
+pratique pour les cinq sixièmes des individus. Les
+populations croissantes, les difficultés économiques,
+l'organisation étrange des métiers, des moyens
+d'existence et le genre de vie moderne excluent et
+mettent hors de portée pour des millions d'âmes
+jusqu'à la possibilité de pratiquer une hygiène sortable.
+Condamnés à subir plus fréquemment que les
+anciens les plus tristes maladies, nous arrivons peu
+à peu à un système universel de guérisons et de
+drogues qui rendra les générations débiles, appauvrira
+la vitalité humaine et enfin hâtera l'apparition
+d'un second terme dans la progression de la
+durée. Qui peut dire, en effet, que la statistique de
+la vie ne se balance pas sur deux termes? Sur une
+progression ascendante et descendante, comme toute
+chose, et que nous ne marchons pas vers ce premier
+terme d'une période de diminution?</p>
+
+<p>Il est évidemment certain (pour ceux qui, réduisant
+d'un coup d'&oelig;il toutes les petites aberrations
+arbitraires à leur dénominateur commun, savent que
+d'un mot dévoyé de son acception réelle, peut partir
+une irradiation indéfinie de sottises), il est, disons-nous,
+certain que, étant tenu compte de la hausse
+naturelle des populations, la mortalité suit avec sa
+fidélité ordinaire et ponctuelle la progression des
+dénombrements, tout comme autrefois. Le nombre
+et la variété des maladies augmentent en germes
+cachés, l'homme se créant des habitudes, conséquences
+des autres branches du progrès, et l'explosion
+d'une débâcle imminente ne doit, certes, pas
+être considérée comme absolument impossible.</p>
+
+<p>Non seulement les anciens nous surpassèrent, de
+l'aveu des modernes, dans leurs théories hygiéniques
+et dans leurs applications de ces théories, mais, dans
+l'art de guérir leurs maladies, l'expérience paraît
+démontrer qu'ils réussissaient dans la même proportion
+que nous. Il ne faut pas omettre, d'ailleurs, que
+même de nos jours les anachorètes perdus dans les
+Thébaïdes, les empiriques et les jongleurs de
+l'Orient, les derviches de la Haute-Égypte, etc., ont
+aussi leurs manières extra-scientifiques de guérir
+les plus horribles maux qui aient jamais affligé
+notre espèce, et cela d'une façon bien autrement
+rapide et radicale que ne guérissent les médecins
+d'Europe.</p>
+
+<p>Il va sans dire que nous ne pouvons entrer ici
+dans les moindres développements, et qu'il ne nous
+est même pas permis d'indiquer d'une façon sommaire
+l'état d'une seule question actuelle. Nous
+avons le regret d'être obligé de passer vite, et nous
+n'avons d'autre prétention, dans ces notes, que celle
+de formuler à grands traits un point de vue possible.</p>
+
+<p>La médecine est liée à la chimie d'une telle sorte
+qu'on pourrait avancer que l'une est en face de
+l'autre. Prenons un détail de cette nouvelle science:
+nous sommes arrivés en chimie à résumer le mystère,&mdash;ou
+du moins l'une de ses parties les plus
+abstraites, sur l'hydrogène: on est à peu près certain,
+aujourd'hui, que le poids atomique de tous
+les corps n'est qu'un multiple exact du sien. Or,
+qu'est-ce que l'hydrogène?... Une qualité!&mdash;Toujours
+des qualités; jamais de principes! «C'est la
+devise et la justification du progrès indéfini!...»
+s'écrient les cent ou deux cents millions d'hommes
+qui peuplent chaque jour, du matin au soir, les
+trois cent mille cafés de l'Europe et qui ont la
+bonté, après avoir ruminé synthétiquement une
+masse indigeste de gazettes, de donner humblement
+le ton à l'Esprit humain.&mdash;Il suffit d'affirmer ce
+qu'ils disent pour en voir l'incertitude. Dans tout
+cela, certes, il y a une chose fort belle et fort mystérieuse:
+c'est le sérieux de l'humanité créant une
+logique en toute chose, sans savoir pourquoi, ni
+comment; mais, comme le disaient dernièrement
+des astronomes en proie au saisissement de nous ne
+savons plus quelle alerte céleste: «Est-ce bien avoir
+raison que de n'avoir pas le temps d'avoir raison?»
+Ah! nous nous amusons dans les ténèbres à reculer
+d'insignifiantes décimales; nous croyons comprendre
+un phénomène parce que nous le nommons suivant
+telle condition de notre langage, comme si c'était là
+son vrai nom! Les choses restent aussi cachées
+qu'autrefois et l'on n'y voit réellement clair nulle
+part dans ce siècle de lumières; témoin ces deux
+savants qui, stupéfaits d'une question de physique,
+se disaient l'un à l'autre (et quelques-uns peuvent
+avoir entendu citer le fait en 1861, par un éminent
+rationaliste, aux cours de chimie du Collège de
+France,&mdash;au front de la planète et de l'humanité
+scientifique):&mdash;«L'absurde lui-même n'est peut-être
+pas impossible.»</p>
+
+<p>Voilà donc le cri suprême que la raison est contrainte,
+à chaque instant, de pousser aujourd'hui,
+après six mille ans de labeurs et de rêves, ce qui
+ne laisse pas que d'engendrer certaines réflexions
+au sujet de l'authenticité du progrès.</p>
+
+<p>Ajoutons, en passant, que nous avons bien peu
+de spectacles capables de lutter en splendeur avec
+Babylone, Memphis, Tyr, Jérusalem, Ninive, Sardes,
+Thèbes, Ecbatane, etc., etc., et que, sous le rapport
+de l'esthétique, les modernes le cèdent aux anciens.
+D'autre part, la massue du vieux Caïn se déguise,
+mais la flèche, l'épée ou le canon s'entre-valent; les
+engins de meurtre s'universalisant, la supériorité
+disparaît: le progrès devient compensation. «Nous
+marchons à l'abolition des guerres!» disent les
+«agrandisseurs de l'horizon intellectuel».&mdash;Il faut
+avouer qu'on ne s'en aperçoit pas beaucoup jusqu'à
+présent.</p>
+
+<p>L'homme ne se nourrit pas seulement de pain:
+qu'est devenu l'idéal? Nous ne le trouvons plus
+nulle part, même dans les cieux. Pareils au Jupiter
+olympien, les penseurs ne daignent rien voir.&mdash;Eh!
+loin de nous l'idée absurde de nier lourdement
+le progrès: L'homme qui mit un pied devant l'autre
+créa le progrès. Mais que le progrès puisse sortir
+d'un cercle excessivement restreint, ou démontrer
+autre chose que notre dépendance indéfinie et notre
+ignorance finale, c'est ce qu'il est permis de révoquer
+en doute. On fait trop bon marché de la science
+des anciens; on s'imagine volontiers une grande
+différence entre leur niveau philosophique et le
+nôtre. Reste à savoir si le <i>calme</i> au sujet de l'idée
+de Dieu est un progrès, ce que personne ne pourrait
+démontrer d'une manière très nette. L'immensité
+leur était aussi bien inconnue qu'elle est inconnue
+pour nous autres! et, en se rappelant le moindre
+détail d'astronomie, on s'aperçoit qu'ils s'occupaient,
+avec méthode et ferveur, de la grande question.&mdash;Par
+exemple, il y a deux mille ans,&mdash;pour citer un
+fait entre mille,&mdash;l'observateur d'Alexandrie,
+ayant inventé la sphère armillaire moderne et fixé,
+par à peu près, l'obliquité de l'écliptique, obtenait
+pour l'arc du méridien compris entre les tropiques
+une expression où la science actuelle précise à peine
+une inexactitude à peu près insignifiante. En vérité,
+les pas que nous avons faits dans presque toutes les
+sciences pourraient se représenter par les deux
+petites virgules de différence entre un calcul de
+vingt siècles et le nôtre. Il y a quatre mille deux
+cents ans, les Chaldéens trouvaient leur triple zaros
+lunaire après des calculs nécessairement assez compliqués.</p>
+
+<p>Les Juifs étaient fort au courant de la période de
+nos années, qu'on prétend avoir été découverte par
+nous ne savons plus quel moine scythe ou lapon en
+l'an 500 de notre ère: il suffit de jeter les yeux sur
+leurs livres pour le voir.&mdash;Il y a trois mille ans, les
+Chinois remarquaient la mobilité de l'écliptique en
+observant l'aiguille d'un cadran solaire, et l'invention
+de ce cadran se perd dans la nuit de l'histoire.
+Il y a deux mille deux cents ans, les Babyloniens
+en découvraient encore d'ingénieuses variétés. La
+découverte des précessions équinoxiales date de deux
+mille trois cents ans; sans le prétendu hasard qui
+nous a fait «découvrir» l'optique, il y a cinq siècles
+(laquelle remonte à trois mille ans d'après les traités
+d'optique de Ptolémée), et, par suite, la science des
+réfractions de la lumière, nous ne saurions pas
+grand'chose de plus que les anciens en astronomie.</p>
+
+<p>Et que savons-nous, malgré cela? Nous connaissons
+quelques millions d'étoiles ainsi qu'une partie
+des phénomènes de leurs évolutions variées: les
+enfants d'aujourd'hui, plus analystes que les petits
+pâtres chaldéens, peuvent, en divisant une seconde
+au degré sur le parcours d'un rayon, savoir la distance
+qui nous sépare de chacune d'elles, et peser la
+substance dont elles sont composées en calculant la
+force d'attraction les unes des autres.&mdash;Cette affirmation
+que tout le système solaire,&mdash;que l'<i>Univers</i>,
+comme on dit,&mdash;ne pèse pas seulement un sextillion
+de livres (s'il est vrai que deux et deux fassent
+quatre), pourrait même, selon nous, éveiller un
+sourire dont le scepticisme convenu ne serait pas
+tout à fait exempt d'horreur.</p>
+
+<p>Oui! nous avons analysé le faisceau d'angles lumineux
+qu'un rayon parcourant près de cent mille
+lieues par seconde vient projeter sur notre &oelig;il après
+avoir franchi, durant au moins dix ans, les vastes
+abîmes de l'éther et les dix mille kilogs d'atmosphère
+dont l'&oelig;il humain supporte la pression, et nous avons
+perfectionné nos lentilles, inventé les polariscopes,
+rapproché un peu le ciel: ce qui revient à dire, au
+fond, que nous jouissons, grâce à nos puissants instruments
+obtenus par tant de travaux, de sang et de
+veilles, d'une vue un peu meilleure que celle de ces
+Allemands qui, au dire de la science, distinguaient à
+l'&oelig;il un des satellites de Jupiter, les anneaux de
+Saturne, et qui marquaient, un crayon à la main, des
+distances de nébuleuses. Le télescope est peut-être
+comme la béquille de nos yeux affaiblis et malades!
+Qui sait jusqu'où les premiers hommes <i>voyaient</i>
+naturellement? Que le monde soit âgé de six mille
+ans, ou d'autant de milliards de siècles, tout cela se
+vaut sous la réflexion: il faut toujours en venir au
+<i>commencement</i>, c'est-à-dire au non-sens, au mystère,
+à l'immémorial, à l'absurde. Les données que nous
+avons aujourd'hui dans le détail du ciel, ou dans ses
+lois générales, seront renversées demain, peut-être,
+par d'autres données et d'autres lois,&mdash;et voilà tout
+notre substratum.</p>
+
+<p>Déjà des critiques s'élèvent et d'une manière
+très suffisamment spécieuse pour être digne d'attention.</p>
+
+<p>Cependant, bien que la plupart des astronomes
+regardent le firmament comme l'anatomiste regarde
+un cadavre, il n'en est pas moins resté superbement
+inconnu. Mais on dirait que le <i>public</i> n'a plus le
+temps de penser à lui! A peine ressentons-nous quelquefois
+son vertige divin! Les Chaldéens concevaient
+la grandeur des rapports qui peuvent nous
+unir à son silence. «Imaginations de pasteurs
+grossiers!» dit-on. Mais toute réalité suppose une
+imagination antérieure qui l'a pensée.&mdash;Où commence,
+où finit <i>l'imagination</i>? Ce qu'elle voit, est
+ou n'est pas: si ce n'est pas, comment se fait-il
+qu'elle puisse le voir?... Si c'est au contraire, qu'est-ce
+que la <i>réalité</i> d'un corps peut ajouter de plus à la
+sienne, pour nous, puisque tout finit par disparaître
+<i>pour nous</i>?</p>
+
+<p>Ah! les enfants de la Chaldée, errant sur les montagnes
+au milieu du vent nocturne, la ressentaient
+bien, cette poésie qui est la conscience de la nature,
+et ils avaient bien raison d'attacher, d'un regard de
+foi dépassant les progrès futurs, leurs obscures destinées
+au cours lumineux d'une étoile, et de créer
+ainsi, dans tout l'infini de leur pensée, un rapport
+irrévocable de leur humilité à sa sublimité.</p>
+
+<p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"
+href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a>
+Le moi.&mdash;Voyez <span class="smcap">Fichte</span>, <i>la Logique</i>.&mdash;Voir
+aussi <i>Traité des Sensations</i>, par l'abbé <span class="smcap">de Condillac</span>,
+et <span class="smcap">Lélut</span>, <i>Physiologie de la Pensée</i>.</p>
+
+<p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"
+href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a>
+Voir <span class="smcap">Schelling</span>, <i>Idéalisme transcendantal</i>, et
+ne pas tenir compte de ses notes (dans l'<i>Appréciation
+des &OElig;uvres de M. Cousin</i>) au sujet de <span class="smcap">Hégel</span>, notes
+dans lesquelles se trouve cette proposition: «<i>Ce</i> qui
+<i>est</i> est le primitif; son être n'est que l'ultérieur,»
+etc.,&mdash;attendu que ceci n'est d'aucune nécessité, ne
+se prouve point et ne se pense pas plus que la proposition
+de <span class="smcap">Hégel</span>.</p>
+
+<p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5"
+href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a>
+Voir <span class="smcap">Hégel</span>, logique, <i>la Science de l'Être</i>.
+L'identité de l'être et du néant, considérés dans leur
+<i>en soi</i> vide et indéterminé. Les personnes qui ne
+sauraient pas l'allemand peuvent consulter la belle
+traduction de <span class="smcap">M. Véra</span>, l'un des monuments philosophiques
+de ce siècle.</p>
+
+<p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6"
+href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a>
+Ceci soit dit sous le critérium hégélien, et avec
+une réserve dont l'explication devra être donnée
+dans le second volume de cet ouvrage.</p>
+
+<p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7"
+href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a>
+<i>Fatalité</i> est pris ici dans le sens de concordance
+fâcheuse, de forces de circonstances, et non sous un
+autre point de vue.</p>
+</div>
+</div>
+
+<h2 class="sep4"><a name="Table" id="Table"></a>TABLE</h2>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="2" summary="Table">
+<tr>
+<td class="tdl"></td>
+<td class="tdr">Pages.</td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Italie</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_11">11</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Celui qui devait venir</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_17">17</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Promenade nocturne</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_31">31</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Premier aspect de Tullia Fabriana</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_57">57</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Transfiguration</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_73">73</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Étude d'enfance</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_81">81</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">La bibliothèque inconnue</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_95">95</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Isis</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_129">129</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">La présentation</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_153">153</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Le palais enchanté</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_171">171</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Aventures chevaleresques</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_199">199</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Fiat nox</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_213">213</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Ténèbres</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_227">227</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">L'éternel féminin</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_237">237</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Cras ingens iterabimus æquor</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_251">251</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tdl">Notes</td>
+<td class="tdr"><a href="#Page_267">267</a></td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><a name="Page_268" id="Page_268"></a></p>
+<p><a name="Page_269" id="Page_269"></a></p>
+
+<div class="blockquot">
+<p class="hi sep4"><span class="smcap">Des Presses de Math. Thone,<br />
+imprimeur-éditeur, 13, rue<br />
+St-Jean-Baptiste, Liége.</span></p>
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Isis, by Auguste Villiers de l'Isle Adam
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ISIS ***
+
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+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+
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+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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+ways including checks, online payments and credit card donations.
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+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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