diff options
| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:02:40 -0700 |
|---|---|---|
| committer | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:02:40 -0700 |
| commit | 42560847cbcc3ab68ccdcef242c781da1601012b (patch) | |
| tree | 16b058dd3cc724954e200c9436ea965229e496fc | |
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 34918-8.txt | 9204 | ||||
| -rw-r--r-- | 34918-8.zip | bin | 0 -> 189326 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 34918-h.zip | bin | 0 -> 269297 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 34918-h/34918-h.htm | 11807 | ||||
| -rw-r--r-- | 34918-h/images/illlus004.png | bin | 0 -> 14960 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 34918-h/images/marie_antoinette.jpg | bin | 0 -> 55792 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 34918-h/images/marie_antoinette_s.jpg | bin | 0 -> 5970 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 34918-h/images/pergamon.jpg | bin | 0 -> 2574 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
11 files changed, 21027 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/34918-8.txt b/34918-8.txt new file mode 100644 index 0000000..e052dd1 --- /dev/null +++ b/34918-8.txt @@ -0,0 +1,9204 @@ +The Project Gutenberg EBook of Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, by +Louise Elisabeth de Croy d'Havré Duchesse de Tourzel + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel + Gouvernante des enfants de France pendant les années 1789 à 1795 + +Author: Louise Elisabeth de Croy d'Havré Duchesse de Tourzel + +Editor: François-Joseph Des Cars + +Release Date: January 11, 2011 [EBook #34918] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DUCHESSE DE TOURZEL *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par + le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été + conservée et n'a pas été harmonisée. + + + + + THE FRENCH REVOLUTION + RESEARCH COLLECTION + + LES ARCHIVES DE LA + REVOLUTION FRANÇAISE + + PERGAMON PRESS + Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK + + + + + MÉMOIRES + + DE MADAME + + LA DUCHESSE DE TOURZEL + + + + +L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de +traduction et de reproduction à l'étranger. + +Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en mai 1883. + + + PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. + + + + + MÉMOIRES + + DE MADAME + + LA DUCHESSE DE TOURZEL + + GOUVERNANTE DES ENFANTS DE FRANCE + + PENDANT LES ANNÉES + + 1789, 1790, 1791, 1792, 1793, 1795 + + PUBLIÉS PAR + + LE DUC DES CARS + + _Ouvrage enrichi du dernier portrait de la Reine_ + + TOME SECOND + + + PARIS + + E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 10, RUE GARANCIÈRE + + 1883 + + _Tous droits réservés_ + + + + + MÉMOIRES + + DE + + MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL + + + + +CHAPITRE XIV + +ANNÉE 1791 + +ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE + + Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la + manière de recevoir le Roi.--Arrivée et discours de ce prince + à l'Assemblée.--Continuation des troubles et commencement de + ceux de la Vendée.--Demande du Roi aux commandants de la + marine de ne pas abandonner leurs postes.--Même demande aux + officiers de la part de M. du Portail, ministre de la + guerre.--Proclamation de M. de Lessart, ministre de + l'intérieur, pour engager les émigrés à rentrer en + France.--Lettre écrite par le Roi aux ministres étrangers + pour notifier aux puissances l'acceptation de la + Constitution, et leur réponse à cette + notification.--Changement dans le ministère.--Troubles + d'Avignon. + + +L'Assemblée ouvrit ses séances par une discussion sur la manière de +prêter le serment exigé des députés. On convint d'un commun accord +que le serment serait prêté sur la Constitution, devenue l'Évangile +des Français; qu'on irait la chercher en grande pompe dans les +Archives nationales; qu'elle serait apportée par six vieillards, et +que dans le moment où elle entrerait dans la salle, chacun se +lèverait et resterait debout, la tête découverte. On avait proposé, +pour lui faire encore plus d'honneur, de la recevoir au bruit du +canon, mais on se borna à la réception proposée d'abord. Elle fut +reçue aux cris de: _Vive la Constitution!_ et le serment fut prêté +par chaque député, la main levée sur ce livre sacré. Cette +Constitution, si solennellement jurée et dont la durée devait être +si courte, fut reportée avec la même solennité dans les Archives +nationales. + +On délibéra ensuite sur la manière de recevoir le Roi, lorsqu'il +viendrait à l'Assemblée, s'il ne serait pas à propos de supprimer, +en lui parlant, le titre de Majesté, et de se borner à celui de Roi +des Français; et l'on se permit à ce sujet des réflexions peu +respectueuses pour l'autorité royale. On finit cependant par +conserver le titre usité, en rapportant le décret qui avait déjà été +prononcé, vu le mauvais effet qu'il produisait dans le public, en +déclarant toutefois que toute la supériorité serait reconnue +appartenir à l'Assemblée, et que le fauteuil du Roi serait à la +droite de celui du président et lui serait parfaitement conforme. On +convint ensuite que l'on ne se lèverait que pour le moment de +l'arrivée du Roi, et que l'on ne se découvrirait que lorsqu'il se +serait découvert lui-même. + +On fut promptement à même d'observer ce cérémonial. Le Roi arriva à +l'Assemblée, et représenta la nécessité de donner à l'administration +toute la force et l'autorité nécessaires pour maintenir la paix dans +le royaume; de s'occuper sérieusement des finances et des moyens +d'assurer la répartition et le recouvrement de l'impôt, pour +procurer la libération de l'État et le soulagement du peuple. Il fit +sentir la nécessité de simplifier les procédures, de s'occuper de +l'éducation publique, d'encourager le commerce et l'industrie, de +protéger la liberté de croyance de chacun et les propriétés, afin +d'ôter par là tout prétexte de quitter un pays où les lois seraient +mises en vigueur, et dans lequel on saurait respecter les lois et +les propriétés. + +Il promit, de son côté, de ne rien négliger pour le rétablissement +de la discipline militaire et de la marine, si nécessaire pour +protéger le commerce et les colonies; il ajouta que les mesures +qu'il avait prises pour entretenir la paix et l'harmonie entre les +puissances étrangères lui donnaient tout lieu d'espérer que sa +tranquillité ne serait pas troublée. + +M. Pastoret, président de l'Assemblée, répondit à ce discours par un +éloge pompeux de la Constitution, qui, loin d'ébranler la puissance +royale, lui donnait des bases plus solides et rendait le Roi le plus +grand monarque de l'univers, et il l'assura que son union avec +l'Assemblée pour la pleine et entière exécution de la Constitution +remplissait le voeu des Français, dont les bénédictions en seraient +le fruit. + +L'acceptation de la Constitution ne ramena pas la paix en France, et +il y eut même peu de temps après un commencement de troubles dans la +Vendée, au sujet des persécutions religieuses. On y envoya des +commissaires, entre autres Goupilleau de Fontenay, qui, connaissant +bien le pays, engagea l'Assemblée à prendre des moyens de douceur +vis-à-vis d'un peuple qui ne demandait que la liberté de sa +croyance, en se chargeant des frais de son culte, lequel peuple +était d'ailleurs simple, soumis aux lois, et d'un naturel docile. + +M. Thevenard, ministre de la marine, ayant donné sa démission, fut +remplacé par M. Bertrand. Le profond attachement de ce dernier pour +le Roi, et un caractère bien prononcé, étaient des motifs suffisants +pour lui attirer la haine d'une Assemblée dont il ne voulait pas +être le vil flatteur. Aussi encourut-il promptement sa disgrâce, +malgré son extrême attention à éviter tout ce qui pouvait blesser +l'orgueil de ses membres, et à faire exécuter ponctuellement tous +les articles de la Constitution. + +Par le conseil de ce ministre, le Roi écrivit de sa main aux +commandants de la marine une lettre, contre-signée Bertrand, pour +les engager, par les motifs les plus sacrés, à ne pas abandonner +leur poste, et à sentir ce qu'ils devaient à leur pays et à leur roi +dans les circonstances difficiles où l'on se trouvait. Mais, pour +que leur présence fût utile, il eût fallu supprimer cet esprit +d'insubordination soutenu par l'Assemblée, qui mettait les +officiers dans l'impossibilité de se faire obéir, et par conséquent +d'opérer aucun bien. + +M. du Portail voulut imiter la conduite de M. Bertrand vis-à-vis des +officiers de l'armée de terre, malgré le peu de confiance qu'il +pouvait inspirer, ce ministre étant regardé comme le moteur de +l'insurrection, par sa demande d'admission des soldats dans tous les +clubs du royaume. + +M. de Lessart fit aussi, de son côté, une proclamation pour engager +les émigrés à rentrer en France, les assurant que le Roi ne +regarderait comme de véritables amis que ceux qui reviendraient dans +leur pays, où leur présence était si nécessaire, leur représentant, +de plus, que si leur attachement pour sa personne les avait fait +hésiter de prêter un serment qu'ils considéraient comme incompatible +avec leurs devoirs, la conduite de Sa Majesté leur ôtait tout +prétexte de s'y refuser. + +Mais la conduite de l'Assemblée n'était rien moins que propre à +appuyer la demande du Roi, et à persuader les émigrés de l'utilité +de leur retour. Aussi cette proclamation fut-elle loin de produire +l'effet qu'en avait espéré M. de Lessart. + +L'Assemblée profita d'une erreur qui avait retardé la mise en +liberté de quatre soldats accusés d'insubordination, pour déclamer +contre les ministres. Une pétition de scélérats détenus dans les +prisons donna occasion aux injures les plus violentes contre leurs +personnes. On voulut qu'ils se présentassent continuellement à la +barre pour rendre compte de leur conduite, et tout annonça, dès le +commencement de la séance, l'impossibilité où ils se trouveraient +d'exercer les fonctions de leur ministère. Le but de l'Assemblée +était d'en dégoûter les véritables serviteurs du Roi, en leur ôtant +tout moyen de le servir, et de forcer ce prince à les remplacer par +leurs amis et leurs créatures. + +M. de Montmorin, ne pouvant plus soutenir la manière impérieuse dont +l'Assemblée traitait les ministres, et les insultes journalières +qu'elle leur faisait éprouver, demanda et obtint sa démission. M. de +Lessart, ministre de l'intérieur, fut chargé du portefeuille, en +attendant la nomination de son successeur. Le Roi en fit part à +l'Assemblée, ainsi que de la nomination de MM. Geoffroy, de Bonnaire +de Forges, Boucaut, Gilbert des Mollières et Desjobert pour +commissaires de la trésorerie. + +M. Tarbé les avait indiqués à Sa Majesté, qui les avait acceptés +sans balancer. Ce ministre était sincèrement attaché au Roi; j'eus +occasion de le voir, et il me parla de ce prince de la manière la +plus touchante. Il était persuadé de la nécessité de faire respecter +son autorité, sans compromettre sa personne, et, pour y parvenir, de +n'accorder des places qu'à des gens instruits et capables de les +bien remplir, de manière que le public pût faire la différence des +choix du Roi avec ceux de l'Assemblée. Mais la persécution que +cette dernière faisait souffrir à ceux qui ne partageaient pas son +délire rendit souvent inutile cette sage précaution. + +Le Roi fit également annoncer à l'Assemblée le choix qu'il avait +fait de MM. de Brissac d'Hervilly et de Pont-l'Abbé pour commander +sa garde constitutionnelle: le premier pour la commander en chef, le +second pour être à la tête de la cavalerie, et le troisième à celle +de l'infanterie. La conduite franche, loyale et pleine d'honneur du +duc de Brissac lui avait acquis l'estime générale, et ceux qui ne +partageaient pas ses opinions ne pouvaient s'empêcher de le +respecter. Les deux autres étaient d'excellents officiers, et dont +la réputation ne laissait rien à désirer; aussi ces choix furent-ils +généralement approuvés. J'ai peu connu M. de Pont-l'Abbé, mais +beaucoup M. d'Hervilly, dont le dévouement au Roi était sans bornes, +et duquel j'aurai occasion de parler dans la suite de ces mémoires. + +Quoique M. de Montmorin eût quitté le ministère, il fut chargé par +le Roi de donner communication à l'Assemblée de la notification +qu'il avait donnée aux puissances de l'Europe de son acceptation de +la Constitution, et de la réponse de chacune d'elles. Elle était +dans le même sens que toutes les lettres que l'on avait fait écrire +au Roi depuis son retour de Varennes, et ses ministres dans les +cours étrangères étaient chargés d'insister auprès des puissances +sur la nécessité où avait été le Roi d'accepter une Constitution +pour laquelle le voeu du peuple était si fortement prononcé; que le +Roi, qui n'avait en vue que le bonheur de ses sujets, serait au +comble de ses voeux, si les restrictions mises à son autorité +remplissaient le but que l'Assemblée s'était proposé; que les +imperfections que l'on pouvait remarquer dans la Constitution +avaient été prévues; et qu'il y avait tout lieu d'espérer qu'elles +pourraient être réparées sans livrer la France à de nouvelles +secousses. + +Le roi d'Espagne répondit qu'il était loin de vouloir troubler le +repos de la France, mais qu'il ne pouvait croire à la libre +accession du Roi son cousin à la Constitution, tant qu'il ne le +verrait pas éloigné de Paris et des personnes soupçonnées de lui +faire violence. + +Le roi de Suède déclara avec sa franchise ordinaire que le roi de +France n'étant pas libre, il ne pouvait reconnaître aucune mission +de la part de la France. + +Les autres puissances ne parlèrent que de leur désir de voir +le bonheur du Roi être le fruit de tous les sacrifices qu'il +faisait à celui de la France; mais, comme elles ne parlaient que +très-succinctement de la nation, elles furent loin de satisfaire +l'Assemblée, encore plus enivrée de sa puissance que celle qui +l'avait précédée. + +M. de Montmorin l'assura qu'elle n'avait rien à craindre des +puissances étrangères, et que c'était au Roi qu'on devait la +tranquillité de la France; mais que pour la maintenir il fallait +mettre les lois en vigueur, et faire cesser l'abus des écrits +incendiaires qui y mettaient un obstacle journalier. + +Goupilleau et Audrein se plaignirent de ce que M. de Montmorin ne +rendit pas compte de l'état de la négociation avec la Suisse pour +faire participer les déserteurs de Châteauvieux à l'amnistie +accordée aux déserteurs français. «Quoiqu'il ait quitté le +ministère, s'écria un des membres de l'Assemblée, il n'en est pas +moins responsable. Il ne faut pas que la responsabilité des +ministres soit un vain épouvantail.» Et cette réflexion fut +applaudie du plus grand nombre des membres de l'Assemblée. + +Depuis un mois qu'elle avait ouvert ses séances, il y en avait eu +bien peu qui n'eussent été de nature à affliger le coeur du Roi et à +lui démontrer l'impossibilité d'en espérer aucun bien. Sa conduite +lors des massacres d'Avignon suffisait seule pour en ôter tout +espoir. + +La ville d'Arles, menacée par les brigands qui désolaient le comtat +d'Avignon, prit le parti de la résistance. Elle déclara à +l'Assemblée sa résolution de se défendre plutôt que d'être victime +de la rage de ces forcenés. Les nouveaux troubles d'Avignon +pouvaient légitimer cette résistance, même aux yeux de l'Assemblée. + +Les brigands, ayant à leur tête Antonelle, non contents de leurs +premiers excès, voulurent encore s'approprier les dépouilles des +monastères et des églises d'Avignon. Ils en pillèrent les objets +précieux et les vendirent à des juifs, brisèrent les cloches, et +finirent par s'emparer de l'argent qui était au mont-de-piété. La +sortie de la ville de tant d'objets précieux occasionna de grands +murmures. Lécuyer, un des chefs de ces bandits, pensa qu'ils en +pouvaient profiter pour exciter un mouvement, qu'ils attribueraient +aux personnes opposées à la réunion du Comtat à la France. Ils +parviendraient par ce moyen à se débarrasser de leurs ennemis et à +éviter de rendre compte des effets précieux dont ils s'étaient +emparés. Mais, trompé dans son attente, il devint lui-même victime +de sa perfidie. + +Un grand nombre de mécontents, auxquels s'était jointe une troupe de +femmes, se rassembla dans l'église des Cordeliers et somma Lécuyer +et ses complices de s'y rendre sur-le-champ. Lécuyer n'osa s'y +refuser. Pressé par cette assemblée de rendre compte des effets dont +il s'était emparé, la frayeur s'empara de lui; il perdit la tête et +voulut s'enfuir. Il excita par là la fureur des meneurs de cette +assemblée, qui se jetèrent sur lui et le mirent en pièces. + +Les brigands de Savians, pour venger sa mort, massacrèrent +quatre-vingt-dix habitants d'Avignon qu'ils retenaient prisonniers +depuis le 21 août. Des familles entières subirent le même sort dans +leur maison, et chaque heure annonçait de nouveaux malheurs. L'abbé +Mulot et M. Lescène des Maisons furent dénoncés pour s'être opposés +à de pareilles horreurs et avoir requis, quoique inutilement, de M. +de Ferrière les soldats qu'il avait à sa disposition. Ce dernier +n'eut pas honte de protéger ces brigands et de leur laisser +commettre tranquillement des crimes qui font frémir la nature. Ces +monstres, ne voulant cependant pas laisser connaître le nombre de +leurs victimes, firent ouvrir une glacière, où ils firent jeter +pêle-mêle les morts et les mourants, parmi lesquels se trouvaient +des femmes et des enfants, que leur barbarie n'avait pas même +épargnés. + +Rovère, soi-disant député d'Avignon, associé aux Jourdan, Manvielle, +Tournel, Raphaël et autres brigands du Comtat, se chargea de +l'apologie de ces scélérats et dénonça l'abbé Mulot et Lescène des +Maisons comme ne leur ayant pas prêté l'appui nécessaire et ayant, +au contraire, protégé leurs victimes: «Ils ont, disait-il, imité les +Français, en combattant pour la liberté, et on les a punis par +l'exil ou par la mort.» Vergniaud n'eut pas honte de lui répondre: +«Vos commettants sont nos amis, et un peuple ne peut reprendre sa +liberté sans passer par les horreurs de l'anarchie.» Il promit +ensuite justice et paix, et fit accorder à Rovère les honneurs de la +séance. + +Le Pape, dépossédé de la souveraineté du Comtat par des moyens aussi +iniques, fit publier un manifeste pour se plaindre d'une pareille +violation du droit public. Il y développa toutes les manoeuvres qui +avaient été employées, et les crimes commis pour parvenir à opérer +cette réunion, et il envoya le manifeste à toutes les puissances de +l'Europe. + + + + +CHAPITRE XV + +ANNÉE 1791 + +RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE + + +Le coeur du Roi ne devait plus éprouver un seul instant de +consolation. Chaque jour annonçait les nouvelles les plus +désastreuses des différentes parties du royaume, et celle de la +révolte des colonies y mit le comble. Le décret du 15 mai de +l'Assemblée constituante, qui avait atténué celui qui avait été +rendu au mois de novembre précédent, relativement aux colonies, +joint aux menées des commissaires envoyés par les amis des noirs, +exalta tellement l'esprit de ces derniers, qu'ils se révoltèrent +contre les blancs, sous prétexte d'avoir une part égale à la leur +dans le gouvernement. Et comme rien n'arrête des gens sans +éducation, et dont la violence est l'essence du caractère, ils se +livrèrent aux plus grands excès. Trente mille d'entre eux étaient en +pleine insurrection et avaient déjà incendié deux cent dix-huit +plantations de sucre et massacré trois cents blancs. Ils avaient +établi un camp à six milles du Cap, dans des retranchements garnis +de canons. Chacun était livré à la plus violente inquiétude. La +division que les différents décrets avaient mise parmi les colons +augmentait encore le danger. + +Des lettres du Havre annonçaient que tous les magasins étaient +fermés et que la consternation était générale. Le Roi apprit avec la +plus vive douleur les nouvelles de cette insurrection et en fit part +sur-le-champ à l'Assemblée. Brissot, Condorcet et les amis des noirs +commencèrent par mettre en doute la vérité de cette nouvelle, qui +pouvait être, disaient-ils, un artifice des colons pour appesantir +le joug de leurs malheureux esclaves, et ils discoururent longtemps +sur la nécessité d'en attendre la confirmation. Mais des lettres +reçues par diverses maisons de commerce des principaux ports du +royaume ne laissèrent plus de doute sur l'existence de cette +terrible insurrection, qui fut encore confirmée par M. Barthélemy, +chargé d'affaires à Londres. + +Il avait appris de plus, par des lettres arrivées directement en +Angleterre, la réunion d'une partie des troupes aux conjurés. Les +malheureux colons avaient demandé du secours aux Anglais et aux +Espagnols; mais ceux-ci, ayant besoin de leurs troupes pour garantir +leurs possessions d'une pareille insurrection, n'avaient pu leur en +envoyer. Les Anglais leur avaient seulement fait parvenir +sur-le-champ cinq cents fusils et quatre cents livres de balles, +avec permission d'acheter de la poudre et autres provisions. + +Les colons et les propriétaires d'habitations à Saint-Domingue +s'assemblèrent sur-le-champ à l'hôtel de Massiac, et y rédigèrent +une adresse pour demander au Roi d'y envoyer les secours les plus +prompts pour arrêter, s'il en était encore temps, les malheurs qui +menaçaient le reste de la colonie. Cette adresse dépeignait de la +manière la plus touchante les désastres de Saint-Domingue. Elle +accusait la société des amis des noirs de jeter des germes de +discorde dans ce malheureux pays; elle leur attribuait la surprise +faite à la religion de l'Assemblée nationale lorsqu'elle avait rendu +le fatal décret du 15 mai, qu'on pouvait regarder comme la cause des +malheurs de Saint-Domingue, et elle se terminait en assurant que si +cette révolte n'était promptement dissipée, elle entraînerait la +ruine de six millions de Français et du commerce de la France, qui +ne pouvait séparer sa ruine de celle des colons; que leur cause +était celle des créanciers de l'État, exposés ainsi qu'eux, par cet +événement, à voir leur fortune anéantie par une banqueroute +universelle. Les colons suppliaient le Roi, comme chef suprême de la +puissance exécutive et protecteur-né des propriétés, de prendre les +colonies sous sa sauvegarde et d'opposer son autorité aux nouvelles +tentatives de ces hommes qui travaillaient à augmenter nos malheurs, +et contre lesquels ils demandaient les informations les plus sévères +et la plus éclatante justice. + +Cette adresse, signée par les principaux propriétaires de +Saint-Domingue, fut présentée au Roi par leurs colons, tous vêtus de +noir, et ayant à leur tête M. du Cormier, regardé comme un homme du +premier mérite. Le Roi répondit, avec la plus vive émotion, qu'il +était pénétré de douleur de la situation de la colonie de +Saint-Domingue; que, n'en ayant point encore de nouvelles directes, +il se flattait que les maux étaient moins grands qu'on ne les +annonçait; qu'il s'occupait sans relâche des moyens d'y porter +remède, par tout ce qui était en son pouvoir; qu'il les accélérerait +le plus possible, et qu'ils pouvaient assurer les colons et la +colonie du vif intérêt qu'il prenait à leur sort. + +Les colons allèrent ensuite chez la Reine et dirent à cette +princesse: «Madame, dans notre grande infortune, nous avions besoin +de voir Votre Majesté pour trouver un adoucissement à nos malheurs +et un grand exemple de courage. Les colons se recommandent à la +protection de Votre Majesté.»--«Ne doutez pas, messieurs, de tout +l'intérêt que je prends à vos malheurs», répondit la Reine, si +profondément émue qu'elle ne put achever son discours. Mais ayant +rencontré, en sortant, les membres de cette même députation: +«Messieurs, leur dit-elle du ton le plus sensible, mon silence vous +en dira plus que tout le reste.» Ils reçurent aussi de Madame +Élisabeth les témoignages du plus vif intérêt. + +Toute la famille royale était dans la plus profonde douleur de +cette affreuse catastrophe, douleur qu'augmentait la conviction des +entraves que mettrait l'Assemblée aux mesures qu'allait prendre le +Roi pour venir au secours de cette malheureuse colonie. + +Mgr le Dauphin, à qui la Reine avait raconté en deux mots les +malheurs de Saint-Domingue, et qui avait entendu louer l'éloge +qu'avait fait M. du Cormier du courage de cette princesse, lui +demanda de lui donner son discours: «Qu'en voulez-vous faire?» lui +dit la Reine.--«Je le mettrai dans ma poche gauche, qui est celle du +côté du coeur.» Ce jeune prince était charmant pour la Reine, et ne +perdait pas une occasion de lui dire des choses tendres et aimables. +Aussi l'aimait-elle passionnément, mais d'une tendresse éclairée, ne +le gâtant jamais, et le reprenant toutes les fois qu'elle le +trouvait en faute. + +Les nouvelles que l'on reçut de M. de Blanchelande, gouverneur de +Saint-Domingue, ne confirmèrent que trop les malheurs que l'on +redoutait. + +Le Roi en fit part sur-le-champ à l'Assemblée, qui chargea ce prince +de donner l'état du secours qu'exigeait la position des colonies. Le +Roi, qui avait examiné d'avance avec M. Bertrand tout ce que lui +permettait la Constitution, demanda dix millions à l'Assemblée et +lui annonça qu'il avait donné des ordres pour l'armement des +vaisseaux et l'embarquement des troupes qu'il était nécessaire +d'envoyer. «Gardez-vous, s'écria Isnard, d'accorder les dix +millions avant le rapport du Comité colonial.» Or on traînait en +longueur ce rapport, tandis que la célérité des secours pouvait +seule sauver la colonie. On accorda seulement trois millions pour la +première fois. + +Les commerçants du Havre et des autres ports du royaume offrirent +tous ceux de leurs bâtiments qui étaient armés pour le transport des +troupes. Mais l'Assemblée trouva moyen de paralyser les efforts du +Roi, et sa coupable négligence causa la ruine de colonies aussi +précieuses, et entraîna avec elles celle du commerce de la France. + +Le décret de l'Assemblée du 7 décembre, qui bornait l'envoi des +troupes à réprimer seulement la révolte des noirs et confirmait les +droits accordés aux gens de couleur, acheva d'ôter tout espoir aux +colons. Ceux-ci s'adressèrent encore une fois au Roi pour lui +demander de venir à leur secours. Mais le malheureux prince, qui se +voyait dépouillé chaque jour de quelque portion de sa faible +autorité, ne pouvait que gémir sur leurs malheurs et s'attrister de +ceux que préparaient à la France les meneurs de cette nouvelle +Assemblée. + +Les factieux tentèrent également d'introduire la révolte à la +Martinique, à Sainte-Lucie et à Tabago; mais leurs efforts furent +rendus inutiles par le courage des habitants de ces diverses îles, +qui, effrayés de l'exemple de leurs voisins, se mirent en mesure +d'en réprimer les effets. Ils déclarèrent unanimement qu'ils +périraient tous plutôt que de laisser introduire dans leurs colonies +un régime qui avait occasionné à Saint-Domingue de si cruels +malheurs; leur fermeté les sauva. Ils eurent aussi de grandes +obligations au vicomte de Damas, qui s'opposa courageusement aux +efforts des malveillants. Aussi témoignèrent-ils les plus vifs +regrets de son rappel en France, et la satisfaction qu'ils avaient +éprouvée en l'y sachant heureusement arrivé. + +M. de la Jaille, officier de marine très-distingué, et que le Roi +avait nommé pour commander les vaisseaux envoyés à Saint-Domingue +pour porter des secours aux colons, fut assailli en arrivant à Brest +par une multitude soudoyée pour s'écrier qu'on y envoyait un +contre-révolutionnaire pour massacrer les patriotes. Il aurait été +mis en pièces sans le courage d'un charcutier, qui parait les coups +qu'on lui portait. La municipalité ne trouva d'autre moyen pour +rétablir l'ordre que d'emprisonner M. de la Jaille; et l'Assemblée, +en donnant des éloges à sa conduite, se garda bien d'improuver celle +de ce peuple égaré par les meneurs de toutes ces émeutes. + + + + +CHAPITRE XVI + +ANNÉE 1791 + + Persécution contre les prêtres insermentés.--Injures que leur + prodigue l'Assemblée, et décret prononcé contre + eux.--Discussion sur les émigrés, et loi qui en fut la + suite.--Nomination de M. Cayer de Gerville au ministère de + l'intérieur, et celle du comte Louis de Narbonne à la + guerre.--Démarche du Roi auprès des puissances étrangères + pour faire cesser les rassemblements des émigrés, et le peu + de succès de cette démarche.--Dénonciation contre les + ministres.--Péthion nommé maire de Paris, et Manuel procureur + de la Commune. + + +Il y avait peu de séances où l'on ne trouvât moyen de faire +intervenir les prêtres insermentés, que les prêtres jureurs devenus +évêques poursuivaient avec une haine implacable. Il pleuvait de tous +côtés des accusations qui, quoique dénuées de preuves, n'en étaient +pas moins favorablement accueillies. On les accusait, malgré la +tranquillité de leur conduite, d'être les moteurs de toutes les +insurrections. Chabot, capucin, et Lequinio, un des plus violents +démagogues de l'Assemblée, étaient leurs principaux accusateurs. Le +Josne, qui ne leur cédait en rien, leur imputait tous les malheurs +de la France; il voulait qu'on les reléguât dans les chefs-lieux de +départements, avec injonction de se présenter tous les jours à leur +directoire. Vaublanc, quoique opposé aux démagogues, les traitait de +fanatiques. Tout leur présageait une violente persécution. Baert, +qu'on ne pouvait soupçonner d'attachement au clergé, se révolta +contre cette injustice et représenta que la Constitution ayant +décrété la liberté des cultes, on devait laisser les prêtres +tranquilles, et leur accorder, même dans les villes, une +chapelle pour y exercer leur culte sur la demande de trois cents +citoyens.--«Pourvu, ajouta Rougemont, qu'elle soit aux frais des +femmes dévotes.»--Baert demanda en même temps que, pour prévenir +toute discussion, l'Assemblée s'occupât des moyens de constater +civilement les mariages, naissances et décès, et que l'on fît cesser +une persécution aussi odieuse que contraire à la liberté, décrétée +par la Constitution et dont on laissait jouir toutes les autres +religions. + +L'abbé Fauchet se permit les plus sanglantes invectives contre les +prêtres insermentés, demanda qu'on supprimât tous leurs traitements, +les compara à des loups que la faim ferait sortir du bois. Il ajouta +qu'il n'était point à craindre que le Roi vînt à leur secours, car +il devait être bien aise de se débarrasser d'une pareille vermine. + +Isnard, encore plus violent, les traita de pestiférés qui vendaient +le ciel au crime: «Frappez-les pour les moindres fautes, disait-il +dans sa fureur, et condamnez-les même à la mort, quand on pourra +les en convaincre, ou tout au moins déportez-les. Il faut un +dénoûment à la Révolution française, car le peuple commence à se +détacher des intérêts publics. Provoquez des arrêts, livrez des +batailles, écrasez tout de vos victoires. Il faut être tranchant au +commencement des révolutions. Heureusement que Louis XVI n'en a pas +agi ainsi, sans quoi vous ne seriez pas ici, et sans cette sévérité +vous seriez les premières victimes.» On demanda l'impression de ce +discours et son envoi aux départements. Ducot, quoique évêque +constitutionnel, s'opposa à son impression, se récriant sur le +danger de propager de pareils principes. Les cris: «A la barre le +prêtre!» applaudis par les galeries, le réduisirent au silence. +Quatremer et d'autres députés voulurent appuyer ses raisons, mais +ils ne furent pas écoutés plus favorablement. + +Torné, évêque constitutionnel, au lieu d'accuser les prêtres +insermentés des malheurs de la France, plaça la racine du mal dans +la Constitution et dans le gouvernement, qui avait la manie +d'affaiblir son autorité pour qu'on le crût paralysé. Il s'opposa à +la cessation du traitement des prêtres insermentés, mesure qui, sans +avoir l'iniquité du voleur, aurait au moins la dureté du corsaire. +Il déclara tenir les sacrements administrés dans les maisons aussi +licites que les bals, les évocations magiques et autres +divertissements; que le prêtre insermenté devait avoir la liberté +d'être absurde dans sa croyance, implacable dans sa haine et +insociable avec ses rivaux de doctrine; mais qu'il fallait qu'il +s'abstînt de toute sédition, sans quoi il provoquerait lui-même la +vengeance de la loi: «Point de punition sans jugement, ajouta-t-il, +point de jugement sans procédure.» Cette séance, aussi indécente +qu'orageuse, se termina par un arrêté chargeant le comité de se +partager en quatre sections, pour présenter une loi contre les +prêtres. + +Après une longue discussion sur le décret à proposer à l'Assemblée, +celui de François de Neufchâteau obtint la préférence. Le préambule +en était la comparaison d'un champ rempli de reptiles venimeux qu'un +père de famille s'occupait à détruire, et non à nourrir de son sang; +et le résultat de cette belle comparaison fut la proposition +suivante: «Dans la huitaine, les ecclésiastiques insermentés +prêteront le serment civique, et en cas de refus ou de rétractation, +ils seront privés de leurs pensions, réputés suspects de révolte +contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie, et +éloignés des lieux où il y aurait du trouble.» + +Deux ou trois mauvais sujets excitaient-ils du désordre, on le +mettait sur le compte des prêtres insermentés, et une dénonciation +suffisait pour les faire bannir ou jeter dans les fers. On invitait +les bons esprits à se rallier contre le fanatisme religieux et à +défendre le peuple des piéges qu'on lui tendait sous le prétexte +d'opinions religieuses. Les voix qui s'opposèrent à ce décret, en +raison de son inconstitutionalité, furent étouffées par les clameurs +de l'Assemblée, et il fut accepté par la majorité et porté à la +sanction du Roi. + +Il y eut cependant différentes réclamations de plusieurs +départements sur l'injustice d'un pareil décret; celui de Paris, +notamment, vint prier le Roi de refuser sa sanction à un décret +aussi injuste qu'inconstitutionnel. + +Les clubs, plus puissants que jamais, et les tribunes qu'ils avaient +soin de garnir de leurs affidés, étaient encore une arme dont se +servaient les factieux. Ils répandirent des brigands dans toutes les +sections de Paris pour former des réclamations sur l'arrêté du +département, en annonçant les plus grands malheurs si le Roi +refusait sa sanction à ce décret. Sa Majesté, bien décidée à ne le +pas sanctionner, ne tint aucun compte de leurs menaces, non plus que +de la colère de l'Assemblée lorsqu'elle apprendrait son refus. + +Ce décret, quoique non sanctionné, ne s'en exécuta pas moins dans +les départements influencés par les Jacobins. Aussi la persécution y +fut-elle violente. Elle redoubla même de force lorsque l'on apprit +que le Roi avait refusé sa sanction. C'était un art des Jacobins d'y +présenter des décrets injustes pour avilir ce prince par leur +acceptation, ou pour faire retomber sur le refus de son acceptation +les troubles dont ils étaient les premiers moteurs. + +La conduite de l'Assemblée n'était pas propre à appuyer l'invitation +faite par le Roi aux émigrés de rentrer en France. Il n'y avait pas +encore un mois qu'elle tenait ses séances, lorsqu'elle ordonna aux +comités de s'occuper d'une loi sur les émigrés, et nommément sur les +princes français. M. de Condorcet, après un discours aussi vague +qu'insignifiant, soutint qu'on ne pouvait emporter ses richesses ni +porter les armes contre la patrie sans mériter d'être puni comme +traître et assassin. Il traita les princes et la noblesse de «lie de +la nation», qui osait encore s'en croire l'élite, et proposa de +décréter que tout Français ayant prêté le serment civique serait +libre de rester chez l'étranger; mais que tout émigré qui, en outre +de ce serment, ne prêterait pas celui de ne porter les armes ni +contre la nation, ni contre les pouvoirs constitués, serait déclaré +ennemi de la nation et verrait ses biens confisqués ou séquestrés. +On convint en même temps qu'une loi réglerait le sort des femmes, +des enfants et des créanciers desdits émigrés. + +Vergniaud les compara à des Pygmées luttant contre des Titans, et +engagea le Roi à ne pas écouter sa sensibilité sur les objets chers +à son coeur, et à imiter Brutus immolant ses enfants au bien de la +patrie. + +Pastoret proposa, pour concilier la loi sur les émigrés et la +violation de la Constitution, de jeter pour le moment un voile sur +la liberté, citant la suspension de l'_habeas corpus_ des Anglais, +et ne voyant dans les princes et les nobles que des mécontents qui +ne pouvaient s'accoutumer à voir exclues du premier rang l'intrigue +et l'opulence, remplacées par les talents et la vertu. Peu après ce +beau discours, il fut nommé membre de l'instruction publique, avec +Condorcet, Cerutti et l'abbé Fauchet. + +M. de Girardin demanda qu'au préalable l'Assemblée fît en trois +jours une proclamation qui obligeât Monsieur à rentrer en France +sous deux mois, sous peine d'être censé avoir abdiqué son droit à la +régence. Ramond demanda qu'on se donnât le loisir de discuter une +question aussi importante; mais M. de Girardin s'y opposa, et la +motion fut déclarée urgente. + +Dès que les trois jours furent révolus, Isnard monta à la tribune, +traita les princes de conspirateurs, blâma la pusillanimité de ceux +qui redoutaient de prononcer des peines contre eux: «Il est temps, +dit-il, de donner à l'égalité son aplomb; c'est la longue impunité +des grands criminels qui a rendu le peuple bourreau. La colère des +peuples, comme celle de Dieu, n'est que trop souvent le supplément +terrible du silence des lois.» La motion de M. de Girardin fut +décrétée et affichée dans tous les coins de Paris. + +On reprit la loi générale sur les émigrés. Chaque séance était +accompagnée d'invectives et de déclamations contre leurs personnes, +et l'on finit par décréter la peine de mort contre tous les +Français qui seraient encore, le 1er janvier, en état de +rassemblement. On déclara que leurs biens seraient séquestrés au +profit de la nation, sans préjudice des droits de leurs femmes, de +leurs enfants et de leurs créanciers. Le même décret prononça la +peine de mort contre les princes français et les fonctionnaires +publics faisant partie de ces rassemblements qui ne seraient pas +rentrés le 1er janvier, ordonna le séquestre des biens des princes, +avec défense de leur payer aucun traitement sous peine de vingt ans +de gêne contre les ordonnateurs de ces payements; la destitution et +la perte du traitement de tout fonctionnaire public absent sans +cause légitime avant et depuis l'amnistie. Même peine contre tout +fonctionnaire public qui sortirait du royaume sans un congé du +ministre de son département. On y soumit également les officiers +généraux, les officiers supérieurs et même les sous-officiers. Tout +officier militaire abandonnant ses fonctions sans congé ou démission +devait être réputé déserteur et puni comme tel; et tout embaucheur +au dedans comme au dehors devait aussi être puni de mort. + +L'Assemblée chargea, en outre, le comité diplomatique de lui +proposer les mesures à prendre à l'égard des princes étrangers qui +souffraient des rassemblements dans leurs États, et de prier le Roi +de les accepter. Elle termina tous les articles de ce décret en +déclarant qu'elle dérogeait à toutes les lois qui pourraient y être +contraires. + +Le garde des sceaux apporta la sanction du Roi au décret concernant +Monsieur, et son refus sur celui des prêtres et des émigrés; et +comme il voulait faire quelques observations sur ce refus, +l'Assemblée s'y opposa, et il y eut un vacarme épouvantable: «Tant +mieux, reprit Cambon; le Roi prouve par là à l'Europe qu'il est +libre au milieu de son peuple.» + +Les Jacobins firent pleuvoir de tous côtés des pétitions à +l'Assemblée pour déplorer le _veto_ mis par le Roi au décret sur les +prêtres et les émigrés. Ils animaient les esprits contre le Roi et +la famille royale, qu'ils accusaient de protéger les ennemis de la +patrie. Les femmes mêmes se mêlèrent de faire des représentations, +et s'attachèrent à persuader au peuple que le refus du Roi +attirerait les plus grands malheurs sur la nation, dont les rois et +les prêtres étaient les plus grands ennemis. + +Les pamphlets répandus contre le refus de la sanction du Roi +engagèrent les ministres à lui faire faire de nouvelles +proclamations et à écrire aux princes ses frères pour les engager à +revenir et à ne pas mettre en doute sa volonté prononcée d'observer +et de faire observer la Constitution. Ils crurent utile de répandre +dans le public ces lettres et ces proclamations; mais elles ne +firent aucun effet, et les troubles et les persécutions qui se +multipliaient dans chaque partie de la France augmentèrent encore +l'émigration. + +L'Assemblée décréta, de plus, que tout Français ayant traitement, +pension ou rente sur le trésor national, serait obligé de se +présenter en personne avec un certificat visé par la municipalité de +son domicile et par le directoire, lequel prouverait qu'il avait +habité l'empire français pendant six mois. Tout transport et +délégation ne pouvait non plus être valable qu'avec le même +certificat pour les vendeurs et les acheteurs. Les seuls commerçants +furent exceptés de cette loi, en produisant qu'ils exerçaient le +commerce avant le décret. + +Le Roi nomma M. Cayer de Gerville ministre de l'intérieur, et M. de +Lessart resta ministre des affaires étrangères. M. Cayer de Gerville +était avocat et très-révolutionnaire. Il avait été envoyé comme +commissaire à Nancy lors de la révolte des régiments, et était +rempli de vanité et de susceptibilité. Il finit cependant par +prendre de l'attachement pour la personne du Roi, mais en obligeant +ce prince à user avec lui de grands ménagements, pour ne pas choquer +son amour-propre accompagné d'une grossièreté révolutionnaire. M. du +Portail, ministre de la guerre, ne pouvant plus tenir aux insultes +journalières qu'il éprouvait, donna sa démission, et fut remplacé +par le comte Louis de Narbonne. Rempli de présomption et se croyant +appelé à de grandes destinées, celui-ci accepta avec joie la place +de ministre. La légèreté de son caractère ne lui permit pas de +calculer les obstacles qu'il devait nécessairement rencontrer. +Convaincu que cette place lui donnait le moyen de satisfaire son +ambition et le mettait même à portée de procurer au Roi quelques +chances heureuses pour sortir de sa cruelle situation, il s'occupa +de réaliser les espérances qu'il avait conçues. La guerre fut celui +qui lui parut le plus propre à remplir ce but, et il travailla de +tout son pouvoir à la faire désirer à l'Assemblée, sous le prétexte +de venger la nation des insultes qu'elle recevait des puissances +étrangères. + +Enivré de ses folles espérances et persuadé de ses grandes +capacités, il vint un jour trouver la Reine et lui présenta un +mémoire pour lui prouver la nécessité d'opposer une attitude +formidable aux menaces des puissances étrangères. Il appuya sur +l'utilité que la France retirerait d'une guerre qui ferait connaître +à ces puissances la force d'une nation qui avait recouvré sa +liberté, et il travailla ensuite à persuader cette princesse de +l'avantage que le Roi pouvait tirer de la nomination d'un premier +ministre, qui réunirait à l'attachement à sa personne l'instruction, +la capacité et l'art de la persuasion pour ramener les esprits +égarés: «Il faudrait de plus, ajouta-t-il, qu'il eût l'adresse +d'occuper la nation d'une guerre qu'on lui ferait regarder comme +nationale, pour parvenir par ce moyen à rendre au Roi l'autorité +nécessaire pour le bonheur de la France.»--«Et où trouver un tel +homme?» reprit la Reine.--«Je crois, d'après ce que pensent mes +amis, qu'elle pourrait le trouver en ma personne et en faire la +demande au Roi.»--«Vous vous moquez, reprit la Reine en éclatant de +rire; et à quoi pensez-vous donc en me faisant une pareille +proposition?» Puis, reprenant son sérieux, elle lui prouva que la +Constitution s'opposait formellement à sa demande. + +Je tiens cette anecdote de la bouche de cette princesse; j'ignore si +cette conversation a été connue, mais peu de jours après il courut +dans Paris une caricature représentant M. de Narbonne avec une tête +de linotte, et dont le titre était celui de ministre linotte. + +L'Assemblée, dirigée par les Jacobins, nomma pour membres du comité +de surveillance Isnard, Bazire, Merlin, Grangeneuve, Fauchet, +Goupilleau de Fontenai, Chabot, Lecointre de Versailles, Lacroix, +Lacretelle, Quinette, Chauvelot, et pour suppléants: Antonnelle, +maire d'Arles; Jagault et Montaut. Ces derniers entrèrent +promptement en fonction. Trois d'entre eux ayant donné leur +démission, presque tous périrent dans la suite sous la hache +révolutionnaire et condamnés par leurs semblables. Car dès que les +scélérats furent les maîtres, ils formèrent diverses fractions, et +chaque fraction qui avait la prépondérance envoyait à l'échafaud +celle qui lui était opposée. + +Les ministres regardant comme avantageux que le Roi répondit en +personne à la demande que lui faisait l'Assemblée de s'occuper de +mesures qui fissent cesser les rassemblements extérieurs qui +entretenaient l'inquiétude de la France et rendaient la guerre +préférable à une paix ruineuse et avilissante, le Prince s'y rendit +en personne pour l'assurer qu'il ne négligerait rien pour répondre à +ses désirs: «Mais, ajouta-t-il, avant de se déterminer à la guerre, +il faudrait employer tous les moyens possibles pour préserver la +France des maux incalculables que la guerre ne peut manquer +d'entraîner dans les premiers moments de l'essai d'un gouvernement +constitutionnel.» Il fit espérer de trouver un allié fidèle dans la +personne de l'Empereur, disposé à empêcher les rassemblements qui +inquiétaient la nation. Il ajouta que, dans ce but, il allait faire +déclarer à l'électeur de Trêves et aux autres princes voisins que +si, avant le 15 janvier, ils ne faisaient cesser lesdits +rassemblements, il ne verrait en eux que des ennemis de la France; +et il espérait beaucoup à cet égard de l'intervention de l'Empereur. +S'il ne pouvait réussir dans ses efforts, il leur déclarerait la +guerre; mais qu'il fallait s'occuper des moyens d'en assurer le +succès, en affermissant le crédit national, en donnant aux +délibérations de l'Assemblée une marche fixe et imposante, et en se +conduisant de manière à prouver que le Roi ne faisait qu'un avec les +représentants de la nation; que quant à lui, rien ne ralentirait ses +efforts pour que la loi fût l'appui des citoyens et l'effroi des +perturbateurs du repos public; qu'il conserverait fidèlement le +dépôt de la Constitution sans souffrir qu'il y fût porté atteinte, +sentant combien il était beau d'être roi d'un peuple libre. Cette +dernière phrase prouvait évidemment que ce discours était encore +l'ouvrage de ceux qui avaient dicté tout ce qu'avait écrit le Roi +depuis son retour de Varennes. Tant de ménagements en réponse à tant +d'outrages, au lieu d'adoucir les factieux, ne les rendirent que +plus insolents. + +L'Assemblée répondit qu'elle délibérerait sur les propositions du +Roi, quoiqu'il n'en eût fait aucune; et M. de Narbonne, prenant +alors la parole, demanda la levée de trois armées, les fonds +nécessaires pour cet objet, et proposa, pour les commander, MM. de +Luckner, de Rochambeau et de la Fayette. Il donna l'espoir que la +nation ne serait point inférieure dans sa lutte contre les +puissances à ce qu'elle avait été sous le règne de Louis XIV, et +qu'il était essentiel de leur prouver, par l'ordre que l'on verrait +régner dans le royaume, ce qu'était une nation qui voulait et savait +conserver sa liberté. + +Cependant les dénonciations contre les ministres se renouvelaient +journellement; l'abbé Fauchet attaqua M. de Lessart de la manière la +plus violente, attribuant les massacres d'Avignon au retard de +l'envoi du décret de réunion du Comtat à la France, et il demanda +que le ministre fût décrété d'accusation. Sa demande fut renvoyée +au comité pour en faire un rapport; mais M. de Lessart se justifia +si pleinement de toutes ces imputations, qu'on ne put y donner +aucune suite. + +Péthion fut nommé maire de Paris, Manuel procureur-syndic de la +Commune, et toutes les places furent remplies par les créatures des +Jacobins. Il était impossible de ne pas frémir de la rapidité avec +laquelle ils allaient à leur but. Toutes les démarches que +l'Assemblée exigeait du Roi n'avaient pour but que de l'avilir, et +nommément celle de réitérer auprès des cantons suisses la demande de +la grâce des déserteurs de Châteauvieux. + +M. de Narbonne, pour persuader de plus en plus l'Assemblée de son +patriotisme, imagina d'exiger des six maréchaux de France résidant +encore en France un serment encore plus constitutionnel que le +serment civique décrété par l'Assemblée. Mais il fut refusé par MM. +de Beauvau, de Noailles, de Mouchi, de Laval et de Contades, et un +seul, M. de Ségur, accéda à la demande du ministre. + +Les décrets rendus contre les émigrés ne firent sur ceux-ci aucune +impression. D'un autre côté, les réponses des puissances étrangères +aux diverses demandes du Roi, par les voeux qu'elles formaient pour +qu'il trouvât dans la Constitution le bonheur qu'il en espérait, +irritèrent l'Assemblée, plus enorgueillie que jamais d'un pouvoir +qu'elle cherchait à accroître journellement. + + + + +CHAPITRE XVII + +ANNÉE 1792 + + Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats + de Châteauvieux.--Persécution contre les officiers fidèles au + Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses + créatures.--Lettre du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle + de l'Empereur relative aux menaces faites à l'électeur de + Trèves.--Décret contre les princes frères du Roi.--Autre + décret pour faire payer aux émigrés les frais de la + guerre.--Empire que prennent les Jacobins sur toutes les + parties de la France par la terreur qu'ils + inspirent.--Demande de mettre en activité la haute cour + nationale.--Rapport satisfaisant de M. de Narbonne sur l'état + de l'armée, et dénué de toute vérité.--Brissot déclare qu'on + ne peut compter sur aucune puissance étrangère.--Crainte des + Jacobins d'une médiation armée entre toutes les puissances + pour le maintien de l'ordre en France.--Établissement de la + garde constitutionnelle du Roi. + + +La municipalité ayant demandé à l'Assemblée de vouloir bien fixer le +jour où elle recevrait ses hommages à l'occasion du nouvel an, M. +Pastoret se récria contre un usage aussi vicieux et indigne d'une +Assemblée qui ne désirait d'autre hommage que l'assurance du bonheur +du peuple, et fit décréter qu'on n'en présenterait aucun à qui que +ce fût. + +L'Assemblée, ne pouvant obtenir la grâce des quarante soldats de +Châteauvieux, condamnés aux galères par leur nation relativement à +l'affaire de Nancy, la décréta elle-même et les en fit sortir, +quoiqu'ils y fussent condamnés par le jugement de leur nation. +Guadet assura que cette indulgence animerait d'une nouvelle ardeur +les régiments suisses qui servaient en France, qu'elle ne déplairait +qu'aux officiers infectés d'aristocratie, mais qu'heureusement les +officiers ne faisaient pas les armées. + +Il n'y avait sorte de moyen que l'on n'employât pour dégoûter les +officiers fidèles à leur devoir et soupçonnés d'attachement à la +personne du Roi. Toutes les dénonciations des soldats étaient +écoutées favorablement, et les officiers mis en état d'arrestation +sur de simples rapports dont on ne pouvait administrer aucune +preuve. L'insubordination des soldats, le pillage des caisses et +l'emprisonnement des officiers trouvaient toujours une excuse dans +l'Assemblée. Il était visible que le plan des factieux était de ne +laisser dans les régiments aucun officier, et de les remplacer par +des créatures, pour pouvoir disposer de l'armée quand l'occasion +s'en présenterait. + +La violence de l'Assemblée et le peu de mesures qu'elle gardait dans +ses menaces aux princes voisins de la France, s'ils continuaient à +souffrir dans leurs États des rassemblements d'émigrés, +déterminèrent l'Empereur à faire écrire à M. de Noailles, +ambassadeur de France, par M. le prince de Kaunitz, qu'il allait +mettre ses troupes à portée de secourir l'électeur de Trèves, si les +Français se permettaient les moindres hostilités dans les États de +ce prince. Le Roi écrivit lui-même à l'Assemblée en lui envoyant +cette lettre, pour lui marquer son étonnement de la conduite de +l'Empereur, l'assurant cependant qu'il ne perdait pas encore +l'espoir de le ramener à des sentiments plus pacifiques; mais que +si, contre son attente, il persistait à ne point exiger de +l'électeur de faire sortir les émigrés de ses États, il saurait +soutenir la justice de la cause des Français, regardant le maintien +de la dignité nationale comme le plus essentiel de ses devoirs. Il +était facile de reconnaître encore dans le style de cette lettre +l'ouvrage des mêmes personnes qui avaient dicté toutes celles de Sa +Majesté. + +L'Assemblée, en applaudissant à cette démarche, n'en continua pas +moins ses poursuites contre les princes frères du Roi, et M. de +Condorcet prononça un long discours pour servir de préambule au +décret projeté. Il assura que la nation française ne prendrait +jamais les armes pour faire de nouvelles conquêtes, mais seulement +pour assurer sa liberté, faire respecter sa dignité, et qu'elle +ménagerait toujours le peuple des États avec lesquels elle serait en +guerre. Ce discours, accompagné des invectives ordinaires contre les +princes, les nobles, les prêtres et les émigrés, pouvait être +regardé comme une sollicitation de ce décret si désiré. Aussi +fut-ce à sa suite que l'Assemblée décréta, le 1er janvier, qu'il y +avait lieu à accusation contre Monsieur, Mgr le comte d'Artois et +Mgr le prince de Condé, MM. de Bouillé, de Calonne et Mirabeau +cadet, à qui elle ne donna que le nom de Riquetti, par respect pour +le grand homme qui avait porté avec tant de gloire celui de +Mirabeau; et elle ordonna que, sous trois jours, les comités de +diplomatie et de législation réunis lui présenteraient un projet +d'acte d'accusation; que le ministre des affaires étrangères serait +tenu de leur remettre toutes les notes et renseignements qu'il +aurait pu recevoir des agents de la nation sur les projets des +émigrés, de dénoncer ceux qui auraient pu les favoriser ou auraient +négligé d'instruire le gouvernement des dispositions hostiles qu'ils +auraient préparées ou suivies dans les cours étrangères. + +Non contents de ce décret, les démagogues de l'Assemblée la +persuadèrent, par les discours les plus violents, qu'il fallait +faire payer aux émigrés les frais de la guerre. En conséquence, elle +décréta, peu de jours après, une triple imposition sur tous leurs +biens, non compris les frais de culture et de régie: ce qui réduisit +à rien leurs revenus et acheva de leur enlever le peu de ressources +qui leur restait. Les Jacobins, n'étant pas encore satisfaits, +envoyèrent dans les provinces le comédien d'Orfeuil, un de leurs +plus ardents sectateurs, pour exciter le peuple contre eux et +l'engager à s'emparer de leurs biens. + +Rien n'était plus effrayant pour les propriétaires que les maximes +débitées à l'Assemblée par des députés sans propriétés, et qui +n'aspiraient qu'à s'emparer de celles dont ils convoitaient la +dépouille. La partie saine des Français, quelle que fût la nuance de +leurs opinions politiques, détestait et méprisait cette Assemblée; +mais les frayeurs qu'inspiraient les crimes qu'elle était capable de +commettre contenaient chacun dans l'obéissance, tandis qu'elle +mettait à profit la terreur qu'elle savait employer si à propos. + +La grande majorité des Français et des Parisiens était sincèrement +attachée au Roi; mais n'osant résister aux Jacobins, elle leur +laissa prendre un tel empire, qu'ils finirent par subjuguer +non-seulement l'Assemblée, mais encore la France entière. Ils +avaient rempli les places de leurs créatures; les crimes ne leur +coûtaient rien. Chacun, craignant d'être leur victime en s'opposant +à leurs projets, finit par le devenir de sa lâcheté et de son +insouciance. Les députés mêmes n'osaient s'opposer aux décrets +qu'ils provoquaient et dont ils sentaient l'injustice; leur vote fut +souvent dicté par la peur, ainsi que les éloges qu'ils prodiguaient +à l'Assemblée contre le voeu de leur coeur. Le ministre de la +justice lui ayant déclaré que pour l'organisation de la haute cour +nationale il était indispensable de compléter le décret rendu le 15 +mai de l'année précédente, elle en rendit un composé de huit +articles. Les factieux soulevèrent la question de décider s'il +serait soumis ou non à la sanction du Roi. Il y eut de grands débats +à ce sujet; mais on leur prouva si évidemment qu'ils ne pouvaient en +soustraire les décrets sans violer ouvertement la Constitution, que, +n'ayant rien à répondre à cette objection ni à celle qui montrait +l'injustice de laisser sans jugement un si grand nombre de détenus, +l'Assemblée se décida à ajourner le décret, laissant à la décision +de la haute cour ce qu'il y avait à ajouter à son organisation. Et +cependant elle obligea le ministre de la justice à lui rendre +compte, sous huit jours, des mesures prises pour mettre la haute +cour en activité. Le pouvoir qu'on donnait à cette cour aurait été +bien dangereux, si le bonheur n'avait voulu qu'elle fût composée de +têtes froides et réfléchies, qui, sous différents prétextes, +différèrent de rendre les jugements provoqués par l'Assemblée. Cette +dernière ne s'occupait que des moyens d'obliger le Roi à déclarer la +guerre aux puissances étrangères, les factieux espérant en profiter +pour établir plus promptement l'anarchie, qui favoriserait leur +cupidité et leur ambition cachées sous le voile de l'égalité. + +M. de Narbonne, qui ne la désirait pas moins, fit le rapport le plus +satisfaisant sur l'état de l'armée et celui des places frontières. +Il n'y manquait que la vérité; mais on était bien éloigné de +chercher à l'approfondir. Il assura à l'Assemblée que la France +était en état de se défendre contre tous ses ennemis; qu'en y +rétablissant l'ordre, elle deviendrait une puissance si formidable, +qu'elle serait recherchée par toutes les autres. «La cause de la +noblesse, ajouta-t-il, est étrangère aux rois comme aux peuples; +faisons-lui perdre deux fois sa cause en nous emparant des vertus +généreuses dont elle se croit en possession exclusive.» Il était +parvenu à obtenir du Roi, sur la demande de l'Assemblée, le +commandement des trois armées décrété pour MM. de Rochambeau, de +Luckner et de la Fayette, ainsi que le bâton de maréchal de France +pour les deux premiers, quoique la Constitution n'en portât le +nombre qu'à six. Mais il promit qu'on ne remplacerait ceux qui +viendraient à manquer que lorsqu'ils seraient réduits au nombre fixé +par la loi. + +Brissot prononça, à cette occasion, un grand discours pour prouver +que nous ne pouvions compter sur aucune puissance de l'Europe; qu'il +fallait les obliger à se déclarer et donner seulement à l'Empereur +jusqu'au 10 février pour se décider; que, passé ce terme, son +silence serait tenu pour hostilité, et le Roi invité à accélérer les +préparatifs de guerre. Gensonné ajouta qu'on devait sommer +l'Empereur de déclarer s'il voulait observer fidèlement le traité de +1766, secourir la France en cas d'hostilités des puissances +étrangères, et ne rien entreprendre contre la Constitution. Cette +proposition, qui fut fort applaudie, fut accompagnée des invectives +ordinaires contre les puissances étrangères, les aristocrates et les +émigrés. + +M. de Lessart, en apportant à l'Assemblée les promesses de +l'électeur de Trèves de faire cesser les rassemblements d'émigrés, +et les ordres donnés pour leur faire quitter ses États, l'engagea à +ne pas presser la déclaration de guerre, et à employer tous les +moyens qui seraient en son pouvoir pour préserver la France des +fléaux que cette guerre entraînerait à sa suite. Mais l'Assemblée +était bien éloignée d'écouter de pareils conseils. + +Les Jacobins, ayant eu connaissance du désir qu'avait le Roi d'une +médiation armée de toutes les puissances pour rétablir l'ordre en +France, et faire cesser l'inquiétude que leur causait la violence de +l'Assemblée, animèrent contre cette mesure les factieux, qui, après +s'être permis les invectives les plus violentes contre tous les +souverains, firent décréter que l'Assemblée regarderait comme infâme +et criminel de lèse-nation tout Français qui prendrait part +directement ou indirectement à un congrès dont l'objet serait la +modification de la Constitution, la nation étant résolue de la +maintenir ou de périr; que le présent décret serait porté au Roi +pour qu'il fît notifier aux puissances la résolution de la nation de +ne rien changer à sa Constitution. + +Il y eut à la suite de ce décret un vacarme épouvantable à +l'Assemblée. On n'y entendait que les cris répétés de: «Vive la +Constitution ou la mort!» MM. de Lessart et Duport du Tertre furent +obligés de crier comme les autres, ce qui leur valut quelques +applaudissements. + +Les factieux n'avaient garde de souffrir d'autres changements à la +Constitution que ceux qu'ils y feraient eux-mêmes, dans la crainte +que l'on ne parvînt à la concilier avec la royauté, dont leurs +décrets n'avaient pour but que de hâter la destruction. + +Malgré toutes ces bravades contre les souverains, on ne faisait +aucun préparatif pour soutenir la guerre. Les scélérats manquaient +de tout; on n'avait ni places approvisionnées, ni canons, ni rien de +tout ce qui était nécessaire pour commencer une campagne. M. de +Narbonne représentait vainement la nécessité de s'occuper du +recrutement de l'armée et de commencer ses préparatifs pour n'être +pas pris au dépourvu. L'Assemblée ne répondait que par de beaux +discours sur l'état de la France, et passait à l'ordre du jour sur +les nouvelles qui lui arrivaient de tous côtés, sur le dénûment des +soldats et le mauvais état des places frontières. On ne peut se +faire d'idée de la déraison de cette Assemblée, dont tous les +décrets portaient l'empreinte de la violence et de la fureur. Elle +prolongea cependant le terme de la décision demandée à l'Empereur +jusqu'au 10 mars, sur l'observation que des retards de courrier +pourraient ne pas lui laisser le temps nécessaire à une décision. + +La fureur de l'Assemblée ne l'empêchait pas d'être ombrageuse au +point de redouter les 1,800 hommes qui devaient composer la garde du +Roi; et sous divers prétextes, elle en retarda tellement la mise en +activité, qu'elle ne put commencer son service que le 19 février. Le +Roi avait mis l'attention la plus scrupuleuse à ne donner aucune +prise sur sa composition. M. le ministre de l'intérieur avait +demandé à chaque département de fournir trois hommes dont la bonne +conduite pût répondre de leur fidélité à tous leurs devoirs. Chaque +bataillon de Paris fournit aussi deux hommes, et la cavalerie fut +prise dans les divers régiments de cette arme. Les factieux, n'ayant +pu s'opposer à l'établissement de cette garde, cherchèrent à la +corrompre avant même qu'elle fût en activité; mais ils ne purent +réussir vis-à-vis de la cavalerie, qui fut incorruptible, et ils ne +gagnèrent qu'un petit nombre d'hommes dans l'infanterie, et qu'on +eût même ramenés facilement s'il eût été question de défendre le +Roi. Pour répondre aux reproches que l'Assemblée ne cessait de faire +à M. Bertrand, le Roi lui écrivit qu'après en avoir mûrement examiné +la nature et n'en trouvant aucun de fondé, il croirait manquer à la +justice s'il lui retirait sa confiance. Cette lettre occasionna un +grand tumulte dans l'Assemblée. Guadet et Brissot s'emportèrent +contre les ministres, et même contre le Roi, prétendant que les +aristocrates gouvernaient la France dans l'intérieur, tandis qu'au +dehors l'Empereur, l'Espagne et la Prusse nous dictaient des lois. +Brissot conseilla à l'Empereur de se séparer de ces deux puissances, +de favoriser les Jacobins et de les employer à préparer les peuples +à la liberté, moyen certain d'affermir son trône chancelant. + +Ce prince, peu touché de ces avis, fit courir un manifeste pour +assurer les Français que, loin de détruire leur Constitution, il se +joindrait au contraire au Roi pour l'appuyer de tout son pouvoir, en +en modifiant les articles qui pourraient en avoir besoin; qu'il ne +se déclarerait jamais que contre les factieux, fauteurs du désordre +et de l'anarchie, et qui perpétuaient seuls les malheurs de la +France, auxquels il désirait ardemment voir une fin. Il se flattait +que cette démarche attirerait dans le parti du Roi les véritables +amis d'une Constitution sage et une grande partie de la France. Mais +il ne connaissait pas la force des Jacobins, qu'il attaquait +ouvertement sous le nom de factieux, et que cette démarche rendit +encore plus audacieux. Aussi la Reine s'en affligea-t-elle, la +trouvant prématurée. Elle me dit en me montrant cet écrit: «Mon +frère ne connaît pas la position de la France; en déclarant la +guerre aux Jacobins, il nous met sous le couteau, nous et nos +fidèles serviteurs.» + +En effet, les factieux ne perdaient pas une occasion d'échauffer le +peuple. Ils lui persuadèrent que le droit de veto était le seul +obstacle à son bonheur, et avec ce mot, dont il n'entendait pas la +signification, ils l'animèrent contre le Roi et la Reine, qu'ils +appelaient Monsieur et Madame Veto. Ils se permettaient les injures +les plus grossières contre leurs personnes, surtout lorsque ce +prince opposait le droit de veto aux décrets de l'Assemblée. Un de +ses membres poussa la hardiesse jusqu'à dire que les ministres +devaient répondre sur leurs têtes des suites du veto; et une +violation si manifeste de la Constitution n'éprouva aucune +opposition. + +On faisait fabriquer des piques dans Paris, et l'on fit paraître +dans les Tuileries des piques à crochets, pour arracher, +disaient-ils, les entrailles des aristocrates. Une députation de ces +misérables vint à la barre, accuser les membres du ministère de +préparer un massacre des patriotes. C'était la tactique des factieux +d'accuser leurs ennemis des crimes qu'ils se préparaient à +commettre, et ils assurèrent l'Assemblée qu'ils étaient prêts à +purger la terre des amis du Roi, qu'on pouvait regarder comme +ennemis de la nation. L'Assemblée, loin de punir de pareilles +indignités, accorda à ces brigands les honneurs de la séance. Toutes +ces horreurs avaient pour but d'obtenir du Roi la sanction du décret +concernant la liberté des soldats de Châteauvieux, et celui de la +triple imposition sur les biens des émigrés, à laquelle ce prince +ne pouvait se déterminer. Mais les ministres, effrayés des dangers +que son refus pouvait faire courir à Sa Majesté, l'engagèrent +fortement à ne la pas refuser. Le Roi consentit donc, à son grand +regret, à donner cette sanction, qui affligea tous les gens de bien. + +Ce prince n'en fut pas plus tranquille. Les factieux ne passaient +pas de jours sans se permettre les sorties les plus violentes contre +sa personne et ses plus fidèles serviteurs. On les accusait du +renchérissement des denrées, des crimes qui se commettaient dans les +diverses parties du royaume, et même du pillage de quelques magasins +d'épicerie, qu'ils avaient eux-mêmes organisé pour exciter quelques +troubles. Ils prétendirent qu'il se faisait des rassemblements pour +enlever le Roi dans l'intention de se joindre aux ennemis de l'État, +pour mettre tout à feu et à sang; qu'il employait l'argent de sa +liste civile à corrompre les bons patriotes, et qu'il n'avait formé +sa maison militaire que pour asservir les Parisiens, les égorger et +partir avec elle. + +Le Roi, pour déjouer les progrès des factieux, écrivit à la +municipalité pour se plaindre des bruits répandus par les +malintentionnés. Il lui marquait en même temps qu'il connaissait les +devoirs que lui imposait la Constitution, et qu'il saurait les +remplir; que rien ne l'obligeait à rester à Paris, et que s'il ne le +quittait pas, c'était parce qu'il le voulait bien, et qu'il croyait +sa présence utile; mais qu'il ne se cacherait pas s'il avait des +raisons qui lui fissent désirer d'en sortir. + +Cette lettre ne diminua pas la violence des démagogues de +l'Assemblée. Hérault de Séchelles se permit dénoncer cette +proposition, que le pouvoir législatif avait le droit de traduire le +pouvoir exécutif devant le pouvoir judiciaire; que la responsabilité +n'était pas toujours la mort, mais qu'elle entraînait également la +perte de l'honneur et de la liberté. + +Rouyer proposa de faire un recensement de tous les habitants du +royaume qui avaient des enfants ou des neveux émigrés, afin de +prendre, quand il en serait temps, des mesures fermes et solides +pour mettre la chose publique à l'abri de leur perfidie. On sait la +suite qui fut donnée à cette proposition au fort de la Révolution. + +La loi sur les passe-ports fut mise en vigueur, malgré l'article de +la Constitution qui donnait à chacun le droit de sortir ou de +rentrer dans le royaume à sa volonté, et l'Assemblée ordonna que ce +décret fût porté sur-le-champ à la sanction du Roi par quatre +membres de l'Assemblée. + +Le Roi tenait conseil en ce moment. On leur offrit d'en attendre la +fin dans la salle des gardes ou dans celle des ambassadeurs, à leur +volonté. Ils furent excessivement choqués de n'avoir pas été +introduits sur-le-champ, et encore plus qu'on ne leur eût pas +ouvert les deux battants en entrant chez le Roi. L'huissier leur +dit que ce n'était pas l'usage, et qu'elles ne s'ouvraient qu'aux +grandes députations. Ils se plaignirent vivement à l'Assemblée de ce +manque de respect, et l'Assemblée attacha à cette prétention +l'importance qu'elle aurait pu mettre à l'affaire la plus +essentielle. Elle écrivit au Roi pour se plaindre de ce manque +d'égards envers une députation de l'Assemblée. Ce prince, étonné de +la chaleur qu'elle mettait à une prétention aussi puérile, lui +répondit qu'on avait suivi l'usage accoutumé; qu'il n'avait pu +prévoir le prix qu'elle paraissait attacher à l'ouverture des deux +battants; qu'il ne tenait nullement à la conservation de l'ancien +usage; mais puisqu'elle désirait qu'on les ouvrît même aux simples +députations, il consentait volontiers à lui donner cette +satisfaction. + +Après la lecture du décret qui prescrivait la manière dont la plus +simple députation serait reçue chez le Roi, Condorcet déclara que +désormais le président de l'Assemblée ne se servirait, en lui +écrivant, que de la même formule dont ce prince se serait servi à +son égard. Elle ne perdait aucune occasion de diminuer le respect +qu'on lui portait, et le peuple l'imitait, en voyant le peu de +considération qu'on témoignait à son souverain. + +Le Roi, attentif à ne donner aucun sujet de plaintes contre sa garde +constitutionnelle, fit écrire à Péthion, maire de Paris, pour lui +demander le jour où elle pourrait prêter serment à la municipalité. +Péthion, n'osant prendre sur lui de répondre seul à cette demande, +s'adressa à l'Assemblée, qui dicta elle-même la formule du serment; +bien entendu que les individus composant la garde du Roi devaient +justifier d'abord qu'ils avaient déjà prêté le serment civique, +décrété par l'Assemblée nationale. + +Le serment exigé était conçu en ces termes: «Je jure d'être fidèle à +la nation, à la loi et au Roi, de maintenir de tout mon pouvoir la +Constitution décrétée par l'Assemblée nationale en 1789, 1790 et +1791; de veiller avec fidélité à la sûreté de la personne du Roi, de +n'obéir à aucune réquisition ou service étranger à celui de sa +garde.» + +Il fut décidé que ce seraient serait prêté publiquement en présence +des officiers municipaux, et renouvelé chaque année à la même époque +où il aurait été prêté la première fois, et que la garde royale ne +pourrait suivre le Roi, s'il s'écartait de plus de vingt lieues du +Corps législatif, distance prescrite à ce monarque par la nouvelle +Constitution. + +On ne peut faire trop d'éloges de cette garde et des officiers qui +la composaient. Pour empêcher que le désoeuvrement des gardes ne les +rendit susceptibles de mauvaises impressions, ils les occupaient +continuellement, les surveillant avec l'attention la plus +scrupuleuse, ne s'absentant point, et prenant même leurs repas chez +les traiteurs les plus voisins du château. Ils ménageaient avec la +plus grande attention les officiers de la garde nationale, leur +cédant même dans toutes les prétentions qu'ils élevaient, +lorsqu'elles n'étaient pas incompatibles avec le bien du service. + +Les Jacobins cherchaient, au contraire, à exciter la jalousie de la +garde nationale par les mensonges et les calomnies qu'ils avaient +coutume d'employer lorsqu'ils leur étaient utiles. Les officiers de +la garde les recherchaient, au contraire, sans se rebuter, étaient +avec eux d'une extrême politesse, ne négligeant aucune occasion de +les attacher au Roi et de les engager à s'unir à eux pour la défense +de ce prince, si les mauvaises intentions que manifestait +l'Assemblée forçaient à en venir à cette extrémité. Une conduite si +sage et tant de sacrifices ne purent cependant parvenir à diminuer +la jalousie de la garde nationale, qui se manifesta d'une manière +bien sensible. + +On avait partagé la grande salle des Cent-Suisses en deux salles +séparées par une cloison, l'une pour la garde royale, et l'autre +pour la garde nationale. Cette dernière, excitée par les Jacobins et +par un nommé Sevestre[1], murmura de cette séparation et demanda la +destruction de cette cloison. Le Roi, croyant devoir acquiescer à +cette demande, pria sa garde de lui donner cette marque +d'attachement de ne se permettre ni plaintes ni murmures, et il fut +obéi, malgré la peine qu'elle en ressentait. Elle y avait d'autant +plus de mérite qu'il y avait dans la garde nationale des gens +très-mal pensants, dont plusieurs étaient soupçonnés, et non sans +raison, d'être les espions des Jacobins, et d'interpréter +malignement les propos les plus innocents de cette excellente garde. + + [1] Ce Sevestre était architecte du Roi. Oubliant tout ce qu'il + devait à ce prince, il était devenu jacobin forcené, ce qui lui + valut d'être nommé membre de la Convention, où il eut la + scélératesse de voter la mort de son Roi, son bienfaiteur. + + + + +CHAPITRE XVIII + +ANNÉE 1792 + + Brigandages et fermentation excitée par les factions dans + toutes les provinces du royaume.--Audace des + Jacobins.--Décret d'accusation contre M. de Lessart, et son + envoi à Orléans pour être jugé par la haute cour + nationale.--Dénonciations journalières contre les + ministres.--Le Roi reçoit leur démission et se décide à en + prendre dans le parti des Jacobins.--Amnistie accordée par + l'Assemblée pour tous les crimes commis à Avignon.--Son refus + d'écouter aucune représentation des députés opposés aux + factieux.--Suppression des professeurs de l'instruction + publique, des confréries, de tous les Ordres religieux, et + même de celui des Soeurs de la Charité. + + +La France était livrée dans toutes ses provinces aux brigandages les +plus affreux. Les bois étaient dévastés, les greniers pillés, la +circulation des grains arrêtée par des paysans, qui, sous prétexte +de la crainte de disette, refusaient de les laisser sortir de la +province où ils abondaient pour alimenter celles qui en manquaient, +quoiqu'elles les eussent payés d'avance. Les riches propriétaires +n'étaient plus en sûreté contre les pillages; tout annonçait une +prompte dissolution. Simoneau, maire d'Étampes, ayant voulu +s'opposer à ces excès, fut assassiné par ces furieux, qui hachèrent +en pièces un fermier des environs de Montlhéry. Le Roi, à qui cette +nouvelle Assemblée avait ôté le peu d'autorité qui lui restait, +n'avait aucun moyen de s'opposer à ces excès. S'il lui arrivait de +donner un ordre à ce sujet, l'Assemblée trouvait le moyen de le +paralyser sur-le-champ, et d'accuser ensuite le pouvoir exécutif de +faire le mort et de ne pas savoir réprimer tous ces excès. La +position du Roi était affreuse et s'aggravait journellement. + +Loin de réprimer les insurrections quotidiennes des différents corps +de l'armée, l'Assemblée les favorisait et accueillait toutes les +dénonciations des soldats contre les officiers nobles et même contre +le ministre de la guerre, dans le but d'avoir un prétexte pour +chasser tous les officiers nobles et les remplacer par d'autres qui +leur seraient dévoués et sur lesquels elle pourrait compter. Elle +démontra son peu de respect pour la personne du Roi, en passant à +l'ordre du jour sur une lettre que lui écrivit ce prince pour se +plaindre de cette conduite. + +Elle était furieuse contre M. de Lessart, qui, craignant les suites +d'une guerre entre la France et toutes les puissances de l'Europe, +faisait tout ce qui dépendait de lui pour l'éviter. Les factieux de +l'Assemblée, voulant absolument le trouver en faute, chargèrent le +comité des douze d'examiner sa conduite. Brissot se chargea du +rapport qui en fut fait à l'Assemblée, y dénonça formellement M. de +Lessart et proposa un décret d'accusation contre ce ministre. Il +n'avait pas, disait-il, donné connaissance à l'Assemblée de toutes +les pièces qui prouvaient un concert entre les diverses puissances +de l'Europe contre la sûreté et l'indépendance de la France; il +avait affecté de douter de leurs intentions, leur avait donné une +idée fausse de la situation du royaume, n'avait pas su faire +respecter la France dans ses correspondances avec l'Empereur, dont +on l'eût cru plutôt le ministre que celui de l'Assemblée; avait +demandé la paix, traîné les négociations en longueur, négligé ou +trahi les intérêts de la nation, et avait même refusé d'obéir aux +décrets de l'Assemblée, en retardant l'envoi de celui de la réunion +du comtat d'Avignon à la France, retard qui avait été la cause des +crimes qui s'y étaient commis. Il conclut par demander à l'Assemblée +de charger le pouvoir exécutif de le faire conduire à Orléans, pour +y être jugé par la haute cour nationale. + +Plusieurs membres de l'Assemblée s'opposèrent à l'iniquité de cette +accusation, qui enlevait à l'accusé les moyens de se défendre, et +demandèrent qu'on produisît au moins les pièces à l'appui. On n'eut +aucun égard à leur demande, et le décret fut prononcé. Les factieux, +fiers de ce succès, s'écrièrent qu'ils espéraient bien qu'on userait +de la même sévérité envers le ministre de la justice; mais +l'Assemblée, ne trouvant pas que ce fût encore le moment, ne donna +aucune suite au désir qu'ils venaient d'exprimer. + +M. de Lessart, craignant la fureur populaire à la suite d'un pareil +décret, s'éloigna de chez lui et informa le lendemain le directoire +du lieu de sa retraite. Il fut conduit sur-le-champ à Orléans. Il +écrivit à l'Assemblée avant son départ une lettre très-noble, pour +se plaindre de l'accusation prononcée contre lui sans qu'on lui eût +laissé la possibilité de se justifier, ajoutant que, fort de son +innocence, il était loin de redouter le jugement qui serait +prononcé, et qu'il regrettait seulement que l'Assemblée ne l'eût pas +mis à portée d'obtenir d'elle-même la justice qu'il attendait du +tribunal auquel elle l'avait envoyé. + +M. de Lessart était sincèrement attache à la personne du Roi. Mais, +effrayé de la situation critique de ce prince, et influencé par les +constitutionnels, il n'eut pas la force de résister à leurs +insinuations, et il contribua aux démarches de faiblesse qu'on lui +reprocha avec raison. Il espérait par là le garantir des malheurs +qui le menaçaient, et il en reconnut trop tard le danger. Il montra +dans sa captivité beaucoup de courage et un grand attachement pour +le Roi, à qui il fit même parvenir d'Orléans des avis utiles sur les +dangers que courait sa personne, par les manoeuvres de cette +horrible Assemblée. + +Péthion, à la tête de la commune de Paris, n'eut pas honte de venir +remercier l'Assemblée du décret rendu contre M. de Lessart, et +de la preuve qu'elle venait de donner que la responsabilité n'était +pas un vain mot, et que le glaive de la loi se promènerait +indistinctement sur toutes les têtes. + +On se doute bien des applaudissements que lui valurent de pareils +propos, qui furent accompagnés des honneurs de la séance. + +La position du Roi était affreuse. Désolé de l'emprisonnement de M. +de Lessart, il n'avait aucun moyen de le soustraire à la vengeance +de ses accusateurs. Il ne pouvait réprimer aucun désordre, ni faire +agir ses ministres sans les exposer au même sort. Craignant pour M. +Bertrand la malveillance de l'Assemblée, qui brûlait du désir de +trouver matière à le mettre aussi en accusation, il lui demanda sa +démission, ainsi qu'à M. Tarbé. M. Bertrand possédait la confiance +du Roi et la méritait. La fermeté de son caractère ne se démentit +jamais, non plus que son profond attachement pour le Roi, qui +éprouva le regret le plus vif de ne pouvoir le conserver dans le +ministère. Il ne lui retira pas sa confiance; mais dans l'état où +l'Assemblée avait réduit la puissance royale, il était difficile de +donner de bons conseils. Malgré les dangers qu'il courait, M. +Bertrand resta constamment auprès du Roi, jusqu'au moment où les +factieux, s'étant emparés de sa personne, en éloignèrent par la +violence ses plus fidèles serviteurs. En quittant le ministère, M. +Bertrand rendit un compte si détaillé et si exact de son +administration, que l'Assemblée, malgré la haine qu'elle lui +portait, ne put trouver matière à accusation. Ce compte rendu +augmenta encore les regrets de voir sortir du ministère un homme qui +en avait rempli les fonctions avec tant de distinction. + +M. de Narbonne, qui n'aimait pas M. Bertrand, et qui avait travaillé +à l'éloigner du ministère, désirant conserver sa place de ministre, +imagina un moyen qu'il crut infaillible pour ne pas être obligé de +donner sa démission, et qui eut un effet tout contraire à celui +qu'il en attendait. Il se fit écrire par MM. de Rochambeau, de +Luckner et de la Fayette, que le salut de l'État dépendait de sa +stabilité dans le ministère, le tout accompagné de beaucoup d'éloges +de sa personne et de sa conduite. Ne doutant pas que la publicité de +ces lettres ne lui assurât l'opinion publique, qui forcerait le Roi +à le conserver dans sa place, il les fit imprimer et distribuer dans +tout Paris, la veille du jour où M. Bertrand devait être dénoncé. Il +y joignit sa réponse, dans laquelle il donnait les plus fortes +assurances de son patriotisme. Il avait la bassesse de comparer ses +sentiments à ceux de M. Bertrand, que, tout en l'estimant, +disait-il, il ne pouvait s'empêcher de blâmer dans sa conduite +ministérielle. Cette démarche produisit le plus mauvais effet. Le +public indigné en fit justice. Le Roi lui demanda sa démission, et +les Jacobins se virent avec plaisir débarrassés d'un ministre lié +avec les constitutionnels, qu'ils détestaient encore plus que les +royalistes. + +Plusieurs membres de l'Assemblée voulaient lui faire subir le même +sort qu'à M. de Lessart. Le plus grand nombre ayant demandé qu'il +fût entendu, Quinette s'y opposa fortement, tout en soutenant +l'utilité de son accusation. Il ajouta: «Croyez-vous que si l'on eût +entendu M. de Lessart, l'Assemblée l'eût envoyé à Orléans?» On eut +honte de renouveler le même scandale, et il ne fut plus question +d'accusation. M. de Narbonne déclara qu'il allait partir pour +combattre sur la frontière les ennemis de la patrie, et il quitta +prudemment Paris, dont le séjour aurait pu lui être funeste. + +M. de Grave le remplaça au ministère de la guerre. Il était +constitutionnel par principes, mais honnête homme et attaché au Roi, +quoique vivant dans la société de M. le duc d'Orléans. Faible par +caractère et redoutant la puissance des Jacobins et de l'Assemblée, +il les flattait l'un et l'autre, et ses discours se ressentaient de +sa pusillanimité. Cette conduite le fit taxer de jacobinisme, +quoiqu'il en détestât les principes. Incapable de se porter à aucun +excès, il ne put conserver sa place au delà de six semaines. + +Le Roi, voyant l'impossibilité de conserver aucun ministre sans +l'exposer à la persécution des Jacobins, qui subjuguaient alors +toute la France, se détermina à essayer d'un ministère composé de +gens de leur parti. Il espérait par cette mesure calmer leur +fureur, qui s'accroissait de jour en jour, ouvrir les yeux de la +nation par ce dernier essai et ôter aux malveillants le prétexte de +l'accuser de tous les désordres qui se commettaient dans toutes les +parties du royaume. Il nomma en conséquence ministre de l'intérieur +M. Roland de la Platière; de la marine, M. de la Coste; des affaires +étrangères, M. Dumouriez, et M. Clavière, des contributions. M. +Davanthon, avocat de Bordeaux, remplaça peu après M. du Tertre, et +M. de Grave, nommé depuis peu de jours ministre de la guerre, resta +pour le moment chargé de ce département. + +Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part de ces diverses +nominations, et lui marqua que, profondément affecté des maux qui +affligeaient la France, il avait d'abord nommé, pour exécuter les +lois, des hommes recommandables par l'honnêteté de leurs principes; +mais que ceux-ci ayant quitté le ministère, il les remplaçait par +des hommes accrédités par leurs opinions populaires; que l'Assemblée +ayant souvent répété que c'était le seul moyen de faire marcher le +gouvernement, il l'employait dans l'espoir d'établir l'harmonie +entre les deux pouvoirs, et d'ôter aux malveillants tout prétexte +d'élever des doutes sur sa volonté de concourir de toutes ses forces +à tout ce qui pouvait être utile à la France. + +Roland de la Platière était un chef de manufacture, qui entendait +mieux cette partie que l'administration d'une monarchie. Il ne +respirait que l'amour de la liberté et de l'égalité, regardant comme +action vertueuse tout ce qui pouvait y conduire, et ne désapprouvant +point les crimes dont la liberté était l'objet. De pareils principes +le firent accuser d'avoir contribué à l'amnistie accordée aux +brigands d'Avignon. Il poursuivit avec acharnement les émigrés, la +ruine des grands propriétaires, l'abaissement ou la mort des +aristocrates, et la destruction du trône. Il n'était pas moins animé +contre les brigands, les assassins, les anarchistes et les +dilapidateurs de la fortune publique; ce qui lui valut dans son +parti le nom de vertueux Roland. Sa femme avait beaucoup d'esprit et +une ambition excessive, qu'elle cachait sous le voile de la +modestie. Elle partageait d'ailleurs tous les sentiments de son +mari, à qui elle fut fort utile dans l'exercice de son ministère, +dont elle faisait presque tout le travail. + +Dumouriez, avec de l'esprit et des moyens, avait aussi une ambition +démesurée et d'autant plus dangereuse qu'il n'avait aucun principe. +Tout moyen lui paraissait bon pour la satisfaire. Il caressait +toujours le parti dominant et en changeait dès que son intérêt +l'exigeait. + +Après avoir contribué à la chute du trône, dégoûté des Jacobins, il +voulut tenter de le rétablir, lorsqu'il y avait peu d'espoir d'y +pouvoir réussir. Sa vanité et son indiscrétion firent échouer tous +ses projets, et il fut, à son tour, forcé d'émigrer et d'imiter la +conduite de ceux qu'il avait si durement blâmés dans l'exercice de +son ministère. + +Clavière, ami de Brissot et de Grégoire, auquel il s'était associé +pour le soulèvement des colonies, voulut singer M. Necker, dont il +n'avait ni les qualités ni l'intégrité. Ambitieux et agitateur par +caractère, il écrivit et agita le peuple pour faire parler de lui et +arriver au ministère. + +La Coste était un jacobin insignifiant, qui suivit la route que lui +tracèrent ses confrères. Cette nomination déconcerta les Jacobins, +qui ne purent s'empêcher de dire en parlant du Roi: «Si ce diable +d'homme nous cède sur tout, quel prétexte donner à sa destitution?» +Sa condescendance ne les empêcha pas de contribuer à entraver les +opérations des diverses administrations, de tonner ensuite contre +ces nouveaux ministres et de les accuser, et le Roi par contre-coup, +de ne pas savoir arrêter les désordres dont eux-mêmes étaient les +auteurs. + +Les ministres vinrent présenter leurs hommages à l'Assemblée en +entrant au ministère, se parant de leurs vertus civiques et lui +promettant la plus entière obéissance. Ils n'oublièrent pas l'éloge +de ses glorieux travaux, qu'ils promirent de seconder par leur +empressement à faire exécuter ses décrets. Les ministres du Roi, +ajouta M. Roland, ne sont que les ministres de la Constitution, par +laquelle le Roi règne et les ministres existent. + +Cayer de Gerville, avant de donner sa démission, se crut obligé de +présenter à l'Assemblée un aperçu de la situation de la France. Il +en attribua les malheurs aux insouciants, aux égoïstes et à la +corruption des moeurs. Il parla de la nécessité d'une régénération +où l'on ne ferait point entrer la religion, qu'il regardait comme +inutile, et il s'emporta contre les prêtres sermentés et +insermentés, soupirant après le jour où les rois et les peuples ne +s'occuperaient plus de religion. Tout en approuvant la formation des +clubs, qui avaient été nécessaires à l'établissement de la +Révolution, il leur reprocha leur conduite actuelle et nommément le +mépris qu'ils témoignaient pour une constitution jurée par tous les +Français. + +M. de Vaublanc, effrayé des progrès de l'anarchie et revenu des +opinions qu'il avait professées à l'ouverture de l'Assemblée, +reprocha à celle-ci d'avoir favorisé trop longtemps l'insubordination +du peuple. Il appuya fortement sur l'impossibilité de faire cesser +les crimes et les malheurs qui désolaient la France, si l'Assemblée +ne s'occupait de faire de bonnes lois clairement exprimées, si elle +ne faisait pas respecter l'autorité du Roi, et si elle se permettait +de tracasser les ministres dans l'exercice de leurs fonctions, au +lieu de se borner à les punir s'ils se trouvaient en contravention +avec la loi. Il proposa ensuite l'établissement d'un comité qui +tiendrait registre de toutes les dénonciations portées contre eux, +lesquelles seraient mises toutes à la fois sous les yeux de +l'Assemblée. On n'eut aucun égard à ces représentations. Elles +étaient trop éloignées des vues de la majorité pour être non-seulement +adoptées, mais même écoutées paisiblement. + +Bien plus, un orateur du faubourg Saint-Antoine vint à l'Assemblée +accuser le Roi de tous les malheurs de la France, et l'assurer +qu'elle pouvait compter sur le secours des piques. «Il vaut mieux, +ajouta-t-il, servir la nation que les rois, qui passent, eux, leurs +ministres et leur liste civile, tandis que les droits de l'homme, la +souveraineté nationale et les piques ne passeront jamais.» +L'Assemblée ne rougit pas d'accorder à l'orateur les honneurs de la +séance. + +Une pareille conduite ne permit pas d'être étonné de voir +Bassal-Cavé, constitutionnel de Versailles et jacobin outré, s'unir +à Thurcoi et autres scélérats de son parti, pour solliciter une +amnistie en faveur des auteurs des massacres de la glacière +d'Avignon; et La Source prétendit qu'elle ne pouvait être refusée, +puisque l'Assemblée précédente en avait accordé une aux +aristocrates, dans laquelle l'infâme Bouillé avait été compris. La +majorité, éprouvant une espèce de honte de la prononcer expressément +en faveur des scélérats qui en étaient l'objet, décréta, sans les +nommer, une amnistie générale pour tous les crimes relatifs à la +Révolution commis dans les deux comtats jusqu'au 8 octobre 1791. +Plusieurs représentants, consternés de cette effroyable séance, ne +purent s'empêcher de témoigner l'horreur que leur inspirait +l'impunité accordée à de pareils crimes, et la honte qui en +rejaillirait sur l'Assemblée. Mais ils ne furent point écoutés, et +le décret fut proclamé tel qu'il avait été proposé. Un grand nombre +de députés gémissaient intérieurement des décrets que rendait +journellement l'Assemblée; mais contenus par la terreur, ils +cherchaient même à capter sa bienveillance par des propositions +qu'ils savaient devoir lui être agréables. + +M. Pastoret, membre de l'instruction publique, proposa, par mesure +d'économie, la suppression des professeurs, blâmant la bêtise de +l'ancienne éducation, se moquant des quatre facultés, des cérémonies +religieuses qui s'y pratiquaient, et promettant des merveilles de la +nouvelle éducation, qui, fondée sur la philosophie, procurerait la +régénération complète du peuple français. La suppression des +professeurs fut décrétée. Elle fut suivie, peu après, d'un autre +décret, portant celle de tous les Ordres religieux, de toutes les +confréries, des congrégations, même de celle des Soeurs de la +Charité, avec la défense absolue de porter aucun costume +ecclésiastique hors de l'intérieur des temples. + +On ne peut se faire une idée de l'indécence de cette séance: Torné, +Fauchet, Gay, Vernon et autres évêques constitutionnels jetèrent en +pleine Assemblée leur croix et leur calotte, accompagnant cette +action des discours les plus impies et les plus déplacés, ce qui +leur valut de grands applaudissements. Le vendredi saint fut choisi +pour cette fête aussi scandaleuse que dégoûtante; et, pour que rien +n'y manquât, des prêtres mariés vinrent à la barre avec leurs +enfants, dont ils firent hommage à l'Assemblée. + +François de Neufchâteau profita de l'occasion pour renouveler ses +invectives contre les prêtres et la religion, déclara le +christianisme une religion insociable et dangereuse, se prosternant +toujours devant le despotisme; il la mit en opposition avec le club +des Jacobins, protecteur des malheureux, qu'elle ne cessait +d'opprimer. + +Courtaud demanda qu'on tolérât tous les cultes, excepté le culte +catholique, que nos lois ont montré, disait-il, le projet de +détruire, en détachant le clergé du Pape par des élections +populaires. + +Cette séance se termina par une motion de Le Quinio, qui proposa, +pour enrichir la nation, de détruire tous les monuments en bronze +qui existaient dans toute la France, de les convertir en sous, et de +se servir de cette monnaie pour toute espèce de payement. Cette +motion, toute ridicule qu'elle était, fut renvoyée au comité des +finances. Elle n'eut cependant aucune suite. + +La ville d'Arles, n'ayant plus voulu ployer sous le joug des +Jacobins, éprouva l'animadversion de l'Assemblée d'une manière bien +sensible. Les gardes nationales des environs de cette ville, sous +prétexte d'en protéger les patriotes, se mirent en marche pour +désarmer les habitants. Les Arlésiens, décidés à s'y refuser, mirent +leur ville en état de défense, bien déterminés à combattre s'il le +fallait. Les factieux, furieux d'une résistance à laquelle ils ne +s'étaient pas attendus, envoyèrent des députés pour dénoncer cette +ville à l'Assemblée, comme un foyer d'aristocratie, et toujours +prête à prendre part aux troubles du Midi. Les Arlésiens en +envoyèrent, de leur côté, pour justifier leur conduite et prouver +leur soumission aux lois et aux autorités. Mais leurs ennemis +l'emportèrent. On changea les administrateurs et l'on décréta +l'envoi de deux régiments pour opérer le désarmement, s'ils +s'opposaient à l'exécution du décret. + + + + +CHAPITRE XIX + +ANNÉE 1792 + + Continuation des troubles.--Désarmement du régiment d'Ernest + par les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom + de Marseillais.--Les Suisses rappellent ce régiment.--Mort de + l'Empereur.--Assassinat du roi de Suède.--Honneurs rendus aux + déserteurs de Châteauvieux.--M. de Fleurieu est nommé + gouverneur de Mgr le Dauphin.--Le Roi est forcé de déclarer + la guerre aux puissances.--Son début peu favorable aux + Français.--L'Assemblée ne dissimule plus son projet d'établir + en France une république.--Déclamation contre les nobles et + les prêtres.--Abolition des cens et rentes.--Éloignement des + Suisses de Paris. + + +La ville de Marseille était gouvernée par le club des Jacobins. +Ceux-ci, inquiets de voir dans cette ville le régiment d'Ernest, +dont ils ne pouvaient corrompre la fidélité, s'unirent à la +municipalité pour en demander l'éloignement. M. de Grave eut +l'imprudence d'accéder à leur demande et de l'envoyer à Aix. Les +Marseillais, qui voulaient enlever toute possibilité de se défendre +aux villes qui les environnaient, ne purent souffrir ce régiment +encore si près d'eux. Ils se mirent en marche, au nombre de deux +mille environ, avec des canons, dans l'intention de le désarmer. +M. de Barbantane, qui commandait à Aix, les laissa entrer +tranquillement dans la ville, quoique le régiment en bataille offrit +de marcher contre eux. Sous prétexte d'éviter l'effusion du sang, M. +de Barbantane et la municipalité entrèrent en pourparler avec eux et +ordonnèrent au régiment de rester dans ses casernes. Les +Marseillais, qui ne perdaient pas leur temps à les écouter, après +avoir tenté inutilement de corrompre la fidélité des soldats, par +l'appât du pillage des caisses et des effets du régiment, marchèrent +contre les casernes, les entourèrent, tirèrent sur elles et +demandèrent la sortie du régiment de la ville et son désarmement. M. +de Barbantane et la municipalité en donnèrent l'ordre. M. de +Watteville, qui commandait le régiment, n'ayant aucun moyen de +résistance et voulant éviter un massacre, l'assembla et lui ordonna +de se tenir prêt à exécuter ses ordres, se rendant responsable +auprès des cantons de son obéissance. Il donna ensuite l'ordre de +déposer les armes et de sortir de la ville, qu'il traversa à la tête +du régiment au milieu des pleurs de tous les honnêtes gens. A peine +en fut-il sorti que la multitude se précipita sur les casernes, et +pilla les caisses et les effets laissés sur la foi publique. + +Les Marseillais, avant de quitter la ville, entrèrent dans la maison +de madame Audibert de Ramatheul, femme d'un conseiller du parlement +d'Aix, la bouleversèrent pour se faire livrer les armes qui s'y +trouvaient, et lui montrèrent les cordes qu'ils avaient apportées +pour pendre son beau-frère, ecclésiastique insermenté, qui était +heureusement absent, ainsi que M. Audibert. Les mêmes Marseillais, +en retournant chez eux, entrèrent à Apt et désarmèrent ceux des +habitants qui leur étaient suspects. Le silence de l'Assemblée sur +de pareils désordres mit les provinces méridionales sous le joug des +Jacobins, et la persécution des honnêtes gens en devint la suite +nécessaire. + +Le canton de Berne, ayant appris le désarmement du régiment +d'Ernest, écrivit au Roi pour lui en demander le rappel, un régiment +désarmé ne pouvant plus être utile à son service; il protesta en +même temps que tous seraient morts à ses pieds plutôt que de rendre +leurs armes, s'ils avaient eu à soutenir une guerre ouverte. Il se +plaignit de la conduite qui avait été tenue envers un régiment aussi +fidèle, depuis plus d'un siècle qu'il était entré au service de nos +rois; et il priait Sa Majesté de donner des ordres pour la sûreté de +sa route et la restitution de ses armes, dont il avait été dépouillé +d'une manière si indigne. + +Le régiment de Streiner, en garnison à Lyon, ayant appris que Dubois +de Crancé avait opiné, dans le club des Jacobins de cette ville, +pour le traiter de la même manière que celui d'Ernest, déclara au +maire de la ville, par l'organe de M. de Saint-Gratien, son +commandant, que tous verseraient jusqu'à la dernière goutte de leur +sang plutôt que de rendre leurs armes. Sachant que M. du May, qui +commandait dans cette partie de la France, avait plein pouvoir de +les faire marcher vers la Provence, ils déclarèrent à M. du Hallot, +commandant à Lyon, que, après la conduite qui avait été tenue à +l'égard du régiment d'Ernest, ils n'obéiraient pas à cet ordre, et +ne laisseraient diviser leurs bataillons que d'après l'autorisation +du conseil souverain de leurs pays. Le grand conseil de Zurich +remercia M. de Saint-Gratien de sa fermeté, et écrivit au Roi pour +le prier de ne point employer ce régiment dans les provinces +méridionales, et d'interdire la séparation de ses bataillons. + +La partie saine de la garde nationale, désirant trouver une occasion +de témoigner publiquement ses sentiments pour le Roi et la famille +royale, supplia la Reine avec tant d'instance d'aller à la Comédie +italienne, qu'elle ne crut pas pouvoir s'y refuser. On fit jouer, ce +jour-là, une pièce susceptible d'allusions, qui furent saisies avec +transport par le public aux cris de: «Vive le Roi et la famille +royale!» Ce qu'il y avait de Jacobins dans la salle voulut s'y +opposer; mais n'étant pas les plus forts, ils furent obligés de +céder. + +Décidés à prendre leur revanche, ils saisirent l'occasion d'une +pièce appelée l'_Auteur d'un moment_, qui se donnait au Vaudeville, +et où l'on tournait en ridicule Chénier et Palissot. Les royalistes +ayant applaudi et fait répéter les airs les plus mordants, les +Jacobins assemblèrent leurs cohortes et accablèrent d'injures les +spectateurs. Comme ils étaient obligés de se contenir dans la salle, +ils en sortirent et continuèrent d'injurier ceux qui n'étaient pas +de leur parti, leur jetèrent des boules de neige et firent un tel +vacarme, que les dames qui étaient au spectacle, craignant d'être +insultées, se sauvèrent si précipitamment, qu'elles traversèrent +même des tas de boue pour regagner leurs voitures. Ils ne s'en +tinrent pas là; ils retournèrent le lendemain au Vaudeville; et +malgré les remontrances du commissaire de police, ils forcèrent les +acteurs à retirer la pièce du théâtre et à la brûler en leur +présence. Personne n'osait s'opposer à ces furieux, dont l'audace +croissait par l'assurance de l'impunité. + +L'empereur Léopold, frère de la Reine, fut atteint d'une maladie si +aiguë, qu'elle l'emporta en trois jours. On apprit sa mort en même +temps que sa maladie. Les Jacobins, qui se crurent débarrassés d'un +ennemi, s'en réjouirent, sans réfléchir que, le cabinet de Vienne +restant toujours le même et dans les mêmes principes, elle +n'apporterait aucun changement dans la situation actuelle. La Reine +en jugea ainsi. Elle se persuada qu'un prince de l'âge de François +second, élevé par l'Empereur, mettrait plus d'activité dans une +guerre que les bravades de la France vis-à-vis des puissances +étrangères lui faisaient regarder comme inévitable. Elle fut trompée +dans son attente, et la même lenteur exista dans les préparatifs de +la cour de Vienne. + +L'assassinat du roi de Suède fit une grande sensation dans toute la +France, et le Roi et la Reine furent consternés en apprenant cette +nouvelle. J'étais chez Mgr le Dauphin, et M. Ocharitz, ministre +d'Espagne, me fit prier de descendre dans mon appartement, ayant +quelque chose à me dire. Je lui trouvai le visage consterné, et il +m'apprit le malheur dont on venait de recevoir la nouvelle. «Les +ministres du Roi ne lui ont peut-être pas appris, me dit-il, cet +horrible événement, et je crois utile que vous le lui fassiez savoir +sur-le-champ.» Je descendis chez la Reine, avec Madame qui soupait +tous les soirs avec le Roi et la Reine, et je priai cette princesse +de me permettre de lui dire un mot en particulier. J'étais désolée +d'avoir à lui apprendre un pareil malheur. Elle le savait déjà et me +dit: «Je vois à votre visage que vous savez déjà la cruelle nouvelle +que nous venons d'apprendre. Il est impossible de n'être pas pénétré +de douleur, mais il faut s'armer de courage, car qui peut répondre +de ne pas éprouver un pareil malheur?» La Reine l'apprit à Madame, +qui se jeta dans ses bras et dans ceux du Roi de la manière la plus +touchante. On parla de l'âge du prince royal de Suède. «Je le +sais bien, dit le Roi; j'appris sa naissance dans le moment où +la Reine était près d'accoucher, et je lui dis:--Attendez-vous +à une fille, car deux rois n'ont pas deux fils dans le même mois, +et peu de jours après (en regardant Madame) mademoiselle vint au +monde.»--«Votre Majesté me permet-elle de lui demander s'il regrette +sa naissance?»--«Non certainement», dit ce prince, en la serrant +dans ses bras; et la regardant les larmes aux yeux, il l'embrassa +avec une émotion qui attendrit la Reine et Madame Élisabeth, et +produisit le sentiment le plus déchirant. La jeune princesse fondait +en larmes. Je n'oublierai jamais un spectacle qui m'a fait une si +vive impression, surtout quand la pensée se reportait aux dangers +que courait ce prince si aimant, dans un moment où il se livrait +avec tant d'abandon aux sentiments qu'il éprouvait pour ce qu'il +avait de plus cher au monde[2]. + + [2] Je ne puis m'empêcher de citer, à cette occasion, l'éloge de + Madame par Durdent: «Louis XVI et la Reine étaient époux depuis + huit année sans qu'aucun gage de leur union eût comblé leurs + voeux et ceux des Français. Enfin le 19 décembre 1778, le Ciel + leur accorda le plus rare, le plus précieux des présents, dont + jamais parents aient pu s'enorgueillir: Marie-Thérèse-Charlotte, + dite Madame, aujourd'hui duchesse d'Angoulême, naquit au château + de Versailles; Madame, dont le nom sera dans les siècles les plus + reculés, comme il l'est parmi nous, l'emblème de toutes les + vertus; Madame, célébrée dans les chaumières comme dans les + palais, aux extrémités de l'Europe comme au sein de la France, + que l'on peut louer sans crainte d'être accusé d'adulation, parce + que sa gloire est devenue depuis longtemps une gloire historique, + et que jeune encore, la postérité a déjà commencé pour elle.» + +Quoique la famille royale n'eût conservé aucun espoir de la guérison +du roi de Suède, elle éprouva cependant un grand saisissement en +apprenant la mort de ce prince. «Nous faisons une grande perte, me +dit la Reine; il avait conservé pour nous un véritable attachement, +et nous fit dire encore, la veille de sa mort, qu'un de ses regrets, +en quittant la vie, était de sentir que sa perte pourrait nuire à +nos intérêts.» Ce prince témoigna jusqu'à la fin un courage, une +présence d'esprit et une sensibilité remarquables. Il témoigna sa +sensibilité de la manière la plus touchante à ceux qu'il voyait +consternés de sa perte, et nommément aux comtes de Brohé, de Fersen, +et plusieurs autres grands seigneurs de sa cour. Ils s'étaient +retirés dans leurs terres à l'époque de la révolution qu'il avait +opérée, et avaient cessé de paraître à la cour. Dès qu'ils eurent +appris sa blessure, ils se rendirent sur-le-champ auprès de sa +personne. Le comte de Fersen, qui avait été son gouverneur, accablé +de ce malheur, ne put dissimuler sa profonde affliction. Le Roi lui +prit la main en lui disant: «Quoique nous ayons été d'avis +différents, j'étais bien persuadé que vous seriez la première +personne que je verrais auprès de moi.» Et il ajouta, en regardant +le comte de Brohé et les autres seigneurs qui environnaient son lit: +«Il est doux de mourir entouré de ses vieux amis.» + +La Reine fondait en larmes en me racontant la mort de ce prince. Il +fut extrêmement regretté des Suédois, et l'on eut toutes les peines +du monde à empêcher le peuple de mettre en pièces ceux qu'il +soupçonnait d'avoir eu part à cet horrible assassinat. + +Les Jacobins, qui regardaient ce prince comme leur plus mortel +ennemi, se réjouirent de sa mort, bien loin de se disculper d'y +avoir contribué. Il laissa la régence à son frère, le duc de +Sudermanie, et la petite anecdote que je vais raconter prouvera +qu'il était loin de le soupçonner du rôle qu'il devait jouer dans la +suite. Étant aux eaux d'Aix-la-Chapelle avec une personne de mes +parentes, à qui il parlait avec confiance, il lui fit l'éloge le +plus complet du duc de Sudermanie. Comme ma parente en parut +étonnée, il lui dit ces propres paroles: «On a dit de grandes +faussetés sur son compte; il s'est toujours bien conduit, et j'ai +pour lui estime et confiance.» + +Il était impossible de voir une position plus triste et plus +inquiétante que celle de la famille royale à cette époque. Le +ministère était composé de ses plus mortels ennemis, qui +l'entouraient d'espions, même dans son intérieur, au point que le +Roi et la Reine employèrent plusieurs fois mon valet de chambre pour +faire entrer dans leur cabinet particulier des personnes à qui ils +désiraient parler secrètement. Toutes leurs lettres étaient +ouvertes; et pour obvier à cet inconvénient, ils étaient obligés de +se servir d'un chiffre très-long à écrire et à déchiffrer, mais +impossible à découvrir quand on n'en avait pas la clef. La Reine +passait toutes ses matinées à écrire et le Roi à lire et à faire +des notes sur tout ce qui se passait. Ses conseils étaient autant de +supplices; et il avait besoin de toute sa religion et de sa +résignation pour supporter avec patience une situation aussi +violente que la sienne. Il était convaincu qu'il finirait par être +victime des factieux; mais persuadé que désormais tout ce que l'on +pourrait tenter en sa faveur ne ferait qu'en hâter le moment et +entraîner sa famille dans le même malheur, il se résigna à son sort, +et attendit avec courage ce que le Ciel déciderait pour lui. + +Il éprouvait une extrême sensibilité des marques d'attachement qu'on +lui donnait dans sa cruelle situation, et j'eus l'occasion de +l'éprouver. La place de gouvernante des Enfants de France me donnait +le droit de travailler directement avec Sa Majesté. Je lui +présentais les comptes de leurs dépenses, qui, par le bon de la main +du Roi, étaient acquittées sur-le-champ au trésor royal. Je fus chez +ce prince à l'époque ordinaire des payements, et je lui présentai le +compte de ma dépense, qu'il prit sans y regarder, me disant: «Je +sens tout le prix de votre attachement, et vous répondez à ma +confiance de manière à n'avoir jamais besoin de regarder votre +travail. C'est une grande consolation de trouver des sujets +fidèles.»--«Votre Majesté en a encore de bien dévoués, et qui +donneraient leur vie pour elle.»--«Ah! pourrais-je exister si je +n'avais pas cette croyance an milieu de tous les malheurs qui +m'accablent!» Je ne pus me contenir, et je fondis en larmes: +«Remettez-vous, me dit ce bon prince, et qu'on ne vous voie pas +sortir de chez moi dans cet état.» Je vins dans ma chambre le coeur +navré. J'éprouvais souvent de pareils sentiments, mais je ne me +permettais pas de m'y livrer. Il était trop essentiel de distraire +Mgr le Dauphin, et de ne pas laisser l'effroi et la mélancolie +s'emparer de son esprit dans un âge aussi tendre. Je cherchais au +contraire à lui donner du courage en causant et riant avec lui. + +Les quarante soldats de Châteauvieux, sortis des galères par le +bienfait de l'amnistie, furent conduits en triomphe à Paris par des +habitants de Versailles, qui firent demander la permission de +paraître avec eux à la barre de l'Assemblée. Un grand nombre de ses +membres se récrièrent contre un pareil scandale, et M. de Gouvion +s'élança à la tribune pour en faire sentir toute l'atrocité: +«Comment pourrai-je voir, s'écria-t-il, l'assassin de mon frère, du +vertueux Desilles, et de tant d'autres victimes de leur obéissance à +la loi!»--«Eh bien, sortez!» lui cria Choudieu.--«Le malheureux n'a +donc jamais eu de frère?» répondit Gouvion, qui, sortant de +l'Assemblée, y envoya sur-le-champ sa démission. Malgré l'opposition +qu'éprouvèrent les factieux pour laisser recevoir à la barre de +pareils scélérats, ils obtinrent pour eux non-seulement l'admission, +mais encore les honneurs de la séance, au milieu des cris et des +vociférations des galeries contre les opposants à cette horrible +décision. + +Le ci-devant comédien Collot d'Herbois les présenta à l'Assemblée, +en y faisant un discours marqué au coin de la folie républicaine. Il +les représenta comme des victimes du despotisme militaire, dont +l'âme brûlait dans les fers du beau feu de la liberté: «En prenant +l'habit national, dit-il, ils ont fait serment de la défendre, et le +réitèrent devant vous.» + +Ils étaient entrés dans la salle au son du tambour, précédés d'une +centaine de gardes nationaux, de femmes et d'enfants bien et mal +vêtus, de quelques individus habillés en Suisses et en invalides, et +des vainqueurs de la Bastille le sabre à la main. Ils faisaient +voltiger des drapeaux donnés à la galerie par des patriotes des +départements, criant à tue-tête: «Vivent l'Assemblée nationale, nos +bons députés et nos frères de Châteauvieux!» et ils chantaient l'air +_Ça ira_, etc. Gauchon, patriote du faubourg Saint-Antoine, qui +marchait à leur tête, fit hommage à l'Assemblée des nouvelles piques +que les hommes du 14 juillet avaient fait fabriquer, et la pria d'en +agréer la dédicace. Un décret la fixa au dimanche suivant, jour où +la municipalité donnait une fête aux déserteurs de Châteauvieux, et +ordonna l'impression de la belle harangue de Collot d'Herbois. + +Le dimanche 15 avril fut le jour de la fête triomphale de ces +misérables déserteurs. On promena, du faubourg Saint-Antoine à la +Bastille et de la Bastille au Champ de Mars, un char de triomphe +surmonté d'une figure de la Liberté en carton, qui chancelait à +chaque pas. On portait devant ce char deux sarcophages qui étaient +censés renfermer les ossement des révoltés qui avaient été tués à +Nancy. Ils étaient suivis d'un grand nombre de personnes qui +portaient des bannières, des emblèmes et des inscriptions, et ne +cessaient de crier: «Vivent la nation, la liberté et les +sans-culottes!» On brûla dans des réchauds, sur l'autel de la +patrie, des parfums de très-mauvaise odeur; une musique détestable +chantait: «_Ça ira!_» et des airs patriotiques, et l'on dansa autour +de l'autel après y avoir récité des vers de Chénier, Péthion, +Manuel, Danton, Robespierre, quelques autres municipaux et plusieurs +autres députés n'eurent pas honte de prendre part à un pareil +cortége. Il passa devant la place Louis XV, où l'on trouva la statue +de ce prince coiffée d'un bonnet rouge et couverte d'un voile aux +trois couleurs. On avait heureusement fermé les Tuileries ce +jour-là, et la garde nationale se conduisit si bien pendant cette +journée, que l'ordre ne fut pas troublé, un seul instant durant +cette ridicule et indécente promenade. + +Ces misérables déserteurs allèrent quêter dans tout Paris pour +subvenir aux frais de cette fête, et poussèrent l'audace jusqu'à +venir aux Tuileries. Ils n'étaient que cinq ou six; ils +s'adressèrent, suivant l'usage, au premier valet de chambre du Roi. +C'était M. de Chamilly qui était alors de quartier, excellent homme, +extrêmement dévoué à Sa Majesté. Effrayé des suites d'un refus dans +un moment d'une telle effervescence, il donna sans hésiter la somme +usitée pour les quêtes faites à Sa Majesté, ainsi que le billet +d'usage, qui, présenté chez la Reine et les autres membres de la +famille royale, faisait donner à chacun une somme proportionnée au +rang qu'il occupait. C'étaient ordinairement les premiers valets de +chambre et les premières femmes de chambre qui étaient chargés de +ces offrandes, dont on ne parlait même pas aux princes et aux +princesses. Comme on ne donnait rien sans mes ordres pour les +Enfants de France, on vint me demander pour ces malheureux +déserteurs. Je répondis qu'il n'était pas d'usage que Mgr le Dauphin +donnât à de nouvelles quêtes. On me produisit les billets du Roi et +de la Reine, qui me consternèrent, et il n'y eut pas moyen de s'y +refuser. C'était un jour de Cour, et je montai chez Mgr le Dauphin, +chez qui la Reine recevait. J'étais encore tout ahurie d'une +pareille audace; la Reine s'en aperçut et m'en demanda la raison. Je +lui dis ce qui s'était passé, et l'impossibilité où j'avais été de +ne pas faire pour Mgr le Dauphin ce qui avait été fait pour Leurs +Majestés. La Reine, sans rien dire, alla à la messe avec le Roi; et +quand toute la Cour fut partie et qu'elle se trouva seule avec ses +enfants, elle se permit quelques représentations sur l'argent donné +à ces vilains galériens. Le Roi en fut indigné, et ne pouvant encore +le croire, il envoya chercher M. de Chamilly, qui excusa sa conduite +par la crainte qu'il avait eue des inconvénients d'un refus. Le Roi +lui fit des reproches sévères sur une condescendance aussi déplacée, +qu'il n'aurait pas dû se permettre sans son aveu; et le pauvre +homme, qui n'avait agi ainsi que par un motif d'attachement mal +calculé, s'en retourna effrayé. + +Le petit Dauphin, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation, +était furieux, et attendait avec impatience le moment où nous +serions seuls pour me dire ce qu'il en pensait: «Concevez-vous, +madame, une conduite aussi lâche que celle de M. de Chamilly? +Qu'est-ce qu'on dira dans le public quand on saura que nous avons +donné à ces vilaines gens-là? Si j'avais été papa, j'aurais ôté sa +place à M. de Chamilly, et je ne l'aurais jamais revu.»--«Vous êtes, +lui dis-je, bien sévère pour un vieux serviteur du Roi, et qui lui +est profondément attaché. Il a fait une grande faute, j'en conviens, +mais par un bon motif et sans avoir réfléchi sur l'inconvenance de +sa démarche.»--«Vous avez raison, me répondit-il avec vivacité, mais +je lui aurais dit: «Vous avez fait une grande faute; je vous la +pardonne pour cette fois, parce que vous m'êtes bien attaché; mais +n'en faites plus de semblable, car vous passeriez la porte.» + +C'est ce même M. de Chamilly qui suivit le Roi au Temple, bien +persuadé que cela lui coûterait la vie. Il échappa comme par miracle +aux massacres du 2 septembre à la Force, et fut une des victimes du +régime de la Terreur en 1794. + +Mgr le Dauphin avait l'esprit le plus juste, et il était né avec une +élévation d'âme qui lui était naturelle. Il avait le mensonge en +horreur, le regardant comme une bassesse; et il était doué d'une +telle vérité, qu'il était le premier à m'avouer les fautes qu'il +avait faites, sans que j'eusse besoin de m'adresser à d'autres qu'à +lui pour le savoir. Quand il voyait chez moi des personnes qu'il +savait être attachées au Roi et à la Reine, il leur disait toujours +des choses aimables et obligeantes. Il était d'un caractère vif et +impétueux, et avait quelquefois des colères assez fortes. Quand +elles étaient passées, il en était si honteux, qu'il s'emportait +contre lui-même, surtout si sa colère avait eu lieu devant quelques +personnes: «Quelle opinion aura-t-on de moi dans le monde!» +disait-il tout en larmes, et il leur demandait instamment de n'en +pas parler. Il était adoré de tous ceux qui l'approchaient, et l'on +ne pouvait s'empêcher d'être attendri en voyant tous les dangers que +courait un enfant aussi aimable, et qui donnait de si grandes +espérances. + +Les ministres, ne se regardant que comme les créatures de +l'Assemblée, ne pensaient qu'à lui donner des preuves de leur +soumission à ses volontés. Roland lui écrivit comme un événement +tout naturel que Jourdan et les autres criminels détenus en prison +dans le palais d'Avignon pour les crimes par eux commis les 16 et 17 +octobre et autres assassinats, avaient été délivrés publiquement par +quatre-vingts personnes vêtues en gardes nationaux; que cet +événement s'était opéré en plein jour et avec la plus grande +tranquillité, devant les citoyens de Nîmes qui avaient, ce jour-là, +la garde des prisons. Genty, membre de l'Assemblée, ajouta qu'ils +avaient été portés en triomphe, et demanda que le ministre de +l'intérieur eût à rendre compte des mesures qu'il avait prises pour +mettre la société à l'abri de pareils brigands. On accueillit sa +demande par des cris et des huées, et l'Assemblée passa à l'ordre du +jour. + +Tous les brigands des provinces méridionales, réunis à ceux des pays +étrangers, avaient formé un corps d'armée au nombre de quatre mille +hommes, sous le nom de Marseillais. Ils avaient quatre pièces de +canon, et parcouraient les provinces en commettant toute sorte +d'excès. Le ministre de la guerre, qui, d'après le décret de +l'Assemblée, avait donné l'ordre de faire marcher deux régiments en +Provence pour y rétablir la tranquillité, mourant de peur des +jacobins, représenta à l'Assemblée que l'envoi de ces régiments +effrayait les patriotes de Marseille; qu'Arles, Carpentras et +Avignon étant parfaitement tranquilles, il n'y avait plus lieu à +leur départ; que c'était leur présence qui excitait l'effervescence +des bons patriotes, et que, d'après cette conviction, il avait +proposé au Roi de retirer les troupes de Lyon, voeu formé par la +municipalité de cette ville; qu'on exagérait toutes les craintes, et +que les ministres du Roi ne craignaient pas de se confier à la +nation, qui méritait cette confiance par sa conduite et son +patriotisme. Guadet appuya ces avis, en disant que les circonstances +ayant changé par la soumission des villes aristocrates, il fallait +révoquer le décret de l'envoi des troupes, puisque l'oppression des +patriotes en était le seul objet. + +Genty, indigné, représenta que les brigands jouissaient seuls de +cette tranquillité; que les patriotes d'Avignon étaient libres et +les châteaux brûlés. On le rappela à l'ordre avec un bruit +épouvantable, et la proposition fut convertie en décret. Les +brigands, n'éprouvant plus aucun obstacle, marchèrent vers Lyon avec +leur petite armée. L'affreuse majorité de l'Assemblée, qui ne +perdait point de vue le renversement du trône et qui comptait s'en +servir pour l'exécution de ses desseins, n'avait garde de s'opposer +à leur marche; elle les laissait traverser tranquillement le royaume +et s'approcher successivement de Paris, pour les employer quand il +en serait temps. + +Les ministres forcèrent encore le Roi à écrire au nouvel empereur +pour lui faire sentir la nécessité d'épargner l'effusion du sang, +qui ne pouvait manquer d'être répandu s'il s'obstinait à s'opposer à +l'établissement de la Constitution française. Il lui représentait +que, malgré les calomnies dont on l'accablait, elle méritait +l'estime des peuples; que, comme représentant héréditaire de la +nation, il avait juré de vivre libre ou de mourir avec elle, et +qu'il était résolu de la soutenir. Il était facile de reconnaître +dans cette lettre le style de M. Dumouriez, ministre des affaires +étrangères. Il en écrivit une, en même temps, au marquis de Noailles +pour être communiquée à l'Empereur. Elle ne contenait que des éloges +de la nation française. On y conseillait à l'Empereur de ne point se +commettre avec elle, de faire cesser les inquiétudes qu'il donnait à +la France, et de ne point se mêler de son régime intérieur. On lui +exposait, en outre, qu'en renonçant à son alliance, il s'exposait +aux plus grands dangers et à se trouver sans alliés au milieu de ses +ennemis naturels. + +L'avis de M. Dumouriez n'ayant fait aucune impression sur la cour de +Vienne, M. le marquis de Noailles, qui n'avait plus à espérer de +faire changer le système de cette cour, renouvela avec tant +d'instances la demande de son rappel, qu'il parvint à l'obtenir et +fut remplacé par M. de Maulde. + +On recevait chaque jour des nouvelles de pillages, de meurtres et +d'incendies dans toutes les parties de la France. L'impunité +accordée aux brigands et la persécution des honnêtes gens glaçaient +d'effroi toutes les autorités. Personne n'osait remplir son devoir +dans la crainte d'être accusé et de ne pouvoir faire entendre sa +justification. M. de Vaublanc, effrayé de la situation de la France, +monta à la tribune, et fit à l'Assemblée la peinture la plus vive de +l'anarchie qui régnait dans toutes les provinces, où personne +n'osait faire exécuter les lois. Il l'attribua à la puissance des +clubs, qui dominaient l'Assemblée et lui avaient fait rendre un +décret d'amnistie, que les brigands, sûrs de l'impunité avaient +eux-mêmes anticipé; il déclarait qu'il était urgent que les +ministres se concertassent avec l'Assemblée sur les moyens de +rétablir l'ordre, sans quoi l'on verrait la perte de la France et de +la liberté. + +Le Roi fit part à l'Assemblée du choix qu'il avait fait de M. +Davanthon pour remplacer M. Duport du Tertre au ministère de la +justice. Le nouveau ministre vint, suivant l'usage de ses collègues, +lui présenter l'assurance qu'il ne serait jamais sorti de sa +retraite s'il n'avait vu la liberté triompher du monstre à cent +têtes, assurant qu'il se regarderait comme l'être le plus pervers +s'il portait la moindre atteintes à la Constitution, et que s'il +quittait le ministère, il n'aurait à se reprocher l'improbation de +personne. + +M. Davanthon était un avocat de Bordeaux qui, quoique très-patriote, +conserva cependant vis-à-vis du Roi une mesure de respect dont ses +collègues ne lui donnaient pas l'exemple; et le prince n'eut point à +s'en plaindre pendant la durée de son ministère. + +Mgr le Dauphin ayant atteint l'âge de sept ans, qui était l'époque +où les princes devaient passer aux hommes, le Roi se trouva dans un +grand embarras pour lui choisir un gouverneur. On parlait sourdement +de lui ôter cette nomination, et Condorcet intriguait pour se faire +nommer à cette place. Après une mûre délibération, le Roi jeta les +yeux sur M. de Fleurieu, qui, étant lié avec tous les membres du +parti constitutionnel, donnerait moins d'ombrage que tout autre. +C'était, dans les circonstances où l'on se trouvait, le meilleur +choix que l'on pût faire. M. de Fleurieu était un honnête homme; il +avait de l'esprit et beaucoup d'instruction; il était fort attaché +au Roi. Mais il était faible de caractère. Cette raison avait +déterminé le Roi à choisir pour sous-gouverneurs du jeune prince +deux officiers de marine, hommes de grand caractère et d'un courage +à toute épreuve: l'un s'appelait M. de Marigni; j'ai oublié le nom +de l'autre. M. de Fleurieu craignait de laisser approcher de Mgr le +Dauphin des personnes qui eussent des droits antérieurs à l'estime +de la famille royale. Il avait écarté, par cette considération, MM. +du Pujet et d'Allonville, sous-gouverneurs du premier Dauphin, tous +deux hommes de mérite; et cette même raison lui avait fait refuser +la place de bibliothécaire du jeune prince à M. l'abbé Davaux, +instituteur des deux Dauphins, qui s'était tellement distingué dans +leur première éducation, que cette récompense lui était +naturellement due. + +Le Roi et la Reine apprirent avec beaucoup de peine le mariage de M. +de Fleurieu avec mademoiselle d'Arcambal. Il l'avait tenu caché +jusqu'au moment où sa nomination avait été publique; et la société +ainsi que la parenté de cette famille déplaisaient beaucoup à la +Reine. Mais il n'y avait pas à revenir sur ce choix, et dans la +triste position où était le Roi, on devait le regarder comme +très-heureux. J'en eus personnellement une grande satisfaction, par +la crainte que j'avais qu'un jacobin ne parvint à s'emparer de cette +place et à pervertir l'heureux naturel de ce jeune prince, qui +donnait de si grandes espérances. + +Madame d'Arcambal était fille de M. Le Normand d'Étiolles, mari de +madame de Pompadour. Il l'avait eue du vivant de celle-ci, et la loi +ne lui permettant pas de la reconnaître pour sa fille, il l'avait +fait adopter à prix d'argent par un M. Dacvert, qui passait pour son +père. Elle avait deux frères, enfants légitimes de M. Le Normand et +d'une comédienne qu'il avait épousée après la mort de madame de +Pompadour. Une pareille société, qui devait être naturellement celle +de M. et de madame de Fleurieu, paraissait peu convenable à la Reine +pour le gouverneur de Mgr le Dauphin. Elle redoutait, de plus, le +caractère de madame d'Arcambal, qui avait le plus grand crédit sur +l'esprit de M. de Fleurieu. Elle lui avait fait épouser sa fille, +malgré l'extrême disproportion de son âge à celui de cette jeune +personne, et l'on craignait avec raison l'empire qu'elle pouvait +exercer sur elle. + +Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part du choix qu'il +avait fait de M. de Fleurieu pour gouverneur de Mgr le Dauphin, +choix où il n'avait consulté que l'estime générale dont jouissait M. +de Fleurieu, à cause de sa probité et de son attachement à la +Constitution. Il ajoutait qu'il ne cesserait de lui recommander +d'inspirer à son fils toutes les vertus qui conviennent au roi d'un +peuple libre, et qu'il se rendrait digne de l'amour des Français par +son attachement à la Constitution, son respect pour les lois et son +application à tout ce qui pourrait contribuer au bonheur du royaume. + +Au lieu d'être touché d'une pareille lettre, Lasource n'eut pas de +honte de parler du décret rendu par l'Assemblée constituante lors du +retour du Roi de Varennes, pour faire nommer par les membres de +l'Assemblée le gouverneur de Mgr le Dauphin, et de rappeler la liste +ridicule des quatre-vingts candidats présentée à cette époque. +Rouger prétendit que la lettre du Roi était inconstitutionnelle, et +demanda qu'elle fût envoyée au comité de Constitution, pour décider +qui, du Roi ou de la nation, devait faire cette nomination, étant +extrêmement important de donner à ce jeune prince une éducation +conforme aux sentiments et aux voeux du peuple français. L'Assemblée +adopta le renvoi au comité: ce qui empêcha le Roi de remettre +sur-le-champ Mgr le Dauphin entre les mains de M. de Fleurieu. +Cependant celui-ci nomma les personnes qui devaient composer sa +maison, en attendant qu'il pût remplir les fonctions de sa place. +Comme l'éducation de Mgr le Dauphin ne souffrait point de ce retard, +le Roi et la Reine attendirent avec patience le moment où ils +pourraient mettre à exécution la volonté qu'ils avaient exprimée. + +La position du Roi devenait chaque jour plus affligeante, entouré +comme il était de ministres qui ne lui inspiraient aucune confiance, +et dont toutes les vues contrariaient les siennes. Influencés par +les jacobins, ils voulaient absolument la guerre, et nommément +Dumouriez, qui fondait sur elle de grandes espérances de fortune, et +qui employait tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour +obliger le Roi à en faire la proposition à l'Assemblée. Ce prince, +qui prévoyait qu'elle serait la source de nouveaux malheurs pour la +France, ne pouvait s'y déterminer. Pressé cependant par ses +ministres et par la majorité de l'Assemblée, qui traitait de +trahison la lenteur de ses décisions, il se détermina enfin à +accéder à leurs voeux. Il partit du château le 20 avril, la +tristesse peinte sur le visage, et entouré de ses six ministres, il +arriva à l'Assemblée. Il y fit un petit discours pour l'engager à +réfléchir sérieusement sur les malheurs que pourrait entraîner une +décision sur une matière aussi importante que la déclaration d'une +guerre; puis il ajouta: «M. Dumouriez va vous lire le rapport fait +au conseil sur la situation de la France relativement à l'Autriche.» + +Il portait en substance que cette puissance s'était toujours refusée +à l'accomplissement du traité de 1756, qui l'obligeait à s'unir à la +France contre tous ses ennemis; qu'elle ne cessait de se montrer +l'ennemie du gouvernement et d'attenter à sa souveraineté, en +soutenant les prétentions des princes possessionnés en Alsace; +qu'elle laissait établir les émigrés dans ses États, se liait avec +les puissances de l'Europe sans son accord, et témoignait un mépris +pour la France que sa dignité ne lui permettait plus de soutenir; +que, d'après ces considérations, le conseil du Roi était d'avis que +ce prince fît à l'Assemblée la proposition de déclarer la guerre à +l'Empereur, le refus de répondre aux dernières dépêches ne laissant +plus d'espoir d'une négociation amicale. + +Le Roi prit alors la parole, et d'une voix altérée en fit la +proposition à l'Assemblée, l'engageant encore à délibérer avec la +plus sérieuse réflexion si elle devait accéder à une proposition qui +pouvait entraîner la France dans de grands malheurs, si le succès +ne répondait pas à son attente; et dans le cas où elle s'y +déterminerait, de s'assurer de tous les moyens de soutenir la guerre +avantageusement. + +L'Assemblée avait décidé, avant l'arrivée du Roi, que l'on +n'applaudirait pas; mais à la sortie de Sa Majesté, un grand nombre +d'assistants, n'ayant pu retenir le témoignage d'attendrissement et +d'attachement qu'ils éprouvaient, se mirent à crier: «Vive le Roi!» +Silence! s'écrièrent les habitués des galeries, avec des signes +d'indignation, et l'on entendit une femme s'écrier: «Sortez, +esclaves, et allez crier plus loin: _Vive le Roi!_» + +Ce malheureux prince revint aux Tuileries pénétré de douleur. Il +était loin de partager l'espoir de Dumouriez, qui comptait faire +servir cette guerre au rétablissement de l'autorité royale, que le +désir de conserver sa place lui faisait alors sincèrement désirer. +La légèreté de son caractère ne lui permettait pas de réfléchir sur +la difficulté de faire réussir les moyens qu'il voulait employer +pour y parvenir, et qui précipitèrent le Roi dans un abîme de +malheurs. + +L'Assemblée s'ajourna à cinq heures pour délibérer sur la +proposition du Roi. Le parti était pris d'avance; et tout ce que +purent dire les personnes sensées qui existaient dans l'Assemblée, +sur les dangers d'une guerre pour une nation dont l'armée n'était +pas organisée, dont les finances étaient en mauvais état, et qui +faisait l'essai d'une Constitution, ne fut point écouté. La guerre, +cria-t-on, obviera à tous ces inconvénients; et au milieu des +divagations les plus complètes et du tapage le plus effroyable, la +guerre fut déclarée à l'Empereur. M. de Laureau eut alors le courage +de proposer à l'Assemblée de mettre sous la protection de la nation +les femmes et les enfants des émigrés, ainsi que les ci-devant +nobles restés en France: «Une pareille mesure, disait-il, ferait +honneur à la nation et serait la réponse aux calomnies que les +étrangers se permettaient contre elle.» L'ordre du jour fut la seule +réponse à cette proposition. + +La France commençait la guerre sans argent, avec une armée +désorganisée, des places sans défense, et si les alliés n'eussent +pas laissé aux Français le temps de revenir de leur première +frayeur, il est plus que probable qu'ils eussent terminé la +Révolution et forcé la France à accepter un gouvernement +raisonnable. Mais agissant toujours mollement, ils laissèrent +ranimer le courage si naturel aux Français, qui finirent par se +défendre comme des lions et devenir invincibles. + +Le début de la guerre ne fut cependant pas heureux pour la France. +Un détachement de l'armée du Nord fut battu près de Tournay et +rentra à Lille dans un désordre épouvantable. Les soldats se mirent +ensuite en insurrection, massacrèrent Théobald Dillon, commandant du +détachement, blessèrent grièvement M. de Chaumont, son aide de +camp, qui passa pour mort, et pendirent ensuite six chasseurs +tyroliens, qu'ils avaient fait prisonniers. M. Arthur Dillon vint +demander justice à l'Assemblée de l'assassinat de son parent, en lui +présentant la pétition la plus noble et la plus détaillée sur les +circonstances de ce cruel événement. Elle fut envoyée au Comité pour +examiner les faits qu'elle contenait et en faire un rapport à +l'Assemblée. + +M. de Rochambeau, profondément affecté de ce qui se passait, +écrivit au Roi pour se plaindre des ordres donnés par Dumouriez, +qu'on pouvait accuser de l'échec qu'on venait d'éprouver; de +l'insubordination de l'armée et de ces accusations continuelles +contre les généraux, qui rendaient tout succès impossible. Il +finissait sa lettre en demandant à Sa Majesté d'en faire part à +l'Assemblée, et de vouloir bien agréer sa démission, ne pouvant +espérer aucun bien. + +On fit des reproches à Dumouriez. Celui-ci se justifia, en +démontrant qu'il avait eu droit de compter sur une insurrection +qu'il avait donné l'ordre d'étendre partout, et que, d'après les +détails qu'il avait reçus, elle paraissait si certaine, qu'on ne +pouvait la mettre en doute: insurrection dont on n'avait point donné +connaissance à M. de Rochambeau. Le Roi ayant agréé la démission de +ce dernier, il fut remplacé par le maréchal Lukner, qui vint à Paris +rendre compte à Sa Majesté de l'état de l'armée, et la supplier de +lui promettre de faire tous ses efforts pour engager M. de +Rochambeau à reprendre le commandement de l'armée, ajoutant qu'il le +considérait tellement, qu'il tiendrait à honneur de lui servir +d'aide de camp, et qu'il regardait l'acceptation de sa démission +comme le plus grand malheur que l'armée eût éprouvé. Il fit ensuite +l'éloge de la sienne, qu'il comparait à des moutons. Tout cela fut +raconté à l'Assemblée par Dumouriez, qui fut couvert d'applaudissements. + +M. de la Fayette se plaignit aussi, de son côté, du dénûment de son +armée, qui, manquant d'objets de première nécessité, ne pouvait +opérer sa jonction avec celle de M. de Rochambeau. En louant sa +bonne conduite et l'ardeur qu'elle témoignait, il fit tellement +sentir la nécessité de punir sévèrement l'assassinat des +prisonniers, qui devait nécessairement occasionner des représailles +et produire sur l'armée l'effet le plus dangereux, que l'Assemblée +arrêta la création d'un conseil de guerre pour le jugement et la +punition des assassins des prisonniers et de leurs officiers, ainsi +que des soldats qui par leur fuite avaient mis le désordre dans +l'armée. + +Les malheureux Avignonnais, en butte à tous les scélérats qui les +désolaient depuis si longtemps, envoyèrent à l'Assemblée quarante +commissaires pour se plaindre de Bertin et Rebecqui, nommés tels par +l'Assemblée, qui, non contents d'avoir favorisé la sortie des +prisons d'Avignon de Jourdan et de ses complices, venaient, +avec leur secours, d'organiser la municipalité et les corps +administratifs, qu'ils avaient remplis de leurs créatures, tenaient +des propos affreux, menaçaient pour cette fois de remplir la +Glacière et répandaient la terreur dans tout le pays. Bertin et +Rebecqui voulurent se défendre en les accusant d'aristocratie; mais +ayant tous offert leur tête pour garant de la vérité, on promit +d'examiner leur affaire. Après plusieurs séances dans lesquelles +elle fut discutée, on annula les élections faites par les +commissaires, on les manda à la barre, et l'on ordonna, la sortie de +la garde nationale des environs, qu'ils avaient fait venir à +Avignon, ainsi que de tous les gens armés sans réquisition légale. +On demanda ensuite au ministre ce qu'il avait fait relativement à +l'évasion de Jourdan et de ses complices; il répondit naïvement +qu'il n'avait rien fait. + +M. de Grave, ne pouvant soutenir le poids du ministère, donna sa +démission, et fut remplacé par Servan, grand patriote, et qui vint +protester à l'Assemblée que son seul patriotisme avait pu lui faire +accepter le ministère de la guerre, mais qu'aidé des lumières de +l'Assemblée et secondé du Roi et de ses ministres, il espérait être +utile à la chose publique et mériter son estime. + +L'Assemblée ne dissimulait plus le projet d'établir en France un +gouvernement républicain. Pour y parvenir, elle ne s'occupait qu'à +diffamer le Roi, et à lui prêter les intentions les plus éloignées +de son caractère pour parvenir à renverser la Constitution et à +reprendre le pouvoir qu'il avait perdu. Péthion la secondait de tous +les moyens que sa place lui mettait entre les mains. Il faisait +circuler sous main que le Roi pensait encore à quitter Paris pour se +mettre à la tête des étrangers, opérer la contre-révolution et punir +ensuite les amis de la liberté. Il recommandait la surveillance la +plus active sur tous les mouvements du château, et travaillait à +inspirer une inquiétude qui servait parfaitement les intérêts des +factieux. + +Le Roi, indigné de cette conduite, écrivit à l'Assemblée pour se +plaindre des calomnies répandues par Péthion dans le but d'animer le +peuple et le porter ensuite à de nouveaux excès. Péthion répondit à +la lettre du Roi par la lettre la plus insidieuse et la plus propre +à fortifier les soupçons qu'il avait lui-même excités. Il s'y +plaignait de l'inquiétude que causait la conduite du Roi, qui, au +lieu d'être entouré de patriotes, ne l'était que d'ennemis de la +Révolution, et il protestait de son inaltérable attachement à la +République, qu'il défendrait toujours de tout son pouvoir. Il fit +circuler cette lettre dans tout Paris pour échauffer la multitude et +lui faire perdre tout respect pour le Roi et la famille royale. + +L'insolence des factieux de l'Assemblée était à son comble. Leurs +principaux chefs, tels que Brissot, Isnard, Vergniaud, tous les +députés de la Gironde et plusieurs autres se permettaient +journellement les plus violentes invectives contre le Roi, la Reine +et leurs plus fidèles serviteurs. Ils excitaient le peuple à la +révolte, et, par la protection qu'ils accordaient aux scélérats, il +se formait un parti formidable qui faisait trembler toute la France. +Enragés contre les prêtres et les nobles, ils appelaient sur eux les +torches et les poignards, distribuant à leur gré les soupçons et les +calomnies, accueillant toute espèce de dénonciation, et en inventant +même au besoin. François de Neufchâteau, ennemi déclaré de la +religion, renouvelait continuellement ses diatribes contre les +prêtres et ne cessait de demander leur déportation. + +Tout annonçait une prochaine révolution: l'Assemblée violait +ouvertement la Constitution, et les factieux se moquaient des +députés qui s'en plaignaient. Ils leur ôtaient la parole, et +envoyaient à l'Abbaye ceux qui représentaient trop fortement +l'indécence de leur conduite. Devenus maîtres de l'Assemblée +dont ils avaient subjugué la majorité, ils faisaient passer +sans difficulté les décrets les plus révoltants et les plus +inconstitutionnels. + +L'Assemblée désirait depuis longtemps l'éloignement des Suisses de +Paris. Pour y parvenir sous un prétexte apparent, M. de Kersaint les +dénonça pour avoir arrêté plusieurs citoyens. On eut beau lui donner +la preuve que des propos infâmes avaient occasionné cette mesure, +il n'en continua pas moins ses déclamations sur le danger de laisser +autant de troupes à la disposition du Roi. «Il ne peut avoir, +ajouta-t-il, une armée à ses ordres; la garde doit lui suffire.» Il +se plaignit ensuite de voir fermer le jardin des Tuileries par la +volonté du Roi. «La nation le loge aux Tuileries, mais on ne lui +donne pas la jouissance exclusive du jardin; il est soumis à la +police nationale, et quand il est fermé, il l'est à celle de sa +garde, qui ne peut cependant, dans aucun cas, s'étendre au delà des +murs du palais.» + +A l'appui de ce discours, une députation du faubourg Saint-Antoine, +composée des vainqueurs de la Bastille et de deux mille personnes +ayant à leur tête Santerre et Saint-Huruge, demanda la permission de +défiler devant l'Assemblée. Cette députation marchait sur trois +colonnes; celle du centre était composée de gardes nationaux, et les +deux autres d'hommes du faubourg, porteurs de piques de toutes les +formes, ornées de banderoles aux couleurs nationales, avec des +devises analogues à leur costume. Ils étaient accompagnés de femmes +armées de fusils, de pistolets et de sabres. Ils entrèrent tous au +son du tambour, précédés de la Déclaration des droits de l'homme +écrite en lettres d'or, et au son d'une musique guerrière jouant +l'air _Ça ira_, etc. L'orateur tonna contre les despotes coalisés, +les avertit de trembler parce que leur heure était venue; il finit +par dénoncer le Roi comme violateur de la Constitution en gardant +les Suisses auprès de sa personne. + +Ils tentèrent, mais inutilement, de s'introduire dans le château. +Les grilles en étaient fermées et gardées avec tant de soin, qu'ils +ne purent y pénétrer et furent obligés de renoncer pour ce jour à +cette première tentative. + +Malgré le décret de l'Assemblée qui ordonnait de ne rien changer au +sort des Suisses jusqu'à la réponse des cantons, le Roi fut forcé de +les renvoyer à Courbevoie, et l'on ne conserva à Paris que ceux qui +faisaient le service du château. + +L'Assemblée abolit encore les cens et rentes, hormis ceux qui +représenteraient le titre primordial: chose impossible par le +pillage des châteaux et le brûlement des chartriers. Elle ordonna de +jeter au feu toutes les généalogies qui se trouveraient dans les +bibliothèques et autres dépôts publics, et elle supprima, avec effet +rétroactif à compter du 1er février, le million accordé aux princes, +frères de Sa Majesté. + + + + +CHAPITRE XX + +ANNÉE 1792. + + Le prétendu comité autrichien.--Le Roi dénonce cette calomnie + au tribunal du juge de paix La Rivière.--Condamnation de + celui-ci.--Retour aux Tuileries de madame de Lamballe.--Proposition + Goyer relative au mariage.--Protestation de Dumouriez contre le + le roi de Sardaigne.--Plaintes de la Reine contre M. de + Mercy.--Son grand courage.--Louis XVI fait brûler l'édition des + _Mémoires de madame de la Motte_.--Décret contre les prêtres + insermentés.--Licenciement de la garde constitutionnelle + du Roi et envoi de M. de Brissac à Orléans.--Pauline de Tourzel. + + +Les factieux inventaient chaque jour de nouveaux moyens de soulever +le peuple. Chabot, Basire et Merlin, membres du comité de +surveillance, imaginèrent la fable d'un comité autrichien existant +aux Tuileries, lequel contrariait les dispositions des ministres, +était la cause de nos désastres et n'avait pour but que le +bouleversement de la France et le rétablissement du despotisme. Ils +donnèrent cette fable à Carra pour l'imprimer dans ses _Annales +politiques_; et, pour lui donner plus de consistance, ils l'avaient +fait précéder du discours le plus violent qu'Isnard eût encore +prononcé à la tribune. Il y avait fait le tableau le plus sinistre +du déplorable état de la France, qu'il attribuait au Roi, à la +famille royale et à tout ce qui l'entourait. Il y blâmait fort +l'Assemblée constituante de ne s'être pas laissé assez pénétrer de +cette vérité: que la liberté n'est jamais trop chèrement achetée, et +que quelques gouttes de sang versées ne se comptaient pas dans les +veines du corps politique; qu'elle avait fait une grande faute en +innocentant le Roi et en décrétant la révision des articles +constitutionnels; que ce prince, au lieu de sentir tout ce qu'il +devait à la clémence nationale, en avait profité pour désorganiser +la France et se mettre ensuite à la tête des troupes, pour proposer +un accommodement à la partie égoïste de la nation et anéantir la +liberté et l'égalité. Il ajouta que si les ennemis du dehors avaient +l'avantage, ceux qui étaient en dedans seraient mis à mort. Il +poussa même la rage jusqu'à proposer indirectement la destitution ou +la mort du Roi, comme un moyen de faire cesser les dangers qui +menaçaient la patrie. L'ordre du jour fut invoqué, et cet horrible +discours n'eut heureusement pas les honneurs de l'impression. + +La calomnie insérée dans les _Annales politiques_ fut répétée à +l'Assemblée par Chabot, Basire et Merlin. Le Roi entendait crier +toutes ces infamies par des colporteurs, qui avaient grand soins de +les débiter sous ses fenêtres. Pénétré de douleur de voir à quel +point on cherchait à égarer le peuple, il crut devoir dénoncer aux +tribunaux l'auteur de ces calomnies; il en prévint l'Assemblée par +une lettre que lui porta le ministre de la justice. Gensonné la +dénonça comme injurieuse au corps législatif et pouvant être +regardée comme une preuve de plus du comité autrichien. Il enveloppa +M. Bertrand dans cette dénonciation, et Brissot fit remonter ce +comité à l'année 1756, en accusant, de plus, M. Bertrand des +massacres et des incendies de Saint-Domingue. M. Bertrand et M. de +Montmorin (qui avait été aussi dénoncé par Carra) l'attaquèrent en +justice, et portèrent également plainte contre Chabot, Basire et +Merlin devant M. La Rivière, juge de paix des Tuileries, qui décerna +contre eux un mandat d'amener. L'Assemblée se récria contre +l'insolence d'un juge de paix qui osait donner un pareil ordre, et +elle déclara qu'il s'était rendu coupable de lèse-nation comme ayant +attenté à l'inviolabilité des représentants de la nation et cherché +à avilir la représentation nationale. + +Les factieux ne voulurent point écouter les raisons alléguées par le +juge de paix pour sa justification, non plus que sa demande de +fournir des preuves contre la fausseté de la dénonciation des +députés. «On ne dénoncerait plus, dit Brissot, si l'on n'était +assuré du secret»; et l'Assemblée décréta l'envoi de M. La Rivière à +la haute cour d'Orléans pour y être jugé du crime qu'on lui +imputait. Ce déni de justice ne fit aucune impression dans Paris et +servit seulement à faire tomber les dénonciations du comité +autrichien. + +D'après le bruit répandu par les factieux que le prétendu comité se +tenait chez madame la princesse de Lamballe, le juge de paix l'avait +interrogée comme témoin, ce qui fit rire l'Assemblée dans le compte +qu'il lui rendit et où il justifia l'emploi de toutes les formes +requises par la loi. + +Après l'acceptation de la Constitution, la Reine, craignant d'être +forcée d'ôter à madame la princesse de Lamballe la place de +surintendante de sa maison, si elle continuait à rester hors de +France, l'avait engagé à revenir auprès d'elle. Malgré son intime +persuasion du danger qu'elle courait en y revenant, madame de +Lamballe ne balança pas un instant à se rendre à ses désirs; et on +lui donna, à son arrivée, un appartement qui n'était séparé de celui +de la Reine que par le palier de l'escalier. La proximité de son +appartement et son amitié pour madame de Lamballe la faisaient aller +souvent chez elle; mais ses visites ayant été le sujet de plusieurs +dénonciations, elle se crut obligée de les rendre plus rares. + +Madame la princesse de Lamballe, à son arrivée en France, reçut +d'abord une société assez nombreuse. On lui rapportait exactement +tout ce qui se passait dans Paris, et l'on y parlait assez +librement. Mais les événements qui se précipitaient la forcèrent à +la restreindre pour ne donner aucune prise contre elle et ne pas +compromettre la Reine, dont on la regardait comme l'amie. + +La disette d'argent se faisait vivement sentir dans toutes les +parties de l'administration, et, pour obvier aux inconvénients qui +en résultaient, on proposa la vente des forêts nationales. Mais on +donna des raisons si fortes sur le danger d'employer un pareil +moyen, que l'Assemblée passa à l'ordre du jour. + +Goyer, athée déclaré, après avoir prononcé le discours le plus +impie, obtint de l'Assemblée que les mariages ne se célébreraient +plus à l'église, mais au pied de l'arbre de la liberté; il ajouta +des visées contre toute espèce d'acte religieux, qu'il aurait voulu +voir abolir. La crainte du mauvais effet que paraissait produire ce +décret le fit promptement révoquer. + +Malgré l'état de détresse où se trouvaient les troupes, qui +manquaient de tout, Dumouriez, assuré de la confiance de +l'Assemblée, demanda et obtint six millions pour ses dépenses +secrètes. Il avait fait précéder cette demande du refus du roi de +Sardaigne de recevoir M. de Semonville pour ambassadeur, l'accusant +de répandre des principes d'insurrection dans ses États. Il fit part +à l'Assemblée de la lettre qu'il avait écrite au nom du Roi au +chargé d'affaires pour demander réparation de cette injure, avec +ordre de revenir en France si l'on refusait d'y recevoir M. de +Semonville. Sa conduite fut approuvée et lui valut beaucoup +d'applaudissements. + +La position de la famille royale s'aggravait tous les jours. Le +courage et la fermeté de la Reine redoublaient la rage des factieux. +Profondément affectée, elle conservait toujours un visage calme et +un maintien rempli de dignité. On lui prodiguait jusque sous ses +fenêtres les plus dégoûtantes injures, et des menaces capables +d'effrayer un courage moins ferme que le sien. Elle allait +quelquefois à Saint-Cloud, avec ses enfants, pour prendre l'air et +se dissiper un peu. Un jour où son coeur était plus oppressé qu'à +l'ordinaire, elle fit retirer ses enfants, les envoya jouer plus +loin, et se trouvant seule entre madame de Tarente et moi, elle nous +dit: «J'ai besoin d'épancher mon coeur devant des personnes aussi +sûres que vous, et sur l'attachement desquelles je puis compter. Je +suis blessée au vif par les endroits les plus sensibles. J'avais +mis, en arrivant en France, ma confiance dans M. le comte de Mercy, +par les conseils de ma mère: «Il connaît bien la France, où il est +ambassadeur depuis longtemps, me dit-elle; il ne peut vous donner +que des conseils propres à vous faire réussir dans le pays où vous +êtes destinée à régner; regardez-les comme les miens, et soyez +persuadée que vous n'en recevrez que de bons de sa part.» J'avais +quatorze ans, j'aimais et je respectais ma mère; je mis ma confiance +dans M. de Mercy; je le regardais comme un père, et j'ai la douleur +de voir combien j'ai été trompée, par le peu de part qu'il prend +aujourd'hui à ma triste situation. M. de Breteuil, de son côté, +calcule toujours ses intérêts en agissant pour nous, et ne peut +nous inspirer une entière confiance. Le Roi est très-mécontent de M. +de la Queuille, qui lui écrit des lettres du style le plus +singulier.» + +Il fallait en effet qu'elles fussent bien extraordinaires, car le +Roi, qui ne parlait jamais de politique, dit un jour devant moi: «M. +de la Queuille dit bien du mal de nous, et il sera bien étonné s'il +relit un jour de sang-froid toutes les lettres qu'il m'a écrites et +que j'ai toutes conservées.» + +La Reine nous dit ensuite qu'elle ne se dissimulait aucun des +dangers qu'elle pouvait courir, mais qu'elle ne voulait pas se +laisser abattre, voulant, au contraire, conserver un courage dont +elle avait tant besoin. Nous étions, madame de Tarente et moi, +pénétrées de douleur d'une pareille conversation, et bien plus +occupées de ses dangers que de ceux que nous pouvions courir; mais, +ne voulant point s'attendrir, elle rappela ses enfants, s'amusa de +leurs jeux et revint à Paris sans que l'on pût se douter de +l'émotion qu'elle avait éprouvée. + +J'ai encore été témoin, peu de temps après, d'un autre trait de +grandeur d'âme de cette princesse, qui fit sur moi une vive +impression. + +Plusieurs personnes, effrayées des dangers qu'elle pouvait courir, +lui proposèrent un moyen sûr d'évasion. Elle m'en parla, exigeant +que je lui disse sans déguisement ce que je ferais à set place: +«Quitteriez-vous, me dit-elle, le Roi et vos enfants pour mettre +votre personne en sûreté?» Je la suppliai de ne pas me mettre à +pareille épreuve et de me dispenser de lui répondre. «Mon parti est +pris, ajouta-t-elle alors; je regarderais comme la plus insigne +lâcheté d'abandonner dans le danger le Roi et mes enfants. Que +serait d'ailleurs la vie pour moi, sans des objets aussi chers, et +qui peuvent seuls m'attacher à une vie aussi malheureuse que la +mienne? Convenez qu'à ma place vous prendriez le même parti.» Il me +fut impossible de la contredire, pensant absolument comme elle sur +ce point. + +On poussa l'audace jusqu'à parler de séparer la Reine de la personne +du Roi, et de la reléguer au Val-de-Grâce, pour l'empêcher de donner +des conseils à Sa Majesté. Elle en eut l'inquiétude pendant +plusieurs jours, et elle prit, avec un courage et une tranquillité +admirables, toutes les précautions nécessaires pour éviter de se +compromettre, ainsi que les personnes qui lui étaient attachées et +qui l'avertissaient de ce qui se passait. Elle passa plusieurs nuits +à trier ses papiers, avec madame Campan, une de ses premières femmes +de chambre, en qui elle avait beaucoup de confiance, et elle lui en +donna même à emporter pour les brûler chez elle et ne pas laisser de +traces d'un trop grand nombre de papiers brûlés. Je dois à la vérité +ce témoignage: que madame Campan, malgré les calomnies qu'on n'a +cessé de répandre sur son compte, n'a jamais abusé de la confiance +que la Reine lui a témoignée en diverses circonstances, et qu'elle +a toujours gardé le plus profond secret sur ce que cette princesse +lui avait confié, sans jamais chercher à s'en prévaloir. + +La Reine était toujours l'objet de la rage des factieux. Irrités de +ce grand courage qu'elle montrait dans toutes les occasions, ils +n'en perdaient aucune d'exhaler contre elle leur fureur. Toujours +grande en particulier comme en public, elle me fit, au sujet de +cette horrible proposition de la séparer du Roi, une réponse que je +ne puis passer sous silence: «Le Roi ne souffrira jamais, lui +disais-je, l'accomplissement d'un projet aussi atroce.»--«Je le +préférerais, dit-elle héroïquement, plutôt que d'exposer ses jours, +si son refus pouvait produire cet effet.» + +Le Roi, ayant appris qu'on avait envoyé d'Angleterre au libraire +Greffier les Mémoires imprimés de madame de la Motte, et craignant +avec raison de voir accueillir avec empressement les mensonges dont +ils étaient remplis, crut prudent de ne pas les laisser répandre +dans le public et en fit acheter l'édition pour son compte. Après +avoir discuté avec M. de la Porte le moyen de la détruire sans +laisser aucune trace, il fut décidé qu'elle serait mise en ballots +pour la faire brûler dans le four de la manufacture de porcelaine de +Sèvres, qui appartenait au Roi: ce qui fut exécuté en présence de M. +de la Porte, et de MM. Régnier et Gérard, l'un, directeur, et +l'autre, peintre de la manufacture, assistés de deux ouvriers qui +éventraient les ballots et les jetaient ensuite au feu. + +La municipalité de Saint-Cloud, ayant appris qu'on avait brûlé des +papiers dans le four de la manufacture, vint dénoncer à l'Assemblée +le brûlement d'un grand nombre de papiers qui pouvaient être les +preuves d'un grand complot dont on cherchait à dérober la trace. M. +de la Porte, ainsi que ceux qui avaient assisté au brûlement de ces +papiers, furent mandés sur-le-champ à l'Assemblée. Ils avouèrent +simplement ce qui s'était passé, et cette dénonciation n'eut aucune +suite. + +Le nouveau décret rendu contre les prêtres insermentés fut un +nouveau sujet de chagrin pour la famille royale. Les factieux, +enragés de leur soumission aux lois et de leur respect pour celles +que leur prescrivait leur conscience, après un long préambule sur le +danger de laisser impunis une classe d'hommes qui se refusaient à +prêter les serments exigés, décrétèrent que lorsque vingt citoyens +actifs du même canton demanderaient la déportation d'un ou plusieurs +ecclésiastiques, le directoire du département serait tenu de la +prononcer, si son avis était conforme à la pétition, sinon il serait +tenu de faire examiner par des commissaires si la présence des +ecclésiastiques était contraire à la tranquillité publique. Dans le +cas de l'affirmative, le directoire serait tenu de prononcer la +déportation. + +Un décret aussi révoltant ne pouvant obtenir la sanction du Roi, ils +mirent tout en usage pour l'obtenir par la force: pamphlets contre +la famille royale, brochures infâmes, rien ne fut épargné; et comme, +malgré leur puissance, la garde royale, peu disposée à se prêter à +leurs projets, était pour eux un objet d'inquiétude, ils +commencèrent à l'insulter dans l'espoir de la voir se défendre, et +de se ménager un prétexte pour en demander le licenciement. +L'Assemblée, dont l'inquiétude accompagnait l'impuissance, ne put +voir un grand nombre de personnes des diverses provinces se réfugier +à Paris pour y être plus en sûreté, sans en prendre de l'ombrage. +Elle fit, en conséquence, un nouveau décret sur les passe-ports, qui +obligea toute personne arrivant à Paris sans y avoir antérieurement +son domicile, à se présenter dans la huitaine du présent devant le +commissaire de la section qu'elle habiterait, pour y faire viser son +passe-port et y déclarer son nom, son état, son domicile ordinaire +et sa demeure dans Paris. La même disposition devait avoir lieu pour +toute personne arrivant à Paris, ne fût-ce que pour trois jours; et +tout principal locataire, concierge ou portier de maison, était tenu +à la même déclaration, sous peine d'amende et de trois mois de +prison. On y ajouta la défense de donner des logements à des +personnes non munies de passe-ports sans en prévenir la section. + +Tous les efforts de l'Assemblée pour corrompre la garde royale +étant inutiles, ils en vinrent à des insultes plus graves que les +premières, dans l'espoir de provoquer quelque rixe; mais l'excellent +esprit de cette garde et son attachement pour la personne de Sa +Majesté leur faisant tout supporter avec autant de courage que de +patience, l'Assemblée se servit d'une lettre de Péthion pour +échauffer les esprits et feindre la plus violente inquiétude d'un +complot formé contre la liberté. Chabot et ceux de son parti +recommencèrent leurs déclamations; Péthion déclara la chose publique +en danger, engagea les citoyens à se lever et demanda la permanence +de l'Assemblée. Croyant alors le moment favorable pour tenter une +insurrection contre le château, il favorisa sous main une troupe de +gens armés de piques et de bâtons, qui vint provoquer la garde du +Roi et établir sur la principale porte du château le drapeau +tricolore et le bonnet de la liberté. Ils insultaient le Roi et la +famille royale par les propos les plus affreux; ils tentèrent, mais +inutilement, de pénétrer dans le château. Les portes étaient bien +fermées, la garde du Roi était à son poste, et l'on ne put faire +réussir cette première tentative. + +Péthion vint dire à l'Assemblée, l'après-midi du même jour, que +Paris était tranquille pour le moment mais qu'il devenait le +rassemblement d'ennemis de la chose publique, et que tout annonçait +une crise violente. Il assura que l'esprit de la garde nationale +était bon, que tous les citoyens s'étaient levés à la parole de +l'Assemblée; puis il ajouta: «Montrez-vous toujours grands, +constamment inflexibles; maintenez-vous dans une attitude imposante, +et ne craignez rien.» L'Assemblée permit ensuite à une portion de la +section des Gobelins de traverser la salle de l'Assemblée. Ils +étaient au nombre de deux mille hommes, en y comprenant les femmes +et les enfants. Ils étaient armés de piques, de sabres, de faux, +etc., et portaient un bonnet rouge en guise de drapeau. Ils +traversèrent la salle au son de six tambours et au milieu des +applaudissements et des cris de: «Vive la nation!» Quand ils furent +sortis, Barrère fit un rapport sur la garde constitutionnelle du +Roi, qu'il accusa d'incivisme et de mépris pour les couleurs +nationales, pour les décrets de l'Assemblée et les respectables +sans-culottes; selon lui, elle avait témoigné une joie insultante +des désastres de notre armée. Et sans avoir pu prouver aucun des +faits énoncés, il conclut au licenciement de cette garde. Plusieurs +insistèrent pour lui faire donner des preuves de sa dénonciation. Il +se trouva dans l'embarras; mais il en fut heureusement tiré par une +députation d'invalides qui vint dénoncer ses chefs comme ayant donné +l'ordre d'ouvrir les portes à toute troupe armée qui se présenterait +jour et nuit, soit de la garde nationale, soit de la garde royale. + +M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, convint d'avoir donné +l'ordre en question pour donner un asile aux personnes de la garde +du Roi et de la garde nationale, si le trouble qu'on lui avait dit +exister dans Paris les forçait d'y avoir recours, et pour laisser +entrer sans opposition toute troupe armée, n'ayant aucun moyen de +défense et voulant épargner l'effusion du sang. On se contenta de +cette réponse, et il fut renvoyé aux Invalides. + +On reprit le rapport sur la garde du Roi. Couthon appuya sur la +nécessité de purger le voisinage de l'Assemblée d'une poignée de +brigands qui conspiraient contre la patrie, et il proposa d'opérer +cela par mesure de police pour éviter le _veto_. + +Damas, Ramond, Jaucourt et plusieurs autres députés parlèrent contre +cette mesure et demandèrent qu'on entendît les accusés et qu'on +mandât M. de Brissac à la barre: «A Orléans!» dit Lasource.--«Il est +coupable, s'écrièrent les factieux, et nous n'avons pas besoin de +l'entendre.» MM. Calvet et Frondières, ayant fait vivement sentir +l'injustice de cette mesure, furent envoyés à l'Abbaye pour trois +jours, et le décret de licenciement de la garde fut prononcé, ainsi +que l'envoi de M. de Brissac à Orléans. + +Le tumulte de cette journée avait eu pour but d'effrayer le Roi et +ses ministres afin d'obtenir la sanction de ce décret. Il fut rendu +dans la nuit et envoyé sur-le-champ à Sa Majesté. Personne ne +s'était couché au château; chacun était consterné, et les personnes +qui n'étaient pas de sentiments bien purs désiraient autant que +nous que le Roi opposât son veto à ce décret, au risque de ce qui +pouvait en arriver. Mais les ministres, qui, indépendamment de leur +accord avec l'Assemblée, redoutaient pour eux-mêmes le refus de la +sanction, représentèrent si vivement au Roi le danger qu'il ferait +courir à sa famille, à ceux qui lui étaient attachés, et même à M. +de Brissac, dont il rendait le sort encore plus alarmant; ils le +tourmentèrent tellement par l'idée des excès auxquels se porterait +le peuple, qu'ils arrachèrent cette fatale sanction, qui remplit le +coeur du Roi d'amertume et fut une arme de plus entre les mains des +factieux. + +Le prince fit sur-le-champ une ordonnance portant que, voulant +reconnaître le zèle et l'affection de sa garde, il continuait à tous +les membres les appointements de solde dont ils jouissaient, qu'il +aurait voulu améliorer si cela lui eût été possible; qu'il leur +accordait à tous des congés pour se retirer où ils voudraient, et +leur continuait leur logement à l'École militaire, jusqu'à ce qu'ils +eussent trouvé à se loger. L'Assemblée, de son côté, permit aux +soldats et aux officiers de reprendre, dans les corps d'où ils +étaient sortis ou dans d'autres de la ligne, le grade qu'ils +auraient eu s'ils eussent continué d'y rester. Peu en profitèrent, +quelques-uns émigrèrent, et le plus grand nombre resta dans Paris et +les environs, et nommément tous les officiers, dont aucun ne +s'éloigna, pour pouvoir être utiles, si l'occasion s'en présentait. + + +La conduite de M. de Brissac fut héroïque dans cette circonstance. +Pas une plainte ne lui échappa. Il reçut courageusement les adieux +de ses amis, vit d'un oeil calme et tranquille la consternation de +ceux qui l'entouraient, s'honora d'un décret qui prouvait sa +constante fidélité, forma le voeu que le Roi retirât le fruit du +sacrifice qu'on venait d'exiger de lui, et le fit assurer en +partant, que sa position ne diminuait pas son attachement pour sa +personne et son désir de continuer à lui en donner des preuves, si +les circonstances le permettaient. + +Le départ de la garde du Roi pour le Champ de Mars, où devait +s'opérer le licenciement, fut un spectacle bien touchant. Chacun, +les larmes aux yeux et le coeur bien oppressé, se mit à sa fenêtre +pour rendre un dernier hommage à cette brave et fidèle garde. Le +Roi, la famille royale et les personnes de tout ordre qui leur +étalent attachées, étaient plongés dans la plus profonde douleur. +Nous pensions continuellement à ce bon duc de Brissac, et nous +n'étions pas non plus sans inquiétude sur l'arrivée de la garde +royale à l'École militaire. On fut obligé de la faire escorter par +un détachement de la garde nationale pour la préserver des insultes +de la canaille; elle y arriva saine et sauve, à quelques injures +près qu'elle dédaigna. Les chefs, après l'y avoir conduite, +revinrent aux Tuileries prendre les ordres du Roi pour le +licenciement. Cette garde était enragée contre l'Assemblée et les +jacobins, sans en excepter le petit nombre de ceux que l'on +soupçonnait de ne pas partager le sentiment de leurs camarades. + +M. d'Hervilly fut chez le Roi à midi, et lui dit: «Sire, je viens de +quitter dix-huit cents hommes animés du plus profond ressentiment et +de l'attachement le plus vif pour la personne de Votre Majesté. Le +décret de l'Assemblée ne leur laisse que trop apercevoir les vues +qu'elle peut avoir en éloignant de votre personne une garde si +fidèle. Elle bride du désir de venger l'insulte faite à Votre +Majesté; dix-huit cents hommes déterminés à vaincre ou à mourir sont +bien forts. Sur un mot de Votre Majesté, ils fondront sur les +jacobins et les factieux de l'Assemblée. Les scélérats sont faibles +quand on leur résiste, et ce jour peut être un jour bien précieux +pour défendre la cause royale. Si nous réussissons, nous ferons le +bonheur de la France; si nous succombons, désavouez-moi, +accusez-moi, et faites tomber sur moi la colère de l'Assemblée. Si +je n'ai pas le bonheur de sauver mon roi de la fureur de ses +ennemis, je m'estimerai heureux de mourir pour une si belle cause. +Je ne puis donner que deux heures à Votre Majesté pour se décider; +plus tard il ne serait plus temps, et pareille occasion ne se +retrouvera jamais.» + +Le Roi, effrayé d'une pareille démarche si elle n'était couronnée du +succès, n'osa la tenter, et cette proposition fut ensevelie dans le +plus profond secret. Je menai, ce jour-là, Mgr le Dauphin chez la +Reine à une heure et demie, avec laquelle il dînait depuis quelque +temps. Elle me prit en particulier et me dit: «Vous nous voyez en ce +moment dans une grande anxiété. Voici la proposition de M. +d'Hervilly: elle est grande et honorable, mais elle entraînerait des +suites si funestes, si elle ne réussissait pas, que le Roi ne peut +se déterminer à l'accepter; et dans cette position, je me +reprocherais d'avoir influencé sa décision.» Il est impossible +d'avoir été plus dévoué au Roi et de lui avoir donné plus de marques +d'attachement que n'a fait M. d'Hervilly pendant tout le cours de la +Révolution, et d'avoir donné des conseils plus sages. L'énergie de +ses sentiments lui fit toujours combattre les demi-mesures qu'il +croyait plus nuisibles qu'utiles, et je suis témoin qu'il représenta +souvent le danger de flotter entre les partis constitutionnel et +jacobin. Quoique ses conseils n'eussent point été écoutés, il n'en +resta pas moins profondément attaché à la personne de Sa Majesté, +toujours auprès de lui à l'apparence du moindre péril, et prêt à +exécuter ses ordres, quelques dangers qu'ils pussent lui faire +courir. + +Le Roi et la Reine défendirent à Mgr le Dauphin de rien dire de ce +qui se passait. Il n'en ouvrait pas la bouche en public; mais, ne se +croyant pas obligé à la même discrétion avec moi, l'abbé Davaux et +ma fille Pauline, il ne nous cachait pas la peine qu'il éprouvait du +renvoi de la garde. Pauline me secondait parfaitement dans le soin +que je prenais de lui former le coeur et l'esprit; et quoiqu'elle ne +lui passât rien et qu'elle le reprît de ses petits défauts, chaque +fois qu'il y donnait occasion, il ne l'en aimait pas moins. Sa +jeunesse lui inspirait de la confiance, et elle n'en profitait que +pour lui être utile. Elle avait d'ailleurs tant de complaisance +pour lui, qu'il ne pouvait s'en passer. Il me dit un jour +très-sérieusement qu'il avait une grâce à nous demander, et que, +comme il était en mon pouvoir de la lui accorder, il fallait lui +promettre de ne la pas refuser: «J'ai six ans, dit-il, et je dois +passer aux hommes à sept ans: promettez-moi de ne pas marier Pauline +jusque-là. Je serais si affligé de la quitter! Non, vous ne me +refuserez pas ma chère Pauline.» Et se jetant à son cou, il +l'embrassa avec une grâce et une amabilité parfaites. Elle n'eut pas +de peine à lui accorder sa demande: son attachement pour la famille +royale lui faisait craindre de prendre des liens qui eussent pu la +priver de lui donner des marques de son entier dévouement; et elle +était convenue avec moi que l'on ne penserait à son établissement +que lorsque le Roi, la Reine et leurs augustes enfants se +trouveraient dans une situation plus heureuse. Il était impossible +de s'occuper de mariage avec un coeur brisé de douleur et dans un +moment si critique, qu'on ne pouvait répondre du lendemain. Cette +Pauline, dont je parlerai plus en détail par la part qu'elle a eue +aux scènes de douleur dont j'ai été témoin, a épousé en 1797 le +comte de Béarn, qui avait servi dans la garde du Roi. Mais sa +conduite a tellement honoré son nom de Pauline, que je ne lui en +donnerai pas d'autres dans le cours de ces Mémoires. + +Pendant le peu de temps que le Roi eut sa garde, nous faisions faire +de jolies promenades à Mgr le Dauphin dans les environs de Paris. +Mais les événements devinrent si graves, et nous étions si peu sûrs +de ceux qui nous accompagnaient, que nous sortions rarement du petit +jardin de Mgr le Dauphin. L'abbé Davaux trouvait moyen de l'y +occuper agréablement; et, rentré chez lui, il lui rendait ses leçons +si intéressantes, qu'il les quittait à regret. Il nous fit un jour +une peine et un plaisir extrêmes à la fois: «Mon bon abbé, dit-il à +l'abbé Davaux en finissant sa leçon, je suis bien heureux! J'ai un +si bon papa et une si bonne maman, et en vous et ma bonne madame de +Tourzel, un second père et une seconde mère.» Les larmes nous +vinrent aux yeux, quand nous pensâmes que d'un moment à l'autre, cet +aimable enfant pouvait être précipité dans un abîme de malheurs, +dont nous étions cependant loin de prévoir l'étendue. Il ne perdait +pas une occasion de nous dire des choses tendres et aimables; et il +était impossible de se trouver malheureux de l'excessif +assujettissement où nous tenaient auprès de lui les fâcheuses +circonstances dans lesquelles nous nous trouvions. + + + + +CHAPITRE XXI + +ANNÉE 1792. + + Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.--Manuel et + la Fête-Dieu.--Dénonciation de Chabot.--Le duc d'Orléans.--Lettre + de M. Roland rendue publique avant que le Roi en eût + connaissance.--Le Roi nomme de nouveaux ministres.--Démarche + courageuse du directoire de Paris pour remédier aux maux que la + lettre de M. Roland pouvait produire.--Moyens employés pour + opérer un mouvement dans Paris.--Journée du 20 juin.--Suites + de cette journée et menées des factieux pour hâter le renversement + de la monarchie. + + +L'Assemblée, ne voyant plus d'obstacle à l'exécution de ses projets, +avançait rapidement à son but. Le ministre de la guerre, qui lui +était totalement dévoué, vint lui proposer de faire élire par chaque +canton du royaume quatre fantassins et quatre cavaliers bien armés +pour les réunir le 14 juillet à la garde nationale de Paris; +d'envoyer divers corps de cette garde aux frontières et de donner +leurs canons aux fédérés. Cette proposition fut vivement combattue +par MM. de Jaucourt, Dumas et de Girardin, et il y eut des débats +très-vifs à ce sujet. Ils ne purent cependant empêcher qu'on ne +décrétât l'établissement d'un camp de vingt mille hommes pris parmi +les citoyens qui avaient servi dans les gardes nationales du +royaume: on se servit du prétexte de remplacer les troupes de ligne +qu'on avait envoyées aux frontières, en raison de l'attachement +qu'elles conservaient pour la personne de Sa Majesté. + +Ce décret mécontenta une partie de la garde nationale, et plusieurs +membres de divers bataillons signèrent une pétition pour en demander +le rapport. + +Le commandant de la garde nationale vint rendre compte à l'Assemblée +du mauvais effet qu'elle produisait et lui annoncer qu'il lui serait +présenté une pétition par deux gardes nationaux, laquelle serait +signée individuellement, la Constitution ne permettant pas à la +force armée de la lui présenter en corps. + +Vergniaud s'emporta contre les députés qui s'étaient opposés aux +décrets, en les accusant d'avoir excité le mécontentement de la +garde nationale, en lui faisant craindre qu'on lui ôtât ses canons. + +L'Assemblée reçut très-mal la pétition, et quoiqu'elle fût signée +par huit mille personnes, elle prétendit que les signatures avaient +été mendiées, et elle la renvoya sans la lire aux comités de +surveillance et de législation. + +On approchait de la Fête-Dieu. Manuel, aussi irréligieux qu'ennemi +des rois, fit placarder dans les rues de Paris qu'il regardait comme +inutile que les gardes nationaux accompagnassent les processions, +quoiqu'elles ne fussent cependant composées que de prêtres +sermentés. On craignait quelque tumulte à cette occasion; mais tout +se passa tranquillement, et, malgré l'insinuation de Manuel, +beaucoup de gardes nationaux suivirent les processions. + +Manuel, quoique suspendu des fonctions de sa place par un décret +d'ajournement personnel, n'en allait pas moins tête levée. Il était +accusé et convaincu d'avoir volé dans les dépôts de la police les +lettres et les ouvrages de Mirabeau, et de les avoir vendus pour son +propre compte. Tout autre aurait subi une punition exemplaire pour +un pareil délit, mais il comptait avec raison que le crédit de ses +amis empêcherait de donner suite à l'accusation. Il ne se trompait +pas, et il fut réintégré dans sa place, quoiqu'il ne pût offrir de +justification d'un vol aussi manifeste. + +Péthion, à la tête des canonniers de Paris, vint assurer l'Assemblée +qu'elle pouvait compter sur leur patriotisme. L'orateur de ces +bataillons, en se plaignant des bruits infâmes qui se répandaient +sur le retour de la noblesse et la création de deux Chambres, offrit +ses services aux représentants de la nation pour le maintien de la +liberté et de l'égalité. + +Des serruriers, brûlant d'ardeur de forger des piques pour la +défense de cette même liberté, vinrent aussi présenter les mêmes +hommages, criant à tue-tête: «Tremblez, aristocrates, nous sommes +debout!» Ils furent suivis des forts de la halle, qui demandèrent de +leur accorder le titre de porteurs de la loi. + +Chabot, pour tenir sa promesse de fournir les preuves de l'existence +du comité autrichien, dénonça une multitude de personnes, entre +autres: MM. Bertrand, Duport du Tertre, de Montmorin, de Brissac, de +Lessart, Barnave, Chapellier, Lameth et autres, sans épargner même +M. de la Fayette; mais sur la rumeur que causa cette dernière +dénonciation, il s'excusa en prétendant n'avoir voulu que l'avertir +des sentiments qu'on lui prêtait, et qu'il était loin de lui +attribuer. Il dénonça, de plus, l'ordonnance du Roi relative à sa +garde, en l'interprétant de la manière la plus perfide. + +Tant de dénonciations occasionnèrent un tumulte affreux dans la +salle. On entendait les uns crier: «Oh! le scélérat, le coquin!» +D'autres répondaient par les cris de: «A l'Abbaye! à l'Abbaye!» Et +quoique les dénonciations fussent dénuées de toute preuve, elles +n'en furent pas moins envoyées à l'examen des comités. + +Raymond Ribes prit ensuite la parole, pour dénoncer une véritable +conspiration existant depuis le 6 octobre pour placer sur le trône +le duc d'Orléans: «Je la découvre, dit-il, dans les journées des 5 +et 6 octobre, du 18 février 1791, dans les dangers journaliers que +courent le Roi et la Reine, dans la scène scandaleuse de la fête de +Châteauvieux, dans l'évasion de Jourdan, dans la mission de M. de +Talleyrand en Angleterre payée si largement, dans les insultes +prodiguées au Roi et à la Reine, dans les six millions donnés +à Dumouriez, dans les libelles atroces de Carra, Noël et +Bonne-Carrère, où des noms infâmes sont donnés au Roi et à la Reine +par les débiteurs de ces odieux pamphlets, et je conclus par la +demande de l'arrestation du duc d'Orléans, de Dumouriez, et des +autres nommés ci-dessus.» + +Embarrassé de répondre à de pareilles assertions, on se borna à +traiter de fou Raymond Ribes, et l'Assemblée passa à l'ordre du +jour. + +Le but de l'Assemblée, en employant de pareils moyens, était de +dégoûter le Roi de son droit de veto, et de l'engager à en faire +l'abandon. Tous les patriotes couraient en conséquence dans les rues +et les places de Paris, criant: «A bas M. et madame Veto!» nom +qu'ils avaient l'insolence de donner au Roi et à la Reine, en +raccompagnant d'épithètes aussi infâmes que leurs propos. Ils +espéraient au moins appuyer les efforts des ministres, pour faire +sanctionner le décret sur les prêtres et sur le camp de vingt mille +hommes dans Paris et les environs; mais le Roi, qui croyait sa +conscience engagée à s'y refuser, persista dans son opinion. + +Le ministre Roland lui écrivit, pour l'y décider, une lettre +soi-disant confidentielle, mais qu'il eut soin de répandre dans tout +Paris. Elle portait en substance que les Français étaient décidés à +soutenir la Constitution qu'ils s'étaient donnée, et qu'ils voyaient +la guerre avec plaisir comme un moyen d'y parvenir; que toutes les +personnes qui entouraient le Roi, se voyant privées par elle des +grandes prérogatives dont elles jouissaient, devaient naturellement +désirer de la renverser; que l'alternative où se trouvait le Roi de +céder à ses sentiments naturels, ou d'en faire le sacrifice à la +philosophie et à l'impérieuse nécessité, inquiétait la nation et +enhardissait les factieux; qu'il était temps de faire cesser cette +incertitude en s'unissant franchement à la nation et en adoptant les +sentiments du corps législatif; que les décrets qui venaient d'être +rendus lui en fournissaient l'occasion; qu'en les adoptant, le Roi +inspirerait la confiance qui lui était si nécessaire à obtenir, et +sans laquelle il pouvait s'attendre aux plus grands malheurs; que sa +résistance à l'opinion publique avait été cause qu'en plusieurs +occasions le zèle s'était cru permis de suppléer à la loi; que la +révolution était faite et se cimenterait par le sang, si la sagesse +de Sa Majesté ne prévenait pas des malheurs encore possibles à +éviter; qu'on le trompait lorsqu'on cherchait à lui inspirer de la +défiance d'un peuple qui le comblerait de bénédictions s'il le +voyait faire marcher la Constitution. + +Il accusait la conduite des prêtres d'avoir été la cause du décret +rendu contre eux, et faisait voir au Roi que le défaut de sa +sanction forcerait les départements à lui substituer des mesures +violentes, et que le peuple irrité y suppléerait par des excès. Il +se plaignait des tentatives de la garde nationale pour empêcher la +formation du camp près Paris, qu'on supposait agir par une impulsion +supérieure; et il faisait craindre qu'en différant la sanction, le +peuple ne vît dans son roi l'ami des conspirateurs. Il terminait +enfin cette étrange lettre par représenter que les princes, en se +refusant à entendre des vérités utiles, rendaient les conspirations +nécessaires; que pour lui il avait rempli son devoir de ministre en +mettant toutes ces considérations sous les yeux de Sa Majesté. + +Le Roi, indigné, demanda à Roland sa démission, et il donna sa place +à M. Mourgues. C'était un protestant, honnête homme dans le fond, +mais républicain par caractère, et qui, sous le voile de la +modestie, cachait une profonde ambition. + +Dumouriez, se croyant absolument nécessaire, exigea la sanction du +Roi d'une manière impérieuse sur les deux décrets, et crut l'y +déterminer en lui disant, d'un ton insolent, que s'il ne la lui +donnait pas sur-le-champ, il offrait sa démission. Le Roi, blessé au +vif, se leva en lui disant: «C'est trop fort, monsieur Dumouriez, et +je reçois votre démission.» L'étonnement prit la place de l'audace. +Revenu à lui-même, il jura de se venger et de faire repentir le Roi +de sa démission; et il ne fut malheureusement que trop fidèle à sa +promesse. + +Le Roi, voyant qu'il n'avait rien à gagner à conserver un ministère +jacobin, se détermina à en nommer un dont la composition pût +inspirer plus de confiance. + +Il eut de la peine à faire accepter des places aussi dangereuses que +celles de ministres dans les circonstances où l'on se trouvait; mais +il parvint cependant à les faire remplir par des hommes dont la +conduite fut sage et même courageuse dans les derniers moments de la +monarchie. + +M. de Monciel, président du département du Jura, fut nommé ministre +de l'intérieur à la place de M. Mourgues, qui ne le fut que deux +jours; M. de la Jarre, aide de camp de M. de la Fayette, le fut de +la guerre; M. de Chambonas, des affaires étrangères, et M. de +Beaulieu, premier commis de la comptabilité des finances. M. +Duranthon, ministre de la justice, fut le seul qui ne fut point +encore remplacé. + +Ce choix fut généralement approuvé, à l'exception de M. de +Chambonas. Il avait eu une jeunesse très-vive, et avait tellement +dérangé ses affaires, que n'ayant plus aucune ressource, il s'était +décidé à épouser la fille de madame Sabattier, maîtresse de M. de +Saint-Florentin, ministre de Louis XV. Un pareil mariage l'avait +brouillé avec toute sa famille. Il avait d'ailleurs conservé une +assez mauvaise réputation, et ce choix causa un étonnement général. +C'était un être fort léger, qui ne manquait pas d'esprit; mais le +poids du ministère étant au-dessus de ses forces, on le remplaça peu +après par M. Bigot de Sainte-Croix. + +Pendant que Roland répandait sa lettre dans les villes et dans les +départements, avant peut-être même qu'elle fût parvenue au Roi, le +directoire du département de Paris lui écrivit que tous les bruits +de conjuration étaient sans fondement, et que toutes ces terreurs +imaginaires par lesquelles on agitait le peuple étaient aussi +contraires à son repos qu'à son bonheur. Il se plaignait de lui voir +laisser établir tranquillement dans Paris une société ayant ses +séances publiques, ses bureaux de correspondance pour dicter ses +lois dans toutes les parties du royaume, dénonçant à son gré, +calomniant ouvertement et se moquant de toutes les administrations, +occupée journellement à avilir le Roi et ses ministres, se +permettant l'impression d'un journal qui autorisait le meurtre et le +pillage, protégeait les scélérats et se débitait avec profusion dans +le public pour y répandre le poison d'une si funeste doctrine. + +Il y avait du courage à écrire une pareille lettre dans les +circonstances où l'on se trouvait, et elle eût pu faire ouvrir les +yeux à un ministre qui n'eût été qu'aveugle; mais elle ne pouvait +produire aucun effet sur un homme qui se croyait tout permis, +pourvu que ce fût au profit de la liberté et de l'égalité. + +M. de la Fayette fit part à l'Assemblée d'un avantage de son armée +qui avait repoussé les ennemis près de Maubeuge. Il avait été acheté +par la perte de M. de Gouvion, ancien major de la garde nationale, +officier distingué, et dont j'ai eu occasion de parler plus d'une +fois dans une des parties de ces Mémoires. On prétend que, désespéré +de la tournure que prenait la Révolution, il cherchait à se faire +tuer, et qu'il s'exposa tellement, qu'il parvint à terminer une vie +qui lui était devenue odieuse. + +M. de la Fayette, effrayé de la puissance des jacobins, et craignant +que les excès auxquels ils se livraient ne finissent par anéantir la +Constitution, profita de cette circonstance pour représenter à +l'Assemblée le danger de laisser élever au-dessus des lois une +puissance qui finirait par lui en dicter à elle-même, et qui ferait +périr la liberté dans les horreurs de l'anarchie; qu'elle +s'attachait à tout détruire pendant que l'armée se battait pour la +conservation de la Constitution, et qu'il était de son devoir de la +prévenir du mauvais effet que produisaient les excès qui se +commettaient, ainsi que l'avilissement du pouvoir des autorités +constituées. + +Cette lettre ne fit aucun effet sur l'Assemblée; la plus grande +partie de ses membres, affiliés à la société des jacobins, en +partageaient les sentiments. La terreur qu'elle inspirait lui avait +donné une majorité imposante, et elle méprisait les plaintes de la +minorité sur la violation de la Constitution et les abus de pouvoir +qui en étaient la suite. Le soupçon qu'elle eut du concert de la +lettre de M. de la Fayette avec la démarche du département, ne la +rendit que plus ardente à hâter l'exécution de ses complots pour la +destruction de la monarchie. + +Le Roi fit part à l'Assemblée du changement de son ministère; elle +était si assurée de la prompte destruction de la royauté, qu'elle +parut insensible au renvoi de ceux qui avaient tous des droits à sa +reconnaissance, et elle se contenta de déclarer pour la forme qu'ils +emportaient les regrets de la nation. Elle s'acharnait de plus en +plus contre la personne du Roi, et elle recevait avec honneur les +pétitions les plus incendiaires, les plus insultantes et les plus +menaçantes contre l'autorité royale et la sûreté de la personne même +de Sa Majesté. + +Les députés du côté gauche, tels qu'Isnard, Duquesnoy et autres, se +permettaient des discours analogues à ces pétitions, et tout +annonçait une crise prochaine. Le directoire du département fit part +au Roi et à l'Assemblée de la demande des habitants des faubourgs +Saint-Antoine et Saint-Marceau, pour qu'il leur fût permis de +s'assembler et de présenter, le 20 juin, armés, une pétition au +Corps législatif, avec leurs habits de 1789. Le département y +joignit les raisons du refus qu'il en avait fait, refus motivé sur +la loi qui défendait des pétitions présentées par des gens armés; et +il fit remettre à Sa Majesté l'arrêté qu'il avait pris pour que le +maire et toutes les autorités ne négligeassent aucune mesure de +prudence pour s'opposer à ce rassemblement. + +L'Assemblée, qui en connaissait mieux l'objet que le département, ne +daigna pas faire attention à ce rapport, et pour toute réponse passa +à l'ordre du jour. + +La conduite qu'elle tint en cette circonstance ne peut laisser aucun +doute sur la part qu'elle avait prise aux événements de l'affreuse +journée dont nous allons raconter les circonstances. + + +JOURNÉE DU 20 JUIN. + +Le refus du directoire n'ayant point empêché les rassemblements +projetés, Roederer fit part à l'Assemblée que le grand nombre de +personnes qui se rassemblaient pour planter un tremble à la porte +des Tuileries, donnant lieu de craindre que cette multitude ne se +portât au château et n'y commît des excès, le directoire avait donné +l'ordre de faire marcher des troupes pour écarter les dangers qui +pourraient le menacer. + +Avant dix heures, le Carrousel était déjà couvert d'une foule +immense, et la gendarmerie nationale bordait les accès du château. +Elle était commandée par M. de Rulhières, honnête homme, attaché au +Roi, mais dont le zèle était paralysé par la municipalité, à +laquelle il était obligé d'obéir. M. de Wittengoff patriote, +commandait les troupes, et l'intérieur des cours et des jardins +était gardé par la garde nationale avec ses canons. Les deux +faubourgs, dont la marche était annoncée, se grossissent en route +d'une multitude armée qui, sans s'informer de ce qu'on allait +demander au Roi, sans rien savoir, sans rien vouloir, insouciante, +furieuse et gaie tout à la fois, menace, s'agite, chante, tient les +propos les plus infâmes contre le Roi et sa famille, et se dirige +vers l'Assemblée, à qui elle crut devoir présenter ses hommages. + +Santerre, général de cette nouvelle milice, écrivit à l'Assemblée +que les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, +rassemblés pour célébrer l'anniversaire du serment du Jeu de paume, +demandaient à paraître à sa barre et à défiler devant les pères de +la patrie, se plaignant qu'on calomniât leurs intentions. + +La délibération commença, et plusieurs députés demandèrent s'il +n'était pas inconstitutionnel de laisser entrer dans l'Assemblée une +troupe armée qui pouvait influer sur ses décisions. Ils opinaient +pour qu'on levât la séance et qu'on s'occupât avant tout de la +sûreté du Roi; mais les jacobins s'y opposèrent, voulant jouir de +leur succès et recevoir les hommages de leurs soldats. Vergniaud +même n'eut pas honte de répondre que si le Roi se trouvait en +danger, on enverrait auprès de lui une députation, et que dès le +lendemain on rendrait un décret pour ne plus tolérer de pareilles +admissions.--Le bruit continuait, la députation s'ennuyait et +annonça qu'elle était au nombre de huit mille hommes. On voulait +faire désarmer les pétitionnaires, mais les jacobins s'y opposèrent. +Ils se plaignent qu'on les fait attendre, font dire qu'ils sont à la +porte, et un huissier trouve plus court de la leur ouvrir. Au même +instant, cette troupe de sans-culottes arrive à la barre, s'y +précipite en foule avec ses armes, et l'Assemblée lui permet de +défiler devant elle, après avoir entendu un discours contre le Roi, +dans lequel les pétitionnaires annonçent que le peuple est prêt à se +venger, et que si Capet ne change pas de conduite, il ne sera plus +rien. + +Le discours fini, la marche s'ouvrit. Une musique militaire jouant +l'air _Ça ira_ précédait la députation, qui défila pendant deux +heures et demie. Il y avait parmi elle beaucoup de gardes nationaux +en uniforme avec leur fusil; les autres étaient armés de piques, de +crocs, de crochets, de massues, de fourches, de haches, de pieux et +de faux. De distance en distance, on prenait pour enseignes des +diverses compagnies, des bonnets de diverses couleurs au bout d'un +bâton, et même une culotte. Les applaudissements des jacobins et des +tribunes étaient continuels, pendant que les constitutionnels +tremblaient et que les plus lâches d'entre eux applaudissaient. +Péthion, qui avait déclaré le matin que tout ce qui se passait +n'était qu'une fête civique, et qui avait engagé la garde nationale +à se joindre à ces honnêtes citoyens, était allé à Versailles; et ce +fut inutilement que le département indigné l'envoya chercher, pour +lui demander compte de ce qui se passait. + +Le récit qu'on en fit aux Tuileries y causa les plus vives alarmes. +Le Roi, la Reine et toute la famille royale se réunirent dans +l'appartement du Roi comme le plus sûr, attendant avec une grande +anxiété l'issue de cette fatale journée. La position du Roi était +des plus critiques; il n'avait pour toute garde que la garde +nationale, qui remplissait le château et refusait de le défendre. +Peu contents de rester neutres, ils proposaient même de chasser des +appartements du Roi les fidèles sujets de Sa Majesté qui étaient +venus servir de rempart à sa personne et défendre sa vie aux dépens +de la leur. Le Roi, pour ôter tout prétexte d'insurrection à la +garde nationale, prit le parti de les faire retirer; et elle, de son +côté, forçait de sortir des cours tout ce qui ne portait pas son +habit. Il était trois heures. La députation qui était à l'Assemblée +voulait traverser les Tuileries et insulter le Roi sous les fenêtres +mêmes de son appartement. L'ordre avait été donné de ne laisser +entrer personne dans le jardin, et il y avait à la porte de la +terrasse des Feuillants un poste de cinquante hommes, décidé à faire +observer cette consigne; mais un officier municipal, déclarant que +c'était une fête civique, ouvrit lui-même la porte et introduisit +cette foule dans le jardin. Les cris commencèrent alors de toute +part, et l'on n'entendit que: «A bas le veto! Vivent la nation et +les sans-culottes!» + +La garde nationale, effrayée du double engagement de défendre le Roi +et de plaire à cette multitude, était dans un état de stupeur qui +faisait peu d'honneur à son courage. Elle voyait tranquillement +défiler cette troupe dans le même ordre qu'à l'Assemblée, insulter +le Roi par des cris abominables, les plus hardis d'entre eux +menaçant même d'en faire justice. + +Après avoir passé et repassé dans les jardins, les chefs de la +horde, assurés de ne trouver aucune résistance dans la garde +nationale, dont les canonniers avaient fraternisé avec les siens, et +voyant qu'ils pouvaient tout entreprendre sans courir aucun danger, +s'acheminèrent vers le château. Ils font sortir leur troupe par la +porte des Tuileries donnant sur le pont Royal, passent par les +guichets sans éprouver aucun obstacle de la part de la garde +nationale, et vont rejoindre la partie de leur armée arrivant par la +rue Saint-Nicaise. La grande porte des Tuileries, qui était +entr'ouverte, fut refermée dès qu'on aperçut l'armée des piques. +Elle menaça de la forcer, et un des chefs, qui était un nègre, +fougueux patriote, fait charger le canon, et engage sa troupe à +jurer sur sa bannière qu'elle entrera dans le château. Tous le +jurèrent, et à l'instant les portes s'ouvrirent par l'ordre d'un +officier municipal. M. de Romainvilliers, chef de division, qui +commandait ce jour-là la garde nationale, homme faible et craignant +toujours de se compromettre, reste immobile, et la garde nationale, +qui ne reçoit aucun ordre de son chef, ne s'oppose à rien. Le brave +Acloque, commandant de bataillon, et qui n'abandonnait jamais le Roi +dans le danger, proposa à cette multitude effrénée de choisir +quarante des leurs pour porter au Roi leur pétition. Il ne fut point +écouté, et en cinq minutes la cour, les escaliers et les salles des +appartements sont remplis de vingt mille hommes, armés de la même +manière que ceux qui avaient traversé l'Assemblée, et qui, dans la +fureur dont ils sont animés, traînent leur canon sur l'escalier et +le font entrer dans la salle des cent-suisses, présentement celle +des gardes du corps. + +Le Roi, la Reine et la famille royale étaient dans la petite chambre +à coucher de Sa Majesté, entourés de quelques serviteurs fidèles, +auxquels elle avait permis de rester auprès de sa personne. Le Roi, +voyant que les portes allaient être forcées, veut aller au-devant +des factieux, essayer de leur en imposer par sa présence. Il +s'élance en avant; un garde national s'approche, le conjure de ne +pas s'avancer davantage, et de lui permettre de rester auprès de +lui. Le Roi, touché du dévouement de ce brave homme, le prie de ne +pas se séparer de lui, mais d'être calme, et poursuit son chemin. Il +demande qu'on éloigne la Reine et ses enfants, voulant s'exposer +seul au danger. Cette princesse, quittant le Roi les yeux baignés de +larmes, adresse avec un ton plein d'âme et de confiance ces mots +touchants à ceux qui l'entouraient: «Français, mes amis, grenadiers, +sauvez le Roi!» + +Ce prince, allant toujours en avant, donne l'ordre d'ouvrir la porte +de l'oeil-de-Boeuf qui le séparait encore des brigands. Ceux-ci +avaient déjà forcé la porte opposée à celle par laquelle le Roi +allait au-devant d'eux. Acloque était retourné auprès du Roi, qu'il +trouva entouré de M. le maréchal de Mouchy, de MM. d'Hervilly, de +Tourzel, mon fils, de Septeuil, d'Aubier, de Bourcet, de Joly, +canonnier, frère de l'actrice de ce nom, et de quelques autres +serviteurs de Sa Majesté, qui avaient trouvé moyen de pénétrer +auprès de sa personne. + +Des flots de séditieux s'amoncelèrent auprès du Roi. Un scélérat, +armé d'une pique, l'oeil plein de rage, s'avance, faisant un +mouvement sinistre; Vanot, commandant du bataillon de Sainte-Opportune, +se précipite sur le monstre et détourne le fer; un grenadier du +même bataillon pare un coup d'épée dirigé de manière à indiquer +le même crime. Les grenadiers, indignés, veulent mettre le +sabre à la main; Acloque a la prudence de sentir le danger d'une +imprudente résistance: «Point d'armes! s'écrie-t-il, vous allez +faire assassiner le Roi.» Et il fait placer ce prince dans +l'embrasure d'une fenêtre, et il se range devant lui, ainsi que le +maréchal de Mouchy. + +Madame Élisabeth, voyant le danger que courait le Roi, ne voulut +point l'abandonner, et se plaça dans l'embrasure de la fenêtre qui +précédait celle où était ce prince. Les ministres l'y suivirent. Ce +fut alors qu'elle fut prise pour la Reine. Voyant les factieux +s'avancer vers elle en criant: «L'Autrichienne, où est-elle? sa +tête, sa tête!» avec le calme de la vertu, qui ne l'abandonna +jamais, elle dit à ceux qui l'entouraient ces paroles sublimes: «Ne +les détrompez pas; s'ils pouvaient me prendre pour la Reine, on +aurait le temps de la sauver.» Un furieux présenta une pique à sa +gorge: «Vous ne voudriez pas me faire du mal, lui dit-elle avec +douceur; écartez votre arme.» + +Les cris, les hurlements se font entendre de tout côté. Chaque +étendard porte des menaces qu'on étale aux yeux du Roi. Il lit d'un +côté: «_Tremblez, tyrans, le peuple est armé_»; de l'autre: «_Union +des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, voici les +sans-culottes._» On lui adresse la parole, mais c'est pour +l'insulter. On lui présente un bonnet rouge au haut d'une pique; un +grenadier le lui pose sur la tête; on y ajoute des rubans aux trois +couleurs, il les accepte. La foule se presse et demande à le voir; +ce prince monte sur la fenêtre avec ce calme et ce courage qui ne +l'abandonnèrent jamais dans le danger. Étouffé par la chaleur et +mourant de soif, il témoigne le désir de boire un verre d'eau; un +grenadier lui présente une bouteille; il boit sans hésiter, et sans +avoir cru faire un acte de courage. Un autre l'engage à ne rien +craindre, l'assurant qu'il lui fera un rempart de son corps: «Un +homme qui n'a rien à se reprocher ne connaît, répond le Roi, ni la +peur ni la crainte.» Et prenant la main de cet homme, il la pose sur +son coeur, lui disant: «_Voyez s'il bat plus vite._» + +M. de la Jarre, ministre de la guerre, témoin du danger que courait +le Roi, descendit dans la cour par un escalier détourné en +s'écriant: «A moi vingt grenadiers, pour faire à Sa Majesté un +rempart de nos corps.» Il les conduit par l'escalier du Roi; il +était obstrué. On n'entendait de toutes parts que le bruit des armes +et les propos les plus outrageants contre la personne de Sa Majesté. +Il les fait entrer par un autre côté, dans la pièce où était ce +prince, par une porte figurant une croisée. Ils augmentent le nombre +de ses défenseurs, en faisant haie depuis la première fenêtre, où +était Madame Élisabeth, jusqu'à celle où était le Roi, entouré des +personnes dont nous avons déjà parlé. La multitude ne cessait de +défiler devant Sa Majesté, et semblait sortir des pavés, tant le +nombre en était considérable. Ils affectèrent de faire passer devant +elle un jeune homme avec un coeur de veau ensanglanté, portant pour +devise: «_Coeur des aristocrates._» Un homme, en regardant la +cocarde qui était au chapeau du Roi, en présenta une à Madame +Élisabeth, qui la mit sur-le-champ à son bonnet. + +La Reine était heureusement un peu éloignée du Roi au moment où ce +prince se détermina à se présenter à cette multitude; mais elle +voulait absolument retourner près de lui et partager ses dangers. On +eut bien de la peine à lui persuader que, dans une situation aussi +critique, sa place était auprès de ses enfants, et qu'elle devait +d'ailleurs se conformer à la volonté du Roi, qui avait senti que les +périls qu'il lui verrait courir affaibliraient le courage dont il +avait besoin. Il fallut l'entraîner presque de force chez Mgr le +Dauphin, dont on avait fermé toutes les portes avec des crochets et +des verrous. M. Hue, craignant que son appartement ne parvînt à être +forcé, emporta, par un mouvement de zèle, le jeune prince dans +l'appartement de Madame, l'y croyant plus en sûreté, de manière que +j'avais peine à le suivre. Quand la Reine entra dans la chambre de +Mgr le Dauphin, elle ne le trouva plus, et ce fut un moment cruel +pour elle; mais ce ne fut que l'affaire d'un instant. L'appartement +de Madame se trouvant encore plus exposé que celui du jeune prince, +on le ramena chez lui. La Reine le serra entre ses bras. Étouffée de +sanglots, elle fut un quart d'heure sans savoir le sort du Roi, +demandant toujours qu'on la laissât le retrouver. Au bout de ce +temps, Madame Élisabeth trouva moyen de lui faire savoir qu'il ne +lui était rien arrivé, qu'il montrait le plus grand courage, et que +sa présence serait nuisible dans la position où il se trouvait. La +première salle de l'appartement de Mgr le Dauphin ayant été forcée +et se remplissant de la foule qui inondait le château, la Reine, ses +enfants et ceux qui les entouraient rentrèrent dans la chambre à +coucher du Roi, dont les portes étaient fermées du côté du cabinet +du conseil. + +MM. d'Assonville et Dorival, juges de paix, ne pouvant, à eux seuls, +réprimer de pareils excès, coururent avertir l'Assemblée des dangers +auxquels le Roi était exposé. Elle s'occupait si peu du récit qui +lui en avait déjà été fait, qu'elle avait levé la séance, et que M. +Fressinel, député, ne put rassembler qu'une douzaine de ses +collègues, avec lesquels il se porta au château. Ils se firent jour +à travers cette multitude, et vinrent grossir le nombre des +défenseurs de Sa Majesté. + +La séance fut rouverte à cinq heures, et l'Assemblée se détermina à +envoyer vingt-quatre députés pour lui rendre compte de ce qui se +passait au château, et ordonna qu'ils seraient relayés de demi-heure +en demi-heure. + +En arrivant, ils voulurent haranguer le peuple, ainsi qu'un officier +municipal, mais ils ne furent point écoutés. Le peuple souverain ne +reconnaissait que ses chefs. Vergniaud, Bigot, Hérault et le +fougueux Isnard ne furent pas plus heureux. Ils invoquent +inutilement la Constitution qu'on déshonore; ils sont rejetés, et +sont témoins des outrages et des vociférations prodigués à Sa +Majesté. + +Le Roi, à qui l'on continuait de demander l'observation de la +Constitution pour le bonheur du peuple, assura qu'elle avait +toujours été le premier objet de ses soins; qu'il avait observé +fidèlement la Constitution, et qu'il la maintiendrait de tout son +pouvoir. Des cris de: «_Vive le Roi!_» se firent entendre, mais ils +furent étouffés par ceux-ci: «_Point de: Vive le Roi! mais: Vive la +nation!_» D'autres ajoutèrent: «Il nous donne des promesses; il y a +longtemps qu'il nous abuse; nous voulons la sanction du décret sur +les prêtres, sur le camp de vingt mille hommes, le renvoi des +ministres actuels et le rappel de MM. Servan et Roland.» Un jeune +homme, entre autres, adressant la parole à Sa Majesté, lui fit, +pendant plus de trois quarts d'heure, les demandes les plus +absurdes. «Ce n'est ni le moment de faire de pareilles demandes, ni +celui de les obtenir, répond tranquillement le Roi; adressez-vous +aux magistrats, organes de la loi, ils vous répondront.» Les députés +tentèrent encore de se faire entendre, mais inutilement. Santerre, +l'ami et le chef de ces forcenés, a plus de pouvoir qu'eux: «Je +réponds, dit-il, de la famille royale; qu'on me laisse faire.» Un +moment de silence est interrompu par les cris de: «_Vive Péthion! +vive le bon Péthion!_» Il était six heures du soir, et le Roi était +depuis trois heures au milieu de ces forcenés. Le _bon_ Péthion +s'approche du Roi et n'a pas honte de lui adresser les paroles +suivantes: «_Le peuple s'est présenté avec dignité; le peuple +sortira de même, que Votre Majesté soit tranquille._» Santerre fit +approcher les pétitionnaires; ils parlèrent tous à la fois, et rien +ne fut entendu. + +Péthion quitta le château pour aller rendre compte à l'Assemblée de +ce qui s'y passait. Il y arriva avec une figure bouleversée et qui +portait l'empreinte de la scélératesse. Il y fit l'éloge du bon +peuple, justifia la municipalité et assura qu'il avait fait son +devoir dans cette journée, où tout s'était passé dans le meilleur +ordre. La personne du Roi, dit-il, a été respectée; le rassemblement +n'avait pour but que de présenter au Roi une pétition, et la force +publique n'aurait pu empêcher une pareille multitude de commettre +des délits, si elle en avait eu le projet. Il finit son discours par +inviter les membres de l'Assemblée qui auraient connaissance d'un +complot de le dévoiler aux magistrats du peuple, qui feraient leur +devoir. + +Un député, nommé Boulanger, s'offrit à en donner la preuve. Il ne +fut point écouté, et Péthion, assuré du silence qui serait imposé à +ceux qui voudraient en donner connaissance, sortit de l'Assemblée au +milieu des cris et des applaudissements des tribunes, qui +étouffèrent les huées dont quelques membres de l'Assemblée +accueillirent ce _magistrat du peuple_, qui justifiait avec autant +de lâcheté que d'impudence la violation des devoirs que lui imposait +la dignité dont il était revêtu. + +La Reine était toujours dans la chambre du Roi, lorsqu'un valet de +chambre de Mgr le Dauphin accourut tout hors de lui avertir cette +princesse que la salle était prise, la garde désarmée, les portes de +l'appartement forcées, cassées et enfoncées, et qu'on le suivait. On +se décida à faire entrer la Reine dans la salle du conseil, par +laquelle Santerre faisait défiler sa troupe pour lui faire quitter +le château. Elle se présenta à ces factieux au milieu de ses +enfants, avec ce courage et cette grandeur d'âme qu'elle avait +montres les 5 et 6 octobre, et qu'elle opposa toujours à leurs +injures et à leurs violences. + +Sa Majesté s'assit, ayant une table devant Elle, Mgr le Dauphin à sa +droite et Madame à sa gauche, entourée du bataillon des +Filles-Saint-Thomas, qui ne cessa d'opposer un mur inébranlable au +peuple rugissant, qui l'invectivait continuellement. Plusieurs +députés s'étaient aussi réunis auprès d'Elle. Santerre fait écarter +les grenadiers qui masquaient la Reine, pour lui adresser ces +paroles: «On vous égare, on vous trompe, Madame, le peuple vous aime +mieux que vous ne le pensez, ainsi que le Roi; ne craignez +rien.»--«Je ne suis ni égarée ni trompée, répondit la Reine, avec +cette dignité qu'on admirait si souvent dans sa personne, et je sais +(montrant les grenadiers qui l'entouraient) que je n'ai rien à +craindre au milieu de la garde nationale.» + +Santerre continua de faire défiler sa horde en lui montrant la +Reine. Une femme lui présente un bonnet de laine; Sa Majesté +l'accepte, mais sans en couvrir son auguste front. On le met sur la +tête de Mgr le Dauphin, et Santerre, voyant qu'il l'étouffait, le +lui fait ôter et porter à la main. + +Des femmes armées adressent la parole à la Reine et lui présentent +les sans-culottes; d'autres la menacent, sans que son visage perde +un moment de son calme et de sa dignité. Les cris de: «Vivent la +nation, les sans-culottes, la liberté! à bas le veto!» continuent. +Cette horde s'écoule enfin par les instances amicales et parfois +assez brusques de Santerre, et le défilé ne finit qu'à huit heures +du soir. + +Madame Élisabeth, après avoir quitté le Roi, vint rejoindre la +Reine, et lui donner de ses nouvelles. Ce prince revint peu après +dans sa chambre, et la Reine, qui en fut avertie, y entra +immédiatement avec ses enfants. Excédé de fatigue, il s'était jeté +sur un fauteuil, et remerciait de la manière la plus affectueuse +ceux qui l'entouraient, de l'attachement qu'ils lui avaient +témoigné. La Reine, en pleurs, se jeta à ses pieds avec ses enfants; +il les tint tous quelque temps embrassés, et cette scène touchante +attendrit ceux qui étaient témoins du bonheur qu'ils éprouvaient en +se retrouvant sains et saufs. Le Roi et la Reine embrassèrent Madame +Élisabeth, en lui témoignant la plus tendre sensibilité de tout ce +qu'elle avait fait pour eux dans cette horrible journée. + +Le Roi, environné d'une députation de l'Assemblée et de ceux qui ne +l'avaient pas quitté, les faisait connaître à la Reine, et parlait à +chacun avec cette bonté qui le caractérisait. L'Assemblée avait +envoyé successivement trois députations, dont la dernière ne sortit +du château qu'à dix heures. Péthion, qui l'avait quitté bien +auparavant, dit au peuple avant de s'en séparer: «Mes frères et mes +amis, vous venez de prouver que vous êtes un peuple libre et sage; +retirez-vous, et moi-même vais vous en donner l'exemple.» + +Le Roi ne fut jamais plus grand que dans cette journée; son visage +n'éprouva pas un instant d'émotion; toujours calme, intrépide et +supérieur aux efforts qu'on faisait pour lui faire dégrader sa +couronne. Son courage héroïque au milieu de tant de scélérats, sa +présence d'esprit, sa patience à supporter les injures dont on +l'accablait, la sérénité de son âme, la constance de ses refus et +cette ferme résignation, sauvèrent, _pour ce jour-là_, la France du +crime que nous ne cessons de déplorer. + +Il est douloureux de penser qu'avec tant de courage personnel, ce +prince n'ait pas déployé la même fermeté dans les diverses époques +de la Révolution; mais son amour pour son peuple lui faisant +envisager la guerre civile comme le plus grand fléau qu'il put +éprouver; la crainte de l'attirer sur la France lui fit manquer plus +d'une occasion favorable de sortir de la cruelle situation où +l'avait réduit son excessive bonté. + +Avant le départ des députés, la Reine leur fit voir elle-même les +dégâts qui avaient été commis dans l'appartement de Mgr le Dauphin. +Trois portes en avaient été brisées; les serrures et les crochets en +avaient été emportés, les panneaux enfoncés; les mêmes dégâts +existaient chez Madame, où l'on avait pénétré par l'appartement de +Mgr le Dauphin. Celui du Roi n'avait pas été plus ménagé; les +brigands s'étaient répandus pur tout le château, montant sur les +combles et sur les toits, laissant partout les marques de leur +fureur. L'appartement de la Reine était le seul où ils n'eussent pas +pénétré. Les députés ne pouvant que rendre compte à l'Assemblée de +tous ces désordres et non les constater par écrit, on fit venir le +juge de paix pour en dresser procès-verbal, et le lendemain, 22 +juin, les officiers de paix confrontèrent les dégâts avec le +procès-verbal. + +Des officiers municipaux vinrent examiner le travail; l'un d'eux, et +M. le maire lui-même, furent injuriés par la garde nationale dans la +cour du château. Elle sentait la honte qui rejaillirait sur elle. +Inquiète de la manière dont elle serait jugée par les départements, +elle témoigna vivement son ressentiment à ceux qu'elle accusait +d'être les auteurs de cette horrible journée, promettant bien de +s'opposer dorénavant à de nouvelles entreprises des factieux. Mais +on avait eu soin de désorganiser tellement la garde nationale, qu'à +l'exception de quelques bataillons cités pour leur fidélité, on ne +pouvait guère compter sur elle. + +Le Roi écrivit à l'Assemblée sur les événements de la veille, et +donna une proclamation parfaite à tous égards. Elle porte tellement +le caractère de sa bonté et de sa générosité à oublier les injures +qui lui étaient personnelles, et dont il ne s'occupe qu'en qualité +de représentant héréditaire de la nation, que je ne puis me défendre +de la citer. + + +PROCLAMATION DU ROI + +SUR LES ÉVÉNEMENTS DES 20 ET 21 JUIN AN IV DE LA LIBERTÉ. + +«Les Français n'auront pas appris sans douleur qu'une multitude, +égarée par quelques factieux, est venue armée dans l'habitation du +Roi, traînant un canon jusque dans la salle de ses gardes; qu'elle a +enfoncé les portes à coups de hache, et qu'abusant odieusement du +nom de la nation, elle a tenté d'obtenir par la violence la sanction +de deux décrets refusée constitutionnellement par le Roi. + +«Il n'a opposé aux menaces et aux insultes que sa conscience et son +amour pour le bien public, et il ignore quel sera le terme où les +factieux voudront s'arrêter; mais il a besoin de dire à la nation +française que la violence, à quelques excès qu'on veuille la porter, +ne lui arrachera jamais de consentement à tout ce qu'il croira +contraire au bien public, pour lequel il exposera sans regret sa +tranquillité et sa sûreté. Il sacrifierait même sans peine la +jouissance des droits qui appartiennent à tous les hommes, et que la +loi devrait faire respecter chez lui comme chez tous les citoyens, +si, comme représentant héréditaire de la nation, il n'avait des +devoirs à remplir, et que, s'il peut faire le sacrifice de son +repos, il ne fera pas celui de ses devoirs. + +«Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d'un crime de +plus, ils peuvent le commettre dans l'état de crise où elle se +trouve; mais le Roi donnera toujours, jusqu'au dernier moment, à +toutes les autorités constituées, l'exemple du courage et de la +fermeté qui peut seul sauver l'empire, et ordonne en conséquence à +toutes les municipalités et à tous les corps administratifs de +veiller à la sûreté des personnes et des propriétés. + + «A Paris, ce 22 juin 1792, l'an IV de la liberté.» + + _Signé:_ «LOUIS.» Et plus bas: «TERRIER.» + + +L'Assemblée avait déjà fait, avant la lettre du Roi, un décret +contre les rassemblements armés, lequel avait été sanctionné sans +retard; et sur le bruit qu'il s'en formait un nouveau autour du +château, elle avait envoyé une députation demander à Sa Majesté si +elle avait quelque crainte de voir troubler sa tranquillité, car +alors elle se rendrait sur-le-champ auprès de sa personne. Le Roi +reçut la députation au milieu de sa famille et répondit: «On +m'apprend à l'instant que Paris est calme; s'il cessait de l'être, +je ferais prévenir l'Assemblée. Dites-lui, messieurs, combien je +suis sensible à l'intérêt qu'elle me témoigne, et assurez-la que, au +moindre danger qu'elle pourrait courir, je me rendrai auprès +d'elle.» + +Cette démarche n'empêcha pas Couthon et les autres factieux de +proposer à l'Assemblée de se passer du veto royal dans les décrets +de circonstance, et de joindre à cette proposition leurs invectives +ordinaires contre la conduite et la personne de Sa Majesté. Si l'on +eût accédé à cette motion, l'Assemblée redevenait sur-le-champ +constituante; elle ne crut pas prudent de hasarder encore une +pareille démarche; au contraire, conformément à la dénonciation de +M. Terrier de Monciel, elle s'occupa de placards séditieux qui +s'affichaient dans Paris; elle fit un décret pour enjoindre aux +autorités constituées de maintenir l'ordre et la tranquillité, de +garantir la sûreté des personnes et des propriétés, et ordonna au +ministre de l'intérieur de lui rendre chaque jour un compte exact de +ce qui se passait dans Paris. + +Péthion, ayant appris que l'on avait cru le château menacé, y arriva +sur les sept heures du soir. Ce fut alors que la garde nationale lui +fit de sanglants reproches, en lui témoignant le plus profond +mépris. Il monta chez le Roi et se fit annoncer comme maire de +Paris. Le Roi le reçut au milieu de sa famille, entouré de sa suite +et de la leur: «Sire, dit Péthion, nous avons été prévenus que vous +aviez été averti d'un rassemblement qui se portait sur votre +demeure; nous venons vous informer que ce rassemblement n'est +composé que de citoyens sans armes qui viennent planter un mai. Je +sais, Sire, qu'on a calomnié la municipalité, dont la conduite sera +connue de Votre Majesté.»--«Elle doit l'être de la France, répondit +le Roi; _je n'accuse personne, j'ai tout vu_.»--Péthion: «Sans les +mesures de précaution prises par la municipalité, il serait +peut-être arrivé des événements beaucoup plus fâcheux, non pas +contre votre personne (et fixant la Reine qui était à côté du Roi): +vous devez savoir, Sire, que votre personne sera toujours +respectée.»--Le Roi, le regardant avec le visage de l'indignation: +«_Est-ce me respecter que d'entrer chez moi en armes et de briser +mes portes? Ce qui s'est passé, monsieur, est un sujet de scandale +pour tout le monde; vous répondez de la tranquillité de +Paris._»--«Je connais l'étendue de mes devoirs, et je les +remplirai», reprend Péthion en regardant encore la Reine avec +insolence.--«_C'en est trop_, lui dit le Roi d'un ton menaçant, +_taisez-vous et retirez-vous_.» Péthion se retira, la colère peinte +sur le visage, et se promettant bien de tirer vengeance de l'affront +qu'il avait reçu. + +La plus grande partie des Parisiens étaient dans la stupeur des +événements dont ils venaient d'être témoins; mais, glacés de +terreur, ils se contentaient de s'affliger dans l'intérieur de leurs +maisons, où ils se renfermaient à l'apparence du moindre danger. Un +jeune notable, nommé Cayer, à la tête d'un nombre de personnes assez +considérable, eut cependant le courage de dénoncer à la commune le +maire, le procureur de la commune et les autorités qui avaient +manqué à leurs devoirs dans la journée du 20 juin, et de demander la +punition d'attentats dont gémirait toute la France: «Oui, dit-il, je +dénonce un commandant de bataillon qui a violé la loi, en osant se +permettre de traverser les rues et les places de la capitale à la +tête de vingt mille hommes armés; les gardes nationaux mêlés parmi +eux, en traînant des canons qui leur avaient été donnés pour un tout +autre usage; les brigands qui se sont permis de tourner leurs armes +contre leur roi et de prononcer devant lui et la famille royale les +provocations les plus meurtrières; les citoyens de tout âge et de +tout sexe marchant à leur suite et se permettant également les +injures les plus graves contre le Roi et la famille royale pendant +plusieurs heures; le procureur de la commune, comme ayant négligé de +requérir les moyens de dissiper l'attroupement; et vous, maire de +Paris, qui, au mépris des lois, n'avez fait aucun usage des moyens +que vous donnaient votre place et la loi, pour détourner un danger +dont vous aviez été averti et assurer la liberté du Roi et de +l'Assemblée en maintenant la tranquillité publique.» Il dénonça +également la conduite lâche et perfide des officiers municipaux et +celle du commandant général, à qui toutes les lois civiles et +militaires ordonnaient de repousser par la force l'attaque d'un +poste qui lui était confié. Il termina en demandant que le conseil +général de la commune condamnât la conduite du maire, du procureur +général de la commune et des administrateurs de police depuis +l'arrêté du 16 juin; qu'elle improuvât cet arrêté et le dénonçât au +directoire du département; qu'il rendît responsables de la journée +du 20 juin les personnes dénommées ci-dessus, et que l'arrêté qu'on +lui demandait fût affiché, imprimé et envoyé aux quarante-huit +sections, aux quatre-vingt-trois départements, au directoire de +celui de Paris, à l'Assemblée et au ministre de l'intérieur. + +Un grand nombre de départements envoyèrent des adresses pour +témoigner leur indignation sur la violation de la Constitution dans +cette effroyable journée. Celle du département de la Somme, plus +énergique que les autres, fut envoyée au comité des douze. Toutes +les pétitions factieuses étaient, au contraire, accueillies par +l'Assemblée, qui accordait les honneurs de la séance à ceux qui les +présentaient. Mais comme les adresses qui témoignaient leur +mécontentement étaient plus nombreuses que les autres, l'Assemblée, +craignant l'effet qu'elles pourraient produire, n'en voulut plus +recevoir et les renvoya toutes au comité des douze. + +Dupont de Nemours et Guillaume, ex-constituants, eurent le courage +de présenter une pétition signée de vingt mille personnes, réclamant +la punition des attentats commis le 20 juin. Cette pétition fut, +sous le régime de la Terreur, un sujet de persécution pour ceux qui +furent accusés ou même soupçonnés de l'avoir signée. + +Le veto du Roi sur la déportation des prêtres n'empêcha pas +plusieurs départements de le mettre à exécution et de se permettre +l'emprisonnement des ecclésiastiques insermentés, quoiqu'il n'y eût +aucun jugement porté contre eux. Les crimes les plus atroces étaient +assurés de l'impunité quand ils s'exerçaient contre des individus +religieux ou soupçonnés d'attachement au Roi et à la famille royale; +ils trouvaient toujours des défenseurs dans l'Assemblée. L'accueil +qu'elle fit à la députation du faubourg Saint-Antoine, qui vint y +justifier les attentats du 20 juin, en fut la preuve. + +Vingt députés de ce faubourg lui présentèrent une pétition pour se +justifier des calomnies qu'on se permettait sur leur conduite. Ils +n'avaient pris les armes, disaient-ils, que pour montrer au Roi des +millions de bras disposés à défendre une Assemblée qu'on ne +calomniait que pour avoir l'occasion de la dissoudre. Elle n'eut pas +honte d'accueillir une pareille pétition. + + + + +CHAPITRE XXII + +ANNÉE 1792 + + Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la + Constitution; son peu de succès.--Continuation des menées pour + opérer la destruction de la monarchie.--Arrêté du conseil + général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et + leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et + les officiers militaires et municipaux qui avaient participé à + la journée du 20 juin.--Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du + Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de + concorde.--Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander + par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et + sa famille.--Elle proclame la patrie en danger.--Changement de + ministre.--Démarche des constitutionnels pour sauver le Roi, + l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y + refuse.--L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se permet + les insultes les plus violentes contre le Roi et sa + famille.--Renvoi des troupes de ligne dont on redoutait + l'attachement pour la personne de Sa Majesté.--Arrivée des + Marseillais.--Manifeste du duc de Brunswick.--L'Assemblée se + sert de cette occasion pour exaspérer les esprit.--Péthion + dénonce le Roi à la barre et provoque par sa conduite la + journée du 10 août. + + +Le peu de personnes attachées au Roi qui étaient restées à Paris, +loin d'être effrayées de la journée du 20 juin et des événements qui +se préparaient, n'en étaient que plus assidues auprès de sa +personne, décidées à lui servir de rempart contre les entreprises +des factieux et à donner leur vie pour la conservation de la sienne. +On distinguait parmi elles M. de Malesherbes, qui, profondément +affligé de la position du Roi, disait avec cette franchise qui l'a +toujours caractérisé: «Trompé moi-même par de fausses apparences, +j'ai pu donner au Roi mon maître des impressions que la bonté de son +coeur lui a fait saisir avec empressement. J'en ai malheureusement +reconnu trop tard les inconvénients, et plus que personne je dois +risquer ma vie pour sa défense.» Aussi le voyait-on toujours au +château, à l'apparence du moindre danger, l'épée au côté, quoiqu'il +n'en eût jamais porté, faisant ainsi, dès ce moment, l'apprentissage +de ce courage si simple et si touchant avec lequel il se dévoua à la +défense de notre auguste souverain[3]. + + [3] Je tient de Boze, peintre du Roi, l'anecdote suivante: Le peu + de succès des efforts de M. de Malesherbes pour sauver la vie du + Roi avait rendu la sienne amère. Lorsqu'il entra à la + Conciergerie, Boze, qui y était depuis quelque temps, lui + témoigna sa douleur de le voir arriver dans ce triste séjour, et + en même temps son espoir de lui voir rendre la justice qu'il + méritait. Malesherbes, pour toute réponse: «Je ne puis, + répondit-il, regretter la vie lorsque je n'ai pas eu le bonheur + de sauver celle du Roi mon maître.» Ce même Boze resta neuf mois + à la Conciergerie et ne dut la vie qu'au sacrifice de toute sa + fortune, que sa femme employa journellement à payer sa + conservation jusqu'au 9 thermidor. + +M. de la Fayette, voyant avec douleur la violation d'une +Constitution à laquelle il avait tant contribué, se détermina à +venir en personne représenter à l'Assemblée l'indignation +qu'excitait dans l'armée et dans le coeur de tous les honnêtes gens +la journée scandaleuse du 20 juin. Il lui déclara qu'il avait reçu à +ce sujet des adresses des différents corps d'armée, qu'il avait +arrêtées par respect pour la Constitution, préférant se présenter +seul pour exprimer un sentiment commun. + +Il lui fit sentir qu'il était plus que temps d'arrêter les atteintes +portées journellement à la Constitution, d'assurer la liberté de +l'Assemblée, celle du Roi; de respecter son indépendance et sa +dignité, et de détromper les mauvais citoyens qui n'attendaient que +de l'étranger le rétablissement de la tranquillité publique, qui +deviendrait pour des hommes libres un honteux et dangereux +esclavage. Il supplia l'Assemblée de faire punir comme criminels de +lèse-nation les auteurs de la journée du 20 juin, et de détruire une +secte qui envahissait la royauté, tyrannisait les citoyens, et dont +les débuts ne laissaient aucun doute sur l'atrocité des projets de +ceux qui la dirigeaient. Il lui représenta, en finissant son +discours, qu'il était de son devoir de soutenir la Constitution, +quand tant de braves gens mouraient pour la défendre, et il l'assura +qu'il s'était concerté avec le maréchal Luckner pour que son armée +ne pût souffrir de son absence. + +Guadet s'opposa à ce que l'on accordât à M. de la Fayette les +honneurs de la séance, et lui reprocha de calomnier la nation et +d'être lui-même violateur de la Constitution par son arrivée à +Paris. Il demanda que le ministre de la guerre fût mandé séance +tenante, pour savoir s'il avait accordé un congé à M. de la Fayette; +que le comité fût chargé d'examiner si un général en fonction +pouvait présenter des pétitions, et qu'il en fît un rapport dès le +lendemain. Ramond et plusieurs autres députés défendirent M. de la +Fayette, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour. + +M. de la Fayette s'était présenté au Roi comme défenseur de +l'autorité royale, n'ayant d'autre but que de chasser les jacobins +et d'employer, pour y parvenir, l'ascendant qu'il croyait avoir +conservé sur la garde nationale. On demanda à tout ce qui était +attaché au Roi d'avoir pour lui beaucoup d'égards; et comme son +expédition devait avoir lieu le soir même, on avait établi une +grande surveillance dans le château et engagé tous ceux qui +l'habitaient à n'en pas sortir ou à être rentrés à huit heures du +soir. M. de la Fayette fit la triste expérience du peu de crédit +qu'il avait conservé; il ne put réunir qu'une douzaine de gardes +nationaux et vit évanouir en quelques heures les espérances qu'il +avait fait concevoir sur le succès de sa démarche. + +En repartant pour l'armée, il écrivit encore à l'Assemblée pour lui +rappeler de nouveau le danger de ne pas s'opposer à un pouvoir qui, +s'élevant au-dessus des pouvoirs constitués, finirait par les +dominer; qu'on pouvait à juste titre lui reprocher les désastres +actuels, occasionnés par l'insubordination qu'il ne cessait +d'exciter parmi les soldats contre leurs chefs. Sa lettre n'eut pas +plus de succès que son voyage, et il acquit plus d'une fois la +preuve que le mal qui s'opère si facilement ne se répare que +difficilement, et qu'il est des fautes que des circonstances +imprévues rendent irréparables. + +Les déclarations des députés connus par leur violence se +renouvelaient à chaque séance. Ils accusaient le Roi de trahison et +faisaient retomber sur sa personne tout le mal qui s'opérait par +leurs ordres et par leur défaut de prévoyance. Ils poussèrent +l'audace jusqu'à demander sa déchéance. Vergniaud le prétendait +responsable des fautes qui se commettaient aux armées, lui +reprochait de redouter leur triomphe, de se cacher sous le manteau +de l'inviolabilité pour détruire la liberté et de refuser sa +sanction aux décrets de l'Assemblée, quelque utiles et nécessaires +qu'ils pussent être. La Chambre mit en question le rappel de M. de +Luckner, ne pouvant lui pardonner son adhésion aux sentiments de M. +de la Fayette. Tout ce que l'on voyait annonçait une crise où il +était facile de prévoir le danger que couraient le Roi, la famille +royale et même la monarchie. + +On accorda les honneurs de la séance à des citoyens de Paris qui +vinrent dénoncer M. de la Fayette, ainsi qu'à ceux qui demandaient +le licenciement de l'état-major de la garde nationale et la +suppression du veto royal. + +M. Pastoret, chargé par le comité des douze du rapport sur la +tranquillité du royaume, craignant de s'attirer la haine des +jacobins et redoutant leur fureur, prononça un discours assez +insignifiant et dans lequel il se crut obligé de blâmer l'inertie du +pouvoir exécutif, d'inculper les prêtres insermentés et d'emprunter, +en parlant de l'éducation publique, de grands mots tels que ceux-ci: +«_La police de la nature et de la santé morale du peuple_», discours +qu'on appela assez plaisamment une dose d'opium pour les agonisants. + +Les séances devenaient de plus en plus orageuses. Jean de Brie +proposa de déclarer la patrie en danger, de mettre en permanence +tous les corps administratifs et toutes les économies du royaume, de +faire porter les armes de chacun au directoire de son département, +lequel en ferait la distribution au chef-lieu, et d'ordonner à tous +les citoyens choisis pour combattre l'ennemi de se tenir prêts à +partir au premier ordre. + +De Launay d'Angers voulait qu'on se préservât d'un respect servile +pour un pouvoir exécutif qui pouvait employer son or et ses moyens +au détriment de la nation, proposant, en outre, de ne plus consulter +l'acte constitutionnel et de regarder le salut public comme la +suprême loi. Il tonna contre M. de la Fayette, qu'il s'étonnait de +ne pas voir dans les prisons d'Orléans. Il demanda qu'il fût gravé +sur le sanctuaire des lois que les représentants du peuple ne +reconnaîtraient que la loi impérieuse et suprême du salut de l'État +contre les conspirateurs et les perturbateurs du repos public. + +L'union du roi de Prusse aux autres puissances et l'approche des +armées étrangères augmentèrent la rage des factieux. Rouger, +Couthon, etc., réclamaient à grands cris le licenciement de +l'état-major de la garde nationale. L'opposition des députés du côté +droit ne fut point écoutée, et tous les états-majors de toutes les +villes de cinquante mille âmes furent supprimés par un même décret. + +Vergniaud accusa le Roi de tout ce qui se passait à Coblentz, fit +voir le génie des Médicis, du cardinal de Lorraine, des La Chaise et +Le Tellier planant sur les Tuileries et faisant craindre le +renouvellement de la Saint-Barthélemy et des dragonnades. Il termina +en proposant de déclarer la patrie en danger, de rendre les +ministres responsables de l'entrée des troupes étrangères en France +et des troubles qui existaient dans le royaume, de faire une adresse +aux Français pour les engager à la défense de la patrie, et de +charger le comité de faire un prompt rapport sur la conduite de M. +de la Fayette. Jean de Brie demanda, en outre, que la déclaration de +la patrie en danger se fît avec l'appareil le plus lugubre et le +plus propre à exciter les Français à voler au secours de la patrie. + + +On faisait venir de tout côté des adresses jacobines, demandant que +l'Assemblée suspendit le veto et prit promptement les grandes +mesures de salut public qui lui avaient été proposées. On +supprimait, au contraire, toutes celles qui étaient contraires à ses +vues, et il n'y avait pas de moyens qu'on n'employât pour soulever +le peuple et le porter à la révolte. + +Torné, évêque constitutionnel, fit un discours dans le genre de +Vergniaud. Il tourna en ridicule la demande de M. de la Fayette, +qu'il proposa d'appeler la Fayette Jacobin, de même que Scipion +s'appelait l'Africain; et il demanda qu'on établît une dictature en +proclamant le danger de la patrie. + +L'Assemblée ayant déclaré qu'elle irait en corps à la fédération du +14 juillet, le Roi ne crut pas devoir se dispenser d'y assister. Il +lui écrivit qu'il se joindrait à elle, ce jour-là, pour renouveler +le serment qui s'y prêtait et recevoir celui des habitants des +provinces qui étaient à Paris, de même que celui des fédérés passant +par cette ville pour se rendre à l'armée. L'Assemblée ne daigna pas +faire de réponse à cette lettre, et l'envoya au comité des douze +pour en faire un rapport. + +Le directoire, après les informations prises sur la journée du 20 +juin, se détermina à donner un arrêté pour suspendre de leurs +fonctions Péthion et Manuel, qu'il renvoya devant les tribunaux pour +y être jugés sur la conduite qu'ils avaient tenue, ordonnant au +procureur-syndic de dénoncer Santerre, le lieutenant des canonniers +du Val-de-Grâce et les officiers municipaux accusés d'avoir fait +marcher diverses parties de la force publique sans réquisition +légale, d'avoir admis, ce jour-là, des étrangers dans la garde +nationale, changé ou levé à leur gré les postes des Tuileries et +dirigé l'attroupement contre le domicile du Roi. + +Cet arrêté fut lu au conseil général de la commune, assemblé +extraordinairement ce jour-là, et M. Borie fut chargé de remplir +provisoirement les fonctions de maire jusqu'à la décision du sort de +Péthion. Il fut, de plus, ordonné de faire part de ces dispositions +au Corps législatif, pour le prier de prononcer sans délai sur la +suspension portée par le présent arrêté. + +Aussitôt que Péthion en eut entendu la lecture, il se retira, et +Danton s'écria: «Que tous les bons citoyens et les bons officiers +municipaux suivent le maire à l'Assemblée nationale.» Quelques +membres le suivirent, mais le plus grand nombre resta au conseil et +continua la délibération. Les amis de Péthion excitèrent le peuple +contre cet arrêté, en lui représentant que sa conduite du 20 juin, +qui faisait la matière de son accusation, n'avait eu pour but que +d'épargner le sang du peuple, que l'on aurait voulu faire couler ce +jour-là. + +Deux jours après, au moment où Brissot allait lire un discours sur +les mesures de sécurité générale qu'exigeaient les circonstances, +Lamourette, évêque constitutionnel de Lyon, proposa un moyen certain +de déconcerter les ennemis de la France: «Faisons, dit-il, le +serment de vouer à l'exécration ceux qui voudraient établir la +république et les deux chambres; jurons de ne vouloir que +l'observation de la Constitution et de n'avoir qu'un même esprit et +un même sentiment. Que tous ceux qui adoptent ma proposition se +lèvent.» Toute l'Assemblée se leva spontanément, les membres des +deux côtés se mêlèrent ensemble et s'embrassèrent. L'émotion gagna +les spectateurs, et l'on décréta qu'une députation de vingt-quatre +membres porterait au Roi le procès-verbal de la séance; que les +corps administratifs seraient mandés pour leur en donner +connaissance, et que le Roi serait chargé d'en faire l'envoi aux +quatre-vingt-trois départements. + +Sa Majesté, entouré de la famille royale, reçut la députation dans +sa chambre et lui témoigna sa satisfaction d'un accord si +nécessaire; et à peine fut-elle partie qu'il se rendit à l'Assemblée +entouré de ses ministres, se plaça à côté du président et prononça +le petit discours suivant: «Messieurs, l'acte le plus attendrissant +pour moi est la réunion de toutes les volontés pour le salut de la +patrie. J'ai désiré ce moment depuis longtemps; mon voeu est +accompli, et je viens vous assurer moi-même que le Roi et la nation +ne font qu'un, et s'ils marchent vers le même but, leurs efforts +réunis sauveront la France. L'attachement à la Constitution réunira +tous les Français, et leur roi leur en donnera toujours l'exemple.» + +Le président répondit que l'époque mémorable qui amenait le Roi dans +son sein serait un signal d'allégresse pour les amis de la liberté +et de terreur pour ses ennemis; que l'harmonie des pouvoirs +constitués donnerait à la France la force de dissiper la ligue des +tyrans contre son indépendance, et qu'elle voyait déjà dans la +loyauté de la démarche du Roi le signe de la défaite de ses ennemis. +Les cris de: _Vive le Roi!_ se firent entendre de toute part, et il +sortit au bruit des acclamations de l'Assemblée et des galeries. + +Cette démarche n'empêcha pas de continuer les mêmes manoeuvres pour +déconsidérer le Roi et exciter la fureur du peuple, dont elle avait +besoin pour prononcer sa déchéance et établir ensuite le +gouvernement qui lui conviendrait. Aussi n'ai-je jamais compris le +but de ces contradictions multipliées. Dès le même jour, l'Assemblée +en donna la preuve, en écoutant la lecture d'un arrêté de la commune +qui demandait une prompte décision sur la suspension de Péthion et +de Manuel. Cet arrêté ne se contentait pas d'excuser leur conduite, +mais osait, de plus, assurer qu'elle avait sauvé la France en +épargnant le sang du peuple, qui aurait tiré une terrible vengeance +des pervers qui voulaient allumer les brandons de la guerre civile. +Au lieu de faire encourir à cet arrêté le blâme qu'il méritait, +l'Assemblée en décréta l'impression, ordonnant que Sa Majesté rendît +compte dès le lendemain de sa décision sur ladite suspension. + +Tellier, orateur de la section des Gravilliers, forma la même +demande et fit un discours dans le genre de celui qu'avait prononcé +Osselin au nom de la commune. + +Le Roi, sentant l'embarras de sa position, refusa de donner son avis +dans une affaire où il était personnellement intéressé, et pria +l'Assemblée de décider la question. Celle-ci trouva la démarche du +Roi inconstitutionnelle, et, sans respect pour la majesté royale, +n'y répondit que par l'ordre du jour. Le Roi dut donner une décision +qui confirmait la suspension prononcée par le département. + +Péthion, se rendit sur-le-champ à l'Assemblée pour justifier sa +conduite, se plaignant du département, qui aurait dû rendre plus de +justice à une conduite qui avait épargné de grands malheurs; il lui +reprocha de calomnier avec impudence ce bon peuple, à qui l'on ne +pouvait reprocher qu'un peu trop d'exaltation; qu'il n'y avait eu +que de légers dégâts dans le château, occasionnés par une multitude +pressée par le grand nombre de personnes qui remplissaient les +appartements; qu'il n'y avait pas eu d'assassinat, et qu'il serait +bien dangereux pour la chose publique de destituer des maires +patriotes au gré de la cour, laquelle influençait tous les +directoires de département. + +Une pareille justification était une insulte de plus pour la majesté +royale. Cependant il fut applaudi par les factieux de l'Assemblée, +qui décréta que le rapport de cette affaire se ferait le lendemain à +midi, et qu'elle ne désemparerait pas qu'elle ne fût terminée. Les +galeries applaudirent, en criant: «Vive Péthion! le vertueux +Péthion, notre ami Péthion!» + +On établit dans divers endroits de Paris des tréteaux, où montaient +des orateurs qui haranguaient le peuple, pour l'inviter à demander +le rétablissement de Péthion. Des artisans, des sans-culottes et des +bandits couraient les rues, ayant écrit sur leur chapeau: «Péthion +ou la mort!» et criant à tue-tête ces mêmes mots, qu'on entendait +distinctement des Tuileries; car rien n'était oublié pour soulever +le peuple et l'animer contre le Roi et la famille royale. Malgré les +représentations de MM. Boulanger, Delmas, Daverhoust et de plusieurs +autres députés, sur le déshonneur qu'imprimait sur l'Assemblée la +justification de la journée du 20 juin, le maire fut relevé de sa +suspension, et l'on attendit pour en faire autant à l'égard de +Manuel, qui était malade, qu'il fût en état de venir lui-même +présenter sa justification. Par une inconséquence digne de la +faction qui gouvernait alors la France, les tribunaux furent en +même temps chargés par son ordre d'informer contre les auteurs de +cette journée. + +Dès que Manuel fut guéri, il se rendit à l'Assemblée, justifia sa +conduite dans le même sens que Péthion, en y ajoutant les diatribes +les plus insolentes, qu'il termina par ces paroles: «Pouvez-vous +craindre de vous mesurer avec celui que vous devez juger?» On se +doute bien qu'une pareille audace ne pouvait manquer de le faire +réintégrer dans sa place. + +La fureur de l'Assemblée augmentait en proportion des dangers que +lui faisait courir la défection des alliés de la France. Le ministre +des affaires étrangères ayant annoncé qu'on ne pouvait plus se +dissimuler les dispositions peu favorables du roi de Sardaigne et +l'arrivée de six mille Autrichiens sur les frontières de la Savoie, +il y eut une grande rumeur dans l'Assemblée, et M. de Kersaint +s'écria: «Jusqu'à quand jouerez-vous le rôle honteux de voir +tranquillement les trahisons du pouvoir exécutif, sur lequel vous +avez la prééminence, sans en faire justice? Je demande que ma +dénonciation soit envoyée au comité des douze, pour qu'il juge si +l'Assemblée, n'a pas le droit de prononcer sa déchéance, comme +n'ayant pas fuit son devoir en préservant la nation de ses ennemis.» + +Brissot prononça, de son côté, le discours le plus incendiaire qui +eût jamais été prononcé. Il déclara que la France, ne pouvant plus +compter sur aucun allié, devait se suffire à elle-même et regarder +le Roi comme son plus dangereux ennemi: «Frapper la cour des +Tuileries, ajouta-t-il, c'est frapper tous les traîtres d'un seul +coup. Faites juger le Roi, décrétez d'accusation les ministres de la +guerre, de l'intérieur et des affaires étrangères; rendez-les +responsables des mesures prises pour remplacer le veto; informez +contre le comité autrichien; créez une commission secrète, composée +de patriotes intrépides qu'on chargera de toutes les accusations de +haute trahison; accélérez l'exécution des sentences de la haute +cour; punissez le général pétitionnaire; vendez les biens des +émigrés pour leur ôter tout espoir d'amnistie; maintenez les +sociétés populaires; soyez peuple et éternellement peuple; ne +distinguez pas les propriétaires des non-propriétaires; éclairez les +dépenses de la liste civile; que l'Assemblée soit le comité du Roi, +que le Roi soit l'homme du 14 juillet, le peuple son confident, et +que les hommes à piques soient mêlés parmi la garde nationale.» + +Le soin qu'avaient les ministres de ne pas faire dévier le Roi des +principes qu'on lui avait fait adopter à l'époque de l'établissement +de la Constitution, ne les empêchait pas, comme on voit, d'être en +butte aux insultes de l'Assemblée. La lettre qu'ils firent écrire +par le Roi aux armées françaises pour les engager à se défendre +courageusement contre les ennemis de la patrie, dont il se déclarait +vouloir être le soutien, ainsi que sa résolution, qu'il fit notifier +aux puissances étrangères, de suivre fidèlement la Constitution dans +l'exercice de son autorité, ne fit aucune impression sur +l'Assemblée; elle continua ses persécutions de telle manière, que +les ministres, après avoir rendu compte au Roi de la position de +l'armée, de l'état du royaume et de sa situation vis-à-vis des +puissances étrangères, lui déclarèrent par l'organe de M. Joly, +ministre de la justice, qu'étant mis dans l'impossibilité de faire +aucun bien, ils donnaient tous leur démission. + +Le Roi eut beaucoup de peine à trouver des personnes qui voulussent +accepter des places de ministres; il finit cependant par nommer M. +d'Abancourt ministre de la guerre; M. Champion, de la justice; M. +Bigot de Sainte-Croix, ministre de l'intérieur, et, par intérim, des +affaires étrangères; et M. de Beaulieu, des contributions publiques. + +D'après le rapport du comité des douze, l'Assemblée déclara, le 9 +juillet, la patrie en danger, et fit une proclamation aux Français +pour les engager à courir aux armes, pour défendre la patrie menacée +d'envahissement par les étrangers. Elle en adressa une autre aux +armées, dans laquelle elle leur rappelait la nécessité de la +subordination pour pouvoir soutenir l'honneur des armées françaises, +ajoutant que la valeur seule ne les ferait point triompher d'armées +disciplinées, et qu'il fallait montrer ce que pouvait faire l'amour +de la liberté dans le coeur des Français, décidés tous à mourir +plutôt que d'y voir porter atteinte, ainsi qu'à l'intégrité de leur +pays. + +On fabriquait dans les clubs des jacobins des adresses atroces +contre le Roi, où l'on demandait sa destitution et l'établissement +d'une république. On en présenta une de ce genre du soi-disant maire +de Marseille, au nom de la commune de cette ville; mais elle fut +démentie sur-le-champ par M. Martin, ancien maire. Celui-ci déclara, +au nom des habitants, qu'elle était l'ouvrage des factieux, qui +tenaient dans l'oppression tous les bons citoyens. Ces derniers +demandaient, au contraire, que l'Assemblée sévit contre cet +abominable écrit. Mais on ne tint aucun compte de cette demande. + +Le moment de la fédération approchait, et l'on craignait qu'on ne +profitât de cette circonstance pour opérer le mouvement que les +factieux travaillaient à organiser. Heureusement, la garde nationale +n'était pas disposée à entrer dans leurs vues, ce qui les obligea de +différer encore l'exécution de leurs projets. Il était arrivé à +Paris, pour assister à la Fédération, un grand nombre de gardes +nationaux des provinces, auxquels s'étaient joints les jeunes gens +partant pour la défense des frontières. Le plus grand nombre des +derniers partageaient les sentiments des factieux, mais les autres, +indignés de ce qu'ils voyaient et des manoeuvres employées pour +corrompre leur fidélité, demandaient avec instance qu'on les fît +quitter Paris et partir pour l'armée. + +Le 14 juillet, jour de la Fédération, le Roi sortit à midi des +Tuileries pour aller au Champ de Mars, ayant dans sa voiture la +Reine, ses deux enfants, Madame Élisabeth, madame la princesse de +Lamballe et moi. Ses ministres étaient à pied aux portières de sa +voiture, devant laquelle étaient trois officiers au service de Sa +Majesté, quatre écuyers et dix pages. Dans la voiture qui précédait +celle de Sa Majesté étaient: MM. de Saint-Priest, de Fleurieu, de +Poix, de Tourzel, de Briges, de Montmorin, le gouverneur de +Fontainebleau, de Champcenetz et de Nantouillet. Dans celle qui +suivait immédiatement Sa Majesté étaient: madame d'Ossun, dame +d'atour de la Reine; mesdames de Tarente, de Maillé et de la +Roche-Aymon, dames du palais, et madame de Serène, dame d'honneur de +Madame Élisabeth. L'escorte du Roi était composée de Suisses, de +grenadiers de la garde nationale et d'un détachement de cent +cinquante ou deux cents hommes de cette même garde, qui tenaient les +meilleurs propos. Leur contenance en imposa aux factieux, et le +retour, dans le même ordre, se passa avec la même tranquillité. +Leurs Majestés témoignèrent à cette escorte, à plusieurs reprises, +combien elles étaient sensibles à l'attachement qu'elle leur +témoignait, et ces braves gens, qui en étaient profondément touchés, +portaient sur leurs visages l'empreinte de la douleur dont ils +étaient pénétrés de tout ce qu'ils avaient vu et entendu. Deux +colonnes de grenadiers marchaient aux deux côtés du cortége, et +étaient commandés par MM. de Wittengoff, de Menou et de Boissieu. + +Jamais cérémonie ne fut plus triste; le triomphe de Péthion fut +complet. Le peuple ne cessait de crier: «_Vivent les sans-culottes +et la nation! A bas le veto! Vive Pétition, le vertueux Péthion!_» +Son nom était écrit sur les chapeaux et sur les bannières des +sociétés populaires. On voyait dans le Champ de Mars une multitude +de soldats de province; des femmes et des enfants déguenillés, +tenant des branches d'arbres; des hommes qui portaient des piques, +des sabres, des emblèmes de la liberté, représentés en carton, et +des écriteaux chargés des maximes de la liberté, au haut de bâtons +peints aux trois couleurs. Cette multitude était précédée de corps +militaires et civils, de gardes nationaux venus des départements, de +la municipalité et de l'Assemblée nationale. Arrivés au Champ de +Mars, tous les différents corps prirent les places qui leur avaient +été indiquées, et l'on écouta un morceau de musique. + +La partie de la colonne des fédérés, des femmes, des enfants et des +gens à piques dont nous avons parlé, défila dans le Champ de Mars +sous le balcon où étaient le Roi et sa famille, affectant de +répéter continuellement: «_Vive Péthion! Vivent la nation et +l'Assemblée nationale!_» et agitant les écriteaux abominables qu'ils +portaient sur des bâtons élevés, pour qu'ils fussent vus du Roi et +de la famille royale. + +Lors de la prestation du serment, le Roi quitta sa famille et se +plaça à la tête de l'Assemblée, entre le président et un de ses +autres membres. Le reste suivait à cinq de front, entre une colonne +de grenadiers nationaux et une de troupes de ligne, précédés de +quelques cavaliers qui faisaient ouvrir le passage. + +Le serment fut prononcé par l'Assemblée, puis ensuite par le Roi et +par le peuple. A l'instant où le Roi montait à l'autel, trente ou +quarante soi-disant vainqueurs de la Bastille, portant le modèle de +ce château, parvinrent assez près du Roi; et, dans le but de +troubler la tranquillité publique, ils proposèrent d'ajouter au +serment ordinaire celui de _vivre libre ou mourir_. Puis, provoquait +quelques membres de l'Assemblée, ils finirent par leur dire qu'ils +avaient bien fait de leur rendre Péthion, sans quoi ils s'en +seraient repentis, et l'auraient porté eux-mêmes sur l'autel de la +patrie, pour le faire réintégrer par le peuple. + +La Reine, qui ne perdait pas de vue le Roi et observait tous ses +mouvements au moyen d'une lunette d'approche, eut un moment +d'inquiétude quand elle le vit approcher de si près; mais elle fut +bientôt rassurée par l'air calme qui n'abandonna pas un instant ce +prince, malgré tout ce qu'eut de pénible pour lui une pareille +cérémonie. Après le serment, il fut reconduit à l'École militaire et +retourna aux Tuileries dans le même ordre qu'en partant, et y arriva +à sept heures du soir. + +On cria peu: «Vive le Roi!» mais beaucoup (tant dans la route que +dans le Champ de Mars): «_Vive Péthion! A bas la Fayette! A bas le +veto! Les aristocrates à la lanterne!_» + +Les anciens constitutionnels, effrayés des doctrines +révolutionnaires et des dangers que couraient le Roi et sa famille, +s'occupèrent sérieusement des moyens de le faire sortir de Paris, +pour qu'il pût s'établir dans une ville sûre et y réformer les +principaux abus de la Constitution. M. de Liancourt répondit de la +fidélité de son régiment, qui était en garnison à Rouen, et offrit +de conduire le Roi dans cette ville. Il s'unit alors aux amis de M. +de la Fayette pour lui représenter qu'il n'y avait pas un moment à +perdre pour s'assurer de son armée, tirer le Roi de sa captivité, et +conserver à la France une Constitution à laquelle il attachait tant +de prix. M. de Lally-Tollendal fit plusieurs voyages à cet effet et +engagea fortement le Roi à profiter de la bonne volonté de M. de la +Fayette. + +Ce prince redoutait de se mettre entre les mains des +constitutionnels, auxquels il attribuait avec raison la triste et +dangereuse situation où il se trouvait. Il ne pouvait prendre +confiance en M. de la Fayette, toujours aveuglé par son attachement +à une Constitution qu'il regardait comme son ouvrage, ni se +déterminer à accepter leurs propositions. Il fut cependant ébranlé +un moment; mais ayant fait prendre des informations sur le secours +qu'il pouvait attendre des habitants de Rouen et de ceux du +département, et n'en ayant pas eu de satisfaisantes, il ne put +soutenir la pensée d'une seconde arrestation ou d'une fuite dans les +pays étrangers, et renonça à toute idée de départ. Il espérait +d'ailleurs, en restant à Paris, avoir en sa faveur la chance du +besoin qu'aurait la France vis-à-vis des puissances étrangères, et +de la possibilité de pouvoir y établir alors un gouvernement sage et +propre à assurer son bonheur. + +Afin de n'avoir plus d'obstacles à redouter pour l'exécution de ses +projets, l'Assemblée fit un décret pour envoyer à l'armée les +régiments qui étaient à Paris et qu'elle soupçonnait de conserver +quelque attachement à la personne de Sa Majesté. Elle aurait bien +voulu en faire autant des Suisses et leur ôter la garde du Roi, +qu'ils partageaient avec la garde nationale; mais la crainte de voir +allier la Suisse avec les ennemis de la France fit ajourner cette +mesure. Elle se contenta, pour le moment, d'éloigner à quinze +lieues de Paris deux de leurs bataillons. + +Chaque échec qu'éprouvaient les armées redoublait la fureur des +factieux de l'Assemblée. Les injures contre la personne de Sa +Majesté se renouvelaient à chaque séance, et elle ne craignait plus +de mettre en question si le droit de veto ne lui serait pas enlevé, +et si sa conduite ne le mettait pas dans un cas de déchéance. + +M. de la Fayette était aussi l'objet de leur fureur depuis son +voyage à Paris. Ils l'accusaient de trahir la patrie, et proposèrent +de le mettre en jugement. La discussion qui s'éleva à ce sujet fut +très-orageuse et fut la matière de nouvelles insultes contre la +majesté royale. + +Torné, évêque constitutionnel, après avoir fait l'éloge de la +journée du 20 juin, invectiva contre le Roi de la manière la plus +violente, représenta ce prince comme sujet du peuple souverain, qui +avait tout droit sur sa personne, et pour excuser l'emportement de +son discours, il avoua naturellement qu'il avait fait céder sa +modération ordinaire et sa charité pastorale à l'intérêt de la +nation. Dumolard défendit courageusement M. de la Fayette, accusé +par Guadet, Gensonné et La Source d'avoir engagé le maréchal Luckner +à marcher avec lui sur Paris. Ils prétendaient le tenir du maréchal +lui-même, et en signèrent la dénonciation. L'Assemblée ajourna cette +affaire jusqu'à la réponse à la lettre qu'elle avait fait écrire, à +ce sujet, au maréchal lui-même. + +On avait tellement travaille les fédérés, qu'un grand nombre d'entre +eux présentèrent une pétition à l'Assemblée pour demander la +suspension provisoire du Roi, afin de pouvoir le juger et prononcer +sa déchéance. Ils lui demandèrent, en outre, la convocation des +assemblées primaires pour l'établissement d'une Convention, qui fit +connaître le voeu de la nation sur les articles relatifs au pouvoir +exécutif considérés faussement comme constitutionnels. Il y eut un +grand vacarme au sujet de cette pétition. Vergniaud ayant représenté +qu'un décret ordonnait de renvoyer aux comités toutes celles qui +seraient présentées à l'Assemblée, on passa à l'ordre du jour, en +accordant cependant aux pétitionnaires les honneurs de la séance. + +Toutes les pétitions de ce genre, qui se renouvelaient fréquemment, +étaient accueillies par l'Assemblée, qui ne voyait plus d'obstacles +à l'exécution de ses projets. Il y en eut une, entre autres, de la +Société patriotique du Puy en Velay, remarquable par l'excès de son +atrocité. Elle était signée de deux mille personnes, qui menaçaient +le Roi de milliers de Brutus et de Scévola, s'il continuait à +s'opposer au bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, qui finiraient +par venger l'esclavage de leurs pères et partager la terre des +brigands couronnés. Une pareille pétition, qui n'éprouva pas même un +blâme de l'Assemblée, ne pouvait laisser aucun doute sur la nature +de ses dispositions. + +Le 22 juillet, jour désigné dans Paris pour faire la proclamation +solennelle de la patrie en danger, le conseil général de la commune +s'assembla à sept heures du matin, et les six légions de la garde +nationale se réunirent sur la place de Grève avec leurs drapeaux. Le +parc d'artillerie du pont Neuf, destiné à tirer le canon d'alarme, +tira trois coups, auxquels celui de l'Arsenal répondit, et pareille +décharge eut lieu à chaque heure de la journée. A huit heures, deux +cortéges partirent de chaque côté pour faire la proclamation dans +les lieux qui leur étaient désignés. Ils étaient précédés de +détachements de cavalerie, de tambours, de musique, et suivis de six +pièces de canon. Ils étaient accompagnés de quatre huissiers de la +municipalité, portant des enseignes tricolores sur lesquelles on +lisait: «_Liberté, égalité, constitution, patrie!_» et au-dessus: +«_Publicité et responsabilité._» Derrière eux se trouvaient douze +officiers municipaux, avec leurs écharpes, et quelques notables, +membres du conseil de cette ville, tous montés sur de mauvais +chevaux et mal arrangés. La marche était fermée par un détachement +de la garde nationale, portant un drapeau sur lequel était écrit: +«_Citoyens, la patrie est en danger_», et ils étaient suivis de +quelques pièces de canon. + +Les deux grandes bannières de chaque cortége furent déposées, l'une +à l'Hôtel de ville, et l'autre au parc d'artillerie du pont Neuf, où +elles devaient rester jusqu'au moment où l'Assemblée déclarerait que +la patrie n'était plus en danger. + +Cette proclamation fut lue par les officiers municipaux dans douze +endroits de la ville, où l'on avait établi douze échafauds garnis +d'une petite tente, pour faire les enrôlements de ceux qui +voudraient s'engager pour aller aux frontières. Les engagements +furent peu nombreux, et cette cérémonie, qui dura deux jours, fit +peu d'impression sur les Parisiens. Les spectacles, les cabarets, +les Champs-Élysées, le bois de Boulogne et les autres lieux de +plaisir étaient aussi fréquentés qu'à l'ordinaire. L'insouciance des +Parisiens était à son comble. Ils ne pouvaient se persuader que le +péril pût les approcher, et ils cherchaient à en écarter la pensée. +La proclamation du Roi, pour les engager à voler au secours de la +patrie en danger et à se faire inscrire pour compléter l'armée de +ligne, n'avait pas produit plus d'effet. Il n'y avait d'agitation +que parmi les factieux, qui ne laissaient pas endormir la partie du +peuple dont ils disposaient à leur gré, et dont ils continuaient à +se servir pour consommer leurs forfaits. + +L'Assemblée ne négligeait rien pour augmenter le nombre des +défenseurs de la patrie. Elle accorda cinq cent mille francs pour la +levée d'un corps de mille cinq cents Belges ou Liégeois, qui +offraient de s'enrôler sous les drapeaux de la liberté. On juge +bien que ce corps fut composé de tous les mauvais sujets du pays, et +l'on s'en servait dans les occasions où les Français refusaient de +tremper leurs mains dans le sang de leurs compatriotes. L'Assemblée +décréta également la formation d'une légion d'Allobroges, pour +recevoir tous les habitants de la Savoie qui voudraient s'enrôler au +service; et elle décréta qu'il suffirait d'avoir dix-huit ans et une +taille de cinq pieds pour pouvoir être enrôlé pour la défense de la +patrie. + +L'Assemblée défendit aussi à tous les Français de sortir de la +France, sous peine d'être réputés émigrés, et aux autorités de +donner des passe-ports à d'autres qu'aux agents du gouvernement. +Dans le but de dégoûter du ministère et de rendre la position des +ministres plus difficile, elle décréta leur solidarité jusqu'au +moment où la patrie serait hors de danger. + +Les provinces du Midi étaient loin d'être tranquilles. M. du +Saillant, ne pouvant soutenir les persécutions exercées sur les +personnes soupçonnées d'attachement à la personne du Roi, prit les +armes et s'empara du château de Baunes, dont il laissa sortir la +garnison, par capitulation, avec armes et bagages. M. de +Montesquieu, qui commandait dans cette partie de la France, donna +ordre à M. d'Albignac de se mettre à la tête des volontaires de +Nîmes, Montpellier, Uzès, Pont-Saint-Esprit, et de marcher contre +M. du Saillant. Ils mirent le feu au château de Baunes, tuèrent sans +aucune forme de procès les malheureux qu'ils avaient faits +prisonniers, et brûlèrent ce qui restait du château ainsi que celui +de Jalès. Ces mêmes volontaires se répandirent dans tout le pays et +y commirent toutes sortes de désordres. + +A Bordeaux et à Limoges, les patriotes assassinèrent avec la +dernière cruauté plusieurs ecclésiastiques respectables, retirés +chez leurs parents ou leurs amis, uniquement pour avoir refusé leur +adhésion à la constitution civile du clergé. Tout ce qui pouvait +exciter à un soulèvement trouvait toujours son excuse dans +l'Assemblée et était assuré de l'impunité. + +Il y avait souvent des mouvements partiels dans le faubourg +Saint-Antoine, qu'on avait soin d'exciter pour tenir la populace en +mouvement, mais qu'on savait réprimer à propos, en attendant le +moment favorable pour faire usage de ses bras. + +Pour éviter le renouvellement de la journée du 20 juin, on avait +fermé le jardin des Tuilerie, devenu l'unique promenade de la +famille royale, qui ne sortait plus dehors de peur d'éprouver +quelque insulte, et il n'y avait eu aucune réclamation à ce sujet. +L'abbé Faucher, qui voyait avec peine ce léger égard pour la famille +royale et était bien aise, du reste, d'y ménager une entrée au +peuple en cas de besoin, demanda que l'allée des Feuillants fût +exceptée, par un décret, du jardin des Tuileries, comme faisant +partie de l'enceinte de l'Assemblée, dont elle était cependant +séparée par un mur. Il assura que le bon peuple, plein de respect +pour l'Assemblée, obéirait sans peine à ses décrets, et qu'une +simple barrière de ruban tricolore suffirait pour l'empêcher de +pénétrer dans l'enceinte réservée au pouvoir exécutif. Malgré +l'opposition d'un certain nombre de membres de l'Assemblée, qui lui +représentèrent l'inconvénient de se rendre responsable, par cette +mesure, de la personne du Roi, l'Assemblée n'en décréta pas moins la +motion de l'abbé Faucher; et le peuple eut la facilité d'entrer à sa +volonté dans cette partie du jardin, d'où il insultait à son gré la +malheureuse famille royale. + +L'Assemblée ne gardait plus aucune mesure. Elle se livrait chaque +jour aux excès les plus scandaleux et les plus propres à faire +ouvrir les yeux à la nation, si elle n'eût été dans un aveuglement +égal à la terreur que lui inspirait la faction jacobine, devenue une +puissance dans notre malheureux royaume. Guadet proposa de rendre le +Roi responsable de tout ce qui se ferait en son nom dans toute +l'Europe, et les motions de suspension du Roi, de convocation +d'assemblées primaires et de déchéance ne cessaient de se +renouveler. + +Brissot fit sentir à l'Assemblée le danger de la suspension du Roi +avant d'avoir prouvé qu'il était dans le cas de la déchéance; que +la convocation d'assemblées primaires pouvait devenir dangereuse +pour l'Assemblée et rallier autour du Roi des individus qui +pouvaient faire cause avec les émigrés. Il proposa que ce fût la +commission des douze qui fût chargée d'examiner si le Roi était +dans le cas de la déchéance, et de charger de présenter un +projet d'adresse pour prémunir le peuple contre les mesures +inconstitutionnelles et exagérées qui pouvaient entraîner la ruine +de la liberté. + +Le 20 juillet, les fédérés passèrent la nuit en orgie sur la place +de la Bastille; et, sur le bruit d'une dispute très-vive qui avait +lieu entre divers membres de l'Assemblée, on répandit parmi eux que +Merlin, Chabot et les patriotes du côté gauche avaient été +assassinés par les aristocrates; qu'un dépôt de dix-huit mille +fusils existait aux Tuileries, et qu'on emmenait les canons des +faubourgs. A ce récit, ils entrèrent en fureur et crièrent: +«Investissons les Tuileries et exterminons les traîtres.» A cinq +heures du matin, ils font battre la générale; quatre à cinq mille +gardes nationaux se rendent alors aux Tuileries. L'incertitude de +leur réunion aux fédérés et une lettre du Roi à Péthion lui +demandant de faire faire sur-le-champ une perquisition pour +s'assurer de la fausseté du dépôt d'armes qu'on y prétendait caché, +empêchèrent, pour ce jour-là, le renouvellement de la scène du 20 +juin. Péthion se rendit au faubourg Saint-Antoine et calma, pour le +moment, l'effervescence qui y régnait. + +La fermentation qui existait ce jour-là aux environs des Tuileries +donna beaucoup d'inquiétude au Roi et à la famille royale. Elle +s'était renfermée dans la chambre de Sa Majesté, qui conféra avec le +comte de Viomenil et les ministres sur le parti qu'il y avait à +prendre si l'on venait attaquer le château. Comme il n'y avait aucun +moyen de défense, et que le Roi ne voulait pas risquer de voir +renouveler la scène du 20 juin, il se détermina, si le château +venait à être forcé, à traverser la salle de la comédie et +l'appartement de Mesdames, pour arriver à l'Assemblée par l'allée +des Feuillants et y demander justice de semblables attentats. On +n'eut pas besoin d'en venir à cette extrémité pour ce jour-là, mais +le parti auquel on s'était décidé influa malheureusement sur celui +que fit prendre Roederer dans la journée du 10 août. + +La position de la famille royale s'aggravait tous les jours; +renfermée dans l'enceinte des Tuileries, d'où l'on n'osait même plus +faire sortir Mgr le Dauphin, dans la crainte de rencontrer des +rassemblements de factieux, elle était privée d'air et de toute +espèce de distraction. Un soir, cependant, qu'il y avait aux +Tuileries une excellente garde nationale, elle alla au petit jardin +de Mgr le Dauphin, dont elle revint par la terrasse de l'eau. Des +fédérés qui passaient sur le quai, ayant aperçu la Reine, se mirent +à tenir de très-mauvais propos et à chanter une chanson détestable, +en affectant de la regarder sans ôter leur chapeau. Cette princesse +voulait se retirer, mais les gardes nationaux la supplièrent de n'en +rien faire et de leur laisser apprendre à ces drôles-là qu'on ne les +redoutait pas. Ils se mirent alors à crier: «Vivent le Roi et la +famille royale!» et absorbèrent tellement les cris des fédérés, que +ceux-ci, n'étant pas les plus forts, furent obligés de se taire et +d'ôter leurs chapeaux. Ils s'en plaignirent le lendemain à +l'Assemblée, qui, quoique instruite de leur insolence, ne les en +accueillit pas moins favorablement. + +Les gardes nationaux qui accompagnaient la Reine à cette promenade +lui témoignèrent un respect si profond, un attachement si sincère et +une si vive douleur de ce qui s'était passé, qu'ils en étaient +touchants. La Reine leur en témoigna sa sensibilité avec cette grâce +et cette bonté qui accompagnaient toutes ses paroles. Ils étaient de +ce bon bataillon des Filles-Saint-Thomas; si toute la garde +nationale lui eût ressemblé, nous n'eussions pas éprouvé les +malheurs dont nous gémissons tous les jours. Il semblait que le ciel +partageât le courroux de ces braves gens; le bruit du tonnerre, qui +grondait de toute part et se mêlait à celui des grosses cloches de +Saint-Sulpice, qui se faisaient entendre à ce moment, ajoutait +encore à la tristesse dont nous étions pénétrés. Il semblait que +nous assistions aux funérailles de la monarchie. A peine fûmes-nous +rentrés au château, qu'un violent orage éclata; le tonnerre tomba à +deux ou trois reprises aux environs des Tuileries et semblait être +le présage des malheurs que nous étions sur le point d'éprouver. + +Peu de jours après, M. d'Épréménil, se promenant sur la terrasse des +Feuillants et voulant reconnaître l'esprit public, se mêla parmi les +groupes et y fut malheureusement reconnu. Accusé d'être l'espion de +Coblentz, il fut dépouillé, frappé de coups de sabre, menacé de la +lanterne et aurait infailliblement péri, sans le secours de quelques +gardes nationaux qui parvinrent à le soustraire à la rage de la +multitude et qui le portèrent au trésor public. Péthion, ayant +appris ce qui se passait, se rendit sur-le-champ auprès de M. +d'Épréménil, et le voyant ensanglanté et tout couvert de blessures +plus ou moins dangereuses, il témoigna une grande émotion, qui +redoubla sensiblement lorsque M. d'Épréménil, lui tendant la main et +le regardant fixement, lui adressa ces seules paroles: «Et moi +aussi, Péthion, je fus l'idole du peuple.» Ses blessures ne furent +heureusement pas mortelles; mais, étant resté en France, il fut dans +la suite une des victimes de la fureur révolutionnaire. + +Les soldats de la garde nationale qui avaient été maltraités et +insultés par la populace pour avoir sauvé M. d'Épréménil, vinrent +demander à l'Assemblée de fermer la terrasse des Feuillants pour +éviter de mettre la garde nationale aux prises avec les citoyens; +mais elle s'y refusa net. M. de Kersaint imputa à M. d'Épréménil des +propos qu'il n'avait pas tenus, ajoutant que son nom seul avait été +la cause de tant d'excès, et que le peuple, regardant les Tuileries +comme un pays ennemi, n'avait jamais tenté de franchir la barrière +qui lui avait été imposée par un décret de l'Assemblée. Thuriot +prétendit que cette garde, qui se disait outragée, n'était composée +que de chevaliers du poignard, et qu'il fallait bien prendre garde +qu'il ne fût admis à la garde du château que des citoyens inscrits +dans le bataillon de service. + +L'espoir d'être utile au Roi avait, en effet, déterminé plusieurs +personnes attachées à son service à entrer dans la garde nationale. +Le duc de Choiseul et quelques autres personnes de la cour avaient +pris, par cette raison, le même parti; mais ils ne tardèrent pas à +s'apercevoir de l'inutilité de cette mesure. + +L'armée marseillaise, annoncée depuis si longtemps, arriva enfin le +30 juillet à Paris. Elle était composée de tous les bandits du Midi. +Elle n'était dans le principe composée que de six à sept cents +hommes; mais, s'étant recrutée en chemin de tous les mauvais sujets +qui avaient désiré se joindre à elle, elle s'était fort augmentée. +Elle entra dans la ville avec armes et bagages, et suivie de deux +canons. C'était le corps d'élite des factieux, et sur lequel ils +comptaient le plus pour l'exécution de leurs projets. Péthion les +avait casernés dans le district des Cordeliers, si connu par son +club, d'où sortaient les motions les plus violentes, et les plus +incendiaires. On vit clairement dans cette occasion le peu de fond +que l'on pouvait faire sur une garde nationale qui, forte de +soixante bataillons et de cent vingt pièces de canon, laissait +s'établir tranquillement une poignée de brigands dans un des +quartiers de la ville, et qui se laissa subjuguer par eux sans leur +opposer la moindre résistance. La présence de l'armée marseillaise +se fit remarquer par un mouvement d'effervescence populaire. Leurs +mauvais propos et les insultes qu'ils se permirent contre les +citoyens qui portaient des cocardes en ruban au lieu de celles de +laine qu'ils avaient adoptées, augmentèrent leur audace naturelle, +qu'excitaient ceux qui comptaient bien en profiter. + +Les provocations existaient journellement entre les deux partis de +la capitale; elles donnèrent lieu à une rixe entre les Marseillais +et un bataillon de la garde nationale. Des hommes, qui cherchaient à +la provoquer, insultèrent à dessein quelques soldats de ce +bataillon, lequel, décidé à ne pas se laisser molester, répondit de +manière à inquiéter les assaillants, qui appelèrent à leur secours +les Marseillais. Une centaine d'entre eux répondirent à leur appel, +et la querelle allait s'engager, lorsque des hommes sages +s'interposèrent entre les deux partis et parvinrent à les calmer. On +croyait que tout était fini, lorsque des soldats de ce bataillon, +qui était de garde aux Tuileries, s'en retournant tranquillement à +leur poste, furent suivis par des Marseillais, qui recommencèrent +non-seulement à les insulter, mais de plus à les attaquer. Trois +d'entre eux, qui revenaient par la rue Saint-Florentin, furent +assaillis et percés de coups. M. du Hamel, lieutenant du bataillon +des Filles-Saint-Thomas, fut tué, et les autres plus ou moins +blessés. Leurs camarades vinrent à leur secours et blessèrent +plusieurs Marseillais. La crainte de voir arriver un trop grand +nombre de gardes nationaux pour venger leurs camarades les fit seule +retirer. Ces gardes nationaux étaient tous du bataillon des +Filles-Saint-Thomas, et n'avaient été provoqués qu'en raison de leur +attachement au Roi et à la famille royale. Les blessés, qui +revinrent aux Tuileries, y reçurent tous les secours dont ils +pouvaient avoir besoin, et Madame Élisabeth en pansa même plusieurs +de ses propres mains. + +Les factieux redoublaient d'audace depuis l'arrivée des Marseillais +et insultaient même la Reine jusque sous les fenêtres de ses petits +cabinets, qui donnaient sur la cour. Je n'osais plus recevoir Mgr +le Dauphin dans mon appartement, qui donnait sur cette même cour et +qui, étant situé au rez-de-chaussée, pouvait donner quelques +inquiétudes. Au sortir de la promenade, je le remontais dans sa +chambre; l'abbé Davaux l'y occupait de manière à ne lui laisser +connaître ni l'ennui ni le danger de sa position, et le soir M. de +Fleurieu, qui avait servi dans la marine, qui avait de l'esprit et +contait à merveille, lui faisait le récit de ses voyages, qui +l'amusaient et l'instruisaient agréablement. Cet aimable enfant, qui +n'était pas d'âge à prévoir les malheurs qui le menaçaient, se +trouvait encore heureux et nous disait, à moi et à ma fille Pauline, +les choses les plus aimables sur le bonheur que nous lui procurions +et dont, hélas! la durée devait être si courte. + +Ce jeune prince, étant extrêmement discret, ne répétait jamais rien +de ce qu'il entendait dire chez la Reine et chez moi: «Avouez, me +dit-il un jour, que je suis bien discret et que je n'ai jamais +compromis personne (car ce mot, qui devait être étranger à son âge, +ne lui était que trop connu). Je suis curieux, j'aime à savoir ce +qui se passe, et si l'on se méfiait de moi, l'on s'en cacherait et +je ne saurais jamais rien.» Cette discrétion, si rare à son âge, l'a +accompagné jusqu'au tombeau, malgré les mauvais traitements qu'il a +soufferts dans son affreuse captivité. + +La Reine était si mal gardée, et il était si facile de forcer son +appartement, que je lui demandai avec instance de venir coucher dans +la chambre de Mgr le Dauphin. Elle eut bien de la peine à s'y +décider, ne voulant pas laisser soupçonner l'inquiétude qu'elle +pouvait avoir sur sa position; mais lui ayant fait observer qu'en +passant par l'escalier intérieur du jeune prince, rien n'était si +facile que d'en dérober la connaissance, elle finit par y consentir, +mais seulement pour les jours où il y aurait du bruit dans Paris. +Cette princesse était si bonne et si occupée de tous ceux qui lui +étaient attachés, qu'elle comptait pour beaucoup de leur causer la +moindre petite gêne. Jamais princesse ne fut plus attachante, ne +marqua plus de sensibilité pour le dévouement qu'on lui témoignait +et ne fut plus occupée de ce qui pouvait être agréable aux personnes +qui l'approchaient. Croira-t-on qu'une reine de France en était +réduite à avoir un petit chien couché dans sa chambre pour l'avertir +au moindre bruit que l'on ferait entendre dans son appartement? + +Mgr le Dauphin, qui aimait beaucoup la Reine, enchanté de la voir +coucher dans sa chambre, courait à son lit dès qu'elle était +éveillée, la serrait dans ses petits bras et lui disait les choses +les plus tendres et les plus aimables. C'était le seul moment de la +journée où cette princesse éprouvait quelque consolation; son seul +courage la soutenait, ainsi que l'espoir que les puissances +étrangères la tireraient de sa cruelle situation. «Elles la +connaissent, me dit-elle un jour, et elles savent bien que nous ne +sommes maîtres ni de nos paroles ni de nos actions.» + +Le Roi, qui s'était refusé à sanctionner le décret de vingt mille +hommes que l'on voulait établir à Paris, en raison de la composition +que voulait lui donner l'Assemblée, proposa, pour calmer ses +inquiétudes sur l'approche des puissances étrangères, d'établir un +camp à Soissons, qui servît d'intermédiaire entre les frontières et +la capitale, et de le composer de troupes de ligne, dont les chefs +auraient la confiance de l'Assemblée. Il lui fit part, en même +temps, qu'il avait nommé pour officiers généraux de ce camp MM. de +Custine, Alexandre Beauharnais, Charton le cadet et Servan. + +L'Empereur et le roi de Prusse ayant donné le commandement des +armées qu'ils avaient rassemblées sur les frontières de la France au +duc de Brunswick, ce prince voulut, avant de rentrer en France, +annoncer à ses habitants les motifs et les intentions qui guidaient +les deux souverains, et fit paraître en conséquence un manifeste où +il annonça: + +«1º La volonté de faire rendre justice aux princes possessionnés en +Alsace et en Lorraine; + +«2º De faire cesser l'anarchie qui existait en France, les atteintes +portées au trône et à la majesté royale par les violences exercées +contre le Roi et son auguste famille, et d'y rétablir le pouvoir +légal; + +«3º De rendre au Roi la sûreté et la liberté dont il était privé, et +de le mettre à même d'exercer l'autorité légitime qu'il aurait +toujours dû conserver.» + +Il déclara, en outre, au nom de ces deux puissances, «qu'elles ne +prétendaient point s'enrichir par des conquêtes, ni s'immiscer dans +le gouvernement de la France, mais procurer au Roi le moyen de +pouvoir faire telles convocations qu'il croirait convenables, pour +travailler à assurer le bonheur de ses sujets; + +«Que les armées combinées protégeraient tous ceux qui se +soumettraient au Roi et qui concourraient au rétablissement de +l'ordre dans le royaume; + +«Qu'elles ordonnaient aux gardes nationaux de veiller à la sûreté +des personnes et des propriétés jusqu'à l'arrivée des troupes, sous +peine d'en être responsables, avertissant que ceux qui seraient pris +les armes à la main seraient traités comme rebelles à leur roi et +perturbateurs du repos public; + +«Qu'elles rendaient également responsables sur leurs têtes et sur +leurs biens les membres de départements, de districts et de +municipalités des excès qui se commettaient dans leur territoire, +leur ordonnant de continuer leurs fonctions jusqu'à ce que Sa +Majesté en ordonnât autrement; sommaient les généraux, officiers, +sous-officiers et soldats de ligne, de se soumettre au Roi +sur-le-champ, comme à leur légitime souverain, et déclaraient aux +habitants des villages qui oseraient se défendre contre les troupes +de Leurs Majestés Impériales et Royales, et tirer sur elles, qu'ils +seraient traités dans toute la rigueur des lois militaires, que +leurs maisons seraient démolies ou brûlées, tandis que les habitants +qui s'empresseraient de se soumettre à leur roi seraient sous la +protection des troupes alliées. + +«Leurs Majestés Impériales et Royales ordonnaient à la ville de +Paris et à tous ses habitants, sans distinction, de se soumettre au +Roi sur-le-champ, de lui rendre, avec la liberté, les égards et les +respects dus à sa personne et à la famille royale, les rendant +personnellement responsables des violences exercées contre eux, dont +ils tireraient la vengeance la plus éclatante, en livrant Paris à +une exécution militaire et à une subversion complète. Elles +protestaient d'avance contre toutes les lois et décisions émanées du +Roi, tant que ce prince et sa famille ne seraient pas en lieu de +sûreté, et elles invitaient Sa Majesté à désigner la ville de son +royaume la plus voisine des frontières où il lui plairait de se +retirer sous bonne escorte, pour pouvoir y appeler ses ministres et +les conseillers qu'elle jugerait à propos d'admettre, pour aviser +aux moyens de rétablir l'ordre et régler l'administration du +royaume; s'engageant à faire respecter à leurs troupes la +discipline la plus exacte, et demandant, par tous ces motifs, aux +habitants de ne pas s'opposer à la marche des troupes, et de leur +prêter assistance au besoin.» + +Ce manifeste exaspéra l'Assemblée, qui se livra sans ménagement à la +plus violente colère; et comme les armes manquaient, elle proposa +d'employer les piques, les lances, les haches et les frondes, pour +armer les citoyens. Dans l'excès de sa fureur, Lecointre s'écria: +«Ne s'élèvera-t-il pas un homme de génie qui invente la manière dont +les hommes libres doivent faire la guerre?» + +Le manifeste du duc de Brunswick engagea le Roi à une nouvelle +déclaration de ses sentiments, pour s'opposer à l'envahissement de +la France. Il parla à son peuple égaré comme un père qui ne veut que +son bonheur et le ramener à son devoir, en lui retraçant tout ce +qu'il a sacrifié dans l'espoir de le rendre heureux, cherchant à lui +prouver que c'est dans l'union seule et dans l'exacte observation de +la Constitution qu'il parviendra à éviter les malheurs dont il se +voit menacé. + +En réponse à cette déclaration, Péthion se présenta à l'Assemblée et +demanda la permission de lire une pétition dont les sections +l'avaient chargé comme premier magistrat de la Commune, pour +dénoncer le pouvoir exécutif. Dictée par les factieux, cette +pétition était du style le plus violent. Elle représentait le Roi +comme fortement opposé à la Constitution, exaltant la clémence de +la nation à propos du voyage de Varennes. Elle accusait le Roi de la +trahir et le rendait responsable de tous les maux dont les deux +Assemblées étaient les auteurs. Elle demandait sa déchéance et la +nomination d'une Convention pour la prononcer, faisait sentir la +nécessité d'un changement de dynastie, et demandait que, jusqu'à +l'établissement d'une Convention, l'Assemblée nommât des ministres +pris hors de son sein, pour exercer provisoirement les fonctions du +pouvoir exécutif, jusqu'à la déclaration de la volonté du peuple par +l'organe de la Convention nationale. Elle finissait par assurer que +si les lâches et les perfides se rangeaient du côté de l'ennemi, +celui-ci trouverait dix millions d'hommes libres prêts à mourir pour +la défense de la patrie. + +Plusieurs sections suivirent cet exemple, et l'Assemblée décréta +qu'elle traiterait, le 9 août, la grande question de la déchéance. + +Après de grands débats sur la validité de la dénonciation de M. de +la Fayette, dénonciation démentie par le maréchal Luckner, +l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas matière à accusation centre +ce général. + +La conduite de M. le duc d'Orléans ayant fait ouvrir les yeux à +madame la duchesse d'Orléans, elle demanda et obtint en justice sa +séparation de biens d'avec ce prince, et se retira ensuite chez M. +le duc de Penthièvre, son père. Madame la princesse de Lamballe, +qu'il accusa d'y avoir contribué, fut de ce moment l'objet de sa +haine, que l'on assura être une des causes de la fin cruelle de +cette malheureuse princesse. + +Les jacobins, sûrs de la direction du mouvement qu'ils se +préparaient à exécuter, ne s'en cachaient plus; et leur plan était +tellement connu, que Branger, médecin de Mgr le Dauphin, me remit +plus de huit jours avant l'événement un petit imprimé qui était le +programme le plus fidèle de cette effroyable journée, lequel fut +suivi de point en point. + +Il était devenu impossible de se faire illusion sur les périls que +nous courions. L'Assemblée, unie d'intérêts avec les jacobins, +disposant de toutes les administrations, concentrant en elle tous +les pouvoirs, laissait au Roi bien peu d'espoir de pouvoir résister +à des ennemis aussi dangereux qu'acharnés contre sa personne, et +tout donnait lieu de craindre que ce prince ne finît par succomber +dans une lutte aussi inégale. + +Dans cette extrémité, on conseilla à Sa Majesté de traiter avec les +jacobins et les principaux factieux de l'Assemblée; de gagner les +uns par l'espoir de places lucratives qui flatteraient leur ambition +et leur cupidité, et les autres par l'appât de sommes considérables, +et de parvenir par ce moyen à détourner l'orage qui était à la +veille d'éclater. + +Boze, peintre du Roi et fort attaché à ce prince, et que l'on +savait avoir quelques relations avec Vergniaud et quelques autres +députés de la Gironde, fut chargé de traiter avec eux. Il fut +également question d'entrer en négociation avec Péthion, Santerre, +Lacroix et autres jacobins. Mais ils déclarèrent positivement ne +vouloir traiter qu'avec un aristocrate d'une réputation bien +établie; car, disaient-ils, nous n'avons jamais été trompés par +ceux-ci, et nous l'avons été plus d'une fois par les constitutionnels. + +La Reine me demanda si je connaissais encore à Paris une personne de +probité, au-dessus de tout soupçon et capable de mener adroitement +une pareille négociation. Je lui indiquai M. de La Chèze, membre du +côté droit de l'Assemblée constituante, d'une probité et d'un +désintéressement à toute épreuve, et qui, même dans le parti opposé +au sien, jouissait d'une grande considération. Mais je ne pus lui +dissimuler qu'étant père de huit enfants, il aurait peut-être de la +peine à se charger d'une négociation dont les suites pouvaient être +si dangereuses. A la première proposition qui lui en fut faite, il +n'hésita pas un instant: «Je ne connais pas, dit-il, le danger d'une +démarche, lorsqu'elle peut être utile à mon roi, et je sacrifierais +volontiers ma vie pour le sortir de la cruelle situation où il se +trouve.» + +Le Roi le fit venir dans son cabinet, où il fut introduit +secrètement par mon valet de chambre, qui le fit passer par le +petit escalier de Mgr le Dauphin, pour que personne n'en eût +connaissance. Il fut chargé de sonder les personnes en question, +pour savoir ce qu'elles demandaient et si l'on croyait pouvoir se +fier à leurs promesses. Elles demandèrent huit cent mille francs +pour les partager entre elles, et s'engagèrent à employer tous les +moyens qui étaient en leur pouvoir pour détourner le coup qui se +préparait. Péthion promit de se rendre au château, au premier bruit +du danger, et de donner l'ordre de repousser la force par la force, +si l'on tentait une entreprise contre les Tuileries. + +M. de La Chèze leur parla à plusieurs reprises, et croyant les avoir +persuadés du grand intérêt qu'ils avaient à sauver le Roi pour la +sûreté de leur vie et de leur fortune, il vint rapporter à Sa +Majesté leurs demandes et leurs promesses. Pour la convaincre de +leur sincérité, ils firent de concert avec elle quelques démarches +préparatoires, mais de nature à ne pas compromettre leur secret. Le +Roi accepta leurs propositions, et pour ne pas compromettre M. de La +Chèze, si on le voyait chez lui, il me chargea de lui remettre les +huit cent mille francs, qu'il n'avait pu lui donner sur-le-champ. + +Les constitutionnels, alarmés du danger que leur faisait courir le +péril qui menaçait le Roi, se déterminèrent à le servir malgré lui, +et formèrent le projet de s'assurer des chefs des jacobins et des +factieux de l'Assemblée, de réunir ensuite les députés sages et +modérés, qui en entraîneraient nécessairement bien d'autres, et de +redonner au Roi l'autorité nécessaire pour faire marcher la +Constitution. + +Les jacobins, ayant eu connaissance de ce complot, n'en devinrent +que plus acharnés à l'exécution de leurs projets; et ceux qui +avaient traité avec le Roi, suspectant sa bonne foi, incertains +d'ailleurs de l'issue de la journée du 10 août, et craignant d'être +découverts, se réunirent dans la nuit à la majorité de l'Assemblée +et affichèrent à la tribune, dans la matinée du même jour, des +sentiments dictés par la peur, qui les leur fit soutenir jusqu'à ce +qu'ils fussent eux-mêmes victimes de leurs collègues; tant il est +vrai que le courage et la bonne foi se trouvent rarement liés avec +le vice et l'intérêt personnel. + +Tout ce qui se passait donnait les plus vives inquiétudes aux +personnes bien pensantes, et chacun faisait parvenir au Roi les avis +que l'on recevait sur la situation de Paris. M. de Paroy, craignant +pour les jours de Leurs Majestés et ceux de Mgr le Dauphin, me pria +d'offrir de sa part à la Reine trois cuirasses de douze doubles de +taffetas, impénétrables à la balle et au poignard, qu'il avait fait +faire pour elle, pour le Roi et pour Mgr le Dauphin, et me remit un +poignard pour en faire l'essai. Je les portai chez la Reine, qui +essaya sur-le-champ celle qui lui était destinée; et, me voyant le +poignard entre les mains, elle me dit, du plus grand sang-froid: +«Frappez-moi pour en faire l'essai.» Je ne pus soutenir une pareille +idée, qui me fit frémir, et je lui déclarai que rien ne me +déterminerait à un pareil geste. Elle ôta alors sa cuirasse dont je +me saisis; je la mis sur ma robe, et je la frappai du poignard, qui, +comme l'avait dit M. de Paroy, se trouva impénétrable à ses coups. +La Reine convint alors avec le Roi que chacun d'eux s'en revêtirait +à la première apparence de danger, ce qui fut exécuté. Or peut juger +par ce trait de l'horreur de la situation de la famille royale et de +celle des habitants des Tuileries, lorsqu'on en était réduit à +employer de pareils moyens. + + + + +CHAPITRE XXIII + +ANNÉE 1792 + + Journées des 9 et 10 août.--Le Roi se détermine à aller à + l'Assemblée.--On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille, + et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour + à ses séances et y entendant les discours les plus outrageants + pour sa personne.--La Commune de Paris se rend maîtresse de + l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne + du Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous + renfermés au Temple.--Péthion, Manuel et plusieurs autres + officiers municipaux les y conduisent.--Madame la princesse de + Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur + service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple + avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et + conduites à la Force.--Journées des 2 et 3 septembre.--Mort de + madame la princesse de Lamballe. + + +On avait grand soin d'entretenir l'effervescence qui régnait parmi +les habitants des faubourgs, les fédérés et les Marseillais. On les +faisait boire, on leur donnait de l'argent; et enhardis par les +chefs des conjurés, qui les rassemblaient et les excitaient au +carnage, ils tenaient des propos affreux. Leurs provocations +devinrent si menaçantes, que M. Joly, ministre de la justice, +écrivit le 9 août à l'Assemblée que le mal était à son comble; que +huit lettres, qu'il lui avait écrites successivement pour lui +rendre compte des progrès de l'effervescence, étaient restées sans +réponse; qu'il était évident qu'il se préparait un mouvement +terrible pour le lendemain, et que, sans un prompt secours du corps +législatif, il était impossible au gouvernement de répondre des +personnes et des propriétés. Quelques membres de l'Assemblée se +plaignirent d'avoir été insultés, et M. de Vaublanc demanda que, +sans différer, on transférât ailleurs le lieu de ses séances. + +Après plusieurs débats, l'Assemblée se borna à mander Roederer, +procureur-syndic du département, pour savoir de lui ce qui se +passait. Il déclara qu'aussitôt qu'il avait appris l'insulte faite +aux députés, il avait été trouver le maire et lui avait demandé +compte du bruit qui se répandait; que neuf cents hommes devaient +entrer le soir dans Paris; qu'il l'avait assuré n'en avoir aucune +connaissance, mais que, d'après ce qui se passait, il avait +convoqué, la veille, le corps municipal pour le matin, et le conseil +de la commune pour le soir; qu'il avait chargé des officiers +municipaux de se rendre à l'Assemblée et au château, et écrit au +commandant général de la garde nationale de renforcer les postes et +d'avoir des réserves. Il ajouta que le conseil général du +département avait reçu un arrêté de la section du Roi-de-Sicile, +déclarant désapprouver celui que lui avait envoyé la section des +Quinze-Vingts. On y annonçait que si l'Assemblée n'avait pas +prononcé le lendemain sur le sort du Roi, la section sonnerait le +tocsin et battrait la générale pour que le peuple se levât en +entier; qu'elle envoyait cet arrêté aux quarante-sept autres +sections de Paris et aux fédérés, les invitant à y adhérer. Le +conseil général avait sur-le-champ improuvé cet arrêté et enjoint à +la municipalité de lui faire part des mesures qu'elle avait prises +pour en empêcher l'exécution. + +Péthion se rendit à la barre pour rendre compte des mesures qu'il +avait prises pour maintenir la tranquillité publique, troublée, +disait-il, par des bruits d'enlèvement du Roi. (Car le scélérat +avait des moyens de réserve pour justifier sa conduite en cas de +besoin.) + +Le Roi, sentant enfin la nécessité de se défendre, si l'on venait à +l'attaquer, fit venir quatre-vingt-dix Suisses de Courbevoie pour la +défense du château. On les posta à toutes les issues et sur les +escaliers intérieurs, en leur défendant de tirer, à moins que ce ne +fût pour défendre la garde nationale. Celle qui était aux Tuileries, +et nommément le bataillon des Filles-Saint-Thomas, était bien +disposée à les seconder. Elle était commandée, ainsi que les +Suisses, par MM. de Menou et de Boissière, et M. de la Jarre, +ex-ministre. Tous les gentilshommes qui étaient en ce moment à +Paris, et notamment tous les officiers de la garde du Roi, se +rendirent au château pour la défense de Sa Majesté. Ils étaient +commandés par M. le maréchal de Mailly, qui avait sous lui M. de +Puységur, ex-ministre du Roi, et MM. d'Hervilly et de Pont-l'Abbé. +M. d'Hervilly demanda au Roi de lui donner l'ordre de s'emparer de +l'Arsenal, des armes de sa garde qu'on y avait déposées, et des +cartouches qui devaient s'y trouver. Ce prince, qui ne voulait pas +qu'on pût l'accuser d'être l'agresseur dans le mouvement qui se +préparait, se refusa à cette proposition. Les conjurés, moins +scrupuleux, commencèrent par s'emparer de l'Arsenal, et se servirent +des armes de la garde royale et des cartouches qu'ils y trouvèrent, +dans l'horrible journée du 10 août. + +Plusieurs serviteurs de Sa Majesté se mirent aussi dans les rangs +des gentilshommes pour concourir avec eux à sa défense. Des +personnes zélées firent des patrouilles pendant la nuit; et ayant +été arrêtées, elles fournirent aux conjurés un moyen d'augmenter +l'effervescence du peuple. A minuit, on entendit sonner le tocsin et +battre de toute part la générale. On crut prudent de faire venir +Péthion au château. Il s'y rendît de bonne grâce et donna même par +écrit à M. Maudat, commandant général de la garde nationale, l'ordre +de repousser par la force les entreprises que l'on pourrait former +contre le château. Les braves gardes nationaux du bataillon des +Filles-Saint-Thomas, voulant l'engager, par intérêt de sa propre +sûreté, à s'unir à eux pour défendre le Roi, dirent assez haut pour +en être entendus: «Nous le tenons enfin ici; il n'en sortira pas, +et sa tête nous répondra de la personne de Sa Majesté.» Effrayé de +ce propos, il trouva le moyen de faire connaître à l'Assemblée le +danger qu'il courait, et elle le manda à sa barre par un décret. On +n'osa s'opposer à son exécution, et il sortit ainsi du château pour +se rendre à l'Assemblée, qu'il assura de sa vigilance pour le +maintien de la tranquillité publique. Et, bien assurée qu'elle +pouvait compter sur lui, elle le renvoya à ses fonctions. + +La garde nationale fut sur pied toute la nuit, sans recevoir aucun +ordre sur la conduite qu'elle devait tenir. Le Roi n'en pouvait +donner sans la signature de ses ministres, et ceux-ci n'osaient rien +signer à cause de leur responsabilité. Le commandant général, soumis +par la loi à la municipalité, ne pouvait non plus donner d'ordres +sans en être requis par elle, et le sort du Roi se trouvait par là +entre les mains de Péthion et de Manuel. + +Le Roi fit à cinq heures la revue de la garde nationale et eut lieu +d'être content des dispositions qu'elle annonçait; mais Péthion, +totalement retourné du côté des conjurés et inquiet des sentiments +qu'elle démontrait, la fit remplacer à six heures par des bataillons +sur lesquels il pouvait compter, et la revue qu'en fit le Roi fut +loin d'être satisfaisante. + +Il y avait, parmi ces nouveaux bataillons, des gens à piques qui +excitaient à la révolte les gardes nationaux dont la fidélité +n'était pas bien affermie. On entendait parmi eux des cris de: +«_Vive Péthion! vive la nation! A bas les traîtres et le veto!_» Des +corps entiers de gardes nationaux se rangèrent du côté des rebelles, +de manière que le Roi ne pouvait compter que sur les Suisses, sur +six cents hommes de la garde nationale et sur trois cents personnes +à peu près, tant gentilshommes qu'officiers de la garde du Roi et +serviteurs de Sa Majesté, armés seulement d'épées et de pistolets, +tous sincèrement attachés à sa personne, et habillés en bourgeois, +pour ne porter aucun ombrage à la garde nationale. + +Il y avait dans la chambre du conseil, devant la porte de la chambre +du Roi, une vingtaine de grenadiers de la garde nationale, auxquels +la Reine adressa ces paroles: «Messieurs, tout ce que vous avez de +plus cher, vos femmes et vos enfants, dépendent de notre existence; +notre intérêt est commun.» Et leur montrant la petite troupe de +gentilshommes qui occupait les appartements: «Vous ne devez pas +avoir de défiance de ces braves gens, qui partageront vos dangers et +vous défendront jusqu'à leur dernier soupir.» Touchés jusqu'aux +larmes, ils témoignèrent leur généreuse résolution de mourir, s'il +le fallait, pour la défense de Leurs Majestés. + +Personne ne se coucha au château; tout le monde se tenait dans les +appartements, attendant avec anxiété le dénoûment d'une journée qui +s'annonçait sous des auspices aussi funestes. La Reine parlait à +chacun de la manière la plus affectueuse et encourageait le zèle +qu'on lui témoignait. Je passai la nuit, ainsi que ma fille Pauline, +auprès de Mgr le Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formait +le contraste le plus frappant avec l'agitation qui régnait dans tous +les esprits. + +J'allai sur les quatre heures du matin dans l'appartement du Roi, +pour savoir ce qui se passait et ce que nous avions à craindre ou à +espérer. «J'ai, me dit M. d'Hervilly, la plus mauvaise opinion de +cette journée; ce qu'il y a de pis en pareil cas est de ne prendre +aucun parti, et l'on ne se décide à rien.» + +On annonça sur les sept heures que les habitants du faubourg et +l'armée marseillaise se portaient au château; que des commissaires +choisis par les factieux des quarante-huit sections s'étaient érigés +en conseil général de la commune; qu'ils avaient mandé M. Maudat, +commandant de la garde nationale, sous prétexte de se concerter avec +lui, l'avaient fait assassiner près de l'Hôtel de ville, afin de +s'emparer de l'ordre par écrit qu'il avait reçu de Péthion de +repousser la force par la force, et promenaient sa tête dans Paris; +que Santerre lui avait été donné pour successeur, que l'état-major +était renouvelé, et que tout cela se faisait de concert avec le +comité de surveillance de l'Assemblée, qui avait mis plus de quatre +millions à la disposition de Santerre pour propager l'insurrection. +L'Assemblée, qui sentait le danger qu'elle courait, si les +puissances étrangères avaient le dessus, employait tous ses efforts +pour associer le peuple à ses crimes, afin que, perdant tout espoir +de pardon, il fût excité par ses frayeurs à partager sa résistance. + +L'ordre du conseil du département et de la municipalité, envoyé aux +gardes nationaux, de défendre le Roi comme autorité constituée, fut +lu dans tous les rangs par des commissaires députés aux Tuileries; +mais il fit si peu d'effet sur cette garde renouvelée, que les +canonniers déchargèrent et abandonnèrent leurs canons en apprenant +la marche des Marseillais et des brigands de la capitale. M. +d'Hervilly, voyant l'impossibilité d'en faire usage pour la défense +du Roi, les encloua sur-le-champ, pour qu'on ne pût s'en servir +contre le château. + +Le Roi, qui avait déjà fait demander à l'Assemblée d'envoyer une +députation pour en imposer aux brigands, lui en fit renouveler la +demande par M. Joly, ministre de la justice; mais, sous le prétexte +qu'elle n'était pas assez nombreuse pour délibérer, Cambon fit +prononcer l'ajournement, malgré le péril que courait le Roi et qui +croissait à chaque instant. + +L'incertitude du parti à prendre dans un danger aussi imminent parut +favorable à Roederer pour engager le Roi à se rendre à l'Assemblée +nationale. Il entra chez ce prince, suivi de quelques membres du +département; et, le priant de faire retirer le grand nombre de +personnes qui l'entouraient, il lui adressa ces paroles: «Sire, le +danger est imminent; les autorités constituées sont sans force, et +la défense est impossible. Votre Majesté et sa famille courent les +plus grands dangers, ainsi que tout ce qui est au château; elle n'a +d'autre ressource pour éviter l'effusion du sang que de se rendre à +l'Assemblée.» La Reine, qui était à côté du Roi avec ses enfants, +représenta qu'on ne pouvait abandonner tant de braves gens qui +n'étaient venus au château que pour la défense du Roi: «Si vous vous +opposez à cette mesure, lui dit Roederer d'un ton sévère, vous +répondrez, Madame, de la vie du Roi et de celle de vos enfants.» +Cette pauvre malheureuse princesse se tut, et éprouva une telle +révolution que sa poitrine et son visage devinrent, en un instant, +tout vergetés. Elle était désolée de voir le Roi suivre les conseils +d'un homme si justement suspect, et semblait prévoir d'avance tous +les malheurs qui l'attendaient. Roederer flatta la famille royale du +succès de cette démarche et de son prompt retour au château. La +Reine, quoique loin d'y croire, répéta ces paroles à ceux qu'elle +était si affligée d'abandonner; et le Roi, profondément affecté, se +tournant vers cette troupe fidèle, ne put que leur adresser ces +paroles: «Messieurs, je vous prie de vous retirer et de cesser une +défense inutile; il n'y a plus rien à faire ici, ni pour vous ni +pour moi.» + +La consternation fut générale lorsqu'on vit partir le Roi pour aller +à l'Assemblée; la Reine le suivait, tenant ses deux enfants par la +main. A côté d'eux étaient Madame Élisabeth et madame la princesse +de Lamballe, qui, comme parente de Leurs Majestés, avait obtenu de +les suivre; et j'étais derrière Mgr le Dauphin. Le Roi était +accompagné de ses ministres et escorté par un détachement de la +garde nationale. Je quittai ma chère Pauline la mort dans le coeur, +en pensant aux dangers qu'elle allait courir, et je la recommandai à +la bonne princesse de Tarente, qui me promit de ne pas s'en séparer +et d'unir son sort au sien. + +Nous traversâmes tristement les Tuileries pour gagner l'Assemblée. +MM. de Poix, d'Hervilly, de Fleurieu, de Bachmann, major des +Suisses, le duc de Choiseul, mon fils et plusieurs autres se mirent +à la suite de Sa Majesté, mais on ne les laissa pas entrer. Il y eut +à la porte un encombrement qui fit craindre un moment pour les jours +du Roi et de la Reine. On parvint enfin à leur ouvrir un passage, et +ils furent reçus à la porte par une députation que leur avait +envoyée l'Assemblée. Le Roi traversa la salle accompagné de ses +ministres, et fut se placer à côté du président; et la Reine, ses +enfants et sa suite se tinrent vis-à-vis: «Je viens, messieurs, dit +le Roi, pour éviter un grand attentat, pensant que je ne puis être +mieux en sûreté qu'au milieu de vous.» Vergniaud, qui présidait en +ce moment, lui répondit: «Vous pouvez compter, Sire, sur la fermeté +de l'Assemblée nationale; ses membres ont juré de mourir en +soutenant les droits des autorités constituées.» + +Le Roi s'assit alors auprès du président, et la famille royale se +plaça dans le banc des ministres. Mais, sur l'observation de +quelques membres de l'Assemblée, que la Constitution interdisait +toute délibération en présence du Roi, l'Assemblée décida que le +Roi et sa famille se placeraient dans la loge du logographe, +derrière le fauteuil du président. Les fidèles serviteurs de Sa +Majesté arrachèrent sur-le-champ les barreaux de cette loge et +communiquèrent une partie de la journée avec la malheureuse +famille royale. + +Roederer se rendit à la barre, accompagné des administrateurs du +département et de la municipalité, pour rendre compte de ce qui se +passait dans Paris et des motifs qui l'avaient engagé à presser le +Roi de se rendre à l'Assemblée: «Notre force, ajouta-t-il, était +paralysée et n'existait même plus; nous n'en pouvons avoir d'autre +que celle qu'il plaira à l'Assemblée de nous donner. Nous apprenons +dans l'instant que le château vient d'être forcé.» + +L'Assemblée fit un décret pour mettre les personnes et les +propriétés sous la sauvegarde du peuple, et envoya une députation de +vingt-cinq de ses membres pour lui porter cette déclaration. A peine +fut-elle partie qu'on entendit le bruit du canon et de la +mousqueterie; la députation se dispersa, et une partie rentra dans +la salle. Le Roi les rassura en leur disant qu'il avait donné +l'ordre de ne pas tirer; mais voyant entrer des personnes armées +dans l'Assemblée, celle-ci s'y opposa; car, au milieu de ses succès, +elle mourait de peur et craignait toujours qu'on ne vint délivrer le +Roi et faire main basse sur les conjurés. + +Il arriva des pétitionnaires qui déposèrent que les Suisses les +avaient attirés en signe d'amitié et avaient fusillé un grand nombre +d'entre eux: «Nous avons, dirent-ils, mis le feu aux Tuileries, et +nous ne l'éteindrons que quand la justice du peuple sera satisfaite. +Nous sommes chargés de vous demander encore une fois la déchéance du +pouvoir exécutif; c'est une justice que nous réclamons et que nous +attendons de vous.» Le président leur répondit: «L'Assemblée veille +au salut de l'empire; assurez le peuple qu'elle va s'occuper des +grandes mesures qu'exige son salut.» + +Une députation de la section des Thermes vint dire à la barre +qu'elle ratifiait la pétition présentée la veille pour demander la +déchéance; que le peuple, fatigué des crimes de la Cour, avait juré +de maintenir l'égalité et la liberté, et que tous les citoyens de +Paris partageaient ces sentiments: «Osez jurer, dit-elle aux +députés, que vous sauverez l'empire.»--«Oui, nous le jurons», dirent +en se levant tous les députés. + +Le concert de toutes ces voix séditieuses, jointes au bruit du canon +et de la mousqueterie, nous faisait à tous un mal affreux. Chaque +coup de canon nous faisait tressaillir; le coeur du Roi et celui de +la Reine étaient déchirés; et nous étions dans la plus profonde +douleur, en pensant au sort qu'éprouvaient peut-être en ce moment +ceux que nous avions laissés aux Tuileries. Le pauvre petit Dauphin +pleurait, s'occupait de ceux qu'il aimait et qui étaient restés au +château, se jetait dans mes bras et m'embrassait. Plusieurs députés +en furent frappés, et la Reine leur dit: «Mon fils aime tendrement +la fille de sa gouvernante, qui est restée aux Tuileries; il partage +l'inquiétude de sa mère, et celle que nous éprouvons, du sort de +ceux que nous y avons laissés.» Malgré leur férocité, ils ne purent +se défendre d'un sentiment d'attendrissement et de pitié, en +regardant cet aimable enfant, qui commençait dans un âge si tendre à +sentir déjà le malheur qui l'attendait. Les nouveaux représentants +de la Commune, qui devait bientôt elle-même dicter des lois à +l'Assemblée, vinrent lui faire part de la nomination provisoire de +Santerre comme commandant général de la garde nationale de Paris, et +de la continuation de Péthion, de Manuel et de Danton dans les +places qu'ils occupaient. Montaut fit la motion que chaque député +jurât à la tribune de maintenir la liberté et l'égalité, et de +mourir à son poste; et nous les entendîmes successivement répéter +ces mêmes paroles pendant plus de deux heures. + +Les pompiers, que l'on avait envoyé chercher pour éteindre le feu +des Tuileries, vinrent représenter à l'Assemblée l'impossibilité d'y +réussir, si l'on n'y envoyait des commissaires pour rétablir +l'ordre. Elle répondit d'abord que ce soin regardait la +municipalité; mais sur la représentation de Chabot, qu'il était +cependant fâcheux de laisser étendre l'incendie, et qu'il était +urgent de mettre un homme de confiance à la tête des pompiers, elle +nomma à cet effet Palloy, architecte de la ville, qui s'était +signalé par son zèle lors de la destruction de la Bastille. + +Plusieurs fidèles serviteurs du Roi, ayant trouvé moyen de pénétrer +dans l'Assemblée, se rendirent auprès de ce prince dans la loge du +logographe, et rendirent compte à Sa Majesté de ce qui se passait +aux Tuileries. Ils nous apprirent que les femmes en étaient sorties +sans qu'il leur fût arrivé d'accident, et mon fils m'assura que +Pauline était en sûreté. Cette certitude et sa présence furent d'une +grande consolation pour mon coeur, quoiqu'il fût encore +profondément touché du sort de tant de braves gens qui s'étaient +dévoués pour le Roi et la famille royale. Mgr le Dauphin fut +charmant, en cette occasion, par la sensibilité avec laquelle il me +témoigna sa satisfaction de savoir sa chère Pauline hors de danger. +Ces messieurs nous dirent que les Suisses avaient eu un moment le +dessus, mais que n'étant pas secondés, et la multitude croissant à +chaque instant, ils avaient été forcés de se retirer; qu'on en avait +massacré un grand nombre, et que la fureur s'était étendue jusqu'aux +Suisses des particuliers, dont plusieurs, et nommément le mien, +avaient péri; qu'on ne pouvait se dissimuler qu'il y aurait beaucoup +de victimes, par la rage dont était animée la populace, présentement +maîtresse du château. + +On vint avertir en ce moment que les Suisses marchaient sur +l'Assemblée, que les fédérés marchaient à leur rencontre, et qu'ils +allaient se livrer un combat sanglant. L'Assemblée en frémit et +demanda au Roi qu'une des personnes qui étaient avec lui allât les +parlementer et leur fît rendre les armes. Le président proposa d'en +donner l'ordre par écrit, et M. d'Hervilly s'offrit pour remplir +cette commission; mais avant de partir, il déclara qu'il ne pouvait +agir utilement que sur l'ordre et la signature de ce prince. +L'Assemblée, qui frémissait de la possibilité de voir arriver les +Suisses, s'empressa de présenter au Roi de l'encre et du papier +pour qu'il donnât l'ordre de mettre bas les armes et de faire +retourner les Suisses sur leurs pas. M. d'Hervilly traversa la rue +Saint-Honoré au milieu des coups de fusil et des balles qui +pleuvaient sur lui de toute part, et fut admiré par sa bravoure de +tous ces enragés. Voyant avec douleur l'impossibilité où seraient +les Suisses de résister à la multitude de gens armés qui venait à +leur rencontre, il leur signifia l'ordre du Roi de mettre bas les +armes, et revint lui rendre compte de la commission dont il avait +été chargé. + +Les Marseillais et autres brigands, voyant les Suisses désarmés, se +mirent à courir sur eux, et ces derniers se virent obligés de se +cacher et de changer d'habits pour ne pas être victimes de leur +fureur. On apprit à l'Assemblée que M. d'Affry avait été mis en +prison pour sa propre sûreté, et qu'on avait mis les scellés chez +lui. Elle décréta alors, sur la motion de Bazire, que les Suisses +seraient mis sous la sauvegarde de la loi et des vertus +hospitalières du peuple; ce qui n'empêcha pas que celui-ci ne mît à +mort tous ceux qui eurent le malheur de tomber sous sa main. + +Les députés, inquiets de voir le Roi environné de personnes qui lui +étaient attachées, déclarèrent que le Roi ne devait être gardé que +par la garde nationale, et que toute autre devait se retirer. Le +comte Charles de Chabot, qui était resté dans cette garde dans la +vue d'être utile au Roi, alla prendre sur-le-champ son uniforme et +son fusil, et fit le service de factionnaire à la porte du +logographe. Les marques d'attachement qu'il donna à Sa Majesté +l'ayant rendu suspect aux factieux, il fut arrêté peu de jours après +l'entrée du Roi au Temple et conduit à la prison de l'Abbaye, où il +fut une des premières victimes de la journée du 2 septembre. + +Il avait adopté pendant quelque temps les principes de la +Révolution; mais, ayant le sens droit et le coeur pur, il en avait +reconnu le danger, et n'avait cessé, depuis, de chercher à réparer +l'erreur d'un esprit exalté par les propos qu'il entendait +journellement chez la duchesse d'Enville, sa grand'mère. Elle avait +été liée de tout temps avec les différents membres de la société +philosophique, qui l'avaient imbue des prétendus principes de +liberté et d'égalité, sous lesquels ils cachaient leur ambition et +leur esprit de domination. Ils lui firent payer bien cher l'appui +qu'elle leur avait donné au commencement de la Révolution, son fils +et son petit-fils ayant été massacrés par suite de leurs principes. + +Lamarque annonça à l'Assemblée qu'on avait arrêté le départ des +courriers, pour empêcher qu'on ne portât l'alarme dans les +départements. Il proposa que l'on fît une adresse aux Français pour +les instruire que leurs représentants ne négligeraient rien pour +sauver la patrie, qui ne pouvait l'être que par l'union de tous les +bons Français. L'Assemblée adopta cette proposition et le chargea de +la rédaction de l'adresse. + +Vergniaud lui succéda à la tribune: «Je viens, dit-il, au nom de la +commission extraordinaire, vous proposer une mesure bien rigoureuse, +mais devenue nécessaire, malgré la douleur dont je vous vois +pénétrés. Les dangers de la patrie, qui sont à leur comble, +proviennent de la défiance qu'inspire la conduite du chef du pouvoir +exécutif dans une guerre entreprise contre la liberté et +l'indépendance nationales. Des adresses de toutes les parties de +l'empire demandent la révocation de l'autorité déléguée à Louis XVI; +et l'Assemblée, ne voulant point agrandir la sienne par aucune +usurpation de pouvoir, vous propose de décréter: l'établissement +d'une Convention nationale dont elle vous proposera le mode de +convocation; l'organisation d'un nouveau ministère, les ministres +actuels conservant provisoirement leurs fonctions jusqu'à sa +nomination; celle d'un gouverneur du prince royal; la suppression de +la liste civile, dont on déposera les registres sur les bureaux de +l'Assemblée, accordant seulement une somme de quatre cent mille +francs pour la dépense de la famille royale jusqu'à l'établissement +de la Convention; la demeure du Roi et de la famille royale dans +l'enceinte du corps législatif, jusqu'à ce que la tranquillité soit +rétablie dans Paris, avec injonction au département de lui préparer +un logement au Luxembourg, où elle sera sous la garde des citoyens +et de la loi; la déclaration d'infamie et de traître à la patrie +pour tout fonctionnaire public, tout soldat, officier ou même +général, de quelque grade qu'il fût, qui abandonnerait son poste; et +ordre de faire publier sur-le-champ le présent décret, et de +l'envoyer aux quatre-vingt-trois départements, en leur imposant +l'obligation de le faire parvenir dans les vingt-quatre heures aux +diverses municipalités de leur ressort.» + +On juge bien que la proposition fut convertie sur-le-champ en +décret. + +Aussitôt que les ministres eurent entendu les reproches faits au Roi +et sur lesquels l'Assemblée motivait la suspension de la royauté, +ils voulurent se rendre à la barré de l'Assemblée, pour prendre sur +eux toute la responsabilité de la conduite du Roi; mais il le leur +défendit absolument, leur disant: «Vous augmenteriez le nombre des +victimes sans pouvoir m'être utiles, et ce serait un chagrin de plus +pour moi. Retirez-vous, je vous l'ordonne, et ne revenez plus ici.» +Car le malheur qui accablait cet excellent prince ne l'empêchait pas +de s'occuper de tous ceux qui lui étaient attachés. + +La Reine, désolée d'être séparée de Mgr le Dauphin et de le voir +entre des mains du choix d'une pareille assemblée, pria plusieurs +députés sur lesquels elle croyait pouvoir compter de chercher à +parer un coup qui lui serait aussi sensible. Ils y réussirent +d'autant plus facilement, que l'Assemblée, qui projetait +l'établissement d'une république, s'embarrassait peu de donner un +gouverneur à Mgr le Dauphin. + +Pendant que l'Assemblée rendait décrets sur décrets, les Tuileries +étaient livrées au pillage. On apportait à l'Assemblée l'or, les +bijoux trouvés chez la Reine, et divers autres effets dont on lui +faisait l'offrande. On y porta aussi une malle pleine d'assignats et +un paquet de lettres. Ces dernières furent envoyées au comité de +surveillance, et beaucoup d'autres à la Commune; car, lorsque nous +fûmes conduits à l'Hôtel de ville avant d'être menés à la Force, +nous vîmes un monceau de lettres dans le cabinet de Tallien. Les +divers effets furent également portés à la Commune, et les assignats +aux Archives. + +Il est remarquable que cette armée de bandits s'était interdit le +vol aux Tuileries, et mettait impitoyablement à mort ceux qu'elle +surprenait s'appropriant quelque effet du château. Elle s'y permit +seulement le vol du vin et des liqueurs, dont elle n'y laissa pas +une bouteille. Elle cassait, brisait, éparpillait, et il y eut un +dégât énorme qui ne profita à personne. + +Tout ce qui habitait les Tuileries perdit tout ce qu'il possédait; +mais la majeure partie de nos effets fut volée par les commissaires +établis dans le château, sous prétexte de les conserver, et ils ne +se firent pas de scrupule, non plus que leurs affidés, de +s'approprier ce qui était à leur convenance. On rendit dans la suite +un peu de linge et quelques nippes, mais rien de ce qui avait une +valeur réelle. + +Tous ceux qui apportaient des offrandes enlevées aux Tuileries les +accompagnaient des plus grossières invectives contre le Roi et la +Reine, et laissaient percer, en les regardant, la joie qu'ils +éprouvaient de pouvoir les insulter à leur gré. De pareilles +bassesses étaient trop au-dessous d'eux pour leur faire une grande +impression; mais ce qui les touchait sensiblement et brisait leur +coeur de douleur, était de voir conduire à la barre leurs plus +fidèles serviteurs, ne prévoyant que trop le sort qui les attendait +entre les mains de ces furieux. + +Je vis conduire, entre autres, le vicomte de Maillé, beau-frère de +la duchesse de Maillé, mon amie intime, et auquel j'étais attachée +depuis ma jeunesse. Il était tout en sang, ses habits déchirés, et +il était évident qu'il avait été cruellement maltraité. C'était un +brave et loyal gentilhomme, plein d'honneur et de probité, et qui +avait très bien servi. Dévoué à son roi, il ne l'avait quitté dans +cette cruelle journée que lorsqu'on éloigna de sa personne ses plus +fidèles serviteurs. Je ne puis dire ce que cette vue nous fit +souffrir; je le vis ce jour-là pour la dernière fois; emprisonné à +l'Abbaye, il y fut massacré dans la journée du 2 septembre, +laissant une femme et des enfants inconsolables de sa perte. + +On ne peut se faire d'idée de la rapidité avec laquelle se +succédaient les décrets. Il y en eut un pour donner à l'Assemblée le +droit de nommer, pour chaque ministère, un secrétaire du conseil; un +autre pour que chaque ministre nommé par elle pût signer tous les +objets relatifs à son ministère, sans avoir besoin de la sanction du +Roi; un autre pour établir un camp sous les murs de Paris, ou +s'enrôlerait qui voudrait. Un autre décidait que les canonniers +pourraient, d'après la demande qu'ils en auraient formée, établir +des esplanades d'artillerie sur les hauteurs de Montmartre. Elle +donna aussi le droit à chaque citoyen, âgé de vingt-cinq ans et +vivant de son travail, de pouvoir être admis aux assemblées +primaires pour l'établissement de la prochaine Convention. + +Elle décréta, en outre, la permanence de l'Assemblée et la +nomination de douze commissaires pour être envoyés aux quatre +armées, lesquels feraient signer aux ministres du Roi qu'ils n'y +avaient pas envoyé de proclamation. + +On rapporta, à la grande satisfaction du Roi, la nomination du +gouverneur du prince royal; et ce fut le seul moment de consolation +qu'éprouva la famille royale dans cette effroyable journée. + +Toutes les pétitions étaient accompagnées, aussi bien que les +décrets, des injures les plus atroces contre le Roi et la Reine. Un +grand nombre de députés rivalisaient avec les pétitionnaires, dans +les reproches qu'ils se permettaient d'adresser à la malheureuse +famille royale, qui passa douze longues heures à entendre la +répétition de tout ce qui pouvait affliger son coeur et fatiguer son +esprit. + +Dans le nombre de ceux qui avaient contribué au succès de cette +effroyable journée, il y en eut cependant plusieurs qui, +respectant le malheur de la famille royale, mirent au moins dans +leurs discours plus de réserve et de décence. Les membres du côté +droit, privés depuis longtemps de toute influence et réduits au +silence par la majorité de l'Assemblée, témoignèrent au Roi la +profonde douleur dont ils étaient pénétrés, et leur regret d'être +dans l'impossibilité de pouvoir s'opposer à ce dont ils avaient +le malheur d'être témoins. + +Le résultat des votes de l'Assemblée pour la composition des +ministères fut d'abord la réintégration de Roland, Servan et +Clavières dans les ministères de la guerre, de l'intérieur et des +finances; puis les nominations de Danton dans celui de la justice; +de Monge à la marine, de Grouvelle aux affaires étrangères, et de Le +Brun aux contributions publiques. + +M. d'Abancourt, ministre du Roi au département de la guerre, fut +décrété d'accusation pour n'avoir pas fait partir les Suisses. Mais, +d'après l'ordre du Roi de le quitter, il s'était mis en sûreté et +ne put être arrêté. + +Conformément au décret de l'Assemblée, qui ordonnait que le Roi et +sa famille resteraient dans son enceinte jusqu'au moment où la +tranquillité régnerait dans Paris, on prépara des cellules aux +Feuillants pour y loger la famille royale. Le Roi fut seul dans la +sienne, sans pouvoir garder auprès de lui les personnes qu'on y +avait laissées jusqu'alors. La Reine et Madame restèrent ensemble +dans une seconde cellule, et Madame Élisabeth, madame de Lamballe et +moi fûmes mises dans une troisième avec Mgr le Dauphin. Nous +passâmes une nuit telle qu'on peut se l'imaginer, entendant +distinctement le vacarme de l'Assemblée, les applaudissements et les +battements des tribunes; et, à l'exception de Mgr le Dauphin et de +Madame, qui, accablés de fatigue, s'endormirent sur-le-champ, +personne ne put fermer l'oeil de la nuit. Ce fut cependant un petit +adoucissement pour le Roi et la Reine de pouvoir être seuls un +instant; mais quel moment que celui où ils purent se livrer sans +contrainte à tous les sentiments qu'ils éprouvaient! On leur fit le +triste détail de ce qui se passait dans la ville, de la +consternation qui y régnait, et de la terreur qu'inspiraient +l'audace et la fureur des factieux. + +Des commissaires vinrent à onze heures du soir reconnaître si chacun +était couché dans la cellule qui lui était destinée; car, malgré +toutes leurs précautions, ils ne pouvaient se défendre d'une +inquiétude qui leur faisait pousser la méfiance au dernier degré. +MM. de Choiseul, de Brézé, de Briges, de Poix, de Nantouillet, de +Goguelas, d'Hervilly, d'Aubier et mon fils, et quelques autres dont +je n'ai pu retenir les noms, passèrent la nuit auprès du Roi. Mais +on ne le laissa pas jouir longtemps de la consolation de se voir +entouré de personnes sur l'attachement desquelles il avait tout lieu +de compter. On lui signifia, dès le lendemain, de les renvoyer, sous +le prétexte que leur présence pouvait porter le peuple à de nouveaux +excès: «Je suis donc en prison, leur dit le Roi, et moins heureux +que Charles Ier qui conserva tous ses amis jusqu'à l'échafaud?» +Puis, se tournant vers ces messieurs, il leur témoigna son regret de +les quitter, et leur ordonna de se retirer. La Reine leur dit, les +larmes aux yeux: «Ce n'est que dans ce moment que nous sentons toute +l'horreur de notre position; vous l'adoucissiez par votre présence +et votre dévouement, et l'on nous prive de cette dernière +consolation.» Comme la famille royale était sans argent et sans +linge, ils mirent tous aux pieds du Roi l'or qu'ils avaient alors +sur eux; mais le Roi ne voulut point l'accepter, leur disant: +«Gardez, messieurs, vos portefeuilles, vous en aurez plus de besoin +que nous, ayant, j'espère, plus de temps à vivre.» + +Le Roi et sa famille reprirent encore les mêmes places dans les +mêmes loges que la veille, et ils y entendirent, ainsi que le jour +suivant, les félicitations sans nombre que reçut l'Assemblée des +députations qui se succédaient les unes aux autres, lesquelles +étaient accompagnées des mêmes injures contre le Roi et sa famille. +Ce prince eut la douleur d'entendre les transports de joie avec +lesquels l'Assemblée reçut l'hommage du drapeau conquis sur les +Suisses par le sieur Lange, aidé des grenadiers du faubourg +Saint-Laurent, et dont elle ordonna sur-le-champ la suspension à la +voûte de l'Assemblée. Elle applaudit également à la nomination d'une +cour martiale pour juger les Suisses, sans distinction de grade, +avec l'ordre donné à Santerre de pourvoir à la sûreté de soixante +d'entre eux, réfugiés dans un bâtiment adjoint à l'Assemblée. Elle +voulut se donner un air de générosité à leur égard, mais ils furent +tous fusillés le lendemain. + +Le Roi entendit prononcer la suspension provisoire de tous les juges +de paix de toutes les sections de Paris, l'ordre de conduire à +l'Abbaye M. de La Porte, intendant de la liste civile, et d'apposer +les scellés sur tous ses papiers; enfin, le rapport des commissaires +nommés pour faire l'inventaire du propre secrétaire de Sa Majesté, +ainsi que de tous ses papiers. Pour combler la mesure des insultes +prodiguées à notre pauvre malheureux roi, il fut condamné à entendre +la lecture faite par Condorcet de l'exposition des motifs qui +avaient décidé l'Assemblée à la convocation d'une Convention +nationale, et à la suspension du pouvoir exécutif dans les mains du +Roi. C'était le résumé de tous les griefs reprochés au Roi par les +factieux, de ceux attribués aux nobles et aux prêtres, qu'on +accusait ce prince d'avoir soutenus au préjudice de l'État. On l'y +rendait responsable de la guerre actuelle et de la conduite des +puissances étrangères, et l'on peut juger de tout ce que cette +exposition contenait d'injurieux pour Sa Majesté, en y voyant les +signatures de Guadet, Romme, Goujon et autres factieux de la +Montagne; elle fut envoyée dans tous les départements. + +Afin d'entretenir la fermentation dans Paris, on répandit le bruit +d'un attentat projeté sur les jours de Péthion, et l'on vint dire à +l'Assemblée que les assassins étaient dans les fers, et qu'on lui +avait donné une garde pour veiller sur des jours aussi précieux. + +Pour être plus à portée de surveiller le Roi et sa famille, +l'Assemblée changea l'habitation du Luxembourg, pour l'habitation du +Roi et de sa famille, en celle de l'hôtel du ministre de la justice, +place Vendôme; mais cette décision ne fut pas de longue durée. +Manuel, au nom de la Commune de Paris, vint représenter à +l'Assemblée qu'étant chargée de la garde du Roi, elle proposait de +l'établir au Temple, où elle le croyait plus en sûreté que partout +ailleurs. La Reine frémit quand elle entendit nommer le Temple, et +me dit tout bas: «Vous verrez qu'ils nous mettront dans la tour, +dont ils feront pour nous une véritable prison. J'ai toujours eu une +telle horreur pour cette tour, que j'ai prié mille fois M. le comte +d'Artois de la faire abattre, et c'était sûrement un pressentiment +de tout ce que nous aurons à y souffrir.» Et sur ce que je cherchais +à écarter d'elle une pareille idée: «Vous verrez si je me trompe», +répéta-t-elle. L'événement n'a malheureusement que trop justifié un +pressentiment aussi extraordinaire. + +Manuel fit à l'Assemblée le récit de la conduite barbare qui devait +être tenue vis-à-vis de la famille royale: «Le Temple, dit-il, sera +gardé par vingt hommes pris dans chaque section de la ville de +Paris. On y conduira demain le Roi et sa famille, avec le respect dû +au malheur. Les rues qu'ils traverseront seront bordées des soldats +de la Révolution, qui les feront rougir d'avoir cru qu'il pouvait y +avoir parmi eux des esclaves du despotisme, et leur plus grand +supplice sera d'entendre crier: «Vivent la nation et la liberté!» Il +ajouta que le Roi et la Reine n'ayant que des traîtres pour amis, +toute correspondance leur serait interdite. + +Une députation de cette même Commune vint demander le rapport du +décret relatif à la création d'un nouveau directoire de département +qui pourrait casser tout ce que le peuple venait de faire; et +l'Assemblée, qui s'était mise dans sa dépendance de manière à ne +pouvoir lui rien refuser, se vit obligée, quoique malgré elle, +d'adhérer à sa demande, ainsi qu'à celles qu'elle y ajouta par la +suite. + +On fit grâce au Roi, le lundi 13, de la séance de l'Assemblée, et la +matinée se passa à concerter les préparatifs du départ pour le +Temple. Péthion déclara à Sa Majesté qu'elle ne pouvait emmener +qu'une personne pour la servir, et quatre femmes pour le service de +la Reine, des deux princesses et de Mgr le Dauphin. Madame Thibault +se présenta pour le service de la Reine, madame Navarre pour celui +de Madame Élisabeth, et mesdames Basire et de Saint-Brice pour celui +de Mgr le Dauphin et de Madame. Les deux premières étaient premières +femmes de chambre des deux princesses, qui avaient en elles la +confiance qu'elles méritaient par leur dévouement et l'ancienneté de +leurs services. Les deux autres témoignaient le même attachement et +un véritable dévouement. Comme on permit un moment à la Reine +d'emmener une seconde femme, madame Auguier demanda à suivre Sa +Majesté et arriva même aux Feuillants; mais cette permission ayant +été promptement révoquée, elle fut obligée, à son grand regret, de +retourner chez elle, car elle était fort attachée à la Reine. + +MM. de Champlost, premiers valets de chambre du Roi, qui faisaient à +eux deux leur quartier, n'ayant pu suivre le Roi à cause de leur +mauvaise santé[4], M. de Chamilly, qui était aussi premier valet du +Roi, s'offrit pour les remplacer avec tout le dévouement d'un +véritable attachement. Employé au service intérieur de Sa Majesté, +il trouva le moyen d'ennoblir les fonctions les plus humbles, +auxquelles il n'était point habitué, par les sentiments avec +lesquels il s'occupait de tout ce qu'il croyait pouvoir adoucir les +gênes de toute espèce qu'éprouvait la famille royale, et il fut pour +ma fille et pour moi d'une obligeance qu'il m'est impossible +d'oublier. + + [4] J'ai appris depuis qu'un des deux MM. de Champlost avait été + tué aux Tuileries, le 10 août. + +M. Hue, nommé premier valet de chambre de Mgr le Dauphin jusqu'au +moment où il devait passer aux hommes, et qui connaissait Péthion de +vieille date, sollicita celui-ci si vivement de le laisser suivre +Mgr le Dauphin, qu'il obtint la permission de ne point abandonner ce +jeune prince. Sa conduite et son attachement à la famille royale ont +été si connus, que je n'apprendrai rien de nouveau en ajoutant son +nom à mes faibles éloges. + +Meunier, de la bouche du Roi, fut chargé de la cuisine de Sa +Majesté, et y continua le même service jusqu'au départ de Madame +pour Vienne. Targé parvint aussi à être employé au service intérieur +de la Tour, et donna à la famille royale, au risque même de sa vie, +les preuves d'une fidélité peu commune et d'un dévouement absolu. + +La Reine, qui ne cessait jamais de s'occuper de tout ce qui pouvait +adoucir la peine de ceux qui étaient auprès d'elle, voulant me +procurer la consolation d'emmener avec moi ma fille Pauline, +m'offrit, avec une bonté parfaite, de la demander à Péthion. Je fus +glacée de la proposition, ne prévoyant que trop que l'on ne nous +laisserait pas longtemps au Temple; je frémissais à l'idée d'exposer +ma fille, jeune et jolie, à la merci de ces furieux; car je +connaissais trop la fermeté de son caractère et le bonheur qu'elle +éprouverait de pouvoir adoucir par ses soins, son respect et son +attachement, la cruelle position de la famille royale, pour me +permettre de calculer les dangers qu'elle pouvait courir d'ailleurs. +Mgr le Dauphin et Madame, qui me virent un moment d'incertitude, se +jetèrent à mon cou, me demandant avec instance de leur donner leur +chère Pauline; Madame ajouta même avec une grâce parfaite: «Ne nous +refusez pas, elle fera notre consolation, et je la traiterai comme +ma soeur.» Il me fut impossible de résister à de pareilles +instances; je recommandai ma fille à la Providence. Je témoignai à +la Reine toute ma reconnaissance et mon extrême désir de lui voir +obtenir pour Pauline une faveur à laquelle elle attacherait tant de +prix. La Reine en fit la demande à Péthion, qui l'accorda de bonne +grâce. Il me dit d'envoyer chercher ma fille par son frère, qui la +mènerait au comité de l'Assemblée, laquelle lui donnerait la +permission dont elle avait besoin pour accompagner Leurs Majestés. +Pauline éprouva la joie la plus vive en apprenant cette nouvelle, et +se rendit sur-le-champ à l'Assemblée avec mon fils, qui la remit +ensuite entre mes mains. Il profita de cette circonstance pour +passer encore une partie de la journée auprès du Roi, et supplia Sa +Majesté de lui obtenir la même permission qu'à sa soeur; mais +Péthion n'y voulut pas consentir, et mon fils ne put rester avec le +Roi que jusqu'à son départ des Feuillants; encore fut-il obligé de +quitter Sa Majesté deux heures auparavant, par l'ordre exprès +qu'elle lui en donna. + +Ce bon prince, toujours plus occupé des autres que de lui-même, lui +dit ces propres paroles: «Monsieur de Tourzel, allez-vous-en, je +vous en prie; plus nous approchons de l'heure de notre départ, plus +la fureur du peuple augmentera, et vous courrez le risque d'en être +une victime.» Et voyant que mon fils ne pouvait se résoudre à le +quitter, il lui dit: «Je vous l'ordonne, monsieur de Tourzel, et +c'est peut-être le dernier ordre que vous recevrez de moi.» Puis, +prenant les cheveux qu'on venait de lui couper, il les lui donna, +ajoutant: «Il faut espérer que nous verrons des temps plus heureux, +et je serai bien aise de vous revoir auprès de moi.» Puis il +l'embrassa; la Reine, le jeune prince, Madame et Madame Élisabeth +lui firent le même honneur, et il se retira pénétré de la plus +profonde douleur. + +Comme mon fils n'avait pas quitté le Roi pendant toute la Révolution +et lui avait toujours témoigné un grand attachement, le Roi m'avait +dit de lui-même: «Que votre fils ne pense point à quitter la France, +je veux le conserver auprès de ma personne, et si je suis assez +heureux pour être un jour à la tête de mes troupes, je le ferai un +de mes aides de camp.» J'étais loin d'avoir pensé à solliciter pour +lui une pareille faveur, m'étant imposé la loi de ne former aucune +demande, et de ne penser qu'à donner à Sa Majesté des preuves du +dévouement le plus sincère et le plus désintéressé. + +Mon fils, en quittant le Roi, fut au moment d'être arrêté par la +populace, qui, dans l'attente du départ du Roi pour le Temple, +entourait le bâtiment des Feuillants; et il ne dut son salut qu'à +quelques gendarmes ci-devant gardes de la prévôté de l'Hôtel, qui, +l'ayant reconnu, le firent sortir par une porte détournée et ne le +quittèrent que lorsqu'il fut en sûreté. Ne pouvant se résoudre à +perdre de vue la personne du Roi, il prit, en rentrant chez lui, un +costume qui le déguisa, se mêla parmi les bandits qui entouraient la +voiture de Sa Majesté jusqu'au Temple. Quand il en vit refermer la +porte, il éprouva, m'a-t-il dit mille fois, un sentiment de douleur +qu'il lui serait impossible d'exprimer. + +Le Roi monta à six heures du soir dans une des grandes voitures de +la cour; le cocher et le valet de pied étaient habillés de gris, et +servirent, ce jour-là, pour la dernière fois ce bon et excellent +prince. Il était dans le fond de la voiture avec la Reine, Mgr le +Dauphin et Madame; Madame Élisabeth, madame la princesse de Lamballe +et Péthion sur le devant; Pauline et moi à une des deux portières, +et Manuel à l'autre, avec Colonges, officier municipal. Tous ces +messieurs avaient le chapeau sur la tête et traitaient Leurs +Majestés de la manière la plus révoltante. + +A peine la voiture eut-elle passé la porte des Feuillants, que la +troupe des fédérés et la nombreuse populace qui raccompagnait firent +retentir l'air des cris de: «_Vive la nation! Vive la liberté!_» en +y ajoutant les injures les plus sales et les plus grossières; et ces +abominables cris ne cessèrent pas un instant pendant toute la route. + +Pour plaire à cette multitude effrénée, Manuel commença par faire +arrêter la voiture du Roi à la place Vendôme, et de manière qu'elle +se trouvât comme foulée par les pieds du cheval de la statue de +Louis XIV, qui avait été renversée depuis deux jours, ainsi que +toutes les autres statues de nos rois. Puis, apostrophant Sa Majesté +avec la dernière insolence: «Voilà, dit-il, Sire, comment le peuple +traite ses rois.»--«Plaise à Dieu, lui répondit ce prince avec calme +et dignité, que sa fureur ne s'exerce que sur des objets inanimés!» + +Au milieu de tant d'indignités, la famille royale conserva un +courage et une dignité qui étonnèrent même ceux qui se plaisaient à +l'abreuver d'amertumes. + +Le Roi fut deux heures et demie à se rendre au Temple, passant par +les boulevards. Car cette effroyable escorte, non contente de faire +aller au pas la voiture de Sa Majesté, la faisait encore arrêter de +temps en temps. Plusieurs d'entre eux s'approchaient avec des yeux +étincelants de fureur; et il y eut même des instants où l'on voyait +l'inquiétude peinte sur les visages de Péthion et de Manuel. Ils +mettaient alors la tête à la portière, haranguaient la populace et +la conjuraient, au nom de la loi, de laisser cheminer la voiture. + +Quelque affreuse que dut être l'entrée du Temple pour la famille +royale, elle en était réduite à la désirer pour voir la fin d'une +scène aussi atroce que prolongée. Elle se flattait de se trouver +seule dans les appartements qu'elle allait occuper et de pouvoir +respirer un moment au milieu de tant d'angoisses; mais les insultes +qu'elle n'avait cessé d'éprouver n'étaient pas encore à leur terme. + +Le Temple présentait l'aspect d'une fête; tout était illuminé, +jusqu'aux créneaux des murailles des jardins. Le salon était +éclairé par une infinité de bougies, et rempli des membres de +cette infâme Commune, qui, le chapeau sur la tête et avec le +costume le plus sale et le plus dégoûtant, traitaient le Roi avec +une insolence et une familiarité révoltantes. Ils lui faisaient +mille questions plus ridicules les unes que les autres; et un +d'entre eux, couché sur un sofa, lui tint les propos les +plus étranges sur le bonheur de l'égalité: «Quelle est votre +profession?» lui dit le Roi.--«Savetier», répondit-il. C'était +cependant la compagnie du successeur de tant de rois. Ce prince +et la famille royale conservèrent toujours le maintien le plus +noble, et répondirent à leurs questions avec une bonté qui aurait +dû les faire rentrer en eux-mêmes, si l'ivresse du pouvoir ne les +avait rendus insensibles à toute espèce de sentiment. + +Le pauvre petit Dauphin, tombant de sommeil et de fatigue, demandait +instamment à se coucher. Je sollicitai à plusieurs reprises qu'on me +le laissât conduire dans sa chambre; on répondait toujours qu'elle +n'était pas prête. Je le mis sur un canapé, où il s'endormit +profondément. Après une longue attente, on servit un grand souper. +Personne n'était tenté d'y toucher; on fit semblant de manger pour +la forme, et Mgr le Dauphin s'endormit si profondément en mangeant +la soupe, que je fus obligée de le mettre sur mes genoux, où il +commença sa nuit. On était encore à table qu'un municipal vint dire +que sa chambre était prête, le prit sur-le-champ entre ses bras, et +l'emporta avec une telle rapidité, que madame de Saint-Brice et moi +eûmes toutes les peines du monde à le suivre. Nous étions dans une +inquiétude mortelle en le voyant traverser les souterrains, et +elle ne put qu'augmenter quand nous vîmes conduire le jeune prince +dans une tour et le déposer dans la chambre qui lui était destinée. +La crainte d'en être séparée et la peur d'irriter les municipaux +m'empêchèrent de leur faire aucune question. Je le couchai sans dire +un mot, et je m'assis ensuite sur une chaise, livrée aux plus +tristes réflexions. Je frémissais à l'idée de le voir séparé du Roi +et de la Reine, et j'éprouvai une grande consolation en voyant +entrer cette princesse dans la chambre. Elle me serra la main en me +disant: «Ne vous l'avais-je pas bien dit?» Et s'approchant ensuite +du lit de cet aimable enfant, qui dormait profondément, les larmes +lui vinrent aux yeux en le regardant; mais, loin de se laisser +abattre, elle reprit sur-le-champ ce grand courage qui ne +l'abandonna jamais, et elle s'occupa de l'arrangement des chambres +de ce triste séjour. + +La famille royale occupa d'abord la petite tour; il n'y avait que +deux chambres à chaque étage, et une petite qui servait de passage +de l'une à l'autre. On y plaça la princesse de Lamballe, et la Reine +occupa la seconde chambre, en face de celle de Mgr le Dauphin. Le +Roi logea au-dessus de la Reine, et l'on établit un corps de garde +dans la chambre à côté de la sienne. Madame Élisabeth fut établie +dans une cuisine, qui donnait sur ce corps de garde et dont la +saleté était affreuse. Cette princesse, qui joignait à une vertu +d'ange une bonté sans pareille, dit sur-le-champ à Pauline qu'elle +voulait se charger d'elle, et fit placer dans sa chambre un lit de +sangle à côté du sien. Nous ne pourrons jamais oublier toutes les +marques de bonté qu'elle en reçut pendant le temps qu'il nous fut +permis d'habiter avec elle ce triste séjour. + +Comme la chambre de la Reine était la plus grande, on s'y réunissait +toute la journée, et le Roi lui-même y descendait dès le matin. +Leurs Majestés n'éprouvèrent pas même la consolation d'y être seules +avec leur famille; un commissaire de la Commune, que l'on changeait +d'heure en heure, était toujours dans la chambre où elles se +tenaient. La famille royale leur parlait à tous avec une telle +bonté, qu'elle parvint à en adoucir plusieurs. + +On descendait à l'heure des repas dans une pièce au-dessous de la +chambre de la Reine, qui servait de salle à manger, et, sur les cinq +heures du soir, Leurs Majestés se promenaient dans le jardin, car +elles n'osaient laisser promener seul Mgr le Dauphin, de peur de +donner aux commissaires l'idée de s'en emparer. Elles y entendaient +quelquefois de bien mauvais propos, qu'elles ne faisaient pas +semblant d'entendre, et la promenade durait même assez longtemps +pour faire prendre l'air aux deux enfants à qui il était bien +nécessaire, la famille royale s'oubliant elle-même pour ne s'occuper +que de ce qui l'entourait. + +Il y avait, à côté de la salle à manger, une bibliothèque, que +Truchon, un des commissaires de la Commune, fit remarquer à Leurs +Majestés. Elles y prirent quelques livres pour elles et pour leurs +enfants. Le Roi prit, entre autres, le premier volume des _Études de +la nature_, par Bernardin de Saint-Pierre, ce qui donna occasion à +Truchon de parler du mérite de cet ouvrage. Il débutait par une +dédicace, qui était l'éloge le plus vrai des vertus de Sa Majesté. +Il ne put s'empêcher de nous le faire voir; et le contraste de sa +situation avec celle du temps où ce livre avait été imprimé nous fit +faire de douloureuses réflexions. + +Ce Truchon, membre de la Commune de Paris, était un mauvais sujet; +il était accusé de bigamie et avait une condamnation contre lui. +Pour être méconnu, il avait laissé croître sa barbe, qui était d'une +si grande longueur, qu'on l'appelait l'homme à la grande barbe. Il +paraissait avoir reçu de l'éducation par sa manière de s'énoncer et +ses formes polies, bien différentes de celles de ses camarades, +quand il adressait la parole à Leurs Majestés. + +On voyait s'élever avec rapidité les murs du jardin du Temple. +Palloy, qui avait été nommé architecte de cette prison, montra au +Roi le plan de l'appartement qui lui était destiné dans la grande +tour, ainsi que celui de la famille royale. Péthion et Santerre +venaient quelquefois les visiter, et les voyant toujours avec ce +calme que la bonne conscience seule peut donner, ils en étaient tout +étonnés. Quelques municipaux, plus humains que le grand nombre +d'entre eux, cherchaient à donner quelques consolations à Leurs +Majestés, mais toujours avec circonspection, par la peur d'être +dénoncés. + +MM. de Chamilly et Hue redoublaient de soins et d'attentions pour le +service de Leurs Majestés et de la famille royale; ils ne se +donnaient pas un moment de repos pendant tout le cours de la +journée. Madame de Saint-Brice se conduisit aussi très-bien. +Mesdames Thibaut et Navarre justifiaient tous les jours la confiance +qu'avaient en elles la Reine et Madame Élisabeth; et c'était une +consolation pour la famille royale d'être entourée de si fidèles +serviteurs. + +Elle était l'unique objet de nos pensées, et nous n'étions occupées, +Pauline et moi, qu'à adoucir l'horreur de sa situation, par notre +respect et notre dévouement. Elle était si touchée de la plus légère +attention et le témoignait d'une manière si affectueuse, qu'il était +impossible de ne pas lui être attaché au delà de toute expression. +Mgr le Dauphin et Madame étaient charmants pour Pauline; ils lui +témoignaient l'amitié la plus touchante, et le Roi et la Reine la +comblaient de bontés. Nous cherchions, l'une et l'autre, à faire +entrer dans leur coeur quelque rayon d'espérance, et nous nous +flattions que tant de vertus pourraient fléchir la colère céleste. +Mais l'arrêt de la Providence était prononcé: elle voulait punir +cette France si coupable, et jadis si orgueilleuse de son amour +pour ses rois; elle permit que l'esprit de vertige l'aveuglât au +point de la conduire aux plus grands excès. + +Nous vîmes bien, dans la journée du 18 (samedi), quelques +pourparlers entre les municipaux, qui nous donnèrent de +l'inquiétude; et l'un d'eux, qui n'osait s'expliquer ouvertement, +chercha à nous faire entendre que nous étions au moment d'être +séparés de la famille royale; mais ce qu'il disait était si peu +intelligible que nous n'y pûmes rien comprendre. Nous nous couchâmes +comme à l'ordinaire, et comme je commençais à m'endormir, madame de +Saint-Brice m'éveilla, en m'avertissant qu'on arrêtait madame de +Lamballe. L'instant d'après, nous vîmes arriver dans ma chambre un +municipal qui nous dit de nous habiller promptement; qu'il avait +reçu l'ordre de nous conduire à la Commune pour y subir un +interrogatoire, après lequel nous serions ramenées au Temple. Le +même ordre fut intimé à Pauline, dans la chambre de Madame +Élisabeth. Il n'y avait qu'à obéir, dans la position où nous étions. +Nous nous habillâmes et nous nous rendîmes ensuite chez la Reine, +entre les mains de laquelle je remis ce cher petit prince, dont on +porta le lit dans sa chambre, sans qu'il se fût réveillé. Je +m'abstins de le regarder pour ne pas ébranler le courage dont nous +allions avoir tant de besoin, pour ne donner aucune prise sur nous +et reprendre, s'il était possible, une place que nous quittions avec +tant de regret. La Reine vint sur-le-champ dans la chambre de +madame la princesse de Lamballe, dont elle se sépara avec une vive +douleur. Elle nous témoigna, à Pauline et à moi, la sensibilité la +plus touchante, et me dit tout bas: «Si nous ne sommes pas assez +heureux pour nous revoir, soignez bien madame de Lamballe; dans +toutes les occasions essentielles prenez la parole, et évitez-lui, +autant que possible, d'avoir à répondre à des questions captieuses +et embarrassantes.» Madame était tout interdite et bien affligée de +nous voir emmener. Madame Élisabeth arriva de son côté et se joignit +à la Reine pour nous encourager. Nous embrassâmes pour la dernière +fois ces augustes princesses, et nous nous arrachâmes, la mort dans +l'âme, d'un lieu que nous rendait si chère la pensée de pouvoir être +de quelque consolation à nos malheureux souverains. + +Nous traversâmes les souterrains à la lueur des flambeaux; trois +fiacres nous attendaient dans la cour. Madame la princesse de +Lamballe, ma fille Pauline et moi, montâmes dans le premier, les +femmes de la famille royale dans le second, et MM. de Chamilly et +Hue dans le troisième. Un municipal était dans chaque voiture, qui +était escortée par des gendarmes et entourée de flambeaux. Rien ne +ressemblait plus à une pompe funèbre que notre translation du Temple +à l'Hôtel de ville; et, pour que rien ne manquât à l'impression +qu'on cherchait à nous faire éprouver, on nous y fit entrer par +cette horrible petite porte par laquelle passaient les criminels qui +allaient subir leur supplice. On nous conduisit tous dans une grande +salle, chacun entre deux gendarmes, qui ne nous permettaient pas +même de nous regarder. On commença par interroger MM. Hue et de +Chamilly, puis mesdames Thibaut, Navarre et Saint-Brice; et, vers +trois heures du matin, on fit appeler madame la princesse de +Lamballe. Son interrogatoire ne fut pas long. Le mien le fut +davantage; et je fus injuriée, en passant, par des femmes, espèces +de furies qui ne quittaient pas ce triste lieu. Comme les séances de +jour et de nuit étaient publiques, elles se relayaient, et il y en +avait toujours dans la salle. En y entrant, je demandai qu'on me +permît de conserver ma fille avec moi après l'interrogatoire. On me +répondit durement qu'elle ne courait aucun danger, étant sous la +garde du peuple. J'étais montée sur une estrade, en présence d'une +foule de peuple qui remplissait la salle. Il y avait aussi des +tribunes remplies d'hommes et de femmes. + +Billaud de Varennes interrogeait, et un secrétaire inscrivait les +demandes et les réponses. Comme elles se prolongeaient infiniment, +et que j'étais très-fatiguée, je crus pouvoir m'asseoir sur un banc +qui était derrière moi. Un grand nombre de voix s'écrièrent: «Elle +doit rester debout devant son souverain.» Mais sur l'observation de +Billaud de Varennes, qu'un criminel avait le droit de s'asseoir sur +la sellette, on me laissa m'asseoir. On me questionna de toutes les +manières sur ce que faisaient le Roi et la Reine, sur les personnes +qu'ils voyaient; on me demanda ce qu'ils pensaient de tout ce qui se +passait, me sommant de donner tous les détails dont je pouvais me +rappeler sur leur vie ordinaire et sur la journée du 10 août; +quelles étaient les personnes qui étaient autour d'eux dans la nuit +qui précéda cette horrible journée. Mes réponses furent courtes et +précises: «Ma position de gouvernante du jeune prince m'obligeant à +ne le pas perdre de vue, et passant toutes les nuits dans sa +chambre, j'étais peu au courant de ce qui se passait ailleurs», leur +répondis-je. Comme on se rappela que j'avais été du voyage de +Varennes, on me demanda comment j'avais osé l'accompagner dans cette +fuite. Ma réponse fut simple: «J'ai fait serment de ne le jamais +quitter, je ne pouvais m'en séparer; et je lui étais d'ailleurs trop +attachée pour l'abandonner lorsqu'il pouvait courir quelque danger, +et ne pas chercher à conserver sa vie, même aux dépens de la mienne, +si je ne le pouvais qu'à ce prix.» Cette réponse me valut quelques +applaudissements, et je repris alors un peu l'espoir de retourner +auprès de nos malheureux souverains. On trouva mes réponses +raisonnables, et je n'éprouvai ni huées ni malveillances. Nous +avions un grand soin, madame de Lamballe, ma fille et moi, d'éviter +tout ce qui pouvait choquer cette multitude, qui trouva tant de +simplicité dans nos personnes et dans nos réponses, que nous fûmes +au moment d'être renvoyées au Temple; et même, lorsque Manuel vint +parler de nous envoyer à la Force, plusieurs voix s'écrièrent qu'il +n'y avait plus de place; mais Manuel, qui l'avait décidé, répliqua +d'un ton goguenard qu'il y en avait toujours pour les dames chez un +peuple aussi galant que les Français. Et cette plaisanterie, qui eut +tout le succès qu'il en attendait, détermina notre entrée à la +Force. + +Nous fûmes conduites, après notre interrogatoire, dans le cabinet de +Tallien, balancées entre la crainte et l'espérance. Un de ses +secrétaires, ému de pitié à la vue de notre situation, alla voir ce +qui se passait à l'assemblée de la Commune, et nous donna l'espoir +de retourner au Temple; mais une demi-heure après, étant encore +retourné à cette assemblée, il revint, ne nous dit mot, et nous +regardant: «Non, dit-il, je n'y puis plus tenir.» Il sortit de la +chambre, et nous ne le vîmes plus. Nous ne pûmes douter alors que +notre sort fût décidé; nous nous regardâmes tristement, et la bonne +princesse me serra la main en me disant: «J'espère au moins que nous +ne nous quitterons pas.» Elle montra dans cette occasion, et pendant +tout le temps qu'elle fut au Temple et à la Force, un courage qui ne +se démentit pas un instant[5]. + + [5] Madame la princesse de Lamballe était sujette à des attaques + de nerfs qui la rendaient très-malade. La Reine, craignant qu'il + ne lui en prît au Temple, fit l'impossible pour l'engager à + rester chez elle. Un commencement d'attaque qu'elle eut dans la + loge du logographe, et qui l'obligea de la quitter pendant les + quelques heures qu'elle passa dans le bâtiment des Feuillants, + parut favorable à la Reine pour redoubler ses instances; mais + comme ce mouvement de nerfs n'eut aucune suite, elle insista pour + rester avec Sa Majesté, qui paraissait avoir un pressentiment de + sa destinée; et sur ce que je lui parlais de la peine qu'avait + eue la Reine, en la voyant persister dans la résolution, elle + m'avoua que si son attaque avait eu sa suite ordinaire, elle + aurait tellement senti l'impossibilité de se risquer à subir une + captivité, qu'elle aurait été chez M. le duc de Penthièvre + aussitôt qu'elle aurait été remise, et serait partie de là pour + l'Angleterre. Qu'il est douloureux de lui avoir vu payer tant de + dévouement par une fin aussi déplorable! + + M. le duc de Penthièvre, qui l'aimait tendrement, fit l'impossible + pour la sauver. Il se faisait envoyer d'heure en heure des + courriers pour en savoir des nouvelles. Il faisait chaque jour + offrir à la Commune des sommes énormes. Il en vint même jusqu'à + offrir la moitié de sa fortune. (Je tiens ceci de M. Mars, + sous-préfet de Dreux et membre du conseil.) La mort de madame de + Lamballe plongea le prince dans la plus profonde douleur; celle du + Roi y mit le comble. Sa santé dépérit de jour en jour, et il + succomba peu de temps après sous le poids de tant de douleurs + qu'il n'eut pas la force de supporter. + +M. Hue fut le seul qui eut la permission de revenir au Temple; mais +ce ne fut pas pour longtemps. Peu de jours après, il fut incarcéré +de nouveau, et n'échappa que par une espèce de miracle aux massacres +des 2 et 3 septembre. + +Manuel, qui ne négligeait aucune occasion de plaire au peuple +souverain, voulut lui donner le plaisir de notre translation à la +Force. Il nous y fit conduire à midi, dans trois fiacres escortés +par la gendarmerie. Comme c'était un jour de dimanche, une foule +de curieux se portèrent sur notre passage, et nous fûmes +accablées d'injures pendant notre trajet de l'Hôtel de ville à la +Force. Nous y entrâmes par la rue des Ballets, et nous restâmes +tous dans la salle du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms +sur le registre de madame de Hanère, concierge de cette prison. +C'était une très-bonne femme, qui avait avec elle une fille qui +fut parfaite sous tous les rapports. + +Quand nos noms furent inscrits, Pauline et moi fûmes conduites dans +deux cachots de cette prison, séparés l'un de l'autre; et madame la +princesse de Lamballe dans une chambre un peu meilleure. Je fis +l'impossible pour ne point être séparée de ma chère Pauline; et +voyant que je ne pouvais rien gagner sur le coeur endurci de nos +municipaux, je leur reprochai avec la plus grande véhémence +l'inconvenance de séparer de sa mère une jeune personne de son âge; +et je me laissai aller à toute l'impétuosité de ma douleur sans +ménager aucune de mes expressions. + +J'entrai dans mon cachot la mort dans l'âme, et dans un tel +désespoir, que le guichetier, appelé François, et qui était un bon +homme, eut pitié de moi, et m'assura qu'il aurait le plus grand soin +de ma fille, qui était confiée à sa garde. L'état de cet homme et +son âge de vingt-cinq ans me rassuraient médiocrement. L'idée de +tout ce que ma pauvre Pauline pouvait avoir à supporter me mettait +dans une agitation sans bornes, à laquelle succédait un abattement +excessif. On m'apporta à dîner; il me fut impossible de rien avaler, +et je souffrais au delà de tout ce que l'on peut imaginer. Le pauvre +guichetier, affligé de me voir dans un état aussi violent, vint me +faire la confidence que ma fille était au-dessus de moi, et qu'il +lui avait donné un petit barbet pour lui tenir compagnie. +L'attention de cet homme me toucha, et je commençai à espérer que la +Providence viendrait à notre secours. Je me mis à genoux; j'implorai +la miséricorde de Dieu pour elle et pour moi, et je le priai de +donner à cette pauvre enfant le courage qui me manquait. Elle fut +mise d'abord dans un cachot si bas, qu'elle ne pouvait s'y tenir +debout; mais, comme il y manquait plusieurs carreaux de vitre, on +l'en fit changer, et elle en eut un autre un peu moins mauvais que +le premier. + +M. Hardi, car c'est ainsi que s'appelait celui à qui Pauline et moi +devons la conservation de notre existence, témoin de mon désespoir, +fut trouver Manuel et lui représenta que c'était une barbarie +inutile de séparer la mère et la fille, et le fit consentir à nous +réunir. J'étais loin de l'espérer, et je fus bien étonnée d'entendre +ouvrir ma porte à sept heures du soir, et de voir entrer Manuel et +Pauline dans ma chambre. Je n'ai jamais éprouvé dans ma vie de +satisfaction plus vive. Nous nous jetâmes dans les bras l'une de +l'autre, sans pouvoir exprimer une parole, et avec un tel +sentiment, que Manuel en fut attendri. Nous lui témoignâmes ensuite +notre reconnaissance avec une telle vivacité, qu'il en fut ému au +point de verser quelques larmes, et il m'offrit de m'amener aussi +madame de Lamballe. Quoique ce fût naturellement à nous à l'aller +trouver, je ne fis aucune objection, de peur de refroidir sa bonne +volonté, et je lui en témoignai le plus grand désir. Il sortit +sur-le-champ pour l'aller chercher et l'amena dans ma chambre. Nous +le remerciâmes de bien bon coeur; et cette bonne princesse, ne +voulant plus nous quitter, demanda qu'il lui fût permis d'occuper le +second lit qui était dans mon cachot. Pauline, qui vit la répugnance +qu'elle avait à passer la nuit seule dans cette prison, offrit de +retourner dans la sienne, et Manuel nous proposa de nous établir +toutes trois, le lendemain, dans la chambre où avait été mise +d'abord cette princesse, comme étant plus saine et plus commode que +la mienne. Ce n'était pas difficile, car celle-ci était un vrai +cachot, privé d'air, n'ayant pour toute fenêtre que trois carreaux +de vitre, et d'une humidité si excessive, que je fus enrhumée pour y +avoir couché une seule nuit. + +Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel vint lui-même nous +conduire dans la chambre de madame de Lamballe, où nous fûmes toutes +trois réunies. On nous permit de faire venir de chez nous ce dont +nous avions besoin. Comme Pauline et moi n'avions rien sauvé des +Tuileries, et que nous ne possédions que ce qui était dans notre +cassette, nous n'abusâmes pas de la permission, et nous louâmes ce +qui nous était absolument nécessaire et dont nous ne pouvions nous +passer. + +On nous renvoya le lendemain notre cassette, et la Reine, voulant +nous montrer qu'elle était bien occupée de nous, nous fit dire +qu'elle avait fait elle-même notre cassette; et comme elle +n'oubliait jamais rien de ce qui pouvait être utile aux personnes +qui lui étaient attachées, elle m'envoya la moitié de sa flanelle +d'Angleterre, ajoutant qu'elle me l'aurait donnée tout entière, si +elle n'avait craint d'avoir de la peine à la ravoir. Quelle bonté +dans une situation telle que la sienne! J'en fus profondément +touchée, et désolée de ne pouvoir lui exprimer tout ce que mon coeur +éprouvait en ce moment. + +Nous cherchâmes à rendre notre situation moins pénible dans ce +triste séjour, en partageant notre temps en diverses occupations, +telles que le soin de notre chambre, le travail et la lecture. Nos +pensées se portaient toujours vers le Temple, et nous nous livrions +quelquefois à l'espoir que les étrangers en imposeraient à nos +persécuteurs; qu'ils prendraient le Roi pour médiateur, et que nous +sortirions saines et sauves de cette prison pour nous retrouver +auprès de la famille royale. Madame la princesse de Lamballe fut +parfaite dans sa triste situation. Douce, bonne, obligeante, elle +nous rendait tous les petits services qui étaient en son pouvoir. +Pauline et moi étions sans cesse occupées d'elle, et nous avions au +moins la consolation, dans nos malheurs, de n'avoir qu'un coeur et +qu'un esprit. Cette bonne princesse voulait qu'on lui parlât avec +franchise, et sur ce que je lui disais qu'après une conduite aussi +honorable que la sienne, elle ne devait plus se permettre de petits +enfantillages, qui lui faisaient tort, et commencer au contraire une +nouvelle existence, elle me répondit avec douceur qu'elle en avait +déjà formé la résolution, ainsi que celle de revenir à ses principes +religieux, qu'elle avait un peu négligés. Elle avait pris Pauline en +amitié et nous disait journellement les choses les plus aimables sur +le bonheur qu'elle éprouvait de nous avoir avec elle. Il nous fut +impossible de ne pas prendre pour elle un véritable attachement; +aussi fûmes-nous profondément affligées quand nous apprîmes la fin +cruelle de cette pauvre malheureuse princesse. + +Nous eûmes encore une fois la visite de Manuel pendant notre séjour +à la Force. Nous lui demandâmes des nouvelles du Roi et de sa +famille: «Vous savez que je n'aime pas les rois», fut sa première +réponse; mais lui ayant répliqué avec douceur qu'il devait trouver +tout simple que nous aimions le nôtre, et que nous fussions bien +occupées de toute la famille royale, il nous assura qu'ils se +portaient tous bien, et remit en même temps à madame de Lamballe +une lettre de M. le duc de Penthièvre. Il nous permit de lui-même +d'écrire quelques mots décachetés et de recevoir les lettres qui +nous seraient adressées. J'usai de cette permission pour donner de +nos nouvelles à cette bonne marquise de Lède, dont le grand âge ne +donnait aucun soupçon; car, dans notre affreuse position, j'aurais +été bien fâchée de donner connaissance d'un seul de nos parents et +amis. Manuel dit aussi à François, notre guichetier, qu'il pouvait +nous promener le soir dans la cour de la Force; nous y allâmes dès +le même soir, à huit heures, et cette triste promenade nous faisait +cependant un petit délassement. + +Un soir que nous étions dans cette cour, nous y vîmes arriver madame +de Septeuil, femme du premier valet de chambre du Roi. Nous +accourûmes auprès d'elle pour savoir ce qui se passait; car, depuis +notre entrée au Temple, nous étions dans la plus complète ignorance +sur ce qui nous intéressait si vivement. Quel fut notre étonnement +de trouver une petite femme uniquement occupée d'elle, et d'une si +complète indifférence sur tout autre objet, que nous ne pûmes rien +apprendre par elle de ce que nous désirions savoir! Elle voulait +qu'on la mît dans notre chambre; mais madame de Lamballe pria +François de nous laisser seules entre nous, et on la logea ailleurs. + +Nous fûmes un jour bien étonnées de voir entrer dans notre chambre +un inconnu, qui venait, disait-il, nous donner des nouvelles de +madame de Tarente, qui était à l'Abbaye, et qui l'avait prié de lui +en donner des nôtres. Il nous parla beaucoup d'elle, de son grand +courage, et avait l'air de chercher à s'insinuer dans notre esprit. +Il nous fit entendre qu'il était ce du Verrier qui avait été chargé +de différentes missions. Nous répondîmes avec prudence à toutes ses +questions, ne pouvant croire qu'on eût laissé entrer d'autres +individus dans notre triste séjour que ceux qui s'offraient à jouer +le rôle de mouton de prison. Il nous dit qu'il reviendrait nous +voir, mais nous ne le vîmes plus. + +Nous eûmes encore la visite de ce vilain Colonges, qui était dans la +voiture du Roi lorsqu'il fut conduit au Temple. Il portait un paquet +de grosses chemises, qu'il remit à madame de Lamballe; et, nous +regardant toutes avec un air ironique, il ajouta: «Il est d'usage, +mesdames, de travailler dans les prisons; je vous apporte des +chemises à faire pour nos frères d'armes; vous êtes sûrement trop +bonnes patriotes pour n'y pas travailler avec plaisir.»--«Tout ce +qui peut être utile à nos compatriotes, lui répondit doucement +madame de Lamballe, ne sera jamais rejeté par nous.» François, qui +voyait que c'était une moquerie, nous retira les chemises, et nous +n'entendîmes plus parler de ce misérable, qui mourut, peu d'années +après, dans des accès de rage épouvantables. Ce François était un +excellent homme, qui nous avait dit plus d'une fois qu'il nous +sauverait, s'il y avait un mouvement dans Paris. Il avait bien la +volonté, mais non pas, malheureusement, le moyen de pouvoir exécuter +sa promesse. + +Le séjour de la Force était affreux; cette maison n'était remplie +que de coquins et de coquines qui tenaient des propos abominables et +chantaient des chansons détestables; les oreilles les moins chastes +eussent été blessées de tout ce qui s'y entendait sans discontinuer, +la nuit comme le jour; et il était difficile de pouvoir prendre un +moment de repos. La pauvre princesse de Lamballe supportait cette +cruelle vie avec une douceur et une patience admirables; et, par un +hasard bien étrange, sa santé s'était fortifiée dans ce triste +séjour. Elle n'avait plus d'attaques de nerfs, et elle convenait +qu'elle ne s'était pas aussi bien portée depuis longtemps. + +Nous étions à la Force depuis quinze jours, lorsque, le dimanche 2 +septembre, François entra dans notre chambre d'un air égaré, disant: +«Il ne faudra pas penser à sortir de votre chambre aujourd'hui; les +étrangers avancent, et cela met beaucoup d'inquiétude dans Paris.» +Et contre son habitude, il ne reparut plus de la journée. Nous +faisions mille conjectures sur ce qui nous avait été dit; +l'inquiétude et l'espérance se balançaient dans notre esprit. Nous +nous recommandâmes à Dieu, et après notre prière nous nous +couchâmes. + +Nous étions à peine endormies que nous entendîmes tirer les verrous +de notre porte, et que nous vîmes paraître un homme bien mis et +d'une figure assez douce, qui, s'approchant du lit de Pauline, lui +dit: «Mademoiselle de Tourzel, habillez-vous promptement et +suivez-moi.»--«Que voulez-vous faire de ma fille?» lui dis-je avec +émotion.--«Cela ne vous regarde pas, madame; qu'elle se lève et me +suive.»--«Obéissez, Pauline; j'espère que le Ciel vous protégera.» + +J'étais si émue et si troublée de me voir ainsi enlever ma fille, +que je demeurai immobile et sans pouvoir me remuer. Cet homme +restait toujours dans un coin de la chambre, en disant: +«Dépêchez-vous donc!» Cette bonne princesse de Lamballe se leva +alors, et, quoique bien troublée, aida Pauline à s'habiller. Cette +pauvre Pauline s'approcha de mon lit et me prit la main. Cet homme, +la voyant habillée, la prit par le bras et l'entraîna vers la porte: +«Dieu vous assiste et vous protége, chère Pauline!» lui criai-je +encore en entendant refermer nos verrous. Et je restai dans cet état +d'immobilité, sans pouvoir placer ni même articuler une seule parole +pour répondre à tout ce que me disait cette bonne princesse, pour +exciter ma confiance et calmer ma douleur. Quand je fus revenue de +ce premier saisissement, je me levai; je me jetai à genoux, +j'implorai la bonté de Dieu pour cette chère Pauline; je lui +demandai pour elle et pour moi le courage et la résignation dont +nous avions tant de besoin, et je me relevai avec un peu plus de +force. Je remerciai alors madame de Lamballe de toutes ses bontés +pour moi et pour ma fille. Il est impossible d'être plus parfaite +qu'elle ne le fut pour nous dans cette triste nuit, et de montrer +plus de sensibilité et de courage. Elle s'empara des poches de +Pauline, brûla tous les papiers et les lettres qu'elle y trouva, +pour que rien ne pût la compromettre, et elle était aux aguets pour +écouter si elle n'entendrait rien qui pût nous donner quelque +connaissance de son sort. Elle se recoucha ensuite, me reprochant, +avec une bonté parfaite, de laisser remplacer par la faiblesse le +courage qu'elle m'avait toujours connu. Je ne pus lui répondre que +par ces paroles: «Ah! chère princesse, vous n'êtes pas mère!» Je +l'engageai à prendre un peu de repos, et elle dormit quelques heures +du sommeil le plus tranquille. Je me jetai sur mon lit, tout +habillée, dans l'état le plus violent. Pauline occupait toutes mes +pensées; je ne pouvais ni lire ni même faire autre chose que +répéter: «Mon Dieu! ayez pitié de ma chère Pauline, et faites-nous +la grâce de nous résigner à votre sainte volonté!» + +Sur les six heures du matin, nous vîmes entrer François, avec l'air +tout effaré, qui nous dit sans répondre à aucune de nos questions: +«On vient faire ici la visite.» Et nous vîmes entrer six hommes, +armés de fusils, de sabres et de pistolets, qui, s'approchant de +nos lits, nous demandèrent nos noms et sortirent ensuite. Comme ils +étaient entrés sans prononcer d'autres paroles, je m'aperçus que le +dernier, en me regardant, leva les yeux et les mains au ciel, ce qui +n'annonçait rien de bon. La pauvre princesse ne s'en aperçut pas +heureusement; mais cette visite nous donna tellement à penser, que +je ne pus m'empêcher de lui dire: «Cette journée s'annonce, chère +princesse, d'une manière très-orageuse; nous ne savons pas ce que le +Ciel nous destine; il faut nous réconcilier avec Dieu et lui +demander pardon de nos fautes; disons, à cette fin, le _Miserere_, +le _Confiteor_, un acte de contrition, et recommandons-nous à sa +bonté.» Je fis tout haut ces prières, qu'elle répéta avec moi; nous +y joignîmes celle que nous faisions habituellement tous les matins, +et nous nous excitâmes mutuellement au courage. + +Comme il y avait une fenêtre qui donnait sur la rue et de laquelle +on pouvait, quoique de bien haut, voir ce qui s'y passait, en +montant sur le lit de madame de Lamballe et de là sur le bord de la +fenêtre, elle y monta, et aussitôt qu'on eut aperçu de la rue +quelqu'un qui regardait par cette fenêtre, on fit mine de tirer +dessus. Elle vit, de plus, un attroupement considérable à la porte +de la prison, ce qui n'était rien moins que rassurant. Nous fermâmes +cette fenêtre et nous ouvrîmes celle qui était dans la cour. Les +prisonniers consternés étaient dans la stupeur, et il régnait ce +profond silence, avant-coureur de la mort, qui avait succédé à ce +bruit continuel qui nous était si importun. Nous attendions François +avec impatience; il ne venait point; et quoique nous n'eussions rien +pris depuis le dîner de la veille, nous étions trop agitées et trop +préoccupées pour penser à déjeuner. Je proposai alors à la pauvre +princesse de prendre notre ouvrage pour faire un peu de diversion à +nos cruelles pensées. Nous travaillions tristement l'une à côté de +l'autre, attendant l'issue de cette fatale journée, et pensant +toujours à ma chère Pauline. + +Notre porte s'ouvrit sur les onze heures du matin, et notre chambre +s'emplit de gens armés, qui demandèrent la princesse de Lamballe. On +ne parla pas de moi d'abord, mais je ne voulus pas l'abandonner, et +je la suivis. On nous fit asseoir sur une des marches de l'escalier, +pendant qu'on allait chercher toutes les femmes qui étaient dans la +prison. La princesse de Lamballe, se sentant faible, demanda un peu +de pain et de vin; on le lui apporta; nous en prîmes toutes les +deux; car, dans les occasions pareilles, un physique trop affaibli +influe nécessairement sur le moral. Quand on nous eut toutes +rassemblées, on nous fit descendre dans la cour, où nous retrouvâmes +mesdames Thibaut, Navarre et Basire. Je fus bien étonnée d'y trouver +madame de Mackau, qui me dit qu'on l'avait enlevée, la veille, de +Vitry pour la conduire dans cette effroyable prison. + +On avait établi au greffe un tribunal pour juger les prisonniers; +chacun d'eux y était conduit par deux assassins de cette prison, qui +les prenaient sous les bras pour les massacrer ou les sauver, +suivant le jugement porté contre eux. Il y avait dans la cour, où +nous étions tous rassemblées, un grand nombre de ces hommes de sang; +ils étaient mal vêtus, à moitié ivres, et nous regardaient d'un air +barbare et féroce. Il s'était cependant glissé parmi eux quelques +personnes honnêtes, et qui n'y étaient que dans l'espoir de saisir +un moyen d'être utiles aux prisonniers, s'ils en pouvaient trouver +l'occasion; et deux d'entre elles me rendirent de grands services +dans cette fatale journée. + +Je ne quittai pas un instant cette pauvre princesse de Lamballe, +tout le temps qu'elle fut dans cette cour. Nous étions assises à +côté l'une de l'autre, quand on vint la chercher pour la conduire à +cet affreux tribunal. Nous nous serrâmes la main pour la dernière +fois, et je puis certifier qu'elle montra beaucoup de courage et de +présence d'esprit, répondant sans se troubler à toutes les questions +que lui faisaient les monstres mêlés parmi nous, pour contempler +leurs victimes avant de les conduire à la mort; et j'ai su +positivement, depuis, qu'elle avait montré le même courage dans +l'interrogatoire qui précéda sa triste fin. + +On ne pouvait se dissimuler le péril que nous courions tous; mais +celui où je croyais Pauline absorbait toute autre idée de ma part. +J'aperçus celui qui m'avait enlevé si durement ma fille; sa vue me +fit horreur, et je cherchai à l'éviter, lorsque, passant auprès de +moi, il me dit à voix basse: «Votre fille est sauvée»; et il +s'éloigna sur-le-champ. Je vis clairement qu'il ne voulait pas être +connu, et je renfermai dans mon coeur l'expression de ma +reconnaissance, espérant que si Dieu me donnait la vie, elle n'y +resterait pas toujours. + +La certitude que Pauline était sauvée me rendit heureuse au milieu +de tant de dangers. Je sentis renaître mon courage, et, rassurée sur +le sort de cette chère partie de moi-même, il me sembla que je +n'avais plus rien à craindre pour l'autre. Les propos qui se +tenaient auprès de nous ne nous permettaient cependant pas de nous +dissimuler le danger que nous courions; mais ma fille sauvée me le +faisait supporter avec résignation. Pensant que s'il y avait quelque +moyen de se tirer d'affaire, ce ne pouvait être que par une grande +présence d'esprit, je ne m'occupai qu'à la conserver. Je me trouvai +heureusement assez calme pour espérer garder jusqu'à la fin, et dans +quelque situation que je pusse me trouver, la tranquillité +nécessaire pour ne rien dire que de convenable, et dont on pût tirer +d'inductions fâcheuses contre moi et contre ceux qui m'étaient plus +chers que moi-même. + +On nous faisait mille questions sur la famille royale; car on avait +eu soin de donner à tous ces meurtriers les impressions les plus +fâcheuses contre chacun de ses membres. Nous cherchions à les +dissuader, en leur racontant des traits de bonté dont nous avions +été témoins, et madame de Mackau, notamment, se conduisit +parfaitement. Nous apprîmes avec grand plaisir que, réclamée par la +commune de Vitry, le maire en personne était venu la chercher et +était parvenu à la ramener avec lui. La mise en liberté de mesdames +Thibaut, Navarre et Basire m'en fit aussi un sensible; mais, +n'entendant pas parler de madame la princesse de Lamballe, je +n'avais que trop de motifs de croire à la réalisation des craintes +que ce silence me faisait concevoir. + +Je commençai à faire quelques questions aux gens qui se trouvaient +auprès de moi. Ils y répondirent et m'en firent à leur tour. +Ils me demandèrent mon nom; je le leur dis. Ils m'avouèrent alors +qu'ils me connaissaient bien; que je n'avais pas une trop mauvaise +réputation, mais que j'avais accompagné le Roi lorsqu'il avait +voulu fuir du royaume; que cette action était inexcusable; qu'ils +ne concevaient pas comment j'avais pu m'y décider, et qu'elle +serait la cause de ma perte. Je leur répondis que je n'avais pas +le moindre remords, parce que je n'avais fait que mon devoir. Je +niai que le Roi eût jamais eu l'idée de quitter le royaume, et je +leur demandai s'ils croyaient qu'on dût être fidèle à ses serments. +Tous répondirent unanimement qu'il fallait mourir plutôt que d'y +manquer. «Eh bien! leur dis-je, j'ai pensé comme vous, et voilà ce +que vous blâmez: j'étais gouvernante de Mgr le Dauphin; j'avais juré, +entre les mains du Roi, de ne le jamais quitter, et je l'ai suivi +dans ce voyage comme je l'aurais suivi partout ailleurs, quoi qu'il +dût m'en arriver.»--«Elle ne pouvait pas faire autrement», +répondirent-ils.--«C'est bien malheureux, dirent quelques-uns d'eux, +d'être attaché à des gens qui font de mauvaises actions.» Je parlai +longtemps avec ces hommes. Ils paraissaient frappés de ce qui était +juste et raisonnable, et je ne pouvais craindre que ces hommes, qui +ne paraissaient pas avoir un mauvais naturel, vinssent froidement +commettre un crime, que l'exaltation de la vengeance aurait eu peine +à se permettre. + +Pendant cette conversation, un de ces hommes, plus méchant que les +autres, ayant aperçu un anneau à mon doigt, me demanda ce qui était +autour; je le lui présentai; mais un de ses camarades, qui +paraissait s'intéresser à moi et qui craignit qu'on ne découvrît +quelque signe de royalisme, me dit: «Lisez-le vous-même.» Je lus +alors: «_Domine, salvum fac Regem, Delphinum et sororem._» Ce qui +veut dire en français: «Sauvez le Roi, le Dauphin et sa soeur.» Un +mouvement d'indignation saisit ceux qui m'entouraient: «Jetez à +terre cet anneau, s'écrièrent-ils, et foulez-le aux pieds.»--«C'est +impossible, leur dis-je; tout ce que je puis faire, si vous êtes +fâchés de le voir, c'est de le mettre dans ma poche; je suis +tendrement attachée à Mgr le Dauphin et à Madame, qui sont tous deux +des enfants charmants. Je donne, depuis plusieurs années, des soins +particuliers au premier, et je l'aime comme mon enfant; je ne puis +renier le sentiment que je porte dans mon coeur, et vous me +mépriseriez, j'en suis sûre, si je faisais ce que vous me +proposez.»--«Faites comme vous voudrez», dirent alors quelques-uns. +Et je mis l'anneau dans ma poche. + +Quelques gens d'aussi mauvaise mine que ceux qui m'entouraient +vinrent, de l'autre bout de la cour, pour me demander de venir +donner des secours à une jolie femme qui se trouvait mal. J'y allai, +et je reconnus madame de Septeuil, qui était évanouie. Ceux qui la +secouraient essayaient en vain de la faire revenir; elle étouffait; +je commençai par la délacer. Un de ces gens-là, pour aller plus +vite, voulait couper le lacet avec un sabre; je frémis d'un tel +secours, mais plus encore quand je les entendis se dire entre eux: +«C'est dommage qu'elle soit mariée; elle aurait pu, pour se sauver, +épouser l'un de nous.» Que je remerciai Dieu de n'avoir pas Pauline +auprès de moi en cet instant! Pendant que je m'occupais à faire +revenir madame de Septeuil, un de ceux qui nous entouraient aperçut +à son cou un médaillon sur lequel était le portrait de son mari; le +prenant pour celui du Roi, il s'approcha de moi et me dit tout bas: +«Cachez ceci dans votre poche, car si on le trouvait dans la +sienne, cela pourrait lui nuire.» Je ne pus m'empêcher de rire de la +sensibilité de cet homme, qui l'engageait à me demander de prendre +sur moi une chose qui lui paraissait si dangereuse à conserver, et +je m'étonnais de plus en plus de ce mélange de pitié et de férocité +qui existait dans ceux qui m'entouraient. Quand madame de Septeuil +fut revenue de son évanouissement, ces mêmes hommes la consolèrent, +l'encouragèrent, et, émus de compassion, ils la firent sortir de la +cour et la ramenèrent chez elle. + +Pendant ce temps, M. Hardi, mon libérateur, ne m'oubliait pas, et +s'occupait à tenir la promesse qu'il avait faite à Pauline +d'employer tous ses moyens pour me sauver. Pour éloigner vis-à-vis +de ces gens-là toute idée de rapport entre moi et la malheureuse +princesse de Lamballe, il fit passer à ce tribunal, avant moi, un +grand nombre de malfaiteurs qu'on y devait juger, et tous ceux qui +se trouvaient marqués étaient impitoyablement massacrés. J'en vis +passer un qui me fit un mal affreux. Il portait déjà sur son visage +l'empreinte de la mort, tant sa frayeur était grande; il implorait +en sanglotant la pitié de ceux qui le conduisaient. J'étais +entourée, en ce moment, de gens à figure atroce, et qui ne me +cachaient pas le sort qui m'était destiné. M. Hardi, qui sentit que +j'étais perdue s'ils entraient au tribunal, forma le projet de les +enivrer. Il y parvint avec le secours d'un nommé Labre, gendarme, +et d'un excellent petit homme, appelé Gremet, qui était venu au +secours de mademoiselle de Hanère, fille de la concierge de la +Force. Elle lui avait demandé, lorsqu'il l'eut mise en sûreté, de +travailler à me sauver, et, en effet, il ne me quitta que lorsqu'il +m'eut ramenée chez moi. Ces misérables qu'on avait enivrés, ne +pouvant plus se tenir sur leurs jambes, furent obligés de s'en aller +coucher, et ceux qui restaient s'adoucissaient sensiblement, +nommément deux d'entre eux, qui étaient toujours à côté de moi. + +Plusieurs gardes nationaux commencèrent alors à me marquer de +l'intérêt, et me dirent: «Vous nous avez toujours bien traités aux +Tuileries, et bien différemment de la princesse de Tarente, qui +était si fière avec nous; vous en allez trouver la récompense.» Ce +propos me fit trembler pour elle, et je cherchai à les dissuader de +cette idée, en leur disant qu'elle était, malgré cet extérieur, la +bonté même, et qu'elle aurait été la première à les obliger, s'ils +eussent été dans le cas d'avoir recours à elle. Quand les gardes +nationaux me virent prête à entrer au tribunal, ils voulurent me +donner le bras; mais ceux qui me tenaient s'y opposèrent: «Nous +avons toujours été auprès d'elle lorsqu'elle courait les plus grands +dangers, répliquèrent-ils; nous ne la quitterons pas quand nous la +voyons au moment d'être sauvée.» Ils cherchaient à m'inspirer de la +confiance, et elle redoubla quand j'aperçus M. Hardi, que je vis +clairement n'être là que pour me protéger. + +Après avoir passé dans cette cour quatre mortelles heures, qu'on +pourrait appeler quatre heures d'agonie, je me présentai au +tribunal d'un air calme et tranquille. Je restai environ dix +minutes, pendant lesquelles on me fit diverses questions sur ce +qui s'était passé aux Tuileries. Je répondis avec simplicité; et +comme on allait me mettre en liberté, un de ces monstres, qui ne +respirait que le carnage, m'interpella en me disant: «Vous étiez +du voyage de Varennes?»--«Nous ne sommes ici, dit le président, +que pour juger les crimes commis le 10 août.» Je pris alors la +parole et je dis à cet homme: «Que voulez-vous savoir? je vous +répondrai.» Honteux du peu d'effet que faisait sa question, il se +tut; et le président, voyant le moment favorable pour me sauver, +se pressa de mettre aux voix la question de ma libération ou de +ma mort; et le cri de: _Vive la nation!_ que je savais être celui +du salut, m'apprit que j'étais sauvée. On me conduisit à la porte +de la prison, et lorsque je fus au moment de passer le guichet, +ces mêmes hommes, qui étaient prêts à me massacrer, se jetèrent +sur moi pour m'embrasser et me féliciter d'avoir échappé au +danger qui me menaçait. Cela me fit horreur, mais il n'y avait +pas moyen de s'y refuser. J'en éprouvai une bien plus vive +lorsque, sortant de la rue des Ballets pour entrer dans la rue +Saint-Antoine, je vis comme une montagne de débris des corps de +ceux qui avaient été massacrés, de vêtements déchirés et couverts +de boue, entourés d'une populace furieuse qui voulait que je +montasse dessus pour crier: _Vive la nation!_ A ce spectacle, mes +forces m'abandonnèrent, je me trouvai mal. Mes conducteurs +crièrent pour moi, et je ne repris connaissance qu'en entrant +dans un fiacre, dont on fit descendre un homme, qui, effrayé de +tout ce qu'il voyait, ne se fit pas presser pour en sortir. Ce +fiacre fut entouré de ces mêmes personnes qui étaient à côté de +moi dans la cour de la Force. Trois d'entre eux se placèrent avec +moi dans la voiture, deux autres à chaque portière et un autre à +côté du cocher. Ils eurent pour moi, tout le long du chemin, des +attentions inimaginables, recommandant au cocher d'éviter les +rues où je pourrais trouver des objets effrayants, et ils me +demandèrent où je voulais aller. Je me fis conduire chez cette +bonne marquise de Lède, qui me reçut avec la tendresse d'une +mère, et qui, dans l'excès de sa joie, voulait récompenser +généreusement ceux qui m'avaient amenée chez elle. Quoique leur +extérieur n'annonçât rien moins que l'opulence, nous ne pûmes les +décider à rien accepter. + +Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement l'extrême désir +qu'ils témoignaient de me voir en sûreté. Ils pressaient le cocher +pour le faire aller plus vite, et chacun d'eux paraissait être +personnellement intéressé à ma conservation. J'oubliais de dire que +ceux qui refusèrent l'argent que je voulus leur donner, me dirent +qu'ils avaient voulu me sauver, parce que j'étais innocente des +crimes qui m'étaient imputés; qu'ils se trouvaient heureux d'avoir +réussi, et qu'ils ne voulaient rien recevoir, parce qu'on ne se +faisait pas payer pour avoir été juste. Tout ce que je pus obtenir +d'eux fut que chacun me donnât son nom, espérant pouvoir les +récompenser un jour des services que j'en avais reçus. + +Un jeune Marseillais, qui paraissait s'être vivement intéressé à mon +sort, revint le lendemain savoir de mes nouvelles et m'engager à +quitter Paris, où je ne serais pas en sûreté si les alliés +approchaient. Je fis de nouvelles instances pour leur faire accepter +une marque de reconnaissance, et je n'en ai plus entendu parler +depuis. J'ai pu être utile à deux d'entre eux; les deux autres sont +probablement morts, car ils ne sont pas revenus chez moi. + +Les expressions me manquent pour exprimer ma reconnaissance de tout +ce que fit pour nous madame de Lède dans les cruelles circonstances +où nous nous trouvions. Elle fut pour nous ce qu'aurait été la mère +la plus tendre; elle nous prodigua les soins les plus empressés et +les plus touchants. Je l'avais toujours tendrement aimée; je la +soignais le mieux qu'il m'était possible, et elle me prouva qu'elle +n'avait pas été insensible à mes soins. Son grand âge et sa grande +faiblesse n'avaient point altéré la délicatesse de ses sentiments. +Toujours bonne, douce, aimable, j'éprouvais auprès d'elle la seule +consolation dont mon coeur pouvait être susceptible; mais, hélas! +elle ne devait pas être de longue durée. + +Il y avait à peine une heure que j'étais chez elle, lorsqu'on me dit +qu'un homme demandait à me parler. C'était M. Hardi, qui, en +m'assurant que ma chère Pauline se portait bien, ajouta qu'il ne +voulait pas me dire encore où elle était, de peur que mon +empressement à la revoir ne lui fût nuisible; mais que s'il n'y +avait pas d'inconvénient un peu plus tard, il me donnerait son +adresse pour que je l'envoyasse chercher. Je voulus lui témoigner ma +reconnaissance: «Ne parlez pas de cela, dit-il, vous m'affligeriez.» +Je lui demandai au moins son adresse; il me la refusa et s'éclipsa. +Il revint deux heures après m'apporter le nom et la rue où logeait +Babet des Hayes, qui était celle qui avait retiré Pauline. Madame la +comtesse de Charry, fille de madame de Lupé, parvint à la trouver, +et avant sept heures Pauline était entre mes bras! On peut juger de +l'émotion avec laquelle nous nous embrassâmes, et que de sentiments +se confondirent dans notre première entrevue. Je ne pus soutenir +tant d'assauts, et je tombai dans un abattement excessif. Cette +bonne madame de Lède voulait que je prisse un peu de nourriture; +mais mon gosier était tellement serré, que je ne pouvais rien +avaler. On me fit coucher, et je m'endormis d'excès de fatigue. + +Il y avait à peine une heure que j'étais couchée, que ce Truchon, +dont j'ai déjà parlé, vint nous demander que nous lui donnassions un +petit mot d'écrit par lequel nous nous engagions à lui représenter +Pauline quand il la demanderait. Pauline, ne voulant rien écrire +sans mon aveu, entra dans ma chambre; je me réveillai avec horreur, +croyant, avec raison, entendre le son d'une de ces voix sinistres +auxquelles mes oreilles n'étaient que trop accoutumées. Je lui +donnai un mot insignifiant que je signai; c'était tout ce qu'il +voulait, et je n'en ai plus entendu parler. J'ai toujours cru qu'il +voulait se faire un rempart de ce billet, si les choses tournaient +en notre faveur, et M. Hardi n'en doutait pas. En sortant de la +maison, il dit aux gens de madame de Lède qu'il ne fallait pas que +Pauline en sortît sans son aveu, paroles qu'ils retinrent avec soin, +car ils étaient tous de grands patriotes et avaient beaucoup de +considération pour un membre de la Commune. + +Nous étions, Pauline et moi, comblées de marques d'amitié de cette +bonne madame de Lède. Je me faisais un bonheur de la soigner et de +partager avec elle les dangers qu'elle pouvait courir, lorsque je +vis arriver chez moi M. Hardi, qui m'engagea à quitter Paris, où +nous n'étions pas en sûreté: «Non, lui dis-je, je ne quitterai pas +madame de Lède, que je regarde comme une mère, dans l'état de +faiblesse où la réduisent des événements beaucoup trop forts pour +son âge; je vivrai ou mourrai avec elle.»--«C'est fort bien pour +vous, qui n'avez, dit-il, que les risques de chacun à courir, +puisque vous avez été jugée et innocentée; il n'en est pas de même +pour mademoiselle Pauline, qui, ayant été sauvée de la prison, +pourrait être reprise et y être reconduite.» Et il me répéta que +c'était très-sérieusement qu'il me donnait le conseil de l'éloigner +de Paris, le plus promptement possible et de manière que personne ne +pût découvrir le lieu de sa retraite, et qu'il viendrait le +lendemain savoir ma détermination. + +J'étais au désespoir d'être obligée de quitter madame de Lède, dans +un moment où je pouvais lui être si utile, et je ne savais comment +lui annoncer l'impossibilité où je me trouvais de pouvoir rester +plus longtemps chez elle. Elle me devina du premier mot; et comme +elle s'oubliait toujours pour s'occuper de ceux qu'elle aimait, elle +fut la première à m'engager à presser mon départ. M. Hardi vint me +revoir le lendemain, et je le priai de me choisir un endroit où je +pusse vivre inconnue et en sûreté. Il me loua deux chambres à +Vincennes et me dit que je pouvais, sans me compromettre, mener avec +moi la vieille bonne de ma fille, et ma femme de chambre comme +cuisinière, si elle voulait s'engager à en prendre le costume, et +qu'il viendrait nous prendre le lendemain pour nous y mener. Je lui +parlai de l'engagement pris avec Truchon; il s'en moqua et nous +confia qu'il était si peu accrédité, qu'il allait être obligé de +quitter la Commune, et il rassura les gens de madame de Lède sur +l'inquiétude qu'ils concevaient du départ de Pauline. J'embrassai, +la mort dans l'âme, cette bonne et excellente parente. Un secret +pressentiment m'avertissait que je ne la reverrais plus, et il ne me +trompait pas; car, un mois après, j'eus la douleur d'apprendre +qu'elle n'existait plus. + +Nous partîmes de Paris le 7 septembre, sur les quatre heures après +midi, et nous nous fîmes conduire en fiacre dans un café, où M. +Hardi nous avait donné rendez-vous. Nous renvoyâmes notre fiacre et +nous en prîmes un autre, un peu plus loin, pour gagner Vincennes. Il +était temps, car on commençait à établir des corps de garde sur les +barrières de cette route. L'adresse de M. Hardi parvint à surmonter +toutes les difficultés, et nous arrivâmes à bon port à Vincennes. + +Il nous donna d'abord le conseil de ne pas sortir et de ne pas nous +mettre à la fenêtre, jusqu'à ce que nous fussions reconnues dans la +maison pour être des gens calmes et tranquilles. Il nous dit qu'il +viendrait nous voir de temps en temps, et qu'étant au courant de ce +qui se passait, il nous ferait aller plus loin, s'il y avait du +péril à rester si près de Paris. Il me promit de m'amener mon homme +d'affaires, qui fut le seul dans la confidence du lieu de notre +retraite. Ce fut pour moi une grande consolation. Il m'était fort +attaché, et nous donna, dans tous les dangers que nous courûmes, des +preuves de son entier dévouement. + +Les précautions que nous prîmes pendant le courant de notre séjour à +Vincennes s'adoucirent un peu à la longue. Nous nous promenions tous +les jours dans de petits sentiers sous le bois de Vincennes, et nous +allâmes même une fois à Paris voir une de mes soeurs, qui était +religieuse et à qui la bonne madame de Lède avait loué un petit +appartement, quand elle fut forcée de quitter son couvent. Nous ne +vîmes personnes d'ailleurs, et nous passâmes quatre mois à Vincennes +dans une entière solitude, mais plongées dans la plus profonde +douleur. Toutes nos pensées se portaient vers le Temple, et nous ne +voulûmes jamais penser à quitter la France, tant qu'elle +renfermerait des êtres qui nous étaient si chers, et que nous ne +pouvions nous résoudre à perdre de vue. + +Je n'ai point parlé des périls qu'éprouva Pauline après le départ du +Roi, non plus que ceux qu'elle courut le 3 septembre, lorsqu'on la +sauva des massacres de la Force. J'ai pensé qu'il serait plus +intéressant de les lui laisser raconter à elle-même, et j'ai joint, +en conséquence, à ces mémoires la lettre qu'elle écrivit à la +comtesse de Sainte-Aldegonde, sa soeur, deux jours après sa sortie +de l'affreuse prison de la Force. + + + + +COPIE D'UNE LETTRE + + Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse + de Béarn, à madame la comtesse de Sainte-Aldegonde, sa soeur, + dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la + prison de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre, en + date du 8 septembre 1792. + + +Je n'ai eu que le temps de vous dire, chère Joséphine, que ma mère +et moi étions hors de Paris; mais je veux vous raconter aujourd'hui +comment nous échappâmes aux plus affreux dangers. Une mort certaine +en était le moindre, tant la crainte des horribles circonstances +dont elle pouvait être accompagnée augmente encore ma frayeur. + +Je reprendrai l'histoire d'un peu loin, c'est-à-dire du moment où la +prison mit fin à notre correspondance. Vous savez que, le 10 août, +ma mère accompagna la famille royale à l'Assemblée. Restée seule aux +Tuileries, dans l'appartement du Roi, je m'attachai à la bonne +princesse de Tarente, aux soins de laquelle ma mère m'avait +recommandée; et nous nous promîmes, quels que fussent les +événements, de ne nous jamais séparer l'une de l'autre. + +Bientôt après le départ du Roi, commença une canonnade dirigée +contre le château. Nous entendîmes siffler les balles d'une manière +effrayante. Les carreaux cassés et les fenêtres brisées faisaient un +vacarme épouvantable. Pour nous mettre un peu à l'abri et n'être +point du côté où on tirait le canon, nous nous retirâmes dans +l'appartement de la Reine, au rez-de-chaussée. Là, il nous vint à +l'idée de fermer les volets et d'allumer toutes les bougies des +lustres et des candélabres, espérant que, si les brigands venaient à +forcer notre porte, l'étonnement que leur causerait tant de lumières +nous sauverait du premier coup et nous laisserait le temps de +parler. + +A peine notre arrangement était-il fini, que nous entendîmes des +cris affreux dans la chambre précédente, et un cliquetis d'armes qui +ne nous annonçait que trop que le château était forcé et qu'il +fallait s'armer de courage. Ce fut l'affaire d'un moment; les portes +furent enfoncées, et des hommes, le sabre à la main et les yeux hors +de la tête, se précipitèrent dans la salle. Ils s'arrêtèrent un +moment, étonnés de ce qu'ils voyaient, et de ne trouver qu'une +douzaine de femmes dans la chambre (plusieurs dames de la Reine, de +Madame Élisabeth et de madame de Lamballe s'étaient réunies avec +nous). Ces lumières, répétées dans les glaces, en contraste avec les +lumières du jour, firent un tel effet sur ces brigands, qu'ils en +restèrent stupéfaits. Plusieurs dames se trouvèrent mal, entre +autres madame de Genestoux, qui avait tellement perdu la tête, +qu'elle se mit à genoux en balbutiant les mots de pardon. Nous la +fîmes taire; et, pendant que je la rassurais, cette bonne madame de +Tarente priait un jeune Marseillais d'avoir pitié de la faiblesse de +la tête de cette dame et de la prendre sous sa protection. Cet homme +y consentit, et la tira aussitôt de la chambre; puis, revenant tout +à coup à celle qui lui avait parlé pour une autre, et frappé d'un +tel courage dans une pareille circonstance, il lui dit: «Je sauverai +cette dame, vous aussi et votre compagne.» Effectivement, il mit +madame de Genestoux entre les mains d'un de ses camarades, puis il +prit madame de Tarente et moi chacune sous le bras, et nous mena +hors de l'appartement. En sortant de l'appartement, il nous fallut +passer sur les corps de Diert, garçon de la chambre de la Reine, et +de Pierre, un de ses valets de pied, qui, n'ayant jamais voulu +abandonner la chambre de leur maîtresse, avaient été victimes de +leur attachement. Cette vue nous serra le coeur, et nous nous +regardâmes, madame de Tarente et moi, pensant que nous aurions +peut-être bientôt le même sort. Après beaucoup de peines, cet homme +parvint enfin à nous faire sortir du château par une petite porte, +près des souterrains. Nous nous trouvâmes sur la terrasse, puis à la +porte du pont Royal. Là, notre homme nous quitta, ayant, dit-il, +rempli l'engagement de nous conduire sûrement hors des Tuileries. + +Je pris alors le bras de madame de Tarente, qui, croyant se +soustraire aux regards de la multitude, voulut, pour retourner chez +elle, descendre sur le bord de la rivière. Nous marchions doucement, +sans proférer une seule parole, lorsque nous entendîmes des cris +affreux derrière nous; et, en nous retournant, nous aperçûmes une +foule de brigands qui couraient sur nous le sabre à la main. Il en +parut d'autres au même instant devant nous, sur le quai et +par-dessus le parapet. Ces derniers nous couchaient en joue, en +criant que nous étions les échappés des Tuileries. Pour la première +fois de ma vie j'eus peur. Cette manière d'être massacrée me +paraissait affreuse. Madame de Tarente parla à la multitude, et +obtint que, sous escorte, nous serions conduites au district. + +Il fallut traverser toute la place Louis XV, au milieu des morts et +des mourants, car beaucoup de Suisses et de malheureux gentilshommes +y avaient été massacrés[6]. Nous étions suivies d'un peuple immense +qui nous accablait d'injures, en nous conduisant au district de la +rue Neuve-des-Capucines. + + [6] Voyez la note à la fin de la lettre. + +Nous nous fîmes connaître au président du district. C'était un homme +honnête et qui jugea promptement tout ce qu'avait de pénible et de +dangereux la position où nous nous trouvions. Il donna un reçu de +nos personnes, dit très-haut que nous serions conduites en prison, +et parvint, par cette assurance, à congédier ceux qui nous avaient +amenées. Se trouvant seul avec nous, il nous assura de son intérêt, +et nous promit qu'à la chute du jour il nous ferait reconduire chez +nous. Effectivement, il nous donna, sur les huit heures et demie du +soir, deux personnes sûres pour nous reconduire, et nous fit passer +par une porte de derrière, pour éviter les assassins qui entouraient +la maison. Nous arrivâmes enfin chez la duchesse de la Vallière, +grand'mère de madame de Tarente, et chez laquelle elle logeait. Je +demandai à cette bonne princesse de ne la pas quitter de la nuit, et +je couchai sur un canapé dans sa chambre. + +Le lundi 13, à huit heures du matin, pendant que nous causions +ensemble de tout ce qui nous était arrivé, nous entendîmes frapper à +la porte. C'était mon frère, qui, ayant passé deux nuits auprès du +Roi aux Feuillants, venait nous en donner des nouvelles et me dire +que la Reine avait demandé à ma mère que je vinsse la rejoindre, que +le Roi l'avait demandé à Péthion, qui l'avait accordé, et que, dans +une heure, il viendrait me chercher pour me conduire aux Feuillants. +Cette nouvelle me fit un sensible plaisir. Je me trouvais heureuse +de me retrouver avec ma mère, d'unir mon sort au sien et à celui de +la famille royale. + +J'arrivai à neuf heures aux Feuillants. Je ne puis exprimer la bonté +avec laquelle je fus reçue du Roi et de la Reine. Ils me firent +mille questions sur les personnes dont je pouvais leur donner des +nouvelles; Mgr le Dauphin et Madame m'embrassèrent, en me témoignant +une amitié touchante et me disant que nous ne nous séparerions plus. + +Une demi-heure avant de quitter les Feuillants, Madame Élisabeth +m'appela, m'emmena avec elle dans un cabinet, et me dit: «Chère +Pauline, nous connaissons votre discrétion et votre attachement pour +nous. J'ai une lettre de la plus grande importance dont je voudrais +me débarrasser avant de partir d'ici; aidez-moi à la faire +disparaître.» Nous prîmes cette lettre de huit pages, nous en +déchirâmes quelques morceaux que nous essayâmes de broyer dans nos +doigts et sous nos pieds; mais, comme ce moyen était très-long et +qu'elle craignait qu'une trop longue absence ne donnât quelques +soupçons, je pris une page de la lettre, je la mis dans ma bouche et +je l'avalai. Madame Élisabeth en voulut faire autant, mais son coeur +se soulevait; je m'en aperçus; et lui demandant les deux dernières +pages de la lettre, je les avalai, de manière qu'il n'en resta aucun +vestige. Nous rentrâmes dans la chambre, et l'heure du départ étant +arrivée, la famille royale monta dans une voiture composée de la +manière suivante: + +Le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin et Madame se placèrent dans le +fond; Madame Élisabeth, Péthion et Manuel, sur le devant; madame la +princesse de Lamballe, sur une banquette de portière avec ma mère; +et moi avec Colonges, officier municipal, sur la banquette +vis-à-vis. La voiture allait an petit pas. On traversa d'abord la +place Vendôme, où la voiture s'arrêta. Et Manuel, faisant remarquer +au Roi la statue de Louis XIV qui venait d'être renversée, eut +l'insolence d'ajouter ces paroles: «Vous voyez comme le peuple +traite les rois.» Le Roi rougit d'indignation; mais, se modérant à +l'instant, il répondit avec un calme angélique: «Il est heureux, +monsieur, que sa rage ne se porte que sur des objets inanimés.» Le +plus profond silence suivit cette réponse et dura tout le long du +chemin. On prit les boulevards, et le jour commençait à tomber +lorsqu'on arriva au Temple. + +La cour, la maison, le jardin, étaient illuminés, et cet air de fête +contrastait terriblement avec la position de la famille royale. Le +Roi, la Reine et nous entrâmes dans un fort beau salon, où l'on +resta plus d'une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux questions +que l'on faisait pour savoir où étaient les appartements. On servit +ensuite à souper, et l'on fut forcé de se mettre à table, quoique +l'on n'eût guère envie de manger. Mgr le Dauphin tombait de sommeil +et demandait à se coucher; ma mère pressait vivement pour savoir où +était la chambre qu'on lui destinait. On annonça enfin qu'on allait +l'y conduire. + +On alluma des torches, on fit traverser la cour, puis un souterrain; +on arriva enfin à la Tour du Temple, et nous y entrâmes par une +petite porte, qui ressemblait fort à un guichet de prison. + +La Reine et Madame furent établies dans la même chambre, qui était +séparée de celle de Mgr le Dauphin par une petite antichambre, dans +laquelle couchait madame de Lamballe. Le Roi fut logé au second, et +Madame Élisabeth, pour laquelle il n'y avait plus de chambre, dans +une cuisine près celle du Roi, d'une saleté épouvantable. Cette +bonne princesse dit à ma mère qu'elle se chargeait de moi, et elle +fit effectivement mettre un lit de sangle pour moi à côté du sien. +La chambre dans laquelle donnait cette cuisine était un corps de +garde. On peut juger du bruit qui s'y faisait; nous passâmes ainsi +la nuit, sans pouvoir dormir un instant. + +Le lendemain, à huit heures, nous descendîmes chez la Reine, qui +était déjà levée, et dont la chambre devait servir de salon. On y +passait les journées entières, et on ne remontait au second que pour +se coucher. On n'était jamais seuls dans cette chambre; un municipal +y était toujours présent, et il était changé à toutes les heures. + +Tous nos effets avaient été pillés dans notre appartement des +Tuileries, et je ne possédais que la robe que j'avais sur le corps +lors de ma sortie du château. Madame Élisabeth, à qui on venait +d'en envoyer quelques-unes, m'en donna une des siennes. Comme elle +ne pouvait aller à ma taille, nous nous occupâmes à la découdre pour +la refaire. Tous les jours, la Reine, Madame et Madame Élisabeth +avaient l'extrême bonté d'y travailler; mais nous ne pûmes la finir +avant de les quitter. + +La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit lorsque nous +entendîmes frapper à la porte de notre chambre, et on nous intima +l'ordre de la Commune d'enlever du Temple madame la princesse de +Lamballe, ma mère et moi. Madame Élisabeth se leva sur-le-champ, +m'aida même à m'habiller, et me conduisit chez la Reine. Nous +trouvâmes tout le monde sur pied, et le lit de Mgr le Dauphin déjà +transporté dans la chambre de la Reine. Notre séparation d'avec la +famille royale fut cruelle; et quoique l'on nous assurât que nous +reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un instinct secret +nous disait que nous les quittions au moins pour longtemps. + +Nous traversâmes les souterrains aux flambeaux, et nous montâmes en +fiacre à la porte du Temple. On nous conduisit d'abord à l'Hôtel de +ville, et on nous établit dans une grande salle, séparées les unes +des autres par un municipal, pour que nous ne pussions causer +ensemble. Sur les trois heures du matin, la princesse de Lamballe +fut appelée pour subir un interrogatoire. Il dura environ un quart +d'heure, après lequel on appela ma mère. Je voulus la suivre; on +s'y opposa, disant que j'aurais aussi mon tour. Ma mère demanda, +dans la salle d'interrogatoire, dont les séances étaient publiques, +que je fusse ramenée auprès d'elle. Mais elle fut refusée +très-durement, en lui disant que je ne courais aucun danger, étant +sous la sauvegarde du peuple. + +On vint enfin me chercher et on me conduisit à la salle +d'interrogatoire. Là, montée sur une estrade, on était en présence +d'une foule immense de peuple qui remplissait la salle; il y avait +aussi des tribunes remplies d'hommes et de femmes. Billaud de +Varennes nous questionnait, et un secrétaire écrivait nos réponses +sur un grand registre. On me demanda mon âge, et on me questionna +beaucoup sur la journée du 10 août, me disant de déclarer ce que +j'avais vu et entendu dire au Roi, à la Reine et à la famille +royale. Ils ne surent que ce que je voulus bien leur dire. Je +n'avais nulle peur, et je me sentais soutenue par une main +invisible, qui ne m'a jamais abandonnée et m'a toujours fait +conserver ma tête et mon sang-froid au milieu des plus grands +dangers. + +Je demandai d'être réunie à ma mère et de ne la pas quitter. +Plusieurs voix s'élevèrent pour dire: «Oui, oui!» D'autres +murmurèrent, et, l'interrogatoire fini, on me fit descendre de +l'estrade sur laquelle j'avais été interrogée, et après avoir +traversé plusieurs corridors, je me vis ramener à ma mère, qui +était bien inquiète de ce que j'allais devenir; elle était alors +avec madame de Lamballe, et nous fûmes toutes trois réunies. + +Nous restâmes dans le cabinet de Tallien jusqu'à midi, que l'on vint +nous chercher pour nous conduire dans la prison de la Force. On nous +fit monter dans un fiacre. Il était entouré de gendarmes et suivi +d'un peuple immense. Un officier de gendarmerie était avec nous dans +la voiture, qui n'arriva qu'à une heure et demie à la Force. Ce fut +par le guichet donnant dans la rue des Ballets que nous, entrâmes +dans cette horrible prison. On nous fit passer d'abord par la salle +du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms sur les registres de +la prison. + +Je n'oublierai jamais qu'un individu fort bien mis, qui se trouvait +là, s'approcha de moi qui étais seule dans la chambre, et me dit: +«Mademoiselle, votre position m'intéresse, et je vous donne le +conseil de quitter vos petits airs de cour et d'être plus familière +et plus affable.» Indignée de l'impertinence de ce monsieur, je le +regardai fixement et lui répondis que telle j'avais été, telle je +serais toujours; que rien ne pouvait changer mon caractère, et que +l'impression qu'il pouvait remarquer sur mon visage n'était autre +chose que l'image de ce qui se passait dans mon coeur, indigné des +horreurs que nous voyions. Il se tut et se retira fort mécontent. Ma +mère rentra alors dans la chambre, mais ce ne fut pas pour +longtemps. Nous fûmes toutes trois séparées. On conduisit ma mère +dans un cachot et moi dans un autre; je suppliai qu'on voulût bien +nous réunir, mais on fut inexorable, et je me vis seule dans mon +cachot. + +Le guichetier vint m'apporter une cruche d'eau; c'était un très-bon +homme, qui, me voyant au désespoir d'être séparée de ma mère et ne +sollicitant d'autre consolation que d'y être réunie, fut touché de +ma situation, et, imaginant me faire plaisir, il me laissa son petit +chien afin de me donner une distraction: «Mais surtout ne me +trahissez pas, dit-il; j'aurai l'air de l'avoir oublié par mégarde.» + +A six heures du soir il revint me voir, et me trouvant toujours dans +le même état de chagrin, il me dit: «Je vais vous confier un secret. +Votre mère est dans le cabinet au-dessus du vôtre; ainsi vous n'êtes +pas loin d'elle; d'ailleurs, ajouta-t-il, vous allez avoir, dans une +heure, la visite de Manuel, procureur de la Commune, qui viendra +s'assurer si tout est dans l'ordre; n'ayez pas l'air de le savoir.» + +J'entendis effectivement, quelque temps après, tirer les verrous de +la chambre voisine, puis ceux de la mienne, et je vis entrer trois +hommes dans ma chambre, dont je reconnus très-bien l'un pour être ce +même Manuel qui avait conduit le Roi au Temple. Il trouva ma chambre +humide, et parla de m'en faire changer. Je saisis cette occasion +pour lui dire que tout m'était égal, séparée de ma mère; que la +seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement était de me +réunir à elle. Je le lui demandai avec tant de vivacité qu'il m'en +parut touché. Il eut l'air de réfléchir un moment, puis il dit: «Je +dois revenir ici demain, nous verrons, et je ne vous oublierai pas.» +Le pauvre guichetier, fermant la porte, me dit à voix basse: «Il est +touché; je lui ai vu les larmes aux yeux; ayez courage: à demain.» + +Ce bon François, car c'était le nom du guichetier, me donna de +l'espoir, et me fit un bien que je ne puis exprimer. Je priai Dieu +avec un calme et une tranquillité extrêmes, je me jetai tout +habillée sur l'horrible grabat qui me servait de lit, et je +m'endormis. + +A sept heures du soir, je vis rentrer Manuel dans ma chambre; il me +dit qu'il allait me conduire chez ma mère. Je crus voir en lui un +libérateur; et quand j'aperçus ma pauvre mère si affligée, je me +jetai entre ses bras, en croyant tous nos malheurs finis, puisque je +me retrouvais auprès d'elle. Il fut si touché du bonheur que nous +éprouvions et de la vivacité avec laquelle nous lui témoignions +notre reconnaissance, que les larmes lui en vinrent aux yeux, et +qu'il offrit à ma mère de la réunir à madame la princesse de +Lamballe, et il fut la chercher sur-le-champ. Elle passa la nuit +dans sa chambre, et je retournai dans la mienne pour cette seule +nuit. Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel vint nous +chercher, et nous conduisit dans la chambre qui avait été donnée à +madame de Lamballe et qui était plus saine et plus commode que les +autres. Nous étions toutes les trois réunies, seules, et nous +éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir partager ensemble nos +infortunes. + +Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet venant du Temple; +c'étaient nos effets que nous renvoyait la Reine, laquelle, avec +cette bonté qui ne se démentait jamais, nous fit dire qu'elle avait +eu soin de les réunir elle-même. Parmi eux se trouvait cette robe de +Madame Élisabeth dont je vous ai parlé plus haut. Elle est pour moi +le gage d'un éternel souvenir; je la garde avec un saint respect, et +je la conserverai toute ma vie. + +L'incommodité de notre logement, l'horreur de notre prison, le +chagrin d'être séparées du Roi et de la famille royale, la sévérité +avec laquelle cette séparation nous menaçait d'être traitées, +m'attristaient fort, je l'avoue, et effrayaient extrêmement cette +malheureuse princesse de Lamballe. Quant à ma mère, elle montrait +cet admirable courage que vous lui avez vu dans de tristes +circonstances de sa vie, courage qui, n'ôtant rien à la sensibilité, +laissait cependant à son âme la tranquillité nécessaire pour faire +usage de son esprit, si l'occasion s'en présentait. Elle lisait, +travaillait et causait d'une manière aussi calme que si elle n'eût +rien craint; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas même +inquiète. + +Nous étions depuis quinze jours dans ce triste séjour, lorsque, le 3 +septembre, à une heure du matin, étant toutes trois couchées et +dormant de ce sommeil qui laisse encore place à l'inquiétude, nous +entendîmes les verrous de notre porte, et nous vîmes paraître un +homme qui me dit: «Mademoiselle de Tourzel, levez-vous promptement +et suivez-moi.» Je tremblais et ne répondais ni ne remuais: «Que +voulez-vous faire de ma fille?» dit ma mère à cet homme.--«Peu vous +importe, répondit-il d'une manière qui me parut bien dure; il faut +qu'elle se lève.»--«Levez-vous, Pauline, me dit ma mère, et +suivez-le.» Il n'y avait rien à faire que d'obéir. Je me levai +lentement. Cet homme restait toujours dans la chambre, en répétant: +«Dépêchez-vous donc.»--«Dépêchez-vous, Pauline», me dit aussi ma +mère. J'étais habillée, mais je n'avais pas changé de place. J'allai +alors à son lit et je pris sa main. Cet homme, ayant vu que j'étais +levée, s'approcha, me prit par le bras et m'entraîna malgré moi: +«Adieu, Pauline, que Dieu vous protége, vous bénisse!» me cria ma +mère. Je ne pouvais plus lui répondre; deux grosses portes étaient +déjà entre elle et moi, et cet homme m'entraînait toujours. + +Comme nous descendions l'escalier, il entendit du bruit, et, d'un +air inquiet et agité, il me fit entrer précipitamment dans un petit +cachot, dont il ferma la porte à clef, et disparut. Ce cachot venait +d'être occupé et était encore éclairé par un reste de bout de +chandelle. Je la vis finir en moins d'un quart d'heure, et je ne +puis vous exprimer ce que je ressentis et les réflexions sinistres +que m'inspirait cette lueur, tantôt forte, tantôt mourante. Elle me +représentait l'agonie, et me disposait à faire le sacrifice de ma +vie, mieux que n'auraient pu faire les discours les plus touchants. + +Je restai alors dans la plus profonde obscurité, et, quelque temps +après, j'entendis ouvrir doucement ma porte; je fus appelée, et à la +lueur d'une petite lanterne, je vis entrer un homme que je reconnus +pour être le même qui m'avait enfermée dans ce petit cachot, et qui +était à la salle du conseil à notre entrée à la Force, et m'avait +donné les conseils dont j'avais été si choquée. + +Il me fit marcher doucement; et, parvenu au bas de l'escalier, il me +fit entrer dans une chambre, me montra un paquet et me dit de +m'habiller dans ce que je trouverais dedans. Il referma ensuite la +porte, et je restai immobile, sans agir ni presque penser. + +Je ne sais combien de temps je restai dans cet état. Je n'en fus +tirée que par le bruit de la porte qui s'ouvrit, et je vis paraître +le même homme: «Quoi! vous n'êtes pas encore habillée, me dit-il +d'un air inquiet; il y va de votre vie si vous ne sortez +promptement d'ici.» Je regardai alors les habits qui étaient dans le +paquet, et j'y vis des habits de paysanne. Ils me parurent assez +larges pour aller par-dessus les miens, et je les eus passés en un +instant. Cet homme me prit alors par le bras, et me fit sortir de la +chambre. Je me laissai entraîner sans faire aucune question, aucune +réflexion, et je voyais à peine ce qui se passait autour de moi. +Lorsque nous fûmes hors des portes de la prison, j'aperçus, au plus +beau clair de lune, une multitude prodigieuse de peuple, et je me +vis entourée, dans le même moment, d'hommes armés de sabres, d'un +air féroce, qui semblaient attendre quelque victime pour la +sacrifier: «Voici un prisonnier que l'on sauve», crièrent-ils tous à +la fois, en me menaçant de leurs sabres. + +Ce même homme qui me conduisait faisait l'impossible pour les +écarter de moi et se faire entendre. Je vis alors qu'il portait la +marque qui distinguait les membres de la Commune de Paris. Cette +marque lui donnait la possibilité de se faire écouter, et on le +laissa parler. Il leur dit que je n'étais pas prisonnière, qu'une +circonstance m'avait fait trouver à la Force, et qu'il venait m'en +tirer par ordre supérieur, n'étant pas juste de faire périr les +innocents avec les coupables. + +Cette phrase me fit frémir pour ma mère, qui y était restée +enfermée; les discours de mon libérateur (car je vis clairement que +c'était ce rôle qu'entreprenait cet homme dont les manières +m'avaient paru si dures) faisaient effet sur la multitude, et l'on +allait me laisser passer, lorsqu'un soldat en uniforme de garde +national s'avança et dit au peuple qu'on le trompait, que j'étais +mademoiselle de Tourzel, et qu'il me reconnaissait très-bien, +m'ayant vue mille fois au Tuileries, chez Mgr le Dauphin, lorsqu'il +y était de garde, et que mon sort ne devait pas être différent de +celui des autres prisonniers. + +La fureur qui s'était calmée redoubla alors tellement contre moi et +mon protecteur, que je crus bien fermement être à mon dernier +moment, et que le service qu'il avait voulu me rendre serait celui +de me conduire à la mort au lieu de me laisser attendre. Il ne se +rebuta point. Son adresse, son éloquence, ou peut-être mon bonheur, +me tirèrent encore de ce danger, et nous nous trouvâmes libres de +continuer notre chemin. + +Nous pouvions encore rencontrer mille obstacles; nous étions obligés +de passer par des rues où nous devions rencontrer beaucoup de +peuple; j'étais bien connue et je courais le risque d'être encore +arrêtée. Cette crainte détermina mon guide à me laisser dans une +petite cour fort sombre, et par laquelle il ne devait passer +personne, pour aller voir ce qui se passait dans les environs, et si +nous pouvions continuer notre marche sans courir de nouveaux +dangers. Il revint au bout d'une demi-heure, me disant qu'il +croyait prudent de me faire changer de costume; et il m'apporta un +habit, un pantalon et une redingote dont il voulait me faire +revêtir. Je n'étais guère tentée d'user de ce déguisement; il me +répugnait de périr sous des habits qui ne devaient pas être les +miens; je m'aperçus heureusement qu'il n'avait apporté ni souliers +ni chapeau; j'avais sur la tête un bonnet de nuit, des souliers de +couleur aux pieds; le déguisement devenait donc impossible, et je +restai comme j'étais. + +Pour sortir de cette petite cour, il fallait repasser près des +portes de la prison, qu'entouraient les assassins, ou traverser +l'église du petit Saint-Antoine, dans laquelle se tenait une +assemblée qui devait légaliser leur crimes. L'un ou l'autre de ces +deux passages était également dangereux pour moi. + +Nous choisîmes celui de l'église, et je fus obligée de la traverser +en passant par les bas côtés, et me traînant presque à terre pour +n'être pas aperçue de ceux qui composaient l'assemblée. + +Mon conducteur me fit entrer dans une petite chapelle d'un bas côté, +et me plaçant derrière les débris d'un autel renversé, il me +recommanda de ne pas remuer, quelque bruit que j'entendisse, et +d'attendre son retour, qui serait le plus prompt possible. Je +m'assis sur mes talons, et quoique j'entendisse un grand bruit et +même des cris, je ne bougeai pas du lieu où il m'avait placée, +résolue à y attendre le sort qui m'était destiné; et me remettant +entre les mains de la Providence, je m'y abandonnai avec confiance, +résignée à attendre la mort, si tels étaient ses décrets. + +Je fus très-longtemps dans cette chapelle; je vis enfin arriver mon +guide, et nous sortîmes de l'église avec les mêmes précautions que +nous avions prises pour y entrer. Peu loin de là, mon libérateur +(car je ne puis lui donner d'autre nom) s'arrêta devant une maison +qu'il me dit être la sienne, me fit entrer dans une chambre, et, m'y +ayant enfermée, me quitta sur-le-champ. J'eus un moment de joie en +me retrouvant seule; mais je n'en jouis pas longtemps; le souvenir +des périls que j'avais courus ne me montrait que trop ceux auxquels +ma mère était exposée, et je restai livrée à la plus mortelle +inquiétude. Je m'y abandonnais depuis plus d'une heure, lorsque M. +Hardy rentra (car il est temps de vous nommer celui auquel nous +devons la vie). Il me parut encore plus effrayé que je ne l'avais +encore vu: «Vous êtes connue, me dit-il, on sait que je vous ai +sauvée; on veut vous ravoir, on croit que vous êtes ici; on pourrait +venir vous y prendre; il en faut sortir tout de suite, mais non pas +avec moi, ce serait vous exposer à un danger certain. Prenez ceci, +me dit-il, en me montrant un chapeau avec un voile et un mantelet +noir. Écoutez bien tout ce que je vais vous dire, et n'en oubliez +pas la moindre chose. En sortant de cette porte, vous tournerez à +droite, puis vous prendrez la première rue à gauche, qui vous +conduira à une petite place où aboutissent trois rues; vous prendrez +celle du milieu, puis, auprès d'une fontaine, vous trouverez un +passage qui vous conduira dans une autre grande rue; vous trouverez +un fiacre arrêté près d'une allée sombre. Cachez-vous dans cette +allée, et vous n'y serez pas longtemps sans me voir paraître. Partez +vite, et surtout n'oubliez pas ma leçon (qu'il me répéta encore une +fois), car je ne saurais alors comment vous retrouver, et que +deviendriez-vous?» Je vis la crainte qu'il avait que je ne me +ressouvinsse pas bien de tous les renseignements qu'il m'avait +donnés; et cette crainte, augmentant celle que j'avais déjà, me +troubla tellement, qu'en sortant de sa maison je savais à peine si +je devais tourner à droite ou à gauche; comme il vit de sa fenêtre +que j'hésitais, il me fit un signe, et je me souvins alors de tout +ce qu'il m'avait dit. + +Mes deux habillements l'un sur l'autre me donnaient une étrange +figure; mon air inquiet pouvait me faire paraître suspecte; il me +semblait que chacun me regardait avec étonnement. J'eus bien de la +peine à arriver jusqu'à l'endroit où je devais trouver le fiacre, +mais enfin je l'aperçus, et je ne puis vous dire la joie que j'en +ressentis: je me crus pour lors absolument sauvée. Je me retirai +dans l'allée sombre, attendant que M. Hardy parût. Il ne venait +point; j'étais depuis plus d'un quart d'heure dans cette allée; mes +craintes redoublèrent; si j'y restais plus longtemps, je craignais +de paraître suspecte aux gens du voisinage; mais comment en sortir? +où aller? Je ne connaissais pas le quartier dans lequel je me +trouvais; si je faisais la moindre question, je pouvais me trouver +dans un grand danger. + +Comme je méditais tristement sur le parti que je devais prendre, je +vis venir M. Hardy avec un autre homme. Ils me firent monter dans le +fiacre et y montèrent avec moi. L'inconnu se plaça sur le devant de +la voiture et me demanda si je le connaissais. Je le regardai et lui +dis: «Vous êtes, je crois, M. Billaud de Varennes qui m'avez +interrogé, à l'Hôtel de ville.»--«Il est vrai, dit-il; je vais vous +conduire chez Danton et y prendre ses ordres à votre sujet.» Arrivés +à la porte de Danton, ces messieurs descendirent de voiture, +montèrent chez lui, et revinrent peu après en me disant: «Vous voilà +sauvée; il ne nous reste plus maintenant qu'à vous conduire dans un +endroit où vous ne soyez pas connue; autrement il pourrait encore ne +pas être sûr.» + +Je demandai à être menée chez la marquise de Lède, ma parente, femme +d'un âge trop avancé pour que ma présence pût la compromettre. +Billaud s'y opposa, à cause du grand nombre de domestiques qui +étaient dans cette maison, dont plusieurs pouvaient ne pas être +discrets sur mon arrivée dans la maison. Il me demanda d'en indiquer +une plus obscure. Je me souvins alors de notre bonne Babet, notre +fille de garde-robes; je pensai que je ne pouvais être mieux que +dans une maison pauvre et dans un quartier retiré. Billaud de +Varennes (car c'était lui qui entrait dans tous les détails) me +demanda le nom de la rue pour l'indiquer au cocher: je nommai la rue +du Sépulcre. Ce nom, dans un moment tel que celui où nous étions, +lui fit une grande impression, et je vis sur son visage un sentiment +d'horreur de ce rapprochement avec tous les événements qui se +passaient. Il dit un mot tout bas à M. Hardy, lui recommanda de me +conduire chez cette pauvre fille, et disparut. + +Pendant le chemin, je parlai de ma mère; je demandai à M. Hardy si +elle était encore en prison. Je voulais aller la rejoindre si elle y +était encore, et plaider moi-même son innocence. Il me paraissait +affreux de voir ma mère exposée à la mort à laquelle on venait de +m'arracher. Moi sauvée et ma mère périr! cette pensée me mettait +hors de moi. + +M. Hardy chercha à me calmer, et me fit remarquer que depuis le +moment où il m'avait séparée d'elle, il n'avait été occupé que du +soin de me sauver; qu'il y avait malheureusement employé beaucoup de +temps; mais qu'il se flattait qu'il lui en resterait encore assez +pour sauver ma mère; qu'il allait sur-le-champ retourner à la +prison, et qu'il ne regarderait sa mission comme finie, que +lorsqu'il nous aurait réunies; qu'il me demandait du calme, et +qu'il avait tout espoir. + +Il me laissa pénétrée de reconnaissance pour le danger qu'il avait +couru afin de me sauver, et de l'espoir qu'il me donnait de tirer ma +mère de tous ceux que je craignais pour elle. + +Adieu, chère Joséphine, je suis si fatiguée que je ne puis plus +écrire; ma mère veut d'ailleurs vous raconter elle-même ce qui la +regarde, et vous écrira demain. + + * * * * * + +Pauline, en racontant les tristes épreuves par lesquelles elle a +passé, a négligé de vous dire la manière dont elle les a soutenues. +Elle a bien prouvé que la patience et le courage peuvent s'allier à +la douceur et à l'extrême jeunesse. Elle n'a pas montré, dit M. +Hardy, un seul moment de faiblesse dans les dangers qu'elle a +courus. Et je ne lui ai pas vu un instant d'humeur dans la prison, +ni pendant les quatre mois que nous avons passés si tristement à +Vincennes; elle a adouci toutes mes peines, augmentant cependant les +inquiétudes que j'éprouvais. L'idée de lui voir partager des périls +dont son âge devait naturellement la mettre à l'abri, me tourmentait +sans cesse, et m'empêchait de jouir du bonheur de l'avoir auprès de +moi. Le Ciel eut pitié de nous; il protégea son innocence et permit +qu'elle fût la sauvegarde de sa mère. Sans ma chère Pauline, je +n'existerais plus, et c'est une grande consolation pour une mère de +devoir au courage et à la tendresse de sa fille le bonheur de se +retrouver au milieu de tous ses enfants. + + + + +CHAPITRE XXIV + + Ce chapitre contient ce que j'ai pu apprendre de positif sur la + situation de la famille royale en 1793.--Les démarches + infructueuses que nous, fîmes, Pauline et moi, pour nous + enfermer au Temple avec Madame en 1795.--La permission que nous + obtînmes enfin d'y entrer, mais seulement pour faire des + visites à cette princesse.--L'espoir que l'on nous donna de + l'accompagner à Vienne, d'après la demande de la cour + d'Autriche, espoir qui se termina par une nouvelle arrestation, + une prison et une accusation, pour avoir un prétexte de s'y + refuser.--Circonstances de la mort du jeune roi Louis XVII, et + détails positifs que j'ai recueillis à ce sujet. + + +Nous allâmes au mois de décembre nous établir à Abondant, château +appartenant à mon fils, à une lieue et demie de la petite ville de +Dreux. Nous n'étions qu'à dix-neuf lieues de Paris, et il ne fallait +que six heures pour y retourner. Nous ne voulions pas nous éloigner +davantage des objets de notre continuelle sollicitude, et nous y +portâmes notre douleur et nos inquiétudes. La fin cruelle de notre +bon et malheureux roi y mit le comble. Nous nous représentions +l'état de la famille royale, et nous éprouvions une peine sensible +de ne pouvoir lui faire parvenir l'expression de notre douleur et +d'un attachement que rien ne pourrait affaiblir. + +Nous eûmes, quinze jours après cette cruelle catastrophe, un petit +moment de consolation. J'avais chargé une de mes femmes, +mademoiselle Pion, personne de mérite et de beaucoup de tête, du +soin des atours de Madame. Elle avait toujours continué, même depuis +son entrée au Temple, de lui porter tous les objets nécessaires à +son usage journalier. On lui fit dire de préparer promptement le +deuil de cette princesse et de le lui porter sur-le-champ. Il était +question, lorsqu'elle arriva au Temple, de raccommoder les robes de +la Reine, qui étaient mal faites, et on lui demanda si elle pouvait +s'en charger. Elle n'hésita pas, pensant qu'étant connue de la Reine +et de la famille royale, celle-ci verrait plus volontiers un visage +qui ne lui était pas étranger. Elle fut employée pendant deux jours +à cet ouvrage, et, comme elle ne pouvait quitter Paris à cause du +service de Madame, elle trouva moyen de me faire savoir qu'elle +aurait quelque chose à me dire relatif à la famille royale, si je +pouvais arriver à Paris. M. Hardy me fit avoir un passe-port et me +loua un petit appartement, rue Bourgtibourg, au Marais, où Pauline +et moi arrivâmes sur-le-champ. Elle me raconta comment elle était +entrée au Temple, et m'assura que toute la famille royale se portait +bien. + +«Je ne puis vous dire, ajouta-t-elle, tout ce que j'éprouvai en +voyant ma chétive personne faire briller sur le visage de cette +auguste famille un rayon de consolation. Leurs regards m'en +disaient plus que n'auraient pu faire leurs paroles; et Mgr le +Dauphin, dont l'âge excusait les espiègleries, en profitait pour me +faire, sous l'apparence d'un jeu, toutes les questions que pouvait +désirer la famille royale. Il courait tantôt à moi, puis à la Reine, +aux deux princesses, et même au municipal. Chaque fois qu'il +s'approchait de moi, il ne manquait pas de me faire une question sur +les personnes qui intéressaient la famille royale. Il me chargea de +vous embrasser de sa part, ainsi que mademoiselle Pauline, n'oublia +personne de ceux qu'il aimait, et jouait si bien son rôle qu'on ne +pouvait se douter qu'il m'eût parlé.» + +La bonne santé dont jouissaient les membres de la famille royale ne +fut pas de longue durée. La jeune princesse eut un petit mal à la +jambe qui finit par devenir sérieux; l'inquiétude et la douleur lui +en avaient aigri le sang, et elle était très-souffrante. On fit +venir Brunger, médecin des enfants, qui la trouva manquant des +objets les plus nécessaires, tels, entre autres, que du linge pour +panser sa jambe, et il fut obligé d'en apporter de chez lui. Il vint +nous voir plusieurs fois, pendant mon petit séjour à Paris, et se +chargea de nos commissions verbales, mais jamais d'un mot écrit, de +peur d'être fouillé et privé de la consolation de donner des soins à +Madame. Nous en éprouvâmes une grande, Pauline et moi, de pouvoir +parler avec lui de la famille royale, et de savoir exactement des +nouvelles de cette jeune princesse. Il nous parla de sa douceur au +milieu de sa profonde douleur et de la patience avec laquelle elle +souffrait. Il leur était si attaché, qu'il n'en parlait que les +larmes aux yeux, et nous trouvions de la douceur à pleurer ensemble +sur les malheurs de cette auguste famille[7]. + + [7] Rien de plus beau que la conduite de Brunger. Il s'était fait + une petite fortune qu'il ménageait avec grand soin, ce qui lui + avait donné une réputation d'avarice; mais après le 10 août, sa + bourse fut constamment ouverte à tous les serviteurs de la + famille royale qui n'avaient jamais dévié; et quoiqu'il eût sujet + d'être mécontent du jugement qu'en partait la Reine dans un petit + écrit qui se trouvait chez cette princesse, il ne lui en fut pas + moins dévoué jusqu'au tombeau. Quand Madame eut quitté la France, + n'écoutant que son zèle, il voulut l'aller rejoindre, quoique + accablé d'infirmités, et ce ne fut que par la considération de + l'embarras qu'il lui causerait, qu'on parvint à l'en dissuader. + Appelé comme témoin dans le procès de notre auguste et infortunée + souveraine, il se conduisit avec tout le respect qu'il lui + devait, sans s'embarrasser du danger que lui faisaient courir les + manières respectueuses qu'on lui reprochait d'avoir employées + vis-à-vis de la famille royale quand il fut appelé au Temple pour + soigner Madame. Il était si ému de la position dans laquelle il + voyait la Reine, que lorsqu'on lui parla de ses correspondances + secrètes avec elle pendant ses visites au Temple, il oublia de + dire qu'il n'était jamais entré dans sa chambre qu'avec un + municipal qui ne le quittait pas d'un instant. Cette courageuse + princesse, qui sentit que cette omission pourrait lui nuire, prit + alors la parole pour rappeler ce que le docteur oubliait de dire. + La situation critique dans laquelle elle se trouvait ne + l'empêchait pas d'écouter avec la plus grande attention ce qui + pouvait intéresser les personnes qui lui étaient attachées, pour + les disculper des accusations qu'on pouvait former contre elles. + On lui demanda quelle était la personne qui l'avait suivie à + Varennes: «Madame de Tourzel, gouvernante de mes enfants, que + nous avons obligée de nous y suivre.» Quel courage dans un pareil + moment! et serait-il possible de ne pas conserver un souvenir + profond d'une princesse aussi dévouée à ceux qui avaient été à + portée d'apprécier tant de grande et héroïques qualités? + +Nous eûmes aussi le bonheur de voir l'abbé Edgeworth, pendant notre +petit voyage de Paris. Le récit touchant qu'il nous fit des derniers +moments de notre bon roi nous fit verser bien des larmes; nous +l'écoutions avec le plus profond respect, et j'ai béni mille fois le +Ciel de m'avoir permis de voir cet ange consolateur. Je ne fus pas +assez heureuse pour voir M. l'abbé de Malesherbes, qui était alors à +Malesherbes; mais je vis madame de Senozan, sa soeur, et j'appris +que le Roi, en lui demandant ce que j'étais devenue, lui articula +ces propres paroles qu'il me fit transmettre à Abondant: «Je +désirerais que vous pussiez me donner des nouvelles de madame de +Tourzel. Elle m'a tout sacrifié, et j'éprouverais une grande +consolation si vous pouviez lui faire savoir combien j'ai été +sensible à son attachement.» + +Souvenir précieux qui restera toujours gravé dans ce coeur dont il +avait bien voulu apprécier les sentiments dans un si cruel moment. + +On n'eut pas, dans la suite, pour notre pauvre petit roi les égards +qu'on avait eus pour Madame. Ce jeune prince tomba malade au mois de +mai, et on ne voulut pas lui donner d'autre médecin que celui des +prisons. C'était heureusement Thierry, médecin du maréchal de +Mouchy, ce qui me donna la facilité de le voir, et de savoir de +lui-même des nouvelles de notre cher petit prince. Il était +profondément touché de la situation de la famille royale; il alla +trouver Brunger pour s'informer du tempérament de l'enfant, et +correspondit avec lui tout le temps de la maladie. Elle ne fut pas +de longue durée, et il fut promptement rétabli. On ne peut +s'empêcher de regretter que le Ciel n'en ait pas alors disposé; il +lui aurait épargné les mauvais traitements qu'il éprouva, et +l'affreuse captivité où il fut réduit, lors de sa séparation de la +famille royale: barbarie sans exemple et qui l'a conduit au tombeau. + +Il est impossible d'exprimer ce que nous souffrîmes quand nous +apprîmes que le jeune roi avait été enlevé à la Reine, pour être mis +dans l'appartement du Roi son père, sous la garde d'un nommé Simon, +homme atroce et qui avait donné sa mesure au Temple, le jour où il y +fut de garde comme commissaire. Je voyais jour et nuit ce pauvre +petit prince seul dans cet affreux séjour, malgré sa jeunesse, ses +grâces et tout ce qu'il avait de propre à exciter la pitié d'un être +moins féroce, maltraité, menacé et dans un désespoir affreux. Je me +représentais la profonde douleur dont était pénétrée la famille +royale; et les larmes me venaient continuellement aux yeux en +regardant le portrait de ce cher petit prince, que j'ai toujours +porté sur moi depuis le moment de notre séparation. + +Nous n'étions pas encore au comble du malheur, et nous ne +l'éprouvâmes que trop quand nous apprîmes que la Reine avait été +conduite à la Conciergerie. Nous ne pouvions penser sans effroi aux +suites de cette effroyable mesure; mais tant qu'existent encore les +personnes qui nous sont chères, il reste toujours un rayon +d'espérance, que fait bien connaître le sentiment que l'on éprouve +quand elles ne sont plus. Nous en fîmes la triste expérience en +apprenant la fin héroïque de cette illustre et courageuse princesse. +Je ne puis exprimer tout ce qui se passa alors dans mon âme; la +douleur de sa perte, l'inquiétude pour tout le reste de la famille +royale me causa un si violent désespoir, que j'en pensai perdre la +tête, et je n'aspirais qu'à rejoindre ceux dont la perte nous +affligeait si sensiblement. Le Ciel en décida autrement, et nous +sauva comme par miracle des dangers que nous courûmes sous le régime +de la Terreur, dans les diverses prisons où nous fûmes conduits au +mois de mars 1794, et dont nous ne sortîmes qu'à la fin du mois +d'octobre de la même année, trois mois après la mort de Robespierre. + +Nous eûmes encore la douleur de pleurer Madame Élisabeth, cet ange +de courage et de vertu. Elle était le soutien, l'appui et la +consolation de Madame. Nous étions dans la plus vive inquiétude de +cette jeune princesse. Nous nous représentions ce coeur si sensible, +seule dans cette horrible tour, livrée à elle-même, sans +consolation, et au milieu des peines les plus vives que le coeur +puisse ressentir. Les nôtres étaient déchirés en pensant à sa +situation et à celle de notre cher petit prince, traités l'un et +l'autre avec une barbarie sans exemple, et privés même de la douceur +de pleurer ensemble sur les malheurs dont ils étaient accablés. Non, +nous n'avons jamais pensé à nous plaindre; nous étions trop occupés +de celui du jeune roi et de Madame. + +Quand nous fûmes sortis de prison, et que nous eûmes un peu plus de +liberté, nous cherchâmes à avoir de leurs nouvelles; mais on gardait +un tel silence sur leur situation, que l'on ne pouvait former que +des conjectures souvent démenties par les événements. M. Hue faisait +l'impossible pour apprendre quelque chose sur ce qui les concernait, +et venait ensuite, avec une obligeance extrême, me faire part de ce +qu'il avait appris. Mais, malgré tous ses soins, il était si peu +instruit de leur véritable situation, qu'il m'assura, huit jours +avant la mort du jeune roi, qu'il était alors bien portant. + +J'appris ce cruel événement hors de chez moi et sans aucune +préparation. Je tombai alors dans un profond abattement; tout me +devint indifférent, et je ne sortis de cet état que lorsque j'appris +que l'Assemblée avait laissé mettre quelqu'un auprès de Madame. Mon +attachement pour elle me rendit des forces, et je me déterminai à +faire toutes les démarches nécessaires afin d'obtenir, pour Pauline +et pour moi, la faveur de partager de nouveau la captivité de cette +jeune princesse. On m'indiqua un député nommé Pémartin, qu'on +m'assura être un homme sensible, touché de sa situation et qui me +donnerait de bons conseils sur la conduite à tenir pour parvenir à +notre but. J'allai chez lui avec Pauline, et nous le trouvâmes tel +qu'on nous l'avait dépeint. Il n'avait malheureusement aucun crédit, +et ne put que nous indiquer les personnes auxquelles il fallait +s'adresser. Il nous nomma Cambacérès, Bergoin, Gauthier de l'Ain et +Boudin, tous membres du Comité de salut public. Les deux derniers, +chargés de la partie de la police de ce Comité, étaient les plus +influents. Nous commençâmes par aller chez Boudin, dont nous +tirerions meilleur parti que des autres. J'appris avec plaisir qu'il +n'avait pas voté la mort du Roi, et je m'en serais bien doutée à la +manière dont il nous reçut. Il nous écouta avec attention, parut +touché des malheurs de Madame, et je ne doute pas que nous +n'eussions obtenu cette permission si elle avait uniquement dépendu +de lui; mais malheureusement son collègue Gauthier avait plus de +crédit que lui. Il nous reçut d'abord assez bien, ainsi que +Cambacérès et Bergoin; mais ce dernier et Gauthier devinrent plus +difficiles lorsqu'il fut question de l'échange de Madame. Ils +commencèrent par élever quelques difficultés, qui augmentèrent +encore quand M. de Chantereine, employé à la police, demanda pour +sa femme ce que nous sollicitions avec tant d'ardeur. Ce Gauthier de +l'Ain, qui la protégeait probablement, nous mit très-durement à la +porte de son cabinet, quand nous revînmes chez lui, et nous laissa +voir clairement, par le peu d'honnêteté avec lequel il nous traita, +que nous n'avions plus rien à espérer; et nous apprîmes peu de jours +après que madame de Chantereine avait été mise auprès de Madame. + +Nous ne perdîmes pas encore toute espérance, et nous nous occupâmes +d'obtenir au moins la permission de la voir au Temple, puisqu'il n'y +avait plus moyen de nous y enfermer. Nous retournâmes chez Boudin, +qui nous laissa entrevoir la possibilité d'y réussir, et nous +engagea à avoir un peu de patience et à ne pas nous décourager. Nous +fûmes deux mois sans rien obtenir, au bout desquels une dame, que je +ne connaissais pas, vint me trouver, et m'offrit de me faire avoir +la permission d'entrer au Temple pour voir Madame, si je voulais l'y +employer. Elle me dit qu'étant en mesure de me rendre ce service, +elle s'en était fait un plaisir; mais que lui ayant été dit que +j'avais renoncé à l'idée d'aller au Temple, elle était au moment +d'abandonner ses démarches; que ne pouvant cependant pas me +soupçonner capable d'une pareille indifférence, elle avait voulu +s'en assurer par elle-même, et que tel était l'objet de sa visite. +On jugera facilement de la vivacité avec laquelle je l'en dissuadai, +et lui demandai de me procurer un bonheur auquel j'attachais tant +de prix, et dont j'aurais une reconnaissance éternelle. Je la priai +seulement de me permettre de prévenir Boudin, qui avait été trop +bien pour nous pour risquer de nous en faire un ennemi. Elle y +consentit, et revint le soir même me dire que la permission était +accordée et que je pouvais me la faire délivrer dès le lendemain. Je +lui demandai comment je pourrais lui témoigner ma reconnaissance. +Elle me répondit qu'elle était trop heureuse de pouvoir faire une +chose qui devait être agréable à Madame; qu'elle partait dans deux +jours pour la Normandie, et qu'elle ne me demandait qu'un petit mot +d'écrit quand j'aurais vu Madame, pour lui marquer ma satisfaction +du bonheur qu'elle m'avait procuré, et qu'elle le viendrait chercher +elle-même. Elle ne voulut pas me dire son nom, vint chercher le +petit mot d'écrit, et je n'en ai jamais entendu parler depuis. + +Nous allâmes, dès le lendemain, chez Boudin, et lui dîmes qu'on nous +avait assuré que si nous renouvelions nos démarches auprès du Comité +de salut public, nous pouvions espérer de voir Madame. Il nous dit +que c'était vrai, et nous conseilla de nous adresser de nouveau à +Gauthier de l'Ain, qui nous accorderait sur-le-champ la permission +d'entrer au Temple. Nous étions à onze heures du matin au Comité de +salut public, où Gauthier nous la remit lui-même. Elle nous donnait +la faculté d'entrer au Temple trois fois par décade, et il nous fut +enjoint de la laisser entre les mains des gardiens de Madame au +Temple. Je demandai à Gauthier si Madame avait connaissance de +toutes les pertes qu'elle avait faites; il nous dit qu'il n'en +savait rien; et nous eûmes tout le long du chemin, du Comité, qui se +tenait à l'hôtel de Brienne, jusqu'au Temple, l'inquiétude d'avoir +peut-être à lui apprendre qu'elle avait perdu tout ce qui lui +restait de plus cher au monde. + +En arrivant au Temple, je remis ma permission aux deux gardiens de +Madame, et je demandai à voir madame de Chantereine en particulier. +Elle me dit que Madame était instruite de tous ses malheurs, qu'elle +nous attendait et que nous pouvions entrer. Je la priai de dire à +Madame que nous étions à la porte. Je redoutais l'impression que +pouvait produire sur cette princesse la vue des deux personnes qui, +à son entrée au Temple, accompagnaient ce qu'elle avait de plus cher +au monde, et dont elle était réduite à pleurer la perte; mais +heureusement la sensibilité qu'elle éprouva n'eut aucune suite +fâcheuse. Elle vint à notre rencontre, nous embrassa tendrement, et +nous conduisit à sa chambre, où nous confondîmes nos larmes sur les +objets de ses regrets. Elle ne cessa de nous en parler, et nous fit +le récit le plus touchant et le plus déchirant du moment où elle se +sépara du Roi son père, dont elle était si tendrement aimée, et +auquel elle était si attachée. Je ne puis ajouter au récit de Cléry +qu'un trait, qui peint la grandeur d'âme de ce prince et son amour +pour son peuple. Je laisse parler Madame. + +«Mon père, avant de se séparer de nous pour jamais, nous fit +promettre à tous de ne jamais penser à venger sa mort; et il était +bien assuré que nous regarderions comme sacré l'accomplissement de +sa dernière volonté. Mais la grande jeunesse de mon frère lui fit +désirer de produire sur lui une impression encore plus forte. Il le +prit sur ses genoux et lui dit: «Mon fils, vous avez entendu ce que +je viens de dire; mais comme le serment est encore quelque chose de +plus sacré que les paroles, jurez, en levant la main, que vous +accomplirez la dernière volonté de votre père.» Mon frère lui obéit +fondant en larmes, et cette bonté si touchante fit encore redoubler +les nôtres.» + +On ne peut rien ajouter à une semblable réflexion dans un pareil +moment. + +Nous avions laissé Madame faible et délicate, et en la revoyant au +bout de trois ans de malheurs sans exemple, nous fûmes bien étonnées +de la trouver belle, grande et forte, et avec cet air de noblesse +qui fait le caractère de sa figure. Nous fûmes frappées, Pauline et +moi, d'y retrouver des traits du Roi, de la Reine, et même de Madame +Élisabeth. Le Ciel, qui la destinait à être le modèle de ce courage +qui, sans rien ôter à la sensibilité, rend cependant capable de +grandes actions, ne permit pas qu'elle succombât sous le poids de +tant de malheurs. + +Madame en parlait avec une douceur angélique; nous ne lui vîmes +jamais un seul sentiment d'aigreur contre les auteurs de tous ses +maux. Digne fille du Roi son père, elle plaignait encore les +Français, et elle aimait toujours ce pays où elle était si +malheureuse; et sur ce que je lui disais que je ne pouvais +m'empêcher de désirer sa sortie de France pour la voir délivrée de +son affreuse captivité, elle me répondit avec l'accent de la +douleur: «J'éprouve encore de la consolation, en habitant un pays où +reposent les cendres de ceux que j'avais de plus cher au monde.» Et +elle ajouta, fondant en larmes et du ton le plus déchirant: +«J'aurais été plus heureuse de partager le sort de mes bien-aimés +parents que d'être condamnée à les pleurer.» Qu'il était douloureux +et touchant en même temps d'entendre s'exprimer ainsi une jeune +princesse de quinze ans, qui, dans un âge où tout est espoir et +bonheur, ne connaissait encore que la douleur et les larmes! + +Elle nous parla avec attendrissement du jeune roi son frère, et des +mauvais traitements qu'il essuyait journellement. Ce barbare Simon +le maltraitait pour l'obliger à chanter la _Carmagnole_ et des +chansons détestables, de manière que les princesse pussent +l'entendre; et quoiqu'il eût le vin en horreur, il le forçait d'en +boire lorsqu'il voulait l'enivrer. C'est ce qui arriva le jour où il +lui fit dire devant Madame et Madame Élisabeth les horreurs dont il +fut question dans le procès de notre malheureuse reine. A la fin de +cette scène atroce, le malheureux petit prince, commençant à se +désenivrer, s'approcha de sa soeur, et lui prit la main pour la +baiser; l'affreux Simon, qui s'en aperçut, lui envia cette légère +consolation et l'emporta sur-le-champ, laissant les princesses dans +la consternation de ce dont elles venaient d'être témoins. + +Je ne pus m'empêcher de demander à Madame comment avec tant de +sensibilité, et dans une si affreuse solitude, elle avait pu +supporter tant de malheurs. Rien de si touchant que sa réponse, que +je ne puis m'empêcher de transcrire: + +«Sans religion, c'eût été impossible; elle fut mon unique ressource, +et me procura les seules consolations dont mon coeur pût être +susceptible; j'avais conservé les livres de piété de ma tante +Élisabeth; je les lisais, je repassais ses avis dans mon esprit, je +cherchais à ne m'en pas écarter et à les suivre exactement. En +m'embrassant pour la dernière fois et m'excitant au courage et à la +résignation, elle me recommanda positivement de demander que l'on +mit une femme auprès de moi. Quoique je préférasse infiniment ma +solitude à celle que l'on y aurait mise alors, mon respect pour les +volontés de ma tante ne me permit pas d'hésiter. On me refusa, et +j'avoue que j'en suis bien aise. + +«Ma tante, qui ne prévoyait que trop le malheur auquel j'étais +destinée, m'avait accoutumée à me servir seule et à n'avoir besoin +de personne. Elle avait arrangé ma vie de manière à en employer +toutes les heures: le soin de ma chambre, la prière, la lecture, le +travail, tout était classé. Elle m'avait habituée à faire mon lit +seule, me coiffer, me lacer, m'habiller, et elle n'avait, de plus, +rien négligé de ce qui pouvait entretenir ma santé. Elle me faisait +jeter de l'eau pour rafraîchir l'air de ma chambre, et avait exigé, +en outre, que je marchasse avec une grande vitesse pendant une +heure, la montre à la main, pour empêcher la stagnation des +humeurs.» + +Ces détails si intéressants à entendre de la bouche même de Madame +nous faisaient fondre en larmes; nous admirions le courage de cette +sainte princesse et cette prévoyance qui s'étendait sur tout ce qui +pouvait être utile à Madame. Elle fut la consolation de son auguste +famille et nommément de la Reine, qui, moins pieuse qu'elle en +entrant au Temple, eut le bonheur d'imiter cet ange de vertu. Non +contente de s'occuper de ceux qui lui étaient chers, elle employa +ses derniers moments à préparer à paraître devant Dieu les personnes +condamnées à partager son sort; et elle exerça la charité la plus +héroïque jusqu'à l'instant où elle alla recevoir les récompenses +promises à une vertu aussi éclatante et aussi éprouvée que l'avait +été celle de cette vertueuse et sainte princesse. + +Madame eut bien de la peine à se persuader qu'elle en était privée +pour toujours. Elle n'avait jamais pu croire qu'on pût pousser la +fureur jusqu'à attenter aux jours d'une princesse qui ne pouvait +avoir eu aucune part au gouvernement et dont on respectait tellement +la vertu, qu'un profond silence l'accompagna de la Conciergerie +jusqu'à la barrière de Monceaux. Il n'en était pas de même de la +Reine; elle l'avait vue trop en butte aux méchancetés; on redoutait +trop son courage et son titre de mère du jeune roi, pour qu'elle pût +se flatter de se retrouver un jour entre ses bras. Aussi ses adieux +furent-ils déchirants. + +Cette jeune princesse, depuis sa séparation d'avec Madame Élisabeth, +passa près de quinze mois seule, livrée à sa douleur et aux plus +tristes réflexions, n'ayant d'autre livre que les voyages de La +Harpe, qu'elle lut et relut plusieurs fois, manquant de tout, ne +demandant rien, et raccommodant elle-même jusqu'à ses bas et ses +souliers. Elle fut visitée quelquefois par des commissaires de la +Convention; ses réponses furent si courtes et si laconiques, qu'ils +ne prolongeaient pas la visite. Il semblait que le Ciel eût imprimé +sur elle le sceau de sa protection, car ils éprouvaient tous un +sentiment de respect dont aucun ne s'écarta un seul instant. Quand +elle entendait battre la générale, elle éprouvait un rayon +d'espérance; car, dans sa triste situation et sans crainte de la +mort, tout changement ne pouvait que lui être favorable. Elle se +crut un jour au bout de ses peines, et vit arriver la mort avec le +calme de l'innocence et de la vertu. Elle se trouva mal jusqu'à +perdre connaissance, et se réveilla comme d'un profond sommeil, sans +savoir combien de temps elle était restée dans ce triste état. +Malgré tout son courage, elle nous avoua qu'elle était si fatiguée +de sa profonde solitude, qu'elle se disait à elle-même: «Si l'on +finit par mettre auprès de moi une personne qui ne soit pas un +monstre, je sens que je ne pourrai m'empêcher de l'aimer.» + +Dans cette disposition, elle vit arriver avec plaisir au Temple +madame de Chantereine. Celle-ci ne manquait pas d'esprit et +paraissait avoir reçu de l'éducation. Elle savait l'italien, ce qui +avait été agréable à Madame, à qui on l'avait fait apprendre pendant +son éducation. Elle était adroite et brodait bien, ce qui était une +ressource pour cette jeune princesse, à qui elle donnait des leçons +de broderie. Mais, élevée dans une petite ville de province, dans la +société de laquelle elle brillait, elle y avait pris un ton de +suffisance et une si grande idée de son mérite, qu'elle croyait +devoir être le mentor de Madame, et prendre avec elle un ton de +familiarité dont la bonté de cette princesse l'empêchait de +s'apercevoir. Nous cherchions, Pauline et moi, à lui montrer le +respect qu'elle lui devait par celui que nous lui témoignions; mais +ce fut inutilement. Elle avait si peu d'idée des convenances, +qu'elle se croyait autorisée à prendre des airs d'autorité qui nous +faisaient mal à voir. Elle était, de plus, très-susceptible, aimait +qu'on lui fît la cour, et nous regarda de très-mauvais oeil, quand +elle vit que nous nous bornions vis-à-vis d'elle aux seuls égards de +politesse. Madame l'avait prise en amitié, et lui donna les soins +les plus touchants dans une violente attaque de nerfs qu'elle +éprouva un jour où nous étions au Temple. Elle paraissait s'être +attachée à Madame, et dans les circonstances où l'on se trouvait, on +devait être heureux de voir auprès d'elle une personne qui +paraissait lui être agréable et à qui on ne pouvait refuser des +qualités. + +Elle nous laissa seules avec Madame dans les premières visites que +nous rendîmes à cette princesse; mais elle se mit ensuite presque +toujours en tiers avec nous, et nous la vîmes moins à notre aise, +surtout après le 13 vendémiaire; car craignant alors de se +compromettre, elle fut moins complaisante qu'elle ne l'avait été +d'abord. Je trouvai cependant le moyen de mettre Madame au courant +de ce qu'il lui importait de savoir, et de lui remettre une lettre +du Roi. C'était la réponse à une lettre bien touchante que Madame +lui avait écrite le lendemain du jour où je la vis pour la première +fois. Le Roi lui parlait en père le plus tendre, et elle aurait bien +désiré garder sa lettre, mais il n'y avait pas moyen. Je courais +risque de la vie chaque fois que je me chargeais d'une de ses +correspondances, et il en eût été de même si on eût trouvé chez +Madame une lettre de Sa Majesté. Elle la brûla, à son grand regret, +et j'éprouvai une peine sensible à lui en demander le sacrifice. + +J'avais écrit au Roi le lendemain du jour où j'eus le bonheur de +voir Madame pour la première fois. J'en reçus une réponse pleine de +bonté, que j'ai également regretté de n'avoir pu conserver. Il me +chargeait de pressentir Madame sur le désir qu'il avait de lui voir +épouser Mgr le duc d'Angoulême. Ce mariage s'alliait si bien à +l'attachement qu'elle conservait pour son auguste famille, et même +pour cette France qui l'avait si maltraitée, qu'elle y était portée +d'elle-même. Un motif bien puissant pour son coeur vint encore à +l'appui: c'était le voeu bien prononcé du Roi son père et de la +Reine de conclure ce mariage à l'instant de la rentrée des princes, +et je lui rapportai les propres paroles de la Reine, quand Leurs +Majestés me donnèrent la marque de confiance de me parler de leurs +projets à cet égard: + +«On s'est plu, me dit cette princesse, à donner à mes frères des +impressions défavorables au sentiment que nous leur portons. Nous +leur prouverons le contraire en donnant sur-le-champ la main de ma +fille au duc d'Angoulême, malgré sa grande jeunesse, qui aurait pu +nous faire désirer d'en retarder le moment.» + +Elle entra, de plus, dans le détail de petits arrangements qui y +étaient relatifs, et dont je fis part à Madame pour confirmer la +vérité de mon récit. Elle parut étonnée qu'ils ne lui en eussent +jamais parlé, et je lui fis sentir que c'était une mesure de +prudence de leur part de ne pas occuper son imagination de pensées +de mariage, qui auraient pu nuire à l'application qu'exigeaient ses +études. + +L'idée d'unir ses malheurs à ceux de sa famille et d'être encore +utile à son pays, en prévenant les prétentions qu'aurait pu former +un prince étranger à l'occasion de son mariage, fit encore une +grande impression sur l'esprit de Madame. Elle me fit mille +questions sur Mgr le duc d'Angoulême, auxquelles je ne pus répondre, +vu l'ignorance où nous étions de ce qui se passait hors de France; +car nous étions obligées, Pauline et moi, d'user d'une grande +circonspection pour ne pas perdre l'espoir de l'accompagner à +Vienne. + +Elle me demanda, dès le premier jour de notre entrée au Temple, des +nouvelles de toutes les personnes qui lui avaient été attachées, +ainsi qu'à la Reine et à la famille royale, et nommément des jeunes +personnes qu'elle voyait chez moi. Son coeur n'oubliait rien de ce +qui pouvait les intéresser. Elle était aussi sensiblement touchée de +l'intérêt qu'on mettait à lui prouver l'attachement qu'elle +inspirait. Les fenêtres qui donnaient sur le jardin du Temple ne +désemplissaient pas à l'heure de sa promenade. On faisait de la +musique dans les environs; on y chantait des romances dont on ne +pouvait dissimuler qu'elle fût l'objet. Ce sentiment qu'on lui +portait était une consolation pour son coeur affligé; mais, après le +13 vendémiaire, il ne fut plus possible de les exprimer aussi +visiblement. + +Je demandai un jour à Madame si elle n'avait jamais été incommodée +pendant le temps de sa profonde solitude: «Ma personne m'occupait si +peu, dit-elle, que je n'y faisais pas grande attention.» Ce fut +alors qu'elle nous parla de cet évanouissement dont j'ai fait +mention plus haut, en y ajoutant des réflexions si touchantes sur le +peu de cas qu'elle faisait de la vie, qu'on ne pouvait l'entendre +sans être profondément ému. Je ne puis rappeler ces détails sans +attendrissement, mais je me reprocherais de ne pas faire connaître +le courage et la générosité de cette jeune princesse. Loin de se +plaindre de tout ce qu'elle avait eu à souffrir dans cette horrible +tour, qui lui rappelait tant de malheurs, elle n'en parlait jamais +d'elle-même; et son souvenir ne put jamais effacer de son coeur +l'amour d'un pays qui lui fut toujours cher. + +Elle nous dit qu'après le 9 thermidor on eut plus d'attentions pour +elle. On chargea du soin de sa personne et de celle du jeune roi un +nommé Laurent, qui fut mieux pour elle que pour lui, car le sort du +jeune prince ne fut véritablement amélioré que lorsqu'il eut été +remplacé par Lasne et Gomin, que l'on nomma commissaires du Temple. +Ils trouvèrent ce malheureux petit prince dans un état affreux, et +dans les détails duquel je ne me sens pas le courage d'entrer. Ils +se trouvent d'ailleurs dans d'autres ouvrages où ce fait est +rapporté avec beaucoup d'exactitude. + +Lasne était un franc soldat, loyal et sans ambition; il se bornait à +répondre aux questions qu'on lui faisait, et ne parlait de Madame +qu'avec le plus profond respect[8]. Gomin avait plus d'esprit que +Lasne, mais moins de franchise et plus d'ambition. Il faisait sa +cour à madame de Chantereine, dans l'espoir qu'elle pourrait lui +être utile; et il lui avait persuadé qu'il était de très-bonne +famille, quoiqu'il fût fils tout simplement du garde de madame de +Nicolaï. Ces deux gardiens étaient bien pour Madame, qui se louait +de leur conduite, et ils paraissaient lui être fort attachés. + + [8] Après le départ du Temple de Madame, on fit de ce monument + une prison d'État dont Lasne fut nommé concierge. Tous les + prisonniers s'en sont généralement loués, malgré son exactitude à + remplir les fonctions de sa place. Je n'en fus pas étonnée + d'après sa conduite à mon égard, dont je rendrai compte dans le + courant de ces Mémoires. + +J'interromps un moment ce qui regarde Madame pour parler de ce que +j'appris au Temple concernant le jeune roi, dont je parlais souvent +à Gomin et à Lasne, et je joindrai à ces détails le récit de sa +mort et des précautions que je pris pour m'assurer de sa réalité, +dont je ne puis conserver le plus léger doute. Il me paraît utile +d'en donner la preuve à ceux qui liraient ces Mémoires. + +Gomin me dit que, lorsqu'on leur avait remis le jeune prince entre +les mains, il était dans un état d'abandon qui faisait mal avoir, et +dont il éprouvait les plus fâcheux inconvénients. Il était tombé +dans un état d'absorbement continuel, parlant peu, ne voulant ni +marcher ni s'occuper de quoi que ce pût être. Il avait cependant +quelques éclairs de génie surprenants. Il aimait à quitter sa +chambre, et on lui faisait plaisir quand on le portait dans la +chambre du Conseil et qu'on l'asseyait auprès de la fenêtre. Le +pauvre Gomin, qui, malgré sa bonne volonté, ne s'entendait pas au +soin des malades, ne s'aperçut pas d'abord que cet état +d'absorbement tenait à une maladie dont le pauvre petit prince était +atteint, et qui était la suite des mauvais traitements, du défaut +d'air et d'exercices plus nécessaires à cet enfant qu'à tout autre; +car, en parlant de la beauté de son visage qui s'est conservée au +delà même de sa vie, il faisait l'éloge de deux petites pommes +rouges qu'il avait sur les joues, et qui n'annonçaient que trop la +fièvre interne qui le consumait. Il ne tarda cependant pas à +s'apercevoir qu'il avait des grosseurs à toutes les articulations, +et il demanda à plusieurs reprises qu'on lui fît voir un médecin. On +ne tint aucun compte de ses instances, et on ne lui envoya +Dussault, chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu, que lorsque les +secours lui étaient devenus totalement inutiles. + +Dussault éprouva la plus vive émotion en voyant l'état déplorable où +était réduit cet auguste et malheureux enfant. Il avait le plus +grand désir de le rappeler à la vie et y employait tous ses soins. +Il n'avait que cette pensée dans l'esprit, ne dormait ni jour ni +nuit, et passait tout son temps à chercher s'il ne pourrait trouver +quelque moyen d'y parvenir. Son imagination s'échauffa tellement, +que sa santé s'en ressentit. Il éprouva une fonte d'humeur +considérable. La crainte de se voir remplacer par un individu qui ne +partagerait pas ses sentiments lui fit prendre les moyens de +l'arrêter; ses humeurs s'enflammèrent, et il fut atteint d'une +dysenterie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Pelletan, +qui lui succéda dans la place de chirurgien-major de l'Hôtel-Dieu, +fut envoyé au Temple pour le remplacer. L'enfant était mourant; il +ne put qu'adoucir ses souffrances, et peu de jours après le jeune +roi n'existait plus. + +Ne pouvant soutenir l'idée d'une perte qui m'était aussi sensible, +et conservant quelques doutes sur sa réalité, je voulus m'assurer +positivement s'il fallait perdre tout espoir. Je connaissais depuis +mon enfance le médecin Jeanroi, vieillard de plus de quatre-vingts +ans, d'une probité peu commune et profondément attaché à la famille +royale. Il avait été choisi pour assister à l'ouverture du corps du +jeune roi; et pouvant compter sur la vérité de son témoignage comme +sur le mien propre, je le fis prier de passer chez moi. Sa +réputation l'avait fait choisir par les membres de la Convention +pour fortifier de sa signature la preuve que le jeune roi n'avait +point été empoisonné. Ce brave homme refusa d'abord de se rendre au +Temple pour constater les causes de sa mort, les avertissant que, +s'il apercevait la moindre trace de poison, il en ferait mention au +risque même de sa vie: «Vous êtes précisément l'homme qu'il nous est +essentiel d'avoir, lui dirent-ils, et c'est pour cette raison que +nous vous avons préféré à tout autre.» Ils n'avaient pas eu besoin +d'employer le poison; la barbarie de leur conduite vis-à-vis d'un +enfant de cet âge devait immanquablement le conduire au tombeau. Sa +bonne constitution prolongea son supplice; la malpropreté dans +laquelle on le laissait volontairement, et le défaut d'air et +d'exercices, lui avaient dissous le sang et vicié toutes les +humeurs. Ce jeune prince, que j'avais quitté dans un état si frais +et si sain, était dans un état affreux, suite nécessaire de la +cruelle vie à laquelle des êtres aussi corrompus qu'impitoyables +l'avaient condamné. Sa jeunesse, sa beauté et ses grâces n'avaient +pu attendrir la dureté de leurs coeurs. + +Je demandai à Jeanroi s'il l'avait bien connu avant son entrée au +Temple. Il me dit qu'il l'avait vu rarement, et ajouta, les larmes +aux yeux, que la figure de cet enfant, dont les ombres de la mort +n'avaient point altéré les traits, était si belle et si +intéressante, qu'elle était toujours présente à sa pensée, et qu'il +reconnaîtrait parfaitement le jeune prince si on lui en montrait un +portrait. Je lui en fis voir un frappant que j'avais heureusement +conservé. «On ne peut s'y méprendre, dit-il, fondant en larmes, +c'est lui-même, et on ne peut le méconnaître.» + +Ce témoignage fut encore fortifié par celui de Pelletan, qui, appelé +chez moi en consultation quelques années après la mort de Jeanroi, +fut frappé de la ressemblance d'un buste qu'il trouva sur ma +cheminée avec celle de ce cher petit prince, et quoiqu'il n'eût +aucun signe qui pût le faire reconnaître, il s'écria en le voyant: +«C'est le Dauphin; ah! qu'il est ressemblant!» et il répéta le +propos de Jeanroi: «Les ombres de la mort n'avaient point altéré la +beauté de ses traits.» Il ajouta qu'il ne l'avait vu que bien peu, +qu'il était mourant, insensible à tout, excepté aux soins qu'on lui +rendait, dont il était encore touché. + +Il m'était impossible de former le plus léger doute sur le +témoignage de deux personnes aussi recommandables. Il ne me restait +plus qu'à pleurer la mort de mon cher petit prince. Je le fis encore +avec plus de certitude, lorsque le hasard me fournit une dernière +preuve, qu'on pouvait regarder comme irrécusable, même avant le +témoignage de Pelletan. + +Madame nous offrit un jour de nous mener dans l'appartement du Roi; +elle y entra, suivie de Pauline, avec un saint respect. La perte du +jeune roi était encore si récente, que je ne me sentis pas le +courage de revoir un lieu où il avait tant souffert, et je priai +Madame de me permettre de ne l'y pas accompagner. J'entrai dans les +appartements de la petite tour, et je fus bien aise de ne pas avoir +eu la même faiblesse. Après avoir revu les lieux que Pauline et moi +avions quittés avec tant de regrets, Madame nous mena à la +bibliothèque, et nous y passâmes l'après-midi. Elle se mit à causer +avec Pauline et me dit: «Si vous aviez la curiosité de feuilleter le +registre qui est sur cette table, vous y verriez le compte rendu par +les commissaires depuis notre entrée au Temple.» Je ne me fis pas +prier et je me mis sur-le-champ à feuilleter et à examiner ce +registre. J'y vis, jour par jour, les comptes rendus à la Convention +sur les augustes prisonniers. Ils ne me confirmèrent que trop qu'on +ne pouvait raisonnablement conserver le plus léger espoir sur la vie +du jeune roi. Comme je craignais que le temps me manquât, je +m'attachai d'abord à examiner ce qui regardait notre jeune roi. J'y +vis tous les progrès de sa maladie, les détails de ses derniers +moments, et même ceux qui concernaient sa sépulture[9]. Quand j'eus +fini cette triste lecture et que je commençais à reprendre ce qui +concernait la famille royale, Gomin entra dans la bibliothèque, et +me voyant le registre entre les mains, il s'emporta violemment, me +reprocha très-aigrement l'imprudence de ma conduite, et me menaça de +s'en plaindre. Madame, avec sa bonté ordinaire, s'avoua coupable de +m'avoir donné le registre, et lui dit qu'il lui ferait de la peine +de pousser les choses plus loin. La peur de se compromettre lui +tournait la tête, et il appela son confrère Lasne pour savoir s'il +pouvait accéder à ce que Madame désirait. Lasne lui conseilla de ne +rien faire qui pût lui faire de la peine, et de se contenter de me +faire promettre de ne dire à personne que j'eusse vu le registre et +rien de ce qu'il pouvait contenir. J'ai tenu fidèlement ma promesse +jusqu'au moment où parut ce dernier petit imposteur qui se disait M. +le Dauphin, et où je crus utile de confondre son imposture par le +récit de tout ce que je viens d'écrire de relatif à notre jeune roi. +Il ne pouvait plus d'abord y avoir d'inconvénient pour Lasne et pour +Gomin, et je n'ai jamais compris comment ce dernier avait été si +affligé de me voir lire un registre qui n'était qu'à son avantage, +puisqu'il prouvait évidemment qu'il n'avait rien négligé pour +procurer au jeune prince les secours qui lui ont été si constamment +refusés. + + [9] Le curé de Sainte-Marguerite, feu M. Dubois, m'a dit + plusieurs fois, et nommément peu de temps avant sa mort, que le + suisse de cette paroisse, qui avait été témoin de l'inhumation du + jeune roi, ainsi que les porteurs du corps et le fossoyeur, + pouvaient donner des renseignements précis sur l'endroit du + cimetière où reposaient les cendres du jeune roi. + +Sa mort avait fait une grande sensation, et avait opéré un +changement sensible dans l'opinion publique, qui en accusait les +conventionnels. Inquiets de leur sort, si la France renouvelait la +majorité de ses députés, ils proposèrent de décréter que leur +renouvellement ne se ferait que par tiers. Cette proposition fut +débattue, et le décret qu'ils prononcèrent pour son admission ne +passa que par une fraude manifeste. Mais n'étant plus assez forts +pour se livrer à leur génie persécuteur, ils nous laissaient assez +tranquilles. Je profitai de ce calme pour faire regarder ma +permission de rentrer au Temple comme de trois fois par semaine, au +lieu de décade, et nous y allâmes ainsi régulièrement jusqu'au 13 +vendémiaire, où il devint nécessaire de nous renfermer strictement +dans la lettre de la permission qui nous avait été accordée. + +Le mouvement qui existait dans Paris dès le commencement de cette +journée, et qui était la suite de celui qu'il y avait eu la veille +dans toutes les sections de cette ville, nous décida, Pauline et +moi, à aller au Temple pour nous trouver auprès de Madame à tout +événement[10]. + + [10] Paris se trouvait alors, ainsi que toute la France, excédé + du joug de la Convention, et il se serait estimé heureux de se + retrouver sous le gouvernement de son souverain légitime. Les + sections de Paris se montrèrent même avec plus de courage qu'on + n'en aurait osé attendre; mais comme il n'y avait pas d'ensemble + dans leur conduite, ni personne qui pût en imposer de manière à + réunir tous les esprits sous une même direction, cette bonne + volonté devint inutile. Il est hors de doute que s'il y eût eu un + chef pour diriger ce mouvement, la contre-révolution se serait + opérée par la France elle-même et sans le secours de personne. On + m'a assuré qu'à cette époque Pichegru avait offert à Mgr le + prince de Condé de venir (mais seul) prendre le commandement de + son armée, dont il pourrait disposer autrement, voulant avoir à + lui seul l'honneur de la Restauration; mais ce prince, qui ne + connaissait pas assez Pichegru pour s'y fier totalement, n'osa + risquer de quitter la sienne, et nous perdîmes une des plus + belles occasions qui se soient présentées pendant le cours de + cette malheureuse révolution. + +Nous étions, ainsi qu'elle, dans une grande agitation, n'osant nous +livrer à l'espérance, lorsque Gomin vint nous avertir qu'on tirait +le canon, et qu'étant monté sur la plate-forme de la Tour, il y +avait entendu une grande fusillade. Il devenait évident, puisque +nous n'entendions parler de rien, que les événements n'étaient pas +en notre faveur, et Gomin nous fit observer qu'il serait imprudent +d'attendre la nuit fermée pour rentrer chez nous. Nous reculions +toujours, ne pouvant nous déterminer à quitter Madame; il fallut +cependant bien nous décider. Elle nous dit adieu bien tristement, +pensant aux malheurs que pourrait occasionner cette fatale journée, +et nous lui promîmes de revenir le lendemain, pour peu qu'il y en +eût de possibilité. + +Nous cheminâmes en silence, et dans une grande inquiétude sur ce qui +se passait dans les rues de Paris. Nous ne vîmes rien d'effrayant +jusqu'à la place de Grève, où il y avait une foule énorme qui +se pressait et s'étouffait pour se sauver plus vite. Nous +demandâmes à un homme qui paraissait plus calme que les autres si +nous pouvions passer les ponts sans danger pour retourner au +faubourg Saint-Germain. Il nous conseilla de nous éloigner des +quais, de passer promptement le pont Notre-Dame, et de nous enfoncer +dans l'intérieur de Paris. Le passage du pont était effrayant; on +voyait la fumée et la lueur des canons qui ne discontinuaient pas de +tirer; mais une fois rentrées dans les rues, nous ne rencontrâmes +qui que ce soit. Chacun s'était renfermé dans sa maison, et nous +vîmes pour la première fois dans la rue du Colombier quelques +personnes rassemblées, mais qui ne purent nous dire ce qui se +passait. Nous ne le sûmes qu'en arrivant chez la duchesse de +Charost, ma fille, qui était dans une mortelle inquiétude de ne pas +entendre parler de nous. Nous ne revînmes chez elle qu'à neuf heures +du soir, et elle éprouva une grande joie de nous revoir saines et +sauves. + +Nous retournâmes au Temple le lendemain; Madame nous vit arriver +avec grand plaisir. Elle était inquiète de ce qui se passait dans la +ville et de notre retour. Nous ne pûmes lui apprendre que des +événements affligeants. La Convention, qui mourait de peur de voir +marcher sur elle les sections, avait perdu la tête; entrait qui +voulait au Comité de salut public et y donnait son avis. Bonaparte, +qui avait examiné avec soin tout ce qui se passait, et qui avait vu +le peu d'ordre qu'il y avait dans tous les mouvements des sections +et la terreur qui régnait dans tous les esprits, promit à la +Convention de faire tourner cette journée à son avantage, si elle +voulait lui laisser la direction de la conduite à tenir. Elle y +consentit. Il fit venir sur-le-champ des canons qu'il établit rue +Saint-Honoré, et fit tirer à mitraille sur les troupes des sections +et les dispersa en un moment. Ce fut l'époque du commencement de sa +fortune. La frayeur et la stupeur prirent alors la place de +l'espérance; les soldats insultaient les passants, et chacun +frémissait des suites que pourrait avoir cette cruelle journée. + +Malgré le mouvement qui existait dans Paris, nous continuâmes nos +courses au Temple paisiblement et sans éprouver le moindre +inconvénient. Nous y allions à pied, seules et sans domestique, et +nous n'en revenions qu'à la nuit, pour prolonger le plus longtemps +possible le temps que nous passions avec Madame. Nous nous +promenions avec elle dans le jardin, quand le temps le permettait, +et nous faisions ensuite sa partie de reversi. Nous lui apportâmes +un peu de tapisserie, et nous faisions tout ce qui dépendait de nous +pour lui procurer un peu de distraction. + +Nous n'eûmes pas à nous reprocher de ne pas avoir fait toutes les +démarches possibles pour parvenir à accompagner Madame à Vienne. +Nous revîmes Cambacérès et tous les membres des divers comités de +qui cette permission pouvait dépendre, et nous avions tout espoir de +réussir, lorsque, le 8 novembre, la force armée, accompagnée de deux +commissaires de police, arriva chez moi à huit heures du matin, avec +ordre de m'arrêter; et ne m'y trouvant point, les deux commissaires +s'établirent dans ma chambre jusqu'à mon retour. J'étais sortie de +très-bonne heure, et je rentrais tranquillement pour déjeuner, +lorsque la femme de notre suisse m'avertit de ce qui se passait. Je +rebroussai chemin et j'allai chez mon homme d'affaires, rue de +Bagneux, petite rue dans un quartier peu fréquenté, pour me donner +le temps de réfléchir sur ce qu'exigeait ma position. + +Je savais qu'on avait arrêté la personne qui avait la correspondance +du Roi, laquelle avait dans ses papiers une lettre que j'écrivais à +Sa Majesté, en lui en envoyant une de Madame. J'avais, de plus, chez +moi le manuscrit de l'ouvrage de M. Hue, qui avait insisté pour que +je prisse le temps de le lire, malgré l'inquiétude que je lui avais +témoignée d'en être dépositaire. Tout cela me tourmentait +extrêmement et me mettait dans une grande incertitude sur le parti +que je devais prendre, lorsque madame de Charost, à qui j'avais +trouvé moyen de faire savoir l'endroit où j'étais retirée, me fit +dire qu'elle avait soustrait le manuscrit, qui était en sûreté. De +son côté, mon brave homme d'affaires, qui avait été avertir M. Hue +de ce qui venait d'arriver en le rassurant sur le sort de son +manuscrit, m'apporta aussi l'heureuse nouvelle que la personne +chargée de la correspondance du Roi avait été mise en liberté et +était déjà loin de Paris. N'ayant plus rien de positif à redouter et +ne voulant pas que l'on pût dire que je m'étais cachée dans le +moment où j'avais l'espoir d'accompagner Madame, je revins chez moi, +au risque de ce qui pouvait en arriver. Je fus avertie par +d'excellentes personnes de mon quartier, que je rencontrai dans la +rue, que la force armée était chez moi, et qui ne comprirent pas que +je pusse volontairement m'exposer à tomber en pareilles mains. + +Dès que je fus de retour chez moi, les commissaires de police firent +l'inventaire de mes papiers. Comme je n'en avais conservé aucun, +j'étais parfaitement tranquille sur le résultat de cette mesure, et +je dînai tranquillement chez moi avant de me rendre à l'hôtel de +Brienne, où se tenait le Comité de salut public, qui ne s'ouvrait +qu'à six heures. Mes deux filles, la duchesse de Charost et Pauline, +ne voulurent point m'abandonner, et me suivirent à ce Comité, qui, +quoique supprimé, continuait encore ses fonctions. On nous fit +attendre une grande heure avant de m'interroger, et il n'y eut pas +de moyen qu'on n'employât pour m'effrayer. C'était précisément le +jour où l'on avait fait périr le pauvre Lemaître, accusé de +correspondance tendant à rappeler en France la maison de Bourbon, +et l'on ne m'épargna aucun des détails de cette triste journée, +ajoutant que l'on userait dorénavant de la plus grande sévérité +envers tous les royalistes, même pour les dames à chapeaux, ayant +grand soin de me fixer en tenant ces aimables propos. Ils finirent +par renvoyer mes filles, lorsque je fus prête à paraître devant ceux +qui devaient m'interroger. + +On me fit subir un interrogatoire de plus de deux heures, et il est +impossible d'imaginer des questions plus captieuses et plus sottes +que celles qui formèrent la matière de cet interrogatoire. Ils me +supposaient en correspondance avec l'Empereur et avec toutes les +puissances qui s'intéressaient à la maison de Bourbon; ils voulaient +savoir le nom de toutes les personnes que je connaissais dans Paris, +et ils me firent mille questions sur ce qui concernait Madame, me +demandant ce que je lui disais lorsque j'étais seule avec elle, +quels étaient ses occupations et ses sentiments. Ces derniers, que +je leur exprimai hardiment, ne pouvaient que les faire rougir. Ils +étaient enragés de ne pouvoir me prendre en défaut. Plusieurs me +menaçaient, et un d'entre eux, plus violent que les autres, me dit +en gesticulant fortement: «Vous nous guettez comme le chat guette la +souris; je vais bientôt vous confondre par toutes les preuves que je +vais produire contre vous.»--«Quand vous me les aurez fait +connaître, lui répondis-je, je verrai ce que j'aurai à y répondre.» +Ils s'arrêtaient de temps en temps pour signer des mandats d'arrêt, +passant et repassant devant moi pour essayer de me troubler. N'en +ayant pu venir à bout, ils terminèrent enfin ce bel interrogatoire, +qu'ils trouvèrent eux-mêmes si pitoyable, qu'ils refusèrent de m'en +donner la copie, quoique je fusse en droit de l'obtenir. + +Je fus conduite à onze heures du soir au collége des Quatre Nations, +dont on avait fait une prison, et je restai trois fois vingt-quatre +heures au secret. Au bout de ce temps, la nouvelle Assemblée, dont +le tiers renouvelé était bien composé, demanda que l'on fît sur ma +personne l'application de la nouvelle Constitution; et comme elle +exigeait que sous deux ou trois fois vingt-quatre heures au plus +tard le prévenu fût interrogé par le juge de paix de sa section, qui +avait le droit de décider s'il y avait matière ou non à accusation, +on me mena chez le juge de paix de notre section. C'était, +heureusement pour moi, un honnête homme, et il se conduisit comme +tel. Un des députés, qui avait assisté à mon interrogatoire, le lui +apporta lui-même, et lui demanda si, sur l'exposé des faits qui en +faisaient la matière, il n'y pouvait pas trouver quelque motif +d'accusation. Le juge de paix lui répondit sans hésiter que c'était +impossible, tant qu'on n'en produirait pas d'une autre nature. Il +insista sans plus de succès; et le juge Violette, indigné, trouva +moyen de me faire dire que je fusse parfaitement tranquille, que je +serais renvoyée chez moi. Le député, mécontent de la réponse, +parvint à faire rendre un décret qui laissait sous le joug de +l'accusation toute personne saisie d'un mandat d'arrêt, quoique +justifiée par son interrogatoire, jusqu'à ce que le jury +d'accusation l'eût acquittée définitivement. Le juge de paix me +donna copie de l'interrogatoire qu'il m'avait fait subir, et j'y vis +avec douleur qu'on n'avait pas eu plus d'égards pour Madame, et que +c'était sur la conformité de ses réponses avec les miennes, dans +l'interrogatoire qu'on lui avait fait subir, que j'avais été mise en +liberté. + +Je connaissais trop Madame pour avoir mis en doute sa discrétion, et +je n'avais nulle inquiétude d'être compromise par ses réponses. +Cette nouvelle persécution fut la suite d'une intrigue particulière, +dont le but était de m'empêcher de suivre Madame à Vienne, et +d'avoir un prétexte pour faire dire à l'Empereur que je n'avais pu +l'y accompagner, étant sous le poids d'une accusation. Je n'en ferai +pas connaître les auteurs, ce qui me regarde personnellement ne +pouvant avoir d'intérêt qu'autant que cela a quelque rapport avec la +famille royale. + +Je me doutais bien que nous ne rentrerions plus au Temple; mais +comme on n'avait pas révoqué notre permission d'y entrer, nous y +retournâmes, Pauline et moi, comme à l'ordinaire, quoique plusieurs +personnes, par intérêt pour nous, voulussent nous en détourner, +nous avertissant qu'elles avaient entendu dire que c'était bien ma +faute si j'avais été arrêtée, que je ne pouvais m'en prendre qu'à +l'indiscrétion de ma conduite avec Madame. Selon eux, j'exaltais son +imagination, en lui donnant des idées de mariage avec Mgr le duc +d'Angoulême, et mon désir de retourner près d'elle pourrait avoir +des suites fâcheuses pour moi. Je me moquai de ces propos, et je me +serais reproché toute ma vie de m'être condamnée moi-même à une +privation aussi sensible. Arrivées au Temple, on nous fit attendre +dans la loge du portier, où Gomin vint nous signifier la défense de +nous y recevoir à l'avenir. + +Nous ne pûmes exprimer, même par écrit, à Madame les sentiments que +nous éprouvions. Gomin fut seul notre interprète; et de ce moment +jusqu'à son départ nous fûmes privées de toute correspondance avec +elle; nous n'apprîmes son départ que par les journaux. M. Hue, qui +avait obtenu la permission de l'aller rejoindre à la frontière pour +rester auprès d'elle à Vienne, vint nous voir avant son départ, et +se chargea de nos commissions verbales. Madame m'écrivit d'Huningue, +avant de quitter la France. Je conserve précieusement cette lettre, +ainsi que celle que j'en reçus de Calais, à sa rentrée en France, +comme des monuments précieux de ses bontés pour moi et de la justice +qu'elle n'a cessé de rendre au profond attachement que je lui ai +voué jusqu'à mon dernier soupir. + +Quand Madame fut partie, on me conseilla de faire des démarches pour +obtenir le jugement du jury d'accusation, et de m'adresser à M. +Benezech, ministre de l'intérieur, qui avait été la chercher au +Temple pour la remettre entre les mains de madame de Soucy et de M. +Méchin, que l'Assemblée avait nommés pour la conduire à la +frontière. Je saisis avec empressement cette occasion d'apprendre de +lui quelques détails sur le voyage de Madame, et j'allai chez lui +avec Pauline. Il nous parla de cette princesse avec le plus profond +respect et en homme touché de ses malheurs et du courage avec lequel +elle les supportait. Il était étonné de l'attachement qu'elle +conservait pour la France et de l'impression de douleur qu'elle +éprouvait en la quittant; il était encore attendri en parlant de la +sensibilité avec laquelle elle remerciait les personnes qui +l'avaient soignée au Temple, et de cette indulgente bonté qui +n'avait conservé aucun ressentiment de tout ce qu'elle avait +souffert pendant sa captivité. Elle lui laissa le sentiment d'une +profonde estime. Et comment s'en défendre quand on voyait une +princesse aussi jeune, capable d'aussi grands efforts sur elle-même? +Elle les avait puisés dans les grands principes qui fortifièrent le +grand caractère que le Ciel lui avait donné en partage. + +J'eus le bonheur de recevoir plusieurs lettres de Madame pendant son +séjour en pays étranger, et une, entre autres, qui n'a pu être lue +sans respect et sans attendrissement, même par des personnes d'une +opinion douteuse, lesquelles ne pouvaient revenir de sa grandeur +d'âme et de la sensibilité avec laquelle elle exprimait des +sentiments si opposés à ceux que lui prêtaient les ennemis de la +maison de Bourbon. + +Les persécutions que j'éprouvai dans la suite et que l'on fit +rejaillir sur mes enfants, et notamment sur la marquise de Tourzel, +ma belle-fille, et la duchesse de Charost, ma fille, ont trop peu +d'intérêt pour être rappelées dans un ouvrage uniquement consacré à +rendre hommage à la mémoire de nos augustes et malheureux +souverains, à rappeler leurs souffrances, cette extrême bonté qui ne +les abandonna jamais, et faire connaître en même temps le beau +caractère qu'a développé Madame, à peine sortie de l'enfance, dans +toutes les circonstances d'une vie aussi éprouvée que la sienne. + + + + +FRAGMENTS + + Sur l'arrivée et le mariage de Madame à Mittau, écrits par M. + l'abbé de Tressan à un de ses amis, après en avoir été + témoin. + + 7 JUIN 1799. + + +Je suis arrivé ici, il y a quelques jours, avec milord Folkestone; +et malgré le peu de temps qui me reste pour compléter notre voyage, +nous n'avons pu résister au désir d'être témoins de l'arrivée de +Madame à Mittau. Les bontés du Roi nous autorisent à y rester +jusqu'après le mariage de cette princesse avec Mgr le duc +d'Angoulême. + +Il nous serait impossible de peindre tous les sentiments qui nous +animent; mais, puisque tous les détails qui tiennent à cet ange +consolateur intéressent la religion, l'honneur et la sensibilité de +toutes les âmes honnêtes, nous allons recueillir nos souvenirs et +nos pensées pour que vous puissiez leur donner quelque ordre, et +nous vous prions, milord et moi, de citer de cette lettre tout ce +que vous croirez capable d'inspirer les sentiments que nous +éprouvons. + +Vous vous rappelez l'événement dirigé par le Ciel qui vint adoucir +les larmes que répandait l'héritier de saint Louis, de Louis XII et +de Henri IV sur les malheurs de la France et de sa famille. Quelque +sérénité ne reparut sur son front qu'au moment où il apprit que +Madame se rendait à Vienne; son coeur soupira plus librement +lorsqu'il la vit dans cet asile; et aidé, comme il se plaît à le +répéter, d'un ami fidèle, que le temps où nous vivons ne permet pas +de nommer, il réunit tous ses soins et ses efforts pour obéir aux +vues de la Providence, qui lui confiait le soin de veiller sur +l'auguste fille de Louis XVI. + +Il ne resta pas un moment incertain sur le choix de l'époux qu'il +désirait voir accepter par Madame. Jamais son coeur paternel et +français ne put soutenir l'idée de la voir séparée de la France, +quelque nécessaire qu'il parût être de lui donner un appui et de la +sauver du dénûment qui la menace encore. Madame fut la première à +désirer un mariage qui lui permît d'unir son sort à celui de sa +famille; et, conservant dans son coeur un sentiment profond pour +cette France qui l'avait rendue si malheureuse, elle y donna son +approbation. Le Roi s'occupa alors uniquement d'obtenir que cette +princesse vînt s'unir aux larmes, aux espérances et aux sentiments +de l'héritier de son nom. Les voeux du Roi furent exaucés, Madame +est dans ses bras; c'est là qu'elle réclame ses droits à l'amour des +Français et qu'elle forme des voeux ardents pour leur bonheur; car +de ses longs et terribles malheurs, il ne lui reste que l'extrême +besoin de faire des heureux. + +Dès que le Roi eut levé tous les obstacles qui s'opposaient à ses +désirs, il instruisit la Reine qu'il allait unir bientôt ses enfants +adoptifs, et lui demanda de venir l'aider à les rendre heureux. La +Reine accourut. Elle est à Mittau depuis le 4 de ce mois; elle voit +tous les regards satisfaits de sa présence, et les voeux qu'elle +entend former pour son bonheur lui prouvent combien les Français qui +l'entourent ont de dévouement et d'amour pour leurs maîtres. + +Le lendemain du retour de la Reine, le Roi se mit en voiture pour +aller au-devant de Madame. Une route longue et pénible n'avait point +altéré ses forces; elle ne souffrait que du retard qui la tenait +encore éloignée du Roi. Dès que les voitures furent un peu +rapprochées, Madame commanda d'arrêter et descendit rapidement; on +voulut essayer de la soutenir, mais s'échappant avec une incroyable +légèreté, elle courait à travers les tourbillons de poussière vers +le Roi, qui, les bras tendus, accourait pour la serrer contre son +coeur. Les efforts du Roi pour la soutenir ne purent l'empêcher de +se jeter à ses pieds. Il se précipita pour la relever, et on +l'entendit s'écrier: «Je vous vois enfin, je suis heureuse; voilà +votre enfant; veillez sur moi, soyez mon père.» Ah! Français, que +n'étiez-vous là pour voir pleurer votre Roi! vous auriez senti que +celui qui verse des larmes ne peut être l'ennemi de personne; vous +auriez senti que vos regrets, votre repentir, votre amour, +pouvaient seuls ajouter au bonheur qu'il éprouvait en ce moment. + +Le Roi, sans proférer une parole, serra Madame contre son sein, et +lui présenta le duc d'Angoulême. Ce jeune prince, retenu par le +respect, ne put s'exprimer que par des larmes, qu'il laissa tomber +sur les mains de sa cousine en les pressant contre ses lèvres. + +On se remit en voiture, et bientôt après Madame arriva. Aussitôt que +le Roi aperçut ceux de ses serviteurs qui volaient au-devant de lui, +il s'écria rayonnant de bonheur: «La voilà!» et il la conduisit +auprès de la Reine. + +A l'instant, le château retentit de cris de joie. On se précipitait; +il n'existait plus de consigne, plus de séparation; il ne semblait +plus y avoir qu'un sanctuaire, où tous les coeurs allaient se +réunir. Les regards avides restaient fixés sur les appartements de +la Reine. Ce ne fut qu'après que Madame eut présenté ses hommages à +Sa Majesté, que, conduite par le Roi, elle vint se montrer à nos +yeux, trop inondés de larmes pour conserver la puissance de +distinguer ses traits. + +Le premier mouvement du Roi, en apercevant la foule qui +l'environnait, fut de conduire Madame auprès de l'homme inspiré qui +dit à Louis XVI: «Fils de saint Louis, montez au ciel.» Ce fut à lui +le premier à qui il présenta Madame. Des larmes coulèrent de tous +les yeux, et le silence fut universel. A ce premier mouvement de la +reconnaissance, un second succéda. Le Roi conduisit Madame au milieu +de ses gardes: «Voilà, dit-il, les fidèles gardes de ceux que vous +pleurez; leur âge, leurs blessures et leurs larmes vous disent tout +ce que je voudrais exprimer.» Il se retourna ensuite vers nous tous, +en disant: «Enfin, elle est à nous, nous ne la quitterons plus, et +nous ne sommes plus étrangers au bonheur.» + +N'attendez pas que je vous répète nos voeux, nos pensées, nos +questions; suppléez à tout le désordre de nos sentiments. + +Madame rentra dans son appartement pour s'acquitter d'un devoir +aussi cher que juste, celui d'exprimer sa reconnaissance à S. M. +l'empereur de Russie. Dès les premiers pas qu'elle avait faits dans +son empire, elle avait reçu les preuves les plus nobles et les plus +empressées de son intérêt, et le coeur de Madame avait senti tout ce +qu'elle devait au coeur auguste et généreux auquel le Ciel a confié +la puissance et donné la volonté de secourir les rois malheureux. + +Après avoir rempli ce devoir, Madame demanda l'abbé Edgeworth. Dès +qu'elle fut seule avec ce dernier consolateur du Roi son père, ses +larmes coulèrent en abondance, et les mouvements de son coeur furent +si violents, qu'elle fut prête à s'évanouir. L'abbé Edgeworth +effrayé voulut appeler: «Ah! laissez-moi pleurer avec vous, lui dit +Madame; ces larmes en votre présence me soulagent.» Elle n'avait +alors pour témoin que le Ciel et celui qu'elle regardait comme son +interprète. Pas une plainte n'échappa de son coeur; M. l'abbé +Edgeworth n'a vu que des larmes. C'est de lui-même que je tiens ce +récit; il m'a permis de le citer; il sait que sa modestie +personnelle doit céder à la nécessité de faire connaître cette âme +pure et céleste. + +La famille royale dîna dans son intérieur, et nous eûmes à cinq +heures du soir l'honneur d'être présentés à Madame. Ce fut alors +seulement que nous pûmes considérer l'ensemble de ses traits. Il +semble que le Ciel ait voulu joindre à la fraîcheur, à la grâce, à +la beauté, un caractère sacré pour le rendre plus cher et plus +vénérable aux Français, en retraçant sur sa physionomie les traits +de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. Ces +ressemblances augustes sont si grandes, que nous sentions le besoin +d'invoquer ceux qu'elle rappelait. + +Ces souvenirs, et la présence de Madame, semblaient unir le ciel et +la terre, et toutes les fois qu'elle voudra parler en leur nom, son +âme douce et généreuse forcera tous les sentiments à se modeler sur +les siens. + + + FIN DU TOME SECOND. + + + + + TABLE + + DU TOME SECOND. + + + CHAPITRE XIV. + + (1791) + + Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la + manière de recevoir le Roi.--Arrivée et discours de ce prince à + l'Assemblée.--Continuation des troubles et commencement de ceux + de la Vendée.--Demande du Roi aux commandants de la marine de + ne pas abandonner leurs postes.--Même demande aux officiers de + la part de M. du Portail, ministre de la guerre.--Proclamation + de M. de Lessart, ministre de l'intérieur, pour engager les + émigrés à rentrer en France.--Lettre écrite par le Roi aux + ministres étrangers pour notifier aux puissances l'acceptation + de la Constitution, et leur réponse à cette + notification.--Changement dans le ministère.--Troubles + d'Avignon 1 + + + CHAPITRE XV. + + RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE 13 + + + CHAPITRE XVI. + + (1791) + + Persécution contre les prêtres insermentés.--Injures que leur + prodigue l'Assemblée, et décret prononcé contre + eux.--Discussion sur les émigrés, et loi qui en fut la + suite.--Nomination de M. Cayer de Gerville au ministère de + l'intérieur, et celle du comte Louis de Narbonne à la + guerre.--Démarche du Roi auprès des puissances étrangères pour + faire cesser les rassemblements des émigrés, et le peu de + succès de cette démarche.--Dénonciation contre les + ministres.--Péthion nommé maire de Paris, et Manuel procureur + de la Commune. 20 + + + CHAPITRE XVII. + + (1792) + + Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats + de Châteauvieux.--Persécution contre les officiers fidèles au + Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses + créatures.--Lettre du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle + de l'Empereur relative aux menaces faites à l'électeur de + Trèves.--Décret contre les princes frères du Roi.--Autre décret + pour faire payer aux émigrés les frais de la guerre.--Empire + que prennent les Jacobins sur toutes les parties de la France + par la terreur qu'ils inspirent.--Demande de mettre en activité + la haute cour nationale.--Rapport satisfaisant de M. de + Narbonne sur l'état de l'armée, et dénué de toute + vérité.--Brissot déclare qu'on ne peut compter sur aucune + puissance étrangère.--Crainte des Jacobins d'une médiation + armée entre toutes les puissances pour le maintien de l'ordre + en France.--Établissement de la garde constitutionnelle du Roi. 35 + + + CHAPITRE XVIII. + + (1792) + + Brigandages et fermentation excitée par les factions dans toutes + les provinces du royaume.--Audace des Jacobins.--Décret + d'accusation contre M. de Lessart, et son envoi à Orléans pour + être jugé par la haute cour nationale.--Dénonciations + journalières contre les ministres.--Le Roi reçoit leur + démission et se décide à en prendre dans le parti des + Jacobins.--Amnistie accordée par l'Assemblée pour tous les + crimes commis à Avignon.--Son refus d'écouter aucune + représentation des députés opposés aux factieux.--Suppression + des professeurs de l'instruction publique, des confréries, de + tous les Ordres religieux, et même de celui des Soeurs de la + Charité. 53 + + + CHAPITRE XIX. + + (1792) + + Continuation des troubles.--Désarmement du régiment d'Ernest par + les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom de + Marseillais.--Les Suisses rappellent ce régiment.--Mort de + l'Empereur.--Assassinat du roi de Suède.--Honneurs rendus aux + déserteurs de Châteauvieux.--M. de Fleurieu est nommé + gouverneur de Mgr le Dauphin.--Le Roi est forcé de déclarer la + guerre aux puissances.--Son début peu favorable aux + Français.--L'Assemblée ne dissimule plus son projet d'établir + en France une république.--Déclamations contre les nobles et + les prêtres.--Abolition des cens et rentes.--Éloignement des + Suisses de Paris. 68 + + + CHAPITRE XX. + + (1792) + + Le prétendu comité autrichien.--Le Roi dénonce cette calomnie au + tribunal du juge de paix La Rivière.--Condamnation de + celui-ci.--Retour aux Tuileries de madame de + Lamballe.--Proposition Goyer relative au mariage.--Protestation + de Dumouriez contre le roi de Sardaigne.--Plaintes de la Reine + contre M. de Mercy.--Son grand courage.--Louis XVI fait brûler + l'édition des Mémoires de madame de la Motte.--Décret contre + les prêtres insermentés.--Licenciement de la garde + constitutionnelle du Roi et envoi de M. de Brissac à + Orléans.--Pauline de Tourzel. 102 + + + CHAPITRE XXI. + + (1792) + + Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.--Manuel et + la Fête-Dieu.--Dénonciation de Chabot.--Le duc + d'Orléans.--Lettre de M. Roland rendue publique avant que le + Roi en eût connaissance.--Le Roi nomme de nouveaux + ministres.--Démarche courageuse du directoire de Paris pour + remédier aux maux que la lettre de M. Roland pouvait + produire.--Moyens employés pour opérer un mouvement dans + Paris.--Journée du 20 juin.--Suites de cette journée et menées + des factieux pour hâter le renversement de la monarchie. 122 + + + CHAPITRE XXII. + + (1792) + + Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la + Constitution; son peu de succès.--Continuation des menées pour + opérer la destruction de la monarchie.--Arrêté du conseil + général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et + leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et + les officiers militaires et municipaux qui avaient participé à + la journée du 20 juin.--Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du + Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de + concorde.--Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander + par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et + sa famille.--Elle proclame la patrie en danger.--Changement de + ministres.--Démarche des constitutionnels pour sauver le Roi, + l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y + refuse.--L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se permet + les insultes les plus violentes contre le Roi et sa + famille.--Renvoi des troupes de ligne dont on redoutait + l'attachement pour la personne de Sa Majesté.--Arrivée des + Marseillais.--Manifeste du duc de Brunswick.--L'Assemblée se + sert de cette occasion pour exaspérer les esprits.--Péthion + dénonce le Roi à la barre et provoque par sa conduite la + journée du 10 août. 158 + + + CHAPITRE XXIII. + + (1792) + + Journées des 9 et 10 août.--Le Roi se détermine à aller à + l'Assemblée.--On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille, + et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour + à ses séances et y entendant les discours les plus outrageants + pour sa personne.--La Commune de Paris se rend maîtresse de + l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne + du Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous + renfermés au Temple.--Péthion, Manuel et plusieurs autres + officiers municipaux les y conduisent.--Madame la princesse de + Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur + service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple + avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et + conduites à la Force.--Journées des 2 et 3 septembre.--Mort de + madame la princesse de Lamballe. 206 + + + COPIE D'UNE LETTRE + + Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse + de Béarn, à madame la comtesse de Saint-Aldegonde, sa soeur, + dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la + prison de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre, + en date du 8 septembre 1792. 279 + + + CHAPITRE XXIV. + + Ce chapitre contient ce que j'ai pu apprendre de positif sur la + situation de la famille royale en 1793.--Les démarches + infructueuses que nous fîmes, Pauline et moi, pour nous + enfermer au Temple avec Madame en 1795.--La permission que nous + obtînmes enfin d'y entrer, mais seulement pour faire des + visites à cette princesse.--L'espoir que l'on nous donna de + raccompagner à Vienne, d'après la demande de la cour + d'Autriche, espoir qui se termina par une nouvelle arrestation, + une prison et une accusation, pour avoir un prétexte de s'y + refuser.--Circonstances de la mort du jeune roi Louis XVII et + détails positifs que j'ai recueillis à ce sujet. 304 + + FRAGMENTS + + Sur l'arrivée et le mariage de Madame à Mittau, écrits par M. + l'abbé de Tressan à un de ses amis, après en avoir été témoin. 345 + + + FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND. + + + PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires de Madame la Duchesse de +Tourzel, by Louise Elisabeth de Croy d'Havré Duchesse de Tourzel + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DUCHESSE DE TOURZEL *** + +***** This file should be named 34918-8.txt or 34918-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/9/1/34918/ + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/34918-8.zip b/34918-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e24c8b3 --- /dev/null +++ b/34918-8.zip diff --git a/34918-h.zip b/34918-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ef8f8bf --- /dev/null +++ b/34918-h.zip diff --git a/34918-h/34918-h.htm b/34918-h/34918-h.htm new file mode 100644 index 0000000..3a3ba17 --- /dev/null +++ b/34918-h/34918-h.htm @@ -0,0 +1,11807 @@ + <!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + <html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" + content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + The Project Gutenberg's eBook of Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, Louise Elisabeth de Croy d'Havré</title> + <style type="text/css"> + + p { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + } + + h1,h2,h3,h5 { + text-align: center; /* all headings centered */ + clear: both; + } + + hr.c5 {width: 5%; margin-top: 2em; margin-bottom: 2em;} + hr.c15 {width: 15%; margin-top: 2em; margin-bottom: 2em;} + + body {margin-left: 12%; + margin-right: 12%; + } + + .pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ + /* visibility: hidden; */ + position: absolute; + left: 94%; + font-size: 10px; + font-variant: normal; + font-style: normal; + text-align: right; + background-color: #FFFACD; + border: 1px solid; + padding: 0.3em; + } /* page numbers */ + + .footnotes {border: dashed 1px; background-color: #F0FFFF} + .footnote {margin-left: 15%; margin-right: 15%; font-size: 0.9em;} + .footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} + .fnanchor {vertical-align: super; font-size: .6em; text-decoration: none; + font-style: normal;} + + .figcenter {margin: auto; text-align: center;} + + .content {margin-left: 15%; margin-right: 13%; font-size: 0.9em;} + .hanging {margin-left: 3em; text-indent: -2em;} + .dalign {position: absolute; right: 11%; text-align: right;} + + .box {margin: auto; + text-align: center; + border: 1px solid; + padding: 1em; + background-color: #F0FFFF; + width: 25em;} + + sup {font-size: 0.7em;} + + .center {text-align: center;} + .smcap {font-variant: small-caps; font-size: 90%;} + + .p2 {margin-top: 2em;} + .p4 {margin-top: 4em;} + .p6 {margin-top: 6em;} + + .left5 {margin-left: 5%;} + .right {text-align: right;} + +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, by +Louise Elisabeth de Croy d'Havré Duchesse de Tourzel + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel + Gouvernante des enfants de France pendant les années 1789 à 1795 + +Author: Louise Elisabeth de Croy d'Havré Duchesse de Tourzel + +Editor: François-Joseph Des Cars + +Release Date: January 11, 2011 [EBook #34918] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DUCHESSE DE TOURZEL *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<div class="box"> +<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. +L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.</p></div> +<p><a name="Page_I" id="Page_I"></a></p> + +<p class="p2 center"><big><b>THE FRENCH REVOLUTION</b></big><br /> +<big><b>RESEARCH COLLECTION</b></big></p> + +<p class="p2 center"><big><b>LES ARCHIVES DE LA</b></big><br /> +<big><b>REVOLUTION FRANÇAISE</b></big></p> + +<div class="p2 figcenter"><img src="images/pergamon.jpg" width="82" height="75" +alt="logo" title="" /></div> + +<p class="center p2"><small>PERGAMON PRESS</small><br /> +<small>Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK</small></p> + +<p class="p4"><a name="Page_II" id="Page_II"></a></p> + +<h3>MÉMOIRES</h3> + +<h5>DE MADAME</h5> + +<h2>LA DUCHESSE DE TOURZEL</h2> +<p class="p4"><a name="Page_III" id="Page_III"></a></p> + +<p class="center">L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction +et de reproduction à l'étranger.<br /> +Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de +la librairie) en mai 1883.</p> + +<p class="p2 center"><small><b>PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</b></small></p> + +<p class="p6"><a name="Page_IV" id="Page_IV"></a></p> + +<h3>MÉMOIRES</h3> + +<p class="p2 center"><b>DE MADAME</b></p> + +<h1>LA DUCHESSE DE TOURZEL</h1> + +<p class="center"><small><b>GOUVERNANTE DES ENFANTS DE FRANCE</b></small><br /> +<small><b>PENDANT LES ANNÉES</b></small><br /> +<small><b>1789, 1790, 1791, 1792, 1793, 1795</b></small></p> + +<p class="p4 center"><small><b>PUBLIÉS PAR</b></small></p> + +<p class="center"><span class="smcap"><b>Le duc</b></span><b> DES CARS</b></p> + +<p class="p4 center"><i>Ouvrage enrichi du dernier portrait de la Reine</i></p> + +<p class="center"><big><b>TOME SECOND</b></big></p> + +<div class="p2 figcenter"><img src="images/illlus004.png" width="150" height="164" +alt="logo2" title="" /></div> + +<p class="center p4"><small><b>PARIS</b></small><br /> +<small><b>E. PLON <span class="smcap">et</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS</b></small><br /> +<small><b>10, RUE GARANCIÈRE</b></small></p> + +<p class="center p4"><b>1883</b></p> + +<p class="center"><i><small>Tous droits réservés</small></i></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">1</a></span></p> + +<div class="p2 figcenter"><img src="images/marie_antoinette_s.jpg" width="75" height="100" +alt="reine" title="" /></div> + +<p class="center"><span class="smcap">portrait de la reine marie-antoinette</span><br /> +Pastel fait en 1791, par Kucharsky.<br /> +<a href="images/marie_antoinette.jpg">Agrandissement</a></p> + +<h2 class="p4">MÉMOIRES<br /> +DE<br /> +MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL</h2> + +<h2 class="p4">CHAPITRE XIV</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1791</b></small></p> + +<p class="center"><b>ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE</b></p> + +<p class="content hanging">Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la +manière de recevoir le Roi.—Arrivée et discours de ce prince +à l'Assemblée.—Continuation des troubles et commencement +de ceux de la Vendée.—Demande du Roi aux commandants +de la marine de ne pas abandonner leurs postes.—ême +demande aux officiers de la part de M. du Portail, ministre de +la guerre.—Proclamation de M. de Lessart, ministre de l'intérieur, +pour engager les émigrés à rentrer en France.—Lettre +écrite par le Roi aux ministres étrangers pour notifier aux puissances +l'acceptation de la Constitution, et leur réponse à cette +notification.—Changement dans le ministère.—Troubles +d'Avignon.</p> + +<p class="p2">L'Assemblée ouvrit ses séances par une discussion +sur la manière de prêter le serment exigé des +députés. On convint d'un commun accord que le +serment serait prêté sur la Constitution, devenue +l'Évangile des Français; qu'on irait la chercher en +<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">2</a></span> +grande pompe dans les Archives nationales; qu'elle +serait apportée par six vieillards, et que dans le +moment où elle entrerait dans la salle, chacun se +lèverait et resterait debout, la tête découverte. On +avait proposé, pour lui faire encore plus d'honneur, +de la recevoir au bruit du canon, mais on se borna +à la réception proposée d'abord. Elle fut reçue aux +cris de: <i>Vive la Constitution!</i> et le serment fut prêté +par chaque député, la main levée sur ce livre sacré. +Cette Constitution, si solennellement jurée et dont +la durée devait être si courte, fut reportée avec la +même solennité dans les Archives nationales.</p> + +<p>On délibéra ensuite sur la manière de recevoir +le Roi, lorsqu'il viendrait à l'Assemblée, s'il ne +serait pas à propos de supprimer, en lui parlant, le +titre de Majesté, et de se borner à celui de Roi des +Français; et l'on se permit à ce sujet des réflexions +peu respectueuses pour l'autorité royale. On finit +cependant par conserver le titre usité, en rapportant +le décret qui avait déjà été prononcé, vu le +mauvais effet qu'il produisait dans le public, en +déclarant toutefois que toute la supériorité serait +reconnue appartenir à l'Assemblée, et que le fauteuil +du Roi serait à la droite de celui du président +et lui serait parfaitement conforme. On convint +ensuite que l'on ne se lèverait que pour le moment +de l'arrivée du Roi, et que l'on ne se découvrirait +que lorsqu'il se serait découvert lui-même.</p> + +<p>On fut promptement à même d'observer ce cérémonial. +<span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">3</a></span> +Le Roi arriva à l'Assemblée, et représenta +la nécessité de donner à l'administration toute la +force et l'autorité nécessaires pour maintenir la paix +dans le royaume; de s'occuper sérieusement des +finances et des moyens d'assurer la répartition et +le recouvrement de l'impôt, pour procurer la libération +de l'État et le soulagement du peuple. Il +fit sentir la nécessité de simplifier les procédures, +de s'occuper de l'éducation publique, d'encourager +le commerce et l'industrie, de protéger la liberté +de croyance de chacun et les propriétés, afin d'ôter +par là tout prétexte de quitter un pays où les lois +seraient mises en vigueur, et dans lequel on saurait +respecter les lois et les propriétés.</p> + +<p>Il promit, de son côté, de ne rien négliger pour +le rétablissement de la discipline militaire et de la +marine, si nécessaire pour protéger le commerce +et les colonies; il ajouta que les mesures qu'il avait +prises pour entretenir la paix et l'harmonie entre +les puissances étrangères lui donnaient tout lieu d'espérer +que sa tranquillité ne serait pas troublée.</p> + +<p>M. Pastoret, président de l'Assemblée, répondit +à ce discours par un éloge pompeux de la Constitution, +qui, loin d'ébranler la puissance royale, lui +donnait des bases plus solides et rendait le Roi le +plus grand monarque de l'univers, et il l'assura que +son union avec l'Assemblée pour la pleine et entière +exécution de la Constitution remplissait le vœu des +Français, dont les bénédictions en seraient le fruit. +<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">4</a></span></p> + +<p>L'acceptation de la Constitution ne ramena pas +la paix en France, et il y eut même peu de temps +après un commencement de troubles dans la Vendée, +au sujet des persécutions religieuses. On y +envoya des commissaires, entre autres Goupilleau +de Fontenay, qui, connaissant bien le pays, engagea +l'Assemblée à prendre des moyens de douceur vis-à-vis +d'un peuple qui ne demandait que la liberté +de sa croyance, en se chargeant des frais de son +culte, lequel peuple était d'ailleurs simple, soumis +aux lois, et d'un naturel docile.</p> + +<p>M. Thevenard, ministre de la marine, ayant +donné sa démission, fut remplacé par M. Bertrand. +Le profond attachement de ce dernier pour le Roi, +et un caractère bien prononcé, étaient des motifs +suffisants pour lui attirer la haine d'une Assemblée +dont il ne voulait pas être le vil flatteur. Aussi +encourut-il promptement sa disgrâce, malgré son +extrême attention à éviter tout ce qui pouvait blesser +l'orgueil de ses membres, et à faire exécuter ponctuellement +tous les articles de la Constitution.</p> + +<p>Par le conseil de ce ministre, le Roi écrivit de +sa main aux commandants de la marine une lettre, +contre-signée Bertrand, pour les engager, par les +motifs les plus sacrés, à ne pas abandonner leur +poste, et à sentir ce qu'ils devaient à leur pays et à +leur roi dans les circonstances difficiles où l'on se +trouvait. Mais, pour que leur présence fût utile, +il eût fallu supprimer cet esprit d'insubordination +<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span> +soutenu par l'Assemblée, qui mettait les officiers +dans l'impossibilité de se faire obéir, et par conséquent +d'opérer aucun bien.</p> + +<p>M. du Portail voulut imiter la conduite de +M. Bertrand vis-à-vis des officiers de l'armée de +terre, malgré le peu de confiance qu'il pouvait +inspirer, ce ministre étant regardé comme le moteur +de l'insurrection, par sa demande d'admission des +soldats dans tous les clubs du royaume.</p> + +<p>M. de Lessart fit aussi, de son côté, une proclamation +pour engager les émigrés à rentrer en France, +les assurant que le Roi ne regarderait comme de +véritables amis que ceux qui reviendraient dans +leur pays, où leur présence était si nécessaire, leur +représentant, de plus, que si leur attachement pour sa +personne les avait fait hésiter de prêter un serment +qu'ils considéraient comme incompatible avec leurs +devoirs, la conduite de Sa Majesté leur ôtait tout +prétexte de s'y refuser.</p> + +<p>Mais la conduite de l'Assemblée n'était rien +moins que propre à appuyer la demande du Roi, +et à persuader les émigrés de l'utilité de leur retour. +Aussi cette proclamation fut-elle loin de produire +l'effet qu'en avait espéré M. de Lessart.</p> + +<p>L'Assemblée profita d'une erreur qui avait retardé +la mise en liberté de quatre soldats accusés d'insubordination, +pour déclamer contre les ministres. +Une pétition de scélérats détenus dans les prisons +donna occasion aux injures les plus violentes contre +<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span> +leurs personnes. On voulut qu'ils se présentassent +continuellement à la barre pour rendre compte de +leur conduite, et tout annonça, dès le commencement +de la séance, l'impossibilité où ils se trouveraient +d'exercer les fonctions de leur ministère. Le +but de l'Assemblée était d'en dégoûter les véritables +serviteurs du Roi, en leur ôtant tout moyen de le +servir, et de forcer ce prince à les remplacer par +leurs amis et leurs créatures.</p> + +<p>M. de Montmorin, ne pouvant plus soutenir la +manière impérieuse dont l'Assemblée traitait les +ministres, et les insultes journalières qu'elle leur +faisait éprouver, demanda et obtint sa démission. +M. de Lessart, ministre de l'intérieur, fut chargé +du portefeuille, en attendant la nomination de son +successeur. Le Roi en fit part à l'Assemblée, ainsi +que de la nomination de MM. Geoffroy, de Bonnaire +de Forges, Boucaut, Gilbert des Mollières et Desjobert +pour commissaires de la trésorerie.</p> + +<p>M. Tarbé les avait indiqués à Sa Majesté, qui les +avait acceptés sans balancer. Ce ministre était sincèrement +attaché au Roi; j'eus occasion de le voir, +et il me parla de ce prince de la manière la plus +touchante. Il était persuadé de la nécessité de faire +respecter son autorité, sans compromettre sa personne, +et, pour y parvenir, de n'accorder des places +qu'à des gens instruits et capables de les bien remplir, +de manière que le public pût faire la différence +des choix du Roi avec ceux de l'Assemblée. Mais la +<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span> +persécution que cette dernière faisait souffrir à ceux +qui ne partageaient pas son délire rendit souvent +inutile cette sage précaution.</p> + +<p>Le Roi fit également annoncer à l'Assemblée le +choix qu'il avait fait de MM. de Brissac d'Hervilly et +de Pont-l'Abbé pour commander sa garde constitutionnelle: +le premier pour la commander en chef, +le second pour être à la tête de la cavalerie, et le +troisième à celle de l'infanterie. La conduite franche, +loyale et pleine d'honneur du duc de Brissac +lui avait acquis l'estime générale, et ceux qui ne +partageaient pas ses opinions ne pouvaient s'empêcher +de le respecter. Les deux autres étaient d'excellents +officiers, et dont la réputation ne laissait rien +à désirer; aussi ces choix furent-ils généralement +approuvés. J'ai peu connu M. de Pont-l'Abbé, mais +beaucoup M. d'Hervilly, dont le dévouement au +Roi était sans bornes, et duquel j'aurai occasion de +parler dans la suite de ces mémoires.</p> + +<p>Quoique M. de Montmorin eût quitté le ministère, +il fut chargé par le Roi de donner communication +à l'Assemblée de la notification qu'il avait +donnée aux puissances de l'Europe de son acceptation +de la Constitution, et de la réponse de chacune +d'elles. Elle était dans le même sens que toutes les +lettres que l'on avait fait écrire au Roi depuis son +retour de Varennes, et ses ministres dans les cours +étrangères étaient chargés d'insister auprès des +puissances sur la nécessité où avait été le Roi +<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> +d'accepter une Constitution pour laquelle le vœu du +peuple était si fortement prononcé; que le Roi, qui +n'avait en vue que le bonheur de ses sujets, serait +au comble de ses vœux, si les restrictions mises à +son autorité remplissaient le but que l'Assemblée +s'était proposé; que les imperfections que l'on +pouvait remarquer dans la Constitution avaient été +prévues; et qu'il y avait tout lieu d'espérer qu'elles +pourraient être réparées sans livrer la France à de +nouvelles secousses.</p> + +<p>Le roi d'Espagne répondit qu'il était loin de vouloir +troubler le repos de la France, mais qu'il ne +pouvait croire à la libre accession du Roi son cousin +à la Constitution, tant qu'il ne le verrait pas éloigné +de Paris et des personnes soupçonnées de lui faire +violence.</p> + +<p>Le roi de Suède déclara avec sa franchise ordinaire +que le roi de France n'étant pas libre, il ne +pouvait reconnaître aucune mission de la part de la +France.</p> + +<p>Les autres puissances ne parlèrent que de leur +désir de voir le bonheur du Roi être le fruit de tous +les sacrifices qu'il faisait à celui de la France; mais, +comme elles ne parlaient que très-succinctement de +la nation, elles furent loin de satisfaire l'Assemblée, +encore plus enivrée de sa puissance que celle qui +l'avait précédée.</p> + +<p>M. de Montmorin l'assura qu'elle n'avait rien à +craindre des puissances étrangères, et que c'était au +<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> +Roi qu'on devait la tranquillité de la France; mais +que pour la maintenir il fallait mettre les lois en +vigueur, et faire cesser l'abus des écrits incendiaires +qui y mettaient un obstacle journalier.</p> + +<p>Goupilleau et Audrein se plaignirent de ce que +M. de Montmorin ne rendit pas compte de l'état de +la négociation avec la Suisse pour faire participer +les déserteurs de Châteauvieux à l'amnistie accordée +aux déserteurs français. «Quoiqu'il ait quitté le +ministère, s'écria un des membres de l'Assemblée, +il n'en est pas moins responsable. Il ne faut pas +que la responsabilité des ministres soit un vain +épouvantail.» Et cette réflexion fut applaudie du +plus grand nombre des membres de l'Assemblée.</p> + +<p>Depuis un mois qu'elle avait ouvert ses séances, +il y en avait eu bien peu qui n'eussent été de nature +à affliger le cœur du Roi et à lui démontrer l'impossibilité +d'en espérer aucun bien. Sa conduite lors +des massacres d'Avignon suffisait seule pour en ôter +tout espoir.</p> + +<p>La ville d'Arles, menacée par les brigands qui +désolaient le comtat d'Avignon, prit le parti de la +résistance. Elle déclara à l'Assemblée sa résolution +de se défendre plutôt que d'être victime de la rage +de ces forcenés. Les nouveaux troubles d'Avignon +pouvaient légitimer cette résistance, même aux +yeux de l'Assemblée.</p> + +<p>Les brigands, ayant à leur tête Antonelle, non +contents de leurs premiers excès, voulurent encore +<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span> +s'approprier les dépouilles des monastères et des +églises d'Avignon. Ils en pillèrent les objets précieux +et les vendirent à des juifs, brisèrent les +cloches, et finirent par s'emparer de l'argent qui +était au mont-de-piété. La sortie de la ville de tant +d'objets précieux occasionna de grands murmures. +Lécuyer, un des chefs de ces bandits, pensa qu'ils +en pouvaient profiter pour exciter un mouvement, +qu'ils attribueraient aux personnes opposées à la +réunion du Comtat à la France. Ils parviendraient +par ce moyen à se débarrasser de leurs ennemis et +à éviter de rendre compte des effets précieux dont +ils s'étaient emparés. Mais, trompé dans son attente, +il devint lui-même victime de sa perfidie.</p> + +<p>Un grand nombre de mécontents, auxquels s'était +jointe une troupe de femmes, se rassembla dans +l'église des Cordeliers et somma Lécuyer et ses +complices de s'y rendre sur-le-champ. Lécuyer +n'osa s'y refuser. Pressé par cette assemblée de +rendre compte des effets dont il s'était emparé, la +frayeur s'empara de lui; il perdit la tête et voulut +s'enfuir. Il excita par là la fureur des meneurs de +cette assemblée, qui se jetèrent sur lui et le mirent +en pièces.</p> + +<p>Les brigands de Savians, pour venger sa mort, +massacrèrent quatre-vingt-dix habitants d'Avignon +qu'ils retenaient prisonniers depuis le 21 août. Des +familles entières subirent le même sort dans leur +maison, et chaque heure annonçait de nouveaux +<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span> +malheurs. L'abbé Mulot et M. Lescène des Maisons +furent dénoncés pour s'être opposés à de pareilles +horreurs et avoir requis, quoique inutilement, de +M. de Ferrière les soldats qu'il avait à sa disposition. +Ce dernier n'eut pas honte de protéger ces +brigands et de leur laisser commettre tranquillement +des crimes qui font frémir la nature. Ces +monstres, ne voulant cependant pas laisser connaître +le nombre de leurs victimes, firent ouvrir +une glacière, où ils firent jeter pêle-mêle les morts +et les mourants, parmi lesquels se trouvaient des +femmes et des enfants, que leur barbarie n'avait +pas même épargnés.</p> + +<p>Rovère, soi-disant député d'Avignon, associé aux +Jourdan, Manvielle, Tournel, Raphaël et autres +brigands du Comtat, se chargea de l'apologie de ces +scélérats et dénonça l'abbé Mulot et Lescène des +Maisons comme ne leur ayant pas prêté l'appui +nécessaire et ayant, au contraire, protégé leurs +victimes: «Ils ont, disait-il, imité les Français, en +combattant pour la liberté, et on les a punis par +l'exil ou par la mort.» Vergniaud n'eut pas honte +de lui répondre: «Vos commettants sont nos amis, +et un peuple ne peut reprendre sa liberté sans +passer par les horreurs de l'anarchie.» Il promit +ensuite justice et paix, et fit accorder à Rovère les +honneurs de la séance.</p> + +<p>Le Pape, dépossédé de la souveraineté du Comtat +par des moyens aussi iniques, fit publier un manifeste +<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span> +pour se plaindre d'une pareille violation du +droit public. Il y développa toutes les manœuvres +qui avaient été employées, et les crimes commis +pour parvenir à opérer cette réunion, et il envoya le +manifeste à toutes les puissances de l'Europe.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XV</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1791</b></small></p> + +<p class="center"><b>RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE</b></p> + +<p class="p2">Le cœur du Roi ne devait plus éprouver un seul +instant de consolation. Chaque jour annonçait les +nouvelles les plus désastreuses des différentes parties +du royaume, et celle de la révolte des colonies y +mit le comble. Le décret du 15 mai de l'Assemblée +constituante, qui avait atténué celui qui avait été +rendu au mois de novembre précédent, relativement +aux colonies, joint aux menées des commissaires +envoyés par les amis des noirs, exalta tellement +l'esprit de ces derniers, qu'ils se révoltèrent +contre les blancs, sous prétexte d'avoir une part +égale à la leur dans le gouvernement. Et comme +rien n'arrête des gens sans éducation, et dont la +violence est l'essence du caractère, ils se livrèrent +aux plus grands excès. Trente mille d'entre eux +étaient en pleine insurrection et avaient déjà +incendié deux cent dix-huit plantations de sucre +et massacré trois cents blancs. Ils avaient établi un +camp à six milles du Cap, dans des retranchements +garnis de canons. Chacun était livré à la plus violente +inquiétude. La division que les différents +<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span> +décrets avaient mise parmi les colons augmentait +encore le danger.</p> + +<p>Des lettres du Havre annonçaient que tous les +magasins étaient fermés et que la consternation +était générale. Le Roi apprit avec la plus vive douleur +les nouvelles de cette insurrection et en fit +part sur-le-champ à l'Assemblée. Brissot, Condorcet +et les amis des noirs commencèrent par +mettre en doute la vérité de cette nouvelle, qui +pouvait être, disaient-ils, un artifice des colons +pour appesantir le joug de leurs malheureux +esclaves, et ils discoururent longtemps sur la nécessité +d'en attendre la confirmation. Mais des lettres +reçues par diverses maisons de commerce des principaux +ports du royaume ne laissèrent plus de doute +sur l'existence de cette terrible insurrection, qui +fut encore confirmée par M. Barthélemy, chargé +d'affaires à Londres.</p> + +<p>Il avait appris de plus, par des lettres arrivées +directement en Angleterre, la réunion d'une partie +des troupes aux conjurés. Les malheureux colons +avaient demandé du secours aux Anglais et aux +Espagnols; mais ceux-ci, ayant besoin de leurs +troupes pour garantir leurs possessions d'une pareille +insurrection, n'avaient pu leur en envoyer. Les +Anglais leur avaient seulement fait parvenir sur-le-champ +cinq cents fusils et quatre cents livres de +balles, avec permission d'acheter de la poudre et +autres provisions. +<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span></p> + +<p>Les colons et les propriétaires d'habitations à +Saint-Domingue s'assemblèrent sur-le-champ à +l'hôtel de Massiac, et y rédigèrent une adresse pour +demander au Roi d'y envoyer les secours les plus +prompts pour arrêter, s'il en était encore temps, +les malheurs qui menaçaient le reste de la colonie. +Cette adresse dépeignait de la manière la plus touchante +les désastres de Saint-Domingue. Elle accusait +la société des amis des noirs de jeter des germes +de discorde dans ce malheureux pays; elle leur +attribuait la surprise faite à la religion de l'Assemblée +nationale lorsqu'elle avait rendu le fatal décret +du 15 mai, qu'on pouvait regarder comme la cause +des malheurs de Saint-Domingue, et elle se terminait +en assurant que si cette révolte n'était promptement +dissipée, elle entraînerait la ruine de six millions +de Français et du commerce de la France, qui +ne pouvait séparer sa ruine de celle des colons; que +leur cause était celle des créanciers de l'État, exposés +ainsi qu'eux, par cet événement, à voir leur fortune +anéantie par une banqueroute universelle. Les +colons suppliaient le Roi, comme chef suprême de +la puissance exécutive et protecteur-né des propriétés, +de prendre les colonies sous sa sauvegarde +et d'opposer son autorité aux nouvelles tentatives +de ces hommes qui travaillaient à augmenter nos +malheurs, et contre lesquels ils demandaient les +informations les plus sévères et la plus éclatante +justice. +<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span></p> + +<p>Cette adresse, signée par les principaux propriétaires +de Saint-Domingue, fut présentée au Roi par +leurs colons, tous vêtus de noir, et ayant à leur +tête M. du Cormier, regardé comme un homme du +premier mérite. Le Roi répondit, avec la plus vive +émotion, qu'il était pénétré de douleur de la situation +de la colonie de Saint-Domingue; que, n'en +ayant point encore de nouvelles directes, il se flattait +que les maux étaient moins grands qu'on ne les +annonçait; qu'il s'occupait sans relâche des moyens +d'y porter remède, par tout ce qui était en son pouvoir; +qu'il les accélérerait le plus possible, et qu'ils +pouvaient assurer les colons et la colonie du vif +intérêt qu'il prenait à leur sort.</p> + +<p>Les colons allèrent ensuite chez la Reine et dirent +à cette princesse: «Madame, dans notre grande +infortune, nous avions besoin de voir Votre Majesté +pour trouver un adoucissement à nos malheurs et +un grand exemple de courage. Les colons se recommandent +à la protection de Votre Majesté.»—«Ne +doutez pas, messieurs, de tout l'intérêt que je prends +à vos malheurs», répondit la Reine, si profondément +émue qu'elle ne put achever son discours. Mais +ayant rencontré, en sortant, les membres de cette +même députation: «Messieurs, leur dit-elle du ton +le plus sensible, mon silence vous en dira plus que +tout le reste.» Ils reçurent aussi de Madame Élisabeth +les témoignages du plus vif intérêt.</p> + +<p>Toute la famille royale était dans la plus profonde +<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span> +douleur de cette affreuse catastrophe, douleur +qu'augmentait la conviction des entraves que mettrait +l'Assemblée aux mesures qu'allait prendre le +Roi pour venir au secours de cette malheureuse +colonie.</p> + +<p>Mgr le Dauphin, à qui la Reine avait raconté en +deux mots les malheurs de Saint-Domingue, et qui +avait entendu louer l'éloge qu'avait fait M. du Cormier +du courage de cette princesse, lui demanda de +lui donner son discours: «Qu'en voulez-vous faire?» +lui dit la Reine.—«Je le mettrai dans ma poche +gauche, qui est celle du côté du cœur.» Ce jeune +prince était charmant pour la Reine, et ne perdait +pas une occasion de lui dire des choses tendres et +aimables. Aussi l'aimait-elle passionnément, mais +d'une tendresse éclairée, ne le gâtant jamais, et le +reprenant toutes les fois qu'elle le trouvait en faute.</p> + +<p>Les nouvelles que l'on reçut de M. de Blanchelande, +gouverneur de Saint-Domingue, ne confirmèrent +que trop les malheurs que l'on redoutait.</p> + +<p>Le Roi en fit part sur-le-champ à l'Assemblée, +qui chargea ce prince de donner l'état du secours +qu'exigeait la position des colonies. Le Roi, qui +avait examiné d'avance avec M. Bertrand tout ce que +lui permettait la Constitution, demanda dix millions +à l'Assemblée et lui annonça qu'il avait donné des +ordres pour l'armement des vaisseaux et l'embarquement +des troupes qu'il était nécessaire d'envoyer. +«Gardez-vous, s'écria Isnard, d'accorder les dix +<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span> +millions avant le rapport du Comité colonial.» Or +on traînait en longueur ce rapport, tandis que la +célérité des secours pouvait seule sauver la colonie. +On accorda seulement trois millions pour la première +fois.</p> + +<p>Les commerçants du Havre et des autres ports +du royaume offrirent tous ceux de leurs bâtiments +qui étaient armés pour le transport des troupes. +Mais l'Assemblée trouva moyen de paralyser les +efforts du Roi, et sa coupable négligence causa la +ruine de colonies aussi précieuses, et entraîna +avec elles celle du commerce de la France.</p> + +<p>Le décret de l'Assemblée du 7 décembre, qui +bornait l'envoi des troupes à réprimer seulement la +révolte des noirs et confirmait les droits accordés +aux gens de couleur, acheva d'ôter tout espoir aux +colons. Ceux-ci s'adressèrent encore une fois au Roi +pour lui demander de venir à leur secours. Mais le +malheureux prince, qui se voyait dépouillé chaque +jour de quelque portion de sa faible autorité, ne +pouvait que gémir sur leurs malheurs et s'attrister +de ceux que préparaient à la France les meneurs de +cette nouvelle Assemblée.</p> + +<p>Les factieux tentèrent également d'introduire la +révolte à la Martinique, à Sainte-Lucie et à Tabago; +mais leurs efforts furent rendus inutiles par le courage +des habitants de ces diverses îles, qui, effrayés +de l'exemple de leurs voisins, se mirent en mesure +d'en réprimer les effets. Ils déclarèrent unanimement +<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span> +qu'ils périraient tous plutôt que de laisser +introduire dans leurs colonies un régime qui avait +occasionné à Saint-Domingue de si cruels malheurs; +leur fermeté les sauva. Ils eurent aussi de grandes +obligations au vicomte de Damas, qui s'opposa +courageusement aux efforts des malveillants. Aussi +témoignèrent-ils les plus vifs regrets de son rappel +en France, et la satisfaction qu'ils avaient éprouvée +en l'y sachant heureusement arrivé.</p> + +<p>M. de la Jaille, officier de marine très-distingué, +et que le Roi avait nommé pour commander les vaisseaux +envoyés à Saint-Domingue pour porter des +secours aux colons, fut assailli en arrivant à Brest +par une multitude soudoyée pour s'écrier qu'on y +envoyait un contre-révolutionnaire pour massacrer +les patriotes. Il aurait été mis en pièces sans le courage +d'un charcutier, qui parait les coups qu'on lui +portait. La municipalité ne trouva d'autre moyen +pour rétablir l'ordre que d'emprisonner M. de la +Jaille; et l'Assemblée, en donnant des éloges à sa +conduite, se garda bien d'improuver celle de ce +peuple égaré par les meneurs de toutes ces émeutes.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XVI</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1791</b></small></p> + +<p class="content hanging">Persécution contre les prêtres insermentés.—Injures que leur prodigue +l'Assemblée, et décret prononcé contre eux.—Discussion +sur les émigrés, et loi qui en fut la suite.—Nomination de +M. Cayer de Gerville au ministère de l'intérieur, et celle du comte +Louis de Narbonne à la guerre.—Démarche du Roi auprès des +puissances étrangères pour faire cesser les rassemblements des +émigrés, et le peu de succès de cette démarche.—Dénonciation +contre les ministres.—Péthion nommé maire de Paris, et Manuel +procureur de la Commune.</p> + +<p class="p2">Il y avait peu de séances où l'on ne trouvât +moyen de faire intervenir les prêtres insermentés, +que les prêtres jureurs devenus évêques poursuivaient +avec une haine implacable. Il pleuvait de +tous côtés des accusations qui, quoique dénuées de +preuves, n'en étaient pas moins favorablement +accueillies. On les accusait, malgré la tranquillité de +leur conduite, d'être les moteurs de toutes les insurrections. +Chabot, capucin, et Lequinio, un des plus +violents démagogues de l'Assemblée, étaient leurs +principaux accusateurs. Le Josne, qui ne leur cédait +en rien, leur imputait tous les malheurs de la +France; il voulait qu'on les reléguât dans les chefs-lieux +<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span> +de départements, avec injonction de se présenter +tous les jours à leur directoire. Vaublanc, +quoique opposé aux démagogues, les traitait de +fanatiques. Tout leur présageait une violente persécution. +Baert, qu'on ne pouvait soupçonner d'attachement +au clergé, se révolta contre cette injustice +et représenta que la Constitution ayant décrété +la liberté des cultes, on devait laisser les prêtres +tranquilles, et leur accorder, même dans les villes, +une chapelle pour y exercer leur culte sur la demande +de trois cents citoyens.—«Pourvu, ajouta +Rougemont, qu'elle soit aux frais des femmes +dévotes.»—Baert demanda en même temps que, +pour prévenir toute discussion, l'Assemblée s'occupât +des moyens de constater civilement les mariages, +naissances et décès, et que l'on fît cesser une persécution +aussi odieuse que contraire à la liberté, +décrétée par la Constitution et dont on laissait jouir +toutes les autres religions.</p> + +<p>L'abbé Fauchet se permit les plus sanglantes +invectives contre les prêtres insermentés, demanda +qu'on supprimât tous leurs traitements, les compara +à des loups que la faim ferait sortir du bois. +Il ajouta qu'il n'était point à craindre que le Roi +vînt à leur secours, car il devait être bien aise de se +débarrasser d'une pareille vermine.</p> + +<p>Isnard, encore plus violent, les traita de pestiférés +qui vendaient le ciel au crime: «Frappez-les +pour les moindres fautes, disait-il dans sa fureur, +<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> +et condamnez-les même à la mort, quand on pourra +les en convaincre, ou tout au moins déportez-les. +Il faut un dénoûment à la Révolution française, +car le peuple commence à se détacher des intérêts +publics. Provoquez des arrêts, livrez des batailles, +écrasez tout de vos victoires. Il faut être tranchant +au commencement des révolutions. Heureusement +que Louis XVI n'en a pas agi ainsi, sans quoi vous +ne seriez pas ici, et sans cette sévérité vous seriez +les premières victimes.» On demanda l'impression +de ce discours et son envoi aux départements. +Ducot, quoique évêque constitutionnel, s'opposa à +son impression, se récriant sur le danger de propager +de pareils principes. Les cris: «A la barre le +prêtre!» applaudis par les galeries, le réduisirent +au silence. Quatremer et d'autres députés voulurent +appuyer ses raisons, mais ils ne furent pas +écoutés plus favorablement.</p> + +<p>Torné, évêque constitutionnel, au lieu d'accuser +les prêtres insermentés des malheurs de la France, +plaça la racine du mal dans la Constitution et dans +le gouvernement, qui avait la manie d'affaiblir son +autorité pour qu'on le crût paralysé. Il s'opposa à +la cessation du traitement des prêtres insermentés, +mesure qui, sans avoir l'iniquité du voleur, aurait +au moins la dureté du corsaire. Il déclara tenir les +sacrements administrés dans les maisons aussi licites +que les bals, les évocations magiques et autres divertissements; +que le prêtre insermenté devait avoir la +<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span> +liberté d'être absurde dans sa croyance, implacable +dans sa haine et insociable avec ses rivaux de doctrine; +mais qu'il fallait qu'il s'abstînt de toute sédition, +sans quoi il provoquerait lui-même la vengeance +de la loi: «Point de punition sans jugement, ajouta-t-il, +point de jugement sans procédure.» Cette +séance, aussi indécente qu'orageuse, se termina par +un arrêté chargeant le comité de se partager en quatre +sections, pour présenter une loi contre les prêtres.</p> + +<p>Après une longue discussion sur le décret à proposer +à l'Assemblée, celui de François de Neufchâteau +obtint la préférence. Le préambule en était la comparaison +d'un champ rempli de reptiles venimeux +qu'un père de famille s'occupait à détruire, et non +à nourrir de son sang; et le résultat de cette belle +comparaison fut la proposition suivante: «Dans la +huitaine, les ecclésiastiques insermentés prêteront +le serment civique, et en cas de refus ou de rétractation, +ils seront privés de leurs pensions, réputés +suspects de révolte contre la loi et de mauvaises +intentions contre la patrie, et éloignés des lieux où +il y aurait du trouble.»</p> + +<p>Deux ou trois mauvais sujets excitaient-ils du +désordre, on le mettait sur le compte des prêtres +insermentés, et une dénonciation suffisait pour les +faire bannir ou jeter dans les fers. On invitait les bons +esprits à se rallier contre le fanatisme religieux et à +défendre le peuple des piéges qu'on lui tendait sous le +prétexte d'opinions religieuses. Les voix qui s'opposèrent +<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> +à ce décret, en raison de son inconstitutionalité, +furent étouffées par les clameurs de l'Assemblée, +et il fut accepté par la majorité et porté à la +sanction du Roi.</p> + +<p>Il y eut cependant différentes réclamations de +plusieurs départements sur l'injustice d'un pareil +décret; celui de Paris, notamment, vint prier le +Roi de refuser sa sanction à un décret aussi injuste +qu'inconstitutionnel.</p> + +<p>Les clubs, plus puissants que jamais, et les tribunes +qu'ils avaient soin de garnir de leurs affidés, +étaient encore une arme dont se servaient les factieux. +Ils répandirent des brigands dans toutes les +sections de Paris pour former des réclamations sur +l'arrêté du département, en annonçant les plus +grands malheurs si le Roi refusait sa sanction à ce +décret. Sa Majesté, bien décidée à ne le pas sanctionner, +ne tint aucun compte de leurs menaces, non +plus que de la colère de l'Assemblée lorsqu'elle +apprendrait son refus.</p> + +<p>Ce décret, quoique non sanctionné, ne s'en exécuta +pas moins dans les départements influencés +par les Jacobins. Aussi la persécution y fut-elle violente. +Elle redoubla même de force lorsque l'on +apprit que le Roi avait refusé sa sanction. C'était un +art des Jacobins d'y présenter des décrets injustes +pour avilir ce prince par leur acceptation, ou pour +faire retomber sur le refus de son acceptation les +troubles dont ils étaient les premiers moteurs. +<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span></p> + +<p>La conduite de l'Assemblée n'était pas propre à +appuyer l'invitation faite par le Roi aux émigrés de +rentrer en France. Il n'y avait pas encore un mois +qu'elle tenait ses séances, lorsqu'elle ordonna aux +comités de s'occuper d'une loi sur les émigrés, et +nommément sur les princes français. M. de Condorcet, +après un discours aussi vague qu'insignifiant, +soutint qu'on ne pouvait emporter ses richesses +ni porter les armes contre la patrie sans mériter +d'être puni comme traître et assassin. Il traita les +princes et la noblesse de «lie de la nation», qui +osait encore s'en croire l'élite, et proposa de décréter +que tout Français ayant prêté le serment civique +serait libre de rester chez l'étranger; mais que tout +émigré qui, en outre de ce serment, ne prêterait +pas celui de ne porter les armes ni contre la nation, +ni contre les pouvoirs constitués, serait déclaré +ennemi de la nation et verrait ses biens confisqués +ou séquestrés. On convint en même temps qu'une +loi réglerait le sort des femmes, des enfants et des +créanciers desdits émigrés.</p> + +<p>Vergniaud les compara à des Pygmées luttant +contre des Titans, et engagea le Roi à ne pas écouter +sa sensibilité sur les objets chers à son cœur, et à +imiter Brutus immolant ses enfants au bien de la +patrie.</p> + +<p>Pastoret proposa, pour concilier la loi sur les +émigrés et la violation de la Constitution, de jeter +pour le moment un voile sur la liberté, citant la +<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> +suspension de l'<i>habeas corpus</i> des Anglais, et ne +voyant dans les princes et les nobles que des mécontents +qui ne pouvaient s'accoutumer à voir exclues +du premier rang l'intrigue et l'opulence, remplacées +par les talents et la vertu. Peu après ce beau +discours, il fut nommé membre de l'instruction +publique, avec Condorcet, Cerutti et l'abbé Fauchet.</p> + +<p>M. de Girardin demanda qu'au préalable l'Assemblée +fît en trois jours une proclamation qui obligeât +Monsieur à rentrer en France sous deux mois, +sous peine d'être censé avoir abdiqué son droit à la +régence. Ramond demanda qu'on se donnât le loisir +de discuter une question aussi importante; mais +M. de Girardin s'y opposa, et la motion fut déclarée +urgente.</p> + +<p>Dès que les trois jours furent révolus, Isnard +monta à la tribune, traita les princes de conspirateurs, +blâma la pusillanimité de ceux qui redoutaient +de prononcer des peines contre eux: «Il est +temps, dit-il, de donner à l'égalité son aplomb; +c'est la longue impunité des grands criminels qui a +rendu le peuple bourreau. La colère des peuples, +comme celle de Dieu, n'est que trop souvent le supplément +terrible du silence des lois.» La motion de +M. de Girardin fut décrétée et affichée dans tous +les coins de Paris.</p> + +<p>On reprit la loi générale sur les émigrés. Chaque +séance était accompagnée d'invectives et de déclamations +contre leurs personnes, et l'on finit par +<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span> +décréter la peine de mort contre tous les Français +qui seraient encore, le 1^{er} janvier, en état de rassemblement. +On déclara que leurs biens seraient +séquestrés au profit de la nation, sans préjudice +des droits de leurs femmes, de leurs enfants et de +leurs créanciers. Le même décret prononça la peine +de mort contre les princes français et les fonctionnaires +publics faisant partie de ces rassemblements +qui ne seraient pas rentrés le 1^{er} janvier, ordonna le +séquestre des biens des princes, avec défense de +leur payer aucun traitement sous peine de vingt ans +de gêne contre les ordonnateurs de ces payements; +la destitution et la perte du traitement de tout +fonctionnaire public absent sans cause légitime +avant et depuis l'amnistie. Même peine contre +tout fonctionnaire public qui sortirait du royaume +sans un congé du ministre de son département. +On y soumit également les officiers généraux, +les officiers supérieurs et même les sous-officiers. +Tout officier militaire abandonnant ses fonctions +sans congé ou démission devait être réputé déserteur +et puni comme tel; et tout embaucheur au +dedans comme au dehors devait aussi être puni de +mort.</p> + +<p>L'Assemblée chargea, en outre, le comité diplomatique +de lui proposer les mesures à prendre à +l'égard des princes étrangers qui souffraient des +rassemblements dans leurs États, et de prier le Roi +de les accepter. Elle termina tous les articles de ce +<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span> +décret en déclarant qu'elle dérogeait à toutes les +lois qui pourraient y être contraires.</p> + +<p>Le garde des sceaux apporta la sanction du +Roi au décret concernant Monsieur, et son refus +sur celui des prêtres et des émigrés; et comme il +voulait faire quelques observations sur ce refus, +l'Assemblée s'y opposa, et il y eut un vacarme +épouvantable: «Tant mieux, reprit Cambon; le Roi +prouve par là à l'Europe qu'il est libre au milieu +de son peuple.»</p> + +<p>Les Jacobins firent pleuvoir de tous côtés des +pétitions à l'Assemblée pour déplorer le <i>veto</i> mis +par le Roi au décret sur les prêtres et les émigrés. +Ils animaient les esprits contre le Roi et la famille +royale, qu'ils accusaient de protéger les ennemis de +la patrie. Les femmes mêmes se mêlèrent de faire +des représentations, et s'attachèrent à persuader au +peuple que le refus du Roi attirerait les plus grands +malheurs sur la nation, dont les rois et les prêtres +étaient les plus grands ennemis.</p> + +<p>Les pamphlets répandus contre le refus de la +sanction du Roi engagèrent les ministres à lui faire +faire de nouvelles proclamations et à écrire aux +princes ses frères pour les engager à revenir et à +ne pas mettre en doute sa volonté prononcée d'observer +et de faire observer la Constitution. Ils crurent +utile de répandre dans le public ces lettres et +ces proclamations; mais elles ne firent aucun effet, +et les troubles et les persécutions qui se multipliaient +<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span> +dans chaque partie de la France augmentèrent +encore l'émigration.</p> + +<p>L'Assemblée décréta, de plus, que tout Français +ayant traitement, pension ou rente sur le trésor +national, serait obligé de se présenter en personne +avec un certificat visé par la municipalité de son +domicile et par le directoire, lequel prouverait qu'il +avait habité l'empire français pendant six mois. +Tout transport et délégation ne pouvait non plus +être valable qu'avec le même certificat pour les +vendeurs et les acheteurs. Les seuls commerçants +furent exceptés de cette loi, en produisant qu'ils +exerçaient le commerce avant le décret.</p> + +<p>Le Roi nomma M. Cayer de Gerville ministre de +l'intérieur, et M. de Lessart resta ministre des +affaires étrangères. M. Cayer de Gerville était avocat +et très-révolutionnaire. Il avait été envoyé comme +commissaire à Nancy lors de la révolte des régiments, +et était rempli de vanité et de susceptibilité. +Il finit cependant par prendre de l'attachement pour +la personne du Roi, mais en obligeant ce prince à +user avec lui de grands ménagements, pour ne pas +choquer son amour-propre accompagné d'une grossièreté +révolutionnaire. M. du Portail, ministre de +la guerre, ne pouvant plus tenir aux insultes journalières +qu'il éprouvait, donna sa démission, et fut +remplacé par le comte Louis de Narbonne. Rempli +de présomption et se croyant appelé à de grandes +destinées, celui-ci accepta avec joie la place de +<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span> +ministre. La légèreté de son caractère ne lui permit +pas de calculer les obstacles qu'il devait nécessairement +rencontrer. Convaincu que cette place lui +donnait le moyen de satisfaire son ambition et le +mettait même à portée de procurer au Roi quelques +chances heureuses pour sortir de sa cruelle situation, +il s'occupa de réaliser les espérances qu'il avait +conçues. La guerre fut celui qui lui parut le plus +propre à remplir ce but, et il travailla de tout son +pouvoir à la faire désirer à l'Assemblée, sous le +prétexte de venger la nation des insultes qu'elle +recevait des puissances étrangères.</p> + +<p>Enivré de ses folles espérances et persuadé de +ses grandes capacités, il vint un jour trouver la +Reine et lui présenta un mémoire pour lui prouver +la nécessité d'opposer une attitude formidable aux +menaces des puissances étrangères. Il appuya sur +l'utilité que la France retirerait d'une guerre qui +ferait connaître à ces puissances la force d'une +nation qui avait recouvré sa liberté, et il travailla +ensuite à persuader cette princesse de l'avantage +que le Roi pouvait tirer de la nomination d'un premier +ministre, qui réunirait à l'attachement à sa +personne l'instruction, la capacité et l'art de la +persuasion pour ramener les esprits égarés: «Il +faudrait de plus, ajouta-t-il, qu'il eût l'adresse +d'occuper la nation d'une guerre qu'on lui ferait +regarder comme nationale, pour parvenir par ce +moyen à rendre au Roi l'autorité nécessaire pour +<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span> +le bonheur de la France.»—«Et où trouver un tel +homme?» reprit la Reine.—«Je crois, d'après ce +que pensent mes amis, qu'elle pourrait le trouver en +ma personne et en faire la demande au Roi.»—«Vous +vous moquez, reprit la Reine en éclatant de +rire; et à quoi pensez-vous donc en me faisant une +pareille proposition?» Puis, reprenant son sérieux, +elle lui prouva que la Constitution s'opposait formellement +à sa demande.</p> + +<p>Je tiens cette anecdote de la bouche de cette princesse; +j'ignore si cette conversation a été connue, +mais peu de jours après il courut dans Paris une caricature +représentant M. de Narbonne avec une tête de +linotte, et dont le titre était celui de ministre linotte.</p> + +<p>L'Assemblée, dirigée par les Jacobins, nomma +pour membres du comité de surveillance Isnard, +Bazire, Merlin, Grangeneuve, Fauchet, Goupilleau +de Fontenai, Chabot, Lecointre de Versailles, +Lacroix, Lacretelle, Quinette, Chauvelot, et pour +suppléants: Antonnelle, maire d'Arles; Jagault et +Montaut. Ces derniers entrèrent promptement en +fonction. Trois d'entre eux ayant donné leur démission, +presque tous périrent dans la suite sous la +hache révolutionnaire et condamnés par leurs semblables. +Car dès que les scélérats furent les maîtres, +ils formèrent diverses fractions, et chaque fraction +qui avait la prépondérance envoyait à l'échafaud +celle qui lui était opposée.</p> + +<p>Les ministres regardant comme avantageux que +<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> +le Roi répondit en personne à la demande que lui +faisait l'Assemblée de s'occuper de mesures qui +fissent cesser les rassemblements extérieurs qui +entretenaient l'inquiétude de la France et rendaient +la guerre préférable à une paix ruineuse et avilissante, +le Prince s'y rendit en personne pour l'assurer +qu'il ne négligerait rien pour répondre à ses désirs: +«Mais, ajouta-t-il, avant de se déterminer à la +guerre, il faudrait employer tous les moyens possibles +pour préserver la France des maux incalculables +que la guerre ne peut manquer d'entraîner dans les +premiers moments de l'essai d'un gouvernement +constitutionnel.» Il fit espérer de trouver un allié +fidèle dans la personne de l'Empereur, disposé à +empêcher les rassemblements qui inquiétaient la +nation. Il ajouta que, dans ce but, il allait faire +déclarer à l'électeur de Trêves et aux autres princes +voisins que si, avant le 15 janvier, ils ne faisaient +cesser lesdits rassemblements, il ne verrait en eux +que des ennemis de la France; et il espérait beaucoup +à cet égard de l'intervention de l'Empereur. +S'il ne pouvait réussir dans ses efforts, il leur déclarerait +la guerre; mais qu'il fallait s'occuper des +moyens d'en assurer le succès, en affermissant le +crédit national, en donnant aux délibérations de +l'Assemblée une marche fixe et imposante, et en +se conduisant de manière à prouver que le Roi ne +faisait qu'un avec les représentants de la nation; +que quant à lui, rien ne ralentirait ses efforts pour +<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span> +que la loi fût l'appui des citoyens et l'effroi des +perturbateurs du repos public; qu'il conserverait +fidèlement le dépôt de la Constitution sans souffrir +qu'il y fût porté atteinte, sentant combien il était +beau d'être roi d'un peuple libre. Cette dernière +phrase prouvait évidemment que ce discours était +encore l'ouvrage de ceux qui avaient dicté tout ce +qu'avait écrit le Roi depuis son retour de Varennes. +Tant de ménagements en réponse à tant d'outrages, +au lieu d'adoucir les factieux, ne les rendirent que +plus insolents.</p> + +<p>L'Assemblée répondit qu'elle délibérerait sur +les propositions du Roi, quoiqu'il n'en eût fait +aucune; et M. de Narbonne, prenant alors la parole, +demanda la levée de trois armées, les fonds nécessaires +pour cet objet, et proposa, pour les commander, +MM. de Luckner, de Rochambeau et de +la Fayette. Il donna l'espoir que la nation ne serait +point inférieure dans sa lutte contre les puissances +à ce qu'elle avait été sous le règne de Louis XIV, et +qu'il était essentiel de leur prouver, par l'ordre que +l'on verrait régner dans le royaume, ce qu'était +une nation qui voulait et savait conserver sa liberté.</p> + +<p>Cependant les dénonciations contre les ministres +se renouvelaient journellement; l'abbé Fauchet +attaqua M. de Lessart de la manière la plus violente, +attribuant les massacres d'Avignon au retard +de l'envoi du décret de réunion du Comtat à la +France, et il demanda que le ministre fût décrété +<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span> +d'accusation. Sa demande fut renvoyée au comité +pour en faire un rapport; mais M. de Lessart se +justifia si pleinement de toutes ces imputations, +qu'on ne put y donner aucune suite.</p> + +<p>Péthion fut nommé maire de Paris, Manuel procureur-syndic +de la Commune, et toutes les places +furent remplies par les créatures des Jacobins. Il +était impossible de ne pas frémir de la rapidité avec +laquelle ils allaient à leur but. Toutes les démarches +que l'Assemblée exigeait du Roi n'avaient pour but +que de l'avilir, et nommément celle de réitérer +auprès des cantons suisses la demande de la grâce +des déserteurs de Châteauvieux.</p> + +<p>M. de Narbonne, pour persuader de plus en +plus l'Assemblée de son patriotisme, imagina d'exiger +des six maréchaux de France résidant encore +en France un serment encore plus constitutionnel +que le serment civique décrété par l'Assemblée. +Mais il fut refusé par MM. de Beauvau, de Noailles, +de Mouchi, de Laval et de Contades, et un seul, +M. de Ségur, accéda à la demande du ministre.</p> + +<p>Les décrets rendus contre les émigrés ne firent +sur ceux-ci aucune impression. D'un autre côté, les +réponses des puissances étrangères aux diverses +demandes du Roi, par les vœux qu'elles formaient +pour qu'il trouvât dans la Constitution le bonheur +qu'il en espérait, irritèrent l'Assemblée, plus enorgueillie +que jamais d'un pouvoir qu'elle cherchait à +accroître journellement.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XVII</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1792</b></small></p> + +<p class="content hanging">Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats de +Châteauvieux.—Persécution contre les officiers fidèles au +Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses créatures.—Lettre +du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle de l'Empereur +relative aux menaces faites à l'électeur de Trèves.—Décret +contre les princes frères du Roi.—Autre décret pour +faire payer aux émigrés les frais de la guerre.—Empire que +prennent les Jacobins sur toutes les parties de la France par la +terreur qu'ils inspirent.—Demande de mettre en activité la +haute cour nationale.—Rapport satisfaisant de M. de Narbonne +sur l'état de l'armée, et dénué de toute vérité.—Brissot +déclare qu'on ne peut compter sur aucune puissance étrangère.—Crainte +des Jacobins d'une médiation armée entre toutes les +puissances pour le maintien de l'ordre en France.—Établissement +de la garde constitutionnelle du Roi.</p> + +<p class="p2">La municipalité ayant demandé à l'Assemblée +de vouloir bien fixer le jour où elle recevrait ses +hommages à l'occasion du nouvel an, M. Pastoret +se récria contre un usage aussi vicieux et indigne +d'une Assemblée qui ne désirait d'autre hommage +que l'assurance du bonheur du peuple, et +fit décréter qu'on n'en présenterait aucun à qui +que ce fût.</p> + +<p>L'Assemblée, ne pouvant obtenir la grâce des +<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span> +quarante soldats de Châteauvieux, condamnés aux +galères par leur nation relativement à l'affaire +de Nancy, la décréta elle-même et les en fit sortir, +quoiqu'ils y fussent condamnés par le jugement +de leur nation. Guadet assura que cette +indulgence animerait d'une nouvelle ardeur les +régiments suisses qui servaient en France, qu'elle +ne déplairait qu'aux officiers infectés d'aristocratie, +mais qu'heureusement les officiers ne faisaient +pas les armées.</p> + +<p>Il n'y avait sorte de moyen que l'on n'employât +pour dégoûter les officiers fidèles à leur devoir et +soupçonnés d'attachement à la personne du Roi. +Toutes les dénonciations des soldats étaient écoutées +favorablement, et les officiers mis en état d'arrestation +sur de simples rapports dont on ne pouvait +administrer aucune preuve. L'insubordination des +soldats, le pillage des caisses et l'emprisonnement +des officiers trouvaient toujours une excuse dans +l'Assemblée. Il était visible que le plan des factieux +était de ne laisser dans les régiments aucun officier, +et de les remplacer par des créatures, pour pouvoir +disposer de l'armée quand l'occasion s'en présenterait.</p> + +<p>La violence de l'Assemblée et le peu de mesures +qu'elle gardait dans ses menaces aux princes voisins +de la France, s'ils continuaient à souffrir dans leurs +États des rassemblements d'émigrés, déterminèrent +l'Empereur à faire écrire à M. de Noailles, ambassadeur +<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span> +de France, par M. le prince de Kaunitz, +qu'il allait mettre ses troupes à portée de secourir +l'électeur de Trèves, si les Français se permettaient +les moindres hostilités dans les États de ce prince. +Le Roi écrivit lui-même à l'Assemblée en lui envoyant +cette lettre, pour lui marquer son étonnement de la +conduite de l'Empereur, l'assurant cependant qu'il +ne perdait pas encore l'espoir de le ramener à des +sentiments plus pacifiques; mais que si, contre son +attente, il persistait à ne point exiger de l'électeur +de faire sortir les émigrés de ses États, il saurait +soutenir la justice de la cause des Français, regardant +le maintien de la dignité nationale comme le +plus essentiel de ses devoirs. Il était facile de reconnaître +encore dans le style de cette lettre l'ouvrage +des mêmes personnes qui avaient dicté toutes celles +de Sa Majesté.</p> + +<p>L'Assemblée, en applaudissant à cette démarche, +n'en continua pas moins ses poursuites contre les +princes frères du Roi, et M. de Condorcet prononça +un long discours pour servir de préambule au décret +projeté. Il assura que la nation française ne prendrait +jamais les armes pour faire de nouvelles +conquêtes, mais seulement pour assurer sa liberté, +faire respecter sa dignité, et qu'elle ménagerait +toujours le peuple des États avec lesquels elle +serait en guerre. Ce discours, accompagné des +invectives ordinaires contre les princes, les nobles, +les prêtres et les émigrés, pouvait être regardé +<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span> +comme une sollicitation de ce décret si désiré. Aussi +fut-ce à sa suite que l'Assemblée décréta, le 1^{er} janvier, +qu'il y avait lieu à accusation contre Monsieur, +Mgr le comte d'Artois et Mgr le prince de +Condé, MM. de Bouillé, de Calonne et Mirabeau +cadet, à qui elle ne donna que le nom de Riquetti, +par respect pour le grand homme qui avait porté +avec tant de gloire celui de Mirabeau; et elle +ordonna que, sous trois jours, les comités de diplomatie +et de législation réunis lui présenteraient un +projet d'acte d'accusation; que le ministre des +affaires étrangères serait tenu de leur remettre +toutes les notes et renseignements qu'il aurait pu +recevoir des agents de la nation sur les projets des +émigrés, de dénoncer ceux qui auraient pu les favoriser +ou auraient négligé d'instruire le gouvernement +des dispositions hostiles qu'ils auraient préparées +ou suivies dans les cours étrangères.</p> + +<p>Non contents de ce décret, les démagogues de +l'Assemblée la persuadèrent, par les discours les +plus violents, qu'il fallait faire payer aux émigrés les +frais de la guerre. En conséquence, elle décréta, +peu de jours après, une triple imposition sur tous +leurs biens, non compris les frais de culture et de +régie: ce qui réduisit à rien leurs revenus et acheva +de leur enlever le peu de ressources qui leur restait. +Les Jacobins, n'étant pas encore satisfaits, envoyèrent +dans les provinces le comédien d'Orfeuil, un de +leurs plus ardents sectateurs, pour exciter le peuple +<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> +contre eux et l'engager à s'emparer de leurs +biens.</p> + +<p>Rien n'était plus effrayant pour les propriétaires +que les maximes débitées à l'Assemblée par des +députés sans propriétés, et qui n'aspiraient qu'à +s'emparer de celles dont ils convoitaient la dépouille. +La partie saine des Français, quelle que fût la nuance +de leurs opinions politiques, détestait et méprisait +cette Assemblée; mais les frayeurs qu'inspiraient +les crimes qu'elle était capable de commettre contenaient +chacun dans l'obéissance, tandis qu'elle +mettait à profit la terreur qu'elle savait employer si +à propos.</p> + +<p>La grande majorité des Français et des Parisiens +était sincèrement attachée au Roi; mais n'osant +résister aux Jacobins, elle leur laissa prendre un tel +empire, qu'ils finirent par subjuguer non-seulement +l'Assemblée, mais encore la France entière. Ils +avaient rempli les places de leurs créatures; les +crimes ne leur coûtaient rien. Chacun, craignant +d'être leur victime en s'opposant à leurs projets, +finit par le devenir de sa lâcheté et de son insouciance. +Les députés mêmes n'osaient s'opposer aux +décrets qu'ils provoquaient et dont ils sentaient +l'injustice; leur vote fut souvent dicté par la peur, +ainsi que les éloges qu'ils prodiguaient à l'Assemblée +contre le vœu de leur cœur. Le ministre de la +justice lui ayant déclaré que pour l'organisation de +la haute cour nationale il était indispensable de +<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span> +compléter le décret rendu le 15 mai de l'année précédente, +elle en rendit un composé de huit articles. +Les factieux soulevèrent la question de décider s'il +serait soumis ou non à la sanction du Roi. Il y eut +de grands débats à ce sujet; mais on leur prouva si +évidemment qu'ils ne pouvaient en soustraire les +décrets sans violer ouvertement la Constitution, +que, n'ayant rien à répondre à cette objection ni à +celle qui montrait l'injustice de laisser sans jugement +un si grand nombre de détenus, l'Assemblée +se décida à ajourner le décret, laissant à la décision +de la haute cour ce qu'il y avait à ajouter à son +organisation. Et cependant elle obligea le ministre +de la justice à lui rendre compte, sous huit jours, +des mesures prises pour mettre la haute cour en +activité. Le pouvoir qu'on donnait à cette cour +aurait été bien dangereux, si le bonheur n'avait +voulu qu'elle fût composée de têtes froides et réfléchies, +qui, sous différents prétextes, différèrent de +rendre les jugements provoqués par l'Assemblée. +Cette dernière ne s'occupait que des moyens d'obliger +le Roi à déclarer la guerre aux puissances étrangères, +les factieux espérant en profiter pour établir +plus promptement l'anarchie, qui favoriserait leur +cupidité et leur ambition cachées sous le voile de +l'égalité.</p> + +<p>M. de Narbonne, qui ne la désirait pas moins, +fit le rapport le plus satisfaisant sur l'état de l'armée +et celui des places frontières. Il n'y manquait +<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span> +que la vérité; mais on était bien éloigné de chercher +à l'approfondir. Il assura à l'Assemblée que la +France était en état de se défendre contre tous ses +ennemis; qu'en y rétablissant l'ordre, elle deviendrait +une puissance si formidable, qu'elle serait +recherchée par toutes les autres. «La cause de la +noblesse, ajouta-t-il, est étrangère aux rois comme +aux peuples; faisons-lui perdre deux fois sa cause +en nous emparant des vertus généreuses dont elle +se croit en possession exclusive.» Il était parvenu à +obtenir du Roi, sur la demande de l'Assemblée, le +commandement des trois armées décrété pour +MM. de Rochambeau, de Luckner et de la Fayette, +ainsi que le bâton de maréchal de France pour +les deux premiers, quoique la Constitution n'en +portât le nombre qu'à six. Mais il promit qu'on +ne remplacerait ceux qui viendraient à manquer +que lorsqu'ils seraient réduits au nombre fixé par +la loi.</p> + +<p>Brissot prononça, à cette occasion, un grand discours +pour prouver que nous ne pouvions compter +sur aucune puissance de l'Europe; qu'il fallait les +obliger à se déclarer et donner seulement à l'Empereur +jusqu'au 10 février pour se décider; que, +passé ce terme, son silence serait tenu pour hostilité, +et le Roi invité à accélérer les préparatifs de +guerre. Gensonné ajouta qu'on devait sommer +l'Empereur de déclarer s'il voulait observer fidèlement +le traité de 1766, secourir la France en cas +<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span> +d'hostilités des puissances étrangères, et ne rien +entreprendre contre la Constitution. Cette proposition, +qui fut fort applaudie, fut accompagnée des +invectives ordinaires contre les puissances étrangères, +les aristocrates et les émigrés.</p> + +<p>M. de Lessart, en apportant à l'Assemblée les promesses +de l'électeur de Trèves de faire cesser les +rassemblements d'émigrés, et les ordres donnés +pour leur faire quitter ses États, l'engagea à ne pas +presser la déclaration de guerre, et à employer tous +les moyens qui seraient en son pouvoir pour préserver +la France des fléaux que cette guerre entraînerait +à sa suite. Mais l'Assemblée était bien éloignée +d'écouter de pareils conseils.</p> + +<p>Les Jacobins, ayant eu connaissance du désir +qu'avait le Roi d'une médiation armée de toutes les +puissances pour rétablir l'ordre en France, et faire +cesser l'inquiétude que leur causait la violence de +l'Assemblée, animèrent contre cette mesure les +factieux, qui, après s'être permis les invectives les +plus violentes contre tous les souverains, firent +décréter que l'Assemblée regarderait comme infâme +et criminel de lèse-nation tout Français qui prendrait +part directement ou indirectement à un congrès +dont l'objet serait la modification de la Constitution, +la nation étant résolue de la maintenir ou +de périr; que le présent décret serait porté au Roi +pour qu'il fît notifier aux puissances la résolution +de la nation de ne rien changer à sa Constitution. +<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span></p> + +<p>Il y eut à la suite de ce décret un vacarme épouvantable +à l'Assemblée. On n'y entendait que les +cris répétés de: «Vive la Constitution ou la mort!» +MM. de Lessart et Duport du Tertre furent obligés +de crier comme les autres, ce qui leur valut quelques +applaudissements.</p> + +<p>Les factieux n'avaient garde de souffrir d'autres +changements à la Constitution que ceux qu'ils y +feraient eux-mêmes, dans la crainte que l'on ne +parvînt à la concilier avec la royauté, dont leurs +décrets n'avaient pour but que de hâter la destruction.</p> + +<p>Malgré toutes ces bravades contre les souverains, +on ne faisait aucun préparatif pour soutenir la +guerre. Les scélérats manquaient de tout; on n'avait +ni places approvisionnées, ni canons, ni rien de +tout ce qui était nécessaire pour commencer une +campagne. M. de Narbonne représentait vainement +la nécessité de s'occuper du recrutement de l'armée +et de commencer ses préparatifs pour n'être pas +pris au dépourvu. L'Assemblée ne répondait que +par de beaux discours sur l'état de la France, et +passait à l'ordre du jour sur les nouvelles qui lui +arrivaient de tous côtés, sur le dénûment des soldats +et le mauvais état des places frontières. On ne +peut se faire d'idée de la déraison de cette Assemblée, +dont tous les décrets portaient l'empreinte de +la violence et de la fureur. Elle prolongea cependant +le terme de la décision demandée à l'Empereur +<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> +jusqu'au 10 mars, sur l'observation que des retards +de courrier pourraient ne pas lui laisser le temps +nécessaire à une décision.</p> + +<p>La fureur de l'Assemblée ne l'empêchait pas d'être +ombrageuse au point de redouter les 1,800 hommes +qui devaient composer la garde du Roi; et sous +divers prétextes, elle en retarda tellement la mise +en activité, qu'elle ne put commencer son service +que le 19 février. Le Roi avait mis l'attention la +plus scrupuleuse à ne donner aucune prise sur sa +composition. M. le ministre de l'intérieur avait +demandé à chaque département de fournir trois +hommes dont la bonne conduite pût répondre de +leur fidélité à tous leurs devoirs. Chaque bataillon +de Paris fournit aussi deux hommes, et la cavalerie +fut prise dans les divers régiments de cette arme. +Les factieux, n'ayant pu s'opposer à l'établissement +de cette garde, cherchèrent à la corrompre avant +même qu'elle fût en activité; mais ils ne purent +réussir vis-à-vis de la cavalerie, qui fut incorruptible, +et ils ne gagnèrent qu'un petit nombre d'hommes +dans l'infanterie, et qu'on eût même ramenés facilement +s'il eût été question de défendre le Roi. Pour +répondre aux reproches que l'Assemblée ne cessait +de faire à M. Bertrand, le Roi lui écrivit qu'après +en avoir mûrement examiné la nature et n'en +trouvant aucun de fondé, il croirait manquer à la +justice s'il lui retirait sa confiance. Cette lettre +occasionna un grand tumulte dans l'Assemblée. +<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span> +Guadet et Brissot s'emportèrent contre les ministres, +et même contre le Roi, prétendant que les aristocrates +gouvernaient la France dans l'intérieur, tandis +qu'au dehors l'Empereur, l'Espagne et la Prusse +nous dictaient des lois. Brissot conseilla à l'Empereur +de se séparer de ces deux puissances, de favoriser +les Jacobins et de les employer à préparer les +peuples à la liberté, moyen certain d'affermir son +trône chancelant.</p> + +<p>Ce prince, peu touché de ces avis, fit courir un +manifeste pour assurer les Français que, loin de +détruire leur Constitution, il se joindrait au contraire +au Roi pour l'appuyer de tout son pouvoir, en en +modifiant les articles qui pourraient en avoir besoin; +qu'il ne se déclarerait jamais que contre les factieux, +fauteurs du désordre et de l'anarchie, et qui perpétuaient +seuls les malheurs de la France, auxquels +il désirait ardemment voir une fin. Il se flattait que +cette démarche attirerait dans le parti du Roi les +véritables amis d'une Constitution sage et une grande +partie de la France. Mais il ne connaissait pas la +force des Jacobins, qu'il attaquait ouvertement sous +le nom de factieux, et que cette démarche rendit +encore plus audacieux. Aussi la Reine s'en affligea-t-elle, +la trouvant prématurée. Elle me dit en me +montrant cet écrit: «Mon frère ne connaît pas la +position de la France; en déclarant la guerre aux +Jacobins, il nous met sous le couteau, nous et nos +fidèles serviteurs.» +<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span></p> + +<p>En effet, les factieux ne perdaient pas une occasion +d'échauffer le peuple. Ils lui persuadèrent que +le droit de veto était le seul obstacle à son bonheur, +et avec ce mot, dont il n'entendait pas la signification, +ils l'animèrent contre le Roi et la Reine, qu'ils +appelaient Monsieur et Madame Veto. Ils se permettaient +les injures les plus grossières contre leurs +personnes, surtout lorsque ce prince opposait le droit +de veto aux décrets de l'Assemblée. Un de ses membres +poussa la hardiesse jusqu'à dire que les ministres +devaient répondre sur leurs têtes des suites du +veto; et une violation si manifeste de la Constitution +n'éprouva aucune opposition.</p> + +<p>On faisait fabriquer des piques dans Paris, et l'on +fit paraître dans les Tuileries des piques à crochets, +pour arracher, disaient-ils, les entrailles des aristocrates. +Une députation de ces misérables vint à la +barre, accuser les membres du ministère de préparer +un massacre des patriotes. C'était la tactique des +factieux d'accuser leurs ennemis des crimes qu'ils +se préparaient à commettre, et ils assurèrent +l'Assemblée qu'ils étaient prêts à purger la terre des +amis du Roi, qu'on pouvait regarder comme ennemis +de la nation. L'Assemblée, loin de punir de pareilles +indignités, accorda à ces brigands les honneurs de +la séance. Toutes ces horreurs avaient pour but +d'obtenir du Roi la sanction du décret concernant +la liberté des soldats de Châteauvieux, et celui de la +triple imposition sur les biens des émigrés, à laquelle +<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span> +ce prince ne pouvait se déterminer. Mais les ministres, +effrayés des dangers que son refus pouvait faire +courir à Sa Majesté, l'engagèrent fortement à ne la +pas refuser. Le Roi consentit donc, à son grand +regret, à donner cette sanction, qui affligea tous les +gens de bien.</p> + +<p>Ce prince n'en fut pas plus tranquille. Les factieux +ne passaient pas de jours sans se permettre +les sorties les plus violentes contre sa personne et +ses plus fidèles serviteurs. On les accusait du renchérissement +des denrées, des crimes qui se commettaient +dans les diverses parties du royaume, et +même du pillage de quelques magasins d'épicerie, +qu'ils avaient eux-mêmes organisé pour exciter +quelques troubles. Ils prétendirent qu'il se faisait +des rassemblements pour enlever le Roi dans l'intention +de se joindre aux ennemis de l'État, pour +mettre tout à feu et à sang; qu'il employait l'argent +de sa liste civile à corrompre les bons patriotes, et +qu'il n'avait formé sa maison militaire que pour +asservir les Parisiens, les égorger et partir avec +elle.</p> + +<p>Le Roi, pour déjouer les progrès des factieux, +écrivit à la municipalité pour se plaindre des bruits +répandus par les malintentionnés. Il lui marquait +en même temps qu'il connaissait les devoirs que lui +imposait la Constitution, et qu'il saurait les remplir; +que rien ne l'obligeait à rester à Paris, et que s'il +ne le quittait pas, c'était parce qu'il le voulait bien, +<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> +et qu'il croyait sa présence utile; mais qu'il ne se +cacherait pas s'il avait des raisons qui lui fissent +désirer d'en sortir.</p> + +<p>Cette lettre ne diminua pas la violence des démagogues +de l'Assemblée. Hérault de Séchelles se +permit dénoncer cette proposition, que le pouvoir +législatif avait le droit de traduire le pouvoir exécutif +devant le pouvoir judiciaire; que la responsabilité +n'était pas toujours la mort, mais qu'elle +entraînait également la perte de l'honneur et de +la liberté.</p> + +<p>Rouyer proposa de faire un recensement de tous +les habitants du royaume qui avaient des enfants +ou des neveux émigrés, afin de prendre, quand il +en serait temps, des mesures fermes et solides pour +mettre la chose publique à l'abri de leur perfidie. +On sait la suite qui fut donnée à cette proposition +au fort de la Révolution.</p> + +<p>La loi sur les passe-ports fut mise en vigueur, +malgré l'article de la Constitution qui donnait à +chacun le droit de sortir ou de rentrer dans le +royaume à sa volonté, et l'Assemblée ordonna que +ce décret fût porté sur-le-champ à la sanction du +Roi par quatre membres de l'Assemblée.</p> + +<p>Le Roi tenait conseil en ce moment. On leur offrit +d'en attendre la fin dans la salle des gardes ou dans +celle des ambassadeurs, à leur volonté. Ils furent +excessivement choqués de n'avoir pas été introduits +sur-le-champ, et encore plus qu'on ne leur eût pas +<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> +ouvert les deux battants en entrant chez le Roi. +L'huissier leur dit que ce n'était pas l'usage, et +qu'elles ne s'ouvraient qu'aux grandes députations. +Ils se plaignirent vivement à l'Assemblée de ce +manque de respect, et l'Assemblée attacha à cette +prétention l'importance qu'elle aurait pu mettre à +l'affaire la plus essentielle. Elle écrivit au Roi pour +se plaindre de ce manque d'égards envers une +députation de l'Assemblée. Ce prince, étonné de la +chaleur qu'elle mettait à une prétention aussi puérile, +lui répondit qu'on avait suivi l'usage accoutumé; +qu'il n'avait pu prévoir le prix qu'elle paraissait +attacher à l'ouverture des deux battants; qu'il ne +tenait nullement à la conservation de l'ancien +usage; mais puisqu'elle désirait qu'on les ouvrît +même aux simples députations, il consentait volontiers +à lui donner cette satisfaction.</p> + +<p>Après la lecture du décret qui prescrivait la +manière dont la plus simple députation serait reçue +chez le Roi, Condorcet déclara que désormais le +président de l'Assemblée ne se servirait, en lui écrivant, +que de la même formule dont ce prince se +serait servi à son égard. Elle ne perdait aucune +occasion de diminuer le respect qu'on lui portait, +et le peuple l'imitait, en voyant le peu de considération +qu'on témoignait à son souverain.</p> + +<p>Le Roi, attentif à ne donner aucun sujet de +plaintes contre sa garde constitutionnelle, fit écrire +à Péthion, maire de Paris, pour lui demander le +<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span> +jour où elle pourrait prêter serment à la municipalité. +Péthion, n'osant prendre sur lui de répondre +seul à cette demande, s'adressa à l'Assemblée, qui +dicta elle-même la formule du serment; bien entendu +que les individus composant la garde du Roi devaient +justifier d'abord qu'ils avaient déjà prêté le serment +civique, décrété par l'Assemblée nationale.</p> + +<p>Le serment exigé était conçu en ces termes: «Je +jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, +de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution +décrétée par l'Assemblée nationale en 1789, 1790 +et 1791; de veiller avec fidélité à la sûreté de la +personne du Roi, de n'obéir à aucune réquisition +ou service étranger à celui de sa garde.»</p> + +<p>Il fut décidé que ce seraient serait prêté publiquement +en présence des officiers municipaux, et +renouvelé chaque année à la même époque où il +aurait été prêté la première fois, et que la garde +royale ne pourrait suivre le Roi, s'il s'écartait de +plus de vingt lieues du Corps législatif, distance +prescrite à ce monarque par la nouvelle Constitution.</p> + +<p>On ne peut faire trop d'éloges de cette garde et +des officiers qui la composaient. Pour empêcher +que le désœuvrement des gardes ne les rendit +susceptibles de mauvaises impressions, ils les occupaient +continuellement, les surveillant avec l'attention +la plus scrupuleuse, ne s'absentant point, et +prenant même leurs repas chez les traiteurs les plus +<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span> +voisins du château. Ils ménageaient avec la plus +grande attention les officiers de la garde nationale, +leur cédant même dans toutes les prétentions qu'ils +élevaient, lorsqu'elles n'étaient pas incompatibles +avec le bien du service.</p> + +<p>Les Jacobins cherchaient, au contraire, à exciter +la jalousie de la garde nationale par les mensonges +et les calomnies qu'ils avaient coutume d'employer +lorsqu'ils leur étaient utiles. Les officiers de la +garde les recherchaient, au contraire, sans se rebuter, +étaient avec eux d'une extrême politesse, ne +négligeant aucune occasion de les attacher au Roi +et de les engager à s'unir à eux pour la défense de +ce prince, si les mauvaises intentions que manifestait +l'Assemblée forçaient à en venir à cette extrémité. +Une conduite si sage et tant de sacrifices ne +purent cependant parvenir à diminuer la jalousie de +la garde nationale, qui se manifesta d'une manière +bien sensible.</p> + +<p>On avait partagé la grande salle des Cent-Suisses +en deux salles séparées par une cloison, l'une pour +la garde royale, et l'autre pour la garde nationale. +Cette dernière, excitée par les Jacobins et par un +nommé Sevestre<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>, murmura de cette séparation et +demanda la destruction de cette cloison. Le Roi, +<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span> +croyant devoir acquiescer à cette demande, pria sa +garde de lui donner cette marque d'attachement de +ne se permettre ni plaintes ni murmures, et il fut +obéi, malgré la peine qu'elle en ressentait. Elle y +avait d'autant plus de mérite qu'il y avait dans la +garde nationale des gens très-mal pensants, dont +plusieurs étaient soupçonnés, et non sans raison, +d'être les espions des Jacobins, et d'interpréter +malignement les propos les plus innocents de cette +excellente garde.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XVIII</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1792</b></small></p> + +<p class="content hanging">Brigandages et fermentation excitée par les factions dans toutes les +provinces du royaume.—Audace des Jacobins.—Décret +d'accusation contre M. de Lessart, et son envoi à Orléans pour +être jugé par la haute cour nationale.—Dénonciations journalières +contre les ministres.—Le Roi reçoit leur démission et se +décide à en prendre dans le parti des Jacobins.—Amnistie +accordée par l'Assemblée pour tous les crimes commis à Avignon.—Son +refus d'écouter aucune représentation des députés +opposés aux factieux.—Suppression des professeurs de l'instruction +publique, des confréries, de tous les Ordres religieux, et +même de celui des Sœurs de la Charité.</p> + +<p class="p2">La France était livrée dans toutes ses provinces +aux brigandages les plus affreux. Les bois étaient +dévastés, les greniers pillés, la circulation des grains +arrêtée par des paysans, qui, sous prétexte de la +crainte de disette, refusaient de les laisser sortir de +la province où ils abondaient pour alimenter celles +qui en manquaient, quoiqu'elles les eussent payés +d'avance. Les riches propriétaires n'étaient plus en +sûreté contre les pillages; tout annonçait une +prompte dissolution. Simoneau, maire d'Étampes, +ayant voulu s'opposer à ces excès, fut assassiné par +ces furieux, qui hachèrent en pièces un fermier des +<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> +environs de Montlhéry. Le Roi, à qui cette nouvelle +Assemblée avait ôté le peu d'autorité qui lui +restait, n'avait aucun moyen de s'opposer à ces +excès. S'il lui arrivait de donner un ordre à ce +sujet, l'Assemblée trouvait le moyen de le paralyser +sur-le-champ, et d'accuser ensuite le pouvoir +exécutif de faire le mort et de ne pas savoir réprimer +tous ces excès. La position du Roi était affreuse +et s'aggravait journellement.</p> + +<p>Loin de réprimer les insurrections quotidiennes +des différents corps de l'armée, l'Assemblée les +favorisait et accueillait toutes les dénonciations +des soldats contre les officiers nobles et même +contre le ministre de la guerre, dans le but d'avoir +un prétexte pour chasser tous les officiers nobles +et les remplacer par d'autres qui leur seraient +dévoués et sur lesquels elle pourrait compter. Elle +démontra son peu de respect pour la personne +du Roi, en passant à l'ordre du jour sur une lettre +que lui écrivit ce prince pour se plaindre de cette +conduite.</p> + +<p>Elle était furieuse contre M. de Lessart, qui, craignant +les suites d'une guerre entre la France et +toutes les puissances de l'Europe, faisait tout ce +qui dépendait de lui pour l'éviter. Les factieux +de l'Assemblée, voulant absolument le trouver en +faute, chargèrent le comité des douze d'examiner +sa conduite. Brissot se chargea du rapport qui en +fut fait à l'Assemblée, y dénonça formellement +<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span> +M. de Lessart et proposa un décret d'accusation +contre ce ministre. Il n'avait pas, disait-il, donné +connaissance à l'Assemblée de toutes les pièces qui +prouvaient un concert entre les diverses puissances +de l'Europe contre la sûreté et l'indépendance de la +France; il avait affecté de douter de leurs intentions, +leur avait donné une idée fausse de la situation +du royaume, n'avait pas su faire respecter la +France dans ses correspondances avec l'Empereur, +dont on l'eût cru plutôt le ministre que celui de +l'Assemblée; avait demandé la paix, traîné les +négociations en longueur, négligé ou trahi les intérêts +de la nation, et avait même refusé d'obéir aux +décrets de l'Assemblée, en retardant l'envoi de celui +de la réunion du comtat d'Avignon à la France, +retard qui avait été la cause des crimes qui s'y +étaient commis. Il conclut par demander à l'Assemblée +de charger le pouvoir exécutif de le faire conduire +à Orléans, pour y être jugé par la haute cour +nationale.</p> + +<p>Plusieurs membres de l'Assemblée s'opposèrent à +l'iniquité de cette accusation, qui enlevait à l'accusé +les moyens de se défendre, et demandèrent qu'on +produisît au moins les pièces à l'appui. On n'eut +aucun égard à leur demande, et le décret fut prononcé. +Les factieux, fiers de ce succès, s'écrièrent +qu'ils espéraient bien qu'on userait de la même sévérité +envers le ministre de la justice; mais l'Assemblée, +ne trouvant pas que ce fût encore le moment, +<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span> +ne donna aucune suite au désir qu'ils venaient +d'exprimer.</p> + +<p>M. de Lessart, craignant la fureur populaire à la +suite d'un pareil décret, s'éloigna de chez lui et +informa le lendemain le directoire du lieu de sa +retraite. Il fut conduit sur-le-champ à Orléans. Il +écrivit à l'Assemblée avant son départ une lettre +très-noble, pour se plaindre de l'accusation prononcée +contre lui sans qu'on lui eût laissé la possibilité +de se justifier, ajoutant que, fort de son innocence, +il était loin de redouter le jugement qui serait +prononcé, et qu'il regrettait seulement que l'Assemblée +ne l'eût pas mis à portée d'obtenir d'elle-même +la justice qu'il attendait du tribunal auquel +elle l'avait envoyé.</p> + +<p>M. de Lessart était sincèrement attache à la personne +du Roi. Mais, effrayé de la situation critique +de ce prince, et influencé par les constitutionnels, +il n'eut pas la force de résister à leurs insinuations, +et il contribua aux démarches de faiblesse qu'on lui +reprocha avec raison. Il espérait par là le garantir +des malheurs qui le menaçaient, et il en reconnut +trop tard le danger. Il montra dans sa captivité +beaucoup de courage et un grand attachement pour +le Roi, à qui il fit même parvenir d'Orléans des +avis utiles sur les dangers que courait sa personne, +par les manœuvres de cette horrible Assemblée.</p> + +<p>Péthion, à la tête de la commune de Paris, n'eut +pas honte de venir remercier l'Assemblée du décret +<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span> +rendu contre M. de Lessart, et de la preuve qu'elle +venait de donner que la responsabilité n'était pas +un vain mot, et que le glaive de la loi se promènerait +indistinctement sur toutes les têtes.</p> + +<p>On se doute bien des applaudissements que lui +valurent de pareils propos, qui furent accompagnés +des honneurs de la séance.</p> + +<p>La position du Roi était affreuse. Désolé de +l'emprisonnement de M. de Lessart, il n'avait +aucun moyen de le soustraire à la vengeance de ses +accusateurs. Il ne pouvait réprimer aucun désordre, +ni faire agir ses ministres sans les exposer au même +sort. Craignant pour M. Bertrand la malveillance +de l'Assemblée, qui brûlait du désir de trouver matière +à le mettre aussi en accusation, il lui demanda +sa démission, ainsi qu'à M. Tarbé. M. Bertrand +possédait la confiance du Roi et la méritait. La fermeté +de son caractère ne se démentit jamais, non +plus que son profond attachement pour le Roi, +qui éprouva le regret le plus vif de ne pouvoir le +conserver dans le ministère. Il ne lui retira pas sa +confiance; mais dans l'état où l'Assemblée avait +réduit la puissance royale, il était difficile de donner +de bons conseils. Malgré les dangers qu'il courait, +M. Bertrand resta constamment auprès du Roi, jusqu'au +moment où les factieux, s'étant emparés de +sa personne, en éloignèrent par la violence ses plus +fidèles serviteurs. En quittant le ministère, M. Bertrand +rendit un compte si détaillé et si exact de son +<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span> +administration, que l'Assemblée, malgré la haine +qu'elle lui portait, ne put trouver matière à accusation. +Ce compte rendu augmenta encore les +regrets de voir sortir du ministère un homme qui +en avait rempli les fonctions avec tant de distinction.</p> + +<p>M. de Narbonne, qui n'aimait pas M. Bertrand, +et qui avait travaillé à l'éloigner du ministère, +désirant conserver sa place de ministre, imagina un +moyen qu'il crut infaillible pour ne pas être obligé +de donner sa démission, et qui eut un effet tout +contraire à celui qu'il en attendait. Il se fit écrire par +MM. de Rochambeau, de Luckner et de la Fayette, +que le salut de l'État dépendait de sa stabilité dans +le ministère, le tout accompagné de beaucoup +d'éloges de sa personne et de sa conduite. Ne doutant +pas que la publicité de ces lettres ne lui assurât +l'opinion publique, qui forcerait le Roi à le +conserver dans sa place, il les fit imprimer et distribuer +dans tout Paris, la veille du jour où M. Bertrand +devait être dénoncé. Il y joignit sa réponse, +dans laquelle il donnait les plus fortes assurances +de son patriotisme. Il avait la bassesse de comparer +ses sentiments à ceux de M. Bertrand, que, +tout en l'estimant, disait-il, il ne pouvait s'empêcher +de blâmer dans sa conduite ministérielle. Cette +démarche produisit le plus mauvais effet. Le public +indigné en fit justice. Le Roi lui demanda sa démission, +et les Jacobins se virent avec plaisir débarrassés +<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> +d'un ministre lié avec les constitutionnels, qu'ils +détestaient encore plus que les royalistes.</p> + +<p>Plusieurs membres de l'Assemblée voulaient lui +faire subir le même sort qu'à M. de Lessart. Le +plus grand nombre ayant demandé qu'il fût +entendu, Quinette s'y opposa fortement, tout en +soutenant l'utilité de son accusation. Il ajouta: +«Croyez-vous que si l'on eût entendu M. de Lessart, +l'Assemblée l'eût envoyé à Orléans?» On eut +honte de renouveler le même scandale, et il ne fut +plus question d'accusation. M. de Narbonne déclara +qu'il allait partir pour combattre sur la frontière +les ennemis de la patrie, et il quitta prudemment +Paris, dont le séjour aurait pu lui être funeste.</p> + +<p>M. de Grave le remplaça au ministère de la +guerre. Il était constitutionnel par principes, mais +honnête homme et attaché au Roi, quoique vivant +dans la société de M. le duc d'Orléans. Faible par +caractère et redoutant la puissance des Jacobins +et de l'Assemblée, il les flattait l'un et l'autre, et +ses discours se ressentaient de sa pusillanimité. +Cette conduite le fit taxer de jacobinisme, quoiqu'il +en détestât les principes. Incapable de se porter +à aucun excès, il ne put conserver sa place au delà +de six semaines.</p> + +<p>Le Roi, voyant l'impossibilité de conserver aucun +ministre sans l'exposer à la persécution des Jacobins, +qui subjuguaient alors toute la France, se +détermina à essayer d'un ministère composé de gens +<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span> +de leur parti. Il espérait par cette mesure calmer +leur fureur, qui s'accroissait de jour en jour, ouvrir +les yeux de la nation par ce dernier essai et ôter +aux malveillants le prétexte de l'accuser de tous les +désordres qui se commettaient dans toutes les parties +du royaume. Il nomma en conséquence ministre +de l'intérieur M. Roland de la Platière; de la marine, +M. de la Coste; des affaires étrangères, M. Dumouriez, +et M. Clavière, des contributions. M. Davanthon, +avocat de Bordeaux, remplaça peu après M. du +Tertre, et M. de Grave, nommé depuis peu de jours +ministre de la guerre, resta pour le moment chargé +de ce département.</p> + +<p>Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part +de ces diverses nominations, et lui marqua que, profondément +affecté des maux qui affligeaient la +France, il avait d'abord nommé, pour exécuter les +lois, des hommes recommandables par l'honnêteté +de leurs principes; mais que ceux-ci ayant quitté le +ministère, il les remplaçait par des hommes accrédités +par leurs opinions populaires; que l'Assemblée +ayant souvent répété que c'était le seul moyen de +faire marcher le gouvernement, il l'employait dans +l'espoir d'établir l'harmonie entre les deux pouvoirs, +et d'ôter aux malveillants tout prétexte +d'élever des doutes sur sa volonté de concourir de +toutes ses forces à tout ce qui pouvait être utile à la +France.</p> + +<p>Roland de la Platière était un chef de manufacture, +<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span> +qui entendait mieux cette partie que l'administration +d'une monarchie. Il ne respirait que +l'amour de la liberté et de l'égalité, regardant +comme action vertueuse tout ce qui pouvait y conduire, +et ne désapprouvant point les crimes dont +la liberté était l'objet. De pareils principes le firent +accuser d'avoir contribué à l'amnistie accordée aux +brigands d'Avignon. Il poursuivit avec acharnement +les émigrés, la ruine des grands propriétaires, +l'abaissement ou la mort des aristocrates, et la +destruction du trône. Il n'était pas moins animé +contre les brigands, les assassins, les anarchistes et +les dilapidateurs de la fortune publique; ce qui +lui valut dans son parti le nom de vertueux Roland. +Sa femme avait beaucoup d'esprit et une +ambition excessive, qu'elle cachait sous le voile de +la modestie. Elle partageait d'ailleurs tous les sentiments +de son mari, à qui elle fut fort utile dans +l'exercice de son ministère, dont elle faisait presque +tout le travail.</p> + +<p>Dumouriez, avec de l'esprit et des moyens, avait +aussi une ambition démesurée et d'autant plus +dangereuse qu'il n'avait aucun principe. Tout +moyen lui paraissait bon pour la satisfaire. Il caressait +toujours le parti dominant et en changeait dès +que son intérêt l'exigeait.</p> + +<p>Après avoir contribué à la chute du trône, +dégoûté des Jacobins, il voulut tenter de le rétablir, +lorsqu'il y avait peu d'espoir d'y pouvoir réussir. +<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> +Sa vanité et son indiscrétion firent échouer tous +ses projets, et il fut, à son tour, forcé d'émigrer et +d'imiter la conduite de ceux qu'il avait si durement +blâmés dans l'exercice de son ministère.</p> + +<p>Clavière, ami de Brissot et de Grégoire, auquel il +s'était associé pour le soulèvement des colonies, +voulut singer M. Necker, dont il n'avait ni les qualités +ni l'intégrité. Ambitieux et agitateur par +caractère, il écrivit et agita le peuple pour faire +parler de lui et arriver au ministère.</p> + +<p>La Coste était un jacobin insignifiant, qui suivit +la route que lui tracèrent ses confrères. Cette nomination +déconcerta les Jacobins, qui ne purent +s'empêcher de dire en parlant du Roi: «Si ce diable +d'homme nous cède sur tout, quel prétexte donner +à sa destitution?» Sa condescendance ne les +empêcha pas de contribuer à entraver les opérations +des diverses administrations, de tonner +ensuite contre ces nouveaux ministres et de les +accuser, et le Roi par contre-coup, de ne pas savoir +arrêter les désordres dont eux-mêmes étaient les +auteurs.</p> + +<p>Les ministres vinrent présenter leurs hommages +à l'Assemblée en entrant au ministère, se parant de +leurs vertus civiques et lui promettant la plus +entière obéissance. Ils n'oublièrent pas l'éloge de +ses glorieux travaux, qu'ils promirent de seconder +par leur empressement à faire exécuter ses décrets. +Les ministres du Roi, ajouta M. Roland, ne sont +<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> +que les ministres de la Constitution, par laquelle le +Roi règne et les ministres existent.</p> + +<p>Cayer de Gerville, avant de donner sa démission, +se crut obligé de présenter à l'Assemblée un aperçu +de la situation de la France. Il en attribua les malheurs +aux insouciants, aux égoïstes et à la corruption +des mœurs. Il parla de la nécessité d'une régénération +où l'on ne ferait point entrer la religion, +qu'il regardait comme inutile, et il s'emporta contre +les prêtres sermentés et insermentés, soupirant +après le jour où les rois et les peuples ne s'occuperaient +plus de religion. Tout en approuvant la +formation des clubs, qui avaient été nécessaires à +l'établissement de la Révolution, il leur reprocha +leur conduite actuelle et nommément le mépris +qu'ils témoignaient pour une constitution jurée par +tous les Français.</p> + +<p>M. de Vaublanc, effrayé des progrès de l'anarchie +et revenu des opinions qu'il avait professées à +l'ouverture de l'Assemblée, reprocha à celle-ci +d'avoir favorisé trop longtemps l'insubordination +du peuple. Il appuya fortement sur l'impossibilité +de faire cesser les crimes et les malheurs qui désolaient +la France, si l'Assemblée ne s'occupait de +faire de bonnes lois clairement exprimées, si elle +ne faisait pas respecter l'autorité du Roi, et si elle se +permettait de tracasser les ministres dans l'exercice +de leurs fonctions, au lieu de se borner à les punir +s'ils se trouvaient en contravention avec la loi. Il +<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span> +proposa ensuite l'établissement d'un comité qui +tiendrait registre de toutes les dénonciations portées +contre eux, lesquelles seraient mises toutes à la +fois sous les yeux de l'Assemblée. On n'eut aucun +égard à ces représentations. Elles étaient trop éloignées +des vues de la majorité pour être non-seulement +adoptées, mais même écoutées paisiblement.</p> + +<p>Bien plus, un orateur du faubourg Saint-Antoine +vint à l'Assemblée accuser le Roi de tous les malheurs +de la France, et l'assurer qu'elle pouvait +compter sur le secours des piques. «Il vaut mieux, +ajouta-t-il, servir la nation que les rois, qui +passent, eux, leurs ministres et leur liste civile, +tandis que les droits de l'homme, la souveraineté +nationale et les piques ne passeront jamais.» +L'Assemblée ne rougit pas d'accorder à l'orateur +les honneurs de la séance.</p> + +<p>Une pareille conduite ne permit pas d'être étonné +de voir Bassal-Cavé, constitutionnel de Versailles et +jacobin outré, s'unir à Thurcoi et autres scélérats +de son parti, pour solliciter une amnistie en faveur +des auteurs des massacres de la glacière d'Avignon; +et La Source prétendit qu'elle ne pouvait être +refusée, puisque l'Assemblée précédente en avait +accordé une aux aristocrates, dans laquelle l'infâme +Bouillé avait été compris. La majorité, éprouvant +une espèce de honte de la prononcer expressément +en faveur des scélérats qui en étaient +<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> +l'objet, décréta, sans les nommer, une amnistie +générale pour tous les crimes relatifs à la Révolution +commis dans les deux comtats jusqu'au +8 octobre 1791. Plusieurs représentants, consternés +de cette effroyable séance, ne purent +s'empêcher de témoigner l'horreur que leur inspirait +l'impunité accordée à de pareils crimes, et la +honte qui en rejaillirait sur l'Assemblée. Mais ils ne +furent point écoutés, et le décret fut proclamé tel +qu'il avait été proposé. Un grand nombre de +députés gémissaient intérieurement des décrets que +rendait journellement l'Assemblée; mais contenus +par la terreur, ils cherchaient même à capter sa +bienveillance par des propositions qu'ils savaient +devoir lui être agréables.</p> + +<p>M. Pastoret, membre de l'instruction publique, +proposa, par mesure d'économie, la suppression des +professeurs, blâmant la bêtise de l'ancienne éducation, +se moquant des quatre facultés, des cérémonies +religieuses qui s'y pratiquaient, et promettant +des merveilles de la nouvelle éducation, qui, fondée +sur la philosophie, procurerait la régénération +complète du peuple français. La suppression des +professeurs fut décrétée. Elle fut suivie, peu après, +d'un autre décret, portant celle de tous les Ordres +religieux, de toutes les confréries, des congrégations, +même de celle des Sœurs de la Charité, avec +la défense absolue de porter aucun costume ecclésiastique +hors de l'intérieur des temples. +<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span></p> + +<p>On ne peut se faire une idée de l'indécence de +cette séance: Torné, Fauchet, Gay, Vernon et autres +évêques constitutionnels jetèrent en pleine Assemblée +leur croix et leur calotte, accompagnant cette +action des discours les plus impies et les plus +déplacés, ce qui leur valut de grands applaudissements. +Le vendredi saint fut choisi pour cette +fête aussi scandaleuse que dégoûtante; et, pour +que rien n'y manquât, des prêtres mariés vinrent +à la barre avec leurs enfants, dont ils firent hommage +à l'Assemblée.</p> + +<p>François de Neufchâteau profita de l'occasion +pour renouveler ses invectives contre les prêtres et +la religion, déclara le christianisme une religion +insociable et dangereuse, se prosternant toujours +devant le despotisme; il la mit en opposition avec +le club des Jacobins, protecteur des malheureux, +qu'elle ne cessait d'opprimer.</p> + +<p>Courtaud demanda qu'on tolérât tous les cultes, +excepté le culte catholique, que nos lois ont +montré, disait-il, le projet de détruire, en détachant +le clergé du Pape par des élections populaires.</p> + +<p>Cette séance se termina par une motion de +Le Quinio, qui proposa, pour enrichir la nation, +de détruire tous les monuments en bronze qui existaient +dans toute la France, de les convertir en +sous, et de se servir de cette monnaie pour toute +espèce de payement. Cette motion, toute ridicule +<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span> +qu'elle était, fut renvoyée au comité des finances. +Elle n'eut cependant aucune suite.</p> + +<p>La ville d'Arles, n'ayant plus voulu ployer sous +le joug des Jacobins, éprouva l'animadversion de +l'Assemblée d'une manière bien sensible. Les +gardes nationales des environs de cette ville, sous +prétexte d'en protéger les patriotes, se mirent en +marche pour désarmer les habitants. Les Arlésiens, +décidés à s'y refuser, mirent leur ville en état de +défense, bien déterminés à combattre s'il le fallait. +Les factieux, furieux d'une résistance à laquelle ils +ne s'étaient pas attendus, envoyèrent des députés +pour dénoncer cette ville à l'Assemblée, comme un +foyer d'aristocratie, et toujours prête à prendre part +aux troubles du Midi. Les Arlésiens en envoyèrent, +de leur côté, pour justifier leur conduite et prouver +leur soumission aux lois et aux autorités. Mais leurs +ennemis l'emportèrent. On changea les administrateurs +et l'on décréta l'envoi de deux régiments pour +opérer le désarmement, s'ils s'opposaient à l'exécution +du décret.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XIX</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1792</b></small></p> + +<p class="content hanging">Continuation des troubles.—Désarmement du régiment d'Ernest +par les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom de +Marseillais.—Les Suisses rappellent ce régiment.—Mort de +l'Empereur.—Assassinat du roi de Suède.—Honneurs +rendus aux déserteurs de Châteauvieux.—M. de Fleurieu est +nommé gouverneur de Mgr le Dauphin.—Le Roi est forcé de +déclarer la guerre aux puissances.—Son début peu favorable +aux Français.—L'Assemblée ne dissimule plus son projet +d'établir en France une république.—Déclamation contre les +nobles et les prêtres.—Abolition des cens et rentes.—Éloignement +des Suisses de Paris.</p> + +<p class="p2">La ville de Marseille était gouvernée par le club +des Jacobins. Ceux-ci, inquiets de voir dans cette +ville le régiment d'Ernest, dont ils ne pouvaient +corrompre la fidélité, s'unirent à la municipalité +pour en demander l'éloignement. M. de Grave eut +l'imprudence d'accéder à leur demande et de l'envoyer +à Aix. Les Marseillais, qui voulaient enlever +toute possibilité de se défendre aux villes qui les +environnaient, ne purent souffrir ce régiment +encore si près d'eux. Ils se mirent en marche, au +nombre de deux mille environ, avec des canons, +dans l'intention de le désarmer. M. de Barbantane, +<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span> +qui commandait à Aix, les laissa entrer tranquillement +dans la ville, quoique le régiment en bataille +offrit de marcher contre eux. Sous prétexte d'éviter +l'effusion du sang, M. de Barbantane et la municipalité +entrèrent en pourparler avec eux et ordonnèrent +au régiment de rester dans ses casernes. Les +Marseillais, qui ne perdaient pas leur temps à les +écouter, après avoir tenté inutilement de corrompre +la fidélité des soldats, par l'appât du pillage des +caisses et des effets du régiment, marchèrent contre +les casernes, les entourèrent, tirèrent sur elles et +demandèrent la sortie du régiment de la ville et +son désarmement. M. de Barbantane et la municipalité +en donnèrent l'ordre. M. de Watteville, qui +commandait le régiment, n'ayant aucun moyen de +résistance et voulant éviter un massacre, l'assembla +et lui ordonna de se tenir prêt à exécuter ses ordres, +se rendant responsable auprès des cantons de son +obéissance. Il donna ensuite l'ordre de déposer les +armes et de sortir de la ville, qu'il traversa à la +tête du régiment au milieu des pleurs de tous les +honnêtes gens. A peine en fut-il sorti que la multitude +se précipita sur les casernes, et pilla les caisses +et les effets laissés sur la foi publique.</p> + +<p>Les Marseillais, avant de quitter la ville, entrèrent +dans la maison de madame Audibert de Ramatheul, +femme d'un conseiller du parlement d'Aix, +la bouleversèrent pour se faire livrer les armes qui +s'y trouvaient, et lui montrèrent les cordes qu'ils +<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span> +avaient apportées pour pendre son beau-frère, +ecclésiastique insermenté, qui était heureusement +absent, ainsi que M. Audibert. Les mêmes Marseillais, +en retournant chez eux, entrèrent à Apt et +désarmèrent ceux des habitants qui leur étaient +suspects. Le silence de l'Assemblée sur de pareils +désordres mit les provinces méridionales sous le +joug des Jacobins, et la persécution des honnêtes +gens en devint la suite nécessaire.</p> + +<p>Le canton de Berne, ayant appris le désarmement +du régiment d'Ernest, écrivit au Roi pour +lui en demander le rappel, un régiment désarmé ne +pouvant plus être utile à son service; il protesta en +même temps que tous seraient morts à ses pieds +plutôt que de rendre leurs armes, s'ils avaient eu à +soutenir une guerre ouverte. Il se plaignit de la +conduite qui avait été tenue envers un régiment +aussi fidèle, depuis plus d'un siècle qu'il était entré +au service de nos rois; et il priait Sa Majesté de +donner des ordres pour la sûreté de sa route et la +restitution de ses armes, dont il avait été dépouillé +d'une manière si indigne.</p> + +<p>Le régiment de Streiner, en garnison à Lyon, +ayant appris que Dubois de Crancé avait opiné, dans +le club des Jacobins de cette ville, pour le traiter de +la même manière que celui d'Ernest, déclara au +maire de la ville, par l'organe de M. de Saint-Gratien, +son commandant, que tous verseraient jusqu'à +la dernière goutte de leur sang plutôt que de rendre +<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span> +leurs armes. Sachant que M. du May, qui commandait +dans cette partie de la France, avait plein pouvoir +de les faire marcher vers la Provence, ils déclarèrent +à M. du Hallot, commandant à Lyon, que, +après la conduite qui avait été tenue à l'égard du +régiment d'Ernest, ils n'obéiraient pas à cet ordre, +et ne laisseraient diviser leurs bataillons que d'après +l'autorisation du conseil souverain de leurs pays. +Le grand conseil de Zurich remercia M. de Saint-Gratien +de sa fermeté, et écrivit au Roi pour le +prier de ne point employer ce régiment dans les +provinces méridionales, et d'interdire la séparation +de ses bataillons.</p> + +<p>La partie saine de la garde nationale, désirant +trouver une occasion de témoigner publiquement +ses sentiments pour le Roi et la famille royale, +supplia la Reine avec tant d'instance d'aller à la +Comédie italienne, qu'elle ne crut pas pouvoir s'y +refuser. On fit jouer, ce jour-là, une pièce susceptible +d'allusions, qui furent saisies avec transport +par le public aux cris de: «Vive le Roi et la famille +royale!» Ce qu'il y avait de Jacobins dans la salle +voulut s'y opposer; mais n'étant pas les plus forts, +ils furent obligés de céder.</p> + +<p>Décidés à prendre leur revanche, ils saisirent l'occasion +d'une pièce appelée l'<i>Auteur d'un moment</i>, +qui se donnait au Vaudeville, et où l'on tournait en +ridicule Chénier et Palissot. Les royalistes ayant +applaudi et fait répéter les airs les plus mordants, +<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span> +les Jacobins assemblèrent leurs cohortes et accablèrent +d'injures les spectateurs. Comme ils étaient +obligés de se contenir dans la salle, ils en sortirent +et continuèrent d'injurier ceux qui n'étaient pas de +leur parti, leur jetèrent des boules de neige et firent +un tel vacarme, que les dames qui étaient au spectacle, +craignant d'être insultées, se sauvèrent si précipitamment, +qu'elles traversèrent même des tas de +boue pour regagner leurs voitures. Ils ne s'en tinrent +pas là; ils retournèrent le lendemain au Vaudeville; +et malgré les remontrances du commissaire +de police, ils forcèrent les acteurs à retirer la pièce +du théâtre et à la brûler en leur présence. Personne +n'osait s'opposer à ces furieux, dont l'audace croissait +par l'assurance de l'impunité.</p> + +<p>L'empereur Léopold, frère de la Reine, fut +atteint d'une maladie si aiguë, qu'elle l'emporta en +trois jours. On apprit sa mort en même temps que +sa maladie. Les Jacobins, qui se crurent débarrassés +d'un ennemi, s'en réjouirent, sans réfléchir +que, le cabinet de Vienne restant toujours le même +et dans les mêmes principes, elle n'apporterait +aucun changement dans la situation actuelle. La +Reine en jugea ainsi. Elle se persuada qu'un prince +de l'âge de François second, élevé par l'Empereur, +mettrait plus d'activité dans une guerre que les bravades +de la France vis-à-vis des puissances étrangères +lui faisaient regarder comme inévitable. +Elle fut trompée dans son attente, et la même +<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span> +lenteur exista dans les préparatifs de la cour de +Vienne.</p> + +<p>L'assassinat du roi de Suède fit une grande sensation +dans toute la France, et le Roi et la Reine +furent consternés en apprenant cette nouvelle. +J'étais chez Mgr le Dauphin, et M. Ocharitz, +ministre d'Espagne, me fit prier de descendre dans +mon appartement, ayant quelque chose à me dire. +Je lui trouvai le visage consterné, et il m'apprit le +malheur dont on venait de recevoir la nouvelle. +«Les ministres du Roi ne lui ont peut-être pas +appris, me dit-il, cet horrible événement, et je crois +utile que vous le lui fassiez savoir sur-le-champ.» Je +descendis chez la Reine, avec Madame qui soupait +tous les soirs avec le Roi et la Reine, et je priai cette +princesse de me permettre de lui dire un mot en +particulier. J'étais désolée d'avoir à lui apprendre +un pareil malheur. Elle le savait déjà et me dit: «Je +vois à votre visage que vous savez déjà la cruelle +nouvelle que nous venons d'apprendre. Il est +impossible de n'être pas pénétré de douleur, mais +il faut s'armer de courage, car qui peut répondre +de ne pas éprouver un pareil malheur?» La Reine +l'apprit à Madame, qui se jeta dans ses bras et dans +ceux du Roi de la manière la plus touchante. On +parla de l'âge du prince royal de Suède. «Je le sais +bien, dit le Roi; j'appris sa naissance dans le +moment où la Reine était près d'accoucher, et je +lui dis:—Attendez-vous à une fille, car deux rois +<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span> +n'ont pas deux fils dans le même mois, et peu de +jours après (en regardant Madame) mademoiselle vint +au monde.»—«Votre Majesté me permet-elle de +lui demander s'il regrette sa naissance?»—«Non +certainement», dit ce prince, en la serrant dans ses +bras; et la regardant les larmes aux yeux, il l'embrassa +avec une émotion qui attendrit la Reine et +Madame Élisabeth, et produisit le sentiment le plus +déchirant. La jeune princesse fondait en larmes. Je +n'oublierai jamais un spectacle qui m'a fait une si +vive impression, surtout quand la pensée se reportait +aux dangers que courait ce prince si aimant, +dans un moment où il se livrait avec tant d'abandon +aux sentiments qu'il éprouvait pour ce qu'il avait +de plus cher au monde<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> + +<p>Quoique la famille royale n'eût conservé aucun +espoir de la guérison du roi de Suède, elle éprouva +cependant un grand saisissement en apprenant la +<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span> +mort de ce prince. «Nous faisons une grande perte, +me dit la Reine; il avait conservé pour nous un véritable +attachement, et nous fit dire encore, la veille +de sa mort, qu'un de ses regrets, en quittant la +vie, était de sentir que sa perte pourrait nuire à nos +intérêts.» Ce prince témoigna jusqu'à la fin un courage, +une présence d'esprit et une sensibilité remarquables. +Il témoigna sa sensibilité de la manière la +plus touchante à ceux qu'il voyait consternés de sa +perte, et nommément aux comtes de Brohé, de Fersen, +et plusieurs autres grands seigneurs de sa cour. +Ils s'étaient retirés dans leurs terres à l'époque de la +révolution qu'il avait opérée, et avaient cessé de +paraître à la cour. Dès qu'ils eurent appris sa blessure, +ils se rendirent sur-le-champ auprès de sa +personne. Le comte de Fersen, qui avait été son +gouverneur, accablé de ce malheur, ne put dissimuler +sa profonde affliction. Le Roi lui prit la +main en lui disant: «Quoique nous ayons été +d'avis différents, j'étais bien persuadé que vous +seriez la première personne que je verrais auprès +de moi.» Et il ajouta, en regardant le comte de +Brohé et les autres seigneurs qui environnaient +son lit: «Il est doux de mourir entouré de ses +vieux amis.»</p> + +<p>La Reine fondait en larmes en me racontant la +mort de ce prince. Il fut extrêmement regretté des +Suédois, et l'on eut toutes les peines du monde +à empêcher le peuple de mettre en pièces ceux +<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> +qu'il soupçonnait d'avoir eu part à cet horrible +assassinat.</p> + +<p>Les Jacobins, qui regardaient ce prince comme +leur plus mortel ennemi, se réjouirent de sa mort, +bien loin de se disculper d'y avoir contribué. Il +laissa la régence à son frère, le duc de Sudermanie, +et la petite anecdote que je vais raconter +prouvera qu'il était loin de le soupçonner du rôle +qu'il devait jouer dans la suite. Étant aux eaux +d'Aix-la-Chapelle avec une personne de mes parentes, +à qui il parlait avec confiance, il lui fit +l'éloge le plus complet du duc de Sudermanie. +Comme ma parente en parut étonnée, il lui dit ces +propres paroles: «On a dit de grandes faussetés +sur son compte; il s'est toujours bien conduit, et +j'ai pour lui estime et confiance.»</p> + +<p>Il était impossible de voir une position plus +triste et plus inquiétante que celle de la famille +royale à cette époque. Le ministère était composé +de ses plus mortels ennemis, qui l'entouraient +d'espions, même dans son intérieur, au point que +le Roi et la Reine employèrent plusieurs fois mon +valet de chambre pour faire entrer dans leur cabinet +particulier des personnes à qui ils désiraient +parler secrètement. Toutes leurs lettres étaient ouvertes; +et pour obvier à cet inconvénient, ils étaient +obligés de se servir d'un chiffre très-long à écrire +et à déchiffrer, mais impossible à découvrir quand +on n'en avait pas la clef. La Reine passait toutes +<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span> +ses matinées à écrire et le Roi à lire et à faire des +notes sur tout ce qui se passait. Ses conseils étaient +autant de supplices; et il avait besoin de toute sa +religion et de sa résignation pour supporter avec +patience une situation aussi violente que la sienne. +Il était convaincu qu'il finirait par être victime +des factieux; mais persuadé que désormais tout +ce que l'on pourrait tenter en sa faveur ne ferait +qu'en hâter le moment et entraîner sa famille +dans le même malheur, il se résigna à son sort, +et attendit avec courage ce que le Ciel déciderait +pour lui.</p> + +<p>Il éprouvait une extrême sensibilité des marques +d'attachement qu'on lui donnait dans sa cruelle +situation, et j'eus l'occasion de l'éprouver. La place +de gouvernante des Enfants de France me donnait +le droit de travailler directement avec Sa Majesté. +Je lui présentais les comptes de leurs dépenses, qui, +par le bon de la main du Roi, étaient acquittées +sur-le-champ au trésor royal. Je fus chez ce prince +à l'époque ordinaire des payements, et je lui présentai +le compte de ma dépense, qu'il prit sans y +regarder, me disant: «Je sens tout le prix de votre +attachement, et vous répondez à ma confiance de +manière à n'avoir jamais besoin de regarder votre +travail. C'est une grande consolation de trouver des +sujets fidèles.»—«Votre Majesté en a encore de +bien dévoués, et qui donneraient leur vie pour +elle.»—«Ah! pourrais-je exister si je n'avais pas cette +<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span> +croyance an milieu de tous les malheurs qui m'accablent!» +Je ne pus me contenir, et je fondis en +larmes: «Remettez-vous, me dit ce bon prince, et +qu'on ne vous voie pas sortir de chez moi dans cet +état.» Je vins dans ma chambre le cœur navré. +J'éprouvais souvent de pareils sentiments, mais je +ne me permettais pas de m'y livrer. Il était trop +essentiel de distraire Mgr le Dauphin, et de ne pas +laisser l'effroi et la mélancolie s'emparer de son +esprit dans un âge aussi tendre. Je cherchais au +contraire à lui donner du courage en causant et +riant avec lui.</p> + +<p>Les quarante soldats de Châteauvieux, sortis des +galères par le bienfait de l'amnistie, furent conduits +en triomphe à Paris par des habitants de Versailles, +qui firent demander la permission de paraître +avec eux à la barre de l'Assemblée. Un grand +nombre de ses membres se récrièrent contre un pareil +scandale, et M. de Gouvion s'élança à la tribune +pour en faire sentir toute l'atrocité: «Comment +pourrai-je voir, s'écria-t-il, l'assassin de mon frère, +du vertueux Desilles, et de tant d'autres victimes de +leur obéissance à la loi!»—«Eh bien, sortez!» lui +cria Choudieu.—«Le malheureux n'a donc jamais +eu de frère?» répondit Gouvion, qui, sortant de +l'Assemblée, y envoya sur-le-champ sa démission. +Malgré l'opposition qu'éprouvèrent les factieux +pour laisser recevoir à la barre de pareils scélérats, +ils obtinrent pour eux non-seulement l'admission, +<span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> +mais encore les honneurs de la séance, au milieu +des cris et des vociférations des galeries contre les +opposants à cette horrible décision.</p> + +<p>Le ci-devant comédien Collot d'Herbois les présenta +à l'Assemblée, en y faisant un discours marqué +au coin de la folie républicaine. Il les représenta +comme des victimes du despotisme militaire, +dont l'âme brûlait dans les fers du beau feu de la +liberté: «En prenant l'habit national, dit-il, ils +ont fait serment de la défendre, et le réitèrent +devant vous.»</p> + +<p>Ils étaient entrés dans la salle au son du tambour, +précédés d'une centaine de gardes nationaux, de +femmes et d'enfants bien et mal vêtus, de quelques +individus habillés en Suisses et en invalides, et des +vainqueurs de la Bastille le sabre à la main. Ils faisaient +voltiger des drapeaux donnés à la galerie par +des patriotes des départements, criant à tue-tête: +«Vivent l'Assemblée nationale, nos bons députés +et nos frères de Châteauvieux!» et ils chantaient +l'air <i>Ça ira</i>, etc. Gauchon, patriote du faubourg +Saint-Antoine, qui marchait à leur tête, fit hommage +à l'Assemblée des nouvelles piques que les +hommes du 14 juillet avaient fait fabriquer, et la +pria d'en agréer la dédicace. Un décret la fixa au +dimanche suivant, jour où la municipalité donnait +une fête aux déserteurs de Châteauvieux, et ordonna +l'impression de la belle harangue de Collot d'Herbois. +<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span></p> + +<p>Le dimanche 15 avril fut le jour de la fête triomphale +de ces misérables déserteurs. On promena, du +faubourg Saint-Antoine à la Bastille et de la Bastille +au Champ de Mars, un char de triomphe surmonté +d'une figure de la Liberté en carton, qui chancelait +à chaque pas. On portait devant ce char deux +sarcophages qui étaient censés renfermer les ossement +des révoltés qui avaient été tués à Nancy. Ils +étaient suivis d'un grand nombre de personnes qui +portaient des bannières, des emblèmes et des inscriptions, +et ne cessaient de crier: «Vivent la nation, +la liberté et les sans-culottes!» On brûla dans des +réchauds, sur l'autel de la patrie, des parfums de +très-mauvaise odeur; une musique détestable chantait: +«<i>Ça ira!</i>» et des airs patriotiques, et l'on +dansa autour de l'autel après y avoir récité des vers +de Chénier, Péthion, Manuel, Danton, Robespierre, +quelques autres municipaux et plusieurs autres +députés n'eurent pas honte de prendre part à un +pareil cortége. Il passa devant la place Louis XV, +où l'on trouva la statue de ce prince coiffée d'un +bonnet rouge et couverte d'un voile aux trois couleurs. +On avait heureusement fermé les Tuileries ce +jour-là, et la garde nationale se conduisit si bien +pendant cette journée, que l'ordre ne fut pas troublé, +un seul instant durant cette ridicule et indécente +promenade.</p> + +<p>Ces misérables déserteurs allèrent quêter dans +tout Paris pour subvenir aux frais de cette fête, et +<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span> +poussèrent l'audace jusqu'à venir aux Tuileries. Ils +n'étaient que cinq ou six; ils s'adressèrent, suivant +l'usage, au premier valet de chambre du Roi. C'était +M. de Chamilly qui était alors de quartier, excellent +homme, extrêmement dévoué à Sa Majesté. Effrayé +des suites d'un refus dans un moment d'une telle +effervescence, il donna sans hésiter la somme usitée +pour les quêtes faites à Sa Majesté, ainsi que le billet +d'usage, qui, présenté chez la Reine et les autres +membres de la famille royale, faisait donner à chacun +une somme proportionnée au rang qu'il occupait. +C'étaient ordinairement les premiers valets de +chambre et les premières femmes de chambre qui +étaient chargés de ces offrandes, dont on ne parlait +même pas aux princes et aux princesses. Comme on +ne donnait rien sans mes ordres pour les Enfants de +France, on vint me demander pour ces malheureux +déserteurs. Je répondis qu'il n'était pas d'usage que +Mgr le Dauphin donnât à de nouvelles quêtes. On +me produisit les billets du Roi et de la Reine, qui me +consternèrent, et il n'y eut pas moyen de s'y refuser. +C'était un jour de Cour, et je montai chez +Mgr le Dauphin, chez qui la Reine recevait. J'étais +encore tout ahurie d'une pareille audace; la Reine +s'en aperçut et m'en demanda la raison. Je lui dis +ce qui s'était passé, et l'impossibilité où j'avais été +de ne pas faire pour Mgr le Dauphin ce qui avait +été fait pour Leurs Majestés. La Reine, sans rien +dire, alla à la messe avec le Roi; et quand toute la +<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span> +Cour fut partie et qu'elle se trouva seule avec ses +enfants, elle se permit quelques représentations +sur l'argent donné à ces vilains galériens. Le Roi +en fut indigné, et ne pouvant encore le croire, il +envoya chercher M. de Chamilly, qui excusa sa +conduite par la crainte qu'il avait eue des inconvénients +d'un refus. Le Roi lui fit des reproches +sévères sur une condescendance aussi déplacée, +qu'il n'aurait pas dû se permettre sans son aveu; +et le pauvre homme, qui n'avait agi ainsi que par +un motif d'attachement mal calculé, s'en retourna +effrayé.</p> + +<p>Le petit Dauphin, qui n'avait pas perdu un mot +de la conversation, était furieux, et attendait avec +impatience le moment où nous serions seuls pour +me dire ce qu'il en pensait: «Concevez-vous, +madame, une conduite aussi lâche que celle de +M. de Chamilly? Qu'est-ce qu'on dira dans le public +quand on saura que nous avons donné à ces vilaines +gens-là? Si j'avais été papa, j'aurais ôté sa place à +M. de Chamilly, et je ne l'aurais jamais revu.»—«Vous +êtes, lui dis-je, bien sévère pour un vieux +serviteur du Roi, et qui lui est profondément +attaché. Il a fait une grande faute, j'en conviens, +mais par un bon motif et sans avoir réfléchi sur +l'inconvenance de sa démarche.»—«Vous avez +raison, me répondit-il avec vivacité, mais je lui +aurais dit: «Vous avez fait une grande faute; je +vous la pardonne pour cette fois, parce que vous +<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> +m'êtes bien attaché; mais n'en faites plus de semblable, +car vous passeriez la porte.»</p> + +<p>C'est ce même M. de Chamilly qui suivit le Roi +au Temple, bien persuadé que cela lui coûterait la +vie. Il échappa comme par miracle aux massacres +du 2 septembre à la Force, et fut une des victimes +du régime de la Terreur en 1794.</p> + +<p>Mgr le Dauphin avait l'esprit le plus juste, et il +était né avec une élévation d'âme qui lui était naturelle. +Il avait le mensonge en horreur, le regardant +comme une bassesse; et il était doué d'une telle +vérité, qu'il était le premier à m'avouer les fautes +qu'il avait faites, sans que j'eusse besoin de +m'adresser à d'autres qu'à lui pour le savoir. +Quand il voyait chez moi des personnes qu'il savait +être attachées au Roi et à la Reine, il leur disait +toujours des choses aimables et obligeantes. Il était +d'un caractère vif et impétueux, et avait quelquefois +des colères assez fortes. Quand elles étaient +passées, il en était si honteux, qu'il s'emportait +contre lui-même, surtout si sa colère avait eu lieu +devant quelques personnes: «Quelle opinion +aura-t-on de moi dans le monde!» disait-il tout +en larmes, et il leur demandait instamment de n'en +pas parler. Il était adoré de tous ceux qui l'approchaient, +et l'on ne pouvait s'empêcher d'être attendri +en voyant tous les dangers que courait un enfant +aussi aimable, et qui donnait de si grandes espérances. +<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span></p> + +<p>Les ministres, ne se regardant que comme les +créatures de l'Assemblée, ne pensaient qu'à lui +donner des preuves de leur soumission à ses +volontés. Roland lui écrivit comme un événement +tout naturel que Jourdan et les autres criminels +détenus en prison dans le palais d'Avignon pour +les crimes par eux commis les 16 et 17 octobre et +autres assassinats, avaient été délivrés publiquement +par quatre-vingts personnes vêtues en gardes nationaux; +que cet événement s'était opéré en plein jour +et avec la plus grande tranquillité, devant les citoyens +de Nîmes qui avaient, ce jour-là, la garde des prisons. +Genty, membre de l'Assemblée, ajouta qu'ils +avaient été portés en triomphe, et demanda que le +ministre de l'intérieur eût à rendre compte des +mesures qu'il avait prises pour mettre la société à +l'abri de pareils brigands. On accueillit sa demande +par des cris et des huées, et l'Assemblée passa à +l'ordre du jour.</p> + +<p>Tous les brigands des provinces méridionales, +réunis à ceux des pays étrangers, avaient formé un +corps d'armée au nombre de quatre mille hommes, +sous le nom de Marseillais. Ils avaient quatre pièces +de canon, et parcouraient les provinces en commettant +toute sorte d'excès. Le ministre de la guerre, +qui, d'après le décret de l'Assemblée, avait donné +l'ordre de faire marcher deux régiments en Provence +pour y rétablir la tranquillité, mourant de +peur des jacobins, représenta à l'Assemblée que +<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span> +l'envoi de ces régiments effrayait les patriotes de +Marseille; qu'Arles, Carpentras et Avignon étant +parfaitement tranquilles, il n'y avait plus lieu à leur +départ; que c'était leur présence qui excitait l'effervescence +des bons patriotes, et que, d'après cette +conviction, il avait proposé au Roi de retirer les +troupes de Lyon, vœu formé par la municipalité de +cette ville; qu'on exagérait toutes les craintes, et +que les ministres du Roi ne craignaient pas de se +confier à la nation, qui méritait cette confiance par +sa conduite et son patriotisme. Guadet appuya ces +avis, en disant que les circonstances ayant changé +par la soumission des villes aristocrates, il fallait +révoquer le décret de l'envoi des troupes, puisque +l'oppression des patriotes en était le seul objet.</p> + +<p>Genty, indigné, représenta que les brigands jouissaient +seuls de cette tranquillité; que les patriotes +d'Avignon étaient libres et les châteaux brûlés. On +le rappela à l'ordre avec un bruit épouvantable, et +la proposition fut convertie en décret. Les brigands, +n'éprouvant plus aucun obstacle, marchèrent vers +Lyon avec leur petite armée. L'affreuse majorité de +l'Assemblée, qui ne perdait point de vue le renversement +du trône et qui comptait s'en servir pour +l'exécution de ses desseins, n'avait garde de s'opposer +à leur marche; elle les laissait traverser tranquillement +le royaume et s'approcher successivement de +Paris, pour les employer quand il en serait temps.</p> + +<p>Les ministres forcèrent encore le Roi à écrire au +<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> +nouvel empereur pour lui faire sentir la nécessité +d'épargner l'effusion du sang, qui ne pouvait manquer +d'être répandu s'il s'obstinait à s'opposer à +l'établissement de la Constitution française. Il lui +représentait que, malgré les calomnies dont on +l'accablait, elle méritait l'estime des peuples; que, +comme représentant héréditaire de la nation, il +avait juré de vivre libre ou de mourir avec elle, et +qu'il était résolu de la soutenir. Il était facile de +reconnaître dans cette lettre le style de M. Dumouriez, +ministre des affaires étrangères. Il en écrivit +une, en même temps, au marquis de Noailles pour +être communiquée à l'Empereur. Elle ne contenait +que des éloges de la nation française. On y conseillait +à l'Empereur de ne point se commettre avec +elle, de faire cesser les inquiétudes qu'il donnait à +la France, et de ne point se mêler de son régime +intérieur. On lui exposait, en outre, qu'en renonçant +à son alliance, il s'exposait aux plus grands dangers +et à se trouver sans alliés au milieu de ses +ennemis naturels.</p> + +<p>L'avis de M. Dumouriez n'ayant fait aucune +impression sur la cour de Vienne, M. le marquis de +Noailles, qui n'avait plus à espérer de faire changer +le système de cette cour, renouvela avec tant d'instances +la demande de son rappel, qu'il parvint à +l'obtenir et fut remplacé par M. de Maulde.</p> + +<p>On recevait chaque jour des nouvelles de pillages, +de meurtres et d'incendies dans toutes les parties de +<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span> +la France. L'impunité accordée aux brigands et la +persécution des honnêtes gens glaçaient d'effroi +toutes les autorités. Personne n'osait remplir son +devoir dans la crainte d'être accusé et de ne pouvoir +faire entendre sa justification. M. de Vaublanc, +effrayé de la situation de la France, monta à la tribune, +et fit à l'Assemblée la peinture la plus vive de +l'anarchie qui régnait dans toutes les provinces, où +personne n'osait faire exécuter les lois. Il l'attribua +à la puissance des clubs, qui dominaient l'Assemblée +et lui avaient fait rendre un décret d'amnistie, que +les brigands, sûrs de l'impunité avaient eux-mêmes +anticipé; il déclarait qu'il était urgent que les +ministres se concertassent avec l'Assemblée sur les +moyens de rétablir l'ordre, sans quoi l'on verrait +la perte de la France et de la liberté.</p> + +<p>Le Roi fit part à l'Assemblée du choix qu'il avait +fait de M. Davanthon pour remplacer M. Duport +du Tertre au ministère de la justice. Le nouveau +ministre vint, suivant l'usage de ses collègues, lui +présenter l'assurance qu'il ne serait jamais sorti de +sa retraite s'il n'avait vu la liberté triompher du +monstre à cent têtes, assurant qu'il se regarderait +comme l'être le plus pervers s'il portait la moindre +atteintes à la Constitution, et que s'il quittait le +ministère, il n'aurait à se reprocher l'improbation +de personne.</p> + +<p>M. Davanthon était un avocat de Bordeaux qui, +quoique très-patriote, conserva cependant vis-à-vis +<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span> +du Roi une mesure de respect dont ses collègues +ne lui donnaient pas l'exemple; et le prince n'eut +point à s'en plaindre pendant la durée de son +ministère.</p> + +<p>Mgr le Dauphin ayant atteint l'âge de sept +ans, qui était l'époque où les princes devaient +passer aux hommes, le Roi se trouva dans un +grand embarras pour lui choisir un gouverneur. On +parlait sourdement de lui ôter cette nomination, +et Condorcet intriguait pour se faire nommer à +cette place. Après une mûre délibération, le Roi +jeta les yeux sur M. de Fleurieu, qui, étant lié +avec tous les membres du parti constitutionnel, +donnerait moins d'ombrage que tout autre. C'était, +dans les circonstances où l'on se trouvait, le +meilleur choix que l'on pût faire. M. de Fleurieu +était un honnête homme; il avait de l'esprit et +beaucoup d'instruction; il était fort attaché au +Roi. Mais il était faible de caractère. Cette raison +avait déterminé le Roi à choisir pour sous-gouverneurs +du jeune prince deux officiers de marine, +hommes de grand caractère et d'un courage à toute +épreuve: l'un s'appelait M. de Marigni; j'ai oublié +le nom de l'autre. M. de Fleurieu craignait de +laisser approcher de Mgr le Dauphin des personnes +qui eussent des droits antérieurs à l'estime de la +famille royale. Il avait écarté, par cette considération, +MM. du Pujet et d'Allonville, sous-gouverneurs +du premier Dauphin, tous deux hommes de mérite; +<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span> +et cette même raison lui avait fait refuser la place +de bibliothécaire du jeune prince à M. l'abbé +Davaux, instituteur des deux Dauphins, qui s'était +tellement distingué dans leur première éducation, +que cette récompense lui était naturellement due.</p> + +<p>Le Roi et la Reine apprirent avec beaucoup de +peine le mariage de M. de Fleurieu avec mademoiselle +d'Arcambal. Il l'avait tenu caché jusqu'au +moment où sa nomination avait été publique; et la +société ainsi que la parenté de cette famille déplaisaient +beaucoup à la Reine. Mais il n'y avait pas à +revenir sur ce choix, et dans la triste position où +était le Roi, on devait le regarder comme très-heureux. +J'en eus personnellement une grande satisfaction, +par la crainte que j'avais qu'un jacobin ne +parvint à s'emparer de cette place et à pervertir +l'heureux naturel de ce jeune prince, qui donnait +de si grandes espérances.</p> + +<p>Madame d'Arcambal était fille de M. Le Normand +d'Étiolles, mari de madame de Pompadour. Il l'avait +eue du vivant de celle-ci, et la loi ne lui permettant +pas de la reconnaître pour sa fille, il l'avait fait +adopter à prix d'argent par un M. Dacvert, qui passait +pour son père. Elle avait deux frères, enfants +légitimes de M. Le Normand et d'une comédienne +qu'il avait épousée après la mort de madame de +Pompadour. Une pareille société, qui devait être +naturellement celle de M. et de madame de Fleurieu, +paraissait peu convenable à la Reine pour le +<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> +gouverneur de Mgr le Dauphin. Elle redoutait, de +plus, le caractère de madame d'Arcambal, qui avait +le plus grand crédit sur l'esprit de M. de Fleurieu. +Elle lui avait fait épouser sa fille, malgré l'extrême +disproportion de son âge à celui de cette jeune personne, +et l'on craignait avec raison l'empire qu'elle +pouvait exercer sur elle.</p> + +<p>Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part +du choix qu'il avait fait de M. de Fleurieu pour +gouverneur de Mgr le Dauphin, choix où il n'avait +consulté que l'estime générale dont jouissait M. de +Fleurieu, à cause de sa probité et de son attachement +à la Constitution. Il ajoutait qu'il ne cesserait +de lui recommander d'inspirer à son fils toutes les +vertus qui conviennent au roi d'un peuple libre, et +qu'il se rendrait digne de l'amour des Français par +son attachement à la Constitution, son respect pour +les lois et son application à tout ce qui pourrait +contribuer au bonheur du royaume.</p> + +<p>Au lieu d'être touché d'une pareille lettre, Lasource +n'eut pas de honte de parler du décret +rendu par l'Assemblée constituante lors du retour +du Roi de Varennes, pour faire nommer par les +membres de l'Assemblée le gouverneur de Mgr le +Dauphin, et de rappeler la liste ridicule des quatre-vingts +candidats présentée à cette époque. Rouger +prétendit que la lettre du Roi était inconstitutionnelle, +et demanda qu'elle fût envoyée au comité de +Constitution, pour décider qui, du Roi ou de la +<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> +nation, devait faire cette nomination, étant extrêmement +important de donner à ce jeune prince +une éducation conforme aux sentiments et aux vœux +du peuple français. L'Assemblée adopta le renvoi +au comité: ce qui empêcha le Roi de remettre sur-le-champ +Mgr le Dauphin entre les mains de M. de +Fleurieu. Cependant celui-ci nomma les personnes +qui devaient composer sa maison, en attendant qu'il +pût remplir les fonctions de sa place. Comme l'éducation +de Mgr le Dauphin ne souffrait point de ce +retard, le Roi et la Reine attendirent avec patience +le moment où ils pourraient mettre à exécution la +volonté qu'ils avaient exprimée.</p> + +<p>La position du Roi devenait chaque jour plus +affligeante, entouré comme il était de ministres qui +ne lui inspiraient aucune confiance, et dont toutes +les vues contrariaient les siennes. Influencés par +les jacobins, ils voulaient absolument la guerre, et +nommément Dumouriez, qui fondait sur elle de +grandes espérances de fortune, et qui employait tous +les moyens qui étaient en son pouvoir pour obliger +le Roi à en faire la proposition à l'Assemblée. Ce +prince, qui prévoyait qu'elle serait la source de +nouveaux malheurs pour la France, ne pouvait s'y +déterminer. Pressé cependant par ses ministres et +par la majorité de l'Assemblée, qui traitait de trahison +la lenteur de ses décisions, il se détermina enfin +à accéder à leurs vœux. Il partit du château le +20 avril, la tristesse peinte sur le visage, et entouré +<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span> +de ses six ministres, il arriva à l'Assemblée. Il y fit +un petit discours pour l'engager à réfléchir sérieusement +sur les malheurs que pourrait entraîner +une décision sur une matière aussi importante +que la déclaration d'une guerre; puis il ajouta: +«M. Dumouriez va vous lire le rapport fait au +conseil sur la situation de la France relativement à +l'Autriche.»</p> + +<p>Il portait en substance que cette puissance s'était +toujours refusée à l'accomplissement du traité de +1756, qui l'obligeait à s'unir à la France contre +tous ses ennemis; qu'elle ne cessait de se montrer +l'ennemie du gouvernement et d'attenter à sa souveraineté, +en soutenant les prétentions des princes +possessionnés en Alsace; qu'elle laissait établir les +émigrés dans ses États, se liait avec les puissances +de l'Europe sans son accord, et témoignait un +mépris pour la France que sa dignité ne lui permettait +plus de soutenir; que, d'après ces considérations, +le conseil du Roi était d'avis que ce prince fît +à l'Assemblée la proposition de déclarer la guerre à +l'Empereur, le refus de répondre aux dernières +dépêches ne laissant plus d'espoir d'une négociation +amicale.</p> + +<p>Le Roi prit alors la parole, et d'une voix altérée +en fit la proposition à l'Assemblée, l'engageant +encore à délibérer avec la plus sérieuse réflexion si +elle devait accéder à une proposition qui pouvait +entraîner la France dans de grands malheurs, si le +<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span> +succès ne répondait pas à son attente; et dans le +cas où elle s'y déterminerait, de s'assurer de tous +les moyens de soutenir la guerre avantageusement.</p> + +<p>L'Assemblée avait décidé, avant l'arrivée du Roi, +que l'on n'applaudirait pas; mais à la sortie de Sa +Majesté, un grand nombre d'assistants, n'ayant pu +retenir le témoignage d'attendrissement et d'attachement +qu'ils éprouvaient, se mirent à crier: «Vive +le Roi!» Silence! s'écrièrent les habitués des galeries, +avec des signes d'indignation, et l'on entendit +une femme s'écrier: «Sortez, esclaves, et allez crier +plus loin: <i>Vive le Roi!</i>»</p> + +<p>Ce malheureux prince revint aux Tuileries pénétré +de douleur. Il était loin de partager l'espoir de +Dumouriez, qui comptait faire servir cette guerre +au rétablissement de l'autorité royale, que le désir +de conserver sa place lui faisait alors sincèrement +désirer. La légèreté de son caractère ne lui permettait +pas de réfléchir sur la difficulté de faire réussir +les moyens qu'il voulait employer pour y parvenir, +et qui précipitèrent le Roi dans un abîme de malheurs.</p> + +<p>L'Assemblée s'ajourna à cinq heures pour délibérer +sur la proposition du Roi. Le parti était pris +d'avance; et tout ce que purent dire les personnes +sensées qui existaient dans l'Assemblée, sur les dangers +d'une guerre pour une nation dont l'armée +n'était pas organisée, dont les finances étaient en +mauvais état, et qui faisait l'essai d'une Constitution, +<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span> +ne fut point écouté. La guerre, cria-t-on, +obviera à tous ces inconvénients; et au milieu des +divagations les plus complètes et du tapage le plus +effroyable, la guerre fut déclarée à l'Empereur. +M. de Laureau eut alors le courage de proposer à +l'Assemblée de mettre sous la protection de la +nation les femmes et les enfants des émigrés, +ainsi que les ci-devant nobles restés en France: +«Une pareille mesure, disait-il, ferait honneur à la +nation et serait la réponse aux calomnies que les +étrangers se permettaient contre elle.» L'ordre du +jour fut la seule réponse à cette proposition.</p> + +<p>La France commençait la guerre sans argent, +avec une armée désorganisée, des places sans +défense, et si les alliés n'eussent pas laissé aux +Français le temps de revenir de leur première +frayeur, il est plus que probable qu'ils eussent +terminé la Révolution et forcé la France à accepter +un gouvernement raisonnable. Mais agissant toujours +mollement, ils laissèrent ranimer le courage +si naturel aux Français, qui finirent par se défendre +comme des lions et devenir invincibles.</p> + +<p>Le début de la guerre ne fut cependant pas heureux +pour la France. Un détachement de l'armée +du Nord fut battu près de Tournay et rentra à Lille +dans un désordre épouvantable. Les soldats se +mirent ensuite en insurrection, massacrèrent +Théobald Dillon, commandant du détachement, +blessèrent grièvement M. de Chaumont, son aide +<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span> +de camp, qui passa pour mort, et pendirent ensuite +six chasseurs tyroliens, qu'ils avaient fait prisonniers. +M. Arthur Dillon vint demander justice à +l'Assemblée de l'assassinat de son parent, en lui +présentant la pétition la plus noble et la plus +détaillée sur les circonstances de ce cruel événement. +Elle fut envoyée au Comité pour examiner +les faits qu'elle contenait et en faire un rapport à +l'Assemblée.</p> + +<p>M. de Rochambeau, profondément affecté de ce +qui se passait, écrivit au Roi pour se plaindre des +ordres donnés par Dumouriez, qu'on pouvait accuser +de l'échec qu'on venait d'éprouver; de l'insubordination +de l'armée et de ces accusations continuelles +contre les généraux, qui rendaient tout succès impossible. +Il finissait sa lettre en demandant à Sa Majesté +d'en faire part à l'Assemblée, et de vouloir bien +agréer sa démission, ne pouvant espérer aucun +bien.</p> + +<p>On fit des reproches à Dumouriez. Celui-ci se +justifia, en démontrant qu'il avait eu droit de compter +sur une insurrection qu'il avait donné l'ordre +d'étendre partout, et que, d'après les détails qu'il +avait reçus, elle paraissait si certaine, qu'on ne pouvait +la mettre en doute: insurrection dont on n'avait +point donné connaissance à M. de Rochambeau. Le +Roi ayant agréé la démission de ce dernier, il fut +remplacé par le maréchal Lukner, qui vint à Paris +rendre compte à Sa Majesté de l'état de l'armée, et +<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> +la supplier de lui promettre de faire tous ses efforts +pour engager M. de Rochambeau à reprendre le +commandement de l'armée, ajoutant qu'il le considérait +tellement, qu'il tiendrait à honneur de lui +servir d'aide de camp, et qu'il regardait l'acceptation +de sa démission comme le plus grand malheur +que l'armée eût éprouvé. Il fit ensuite l'éloge de la +sienne, qu'il comparait à des moutons. Tout cela +fut raconté à l'Assemblée par Dumouriez, qui fut +couvert d'applaudissements.</p> + +<p>M. de la Fayette se plaignit aussi, de son côté, +du dénûment de son armée, qui, manquant d'objets +de première nécessité, ne pouvait opérer sa jonction +avec celle de M. de Rochambeau. En louant sa bonne +conduite et l'ardeur qu'elle témoignait, il fit tellement +sentir la nécessité de punir sévèrement l'assassinat +des prisonniers, qui devait nécessairement +occasionner des représailles et produire sur l'armée +l'effet le plus dangereux, que l'Assemblée arrêta la +création d'un conseil de guerre pour le jugement et +la punition des assassins des prisonniers et de leurs +officiers, ainsi que des soldats qui par leur fuite +avaient mis le désordre dans l'armée.</p> + +<p>Les malheureux Avignonnais, en butte à tous les +scélérats qui les désolaient depuis si longtemps, +envoyèrent à l'Assemblée quarante commissaires +pour se plaindre de Bertin et Rebecqui, +nommés tels par l'Assemblée, qui, non contents +d'avoir favorisé la sortie des prisons d'Avignon de +<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span> +Jourdan et de ses complices, venaient, avec leur +secours, d'organiser la municipalité et les corps +administratifs, qu'ils avaient remplis de leurs créatures, +tenaient des propos affreux, menaçaient pour +cette fois de remplir la Glacière et répandaient la +terreur dans tout le pays. Bertin et Rebecqui voulurent +se défendre en les accusant d'aristocratie; mais +ayant tous offert leur tête pour garant de la vérité, +on promit d'examiner leur affaire. Après plusieurs +séances dans lesquelles elle fut discutée, on annula +les élections faites par les commissaires, on les +manda à la barre, et l'on ordonna, la sortie de la +garde nationale des environs, qu'ils avaient fait +venir à Avignon, ainsi que de tous les gens armés +sans réquisition légale. On demanda ensuite au +ministre ce qu'il avait fait relativement à l'évasion +de Jourdan et de ses complices; il répondit naïvement +qu'il n'avait rien fait.</p> + +<p>M. de Grave, ne pouvant soutenir le poids du +ministère, donna sa démission, et fut remplacé par +Servan, grand patriote, et qui vint protester à +l'Assemblée que son seul patriotisme avait pu lui +faire accepter le ministère de la guerre, mais +qu'aidé des lumières de l'Assemblée et secondé +du Roi et de ses ministres, il espérait être utile à la +chose publique et mériter son estime.</p> + +<p>L'Assemblée ne dissimulait plus le projet d'établir +en France un gouvernement républicain. Pour +y parvenir, elle ne s'occupait qu'à diffamer le Roi, +<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> +et à lui prêter les intentions les plus éloignées de +son caractère pour parvenir à renverser la Constitution +et à reprendre le pouvoir qu'il avait perdu. +Péthion la secondait de tous les moyens que sa place +lui mettait entre les mains. Il faisait circuler sous +main que le Roi pensait encore à quitter Paris +pour se mettre à la tête des étrangers, opérer la +contre-révolution et punir ensuite les amis de la +liberté. Il recommandait la surveillance la plus +active sur tous les mouvements du château, et travaillait +à inspirer une inquiétude qui servait parfaitement +les intérêts des factieux.</p> + +<p>Le Roi, indigné de cette conduite, écrivit à +l'Assemblée pour se plaindre des calomnies répandues +par Péthion dans le but d'animer le peuple +et le porter ensuite à de nouveaux excès. Péthion +répondit à la lettre du Roi par la lettre la plus insidieuse +et la plus propre à fortifier les soupçons qu'il +avait lui-même excités. Il s'y plaignait de l'inquiétude +que causait la conduite du Roi, qui, au lieu +d'être entouré de patriotes, ne l'était que d'ennemis +de la Révolution, et il protestait de son inaltérable +attachement à la République, qu'il défendrait toujours +de tout son pouvoir. Il fit circuler cette lettre +dans tout Paris pour échauffer la multitude et lui +faire perdre tout respect pour le Roi et la famille +royale.</p> + +<p>L'insolence des factieux de l'Assemblée était à +son comble. Leurs principaux chefs, tels que Brissot, +<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> +Isnard, Vergniaud, tous les députés de la Gironde +et plusieurs autres se permettaient journellement les +plus violentes invectives contre le Roi, la Reine et +leurs plus fidèles serviteurs. Ils excitaient le peuple à +la révolte, et, par la protection qu'ils accordaient +aux scélérats, il se formait un parti formidable +qui faisait trembler toute la France. Enragés contre +les prêtres et les nobles, ils appelaient sur eux les +torches et les poignards, distribuant à leur gré les +soupçons et les calomnies, accueillant toute espèce +de dénonciation, et en inventant même au besoin. +François de Neufchâteau, ennemi déclaré de la religion, +renouvelait continuellement ses diatribes +contre les prêtres et ne cessait de demander leur +déportation.</p> + +<p>Tout annonçait une prochaine révolution: +l'Assemblée violait ouvertement la Constitution, +et les factieux se moquaient des députés qui s'en +plaignaient. Ils leur ôtaient la parole, et envoyaient +à l'Abbaye ceux qui représentaient trop fortement +l'indécence de leur conduite. Devenus maîtres de +l'Assemblée dont ils avaient subjugué la majorité, +ils faisaient passer sans difficulté les décrets les +plus révoltants et les plus inconstitutionnels.</p> + +<p>L'Assemblée désirait depuis longtemps l'éloignement +des Suisses de Paris. Pour y parvenir sous un +prétexte apparent, M. de Kersaint les dénonça pour +avoir arrêté plusieurs citoyens. On eut beau lui +donner la preuve que des propos infâmes avaient +<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> +occasionné cette mesure, il n'en continua pas moins +ses déclamations sur le danger de laisser autant +de troupes à la disposition du Roi. «Il ne peut +avoir, ajouta-t-il, une armée à ses ordres; la garde +doit lui suffire.» Il se plaignit ensuite de voir fermer +le jardin des Tuileries par la volonté du Roi. «La +nation le loge aux Tuileries, mais on ne lui donne +pas la jouissance exclusive du jardin; il est soumis +à la police nationale, et quand il est fermé, il +l'est à celle de sa garde, qui ne peut cependant, +dans aucun cas, s'étendre au delà des murs du +palais.»</p> + +<p>A l'appui de ce discours, une députation du faubourg +Saint-Antoine, composée des vainqueurs de +la Bastille et de deux mille personnes ayant à leur +tête Santerre et Saint-Huruge, demanda la permission +de défiler devant l'Assemblée. Cette députation +marchait sur trois colonnes; celle du centre +était composée de gardes nationaux, et les deux +autres d'hommes du faubourg, porteurs de piques +de toutes les formes, ornées de banderoles aux couleurs +nationales, avec des devises analogues à leur +costume. Ils étaient accompagnés de femmes armées +de fusils, de pistolets et de sabres. Ils entrèrent +tous au son du tambour, précédés de la Déclaration +des droits de l'homme écrite en lettres d'or, et au +son d'une musique guerrière jouant l'air <i>Ça ira</i>, etc. +L'orateur tonna contre les despotes coalisés, les +avertit de trembler parce que leur heure était +<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span> +venue; il finit par dénoncer le Roi comme violateur +de la Constitution en gardant les Suisses +auprès de sa personne.</p> + +<p>Ils tentèrent, mais inutilement, de s'introduire +dans le château. Les grilles en étaient fermées et +gardées avec tant de soin, qu'ils ne purent y pénétrer +et furent obligés de renoncer pour ce jour à +cette première tentative.</p> + +<p>Malgré le décret de l'Assemblée qui ordonnait de +ne rien changer au sort des Suisses jusqu'à la réponse +des cantons, le Roi fut forcé de les renvoyer à Courbevoie, +et l'on ne conserva à Paris que ceux qui faisaient +le service du château.</p> + +<p>L'Assemblée abolit encore les cens et rentes, +hormis ceux qui représenteraient le titre primordial: +chose impossible par le pillage des châteaux +et le brûlement des chartriers. Elle ordonna de +jeter au feu toutes les généalogies qui se trouveraient +dans les bibliothèques et autres dépôts +publics, et elle supprima, avec effet rétroactif à +compter du 1^{er} février, le million accordé aux princes, +frères de Sa Majesté.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XX</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1792.</b></small></p> + +<p class="content hanging">Le prétendu comité autrichien.—Le Roi dénonce cette calomnie +au tribunal du juge de paix La Rivière.—Condamnation +de celui-ci.—Retour aux Tuileries de madame de Lamballe.—Proposition +Goyer relative au mariage.—Protestation de +Dumouriez contre le roi de Sardaigne.—Plaintes de la Reine +contre M. de Mercy.—Son grand courage.—Louis XVI fait +brûler l'édition des <i>Mémoires de madame de la Motte</i>.—Décret +contre les prêtres insermentés.—Licenciement de la garde +constitutionnelle du Roi et envoi de M. de Brissac à Orléans.—Pauline +de Tourzel.</p> + +<p class="p2">Les factieux inventaient chaque jour de nouveaux +moyens de soulever le peuple. Chabot, Basire et +Merlin, membres du comité de surveillance, imaginèrent +la fable d'un comité autrichien existant aux +Tuileries, lequel contrariait les dispositions des +ministres, était la cause de nos désastres et n'avait +pour but que le bouleversement de la France et le +rétablissement du despotisme. Ils donnèrent cette +fable à Carra pour l'imprimer dans ses <i>Annales +politiques</i>; et, pour lui donner plus de consistance, +ils l'avaient fait précéder du discours le plus violent +qu'Isnard eût encore prononcé à la tribune. Il y +avait fait le tableau le plus sinistre du déplorable +<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> +état de la France, qu'il attribuait au Roi, à la famille +royale et à tout ce qui l'entourait. Il y blâmait fort +l'Assemblée constituante de ne s'être pas laissé +assez pénétrer de cette vérité: que la liberté n'est +jamais trop chèrement achetée, et que quelques +gouttes de sang versées ne se comptaient pas dans +les veines du corps politique; qu'elle avait fait une +grande faute en innocentant le Roi et en décrétant la +révision des articles constitutionnels; que ce prince, +au lieu de sentir tout ce qu'il devait à la clémence +nationale, en avait profité pour désorganiser la +France et se mettre ensuite à la tête des troupes, +pour proposer un accommodement à la partie égoïste +de la nation et anéantir la liberté et l'égalité. Il +ajouta que si les ennemis du dehors avaient l'avantage, +ceux qui étaient en dedans seraient mis à +mort. Il poussa même la rage jusqu'à proposer indirectement +la destitution ou la mort du Roi, comme +un moyen de faire cesser les dangers qui menaçaient +la patrie. L'ordre du jour fut invoqué, et cet horrible +discours n'eut heureusement pas les honneurs +de l'impression.</p> + +<p>La calomnie insérée dans les <i>Annales politiques</i> +fut répétée à l'Assemblée par Chabot, Basire et Merlin. +Le Roi entendait crier toutes ces infamies par +des colporteurs, qui avaient grand soins de les débiter +sous ses fenêtres. Pénétré de douleur de voir à quel +point on cherchait à égarer le peuple, il crut devoir +dénoncer aux tribunaux l'auteur de ces calomnies; +<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> +il en prévint l'Assemblée par une lettre que lui +porta le ministre de la justice. Gensonné la dénonça +comme injurieuse au corps législatif et pouvant +être regardée comme une preuve de plus du comité +autrichien. Il enveloppa M. Bertrand dans cette +dénonciation, et Brissot fit remonter ce comité à +l'année 1756, en accusant, de plus, M. Bertrand des +massacres et des incendies de Saint-Domingue. +M. Bertrand et M. de Montmorin (qui avait été +aussi dénoncé par Carra) l'attaquèrent en justice, et +portèrent également plainte contre Chabot, Basire +et Merlin devant M. La Rivière, juge de paix des +Tuileries, qui décerna contre eux un mandat d'amener. +L'Assemblée se récria contre l'insolence d'un +juge de paix qui osait donner un pareil ordre, et +elle déclara qu'il s'était rendu coupable de lèse-nation +comme ayant attenté à l'inviolabilité des +représentants de la nation et cherché à avilir la +représentation nationale.</p> + +<p>Les factieux ne voulurent point écouter les raisons +alléguées par le juge de paix pour sa justification, non +plus que sa demande de fournir des preuves contre +la fausseté de la dénonciation des députés. «On ne +dénoncerait plus, dit Brissot, si l'on n'était assuré +du secret»; et l'Assemblée décréta l'envoi de M. La +Rivière à la haute cour d'Orléans pour y être jugé du +crime qu'on lui imputait. Ce déni de justice ne fit +aucune impression dans Paris et servit seulement à +faire tomber les dénonciations du comité autrichien. +<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span></p> + +<p>D'après le bruit répandu par les factieux que le +prétendu comité se tenait chez madame la princesse +de Lamballe, le juge de paix l'avait interrogée +comme témoin, ce qui fit rire l'Assemblée dans le +compte qu'il lui rendit et où il justifia l'emploi de +toutes les formes requises par la loi.</p> + +<p>Après l'acceptation de la Constitution, la Reine, +craignant d'être forcée d'ôter à madame la princesse +de Lamballe la place de surintendante de sa +maison, si elle continuait à rester hors de France, +l'avait engagé à revenir auprès d'elle. Malgré son +intime persuasion du danger qu'elle courait en y +revenant, madame de Lamballe ne balança pas un +instant à se rendre à ses désirs; et on lui donna, à +son arrivée, un appartement qui n'était séparé de +celui de la Reine que par le palier de l'escalier. La +proximité de son appartement et son amitié pour +madame de Lamballe la faisaient aller souvent chez +elle; mais ses visites ayant été le sujet de plusieurs +dénonciations, elle se crut obligée de les rendre +plus rares.</p> + +<p>Madame la princesse de Lamballe, à son arrivée +en France, reçut d'abord une société assez nombreuse. +On lui rapportait exactement tout ce qui se +passait dans Paris, et l'on y parlait assez librement. +Mais les événements qui se précipitaient la forcèrent +à la restreindre pour ne donner aucune prise +contre elle et ne pas compromettre la Reine, dont +on la regardait comme l'amie. +<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span></p> + +<p>La disette d'argent se faisait vivement sentir +dans toutes les parties de l'administration, et, pour +obvier aux inconvénients qui en résultaient, on +proposa la vente des forêts nationales. Mais on +donna des raisons si fortes sur le danger d'employer +un pareil moyen, que l'Assemblée passa à l'ordre +du jour.</p> + +<p>Goyer, athée déclaré, après avoir prononcé le +discours le plus impie, obtint de l'Assemblée que +les mariages ne se célébreraient plus à l'église, +mais au pied de l'arbre de la liberté; il ajouta des +visées contre toute espèce d'acte religieux, qu'il +aurait voulu voir abolir. La crainte du mauvais +effet que paraissait produire ce décret le fit promptement +révoquer.</p> + +<p>Malgré l'état de détresse où se trouvaient les +troupes, qui manquaient de tout, Dumouriez, assuré +de la confiance de l'Assemblée, demanda et obtint +six millions pour ses dépenses secrètes. Il avait fait +précéder cette demande du refus du roi de Sardaigne +de recevoir M. de Semonville pour ambassadeur, +l'accusant de répandre des principes d'insurrection +dans ses États. Il fit part à l'Assemblée +de la lettre qu'il avait écrite au nom du Roi au chargé +d'affaires pour demander réparation de cette injure, +avec ordre de revenir en France si l'on refusait d'y +recevoir M. de Semonville. Sa conduite fut approuvée +et lui valut beaucoup d'applaudissements.</p> + +<p>La position de la famille royale s'aggravait tous +<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span> +les jours. Le courage et la fermeté de la Reine +redoublaient la rage des factieux. Profondément +affectée, elle conservait toujours un visage calme et +un maintien rempli de dignité. On lui prodiguait +jusque sous ses fenêtres les plus dégoûtantes injures, +et des menaces capables d'effrayer un courage moins +ferme que le sien. Elle allait quelquefois à Saint-Cloud, +avec ses enfants, pour prendre l'air et se +dissiper un peu. Un jour où son cœur était plus +oppressé qu'à l'ordinaire, elle fit retirer ses enfants, +les envoya jouer plus loin, et se trouvant seule +entre madame de Tarente et moi, elle nous dit: +«J'ai besoin d'épancher mon cœur devant des personnes +aussi sûres que vous, et sur l'attachement desquelles +je puis compter. Je suis blessée au vif par +les endroits les plus sensibles. J'avais mis, en arrivant +en France, ma confiance dans M. le comte de +Mercy, par les conseils de ma mère: «Il connaît +bien la France, où il est ambassadeur depuis longtemps, +me dit-elle; il ne peut vous donner que des +conseils propres à vous faire réussir dans le pays +où vous êtes destinée à régner; regardez-les comme +les miens, et soyez persuadée que vous n'en recevrez +que de bons de sa part.» J'avais quatorze +ans, j'aimais et je respectais ma mère; je mis ma +confiance dans M. de Mercy; je le regardais comme +un père, et j'ai la douleur de voir combien j'ai été +trompée, par le peu de part qu'il prend aujourd'hui +à ma triste situation. M. de Breteuil, de son côté, +<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span> +calcule toujours ses intérêts en agissant pour nous, +et ne peut nous inspirer une entière confiance. Le +Roi est très-mécontent de M. de la Queuille, qui +lui écrit des lettres du style le plus singulier.»</p> + +<p>Il fallait en effet qu'elles fussent bien extraordinaires, +car le Roi, qui ne parlait jamais de politique, +dit un jour devant moi: «M. de la Queuille +dit bien du mal de nous, et il sera bien étonné s'il +relit un jour de sang-froid toutes les lettres qu'il +m'a écrites et que j'ai toutes conservées.»</p> + +<p>La Reine nous dit ensuite qu'elle ne se dissimulait +aucun des dangers qu'elle pouvait courir, mais +qu'elle ne voulait pas se laisser abattre, voulant, au +contraire, conserver un courage dont elle avait tant +besoin. Nous étions, madame de Tarente et moi, +pénétrées de douleur d'une pareille conversation, +et bien plus occupées de ses dangers que de ceux +que nous pouvions courir; mais, ne voulant point +s'attendrir, elle rappela ses enfants, s'amusa de +leurs jeux et revint à Paris sans que l'on pût se +douter de l'émotion qu'elle avait éprouvée.</p> + +<p>J'ai encore été témoin, peu de temps après, d'un +autre trait de grandeur d'âme de cette princesse, +qui fit sur moi une vive impression.</p> + +<p>Plusieurs personnes, effrayées des dangers qu'elle +pouvait courir, lui proposèrent un moyen sûr d'évasion. +Elle m'en parla, exigeant que je lui disse sans +déguisement ce que je ferais à set place: «Quitteriez-vous, +me dit-elle, le Roi et vos enfants pour mettre +<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span> +votre personne en sûreté?» Je la suppliai de ne pas +me mettre à pareille épreuve et de me dispenser de +lui répondre. «Mon parti est pris, ajouta-t-elle alors; +je regarderais comme la plus insigne lâcheté d'abandonner +dans le danger le Roi et mes enfants. Que +serait d'ailleurs la vie pour moi, sans des objets aussi +chers, et qui peuvent seuls m'attacher à une vie +aussi malheureuse que la mienne? Convenez qu'à +ma place vous prendriez le même parti.» Il me fut +impossible de la contredire, pensant absolument +comme elle sur ce point.</p> + +<p>On poussa l'audace jusqu'à parler de séparer la +Reine de la personne du Roi, et de la reléguer au +Val-de-Grâce, pour l'empêcher de donner des conseils +à Sa Majesté. Elle en eut l'inquiétude pendant +plusieurs jours, et elle prit, avec un courage et une +tranquillité admirables, toutes les précautions nécessaires +pour éviter de se compromettre, ainsi que les +personnes qui lui étaient attachées et qui l'avertissaient +de ce qui se passait. Elle passa plusieurs nuits +à trier ses papiers, avec madame Campan, une de ses +premières femmes de chambre, en qui elle avait +beaucoup de confiance, et elle lui en donna même +à emporter pour les brûler chez elle et ne pas +laisser de traces d'un trop grand nombre de papiers +brûlés. Je dois à la vérité ce témoignage: que +madame Campan, malgré les calomnies qu'on n'a +cessé de répandre sur son compte, n'a jamais abusé +de la confiance que la Reine lui a témoignée en +<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span> +diverses circonstances, et qu'elle a toujours gardé +le plus profond secret sur ce que cette princesse +lui avait confié, sans jamais chercher à s'en prévaloir.</p> + +<p>La Reine était toujours l'objet de la rage des factieux. +Irrités de ce grand courage qu'elle montrait +dans toutes les occasions, ils n'en perdaient aucune +d'exhaler contre elle leur fureur. Toujours grande en +particulier comme en public, elle me fit, au sujet +de cette horrible proposition de la séparer du Roi, +une réponse que je ne puis passer sous silence: «Le +Roi ne souffrira jamais, lui disais-je, l'accomplissement +d'un projet aussi atroce.»—«Je le préférerais, +dit-elle héroïquement, plutôt que d'exposer +ses jours, si son refus pouvait produire cet effet.»</p> + +<p>Le Roi, ayant appris qu'on avait envoyé d'Angleterre +au libraire Greffier les Mémoires imprimés +de madame de la Motte, et craignant avec raison +de voir accueillir avec empressement les mensonges +dont ils étaient remplis, crut prudent de ne +pas les laisser répandre dans le public et en fit +acheter l'édition pour son compte. Après avoir +discuté avec M. de la Porte le moyen de la détruire +sans laisser aucune trace, il fut décidé qu'elle serait +mise en ballots pour la faire brûler dans le four de +la manufacture de porcelaine de Sèvres, qui appartenait +au Roi: ce qui fut exécuté en présence de +M. de la Porte, et de MM. Régnier et Gérard, l'un, +directeur, et l'autre, peintre de la manufacture, +<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span> +assistés de deux ouvriers qui éventraient les ballots +et les jetaient ensuite au feu.</p> + +<p>La municipalité de Saint-Cloud, ayant appris +qu'on avait brûlé des papiers dans le four de la +manufacture, vint dénoncer à l'Assemblée le brûlement +d'un grand nombre de papiers qui pouvaient +être les preuves d'un grand complot dont on cherchait +à dérober la trace. M. de la Porte, ainsi +que ceux qui avaient assisté au brûlement de ces +papiers, furent mandés sur-le-champ à l'Assemblée. +Ils avouèrent simplement ce qui s'était passé, +et cette dénonciation n'eut aucune suite.</p> + +<p>Le nouveau décret rendu contre les prêtres insermentés +fut un nouveau sujet de chagrin pour la +famille royale. Les factieux, enragés de leur soumission +aux lois et de leur respect pour celles que +leur prescrivait leur conscience, après un long +préambule sur le danger de laisser impunis une +classe d'hommes qui se refusaient à prêter les +serments exigés, décrétèrent que lorsque vingt +citoyens actifs du même canton demanderaient la +déportation d'un ou plusieurs ecclésiastiques, le +directoire du département serait tenu de la prononcer, +si son avis était conforme à la pétition, +sinon il serait tenu de faire examiner par des +commissaires si la présence des ecclésiastiques +était contraire à la tranquillité publique. Dans le +cas de l'affirmative, le directoire serait tenu de +prononcer la déportation. +<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span></p> + +<p>Un décret aussi révoltant ne pouvant obtenir la +sanction du Roi, ils mirent tout en usage pour l'obtenir +par la force: pamphlets contre la famille royale, +brochures infâmes, rien ne fut épargné; et comme, +malgré leur puissance, la garde royale, peu disposée +à se prêter à leurs projets, était pour eux un objet d'inquiétude, +ils commencèrent à l'insulter dans l'espoir +de la voir se défendre, et de se ménager un prétexte +pour en demander le licenciement. L'Assemblée, +dont l'inquiétude accompagnait l'impuissance, ne +put voir un grand nombre de personnes des diverses +provinces se réfugier à Paris pour y être plus en +sûreté, sans en prendre de l'ombrage. Elle fit, en +conséquence, un nouveau décret sur les passe-ports, +qui obligea toute personne arrivant à Paris sans +y avoir antérieurement son domicile, à se présenter +dans la huitaine du présent devant le commissaire +de la section qu'elle habiterait, pour y faire +viser son passe-port et y déclarer son nom, son +état, son domicile ordinaire et sa demeure dans +Paris. La même disposition devait avoir lieu pour +toute personne arrivant à Paris, ne fût-ce que pour +trois jours; et tout principal locataire, concierge ou +portier de maison, était tenu à la même déclaration, +sous peine d'amende et de trois mois de prison. On +y ajouta la défense de donner des logements à des +personnes non munies de passe-ports sans en prévenir +la section.</p> + +<p>Tous les efforts de l'Assemblée pour corrompre +<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span> +la garde royale étant inutiles, ils en vinrent à des +insultes plus graves que les premières, dans l'espoir +de provoquer quelque rixe; mais l'excellent esprit +de cette garde et son attachement pour la personne +de Sa Majesté leur faisant tout supporter avec autant +de courage que de patience, l'Assemblée se servit +d'une lettre de Péthion pour échauffer les esprits et +feindre la plus violente inquiétude d'un complot +formé contre la liberté. Chabot et ceux de son parti +recommencèrent leurs déclamations; Péthion déclara +la chose publique en danger, engagea les +citoyens à se lever et demanda la permanence de +l'Assemblée. Croyant alors le moment favorable +pour tenter une insurrection contre le château, il +favorisa sous main une troupe de gens armés de +piques et de bâtons, qui vint provoquer la garde du +Roi et établir sur la principale porte du château +le drapeau tricolore et le bonnet de la liberté. Ils +insultaient le Roi et la famille royale par les propos +les plus affreux; ils tentèrent, mais inutilement, de +pénétrer dans le château. Les portes étaient bien +fermées, la garde du Roi était à son poste, et l'on +ne put faire réussir cette première tentative.</p> + +<p>Péthion vint dire à l'Assemblée, l'après-midi du +même jour, que Paris était tranquille pour le +moment mais qu'il devenait le rassemblement +d'ennemis de la chose publique, et que tout annonçait +une crise violente. Il assura que l'esprit de la +garde nationale était bon, que tous les citoyens +<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> +s'étaient levés à la parole de l'Assemblée; puis il +ajouta: «Montrez-vous toujours grands, constamment +inflexibles; maintenez-vous dans une attitude +imposante, et ne craignez rien.» L'Assemblée permit +ensuite à une portion de la section des Gobelins +de traverser la salle de l'Assemblée. Ils étaient au +nombre de deux mille hommes, en y comprenant +les femmes et les enfants. Ils étaient armés de +piques, de sabres, de faux, etc., et portaient un +bonnet rouge en guise de drapeau. Ils traversèrent +la salle au son de six tambours et au milieu des +applaudissements et des cris de: «Vive la nation!» +Quand ils furent sortis, Barrère fit un rapport sur la +garde constitutionnelle du Roi, qu'il accusa d'incivisme +et de mépris pour les couleurs nationales, pour +les décrets de l'Assemblée et les respectables sans-culottes; +selon lui, elle avait témoigné une joie +insultante des désastres de notre armée. Et sans +avoir pu prouver aucun des faits énoncés, il conclut +au licenciement de cette garde. Plusieurs insistèrent +pour lui faire donner des preuves de sa dénonciation. +Il se trouva dans l'embarras; mais il en fut +heureusement tiré par une députation d'invalides +qui vint dénoncer ses chefs comme ayant donné +l'ordre d'ouvrir les portes à toute troupe armée +qui se présenterait jour et nuit, soit de la garde +nationale, soit de la garde royale.</p> + +<p>M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, convint +d'avoir donné l'ordre en question pour donner +<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span> +un asile aux personnes de la garde du Roi et de la +garde nationale, si le trouble qu'on lui avait dit +exister dans Paris les forçait d'y avoir recours, et +pour laisser entrer sans opposition toute troupe +armée, n'ayant aucun moyen de défense et voulant +épargner l'effusion du sang. On se contenta de cette +réponse, et il fut renvoyé aux Invalides.</p> + +<p>On reprit le rapport sur la garde du Roi. Couthon +appuya sur la nécessité de purger le voisinage de +l'Assemblée d'une poignée de brigands qui conspiraient +contre la patrie, et il proposa d'opérer cela +par mesure de police pour éviter le <i>veto</i>.</p> + +<p>Damas, Ramond, Jaucourt et plusieurs autres +députés parlèrent contre cette mesure et demandèrent +qu'on entendît les accusés et qu'on mandât +M. de Brissac à la barre: «A Orléans!» dit Lasource.—«Il +est coupable, s'écrièrent les factieux, +et nous n'avons pas besoin de l'entendre.» +MM. Calvet et Frondières, ayant fait vivement +sentir l'injustice de cette mesure, furent envoyés +à l'Abbaye pour trois jours, et le décret de licenciement +de la garde fut prononcé, ainsi que l'envoi de +M. de Brissac à Orléans.</p> + +<p>Le tumulte de cette journée avait eu pour but +d'effrayer le Roi et ses ministres afin d'obtenir la +sanction de ce décret. Il fut rendu dans la nuit et +envoyé sur-le-champ à Sa Majesté. Personne ne +s'était couché au château; chacun était consterné, +et les personnes qui n'étaient pas de sentiments bien +<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span> +purs désiraient autant que nous que le Roi opposât +son veto à ce décret, au risque de ce qui pouvait en +arriver. Mais les ministres, qui, indépendamment de +leur accord avec l'Assemblée, redoutaient pour eux-mêmes +le refus de la sanction, représentèrent si vivement +au Roi le danger qu'il ferait courir à sa famille, +à ceux qui lui étaient attachés, et même à M. de +Brissac, dont il rendait le sort encore plus alarmant; +ils le tourmentèrent tellement par l'idée des excès +auxquels se porterait le peuple, qu'ils arrachèrent +cette fatale sanction, qui remplit le cœur du Roi +d'amertume et fut une arme de plus entre les mains +des factieux.</p> + +<p>Le prince fit sur-le-champ une ordonnance portant +que, voulant reconnaître le zèle et l'affection de +sa garde, il continuait à tous les membres les appointements +de solde dont ils jouissaient, qu'il aurait +voulu améliorer si cela lui eût été possible; qu'il leur +accordait à tous des congés pour se retirer où ils voudraient, +et leur continuait leur logement à l'École +militaire, jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé à se loger. +L'Assemblée, de son côté, permit aux soldats et aux +officiers de reprendre, dans les corps d'où ils étaient +sortis ou dans d'autres de la ligne, le grade qu'ils +auraient eu s'ils eussent continué d'y rester. Peu en +profitèrent, quelques-uns émigrèrent, et le plus grand +nombre resta dans Paris et les environs, et nommément +tous les officiers, dont aucun ne s'éloigna, pour +pouvoir être utiles, si l'occasion s'en présentait. +<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span></p> + +<p>La conduite de M. de Brissac fut héroïque dans +cette circonstance. Pas une plainte ne lui échappa. +Il reçut courageusement les adieux de ses amis, vit +d'un œil calme et tranquille la consternation de +ceux qui l'entouraient, s'honora d'un décret qui +prouvait sa constante fidélité, forma le vœu que le +Roi retirât le fruit du sacrifice qu'on venait d'exiger +de lui, et le fit assurer en partant, que sa position +ne diminuait pas son attachement pour sa personne +et son désir de continuer à lui en donner des preuves, +si les circonstances le permettaient.</p> + +<p>Le départ de la garde du Roi pour le Champ de +Mars, où devait s'opérer le licenciement, fut un +spectacle bien touchant. Chacun, les larmes aux +yeux et le cœur bien oppressé, se mit à sa fenêtre +pour rendre un dernier hommage à cette brave et +fidèle garde. Le Roi, la famille royale et les personnes +de tout ordre qui leur étalent attachées, +étaient plongés dans la plus profonde douleur. +Nous pensions continuellement à ce bon duc de +Brissac, et nous n'étions pas non plus sans inquiétude +sur l'arrivée de la garde royale à l'École militaire. +On fut obligé de la faire escorter par un détachement +de la garde nationale pour la préserver des +insultes de la canaille; elle y arriva saine et sauve, +à quelques injures près qu'elle dédaigna. Les chefs, +après l'y avoir conduite, revinrent aux Tuileries +prendre les ordres du Roi pour le licenciement. +Cette garde était enragée contre l'Assemblée et les +<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> +jacobins, sans en excepter le petit nombre de ceux +que l'on soupçonnait de ne pas partager le sentiment +de leurs camarades.</p> + +<p>M. d'Hervilly fut chez le Roi à midi, et lui dit: +«Sire, je viens de quitter dix-huit cents hommes +animés du plus profond ressentiment et de l'attachement +le plus vif pour la personne de Votre +Majesté. Le décret de l'Assemblée ne leur laisse +que trop apercevoir les vues qu'elle peut avoir en +éloignant de votre personne une garde si fidèle. Elle +bride du désir de venger l'insulte faite à Votre +Majesté; dix-huit cents hommes déterminés à +vaincre ou à mourir sont bien forts. Sur un mot +de Votre Majesté, ils fondront sur les jacobins et +les factieux de l'Assemblée. Les scélérats sont faibles +quand on leur résiste, et ce jour peut être un jour +bien précieux pour défendre la cause royale. Si +nous réussissons, nous ferons le bonheur de la +France; si nous succombons, désavouez-moi, +accusez-moi, et faites tomber sur moi la colère +de l'Assemblée. Si je n'ai pas le bonheur de sauver +mon roi de la fureur de ses ennemis, je m'estimerai +heureux de mourir pour une si belle cause. Je +ne puis donner que deux heures à Votre Majesté +pour se décider; plus tard il ne serait plus temps, +et pareille occasion ne se retrouvera jamais.»</p> + +<p>Le Roi, effrayé d'une pareille démarche si elle +n'était couronnée du succès, n'osa la tenter, et +cette proposition fut ensevelie dans le plus profond +<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span> +secret. Je menai, ce jour-là, Mgr le Dauphin chez +la Reine à une heure et demie, avec laquelle il dînait +depuis quelque temps. Elle me prit en particulier et +me dit: «Vous nous voyez en ce moment dans une +grande anxiété. Voici la proposition de M. d'Hervilly: +elle est grande et honorable, mais elle entraînerait +des suites si funestes, si elle ne réussissait pas, +que le Roi ne peut se déterminer à l'accepter; et dans +cette position, je me reprocherais d'avoir influencé sa +décision.» Il est impossible d'avoir été plus dévoué +au Roi et de lui avoir donné plus de marques +d'attachement que n'a fait M. d'Hervilly pendant +tout le cours de la Révolution, et d'avoir donné des +conseils plus sages. L'énergie de ses sentiments lui +fit toujours combattre les demi-mesures qu'il croyait +plus nuisibles qu'utiles, et je suis témoin qu'il représenta +souvent le danger de flotter entre les partis +constitutionnel et jacobin. Quoique ses conseils +n'eussent point été écoutés, il n'en resta pas moins +profondément attaché à la personne de Sa Majesté, +toujours auprès de lui à l'apparence du moindre +péril, et prêt à exécuter ses ordres, quelques dangers +qu'ils pussent lui faire courir.</p> + +<p>Le Roi et la Reine défendirent à Mgr le Dauphin +de rien dire de ce qui se passait. Il n'en ouvrait pas +la bouche en public; mais, ne se croyant pas obligé +à la même discrétion avec moi, l'abbé Davaux et +ma fille Pauline, il ne nous cachait pas la peine +qu'il éprouvait du renvoi de la garde. Pauline me +<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span> +secondait parfaitement dans le soin que je prenais +de lui former le cœur et l'esprit; et quoiqu'elle +ne lui passât rien et qu'elle le reprît de ses petits +défauts, chaque fois qu'il y donnait occasion, il ne +l'en aimait pas moins. Sa jeunesse lui inspirait de +la confiance, et elle n'en profitait que pour lui être +utile. Elle avait d'ailleurs tant de complaisance +pour lui, qu'il ne pouvait s'en passer. Il me dit un +jour très-sérieusement qu'il avait une grâce à nous +demander, et que, comme il était en mon pouvoir +de la lui accorder, il fallait lui promettre de ne la +pas refuser: «J'ai six ans, dit-il, et je dois passer +aux hommes à sept ans: promettez-moi de ne pas +marier Pauline jusque-là. Je serais si affligé de la +quitter! Non, vous ne me refuserez pas ma chère +Pauline.» Et se jetant à son cou, il l'embrassa avec +une grâce et une amabilité parfaites. Elle n'eut pas +de peine à lui accorder sa demande: son attachement +pour la famille royale lui faisait craindre de +prendre des liens qui eussent pu la priver de lui +donner des marques de son entier dévouement; et +elle était convenue avec moi que l'on ne penserait +à son établissement que lorsque le Roi, la Reine +et leurs augustes enfants se trouveraient dans une +situation plus heureuse. Il était impossible de +s'occuper de mariage avec un cœur brisé de douleur +et dans un moment si critique, qu'on ne pouvait +répondre du lendemain. Cette Pauline, dont je +parlerai plus en détail par la part qu'elle a eue aux +<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span> +scènes de douleur dont j'ai été témoin, a épousé en +1797 le comte de Béarn, qui avait servi dans la garde +du Roi. Mais sa conduite a tellement honoré son +nom de Pauline, que je ne lui en donnerai pas +d'autres dans le cours de ces Mémoires.</p> + +<p>Pendant le peu de temps que le Roi eut sa garde, +nous faisions faire de jolies promenades à Mgr le +Dauphin dans les environs de Paris. Mais les événements +devinrent si graves, et nous étions si peu sûrs +de ceux qui nous accompagnaient, que nous sortions +rarement du petit jardin de Mgr le Dauphin. L'abbé +Davaux trouvait moyen de l'y occuper agréablement; +et, rentré chez lui, il lui rendait ses leçons si +intéressantes, qu'il les quittait à regret. Il nous fit +un jour une peine et un plaisir extrêmes à la fois: +«Mon bon abbé, dit-il à l'abbé Davaux en finissant +sa leçon, je suis bien heureux! J'ai un si bon +papa et une si bonne maman, et en vous et ma +bonne madame de Tourzel, un second père et une +seconde mère.» Les larmes nous vinrent aux +yeux, quand nous pensâmes que d'un moment à +l'autre, cet aimable enfant pouvait être précipité +dans un abîme de malheurs, dont nous étions +cependant loin de prévoir l'étendue. Il ne perdait +pas une occasion de nous dire des choses tendres +et aimables; et il était impossible de se trouver +malheureux de l'excessif assujettissement où nous +tenaient auprès de lui les fâcheuses circonstances +dans lesquelles nous nous trouvions.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XXI</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1792.</b></small></p> + +<p class="content hanging">Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.—Manuel +et la Fête-Dieu.—Dénonciation de Chabot.—Le duc d'Orléans.—Lettre +de M. Roland rendue publique avant que le Roi en eût +connaissance.—Le Roi nomme de nouveaux ministres.—Démarche +courageuse du directoire de Paris pour remédier aux +maux que la lettre de M. Roland pouvait produire.—Moyens +employés pour opérer un mouvement dans Paris.—Journée du +20 juin.—Suites de cette journée et menées des factieux pour +hâter le renversement de la monarchie.</p> + +<p class="p2">L'Assemblée, ne voyant plus d'obstacle à l'exécution +de ses projets, avançait rapidement à son but. +Le ministre de la guerre, qui lui était totalement +dévoué, vint lui proposer de faire élire par chaque +canton du royaume quatre fantassins et quatre cavaliers +bien armés pour les réunir le 14 juillet à la +garde nationale de Paris; d'envoyer divers corps +de cette garde aux frontières et de donner leurs +canons aux fédérés. Cette proposition fut vivement +combattue par MM. de Jaucourt, Dumas et de +Girardin, et il y eut des débats très-vifs à ce sujet. +Ils ne purent cependant empêcher qu'on ne décrétât +l'établissement d'un camp de vingt mille hommes +pris parmi les citoyens qui avaient servi dans les +<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span> +gardes nationales du royaume: on se servit du prétexte +de remplacer les troupes de ligne qu'on avait +envoyées aux frontières, en raison de l'attachement +qu'elles conservaient pour la personne de Sa +Majesté.</p> + +<p>Ce décret mécontenta une partie de la garde +nationale, et plusieurs membres de divers bataillons +signèrent une pétition pour en demander le +rapport.</p> + +<p>Le commandant de la garde nationale vint rendre +compte à l'Assemblée du mauvais effet qu'elle +produisait et lui annoncer qu'il lui serait présenté +une pétition par deux gardes nationaux, laquelle +serait signée individuellement, la Constitution ne +permettant pas à la force armée de la lui présenter +en corps.</p> + +<p>Vergniaud s'emporta contre les députés qui +s'étaient opposés aux décrets, en les accusant +d'avoir excité le mécontentement de la garde +nationale, en lui faisant craindre qu'on lui ôtât +ses canons.</p> + +<p>L'Assemblée reçut très-mal la pétition, et quoiqu'elle +fût signée par huit mille personnes, elle prétendit +que les signatures avaient été mendiées, et +elle la renvoya sans la lire aux comités de surveillance +et de législation.</p> + +<p>On approchait de la Fête-Dieu. Manuel, aussi +irréligieux qu'ennemi des rois, fit placarder dans +les rues de Paris qu'il regardait comme inutile que +<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span> +les gardes nationaux accompagnassent les processions, +quoiqu'elles ne fussent cependant composées +que de prêtres sermentés. On craignait quelque +tumulte à cette occasion; mais tout se passa tranquillement, +et, malgré l'insinuation de Manuel, +beaucoup de gardes nationaux suivirent les processions.</p> + +<p>Manuel, quoique suspendu des fonctions de sa +place par un décret d'ajournement personnel, n'en +allait pas moins tête levée. Il était accusé et convaincu +d'avoir volé dans les dépôts de la police les +lettres et les ouvrages de Mirabeau, et de les avoir +vendus pour son propre compte. Tout autre aurait +subi une punition exemplaire pour un pareil délit, +mais il comptait avec raison que le crédit de ses +amis empêcherait de donner suite à l'accusation. Il +ne se trompait pas, et il fut réintégré dans sa place, +quoiqu'il ne pût offrir de justification d'un vol aussi +manifeste.</p> + +<p>Péthion, à la tête des canonniers de Paris, vint +assurer l'Assemblée qu'elle pouvait compter sur +leur patriotisme. L'orateur de ces bataillons, en se +plaignant des bruits infâmes qui se répandaient sur +le retour de la noblesse et la création de deux +Chambres, offrit ses services aux représentants de la +nation pour le maintien de la liberté et de l'égalité.</p> + +<p>Des serruriers, brûlant d'ardeur de forger des +piques pour la défense de cette même liberté, vinrent +aussi présenter les mêmes hommages, criant +<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> +à tue-tête: «Tremblez, aristocrates, nous sommes +debout!» Ils furent suivis des forts de la halle, qui +demandèrent de leur accorder le titre de porteurs +de la loi.</p> + +<p>Chabot, pour tenir sa promesse de fournir les +preuves de l'existence du comité autrichien, dénonça +une multitude de personnes, entre autres: MM. Bertrand, +Duport du Tertre, de Montmorin, de Brissac, +de Lessart, Barnave, Chapellier, Lameth et autres, +sans épargner même M. de la Fayette; mais sur +la rumeur que causa cette dernière dénonciation, +il s'excusa en prétendant n'avoir voulu que l'avertir +des sentiments qu'on lui prêtait, et qu'il était loin +de lui attribuer. Il dénonça, de plus, l'ordonnance +du Roi relative à sa garde, en l'interprétant de la +manière la plus perfide.</p> + +<p>Tant de dénonciations occasionnèrent un tumulte +affreux dans la salle. On entendait les uns crier: +«Oh! le scélérat, le coquin!» D'autres répondaient +par les cris de: «A l'Abbaye! à l'Abbaye!» +Et quoique les dénonciations fussent dénuées de +toute preuve, elles n'en furent pas moins envoyées +à l'examen des comités.</p> + +<p>Raymond Ribes prit ensuite la parole, pour +dénoncer une véritable conspiration existant depuis +le 6 octobre pour placer sur le trône le duc d'Orléans: +«Je la découvre, dit-il, dans les journées +des 5 et 6 octobre, du 18 février 1791, dans les +dangers journaliers que courent le Roi et la Reine, +<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span> +dans la scène scandaleuse de la fête de Châteauvieux, +dans l'évasion de Jourdan, dans la mission +de M. de Talleyrand en Angleterre payée si largement, +dans les insultes prodiguées au Roi et à la +Reine, dans les six millions donnés à Dumouriez, +dans les libelles atroces de Carra, Noël et Bonne-Carrère, +où des noms infâmes sont donnés au +Roi et à la Reine par les débiteurs de ces odieux +pamphlets, et je conclus par la demande de l'arrestation +du duc d'Orléans, de Dumouriez, et des +autres nommés ci-dessus.»</p> + +<p>Embarrassé de répondre à de pareilles assertions, +on se borna à traiter de fou Raymond Ribes, et l'Assemblée +passa à l'ordre du jour.</p> + +<p>Le but de l'Assemblée, en employant de pareils +moyens, était de dégoûter le Roi de son droit de +veto, et de l'engager à en faire l'abandon. Tous les +patriotes couraient en conséquence dans les rues +et les places de Paris, criant: «A bas M. et +madame Veto!» nom qu'ils avaient l'insolence de +donner au Roi et à la Reine, en raccompagnant +d'épithètes aussi infâmes que leurs propos. Ils +espéraient au moins appuyer les efforts des ministres, +pour faire sanctionner le décret sur les prêtres +et sur le camp de vingt mille hommes dans +Paris et les environs; mais le Roi, qui croyait sa +conscience engagée à s'y refuser, persista dans +son opinion.</p> + +<p>Le ministre Roland lui écrivit, pour l'y décider, +<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span> +une lettre soi-disant confidentielle, mais qu'il eut +soin de répandre dans tout Paris. Elle portait en +substance que les Français étaient décidés à soutenir +la Constitution qu'ils s'étaient donnée, et qu'ils +voyaient la guerre avec plaisir comme un moyen +d'y parvenir; que toutes les personnes qui entouraient +le Roi, se voyant privées par elle des grandes +prérogatives dont elles jouissaient, devaient naturellement +désirer de la renverser; que l'alternative +où se trouvait le Roi de céder à ses sentiments naturels, +ou d'en faire le sacrifice à la philosophie et +à l'impérieuse nécessité, inquiétait la nation et +enhardissait les factieux; qu'il était temps de faire +cesser cette incertitude en s'unissant franchement +à la nation et en adoptant les sentiments du corps +législatif; que les décrets qui venaient d'être rendus +lui en fournissaient l'occasion; qu'en les adoptant, +le Roi inspirerait la confiance qui lui était si +nécessaire à obtenir, et sans laquelle il pouvait s'attendre +aux plus grands malheurs; que sa résistance +à l'opinion publique avait été cause qu'en plusieurs +occasions le zèle s'était cru permis de suppléer à la +loi; que la révolution était faite et se cimenterait +par le sang, si la sagesse de Sa Majesté ne prévenait +pas des malheurs encore possibles à éviter; +qu'on le trompait lorsqu'on cherchait à lui inspirer +de la défiance d'un peuple qui le comblerait de +bénédictions s'il le voyait faire marcher la Constitution. +<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span></p> + +<p>Il accusait la conduite des prêtres d'avoir été la +cause du décret rendu contre eux, et faisait voir au +Roi que le défaut de sa sanction forcerait les départements +à lui substituer des mesures violentes, et +que le peuple irrité y suppléerait par des excès. Il +se plaignait des tentatives de la garde nationale +pour empêcher la formation du camp près Paris, +qu'on supposait agir par une impulsion supérieure; +et il faisait craindre qu'en différant la sanction, le +peuple ne vît dans son roi l'ami des conspirateurs. +Il terminait enfin cette étrange lettre par représenter +que les princes, en se refusant à entendre des +vérités utiles, rendaient les conspirations nécessaires; +que pour lui il avait rempli son devoir de +ministre en mettant toutes ces considérations sous +les yeux de Sa Majesté.</p> + +<p>Le Roi, indigné, demanda à Roland sa démission, +et il donna sa place à M. Mourgues. C'était un protestant, +honnête homme dans le fond, mais républicain +par caractère, et qui, sous le voile de la +modestie, cachait une profonde ambition.</p> + +<p>Dumouriez, se croyant absolument nécessaire, +exigea la sanction du Roi d'une manière impérieuse +sur les deux décrets, et crut l'y déterminer en lui +disant, d'un ton insolent, que s'il ne la lui donnait +pas sur-le-champ, il offrait sa démission. Le Roi, +blessé au vif, se leva en lui disant: «C'est trop fort, +monsieur Dumouriez, et je reçois votre démission.» +L'étonnement prit la place de l'audace. Revenu +<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span> +à lui-même, il jura de se venger et de faire repentir +le Roi de sa démission; et il ne fut malheureusement +que trop fidèle à sa promesse.</p> + +<p>Le Roi, voyant qu'il n'avait rien à gagner à conserver +un ministère jacobin, se détermina à en nommer +un dont la composition pût inspirer plus de +confiance.</p> + +<p>Il eut de la peine à faire accepter des places +aussi dangereuses que celles de ministres dans les +circonstances où l'on se trouvait; mais il parvint +cependant à les faire remplir par des hommes dont +la conduite fut sage et même courageuse dans les +derniers moments de la monarchie.</p> + +<p>M. de Monciel, président du département du +Jura, fut nommé ministre de l'intérieur à la place +de M. Mourgues, qui ne le fut que deux jours; +M. de la Jarre, aide de camp de M. de la Fayette, +le fut de la guerre; M. de Chambonas, des affaires +étrangères, et M. de Beaulieu, premier commis de +la comptabilité des finances. M. Duranthon, ministre +de la justice, fut le seul qui ne fut point encore +remplacé.</p> + +<p>Ce choix fut généralement approuvé, à l'exception +de M. de Chambonas. Il avait eu une jeunesse +très-vive, et avait tellement dérangé ses affaires, +que n'ayant plus aucune ressource, il s'était décidé +à épouser la fille de madame Sabattier, maîtresse +de M. de Saint-Florentin, ministre de Louis XV. +Un pareil mariage l'avait brouillé avec toute sa +<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span> +famille. Il avait d'ailleurs conservé une assez mauvaise +réputation, et ce choix causa un étonnement +général. C'était un être fort léger, qui ne manquait +pas d'esprit; mais le poids du ministère étant au-dessus +de ses forces, on le remplaça peu après par +M. Bigot de Sainte-Croix.</p> + +<p>Pendant que Roland répandait sa lettre dans les +villes et dans les départements, avant peut-être +même qu'elle fût parvenue au Roi, le directoire du +département de Paris lui écrivit que tous les bruits +de conjuration étaient sans fondement, et que +toutes ces terreurs imaginaires par lesquelles on +agitait le peuple étaient aussi contraires à son repos +qu'à son bonheur. Il se plaignait de lui voir laisser +établir tranquillement dans Paris une société ayant +ses séances publiques, ses bureaux de correspondance +pour dicter ses lois dans toutes les parties du +royaume, dénonçant à son gré, calomniant ouvertement +et se moquant de toutes les administrations, +occupée journellement à avilir le Roi et ses +ministres, se permettant l'impression d'un journal +qui autorisait le meurtre et le pillage, protégeait les +scélérats et se débitait avec profusion dans le +public pour y répandre le poison d'une si funeste +doctrine.</p> + +<p>Il y avait du courage à écrire une pareille lettre +dans les circonstances où l'on se trouvait, et elle eût +pu faire ouvrir les yeux à un ministre qui n'eût été +qu'aveugle; mais elle ne pouvait produire aucun +<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> +effet sur un homme qui se croyait tout permis, +pourvu que ce fût au profit de la liberté et de +l'égalité.</p> + +<p>M. de la Fayette fit part à l'Assemblée d'un avantage +de son armée qui avait repoussé les ennemis +près de Maubeuge. Il avait été acheté par la perte +de M. de Gouvion, ancien major de la garde nationale, +officier distingué, et dont j'ai eu occasion de +parler plus d'une fois dans une des parties de ces +Mémoires. On prétend que, désespéré de la tournure +que prenait la Révolution, il cherchait à se +faire tuer, et qu'il s'exposa tellement, qu'il parvint +à terminer une vie qui lui était devenue odieuse.</p> + +<p>M. de la Fayette, effrayé de la puissance des +jacobins, et craignant que les excès auxquels ils se +livraient ne finissent par anéantir la Constitution, +profita de cette circonstance pour représenter à +l'Assemblée le danger de laisser élever au-dessus +des lois une puissance qui finirait par lui en dicter +à elle-même, et qui ferait périr la liberté dans les +horreurs de l'anarchie; qu'elle s'attachait à tout +détruire pendant que l'armée se battait pour la conservation +de la Constitution, et qu'il était de son +devoir de la prévenir du mauvais effet que produisaient +les excès qui se commettaient, ainsi que +l'avilissement du pouvoir des autorités constituées.</p> + +<p>Cette lettre ne fit aucun effet sur l'Assemblée; la +plus grande partie de ses membres, affiliés à la +société des jacobins, en partageaient les sentiments. +<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> +La terreur qu'elle inspirait lui avait donné une +majorité imposante, et elle méprisait les plaintes +de la minorité sur la violation de la Constitution +et les abus de pouvoir qui en étaient la suite. Le +soupçon qu'elle eut du concert de la lettre de +M. de la Fayette avec la démarche du département, +ne la rendit que plus ardente à hâter l'exécution +de ses complots pour la destruction de la +monarchie.</p> + +<p>Le Roi fit part à l'Assemblée du changement de +son ministère; elle était si assurée de la prompte +destruction de la royauté, qu'elle parut insensible +au renvoi de ceux qui avaient tous des droits à sa +reconnaissance, et elle se contenta de déclarer pour +la forme qu'ils emportaient les regrets de la nation. +Elle s'acharnait de plus en plus contre la personne +du Roi, et elle recevait avec honneur les pétitions +les plus incendiaires, les plus insultantes et les plus +menaçantes contre l'autorité royale et la sûreté de +la personne même de Sa Majesté.</p> + +<p>Les députés du côté gauche, tels qu'Isnard, +Duquesnoy et autres, se permettaient des discours +analogues à ces pétitions, et tout annonçait une +crise prochaine. Le directoire du département fit +part au Roi et à l'Assemblée de la demande des +habitants des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, +pour qu'il leur fût permis de s'assembler et +de présenter, le 20 juin, armés, une pétition au +Corps législatif, avec leurs habits de 1789. Le +<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> +département y joignit les raisons du refus qu'il en +avait fait, refus motivé sur la loi qui défendait des +pétitions présentées par des gens armés; et il fit +remettre à Sa Majesté l'arrêté qu'il avait pris pour +que le maire et toutes les autorités ne négligeassent +aucune mesure de prudence pour s'opposer à ce +rassemblement.</p> + +<p>L'Assemblée, qui en connaissait mieux l'objet que +le département, ne daigna pas faire attention à ce +rapport, et pour toute réponse passa à l'ordre du +jour.</p> + +<p>La conduite qu'elle tint en cette circonstance ne +peut laisser aucun doute sur la part qu'elle avait +prise aux événements de l'affreuse journée dont +nous allons raconter les circonstances.</p> + +<p class="p2 center"><b>JOURNÉE DU 20 JUIN.</b></p> + +<p>Le refus du directoire n'ayant point empêché les +rassemblements projetés, Rœderer fit part à l'Assemblée +que le grand nombre de personnes qui se rassemblaient +pour planter un tremble à la porte des +Tuileries, donnant lieu de craindre que cette multitude +ne se portât au château et n'y commît des +excès, le directoire avait donné l'ordre de faire +marcher des troupes pour écarter les dangers qui +pourraient le menacer.</p> + +<p>Avant dix heures, le Carrousel était déjà couvert +d'une foule immense, et la gendarmerie nationale +<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span> +bordait les accès du château. Elle était commandée +par M. de Rulhières, honnête homme, attaché au +Roi, mais dont le zèle était paralysé par la municipalité, +à laquelle il était obligé d'obéir. M. de +Wittengoff patriote, commandait les troupes, et +l'intérieur des cours et des jardins était gardé par +la garde nationale avec ses canons. Les deux faubourgs, +dont la marche était annoncée, se grossissent +en route d'une multitude armée qui, sans +s'informer de ce qu'on allait demander au Roi, sans +rien savoir, sans rien vouloir, insouciante, furieuse +et gaie tout à la fois, menace, s'agite, chante, tient +les propos les plus infâmes contre le Roi et sa +famille, et se dirige vers l'Assemblée, à qui elle crut +devoir présenter ses hommages.</p> + +<p>Santerre, général de cette nouvelle milice, écrivit +à l'Assemblée que les citoyens des faubourgs Saint-Antoine +et Saint-Marceau, rassemblés pour célébrer +l'anniversaire du serment du Jeu de paume, demandaient +à paraître à sa barre et à défiler devant les +pères de la patrie, se plaignant qu'on calomniât +leurs intentions.</p> + +<p>La délibération commença, et plusieurs députés +demandèrent s'il n'était pas inconstitutionnel de +laisser entrer dans l'Assemblée une troupe armée +qui pouvait influer sur ses décisions. Ils opinaient +pour qu'on levât la séance et qu'on s'occupât avant +tout de la sûreté du Roi; mais les jacobins s'y opposèrent, +voulant jouir de leur succès et recevoir les +<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> +hommages de leurs soldats. Vergniaud même n'eut +pas honte de répondre que si le Roi se trouvait en +danger, on enverrait auprès de lui une députation, +et que dès le lendemain on rendrait un décret pour +ne plus tolérer de pareilles admissions.—Le bruit +continuait, la députation s'ennuyait et annonça +qu'elle était au nombre de huit mille hommes. On +voulait faire désarmer les pétitionnaires, mais les +jacobins s'y opposèrent. Ils se plaignent qu'on les +fait attendre, font dire qu'ils sont à la porte, et un +huissier trouve plus court de la leur ouvrir. Au +même instant, cette troupe de sans-culottes arrive +à la barre, s'y précipite en foule avec ses armes, et +l'Assemblée lui permet de défiler devant elle, après +avoir entendu un discours contre le Roi, dans lequel +les pétitionnaires annonçent que le peuple est prêt +à se venger, et que si Capet ne change pas de conduite, +il ne sera plus rien.</p> + +<p>Le discours fini, la marche s'ouvrit. Une musique +militaire jouant l'air <i>Ça ira</i> précédait la députation, +qui défila pendant deux heures et demie. Il y avait +parmi elle beaucoup de gardes nationaux en uniforme +avec leur fusil; les autres étaient armés de +piques, de crocs, de crochets, de massues, de +fourches, de haches, de pieux et de faux. De +distance en distance, on prenait pour enseignes des +diverses compagnies, des bonnets de diverses couleurs +au bout d'un bâton, et même une culotte. Les +applaudissements des jacobins et des tribunes +<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span> +étaient continuels, pendant que les constitutionnels +tremblaient et que les plus lâches d'entre eux +applaudissaient. Péthion, qui avait déclaré le matin +que tout ce qui se passait n'était qu'une fête civique, +et qui avait engagé la garde nationale à se joindre à +ces honnêtes citoyens, était allé à Versailles; et ce +fut inutilement que le département indigné l'envoya +chercher, pour lui demander compte de ce qui se +passait.</p> + +<p>Le récit qu'on en fit aux Tuileries y causa les +plus vives alarmes. Le Roi, la Reine et toute la +famille royale se réunirent dans l'appartement du +Roi comme le plus sûr, attendant avec une grande +anxiété l'issue de cette fatale journée. La position +du Roi était des plus critiques; il n'avait pour toute +garde que la garde nationale, qui remplissait le +château et refusait de le défendre. Peu contents de +rester neutres, ils proposaient même de chasser des +appartements du Roi les fidèles sujets de Sa Majesté +qui étaient venus servir de rempart à sa personne +et défendre sa vie aux dépens de la leur. Le Roi, +pour ôter tout prétexte d'insurrection à la garde +nationale, prit le parti de les faire retirer; et elle, +de son côté, forçait de sortir des cours tout ce qui +ne portait pas son habit. Il était trois heures. La +députation qui était à l'Assemblée voulait traverser +les Tuileries et insulter le Roi sous les fenêtres +mêmes de son appartement. L'ordre avait été donné +de ne laisser entrer personne dans le jardin, et il +<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> +y avait à la porte de la terrasse des Feuillants un +poste de cinquante hommes, décidé à faire observer +cette consigne; mais un officier municipal, déclarant +que c'était une fête civique, ouvrit lui-même +la porte et introduisit cette foule dans le jardin. +Les cris commencèrent alors de toute part, et l'on +n'entendit que: «A bas le veto! Vivent la nation +et les sans-culottes!»</p> + +<p>La garde nationale, effrayée du double engagement +de défendre le Roi et de plaire à cette multitude, +était dans un état de stupeur qui faisait peu +d'honneur à son courage. Elle voyait tranquillement +défiler cette troupe dans le même ordre qu'à +l'Assemblée, insulter le Roi par des cris abominables, +les plus hardis d'entre eux menaçant même +d'en faire justice.</p> + +<p>Après avoir passé et repassé dans les jardins, les +chefs de la horde, assurés de ne trouver aucune +résistance dans la garde nationale, dont les canonniers +avaient fraternisé avec les siens, et voyant +qu'ils pouvaient tout entreprendre sans courir +aucun danger, s'acheminèrent vers le château. Ils +font sortir leur troupe par la porte des Tuileries +donnant sur le pont Royal, passent par les guichets +sans éprouver aucun obstacle de la part de la garde +nationale, et vont rejoindre la partie de leur armée +arrivant par la rue Saint-Nicaise. La grande porte +des Tuileries, qui était entr'ouverte, fut refermée +dès qu'on aperçut l'armée des piques. Elle menaça +<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span> +de la forcer, et un des chefs, qui était un nègre, +fougueux patriote, fait charger le canon, et engage +sa troupe à jurer sur sa bannière qu'elle entrera +dans le château. Tous le jurèrent, et à l'instant les +portes s'ouvrirent par l'ordre d'un officier municipal. +M. de Romainvilliers, chef de division, qui +commandait ce jour-là la garde nationale, homme +faible et craignant toujours de se compromettre, +reste immobile, et la garde nationale, qui ne reçoit +aucun ordre de son chef, ne s'oppose à rien. Le +brave Acloque, commandant de bataillon, et qui +n'abandonnait jamais le Roi dans le danger, proposa +à cette multitude effrénée de choisir quarante +des leurs pour porter au Roi leur pétition. Il ne fut +point écouté, et en cinq minutes la cour, les escaliers +et les salles des appartements sont remplis +de vingt mille hommes, armés de la même manière +que ceux qui avaient traversé l'Assemblée, et qui, +dans la fureur dont ils sont animés, traînent leur +canon sur l'escalier et le font entrer dans la salle +des cent-suisses, présentement celle des gardes du +corps.</p> + +<p>Le Roi, la Reine et la famille royale étaient dans +la petite chambre à coucher de Sa Majesté, entourés +de quelques serviteurs fidèles, auxquels elle avait +permis de rester auprès de sa personne. Le Roi, +voyant que les portes allaient être forcées, veut +aller au-devant des factieux, essayer de leur en +imposer par sa présence. Il s'élance en avant; un +<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span> +garde national s'approche, le conjure de ne pas +s'avancer davantage, et de lui permettre de rester +auprès de lui. Le Roi, touché du dévouement de +ce brave homme, le prie de ne pas se séparer de +lui, mais d'être calme, et poursuit son chemin. +Il demande qu'on éloigne la Reine et ses enfants, +voulant s'exposer seul au danger. Cette princesse, +quittant le Roi les yeux baignés de larmes, adresse +avec un ton plein d'âme et de confiance ces mots +touchants à ceux qui l'entouraient: «Français, +mes amis, grenadiers, sauvez le Roi!»</p> + +<p>Ce prince, allant toujours en avant, donne +l'ordre d'ouvrir la porte de l'Œil-de-Bœuf qui le +séparait encore des brigands. Ceux-ci avaient déjà +forcé la porte opposée à celle par laquelle le Roi +allait au-devant d'eux. Acloque était retourné +auprès du Roi, qu'il trouva entouré de M. le +maréchal de Mouchy, de MM. d'Hervilly, de Tourzel, +mon fils, de Septeuil, d'Aubier, de Bourcet, +de Joly, canonnier, frère de l'actrice de ce nom, et +de quelques autres serviteurs de Sa Majesté, qui +avaient trouvé moyen de pénétrer auprès de sa +personne.</p> + +<p>Des flots de séditieux s'amoncelèrent auprès du +Roi. Un scélérat, armé d'une pique, l'œil plein de +rage, s'avance, faisant un mouvement sinistre; +Vanot, commandant du bataillon de Sainte-Opportune, +se précipite sur le monstre et détourne le +fer; un grenadier du même bataillon pare un coup +<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span> +d'épée dirigé de manière à indiquer le même +crime. Les grenadiers, indignés, veulent mettre le +sabre à la main; Acloque a la prudence de sentir +le danger d'une imprudente résistance: «Point +d'armes! s'écrie-t-il, vous allez faire assassiner le +Roi.» Et il fait placer ce prince dans l'embrasure +d'une fenêtre, et il se range devant lui, ainsi que le +maréchal de Mouchy.</p> + +<p>Madame Élisabeth, voyant le danger que courait +le Roi, ne voulut point l'abandonner, et se plaça +dans l'embrasure de la fenêtre qui précédait celle +où était ce prince. Les ministres l'y suivirent. Ce +fut alors qu'elle fut prise pour la Reine. Voyant les +factieux s'avancer vers elle en criant: «L'Autrichienne, +où est-elle? sa tête, sa tête!» avec le +calme de la vertu, qui ne l'abandonna jamais, elle +dit à ceux qui l'entouraient ces paroles sublimes: +«Ne les détrompez pas; s'ils pouvaient me prendre +pour la Reine, on aurait le temps de la sauver.» +Un furieux présenta une pique à sa gorge: «Vous +ne voudriez pas me faire du mal, lui dit-elle avec +douceur; écartez votre arme.»</p> + +<p>Les cris, les hurlements se font entendre de tout +côté. Chaque étendard porte des menaces qu'on +étale aux yeux du Roi. Il lit d'un côté: «<i>Tremblez, +tyrans, le peuple est armé</i>»; de l'autre: «<i>Union +des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, voici +les sans-culottes.</i>» On lui adresse la parole, mais +c'est pour l'insulter. On lui présente un bonnet +<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span> +rouge au haut d'une pique; un grenadier le lui +pose sur la tête; on y ajoute des rubans aux trois +couleurs, il les accepte. La foule se presse et +demande à le voir; ce prince monte sur la fenêtre +avec ce calme et ce courage qui ne l'abandonnèrent +jamais dans le danger. Étouffé par la chaleur et +mourant de soif, il témoigne le désir de boire un +verre d'eau; un grenadier lui présente une bouteille; +il boit sans hésiter, et sans avoir cru faire +un acte de courage. Un autre l'engage à ne rien +craindre, l'assurant qu'il lui fera un rempart de +son corps: «Un homme qui n'a rien à se reprocher +ne connaît, répond le Roi, ni la peur ni la +crainte.» Et prenant la main de cet homme, il la +pose sur son cœur, lui disant: «<i>Voyez s'il bat plus +vite.</i>»</p> + +<p>M. de la Jarre, ministre de la guerre, témoin du +danger que courait le Roi, descendit dans la cour +par un escalier détourné en s'écriant: «A moi +vingt grenadiers, pour faire à Sa Majesté un rempart +de nos corps.» Il les conduit par l'escalier du +Roi; il était obstrué. On n'entendait de toutes parts +que le bruit des armes et les propos les plus outrageants +contre la personne de Sa Majesté. Il les fait +entrer par un autre côté, dans la pièce où était ce +prince, par une porte figurant une croisée. Ils +augmentent le nombre de ses défenseurs, en faisant +haie depuis la première fenêtre, où était Madame +Élisabeth, jusqu'à celle où était le Roi, entouré des +<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span> +personnes dont nous avons déjà parlé. La multitude +ne cessait de défiler devant Sa Majesté, et +semblait sortir des pavés, tant le nombre en était +considérable. Ils affectèrent de faire passer devant +elle un jeune homme avec un cœur de veau ensanglanté, +portant pour devise: «<i>Cœur des aristocrates.</i>» +Un homme, en regardant la cocarde qui +était au chapeau du Roi, en présenta une à Madame +Élisabeth, qui la mit sur-le-champ à son +bonnet.</p> + +<p>La Reine était heureusement un peu éloignée du +Roi au moment où ce prince se détermina à se présenter +à cette multitude; mais elle voulait absolument +retourner près de lui et partager ses dangers. +On eut bien de la peine à lui persuader que, dans +une situation aussi critique, sa place était auprès +de ses enfants, et qu'elle devait d'ailleurs se conformer +à la volonté du Roi, qui avait senti que +les périls qu'il lui verrait courir affaibliraient le +courage dont il avait besoin. Il fallut l'entraîner +presque de force chez Mgr le Dauphin, dont on +avait fermé toutes les portes avec des crochets et +des verrous. M. Hue, craignant que son appartement +ne parvînt à être forcé, emporta, par un +mouvement de zèle, le jeune prince dans l'appartement +de Madame, l'y croyant plus en sûreté, de +manière que j'avais peine à le suivre. Quand la +Reine entra dans la chambre de Mgr le Dauphin, +elle ne le trouva plus, et ce fut un moment cruel +<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> +pour elle; mais ce ne fut que l'affaire d'un instant. +L'appartement de Madame se trouvant encore plus +exposé que celui du jeune prince, on le ramena +chez lui. La Reine le serra entre ses bras. Étouffée +de sanglots, elle fut un quart d'heure sans savoir le +sort du Roi, demandant toujours qu'on la laissât le +retrouver. Au bout de ce temps, Madame Élisabeth +trouva moyen de lui faire savoir qu'il ne lui était +rien arrivé, qu'il montrait le plus grand courage, et +que sa présence serait nuisible dans la position où +il se trouvait. La première salle de l'appartement +de Mgr le Dauphin ayant été forcée et se remplissant +de la foule qui inondait le château, la +Reine, ses enfants et ceux qui les entouraient rentrèrent +dans la chambre à coucher du Roi, dont +les portes étaient fermées du côté du cabinet du +conseil.</p> + +<p>MM. d'Assonville et Dorival, juges de paix, ne +pouvant, à eux seuls, réprimer de pareils excès, +coururent avertir l'Assemblée des dangers auxquels +le Roi était exposé. Elle s'occupait si peu du récit +qui lui en avait déjà été fait, qu'elle avait levé la +séance, et que M. Fressinel, député, ne put rassembler +qu'une douzaine de ses collègues, avec +lesquels il se porta au château. Ils se firent jour à +travers cette multitude, et vinrent grossir le +nombre des défenseurs de Sa Majesté.</p> + +<p>La séance fut rouverte à cinq heures, et l'Assemblée +se détermina à envoyer vingt-quatre +<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span> +députés pour lui rendre compte de ce qui se +passait au château, et ordonna qu'ils seraient +relayés de demi-heure en demi-heure.</p> + +<p>En arrivant, ils voulurent haranguer le peuple, +ainsi qu'un officier municipal, mais ils ne furent +point écoutés. Le peuple souverain ne reconnaissait +que ses chefs. Vergniaud, Bigot, Hérault et le +fougueux Isnard ne furent pas plus heureux. Ils +invoquent inutilement la Constitution qu'on déshonore; +ils sont rejetés, et sont témoins des outrages +et des vociférations prodigués à Sa Majesté.</p> + +<p>Le Roi, à qui l'on continuait de demander l'observation +de la Constitution pour le bonheur du +peuple, assura qu'elle avait toujours été le premier +objet de ses soins; qu'il avait observé fidèlement la +Constitution, et qu'il la maintiendrait de tout son +pouvoir. Des cris de: «<i>Vive le Roi!</i>» se firent +entendre, mais ils furent étouffés par ceux-ci: +«<i>Point de: Vive le Roi! mais: Vive la nation!</i>» +D'autres ajoutèrent: «Il nous donne des promesses; +il y a longtemps qu'il nous abuse; nous +voulons la sanction du décret sur les prêtres, sur +le camp de vingt mille hommes, le renvoi des +ministres actuels et le rappel de MM. Servan et +Roland.» Un jeune homme, entre autres, adressant +la parole à Sa Majesté, lui fit, pendant plus de trois +quarts d'heure, les demandes les plus absurdes. +«Ce n'est ni le moment de faire de pareilles +demandes, ni celui de les obtenir, répond tranquillement +<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span> +le Roi; adressez-vous aux magistrats, +organes de la loi, ils vous répondront.» Les +députés tentèrent encore de se faire entendre, +mais inutilement. Santerre, l'ami et le chef de ces +forcenés, a plus de pouvoir qu'eux: «Je réponds, +dit-il, de la famille royale; qu'on me laisse faire.» +Un moment de silence est interrompu par les cris +de: «<i>Vive Péthion! vive le bon Péthion!</i>» Il était +six heures du soir, et le Roi était depuis trois heures +au milieu de ces forcenés. Le <i>bon</i> Péthion s'approche +du Roi et n'a pas honte de lui adresser les +paroles suivantes: «<i>Le peuple s'est présenté avec +dignité; le peuple sortira de même, que Votre Majesté +soit tranquille.</i>» Santerre fit approcher les pétitionnaires; +ils parlèrent tous à la fois, et rien ne fut +entendu.</p> + +<p>Péthion quitta le château pour aller rendre +compte à l'Assemblée de ce qui s'y passait. Il y +arriva avec une figure bouleversée et qui portait +l'empreinte de la scélératesse. Il y fit l'éloge du +bon peuple, justifia la municipalité et assura qu'il +avait fait son devoir dans cette journée, où tout +s'était passé dans le meilleur ordre. La personne +du Roi, dit-il, a été respectée; le rassemblement +n'avait pour but que de présenter au Roi une pétition, +et la force publique n'aurait pu empêcher +une pareille multitude de commettre des délits, si +elle en avait eu le projet. Il finit son discours par +inviter les membres de l'Assemblée qui auraient +<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span> +connaissance d'un complot de le dévoiler aux +magistrats du peuple, qui feraient leur devoir.</p> + +<p>Un député, nommé Boulanger, s'offrit à en +donner la preuve. Il ne fut point écouté, et Péthion, +assuré du silence qui serait imposé à ceux qui voudraient +en donner connaissance, sortit de l'Assemblée +au milieu des cris et des applaudissements +des tribunes, qui étouffèrent les huées dont quelques +membres de l'Assemblée accueillirent ce +<i>magistrat du peuple</i>, qui justifiait avec autant de +lâcheté que d'impudence la violation des devoirs +que lui imposait la dignité dont il était revêtu.</p> + +<p>La Reine était toujours dans la chambre du Roi, +lorsqu'un valet de chambre de Mgr le Dauphin +accourut tout hors de lui avertir cette princesse +que la salle était prise, la garde désarmée, les +portes de l'appartement forcées, cassées et enfoncées, +et qu'on le suivait. On se décida à faire +entrer la Reine dans la salle du conseil, par +laquelle Santerre faisait défiler sa troupe pour lui +faire quitter le château. Elle se présenta à ces factieux +au milieu de ses enfants, avec ce courage et +cette grandeur d'âme qu'elle avait montres les +5 et 6 octobre, et qu'elle opposa toujours à leurs +injures et à leurs violences.</p> + +<p>Sa Majesté s'assit, ayant une table devant Elle, +Mgr le Dauphin à sa droite et Madame à sa +gauche, entourée du bataillon des Filles-Saint-Thomas, +qui ne cessa d'opposer un mur inébranlable +<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span> +au peuple rugissant, qui l'invectivait continuellement. +Plusieurs députés s'étaient aussi réunis +auprès d'Elle. Santerre fait écarter les grenadiers +qui masquaient la Reine, pour lui adresser ces +paroles: «On vous égare, on vous trompe, +Madame, le peuple vous aime mieux que vous ne +le pensez, ainsi que le Roi; ne craignez rien.»—«Je +ne suis ni égarée ni trompée, répondit la +Reine, avec cette dignité qu'on admirait si souvent +dans sa personne, et je sais (montrant les grenadiers +qui l'entouraient) que je n'ai rien à craindre +au milieu de la garde nationale.»</p> + +<p>Santerre continua de faire défiler sa horde en +lui montrant la Reine. Une femme lui présente un +bonnet de laine; Sa Majesté l'accepte, mais sans en +couvrir son auguste front. On le met sur la tête de +Mgr le Dauphin, et Santerre, voyant qu'il l'étouffait, +le lui fait ôter et porter à la main.</p> + +<p>Des femmes armées adressent la parole à la +Reine et lui présentent les sans-culottes; d'autres +la menacent, sans que son visage perde un moment +de son calme et de sa dignité. Les cris de: «Vivent +la nation, les sans-culottes, la liberté! à bas le +veto!» continuent. Cette horde s'écoule enfin par +les instances amicales et parfois assez brusques +de Santerre, et le défilé ne finit qu'à huit heures +du soir.</p> + +<p>Madame Élisabeth, après avoir quitté le Roi, +vint rejoindre la Reine, et lui donner de ses nouvelles. +<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> +Ce prince revint peu après dans sa chambre, +et la Reine, qui en fut avertie, y entra immédiatement +avec ses enfants. Excédé de fatigue, il s'était +jeté sur un fauteuil, et remerciait de la manière la +plus affectueuse ceux qui l'entouraient, de l'attachement +qu'ils lui avaient témoigné. La Reine, en +pleurs, se jeta à ses pieds avec ses enfants; il les +tint tous quelque temps embrassés, et cette scène +touchante attendrit ceux qui étaient témoins du +bonheur qu'ils éprouvaient en se retrouvant sains +et saufs. Le Roi et la Reine embrassèrent Madame +Élisabeth, en lui témoignant la plus tendre sensibilité +de tout ce qu'elle avait fait pour eux dans +cette horrible journée.</p> + +<p>Le Roi, environné d'une députation de l'Assemblée +et de ceux qui ne l'avaient pas quitté, les +faisait connaître à la Reine, et parlait à chacun avec +cette bonté qui le caractérisait. L'Assemblée avait +envoyé successivement trois députations, dont la +dernière ne sortit du château qu'à dix heures. +Péthion, qui l'avait quitté bien auparavant, dit au +peuple avant de s'en séparer: «Mes frères et mes +amis, vous venez de prouver que vous êtes un +peuple libre et sage; retirez-vous, et moi-même +vais vous en donner l'exemple.»</p> + +<p>Le Roi ne fut jamais plus grand que dans +cette journée; son visage n'éprouva pas un instant +d'émotion; toujours calme, intrépide et supérieur +aux efforts qu'on faisait pour lui faire dégrader sa +<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> +couronne. Son courage héroïque au milieu de tant +de scélérats, sa présence d'esprit, sa patience à +supporter les injures dont on l'accablait, la sérénité +de son âme, la constance de ses refus et cette +ferme résignation, sauvèrent, <i>pour ce jour-là</i>, la +France du crime que nous ne cessons de +déplorer.</p> + +<p>Il est douloureux de penser qu'avec tant de courage +personnel, ce prince n'ait pas déployé la +même fermeté dans les diverses époques de la Révolution; +mais son amour pour son peuple lui faisant +envisager la guerre civile comme le plus grand +fléau qu'il put éprouver; la crainte de l'attirer sur +la France lui fit manquer plus d'une occasion +favorable de sortir de la cruelle situation où l'avait +réduit son excessive bonté.</p> + +<p>Avant le départ des députés, la Reine leur fit +voir elle-même les dégâts qui avaient été commis +dans l'appartement de Mgr le Dauphin. Trois portes +en avaient été brisées; les serrures et les crochets +en avaient été emportés, les panneaux enfoncés; +les mêmes dégâts existaient chez Madame, où l'on +avait pénétré par l'appartement de Mgr le Dauphin. +Celui du Roi n'avait pas été plus ménagé; les brigands +s'étaient répandus pur tout le château, montant +sur les combles et sur les toits, laissant partout +les marques de leur fureur. L'appartement de la +Reine était le seul où ils n'eussent pas pénétré. Les +députés ne pouvant que rendre compte à l'Assemblée +<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span> +de tous ces désordres et non les constater par +écrit, on fit venir le juge de paix pour en dresser +procès-verbal, et le lendemain, 22 juin, les officiers +de paix confrontèrent les dégâts avec le procès-verbal.</p> + +<p>Des officiers municipaux vinrent examiner le +travail; l'un d'eux, et M. le maire lui-même, furent +injuriés par la garde nationale dans la cour du +château. Elle sentait la honte qui rejaillirait sur +elle. Inquiète de la manière dont elle serait jugée +par les départements, elle témoigna vivement son +ressentiment à ceux qu'elle accusait d'être les +auteurs de cette horrible journée, promettant bien +de s'opposer dorénavant à de nouvelles entreprises +des factieux. Mais on avait eu soin de désorganiser +tellement la garde nationale, qu'à l'exception de +quelques bataillons cités pour leur fidélité, on ne +pouvait guère compter sur elle.</p> + +<p>Le Roi écrivit à l'Assemblée sur les événements +de la veille, et donna une proclamation parfaite à +tous égards. Elle porte tellement le caractère de sa +bonté et de sa générosité à oublier les injures qui +lui étaient personnelles, et dont il ne s'occupe +qu'en qualité de représentant héréditaire de la +nation, que je ne puis me défendre de la citer.</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span></p> + +<p class="center"><b>PROCLAMATION DU ROI</b></p> + +<p class="center"><b>SUR LES ÉVÉNEMENTS DES 20 ET 21 JUIN</b><br /> +<b>AN IV DE LA LIBERTÉ.</b></p> + +<p>«Les Français n'auront pas appris sans douleur +qu'une multitude, égarée par quelques factieux, est +venue armée dans l'habitation du Roi, traînant un +canon jusque dans la salle de ses gardes; qu'elle a +enfoncé les portes à coups de hache, et qu'abusant +odieusement du nom de la nation, elle a tenté +d'obtenir par la violence la sanction de deux décrets +refusée constitutionnellement par le Roi.</p> + +<p>«Il n'a opposé aux menaces et aux insultes que sa +conscience et son amour pour le bien public, et il +ignore quel sera le terme où les factieux voudront +s'arrêter; mais il a besoin de dire à la nation française +que la violence, à quelques excès qu'on veuille +la porter, ne lui arrachera jamais de consentement +à tout ce qu'il croira contraire au bien public, pour +lequel il exposera sans regret sa tranquillité et sa +sûreté. Il sacrifierait même sans peine la jouissance +des droits qui appartiennent à tous les hommes, et +que la loi devrait faire respecter chez lui comme +chez tous les citoyens, si, comme représentant +héréditaire de la nation, il n'avait des devoirs à +remplir, et que, s'il peut faire le sacrifice de son +repos, il ne fera pas celui de ses devoirs. +<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span></p> + +<p>«Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont +besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre +dans l'état de crise où elle se trouve; mais le Roi +donnera toujours, jusqu'au dernier moment, à +toutes les autorités constituées, l'exemple du courage +et de la fermeté qui peut seul sauver l'empire, +et ordonne en conséquence à toutes les municipalités +et à tous les corps administratifs de veiller à +la sûreté des personnes et des propriétés.</p> + +<p class="right font90">«A Paris, ce 22 juin 1792, l'an IV de la liberté.»</p> + +<p class="left5"><i>Signé:</i> «LOUIS.» Et plus bas: «<span class="smcap">Terrier</span>.»</p> + +<p class="p2">L'Assemblée avait déjà fait, avant la lettre du +Roi, un décret contre les rassemblements armés, +lequel avait été sanctionné sans retard; et sur le +bruit qu'il s'en formait un nouveau autour du +château, elle avait envoyé une députation demander +à Sa Majesté si elle avait quelque crainte de voir +troubler sa tranquillité, car alors elle se rendrait sur-le-champ +auprès de sa personne. Le Roi reçut la +députation au milieu de sa famille et répondit: +«On m'apprend à l'instant que Paris est calme; +s'il cessait de l'être, je ferais prévenir l'Assemblée. +Dites-lui, messieurs, combien je suis sensible à +l'intérêt qu'elle me témoigne, et assurez-la que, au +moindre danger qu'elle pourrait courir, je me rendrai +auprès d'elle.»</p> + +<p>Cette démarche n'empêcha pas Couthon et les +<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span> +autres factieux de proposer à l'Assemblée de se +passer du veto royal dans les décrets de circonstance, +et de joindre à cette proposition leurs invectives +ordinaires contre la conduite et la personne +de Sa Majesté. Si l'on eût accédé à cette motion, +l'Assemblée redevenait sur-le-champ constituante; +elle ne crut pas prudent de hasarder encore une +pareille démarche; au contraire, conformément à +la dénonciation de M. Terrier de Monciel, elle +s'occupa de placards séditieux qui s'affichaient dans +Paris; elle fit un décret pour enjoindre aux autorités +constituées de maintenir l'ordre et la tranquillité, +de garantir la sûreté des personnes et des propriétés, +et ordonna au ministre de l'intérieur de lui +rendre chaque jour un compte exact de ce qui se +passait dans Paris.</p> + +<p>Péthion, ayant appris que l'on avait cru le château +menacé, y arriva sur les sept heures du soir. +Ce fut alors que la garde nationale lui fit de sanglants +reproches, en lui témoignant le plus profond +mépris. Il monta chez le Roi et se fit annoncer +comme maire de Paris. Le Roi le reçut au milieu +de sa famille, entouré de sa suite et de la leur: +«Sire, dit Péthion, nous avons été prévenus que +vous aviez été averti d'un rassemblement qui se +portait sur votre demeure; nous venons vous +informer que ce rassemblement n'est composé que +de citoyens sans armes qui viennent planter un +mai. Je sais, Sire, qu'on a calomnié la municipalité, +<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span> +dont la conduite sera connue de Votre Majesté.»—«Elle +doit l'être de la France, répondit +le Roi; <i>je n'accuse personne, j'ai tout vu</i>.»—Péthion: +«Sans les mesures de précaution prises +par la municipalité, il serait peut-être arrivé des +événements beaucoup plus fâcheux, non pas +contre votre personne (et fixant la Reine qui était +à côté du Roi): vous devez savoir, Sire, que votre +personne sera toujours respectée.»—Le Roi, le +regardant avec le visage de l'indignation: «<i>Est-ce +me respecter que d'entrer chez moi en armes et de +briser mes portes? Ce qui s'est passé, monsieur, est un +sujet de scandale pour tout le monde; vous répondez +de la tranquillité de Paris.</i>»—«Je connais +l'étendue de mes devoirs, et je les remplirai», +reprend Péthion en regardant encore la Reine +avec insolence.—«<i>C'en est trop</i>, lui dit le Roi d'un +ton menaçant, <i>taisez-vous et retirez-vous</i>.» Péthion +se retira, la colère peinte sur le visage, et se promettant +bien de tirer vengeance de l'affront qu'il +avait reçu.</p> + +<p>La plus grande partie des Parisiens étaient dans +la stupeur des événements dont ils venaient d'être +témoins; mais, glacés de terreur, ils se contentaient +de s'affliger dans l'intérieur de leurs maisons, où +ils se renfermaient à l'apparence du moindre +danger. Un jeune notable, nommé Cayer, à la tête +d'un nombre de personnes assez considérable, eut +cependant le courage de dénoncer à la commune +<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span> +le maire, le procureur de la commune et les autorités +qui avaient manqué à leurs devoirs dans la +journée du 20 juin, et de demander la punition +d'attentats dont gémirait toute la France: «Oui, +dit-il, je dénonce un commandant de bataillon +qui a violé la loi, en osant se permettre de traverser +les rues et les places de la capitale à la tête +de vingt mille hommes armés; les gardes nationaux +mêlés parmi eux, en traînant des canons qui +leur avaient été donnés pour un tout autre usage; +les brigands qui se sont permis de tourner leurs +armes contre leur roi et de prononcer devant lui +et la famille royale les provocations les plus +meurtrières; les citoyens de tout âge et de tout +sexe marchant à leur suite et se permettant +également les injures les plus graves contre le +Roi et la famille royale pendant plusieurs heures; +le procureur de la commune, comme ayant négligé +de requérir les moyens de dissiper l'attroupement; +et vous, maire de Paris, qui, au mépris +des lois, n'avez fait aucun usage des moyens que +vous donnaient votre place et la loi, pour détourner +un danger dont vous aviez été averti et assurer la +liberté du Roi et de l'Assemblée en maintenant la +tranquillité publique.» Il dénonça également la +conduite lâche et perfide des officiers municipaux +et celle du commandant général, à qui toutes les +lois civiles et militaires ordonnaient de repousser +par la force l'attaque d'un poste qui lui était +<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> +confié. Il termina en demandant que le conseil +général de la commune condamnât la conduite du +maire, du procureur général de la commune et +des administrateurs de police depuis l'arrêté du +16 juin; qu'elle improuvât cet arrêté et le dénonçât +au directoire du département; qu'il rendît responsables +de la journée du 20 juin les personnes +dénommées ci-dessus, et que l'arrêté qu'on lui +demandait fût affiché, imprimé et envoyé aux +quarante-huit sections, aux quatre-vingt-trois départements, +au directoire de celui de Paris, à l'Assemblée +et au ministre de l'intérieur.</p> + +<p>Un grand nombre de départements envoyèrent +des adresses pour témoigner leur indignation sur +la violation de la Constitution dans cette effroyable +journée. Celle du département de la Somme, plus +énergique que les autres, fut envoyée au comité +des douze. Toutes les pétitions factieuses étaient, au +contraire, accueillies par l'Assemblée, qui accordait +les honneurs de la séance à ceux qui les présentaient. +Mais comme les adresses qui témoignaient +leur mécontentement étaient plus nombreuses que +les autres, l'Assemblée, craignant l'effet qu'elles +pourraient produire, n'en voulut plus recevoir et les +renvoya toutes au comité des douze.</p> + +<p>Dupont de Nemours et Guillaume, ex-constituants, +eurent le courage de présenter une pétition +signée de vingt mille personnes, réclamant la punition +des attentats commis le 20 juin. Cette pétition +<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span> +fut, sous le régime de la Terreur, un sujet de persécution +pour ceux qui furent accusés ou même +soupçonnés de l'avoir signée.</p> + +<p>Le veto du Roi sur la déportation des prêtres +n'empêcha pas plusieurs départements de le mettre +à exécution et de se permettre l'emprisonnement +des ecclésiastiques insermentés, quoiqu'il n'y eût +aucun jugement porté contre eux. Les crimes les +plus atroces étaient assurés de l'impunité quand ils +s'exerçaient contre des individus religieux ou +soupçonnés d'attachement au Roi et à la famille +royale; ils trouvaient toujours des défenseurs dans +l'Assemblée. L'accueil qu'elle fit à la députation du +faubourg Saint-Antoine, qui vint y justifier les +attentats du 20 juin, en fut la preuve.</p> + +<p>Vingt députés de ce faubourg lui présentèrent +une pétition pour se justifier des calomnies qu'on se +permettait sur leur conduite. Ils n'avaient pris les +armes, disaient-ils, que pour montrer au Roi des +millions de bras disposés à défendre une Assemblée +qu'on ne calomniait que pour avoir l'occasion +de la dissoudre. Elle n'eut pas honte d'accueillir +une pareille pétition.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XXII</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1792</b></small></p> + +<p class="content hanging">Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la +Constitution; son peu de succès.—Continuation des menées pour +opérer la destruction de la monarchie.—Arrêté du conseil +général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et +leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et les +officiers militaires et municipaux qui avaient participé à la +journée du 20 juin.—Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du +Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de +concorde.—Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander +par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et sa +famille.—Elle proclame la patrie en danger.—Changement +de ministre.—Démarche des constitutionnels pour sauver le +Roi, l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y +refuse.—L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se +permet les insultes les plus violentes contre le Roi et sa famille.—Renvoi +des troupes de ligne dont on redoutait l'attachement +pour la personne de Sa Majesté.—Arrivée des Marseillais.—Manifeste +du duc de Brunswick.—L'Assemblée se sert de +cette occasion pour exaspérer les esprit.—Péthion dénonce le +Roi à la barre et provoque par sa conduite la journée du +10 août.</p> + +<p class="p2">Le peu de personnes attachées au Roi qui +étaient restées à Paris, loin d'être effrayées de la +journée du 20 juin et des événements qui se préparaient, +n'en étaient que plus assidues auprès de sa +personne, décidées à lui servir de rempart contre +<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span> +les entreprises des factieux et à donner leur vie pour +la conservation de la sienne. On distinguait parmi +elles M. de Malesherbes, qui, profondément affligé +de la position du Roi, disait avec cette franchise +qui l'a toujours caractérisé: «Trompé moi-même +par de fausses apparences, j'ai pu donner au Roi +mon maître des impressions que la bonté de son +cœur lui a fait saisir avec empressement. J'en ai +malheureusement reconnu trop tard les inconvénients, +et plus que personne je dois risquer ma vie +pour sa défense.» Aussi le voyait-on toujours au +château, à l'apparence du moindre danger, l'épée au +côté, quoiqu'il n'en eût jamais porté, faisant ainsi, +dès ce moment, l'apprentissage de ce courage si +simple et si touchant avec lequel il se dévoua à la +défense de notre auguste souverain<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> + +<p>M. de la Fayette, voyant avec douleur la violation +d'une Constitution à laquelle il avait tant contribué, +se détermina à venir en personne représenter +à l'Assemblée l'indignation qu'excitait dans l'armée +<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> +et dans le cœur de tous les honnêtes gens la journée +scandaleuse du 20 juin. Il lui déclara qu'il avait +reçu à ce sujet des adresses des différents corps +d'armée, qu'il avait arrêtées par respect pour la +Constitution, préférant se présenter seul pour exprimer +un sentiment commun.</p> + +<p>Il lui fit sentir qu'il était plus que temps d'arrêter +les atteintes portées journellement à la Constitution, +d'assurer la liberté de l'Assemblée, celle du Roi; +de respecter son indépendance et sa dignité, et de +détromper les mauvais citoyens qui n'attendaient +que de l'étranger le rétablissement de la tranquillité +publique, qui deviendrait pour des hommes +libres un honteux et dangereux esclavage. Il supplia +l'Assemblée de faire punir comme criminels de +lèse-nation les auteurs de la journée du 20 juin, +et de détruire une secte qui envahissait la royauté, +tyrannisait les citoyens, et dont les débuts ne laissaient +aucun doute sur l'atrocité des projets de +ceux qui la dirigeaient. Il lui représenta, en finissant +son discours, qu'il était de son devoir de +soutenir la Constitution, quand tant de braves gens +mouraient pour la défendre, et il l'assura qu'il +s'était concerté avec le maréchal Luckner pour que +son armée ne pût souffrir de son absence.</p> + +<p>Guadet s'opposa à ce que l'on accordât à M. de la +Fayette les honneurs de la séance, et lui reprocha +de calomnier la nation et d'être lui-même violateur +de la Constitution par son arrivée à Paris. Il +<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> +demanda que le ministre de la guerre fût mandé +séance tenante, pour savoir s'il avait accordé un +congé à M. de la Fayette; que le comité fût chargé +d'examiner si un général en fonction pouvait +présenter des pétitions, et qu'il en fît un rapport +dès le lendemain. Ramond et plusieurs autres +députés défendirent M. de la Fayette, et l'Assemblée +passa à l'ordre du jour.</p> + +<p>M. de la Fayette s'était présenté au Roi comme +défenseur de l'autorité royale, n'ayant d'autre but +que de chasser les jacobins et d'employer, pour y +parvenir, l'ascendant qu'il croyait avoir conservé +sur la garde nationale. On demanda à tout ce qui +était attaché au Roi d'avoir pour lui beaucoup +d'égards; et comme son expédition devait avoir +lieu le soir même, on avait établi une grande surveillance +dans le château et engagé tous ceux qui +l'habitaient à n'en pas sortir ou à être rentrés à +huit heures du soir. M. de la Fayette fit la triste +expérience du peu de crédit qu'il avait conservé; +il ne put réunir qu'une douzaine de gardes nationaux +et vit évanouir en quelques heures les espérances +qu'il avait fait concevoir sur le succès de sa +démarche.</p> + +<p>En repartant pour l'armée, il écrivit encore à +l'Assemblée pour lui rappeler de nouveau le danger +de ne pas s'opposer à un pouvoir qui, s'élevant +au-dessus des pouvoirs constitués, finirait par les +dominer; qu'on pouvait à juste titre lui reprocher +<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> +les désastres actuels, occasionnés par l'insubordination +qu'il ne cessait d'exciter parmi les soldats +contre leurs chefs. Sa lettre n'eut pas plus de succès +que son voyage, et il acquit plus d'une fois la +preuve que le mal qui s'opère si facilement ne se +répare que difficilement, et qu'il est des fautes +que des circonstances imprévues rendent irréparables.</p> + +<p>Les déclarations des députés connus par leur +violence se renouvelaient à chaque séance. Ils +accusaient le Roi de trahison et faisaient retomber +sur sa personne tout le mal qui s'opérait par leurs +ordres et par leur défaut de prévoyance. Ils poussèrent +l'audace jusqu'à demander sa déchéance. +Vergniaud le prétendait responsable des fautes qui +se commettaient aux armées, lui reprochait de +redouter leur triomphe, de se cacher sous le manteau +de l'inviolabilité pour détruire la liberté et +de refuser sa sanction aux décrets de l'Assemblée, +quelque utiles et nécessaires qu'ils pussent être. +La Chambre mit en question le rappel de M. de +Luckner, ne pouvant lui pardonner son adhésion +aux sentiments de M. de la Fayette. Tout ce que +l'on voyait annonçait une crise où il était facile de +prévoir le danger que couraient le Roi, la famille +royale et même la monarchie.</p> + +<p>On accorda les honneurs de la séance à des +citoyens de Paris qui vinrent dénoncer M. de la +Fayette, ainsi qu'à ceux qui demandaient le licenciement +<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> +de l'état-major de la garde nationale et la +suppression du veto royal.</p> + +<p>M. Pastoret, chargé par le comité des douze du +rapport sur la tranquillité du royaume, craignant +de s'attirer la haine des jacobins et redoutant leur +fureur, prononça un discours assez insignifiant et +dans lequel il se crut obligé de blâmer l'inertie +du pouvoir exécutif, d'inculper les prêtres insermentés +et d'emprunter, en parlant de l'éducation +publique, de grands mots tels que ceux-ci: «<i>La +police de la nature et de la santé morale du peuple</i>», +discours qu'on appela assez plaisamment une dose +d'opium pour les agonisants.</p> + +<p>Les séances devenaient de plus en plus orageuses. +Jean de Brie proposa de déclarer la patrie en +danger, de mettre en permanence tous les corps +administratifs et toutes les économies du royaume, +de faire porter les armes de chacun au directoire +de son département, lequel en ferait la distribution +au chef-lieu, et d'ordonner à tous les citoyens +choisis pour combattre l'ennemi de se tenir prêts à +partir au premier ordre.</p> + +<p>De Launay d'Angers voulait qu'on se préservât +d'un respect servile pour un pouvoir exécutif qui +pouvait employer son or et ses moyens au détriment +de la nation, proposant, en outre, de ne plus consulter +l'acte constitutionnel et de regarder le salut +public comme la suprême loi. Il tonna contre M. de +la Fayette, qu'il s'étonnait de ne pas voir dans les +<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> +prisons d'Orléans. Il demanda qu'il fût gravé sur le +sanctuaire des lois que les représentants du peuple +ne reconnaîtraient que la loi impérieuse et suprême +du salut de l'État contre les conspirateurs et les +perturbateurs du repos public.</p> + +<p>L'union du roi de Prusse aux autres puissances +et l'approche des armées étrangères augmentèrent +la rage des factieux. Rouger, Couthon, etc., réclamaient +à grands cris le licenciement de l'état-major +de la garde nationale. L'opposition des députés du +côté droit ne fut point écoutée, et tous les états-majors +de toutes les villes de cinquante mille âmes +furent supprimés par un même décret.</p> + +<p>Vergniaud accusa le Roi de tout ce qui se passait +à Coblentz, fit voir le génie des Médicis, du cardinal +de Lorraine, des La Chaise et Le Tellier planant +sur les Tuileries et faisant craindre le renouvellement +de la Saint-Barthélemy et des dragonnades. Il +termina en proposant de déclarer la patrie en +danger, de rendre les ministres responsables de +l'entrée des troupes étrangères en France et des +troubles qui existaient dans le royaume, de faire +une adresse aux Français pour les engager à la +défense de la patrie, et de charger le comité de +faire un prompt rapport sur la conduite de M. de +la Fayette. Jean de Brie demanda, en outre, que la +déclaration de la patrie en danger se fît avec +l'appareil le plus lugubre et le plus propre à exciter +les Français à voler au secours de la patrie. +<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span></p> + +<p>On faisait venir de tout côté des adresses jacobines, +demandant que l'Assemblée suspendit le +veto et prit promptement les grandes mesures de +salut public qui lui avaient été proposées. On +supprimait, au contraire, toutes celles qui étaient +contraires à ses vues, et il n'y avait pas de moyens +qu'on n'employât pour soulever le peuple et le +porter à la révolte.</p> + +<p>Torné, évêque constitutionnel, fit un discours +dans le genre de Vergniaud. Il tourna en ridicule +la demande de M. de la Fayette, qu'il proposa +d'appeler la Fayette Jacobin, de même que +Scipion s'appelait l'Africain; et il demanda qu'on +établît une dictature en proclamant le danger de +la patrie.</p> + +<p>L'Assemblée ayant déclaré qu'elle irait en corps +à la fédération du 14 juillet, le Roi ne crut pas +devoir se dispenser d'y assister. Il lui écrivit qu'il +se joindrait à elle, ce jour-là, pour renouveler le +serment qui s'y prêtait et recevoir celui des habitants +des provinces qui étaient à Paris, de même +que celui des fédérés passant par cette ville pour +se rendre à l'armée. L'Assemblée ne daigna pas +faire de réponse à cette lettre, et l'envoya au +comité des douze pour en faire un rapport.</p> + +<p>Le directoire, après les informations prises sur +la journée du 20 juin, se détermina à donner un +arrêté pour suspendre de leurs fonctions Péthion et +Manuel, qu'il renvoya devant les tribunaux pour y +<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span> +être jugés sur la conduite qu'ils avaient tenue, +ordonnant au procureur-syndic de dénoncer Santerre, +le lieutenant des canonniers du Val-de-Grâce et +les officiers municipaux accusés d'avoir fait marcher +diverses parties de la force publique sans réquisition +légale, d'avoir admis, ce jour-là, des étrangers +dans la garde nationale, changé ou levé à leur gré +les postes des Tuileries et dirigé l'attroupement +contre le domicile du Roi.</p> + +<p>Cet arrêté fut lu au conseil général de la commune, +assemblé extraordinairement ce jour-là, et +M. Borie fut chargé de remplir provisoirement les +fonctions de maire jusqu'à la décision du sort de +Péthion. Il fut, de plus, ordonné de faire part de +ces dispositions au Corps législatif, pour le prier +de prononcer sans délai sur la suspension portée +par le présent arrêté.</p> + +<p>Aussitôt que Péthion en eut entendu la lecture, +il se retira, et Danton s'écria: «Que tous les bons +citoyens et les bons officiers municipaux suivent +le maire à l'Assemblée nationale.» Quelques +membres le suivirent, mais le plus grand nombre +resta au conseil et continua la délibération. Les +amis de Péthion excitèrent le peuple contre cet +arrêté, en lui représentant que sa conduite du +20 juin, qui faisait la matière de son accusation, +n'avait eu pour but que d'épargner le sang du +peuple, que l'on aurait voulu faire couler ce jour-là.</p> + +<p>Deux jours après, au moment où Brissot allait +<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> +lire un discours sur les mesures de sécurité générale +qu'exigeaient les circonstances, Lamourette, évêque +constitutionnel de Lyon, proposa un moyen certain +de déconcerter les ennemis de la France: «Faisons, +dit-il, le serment de vouer à l'exécration +ceux qui voudraient établir la république et les +deux chambres; jurons de ne vouloir que l'observation +de la Constitution et de n'avoir qu'un même +esprit et un même sentiment. Que tous ceux qui +adoptent ma proposition se lèvent.» Toute l'Assemblée +se leva spontanément, les membres des +deux côtés se mêlèrent ensemble et s'embrassèrent. +L'émotion gagna les spectateurs, et l'on décréta +qu'une députation de vingt-quatre membres porterait +au Roi le procès-verbal de la séance; que les +corps administratifs seraient mandés pour leur en +donner connaissance, et que le Roi serait chargé +d'en faire l'envoi aux quatre-vingt-trois départements.</p> + +<p>Sa Majesté, entouré de la famille royale, reçut +la députation dans sa chambre et lui témoigna +sa satisfaction d'un accord si nécessaire; et à peine +fut-elle partie qu'il se rendit à l'Assemblée entouré +de ses ministres, se plaça à côté du président et +prononça le petit discours suivant: «Messieurs, +l'acte le plus attendrissant pour moi est la réunion +de toutes les volontés pour le salut de la patrie. +J'ai désiré ce moment depuis longtemps; mon +vœu est accompli, et je viens vous assurer moi-même +<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> +que le Roi et la nation ne font qu'un, et +s'ils marchent vers le même but, leurs efforts +réunis sauveront la France. L'attachement à la +Constitution réunira tous les Français, et leur +roi leur en donnera toujours l'exemple.»</p> + +<p>Le président répondit que l'époque mémorable +qui amenait le Roi dans son sein serait un signal +d'allégresse pour les amis de la liberté et de terreur +pour ses ennemis; que l'harmonie des pouvoirs +constitués donnerait à la France la force de dissiper +la ligue des tyrans contre son indépendance, et +qu'elle voyait déjà dans la loyauté de la démarche +du Roi le signe de la défaite de ses ennemis. Les +cris de: <i>Vive le Roi!</i> se firent entendre de toute part, +et il sortit au bruit des acclamations de l'Assemblée +et des galeries.</p> + +<p>Cette démarche n'empêcha pas de continuer les +mêmes manœuvres pour déconsidérer le Roi et +exciter la fureur du peuple, dont elle avait besoin +pour prononcer sa déchéance et établir ensuite +le gouvernement qui lui conviendrait. Aussi +n'ai-je jamais compris le but de ces contradictions +multipliées. Dès le même jour, l'Assemblée en +donna la preuve, en écoutant la lecture d'un arrêté +de la commune qui demandait une prompte décision +sur la suspension de Péthion et de Manuel. Cet +arrêté ne se contentait pas d'excuser leur conduite, +mais osait, de plus, assurer qu'elle avait sauvé +la France en épargnant le sang du peuple, qui +<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span> +aurait tiré une terrible vengeance des pervers qui +voulaient allumer les brandons de la guerre civile. +Au lieu de faire encourir à cet arrêté le blâme qu'il +méritait, l'Assemblée en décréta l'impression, +ordonnant que Sa Majesté rendît compte dès le +lendemain de sa décision sur ladite suspension.</p> + +<p>Tellier, orateur de la section des Gravilliers, +forma la même demande et fit un discours dans +le genre de celui qu'avait prononcé Osselin au nom +de la commune.</p> + +<p>Le Roi, sentant l'embarras de sa position, refusa +de donner son avis dans une affaire où il était personnellement +intéressé, et pria l'Assemblée de +décider la question. Celle-ci trouva la démarche du +Roi inconstitutionnelle, et, sans respect pour la +majesté royale, n'y répondit que par l'ordre du jour. +Le Roi dut donner une décision qui confirmait la +suspension prononcée par le département.</p> + +<p>Péthion, se rendit sur-le-champ à l'Assemblée +pour justifier sa conduite, se plaignant du département, +qui aurait dû rendre plus de justice à une +conduite qui avait épargné de grands malheurs; il +lui reprocha de calomnier avec impudence ce bon +peuple, à qui l'on ne pouvait reprocher qu'un peu +trop d'exaltation; qu'il n'y avait eu que de légers +dégâts dans le château, occasionnés par une multitude +pressée par le grand nombre de personnes qui +remplissaient les appartements; qu'il n'y avait pas +eu d'assassinat, et qu'il serait bien dangereux pour +<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> +la chose publique de destituer des maires patriotes +au gré de la cour, laquelle influençait tous les +directoires de département.</p> + +<p>Une pareille justification était une insulte de +plus pour la majesté royale. Cependant il fut +applaudi par les factieux de l'Assemblée, qui +décréta que le rapport de cette affaire se ferait le +lendemain à midi, et qu'elle ne désemparerait pas +qu'elle ne fût terminée. Les galeries applaudirent, +en criant: «Vive Péthion! le vertueux Péthion, +notre ami Péthion!»</p> + +<p>On établit dans divers endroits de Paris des tréteaux, +où montaient des orateurs qui haranguaient +le peuple, pour l'inviter à demander le rétablissement +de Péthion. Des artisans, des sans-culottes et +des bandits couraient les rues, ayant écrit sur leur +chapeau: «Péthion ou la mort!» et criant à tue-tête +ces mêmes mots, qu'on entendait distinctement +des Tuileries; car rien n'était oublié pour soulever +le peuple et l'animer contre le Roi et la famille +royale. Malgré les représentations de MM. Boulanger, +Delmas, Daverhoust et de plusieurs autres +députés, sur le déshonneur qu'imprimait sur l'Assemblée +la justification de la journée du 20 juin, le +maire fut relevé de sa suspension, et l'on attendit +pour en faire autant à l'égard de Manuel, qui était +malade, qu'il fût en état de venir lui-même présenter +sa justification. Par une inconséquence +digne de la faction qui gouvernait alors la France, +<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> +les tribunaux furent en même temps chargés par +son ordre d'informer contre les auteurs de cette +journée.</p> + +<p>Dès que Manuel fut guéri, il se rendit à l'Assemblée, +justifia sa conduite dans le même sens que +Péthion, en y ajoutant les diatribes les plus insolentes, +qu'il termina par ces paroles: «Pouvez-vous +craindre de vous mesurer avec celui que vous +devez juger?» On se doute bien qu'une pareille +audace ne pouvait manquer de le faire réintégrer +dans sa place.</p> + +<p>La fureur de l'Assemblée augmentait en proportion +des dangers que lui faisait courir la défection +des alliés de la France. Le ministre des affaires +étrangères ayant annoncé qu'on ne pouvait plus se +dissimuler les dispositions peu favorables du roi de +Sardaigne et l'arrivée de six mille Autrichiens sur +les frontières de la Savoie, il y eut une grande +rumeur dans l'Assemblée, et M. de Kersaint s'écria: +«Jusqu'à quand jouerez-vous le rôle honteux de +voir tranquillement les trahisons du pouvoir +exécutif, sur lequel vous avez la prééminence, +sans en faire justice? Je demande que ma dénonciation +soit envoyée au comité des douze, pour +qu'il juge si l'Assemblée, n'a pas le droit de +prononcer sa déchéance, comme n'ayant pas +fuit son devoir en préservant la nation de ses +ennemis.»</p> + +<p>Brissot prononça, de son côté, le discours le plus +<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span> +incendiaire qui eût jamais été prononcé. Il déclara +que la France, ne pouvant plus compter sur aucun +allié, devait se suffire à elle-même et regarder le +Roi comme son plus dangereux ennemi: «Frapper +la cour des Tuileries, ajouta-t-il, c'est frapper +tous les traîtres d'un seul coup. Faites juger le Roi, +décrétez d'accusation les ministres de la guerre, de +l'intérieur et des affaires étrangères; rendez-les +responsables des mesures prises pour remplacer le +veto; informez contre le comité autrichien; créez +une commission secrète, composée de patriotes +intrépides qu'on chargera de toutes les accusations +de haute trahison; accélérez l'exécution des sentences +de la haute cour; punissez le général pétitionnaire; +vendez les biens des émigrés pour leur +ôter tout espoir d'amnistie; maintenez les sociétés +populaires; soyez peuple et éternellement peuple; +ne distinguez pas les propriétaires des non-propriétaires; +éclairez les dépenses de la liste civile; que +l'Assemblée soit le comité du Roi, que le Roi soit +l'homme du 14 juillet, le peuple son confident, et +que les hommes à piques soient mêlés parmi la +garde nationale.»</p> + +<p>Le soin qu'avaient les ministres de ne pas faire +dévier le Roi des principes qu'on lui avait fait +adopter à l'époque de l'établissement de la Constitution, +ne les empêchait pas, comme on voit, d'être +en butte aux insultes de l'Assemblée. La lettre qu'ils +firent écrire par le Roi aux armées françaises pour +<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span> +les engager à se défendre courageusement contre +les ennemis de la patrie, dont il se déclarait vouloir +être le soutien, ainsi que sa résolution, qu'il fit +notifier aux puissances étrangères, de suivre fidèlement +la Constitution dans l'exercice de +son autorité, ne fit aucune impression sur l'Assemblée; +elle continua ses persécutions de telle manière, +que les ministres, après avoir rendu compte au Roi +de la position de l'armée, de l'état du royaume et +de sa situation vis-à-vis des puissances étrangères, +lui déclarèrent par l'organe de M. Joly, ministre de +la justice, qu'étant mis dans l'impossibilité de faire +aucun bien, ils donnaient tous leur démission.</p> + +<p>Le Roi eut beaucoup de peine à trouver des personnes +qui voulussent accepter des places de +ministres; il finit cependant par nommer M. d'Abancourt +ministre de la guerre; M. Champion, de la +justice; M. Bigot de Sainte-Croix, ministre de l'intérieur, +et, par intérim, des affaires étrangères; et +M. de Beaulieu, des contributions publiques.</p> + +<p>D'après le rapport du comité des douze, l'Assemblée +déclara, le 9 juillet, la patrie en danger, et +fit une proclamation aux Français pour les engager +à courir aux armes, pour défendre la patrie +menacée d'envahissement par les étrangers. Elle +en adressa une autre aux armées, dans laquelle elle +leur rappelait la nécessité de la subordination pour +pouvoir soutenir l'honneur des armées françaises, +ajoutant que la valeur seule ne les ferait point +<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> +triompher d'armées disciplinées, et qu'il fallait +montrer ce que pouvait faire l'amour de la liberté +dans le cœur des Français, décidés tous à mourir +plutôt que d'y voir porter atteinte, ainsi qu'à l'intégrité +de leur pays.</p> + +<p>On fabriquait dans les clubs des jacobins des +adresses atroces contre le Roi, où l'on demandait +sa destitution et l'établissement d'une république. +On en présenta une de ce genre du soi-disant maire +de Marseille, au nom de la commune de cette ville; +mais elle fut démentie sur-le-champ par M. Martin, +ancien maire. Celui-ci déclara, au nom des habitants, +qu'elle était l'ouvrage des factieux, qui +tenaient dans l'oppression tous les bons citoyens. +Ces derniers demandaient, au contraire, que l'Assemblée +sévit contre cet abominable écrit. Mais on +ne tint aucun compte de cette demande.</p> + +<p>Le moment de la fédération approchait, et l'on +craignait qu'on ne profitât de cette circonstance +pour opérer le mouvement que les factieux travaillaient +à organiser. Heureusement, la garde nationale +n'était pas disposée à entrer dans leurs vues, +ce qui les obligea de différer encore l'exécution de +leurs projets. Il était arrivé à Paris, pour assister à +la Fédération, un grand nombre de gardes nationaux +des provinces, auxquels s'étaient joints les +jeunes gens partant pour la défense des frontières. +Le plus grand nombre des derniers partageaient les +sentiments des factieux, mais les autres, indignés +<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span> +de ce qu'ils voyaient et des manœuvres employées +pour corrompre leur fidélité, demandaient avec +instance qu'on les fît quitter Paris et partir pour +l'armée.</p> + +<p>Le 14 juillet, jour de la Fédération, le Roi sortit +à midi des Tuileries pour aller au Champ de Mars, +ayant dans sa voiture la Reine, ses deux enfants, +Madame Élisabeth, madame la princesse de Lamballe +et moi. Ses ministres étaient à pied aux portières +de sa voiture, devant laquelle étaient trois +officiers au service de Sa Majesté, quatre écuyers +et dix pages. Dans la voiture qui précédait celle de +Sa Majesté étaient: MM. de Saint-Priest, de Fleurieu, +de Poix, de Tourzel, de Briges, de Montmorin, +le gouverneur de Fontainebleau, de Champcenetz +et de Nantouillet. Dans celle qui suivait immédiatement +Sa Majesté étaient: madame d'Ossun, dame +d'atour de la Reine; mesdames de Tarente, de +Maillé et de la Roche-Aymon, dames du palais, et +madame de Serène, dame d'honneur de Madame +Élisabeth. L'escorte du Roi était composée de +Suisses, de grenadiers de la garde nationale et d'un +détachement de cent cinquante ou deux cents +hommes de cette même garde, qui tenaient les +meilleurs propos. Leur contenance en imposa aux +factieux, et le retour, dans le même ordre, se passa +avec la même tranquillité. Leurs Majestés témoignèrent +à cette escorte, à plusieurs reprises, combien +elles étaient sensibles à l'attachement qu'elle +<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span> +leur témoignait, et ces braves gens, qui en étaient +profondément touchés, portaient sur leurs visages +l'empreinte de la douleur dont ils étaient pénétrés +de tout ce qu'ils avaient vu et entendu. Deux +colonnes de grenadiers marchaient aux deux côtés +du cortége, et étaient commandés par MM. de Wittengoff, +de Menou et de Boissieu.</p> + +<p>Jamais cérémonie ne fut plus triste; le triomphe +de Péthion fut complet. Le peuple ne cessait de +crier: «<i>Vivent les sans-culottes et la nation! A bas le +veto! Vive Pétition, le vertueux Péthion!</i>» Son nom +était écrit sur les chapeaux et sur les bannières des +sociétés populaires. On voyait dans le Champ de +Mars une multitude de soldats de province; des +femmes et des enfants déguenillés, tenant des +branches d'arbres; des hommes qui portaient des +piques, des sabres, des emblèmes de la liberté, +représentés en carton, et des écriteaux chargés des +maximes de la liberté, au haut de bâtons peints +aux trois couleurs. Cette multitude était précédée +de corps militaires et civils, de gardes nationaux +venus des départements, de la municipalité et de +l'Assemblée nationale. Arrivés au Champ de Mars, +tous les différents corps prirent les places qui leur +avaient été indiquées, et l'on écouta un morceau de +musique.</p> + +<p>La partie de la colonne des fédérés, des femmes, +des enfants et des gens à piques dont nous +avons parlé, défila dans le Champ de Mars sous le +<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span> +balcon où étaient le Roi et sa famille, affectant de +répéter continuellement: «<i>Vive Péthion! Vivent +la nation et l'Assemblée nationale!</i>» et agitant les +écriteaux abominables qu'ils portaient sur des +bâtons élevés, pour qu'ils fussent vus du Roi et +de la famille royale.</p> + +<p>Lors de la prestation du serment, le Roi quitta +sa famille et se plaça à la tête de l'Assemblée, +entre le président et un de ses autres membres. Le +reste suivait à cinq de front, entre une colonne de +grenadiers nationaux et une de troupes de ligne, +précédés de quelques cavaliers qui faisaient ouvrir +le passage.</p> + +<p>Le serment fut prononcé par l'Assemblée, puis +ensuite par le Roi et par le peuple. A l'instant où +le Roi montait à l'autel, trente ou quarante soi-disant +vainqueurs de la Bastille, portant le modèle +de ce château, parvinrent assez près du Roi; et, +dans le but de troubler la tranquillité publique, ils +proposèrent d'ajouter au serment ordinaire celui +de <i>vivre libre ou mourir</i>. Puis, provoquait quelques +membres de l'Assemblée, ils finirent par leur dire +qu'ils avaient bien fait de leur rendre Péthion, sans +quoi ils s'en seraient repentis, et l'auraient porté +eux-mêmes sur l'autel de la patrie, pour le faire +réintégrer par le peuple.</p> + +<p>La Reine, qui ne perdait pas de vue le Roi et +observait tous ses mouvements au moyen d'une +lunette d'approche, eut un moment d'inquiétude +<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span> +quand elle le vit approcher de si près; mais elle +fut bientôt rassurée par l'air calme qui n'abandonna +pas un instant ce prince, malgré tout ce +qu'eut de pénible pour lui une pareille cérémonie. +Après le serment, il fut reconduit à l'École +militaire et retourna aux Tuileries dans le même +ordre qu'en partant, et y arriva à sept heures du +soir.</p> + +<p>On cria peu: «Vive le Roi!» mais beaucoup +(tant dans la route que dans le Champ de Mars): +«<i>Vive Péthion! A bas la Fayette! A bas le veto! Les +aristocrates à la lanterne!</i>»</p> + +<p>Les anciens constitutionnels, effrayés des doctrines +révolutionnaires et des dangers que couraient +le Roi et sa famille, s'occupèrent sérieusement +des moyens de le faire sortir de Paris, pour qu'il +pût s'établir dans une ville sûre et y réformer les +principaux abus de la Constitution. M. de Liancourt +répondit de la fidélité de son régiment, qui +était en garnison à Rouen, et offrit de conduire le +Roi dans cette ville. Il s'unit alors aux amis de +M. de la Fayette pour lui représenter qu'il n'y +avait pas un moment à perdre pour s'assurer de +son armée, tirer le Roi de sa captivité, et conserver +à la France une Constitution à laquelle il +attachait tant de prix. M. de Lally-Tollendal fit +plusieurs voyages à cet effet et engagea fortement +le Roi à profiter de la bonne volonté de M. de la +Fayette. +<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span></p> + +<p>Ce prince redoutait de se mettre entre les mains +des constitutionnels, auxquels il attribuait avec +raison la triste et dangereuse situation où il se +trouvait. Il ne pouvait prendre confiance en M. de +la Fayette, toujours aveuglé par son attachement +à une Constitution qu'il regardait comme son +ouvrage, ni se déterminer à accepter leurs propositions. +Il fut cependant ébranlé un moment; mais +ayant fait prendre des informations sur le secours +qu'il pouvait attendre des habitants de Rouen et +de ceux du département, et n'en ayant pas eu de +satisfaisantes, il ne put soutenir la pensée d'une +seconde arrestation ou d'une fuite dans les pays +étrangers, et renonça à toute idée de départ. Il +espérait d'ailleurs, en restant à Paris, avoir en sa +faveur la chance du besoin qu'aurait la France vis-à-vis +des puissances étrangères, et de la possibilité +de pouvoir y établir alors un gouvernement sage et +propre à assurer son bonheur.</p> + +<p>Afin de n'avoir plus d'obstacles à redouter pour +l'exécution de ses projets, l'Assemblée fit un décret +pour envoyer à l'armée les régiments qui étaient à +Paris et qu'elle soupçonnait de conserver quelque +attachement à la personne de Sa Majesté. Elle +aurait bien voulu en faire autant des Suisses et +leur ôter la garde du Roi, qu'ils partageaient avec +la garde nationale; mais la crainte de voir allier la +Suisse avec les ennemis de la France fit ajourner +cette mesure. Elle se contenta, pour le moment, +<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> +d'éloigner à quinze lieues de Paris deux de leurs +bataillons.</p> + +<p>Chaque échec qu'éprouvaient les armées redoublait +la fureur des factieux de l'Assemblée. Les +injures contre la personne de Sa Majesté se renouvelaient +à chaque séance, et elle ne craignait plus +de mettre en question si le droit de veto ne lui +serait pas enlevé, et si sa conduite ne le mettait pas +dans un cas de déchéance.</p> + +<p>M. de la Fayette était aussi l'objet de leur fureur +depuis son voyage à Paris. Ils l'accusaient de trahir +la patrie, et proposèrent de le mettre en jugement. +La discussion qui s'éleva à ce sujet fut très-orageuse +et fut la matière de nouvelles insultes contre la +majesté royale.</p> + +<p>Torné, évêque constitutionnel, après avoir fait +l'éloge de la journée du 20 juin, invectiva contre le +Roi de la manière la plus violente, représenta ce +prince comme sujet du peuple souverain, qui avait +tout droit sur sa personne, et pour excuser l'emportement +de son discours, il avoua naturellement +qu'il avait fait céder sa modération ordinaire et sa +charité pastorale à l'intérêt de la nation. Dumolard +défendit courageusement M. de la Fayette, accusé +par Guadet, Gensonné et La Source d'avoir engagé +le maréchal Luckner à marcher avec lui sur Paris. +Ils prétendaient le tenir du maréchal lui-même, et +en signèrent la dénonciation. L'Assemblée ajourna +cette affaire jusqu'à la réponse à la lettre qu'elle +<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span> +avait fait écrire, à ce sujet, au maréchal lui-même.</p> + +<p>On avait tellement travaille les fédérés, qu'un +grand nombre d'entre eux présentèrent une pétition +à l'Assemblée pour demander la suspension provisoire +du Roi, afin de pouvoir le juger et prononcer +sa déchéance. Ils lui demandèrent, en outre, la +convocation des assemblées primaires pour l'établissement +d'une Convention, qui fit connaître le +vœu de la nation sur les articles relatifs au pouvoir +exécutif considérés faussement comme constitutionnels. +Il y eut un grand vacarme au sujet de cette +pétition. Vergniaud ayant représenté qu'un décret +ordonnait de renvoyer aux comités toutes celles +qui seraient présentées à l'Assemblée, on passa à +l'ordre du jour, en accordant cependant aux pétitionnaires +les honneurs de la séance.</p> + +<p>Toutes les pétitions de ce genre, qui se renouvelaient +fréquemment, étaient accueillies par l'Assemblée, +qui ne voyait plus d'obstacles à l'exécution +de ses projets. Il y en eut une, entre autres, de la +Société patriotique du Puy en Velay, remarquable +par l'excès de son atrocité. Elle était signée de deux +mille personnes, qui menaçaient le Roi de milliers +de Brutus et de Scévola, s'il continuait à s'opposer +au bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, qui +finiraient par venger l'esclavage de leurs pères et +partager la terre des brigands couronnés. Une +pareille pétition, qui n'éprouva pas même un blâme +<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> +de l'Assemblée, ne pouvait laisser aucun doute sur +la nature de ses dispositions.</p> + +<p>Le 22 juillet, jour désigné dans Paris pour faire +la proclamation solennelle de la patrie en danger, +le conseil général de la commune s'assembla à sept +heures du matin, et les six légions de la garde +nationale se réunirent sur la place de Grève avec +leurs drapeaux. Le parc d'artillerie du pont Neuf, +destiné à tirer le canon d'alarme, tira trois coups, +auxquels celui de l'Arsenal répondit, et pareille +décharge eut lieu à chaque heure de la journée. A +huit heures, deux cortéges partirent de chaque +côté pour faire la proclamation dans les lieux qui +leur étaient désignés. Ils étaient précédés de détachements +de cavalerie, de tambours, de musique, +et suivis de six pièces de canon. Ils étaient accompagnés +de quatre huissiers de la municipalité, portant +des enseignes tricolores sur lesquelles on +lisait: «<i>Liberté, égalité, constitution, patrie!</i>» et +au-dessus: «<i>Publicité et responsabilité.</i>» Derrière +eux se trouvaient douze officiers municipaux, avec +leurs écharpes, et quelques notables, membres du +conseil de cette ville, tous montés sur de mauvais +chevaux et mal arrangés. La marche était fermée +par un détachement de la garde nationale, portant +un drapeau sur lequel était écrit: «<i>Citoyens, la +patrie est en danger</i>», et ils étaient suivis de +quelques pièces de canon.</p> + +<p>Les deux grandes bannières de chaque cortége +<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span> +furent déposées, l'une à l'Hôtel de ville, et l'autre +au parc d'artillerie du pont Neuf, où elles devaient +rester jusqu'au moment où l'Assemblée déclarerait +que la patrie n'était plus en danger.</p> + +<p>Cette proclamation fut lue par les officiers municipaux +dans douze endroits de la ville, où l'on avait +établi douze échafauds garnis d'une petite tente, +pour faire les enrôlements de ceux qui voudraient +s'engager pour aller aux frontières. Les engagements +furent peu nombreux, et cette cérémonie, +qui dura deux jours, fit peu d'impression sur les +Parisiens. Les spectacles, les cabarets, les Champs-Élysées, +le bois de Boulogne et les autres lieux de +plaisir étaient aussi fréquentés qu'à l'ordinaire. +L'insouciance des Parisiens était à son comble. Ils +ne pouvaient se persuader que le péril pût les +approcher, et ils cherchaient à en écarter la pensée. +La proclamation du Roi, pour les engager à voler +au secours de la patrie en danger et à se faire +inscrire pour compléter l'armée de ligne, n'avait +pas produit plus d'effet. Il n'y avait d'agitation que +parmi les factieux, qui ne laissaient pas endormir +la partie du peuple dont ils disposaient à leur gré, +et dont ils continuaient à se servir pour consommer +leurs forfaits.</p> + +<p>L'Assemblée ne négligeait rien pour augmenter +le nombre des défenseurs de la patrie. Elle accorda +cinq cent mille francs pour la levée d'un corps de +mille cinq cents Belges ou Liégeois, qui offraient +<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> +de s'enrôler sous les drapeaux de la liberté. On +juge bien que ce corps fut composé de tous les +mauvais sujets du pays, et l'on s'en servait dans les +occasions où les Français refusaient de tremper +leurs mains dans le sang de leurs compatriotes. +L'Assemblée décréta également la formation d'une +légion d'Allobroges, pour recevoir tous les habitants +de la Savoie qui voudraient s'enrôler au service; et +elle décréta qu'il suffirait d'avoir dix-huit ans et +une taille de cinq pieds pour pouvoir être enrôlé +pour la défense de la patrie.</p> + +<p>L'Assemblée défendit aussi à tous les Français +de sortir de la France, sous peine d'être réputés +émigrés, et aux autorités de donner des passe-ports +à d'autres qu'aux agents du gouvernement. Dans le +but de dégoûter du ministère et de rendre la position +des ministres plus difficile, elle décréta leur +solidarité jusqu'au moment où la patrie serait hors +de danger.</p> + +<p>Les provinces du Midi étaient loin d'être tranquilles. +M. du Saillant, ne pouvant soutenir les +persécutions exercées sur les personnes soupçonnées +d'attachement à la personne du Roi, prit +les armes et s'empara du château de Baunes, dont +il laissa sortir la garnison, par capitulation, avec +armes et bagages. M. de Montesquieu, qui commandait +dans cette partie de la France, donna +ordre à M. d'Albignac de se mettre à la tête des +volontaires de Nîmes, Montpellier, Uzès, Pont-Saint-Esprit, +<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span> +et de marcher contre M. du Saillant. +Ils mirent le feu au château de Baunes, tuèrent +sans aucune forme de procès les malheureux qu'ils +avaient faits prisonniers, et brûlèrent ce qui restait +du château ainsi que celui de Jalès. Ces mêmes +volontaires se répandirent dans tout le pays et y +commirent toutes sortes de désordres.</p> + +<p>A Bordeaux et à Limoges, les patriotes assassinèrent +avec la dernière cruauté plusieurs ecclésiastiques +respectables, retirés chez leurs parents ou +leurs amis, uniquement pour avoir refusé leur +adhésion à la constitution civile du clergé. Tout ce +qui pouvait exciter à un soulèvement trouvait toujours +son excuse dans l'Assemblée et était assuré +de l'impunité.</p> + +<p>Il y avait souvent des mouvements partiels dans +le faubourg Saint-Antoine, qu'on avait soin d'exciter +pour tenir la populace en mouvement, mais qu'on +savait réprimer à propos, en attendant le moment +favorable pour faire usage de ses bras.</p> + +<p>Pour éviter le renouvellement de la journée du +20 juin, on avait fermé le jardin des Tuilerie, +devenu l'unique promenade de la famille royale, +qui ne sortait plus dehors de peur d'éprouver +quelque insulte, et il n'y avait eu aucune réclamation +à ce sujet. L'abbé Faucher, qui voyait avec +peine ce léger égard pour la famille royale et était +bien aise, du reste, d'y ménager une entrée au +peuple en cas de besoin, demanda que l'allée des +<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span> +Feuillants fût exceptée, par un décret, du jardin +des Tuileries, comme faisant partie de l'enceinte de +l'Assemblée, dont elle était cependant séparée par +un mur. Il assura que le bon peuple, plein de respect +pour l'Assemblée, obéirait sans peine à ses décrets, +et qu'une simple barrière de ruban tricolore suffirait +pour l'empêcher de pénétrer dans l'enceinte +réservée au pouvoir exécutif. Malgré l'opposition +d'un certain nombre de membres de l'Assemblée, +qui lui représentèrent l'inconvénient de se rendre +responsable, par cette mesure, de la personne du +Roi, l'Assemblée n'en décréta pas moins la motion +de l'abbé Faucher; et le peuple eut la facilité +d'entrer à sa volonté dans cette partie du jardin, +d'où il insultait à son gré la malheureuse famille +royale.</p> + +<p>L'Assemblée ne gardait plus aucune mesure. +Elle se livrait chaque jour aux excès les plus scandaleux +et les plus propres à faire ouvrir les yeux à la +nation, si elle n'eût été dans un aveuglement égal à +la terreur que lui inspirait la faction jacobine, +devenue une puissance dans notre malheureux +royaume. Guadet proposa de rendre le Roi responsable +de tout ce qui se ferait en son nom dans toute +l'Europe, et les motions de suspension du Roi, de +convocation d'assemblées primaires et de déchéance +ne cessaient de se renouveler.</p> + +<p>Brissot fit sentir à l'Assemblée le danger de la +suspension du Roi avant d'avoir prouvé qu'il était +<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span> +dans le cas de la déchéance; que la convocation +d'assemblées primaires pouvait devenir dangereuse +pour l'Assemblée et rallier autour du Roi des +individus qui pouvaient faire cause avec les émigrés. +Il proposa que ce fût la commission des +douze qui fût chargée d'examiner si le Roi était +dans le cas de la déchéance, et de charger de +présenter un projet d'adresse pour prémunir le +peuple contre les mesures inconstitutionnelles et +exagérées qui pouvaient entraîner la ruine de la +liberté.</p> + +<p>Le 20 juillet, les fédérés passèrent la nuit en +orgie sur la place de la Bastille; et, sur le bruit +d'une dispute très-vive qui avait lieu entre divers +membres de l'Assemblée, on répandit parmi eux +que Merlin, Chabot et les patriotes du côté gauche +avaient été assassinés par les aristocrates; qu'un +dépôt de dix-huit mille fusils existait aux Tuileries, +et qu'on emmenait les canons des faubourgs. +A ce récit, ils entrèrent en fureur et crièrent: +«Investissons les Tuileries et exterminons les +traîtres.» A cinq heures du matin, ils font battre la +générale; quatre à cinq mille gardes nationaux se +rendent alors aux Tuileries. L'incertitude de leur +réunion aux fédérés et une lettre du Roi à Péthion +lui demandant de faire faire sur-le-champ une +perquisition pour s'assurer de la fausseté du dépôt +d'armes qu'on y prétendait caché, empêchèrent, +pour ce jour-là, le renouvellement de la scène du +<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span> +20 juin. Péthion se rendit au faubourg Saint-Antoine +et calma, pour le moment, l'effervescence +qui y régnait.</p> + +<p>La fermentation qui existait ce jour-là aux +environs des Tuileries donna beaucoup d'inquiétude +au Roi et à la famille royale. Elle s'était +renfermée dans la chambre de Sa Majesté, qui conféra +avec le comte de Viomenil et les ministres sur +le parti qu'il y avait à prendre si l'on venait attaquer +le château. Comme il n'y avait aucun moyen de +défense, et que le Roi ne voulait pas risquer de +voir renouveler la scène du 20 juin, il se détermina, +si le château venait à être forcé, à traverser +la salle de la comédie et l'appartement de Mesdames, +pour arriver à l'Assemblée par l'allée des +Feuillants et y demander justice de semblables +attentats. On n'eut pas besoin d'en venir à cette +extrémité pour ce jour-là, mais le parti auquel on +s'était décidé influa malheureusement sur celui +que fit prendre Rœderer dans la journée du +10 août.</p> + +<p>La position de la famille royale s'aggravait tous +les jours; renfermée dans l'enceinte des Tuileries, +d'où l'on n'osait même plus faire sortir Mgr le +Dauphin, dans la crainte de rencontrer des rassemblements +de factieux, elle était privée d'air et de +toute espèce de distraction. Un soir, cependant, +qu'il y avait aux Tuileries une excellente garde +nationale, elle alla au petit jardin de Mgr le Dauphin, +<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span> +dont elle revint par la terrasse de l'eau. Des +fédérés qui passaient sur le quai, ayant aperçu la +Reine, se mirent à tenir de très-mauvais propos +et à chanter une chanson détestable, en affectant +de la regarder sans ôter leur chapeau. Cette +princesse voulait se retirer, mais les gardes nationaux +la supplièrent de n'en rien faire et de +leur laisser apprendre à ces drôles-là qu'on ne +les redoutait pas. Ils se mirent alors à crier: «Vivent +le Roi et la famille royale!» et absorbèrent tellement +les cris des fédérés, que ceux-ci, n'étant pas +les plus forts, furent obligés de se taire et d'ôter +leurs chapeaux. Ils s'en plaignirent le lendemain à +l'Assemblée, qui, quoique instruite de leur insolence, +ne les en accueillit pas moins favorablement.</p> + +<p>Les gardes nationaux qui accompagnaient la +Reine à cette promenade lui témoignèrent un respect +si profond, un attachement si sincère et une +si vive douleur de ce qui s'était passé, qu'ils en +étaient touchants. La Reine leur en témoigna sa +sensibilité avec cette grâce et cette bonté qui +accompagnaient toutes ses paroles. Ils étaient de ce +bon bataillon des Filles-Saint-Thomas; si toute la +garde nationale lui eût ressemblé, nous n'eussions +pas éprouvé les malheurs dont nous gémissons tous +les jours. Il semblait que le ciel partageât le courroux +de ces braves gens; le bruit du tonnerre, qui +grondait de toute part et se mêlait à celui des +<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span> +grosses cloches de Saint-Sulpice, qui se faisaient +entendre à ce moment, ajoutait encore à la tristesse +dont nous étions pénétrés. Il semblait que nous +assistions aux funérailles de la monarchie. A peine +fûmes-nous rentrés au château, qu'un violent +orage éclata; le tonnerre tomba à deux ou trois +reprises aux environs des Tuileries et semblait être +le présage des malheurs que nous étions sur le +point d'éprouver.</p> + +<p>Peu de jours après, M. d'Épréménil, se promenant +sur la terrasse des Feuillants et voulant +reconnaître l'esprit public, se mêla parmi les +groupes et y fut malheureusement reconnu. +Accusé d'être l'espion de Coblentz, il fut dépouillé, +frappé de coups de sabre, menacé de la lanterne et +aurait infailliblement péri, sans le secours de +quelques gardes nationaux qui parvinrent à le soustraire +à la rage de la multitude et qui le portèrent +au trésor public. Péthion, ayant appris ce qui se +passait, se rendit sur-le-champ auprès de M. d'Épréménil, +et le voyant ensanglanté et tout couvert +de blessures plus ou moins dangereuses, il +témoigna une grande émotion, qui redoubla sensiblement +lorsque M. d'Épréménil, lui tendant la +main et le regardant fixement, lui adressa ces seules +paroles: «Et moi aussi, Péthion, je fus l'idole du +peuple.» Ses blessures ne furent heureusement pas +mortelles; mais, étant resté en France, il fut dans la +suite une des victimes de la fureur révolutionnaire. +<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span></p> + +<p>Les soldats de la garde nationale qui avaient été +maltraités et insultés par la populace pour avoir +sauvé M. d'Épréménil, vinrent demander à l'Assemblée +de fermer la terrasse des Feuillants pour +éviter de mettre la garde nationale aux prises avec +les citoyens; mais elle s'y refusa net. M. de Kersaint +imputa à M. d'Épréménil des propos qu'il +n'avait pas tenus, ajoutant que son nom seul avait +été la cause de tant d'excès, et que le peuple, +regardant les Tuileries comme un pays ennemi, +n'avait jamais tenté de franchir la barrière qui lui +avait été imposée par un décret de l'Assemblée. +Thuriot prétendit que cette garde, qui se disait +outragée, n'était composée que de chevaliers du +poignard, et qu'il fallait bien prendre garde qu'il +ne fût admis à la garde du château que des +citoyens inscrits dans le bataillon de service.</p> + +<p>L'espoir d'être utile au Roi avait, en effet, déterminé +plusieurs personnes attachées à son service à +entrer dans la garde nationale. Le duc de Choiseul +et quelques autres personnes de la cour avaient +pris, par cette raison, le même parti; mais ils ne +tardèrent pas à s'apercevoir de l'inutilité de cette +mesure.</p> + +<p>L'armée marseillaise, annoncée depuis si longtemps, +arriva enfin le 30 juillet à Paris. Elle était +composée de tous les bandits du Midi. Elle n'était +dans le principe composée que de six à sept cents +hommes; mais, s'étant recrutée en chemin de tous +<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> +les mauvais sujets qui avaient désiré se joindre à +elle, elle s'était fort augmentée. Elle entra dans la +ville avec armes et bagages, et suivie de deux +canons. C'était le corps d'élite des factieux, et sur +lequel ils comptaient le plus pour l'exécution de +leurs projets. Péthion les avait casernés dans le +district des Cordeliers, si connu par son club, d'où +sortaient les motions les plus violentes, et les plus +incendiaires. On vit clairement dans cette occasion +le peu de fond que l'on pouvait faire sur une garde +nationale qui, forte de soixante bataillons et de +cent vingt pièces de canon, laissait s'établir tranquillement +une poignée de brigands dans un des +quartiers de la ville, et qui se laissa subjuguer par +eux sans leur opposer la moindre résistance. La +présence de l'armée marseillaise se fit remarquer +par un mouvement d'effervescence populaire. Leurs +mauvais propos et les insultes qu'ils se permirent +contre les citoyens qui portaient des cocardes en +ruban au lieu de celles de laine qu'ils avaient adoptées, +augmentèrent leur audace naturelle, qu'excitaient +ceux qui comptaient bien en profiter.</p> + +<p>Les provocations existaient journellement entre +les deux partis de la capitale; elles donnèrent lieu +à une rixe entre les Marseillais et un bataillon de +la garde nationale. Des hommes, qui cherchaient à +la provoquer, insultèrent à dessein quelques soldats +de ce bataillon, lequel, décidé à ne pas se laisser +molester, répondit de manière à inquiéter les +<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span> +assaillants, qui appelèrent à leur secours les Marseillais. +Une centaine d'entre eux répondirent à leur +appel, et la querelle allait s'engager, lorsque des +hommes sages s'interposèrent entre les deux partis +et parvinrent à les calmer. On croyait que tout +était fini, lorsque des soldats de ce bataillon, qui +était de garde aux Tuileries, s'en retournant tranquillement +à leur poste, furent suivis par des Marseillais, +qui recommencèrent non-seulement à les +insulter, mais de plus à les attaquer. Trois d'entre +eux, qui revenaient par la rue Saint-Florentin, furent +assaillis et percés de coups. M. du Hamel, lieutenant +du bataillon des Filles-Saint-Thomas, fut tué, +et les autres plus ou moins blessés. Leurs camarades +vinrent à leur secours et blessèrent plusieurs +Marseillais. La crainte de voir arriver un trop +grand nombre de gardes nationaux pour venger +leurs camarades les fit seule retirer. Ces gardes +nationaux étaient tous du bataillon des Filles-Saint-Thomas, +et n'avaient été provoqués qu'en raison de +leur attachement au Roi et à la famille royale. Les +blessés, qui revinrent aux Tuileries, y reçurent tous +les secours dont ils pouvaient avoir besoin, et +Madame Élisabeth en pansa même plusieurs de ses +propres mains.</p> + +<p>Les factieux redoublaient d'audace depuis l'arrivée +des Marseillais et insultaient même la Reine +jusque sous les fenêtres de ses petits cabinets, qui +donnaient sur la cour. Je n'osais plus recevoir +<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> +Mgr le Dauphin dans mon appartement, qui donnait +sur cette même cour et qui, étant situé au rez-de-chaussée, +pouvait donner quelques inquiétudes. +Au sortir de la promenade, je le remontais dans sa +chambre; l'abbé Davaux l'y occupait de manière +à ne lui laisser connaître ni l'ennui ni le danger +de sa position, et le soir M. de Fleurieu, qui avait +servi dans la marine, qui avait de l'esprit et contait +à merveille, lui faisait le récit de ses voyages, qui +l'amusaient et l'instruisaient agréablement. Cet +aimable enfant, qui n'était pas d'âge à prévoir les +malheurs qui le menaçaient, se trouvait encore +heureux et nous disait, à moi et à ma fille Pauline, +les choses les plus aimables sur le bonheur que nous +lui procurions et dont, hélas! la durée devait être +si courte.</p> + +<p>Ce jeune prince, étant extrêmement discret, ne +répétait jamais rien de ce qu'il entendait dire chez +la Reine et chez moi: «Avouez, me dit-il un jour, +que je suis bien discret et que je n'ai jamais +compromis personne (car ce mot, qui devait être +étranger à son âge, ne lui était que trop connu). +Je suis curieux, j'aime à savoir ce qui se passe, +et si l'on se méfiait de moi, l'on s'en cacherait et +je ne saurais jamais rien.» Cette discrétion, si +rare à son âge, l'a accompagné jusqu'au tombeau, +malgré les mauvais traitements qu'il a soufferts +dans son affreuse captivité.</p> + +<p>La Reine était si mal gardée, et il était si facile +<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> +de forcer son appartement, que je lui demandai avec +instance de venir coucher dans la chambre de +Mgr le Dauphin. Elle eut bien de la peine à s'y +décider, ne voulant pas laisser soupçonner l'inquiétude +qu'elle pouvait avoir sur sa position; mais lui +ayant fait observer qu'en passant par l'escalier +intérieur du jeune prince, rien n'était si facile que +d'en dérober la connaissance, elle finit par y consentir, +mais seulement pour les jours où il y aurait +du bruit dans Paris. Cette princesse était si bonne +et si occupée de tous ceux qui lui étaient attachés, +qu'elle comptait pour beaucoup de leur causer la +moindre petite gêne. Jamais princesse ne fut plus +attachante, ne marqua plus de sensibilité pour le +dévouement qu'on lui témoignait et ne fut plus +occupée de ce qui pouvait être agréable aux personnes +qui l'approchaient. Croira-t-on qu'une reine +de France en était réduite à avoir un petit chien +couché dans sa chambre pour l'avertir au moindre +bruit que l'on ferait entendre dans son appartement?</p> + +<p>Mgr le Dauphin, qui aimait beaucoup la Reine, +enchanté de la voir coucher dans sa chambre, +courait à son lit dès qu'elle était éveillée, la serrait +dans ses petits bras et lui disait les choses les plus +tendres et les plus aimables. C'était le seul moment +de la journée où cette princesse éprouvait quelque +consolation; son seul courage la soutenait, ainsi +que l'espoir que les puissances étrangères la tireraient +<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span> +de sa cruelle situation. «Elles la connaissent, +me dit-elle un jour, et elles savent bien que +nous ne sommes maîtres ni de nos paroles ni de +nos actions.»</p> + +<p>Le Roi, qui s'était refusé à sanctionner le décret +de vingt mille hommes que l'on voulait établir à +Paris, en raison de la composition que voulait lui +donner l'Assemblée, proposa, pour calmer ses +inquiétudes sur l'approche des puissances étrangères, +d'établir un camp à Soissons, qui servît +d'intermédiaire entre les frontières et la capitale, +et de le composer de troupes de ligne, dont les +chefs auraient la confiance de l'Assemblée. Il lui fit +part, en même temps, qu'il avait nommé pour +officiers généraux de ce camp MM. de Custine, +Alexandre Beauharnais, Charton le cadet et Servan.</p> + +<p>L'Empereur et le roi de Prusse ayant donné le +commandement des armées qu'ils avaient rassemblées +sur les frontières de la France au duc de +Brunswick, ce prince voulut, avant de rentrer en +France, annoncer à ses habitants les motifs et les +intentions qui guidaient les deux souverains, et +fit paraître en conséquence un manifeste où il +annonça:</p> + +<p>«1^o La volonté de faire rendre justice aux princes +possessionnés en Alsace et en Lorraine;</p> + +<p>«2^o De faire cesser l'anarchie qui existait en +France, les atteintes portées au trône et à la majesté +royale par les violences exercées contre le Roi et +<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> +son auguste famille, et d'y rétablir le pouvoir +légal;</p> + +<p>«3^o De rendre au Roi la sûreté et la liberté dont +il était privé, et de le mettre à même d'exercer +l'autorité légitime qu'il aurait toujours dû conserver.»</p> + +<p>Il déclara, en outre, au nom de ces deux puissances, +«qu'elles ne prétendaient point s'enrichir +par des conquêtes, ni s'immiscer dans le gouvernement +de la France, mais procurer au Roi le moyen +de pouvoir faire telles convocations qu'il croirait +convenables, pour travailler à assurer le bonheur de +ses sujets;</p> + +<p>«Que les armées combinées protégeraient tous +ceux qui se soumettraient au Roi et qui concourraient +au rétablissement de l'ordre dans le +royaume;</p> + +<p>«Qu'elles ordonnaient aux gardes nationaux de +veiller à la sûreté des personnes et des propriétés +jusqu'à l'arrivée des troupes, sous peine d'en être +responsables, avertissant que ceux qui seraient pris +les armes à la main seraient traités comme rebelles +à leur roi et perturbateurs du repos public;</p> + +<p>«Qu'elles rendaient également responsables sur +leurs têtes et sur leurs biens les membres de départements, +de districts et de municipalités des excès +qui se commettaient dans leur territoire, leur +ordonnant de continuer leurs fonctions jusqu'à ce +que Sa Majesté en ordonnât autrement; sommaient +<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span> +les généraux, officiers, sous-officiers et soldats de +ligne, de se soumettre au Roi sur-le-champ, comme +à leur légitime souverain, et déclaraient aux habitants +des villages qui oseraient se défendre contre +les troupes de Leurs Majestés Impériales et Royales, +et tirer sur elles, qu'ils seraient traités dans toute +la rigueur des lois militaires, que leurs maisons +seraient démolies ou brûlées, tandis que les habitants +qui s'empresseraient de se soumettre à leur +roi seraient sous la protection des troupes alliées.</p> + +<p>«Leurs Majestés Impériales et Royales ordonnaient +à la ville de Paris et à tous ses habitants, sans distinction, +de se soumettre au Roi sur-le-champ, de +lui rendre, avec la liberté, les égards et les respects +dus à sa personne et à la famille royale, +les rendant personnellement responsables des violences +exercées contre eux, dont ils tireraient la +vengeance la plus éclatante, en livrant Paris à une +exécution militaire et à une subversion complète. +Elles protestaient d'avance contre toutes les lois et +décisions émanées du Roi, tant que ce prince et sa +famille ne seraient pas en lieu de sûreté, et elles +invitaient Sa Majesté à désigner la ville de son +royaume la plus voisine des frontières où il lui +plairait de se retirer sous bonne escorte, pour pouvoir +y appeler ses ministres et les conseillers qu'elle +jugerait à propos d'admettre, pour aviser aux +moyens de rétablir l'ordre et régler l'administration +du royaume; s'engageant à faire respecter à leurs +<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span> +troupes la discipline la plus exacte, et demandant, +par tous ces motifs, aux habitants de ne pas s'opposer +à la marche des troupes, et de leur prêter +assistance au besoin.»</p> + +<p>Ce manifeste exaspéra l'Assemblée, qui se livra +sans ménagement à la plus violente colère; et +comme les armes manquaient, elle proposa d'employer +les piques, les lances, les haches et les +frondes, pour armer les citoyens. Dans l'excès de +sa fureur, Lecointre s'écria: «Ne s'élèvera-t-il pas +un homme de génie qui invente la manière dont +les hommes libres doivent faire la guerre?»</p> + +<p>Le manifeste du duc de Brunswick engagea le +Roi à une nouvelle déclaration de ses sentiments, +pour s'opposer à l'envahissement de la France. Il +parla à son peuple égaré comme un père qui ne +veut que son bonheur et le ramener à son devoir, +en lui retraçant tout ce qu'il a sacrifié dans l'espoir +de le rendre heureux, cherchant à lui prouver que +c'est dans l'union seule et dans l'exacte observation +de la Constitution qu'il parviendra à éviter les +malheurs dont il se voit menacé.</p> + +<p>En réponse à cette déclaration, Péthion se présenta +à l'Assemblée et demanda la permission de +lire une pétition dont les sections l'avaient chargé +comme premier magistrat de la Commune, pour +dénoncer le pouvoir exécutif. Dictée par les factieux, +cette pétition était du style le plus violent. Elle +représentait le Roi comme fortement opposé à la +<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span> +Constitution, exaltant la clémence de la nation à +propos du voyage de Varennes. Elle accusait le Roi +de la trahir et le rendait responsable de tous les +maux dont les deux Assemblées étaient les auteurs. +Elle demandait sa déchéance et la nomination d'une +Convention pour la prononcer, faisait sentir la +nécessité d'un changement de dynastie, et demandait +que, jusqu'à l'établissement d'une Convention, +l'Assemblée nommât des ministres pris hors de son +sein, pour exercer provisoirement les fonctions du +pouvoir exécutif, jusqu'à la déclaration de la volonté +du peuple par l'organe de la Convention nationale. +Elle finissait par assurer que si les lâches et les +perfides se rangeaient du côté de l'ennemi, celui-ci +trouverait dix millions d'hommes libres prêts à +mourir pour la défense de la patrie.</p> + +<p>Plusieurs sections suivirent cet exemple, et +l'Assemblée décréta qu'elle traiterait, le 9 août, la +grande question de la déchéance.</p> + +<p>Après de grands débats sur la validité de la +dénonciation de M. de la Fayette, dénonciation +démentie par le maréchal Luckner, l'Assemblée +décréta qu'il n'y avait pas matière à accusation +centre ce général.</p> + +<p>La conduite de M. le duc d'Orléans ayant fait +ouvrir les yeux à madame la duchesse d'Orléans, +elle demanda et obtint en justice sa séparation de +biens d'avec ce prince, et se retira ensuite chez +M. le duc de Penthièvre, son père. Madame la princesse +<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span> +de Lamballe, qu'il accusa d'y avoir contribué, +fut de ce moment l'objet de sa haine, que l'on +assura être une des causes de la fin cruelle de cette +malheureuse princesse.</p> + +<p>Les jacobins, sûrs de la direction du mouvement +qu'ils se préparaient à exécuter, ne s'en cachaient +plus; et leur plan était tellement connu, que +Branger, médecin de Mgr le Dauphin, me remit +plus de huit jours avant l'événement un petit +imprimé qui était le programme le plus fidèle de +cette effroyable journée, lequel fut suivi de point +en point.</p> + +<p>Il était devenu impossible de se faire illusion sur +les périls que nous courions. L'Assemblée, unie +d'intérêts avec les jacobins, disposant de toutes les +administrations, concentrant en elle tous les pouvoirs, +laissait au Roi bien peu d'espoir de pouvoir +résister à des ennemis aussi dangereux qu'acharnés +contre sa personne, et tout donnait lieu de +craindre que ce prince ne finît par succomber dans +une lutte aussi inégale.</p> + +<p>Dans cette extrémité, on conseilla à Sa Majesté +de traiter avec les jacobins et les principaux factieux +de l'Assemblée; de gagner les uns par l'espoir +de places lucratives qui flatteraient leur ambition +et leur cupidité, et les autres par l'appât de sommes +considérables, et de parvenir par ce moyen à +détourner l'orage qui était à la veille d'éclater.</p> + +<p>Boze, peintre du Roi et fort attaché à ce prince, +<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span> +et que l'on savait avoir quelques relations avec +Vergniaud et quelques autres députés de la Gironde, +fut chargé de traiter avec eux. Il fut également +question d'entrer en négociation avec Péthion, Santerre, +Lacroix et autres jacobins. Mais ils déclarèrent +positivement ne vouloir traiter qu'avec un +aristocrate d'une réputation bien établie; car, +disaient-ils, nous n'avons jamais été trompés par +ceux-ci, et nous l'avons été plus d'une fois par les +constitutionnels.</p> + +<p>La Reine me demanda si je connaissais encore à +Paris une personne de probité, au-dessus de tout +soupçon et capable de mener adroitement une +pareille négociation. Je lui indiquai M. de La +Chèze, membre du côté droit de l'Assemblée constituante, +d'une probité et d'un désintéressement à +toute épreuve, et qui, même dans le parti opposé +au sien, jouissait d'une grande considération. Mais +je ne pus lui dissimuler qu'étant père de huit +enfants, il aurait peut-être de la peine à se charger +d'une négociation dont les suites pouvaient être si +dangereuses. A la première proposition qui lui en +fut faite, il n'hésita pas un instant: «Je ne connais +pas, dit-il, le danger d'une démarche, lorsqu'elle +peut être utile à mon roi, et je sacrifierais volontiers +ma vie pour le sortir de la cruelle situation où il se +trouve.»</p> + +<p>Le Roi le fit venir dans son cabinet, où il fut +introduit secrètement par mon valet de chambre, +<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span> +qui le fit passer par le petit escalier de Mgr le +Dauphin, pour que personne n'en eût connaissance. +Il fut chargé de sonder les personnes en question, +pour savoir ce qu'elles demandaient et si l'on +croyait pouvoir se fier à leurs promesses. Elles +demandèrent huit cent mille francs pour les partager +entre elles, et s'engagèrent à employer tous les +moyens qui étaient en leur pouvoir pour détourner +le coup qui se préparait. Péthion promit de se +rendre au château, au premier bruit du danger, +et de donner l'ordre de repousser la force par la +force, si l'on tentait une entreprise contre les Tuileries.</p> + +<p>M. de La Chèze leur parla à plusieurs reprises, +et croyant les avoir persuadés du grand intérêt +qu'ils avaient à sauver le Roi pour la sûreté de leur +vie et de leur fortune, il vint rapporter à Sa Majesté +leurs demandes et leurs promesses. Pour la convaincre +de leur sincérité, ils firent de concert avec +elle quelques démarches préparatoires, mais de +nature à ne pas compromettre leur secret. Le Roi +accepta leurs propositions, et pour ne pas compromettre +M. de La Chèze, si on le voyait chez lui, il +me chargea de lui remettre les huit cent mille +francs, qu'il n'avait pu lui donner sur-le-champ.</p> + +<p>Les constitutionnels, alarmés du danger que leur +faisait courir le péril qui menaçait le Roi, se déterminèrent +à le servir malgré lui, et formèrent le +projet de s'assurer des chefs des jacobins et des +<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> +factieux de l'Assemblée, de réunir ensuite les +députés sages et modérés, qui en entraîneraient +nécessairement bien d'autres, et de redonner au +Roi l'autorité nécessaire pour faire marcher la Constitution.</p> + +<p>Les jacobins, ayant eu connaissance de ce complot, +n'en devinrent que plus acharnés à l'exécution +de leurs projets; et ceux qui avaient traité avec le +Roi, suspectant sa bonne foi, incertains d'ailleurs +de l'issue de la journée du 10 août, et craignant +d'être découverts, se réunirent dans la nuit à la +majorité de l'Assemblée et affichèrent à la tribune, +dans la matinée du même jour, des sentiments +dictés par la peur, qui les leur fit soutenir jusqu'à +ce qu'ils fussent eux-mêmes victimes de leurs +collègues; tant il est vrai que le courage et la bonne +foi se trouvent rarement liés avec le vice et l'intérêt +personnel.</p> + +<p>Tout ce qui se passait donnait les plus vives +inquiétudes aux personnes bien pensantes, et +chacun faisait parvenir au Roi les avis que l'on +recevait sur la situation de Paris. M. de Paroy, +craignant pour les jours de Leurs Majestés et ceux +de Mgr le Dauphin, me pria d'offrir de sa part à la +Reine trois cuirasses de douze doubles de taffetas, +impénétrables à la balle et au poignard, qu'il avait +fait faire pour elle, pour le Roi et pour Mgr le Dauphin, +et me remit un poignard pour en faire l'essai. +Je les portai chez la Reine, qui essaya sur-le-champ +<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span> +celle qui lui était destinée; et, me voyant le poignard +entre les mains, elle me dit, du plus grand sang-froid: +«Frappez-moi pour en faire l'essai.» Je ne +pus soutenir une pareille idée, qui me fit frémir, et +je lui déclarai que rien ne me déterminerait à un +pareil geste. Elle ôta alors sa cuirasse dont je me +saisis; je la mis sur ma robe, et je la frappai du poignard, +qui, comme l'avait dit M. de Paroy, se trouva +impénétrable à ses coups. La Reine convint alors +avec le Roi que chacun d'eux s'en revêtirait à la +première apparence de danger, ce qui fut exécuté. +Or peut juger par ce trait de l'horreur de la situation +de la famille royale et de celle des habitants +des Tuileries, lorsqu'on en était réduit à employer +de pareils moyens.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XXIII</h2> + +<p class="center"><small><b>ANNÉE 1792</b></small></p> + +<p class="content hanging">Journées des 9 et 10 août.—Le Roi se détermine à aller à +l'Assemblée.—On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille, +et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour à +ses séances et y entendant les discours les plus outrageants pour +sa personne.—La Commune de Paris se rend maîtresse de +l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne du +Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous renfermés +au Temple.—Péthion, Manuel et plusieurs autres +officiers municipaux les y conduisent.—Madame la princesse +de Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur +service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple +avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et +conduites à la Force.—Journées des 2 et 3 septembre.—Mort +de madame la princesse de Lamballe.</p> + +<p class="p2">On avait grand soin d'entretenir l'effervescence +qui régnait parmi les habitants des faubourgs, les +fédérés et les Marseillais. On les faisait boire, on +leur donnait de l'argent; et enhardis par les chefs +des conjurés, qui les rassemblaient et les excitaient +au carnage, ils tenaient des propos affreux. Leurs +provocations devinrent si menaçantes, que M. Joly, +ministre de la justice, écrivit le 9 août à l'Assemblée +que le mal était à son comble; que huit lettres, qu'il +<span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span> +lui avait écrites successivement pour lui rendre +compte des progrès de l'effervescence, étaient +restées sans réponse; qu'il était évident qu'il se +préparait un mouvement terrible pour le lendemain, +et que, sans un prompt secours du corps +législatif, il était impossible au gouvernement de +répondre des personnes et des propriétés. Quelques +membres de l'Assemblée se plaignirent d'avoir été +insultés, et M. de Vaublanc demanda que, sans différer, +on transférât ailleurs le lieu de ses séances.</p> + +<p>Après plusieurs débats, l'Assemblée se borna à +mander Rœderer, procureur-syndic du département, +pour savoir de lui ce qui se passait. Il déclara +qu'aussitôt qu'il avait appris l'insulte faite aux +députés, il avait été trouver le maire et lui avait +demandé compte du bruit qui se répandait; que +neuf cents hommes devaient entrer le soir dans +Paris; qu'il l'avait assuré n'en avoir aucune connaissance, +mais que, d'après ce qui se passait, il avait +convoqué, la veille, le corps municipal pour le matin, +et le conseil de la commune pour le soir; qu'il avait +chargé des officiers municipaux de se rendre à +l'Assemblée et au château, et écrit au commandant +général de la garde nationale de renforcer les +postes et d'avoir des réserves. Il ajouta que le +conseil général du département avait reçu un arrêté +de la section du Roi-de-Sicile, déclarant désapprouver +celui que lui avait envoyé la section des +Quinze-Vingts. On y annonçait que si l'Assemblée +<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span> +n'avait pas prononcé le lendemain sur le sort du Roi, +la section sonnerait le tocsin et battrait la générale +pour que le peuple se levât en entier; qu'elle +envoyait cet arrêté aux quarante-sept autres sections +de Paris et aux fédérés, les invitant à y adhérer. +Le conseil général avait sur-le-champ improuvé cet +arrêté et enjoint à la municipalité de lui faire part +des mesures qu'elle avait prises pour en empêcher +l'exécution.</p> + +<p>Péthion se rendit à la barre pour rendre compte +des mesures qu'il avait prises pour maintenir la +tranquillité publique, troublée, disait-il, par des +bruits d'enlèvement du Roi. (Car le scélérat avait +des moyens de réserve pour justifier sa conduite en +cas de besoin.)</p> + +<p>Le Roi, sentant enfin la nécessité de se défendre, +si l'on venait à l'attaquer, fit venir quatre-vingt-dix +Suisses de Courbevoie pour la défense du château. +On les posta à toutes les issues et sur les escaliers +intérieurs, en leur défendant de tirer, à moins que +ce ne fût pour défendre la garde nationale. Celle +qui était aux Tuileries, et nommément le bataillon +des Filles-Saint-Thomas, était bien disposée à les +seconder. Elle était commandée, ainsi que les +Suisses, par MM. de Menou et de Boissière, et +M. de la Jarre, ex-ministre. Tous les gentilshommes +qui étaient en ce moment à Paris, et notamment +tous les officiers de la garde du Roi, se rendirent au +château pour la défense de Sa Majesté. Ils étaient +<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span> +commandés par M. le maréchal de Mailly, qui +avait sous lui M. de Puységur, ex-ministre du Roi, +et MM. d'Hervilly et de Pont-l'Abbé. M. d'Hervilly +demanda au Roi de lui donner l'ordre de s'emparer +de l'Arsenal, des armes de sa garde qu'on y avait +déposées, et des cartouches qui devaient s'y +trouver. Ce prince, qui ne voulait pas qu'on pût +l'accuser d'être l'agresseur dans le mouvement qui +se préparait, se refusa à cette proposition. Les +conjurés, moins scrupuleux, commencèrent par +s'emparer de l'Arsenal, et se servirent des armes de +la garde royale et des cartouches qu'ils y trouvèrent, +dans l'horrible journée du 10 août.</p> + +<p>Plusieurs serviteurs de Sa Majesté se mirent aussi +dans les rangs des gentilshommes pour concourir +avec eux à sa défense. Des personnes zélées firent +des patrouilles pendant la nuit; et ayant été +arrêtées, elles fournirent aux conjurés un moyen +d'augmenter l'effervescence du peuple. A minuit, +on entendit sonner le tocsin et battre de toute part +la générale. On crut prudent de faire venir Péthion +au château. Il s'y rendît de bonne grâce et donna +même par écrit à M. Maudat, commandant général +de la garde nationale, l'ordre de repousser par +la force les entreprises que l'on pourrait former +contre le château. Les braves gardes nationaux +du bataillon des Filles-Saint-Thomas, voulant l'engager, +par intérêt de sa propre sûreté, à s'unir à +eux pour défendre le Roi, dirent assez haut pour +<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span> +en être entendus: «Nous le tenons enfin ici; il +n'en sortira pas, et sa tête nous répondra de la personne +de Sa Majesté.» Effrayé de ce propos, il +trouva le moyen de faire connaître à l'Assemblée le +danger qu'il courait, et elle le manda à sa barre +par un décret. On n'osa s'opposer à son exécution, +et il sortit ainsi du château pour se rendre à +l'Assemblée, qu'il assura de sa vigilance pour le +maintien de la tranquillité publique. Et, bien +assurée qu'elle pouvait compter sur lui, elle le +renvoya à ses fonctions.</p> + +<p>La garde nationale fut sur pied toute la nuit, +sans recevoir aucun ordre sur la conduite qu'elle +devait tenir. Le Roi n'en pouvait donner sans la +signature de ses ministres, et ceux-ci n'osaient rien +signer à cause de leur responsabilité. Le commandant +général, soumis par la loi à la municipalité, +ne pouvait non plus donner d'ordres sans en être +requis par elle, et le sort du Roi se trouvait par là +entre les mains de Péthion et de Manuel.</p> + +<p>Le Roi fit à cinq heures la revue de la garde +nationale et eut lieu d'être content des dispositions +qu'elle annonçait; mais Péthion, totalement +retourné du côté des conjurés et inquiet des sentiments +qu'elle démontrait, la fit remplacer à six +heures par des bataillons sur lesquels il pouvait +compter, et la revue qu'en fit le Roi fut loin d'être +satisfaisante.</p> + +<p>Il y avait, parmi ces nouveaux bataillons, des +<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span> +gens à piques qui excitaient à la révolte les gardes +nationaux dont la fidélité n'était pas bien affermie. +On entendait parmi eux des cris de: «<i>Vive Péthion! +vive la nation! A bas les traîtres et le veto!</i>» Des +corps entiers de gardes nationaux se rangèrent du +côté des rebelles, de manière que le Roi ne pouvait +compter que sur les Suisses, sur six cents hommes +de la garde nationale et sur trois cents personnes à +peu près, tant gentilshommes qu'officiers de la +garde du Roi et serviteurs de Sa Majesté, armés +seulement d'épées et de pistolets, tous sincèrement +attachés à sa personne, et habillés en bourgeois, +pour ne porter aucun ombrage à la garde +nationale.</p> + +<p>Il y avait dans la chambre du conseil, devant la +porte de la chambre du Roi, une vingtaine de grenadiers +de la garde nationale, auxquels la Reine +adressa ces paroles: «Messieurs, tout ce que vous +avez de plus cher, vos femmes et vos enfants, +dépendent de notre existence; notre intérêt est +commun.» Et leur montrant la petite troupe de +gentilshommes qui occupait les appartements: +«Vous ne devez pas avoir de défiance de ces braves +gens, qui partageront vos dangers et vous défendront +jusqu'à leur dernier soupir.» Touchés +jusqu'aux larmes, ils témoignèrent leur généreuse +résolution de mourir, s'il le fallait, pour la défense +de Leurs Majestés.</p> + +<p>Personne ne se coucha au château; tout le monde +<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span> +se tenait dans les appartements, attendant avec +anxiété le dénoûment d'une journée qui s'annonçait +sous des auspices aussi funestes. La Reine parlait à +chacun de la manière la plus affectueuse et encourageait +le zèle qu'on lui témoignait. Je passai la +nuit, ainsi que ma fille Pauline, auprès de Mgr le +Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formait +le contraste le plus frappant avec l'agitation qui +régnait dans tous les esprits.</p> + +<p>J'allai sur les quatre heures du matin dans +l'appartement du Roi, pour savoir ce qui se passait +et ce que nous avions à craindre ou à espérer. +«J'ai, me dit M. d'Hervilly, la plus mauvaise +opinion de cette journée; ce qu'il y a de pis en +pareil cas est de ne prendre aucun parti, et l'on ne +se décide à rien.»</p> + +<p>On annonça sur les sept heures que les habitants +du faubourg et l'armée marseillaise se portaient au +château; que des commissaires choisis par les factieux +des quarante-huit sections s'étaient érigés en +conseil général de la commune; qu'ils avaient +mandé M. Maudat, commandant de la garde +nationale, sous prétexte de se concerter avec lui, +l'avaient fait assassiner près de l'Hôtel de ville, afin +de s'emparer de l'ordre par écrit qu'il avait reçu +de Péthion de repousser la force par la force, et +promenaient sa tête dans Paris; que Santerre lui +avait été donné pour successeur, que l'état-major +était renouvelé, et que tout cela se faisait de concert +<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span> +avec le comité de surveillance de l'Assemblée, +qui avait mis plus de quatre millions à la disposition +de Santerre pour propager l'insurrection. +L'Assemblée, qui sentait le danger qu'elle courait, +si les puissances étrangères avaient le dessus, +employait tous ses efforts pour associer le peuple à +ses crimes, afin que, perdant tout espoir de pardon, +il fût excité par ses frayeurs à partager sa résistance.</p> + +<p>L'ordre du conseil du département et de la municipalité, +envoyé aux gardes nationaux, de défendre +le Roi comme autorité constituée, fut lu dans tous +les rangs par des commissaires députés aux Tuileries; +mais il fit si peu d'effet sur cette garde +renouvelée, que les canonniers déchargèrent et +abandonnèrent leurs canons en apprenant la marche +des Marseillais et des brigands de la capitale. +M. d'Hervilly, voyant l'impossibilité d'en faire +usage pour la défense du Roi, les encloua sur-le-champ, +pour qu'on ne pût s'en servir contre le +château.</p> + +<p>Le Roi, qui avait déjà fait demander à l'Assemblée +d'envoyer une députation pour en imposer +aux brigands, lui en fit renouveler la demande par +M. Joly, ministre de la justice; mais, sous le prétexte +qu'elle n'était pas assez nombreuse pour délibérer, +Cambon fit prononcer l'ajournement, malgré +le péril que courait le Roi et qui croissait à chaque +instant. +<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span></p> + +<p>L'incertitude du parti à prendre dans un danger +aussi imminent parut favorable à Rœderer pour +engager le Roi à se rendre à l'Assemblée nationale. +Il entra chez ce prince, suivi de quelques membres +du département; et, le priant de faire retirer le +grand nombre de personnes qui l'entouraient, il lui +adressa ces paroles: «Sire, le danger est imminent; +les autorités constituées sont sans force, et +la défense est impossible. Votre Majesté et sa famille +courent les plus grands dangers, ainsi que tout ce +qui est au château; elle n'a d'autre ressource pour +éviter l'effusion du sang que de se rendre à +l'Assemblée.» La Reine, qui était à côté du Roi +avec ses enfants, représenta qu'on ne pouvait +abandonner tant de braves gens qui n'étaient venus +au château que pour la défense du Roi: «Si vous +vous opposez à cette mesure, lui dit Rœderer d'un +ton sévère, vous répondrez, Madame, de la vie du +Roi et de celle de vos enfants.» Cette pauvre malheureuse +princesse se tut, et éprouva une telle révolution +que sa poitrine et son visage devinrent, en un +instant, tout vergetés. Elle était désolée de voir le +Roi suivre les conseils d'un homme si justement +suspect, et semblait prévoir d'avance tous les malheurs +qui l'attendaient. Rœderer flatta la famille +royale du succès de cette démarche et de son +prompt retour au château. La Reine, quoique loin +d'y croire, répéta ces paroles à ceux qu'elle était +si affligée d'abandonner; et le Roi, profondément +<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span> +affecté, se tournant vers cette troupe fidèle, ne put +que leur adresser ces paroles: «Messieurs, je vous +prie de vous retirer et de cesser une défense inutile; +il n'y a plus rien à faire ici, ni pour vous ni +pour moi.»</p> + +<p>La consternation fut générale lorsqu'on vit +partir le Roi pour aller à l'Assemblée; la Reine le +suivait, tenant ses deux enfants par la main. A +côté d'eux étaient Madame Élisabeth et madame la +princesse de Lamballe, qui, comme parente de +Leurs Majestés, avait obtenu de les suivre; et +j'étais derrière Mgr le Dauphin. Le Roi était +accompagné de ses ministres et escorté par un +détachement de la garde nationale. Je quittai ma +chère Pauline la mort dans le cœur, en pensant +aux dangers qu'elle allait courir, et je la recommandai +à la bonne princesse de Tarente, qui me +promit de ne pas s'en séparer et d'unir son sort au +sien.</p> + +<p>Nous traversâmes tristement les Tuileries pour +gagner l'Assemblée. MM. de Poix, d'Hervilly, de +Fleurieu, de Bachmann, major des Suisses, le duc +de Choiseul, mon fils et plusieurs autres se mirent +à la suite de Sa Majesté, mais on ne les laissa pas +entrer. Il y eut à la porte un encombrement qui fit +craindre un moment pour les jours du Roi et de la +Reine. On parvint enfin à leur ouvrir un passage, +et ils furent reçus à la porte par une députation que +leur avait envoyée l'Assemblée. Le Roi traversa la +<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span> +salle accompagné de ses ministres, et fut se placer +à côté du président; et la Reine, ses enfants et sa +suite se tinrent vis-à-vis: «Je viens, messieurs, dit +le Roi, pour éviter un grand attentat, pensant que +je ne puis être mieux en sûreté qu'au milieu de +vous.» Vergniaud, qui présidait en ce moment, +lui répondit: «Vous pouvez compter, Sire, sur la +fermeté de l'Assemblée nationale; ses membres +ont juré de mourir en soutenant les droits des +autorités constituées.»</p> + +<p>Le Roi s'assit alors auprès du président, et la +famille royale se plaça dans le banc des ministres. +Mais, sur l'observation de quelques membres de +l'Assemblée, que la Constitution interdisait toute +délibération en présence du Roi, l'Assemblée décida +que le Roi et sa famille se placeraient dans la loge +du logographe, derrière le fauteuil du président. +Les fidèles serviteurs de Sa Majesté arrachèrent sur-le-champ +les barreaux de cette loge et communiquèrent +une partie de la journée avec la malheureuse +famille royale.</p> + +<p>Rœderer se rendit à la barre, accompagné des +administrateurs du département et de la municipalité, +pour rendre compte de ce qui se passait dans +Paris et des motifs qui l'avaient engagé à presser +le Roi de se rendre à l'Assemblée: «Notre force, +ajouta-t-il, était paralysée et n'existait même plus; +nous n'en pouvons avoir d'autre que celle qu'il +plaira à l'Assemblée de nous donner. Nous apprenons +<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span> +dans l'instant que le château vient d'être +forcé.»</p> + +<p>L'Assemblée fit un décret pour mettre les personnes +et les propriétés sous la sauvegarde du +peuple, et envoya une députation de vingt-cinq +de ses membres pour lui porter cette déclaration. +A peine fut-elle partie qu'on entendit le bruit du +canon et de la mousqueterie; la députation se +dispersa, et une partie rentra dans la salle. Le Roi +les rassura en leur disant qu'il avait donné l'ordre +de ne pas tirer; mais voyant entrer des personnes +armées dans l'Assemblée, celle-ci s'y opposa; car, +au milieu de ses succès, elle mourait de peur et +craignait toujours qu'on ne vint délivrer le Roi et +faire main basse sur les conjurés.</p> + +<p>Il arriva des pétitionnaires qui déposèrent que +les Suisses les avaient attirés en signe d'amitié et +avaient fusillé un grand nombre d'entre eux: «Nous +avons, dirent-ils, mis le feu aux Tuileries, et nous +ne l'éteindrons que quand la justice du peuple +sera satisfaite. Nous sommes chargés de vous +demander encore une fois la déchéance du pouvoir +exécutif; c'est une justice que nous réclamons et +que nous attendons de vous.» Le président leur +répondit: «L'Assemblée veille au salut de +l'empire; assurez le peuple qu'elle va s'occuper +des grandes mesures qu'exige son salut.»</p> + +<p>Une députation de la section des Thermes vint +dire à la barre qu'elle ratifiait la pétition présentée +<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span> +la veille pour demander la déchéance; que +le peuple, fatigué des crimes de la Cour, avait juré +de maintenir l'égalité et la liberté, et que tous les +citoyens de Paris partageaient ces sentiments: +«Osez jurer, dit-elle aux députés, que vous sauverez +l'empire.»—«Oui, nous le jurons», dirent +en se levant tous les députés.</p> + +<p>Le concert de toutes ces voix séditieuses, jointes +au bruit du canon et de la mousqueterie, nous +faisait à tous un mal affreux. Chaque coup de canon +nous faisait tressaillir; le cœur du Roi et celui de +la Reine étaient déchirés; et nous étions dans +la plus profonde douleur, en pensant au sort +qu'éprouvaient peut-être en ce moment ceux que +nous avions laissés aux Tuileries. Le pauvre petit +Dauphin pleurait, s'occupait de ceux qu'il aimait +et qui étaient restés au château, se jetait dans mes +bras et m'embrassait. Plusieurs députés en furent +frappés, et la Reine leur dit: «Mon fils aime tendrement +la fille de sa gouvernante, qui est restée +aux Tuileries; il partage l'inquiétude de sa mère, +et celle que nous éprouvons, du sort de ceux que +nous y avons laissés.» Malgré leur férocité, ils ne +purent se défendre d'un sentiment d'attendrissement +et de pitié, en regardant cet aimable +enfant, qui commençait dans un âge si tendre à +sentir déjà le malheur qui l'attendait. Les nouveaux +représentants de la Commune, qui devait +bientôt elle-même dicter des lois à l'Assemblée, +<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span> +vinrent lui faire part de la nomination provisoire de +Santerre comme commandant général de la garde +nationale de Paris, et de la continuation de +Péthion, de Manuel et de Danton dans les places +qu'ils occupaient. Montaut fit la motion que chaque +député jurât à la tribune de maintenir la liberté et +l'égalité, et de mourir à son poste; et nous les +entendîmes successivement répéter ces mêmes +paroles pendant plus de deux heures.</p> + +<p>Les pompiers, que l'on avait envoyé chercher +pour éteindre le feu des Tuileries, vinrent représenter +à l'Assemblée l'impossibilité d'y réussir, si +l'on n'y envoyait des commissaires pour rétablir +l'ordre. Elle répondit d'abord que ce soin regardait +la municipalité; mais sur la représentation de +Chabot, qu'il était cependant fâcheux de laisser +étendre l'incendie, et qu'il était urgent de mettre +un homme de confiance à la tête des pompiers, +elle nomma à cet effet Palloy, architecte de la ville, +qui s'était signalé par son zèle lors de la destruction +de la Bastille.</p> + +<p>Plusieurs fidèles serviteurs du Roi, ayant trouvé +moyen de pénétrer dans l'Assemblée, se rendirent +auprès de ce prince dans la loge du logographe, et +rendirent compte à Sa Majesté de ce qui se passait +aux Tuileries. Ils nous apprirent que les femmes en +étaient sorties sans qu'il leur fût arrivé d'accident, +et mon fils m'assura que Pauline était en +sûreté. Cette certitude et sa présence furent d'une +<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span> +grande consolation pour mon cœur, quoiqu'il fût +encore profondément touché du sort de tant de +braves gens qui s'étaient dévoués pour le Roi et la +famille royale. Mgr le Dauphin fut charmant, en +cette occasion, par la sensibilité avec laquelle il me +témoigna sa satisfaction de savoir sa chère Pauline +hors de danger. Ces messieurs nous dirent que les +Suisses avaient eu un moment le dessus, mais que +n'étant pas secondés, et la multitude croissant à +chaque instant, ils avaient été forcés de se retirer; +qu'on en avait massacré un grand nombre, et que la +fureur s'était étendue jusqu'aux Suisses des particuliers, +dont plusieurs, et nommément le mien, +avaient péri; qu'on ne pouvait se dissimuler qu'il +y aurait beaucoup de victimes, par la rage dont +était animée la populace, présentement maîtresse +du château.</p> + +<p>On vint avertir en ce moment que les Suisses +marchaient sur l'Assemblée, que les fédérés marchaient +à leur rencontre, et qu'ils allaient se livrer +un combat sanglant. L'Assemblée en frémit et +demanda au Roi qu'une des personnes qui étaient +avec lui allât les parlementer et leur fît rendre les +armes. Le président proposa d'en donner l'ordre +par écrit, et M. d'Hervilly s'offrit pour remplir +cette commission; mais avant de partir, il déclara +qu'il ne pouvait agir utilement que sur l'ordre +et la signature de ce prince. L'Assemblée, qui frémissait +de la possibilité de voir arriver les Suisses, +<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span> +s'empressa de présenter au Roi de l'encre et du +papier pour qu'il donnât l'ordre de mettre bas +les armes et de faire retourner les Suisses sur leurs +pas. M. d'Hervilly traversa la rue Saint-Honoré +au milieu des coups de fusil et des balles qui pleuvaient +sur lui de toute part, et fut admiré par sa +bravoure de tous ces enragés. Voyant avec douleur +l'impossibilité où seraient les Suisses de résister à +la multitude de gens armés qui venait à leur rencontre, +il leur signifia l'ordre du Roi de mettre bas +les armes, et revint lui rendre compte de la commission +dont il avait été chargé.</p> + +<p>Les Marseillais et autres brigands, voyant les +Suisses désarmés, se mirent à courir sur eux, et +ces derniers se virent obligés de se cacher et de +changer d'habits pour ne pas être victimes de leur +fureur. On apprit à l'Assemblée que M. d'Affry avait +été mis en prison pour sa propre sûreté, et qu'on +avait mis les scellés chez lui. Elle décréta alors, sur +la motion de Bazire, que les Suisses seraient mis +sous la sauvegarde de la loi et des vertus hospitalières +du peuple; ce qui n'empêcha pas que +celui-ci ne mît à mort tous ceux qui eurent le malheur +de tomber sous sa main.</p> + +<p>Les députés, inquiets de voir le Roi environné de +personnes qui lui étaient attachées, déclarèrent que +le Roi ne devait être gardé que par la garde nationale, +et que toute autre devait se retirer. Le comte +Charles de Chabot, qui était resté dans cette garde +<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span> +dans la vue d'être utile au Roi, alla prendre sur-le-champ +son uniforme et son fusil, et fit le service +de factionnaire à la porte du logographe. Les marques +d'attachement qu'il donna à Sa Majesté l'ayant +rendu suspect aux factieux, il fut arrêté peu de +jours après l'entrée du Roi au Temple et conduit à +la prison de l'Abbaye, où il fut une des premières +victimes de la journée du 2 septembre.</p> + +<p>Il avait adopté pendant quelque temps les principes +de la Révolution; mais, ayant le sens droit et +le cœur pur, il en avait reconnu le danger, et +n'avait cessé, depuis, de chercher à réparer l'erreur +d'un esprit exalté par les propos qu'il entendait +journellement chez la duchesse d'Enville, sa grand'mère. +Elle avait été liée de tout temps avec les différents +membres de la société philosophique, qui +l'avaient imbue des prétendus principes de liberté et +d'égalité, sous lesquels ils cachaient leur ambition +et leur esprit de domination. Ils lui firent +payer bien cher l'appui qu'elle leur avait donné au +commencement de la Révolution, son fils et son +petit-fils ayant été massacrés par suite de leurs principes.</p> + +<p>Lamarque annonça à l'Assemblée qu'on avait +arrêté le départ des courriers, pour empêcher qu'on +ne portât l'alarme dans les départements. Il proposa +que l'on fît une adresse aux Français pour les +instruire que leurs représentants ne négligeraient +rien pour sauver la patrie, qui ne pouvait l'être que +<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span> +par l'union de tous les bons Français. L'Assemblée +adopta cette proposition et le chargea de la rédaction +de l'adresse.</p> + +<p>Vergniaud lui succéda à la tribune: «Je viens, +dit-il, au nom de la commission extraordinaire, +vous proposer une mesure bien rigoureuse, mais +devenue nécessaire, malgré la douleur dont je vous +vois pénétrés. Les dangers de la patrie, qui sont à +leur comble, proviennent de la défiance qu'inspire +la conduite du chef du pouvoir exécutif dans une +guerre entreprise contre la liberté et l'indépendance +nationales. Des adresses de toutes les parties de +l'empire demandent la révocation de l'autorité +déléguée à Louis XVI; et l'Assemblée, ne voulant +point agrandir la sienne par aucune usurpation de +pouvoir, vous propose de décréter: l'établissement +d'une Convention nationale dont elle vous +proposera le mode de convocation; l'organisation +d'un nouveau ministère, les ministres actuels conservant +provisoirement leurs fonctions jusqu'à sa +nomination; celle d'un gouverneur du prince royal; +la suppression de la liste civile, dont on déposera +les registres sur les bureaux de l'Assemblée, accordant +seulement une somme de quatre cent mille +francs pour la dépense de la famille royale jusqu'à +l'établissement de la Convention; la demeure du +Roi et de la famille royale dans l'enceinte du corps +législatif, jusqu'à ce que la tranquillité soit rétablie +dans Paris, avec injonction au département de lui +<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span> +préparer un logement au Luxembourg, où elle sera +sous la garde des citoyens et de la loi; la déclaration +d'infamie et de traître à la patrie pour tout +fonctionnaire public, tout soldat, officier ou même +général, de quelque grade qu'il fût, qui abandonnerait +son poste; et ordre de faire publier +sur-le-champ le présent décret, et de l'envoyer aux +quatre-vingt-trois départements, en leur imposant +l'obligation de le faire parvenir dans les vingt-quatre +heures aux diverses municipalités de leur +ressort.»</p> + +<p>On juge bien que la proposition fut convertie sur-le-champ +en décret.</p> + +<p>Aussitôt que les ministres eurent entendu les +reproches faits au Roi et sur lesquels l'Assemblée +motivait la suspension de la royauté, ils voulurent +se rendre à la barré de l'Assemblée, pour prendre +sur eux toute la responsabilité de la conduite du +Roi; mais il le leur défendit absolument, leur +disant: «Vous augmenteriez le nombre des victimes +sans pouvoir m'être utiles, et ce serait un +chagrin de plus pour moi. Retirez-vous, je vous +l'ordonne, et ne revenez plus ici.» Car le malheur +qui accablait cet excellent prince ne l'empêchait +pas de s'occuper de tous ceux qui lui étaient attachés.</p> + +<p>La Reine, désolée d'être séparée de Mgr le Dauphin +et de le voir entre des mains du choix d'une +pareille assemblée, pria plusieurs députés sur lesquels +<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span> +elle croyait pouvoir compter de chercher à +parer un coup qui lui serait aussi sensible. Ils y +réussirent d'autant plus facilement, que l'Assemblée, +qui projetait l'établissement d'une république, +s'embarrassait peu de donner un gouverneur à +Mgr le Dauphin.</p> + +<p>Pendant que l'Assemblée rendait décrets sur +décrets, les Tuileries étaient livrées au pillage. On +apportait à l'Assemblée l'or, les bijoux trouvés chez +la Reine, et divers autres effets dont on lui faisait +l'offrande. On y porta aussi une malle pleine d'assignats +et un paquet de lettres. Ces dernières furent +envoyées au comité de surveillance, et beaucoup +d'autres à la Commune; car, lorsque nous fûmes +conduits à l'Hôtel de ville avant d'être menés à la +Force, nous vîmes un monceau de lettres dans le +cabinet de Tallien. Les divers effets furent également +portés à la Commune, et les assignats aux +Archives.</p> + +<p>Il est remarquable que cette armée de bandits +s'était interdit le vol aux Tuileries, et mettait impitoyablement +à mort ceux qu'elle surprenait s'appropriant +quelque effet du château. Elle s'y permit +seulement le vol du vin et des liqueurs, dont elle +n'y laissa pas une bouteille. Elle cassait, brisait, +éparpillait, et il y eut un dégât énorme qui ne profita +à personne.</p> + +<p>Tout ce qui habitait les Tuileries perdit tout ce +qu'il possédait; mais la majeure partie de nos effets +<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">226</a></span> +fut volée par les commissaires établis dans le château, +sous prétexte de les conserver, et ils ne se +firent pas de scrupule, non plus que leurs affidés, de +s'approprier ce qui était à leur convenance. On rendit +dans la suite un peu de linge et quelques nippes, +mais rien de ce qui avait une valeur réelle.</p> + +<p>Tous ceux qui apportaient des offrandes enlevées +aux Tuileries les accompagnaient des plus grossières +invectives contre le Roi et la Reine, et laissaient +percer, en les regardant, la joie qu'ils éprouvaient +de pouvoir les insulter à leur gré. De pareilles bassesses +étaient trop au-dessous d'eux pour leur faire +une grande impression; mais ce qui les touchait +sensiblement et brisait leur cœur de douleur, était +de voir conduire à la barre leurs plus fidèles serviteurs, +ne prévoyant que trop le sort qui les attendait +entre les mains de ces furieux.</p> + +<p>Je vis conduire, entre autres, le vicomte de Maillé, +beau-frère de la duchesse de Maillé, mon amie +intime, et auquel j'étais attachée depuis ma jeunesse. +Il était tout en sang, ses habits déchirés, et il +était évident qu'il avait été cruellement maltraité. +C'était un brave et loyal gentilhomme, plein d'honneur +et de probité, et qui avait très bien servi. +Dévoué à son roi, il ne l'avait quitté dans cette +cruelle journée que lorsqu'on éloigna de sa personne +ses plus fidèles serviteurs. Je ne puis dire ce que +cette vue nous fit souffrir; je le vis ce jour-là pour +la dernière fois; emprisonné à l'Abbaye, il y fut +<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">227</a></span> +massacré dans la journée du 2 septembre, laissant +une femme et des enfants inconsolables de sa +perte.</p> + +<p>On ne peut se faire d'idée de la rapidité avec +laquelle se succédaient les décrets. Il y en eut un +pour donner à l'Assemblée le droit de nommer, pour +chaque ministère, un secrétaire du conseil; un autre +pour que chaque ministre nommé par elle pût signer +tous les objets relatifs à son ministère, sans avoir +besoin de la sanction du Roi; un autre pour établir +un camp sous les murs de Paris, ou s'enrôlerait qui +voudrait. Un autre décidait que les canonniers +pourraient, d'après la demande qu'ils en auraient +formée, établir des esplanades d'artillerie sur les +hauteurs de Montmartre. Elle donna aussi le droit +à chaque citoyen, âgé de vingt-cinq ans et vivant +de son travail, de pouvoir être admis aux assemblées +primaires pour l'établissement de la prochaine +Convention.</p> + +<p>Elle décréta, en outre, la permanence de l'Assemblée +et la nomination de douze commissaires pour +être envoyés aux quatre armées, lesquels feraient +signer aux ministres du Roi qu'ils n'y avaient pas +envoyé de proclamation.</p> + +<p>On rapporta, à la grande satisfaction du Roi, la +nomination du gouverneur du prince royal; et ce +fut le seul moment de consolation qu'éprouva la +famille royale dans cette effroyable journée.</p> + +<p>Toutes les pétitions étaient accompagnées, aussi +<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span> +bien que les décrets, des injures les plus atroces +contre le Roi et la Reine. Un grand nombre de +députés rivalisaient avec les pétitionnaires, dans les +reproches qu'ils se permettaient d'adresser à la +malheureuse famille royale, qui passa douze longues +heures à entendre la répétition de tout ce qui +pouvait affliger son cœur et fatiguer son esprit.</p> + +<p>Dans le nombre de ceux qui avaient contribué au +succès de cette effroyable journée, il y en eut cependant +plusieurs qui, respectant le malheur de la +famille royale, mirent au moins dans leurs discours +plus de réserve et de décence. Les membres du côté +droit, privés depuis longtemps de toute influence et +réduits au silence par la majorité de l'Assemblée, +témoignèrent au Roi la profonde douleur dont ils +étaient pénétrés, et leur regret d'être dans l'impossibilité +de pouvoir s'opposer à ce dont ils avaient le +malheur d'être témoins.</p> + +<p>Le résultat des votes de l'Assemblée pour la +composition des ministères fut d'abord la réintégration +de Roland, Servan et Clavières dans les +ministères de la guerre, de l'intérieur et des finances; +puis les nominations de Danton dans celui +de la justice; de Monge à la marine, de Grouvelle +aux affaires étrangères, et de Le Brun aux contributions +publiques.</p> + +<p>M. d'Abancourt, ministre du Roi au département +de la guerre, fut décrété d'accusation pour n'avoir +pas fait partir les Suisses. Mais, d'après l'ordre du +<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span> +Roi de le quitter, il s'était mis en sûreté et ne put +être arrêté.</p> + +<p>Conformément au décret de l'Assemblée, qui +ordonnait que le Roi et sa famille resteraient dans +son enceinte jusqu'au moment où la tranquillité +régnerait dans Paris, on prépara des cellules aux +Feuillants pour y loger la famille royale. Le Roi fut +seul dans la sienne, sans pouvoir garder auprès de +lui les personnes qu'on y avait laissées jusqu'alors. +La Reine et Madame restèrent ensemble dans une +seconde cellule, et Madame Élisabeth, madame de +Lamballe et moi fûmes mises dans une troisième +avec Mgr le Dauphin. Nous passâmes une nuit telle +qu'on peut se l'imaginer, entendant distinctement le +vacarme de l'Assemblée, les applaudissements et les +battements des tribunes; et, à l'exception de Mgr le +Dauphin et de Madame, qui, accablés de fatigue, +s'endormirent sur-le-champ, personne ne put fermer +l'œil de la nuit. Ce fut cependant un petit +adoucissement pour le Roi et la Reine de pouvoir +être seuls un instant; mais quel moment que celui +où ils purent se livrer sans contrainte à tous les +sentiments qu'ils éprouvaient! On leur fit le triste +détail de ce qui se passait dans la ville, de la +consternation qui y régnait, et de la terreur qu'inspiraient +l'audace et la fureur des factieux.</p> + +<p>Des commissaires vinrent à onze heures du soir +reconnaître si chacun était couché dans la cellule +qui lui était destinée; car, malgré toutes leurs précautions, +<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span> +ils ne pouvaient se défendre d'une inquiétude +qui leur faisait pousser la méfiance au dernier +degré. MM. de Choiseul, de Brézé, de Briges, de +Poix, de Nantouillet, de Goguelas, d'Hervilly, +d'Aubier et mon fils, et quelques autres dont je n'ai +pu retenir les noms, passèrent la nuit auprès du +Roi. Mais on ne le laissa pas jouir longtemps de la +consolation de se voir entouré de personnes sur +l'attachement desquelles il avait tout lieu de compter. +On lui signifia, dès le lendemain, de les renvoyer, +sous le prétexte que leur présence pouvait +porter le peuple à de nouveaux excès: «Je suis donc +en prison, leur dit le Roi, et moins heureux que +Charles I^{er} qui conserva tous ses amis jusqu'à l'échafaud?» +Puis, se tournant vers ces messieurs, il leur +témoigna son regret de les quitter, et leur ordonna +de se retirer. La Reine leur dit, les larmes aux yeux: +«Ce n'est que dans ce moment que nous sentons +toute l'horreur de notre position; vous l'adoucissiez +par votre présence et votre dévouement, et l'on nous +prive de cette dernière consolation.» Comme la +famille royale était sans argent et sans linge, ils +mirent tous aux pieds du Roi l'or qu'ils avaient +alors sur eux; mais le Roi ne voulut point l'accepter, +leur disant: «Gardez, messieurs, vos portefeuilles, +vous en aurez plus de besoin que nous, +ayant, j'espère, plus de temps à vivre.»</p> + +<p>Le Roi et sa famille reprirent encore les mêmes +places dans les mêmes loges que la veille, et ils y +<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">231</a></span> +entendirent, ainsi que le jour suivant, les félicitations +sans nombre que reçut l'Assemblée des députations +qui se succédaient les unes aux autres, lesquelles +étaient accompagnées des mêmes injures +contre le Roi et sa famille. Ce prince eut la douleur +d'entendre les transports de joie avec lesquels l'Assemblée +reçut l'hommage du drapeau conquis sur +les Suisses par le sieur Lange, aidé des grenadiers +du faubourg Saint-Laurent, et dont elle ordonna +sur-le-champ la suspension à la voûte de l'Assemblée. +Elle applaudit également à la nomination d'une +cour martiale pour juger les Suisses, sans distinction +de grade, avec l'ordre donné à Santerre de pourvoir +à la sûreté de soixante d'entre eux, réfugiés dans un +bâtiment adjoint à l'Assemblée. Elle voulut se donner +un air de générosité à leur égard, mais ils +furent tous fusillés le lendemain.</p> + +<p>Le Roi entendit prononcer la suspension provisoire +de tous les juges de paix de toutes les sections +de Paris, l'ordre de conduire à l'Abbaye M. de +La Porte, intendant de la liste civile, et d'apposer +les scellés sur tous ses papiers; enfin, le rapport des +commissaires nommés pour faire l'inventaire du +propre secrétaire de Sa Majesté, ainsi que de tous +ses papiers. Pour combler la mesure des insultes +prodiguées à notre pauvre malheureux roi, il fut +condamné à entendre la lecture faite par Condorcet +de l'exposition des motifs qui avaient décidé +l'Assemblée à la convocation d'une Convention +<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span> +nationale, et à la suspension du pouvoir exécutif +dans les mains du Roi. C'était le résumé de tous les +griefs reprochés au Roi par les factieux, de ceux +attribués aux nobles et aux prêtres, qu'on accusait +ce prince d'avoir soutenus au préjudice de l'État. +On l'y rendait responsable de la guerre actuelle et +de la conduite des puissances étrangères, et l'on peut +juger de tout ce que cette exposition contenait d'injurieux +pour Sa Majesté, en y voyant les signatures +de Guadet, Romme, Goujon et autres factieux de +la Montagne; elle fut envoyée dans tous les départements.</p> + +<p>Afin d'entretenir la fermentation dans Paris, on +répandit le bruit d'un attentat projeté sur les jours +de Péthion, et l'on vint dire à l'Assemblée que les +assassins étaient dans les fers, et qu'on lui avait +donné une garde pour veiller sur des jours aussi +précieux.</p> + +<p>Pour être plus à portée de surveiller le Roi et +sa famille, l'Assemblée changea l'habitation du +Luxembourg, pour l'habitation du Roi et de sa +famille, en celle de l'hôtel du ministre de la justice, +place Vendôme; mais cette décision ne fut pas de +longue durée. Manuel, au nom de la Commune de +Paris, vint représenter à l'Assemblée qu'étant chargée +de la garde du Roi, elle proposait de l'établir au +Temple, où elle le croyait plus en sûreté que partout +ailleurs. La Reine frémit quand elle entendit +nommer le Temple, et me dit tout bas: «Vous verrez +<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span> +qu'ils nous mettront dans la tour, dont ils feront +pour nous une véritable prison. J'ai toujours eu une +telle horreur pour cette tour, que j'ai prié mille fois +M. le comte d'Artois de la faire abattre, et c'était +sûrement un pressentiment de tout ce que nous +aurons à y souffrir.» Et sur ce que je cherchais à +écarter d'elle une pareille idée: «Vous verrez si je +me trompe», répéta-t-elle. L'événement n'a malheureusement +que trop justifié un pressentiment +aussi extraordinaire.</p> + +<p>Manuel fit à l'Assemblée le récit de la conduite +barbare qui devait être tenue vis-à-vis de la famille +royale: «Le Temple, dit-il, sera gardé par vingt +hommes pris dans chaque section de la ville de +Paris. On y conduira demain le Roi et sa famille, +avec le respect dû au malheur. Les rues qu'ils traverseront +seront bordées des soldats de la Révolution, +qui les feront rougir d'avoir cru qu'il pouvait +y avoir parmi eux des esclaves du despotisme, et +leur plus grand supplice sera d'entendre crier: +«Vivent la nation et la liberté!» Il ajouta que le +Roi et la Reine n'ayant que des traîtres pour amis, +toute correspondance leur serait interdite.</p> + +<p>Une députation de cette même Commune vint +demander le rapport du décret relatif à la création +d'un nouveau directoire de département qui +pourrait casser tout ce que le peuple venait de +faire; et l'Assemblée, qui s'était mise dans sa dépendance +de manière à ne pouvoir lui rien refuser, +<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span> +se vit obligée, quoique malgré elle, d'adhérer à sa +demande, ainsi qu'à celles qu'elle y ajouta par la +suite.</p> + +<p>On fit grâce au Roi, le lundi 13, de la séance de +l'Assemblée, et la matinée se passa à concerter les +préparatifs du départ pour le Temple. Péthion +déclara à Sa Majesté qu'elle ne pouvait emmener +qu'une personne pour la servir, et quatre femmes +pour le service de la Reine, des deux princesses +et de Mgr le Dauphin. Madame Thibault se +présenta pour le service de la Reine, madame +Navarre pour celui de Madame Élisabeth, et +mesdames Basire et de Saint-Brice pour celui de +Mgr le Dauphin et de Madame. Les deux premières +étaient premières femmes de chambre des +deux princesses, qui avaient en elles la confiance +qu'elles méritaient par leur dévouement et l'ancienneté +de leurs services. Les deux autres témoignaient +le même attachement et un véritable +dévouement. Comme on permit un moment à la +Reine d'emmener une seconde femme, madame +Auguier demanda à suivre Sa Majesté et arriva +même aux Feuillants; mais cette permission ayant +été promptement révoquée, elle fut obligée, à son +grand regret, de retourner chez elle, car elle était +fort attachée à la Reine.</p> + +<p>MM. de Champlost, premiers valets de chambre +du Roi, qui faisaient à eux deux leur quartier, +n'ayant pu suivre le Roi à cause de leur mauvaise +<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span> +santé<a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, M. de Chamilly, qui était aussi premier +valet du Roi, s'offrit pour les remplacer avec tout le +dévouement d'un véritable attachement. Employé au +service intérieur de Sa Majesté, il trouva le moyen +d'ennoblir les fonctions les plus humbles, auxquelles +il n'était point habitué, par les sentiments +avec lesquels il s'occupait de tout ce qu'il croyait +pouvoir adoucir les gênes de toute espèce qu'éprouvait +la famille royale, et il fut pour ma fille et +pour moi d'une obligeance qu'il m'est impossible +d'oublier.</p> + +<p>M. Hue, nommé premier valet de chambre de +Mgr le Dauphin jusqu'au moment où il devait passer +aux hommes, et qui connaissait Péthion de vieille +date, sollicita celui-ci si vivement de le laisser suivre +Mgr le Dauphin, qu'il obtint la permission de +ne point abandonner ce jeune prince. Sa conduite +et son attachement à la famille royale ont été si +connus, que je n'apprendrai rien de nouveau en +ajoutant son nom à mes faibles éloges.</p> + +<p>Meunier, de la bouche du Roi, fut chargé de la +cuisine de Sa Majesté, et y continua le même service +jusqu'au départ de Madame pour Vienne. +Targé parvint aussi à être employé au service intérieur +de la Tour, et donna à la famille royale, au +risque même de sa vie, les preuves d'une fidélité +peu commune et d'un dévouement absolu. +<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span></p> + +<p>La Reine, qui ne cessait jamais de s'occuper de +tout ce qui pouvait adoucir la peine de ceux qui +étaient auprès d'elle, voulant me procurer la consolation +d'emmener avec moi ma fille Pauline, m'offrit, +avec une bonté parfaite, de la demander à +Péthion. Je fus glacée de la proposition, ne prévoyant +que trop que l'on ne nous laisserait pas +longtemps au Temple; je frémissais à l'idée d'exposer +ma fille, jeune et jolie, à la merci de ces furieux; +car je connaissais trop la fermeté de son caractère +et le bonheur qu'elle éprouverait de pouvoir adoucir +par ses soins, son respect et son attachement, +la cruelle position de la famille royale, pour me +permettre de calculer les dangers qu'elle pouvait +courir d'ailleurs. Mgr le Dauphin et Madame, qui +me virent un moment d'incertitude, se jetèrent à +mon cou, me demandant avec instance de leur +donner leur chère Pauline; Madame ajouta même +avec une grâce parfaite: «Ne nous refusez pas, elle +fera notre consolation, et je la traiterai comme ma +sœur.» Il me fut impossible de résister à de pareilles +instances; je recommandai ma fille à la Providence. +Je témoignai à la Reine toute ma reconnaissance +et mon extrême désir de lui voir obtenir +pour Pauline une faveur à laquelle elle attacherait +tant de prix. La Reine en fit la demande à Péthion, +qui l'accorda de bonne grâce. Il me dit d'envoyer +chercher ma fille par son frère, qui la mènerait au +comité de l'Assemblée, laquelle lui donnerait la permission +<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">237</a></span> +dont elle avait besoin pour accompagner +Leurs Majestés. Pauline éprouva la joie la plus vive en +apprenant cette nouvelle, et se rendit sur-le-champ +à l'Assemblée avec mon fils, qui la remit ensuite +entre mes mains. Il profita de cette circonstance +pour passer encore une partie de la journée auprès +du Roi, et supplia Sa Majesté de lui obtenir la même +permission qu'à sa sœur; mais Péthion n'y voulut +pas consentir, et mon fils ne put rester avec le Roi +que jusqu'à son départ des Feuillants; encore fut-il +obligé de quitter Sa Majesté deux heures auparavant, +par l'ordre exprès qu'elle lui en donna.</p> + +<p>Ce bon prince, toujours plus occupé des autres que +de lui-même, lui dit ces propres paroles: «Monsieur +de Tourzel, allez-vous-en, je vous en prie; +plus nous approchons de l'heure de notre départ, +plus la fureur du peuple augmentera, et vous courrez +le risque d'en être une victime.» Et voyant que +mon fils ne pouvait se résoudre à le quitter, il lui +dit: «Je vous l'ordonne, monsieur de Tourzel, et +c'est peut-être le dernier ordre que vous recevrez de +moi.» Puis, prenant les cheveux qu'on venait de +lui couper, il les lui donna, ajoutant: «Il faut +espérer que nous verrons des temps plus heureux, +et je serai bien aise de vous revoir auprès de moi.» +Puis il l'embrassa; la Reine, le jeune prince, +Madame et Madame Élisabeth lui firent le même +honneur, et il se retira pénétré de la plus profonde +douleur. +<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span></p> + +<p>Comme mon fils n'avait pas quitté le Roi pendant +toute la Révolution et lui avait toujours témoigné +un grand attachement, le Roi m'avait dit de lui-même: +«Que votre fils ne pense point à quitter la +France, je veux le conserver auprès de ma personne, +et si je suis assez heureux pour être un jour +à la tête de mes troupes, je le ferai un de mes +aides de camp.» J'étais loin d'avoir pensé à solliciter +pour lui une pareille faveur, m'étant imposé +la loi de ne former aucune demande, et de ne +penser qu'à donner à Sa Majesté des preuves +du dévouement le plus sincère et le plus désintéressé.</p> + +<p>Mon fils, en quittant le Roi, fut au moment +d'être arrêté par la populace, qui, dans l'attente du +départ du Roi pour le Temple, entourait le bâtiment +des Feuillants; et il ne dut son salut qu'à +quelques gendarmes ci-devant gardes de la prévôté +de l'Hôtel, qui, l'ayant reconnu, le firent sortir par +une porte détournée et ne le quittèrent que lorsqu'il +fut en sûreté. Ne pouvant se résoudre à perdre de +vue la personne du Roi, il prit, en rentrant chez lui, +un costume qui le déguisa, se mêla parmi les bandits +qui entouraient la voiture de Sa Majesté jusqu'au +Temple. Quand il en vit refermer la porte, il +éprouva, m'a-t-il dit mille fois, un sentiment de douleur +qu'il lui serait impossible d'exprimer.</p> + +<p>Le Roi monta à six heures du soir dans une des +grandes voitures de la cour; le cocher et le valet +<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span> +de pied étaient habillés de gris, et servirent, ce +jour-là, pour la dernière fois ce bon et excellent +prince. Il était dans le fond de la voiture avec la +Reine, Mgr le Dauphin et Madame; Madame Élisabeth, +madame la princesse de Lamballe et Péthion +sur le devant; Pauline et moi à une des deux portières, +et Manuel à l'autre, avec Colonges, officier +municipal. Tous ces messieurs avaient le chapeau +sur la tête et traitaient Leurs Majestés de la manière +la plus révoltante.</p> + +<p>A peine la voiture eut-elle passé la porte des +Feuillants, que la troupe des fédérés et la nombreuse +populace qui raccompagnait firent retentir +l'air des cris de: «<i>Vive la nation! Vive la liberté!</i>» +en y ajoutant les injures les plus sales et les plus +grossières; et ces abominables cris ne cessèrent pas +un instant pendant toute la route.</p> + +<p>Pour plaire à cette multitude effrénée, Manuel +commença par faire arrêter la voiture du Roi à la +place Vendôme, et de manière qu'elle se trouvât +comme foulée par les pieds du cheval de la statue +de Louis XIV, qui avait été renversée depuis deux +jours, ainsi que toutes les autres statues de nos rois. +Puis, apostrophant Sa Majesté avec la dernière insolence: +«Voilà, dit-il, Sire, comment le peuple +traite ses rois.»—«Plaise à Dieu, lui répondit ce +prince avec calme et dignité, que sa fureur ne +s'exerce que sur des objets inanimés!»</p> + +<p>Au milieu de tant d'indignités, la famille royale +<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span> +conserva un courage et une dignité qui étonnèrent +même ceux qui se plaisaient à l'abreuver d'amertumes.</p> + +<p>Le Roi fut deux heures et demie à se rendre au +Temple, passant par les boulevards. Car cette +effroyable escorte, non contente de faire aller au +pas la voiture de Sa Majesté, la faisait encore arrêter +de temps en temps. Plusieurs d'entre eux s'approchaient +avec des yeux étincelants de fureur; et il y +eut même des instants où l'on voyait l'inquiétude +peinte sur les visages de Péthion et de Manuel. Ils +mettaient alors la tête à la portière, haranguaient la +populace et la conjuraient, au nom de la loi, de +laisser cheminer la voiture.</p> + +<p>Quelque affreuse que dut être l'entrée du Temple +pour la famille royale, elle en était réduite à la +désirer pour voir la fin d'une scène aussi atroce que +prolongée. Elle se flattait de se trouver seule dans +les appartements qu'elle allait occuper et de pouvoir +respirer un moment au milieu de tant d'angoisses; +mais les insultes qu'elle n'avait cessé d'éprouver +n'étaient pas encore à leur terme.</p> + +<p>Le Temple présentait l'aspect d'une fête; tout +était illuminé, jusqu'aux créneaux des murailles des +jardins. Le salon était éclairé par une infinité de +bougies, et rempli des membres de cette infâme +Commune, qui, le chapeau sur la tête et avec le +costume le plus sale et le plus dégoûtant, traitaient +le Roi avec une insolence et une familiarité révoltantes. +<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span> +Ils lui faisaient mille questions plus ridicules +les unes que les autres; et un d'entre eux, couché sur +un sofa, lui tint les propos les plus étranges sur le +bonheur de l'égalité: «Quelle est votre profession?» +lui dit le Roi.—«Savetier», répondit-il. C'était +cependant la compagnie du successeur de tant de +rois. Ce prince et la famille royale conservèrent +toujours le maintien le plus noble, et répondirent à +leurs questions avec une bonté qui aurait dû les +faire rentrer en eux-mêmes, si l'ivresse du pouvoir +ne les avait rendus insensibles à toute espèce de sentiment.</p> + +<p>Le pauvre petit Dauphin, tombant de sommeil et +de fatigue, demandait instamment à se coucher. Je +sollicitai à plusieurs reprises qu'on me le laissât +conduire dans sa chambre; on répondait toujours +qu'elle n'était pas prête. Je le mis sur un canapé, où +il s'endormit profondément. Après une longue +attente, on servit un grand souper. Personne n'était +tenté d'y toucher; on fit semblant de manger pour +la forme, et Mgr le Dauphin s'endormit si profondément +en mangeant la soupe, que je fus obligée +de le mettre sur mes genoux, où il commença sa +nuit. On était encore à table qu'un municipal vint +dire que sa chambre était prête, le prit sur-le-champ +entre ses bras, et l'emporta avec une telle rapidité, +que madame de Saint-Brice et moi eûmes toutes les +peines du monde à le suivre. Nous étions dans une +inquiétude mortelle en le voyant traverser les souterrains, +<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span> +et elle ne put qu'augmenter quand nous +vîmes conduire le jeune prince dans une tour et le +déposer dans la chambre qui lui était destinée. La +crainte d'en être séparée et la peur d'irriter les municipaux +m'empêchèrent de leur faire aucune question. +Je le couchai sans dire un mot, et je m'assis +ensuite sur une chaise, livrée aux plus tristes +réflexions. Je frémissais à l'idée de le voir séparé +du Roi et de la Reine, et j'éprouvai une grande consolation +en voyant entrer cette princesse dans la +chambre. Elle me serra la main en me disant: «Ne +vous l'avais-je pas bien dit?» Et s'approchant +ensuite du lit de cet aimable enfant, qui dormait +profondément, les larmes lui vinrent aux yeux en le +regardant; mais, loin de se laisser abattre, elle +reprit sur-le-champ ce grand courage qui ne l'abandonna +jamais, et elle s'occupa de l'arrangement des +chambres de ce triste séjour.</p> + +<p>La famille royale occupa d'abord la petite tour; +il n'y avait que deux chambres à chaque étage, et +une petite qui servait de passage de l'une à l'autre. +On y plaça la princesse de Lamballe, et la Reine +occupa la seconde chambre, en face de celle de +Mgr le Dauphin. Le Roi logea au-dessus de la +Reine, et l'on établit un corps de garde dans la +chambre à côté de la sienne. Madame Élisabeth fut +établie dans une cuisine, qui donnait sur ce corps de +garde et dont la saleté était affreuse. Cette princesse, +qui joignait à une vertu d'ange une bonté +<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span> +sans pareille, dit sur-le-champ à Pauline qu'elle +voulait se charger d'elle, et fit placer dans sa +chambre un lit de sangle à côté du sien. Nous ne +pourrons jamais oublier toutes les marques de +bonté qu'elle en reçut pendant le temps qu'il nous +fut permis d'habiter avec elle ce triste séjour.</p> + +<p>Comme la chambre de la Reine était la plus +grande, on s'y réunissait toute la journée, et le Roi +lui-même y descendait dès le matin. Leurs Majestés +n'éprouvèrent pas même la consolation d'y être +seules avec leur famille; un commissaire de la Commune, +que l'on changeait d'heure en heure, était +toujours dans la chambre où elles se tenaient. La +famille royale leur parlait à tous avec une telle +bonté, qu'elle parvint à en adoucir plusieurs.</p> + +<p>On descendait à l'heure des repas dans une pièce +au-dessous de la chambre de la Reine, qui servait de +salle à manger, et, sur les cinq heures du soir, Leurs +Majestés se promenaient dans le jardin, car elles +n'osaient laisser promener seul Mgr le Dauphin, de +peur de donner aux commissaires l'idée de s'en +emparer. Elles y entendaient quelquefois de bien +mauvais propos, qu'elles ne faisaient pas semblant +d'entendre, et la promenade durait même assez +longtemps pour faire prendre l'air aux deux enfants +à qui il était bien nécessaire, la famille royale s'oubliant +elle-même pour ne s'occuper que de ce qui +l'entourait.</p> + +<p>Il y avait, à côté de la salle à manger, une bibliothèque, +<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span> +que Truchon, un des commissaires de la +Commune, fit remarquer à Leurs Majestés. Elles y +prirent quelques livres pour elles et pour leurs +enfants. Le Roi prit, entre autres, le premier volume +des <i>Études de la nature</i>, par Bernardin de Saint-Pierre, +ce qui donna occasion à Truchon de parler du +mérite de cet ouvrage. Il débutait par une dédicace, +qui était l'éloge le plus vrai des vertus de Sa Majesté. +Il ne put s'empêcher de nous le faire voir; et le +contraste de sa situation avec celle du temps où ce +livre avait été imprimé nous fit faire de douloureuses +réflexions.</p> + +<p>Ce Truchon, membre de la Commune de Paris, +était un mauvais sujet; il était accusé de bigamie +et avait une condamnation contre lui. Pour être +méconnu, il avait laissé croître sa barbe, qui était +d'une si grande longueur, qu'on l'appelait l'homme +à la grande barbe. Il paraissait avoir reçu de l'éducation +par sa manière de s'énoncer et ses formes +polies, bien différentes de celles de ses camarades, +quand il adressait la parole à Leurs Majestés.</p> + +<p>On voyait s'élever avec rapidité les murs du +jardin du Temple. Palloy, qui avait été nommé +architecte de cette prison, montra au Roi le plan +de l'appartement qui lui était destiné dans la grande +tour, ainsi que celui de la famille royale. Péthion et +Santerre venaient quelquefois les visiter, et les +voyant toujours avec ce calme que la bonne conscience +seule peut donner, ils en étaient tout étonnés. +<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span> +Quelques municipaux, plus humains que le grand +nombre d'entre eux, cherchaient à donner quelques +consolations à Leurs Majestés, mais toujours avec +circonspection, par la peur d'être dénoncés.</p> + +<p>MM. de Chamilly et Hue redoublaient de soins +et d'attentions pour le service de Leurs Majestés et +de la famille royale; ils ne se donnaient pas un +moment de repos pendant tout le cours de la journée. +Madame de Saint-Brice se conduisit aussi très-bien. +Mesdames Thibaut et Navarre justifiaient tous +les jours la confiance qu'avaient en elles la Reine et +Madame Élisabeth; et c'était une consolation pour +la famille royale d'être entourée de si fidèles serviteurs.</p> + +<p>Elle était l'unique objet de nos pensées, et nous +n'étions occupées, Pauline et moi, qu'à adoucir +l'horreur de sa situation, par notre respect et notre +dévouement. Elle était si touchée de la plus légère +attention et le témoignait d'une manière si affectueuse, +qu'il était impossible de ne pas lui être +attaché au delà de toute expression. Mgr le Dauphin +et Madame étaient charmants pour Pauline; ils lui +témoignaient l'amitié la plus touchante, et le Roi et +la Reine la comblaient de bontés. Nous cherchions, +l'une et l'autre, à faire entrer dans leur cœur quelque +rayon d'espérance, et nous nous flattions que tant +de vertus pourraient fléchir la colère céleste. Mais +l'arrêt de la Providence était prononcé: elle voulait +punir cette France si coupable, et jadis si orgueilleuse +<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">246</a></span> +de son amour pour ses rois; elle permit que +l'esprit de vertige l'aveuglât au point de la conduire +aux plus grands excès.</p> + +<p>Nous vîmes bien, dans la journée du 18 (samedi), +quelques pourparlers entre les municipaux, qui nous +donnèrent de l'inquiétude; et l'un d'eux, qui n'osait +s'expliquer ouvertement, chercha à nous faire entendre +que nous étions au moment d'être séparés +de la famille royale; mais ce qu'il disait était si peu +intelligible que nous n'y pûmes rien comprendre. +Nous nous couchâmes comme à l'ordinaire, et +comme je commençais à m'endormir, madame de +Saint-Brice m'éveilla, en m'avertissant qu'on arrêtait +madame de Lamballe. L'instant d'après, nous +vîmes arriver dans ma chambre un municipal qui +nous dit de nous habiller promptement; qu'il avait +reçu l'ordre de nous conduire à la Commune pour +y subir un interrogatoire, après lequel nous serions +ramenées au Temple. Le même ordre fut intimé à +Pauline, dans la chambre de Madame Élisabeth. Il +n'y avait qu'à obéir, dans la position où nous étions. +Nous nous habillâmes et nous nous rendîmes ensuite +chez la Reine, entre les mains de laquelle je remis +ce cher petit prince, dont on porta le lit dans sa +chambre, sans qu'il se fût réveillé. Je m'abstins de +le regarder pour ne pas ébranler le courage dont +nous allions avoir tant de besoin, pour ne donner +aucune prise sur nous et reprendre, s'il était possible, +une place que nous quittions avec tant de regret. La +<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">247</a></span> +Reine vint sur-le-champ dans la chambre de madame +la princesse de Lamballe, dont elle se sépara avec +une vive douleur. Elle nous témoigna, à Pauline et +à moi, la sensibilité la plus touchante, et me dit tout +bas: «Si nous ne sommes pas assez heureux pour +nous revoir, soignez bien madame de Lamballe; +dans toutes les occasions essentielles prenez la +parole, et évitez-lui, autant que possible, d'avoir à +répondre à des questions captieuses et embarrassantes.» +Madame était tout interdite et bien affligée +de nous voir emmener. Madame Élisabeth arriva de +son côté et se joignit à la Reine pour nous encourager. +Nous embrassâmes pour la dernière fois ces +augustes princesses, et nous nous arrachâmes, la +mort dans l'âme, d'un lieu que nous rendait si chère +la pensée de pouvoir être de quelque consolation à +nos malheureux souverains.</p> + +<p>Nous traversâmes les souterrains à la lueur des +flambeaux; trois fiacres nous attendaient dans la +cour. Madame la princesse de Lamballe, ma fille +Pauline et moi, montâmes dans le premier, les +femmes de la famille royale dans le second, et +MM. de Chamilly et Hue dans le troisième. Un +municipal était dans chaque voiture, qui était +escortée par des gendarmes et entourée de flambeaux. +Rien ne ressemblait plus à une pompe +funèbre que notre translation du Temple à l'Hôtel +de ville; et, pour que rien ne manquât à l'impression +qu'on cherchait à nous faire éprouver, on +<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">248</a></span> +nous y fit entrer par cette horrible petite porte par +laquelle passaient les criminels qui allaient subir +leur supplice. On nous conduisit tous dans une +grande salle, chacun entre deux gendarmes, qui ne +nous permettaient pas même de nous regarder. On +commença par interroger MM. Hue et de Chamilly, +puis mesdames Thibaut, Navarre et Saint-Brice; et, +vers trois heures du matin, on fit appeler madame +la princesse de Lamballe. Son interrogatoire ne +fut pas long. Le mien le fut davantage; et je fus +injuriée, en passant, par des femmes, espèces de +furies qui ne quittaient pas ce triste lieu. Comme +les séances de jour et de nuit étaient publiques, +elles se relayaient, et il y en avait toujours dans la +salle. En y entrant, je demandai qu'on me permît +de conserver ma fille avec moi après l'interrogatoire. +On me répondit durement qu'elle ne courait +aucun danger, étant sous la garde du peuple. J'étais +montée sur une estrade, en présence d'une foule de +peuple qui remplissait la salle. Il y avait aussi des +tribunes remplies d'hommes et de femmes.</p> + +<p>Billaud de Varennes interrogeait, et un secrétaire +inscrivait les demandes et les réponses. Comme +elles se prolongeaient infiniment, et que j'étais +très-fatiguée, je crus pouvoir m'asseoir sur un +banc qui était derrière moi. Un grand nombre de +voix s'écrièrent: «Elle doit rester debout devant +son souverain.» Mais sur l'observation de Billaud +de Varennes, qu'un criminel avait le droit de +<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span> +s'asseoir sur la sellette, on me laissa m'asseoir. On +me questionna de toutes les manières sur ce que +faisaient le Roi et la Reine, sur les personnes qu'ils +voyaient; on me demanda ce qu'ils pensaient de +tout ce qui se passait, me sommant de donner tous +les détails dont je pouvais me rappeler sur leur +vie ordinaire et sur la journée du 10 août; quelles +étaient les personnes qui étaient autour d'eux dans +la nuit qui précéda cette horrible journée. Mes +réponses furent courtes et précises: «Ma position +de gouvernante du jeune prince m'obligeant à ne +le pas perdre de vue, et passant toutes les nuits +dans sa chambre, j'étais peu au courant de ce qui +se passait ailleurs», leur répondis-je. Comme on se +rappela que j'avais été du voyage de Varennes, on +me demanda comment j'avais osé l'accompagner +dans cette fuite. Ma réponse fut simple: «J'ai fait +serment de ne le jamais quitter, je ne pouvais m'en +séparer; et je lui étais d'ailleurs trop attachée +pour l'abandonner lorsqu'il pouvait courir quelque +danger, et ne pas chercher à conserver sa vie, +même aux dépens de la mienne, si je ne le pouvais +qu'à ce prix.» Cette réponse me valut quelques +applaudissements, et je repris alors un peu l'espoir +de retourner auprès de nos malheureux souverains. +On trouva mes réponses raisonnables, et je +n'éprouvai ni huées ni malveillances. Nous avions +un grand soin, madame de Lamballe, ma fille et +moi, d'éviter tout ce qui pouvait choquer cette +<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span> +multitude, qui trouva tant de simplicité dans nos +personnes et dans nos réponses, que nous fûmes au +moment d'être renvoyées au Temple; et même, +lorsque Manuel vint parler de nous envoyer à la +Force, plusieurs voix s'écrièrent qu'il n'y avait plus +de place; mais Manuel, qui l'avait décidé, répliqua +d'un ton goguenard qu'il y en avait toujours pour +les dames chez un peuple aussi galant que les Français. +Et cette plaisanterie, qui eut tout le succès qu'il +en attendait, détermina notre entrée à la Force.</p> + +<p>Nous fûmes conduites, après notre interrogatoire, +dans le cabinet de Tallien, balancées entre la +crainte et l'espérance. Un de ses secrétaires, ému +de pitié à la vue de notre situation, alla voir ce qui +se passait à l'assemblée de la Commune, et nous +donna l'espoir de retourner au Temple; mais une +demi-heure après, étant encore retourné à cette +assemblée, il revint, ne nous dit mot, et nous +regardant: «Non, dit-il, je n'y puis plus tenir.» +Il sortit de la chambre, et nous ne le vîmes plus. +Nous ne pûmes douter alors que notre sort fût +décidé; nous nous regardâmes tristement, et la +bonne princesse me serra la main en me disant: +«J'espère au moins que nous ne nous quitterons +pas.» Elle montra dans cette occasion, et pendant +tout le temps qu'elle fut au Temple et à la Force, +un courage qui ne se démentit pas un instant<a name="FNanchor_5" id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> + +<p>M. Hue fut le seul qui eut la permission de +revenir au Temple; mais ce ne fut pas pour longtemps. +Peu de jours après, il fut incarcéré de +nouveau, et n'échappa que par une espèce de +miracle aux massacres des 2 et 3 septembre.</p> + +<p>Manuel, qui ne négligeait aucune occasion de +plaire au peuple souverain, voulut lui donner le +plaisir de notre translation à la Force. Il nous y fit +conduire à midi, dans trois fiacres escortés par la +gendarmerie. Comme c'était un jour de dimanche, +une foule de curieux se portèrent sur notre passage, +<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span> +et nous fûmes accablées d'injures pendant notre +trajet de l'Hôtel de ville à la Force. Nous y entrâmes +par la rue des Ballets, et nous restâmes tous dans la +salle du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms +sur le registre de madame de Hanère, concierge de +cette prison. C'était une très-bonne femme, qui +avait avec elle une fille qui fut parfaite sous tous +les rapports.</p> + +<p>Quand nos noms furent inscrits, Pauline et moi +fûmes conduites dans deux cachots de cette prison, +séparés l'un de l'autre; et madame la princesse de +Lamballe dans une chambre un peu meilleure. Je +fis l'impossible pour ne point être séparée de ma +chère Pauline; et voyant que je ne pouvais rien +gagner sur le cœur endurci de nos municipaux, je +leur reprochai avec la plus grande véhémence +l'inconvenance de séparer de sa mère une jeune +personne de son âge; et je me laissai aller à toute +l'impétuosité de ma douleur sans ménager aucune +de mes expressions.</p> + +<p>J'entrai dans mon cachot la mort dans l'âme, et +dans un tel désespoir, que le guichetier, appelé +François, et qui était un bon homme, eut pitié de +moi, et m'assura qu'il aurait le plus grand soin de +ma fille, qui était confiée à sa garde. L'état de cet +homme et son âge de vingt-cinq ans me rassuraient +médiocrement. L'idée de tout ce que ma pauvre +Pauline pouvait avoir à supporter me mettait dans +une agitation sans bornes, à laquelle succédait un +<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span> +abattement excessif. On m'apporta à dîner; il me +fut impossible de rien avaler, et je souffrais au delà +de tout ce que l'on peut imaginer. Le pauvre guichetier, +affligé de me voir dans un état aussi violent, +vint me faire la confidence que ma fille était +au-dessus de moi, et qu'il lui avait donné un petit +barbet pour lui tenir compagnie. L'attention de cet +homme me toucha, et je commençai à espérer que +la Providence viendrait à notre secours. Je me +mis à genoux; j'implorai la miséricorde de Dieu +pour elle et pour moi, et je le priai de donner à +cette pauvre enfant le courage qui me manquait. +Elle fut mise d'abord dans un cachot si bas, qu'elle +ne pouvait s'y tenir debout; mais, comme il y +manquait plusieurs carreaux de vitre, on l'en fit +changer, et elle en eut un autre un peu moins +mauvais que le premier.</p> + +<p>M. Hardi, car c'est ainsi que s'appelait celui +à qui Pauline et moi devons la conservation de +notre existence, témoin de mon désespoir, fut +trouver Manuel et lui représenta que c'était une +barbarie inutile de séparer la mère et la fille, +et le fit consentir à nous réunir. J'étais loin de +l'espérer, et je fus bien étonnée d'entendre ouvrir +ma porte à sept heures du soir, et de voir entrer +Manuel et Pauline dans ma chambre. Je n'ai jamais +éprouvé dans ma vie de satisfaction plus vive. +Nous nous jetâmes dans les bras l'une de l'autre, +sans pouvoir exprimer une parole, et avec un tel +<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">254</a></span> +sentiment, que Manuel en fut attendri. Nous lui +témoignâmes ensuite notre reconnaissance avec une +telle vivacité, qu'il en fut ému au point de verser +quelques larmes, et il m'offrit de m'amener aussi +madame de Lamballe. Quoique ce fût naturellement +à nous à l'aller trouver, je ne fis aucune +objection, de peur de refroidir sa bonne volonté, +et je lui en témoignai le plus grand désir. Il sortit +sur-le-champ pour l'aller chercher et l'amena dans +ma chambre. Nous le remerciâmes de bien bon +cœur; et cette bonne princesse, ne voulant plus +nous quitter, demanda qu'il lui fût permis d'occuper +le second lit qui était dans mon cachot. Pauline, +qui vit la répugnance qu'elle avait à passer la nuit +seule dans cette prison, offrit de retourner dans +la sienne, et Manuel nous proposa de nous établir +toutes trois, le lendemain, dans la chambre où +avait été mise d'abord cette princesse, comme étant +plus saine et plus commode que la mienne. Ce +n'était pas difficile, car celle-ci était un vrai cachot, +privé d'air, n'ayant pour toute fenêtre que trois carreaux +de vitre, et d'une humidité si excessive, que +je fus enrhumée pour y avoir couché une seule nuit.</p> + +<p>Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel +vint lui-même nous conduire dans la chambre de +madame de Lamballe, où nous fûmes toutes trois +réunies. On nous permit de faire venir de chez nous +ce dont nous avions besoin. Comme Pauline et moi +n'avions rien sauvé des Tuileries, et que nous ne +<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span> +possédions que ce qui était dans notre cassette, +nous n'abusâmes pas de la permission, et nous +louâmes ce qui nous était absolument nécessaire +et dont nous ne pouvions nous passer.</p> + +<p>On nous renvoya le lendemain notre cassette, et +la Reine, voulant nous montrer qu'elle était bien +occupée de nous, nous fit dire qu'elle avait fait +elle-même notre cassette; et comme elle n'oubliait +jamais rien de ce qui pouvait être utile aux personnes +qui lui étaient attachées, elle m'envoya la +moitié de sa flanelle d'Angleterre, ajoutant qu'elle +me l'aurait donnée tout entière, si elle n'avait +craint d'avoir de la peine à la ravoir. Quelle bonté +dans une situation telle que la sienne! J'en fus +profondément touchée, et désolée de ne pouvoir +lui exprimer tout ce que mon cœur éprouvait en ce +moment.</p> + +<p>Nous cherchâmes à rendre notre situation moins +pénible dans ce triste séjour, en partageant notre +temps en diverses occupations, telles que le soin +de notre chambre, le travail et la lecture. Nos +pensées se portaient toujours vers le Temple, et +nous nous livrions quelquefois à l'espoir que les +étrangers en imposeraient à nos persécuteurs; +qu'ils prendraient le Roi pour médiateur, et que +nous sortirions saines et sauves de cette prison +pour nous retrouver auprès de la famille royale. +Madame la princesse de Lamballe fut parfaite dans +sa triste situation. Douce, bonne, obligeante, elle +<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span> +nous rendait tous les petits services qui étaient +en son pouvoir. Pauline et moi étions sans cesse +occupées d'elle, et nous avions au moins la consolation, +dans nos malheurs, de n'avoir qu'un cœur et +qu'un esprit. Cette bonne princesse voulait qu'on +lui parlât avec franchise, et sur ce que je lui disais +qu'après une conduite aussi honorable que la +sienne, elle ne devait plus se permettre de petits +enfantillages, qui lui faisaient tort, et commencer +au contraire une nouvelle existence, elle me +répondit avec douceur qu'elle en avait déjà formé +la résolution, ainsi que celle de revenir à ses principes +religieux, qu'elle avait un peu négligés. Elle +avait pris Pauline en amitié et nous disait journellement +les choses les plus aimables sur le bonheur +qu'elle éprouvait de nous avoir avec elle. Il nous +fut impossible de ne pas prendre pour elle un véritable +attachement; aussi fûmes-nous profondément +affligées quand nous apprîmes la fin cruelle de +cette pauvre malheureuse princesse.</p> + +<p>Nous eûmes encore une fois la visite de Manuel +pendant notre séjour à la Force. Nous lui demandâmes +des nouvelles du Roi et de sa famille: «Vous +savez que je n'aime pas les rois», fut sa première +réponse; mais lui ayant répliqué avec douceur qu'il +devait trouver tout simple que nous aimions le +nôtre, et que nous fussions bien occupées de toute +la famille royale, il nous assura qu'ils se portaient +tous bien, et remit en même temps à madame de +<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span> +Lamballe une lettre de M. le duc de Penthièvre. Il +nous permit de lui-même d'écrire quelques mots +décachetés et de recevoir les lettres qui nous +seraient adressées. J'usai de cette permission pour +donner de nos nouvelles à cette bonne marquise +de Lède, dont le grand âge ne donnait aucun +soupçon; car, dans notre affreuse position, j'aurais +été bien fâchée de donner connaissance d'un seul +de nos parents et amis. Manuel dit aussi à François, +notre guichetier, qu'il pouvait nous promener le +soir dans la cour de la Force; nous y allâmes dès +le même soir, à huit heures, et cette triste promenade +nous faisait cependant un petit délassement.</p> + +<p>Un soir que nous étions dans cette cour, nous y +vîmes arriver madame de Septeuil, femme du premier +valet de chambre du Roi. Nous accourûmes +auprès d'elle pour savoir ce qui se passait; car, +depuis notre entrée au Temple, nous étions dans la +plus complète ignorance sur ce qui nous intéressait +si vivement. Quel fut notre étonnement de trouver +une petite femme uniquement occupée d'elle, et +d'une si complète indifférence sur tout autre objet, +que nous ne pûmes rien apprendre par elle de ce +que nous désirions savoir! Elle voulait qu'on la mît +dans notre chambre; mais madame de Lamballe +pria François de nous laisser seules entre nous, et +on la logea ailleurs.</p> + +<p>Nous fûmes un jour bien étonnées de voir entrer +<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span> +dans notre chambre un inconnu, qui venait, +disait-il, nous donner des nouvelles de madame de +Tarente, qui était à l'Abbaye, et qui l'avait prié de +lui en donner des nôtres. Il nous parla beaucoup +d'elle, de son grand courage, et avait l'air de chercher +à s'insinuer dans notre esprit. Il nous fit +entendre qu'il était ce du Verrier qui avait été +chargé de différentes missions. Nous répondîmes +avec prudence à toutes ses questions, ne pouvant +croire qu'on eût laissé entrer d'autres individus +dans notre triste séjour que ceux qui s'offraient +à jouer le rôle de mouton de prison. Il nous dit +qu'il reviendrait nous voir, mais nous ne le vîmes +plus.</p> + +<p>Nous eûmes encore la visite de ce vilain Colonges, +qui était dans la voiture du Roi lorsqu'il fut conduit +au Temple. Il portait un paquet de grosses +chemises, qu'il remit à madame de Lamballe; et, +nous regardant toutes avec un air ironique, il +ajouta: «Il est d'usage, mesdames, de travailler +dans les prisons; je vous apporte des chemises à +faire pour nos frères d'armes; vous êtes sûrement +trop bonnes patriotes pour n'y pas travailler avec +plaisir.»—«Tout ce qui peut être utile à nos +compatriotes, lui répondit doucement madame de +Lamballe, ne sera jamais rejeté par nous.» François, +qui voyait que c'était une moquerie, nous +retira les chemises, et nous n'entendîmes plus +parler de ce misérable, qui mourut, peu d'années +<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span> +après, dans des accès de rage épouvantables. Ce +François était un excellent homme, qui nous avait +dit plus d'une fois qu'il nous sauverait, s'il y avait +un mouvement dans Paris. Il avait bien la volonté, +mais non pas, malheureusement, le moyen de pouvoir +exécuter sa promesse.</p> + +<p>Le séjour de la Force était affreux; cette maison +n'était remplie que de coquins et de coquines qui +tenaient des propos abominables et chantaient des +chansons détestables; les oreilles les moins chastes +eussent été blessées de tout ce qui s'y entendait +sans discontinuer, la nuit comme le jour; et il +était difficile de pouvoir prendre un moment de +repos. La pauvre princesse de Lamballe supportait +cette cruelle vie avec une douceur et une patience +admirables; et, par un hasard bien étrange, sa santé +s'était fortifiée dans ce triste séjour. Elle n'avait +plus d'attaques de nerfs, et elle convenait qu'elle +ne s'était pas aussi bien portée depuis longtemps.</p> + +<p>Nous étions à la Force depuis quinze jours, +lorsque, le dimanche 2 septembre, François entra +dans notre chambre d'un air égaré, disant: «Il +ne faudra pas penser à sortir de votre chambre +aujourd'hui; les étrangers avancent, et cela met +beaucoup d'inquiétude dans Paris.» Et contre son +habitude, il ne reparut plus de la journée. Nous +faisions mille conjectures sur ce qui nous avait +été dit; l'inquiétude et l'espérance se balançaient +dans notre esprit. Nous nous recommandâmes à +<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span> +Dieu, et après notre prière nous nous couchâmes.</p> + +<p>Nous étions à peine endormies que nous entendîmes +tirer les verrous de notre porte, et que nous +vîmes paraître un homme bien mis et d'une figure +assez douce, qui, s'approchant du lit de Pauline, +lui dit: «Mademoiselle de Tourzel, habillez-vous +promptement et suivez-moi.»—«Que voulez-vous +faire de ma fille?» lui dis-je avec émotion.—«Cela +ne vous regarde pas, madame; qu'elle se +lève et me suive.»—«Obéissez, Pauline; j'espère +que le Ciel vous protégera.»</p> + +<p>J'étais si émue et si troublée de me voir ainsi +enlever ma fille, que je demeurai immobile et sans +pouvoir me remuer. Cet homme restait toujours dans +un coin de la chambre, en disant: «Dépêchez-vous +donc!» Cette bonne princesse de Lamballe se leva +alors, et, quoique bien troublée, aida Pauline à +s'habiller. Cette pauvre Pauline s'approcha de mon +lit et me prit la main. Cet homme, la voyant habillée, +la prit par le bras et l'entraîna vers la porte: «Dieu +vous assiste et vous protége, chère Pauline!» lui +criai-je encore en entendant refermer nos verrous. +Et je restai dans cet état d'immobilité, sans pouvoir +placer ni même articuler une seule parole pour +répondre à tout ce que me disait cette bonne princesse, +pour exciter ma confiance et calmer ma douleur. +Quand je fus revenue de ce premier saisissement, +je me levai; je me jetai à genoux, j'implorai +la bonté de Dieu pour cette chère Pauline; je lui +<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span> +demandai pour elle et pour moi le courage et la résignation +dont nous avions tant de besoin, et je me +relevai avec un peu plus de force. Je remerciai alors +madame de Lamballe de toutes ses bontés pour +moi et pour ma fille. Il est impossible d'être plus +parfaite qu'elle ne le fut pour nous dans cette triste +nuit, et de montrer plus de sensibilité et de courage. +Elle s'empara des poches de Pauline, brûla tous les +papiers et les lettres qu'elle y trouva, pour que rien +ne pût la compromettre, et elle était aux aguets +pour écouter si elle n'entendrait rien qui pût nous +donner quelque connaissance de son sort. Elle se +recoucha ensuite, me reprochant, avec une bonté +parfaite, de laisser remplacer par la faiblesse le +courage qu'elle m'avait toujours connu. Je ne pus +lui répondre que par ces paroles: «Ah! chère +princesse, vous n'êtes pas mère!» Je l'engageai à +prendre un peu de repos, et elle dormit quelques +heures du sommeil le plus tranquille. Je me jetai +sur mon lit, tout habillée, dans l'état le plus violent. +Pauline occupait toutes mes pensées; je ne +pouvais ni lire ni même faire autre chose que +répéter: «Mon Dieu! ayez pitié de ma chère Pauline, +et faites-nous la grâce de nous résigner à votre +sainte volonté!»</p> + +<p>Sur les six heures du matin, nous vîmes entrer +François, avec l'air tout effaré, qui nous dit sans +répondre à aucune de nos questions: «On vient +faire ici la visite.» Et nous vîmes entrer six hommes, +<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span> +armés de fusils, de sabres et de pistolets, qui, s'approchant +de nos lits, nous demandèrent nos noms +et sortirent ensuite. Comme ils étaient entrés sans +prononcer d'autres paroles, je m'aperçus que le +dernier, en me regardant, leva les yeux et les mains +au ciel, ce qui n'annonçait rien de bon. La pauvre +princesse ne s'en aperçut pas heureusement; mais +cette visite nous donna tellement à penser, que je +ne pus m'empêcher de lui dire: «Cette journée +s'annonce, chère princesse, d'une manière très-orageuse; +nous ne savons pas ce que le Ciel nous +destine; il faut nous réconcilier avec Dieu et lui +demander pardon de nos fautes; disons, à cette fin, +le <i>Miserere</i>, le <i>Confiteor</i>, un acte de contrition, et +recommandons-nous à sa bonté.» Je fis tout haut ces +prières, qu'elle répéta avec moi; nous y joignîmes +celle que nous faisions habituellement tous les matins, +et nous nous excitâmes mutuellement au courage.</p> + +<p>Comme il y avait une fenêtre qui donnait sur la +rue et de laquelle on pouvait, quoique de bien +haut, voir ce qui s'y passait, en montant sur le +lit de madame de Lamballe et de là sur le bord +de la fenêtre, elle y monta, et aussitôt qu'on eut +aperçu de la rue quelqu'un qui regardait par cette +fenêtre, on fit mine de tirer dessus. Elle vit, de plus, +un attroupement considérable à la porte de la prison, +ce qui n'était rien moins que rassurant. Nous +fermâmes cette fenêtre et nous ouvrîmes celle qui +était dans la cour. Les prisonniers consternés étaient +<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span> +dans la stupeur, et il régnait ce profond silence, +avant-coureur de la mort, qui avait succédé à ce +bruit continuel qui nous était si importun. Nous +attendions François avec impatience; il ne venait +point; et quoique nous n'eussions rien pris depuis +le dîner de la veille, nous étions trop agitées et trop +préoccupées pour penser à déjeuner. Je proposai +alors à la pauvre princesse de prendre notre ouvrage +pour faire un peu de diversion à nos cruelles pensées. +Nous travaillions tristement l'une à côté de l'autre, +attendant l'issue de cette fatale journée, et pensant +toujours à ma chère Pauline.</p> + +<p>Notre porte s'ouvrit sur les onze heures du matin, +et notre chambre s'emplit de gens armés, qui +demandèrent la princesse de Lamballe. On ne parla +pas de moi d'abord, mais je ne voulus pas l'abandonner, +et je la suivis. On nous fit asseoir sur une +des marches de l'escalier, pendant qu'on allait chercher +toutes les femmes qui étaient dans la prison. +La princesse de Lamballe, se sentant faible, demanda +un peu de pain et de vin; on le lui apporta; nous +en prîmes toutes les deux; car, dans les occasions +pareilles, un physique trop affaibli influe nécessairement +sur le moral. Quand on nous eut toutes rassemblées, +on nous fit descendre dans la cour, où +nous retrouvâmes mesdames Thibaut, Navarre et +Basire. Je fus bien étonnée d'y trouver madame de +Mackau, qui me dit qu'on l'avait enlevée, la veille, de +Vitry pour la conduire dans cette effroyable prison. +<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span></p> + +<p>On avait établi au greffe un tribunal pour juger +les prisonniers; chacun d'eux y était conduit par +deux assassins de cette prison, qui les prenaient +sous les bras pour les massacrer ou les sauver, suivant +le jugement porté contre eux. Il y avait dans +la cour, où nous étions tous rassemblées, un grand +nombre de ces hommes de sang; ils étaient mal +vêtus, à moitié ivres, et nous regardaient d'un air +barbare et féroce. Il s'était cependant glissé parmi +eux quelques personnes honnêtes, et qui n'y étaient +que dans l'espoir de saisir un moyen d'être utiles +aux prisonniers, s'ils en pouvaient trouver l'occasion; +et deux d'entre elles me rendirent de grands +services dans cette fatale journée.</p> + +<p>Je ne quittai pas un instant cette pauvre princesse +de Lamballe, tout le temps qu'elle fut dans +cette cour. Nous étions assises à côté l'une de l'autre, +quand on vint la chercher pour la conduire à cet +affreux tribunal. Nous nous serrâmes la main pour +la dernière fois, et je puis certifier qu'elle montra +beaucoup de courage et de présence d'esprit, +répondant sans se troubler à toutes les questions +que lui faisaient les monstres mêlés parmi nous, +pour contempler leurs victimes avant de les conduire +à la mort; et j'ai su positivement, depuis, +qu'elle avait montré le même courage dans l'interrogatoire +qui précéda sa triste fin.</p> + +<p>On ne pouvait se dissimuler le péril que nous +courions tous; mais celui où je croyais Pauline +<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span> +absorbait toute autre idée de ma part. J'aperçus +celui qui m'avait enlevé si durement ma fille; sa +vue me fit horreur, et je cherchai à l'éviter, lorsque, +passant auprès de moi, il me dit à voix basse: +«Votre fille est sauvée»; et il s'éloigna sur-le-champ. +Je vis clairement qu'il ne voulait pas être +connu, et je renfermai dans mon cœur l'expression +de ma reconnaissance, espérant que si Dieu me +donnait la vie, elle n'y resterait pas toujours.</p> + +<p>La certitude que Pauline était sauvée me rendit +heureuse au milieu de tant de dangers. Je sentis +renaître mon courage, et, rassurée sur le sort de +cette chère partie de moi-même, il me sembla que +je n'avais plus rien à craindre pour l'autre. Les +propos qui se tenaient auprès de nous ne nous permettaient +cependant pas de nous dissimuler le danger +que nous courions; mais ma fille sauvée me le +faisait supporter avec résignation. Pensant que s'il +y avait quelque moyen de se tirer d'affaire, ce ne +pouvait être que par une grande présence d'esprit, +je ne m'occupai qu'à la conserver. Je me trouvai +heureusement assez calme pour espérer garder jusqu'à +la fin, et dans quelque situation que je pusse +me trouver, la tranquillité nécessaire pour ne rien +dire que de convenable, et dont on pût tirer d'inductions +fâcheuses contre moi et contre ceux qui +m'étaient plus chers que moi-même.</p> + +<p>On nous faisait mille questions sur la famille +royale; car on avait eu soin de donner à tous ces +<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">266</a></span> +meurtriers les impressions les plus fâcheuses contre +chacun de ses membres. Nous cherchions à les dissuader, +en leur racontant des traits de bonté dont +nous avions été témoins, et madame de Mackau, +notamment, se conduisit parfaitement. Nous apprîmes +avec grand plaisir que, réclamée par la commune +de Vitry, le maire en personne était venu +la chercher et était parvenu à la ramener avec +lui. La mise en liberté de mesdames Thibaut, +Navarre et Basire m'en fit aussi un sensible; mais, +n'entendant pas parler de madame la princesse de +Lamballe, je n'avais que trop de motifs de croire +à la réalisation des craintes que ce silence me faisait +concevoir.</p> + +<p>Je commençai à faire quelques questions aux gens +qui se trouvaient auprès de moi. Ils y répondirent +et m'en firent à leur tour. Ils me demandèrent mon +nom; je le leur dis. Ils m'avouèrent alors qu'ils me +connaissaient bien; que je n'avais pas une trop mauvaise +réputation, mais que j'avais accompagné le +Roi lorsqu'il avait voulu fuir du royaume; que +cette action était inexcusable; qu'ils ne concevaient +pas comment j'avais pu m'y décider, et qu'elle +serait la cause de ma perte. Je leur répondis que je +n'avais pas le moindre remords, parce que je n'avais +fait que mon devoir. Je niai que le Roi eût jamais +eu l'idée de quitter le royaume, et je leur demandai +s'ils croyaient qu'on dût être fidèle à ses serments. +Tous répondirent unanimement qu'il fallait +<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">267</a></span> +mourir plutôt que d'y manquer. «Eh bien! leur dis-je, +j'ai pensé comme vous, et voilà ce que vous blâmez: +j'étais gouvernante de Mgr le Dauphin; j'avais +juré, entre les mains du Roi, de ne le jamais quitter, +et je l'ai suivi dans ce voyage comme je l'aurais suivi +partout ailleurs, quoi qu'il dût m'en arriver.»—«Elle +ne pouvait pas faire autrement», répondirent-ils.—«C'est +bien malheureux, dirent quelques-uns +d'eux, d'être attaché à des gens qui font de mauvaises +actions.» Je parlai longtemps avec ces hommes. Ils +paraissaient frappés de ce qui était juste et raisonnable, +et je ne pouvais craindre que ces hommes, +qui ne paraissaient pas avoir un mauvais naturel, +vinssent froidement commettre un crime, que l'exaltation +de la vengeance aurait eu peine à se permettre.</p> + +<p>Pendant cette conversation, un de ces hommes, +plus méchant que les autres, ayant aperçu un +anneau à mon doigt, me demanda ce qui était +autour; je le lui présentai; mais un de ses camarades, +qui paraissait s'intéresser à moi et qui craignit +qu'on ne découvrît quelque signe de royalisme, me +dit: «Lisez-le vous-même.» Je lus alors: «<i>Domine, +salvum fac Regem, Delphinum et sororem.</i>» Ce qui +veut dire en français: «Sauvez le Roi, le Dauphin +et sa sœur.» Un mouvement d'indignation saisit +ceux qui m'entouraient: «Jetez à terre cet anneau, +s'écrièrent-ils, et foulez-le aux pieds.»—«C'est +impossible, leur dis-je; tout ce que je puis faire, si +<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">268</a></span> +vous êtes fâchés de le voir, c'est de le mettre dans ma +poche; je suis tendrement attachée à Mgr le Dauphin +et à Madame, qui sont tous deux des enfants +charmants. Je donne, depuis plusieurs années, des +soins particuliers au premier, et je l'aime comme +mon enfant; je ne puis renier le sentiment que je +porte dans mon cœur, et vous me mépriseriez, j'en +suis sûre, si je faisais ce que vous me proposez.»—«Faites +comme vous voudrez», dirent alors quelques-uns. +Et je mis l'anneau dans ma poche.</p> + +<p>Quelques gens d'aussi mauvaise mine que ceux +qui m'entouraient vinrent, de l'autre bout de la +cour, pour me demander de venir donner des +secours à une jolie femme qui se trouvait mal. J'y +allai, et je reconnus madame de Septeuil, qui était +évanouie. Ceux qui la secouraient essayaient en vain +de la faire revenir; elle étouffait; je commençai par +la délacer. Un de ces gens-là, pour aller plus vite, +voulait couper le lacet avec un sabre; je frémis +d'un tel secours, mais plus encore quand je les +entendis se dire entre eux: «C'est dommage qu'elle +soit mariée; elle aurait pu, pour se sauver, épouser +l'un de nous.» Que je remerciai Dieu de n'avoir pas +Pauline auprès de moi en cet instant! Pendant que +je m'occupais à faire revenir madame de Septeuil, +un de ceux qui nous entouraient aperçut à son cou +un médaillon sur lequel était le portrait de son +mari; le prenant pour celui du Roi, il s'approcha +de moi et me dit tout bas: «Cachez ceci dans votre +<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">269</a></span> +poche, car si on le trouvait dans la sienne, cela +pourrait lui nuire.» Je ne pus m'empêcher de rire +de la sensibilité de cet homme, qui l'engageait à me +demander de prendre sur moi une chose qui lui +paraissait si dangereuse à conserver, et je m'étonnais +de plus en plus de ce mélange de pitié et de +férocité qui existait dans ceux qui m'entouraient. +Quand madame de Septeuil fut revenue de son évanouissement, +ces mêmes hommes la consolèrent, +l'encouragèrent, et, émus de compassion, ils la firent +sortir de la cour et la ramenèrent chez elle.</p> + +<p>Pendant ce temps, M. Hardi, mon libérateur, ne +m'oubliait pas, et s'occupait à tenir la promesse +qu'il avait faite à Pauline d'employer tous ses +moyens pour me sauver. Pour éloigner vis-à-vis de +ces gens-là toute idée de rapport entre moi et la +malheureuse princesse de Lamballe, il fit passer à +ce tribunal, avant moi, un grand nombre de malfaiteurs +qu'on y devait juger, et tous ceux qui se +trouvaient marqués étaient impitoyablement massacrés. +J'en vis passer un qui me fit un mal affreux. +Il portait déjà sur son visage l'empreinte de la mort, +tant sa frayeur était grande; il implorait en sanglotant +la pitié de ceux qui le conduisaient. J'étais +entourée, en ce moment, de gens à figure atroce, et +qui ne me cachaient pas le sort qui m'était destiné. +M. Hardi, qui sentit que j'étais perdue s'ils entraient +au tribunal, forma le projet de les enivrer. Il y +parvint avec le secours d'un nommé Labre, gendarme, +<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">270</a></span> +et d'un excellent petit homme, appelé Gremet, +qui était venu au secours de mademoiselle de +Hanère, fille de la concierge de la Force. Elle lui +avait demandé, lorsqu'il l'eut mise en sûreté, de +travailler à me sauver, et, en effet, il ne me quitta +que lorsqu'il m'eut ramenée chez moi. Ces misérables +qu'on avait enivrés, ne pouvant plus se tenir sur +leurs jambes, furent obligés de s'en aller coucher, +et ceux qui restaient s'adoucissaient sensiblement, +nommément deux d'entre eux, qui étaient toujours à +côté de moi.</p> + +<p>Plusieurs gardes nationaux commencèrent alors +à me marquer de l'intérêt, et me dirent: «Vous +nous avez toujours bien traités aux Tuileries, et bien +différemment de la princesse de Tarente, qui était +si fière avec nous; vous en allez trouver la récompense.» +Ce propos me fit trembler pour elle, et je +cherchai à les dissuader de cette idée, en leur disant +qu'elle était, malgré cet extérieur, la bonté même, +et qu'elle aurait été la première à les obliger, s'ils +eussent été dans le cas d'avoir recours à elle. Quand +les gardes nationaux me virent prête à entrer au +tribunal, ils voulurent me donner le bras; mais +ceux qui me tenaient s'y opposèrent: «Nous avons +toujours été auprès d'elle lorsqu'elle courait les +plus grands dangers, répliquèrent-ils; nous ne la +quitterons pas quand nous la voyons au moment +d'être sauvée.» Ils cherchaient à m'inspirer de +la confiance, et elle redoubla quand j'aperçus +<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">271</a></span> +M. Hardi, que je vis clairement n'être là que pour +me protéger.</p> + +<p>Après avoir passé dans cette cour quatre mortelles +heures, qu'on pourrait appeler quatre heures +d'agonie, je me présentai au tribunal d'un air calme +et tranquille. Je restai environ dix minutes, pendant +lesquelles on me fit diverses questions sur ce qui +s'était passé aux Tuileries. Je répondis avec simplicité; +et comme on allait me mettre en liberté, un de +ces monstres, qui ne respirait que le carnage, m'interpella +en me disant: «Vous étiez du voyage de +Varennes?»—«Nous ne sommes ici, dit le président, +que pour juger les crimes commis le 10 août.» +Je pris alors la parole et je dis à cet homme: «Que +voulez-vous savoir? je vous répondrai.» Honteux +du peu d'effet que faisait sa question, il se tut; et +le président, voyant le moment favorable pour +me sauver, se pressa de mettre aux voix la question +de ma libération ou de ma mort; et le cri +de: <i>Vive la nation!</i> que je savais être celui du salut, +m'apprit que j'étais sauvée. On me conduisit à la +porte de la prison, et lorsque je fus au moment de +passer le guichet, ces mêmes hommes, qui étaient +prêts à me massacrer, se jetèrent sur moi pour +m'embrasser et me féliciter d'avoir échappé au +danger qui me menaçait. Cela me fit horreur, mais +il n'y avait pas moyen de s'y refuser. J'en éprouvai +une bien plus vive lorsque, sortant de la rue des Ballets +pour entrer dans la rue Saint-Antoine, je vis +<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">272</a></span> +comme une montagne de débris des corps de ceux +qui avaient été massacrés, de vêtements déchirés et +couverts de boue, entourés d'une populace furieuse +qui voulait que je montasse dessus pour crier: <i>Vive +la nation!</i> A ce spectacle, mes forces m'abandonnèrent, +je me trouvai mal. Mes conducteurs crièrent +pour moi, et je ne repris connaissance qu'en entrant +dans un fiacre, dont on fit descendre un homme, qui, +effrayé de tout ce qu'il voyait, ne se fit pas presser +pour en sortir. Ce fiacre fut entouré de ces mêmes +personnes qui étaient à côté de moi dans la cour de +la Force. Trois d'entre eux se placèrent avec moi dans +la voiture, deux autres à chaque portière et un +autre à côté du cocher. Ils eurent pour moi, tout +le long du chemin, des attentions inimaginables, +recommandant au cocher d'éviter les rues où je +pourrais trouver des objets effrayants, et ils me +demandèrent où je voulais aller. Je me fis conduire +chez cette bonne marquise de Lède, qui me reçut +avec la tendresse d'une mère, et qui, dans l'excès +de sa joie, voulait récompenser généreusement +ceux qui m'avaient amenée chez elle. Quoique leur +extérieur n'annonçât rien moins que l'opulence, +nous ne pûmes les décider à rien accepter.</p> + +<p>Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement +l'extrême désir qu'ils témoignaient de me voir +en sûreté. Ils pressaient le cocher pour le faire +aller plus vite, et chacun d'eux paraissait être personnellement +intéressé à ma conservation. J'oubliais +<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">273</a></span> +de dire que ceux qui refusèrent l'argent que +je voulus leur donner, me dirent qu'ils avaient +voulu me sauver, parce que j'étais innocente des +crimes qui m'étaient imputés; qu'ils se trouvaient +heureux d'avoir réussi, et qu'ils ne voulaient rien +recevoir, parce qu'on ne se faisait pas payer pour +avoir été juste. Tout ce que je pus obtenir d'eux fut +que chacun me donnât son nom, espérant pouvoir +les récompenser un jour des services que j'en avais +reçus.</p> + +<p>Un jeune Marseillais, qui paraissait s'être vivement +intéressé à mon sort, revint le lendemain +savoir de mes nouvelles et m'engager à quitter +Paris, où je ne serais pas en sûreté si les alliés approchaient. +Je fis de nouvelles instances pour leur +faire accepter une marque de reconnaissance, et +je n'en ai plus entendu parler depuis. J'ai pu être +utile à deux d'entre eux; les deux autres sont probablement +morts, car ils ne sont pas revenus chez +moi.</p> + +<p>Les expressions me manquent pour exprimer ma +reconnaissance de tout ce que fit pour nous madame +de Lède dans les cruelles circonstances où nous +nous trouvions. Elle fut pour nous ce qu'aurait été +la mère la plus tendre; elle nous prodigua les soins +les plus empressés et les plus touchants. Je l'avais +toujours tendrement aimée; je la soignais le mieux +qu'il m'était possible, et elle me prouva qu'elle +n'avait pas été insensible à mes soins. Son grand +<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">274</a></span> +âge et sa grande faiblesse n'avaient point altéré la +délicatesse de ses sentiments. Toujours bonne, +douce, aimable, j'éprouvais auprès d'elle la seule +consolation dont mon cœur pouvait être susceptible; +mais, hélas! elle ne devait pas être de longue +durée.</p> + +<p>Il y avait à peine une heure que j'étais chez elle, +lorsqu'on me dit qu'un homme demandait à me +parler. C'était M. Hardi, qui, en m'assurant que ma +chère Pauline se portait bien, ajouta qu'il ne voulait +pas me dire encore où elle était, de peur que +mon empressement à la revoir ne lui fût nuisible; +mais que s'il n'y avait pas d'inconvénient un peu +plus tard, il me donnerait son adresse pour que je +l'envoyasse chercher. Je voulus lui témoigner ma +reconnaissance: «Ne parlez pas de cela, dit-il, vous +m'affligeriez.» Je lui demandai au moins son adresse; +il me la refusa et s'éclipsa. Il revint deux heures +après m'apporter le nom et la rue où logeait Babet +des Hayes, qui était celle qui avait retiré Pauline. +Madame la comtesse de Charry, fille de madame +de Lupé, parvint à la trouver, et avant sept heures +Pauline était entre mes bras! On peut juger de +l'émotion avec laquelle nous nous embrassâmes, et +que de sentiments se confondirent dans notre première +entrevue. Je ne pus soutenir tant d'assauts, +et je tombai dans un abattement excessif. Cette +bonne madame de Lède voulait que je prisse un peu +de nourriture; mais mon gosier était tellement +<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">275</a></span> +serré, que je ne pouvais rien avaler. On me fit coucher, +et je m'endormis d'excès de fatigue.</p> + +<p>Il y avait à peine une heure que j'étais couchée, +que ce Truchon, dont j'ai déjà parlé, vint nous +demander que nous lui donnassions un petit mot +d'écrit par lequel nous nous engagions à lui représenter +Pauline quand il la demanderait. Pauline, ne +voulant rien écrire sans mon aveu, entra dans ma +chambre; je me réveillai avec horreur, croyant, avec +raison, entendre le son d'une de ces voix sinistres +auxquelles mes oreilles n'étaient que trop accoutumées. +Je lui donnai un mot insignifiant que je +signai; c'était tout ce qu'il voulait, et je n'en ai plus +entendu parler. J'ai toujours cru qu'il voulait se +faire un rempart de ce billet, si les choses tournaient +en notre faveur, et M. Hardi n'en doutait pas. +En sortant de la maison, il dit aux gens +de madame de Lède qu'il ne fallait pas que Pauline +en sortît sans son aveu, paroles qu'ils retinrent avec +soin, car ils étaient tous de grands patriotes et +avaient beaucoup de considération pour un membre +de la Commune.</p> + +<p>Nous étions, Pauline et moi, comblées de marques +d'amitié de cette bonne madame de Lède. Je me +faisais un bonheur de la soigner et de partager avec +elle les dangers qu'elle pouvait courir, lorsque je vis +arriver chez moi M. Hardi, qui m'engagea à quitter +Paris, où nous n'étions pas en sûreté: «Non, lui dis-je, +je ne quitterai pas madame de Lède, que je regarde +<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">276</a></span> +comme une mère, dans l'état de faiblesse où la +réduisent des événements beaucoup trop forts +pour son âge; je vivrai ou mourrai avec elle.»—«C'est +fort bien pour vous, qui n'avez, dit-il, que les +risques de chacun à courir, puisque vous avez été +jugée et innocentée; il n'en est pas de même +pour mademoiselle Pauline, qui, ayant été sauvée +de la prison, pourrait être reprise et y être reconduite.» +Et il me répéta que c'était très-sérieusement +qu'il me donnait le conseil de l'éloigner de +Paris, le plus promptement possible et de manière +que personne ne pût découvrir le lieu de sa +retraite, et qu'il viendrait le lendemain savoir ma +détermination.</p> + +<p>J'étais au désespoir d'être obligée de quitter +madame de Lède, dans un moment où je pouvais lui +être si utile, et je ne savais comment lui annoncer +l'impossibilité où je me trouvais de pouvoir rester +plus longtemps chez elle. Elle me devina du premier +mot; et comme elle s'oubliait toujours pour +s'occuper de ceux qu'elle aimait, elle fut la première +à m'engager à presser mon départ. M. Hardi vint +me revoir le lendemain, et je le priai de me choisir +un endroit où je pusse vivre inconnue et en sûreté. +Il me loua deux chambres à Vincennes et me dit +que je pouvais, sans me compromettre, mener avec +moi la vieille bonne de ma fille, et ma femme de +chambre comme cuisinière, si elle voulait s'engager +à en prendre le costume, et qu'il viendrait nous +<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">277</a></span> +prendre le lendemain pour nous y mener. Je lui parlai +de l'engagement pris avec Truchon; il s'en moqua +et nous confia qu'il était si peu accrédité, qu'il allait +être obligé de quitter la Commune, et il rassura les +gens de madame de Lède sur l'inquiétude qu'ils concevaient +du départ de Pauline. J'embrassai, la mort +dans l'âme, cette bonne et excellente parente. Un +secret pressentiment m'avertissait que je ne la reverrais +plus, et il ne me trompait pas; car, un mois après, +j'eus la douleur d'apprendre qu'elle n'existait plus.</p> + +<p>Nous partîmes de Paris le 7 septembre, sur les +quatre heures après midi, et nous nous fîmes conduire +en fiacre dans un café, où M. Hardi nous +avait donné rendez-vous. Nous renvoyâmes notre +fiacre et nous en prîmes un autre, un peu plus loin, +pour gagner Vincennes. Il était temps, car on commençait +à établir des corps de garde sur les barrières +de cette route. L'adresse de M. Hardi parvint +à surmonter toutes les difficultés, et nous +arrivâmes à bon port à Vincennes.</p> + +<p>Il nous donna d'abord le conseil de ne pas sortir +et de ne pas nous mettre à la fenêtre, jusqu'à ce +que nous fussions reconnues dans la maison pour +être des gens calmes et tranquilles. Il nous dit qu'il +viendrait nous voir de temps en temps, et qu'étant +au courant de ce qui se passait, il nous ferait aller +plus loin, s'il y avait du péril à rester si près de +Paris. Il me promit de m'amener mon homme +d'affaires, qui fut le seul dans la confidence du lieu +<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">278</a></span> +de notre retraite. Ce fut pour moi une grande consolation. +Il m'était fort attaché, et nous donna, dans +tous les dangers que nous courûmes, des preuves de +son entier dévouement.</p> + +<p>Les précautions que nous prîmes pendant le courant +de notre séjour à Vincennes s'adoucirent un +peu à la longue. Nous nous promenions tous les +jours dans de petits sentiers sous le bois de Vincennes, +et nous allâmes même une fois à Paris voir +une de mes sœurs, qui était religieuse et à qui la +bonne madame de Lède avait loué un petit appartement, +quand elle fut forcée de quitter son couvent. +Nous ne vîmes personnes d'ailleurs, et nous passâmes +quatre mois à Vincennes dans une entière +solitude, mais plongées dans la plus profonde douleur. +Toutes nos pensées se portaient vers le Temple, +et nous ne voulûmes jamais penser à quitter la +France, tant qu'elle renfermerait des êtres qui nous +étaient si chers, et que nous ne pouvions nous +résoudre à perdre de vue.</p> + +<p>Je n'ai point parlé des périls qu'éprouva Pauline +après le départ du Roi, non plus que ceux +qu'elle courut le 3 septembre, lorsqu'on la sauva des +massacres de la Force. J'ai pensé qu'il serait plus +intéressant de les lui laisser raconter à elle-même, +et j'ai joint, en conséquence, à ces mémoires la lettre +qu'elle écrivit à la comtesse de Sainte-Aldegonde, sa +sœur, deux jours après sa sortie de l'affreuse prison +de la Force.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">279</a></span></p> + +<h2>COPIE D'UNE LETTRE</h2> + +<p class="content hanging">Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse +de Béarn, à madame la comtesse de Sainte-Aldegonde, sa sœur, +dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la prison +de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre, en date +du 8 septembre 1792.</p> + +<p class="p2">Je n'ai eu que le temps de vous dire, chère Joséphine, +que ma mère et moi étions hors de Paris; +mais je veux vous raconter aujourd'hui comment +nous échappâmes aux plus affreux dangers. Une +mort certaine en était le moindre, tant la crainte +des horribles circonstances dont elle pouvait être +accompagnée augmente encore ma frayeur.</p> + +<p>Je reprendrai l'histoire d'un peu loin, c'est-à-dire +du moment où la prison mit fin à notre correspondance. +Vous savez que, le 10 août, ma mère +accompagna la famille royale à l'Assemblée. Restée +seule aux Tuileries, dans l'appartement du Roi, je +m'attachai à la bonne princesse de Tarente, aux +soins de laquelle ma mère m'avait recommandée; +et nous nous promîmes, quels que fussent les +événements, de ne nous jamais séparer l'une de +l'autre. +<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">280</a></span></p> + +<p>Bientôt après le départ du Roi, commença une +canonnade dirigée contre le château. Nous entendîmes +siffler les balles d'une manière effrayante. Les +carreaux cassés et les fenêtres brisées faisaient un +vacarme épouvantable. Pour nous mettre un peu à +l'abri et n'être point du côté où on tirait le canon, +nous nous retirâmes dans l'appartement de la Reine, +au rez-de-chaussée. Là, il nous vint à l'idée de +fermer les volets et d'allumer toutes les bougies des +lustres et des candélabres, espérant que, si les brigands +venaient à forcer notre porte, l'étonnement +que leur causerait tant de lumières nous sauverait +du premier coup et nous laisserait le temps de +parler.</p> + +<p>A peine notre arrangement était-il fini, que nous +entendîmes des cris affreux dans la chambre précédente, +et un cliquetis d'armes qui ne nous annonçait +que trop que le château était forcé et qu'il fallait +s'armer de courage. Ce fut l'affaire d'un moment; +les portes furent enfoncées, et des hommes, le sabre +à la main et les yeux hors de la tête, se précipitèrent +dans la salle. Ils s'arrêtèrent un moment, +étonnés de ce qu'ils voyaient, et de ne trouver +qu'une douzaine de femmes dans la chambre (plusieurs +dames de la Reine, de Madame Élisabeth et +de madame de Lamballe s'étaient réunies avec nous). +Ces lumières, répétées dans les glaces, en contraste +avec les lumières du jour, firent un tel effet sur ces +brigands, qu'ils en restèrent stupéfaits. Plusieurs +<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">281</a></span> +dames se trouvèrent mal, entre autres madame de +Genestoux, qui avait tellement perdu la tête, qu'elle +se mit à genoux en balbutiant les mots de pardon. +Nous la fîmes taire; et, pendant que je la rassurais, +cette bonne madame de Tarente priait un jeune +Marseillais d'avoir pitié de la faiblesse de la tête de +cette dame et de la prendre sous sa protection. Cet +homme y consentit, et la tira aussitôt de la chambre; +puis, revenant tout à coup à celle qui lui avait +parlé pour une autre, et frappé d'un tel courage +dans une pareille circonstance, il lui dit: «Je sauverai +cette dame, vous aussi et votre compagne.» +Effectivement, il mit madame de Genestoux entre +les mains d'un de ses camarades, puis il prit +madame de Tarente et moi chacune sous le bras, et +nous mena hors de l'appartement. En sortant de +l'appartement, il nous fallut passer sur les corps de +Diert, garçon de la chambre de la Reine, et de +Pierre, un de ses valets de pied, qui, n'ayant jamais +voulu abandonner la chambre de leur maîtresse, +avaient été victimes de leur attachement. Cette vue +nous serra le cœur, et nous nous regardâmes, +madame de Tarente et moi, pensant que nous +aurions peut-être bientôt le même sort. Après +beaucoup de peines, cet homme parvint enfin à +nous faire sortir du château par une petite porte, +près des souterrains. Nous nous trouvâmes sur la +terrasse, puis à la porte du pont Royal. Là, notre +homme nous quitta, ayant, dit-il, rempli l'engagement +<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">282</a></span> +de nous conduire sûrement hors des Tuileries.</p> + +<p>Je pris alors le bras de madame de Tarente, qui, +croyant se soustraire aux regards de la multitude, +voulut, pour retourner chez elle, descendre sur le +bord de la rivière. Nous marchions doucement, sans +proférer une seule parole, lorsque nous entendîmes +des cris affreux derrière nous; et, en nous retournant, +nous aperçûmes une foule de brigands qui +couraient sur nous le sabre à la main. Il en parut +d'autres au même instant devant nous, sur le quai +et par-dessus le parapet. Ces derniers nous couchaient +en joue, en criant que nous étions les +échappés des Tuileries. Pour la première fois de +ma vie j'eus peur. Cette manière d'être massacrée +me paraissait affreuse. Madame de Tarente parla à +la multitude, et obtint que, sous escorte, nous +serions conduites au district.</p> + +<p>Il fallut traverser toute la place Louis XV, au +milieu des morts et des mourants, car beaucoup de +Suisses et de malheureux gentilshommes y avaient +été massacrés<a name="FNanchor_6" id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. Nous étions suivies d'un peuple +immense qui nous accablait d'injures, en nous +conduisant au district de la rue Neuve-des-Capucines.</p> + +<p>Nous nous fîmes connaître au président du +district. C'était un homme honnête et qui jugea +promptement tout ce qu'avait de pénible et de dangereux +<span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">283</a></span> +la position où nous nous trouvions. Il donna +un reçu de nos personnes, dit très-haut que nous +serions conduites en prison, et parvint, par cette +assurance, à congédier ceux qui nous avaient +amenées. Se trouvant seul avec nous, il nous assura +de son intérêt, et nous promit qu'à la chute du jour +il nous ferait reconduire chez nous. Effectivement, +il nous donna, sur les huit heures et demie du soir, +deux personnes sûres pour nous reconduire, et nous +fit passer par une porte de derrière, pour éviter les +assassins qui entouraient la maison. Nous arrivâmes +enfin chez la duchesse de la Vallière, grand'mère +de madame de Tarente, et chez laquelle elle logeait. +Je demandai à cette bonne princesse de ne la pas +quitter de la nuit, et je couchai sur un canapé dans +sa chambre.</p> + +<p>Le lundi 13, à huit heures du matin, pendant +que nous causions ensemble de tout ce qui nous +était arrivé, nous entendîmes frapper à la porte. +C'était mon frère, qui, ayant passé deux nuits auprès +du Roi aux Feuillants, venait nous en donner des +nouvelles et me dire que la Reine avait demandé à +ma mère que je vinsse la rejoindre, que le Roi l'avait +demandé à Péthion, qui l'avait accordé, et que, dans +une heure, il viendrait me chercher pour me conduire +aux Feuillants. Cette nouvelle me fit un sensible +plaisir. Je me trouvais heureuse de me +retrouver avec ma mère, d'unir mon sort au sien +et à celui de la famille royale. +<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">284</a></span></p> + +<p>J'arrivai à neuf heures aux Feuillants. Je ne puis +exprimer la bonté avec laquelle je fus reçue du Roi +et de la Reine. Ils me firent mille questions sur les +personnes dont je pouvais leur donner des nouvelles; +Mgr le Dauphin et Madame m'embrassèrent, en me +témoignant une amitié touchante et me disant que +nous ne nous séparerions plus.</p> + +<p>Une demi-heure avant de quitter les Feuillants, +Madame Élisabeth m'appela, m'emmena avec elle +dans un cabinet, et me dit: «Chère Pauline, nous +connaissons votre discrétion et votre attachement +pour nous. J'ai une lettre de la plus grande importance +dont je voudrais me débarrasser avant de +partir d'ici; aidez-moi à la faire disparaître.» Nous +prîmes cette lettre de huit pages, nous en déchirâmes +quelques morceaux que nous essayâmes de +broyer dans nos doigts et sous nos pieds; mais, +comme ce moyen était très-long et qu'elle craignait +qu'une trop longue absence ne donnât +quelques soupçons, je pris une page de la lettre, +je la mis dans ma bouche et je l'avalai. Madame +Élisabeth en voulut faire autant, mais son cœur se +soulevait; je m'en aperçus; et lui demandant les +deux dernières pages de la lettre, je les avalai, de +manière qu'il n'en resta aucun vestige. Nous rentrâmes +dans la chambre, et l'heure du départ étant +arrivée, la famille royale monta dans une voiture +composée de la manière suivante:</p> + +<p>Le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin et Madame se +<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">285</a></span> +placèrent dans le fond; Madame Élisabeth, Péthion +et Manuel, sur le devant; madame la princesse +de Lamballe, sur une banquette de portière avec +ma mère; et moi avec Colonges, officier municipal, +sur la banquette vis-à-vis. La voiture allait +an petit pas. On traversa d'abord la place Vendôme, +où la voiture s'arrêta. Et Manuel, faisant +remarquer au Roi la statue de Louis XIV qui +venait d'être renversée, eut l'insolence d'ajouter +ces paroles: «Vous voyez comme le peuple traite +les rois.» Le Roi rougit d'indignation; mais, se +modérant à l'instant, il répondit avec un calme +angélique: «Il est heureux, monsieur, que sa +rage ne se porte que sur des objets inanimés.» +Le plus profond silence suivit cette réponse et +dura tout le long du chemin. On prit les boulevards, +et le jour commençait à tomber lorsqu'on +arriva au Temple.</p> + +<p>La cour, la maison, le jardin, étaient illuminés, +et cet air de fête contrastait terriblement avec la +position de la famille royale. Le Roi, la Reine et nous +entrâmes dans un fort beau salon, où l'on resta plus +d'une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux +questions que l'on faisait pour savoir où étaient les +appartements. On servit ensuite à souper, et l'on +fut forcé de se mettre à table, quoique l'on n'eût +guère envie de manger. Mgr le Dauphin tombait de +sommeil et demandait à se coucher; ma mère pressait +vivement pour savoir où était la chambre qu'on +<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">286</a></span> +lui destinait. On annonça enfin qu'on allait l'y conduire.</p> + +<p>On alluma des torches, on fit traverser la cour, +puis un souterrain; on arriva enfin à la Tour du +Temple, et nous y entrâmes par une petite porte, +qui ressemblait fort à un guichet de prison.</p> + +<p>La Reine et Madame furent établies dans la même +chambre, qui était séparée de celle de Mgr le Dauphin +par une petite antichambre, dans laquelle couchait +madame de Lamballe. Le Roi fut logé au +second, et Madame Élisabeth, pour laquelle il n'y +avait plus de chambre, dans une cuisine près celle +du Roi, d'une saleté épouvantable. Cette bonne +princesse dit à ma mère qu'elle se chargeait de +moi, et elle fit effectivement mettre un lit de sangle +pour moi à côté du sien. La chambre dans laquelle +donnait cette cuisine était un corps de garde. On +peut juger du bruit qui s'y faisait; nous passâmes +ainsi la nuit, sans pouvoir dormir un instant.</p> + +<p>Le lendemain, à huit heures, nous descendîmes +chez la Reine, qui était déjà levée, et dont la +chambre devait servir de salon. On y passait les +journées entières, et on ne remontait au second +que pour se coucher. On n'était jamais seuls dans +cette chambre; un municipal y était toujours présent, +et il était changé à toutes les heures.</p> + +<p>Tous nos effets avaient été pillés dans notre +appartement des Tuileries, et je ne possédais que +la robe que j'avais sur le corps lors de ma sortie du +<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">287</a></span> +château. Madame Élisabeth, à qui on venait d'en +envoyer quelques-unes, m'en donna une des siennes. +Comme elle ne pouvait aller à ma taille, nous nous +occupâmes à la découdre pour la refaire. Tous les +jours, la Reine, Madame et Madame Élisabeth +avaient l'extrême bonté d'y travailler; mais nous +ne pûmes la finir avant de les quitter.</p> + +<p>La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit +lorsque nous entendîmes frapper à la porte de notre +chambre, et on nous intima l'ordre de la Commune +d'enlever du Temple madame la princesse de Lamballe, +ma mère et moi. Madame Élisabeth se leva +sur-le-champ, m'aida même à m'habiller, et me +conduisit chez la Reine. Nous trouvâmes tout le +monde sur pied, et le lit de Mgr le Dauphin déjà +transporté dans la chambre de la Reine. Notre séparation +d'avec la famille royale fut cruelle; et quoique +l'on nous assurât que nous reviendrions après avoir +subi un interrogatoire, un instinct secret nous disait +que nous les quittions au moins pour longtemps.</p> + +<p>Nous traversâmes les souterrains aux flambeaux, +et nous montâmes en fiacre à la porte du Temple. +On nous conduisit d'abord à l'Hôtel de ville, et +on nous établit dans une grande salle, séparées +les unes des autres par un municipal, pour que +nous ne pussions causer ensemble. Sur les trois +heures du matin, la princesse de Lamballe fut +appelée pour subir un interrogatoire. Il dura +environ un quart d'heure, après lequel on appela +<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">288</a></span> +ma mère. Je voulus la suivre; on s'y opposa, disant +que j'aurais aussi mon tour. Ma mère demanda, dans +la salle d'interrogatoire, dont les séances étaient +publiques, que je fusse ramenée auprès d'elle. Mais +elle fut refusée très-durement, en lui disant que je +ne courais aucun danger, étant sous la sauvegarde +du peuple.</p> + +<p>On vint enfin me chercher et on me conduisit +à la salle d'interrogatoire. Là, montée sur une +estrade, on était en présence d'une foule immense +de peuple qui remplissait la salle; il y avait aussi +des tribunes remplies d'hommes et de femmes. +Billaud de Varennes nous questionnait, et un secrétaire +écrivait nos réponses sur un grand registre. +On me demanda mon âge, et on me questionna +beaucoup sur la journée du 10 août, me disant de +déclarer ce que j'avais vu et entendu dire au Roi, +à la Reine et à la famille royale. Ils ne surent que +ce que je voulus bien leur dire. Je n'avais nulle +peur, et je me sentais soutenue par une main invisible, +qui ne m'a jamais abandonnée et m'a toujours +fait conserver ma tête et mon sang-froid au milieu +des plus grands dangers.</p> + +<p>Je demandai d'être réunie à ma mère et de ne la +pas quitter. Plusieurs voix s'élevèrent pour dire: +«Oui, oui!» D'autres murmurèrent, et, l'interrogatoire +fini, on me fit descendre de l'estrade sur +laquelle j'avais été interrogée, et après avoir traversé +plusieurs corridors, je me vis ramener à ma +<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">289</a></span> +mère, qui était bien inquiète de ce que j'allais +devenir; elle était alors avec madame de Lamballe, +et nous fûmes toutes trois réunies.</p> + +<p>Nous restâmes dans le cabinet de Tallien jusqu'à +midi, que l'on vint nous chercher pour nous conduire +dans la prison de la Force. On nous fit monter +dans un fiacre. Il était entouré de gendarmes et +suivi d'un peuple immense. Un officier de gendarmerie +était avec nous dans la voiture, qui n'arriva +qu'à une heure et demie à la Force. Ce fut par le +guichet donnant dans la rue des Ballets que nous, +entrâmes dans cette horrible prison. On nous fit +passer d'abord par la salle du conseil, pendant +qu'on inscrivait nos noms sur les registres de la +prison.</p> + +<p>Je n'oublierai jamais qu'un individu fort bien +mis, qui se trouvait là, s'approcha de moi qui étais +seule dans la chambre, et me dit: «Mademoiselle, +votre position m'intéresse, et je vous donne le +conseil de quitter vos petits airs de cour et d'être +plus familière et plus affable.» Indignée de l'impertinence +de ce monsieur, je le regardai fixement et +lui répondis que telle j'avais été, telle je serais +toujours; que rien ne pouvait changer mon caractère, +et que l'impression qu'il pouvait remarquer +sur mon visage n'était autre chose que l'image de +ce qui se passait dans mon cœur, indigné des horreurs +que nous voyions. Il se tut et se retira fort +mécontent. Ma mère rentra alors dans la chambre, +<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">290</a></span> +mais ce ne fut pas pour longtemps. Nous fûmes +toutes trois séparées. On conduisit ma mère dans +un cachot et moi dans un autre; je suppliai qu'on +voulût bien nous réunir, mais on fut inexorable, et +je me vis seule dans mon cachot.</p> + +<p>Le guichetier vint m'apporter une cruche d'eau; +c'était un très-bon homme, qui, me voyant au désespoir +d'être séparée de ma mère et ne sollicitant +d'autre consolation que d'y être réunie, fut touché +de ma situation, et, imaginant me faire plaisir, +il me laissa son petit chien afin de me donner +une distraction: «Mais surtout ne me trahissez +pas, dit-il; j'aurai l'air de l'avoir oublié par +mégarde.»</p> + +<p>A six heures du soir il revint me voir, et me +trouvant toujours dans le même état de chagrin, il +me dit: «Je vais vous confier un secret. Votre +mère est dans le cabinet au-dessus du vôtre; ainsi +vous n'êtes pas loin d'elle; d'ailleurs, ajouta-t-il, +vous allez avoir, dans une heure, la visite de +Manuel, procureur de la Commune, qui viendra +s'assurer si tout est dans l'ordre; n'ayez pas l'air de +le savoir.»</p> + +<p>J'entendis effectivement, quelque temps après, +tirer les verrous de la chambre voisine, puis ceux +de la mienne, et je vis entrer trois hommes dans +ma chambre, dont je reconnus très-bien l'un pour +être ce même Manuel qui avait conduit le Roi au +Temple. Il trouva ma chambre humide, et parla de +<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">291</a></span> +m'en faire changer. Je saisis cette occasion pour +lui dire que tout m'était égal, séparée de ma mère; +que la seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement +était de me réunir à elle. Je le lui +demandai avec tant de vivacité qu'il m'en parut +touché. Il eut l'air de réfléchir un moment, puis il +dit: «Je dois revenir ici demain, nous verrons, et je +ne vous oublierai pas.» Le pauvre guichetier, +fermant la porte, me dit à voix basse: «Il est +touché; je lui ai vu les larmes aux yeux; ayez courage: +à demain.»</p> + +<p>Ce bon François, car c'était le nom du guichetier, +me donna de l'espoir, et me fit un bien que je +ne puis exprimer. Je priai Dieu avec un calme et +une tranquillité extrêmes, je me jetai tout habillée +sur l'horrible grabat qui me servait de lit, et je +m'endormis.</p> + +<p>A sept heures du soir, je vis rentrer Manuel dans +ma chambre; il me dit qu'il allait me conduire chez +ma mère. Je crus voir en lui un libérateur; et +quand j'aperçus ma pauvre mère si affligée, je me +jetai entre ses bras, en croyant tous nos malheurs +finis, puisque je me retrouvais auprès d'elle. Il fut +si touché du bonheur que nous éprouvions et de la +vivacité avec laquelle nous lui témoignions notre +reconnaissance, que les larmes lui en vinrent aux +yeux, et qu'il offrit à ma mère de la réunir à +madame la princesse de Lamballe, et il fut la chercher +sur-le-champ. Elle passa la nuit dans sa chambre, +<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">292</a></span> +et je retournai dans la mienne pour cette seule +nuit. Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel +vint nous chercher, et nous conduisit dans la chambre +qui avait été donnée à madame de Lamballe et +qui était plus saine et plus commode que les autres. +Nous étions toutes les trois réunies, seules, et nous +éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir +partager ensemble nos infortunes.</p> + +<p>Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet +venant du Temple; c'étaient nos effets que nous +renvoyait la Reine, laquelle, avec cette bonté qui ne +se démentait jamais, nous fit dire qu'elle avait eu +soin de les réunir elle-même. Parmi eux se trouvait +cette robe de Madame Élisabeth dont je vous ai +parlé plus haut. Elle est pour moi le gage d'un +éternel souvenir; je la garde avec un saint respect, +et je la conserverai toute ma vie.</p> + +<p>L'incommodité de notre logement, l'horreur de +notre prison, le chagrin d'être séparées du Roi et +de la famille royale, la sévérité avec laquelle cette +séparation nous menaçait d'être traitées, m'attristaient +fort, je l'avoue, et effrayaient extrêmement +cette malheureuse princesse de Lamballe. Quant à +ma mère, elle montrait cet admirable courage que +vous lui avez vu dans de tristes circonstances de +sa vie, courage qui, n'ôtant rien à la sensibilité, +laissait cependant à son âme la tranquillité nécessaire +pour faire usage de son esprit, si l'occasion +s'en présentait. Elle lisait, travaillait et causait +<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">293</a></span> +d'une manière aussi calme que si elle n'eût rien +craint; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas +même inquiète.</p> + +<p>Nous étions depuis quinze jours dans ce triste +séjour, lorsque, le 3 septembre, à une heure du +matin, étant toutes trois couchées et dormant de +ce sommeil qui laisse encore place à l'inquiétude, +nous entendîmes les verrous de notre porte, et +nous vîmes paraître un homme qui me dit: «Mademoiselle +de Tourzel, levez-vous promptement et +suivez-moi.» Je tremblais et ne répondais ni ne +remuais: «Que voulez-vous faire de ma fille?» dit +ma mère à cet homme.—«Peu vous importe, +répondit-il d'une manière qui me parut bien dure; +il faut qu'elle se lève.»—«Levez-vous, Pauline, +me dit ma mère, et suivez-le.» Il n'y avait rien +à faire que d'obéir. Je me levai lentement. Cet +homme restait toujours dans la chambre, en répétant: +«Dépêchez-vous donc.»—«Dépêchez-vous, +Pauline», me dit aussi ma mère. J'étais habillée, +mais je n'avais pas changé de place. J'allai alors +à son lit et je pris sa main. Cet homme, ayant vu +que j'étais levée, s'approcha, me prit par le bras et +m'entraîna malgré moi: «Adieu, Pauline, que Dieu +vous protége, vous bénisse!» me cria ma mère. Je +ne pouvais plus lui répondre; deux grosses portes +étaient déjà entre elle et moi, et cet homme +m'entraînait toujours.</p> + +<p>Comme nous descendions l'escalier, il entendit +<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">294</a></span> +du bruit, et, d'un air inquiet et agité, il me fit entrer +précipitamment dans un petit cachot, dont il ferma +la porte à clef, et disparut. Ce cachot venait d'être +occupé et était encore éclairé par un reste de +bout de chandelle. Je la vis finir en moins d'un +quart d'heure, et je ne puis vous exprimer ce que +je ressentis et les réflexions sinistres que m'inspirait +cette lueur, tantôt forte, tantôt mourante. Elle +me représentait l'agonie, et me disposait à faire le +sacrifice de ma vie, mieux que n'auraient pu faire +les discours les plus touchants.</p> + +<p>Je restai alors dans la plus profonde obscurité, +et, quelque temps après, j'entendis ouvrir doucement +ma porte; je fus appelée, et à la lueur d'une +petite lanterne, je vis entrer un homme que je +reconnus pour être le même qui m'avait enfermée +dans ce petit cachot, et qui était à la salle du conseil +à notre entrée à la Force, et m'avait donné les +conseils dont j'avais été si choquée.</p> + +<p>Il me fit marcher doucement; et, parvenu au bas +de l'escalier, il me fit entrer dans une chambre, +me montra un paquet et me dit de m'habiller dans +ce que je trouverais dedans. Il referma ensuite la +porte, et je restai immobile, sans agir ni presque +penser.</p> + +<p>Je ne sais combien de temps je restai dans cet +état. Je n'en fus tirée que par le bruit de la porte +qui s'ouvrit, et je vis paraître le même homme: +«Quoi! vous n'êtes pas encore habillée, me dit-il +<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">295</a></span> +d'un air inquiet; il y va de votre vie si vous ne +sortez promptement d'ici.» Je regardai alors les +habits qui étaient dans le paquet, et j'y vis des +habits de paysanne. Ils me parurent assez larges +pour aller par-dessus les miens, et je les eus passés +en un instant. Cet homme me prit alors par le +bras, et me fit sortir de la chambre. Je me laissai +entraîner sans faire aucune question, aucune +réflexion, et je voyais à peine ce qui se passait +autour de moi. Lorsque nous fûmes hors des portes +de la prison, j'aperçus, au plus beau clair de lune, +une multitude prodigieuse de peuple, et je me vis +entourée, dans le même moment, d'hommes armés +de sabres, d'un air féroce, qui semblaient attendre +quelque victime pour la sacrifier: «Voici un prisonnier +que l'on sauve», crièrent-ils tous à la fois, +en me menaçant de leurs sabres.</p> + +<p>Ce même homme qui me conduisait faisait +l'impossible pour les écarter de moi et se faire +entendre. Je vis alors qu'il portait la marque qui +distinguait les membres de la Commune de Paris. +Cette marque lui donnait la possibilité de se faire +écouter, et on le laissa parler. Il leur dit que je +n'étais pas prisonnière, qu'une circonstance m'avait +fait trouver à la Force, et qu'il venait m'en tirer +par ordre supérieur, n'étant pas juste de faire périr +les innocents avec les coupables.</p> + +<p>Cette phrase me fit frémir pour ma mère, qui y +était restée enfermée; les discours de mon libérateur +<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">296</a></span> +(car je vis clairement que c'était ce rôle qu'entreprenait +cet homme dont les manières m'avaient +paru si dures) faisaient effet sur la multitude, et l'on +allait me laisser passer, lorsqu'un soldat en uniforme +de garde national s'avança et dit au peuple qu'on +le trompait, que j'étais mademoiselle de Tourzel, +et qu'il me reconnaissait très-bien, m'ayant vue mille +fois au Tuileries, chez Mgr le Dauphin, lorsqu'il y +était de garde, et que mon sort ne devait pas être +différent de celui des autres prisonniers.</p> + +<p>La fureur qui s'était calmée redoubla alors tellement +contre moi et mon protecteur, que je crus +bien fermement être à mon dernier moment, et que +le service qu'il avait voulu me rendre serait celui de +me conduire à la mort au lieu de me laisser attendre. +Il ne se rebuta point. Son adresse, son éloquence, +ou peut-être mon bonheur, me tirèrent +encore de ce danger, et nous nous trouvâmes libres +de continuer notre chemin.</p> + +<p>Nous pouvions encore rencontrer mille obstacles; +nous étions obligés de passer par des rues où nous +devions rencontrer beaucoup de peuple; j'étais bien +connue et je courais le risque d'être encore arrêtée. +Cette crainte détermina mon guide à me laisser dans +une petite cour fort sombre, et par laquelle il ne +devait passer personne, pour aller voir ce qui se +passait dans les environs, et si nous pouvions continuer +notre marche sans courir de nouveaux dangers. +Il revint au bout d'une demi-heure, me disant qu'il +<span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">297</a></span> +croyait prudent de me faire changer de costume; et +il m'apporta un habit, un pantalon et une redingote +dont il voulait me faire revêtir. Je n'étais guère +tentée d'user de ce déguisement; il me répugnait +de périr sous des habits qui ne devaient pas être les +miens; je m'aperçus heureusement qu'il n'avait +apporté ni souliers ni chapeau; j'avais sur la tête un +bonnet de nuit, des souliers de couleur aux pieds; +le déguisement devenait donc impossible, et je +restai comme j'étais.</p> + +<p>Pour sortir de cette petite cour, il fallait repasser +près des portes de la prison, qu'entouraient les +assassins, ou traverser l'église du petit Saint-Antoine, +dans laquelle se tenait une assemblée qui devait +légaliser leur crimes. L'un ou l'autre de ces deux +passages était également dangereux pour moi.</p> + +<p>Nous choisîmes celui de l'église, et je fus obligée +de la traverser en passant par les bas côtés, et me +traînant presque à terre pour n'être pas aperçue de +ceux qui composaient l'assemblée.</p> + +<p>Mon conducteur me fit entrer dans une petite +chapelle d'un bas côté, et me plaçant derrière les +débris d'un autel renversé, il me recommanda de +ne pas remuer, quelque bruit que j'entendisse, et +d'attendre son retour, qui serait le plus prompt possible. +Je m'assis sur mes talons, et quoique j'entendisse +un grand bruit et même des cris, je ne bougeai +pas du lieu où il m'avait placée, résolue à y attendre +le sort qui m'était destiné; et me remettant entre +<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">298</a></span> +les mains de la Providence, je m'y abandonnai avec +confiance, résignée à attendre la mort, si tels étaient +ses décrets.</p> + +<p>Je fus très-longtemps dans cette chapelle; je vis +enfin arriver mon guide, et nous sortîmes de l'église +avec les mêmes précautions que nous avions prises +pour y entrer. Peu loin de là, mon libérateur +(car je ne puis lui donner d'autre nom) s'arrêta +devant une maison qu'il me dit être la sienne, me +fit entrer dans une chambre, et, m'y ayant enfermée, +me quitta sur-le-champ. J'eus un moment de joie +en me retrouvant seule; mais je n'en jouis pas longtemps; +le souvenir des périls que j'avais courus ne +me montrait que trop ceux auxquels ma mère était +exposée, et je restai livrée à la plus mortelle +inquiétude. Je m'y abandonnais depuis plus d'une +heure, lorsque M. Hardy rentra (car il est temps de +vous nommer celui auquel nous devons la vie). Il +me parut encore plus effrayé que je ne l'avais encore +vu: «Vous êtes connue, me dit-il, on sait que je +vous ai sauvée; on veut vous ravoir, on croit que +vous êtes ici; on pourrait venir vous y prendre; +il en faut sortir tout de suite, mais non pas avec +moi, ce serait vous exposer à un danger certain. +Prenez ceci, me dit-il, en me montrant un chapeau +avec un voile et un mantelet noir. Écoutez +bien tout ce que je vais vous dire, et n'en oubliez +pas la moindre chose. En sortant de cette porte, +vous tournerez à droite, puis vous prendrez la première +<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">299</a></span> +rue à gauche, qui vous conduira à une petite +place où aboutissent trois rues; vous prendrez +celle du milieu, puis, auprès d'une fontaine, vous +trouverez un passage qui vous conduira dans une +autre grande rue; vous trouverez un fiacre arrêté +près d'une allée sombre. Cachez-vous dans cette +allée, et vous n'y serez pas longtemps sans me +voir paraître. Partez vite, et surtout n'oubliez pas +ma leçon (qu'il me répéta encore une fois), car +je ne saurais alors comment vous retrouver, et +que deviendriez-vous?» Je vis la crainte qu'il +avait que je ne me ressouvinsse pas bien de tous les +renseignements qu'il m'avait donnés; et cette +crainte, augmentant celle que j'avais déjà, me troubla +tellement, qu'en sortant de sa maison je savais +à peine si je devais tourner à droite ou à gauche; +comme il vit de sa fenêtre que j'hésitais, il me fit un +signe, et je me souvins alors de tout ce qu'il m'avait +dit.</p> + +<p>Mes deux habillements l'un sur l'autre me donnaient +une étrange figure; mon air inquiet pouvait +me faire paraître suspecte; il me semblait que chacun +me regardait avec étonnement. J'eus bien de la +peine à arriver jusqu'à l'endroit où je devais trouver +le fiacre, mais enfin je l'aperçus, et je ne puis +vous dire la joie que j'en ressentis: je me crus pour +lors absolument sauvée. Je me retirai dans l'allée +sombre, attendant que M. Hardy parût. Il ne +venait point; j'étais depuis plus d'un quart d'heure +<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">300</a></span> +dans cette allée; mes craintes redoublèrent; si j'y +restais plus longtemps, je craignais de paraître +suspecte aux gens du voisinage; mais comment +en sortir? où aller? Je ne connaissais pas le quartier +dans lequel je me trouvais; si je faisais la +moindre question, je pouvais me trouver dans un +grand danger.</p> + +<p>Comme je méditais tristement sur le parti que je +devais prendre, je vis venir M. Hardy avec un autre +homme. Ils me firent monter dans le fiacre et y +montèrent avec moi. L'inconnu se plaça sur le +devant de la voiture et me demanda si je le connaissais. +Je le regardai et lui dis: «Vous êtes, je crois, +M. Billaud de Varennes qui m'avez interrogé, à l'Hôtel +de ville.»—«Il est vrai, dit-il; je vais vous conduire +chez Danton et y prendre ses ordres à votre +sujet.» Arrivés à la porte de Danton, ces messieurs +descendirent de voiture, montèrent chez lui, et revinrent +peu après en me disant: «Vous voilà sauvée; +il ne nous reste plus maintenant qu'à vous conduire +dans un endroit où vous ne soyez pas connue; autrement +il pourrait encore ne pas être sûr.»</p> + +<p>Je demandai à être menée chez la marquise de +Lède, ma parente, femme d'un âge trop avancé +pour que ma présence pût la compromettre. Billaud +s'y opposa, à cause du grand nombre de domestiques +qui étaient dans cette maison, dont plusieurs +pouvaient ne pas être discrets sur mon arrivée dans +la maison. Il me demanda d'en indiquer une plus +<span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">301</a></span> +obscure. Je me souvins alors de notre bonne Babet, +notre fille de garde-robes; je pensai que je ne pouvais +être mieux que dans une maison pauvre et dans un +quartier retiré. Billaud de Varennes (car c'était lui +qui entrait dans tous les détails) me demanda le +nom de la rue pour l'indiquer au cocher: je nommai +la rue du Sépulcre. Ce nom, dans un moment +tel que celui où nous étions, lui fit une grande +impression, et je vis sur son visage un sentiment +d'horreur de ce rapprochement avec tous les événements +qui se passaient. Il dit un mot tout bas à +M. Hardy, lui recommanda de me conduire chez +cette pauvre fille, et disparut.</p> + +<p>Pendant le chemin, je parlai de ma mère; je +demandai à M. Hardy si elle était encore en prison. +Je voulais aller la rejoindre si elle y était +encore, et plaider moi-même son innocence. Il +me paraissait affreux de voir ma mère exposée à la +mort à laquelle on venait de m'arracher. Moi +sauvée et ma mère périr! cette pensée me mettait +hors de moi.</p> + +<p>M. Hardy chercha à me calmer, et me fit remarquer +que depuis le moment où il m'avait séparée +d'elle, il n'avait été occupé que du soin de me sauver; +qu'il y avait malheureusement employé beaucoup +de temps; mais qu'il se flattait qu'il lui en +resterait encore assez pour sauver ma mère; qu'il +allait sur-le-champ retourner à la prison, et qu'il ne +regarderait sa mission comme finie, que lorsqu'il +<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">302</a></span> +nous aurait réunies; qu'il me demandait du calme, +et qu'il avait tout espoir.</p> + +<p>Il me laissa pénétrée de reconnaissance pour le +danger qu'il avait couru afin de me sauver, et de +l'espoir qu'il me donnait de tirer ma mère de tous +ceux que je craignais pour elle.</p> + +<p>Adieu, chère Joséphine, je suis si fatiguée que je +ne puis plus écrire; ma mère veut d'ailleurs vous +raconter elle-même ce qui la regarde, et vous écrira +demain.</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Pauline, en racontant les tristes épreuves par lesquelles +elle a passé, a négligé de vous dire la +manière dont elle les a soutenues. Elle a bien +prouvé que la patience et le courage peuvent s'allier +à la douceur et à l'extrême jeunesse. Elle n'a +pas montré, dit M. Hardy, un seul moment de faiblesse +dans les dangers qu'elle a courus. Et je ne lui +ai pas vu un instant d'humeur dans la prison, ni +pendant les quatre mois que nous avons passés si +tristement à Vincennes; elle a adouci toutes mes +peines, augmentant cependant les inquiétudes que +j'éprouvais. L'idée de lui voir partager des périls +dont son âge devait naturellement la mettre à l'abri, +me tourmentait sans cesse, et m'empêchait de jouir +du bonheur de l'avoir auprès de moi. Le Ciel eut +pitié de nous; il protégea son innocence et permit +qu'elle fût la sauvegarde de sa mère. Sans ma chère +<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">303</a></span> +Pauline, je n'existerais plus, et c'est une grande +consolation pour une mère de devoir au courage et +à la tendresse de sa fille le bonheur de se retrouver +au milieu de tous ses enfants.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">304</a></span></p> + +<h2>CHAPITRE XXIV</h2> + +<p class="content hanging">Ce chapitre contient ce que j'ai pu apprendre de positif sur la +situation de la famille royale en 1793.—Les démarches infructueuses +que nous, fîmes, Pauline et moi, pour nous enfermer au +Temple avec Madame en 1795.—La permission que nous +obtînmes enfin d'y entrer, mais seulement pour faire des visites +à cette princesse.—L'espoir que l'on nous donna de l'accompagner +à Vienne, d'après la demande de la cour d'Autriche, +espoir qui se termina par une nouvelle arrestation, une +prison et une accusation, pour avoir un prétexte de s'y refuser.—Circonstances +de la mort du jeune roi Louis XVII, et détails +positifs que j'ai recueillis à ce sujet.</p> + +<p class="p2">Nous allâmes au mois de décembre nous établir +à Abondant, château appartenant à mon fils, à +une lieue et demie de la petite ville de Dreux. +Nous n'étions qu'à dix-neuf lieues de Paris, et il ne +fallait que six heures pour y retourner. Nous ne +voulions pas nous éloigner davantage des objets de +notre continuelle sollicitude, et nous y portâmes +notre douleur et nos inquiétudes. La fin cruelle +de notre bon et malheureux roi y mit le comble. +Nous nous représentions l'état de la famille royale, +et nous éprouvions une peine sensible de ne pouvoir +lui faire parvenir l'expression de notre douleur +et d'un attachement que rien ne pourrait +affaiblir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">305</a></span> +Nous eûmes, quinze jours après cette cruelle +catastrophe, un petit moment de consolation. +J'avais chargé une de mes femmes, mademoiselle +Pion, personne de mérite et de beaucoup de tête, +du soin des atours de Madame. Elle avait toujours +continué, même depuis son entrée au Temple, de +lui porter tous les objets nécessaires à son usage +journalier. On lui fit dire de préparer promptement +le deuil de cette princesse et de le lui porter +sur-le-champ. Il était question, lorsqu'elle arriva +au Temple, de raccommoder les robes de la Reine, +qui étaient mal faites, et on lui demanda si elle +pouvait s'en charger. Elle n'hésita pas, pensant +qu'étant connue de la Reine et de la famille royale, +celle-ci verrait plus volontiers un visage qui ne lui +était pas étranger. Elle fut employée pendant deux +jours à cet ouvrage, et, comme elle ne pouvait +quitter Paris à cause du service de Madame, elle +trouva moyen de me faire savoir qu'elle aurait +quelque chose à me dire relatif à la famille royale, +si je pouvais arriver à Paris. M. Hardy me fit avoir +un passe-port et me loua un petit appartement, +rue Bourgtibourg, au Marais, où Pauline et moi arrivâmes +sur-le-champ. Elle me raconta comment +elle était entrée au Temple, et m'assura que toute +la famille royale se portait bien.</p> + +<p>«Je ne puis vous dire, ajouta-t-elle, tout ce que +j'éprouvai en voyant ma chétive personne faire +briller sur le visage de cette auguste famille un +<span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">306</a></span> +rayon de consolation. Leurs regards m'en disaient +plus que n'auraient pu faire leurs paroles; et +Mgr le Dauphin, dont l'âge excusait les espiègleries, +en profitait pour me faire, sous l'apparence +d'un jeu, toutes les questions que pouvait +désirer la famille royale. Il courait tantôt à moi, +puis à la Reine, aux deux princesses, et même au +municipal. Chaque fois qu'il s'approchait de moi, +il ne manquait pas de me faire une question sur +les personnes qui intéressaient la famille royale. +Il me chargea de vous embrasser de sa part, ainsi +que mademoiselle Pauline, n'oublia personne de +ceux qu'il aimait, et jouait si bien son rôle qu'on +ne pouvait se douter qu'il m'eût parlé.»</p> + +<p>La bonne santé dont jouissaient les membres de +la famille royale ne fut pas de longue durée. La +jeune princesse eut un petit mal à la jambe qui +finit par devenir sérieux; l'inquiétude et la douleur +lui en avaient aigri le sang, et elle était très-souffrante. +On fit venir Brunger, médecin des enfants, +qui la trouva manquant des objets les plus nécessaires, +tels, entre autres, que du linge pour panser +sa jambe, et il fut obligé d'en apporter de chez lui. +Il vint nous voir plusieurs fois, pendant mon petit +séjour à Paris, et se chargea de nos commissions +verbales, mais jamais d'un mot écrit, de peur d'être +fouillé et privé de la consolation de donner des +soins à Madame. Nous en éprouvâmes une grande, +Pauline et moi, de pouvoir parler avec lui de la +<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">307</a></span> +famille royale, et de savoir exactement des nouvelles +de cette jeune princesse. Il nous parla de sa +douceur au milieu de sa profonde douleur et de +la patience avec laquelle elle souffrait. Il leur était +si attaché, qu'il n'en parlait que les larmes aux +yeux, et nous trouvions de la douceur à pleurer +ensemble sur les malheurs de cette auguste famille<a name="FNanchor_7" id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">308</a></span> +Nous eûmes aussi le bonheur de voir l'abbé +Edgeworth, pendant notre petit voyage de Paris. Le +récit touchant qu'il nous fit des derniers moments +de notre bon roi nous fit verser bien des larmes; +nous l'écoutions avec le plus profond respect, et +j'ai béni mille fois le Ciel de m'avoir permis de voir +cet ange consolateur. Je ne fus pas assez heureuse +pour voir M. l'abbé de Malesherbes, qui était alors +à Malesherbes; mais je vis madame de Senozan, sa +sœur, et j'appris que le Roi, en lui demandant ce +que j'étais devenue, lui articula ces propres paroles +qu'il me fit transmettre à Abondant: «Je désirerais +que vous pussiez me donner des nouvelles de +madame de Tourzel. Elle m'a tout sacrifié, et +j'éprouverais une grande consolation si vous +pouviez lui faire savoir combien j'ai été sensible +à son attachement.»</p> + +<p>Souvenir précieux qui restera toujours gravé dans +ce cœur dont il avait bien voulu apprécier les sentiments +dans un si cruel moment.</p> + +<p>On n'eut pas, dans la suite, pour notre pauvre +petit roi les égards qu'on avait eus pour Madame. +Ce jeune prince tomba malade au mois de mai, et +on ne voulut pas lui donner d'autre médecin que +celui des prisons. C'était heureusement Thierry, +médecin du maréchal de Mouchy, ce qui me donna +la facilité de le voir, et de savoir de lui-même des +<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">309</a></span> +nouvelles de notre cher petit prince. Il était profondément +touché de la situation de la famille royale; +il alla trouver Brunger pour s'informer du tempérament +de l'enfant, et correspondit avec lui tout +le temps de la maladie. Elle ne fut pas de longue +durée, et il fut promptement rétabli. On ne peut +s'empêcher de regretter que le Ciel n'en ait pas +alors disposé; il lui aurait épargné les mauvais +traitements qu'il éprouva, et l'affreuse captivité où +il fut réduit, lors de sa séparation de la famille +royale: barbarie sans exemple et qui l'a conduit au +tombeau.</p> + +<p>Il est impossible d'exprimer ce que nous souffrîmes +quand nous apprîmes que le jeune roi avait +été enlevé à la Reine, pour être mis dans l'appartement +du Roi son père, sous la garde d'un nommé +Simon, homme atroce et qui avait donné sa mesure +au Temple, le jour où il y fut de garde comme +commissaire. Je voyais jour et nuit ce pauvre petit +prince seul dans cet affreux séjour, malgré sa +jeunesse, ses grâces et tout ce qu'il avait de propre +à exciter la pitié d'un être moins féroce, maltraité, +menacé et dans un désespoir affreux. Je me représentais +la profonde douleur dont était pénétrée la +famille royale; et les larmes me venaient continuellement +aux yeux en regardant le portrait de ce cher +petit prince, que j'ai toujours porté sur moi depuis +le moment de notre séparation.</p> + +<p>Nous n'étions pas encore au comble du malheur, +<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">310</a></span> +et nous ne l'éprouvâmes que trop quand nous +apprîmes que la Reine avait été conduite à la Conciergerie. +Nous ne pouvions penser sans effroi aux +suites de cette effroyable mesure; mais tant qu'existent +encore les personnes qui nous sont chères, il +reste toujours un rayon d'espérance, que fait bien +connaître le sentiment que l'on éprouve quand elles +ne sont plus. Nous en fîmes la triste expérience en +apprenant la fin héroïque de cette illustre et courageuse +princesse. Je ne puis exprimer tout ce qui +se passa alors dans mon âme; la douleur de sa +perte, l'inquiétude pour tout le reste de la famille +royale me causa un si violent désespoir, que j'en +pensai perdre la tête, et je n'aspirais qu'à rejoindre +ceux dont la perte nous affligeait si sensiblement. +Le Ciel en décida autrement, et nous sauva comme +par miracle des dangers que nous courûmes sous +le régime de la Terreur, dans les diverses prisons +où nous fûmes conduits au mois de mars 1794, et +dont nous ne sortîmes qu'à la fin du mois d'octobre +de la même année, trois mois après la mort de +Robespierre.</p> + +<p>Nous eûmes encore la douleur de pleurer Madame +Élisabeth, cet ange de courage et de vertu. Elle +était le soutien, l'appui et la consolation de +Madame. Nous étions dans la plus vive inquiétude +de cette jeune princesse. Nous nous représentions +ce cœur si sensible, seule dans cette horrible tour, +livrée à elle-même, sans consolation, et au milieu des +<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">311</a></span> +peines les plus vives que le cœur puisse ressentir. +Les nôtres étaient déchirés en pensant à sa situation +et à celle de notre cher petit prince, traités +l'un et l'autre avec une barbarie sans exemple, +et privés même de la douceur de pleurer ensemble +sur les malheurs dont ils étaient accablés. Non, +nous n'avons jamais pensé à nous plaindre; nous +étions trop occupés de celui du jeune roi et de +Madame.</p> + +<p>Quand nous fûmes sortis de prison, et que nous +eûmes un peu plus de liberté, nous cherchâmes à +avoir de leurs nouvelles; mais on gardait un tel +silence sur leur situation, que l'on ne pouvait +former que des conjectures souvent démenties par +les événements. M. Hue faisait l'impossible pour +apprendre quelque chose sur ce qui les concernait, +et venait ensuite, avec une obligeance extrême, +me faire part de ce qu'il avait appris. Mais, malgré +tous ses soins, il était si peu instruit de leur véritable +situation, qu'il m'assura, huit jours avant la +mort du jeune roi, qu'il était alors bien portant.</p> + +<p>J'appris ce cruel événement hors de chez moi et +sans aucune préparation. Je tombai alors dans un +profond abattement; tout me devint indifférent, +et je ne sortis de cet état que lorsque j'appris que +l'Assemblée avait laissé mettre quelqu'un auprès +de Madame. Mon attachement pour elle me rendit +des forces, et je me déterminai à faire toutes les +démarches nécessaires afin d'obtenir, pour Pauline +<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">312</a></span> +et pour moi, la faveur de partager de nouveau la +captivité de cette jeune princesse. On m'indiqua +un député nommé Pémartin, qu'on m'assura être +un homme sensible, touché de sa situation et qui +me donnerait de bons conseils sur la conduite à +tenir pour parvenir à notre but. J'allai chez lui avec +Pauline, et nous le trouvâmes tel qu'on nous l'avait +dépeint. Il n'avait malheureusement aucun crédit, +et ne put que nous indiquer les personnes auxquelles +il fallait s'adresser. Il nous nomma Cambacérès, +Bergoin, Gauthier de l'Ain et Boudin, tous +membres du Comité de salut public. Les deux +derniers, chargés de la partie de la police de ce +Comité, étaient les plus influents. Nous commençâmes +par aller chez Boudin, dont nous tirerions +meilleur parti que des autres. J'appris avec plaisir +qu'il n'avait pas voté la mort du Roi, et je m'en +serais bien doutée à la manière dont il nous reçut. +Il nous écouta avec attention, parut touché des +malheurs de Madame, et je ne doute pas que nous +n'eussions obtenu cette permission si elle avait +uniquement dépendu de lui; mais malheureusement +son collègue Gauthier avait plus de crédit que +lui. Il nous reçut d'abord assez bien, ainsi que +Cambacérès et Bergoin; mais ce dernier et Gauthier +devinrent plus difficiles lorsqu'il fut question de +l'échange de Madame. Ils commencèrent par élever +quelques difficultés, qui augmentèrent encore quand +M. de Chantereine, employé à la police, demanda +<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">313</a></span> +pour sa femme ce que nous sollicitions avec tant +d'ardeur. Ce Gauthier de l'Ain, qui la protégeait +probablement, nous mit très-durement à la porte +de son cabinet, quand nous revînmes chez lui, et +nous laissa voir clairement, par le peu d'honnêteté +avec lequel il nous traita, que nous n'avions plus +rien à espérer; et nous apprîmes peu de jours après +que madame de Chantereine avait été mise auprès +de Madame.</p> + +<p>Nous ne perdîmes pas encore toute espérance, et +nous nous occupâmes d'obtenir au moins la permission +de la voir au Temple, puisqu'il n'y avait +plus moyen de nous y enfermer. Nous retournâmes +chez Boudin, qui nous laissa entrevoir la possibilité +d'y réussir, et nous engagea à avoir un peu de +patience et à ne pas nous décourager. Nous fûmes +deux mois sans rien obtenir, au bout desquels une +dame, que je ne connaissais pas, vint me trouver, +et m'offrit de me faire avoir la permission d'entrer +au Temple pour voir Madame, si je voulais l'y +employer. Elle me dit qu'étant en mesure de me +rendre ce service, elle s'en était fait un plaisir; +mais que lui ayant été dit que j'avais renoncé à l'idée +d'aller au Temple, elle était au moment d'abandonner +ses démarches; que ne pouvant cependant +pas me soupçonner capable d'une pareille indifférence, +elle avait voulu s'en assurer par elle-même, +et que tel était l'objet de sa visite. On jugera +facilement de la vivacité avec laquelle je l'en dissuadai, +<span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">314</a></span> +et lui demandai de me procurer un bonheur +auquel j'attachais tant de prix, et dont j'aurais une +reconnaissance éternelle. Je la priai seulement de +me permettre de prévenir Boudin, qui avait été +trop bien pour nous pour risquer de nous en faire +un ennemi. Elle y consentit, et revint le soir même +me dire que la permission était accordée et que je +pouvais me la faire délivrer dès le lendemain. Je +lui demandai comment je pourrais lui témoigner +ma reconnaissance. Elle me répondit qu'elle était +trop heureuse de pouvoir faire une chose qui devait +être agréable à Madame; qu'elle partait dans deux +jours pour la Normandie, et qu'elle ne me demandait +qu'un petit mot d'écrit quand j'aurais vu +Madame, pour lui marquer ma satisfaction du bonheur +qu'elle m'avait procuré, et qu'elle le viendrait +chercher elle-même. Elle ne voulut pas me dire +son nom, vint chercher le petit mot d'écrit, et je +n'en ai jamais entendu parler depuis.</p> + +<p>Nous allâmes, dès le lendemain, chez Boudin, +et lui dîmes qu'on nous avait assuré que si nous +renouvelions nos démarches auprès du Comité +de salut public, nous pouvions espérer de voir +Madame. Il nous dit que c'était vrai, et nous conseilla +de nous adresser de nouveau à Gauthier de +l'Ain, qui nous accorderait sur-le-champ la permission +d'entrer au Temple. Nous étions à onze +heures du matin au Comité de salut public, où +Gauthier nous la remit lui-même. Elle nous donnait +<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">315</a></span> +la faculté d'entrer au Temple trois fois par décade, +et il nous fut enjoint de la laisser entre les mains +des gardiens de Madame au Temple. Je demandai +à Gauthier si Madame avait connaissance de toutes +les pertes qu'elle avait faites; il nous dit qu'il n'en +savait rien; et nous eûmes tout le long du chemin, +du Comité, qui se tenait à l'hôtel de Brienne, +jusqu'au Temple, l'inquiétude d'avoir peut-être à +lui apprendre qu'elle avait perdu tout ce qui lui +restait de plus cher au monde.</p> + +<p>En arrivant au Temple, je remis ma permission +aux deux gardiens de Madame, et je demandai à +voir madame de Chantereine en particulier. Elle me +dit que Madame était instruite de tous ses malheurs, +qu'elle nous attendait et que nous pouvions entrer. +Je la priai de dire à Madame que nous étions à la +porte. Je redoutais l'impression que pouvait produire +sur cette princesse la vue des deux personnes +qui, à son entrée au Temple, accompagnaient ce +qu'elle avait de plus cher au monde, et dont elle +était réduite à pleurer la perte; mais heureusement +la sensibilité qu'elle éprouva n'eut aucune suite +fâcheuse. Elle vint à notre rencontre, nous embrassa +tendrement, et nous conduisit à sa chambre, où +nous confondîmes nos larmes sur les objets de ses +regrets. Elle ne cessa de nous en parler, et nous +fit le récit le plus touchant et le plus déchirant du +moment où elle se sépara du Roi son père, dont elle +était si tendrement aimée, et auquel elle était si +<span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">316</a></span> +attachée. Je ne puis ajouter au récit de Cléry qu'un +trait, qui peint la grandeur d'âme de ce prince +et son amour pour son peuple. Je laisse parler +Madame.</p> + +<p>«Mon père, avant de se séparer de nous pour +jamais, nous fit promettre à tous de ne jamais +penser à venger sa mort; et il était bien assuré que +nous regarderions comme sacré l'accomplissement +de sa dernière volonté. Mais la grande jeunesse +de mon frère lui fit désirer de produire sur +lui une impression encore plus forte. Il le prit +sur ses genoux et lui dit: «Mon fils, vous avez +entendu ce que je viens de dire; mais comme le +serment est encore quelque chose de plus sacré +que les paroles, jurez, en levant la main, que vous +accomplirez la dernière volonté de votre père.» +Mon frère lui obéit fondant en larmes, et cette +bonté si touchante fit encore redoubler les nôtres.»</p> + +<p>On ne peut rien ajouter à une semblable réflexion +dans un pareil moment.</p> + +<p>Nous avions laissé Madame faible et délicate, et +en la revoyant au bout de trois ans de malheurs +sans exemple, nous fûmes bien étonnées de la +trouver belle, grande et forte, et avec cet air de +noblesse qui fait le caractère de sa figure. Nous +fûmes frappées, Pauline et moi, d'y retrouver des +traits du Roi, de la Reine, et même de Madame +Élisabeth. Le Ciel, qui la destinait à être le modèle +de ce courage qui, sans rien ôter à la sensibilité, +<span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">317</a></span> +rend cependant capable de grandes actions, ne +permit pas qu'elle succombât sous le poids de tant +de malheurs.</p> + +<p>Madame en parlait avec une douceur angélique; +nous ne lui vîmes jamais un seul sentiment d'aigreur +contre les auteurs de tous ses maux. Digne fille du +Roi son père, elle plaignait encore les Français, et +elle aimait toujours ce pays où elle était si malheureuse; +et sur ce que je lui disais que je ne pouvais +m'empêcher de désirer sa sortie de France pour la +voir délivrée de son affreuse captivité, elle me +répondit avec l'accent de la douleur: «J'éprouve +encore de la consolation, en habitant un pays où +reposent les cendres de ceux que j'avais de plus +cher au monde.» Et elle ajouta, fondant en larmes +et du ton le plus déchirant: «J'aurais été plus heureuse +de partager le sort de mes bien-aimés parents +que d'être condamnée à les pleurer.» Qu'il était +douloureux et touchant en même temps d'entendre +s'exprimer ainsi une jeune princesse de quinze +ans, qui, dans un âge où tout est espoir et bonheur, +ne connaissait encore que la douleur et les +larmes!</p> + +<p>Elle nous parla avec attendrissement du jeune +roi son frère, et des mauvais traitements qu'il +essuyait journellement. Ce barbare Simon le maltraitait +pour l'obliger à chanter la <i>Carmagnole</i> et des +chansons détestables, de manière que les princesse +pussent l'entendre; et quoiqu'il eût le vin +<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">318</a></span> +en horreur, il le forçait d'en boire lorsqu'il voulait +l'enivrer. C'est ce qui arriva le jour où il lui fit dire +devant Madame et Madame Élisabeth les horreurs +dont il fut question dans le procès de notre malheureuse +reine. A la fin de cette scène atroce, le malheureux +petit prince, commençant à se désenivrer, +s'approcha de sa sœur, et lui prit la main pour la +baiser; l'affreux Simon, qui s'en aperçut, lui envia +cette légère consolation et l'emporta sur-le-champ, +laissant les princesses dans la consternation de ce +dont elles venaient d'être témoins.</p> + +<p>Je ne pus m'empêcher de demander à Madame +comment avec tant de sensibilité, et dans une si +affreuse solitude, elle avait pu supporter tant de +malheurs. Rien de si touchant que sa réponse, que +je ne puis m'empêcher de transcrire:</p> + +<p>«Sans religion, c'eût été impossible; elle fut mon +unique ressource, et me procura les seules consolations +dont mon cœur pût être susceptible; +j'avais conservé les livres de piété de ma tante +Élisabeth; je les lisais, je repassais ses avis dans +mon esprit, je cherchais à ne m'en pas écarter et +à les suivre exactement. En m'embrassant pour la +dernière fois et m'excitant au courage et à la +résignation, elle me recommanda positivement +de demander que l'on mit une femme auprès de +moi. Quoique je préférasse infiniment ma solitude +à celle que l'on y aurait mise alors, mon respect +pour les volontés de ma tante ne me permit pas +<span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">319</a></span> +d'hésiter. On me refusa, et j'avoue que j'en suis +bien aise.</p> + +<p>«Ma tante, qui ne prévoyait que trop le malheur +auquel j'étais destinée, m'avait accoutumée à me +servir seule et à n'avoir besoin de personne. Elle +avait arrangé ma vie de manière à en employer +toutes les heures: le soin de ma chambre, la +prière, la lecture, le travail, tout était classé. Elle +m'avait habituée à faire mon lit seule, me coiffer, +me lacer, m'habiller, et elle n'avait, de plus, rien +négligé de ce qui pouvait entretenir ma santé. +Elle me faisait jeter de l'eau pour rafraîchir l'air de +ma chambre, et avait exigé, en outre, que je marchasse +avec une grande vitesse pendant une heure, +la montre à la main, pour empêcher la stagnation +des humeurs.»</p> + +<p>Ces détails si intéressants à entendre de la bouche +même de Madame nous faisaient fondre en larmes; +nous admirions le courage de cette sainte princesse +et cette prévoyance qui s'étendait sur tout ce qui pouvait +être utile à Madame. Elle fut la consolation de +son auguste famille et nommément de la Reine, qui, +moins pieuse qu'elle en entrant au Temple, eut le +bonheur d'imiter cet ange de vertu. Non contente +de s'occuper de ceux qui lui étaient chers, elle +employa ses derniers moments à préparer à paraître +devant Dieu les personnes condamnées à partager +son sort; et elle exerça la charité la plus héroïque +jusqu'à l'instant où elle alla recevoir les récompenses +<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">320</a></span> +promises à une vertu aussi éclatante et aussi +éprouvée que l'avait été celle de cette vertueuse et +sainte princesse.</p> + +<p>Madame eut bien de la peine à se persuader qu'elle +en était privée pour toujours. Elle n'avait jamais pu +croire qu'on pût pousser la fureur jusqu'à attenter +aux jours d'une princesse qui ne pouvait avoir eu +aucune part au gouvernement et dont on respectait +tellement la vertu, qu'un profond silence l'accompagna +de la Conciergerie jusqu'à la barrière de +Monceaux. Il n'en était pas de même de la Reine; +elle l'avait vue trop en butte aux méchancetés; on +redoutait trop son courage et son titre de mère du +jeune roi, pour qu'elle pût se flatter de se retrouver +un jour entre ses bras. Aussi ses adieux furent-ils +déchirants.</p> + +<p>Cette jeune princesse, depuis sa séparation d'avec +Madame Élisabeth, passa près de quinze mois seule, +livrée à sa douleur et aux plus tristes réflexions, +n'ayant d'autre livre que les voyages de La Harpe, +qu'elle lut et relut plusieurs fois, manquant de tout, +ne demandant rien, et raccommodant elle-même +jusqu'à ses bas et ses souliers. Elle fut visitée +quelquefois par des commissaires de la Convention; +ses réponses furent si courtes et si laconiques, +qu'ils ne prolongeaient pas la visite. Il semblait +que le Ciel eût imprimé sur elle le sceau de sa protection, +car ils éprouvaient tous un sentiment de +respect dont aucun ne s'écarta un seul instant. +<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">321</a></span> +Quand elle entendait battre la générale, elle éprouvait +un rayon d'espérance; car, dans sa triste situation +et sans crainte de la mort, tout changement ne +pouvait que lui être favorable. Elle se crut un jour +au bout de ses peines, et vit arriver la mort avec le +calme de l'innocence et de la vertu. Elle se trouva mal +jusqu'à perdre connaissance, et se réveilla comme +d'un profond sommeil, sans savoir combien de +temps elle était restée dans ce triste état. Malgré +tout son courage, elle nous avoua qu'elle était si +fatiguée de sa profonde solitude, qu'elle se disait à +elle-même: «Si l'on finit par mettre auprès de moi +une personne qui ne soit pas un monstre, je sens +que je ne pourrai m'empêcher de l'aimer.»</p> + +<p>Dans cette disposition, elle vit arriver avec plaisir +au Temple madame de Chantereine. Celle-ci ne manquait +pas d'esprit et paraissait avoir reçu de l'éducation. +Elle savait l'italien, ce qui avait été agréable +à Madame, à qui on l'avait fait apprendre pendant son +éducation. Elle était adroite et brodait bien, ce qui +était une ressource pour cette jeune princesse, à qui +elle donnait des leçons de broderie. Mais, élevée +dans une petite ville de province, dans la société +de laquelle elle brillait, elle y avait pris un ton +de suffisance et une si grande idée de son mérite, +qu'elle croyait devoir être le mentor de Madame, +et prendre avec elle un ton de familiarité dont +la bonté de cette princesse l'empêchait de s'apercevoir. +Nous cherchions, Pauline et moi, à lui +<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">322</a></span> +montrer le respect qu'elle lui devait par celui que +nous lui témoignions; mais ce fut inutilement. +Elle avait si peu d'idée des convenances, qu'elle se +croyait autorisée à prendre des airs d'autorité qui +nous faisaient mal à voir. Elle était, de plus, très-susceptible, +aimait qu'on lui fît la cour, et nous regarda +de très-mauvais œil, quand elle vit que nous nous +bornions vis-à-vis d'elle aux seuls égards de politesse. +Madame l'avait prise en amitié, et lui donna +les soins les plus touchants dans une violente attaque +de nerfs qu'elle éprouva un jour où nous étions au +Temple. Elle paraissait s'être attachée à Madame, et +dans les circonstances où l'on se trouvait, on devait +être heureux de voir auprès d'elle une personne qui +paraissait lui être agréable et à qui on ne pouvait +refuser des qualités.</p> + +<p>Elle nous laissa seules avec Madame dans les premières +visites que nous rendîmes à cette princesse; +mais elle se mit ensuite presque toujours en tiers +avec nous, et nous la vîmes moins à notre aise, surtout +après le 13 vendémiaire; car craignant alors +de se compromettre, elle fut moins complaisante +qu'elle ne l'avait été d'abord. Je trouvai cependant +le moyen de mettre Madame au courant de ce qu'il +lui importait de savoir, et de lui remettre une +lettre du Roi. C'était la réponse à une lettre bien +touchante que Madame lui avait écrite le lendemain +du jour où je la vis pour la première fois. Le Roi +lui parlait en père le plus tendre, et elle aurait bien +<span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">323</a></span> +désiré garder sa lettre, mais il n'y avait pas moyen. +Je courais risque de la vie chaque fois que je me +chargeais d'une de ses correspondances, et il en eût +été de même si on eût trouvé chez Madame une +lettre de Sa Majesté. Elle la brûla, à son grand +regret, et j'éprouvai une peine sensible à lui en +demander le sacrifice.</p> + +<p>J'avais écrit au Roi le lendemain du jour où j'eus +le bonheur de voir Madame pour la première fois. +J'en reçus une réponse pleine de bonté, que j'ai également +regretté de n'avoir pu conserver. Il me chargeait +de pressentir Madame sur le désir qu'il avait +de lui voir épouser Mgr le duc d'Angoulême. Ce +mariage s'alliait si bien à l'attachement qu'elle conservait +pour son auguste famille, et même pour +cette France qui l'avait si maltraitée, qu'elle y était +portée d'elle-même. Un motif bien puissant pour +son cœur vint encore à l'appui: c'était le vœu +bien prononcé du Roi son père et de la Reine de +conclure ce mariage à l'instant de la rentrée des +princes, et je lui rapportai les propres paroles de la +Reine, quand Leurs Majestés me donnèrent la marque +de confiance de me parler de leurs projets à +cet égard:</p> + +<p>«On s'est plu, me dit cette princesse, à donner +à mes frères des impressions défavorables au sentiment +que nous leur portons. Nous leur prouverons +le contraire en donnant sur-le-champ la main +de ma fille au duc d'Angoulême, malgré sa grande +<span class="pagenum"><a name="Page_324" id="Page_324">324</a></span> +jeunesse, qui aurait pu nous faire désirer d'en +retarder le moment.»</p> + +<p>Elle entra, de plus, dans le détail de petits arrangements +qui y étaient relatifs, et dont je fis part à +Madame pour confirmer la vérité de mon récit. Elle +parut étonnée qu'ils ne lui en eussent jamais parlé, +et je lui fis sentir que c'était une mesure de prudence +de leur part de ne pas occuper son imagination de +pensées de mariage, qui auraient pu nuire à l'application +qu'exigeaient ses études.</p> + +<p>L'idée d'unir ses malheurs à ceux de sa famille +et d'être encore utile à son pays, en prévenant les +prétentions qu'aurait pu former un prince étranger +à l'occasion de son mariage, fit encore une grande +impression sur l'esprit de Madame. Elle me fit mille +questions sur Mgr le duc d'Angoulême, auxquelles +je ne pus répondre, vu l'ignorance où nous étions de +ce qui se passait hors de France; car nous étions +obligées, Pauline et moi, d'user d'une grande circonspection +pour ne pas perdre l'espoir de l'accompagner +à Vienne.</p> + +<p>Elle me demanda, dès le premier jour de notre +entrée au Temple, des nouvelles de toutes les personnes +qui lui avaient été attachées, ainsi qu'à la +Reine et à la famille royale, et nommément des +jeunes personnes qu'elle voyait chez moi. Son cœur +n'oubliait rien de ce qui pouvait les intéresser. Elle +était aussi sensiblement touchée de l'intérêt qu'on +mettait à lui prouver l'attachement qu'elle inspirait. +<span class="pagenum"><a name="Page_325" id="Page_325">325</a></span> +Les fenêtres qui donnaient sur le jardin du Temple +ne désemplissaient pas à l'heure de sa promenade. +On faisait de la musique dans les environs; on y +chantait des romances dont on ne pouvait dissimuler +qu'elle fût l'objet. Ce sentiment qu'on lui portait +était une consolation pour son cœur affligé; mais, +après le 13 vendémiaire, il ne fut plus possible de +les exprimer aussi visiblement.</p> + +<p>Je demandai un jour à Madame si elle n'avait +jamais été incommodée pendant le temps de sa +profonde solitude: «Ma personne m'occupait si peu, +dit-elle, que je n'y faisais pas grande attention.» +Ce fut alors qu'elle nous parla de cet évanouissement +dont j'ai fait mention plus haut, en y ajoutant des +réflexions si touchantes sur le peu de cas qu'elle faisait +de la vie, qu'on ne pouvait l'entendre sans être +profondément ému. Je ne puis rappeler ces détails +sans attendrissement, mais je me reprocherais de ne +pas faire connaître le courage et la générosité de +cette jeune princesse. Loin de se plaindre de tout ce +qu'elle avait eu à souffrir dans cette horrible tour, +qui lui rappelait tant de malheurs, elle n'en parlait +jamais d'elle-même; et son souvenir ne put jamais +effacer de son cœur l'amour d'un pays qui lui fut +toujours cher.</p> + +<p>Elle nous dit qu'après le 9 thermidor on eut +plus d'attentions pour elle. On chargea du soin de sa +personne et de celle du jeune roi un nommé Laurent, +qui fut mieux pour elle que pour lui, car le +<span class="pagenum"><a name="Page_326" id="Page_326">326</a></span> +sort du jeune prince ne fut véritablement amélioré +que lorsqu'il eut été remplacé par Lasne et Gomin, +que l'on nomma commissaires du Temple. Ils trouvèrent +ce malheureux petit prince dans un état +affreux, et dans les détails duquel je ne me sens pas +le courage d'entrer. Ils se trouvent d'ailleurs dans +d'autres ouvrages où ce fait est rapporté avec beaucoup +d'exactitude.</p> + +<p>Lasne était un franc soldat, loyal et sans ambition; +il se bornait à répondre aux questions qu'on +lui faisait, et ne parlait de Madame qu'avec le plus +profond respect<a name="FNanchor_8" id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>. Gomin avait plus d'esprit que +Lasne, mais moins de franchise et plus d'ambition. +Il faisait sa cour à madame de Chantereine, dans +l'espoir qu'elle pourrait lui être utile; et il lui avait +persuadé qu'il était de très-bonne famille, quoiqu'il +fût fils tout simplement du garde de madame de +Nicolaï. Ces deux gardiens étaient bien pour Madame, +qui se louait de leur conduite, et ils paraissaient lui +être fort attachés.</p> + +<p>J'interromps un moment ce qui regarde Madame +pour parler de ce que j'appris au Temple concernant +le jeune roi, dont je parlais souvent à Gomin +et à Lasne, et je joindrai à ces détails le récit de sa +<span class="pagenum"><a name="Page_327" id="Page_327">327</a></span> +mort et des précautions que je pris pour m'assurer +de sa réalité, dont je ne puis conserver le plus léger +doute. Il me paraît utile d'en donner la preuve à +ceux qui liraient ces Mémoires.</p> + +<p>Gomin me dit que, lorsqu'on leur avait remis le +jeune prince entre les mains, il était dans un état +d'abandon qui faisait mal avoir, et dont il éprouvait +les plus fâcheux inconvénients. Il était tombé dans +un état d'absorbement continuel, parlant peu, ne +voulant ni marcher ni s'occuper de quoi que ce pût +être. Il avait cependant quelques éclairs de génie +surprenants. Il aimait à quitter sa chambre, et on lui +faisait plaisir quand on le portait dans la chambre +du Conseil et qu'on l'asseyait auprès de la fenêtre. +Le pauvre Gomin, qui, malgré sa bonne volonté, ne +s'entendait pas au soin des malades, ne s'aperçut +pas d'abord que cet état d'absorbement tenait à une +maladie dont le pauvre petit prince était atteint, +et qui était la suite des mauvais traitements, du +défaut d'air et d'exercices plus nécessaires à cet +enfant qu'à tout autre; car, en parlant de la beauté +de son visage qui s'est conservée au delà même de +sa vie, il faisait l'éloge de deux petites pommes rouges +qu'il avait sur les joues, et qui n'annonçaient que +trop la fièvre interne qui le consumait. Il ne tarda +cependant pas à s'apercevoir qu'il avait des grosseurs +à toutes les articulations, et il demanda à plusieurs +reprises qu'on lui fît voir un médecin. On ne +tint aucun compte de ses instances, et on ne lui +<span class="pagenum"><a name="Page_328" id="Page_328">328</a></span> +envoya Dussault, chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu, +que lorsque les secours lui étaient devenus totalement +inutiles.</p> + +<p>Dussault éprouva la plus vive émotion en voyant +l'état déplorable où était réduit cet auguste et +malheureux enfant. Il avait le plus grand désir de +le rappeler à la vie et y employait tous ses soins. Il +n'avait que cette pensée dans l'esprit, ne dormait +ni jour ni nuit, et passait tout son temps à chercher +s'il ne pourrait trouver quelque moyen d'y parvenir. +Son imagination s'échauffa tellement, que sa santé +s'en ressentit. Il éprouva une fonte d'humeur considérable. +La crainte de se voir remplacer par un +individu qui ne partagerait pas ses sentiments lui fit +prendre les moyens de l'arrêter; ses humeurs s'enflammèrent, +et il fut atteint d'une dysenterie qui le +conduisit en peu de jours au tombeau. Pelletan, qui +lui succéda dans la place de chirurgien-major de +l'Hôtel-Dieu, fut envoyé au Temple pour le remplacer. +L'enfant était mourant; il ne put qu'adoucir +ses souffrances, et peu de jours après le jeune roi +n'existait plus.</p> + +<p>Ne pouvant soutenir l'idée d'une perte qui m'était +aussi sensible, et conservant quelques doutes sur sa +réalité, je voulus m'assurer positivement s'il fallait +perdre tout espoir. Je connaissais depuis mon +enfance le médecin Jeanroi, vieillard de plus de +quatre-vingts ans, d'une probité peu commune et +profondément attaché à la famille royale. Il avait +<span class="pagenum"><a name="Page_329" id="Page_329">329</a></span> +été choisi pour assister à l'ouverture du corps du +jeune roi; et pouvant compter sur la vérité de son +témoignage comme sur le mien propre, je le fis prier +de passer chez moi. Sa réputation l'avait fait choisir +par les membres de la Convention pour fortifier +de sa signature la preuve que le jeune roi n'avait +point été empoisonné. Ce brave homme refusa +d'abord de se rendre au Temple pour constater les +causes de sa mort, les avertissant que, s'il apercevait +la moindre trace de poison, il en ferait mention +au risque même de sa vie: «Vous êtes précisément +l'homme qu'il nous est essentiel d'avoir, lui dirent-ils, +et c'est pour cette raison que nous vous +avons préféré à tout autre.» Ils n'avaient pas eu +besoin d'employer le poison; la barbarie de leur +conduite vis-à-vis d'un enfant de cet âge devait +immanquablement le conduire au tombeau. Sa +bonne constitution prolongea son supplice; la malpropreté +dans laquelle on le laissait volontairement, +et le défaut d'air et d'exercices, lui avaient dissous le +sang et vicié toutes les humeurs. Ce jeune prince, que +j'avais quitté dans un état si frais et si sain, était +dans un état affreux, suite nécessaire de la cruelle +vie à laquelle des êtres aussi corrompus qu'impitoyables +l'avaient condamné. Sa jeunesse, sa beauté +et ses grâces n'avaient pu attendrir la dureté de +leurs cœurs.</p> + +<p>Je demandai à Jeanroi s'il l'avait bien connu +avant son entrée au Temple. Il me dit qu'il l'avait +<span class="pagenum"><a name="Page_330" id="Page_330">330</a></span> +vu rarement, et ajouta, les larmes aux yeux, que la +figure de cet enfant, dont les ombres de la mort +n'avaient point altéré les traits, était si belle et si +intéressante, qu'elle était toujours présente à sa pensée, +et qu'il reconnaîtrait parfaitement le jeune +prince si on lui en montrait un portrait. Je lui en fis +voir un frappant que j'avais heureusement conservé. +«On ne peut s'y méprendre, dit-il, fondant en +larmes, c'est lui-même, et on ne peut le méconnaître.»</p> + +<p>Ce témoignage fut encore fortifié par celui de Pelletan, +qui, appelé chez moi en consultation quelques +années après la mort de Jeanroi, fut frappé de la ressemblance +d'un buste qu'il trouva sur ma cheminée +avec celle de ce cher petit prince, et quoiqu'il n'eût +aucun signe qui pût le faire reconnaître, il s'écria +en le voyant: «C'est le Dauphin; ah! qu'il est ressemblant!» +et il répéta le propos de Jeanroi: «Les +ombres de la mort n'avaient point altéré la beauté +de ses traits.» Il ajouta qu'il ne l'avait vu que bien +peu, qu'il était mourant, insensible à tout, excepté +aux soins qu'on lui rendait, dont il était encore +touché.</p> + +<p>Il m'était impossible de former le plus léger doute +sur le témoignage de deux personnes aussi recommandables. +Il ne me restait plus qu'à pleurer la mort +de mon cher petit prince. Je le fis encore avec +plus de certitude, lorsque le hasard me fournit +une dernière preuve, qu'on pouvait regarder +<span class="pagenum"><a name="Page_331" id="Page_331">331</a></span> +comme irrécusable, même avant le témoignage +de Pelletan.</p> + +<p>Madame nous offrit un jour de nous mener dans +l'appartement du Roi; elle y entra, suivie de Pauline, +avec un saint respect. La perte du jeune roi était +encore si récente, que je ne me sentis pas le courage +de revoir un lieu où il avait tant souffert, et +je priai Madame de me permettre de ne l'y pas +accompagner. J'entrai dans les appartements de la +petite tour, et je fus bien aise de ne pas avoir eu la +même faiblesse. Après avoir revu les lieux que +Pauline et moi avions quittés avec tant de regrets, +Madame nous mena à la bibliothèque, et nous y +passâmes l'après-midi. Elle se mit à causer avec +Pauline et me dit: «Si vous aviez la curiosité de +feuilleter le registre qui est sur cette table, vous y +verriez le compte rendu par les commissaires depuis +notre entrée au Temple.» Je ne me fis pas prier et +je me mis sur-le-champ à feuilleter et à examiner +ce registre. J'y vis, jour par jour, les comptes rendus +à la Convention sur les augustes prisonniers. Ils ne +me confirmèrent que trop qu'on ne pouvait raisonnablement +conserver le plus léger espoir sur la vie +du jeune roi. Comme je craignais que le temps me +manquât, je m'attachai d'abord à examiner ce qui +regardait notre jeune roi. J'y vis tous les progrès de +sa maladie, les détails de ses derniers moments, et +même ceux qui concernaient sa sépulture<a name="FNanchor_9" id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. Quand +<span class="pagenum"><a name="Page_332" id="Page_332">332</a></span> +j'eus fini cette triste lecture et que je commençais à +reprendre ce qui concernait la famille royale, +Gomin entra dans la bibliothèque, et me voyant le +registre entre les mains, il s'emporta violemment, +me reprocha très-aigrement l'imprudence de ma +conduite, et me menaça de s'en plaindre. Madame, +avec sa bonté ordinaire, s'avoua coupable de +m'avoir donné le registre, et lui dit qu'il lui ferait +de la peine de pousser les choses plus loin. La peur +de se compromettre lui tournait la tête, et il appela +son confrère Lasne pour savoir s'il pouvait accéder +à ce que Madame désirait. Lasne lui conseilla de ne +rien faire qui pût lui faire de la peine, et de se contenter +de me faire promettre de ne dire à personne +que j'eusse vu le registre et rien de ce qu'il pouvait +contenir. J'ai tenu fidèlement ma promesse jusqu'au +moment où parut ce dernier petit imposteur qui se +disait M. le Dauphin, et où je crus utile de confondre +son imposture par le récit de tout ce que je viens +d'écrire de relatif à notre jeune roi. Il ne pouvait plus +d'abord y avoir d'inconvénient pour Lasne et pour +Gomin, et je n'ai jamais compris comment ce dernier +avait été si affligé de me voir lire un registre +qui n'était qu'à son avantage, puisqu'il prouvait +évidemment qu'il n'avait rien négligé pour procurer +<span class="pagenum"><a name="Page_333" id="Page_333">333</a></span> +au jeune prince les secours qui lui ont été si +constamment refusés.</p> + +<p>Sa mort avait fait une grande sensation, et avait +opéré un changement sensible dans l'opinion publique, +qui en accusait les conventionnels. Inquiets de +leur sort, si la France renouvelait la majorité de ses +députés, ils proposèrent de décréter que leur renouvellement +ne se ferait que par tiers. Cette proposition +fut débattue, et le décret qu'ils prononcèrent +pour son admission ne passa que par une fraude +manifeste. Mais n'étant plus assez forts pour se +livrer à leur génie persécuteur, ils nous laissaient +assez tranquilles. Je profitai de ce calme pour faire +regarder ma permission de rentrer au Temple +comme de trois fois par semaine, au lieu de décade, +et nous y allâmes ainsi régulièrement jusqu'au +13 vendémiaire, où il devint nécessaire de nous +renfermer strictement dans la lettre de la permission +qui nous avait été accordée.</p> + +<p>Le mouvement qui existait dans Paris dès le +commencement de cette journée, et qui était la +suite de celui qu'il y avait eu la veille dans toutes +les sections de cette ville, nous décida, Pauline et +moi, à aller au Temple pour nous trouver auprès +de Madame à tout événement<a name="FNanchor_10" id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_334" id="Page_334">334</a></span></p> + +<p>Nous étions, ainsi qu'elle, dans une grande agitation, +n'osant nous livrer à l'espérance, lorsque +Gomin vint nous avertir qu'on tirait le canon, et +qu'étant monté sur la plate-forme de la Tour, il y +avait entendu une grande fusillade. Il devenait évident, +puisque nous n'entendions parler de rien, +que les événements n'étaient pas en notre faveur, +et Gomin nous fit observer qu'il serait imprudent +d'attendre la nuit fermée pour rentrer chez nous. +Nous reculions toujours, ne pouvant nous déterminer +à quitter Madame; il fallut cependant bien +nous décider. Elle nous dit adieu bien tristement, +pensant aux malheurs que pourrait occasionner +cette fatale journée, et nous lui promîmes +de revenir le lendemain, pour peu qu'il y en eût +de possibilité.</p> + +<p>Nous cheminâmes en silence, et dans une grande +inquiétude sur ce qui se passait dans les rues de +Paris. Nous ne vîmes rien d'effrayant jusqu'à la +place de Grève, où il y avait une foule énorme qui</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_335" id="Page_335">335</a></span> +se pressait et s'étouffait pour se sauver plus vite. +Nous demandâmes à un homme qui paraissait plus +calme que les autres si nous pouvions passer les +ponts sans danger pour retourner au faubourg +Saint-Germain. Il nous conseilla de nous éloigner +des quais, de passer promptement le pont Notre-Dame, +et de nous enfoncer dans l'intérieur de +Paris. Le passage du pont était effrayant; on voyait +la fumée et la lueur des canons qui ne discontinuaient +pas de tirer; mais une fois rentrées dans les +rues, nous ne rencontrâmes qui que ce soit. Chacun +s'était renfermé dans sa maison, et nous vîmes pour +la première fois dans la rue du Colombier quelques +personnes rassemblées, mais qui ne purent nous +dire ce qui se passait. Nous ne le sûmes qu'en arrivant +chez la duchesse de Charost, ma fille, qui était +dans une mortelle inquiétude de ne pas entendre +parler de nous. Nous ne revînmes chez elle qu'à +neuf heures du soir, et elle éprouva une grande +joie de nous revoir saines et sauves.</p> + +<p>Nous retournâmes au Temple le lendemain; +Madame nous vit arriver avec grand plaisir. Elle +était inquiète de ce qui se passait dans la ville et +de notre retour. Nous ne pûmes lui apprendre que +des événements affligeants. La Convention, qui +mourait de peur de voir marcher sur elle les +sections, avait perdu la tête; entrait qui voulait au +Comité de salut public et y donnait son avis. +Bonaparte, qui avait examiné avec soin tout ce qui +<span class="pagenum"><a name="Page_336" id="Page_336">336</a></span> +se passait, et qui avait vu le peu d'ordre qu'il y +avait dans tous les mouvements des sections et la +terreur qui régnait dans tous les esprits, promit à la +Convention de faire tourner cette journée à son +avantage, si elle voulait lui laisser la direction de +la conduite à tenir. Elle y consentit. Il fit venir sur-le-champ +des canons qu'il établit rue Saint-Honoré, +et fit tirer à mitraille sur les troupes des sections et +les dispersa en un moment. Ce fut l'époque du +commencement de sa fortune. La frayeur et la +stupeur prirent alors la place de l'espérance; les +soldats insultaient les passants, et chacun frémissait +des suites que pourrait avoir cette cruelle +journée.</p> + +<p>Malgré le mouvement qui existait dans Paris, +nous continuâmes nos courses au Temple paisiblement +et sans éprouver le moindre inconvénient. +Nous y allions à pied, seules et sans domestique, +et nous n'en revenions qu'à la nuit, pour prolonger +le plus longtemps possible le temps que nous passions +avec Madame. Nous nous promenions avec +elle dans le jardin, quand le temps le permettait, +et nous faisions ensuite sa partie de reversi. Nous +lui apportâmes un peu de tapisserie, et nous faisions +tout ce qui dépendait de nous pour lui procurer un +peu de distraction.</p> + +<p>Nous n'eûmes pas à nous reprocher de ne pas +avoir fait toutes les démarches possibles pour parvenir +à accompagner Madame à Vienne. Nous +<span class="pagenum"><a name="Page_337" id="Page_337">337</a></span> +revîmes Cambacérès et tous les membres des divers +comités de qui cette permission pouvait dépendre, +et nous avions tout espoir de réussir, lorsque, +le 8 novembre, la force armée, accompagnée de +deux commissaires de police, arriva chez moi à +huit heures du matin, avec ordre de m'arrêter; et +ne m'y trouvant point, les deux commissaires +s'établirent dans ma chambre jusqu'à mon retour. +J'étais sortie de très-bonne heure, et je rentrais +tranquillement pour déjeuner, lorsque la femme de +notre suisse m'avertit de ce qui se passait. Je +rebroussai chemin et j'allai chez mon homme +d'affaires, rue de Bagneux, petite rue dans un quartier +peu fréquenté, pour me donner le temps de +réfléchir sur ce qu'exigeait ma position.</p> + +<p>Je savais qu'on avait arrêté la personne qui avait +la correspondance du Roi, laquelle avait dans ses +papiers une lettre que j'écrivais à Sa Majesté, en lui +en envoyant une de Madame. J'avais, de plus, chez +moi le manuscrit de l'ouvrage de M. Hue, qui +avait insisté pour que je prisse le temps de le +lire, malgré l'inquiétude que je lui avais témoignée +d'en être dépositaire. Tout cela me tourmentait +extrêmement et me mettait dans une grande incertitude +sur le parti que je devais prendre, lorsque +madame de Charost, à qui j'avais trouvé moyen de +faire savoir l'endroit où j'étais retirée, me fit dire +qu'elle avait soustrait le manuscrit, qui était en +sûreté. De son côté, mon brave homme d'affaires, +<span class="pagenum"><a name="Page_338" id="Page_338">338</a></span> +qui avait été avertir M. Hue de ce qui venait +d'arriver en le rassurant sur le sort de son manuscrit, +m'apporta aussi l'heureuse nouvelle que la +personne chargée de la correspondance du Roi avait +été mise en liberté et était déjà loin de Paris. +N'ayant plus rien de positif à redouter et ne voulant +pas que l'on pût dire que je m'étais cachée +dans le moment où j'avais l'espoir d'accompagner +Madame, je revins chez moi, au risque de ce qui +pouvait en arriver. Je fus avertie par d'excellentes +personnes de mon quartier, que je rencontrai dans +la rue, que la force armée était chez moi, et qui +ne comprirent pas que je pusse volontairement +m'exposer à tomber en pareilles mains.</p> + +<p>Dès que je fus de retour chez moi, les commissaires +de police firent l'inventaire de mes papiers. +Comme je n'en avais conservé aucun, j'étais parfaitement +tranquille sur le résultat de cette mesure, et +je dînai tranquillement chez moi avant de me rendre +à l'hôtel de Brienne, où se tenait le Comité de salut +public, qui ne s'ouvrait qu'à six heures. Mes deux +filles, la duchesse de Charost et Pauline, ne voulurent +point m'abandonner, et me suivirent à ce +Comité, qui, quoique supprimé, continuait encore +ses fonctions. On nous fit attendre une grande +heure avant de m'interroger, et il n'y eut pas de +moyen qu'on n'employât pour m'effrayer. C'était +précisément le jour où l'on avait fait périr le pauvre +Lemaître, accusé de correspondance tendant à +<span class="pagenum"><a name="Page_339" id="Page_339">339</a></span> +rappeler en France la maison de Bourbon, et l'on +ne m'épargna aucun des détails de cette triste +journée, ajoutant que l'on userait dorénavant de +la plus grande sévérité envers tous les royalistes, +même pour les dames à chapeaux, ayant grand +soin de me fixer en tenant ces aimables propos. +Ils finirent par renvoyer mes filles, lorsque je fus +prête à paraître devant ceux qui devaient m'interroger.</p> + +<p>On me fit subir un interrogatoire de plus de deux +heures, et il est impossible d'imaginer des questions +plus captieuses et plus sottes que celles qui formèrent +la matière de cet interrogatoire. Ils me supposaient +en correspondance avec l'Empereur et avec +toutes les puissances qui s'intéressaient à la maison +de Bourbon; ils voulaient savoir le nom de toutes +les personnes que je connaissais dans Paris, et ils +me firent mille questions sur ce qui concernait +Madame, me demandant ce que je lui disais +lorsque j'étais seule avec elle, quels étaient ses +occupations et ses sentiments. Ces derniers, que je +leur exprimai hardiment, ne pouvaient que les faire +rougir. Ils étaient enragés de ne pouvoir me prendre +en défaut. Plusieurs me menaçaient, et un d'entre +eux, plus violent que les autres, me dit en gesticulant +fortement: «Vous nous guettez comme le chat +guette la souris; je vais bientôt vous confondre par +toutes les preuves que je vais produire contre +vous.»—«Quand vous me les aurez fait connaître, +<span class="pagenum"><a name="Page_340" id="Page_340">340</a></span> +lui répondis-je, je verrai ce que j'aurai à y +répondre.» Ils s'arrêtaient de temps en temps +pour signer des mandats d'arrêt, passant et repassant +devant moi pour essayer de me troubler. N'en +ayant pu venir à bout, ils terminèrent enfin ce bel +interrogatoire, qu'ils trouvèrent eux-mêmes si +pitoyable, qu'ils refusèrent de m'en donner la +copie, quoique je fusse en droit de l'obtenir.</p> + +<p>Je fus conduite à onze heures du soir au collége +des Quatre Nations, dont on avait fait une prison, +et je restai trois fois vingt-quatre heures au secret. +Au bout de ce temps, la nouvelle Assemblée, dont +le tiers renouvelé était bien composé, demanda que +l'on fît sur ma personne l'application de la nouvelle +Constitution; et comme elle exigeait que sous deux +ou trois fois vingt-quatre heures au plus tard le prévenu +fût interrogé par le juge de paix de sa section, +qui avait le droit de décider s'il y avait matière +ou non à accusation, on me mena chez le juge de +paix de notre section. C'était, heureusement pour +moi, un honnête homme, et il se conduisit comme +tel. Un des députés, qui avait assisté à mon interrogatoire, +le lui apporta lui-même, et lui demanda +si, sur l'exposé des faits qui en faisaient la matière, +il n'y pouvait pas trouver quelque motif d'accusation. +Le juge de paix lui répondit sans hésiter que +c'était impossible, tant qu'on n'en produirait pas +d'une autre nature. Il insista sans plus de succès; +et le juge Violette, indigné, trouva moyen de me faire +<span class="pagenum"><a name="Page_341" id="Page_341">341</a></span> +dire que je fusse parfaitement tranquille, que je +serais renvoyée chez moi. Le député, mécontent +de la réponse, parvint à faire rendre un décret qui +laissait sous le joug de l'accusation toute personne +saisie d'un mandat d'arrêt, quoique justifiée par +son interrogatoire, jusqu'à ce que le jury d'accusation +l'eût acquittée définitivement. Le juge de paix +me donna copie de l'interrogatoire qu'il m'avait fait +subir, et j'y vis avec douleur qu'on n'avait pas eu +plus d'égards pour Madame, et que c'était sur la +conformité de ses réponses avec les miennes, dans +l'interrogatoire qu'on lui avait fait subir, que j'avais +été mise en liberté.</p> + +<p>Je connaissais trop Madame pour avoir mis en +doute sa discrétion, et je n'avais nulle inquiétude +d'être compromise par ses réponses. Cette nouvelle +persécution fut la suite d'une intrigue particulière, +dont le but était de m'empêcher de suivre Madame +à Vienne, et d'avoir un prétexte pour faire dire à +l'Empereur que je n'avais pu l'y accompagner, étant +sous le poids d'une accusation. Je n'en ferai pas +connaître les auteurs, ce qui me regarde personnellement +ne pouvant avoir d'intérêt qu'autant que +cela a quelque rapport avec la famille royale.</p> + +<p>Je me doutais bien que nous ne rentrerions plus +au Temple; mais comme on n'avait pas révoqué +notre permission d'y entrer, nous y retournâmes, +Pauline et moi, comme à l'ordinaire, quoique plusieurs +personnes, par intérêt pour nous, voulussent +<span class="pagenum"><a name="Page_342" id="Page_342">342</a></span> +nous en détourner, nous avertissant qu'elles avaient +entendu dire que c'était bien ma faute si j'avais été +arrêtée, que je ne pouvais m'en prendre qu'à l'indiscrétion +de ma conduite avec Madame. Selon eux, +j'exaltais son imagination, en lui donnant des +idées de mariage avec Mgr le duc d'Angoulême, et +mon désir de retourner près d'elle pourrait avoir +des suites fâcheuses pour moi. Je me moquai de ces +propos, et je me serais reproché toute ma vie de +m'être condamnée moi-même à une privation aussi +sensible. Arrivées au Temple, on nous fit attendre +dans la loge du portier, où Gomin vint nous signifier +la défense de nous y recevoir à l'avenir.</p> + +<p>Nous ne pûmes exprimer, même par écrit, à +Madame les sentiments que nous éprouvions. Gomin +fut seul notre interprète; et de ce moment jusqu'à +son départ nous fûmes privées de toute correspondance +avec elle; nous n'apprîmes son départ que +par les journaux. M. Hue, qui avait obtenu la permission +de l'aller rejoindre à la frontière pour +rester auprès d'elle à Vienne, vint nous voir avant +son départ, et se chargea de nos commissions verbales. +Madame m'écrivit d'Huningue, avant de +quitter la France. Je conserve précieusement cette +lettre, ainsi que celle que j'en reçus de Calais, à sa +rentrée en France, comme des monuments précieux +de ses bontés pour moi et de la justice qu'elle n'a +cessé de rendre au profond attachement que je lui +ai voué jusqu'à mon dernier soupir. +<span class="pagenum"><a name="Page_343" id="Page_343">343</a></span></p> + +<p>Quand Madame fut partie, on me conseilla de +faire des démarches pour obtenir le jugement du +jury d'accusation, et de m'adresser à M. Benezech, +ministre de l'intérieur, qui avait été la chercher au +Temple pour la remettre entre les mains de madame +de Soucy et de M. Méchin, que l'Assemblée avait +nommés pour la conduire à la frontière. Je saisis +avec empressement cette occasion d'apprendre +de lui quelques détails sur le voyage de Madame, +et j'allai chez lui avec Pauline. Il nous parla de +cette princesse avec le plus profond respect et en +homme touché de ses malheurs et du courage avec +lequel elle les supportait. Il était étonné de l'attachement +qu'elle conservait pour la France et de +l'impression de douleur qu'elle éprouvait en la +quittant; il était encore attendri en parlant de la +sensibilité avec laquelle elle remerciait les personnes +qui l'avaient soignée au Temple, et de cette +indulgente bonté qui n'avait conservé aucun ressentiment +de tout ce qu'elle avait souffert pendant sa +captivité. Elle lui laissa le sentiment d'une profonde +estime. Et comment s'en défendre quand on voyait +une princesse aussi jeune, capable d'aussi grands +efforts sur elle-même? Elle les avait puisés dans les +grands principes qui fortifièrent le grand caractère +que le Ciel lui avait donné en partage.</p> + +<p>J'eus le bonheur de recevoir plusieurs lettres de +Madame pendant son séjour en pays étranger, et +une, entre autres, qui n'a pu être lue sans respect et +<span class="pagenum"><a name="Page_344" id="Page_344">344</a></span> +sans attendrissement, même par des personnes +d'une opinion douteuse, lesquelles ne pouvaient +revenir de sa grandeur d'âme et de la sensibilité +avec laquelle elle exprimait des sentiments si +opposés à ceux que lui prêtaient les ennemis de la +maison de Bourbon.</p> + +<p>Les persécutions que j'éprouvai dans la suite et +que l'on fit rejaillir sur mes enfants, et notamment +sur la marquise de Tourzel, ma belle-fille, et la +duchesse de Charost, ma fille, ont trop peu d'intérêt +pour être rappelées dans un ouvrage uniquement +consacré à rendre hommage à la mémoire de nos +augustes et malheureux souverains, à rappeler leurs +souffrances, cette extrême bonté qui ne les abandonna +jamais, et faire connaître en même temps +le beau caractère qu'a développé Madame, à peine +sortie de l'enfance, dans toutes les circonstances +d'une vie aussi éprouvée que la sienne.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_345" id="Page_345">345</a></span></p> + +<h2>FRAGMENTS</h2> + +<p class="content hanging">Sur l'arrivée et le mariage de Madame à Mittau, écrits par M. l'abbé +de Tressan à un de ses amis, après en avoir été témoin.</p> + +<p class="center"><small>7 JUIN 1799.</small></p> + +<p class="p2">Je suis arrivé ici, il y a quelques jours, avec +milord Folkestone; et malgré le peu de temps qui +me reste pour compléter notre voyage, nous n'avons +pu résister au désir d'être témoins de l'arrivée de +Madame à Mittau. Les bontés du Roi nous autorisent +à y rester jusqu'après le mariage de cette +princesse avec Mgr le duc d'Angoulême.</p> + +<p>Il nous serait impossible de peindre tous les sentiments +qui nous animent; mais, puisque tous les +détails qui tiennent à cet ange consolateur intéressent +la religion, l'honneur et la sensibilité de toutes +les âmes honnêtes, nous allons recueillir nos souvenirs +et nos pensées pour que vous puissiez leur +donner quelque ordre, et nous vous prions, milord +et moi, de citer de cette lettre tout ce que vous +croirez capable d'inspirer les sentiments que nous +éprouvons.</p> + +<p>Vous vous rappelez l'événement dirigé par le +Ciel qui vint adoucir les larmes que répandait +l'héritier de saint Louis, de Louis XII et de Henri IV +<span class="pagenum"><a name="Page_346" id="Page_346">346</a></span> +sur les malheurs de la France et de sa famille. +Quelque sérénité ne reparut sur son front qu'au +moment où il apprit que Madame se rendait à +Vienne; son cœur soupira plus librement lorsqu'il +la vit dans cet asile; et aidé, comme il se plaît à le +répéter, d'un ami fidèle, que le temps où nous +vivons ne permet pas de nommer, il réunit tous ses +soins et ses efforts pour obéir aux vues de la Providence, +qui lui confiait le soin de veiller sur l'auguste +fille de Louis XVI.</p> + +<p>Il ne resta pas un moment incertain sur le choix +de l'époux qu'il désirait voir accepter par Madame. +Jamais son cœur paternel et français ne put soutenir +l'idée de la voir séparée de la France, quelque +nécessaire qu'il parût être de lui donner un appui +et de la sauver du dénûment qui la menace encore. +Madame fut la première à désirer un mariage qui +lui permît d'unir son sort à celui de sa famille; et, +conservant dans son cœur un sentiment profond +pour cette France qui l'avait rendue si malheureuse, +elle y donna son approbation. Le Roi s'occupa alors +uniquement d'obtenir que cette princesse vînt +s'unir aux larmes, aux espérances et aux sentiments +de l'héritier de son nom. Les vœux du Roi furent +exaucés, Madame est dans ses bras; c'est là qu'elle +réclame ses droits à l'amour des Français et qu'elle +forme des vœux ardents pour leur bonheur; car de +ses longs et terribles malheurs, il ne lui reste que +l'extrême besoin de faire des heureux. +<span class="pagenum"><a name="Page_347" id="Page_347">347</a></span></p> + +<p>Dès que le Roi eut levé tous les obstacles qui +s'opposaient à ses désirs, il instruisit la Reine qu'il +allait unir bientôt ses enfants adoptifs, et lui +demanda de venir l'aider à les rendre heureux. La +Reine accourut. Elle est à Mittau depuis le 4 de ce +mois; elle voit tous les regards satisfaits de sa présence, +et les vœux qu'elle entend former pour son +bonheur lui prouvent combien les Français qui +l'entourent ont de dévouement et d'amour pour +leurs maîtres.</p> + +<p>Le lendemain du retour de la Reine, le Roi se +mit en voiture pour aller au-devant de Madame. +Une route longue et pénible n'avait point altéré ses +forces; elle ne souffrait que du retard qui la tenait +encore éloignée du Roi. Dès que les voitures furent +un peu rapprochées, Madame commanda d'arrêter +et descendit rapidement; on voulut essayer de la +soutenir, mais s'échappant avec une incroyable +légèreté, elle courait à travers les tourbillons de +poussière vers le Roi, qui, les bras tendus, accourait +pour la serrer contre son cœur. Les efforts du +Roi pour la soutenir ne purent l'empêcher de se +jeter à ses pieds. Il se précipita pour la relever, et +on l'entendit s'écrier: «Je vous vois enfin, je suis +heureuse; voilà votre enfant; veillez sur moi, soyez +mon père.» Ah! Français, que n'étiez-vous là +pour voir pleurer votre Roi! vous auriez senti que +celui qui verse des larmes ne peut être l'ennemi de +personne; vous auriez senti que vos regrets, votre +<span class="pagenum"><a name="Page_348" id="Page_348">348</a></span> +repentir, votre amour, pouvaient seuls ajouter au +bonheur qu'il éprouvait en ce moment.</p> + +<p>Le Roi, sans proférer une parole, serra Madame +contre son sein, et lui présenta le duc d'Angoulême. +Ce jeune prince, retenu par le respect, ne put +s'exprimer que par des larmes, qu'il laissa tomber +sur les mains de sa cousine en les pressant contre +ses lèvres.</p> + +<p>On se remit en voiture, et bientôt après Madame +arriva. Aussitôt que le Roi aperçut ceux de ses +serviteurs qui volaient au-devant de lui, il s'écria +rayonnant de bonheur: «La voilà!» et il la conduisit +auprès de la Reine.</p> + +<p>A l'instant, le château retentit de cris de joie. On +se précipitait; il n'existait plus de consigne, plus +de séparation; il ne semblait plus y avoir qu'un +sanctuaire, où tous les cœurs allaient se réunir. Les +regards avides restaient fixés sur les appartements +de la Reine. Ce ne fut qu'après que Madame eut +présenté ses hommages à Sa Majesté, que, conduite +par le Roi, elle vint se montrer à nos yeux, trop +inondés de larmes pour conserver la puissance de +distinguer ses traits.</p> + +<p>Le premier mouvement du Roi, en apercevant la +foule qui l'environnait, fut de conduire Madame +auprès de l'homme inspiré qui dit à Louis XVI: +«Fils de saint Louis, montez au ciel.» Ce fut à lui +le premier à qui il présenta Madame. Des larmes +coulèrent de tous les yeux, et le silence fut universel. +<span class="pagenum"><a name="Page_349" id="Page_349">349</a></span> +A ce premier mouvement de la reconnaissance, un +second succéda. Le Roi conduisit Madame au milieu +de ses gardes: «Voilà, dit-il, les fidèles gardes de +ceux que vous pleurez; leur âge, leurs blessures et +leurs larmes vous disent tout ce que je voudrais +exprimer.» Il se retourna ensuite vers nous tous, +en disant: «Enfin, elle est à nous, nous ne la +quitterons plus, et nous ne sommes plus étrangers +au bonheur.»</p> + +<p>N'attendez pas que je vous répète nos vœux, nos +pensées, nos questions; suppléez à tout le désordre +de nos sentiments.</p> + +<p>Madame rentra dans son appartement pour +s'acquitter d'un devoir aussi cher que juste, celui +d'exprimer sa reconnaissance à S. M. l'empereur +de Russie. Dès les premiers pas qu'elle avait faits +dans son empire, elle avait reçu les preuves les +plus nobles et les plus empressées de son intérêt, +et le cœur de Madame avait senti tout ce qu'elle +devait au cœur auguste et généreux auquel le Ciel +a confié la puissance et donné la volonté de secourir +les rois malheureux.</p> + +<p>Après avoir rempli ce devoir, Madame demanda +l'abbé Edgeworth. Dès qu'elle fut seule avec ce +dernier consolateur du Roi son père, ses larmes +coulèrent en abondance, et les mouvements de son +cœur furent si violents, qu'elle fut prête à s'évanouir. +L'abbé Edgeworth effrayé voulut appeler: +«Ah! laissez-moi pleurer avec vous, lui dit Madame; +<span class="pagenum"><a name="Page_350" id="Page_350">350</a></span> +ces larmes en votre présence me soulagent.» Elle +n'avait alors pour témoin que le Ciel et celui qu'elle +regardait comme son interprète. Pas une plainte +n'échappa de son cœur; M. l'abbé Edgeworth n'a +vu que des larmes. C'est de lui-même que je tiens +ce récit; il m'a permis de le citer; il sait que sa +modestie personnelle doit céder à la nécessité de +faire connaître cette âme pure et céleste.</p> + +<p>La famille royale dîna dans son intérieur, et +nous eûmes à cinq heures du soir l'honneur d'être +présentés à Madame. Ce fut alors seulement que +nous pûmes considérer l'ensemble de ses traits. Il +semble que le Ciel ait voulu joindre à la fraîcheur, +à la grâce, à la beauté, un caractère sacré pour le +rendre plus cher et plus vénérable aux Français, en +retraçant sur sa physionomie les traits de Louis XVI, +de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. Ces +ressemblances augustes sont si grandes, que nous +sentions le besoin d'invoquer ceux qu'elle rappelait.</p> + +<p>Ces souvenirs, et la présence de Madame, semblaient +unir le ciel et la terre, et toutes les fois +qu'elle voudra parler en leur nom, son âme douce +et généreuse forcera tous les sentiments à se +modeler sur les siens.</p> + +<p class="center p4"><b><big>FIN DU TOME SECOND.</big></b></p> + +<hr class="c5" /> +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_351" id="Page_351">351</a></span></p> + +<h2>TABLE</h2> + +<p class="center"><small><b>DU TOME SECOND.</b></small></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XIV.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1791)</b></small></p> + +<p class="content hanging">Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la +manière de recevoir le Roi.—Arrivée et discours de ce prince +à l'Assemblée.—Continuation des troubles et commencement +de ceux de la Vendée.—Demande du Roi aux commandants +de la marine de ne pas abandonner leurs postes.—Même +demande aux officiers de la part de M. du Portail, ministre de +la guerre.—Proclamation de M. de Lessart, ministre de l'intérieur, +pour engager les émigrés à rentrer en France.—Lettre +écrite par le Roi aux ministres étrangers pour notifier aux puissances +l'acceptation de la Constitution, et leur réponse à cette +notification.—Changement dans le ministère.—Troubles +d'Avignon<span class="dalign"><a href="#Page_1">1</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XV.</b></p> + +<p class="content hanging"><span class="smcap">RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE</span><span class="dalign"><a href="#Page_13">13</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XVI.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1791)</b></small></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_352" id="Page_352">352</a></span></p> +<p class="content hanging">Persécution contre les prêtres insermentés.—Injures que leur prodigue +l'Assemblée, et décret prononcé contre eux.—Discussion +sur les émigrés, et loi qui en fut la suite.—Nomination de +M. Cayer de Gerville au ministère de l'intérieur, et celle du comte +Louis de Narbonne à la guerre.—Démarche du Roi auprès des +puissances étrangères pour faire cesser les rassemblements des +émigrés, et le peu de succès de cette démarche.—Dénonciation +contre les ministres.—Péthion nommé maire de Paris, et Manuel +procureur de la Commune<span class="dalign"><a href="#Page_20">20</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XVII.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1792)</b></small></p> + +<p class="content hanging">Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats de +Châteauvieux.—Persécution contre les officiers fidèles au +Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses créatures.—Lettre +du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle de l'Empereur +relative aux menaces faites à l'électeur de Trèves.—Décret +contre les princes frères du Roi.—Autre décret pour +faire payer aux émigrés les frais de la guerre.—Empire que +prennent les Jacobins sur toutes les parties de la France par la +terreur qu'ils inspirent.—Demande de mettre en activité la +haute cour nationale.—Rapport satisfaisant de M. de Narbonne +sur l'état de l'armée, et dénué de toute vérité.—Brissot +déclare qu'on ne peut compter sur aucune puissance étrangère.—Crainte +des Jacobins d'une médiation armée entre toutes les +puissances pour le maintien de l'ordre en France.—Établissement +de la garde constitutionnelle du Roi<span class="dalign"><a href="#Page_35">35</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XVIII.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1792)</b></small></p> + +<p class="content hanging">Brigandages et fermentation excitée par les factions dans toutes les +provinces du royaume.—Audace des Jacobins.—Décret +d'accusation contre M. de Lessart, et son envoi à Orléans pour +être jugé par la haute cour nationale.—Dénonciations journalières +contre les ministres.—Le Roi reçoit leur démission et se +décide à en prendre dans le parti des Jacobins.—Amnistie +accordée par l'Assemblée pour tous les crimes commis à Avignon.—Son +refus d'écouter aucune représentation des députés +opposés aux factieux.—Suppression des professeurs de l'instruction +publique, des confréries, de tous les Ordres religieux, et +même de celui des Sœurs de la Charité<span class="dalign"><a href="#Page_53">53</a></span></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_353" id="Page_353">353</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XIX.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1792)</b></small></p> + +<p class="content hanging">Continuation des troubles.—Désarmement du régiment d'Ernest +par les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom de +Marseillais.—Les Suisses rappellent ce régiment.—Mort de +l'Empereur.—Assassinat du roi de Suède.—Honneurs +rendus aux déserteurs de Châteauvieux.—M. de Fleurieu est +nommé gouverneur de Mgr le Dauphin.—Le Roi est forcé de +déclarer la guerre aux puissances.—Son début peu favorable +aux Français.—L'Assemblée ne dissimule plus son projet +d'établir en France une république.—Déclamations contre les +nobles et les prêtres.—Abolition des cens et rentes.—Éloignement +des Suisses de Paris<span class="dalign"><a href="#Page_68">68</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XX.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1792)</b></small></p> + +<p class="content hanging">Le prétendu comité autrichien.—Le Roi dénonce cette calomnie +au tribunal du juge de paix La Rivière.—Condamnation +de celui-ci.—Retour aux Tuileries de madame de Lamballe.—Proposition +Goyer relative au mariage.—Protestation de +Dumouriez contre le roi de Sardaigne.—Plaintes de la Reine +contre M. de Mercy.—Son grand courage.—Louis XVI fait +brûler l'édition des Mémoires de madame de la Motte.—Décret +contre les prêtres insermentés.—Licenciement de la garde +constitutionnelle du Roi et envoi de M. de Brissac à Orléans.—Pauline +de Tourzel<span class="dalign"><a href="#Page_102">102</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XXI.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1792)</b></small></p> + +<p class="content hanging">Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.—Manuel +et la Fête-Dieu.—Dénonciation de Chabot.—Le duc d'Orléans.—Lettre +de M. Roland rendue publique avant que le Roi en eût +connaissance.—Le Roi nomme de nouveaux ministres.—Démarche +courageuse du directoire de Paris pour remédier aux +maux que la lettre de M. Roland pouvait produire.—Moyens +employés pour opérer un mouvement dans Paris.—Journée du +20 juin.—Suites de cette journée et menées des factieux pour +hâter le renversement de la monarchie<span class="dalign"><a href="#Page_122">122</a></span></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_354" id="Page_354">354</a></span></p> +<p class="center"><b>CHAPITRE XXII.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1792)</b></small></p> + +<p class="content hanging">Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la +Constitution; son peu de succès.—Continuation des menées pour +opérer la destruction de la monarchie.—Arrêté du conseil +général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et +leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et les +officiers militaires et municipaux qui avaient participé à la +journée du 20 juin.—Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du +Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de +concorde.—Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander +par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et sa +famille.—Elle proclame la patrie en danger.—Changement +de ministres.—Démarche des constitutionnels pour sauver le +Roi, l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y +refuse.—L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se +permet les insultes les plus violentes contre le Roi et sa famille.—Renvoi +des troupes de ligne dont on redoutait l'attachement +pour la personne de Sa Majesté.—Arrivée des Marseillais.—Manifeste +du duc de Brunswick.—L'Assemblée se sert de +cette occasion pour exaspérer les esprits.—Péthion dénonce le +Roi à la barre et provoque par sa conduite la journée du +10 août<span class="dalign"><a href="#Page_158">158</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XXIII.</b></p> + +<p class="center"><small><b>(1792)</b></small></p> + +<p class="content hanging">Journées des 9 et 10 août.—Le Roi se détermine à aller à +l'Assemblée.—On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille, +et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour à +ses séances et y entendant les discours les plus outrageants pour +sa personne.—La Commune de Paris se rend maîtresse de +l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne du +Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous renfermés +au Temple.—Péthion, Manuel et plusieurs autres +officiers municipaux les y conduisent.—Madame la princesse +de Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur +service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple +avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et +conduites à la Force.—Journées des 2 et 3 septembre.—Mort +de madame la princesse de Lamballe<span class="dalign"><a href="#Page_206">206</a></span></p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_355" id="Page_355">355</a></span></p> +<p class="center"><b>COPIE D'UNE LETTRE</b></p> + +<p class="content hanging">Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse +de Béarn, à madame la comtesse de Saint-Aldegonde, sa sœur, +dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la prison +de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre, en date +du 8 septembre 1792<span class="dalign"><a href="#Page_279">279</a></span></p> + +<p class="center"><b>CHAPITRE XXIV.</b></p> + +<p class="content hanging">Ce chapitre contient ce que j'ai pu apprendre de positif sur la situation +de la famille royale en 1793.—Les démarches infructueuses +que nous fîmes, Pauline et moi, pour nous enfermer au Temple +avec Madame en 1795.—La permission que nous obtînmes +enfin d'y entrer, mais seulement pour faire des visites à cette +princesse.—L'espoir que l'on nous donna de raccompagner à +Vienne, d'après la demande de la cour d'Autriche, espoir qui se +termina par une nouvelle arrestation, une prison et une accusation, +pour avoir un prétexte de s'y refuser.—Circonstances de +la mort du jeune roi Louis XVII et détails positifs que j'ai +recueillis à ce sujet<span class="dalign"><a href="#Page_304">304</a></span></p> + +<p class="center"><b>FRAGMENTS</b></p> + +<p class="content hanging">Sur l'arrivée et le mariage de Madame à Mittau, écrits par M. l'abbé +de Tressan à un de ses amis, après en avoir été témoin<span class="dalign"><a href="#Page_345">345</a></span></p> + +<p class="center p2"><small><b>FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND.</b></small></p> + +<hr class="c15 p4" /> +<div class="p4 footnotes"><h3>NOTES:</h3> +<div class="footnote"> + +<p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Ce Sevestre était architecte du Roi. Oubliant tout ce qu'il +devait à ce prince, il était devenu jacobin forcené, ce qui lui +valut d'être nommé membre de la Convention, où il eut la scélératesse +de voter la mort de son Roi, son bienfaiteur.</p> + +<p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Je ne puis m'empêcher de citer, à cette occasion, l'éloge de +Madame par Durdent: «Louis XVI et la Reine étaient époux +depuis huit année sans qu'aucun gage de leur union eût comblé +leurs vœux et ceux des Français. Enfin le 19 décembre 1778, le +Ciel leur accorda le plus rare, le plus précieux des présents, dont +jamais parents aient pu s'enorgueillir: Marie-Thérèse-Charlotte, +dite Madame, aujourd'hui duchesse d'Angoulême, naquit au château +de Versailles; Madame, dont le nom sera dans les siècles les +plus reculés, comme il l'est parmi nous, l'emblème de toutes les +vertus; Madame, célébrée dans les chaumières comme dans les +palais, aux extrémités de l'Europe comme au sein de la France, +que l'on peut louer sans crainte d'être accusé d'adulation, parce +que sa gloire est devenue depuis longtemps une gloire historique, +et que jeune encore, la postérité a déjà commencé pour elle.»</p> + +<p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Je tient de Boze, peintre du Roi, l'anecdote suivante: Le peu +de succès des efforts de M. de Malesherbes pour sauver la vie du +Roi avait rendu la sienne amère. Lorsqu'il entra à la Conciergerie, +Boze, qui y était depuis quelque temps, lui témoigna sa +douleur de le voir arriver dans ce triste séjour, et en même temps +son espoir de lui voir rendre la justice qu'il méritait. Malesherbes, +pour toute réponse: «Je ne puis, répondit-il, regretter la vie +lorsque je n'ai pas eu le bonheur de sauver celle du Roi mon +maître.» Ce même Boze resta neuf mois à la Conciergerie et ne +dut la vie qu'au sacrifice de toute sa fortune, que sa femme employa +journellement à payer sa conservation jusqu'au 9 thermidor.</p> + +<p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> J'ai appris depuis qu'un des deux MM. de Champlost avait été +tué aux Tuileries, le 10 août.</p> + +<p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Madame la princesse de Lamballe était sujette à des attaques +de nerfs qui la rendaient très-malade. La Reine, craignant qu'il +ne lui en prît au Temple, fit l'impossible pour l'engager à rester +chez elle. Un commencement d'attaque qu'elle eut dans la loge du +logographe, et qui l'obligea de la quitter pendant les quelques +heures qu'elle passa dans le bâtiment des Feuillants, parut favorable +à la Reine pour redoubler ses instances; mais comme ce +mouvement de nerfs n'eut aucune suite, elle insista pour rester +avec Sa Majesté, qui paraissait avoir un pressentiment de sa +destinée; et sur ce que je lui parlais de la peine qu'avait eue la +Reine, en la voyant persister dans la résolution, elle m'avoua que +si son attaque avait eu sa suite ordinaire, elle aurait tellement +senti l'impossibilité de se risquer à subir une captivité, qu'elle +aurait été chez M. le duc de Penthièvre aussitôt qu'elle aurait été +remise, et serait partie de là pour l'Angleterre. Qu'il est douloureux +de lui avoir vu payer tant de dévouement par une fin aussi +déplorable!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">251</a></span> +M. le duc de Penthièvre, qui l'aimait tendrement, fit l'impossible +pour la sauver. Il se faisait envoyer d'heure en heure des +courriers pour en savoir des nouvelles. Il faisait chaque jour offrir +à la Commune des sommes énormes. Il en vint même jusqu'à +offrir la moitié de sa fortune. (Je tiens ceci de M. Mars, sous-préfet +de Dreux et membre du conseil.) La mort de madame de +Lamballe plongea le prince dans la plus profonde douleur; celle +du Roi y mit le comble. Sa santé dépérit de jour en jour, et il +succomba peu de temps après sous le poids de tant de douleurs +qu'il n'eut pas la force de supporter.</p> + +<p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Voyez la note à la fin de la lettre.</p> + +<p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Rien de plus beau que la conduite de Brunger. Il s'était fait +une petite fortune qu'il ménageait avec grand soin, ce qui lui avait +donné une réputation d'avarice; mais après le 10 août, sa bourse +fut constamment ouverte à tous les serviteurs de la famille royale +qui n'avaient jamais dévié; et quoiqu'il eût sujet d'être mécontent +du jugement qu'en partait la Reine dans un petit écrit qui se +trouvait chez cette princesse, il ne lui en fut pas moins dévoué +jusqu'au tombeau. Quand Madame eut quitté la France, n'écoutant +que son zèle, il voulut l'aller rejoindre, quoique accablé d'infirmités, +et ce ne fut que par la considération de l'embarras qu'il lui +causerait, qu'on parvint à l'en dissuader. Appelé comme témoin +dans le procès de notre auguste et infortunée souveraine, il se +conduisit avec tout le respect qu'il lui devait, sans s'embarrasser +du danger que lui faisaient courir les manières respectueuses qu'on +lui reprochait d'avoir employées vis-à-vis de la famille royale quand +il fut appelé au Temple pour soigner Madame. Il était si ému de +la position dans laquelle il voyait la Reine, que lorsqu'on lui parla +de ses correspondances secrètes avec elle pendant ses visites au +Temple, il oublia de dire qu'il n'était jamais entré dans sa chambre +qu'avec un municipal qui ne le quittait pas d'un instant. Cette +courageuse princesse, qui sentit que cette omission pourrait lui +nuire, prit alors la parole pour rappeler ce que le docteur oubliait +de dire. La situation critique dans laquelle elle se trouvait ne +l'empêchait pas d'écouter avec la plus grande attention ce qui pouvait +intéresser les personnes qui lui étaient attachées, pour les +disculper des accusations qu'on pouvait former contre elles. On +lui demanda quelle était la personne qui l'avait suivie à Varennes: +«Madame de Tourzel, gouvernante de mes enfants, que nous +avons obligée de nous y suivre.» Quel courage dans un pareil +moment! et serait-il possible de ne pas conserver un souvenir +profond d'une princesse aussi dévouée à ceux qui avaient été à +portée d'apprécier tant de grande et héroïques qualités?</p> + +<p><a name="Footnote_8" id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Après le départ du Temple de Madame, on fit de ce monument +une prison d'État dont Lasne fut nommé concierge. Tous les prisonniers +s'en sont généralement loués, malgré son exactitude à +remplir les fonctions de sa place. Je n'en fus pas étonnée d'après +sa conduite à mon égard, dont je rendrai compte dans le courant +de ces Mémoires.</p> + +<p><a name="Footnote_9" id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Le curé de Sainte-Marguerite, feu M. Dubois, m'a dit plusieurs +fois, et nommément peu de temps avant sa mort, que le suisse de +cette paroisse, qui avait été témoin de l'inhumation du jeune roi, +ainsi que les porteurs du corps et le fossoyeur, pouvaient donner +des renseignements précis sur l'endroit du cimetière où reposaient +les cendres du jeune roi.</p> + +<p><a name="Footnote_10" id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Paris se trouvait alors, ainsi que toute la France, excédé du +joug de la Convention, et il se serait estimé heureux de se retrouver +sous le gouvernement de son souverain légitime. Les sections de +Paris se montrèrent même avec plus de courage qu'on n'en aurait +osé attendre; mais comme il n'y avait pas d'ensemble dans leur +conduite, ni personne qui pût en imposer de manière à réunir tous +les esprits sous une même direction, cette bonne volonté devint +inutile. Il est hors de doute que s'il y eût eu un chef pour diriger +ce mouvement, la contre-révolution se serait opérée par la France +elle-même et sans le secours de personne. On m'a assuré qu'à cette +époque Pichegru avait offert à Mgr le prince de Condé de venir +(mais seul) prendre le commandement de son armée, dont il pourrait +disposer autrement, voulant avoir à lui seul l'honneur de la +Restauration; mais ce prince, qui ne connaissait pas assez Pichegru +pour s'y fier totalement, n'osa risquer de quitter la sienne, et nous +perdîmes une des plus belles occasions qui se soient présentées +pendant le cours de cette malheureuse révolution.</p> +<br /> +</div> +</div> + +<p class="center p4"><small><b>PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET C<sup>ie</sup>, RUE GARANCIÈRE, 8.</b></small></p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires de Madame la Duchesse de +Tourzel, by Louise Elisabeth de Croy d'Havré Duchesse de Tourzel + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DUCHESSE DE TOURZEL *** + +***** This file should be named 34918-h.htm or 34918-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/4/9/1/34918/ + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/34918-h/images/illlus004.png b/34918-h/images/illlus004.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..59a3786 --- /dev/null +++ b/34918-h/images/illlus004.png diff --git a/34918-h/images/marie_antoinette.jpg b/34918-h/images/marie_antoinette.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..38638f5 --- /dev/null +++ b/34918-h/images/marie_antoinette.jpg diff --git a/34918-h/images/marie_antoinette_s.jpg b/34918-h/images/marie_antoinette_s.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..83a5e0f --- /dev/null +++ b/34918-h/images/marie_antoinette_s.jpg diff --git a/34918-h/images/pergamon.jpg b/34918-h/images/pergamon.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..060a8fd --- /dev/null +++ b/34918-h/images/pergamon.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..4bb17c8 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #34918 (https://www.gutenberg.org/ebooks/34918) |
