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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/33734-8.txt b/33734-8.txt new file mode 100644 index 0000000..4210d67 --- /dev/null +++ b/33734-8.txt @@ -0,0 +1,12419 @@ +The Project Gutenberg EBook of Barnave, by Jules Janin + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Barnave + +Author: Jules Janin + +Release Date: September 15, 2010 [EBook #33734] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BARNAVE *** + + + + +Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + + + + +BARNAVE + + + +DU MÊME AUTEUR + + +_Format in-8:_ + +La Religieuse de Toulouse 2 vol. + +Les Gaîtés champêtres 2 ---- + + +_Format grand in-18:_ + +Histoire de la Littérature dramatique, 2e édition 6 vol. + +Les Contes du Chalet 1 ---- + +Le Chemin de Traverse, nouvelle édition 1 ---- + +L'Ane mort, nouvelle édition 1 ---- + +Contes littéraires, nouvelle édition 1 ---- + +Contes fantastiques, nouvelle édition 1 ---- + +La Confession, nouvelle édition 1 ---- + +Un Coeur pour deux Amours, nouvelle édition 1 ---- + + + +BARNAVE + +PAR + +M. JULES JANIN + + +NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE + +PARIS + +MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS + +RUE VIVIENNE, 2 BIS + +1860 + +Tous droits réservés + + + + +Ce livre est un des péchés de ma jeunesse: il fut _écrit_, disons +mieux, il fut improvisé le lendemain des trois journées, un temps si +loin de nous, hélas! Tout tremblait, tout espérait, tout se +débattait avec courage, avec espoir, et pendant que S. M. le roi +Charles X était reconduit, en grand honneur, par messieurs ses +gardes du corps jusqu'au vaisseau de Cherbourg, sur cet Océan +éternellement étonné de se voir traverser, _dans des appareils si +divers, et pour des causes si différentes_, quelques vieillards qui +pleuraient _le Roi_, quelques jeunes gens qui avaient été, de bonne +heure, accoutumés à l'entourer de leurs respects, profitant des +libertés que leur accordaient tant de grands esprits, réunis autour +du nouveau trône, se montraient impatients d'accompagner ce bon +prince, l'honneur même, uni à tout ce que la majesté royale a de +clémence et de bonté, d'une suite d'élégies, de respects, de +sympathies et de consolations que S. M. le roi Charles X entendit, +en effet, sur son passage. Il disait si bien, ce bon roi, lorsque, +naguères, il accomplissait son dernier voyage à travers la France, +aux courtisans qui l'entouraient et qui lui témoignaient un peu +d'inquiétude:--«Allons! retirez-vous de mon soleil; faites qu'on me +voie, et rassurez-vous, vous ne savez pas encore l'autorité d'un roi +de France!» Et véritablement, dans les derniers moments de sa +fortune royale, il lui avait suffi de se montrer, pour voir accourir +tout son peuple, autour de son visage radieux. + +C'était un roi affable, généreux, bienveillant, loyal, d'une +clémence inépuisable, et qui se voyait respecté même par l'émeute. +(En ce temps-là, elle n'allait jamais plus loin que la porte +Saint-Denis, l'émeute, et l'ombre auguste du château des Tuileries +lui faisait peur). Certes, ce bon roi ne pouvait pas se douter qu'un +jour viendrait, si cruellement et si vite, avec tant d'ardeur, qui +briserait ce trône excellent, qui renverserait cette admirable +monarchie! Il ne s'en doutait guère, et, quand vint la tempête, il +se trouva sans défense et sans peur. Son départ fut semblable au +voyage d'un roi! Les peuples, sur les routes, accouraient et lui +disaient adieu! Les vieillards le montraient à leurs petits enfants, +comme un triste objet de leurs regrets, plus tard! Pas un cri qui ne +fût une sympathie, et pas un salut qui ne fût un adieu respectueux! +M. Théodore Anne, un digne garde du corps du roi Charles X, a +raconté, dans un récit plein de coeur, de vérité, de dévouement, +plein d'honneur, ce voyage de Cherbourg, qu'il accomplissait avec +les gardes du corps, ses dignes camarades, et comment, en les +quittant, le roi les avait décorés de son ordre et de son souvenir. +Rien n'est plus sympathique et plus touchant que cette page +éloquente, et l'on y retrouve, à souhait, l'intime et glorieux +contentement qui surgit de ces pages fidèles et loyales, où ce n'est +pas le vaincu et le détrôné qu'il faut plaindre, où le vainqueur +seul est le digne objet d'une intelligente pitié. Ainsi, rien ne +vous a manqué, ô Majesté touchante! ô protecteur de notre enfance et +des premières années de notre jeunesse! O grâce et bonté +souveraines! Sacre éternel que Lamartine a chanté! + + Viens donc, élu du ciel que sa force accompagne, + Viens!--Par la Majesté du divin Charlemagne, + La valeur de Martel ou du soldat d'Ivri! + Par la vertu du roi qu'a couronné l'Église! + Par la noble franchise + Du quatrième Henri! + Par les brillants surnoms de cette race auguste! + _Le Sage, le Vainqueur, le Bon, le Saint, le Juste..._ + + La grâce de Philippe ou de François premier! + Par l'éclat de ce roi dont l'ascendant suprême + Imposa son nom même + Au siècle tout entier! + Régne! juge! combats! venge! punis! pardonne...! + Par ce martyr des rois, qui mourut pour nos crimes, + Par le sang consacré de cent mille victimes! + Par ce pacte éternel qui rajeunit tes droits! + Par le nom de Celui dont tout sceptre relève! + Par l'amour qui t'élève + Sur ce nouveau pavois!... + Conduis! règle! soutiens! commande! impose! ordonne! + Par la vertu d'en haut sois couronné, sois roi! + Ta main, dès cet instant, peut frapper, peut absoudre; + Ton regard est la foudre + Ta parole est la loi! + Que la terre et les cieux et la mer te bénissent! + Qu'au choeur des Chérubins les Séraphins s'unissent + Pour célébrer le Dieu, le Dieu qui nous sauva! + Saint! saint! saint est son nom! Que la foudre le gronde! + Que le vent le murmure, et l'abîme réponde: + Jéhovah! Jéhovah! + Qu'il gouverne à jamais son antique héritage! + Sur les fils de nos fils qu'il règne d'âge en âge; + Nos cris l'ont invoqué, sa foudre a répondu! + De toute majesté c'est la source et le père! + Le peuple qui l'attend, le siècle qui l'espère, + N'est jamais confondu! + Qu'il est rare, ô mon Dieu! que ta main nous accorde + Ces temps, ces temps de grâce et de miséricorde, + Où l'homme peut jeter ce long cri de bonheur, + Sans qu'un soupir, faussant le cantique d'ivresse, + Vienne en secret mêler aux concerts d'allégresse + L'accent d'une douleur... + +Voilà pourtant comme on en parlait, et voilà comme on lui parlait, à +ce roi calme et bienfaisant qui était au niveau de toutes les +louanges: or cette louange était l'admiration sincère d'un grand +poëte; elle eut un rapide écho dans toute la France; elle trouva +l'Europe attentive; elle était le présage heureux d'une grande +conquête et d'une victoire illustre entre toutes, une victoire dont +M. le duc d'Orléans, M. le duc d'Aumale, M. le duc de Nemours, le +général Lamoricière et le général Cavaignac devaient sortir. + +Ce beau règne! il était annoncé dans l'Écriture: «_Orietur in diebus +ejus justitia et abundantia pacis._» Un autre poëte, aussi grand que +le premier, la plus superbe et la plus vive inspiration de notre +âge, un grand homme, un héros, lorsqu'il évoque à son tour la +royauté d'autrefois, rien n'est plus splendide et plus touchant que +ses paroles à propos du roi martyr et de l'enfant-roi, tué à coups +de pied dans la prison du temple: + + C'était un bel enfant qui fuyait de la terre. + Son oeil bleu du malheur portait le signe austère. + Ses blonds cheveux flottaient sur ses traits pâlissants, + Et les vierges du ciel, avec des chants de fête, + Aux palmes du martyre unissaient sur sa tête + La couronne des innocents. + --Où donc ai-je régné? demandait la jeune ombre. + +La France entière pleurait à ces charmants souvenirs! La France +entière a répété ces cantiques en l'honneur de tant de misères +passées, et de tant d'espérances présentes: + + O Français! louez Dieu, vous voyez un roi juste! + +s'écriait l'auteur des _Contemplations_, le jour glorieux où reparut +le roi Henri IV sur son piédestal: + + O juge! O triomphe! O mystère! + Il est né, l'enfant glorieux... + +s'écriait le poëte, à la naissance de Mgr. le duc de Bordeaux. + + Et toi, que le Martyr aux combats eût guidée, + Sors de ta douleur, ô Vendée! + Un roi naît pour la France, un soldat naît pour toi! + +Voilà pourtant les premiers vers que nous avons entendus retentir à +nos oreilles charmées! Enfants que nous étions encore, voilà nos +émotions, voilà nos exemples, voilà nos rêves! Lui-même, quand il +passait par sa ville en deuil, le roi Louis XVIII, ce dernier roi +qui ait eu l'honneur d'entrer mort en son église royale de +Saint-Denis, il fut salué par un vrai poëte; Victor Hugo, jeune +homme, ajoutait sa douleur impérissable au _De profundis_ de la +ville... _où jamais la couronne ne tombe_, disait l'ode inspirée au +tombeau des rois; Victor Hugo, lui aussi, écrivit une ode éclatante, +au sacre du roi Charles X, et voici la prière que ses cantiques +adressaient au Tout-Puissant, agenouillés à ses autels: + + O Dieu! garde à jamais ce roi qu'un peuple adore! + Romps de ses ennemis les flèches et les dards; + Qu'ils viennent du couchant, qu'ils viennent de l'aurore, + Sur des coursiers ou sur des chars! + Charles, comme au Sina, t'a pu voir face à face! + Du moins qu'un long bonheur efface + Ses bien longues adversités! + Qu'ici-bas des élus il ait l'habit de fête; + Prête à son front royal deux rayons de ta tête; + Mets deux anges à ses côtés. + +Rappelez-vous aussi, le jour même où 1830 accomplissait sa +révolution soudaine, ce vieillard couronné de sa gloire et de ses +cheveux blancs, le poëte du _Christianisme_ et le chantre inspiré +_des Martyrs_, entraîné dans la foule victorieuse, et proclamé par +elle, au dernier moment des trois jours, à la même heure où le +nouveau roi va chercher à l'Hôtel-de-Ville les pouvoirs que +l'Hôtel-de-Ville a brisés. Qu'elle était éloquente, et qu'elle était +écoutée avec respect, la voix de M. de Chateaubriand! Quelle majesté +dans ces adieux suprêmes, du haut de la tribune, où les pairs de +France écoutaient, pleins d'attendrissement, de respect..., de +remords peut-être, ces plaintes libérales, ces accents prophétiques! +Et comment donc, à la même heure, quand les plus grands poëtes de +l'âge ancien et des temps présents se mettent à pleurer la royauté +qui s'en va, un écrivain de vingt-cinq ans, docile à toutes ces +impressions surnaturelles, eût-il négligé de mêler sa douleur et son +deuil à cette louange unanime, à ce deuil reconnaissant? + +Pouvait-il oublier, lui, enfant de la presse libre et de la libre +parole, un prince qui s'était écrié, le jour de son avénement au +trône de ses ancêtres: _Plus de censure!_ et qui avait renvoyé dans +leurs cavernes les honteux mutilateurs de la presse honnête et +libérale? Et de même que le roi Charles X avait dit: _Plus de +censure!_ en montant sur le trône, il avait répondu aux vieux poëtes +de l'empire qui, dans une pétition célèbre, le sollicitaient, ô +honte incroyable! contre les poëtes naissants: «Je n'ai que ma place +au parterre!» Il avait fait, il avait dit aussi bien, le jour où il +fit appeler l'auteur de _Marion Delorme_, en le priant de laisser en +repos l'ombre de son aïeul, le roi Louis XIII. La date est certaine; +elle est consacrée à tout jamais, aux royales Tuileries, dans ce +beau livre intitulé: _les Rayons et les Ombres_, le digne pendant +des _Feuilles d'Automne_ et des _Contemplations_: + + Seuls dans un lieu royal, côte à côte marchant, + Deux hommes, par endroits du coude se touchant, + Causaient. Grand souvenir qui dans mon coeur se grave! + Le premier avait l'air fatigué, triste et grave, + Comme un front trop petit qui porte un lourd projet; + Une double épaulette à couronne chargeait + Son uniforme vert à ganse purpurine, + Et l'Ordre et la Toison faisaient sur sa poitrine, + Près du large cordon moiré de bleu changeant, + Deux foyers lumineux, l'un d'or, l'autre d'argent. + C'était un roi, vieillard à la tête blanchie, + Penché du poids des ans et de la monarchie. + L'autre était un jeune homme, étranger chez les rois, + Un poëte, un passant, une inutile voix. + Ils se parlaient tous deux, sans témoins, sans mystère, + Dans un grand cabinet, simple, nu, solitaire... + Or, entre le poëte et le vieux roi courbé, + De quoi s'agissait-il?... + Le poëte voulait faire, un soir, apparaître + Louis Treize, ce roi sur qui régnait un prêtre; + --Tout un siècle, marquis, bourreaux, fous, bateleurs,-- + Et que la foule vînt, et qu'à travers des pleurs, + Par moments, dans un drame étincelant et sombre, + Du pâle cardinal on crût voir passer l'ombre... + Le vieillard hésitait:--Que sert de mettre à nu + Louis Treize, ce roi chétif et mal venu? + À quoi bon remuer un mort dans une tombe? + Que veut-on? Où court-on? Sait-on bien où l'on tombe? + Tout n'est-il pas déjà croulant de tout côté? + Tout ne s'en va-t-il pas sous trop de liberté?... + Puis il niait l'histoire, et, quoi qu'il en puisse être, + À ce jeune rêveur disputait son ancêtre, + L'accueillant bien, d'ailleurs, bon, royal, gracieux, + Et le questionnant sur ses propres aïeux! + +Tel il nous est apparu, et dans sa vie et dans son règne, le roi +Charles X, ce roi excellent que nous perdions! Tel nous le montrait +la poésie, en attendant que l'histoire eût adopté cette image +vraiment royale! Il avait laissé parmi nous, les uns et les autres, +tant de traces bienveillantes! Il avait été au-devant même de ses +insulteurs, le coeur tout rempli de pitié, les mains toutes pleines +de pardon! Je suis peu de chose, et je n'ai jamais été rien en toute +ma vie... Une seule fois, il me semble aujourd'hui que je fus un +homme important. Je me souviens, en effet, que j'eus l'honneur, au +nom du roi, de porter des paroles de pitié et de pardon à M. Fontan, +enfermé à Poissy pour avoir insulté à la majesté royale! Le roi +demandait à peine une excuse, et tout de suite il pardonnait... M. +Fontan ne voulut pas s'incliner devant ce pardon qui tombait de si +haut! Tout au fond de l'abîme, il défiait encore. Ah! je suis sûr +que M. Fontan eut un vif regret de son obstination malséante... et +courageuse, lorsque un mois après notre ambassade à Poissy (Frédéric +Soulié en était): + + Holyrood! le vieux roi, demandait à ton ombre + Cette hospitalité mélancolique et sombre + Qu'on reçoit, et qu'on rend de Bourbons à Stuarts... + +Donc ce livre, aujourd'hui réimprimé, parce qu'enfin je ne pouvais +pas le laisser disparaître, et reparaître un jour, sans le +commentaire et sans l'explication qui désormais lui serviront +d'excuse, était tout à fait, dans mon ambition juvénile, et qui de +rien ne doute, un suprême adieu à la monarchie expirée, une élégie +au roi que nous perdions. Dieu soit loué, qui m'a mis au rang des +honnêtes gens qui se plaisent à célébrer les causes vaincues! Ils +n'attendent rien de la fortune; ils n'ont rien à espérer du pouvoir; +ils se tiennent à l'ombre, à l'écart, cédant la place à qui veut +passer avant eux! Passez! La place est libre!... Arrivez, ambitieux! +Emparez-vous des rumeurs populaires! Tenez-vous du côté des +puissants de ce matin! Soyez forts avec les forts, puissants avec +les tout-puissants; oubliez la veille, et contemplez le lendemain! +Hâtez-vous! qui vous gêne? Hâtez-vous! qui vous arrête? Hâtez-vous! +foulez à vos pieds victorieux ce que vous adoriez avec crainte, et +le foulez avec joie! Il est si beau de crier, dans la foule, avec la +foule! + +Il est si bon, si charmant de suivre, au pas de course, un +triomphateur! Ceux qui, de loin, vous voient passer s'imaginent que +vous êtes une part du triomphe, un fragment de la conquête, un +capitaine, un général!... Hâtez-vous bien fort, et prêtez aux +nouveaux venus de ce soir les serments que vous avez prêtés aux +vainqueurs de la veille... Hâtez-vous!... pendant que dans l'ombre, +et d'une voix calme, il y a de bonnes gens qui s'obstinent à crier +au roi qui part: «Adieu, Sire! Adieu Majesté! Rappelez-vous ceux qui +vous pleurent! Bénissez-les! Bénissez-nous!» Et puis, si l'on savait +combien c'est facile, et quel honneur inespéré on en retire, +aussitôt que l'on rencontre un de ces pauvres idiots obstinés à la +fidélité, qui se souviennent du serment, et qui n'ont pas voulu des +sentiers nouvellement frayés! + +Ceci dit, reprenons la préface même de l'an de grâce 1830; cette +préface de _Barnave_, aujourd'hui, après tant d'années et tant +d'oublis, nous la réimprimons telle qu'elle fut écrite, au moment où +la France entière interrogeait l'avenir des successeurs du roi +Charles X. La voilà! Je ne changerai pas un mot à cette préface, un +instant fameuse... Elle disait tout à fait, en ce temps-là, ce que +je voulais dire; elle était toute ma pensée; elle appartenait à mes +regrets, à ma sympathie, à mes respects pour le roi de +Chateaubriand, de M. Bertin l'aîné, de Victor Hugo, de Lamartine! + +Et bientôt, lorsqu'il apparut que le roi Louis-Philippe était un +grand prince, un esprit ferme et libéral, un vrai roi, père heureux +d'une famille de grands capitaines, d'honnêtes femmes et d'un +véritable artiste, la princesse Marie, à l'heure éclatante et libre, +entre toutes, où la France entrait à pleines voiles dans des +prospérités inconnues, comme un homme d'État, un ministre du roi +Louis-Philippe me disait:--Monsieur, nous voilà bien loin, +convenez-en, de la préface de Barnave? + +--À coup sûr, lui dis-je, et j'en conviens d'autant mieux, que nous +voilà bien loin, très-loin du prince de Polignac, bien près du roi +Charles X... et du ministère de M. de Châteaubriand. + + + + +PRÉFACE + +DE LA PREMIÈRE ÉDITION. + + +«Si vous me demandez quel est ce livre; à quel genre de littérature +il appartient, et quelles conséquences en va tirer le lecteur, je +vous répondrai ingénument que je suis fort empêché de vous répondre. +La chose est ainsi cependant. + +«En ce siècle ingénu des classifications, où, jusqu'à la +littérature, tout est numéroté par ordre et divisé par familles, ce +n'est pas, je l'avoue, un médiocre inconvénient que de publier un +ouvrage indécis, qui ne puisse absolument se placer dans un rayon +certain de la bibliothèque, sans en troubler la savante harmonie, et +sans faire mentir la commune étiquette de tant de beaux livres +obéissant à la loi des bibliothécaires de profession. Tels sont +cependant ces nombreux chapitres à propos de Marie-Antoinette, de +Mirabeau, de Barnave, du duc d'Orléans, en un mot, de tout ce qui a +illustré, bouleversé, ennobli, souillé la dernière période du +dernier siècle. L'idéal, le faux, l'impossible, et surtout +l'impossible, se rencontrent trop souvent dans mes récits pour +qu'ils aillent grossir la case des historiens; en même temps, les +faits y sont quelquefois si vrais, si réels, incontestables à ce +point que, parmi les oeuvres de pure imagination, ils sembleraient +une disparate. + +«Pourquoi cependant? Il est si peu d'ouvrages de pure invention où +la vérité ne se mêle au mensonge, il est si peu d'histoires où le +mensonge ne s'allie à la vérité! Aujourd'hui surtout où l'histoire +est embarrassée de tant de systèmes, de contradictions, de passions +opposées! Oui, je conçois l'histoire, mais comme la faisaient +Xénophon, Thucydide et Tite-Live. Alors la tradition était une; le +fait arrivait de bouche en bouche à l'historien, qui l'enregistrait +sans l'examiner; et quand il était paré des grâces d'un style +élégant, ce fait même aussitôt devenait irrécusable. Le pauvre +annaliste n'était pas occupé à mettre d'accord des mémoires qui se +démentaient l'un l'autre. L'écuyer de Cyrus, le secrétaire de +Périclès, la femme de chambre de Cornélie, ne s'étaient pas mis aux +gages du libraire Ladvocat; ils n'avaient pas laissé de gros +volumes, remplis de mesquins détails. Tout se bornait à l'événement +principal que l'écrivain racontait avec sa bonne foi et sa passion, +que le lecteur croyait avec simplicité! Cette franchise et ce bon +sens valaient mieux cent fois, que l'examen sans cesse et sans fin; +cette bonhomie et cette façon de croire à l'historien qui raconte, +étaient cent fois préférables à cette critique dont nous sommes si +fiers. + +«Mais l'histoire contemporaine! Il n'y a plus moyen de l'écrire, +depuis qu'elle appartient à tout le monde! Dans ce labyrinthe où +tant de fils viennent se croiser, comment reconnaître le fil qui +peut vous guider et vous conduire à la lumière? En qui donc +aurez-vous foi, je vous prie? À Dumouriez, à M. de Bezenval! à +Prudhomme ou à Mme Campan! Les uns et les autres, ils ont vu, «ce +qui s'appelle vu!» les mêmes événements, et tous, d'une manière +différente, ils les ont arrangés, séparés, défigurés, au gré de +leurs haines, de leurs opinions, de leurs intérêts. Lisez, par +exemple (et je vous plains!), tout ce que les amis et les ennemis de +M. de Lafayette ont écrit à sa honte, à sa louange, dans les +premières années de la révolution, et, s'il se peut, formez-vous de +cet homme une idée complète et bien arrêtée. Ce que je dis ici d'un +homme, on le pourrait dire de tous les autres. + +«Je l'avouerai, mon humble esprit ne savait où se prendre au milieu +de tant d'incertitudes. Plus j'allais à la vérité, plus elle prenait +soin de me fuir. Enfin, désespérant de l'atteindre, j'ai vu qu'il me +serait impossible de reconstruire l'histoire, et comme il m'en +fallait une, j'en ai fait une à mon usage. Deux grands faits, +seulement, m'ont paru assez clairs et positifs: la plus vieille +monarchie de l'Europe s'écroulant en quelques jours, une tête de roi +tombant sur la place publique. En même temps l'infortune, le talent, +l'erreur, le crime, mêlés à cette étonnante catastrophe... et voilà +ce que j'ai voulu représenter en quelques personnages, résumer en +quelques noms propres. + +«L'infortune, en mon livre, elle porte un nom qui fait courber les +têtes les plus hautes, elle a nom Marie-Antoinette. O l'héroïque et +très-haute image de cette monarchie encore belle et forte, mais +étourdie à la façon d'une jeune fille ignorante du monde et de ses +exigences; bienveillante à tous, et par tous abandonnée! À force de +bienfaits elle n'a créé autour d'elle que d'inutiles amitiés et +d'implacables haines. Que disons-nous? rien n'égale ses malheurs, +sinon le courage à les supporter. + +«Mirabeau, c'est le talent, c'est le génie emporté dans tous les +excès, par tous les vents de l'orage et des révolutions. Il fut +l'inexplicable exemple de ce que peut un homme enivré de vice et +d'intelligence, quand chez lui l'orgueil et l'ambition conspirent +avec l'éloquence, pour tout détruire; roi par la parole, à qui ne +manque aucun genre de mépris, pas même le sien; il fait trembler +tous les trônes de l'Europe, il finit par reculer devant sa propre +conscience. Il meurt enfin quand sa mission de renverser est +achevée; homme incapable, ou, qui pis est, parfaitement indigne de +faire le bien, et de se repentir utilement. + +«La vertu dans ces époques troublées, la vertu virile, eh bien! +j'avais choisi pour la représenter dans mon drame, mon héros même, +Barnave, homme de moeurs élégantes et de langage fleuri; +désintéressé au milieu de tant de corruptions; humain et charitable +au milieu de tant de férocité. Une fois seulement la sainte pitié le +trouvera insensible, et, la vapeur du sang montant jusqu'à son +faible cerveau, il calomniera la victime, au profit du meurtre +impitoyable. Oui, Barnave, en vain du haut de cette tribune +abominable où le paradoxe est maître, as-tu demandé, avec surprise, +si le sang des meurtriers valait la peine d'être déploré? Le sang +qui coule est toujours pur, quand il n'est pas versé par la loi pour +venger la société, et les remords du reste de ta vie expieront à +peine ces cruelles paroles. + +«À mon sens, Barnave représente assez bien, par ses emportements +subits, par ses colères sans frein, par son muet repentir, par sa +mort atroce, et par la réhabilitation posthume qui fut faite autour +de son nom, cette belle part de la jeunesse condamnée à l'obscurité +par sa naissance, et qui consent de tout son coeur à l'obscurité, à +condition que personne, autour d'elle, ne s'élèvera au-dessus +d'elle. À des esprits ainsi faits, une révolution portera toujours +préjudice; cette révolution est, pour cette jeunesse, un grand +malheur: elle la rend ambitieuse; elle l'arrache à son repos; elle +l'entoure à l'improviste de grandeurs inouïes et volées; elle la +dégage en même temps de son premier serment, ce premier serment +solennel, le seul qui compte au tribunal de Dieu, au jugement du +genre humain, le serment qu'on ne fait qu'une seule fois. Il n'y a +qu'un serment, comme il n'y a qu'un baptême! Ajoutez à ces erreurs +de la jeunesse, aux temps cruels des révolutions, que la révolution +est féconde en parvenus du dernier étage, ce qui fait que nos jeunes +gens se regardent, et qu'ils se disent (chose étrange! ils se disent +cela tout haut): Nous valons pourtant mieux que cela! Alors, dans +ces malaises, l'usurpation devient une contagion morale, chacun +voulant usurper quelque chose en ce gaspillage politique. Barnave +aussi. Comme il vit que Mirabeau, roi dans le peuple, était +l'usurpateur de la couronne de Louis XVI, il a voulu être, à son +tour, l'usurpateur de Mirabeau. Quoi d'étonnant? Quand il n'y a plus +de frein pour quelqu'un, il faut qu'il n'y ait plus de frein pour +personne! Aussitôt que Mirabeau fut le maître, il n'y eut pas de +raison pour que Robespierre n'eût pas son tour. Seulement, dans +cette lutte haletante et misérable de pouvoirs éphémères qui +s'élèvent et qui tombent, dans ce nombre incroyable d'ambitions +niaises ou sanglantes, plaignons les ambitions honnêtes, plaignons +Barnave; il eut l'ambition d'un honnête homme dont on a dérangé la +voie. On s'égare, on s'étonne, on se perd, on est perdu. + +«Pour figurer le crime (en cette histoire que je me faisais à +moi-même, et que j'arrangeais au gré de mon conte d'enfant mal +instruit, qui veut tout savoir en vingt-quatre heures, qui n'écoute +les conseils et les leçons de personne), il ne s'offrait à moi que +trop de modèles. J'ai pris le mien dans un palais, comme un +effrayant contraste, j'ai choisi, par une préférence qui lui était +due, et qui ne pouvait étonner personne, un prince affreux, tout +semblable à ce portrait que fait Tacite en parlant de ces neveux de +Tibère «qui commencent à se montrer les héritiers du maître, à force +de débauches secrètes et de forfaits ignorés!» Je l'avais sous la +main, et je m'en suis servi, comme on se sert d'un croquemitaine à +épouvanter les enfants. Ce brigand ténébreux, cet idiot, qui, +pouvant d'un mot racheter tous ses crimes, épouvanta les bourreaux +eux-mêmes de sa cynique imprécation contre cet infortuné, son parent +et son roi, dont la tête était en jeu dans cette réunion de +régicides, le voilà donc tel quel, et, s'il vous plaît, pouvais-je +trouver quelque part un exemple plus frappant de folie et de +méchanceté?» + + * * * * * + +Tel était mon exorde... et tels étaient, en effet, les divers +personnages de ce livre écrit sans patience, arrangé sans art, +conduit sans talent, plein de hasards et si mal disposé, qu'en le +relisant, à cette heure, et revenant sur ces pages oubliées, il me +semble en effet que j'assiste au rêve d'un malade. Où donc avais-je, +en effet, rencontré cet Allemand que j'affublais d'un très-grand nom +de l'Allemagne? Où donc avais-je imaginé cette fable où l'absurde et +le niais le disputent à l'impossible? En vain, même aujourd'hui, j'y +voudrais remettre un peu d'ordre, en vain je voudrais arranger, +réparer, réunir par un certain lien ces fictions malséantes, ce +serait entreprendre une oeuvre inextricable, et moi-même je me +demande, en ce moment, par quelle indulgence incroyable, et par +quelle fascination que je ne saurais expliquer, le public +contemporain de _Notre-Dame de Paris_, du _Vase étrusque_, des +premiers contes de Balzac, de _Volupté_, d'_Indiana_, et de tant de +belles oeuvres justement honorées, et populaires à bon droit, a pu +tolérer la lecture de cette oeuvre informe? Il faut donc que la +jeunesse ait un grand charme? Il faut que les innocents délires +portent en eux-mêmes une inexplicable excuse, pour que ce _Barnave_, +à savoir, ce monstrueux ensemble d'opinions contradictoires, de +colères mauvaises, d'admirations stupides, cet enchevêtrement +fabuleux des plus vulgaires accidents d'une si grande et si terrible +révolution, ait trouvé grâce un instant aux yeux de ces lecteurs +dont les pères avaient été les témoins, et quelques-uns les acteurs +de cette histoire que je défigurais à plaisir. Voilà ce qui +m'étonne, et, disons mieux, voilà ce qui m'épouvante, en ce moment +de zèle et de vérité avec moi-même, à l'heure où la fiction se +dépouille de ses oripeaux et de ses mensonges; à l'heure où la +vérité, toute nue, apparaît manifeste, irrésistible, et montrant, à +qui l'a outragée, un visage sévère et voisin du mépris. Voilà, +sincèrement, ce que je pense, à cette heure où je suis juste avec +moi-même, de ce fameux _Barnave_ et de sa fameuse préface, et s'il +était possible d'anéantir un livre qui a vécu même une minute, une +seule, à coup sûr je jetterais volontiers ce livre aux flammes +vengeresses, et de ses cendres inertes je ferais, sans peine, un +ridicule hommage aux quatre vents du ciel. Mais (voilà la peine et +le châtiment) j'ai beau me repentir; en vain je connais les fautes +et les crimes de ce livre imprudent, je ne saurais l'effacer; il +suffit qu'il ait vécu... dix minutes, pour qu'il soit acquis à +l'accusation qui m'a frappé du côté des gens de goût, des bons +esprits, des sages esprits, des prévoyants, des amis de la chose +honorable, honorée et faite avec art. + +Il y a, dans Plutarque, un livre intitulé: _Des choses qui se +portent bien_... Heureux trois fois, et davantage, les livres sains, +vivants, vigoureux et bien portants! Honneur et gloire aux _livres +qui se portent bien_! Un livre en belle et bonne santé respire à +chaque page une suave odeur de contentement, de force et de calme! +Une passion bien portante est fière et forte; un vice même, _bien +portant_, n'est pas digne absolument de nos mépris. Voyez Harpagon, +voyez don Juan! Tu te portes bien, c'est-à-dire, ami, te voilà au +niveau de la renommée et de la gloire, au niveau de toutes les +fortunes! Tu te portes bien, c'est cela! Maître absolu de ton âme, +tu vas marcher dans les bons sentiers, tu vas exprimer les nobles +sentiments, tu vas parler la belle langue à l'accent grave, +intelligente, éloquente, au niveau des plus secrets penchants de +l'âme humaine.... Hélas! jamais histoire ou roman ne fut plus malade +que ce triste _Barnave_, enfant mal venu d'un si jeune homme! Il n'y +a rien de plus triste à voir, et de plus triste à suivre que ce +fantôme de Barnave! Il a la fièvre, il a le délire; il passe, et +coup sur coup, de l'exaltation sans cause au découragement sans +motif; c'est un accès de tétanos, un véritable _delirium tremens_! +Roman du vide et du néant! Marionnettes et polichinelles de +l'histoire! Un théâtre où rien ne se passe, ou pas un ne parle à la +façon bienséante, honorable et superbe de la force et de la santé. +Fausse éloquence et fausse admiration! Hormis le pieux respect dont +la reine Marie-Antoinette est entourée, hormis quelques pages +véhémentes à propos de Mirabeau, et peut-être aussi le _Retour de +Varennes_, tout est faux, absurde et trivial dans ce roman sans +forme; ici, le moindre bruit est le bruit d'une trompette; ici, le +silence est un râle! On n'a pas affaire à des hommes, tout au plus à +des fantômes. Je vis, un jour, dans l'ancienne salle des Doges, à +Gênes, un simulacre de statues recouvertes d'une toile blanche... on +les eût prises, de loin, pour des marbres... ce n'étaient que des +mannequins, remplaçant misérablement des statues mutilées. + +Que vous dirais-je? On peut comparer ce vieux livre, oublié dans les +limbes, à cette lanterne, où tantôt la flamme envahit le verre +enfumé, où tantôt la flamme éteinte emplit de nuages et de nuit ces +verres magiques, sur lesquels devraient briller et resplendir: +Madame la Lune et Monsieur le Soleil... Voilà mon oeuvre! Hélas! il +n'y a rien de plus absurde et de plus mal fait. «Un fagot mal lié!» +me disait un jour M. Sainte-Beuve.... et je le trouve indulgent, +comme s'il n'y avait pas: _fagots et fagots!_ + +Je ferme ici ma parenthèse, et même il me semble que voilà bien +longtemps déjà qu'elle est ouverte. Ainsi nous reprendrons, s'il +vous plaît, la première préface à l'endroit même où nous l'avons +laissée il n'y a qu'un instant, mais cet instant de flagellation m'a +paru diablement long. + + +SUITE DE LA PREMIÈRE PRÉFACE. + +«Arrivons maintenant à la question difficile, une question de +personnes et de noms propres, et d'autant plus dangereuse à traiter, +que j'ai été averti avec tout l'intérêt d'un père (M. Bertin +l'aîné), par un homme à qui j'ai voué le respect d'un fils, et qui +doit m'aimer un peu, je le sens aux respectueux dévouement que j'ai +pour lui. + +«Mais comme à des conseils ainsi donnés, si paternellement et de si +haut, il n'y a que deux manières de répondre, l'obéissance ou le +sincère aveu d'une passion bien sentie, je ne répondrai pas, +publiquement, à ces conseils donnés dans l'intimité, et dont l'oubli +ne peut tomber que sur moi seul. + +«Je n'ai à répondre ici qu'à ces questionneurs en titre, aux +trembleurs par métier, aux gens de sang-froid par tempérament, et +dont la fausse pitié ne manquera pas d'accourir au premier mot qui +leur semblera trop vif. Le monde est plein de ces esprits timides +qui voient un danger dans tout, qu'une vérité historique effraie +autant qu'une aventure impossible, et qui, pour sauver le présent, +vous font bon marché du passé. Je vois déjà un de ces peureux +arriver chez moi, tout alarmé, tout en désordre:--Ah! mon ami, +qu'avez vous fait? que vous êtes jeune! Y pensiez-vous quand vous +barbouilliez de honte un premier prince du sang? + +«Ce prince, monsieur l'homme aux ménagements, ce prince, qui n'a +droit qu'à l'impartialité, et que j'ai représenté tel qu'il m'a +paru: avare et prodigue à la fois, débauché sans vergogne et sans +plaisir, qui ne laissa pas même au crime sa seule dignité, +l'énergie; un malheureux qui n'osa jamais regarder un homme en face, +et pas même le roi Louis XVI; ce prince est à moi, il m'appartient +par tous les droits de l'histoire. Ses lâchetés, ses vices, ses +orgies, ses fanfaronnades, sont de mon domaine, et je ne m'en puis +dessaisir, par un misérable calcul d'intérêt ou de peur. Je sais +bien quelles raisons vous allez me donner, entre autres raisons: que +la mémoire de ce prince est aujourd'hui à l'abri d'une couronne: +mais vos raisons ne sont pas les mêmes que les miennes. Ce prince +dont je m'empare, c'est ma révolution de 1830; c'est l'épave qui +m'est venue du grand naufrage. J'ai saisi corps à corps, dès que je +l'ai pu, en tout danger, cet étrange héros, si bien fait pour +l'auteur dramatique. Ce qui eût été lâcheté, il y a un an, est +devenu courage aujourd'hui; à chacun sa part du butin qu'on se +partage; au duc d'Orléans la couronne de France, à nous +Philippe-Égalité! Vous me demandez grâce pour lui: mais lui, a-t-il +fait grâce? A-t-il eu pitié de la plus belle des femmes, de la plus +malheureuse des reines, de la plus contristée des mères? J'attache +son nom au poteau infamant... N'a-t-il pas dressé l'échafaud où +Marie-Antoinette est montée, traînée à ces hauteurs sanglantes par +la haine et par la calomnie? Non, pour cet homme je ne mentirai pas +à la vérité. + +«On ne me verra pas, historien paradoxal, réhabiliter sa mémoire et +faire pour lui ce qu'a fait Walpole pour Richard III; dans ma +galerie de tableaux il paraîtra en pied, je ne jetterai pas sur sa +laide figure le voile noir de Faliero: Faliero avait gagné des +batailles avant de trahir son pays. + +«Et puis voyez, monsieur, jusqu'où nous conduirait ce système de +transactions avec l'histoire! Soit, j'y consens: je vais brûler mon +livre, car j'aime mieux l'anéantir que d'en arracher une page. +Allons, je ferai un autre livre, je peindrai une époque plus +reculée: la vieillesse de Louis XV avec ses prodigalités, ses +scandales, ses faiblesses; je montrerai la monarchie expirante de +luxe et d'impuissance dans les bras de la Dubarry. Cependant il me +faut d'autres personnages que Louis XV et Mme Dubarry. On ne fait +pas un roman à deux personnages, à moins de rencontrer Paul et +Virginie, ou Manon Lescaut et le chevalier Desgrieux. Donc je +prendrai nécessairement ceux qui approchaient le trône de plus près; +dans ce nombre, le plus élevé par sa naissance, ne saurait être +oublié. Aussi bien quelle figure à dessiner! quelle dépravation au +milieu de tant de dépravations! Ce prince, le fils de Henri IV, est +gros, épais, commun; le temps pèse à ses jours désoeuvrés; la chasse +seule occupe les facultés de son âme; sa force intellectuelle se +résume entre un contre-pied du cerf et un défaut de sa meute; s'il +pleut, si le soir il digère mal, ses courtisans et sa maîtresse +jouent la comédie pour le distraire: mais quelle comédie! Il faut +être un prince ou bien Mme de Montesson, sa maîtresse, ou tout au +moins quelqu'un des leurs, pour entendre pareille comédie sans +rougir. Déjà les polissonneries de Collé semblent trop voilées et +trop chastes à cette cour d'un goût délicat. Vadé seul, Vadé, son +langage des halles, ses jurons, ses ordures, ont le talent d'égayer +les tréteaux de Bagneux et de Sainte-Assise, d'arracher un sourire à +ce prince subalterne et à sa Maintenon du second ordre.--Ah! +monsieur, m'allez-vous dire, un peu d'indulgence, un peu de +ménagement pour celui-là, car, après tout, c'est notre aïeul. + +«C'est notre aïeul! je me rends à cet argument. Remontons un peu +plus haut, j'espère que nous serons plus heureux. + +«Louis XV est jeune encore, charmant, aimé, victorieux; Ses moeurs +faciles le poussent à l'amour, mais ses amours sont nobles et +élégantes. À ce brillant tableau vient s'opposer un contraste +singulier. Il n'est pas de romancier ou de poëte comique qui +consentît à se priver d'un si grotesque personnage. Louis d'Orléans, +libertin dans sa jeunesse, est devenu dévot, ou plutôt +superstitieux, dans son âge mûr. Entouré de livres ascétiques, +lui-même il compose des ouvrages de théologie, pour le malheur de +ses bons génovéfains, qu'il ennuie toute la journée de sa prose +sérénissime et de ses subtilités monacales. À cette folie religieuse +il joint une folie d'un autre genre. Il ne veut pas croire que l'on +puisse mourir, il nie la mort pour lui échapper, comme un médecin +nous conseillait de nier le choléra-morbus pour l'éviter. Un jour, +que son intendant lui soumettait les comptes du trimestre, il +remarqua quelques diminutions dans la dépense; il en demanda la +cause.--Monseigneur, plusieurs rentes viagères que vous payiez se +sont éteintes.--Comment?--Monseigneur, les rentiers sont morts.--Ce +n'est pas vrai, ce n'est pas possible. Vous êtes bien osé de me +tenir un pareil langage! Apprenez, monsieur, qu'on ne meurt plus +aujourd'hui. Arrangez-vous pour payer ces rentes, ou je vous +chasse.» + +«Un tel personnage paraîtrait peut-être assez original dans mon +roman, mon livre, mon histoire, comme vous voudrez l'appeler. Mais +je vous vois venir.--Ah! monsieur, laissez ce pauvre fou, qui n'a +fait de mal à personne! Chacun a ses travers; celui-là, vous en +conviendrez, est le plus innocent de tous. Il vaut mieux payer des +créanciers morts que ne pas les payer vivants. Et puis enfin, +monsieur, c'est notre trisaïeul. + +«--C'est notre trisaïeul! Je n'ai plus rien à dire. Paix à notre +trisaïeul! Remontons encore. + +«Mais, hélas! je me trouve plus empêché que jamais. Nous voici +arrivés à la Régence. Au dehors, l'avilissement de notre dignité +nationale; au dedans, la banqueroute: partout la honte. + +«De la Régence, le savez-vous, monsieur? datent tous nos malheurs. +Le caractère public de la nation s'efface ou plutôt disparaît: +l'antique bonne foi périt dans les calculs avides et insensés de +Law; les croyances religieuses tombent devant l'audace des +sceptiques. Les moeurs de la famille se corrompent pour imiter la +corruption de la cour. Dans cette cour, il n'est point de vice qui +ne soit représenté par quelque grand nom. Les plus illustres +exemples ne manquent pas aux désordres les plus criminels. L'inceste +les préside, une couronne en tête, un sceptre à la main. + +«Ajoutez que la liberté civile ne gagne même pas à cette licence des +moeurs. Tandis que l'on affiche un insolent mépris de la religion, +au nom d'une abominable bulle les cachots se remplissent des +citoyens les plus innocents et les plus vertueux. Voltaire est +enfermé à la Bastille pour des vers qu'il n'a pas faits. Il est puni +comme s'il était l'auteur d'une Philippique, comme s'il s'était +écrié, avec Lagrange Chancel: + + Nocher des rives infernales, + Apprête-toi sans t'effrayer + À passer les ombres royales + Que Philippe va t'envoyer. + +«Vous me demandez si je crois à toutes ces accusations? J'aime à +douter du crime. Mais, s'il me prenait fantaisie d'écrire l'histoire +des Atrides, il me faudrait à toute force parler de meurtres et +d'adultères: de même, si j'écrivais l'histoire de la Régence, +l'inceste et le poison devraient trouver place dans mes récits. + +«Sans doute ce n'est pas là votre compte, et vous m'allez dire +encore:--Ne troublons pas la mémoire de ce bon Régent! Je conviens +qu'il a eu quelques torts de famille, mais on exagère toujours; puis +il était brave, spirituel; à force d'indifférence il s'est montré +quelquefois clément; et, entre nous, c'est encore ce que nous avons +de mieux dans notre généalogie. + +«Je cède à cet argument domestique. Volontiers, j'abandonne le +Régent et ses maîtresses. Je vais aller encore un peu plus haut, +car, je vous l'ai dit, il me faut un roman dont les personnages +soient pris dans les temps modernes. Assez de grands talents se sont +occupés du moyen âge et nous ont promenés dans les siècles +lointains. + +«Voici Louis XIV entouré de toutes les pompes de son règne: à sa +voix, Versailles s'élève, le commerce renaît, les arts fleurissent: +à tout ce qu'il touche le Roi imprime un caractère de grandeur, ses +faiblesses mêmes sont ennoblies par je ne sais quel éclat de bon +goût. + +«Dans cette cour où le grand Condé, Turenne, Corneille, Racine, +Molière, donnent au trône plus de force et en reçoivent plus de +dignité, dans cette cour brillante de tous les genres de splendeur, +un homme seul se rencontre comme pour la déparer; seul il reste +insensible à tant de merveilles. Immobile au milieu de cette +glorieuse activité, il s'habille en femme, Sardanapale aux genoux +d'une chambrière laide et intrigante; encore s'il ne s'abaissait pas +à d'autres amours, mais il en est que la nature réprouve autant que +la morale: ceux-là sont faits pour lui. Cet homme, ce prince, c'est +Monsieur, frère de Louis XIV et duc d'Orléans. Or, je vous le +demande, puis-je l'oublier, ou comment faut-il que j'en parle, si +j'en parle? + +«Vous voyez donc qu'avec la meilleure volonté du monde, c'est là un +passé à ne pas défendre. L'histoire est une trop grande dame pour se +plier à toutes les fantaisies de courtisans nés d'hier. Laissons à +l'histoire sa libre allure, comme on laisse sa libre allure à la +flatterie. N'avez-vous pas vu, au dernier salon, un duc d'Orléans +qui se casse, en dansant, le tendon d'Achille? La flatterie, faute +de mieux, a fait de cet accident grotesque un grave portrait +d'histoire. Le peintre nous a représenté le duc au moment où il +tombe sur le plancher dans l'attitude d'un frotteur maladroit qui +cire un parquet. Le tableau existe; il deviendra peut-être de +l'histoire. S'il lui fallait un pendant, laissez faire la flatterie, +elle saura le trouver, ce pendant historique: elle fera un tableau +dans lequel nous verrons le cardinal Dubois, par exemple, le pied +levé, lui aussi, et déguisant son noble maître jusqu'à l'excès. + +«Il y aura toujours assez de gens pour draper majestueusement même +un coup de pied au derrière. Laissez-nous donc être vrais, nous +autres, quand nous l'osons. + +«Si j'ai un conseil à donner aux courtisans du nouveau régime, c'est +de prendre leur parti sur nos livres, comme nous avons pris notre +parti sur leurs tableaux d'histoire. + +«À les entendre, et pour complaire à des vanités de famille, il +faudrait confisquer l'histoire d'un siècle et demi, et désormais la +plus adroite flatterie de ce qui est serait l'oubli de ce qui fut. +Mais ces accommodements peuvent-ils entrer dans un esprit droit et +libre? Est-ce ma faute, à moi, si vous êtes contraints de renier vos +aïeux, comme un parvenu de la veille désavoue son père le maltôtier? +Je ne sais ce que je gagnerais à cette complicité de mensonges, mais +je sais qu'elle ne servirait de rien à ceux que j'adulerais si +bassement. Qu'importe, en effet, quels furent leurs ancêtres? Quels +ils sont, voilà ce qu'on demande. Il se peut même que, loin de +perdre à ces souvenirs historiques, ils grandissent, au contraire, +par la comparaison: la vertu ainsi que la royauté commence avec eux +dans leur race. Leur héritage n'est grevé d'aucun de ces legs de +gloire qu'il est quelquefois difficile d'acquitter. Enfin, on les +louera davantage encore de n'avoir aucun des vices de leurs pères, +s'ils possèdent toutes les vertus qui leur ont manqué.» + + * * * * * + +Telle était cette fameuse préface; en voilà tout le côté venimeux! +De ces pages misérables, est venu à mon triste roman son petit +succès d'un instant. Et maintenant que je les relis de sang-froid, +et que je me rends compte des injustices et des cruautés que +contenaient ces lignes fatales, la rougeur m'en monte à la joue, et +je me demande en effet si c'est bien moi qui ai signé ces violences +misérables? Remarquez aussi la forfanterie, et comme elle était +bienséante, en effet. + +C'était le meilleur, le plus libéral et le plus clément de tous les +rois, que j'attaquais sans peur... et sans danger dans cette préface +misérable; et la belle oeuvre, après tout, de l'injurier dans ses +ancêtres, et la belle ambition de ressembler à ces misérables petits +tribuns qui menacent, du poing, le soleil! Que c'était joli et bien +trouvé de me mettre à trembler, sous une loi qui nous laissait toute +liberté d'écrire, et que je faisais là de l'héroïsme à bon marché! + +Et quand je disais que les avertissements ne m'avaient pas manqué, +je ne disais que la moitié de la leçon qui m'avait été faite par le +plus juste et le plus loyal des conseillers, M. Bertin l'aîné, mon +second père. Il venait de m'adopter, comme un des siens; il venait +de m'ouvrir, paternellement, le _Journal des Débats_ où, depuis +trente années, j'ai trouvé le travail et le pain de chaque jour; il +m'aimait déjà, comme un vieillard aime un jeune homme honnête et +laborieux, qui n'a pas d'autre ambition que l'ambition de l'heure +présente, et qui, déjà, se sent tout pénétré des exigences de la +terrible et décevante profession du journaliste. Moi, de mon côté, +le voyant affable et bon, de cette inépuisable bonté que je n'ai +jamais retrouvée en personne, avec tant de grâce et de douceur, je +lui disais toute chose; il était si bon, qu'il voulut relire les +épreuves de ce _Barnave_, une faveur qu'il avait faite à M. de +Chateaubriand pour les épreuves de l'_Itinéraire_ et des _Martyrs_. + +Donc, obéissant à ses moindres désirs, qui étaient des ordres pour +moi, je portai triomphalement à M. Bertin, dans cette belle maison +des Roches (O jardins, ô douce vallée, où Victor Hugo conduisait sa +muse, sa femme et les quatre enfants dont les voix fraîches +remplissaient cet espace enchanté!), mon pauvre manuscrit de +_Barnave_. À me voir passer, la tête haute et le regard superbe, les +gens qui ne me connaissaient pas, auraient pensé que je portais avec +moi _Hernani_, _Marion Delorme_ ou _la Recherche de l'absolu_; je +devais avoir en ce moment quelque aspect du tribun, du ténor, du +capitaine, ou disons mieux, du matamore! «Tu portes César et sa +fortune!» Heureusement que j'avais affaire avec l'indulgence en +personne, et que M. Bertin me reçut et m'écouta le plus simplement +du monde. Il avait commencé par sourire; il devint sérieux; à la fin +de ma lecture impitoyable il était visiblement attristé, son bon +sens et sa prudence avaient subi une cruelle épreuve à la lecture de +ce pathos sentimental; il avait trouvé bien triste et bien épais, ce +nuage où brillaient quelques éclairs. Notez que j'avais commencé par +le livre, et que j'avais gardé la préface pour la fin, comme un +morceau d'une éloquence irrésistible. Ah! le brave homme!... Et +songer à quel point cette lecture a dû l'attrister! + +Disons tout: mon enthousiasme et mon admiration pour cette belle +oeuvre, à peine étais-je arrivé à la fin de la première partie, +avaient déjà perdu à mes propres yeux beaucoup de sa force et de son +génie. À mesure que je lisais ce misérable roman, à ce grand juge, +et que je cherchais à deviner mes futurs destins sur ce noble et +sympathique visage, il me semblait que je descendais de mes +hauteurs. Parfois je m'arrêtais:--Continuez, me disait-il. Parfois +je hâtais mon récit qui m'impatientait moi-même:--Or çà n'allons pas +si vite, et modérez-vous, au moins, dans le débit, reprenait M. +Bertin. Puis il m'interrompait, tantôt en me disant:--Allons +déjeuner! Tantôt, sans mot dire, il se levait, et fermait mon livre, +avec un sourire assez voisin de l'ironie, et je le suivais dans les +belles allées de ce beau parc qu'il avait planté, sur les bords de +ces ruisseaux dociles à sa voix, sur les rives de ce lac qu'il avait +appelé au milieu des vertes pelouses. Et comme s'il eût voulu me +faire honte (il n'y pensait guère), chemin faisant, nous +rencontrions, oublié sur un banc de verdure, un volume de Voltaire, +un traité de Platon, un de ces chefs-d'oeuvre éternels dont il +faisait, tour à tour, la compagnie et l'enchantement de ses jardins. + +Et lorsque enfin, après toutes ces haltes dans l'ennui, il eut subi +tout mon livre, il me prit à l'écart de trois ou quatre jeunes gens +qui devaient être, avec tant de courage et de talent l'honneur et la +popularité du _Journal des Débats_, et qui causaient en riant, dans +ces belles allées, de toutes les promesses de l'avenir:--Je vous ai +bien écouté, me dit-il; à votre tour, écoutez-moi, je verrai après, +si vous êtes sage, et si vous méritez un bon conseil. + +Alors, de cette voix qui eût été toute-puissante à quelque tribune +libérale (il n'a jamais accepté un seul de ces honneurs trop +brûlants pour lui!), ce brave homme, et ce digne homme, entreprit de +convaincre un obstiné qui ne voulait rien entendre. Il représenta à +l'auteur de _Barnave_ qu'il était trop jeune, et trop inhabile à +toutes les choses sérieuses, pour se mêler sans ordre à ces grands +événements qui tenaient l'Europe inquiète et le monde attentif; que +le nouveau roi de cette France en proie aux disputes, lorsqu'il +acceptait cette couronne exposée à de si cruels périls, faisait une +action courageuse et d'un grand citoyen; donc celui-là sera un homme +injuste, un homme ingrat, qui s'attaquera si vite (avec si peu de +dangers pour soi-même) à ce courage, à cette prévoyance, à cette +patience, à ce grand talent d'attendre et de prévoir. Quoi donc! +voilà un prince éprouvé par toutes les vicissitudes les plus +cruelles et les plus inattendues de la fortune insolente, un père de +famille à peine remis des confiscations et des exils, qui s'occupe à +réparer les ruines de sa maison, à retrouver ce qu'il a perdu dans +l'orage, à élever royalement une famille bourgeoise, un homme ami de +la paix, indulgent à tous, sévère à lui-même, intelligent du temps +présent, plein de respect pour l'avenir, qui, nous trouvant tout +d'un coup tombés dans l'abîme, arrive au premier cri de ce peuple au +désespoir: «Seigneur! Seigneur! sauvez-nous! Nous périssons, +Seigneur!» + +Il arrive, et dans cette balance où pèse,... implacable, une +révolution surnaturelle, il jette à l'instant ses biens, son nom, +ses enfants, ses chers enfants, sa femme elle-même, un ange, une +sainte, une mère, et la plus tendre aussi de toutes les +mères:--«Tout cela (dit-il) est à vous, à la France, à mon règne. +Allons, suivez-moi.» + +Voilà ce qu'il dit à la France. Il appelle en même temps à l'aide, +au secours du nouveau trône et des libertés nouvelles les +historiens, les philosophes, avec les poëtes nouveaux, donnant sa +part à chacun d'eux dans cet établissement qui devait durer dix-huit +années, tout autant que les deux rois de la restauration, tout +autant que l'empereur, autant que le règne du cardinal de Richelieu +lui-même! Il a donc voulu régner avec les plus beaux esprits et les +plus libres penseurs de son temps; bien plus, il accepte, imprudent +sublime, une royauté difficile, inquiète, incomplète, agitée au +dedans, humble au dehors, pleine d'émeutes, de résistances, de +réclamations, et, pour lui-même, pleine d'escopettes et de +poignards! + +Donc (c'est toujours M. Bertin qui parle à l'auteur de _Barnave_) +s'attaquer, de prime abord, à ce roi plein de justice, entouré +d'embûches et désarmé des remparts de la majesté royale, était chose +assez malséante. À quoi bon? De quel droit? Moi-même, l'auteur de ce +_Barnave_ déclamateur, n'avais-je pas salué, naguère, dans son +Palais-Royal, entouré de sa jeune et bienveillante famille, ce roi +Louis-Philippe, notre dernier espoir, notre dernier défenseur? +Laissons, croyez-moi, disait M. Bertin, les insulteurs de profession +tourmenter ce brave homme; au contraire, honorons sa bonté, son +travail, son zèle et sa royauté naissante!... Tel fut le conseil que +me donnait M. Bertin; à ces conseils, il ajouta celui-ci: «Respecter +le roi qui nous venait en aide, rassurer ces enfants qui seront +bientôt les princes légitimes de la jeunesse libérale, et, si je +voulais dire un adieu suprême au roi Charles X, le dire hautement, +sans colère et sans injure, à celui qui vient, proclamé par la reine +du monde et des révolutions... la Nécessité.» + +Ceci dit, avec la plus sincère et la plus loyale conviction, mon +cher maître me suppliait de ne pas me fermer toute carrière, à mes +premiers pas dans la vie; il me disait que, nécessairement, dans les +sentiers que nous devions parcourir, les uns et les autres, d'un pas +ferme et sûr, je me rencontrerais avec quantité de bons et beaux +esprits, bien décidés à maintenir l'établissement d'hier, à +conserver ce qui n'avait pas péri dans le commun naufrage, et, +disons tout, si quelques-uns parmi les combattants d'hier +regrettaient d'avoir trop cruellement traité le roi qui partait, +c'était à ceux-là mêmes un motif excellent pour ménager le nouveau +roi, pour l'entourer de déférences, pour le défendre et pour +l'honorer. + +Quant au livre en lui-même, ici mon admirable conseiller disait que +c'était une composition pleine de hâte et de malaise, indécise et +mal nouée; il n'y avait là ni commencement, ni milieu, ni dénoûment. +Pour quelques chapitres dans lesquels on reconnaît quelque talent +d'écrire, et quelques passages qui sentaient l'inspiration, que de +fautes contre la logique et le sens commun! En même temps, quels +affreux détails! Quels épisodes qui touchaient au délire! Où donc +étaient le calme et le sang-froid? Où donc allais-je, au hasard, +cheminant sans but et sans frein?--Bref, ce _Barnave_ était un livre +idiot dont on pourrait tout au plus sauver quelques bonnes pages.... +et je ferai bien d'y renoncer. + +Telle fut la conclusion de ce discours. Ceci fut dit avec une +énergie, une grâce, un accent irrésistibles. Qui que vous soyez, +vous connaissez M. Bertin l'aîné,... vous l'avez vu (quel +chef-d'oeuvre!) sur cette toile impérissable où M. Ingres, dans tout +l'éclat et toute la vérité de son génie, a représenté ce regard, +cette attitude et cette intelligence éloquente... Tel il était, +lorsqu'il parlait à coeur ouvert! Et le moyen de résister à cet +ordre ainsi donné?--Non! non! me disais-je à moi-même, il ne faut +pas pousser plus loin cette injustice, et malheur à moi, si je ne +suis pas convaincu que je viens d'écrire un mauvais livre! Ainsi, je +reviens à Paris, bien décidé à tout brûler. + +Mais quoi! l'orgueil, la vanité, la fausse honte et les gens qui +vous disaient: «C'est superbe! Y pensez-vous, brûler un pareil +livre?» Ou bien, il y en a d'autres qui vous disaient: «Votre livre +est annoncé! On sait déjà ce qu'il renferme. Il est attendu par des +gens qui seront bien mécontents de votre manque de parole...» Et +voilà comme après une si bonne et si sage résolution, quand mon +penchant même était de jeter au feu ces gerbes sans épis, ces fleurs +mal liées, ces fagots d'un fagotier ignorant, il advint que le +fameux _Barnave_ fut publié, sans que j'eusse ôté même les fautes +les plus grossières, même les folies les plus inutiles!... M. Bertin +en eut certes un chagrin bien sincère... il ne m'a jamais dit un mot +de ce _Barnave_! Il ne l'a pas relu, j'en suis sûr, et, par un +châtiment sévère, il n'en fut pas dit un mot dans le _Journal des +Débats_. + +Cela fit le bruit _d'une châtaigne qui pette au feu d'un fermier_... +eût dit Shakespeare. O justice! O bon sens! Après deux éditions de +ce _Barnave_, il n'en fut plus question dans ce monde lettré où j'ai +passé ma vie! À coup sûr, il en eût été fait plus de bruit, si je +l'avais brûlé d'une main délibérée. On eût dit: c'est dommage; et le +souvenir de ce livre anéanti par moi m'eût placé au rang des +écrivains qui se sont fait justice. Ils sont rares; on les compte. +Eh! que j'ai perdu là une admirable occasion de rivaliser avec eux, +M. Bertin attestant de ma modestie et de ma docilité. + +Heureusement que s'il a été fâché contre mon oeuvre, il eut bien +vite oublié mon crime; et comme il me vit désormais uniquement voué +à ma tâche, attentif et plein de zèle à tout ce qui touche à mes +devoirs, devenu prudent par ma chute, et rendu juste aussi par le +spectacle assidu des grands services que nous rendaient, chaque +jour, ce bon roi, cette reine admirable et ces princes, leurs nobles +enfants, il oublia tout à fait ce malheureux _Barnave_. Ainsi, plus +nous suivions ce grand sage en son sillon lumineux, plus nous +écoutions sa parole, et plus nous nous sentions voisins de ce roi +juste, honorable et loyal. Jusqu'à la fin, nous l'avons écouté et +suivi; nous étions à son lit de mort où il attendait son heure +suprême avec le calme et la sérénité des âmes fortes.--«Ne me +pleurez pas, nous disait-il: j'ai vécu heureux; je meurs heureux, +c'est vous que je pleure, et c'est sur vous que je pleure!» Ah! M. +Bertin l'aîné! Il avait tant de prévoyance! Il savait si bien +l'avenir! + +Et maintenant, si le lecteur voulait savoir pourquoi cette nouvelle +édition d'un si méchant livre, et pourquoi je rends aujourd'hui +cette vie éphémère à ces pages mortes depuis si longtemps? + +J'ai voulu, dirais-je au lecteur, sauver de l'immense oubli la +partie honnête et vaillante de ce livre où j'avais jeté la première +inspiration de ma jeunesse. En même temps, je voulais témoigner de +mon châtiment, de mon repentir! Je voulais dire aussi que le jeune +homme imprudent qui publiait ce _Barnave_ il y a trente six ans, +(c'est un siècle!) a racheté sa faute à force de dévouement et de +respect, lorsqu'aux jours de 1848, quand la France eut perdu son +dernier roi, quand même son image était insultée, aux heures sombres +où le nom seul du roi était une récrimination violente, l'auteur de +_Barnave_ eut l'honneur de crier aux insulteurs de son roi: «_Vous +êtes des lâches!_» Puis, quand le roi mourut, en exil, l'auteur de +_Barnave_ eut l'honneur d'écrire au milieu de Paris l'oraison +funèbre de ce bon prince, et ces pages funèbres furent soudain comme +une consolation dans tout ce royaume en deuil! Ajoutons ceci que +l'auteur de _Barnave_ avait conservé le droit de défendre cette +royauté vaincue, à force de modestie et d'abnégation. + +Cette royauté dans l'abîme, elle ne savait pas même le nom de son +défenseur, et, quand elle l'apprit par hasard, elle en eut une +certaine joie, en songeant qu'elle trouvait au moins justice et +reconnaissance dans un écrivain pour qui elle n'avait rien fait... +et qui ne lui avait rien demandé! + +Qui que vous soyez, félicitez-vous d'un dévouement sans récompense! +Heureux les rois que vous aimez et que vous pleurez, uniquement pour +la part qu'ils vous ont faite dans la liberté commune et dans le +bonheur de tous! Ils peuvent se fier à des hommages qui les vont +chercher dans l'exil, et qui n'ont jamais eu rien de servile; leurs +enfants doivent, au fond de leur coeur, honorer un dévouement qui +les console au delà des océans. + +Peut-être aussi les braves gens, voyant ma peine, et témoins de mon +travail de chaque jour, accepteront ce livre oublié comme un des +plus humbles témoignages de ce grand règne de dix-huit années, qui +supportait de si méchantes rapsodies, et qui contenait de si belles +oeuvres! O règne intelligent, clément, pacifique! Il a vu naître +_Hernani_ et les _Paroles d'un Croyant_; il contenait Armand Carrel +et M. de Balzac; il vit mourir Chateaubriand et venir au monde +Alfred de Musset! Il a vu, réunis à son ombre indulgente tant de +grands ouvrages et tant d'écrits éloquents, de M. de Lamartine à M. +Thiers, de M. Cousin à M. Villemain, de Béranger à M. Guizot! Ce +règne est un monde où tout passe, où tout brille, où tout meurt! Il +a produit dans les arts _Robert le Diable_ et les _Huguenots_, la +_Stratonice_, de M. Ingres; la _Jane Grey_, de Paul Delaroche, la +_Marguerite_, d'Ary Scheffer, et la _Jeanne d'Arc_ de la princesse +Marie; il a rempli la double tribune et le monde entier des voix les +plus éloquentes; il a fait du roman un poëme, et du journal qui +passe, un livre immortel! Il a ouvert même les tombeaux... ce +tombeau de Louis XIV, appelé le château de Versailles, étonné de +retrouver même une heure..., un instant, ses anciennes et royales +splendeurs. + + + + +BARNAVE + +PREMIÈRE PARTIE + + + + +CHAPITRE I + + +Je ne suis plus guère qu'un malheureux prince allemand, vivant dans +le passé, fort indifférent au temps présent, et surtout m'inquiétant +peu de l'avenir. Je ne tiens plus à rien, pas même aux gothiques +préjugés de ma maison. Cependant, tel qu'on pourrait me voir, +enfoncé dans mon fauteuil dont les armoiries s'effacent tous les +jours, j'ai été, bel et bien, Français et Parisien, aux instants les +plus dangereux du dernier siècle. Malgré moi, j'ai vu naître et +grandir ce qu'on appelle, en nos écoles, les _doctrines de la +Convention_. J'ai été le camarade innocent de tous ces terribles +pouvoirs des premiers temps de la révolution française; je les ai +connus, je les ai touchés; ils n'ont pas été plus à nu, pour leurs +concitoyens, valets de chambre, qu'ils ne l'ont été pour moi-même. +Aussi m'aurait-on bien étonné, si l'on m'eût dit ce que ces hommes +seraient un jour, à quelle fortune ils étaient destinés, et que +devant eux devait crouler la plus vieille et la plus éclatante +monarchie de l'univers. + +Tout d'abord, je n'ai vu, dans ces hommes, que ce qu'ils étaient en +apparence, ou plutôt que ce qu'ils étaient réellement avant que le +sort les plaçât si haut: de jeunes et pétulants esprits, pleins +d'audace, obéissant au hasard, et se doutant peu qu'ils seraient un +jour de grands hommes. C'est ainsi qu'ils me sont apparus. Je les ai +quittés au moment où leur destinée d'hommes publics allait +s'accomplir; depuis, j'en ai entendu parler de tant de façons +différentes, on leur a prodigué tant de gloire, on les a couverts de +tant d'infamie, et cela, à si peu de distance, que je sais à peine +aujourd'hui ce que j'en dois penser, et que choisir dans ces +jugements si opposés. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas, à Dieu ne +plaise! une histoire que je veux écrire, c'est le frivole roman de +ma jeunesse. En ces pages malhabiles, il ne s'agira que de moi seul, +et non pas de trônes renversés et de sceptres brisés, au pied des +échafauds sanglants. Songez, je vous prie, en lisant ce futile +récit, que vous assistez aux souvenirs d'un vieillard ignorant et +fatigué, qui, par oisiveté, se fait jeune encore une fois avant la +mort; rappelez-vous que ce sont les écrits d'un homme incertain, +même de ses opinions; d'un Allemand et d'un grand seigneur, double +raison pour douter de la liberté. Ajoutez ceci: que je suis vieux, +que j'ai vu commencer la liberté chez nos voisins, que je l'entends +gronder chez nous d'une manière formidable, et que j'ai peur de +cette liberté moderne. Elle a brisé tant de grandes choses! Elle a +versé tant de sang! + +Ainsi je veux être et je serai jeune encore, et tout un jour. Je +veux me parer des guirlandes fanées de ma jeunesse. Une révolution, +quand on a vingt ans, c'est un spectacle. Il y a de la passion et de +la vie en ces grands dérangements des peuples: c'est tout ce qu'il +faut au jeune homme. En même temps n'oubliez pas que j'ai appris la +vie au milieu du Paris de Louis XVI; que je suis venu assez à temps +à Versailles même, pour entendre les derniers soupirs de ces longues +voluptés royales, pour assister aux dernières victoires de cette +incrédulité moqueuse et toute française, dont l'Allemagne a fait +raison. C'est un grand spectacle une royauté qui se meurt. Quand la +vieille force et les vieux dieux s'en vont, il se rencontre en cette +double agonie un moment d'hésitation qui n'est plus l'ordre, et qui +n'est pas le désordre, auquel la curiosité humaine ne saurait +résister. À cet instant même j'étais en France, et ce moment +terrible, je ne l'ai pas compris, quand il était sous mes yeux; je +m'en souviens, à présent, comme si je l'avais parfaitement compris. + +À peu d'exceptions près, le même accident attendait tous les hommes +de notre époque. Aussi bien leur plus grande et leur plus heureuse +occupation, dans ce siècle occupé, a-t-elle été de se souvenir. +Marchons donc en arrière, il le faut; revenons à l'aurore de 1789, +retournons au Versailles des trois rois... trois fantômes! Rallumons +ces flambeaux éteints, relevons ces palais en ruine, rendons à la +pierre élégante ses festons, ses guirlandes, ses peintures +mythologiques; rendons à ces jardins fameux leur symétrie et leurs +ombrages de l'autre monde. Ouvrez-vous, à tous vos battants, larges +portes de l'antique château! Montrez-vous dans la muraille +entr'ouverte, mystérieux boudoirs! Il en sera de mon livre, comme il +en est de ces drames qui pour être compris ont besoin de tout l'art +du machiniste. Que de fois, dans ces années supplémentaires, ne me +suis-je pas figuré mon propre château, habité soudain par le roi de +France et la reine Marie-Antoinette d'Autriche! Une cour étrange où +le temps qui fuit, se mêle au nouveau siècle; un pêle-mêle éclatant +de vertu et de faiblesse, de pur amour et de méprisables voluptés! +Grands noms, célébrités perdues, renommées fameuses, intrigants +subalternes, dévouement sublime, le joueur, la courtisane, le +guerrier, le héros, le lâche! O ciel! le plus faible et le plus +vertueux des monarques, la plus belle et la plus malheureuse des +reines!... tout était là. + +Au dehors, la hideuse banqueroute, le déshonneur national, l'ardente +calomnie! Et chez le roi, dans son Paris, dans son Versailles, des +rivalités presque royales, et je ne sais combien de rois populaires +qui sortent de la foule, couronnés et brisés de ses mains! Cela fait +peur à penser! «Fermez la porte de mon château, monsieur le major! +Que mes fossés se remplissent jusqu'aux bords, que mon vieux +pont-levis se dresse sur toute sa hauteur. Obéissez aux consignes, +ne laissez pas entrer chez moi ces tempêtes et ces orages! Et +puisqu'il nous reste à peine un jour, qu'on me laisse au moins +mourir en paix.» + +C'est cela, ferme ta porte, et dresse en haut ton pont criard! +Donnons le mot d'ordre aux sentinelles, et préparons toute chose +pour un long siége... Inutiles efforts! Ne vois-tu pas, monseigneur, +que tu agis comme un niais? + +Eh! qui te parle, ami, de guerre, de bataille, d'assaut, de +surprise, de poudre à canon, de contrescarpes et de remparts? + +La force n'est plus la même; elle a changé de place, elle n'est plus +au château fort, à l'arrêt du parlement, à la couronne du roi; +regardez à travers vos créneaux, au pied de la tour, le premier qui +passe et qui sait parler en plein vent. + +Regardez le premier gentilhomme qui jette son titre à qui le +ramasse, et qui de sa pleine autorité se fait peuple... Ici la +féodalité va rendre enfin son dernier souffle. _Hic jacet!_ Ce qui +te reste à faire, ami, c'est de chanter, conséquemment: _De +profundis!_ + + + + +CHAPITRE II + + +Pour juger de mon origine, il eût fallu entendre ma mère, une fois +qu'elle abordait ce chapitre-là. Ma mère était, après S. M. +l'impératrice, la plus grande dame de la cour de Marie-Thérèse; elle +savait à fond tout ce que nous avions été, nous autres, de Jules +César à l'empereur Joseph II, et ce que nous étions depuis tant de +siècles: princes de Wolfenbuttel, marquis de Ratzbourg, comtes de +Werdau, vicomtes d'Erlangen, barons de Reichenbach, burgraves +d'Undernach, hauts et puissants seigneurs d'Osterbourg, Gossnitz, +Altembourg et autres lieux. À tous ces titres, ma mère avait fait, +de l'étiquette, un devoir, que dis-je? une vertu, et j'aurais de la +peine à expliquer, moi-même, par quelle suite de révolutions j'ai +fini par oublier cette science auguste. Hélas! ce fut un grand +malheur pour les princes, quand cette barrière de l'étiquette fut +brisée, et qu'on les put approcher à la façon des autres hommes; ce +fut une vanité qu'ils payèrent bien cher, quand ils voulurent +ressembler à tout le monde. Ici, je reviens à ma mère: elle était +une excellente princesse, occupée uniquement de blason, de +généalogie, et qui savait par coeur, toute son antique famille. Elle +descendait en droite ligne, par les femmes, des princes de +Wolfenbuttel, illustre famille dont la branche cadette occupe +aujourd'hui le trône d'Angleterre, et qui a donné deux impératrices +à l'Allemagne. + +Surtout, ce qui fit le bonheur et le juste orgueil de ma mère, c'est +qu'elle vit naître et grandir, et s'épanouir au souffle enchanté de +son quinzième printemps, cette jeune et brillante fleur, +Marie-Antoinette d'Autriche, qui languit et mourut si misérablement, +sous le beau ciel de France! En sa qualité de parente, elle avait +assisté à l'éducation de cette jeune princesse, dont les premières +années furent si complétement triomphantes, qu'il eût été impossible +aux plus terribles prophètes de prévoir ces affreux retours de la +fortune. Tout entière à sa passion pour la reine future, ma mère +avait semblé m'oublier moi-même, un Wolfenbuttel! + +On ne sait plus guère aujourd'hui, même en Allemagne, élever des +princes à l'ancienne mode, et les plus grands seigneurs vont à +l'école des bourgeois; certes celui-là eût été bien malavisé qui eût +préparé pareille éducation pour Son Altesse sérénissime, le _Moi_, +que j'étais. + +À ces causes, je fus élevé comme une créature à part dans la race +humaine; heureusement que je me suis élevé tout seul. Je suis mon +propre ouvrage, et je n'ai rien pris de personne. Il est vrai que +tout d'abord, je me fis une éducation si hautaine, que ma mère en +eût été fière, et si je ne suis pas devenu le plus insupportable des +hommes en général, et des Allemands en particulier, je le dois, en +fin de compte, à l'admiration extraordinaire qui me saisit pour +Frédéric II, le roi de Prusse, et qui renversa tous les plans de ma +mère et tous les projets de son fils. Admirer aujourd'hui le grand +Frédéric, c'est chose assez simple et naturelle, même en Allemagne. +Aux yeux de ses contemporains, tout au rebours, le roi de Prusse +était un révolutionnaire, un athée, un traître envers la royauté qui +pesait sur sa tête! À peine on convenait que c'était un grand roi, +un héros. Ses familières accointances avec M. de Voltaire avaient +perdu le roi de Prusse dans l'esprit des sages de sa nation. Les +courtisans blâmaient à outrance un roi descendu jusqu'à imprimer des +vers, qu'il avait faits lui-même. Il n'y avait, dans toute +l'Autriche (on les comptait), que certains esprits forts qui se +fussent permis de penser que le conquérant de la Silésie et l'ami de +Voltaire était le plus grand roi de son temps. Je me mis, un matin, +au nombre des esprits forts; je renonçai à ma vanité de grand +seigneur, pour admirer mon héros tout à mon aise. Alors, me voilà +pris de passion pour cet esprit libertin qui faisait affronter au +roi, mon héros, les dogmes les plus profonds, les préjugés les mieux +enracinés, les passions les plus gothiques. À mes yeux, Frédéric II +représentait, sur le trône, la philosophie elle-même. Il était le +roi philosophe... un révolutionnaire! eût dit ma mère;--un grand +homme, répliquait mon esprit révolté. Voilà comment peu à peu je +démentis ma brillante origine, et les espérances que tous les miens +avaient fondées sur mon orgueil. + +En ce moment, si j'avais seulement soixante ans de moins, ou +soixante ans que je n'ai plus, je ne me ferais pas faute ici, à +propos de ma jeunesse, de quelques mots de poésie, et j'invoquerais +_l'idéal_ tout comme un autre. Oui, mais le mot n'était pas inventé +de mon temps, et nous ne connaissions guère cette race plaintive de +petits jeunes gens qui commencent la vie en regardant le ciel, les +eaux, les fleurs, avec des larmes dans les yeux. Fi de ces soupirs +étouffés, de ces élans vers le ciel, de ces tristesses indicibles... +mais le fait est que je n'ai jamais rien senti de ces extases. +J'étais vraiment jeune, actif, plein de passion, plein de tumultes; +je me parais, je dansais, je chantais, j'aimais à me produire au +milieu du monde, à parler du grand Frédéric, à passer pour un +philosophe. Un philosophe! Il a lu, bonté divine! _l'Homme Statue_ +et Condillac! Il a lu Voltaire et Diderot! C'est ainsi qu'à dix-sept +ans j'avais déjà rempli de mon nom et de la hardiesse de mes +opinions toutes les petites cours d'Allemagne: j'étais redoutable à +nos grands-ducs, et l'Allemagne, indécise sur mon sort, se demandait +si j'irais voyager au dehors, ou si je resterais dans la principauté +de mon père, avec une épouse de mon choix? Grand sujet de +délibérations, même à la cour de Vienne, et sur lequel ma mère +n'avait garde de s'expliquer, comme il convenait à la majesté d'une +descendante des princesses de Wolfenbuttel. + +Je ne saurais dire aujourd'hui ce que j'étais alors, non plus que la +nation à laquelle j'appartenais. Je n'étais ni rêveur, ni triste, +j'étais jeune et très-curieux de tout savoir. À un homme de ma +qualité, il n'était pas de proposition si haute à laquelle il ne pût +s'attendre, et véritablement j'étais déjà fort étonné que S. M. +l'empereur ne m'eût pas encore appelé à ses conseils. + +Marie-Thérèse, ce grand roi, venait de mourir à Vienne agrandie par +ses soins, elle-même, cette impératrice, qui à peine avait trouvé +dans ses vastes États, une ville pour faire ses couches. Elle était +le dernier rejeton de la maison de Habsbourg, la dernière héritière +du bonheur de cette grande famille. Joseph II, plagiaire bourgeois +du roi de Prusse, venait de transporter dans sa nouvelle cour toute +la philosophie et tout le sans gêne qu'il put ramasser en ses +voyages. Que fis-je alors? J'imaginai de le traiter comme on traite +un philosophe, un sage, et cela me parut de bon goût d'aller voir, +sans être présenté, un empereur d'Autriche... un cousin. J'entrai +donc sans façon, avec la foule des courtisans et des sujets de +toutes les classes, dans le palais... disons mieux, dans le logis de +Sa Majesté. + +La foule était grande; elle observait le plus profond respect. La +familiarité des sujets envers le souverain n'était pas encore une +habitude, le cérémonial et le silence régnaient aussi despotiquement +dans cette foule, que si Joseph II n'eût pas été un roi populaire. +Après le premier instant d'étonnement, je trouvai que l'heure était +lente, et je me mis à tuer le temps. + +Je regardai les visages de mes compagnons, seigneurs et bourgeois, +et, dans ma suprême insolence, oubliant que j'étais un philosophe, +oubliant les respects que je devais à mon souverain, il me sembla +soudain que je n'étais pas à ma place, que l'empereur avait grand +tort de me faire attendre, et manquait véritablement à toute espèce +de convenances. En ce moment, le Wolfenbuttel l'emportait sur le +disciple de Voltaire, et sur le lecteur de l'Encyclopédie! En ce +moment l'humble maison qu'habitait mon maître me semblait +humiliante, autant pour moi que pour lui-même! Attendre autre part +qu'à l'OEil-de-Boeuf un autre souverain que le roi Louis XIV, quelle +dégradation pour un seigneur tel que moi! + +Tant j'étais, dans le fond de mon âme, un véritable baron féodal! + +Cependant chaque homme était appelé à son tour, à l'audience du +maître, et je les voyais sortir, l'un après l'autre, du cabinet de +l'empereur, celui-ci content, celui-là soucieux; l'un touchait la +terre à peine, et l'autre, on eût dit qu'il avait le Brooken sur les +épaules! Ils allaient ainsi du ciel à l'abîme, heureux, déconcertés, +radieux, triomphants, et s'inquiétant fort peu de la philosophie de +l'empereur. + +De son côté, ma propre philosophie était en pleine déroute, et, pour +me rassurer quelque peu, moi-même contre l'égalité qui m'opprimait, +je regrettais sincèrement (vous m'allez prendre en pitié) de n'avoir +pas sous les yeux un vieil arbre généalogique des Wolfenbuttel, que +j'avais courageusement et philosophiquement dédaigné dans mes jours +d'indépendance et de liberté! Que n'aurais-je pas donné à cette +heure, pour contempler à mon bel aise, avec les yeux de la foi, +cette longue pancarte sur laquelle mille noms divers formaient comme +un vrai labyrinthe sans issue! Alors, que d'orgueil à contempler +dans leur cours, ce mince filet d'eau, ce torrent, ce fleuve immense +et cet océan d'enfants issus de même race, abbés, marquis, princes, +comtes et ducs, généraux, cardinaux, évêques, abbesses, duchesses et +novices! Pas un marchand pour entacher la noble souche, et tous ces +membres d'une race authentique, et qui remonte à Jules César, +étiquetés comme autant de vieilles bouteilles!... J'avais pourtant +dédaigné tout cela, ce matin même, avant ma triste visite à +l'empereur! + +Je possédais aussi, comme pendant à ma généalogie, une carte de mes +domaines paternels, et j'avais naguère, comme un héros que j'étais, +poussé l'héroïsme à ce point que ces villes, ces châteaux, ces +prairies, ces étangs, ces parcs, ces pâturages, m'apparaissaient +comme un point dans l'espace... on appelait tout cela ma +_principauté_, et ma principauté me semblait ridicule. O vanité! +m'écriai-je, et trois fois vanité de ces possessions, représentées +par ces points dans l'espace! Ici, le printemps n'a plus de zéphyr, +l'été plus de beau soleil! «ma terre» est stérile! Pas un grain de +blé dans ces sillons! Pas une fleur dans ces jardins! Ainsi parlant, +je traitais ma noblesse impitoyablement, aussi bien que ma fortune. + +... En ces moments superbes, je touchais à l'apothéose, ou tout au +moins au piédestal!... Voyez pourtant le changement de mon esprit! +Parce que l'empereur ne m'avait pas appelé tout de suite, et parce +qu'il faisait entrer chez lui, avant moi, un capitaine, un +magistrat, un poëte, eh! que dis-je? un laboureur,... je trouvai +qu'il agissait mal avec mes aïeux, mal avec mes domaines, mal avec +mon génie, et je me demandai si j'étais fait pour être ainsi traité, +moi un prince Wolfenbuttel! + +«--Monseigneur, me dit un chambellan, S. M. vous attend. Elle ne +savait pas que vous vous étiez présenté chez elle; elle est fâchée +que vous ayez attendu...» + +À ce mot Monseigneur, à ces excuses royales, je sentis remonter mes +bouffées d'orgueil; soudain, le courtisan redevint un philosophe, +et, dédaigneux de cette faveur enviée il n'y avait qu'un instant, +j'hésitais d'autant plus à entrer chez Sa Majesté, que cette foule +émerveillée ne savait pas comment je pouvais hésiter. + +Sur l'entrefaite, une pauvre dame à l'air timide, au regard timide, +s'était levée, et se tenait debout contre la porte. Elle était +suppliante, et, sans nul doute, sa vie entière était en jeu, dans +cette minute formidable. Au moins, en ce moment, mon orgueil fit une +bonne action.--Faites-moi l'honneur de passer la première, madame, +lui dis-je avec respect: je viens de m'avouer à moi-même que je n'ai +rien à dire à l'empereur... Et la dame, à ces mots, se hâta si fort, +qu'elle oublia de me remercier, comme c'était sans doute son +intention. + +Telle fut ma première, et mon unique audience à la cour de S. M. +impériale. On peut juger si ce fut un scandale énorme à cette cour, +obéissant encore aux lois les plus absolues de l'étiquette... mais, +chose étrange, incroyable, inouïe!... il arriva que ma conduite +obtint un sourire de ma mère; elle approuva, d'un signe de main, à +la façon d'un Jupiter Tonnant, cette énormité philosophique.--Oui +da! me dit-elle, notre maître a brisé le premier toutes les +barrières, et il appartenait peut-être à un Wolfenbuttel d'apprendre +au César, qu'on ne doit rendre au César que ce qui revient au César. +Vous voulez être honoré, Sire, honorez votre sceptre. Ainsi je vous +loue, et je vous dis sincèrement que vous avez bien fait, monsieur +mon fils. + + + + +CHAPITRE III + + +Naturellement je reçus de la cour le conseil officieux de voyager +longtemps, pour mon instruction, parce que, disait-on, j'avais +beaucoup à apprendre encore, et très-volontiers je m'inclinai devant +ce conseil, qui répondait à mes voeux de prince oisif et disgracié. +D'ailleurs, quel moment plus favorable à un voyage de longue +haleine? En ce moment solennel, où tout s'arrête, où rien ne +commence encore, l'Europe inquiète, et pressentant ses nouveaux +labeurs, prenait haleine pour les bouleversements à venir. La paix +de 1783, pesante à tous depuis déjà longtemps, tenait les peuples +sous un joug uniforme. Dans cette Europe que je voulais visiter, +tous étaient vaincus également: l'Angleterre avait perdu l'Amérique +du Nord, la France était ruinée d'argent et endettée comme un cadet +de bonne maison; Gibraltar avait épuisé les forces et l'orgueil de +la vieille Espagne; la Russie, accablée à la fois par le luxe de +l'Asie et la civilisation de l'Europe, ressemblait à un fruit pourri +avant d'être mûr; la Prusse et l'Autriche étaient incessamment +occupées, l'une à lier ses conquêtes, l'autre à courir, d'un pas +lourd et pesant, aux réformes hâtives que rêvait son empereur, et +surtout à maintenir les Pays-Bas, qui commençaient à remuer de +nouveau, lassés qu'ils étaient des furieuses leçons auxquelles on +les avait soumis. Ainsi, par lassitude ou par misère, par prudence +ou par nécessité, tous les États de l'Europe étaient en somnolence à +l'heure où j'entrepris mon voyage à Paris... Toute l'Europe était en +feu, à mon retour. + +Voilà comment j'étais devenu la terreur de la vieille Allemagne, à +l'heure où j'étais jeune! Ah jeunesse! est-elle assez belle et +charmante! Mais qu'elle paraît plus belle encore aux heures sombres +des vieilles années. En ce moment, les moindres faits de ces temps +fabuleux sont présents à ma mémoire, et je me vois, moi-même, +prenant congé de l'Allemagne. C'était sur le perron de mon vieux +château, bâti par mes ancêtres les Burgraves; les arbres avaient +encore toutes leurs feuilles, la vigne était chargée du vermillon de +l'automne, mes vassaux étaient aux champs, mes chiens seuls me +dirent adieu par un hurlement plaintif. Une incomparable émotion +s'empara de mon âme; on eût dit le pressentiment des terribles +choses que j'allais voir, des malheurs dont je serais le témoin!--Je +partis en toute hâte, et je m'abandonnai à cette ardeur de courir à +travers la ville et le désert, à côtoyer tantôt la foule, et tantôt +le troupeau; à rêver, à prévoir, à deviner ce qui se passe au livre +des hasards d'ici bas. + +Je n'avais pas vingt ans encore; en ce moment, la vie et ses fêtes +m'apparaissaient en pleine lumière; il n'y avait rien de si grand +qui m'étonnât, pas de si beau rêve qui ne fût une réalité pour mon +âme, encore enfant. + +Au second jour de mon départ, j'avais déjà fait cinquante lieues, en +courant la nuit et le jour; mon esprit en avait fait cent mille, et +j'en étais arrivé à ma plus belle rêverie... En ce moment commençait +une de ces nuits limpides toutes remplies d'ineffables clartés; +j'étais placé dans cet état de calme intime que donne le mouvement: +sous vos yeux passe un monde, encore un pas... vous êtes au ciel! +Tout à coup l'essieu de ma voiture crie et se brise, et me voilà +retombé sur la terre, simple mortel. + +Ainsi je me trouvai étendu sur la grande route, après avoir descendu +et remonté une ville française, située entre deux montagnes; le choc +m'avait jeté à dix pas, sur les bords de la chaussée, et je voyais +confusément l'onde couler comme un serpent qui glisse dans le gazon. + +--Il paraît, me dis-je à moi-même, que j'allais vraiment trop vite; +un grain de sable m'a jeté brusquement dans l'immobilité: +profitons-en, reposons-nous. Celui-là est toujours arrivé qui ne +sait pas où il va! + +--Vous cependant qui passez par ici, bons paysans, relevez un prince +allemand dont la voiture a versé dans vos ornières, et qui s'est +brisé la jambe droite, en rêvant qu'il escaladait le ciel. + +Après une longue attente, on vint enfin à mon aide, et je fus +transporté, non loin de là, dans un calme et doux village flamand, +et dans la maison la plus hospitalière de cet aimable endroit. Cette +humble maison n'avait qu'un rez-de-chaussée; deux lits occupaient +cette chambre. L'un de ces lits était pour la vieille Marguerite, et +dans l'autre dormait sa jeune nièce, Fanchon.--Quoi! dites-vous, +elle avait nom Fanchon?--Vraiment oui, c'était le nom de mon ange +gardien, quand on m'apporta sous son toit, semblable au colombier de +Wolfenbuttel. De tous les accidents qui peuvent atteindre un jeune +homme, un bras fracturé, une jambe brisée, est le moindre accident, +sans nul doute.--Il peut prendre encore une pose héroïque et se +draper dans son manteau. Votre garde, en parlant de vous, dit +très-bien: _le blessé!_ beaucoup mieux qu'elle ne dirait: _le +malade!_ Elle vous traite en enfant...; vous auriez une fièvre +maligne, elle vous traiterait en vieillard; bientôt même elle +s'attache à vous par les soins qu'elle vous prodigue; elle veille, +et vous dormez; vous voyez sur vous, posé, tout le jour, ce doux +regard attentif qui vous calme et vous conseille: or, dans cette +cabane où j'étais si bien, j'avais deux gardes-malades, la +grand'mère et la petite-fille, l'hiver à ma droite et le printemps à +ma gauche.--Ami, me disait la vieille, ayez confiance et priez Dieu. + +--Jeune homme, aie bon espoir, je veille sur toi, disait la +jeunesse.--Ah! ma petite Fanchon, votre mère m'a pansé, mais c'est +vous qui m'avez sauvé, ma Fanchon! Quand elle vint ainsi, confiante, +à mon aide, elle allait sur ses dix-huit ans; elle était une fille +vive et joyeuse, au charmant sourire, au regard plein de pitié. Il +était bien convenu qu'elle me veillerait, pendant le jour et que sa +grand'mère aurait soin de moi pendant la nuit, mais pendant la nuit +dormait la grand'mère, et Fanchon veillait, comme si elle eût dormi +tout le jour. Moi, cependant, je la laissais faire, et pour la +récompenser de tant de veilles, je m'efforçais de me guérir. +Pourtant je guéris lentement, Fanchon fut patiente. À la fin, quand +je pus me lever, elle m'offrit son bras, elle m'apprit de nouveau +comment l'enfant met un pied devant l'autre, et je fis durer les +leçons longtemps. Bientôt, ce fut entre elle et moi une conversation +suivie. Elle riait, elle pleurait, elle rêvait; elle avait des +gaietés sans cause et des larmes sans motif, et moi, je veillais sur +elle, à mon tour. + +Seule pendant trois mois, elle occupa ma vie, et la remplit d'un +charme inconnu. En ce moment, je n'étais plus le sage, et le +philosophe allemand... j'étais un amoureux. Je l'aimais sans le +savoir; elle-même, elle ne savait pas comment je l'aimais, et qui +lui eût dit, là, tout d'un coup: Ma belle enfant, votre femme de +chambre est un des plus grands seigneurs de l'Allemagne, il ne l'eût +pas intimidée... Elle ne croyait pas qu'il y eût au monde un plus +grand seigneur que le bailli, qui demandait sa main tous les trois +mois, et qu'elle refusait tous les trois mois. + +À tant de séductions ingénues, je résistais vainement. Chaque jour, +je me sentais vaincu par ce doux supplice.--Bonsoir, Fanchon, lui +disais-je; et chaque soir elle était endormie avant que j'eusse eu +le temps de lui dire encore une fois: Bonsoir! + +Dieu! si les reines de Vienne ou de Paris m'avaient vu dans ce +village enfumé, plein de fileuses, et moi filant le parfait amour! +Que de rires! de sourires! que d'ironies! M. de Richelieu finissait +mieux que je ne commençais, sans nul doute. M. de Lauzun avait déjà +démontré aux marquises qu'il était le digne fils de son père, et +déjà, dans toute l'Europe élégante on racontait à son propos de +grandes histoires des petits appartements, qui portaient avec elles +l'incendie, et que m'avait apprises monsieur mon précepteur. Oui, +mais Fanchon était protégée et défendue par son innocence et par ma +loyauté. J'étais déjà philosophe en toute chose, et même en amour... +Disons tout et ne faisons pas le Scipion: ce qui protégeait Fanchon +presque autant que sa propre innocence, à coup sûr, c'était ma +timidité naturelle, et que je n'osais pas oser. Voilà comment les +hommes décorent leurs faiblesses des noms les plus sonores! Quand +j'avais honte, innocent et furieux contre moi-même, d'être un +amoureux si craintif, j'aimais mieux croire en effet que j'étais +retenu par la vertu. + +Et si loin allait _ma vertu_, que je pensai sérieusement à épouser +Fanchon, elle-même. Ainsi le comte d'Olban épousait Nanine; il est +vrai que je valais cent fois le comte d'Olban, mais Fanchon, elle +valait mille fois Nanine. Et si, bouleversé par tant d'événements +extraordinaires dont je me faisais le héros, je finissais par +m'endormir, ce court sommeil était assiégé par mille fantômes. Je +voyais tous mes ancêtres féodaux s'élever contre moi; j'entendais +les clameurs de mes chevaleresques aïeux, armés de pied en cap, les +malédictions de mes nobles aïeules l'ironie à la lèvre, et le feu au +regard; toute cette noble foule d'inconnus était à mes genoux, me +priant, me suppliant les mains jointes, de ne pas déshonorer leur +race par une indigne mésalliance. Que vous m'avez coûté cher, ô +princes et princesses de Wolfenbuttel! + +Un jour (le temps était mauvais, l'hiver commençait à se faire +sentir, et les oiseaux de la ferme étaient blottis tristement sous +les buissons chargés de neige), je me dis à moi-même:--Allons! +courage! et qu'importe, après tout, à l'Allemagne? Il faut en finir, +mon bonheur le veut; il faut que Fanchon sache enfin que je l'aime, +et que j'en veux faire au moins une margrave! Oui! Fanchon! loin +d'ici les vaines grandeurs! Loin de moi, même le sceptre! Et, que +l'Europe entière l'apprenne avec frémissement, j'abjure à tes pieds +toutes mes grandeurs... J'en étais là de mon héroïsme, et +très-étonné que la foudre n'eût pas éclaté dans le ciel offensé de +ma résolution sublime... + +Survint Fanchon: elle était rêveuse et triste; elle s'approcha de +moi, et s'inclinant:--Voulez-vous poser mon chapeau sur ma tête, +monsieur Frédéric? me dit-elle. + +J'obéis! Je posai le chapeau, un peu de côté, comme elle en avait +l'habitude. Je fus remercié par un sourire, et ce sourire +m'enhardit: pour la première fois, j'embrassai Fanchon; elle ne +retira pas ses lèvres: au contraire, s'approchant de moi avec un +regard caressant: + +--Si je vous demande, me dit-elle, un rendez-vous, demain, puis-je +espérer que vous y viendrez, monseigneur? + +--Certes, Fanchon, j'y viendrai: mais où donc allez-vous si vite? +«Il pleut, il pleut, bergère...» et c'est bien loin, demain, pour +notre rendez-vous! + +--Il faut que je parte absolument, me répondit Fanchon. À demain, +sur le grand chemin, au banc de pierre, à côté de la fontaine. Elle +me tendit la joue, une seconde fois. Je l'embrassai de nouveau, et +elle partit, me laissant seul, en proie à mes belles résolutions. + +Vint le lendemain! Il faisait encore plus froid que la veille. On +peut penser que j'arrivai le premier, au rendez-vous. Dans la nuit, +toute une révolution s'était opérée, et le froid, avait fait de la +pluie une neige abondante. Hélas! le banc de pierre était couvert de +neige; le vieil orme avait perdu ses dernières feuilles; on +n'entendait plus le murmure de la source, et les oiseaux ne +chantaient plus. Mon rendez-vous était devenu le rendez-vous de la +brise et du tourbillon; tout gelait, tout se taisait!... Je sentis +une petite main s'appuyer légèrement sur mon épaule: c'était sa +main!--Bonjour, Fanchon! et je me sentis plus heureux que je ne +l'avais jamais été près d'elle... Embrasse-moi donc, lui dis-je, en +la tutoyant pour la première fois. + +Alors seulement je m'aperçus que Fanchon n'était pas seule: elle +donnait le bras à certain petit valet français nommé Julien, fifre +et tambour de son état, qui avait quitté, pour me suivre, un +terrible Allemand, le baron de Meindorff, qui le battait comme +plâtre, et qui ne lui payait pas ses gages... Que faites-vous ici, +Julien? lui dis-je assez mécontent de sa rencontre: allez m'attendre +à la maison! + +Julien ne partit pas, Fanchon le retint. Avec quel sourire!... un +sourire qui lui disait: Julien, tu n'as plus de maître! Ainsi, elle +l'affranchit d'un regard, puis, sans autre précaution, et d'un ton +qui ne voulait pas de réplique:--«Ayez pitié de ce pauvre garçon, +monseigneur! Il est si brave et si modeste! Il va faire un si bon +mari pour votre petite Fanchon!» Disant ces mots, elle se retourna +vers Julien; elle le regarda, elle lui sourit de nouveau, elle ne +fut pas inquiète de ma réponse un seul instant. Quel changement, +grand Dieu! L'enfant joueur faisait place à la femme résolue; à +présent que je n'étais plus un malade, elle m'abandonnait comme on +quitte une tâche accomplie! O mes rêves! ô mon héroïsme! ô mes +résolutions!... Ma princesse était servante!... Or, telle fut, bien +avant d'avoir habité Paris, ma première leçon d'égalité! C'étaient +là mes premières amours: pensez donc si je les ai pleurées, pensez +aussi au ridicule qui m'attendait, si quelque beau de la cour de +France eût deviné mon idylle!... Ah! je suis vraiment un homme à qui +rien n'a manqué, sinon peut-être un brin de vice, un brin de fard, +pour faire un grand chemin à travers les grandes corruptions de son +temps! + +Dans l'histoire de Phédime et d'Agénor, un des petits livres de ma +jeunesse, au temps du _Sopha_ et des _Bijoux indiscrets_, je me +rappelle une phrase qui me revenait bien souvent en mémoire: _Il +devait_, _dans la minute_, _la retrouver sur une fleur où il l'avait +laissée_... Imprudent! quand tu reviendras, Phédime à jamais sera +partie, et les fleurs seront fanées, qui lui servaient de lit +nuptial. Ainsi j'étais, cherchant à mes tristes amours, un dénoûment +où je ne fusse pas ridicule, lorsque, dans le lointain, bien au +loin, j'aperçus une voiture arrivant au galop de six chevaux. +C'était d'abord comme un point noir; bientôt je distinguai une +berline lourdement chargée, armoriée et fortifiée à l'avenant. Trois +laquais à cheval étaient lancés à la suite; un chien dogue était +assis sur le siége du carrosse... Au premier coup d'oeil, averti par +un vague instinct, je reconnus les armes et la livrée de ma mère. +Dans la circonstance où j'étais, incertain de ce que j'allais +devenir, honteux de moi-même, il me sembla que c'était le Ciel qui +venait à mon aide, et que le dénoûment de mon vilain petit drame ne +pouvait pas descendre d'une plus formidable machine: aussi bien la +voiture seigneuriale s'arrêta lourdement à mes pieds. + +Je relevai la tête, et je vis ma mère, elle-même, étonnée... elle +qui ne s'étonnait de rien. + +--Je ne m'attendais guère, monseigneur, à vous retrouver sur cette +route en chevalier errant, aux côtés de cette fillette?... Et que +faites-vous ici, s'il vous plaît? + +L'aspect de ma mère aussitôt me rendit mon courage, et, cette fois, +mon parti fut pris sur-le-champ:--Vous le voyez, madame, répondis-je +en m'inclinant, je bénis le mariage de monsieur Julien avec +mademoiselle Fanchon! + +En même temps, je pris la main de Fanchon, et, m'approchant de +Julien, que l'apparition de la princesse avait consterné:--Soyez +heureuse, Fanchon, lui dis-je d'une voix émue. Et parlant ainsi, je +serrais la main de Fanchon; sa main resta immobile et glacée! Ainsi, +cette enfant qui m'avait sauvé, que j'avais tant aimée, elle n'eut +pas un regard pour S. A. le prince de Wolfenbuttel, et pour ses +vingt ans! + +Ma mère, au moment où je montais dans sa voiture, m'arrêta, et de +cette voix faite pour commander: + +--Quand un homme de votre rang, me dit-elle, s'abaisse à bénir le +mariage de ses domestiques, il leur donne une dot! + +--Vous avez raison, madame, et qu'il soit fait ainsi que vous +l'ordonnez. Puis me tournant vers Fanchon: + +--Je vous donne, ô Fanchon! mon épée et mes pistolets, mon cordon +vert et mon habit brodé, mon chapeau et mon plumet, mes talons +rouges et mon point d'Alençon, mon _Candide_ et mon _Héloïse_, et +mon discours sur l'_Inégalité des conditions_. + +Ceci dit, la berline, impatiente, obéissait au triple galop de ses +six chevaux. + +Je ne m'étais jamais vu, de ma vie, aussi près de ma mère, et +j'étais fort troublé, je l'avoue, en pensant au compte que je lui +rendrais de ma conduite. Aussi bien je me laissai conduire sans +m'informer où nous allions. J'étais comme un homme à demi-éveillé +qui cherche à se rappeler un songe qu'il aurait fait, dans la nuit. + +La voiture passa devant la cabane à Fanchon. Je revis ce toit de +chaume hospitalier, et la longue cheminée d'où s'élevait l'épaisse +fumée d'un feu allumé, sans doute, en l'honneur de mon retour. Alors +je revins à ma situation présente. Quelle différence entre ce jour +et celui d'hier! Hier, l'amour et l'espoir! Aujourd'hui, la honte et +le regret! Hier, j'étais le maître absolu de ma vie, et maintenant +j'avais retrouvé mon maître, une Wolfenbuttel qui était ma mère! Et +comme dans ce temps-là l'autorité des parents sur les fils restait +intacte, je ne songeai pas même un instant à me dérober à l'autorité +maternelle. + +En ces temps, si loin de nous, le respect aux volontés paternelles +était non-seulement un devoir de fils, mais encore un devoir de +gentilhomme et de chrétien. + +Je restai plusieurs jours dans cette position équivoque; nous +gardions le silence, ma mère et moi, elle irritée et moi revenant +par mille détours, à mes folles rêveries. + +Quelle que fût cependant ma soumission, le lecteur aura compris que +j'étais fort mécontent de moi-même, et que je me plaignais +cruellement de ma chaîne. À la fin, lorsqu'à force de courir et de +franchir l'espace, il advint que je me sentis plus calme et bientôt +tout à fait calmé, alors je commençai à m'inquiéter du spectacle que +j'avais sous les yeux. Chaque heure alors nous rapprochait de Paris, +et déjà je reconnaissais que nous étions en France, à toutes les +misères, à toutes les lamentations du grand chemin. À chaque pas, +sur notre route, nous rencontrions des corvées, des receveurs, des +marchands de sel, des douaniers, des monastères, des châteaux +féodaux, force maréchaussée et force galériens se rendant à leur +bagne... évidemment, nous approchions de Paris. Je sentais mon coeur +s'agiter à chaque pas que nous faisions vers ces abîmes sans forme +et sans nom. + +--Voyez-vous, madame, combien ces belles terres sont malheureuses, +combien ces paysans sont tristes, et quel silence affreux pèse sur +ces contrées! Ce ne sont pas là les joies de notre patrie, ce ne +sont point les plaisirs de nos bourgeois, la richesse de nos villes; +notre Allemagne est un beau pays! + +Ma mère me répondit avec plus de douceur que je n'aurais pensé. + +--Oui, l'Allemagne est un beau et riche pays, Frédéric, non pas que +je me sois attachée à étudier les moeurs bourgeoises, et à savoir si +le paysan est heureux ou malheureux, mais l'Allemagne est un vieux +et solide empire, elle compte des princes sans nombre, une noblesse +antique et sans mélange. Hélas! mon fils, je ne vous adresserai pas +de reproches inutiles; vous avez voulu montrer à l'empereur le +danger des familiarités du maître au sujet, c'était bien fait cela, +mais partir sans avoir imploré votre pardon! partir sans prendre +congé de votre maître! O mon fils! vous le voyez, cependant, votre +folle conduite m'a fait quitter cette cour superbe où je vivais en +reine d'Allemagne, et quand j'appris que vous étiez parti sans +équipage, avec un seul valet, comme un croquant, sans aucun titre et +dans la disgrâce de l'empereur, le propre frère de notre cousine la +reine de France...; en même temps, quand je me suis rappelé que vous +étiez un admirateur de M. de Voltaire, un abonné à l'Encyclopédie, +un enthousiaste de ce damné qu'on appelle Diderot, je me suis dit +que sans moi vous étiez perdu: alors j'ai quitté ma charge à la +cour, j'ai renoncé à mes emplois, à ma grandeur, et maintenant que +je vous ai retrouvé, me voilà résolue à demander à S. M. la reine +Marie-Antoinette, à notre jeune et bien-aimée archiduchesse, du +service à sa cour pour moi... et pour vous! + +Ainsi parla ma mère. Dans mes idées de philosophe indépendant, ce +mot _service_! était assez malsonnant. J'avais adopté à ce sujet les +opinions nouvelles.--_Service?_ avez-vous dit, madame, eh! qui vous +y force? N'êtes-vous pas la souveraine de deux comtés? N'avez-vous +pas, à vous, assez de paysans pour faire la fortune de deux +puissantes maisons? Mon père ne vous a-t-il pas laissé, en douaire, +de vos biens propres, un château sur les bords du Rhin? Ou, si vous +aimez mieux habiter sur l'Oder, n'êtes-vous pas encore, de votre +chef, reine et maîtresse d'une terre presque royale? Que parlez-vous +d'aller prendre du _service_ à la cour de France? + +J'aurais pu parler longtemps encore, la comtesse ne m'entendait +plus. Elle, abandonner la cour! ne plus hanter avec des rois et des +reines! elle, en un mot, ne plus servir! C'était l'exil que je lui +proposais, c'était la mort! Le plus grand philosophe, et Diderot +lui-même, Diderot, le premier, aurait eu pitié de cette douleur +muette, et de l'effroi qui se peignait sur la figure de cette +majesté désespérée! Elle ne voulait pas pleurer, mais ses yeux +étaient gonflés de larmes! À la fin, et parlant tout bas, sur un ton +solennel: + +--Frédéric, me dit-elle, vous me ferez mourir de chagrin, avec ces +opinions et ces discours de l'autre monde. Ayez pitié, monsieur, +d'une mère au désespoir, qui vous aime et qui vous honore, en dépit +de tant d'affreux paradoxes dont vous m'assassinez. Je ne sais par +quelle fatalité les doctrines des philosophes ont gâté votre coeur, +mais votre coeur est gâté sans retour. Vous aussi, vous, un prince +de la confédération germanique, un Wolfenbuttel, vous rêvez +l'égalité sociale, vous méprisez votre couronne, vous êtes prêt à +renoncer au nom de vos aïeux, vous n'avez plus de foi à la royauté, +vous, le dernier descendant de tant de princes, dont la famille a +fourni des reines à deux trônes! + +Sa voix, en ce moment, trahissait toutes les angoisses de la noble +dame; elle tomba dans un profond accablement; la désolation et la +terreur étaient gravées sur ces traits superbes: à l'aspect de ce +désespoir, je sentis toute ma faute, et j'attendis que ma mère +consentît à m'entendre, pour lui demander grâce et pardon! + +--Hélas! hélas! reprenait-elle, mon propre fils m'a tuée sous le +déshonneur! Jetez-moi sous les pieds de mes chevaux, faites-moi +épouser un homme de finance, de roture ou de robe... Je suis perdue; +les rois me méprisent, les reines m'évitent, désormais je n'ai plus +qu'à vivre, abandonnée et sans crédit, au fond de mon manoir! Ainsi +elle parlait, désolée, et pourtant elle ne pleurait pas, elle serait +morte plutôt que de pleurer; mais elle priait tout bas le Dieu des +bons conseils et des sages consolations. + +Ce noble coeur, dont l'orgueil même était une vertu, représentait +tout à fait ces obstinés sublimes qui ne comprendront jamais que le +monde a changé. Le monde entier peut s'écrouler, ils restent +immobiles sous les débris de l'univers. + +Voilà comment, rêvant beaucoup et parlant peu, nous arrivâmes à +Paris, ma mère et moi, vers la fin de décembre, par une nuit +d'hiver, à l'instant même où toutes les petites maisons des +faubourgs profanes s'éclairaient, l'une après l'autre, de feux +mystérieux. + +Quand je fus bien assuré d'être à Paris, je me sentis mieux. Un +somptueux hôtel était retenu pour ma mère, dans le beau quartier de +la ville, au faubourg Saint-Germain; c'est là que nous descendîmes. +Le lendemain de notre arrivée, la comtesse était déjà tout entière +aux longs préparatifs de sa présentation à la cour de Versailles; +moi, je sortis à pied, afin de m'orienter dans ce rendez-vous de +tous les étonnements. + +Paris offrait alors un spectacle incroyable, un Paris tout neuf, et +qui pourtant n'a duré qu'un jour. C'étaient trois à quatre villes en +une seule; c'étaient plusieurs peuples sous un seul nom. Peuple +étrange et divers; en même temps emporté par une extrême jeunesse, +et frappé d'une horrible décrépitude; à la fois poussé en avant et +retenu dans l'ornière; indécis dans ses volontés, inconstant dans +son amour. Ce qu'il y avait de plus nouveau, de plus attrayant, de +plus repoussant, de plus louable et de plus joli dans cette cité des +merveilles et dans cette _cour des miracles_, c'étaient, aux deux +extrémités de la ville: le Palais-Royal et le faubourg +Saint-Antoine. Le nouveau propriétaire du Palais-Royal, qui, tout +d'abord, était le _Palais-Cardinal_, ne voulant plus se contenter +des apanages d'un prince, avait fait de son palais une boutique; il +avait caché sous ses vieux ombrages, un abominable assemblage de +boutiques et de maisons infâmes, consacrées au jeu et à la +prostitution. Le faubourg Saint-Antoine, enivré de révoltes, et +murmurant sa joie et sa menace aux murailles de la Bastille, avait +le pressentiment de sa prochaine délivrance. À la voir de près, la +Bastille tombait en ruines, et non-seulement la Bastille, avec ses +sept tours et ses canons de fer, mais encore les monuments les plus +solides et les plus consacrés dans cette ville souveraine: la +Sorbonne et l'Archevêché, Notre-Dame et le Louvre, tout ce qui se +tenait debout, depuis des siècles, était croulant, tout ce qui +vivait était mort! Ceux qui semblaient vivre encore... autant de +fantômes qui ont oublié de s'enfuir le matin, au premier chant du +coq. Entre ces vieux monuments qui croulaient, entre ces grands +hôtels chargés d'armoiries vermoulues, dans ces rues traversées de +tant d'équipages, duchesses se rendant à la cour, petits-maîtres +allant se battre à Vincennes, filles d'opéra qui ont dormi chez le +ministre, abbés de cour allant à l'Académie, un peuple entier vivait +d'une vie active, ardente, impitoyable, et l'on comprenait, à le +voir agir, que ce grand peuple était vraiment fait pour toutes les +conquêtes de l'avenir. + +Le bourgeois de Paris, au temps dont je parle, il n'avait rien +conservé de l'ancien bourgeois de la Ligue; il était riche, +impassible, et tenant à ses franchises, mais dévoué et fidèle à son +roi. Le peuple de Paris, une heure avant 1789, était un beau jeune +homme en guenilles, oisif, moqueur, prêt à tout, terrible, habitué à +voir toutes les grandeurs, à les voir de très-près, et à les saler +au sel des chansons les moins équivoques. À un peuple ainsi fait, on +pouvait, sans craindre un refus, tout proposer.--Allons! peuple, et +portons à bras la chaise où se tient souriante Mme de Pompadour; +allons! bon peuple, et couvrons de boue et d'injures le cercueil de +ton maître. Ami-peuple, il s'agit de traîner Beaumarchais à +Saint-Lazare... et le lendemain, tu renverseras, tu pilleras, tu +briseras Saint-Lazare, et tu ouvriras ces cachots à la douce +lumière... O peuple! interrogé par tous les doctes, sollicité par +toutes les révoltes, plein de chefs-d'oeuvre et plein d'espérances! +Il était prêt à toutes les hardiesses, il était préparé à toutes les +réformes! Tout ce qu'on lui commandait (pour peu que l'on sût s'y +prendre), il l'exécutait sans remords, par plaisir ou par vanité. Il +se jouait également du temps présent et du temps passé; il sentait, +dans sa misère, que l'avenir appartenait à son génie; il ne +s'inquiétait ni d'opprobre, ni de gloire, il attendait. Il sentait +confusément que la ruine de ses maîtres était partout; que le trône +avait été miné sans retour, et il s'en remettait, sur une douzaine +de filles de joie et de malheur, dont il était le père et le +conseil, le fauteur et le complice, pour renverser le peu qui +restait debout en France: Église, Université, noblesse. Il était, ce +peuple, un roi déchu, qui se disait: demain je règne à mon tour! + +Pourtant cette force irrésistible était encore une force ignorée! +Elle obéissait, somnolente, en attendant l'heure de sa révélation +suprême; elle obéissait (l'habitude!), au sceptre, au bâton, à la +crosse, à la corde, à la Bastille, au Châtelet, au bon plaisir; et +celui-là eût été, certes, un mortel prévoyant, qui eût compris et +deviné, sous cette obéissance inerte et de pur instinct, que cette +obéissance, en effet, cachait une révolution! + +Ces premiers moments de mon étude et de ma curiosité, au milieu de +la ville, étaient pleins d'intérêt pour moi. J'aurais dit, à voir +tout ce mouvement, que chaque jour était un nouveau jour de fête; il +y avait pour chaque heure de la journée une nouvelle joie, un +divertissement tout nouveau: la fête commençait, dès le matin, au +premier rayon de beau soleil qui dorait les places publiques. On +riait, on chantait, on vendait, avec mille cris divers, mille +denrées diverses; on ne soupçonnait pas le travail, dans cette +capitale aux mille têtes sans cervelle, où le peuple était maître en +l'absence du roi. Versailles, en effet, a beaucoup travaillé pour la +liberté de Paris, pour la perte du trône de France. En ce Versailles +des mystères, la royauté s'était exilée, et elle ne comprit pas +qu'elle s'était exilée en même temps de la confiance et des respects +de la cité souveraine.--Et vraiment il n'y pas de roi, pas de +prince, et pas de poëte et pas d'artiste, et pas même une femme à la +mode et jalouse de sa beauté, qui se soient éloignés de Paris sans y +laisser un morceau de leur sceptre, un peu de leur génie, un peu de +leur gloire ou de leur beauté. + +Ce que j'aimais surtout dans cette ville à tout glorifier, à tout +briser, c'était cette profusion d'ironie et de bel esprit que le +Parisien jette à pleines mains, à droite, à gauche, et sauve qui +peut! Dans chaque taverne, au coin de la rue, et partout où ce +peuple est oisif, vous rencontriez une assemblée éloquente, +intelligente et superbe de beaux esprits, d'artistes en chaussures +trouées, sans feu ni lieu, mal nourris, peu vêtus, qui se +consolaient de leur misère présente par la parole et par +l'espérance. Ils brisaient, ils renversaient toute chose, en leur +improvisation furibonde, et maintenant je ne comprends pas que la +royauté de France ait résisté si longtemps à ces Platon de tabagie, +à ces Montesquieu de café ou de cabaret, à ce pêle-mêle irrésistible +de législateurs en haillons, à ce peuple affamé de pauvres diables +vivant de leur génie, au jour le jour, sans inquiétude et sans +lendemain, barbouillant au hasard une toile ou une feuille de papier +pour payer leur hôtesse; hommes d'un sens profond, toutes les fois +qu'il s'agissait d'art et de poésie, intrépides railleurs du +pouvoir, ne croyant à rien, pas même à leurs doutes les mieux +prononcés; ces hommes-là représentaient, énergiques et passionnés, +le peuple éclairé, superbe et mécontent, un peuple à part, acceptant +un bienfait sans songer au bienfaiteur, à qui tout semblait dû, qui +ne devait rien à personne, et qui disait volontiers, dans son +orgueil et sa toute-puissance à venir: le sol que je foule est à +moi! + +On les voyait ces sophistes, ces philosophes, ces déclamateurs que +l'éloquence attendait avec la liberté, déjà délivrés de l'épée et de +la perruque, de la poudre et des manchettes, et de la broderie à +l'habit, de la boucle au soulier, en bas de laine, en chapeau tout +uni, sans dentelle et sans jabot, s'asseoir insolemment à la table +des grands, occuper les premières places, s'emparer de la +conversation, parler de tout, décider de tout, commettre avec leurs +mépris, mal déguisés, mille insolences chez leurs imbéciles Mécènes, +puis, quand ils étaient bien repus, et que la dame de céans leur +avait donné un rendez-vous nocture, ils quittaient ces salons +serviles, ces maisons tremblantes de la peur que l'esprit inspirait, +sans saluer personne. À peine ils rendaient son salut au duc et +pair... En revanche, ils tutoyaient amicalement son maître +d'hôtel... Et voilà ce que le riche ou le noble avait gagné à faire, +du métier d'artiste et de la profession d'écrivain, un métier de +mendiant! On les forçait, ces pauvres diables, à plier le genou pour +dîner, mais une fois repus, le rôle changeait, et c'était au tour de +l'amphitryon à s'abaisser. + +Croyez-moi, seigneurs, mes frères, respectons l'artiste, honorons +l'écrivain, et, qui que nous soyons, prenons garde à ces hommes si +disposés à prendre une rude et cruelle revanche! Hélas! je l'ai +appris, à Paris même, il n'en faut pas douter, le poëte est plus +fort que le ministre qui le gouverne, et l'artiste est le maître +absolu du riche qui le paye. Il est plus fort, parce qu'il est plus +patient. Voyez tout ce siècle, il flétrit, de toute sa force et de +tout son dédain, le poëte, l'artiste et le philosophe! Il en fait +son jouet, son esclave et son martyr! Ah! siècle idiot! royauté +insensée! et grands seigneurs stupides! Ces méprisés, ces +déshérités, ces mendiants, ces parasites, quelle revanche ils +sauront prendre! O mes frères, les seigneurs féodaux, croyez-moi, +n'humilions personne et surtout le talent, car il se venge! + +Or, voilà ce que Louis XIV avait mis en pratique, voilà ce que le +fameux roi Louis XV n'avait jamais voulu comprendre; il ne l'a +jamais compris! + + + + +CHAPITRE IV + + +Ainsi mon instinct ne me trompait guère, lorsqu'il me poussait à +envisager tout d'abord, comme le plus digne objet de mes études, ce +monde à part de littérateurs et d'artistes qui a laissé tant de +traces. Aujourd'hui ces apparitions dansent autour de moi, +confusément enveloppées d'ombre et de lueurs. + +Visions étranges! Que de misères! que d'envie! Eh! que de gloire et +que d'injures! Voyez tout ce siècle animé de ces tristesses +formidables, obéissant à ce suprême ennui! Le malheur a courbé sa +tête légère, la misère a chargé ce front riant de rides précoces; +mille tyrannies ridicules l'ont torturé à coups d'épingle, ce XVIIIe +siècle doué, à son berceau, des dons les plus heureux de la fée: +intelligence, esprit, courage, ardeur à tout comprendre et génie à +tout produire! Il est semblable à l'enfant flétri par la férule, à +l'esclave écrasé sous le joug, au mendiant couvert d'humiliations +par le premier gentilhomme, condamné à la gêne par le parlement, au +feu par l'archevêque! Alors, comment vouliez-vous qu'il ne se +vengeât pas? Ce beau siècle est occupé à tout souffrir! Souffrance +héroïque et pleine de fièvre! O misère et désespoir des grands +travailleurs, qui ont été l'honneur de cet illustre moment dans la +vie et dans le labeur de cette nation! J'en ferais, au besoin, un de +ces tableaux tout chargés de l'histoire et de ses principaux acteurs +que l'on expose aux regards du passant. + +Ce tableau, le voici, vous le pouvez contempler tout à votre aise et +non pas sans d'intimes frissonnements. + +Et pour commencer le tableau de ces misérables, savez-vous quel est +cet homme anéanti sous les mépris des gens de sa race et de sa +caste, qui suit le convoi de sa femme, seul et sans un ami pour +l'accompagner au cimetière, où la fosse commune attend cette +infortunée!.. Hélas! la pauvre femme était jeune et belle, elle +s'est noyée avant-hier, sans donner d'autre raison que l'ennui à son +suicide; son époux, qui la suit, n'est pas assez riche pour acheter +son deuil, c'est l'auteur de _Mélanie_ et de _Warwick_. Voyez, au +sommet de la rue Saint-Jacques, ce petit abbé qui s'échappe en riant +de ces murailles où il habitait un grenier qu'il appelait _sa +Chartreuse_... Allons, place à ce grand poëte... il fuit ces sombres +murs, sa mansarde et sa chartreuse bien aimée; il fuit sans +retourner la tête, et le voilà dans le grand monde, oracle du jour, +maître de la Comédie, applaudi au théâtre, enivré de gloire... Le +lendemain, honteux de ses incroyables succès, fatigué de sa gloire, +il se retire, en Parthe, de la vie active; il reprend les graves +fonctions du pédant, et il se flagelle enfin pour se châtier d'avoir +eu tant de grâce et tant d'esprit en vers français. Il avait nom +Gresset, cet homme-là, et sa gloire, un instant, inquiéta +Voltaire... Et cet autre, au sommet de cette maison, qui soupe à sa +fenêtre, à côté d'une ignoble servante!... Encore un peu, le monde +est à ses pieds! Chacune de ses paroles est un arrêt; chacune de ses +plaintes est une menace... Attendez qu'il soit repu de gloire! Il +s'empoisonne, un jour d'été, et sa femme légitime devient la Marton +d'un palefrenier! O quelle misère en tout ce monde littéraire, à la +fois si triste et si puissant! Diderot apporte en courant dix écus à +sa femme, et sa femme renvoie à l'instant ces dix écus au libraire: +elle a peur que le libraire ne soit volé. Marmontel invite à dîner +un ami très-pauvre, et, pour obtenir de la laitière un crédit +supplémentaire, il fait ce qu'il ne ferait pas pour Mme de +Pompadour, il adresse à la laitière une belle épître en vers +harmonieux. Celui-ci était né poëte, il comprenait et traduisait +Virgile, il s'appelait Malfilâtre!... Il meurt dans la misère, et +d'un mal honteux, en tendant la main. + +Ce grabat qu'on transporte, et que deux soeurs de charité attendent +sur le seuil de l'Hôtel-Dieu... ô malheur à ces temps égoïstes, +malheur à ces crimes de lèse-poésie! Il était vraiment un poëte, un +vrai poëte, et le Juvénal de son temps, ce malheureux que l'on porte +à travers la rue, étendu sur cette civière abominable... il +s'appelait Gilbert. Voilà mes fantômes... En même temps +paraissaient, et sous mes yeux éblouis, que dis-je? épouvantés, dans +les phases diverses de leur fortune, tous les satellites subalternes +de cette gloire active, intelligente et remuante... à l'infini. +Voici Marmontel en sabots, voilà Marmontel dans le carrosse à Mlle +Clairon! Par la barrière d'Enfer entrait Grétry, nouveau venu +d'Italie, et portant ses pauvres hardes sur son dos; Rétif de la +Bretonne et Mercier se disputaient un coin de la borne où ils +écrivaient leurs tableaux de moeurs. M. Dorat, poudré, musqué, +porté, pomponné, saluait à droite à gauche, et les gens de qualité +ne lui rendaient pas son salut; dans une riche berline attelée de +deux excellents chevaux, Beaumarchais traversait la ville et brûlait +le pavé; on l'eût pris pour son patron lui-même, Pâris de +Montmartel. M. de Buffon croisait M. de Montesquieu; La Chaussée en +pleurant toujours, s'enivrait sans cesse avec Piron, qui riait +toujours. Écoutez ces pleurs, ces grincements, ces cris de joie, et +ces calomnies atroces, athéisme, ovations, clameurs étranges, joies +d'ivrogne, anathèmes et cantiques, odes et chansons, pots-pourris, +pont-neuf, stances, _Tristes Nuits_, scandales, chiffons, +persiflages de l'OEil-de-Boeuf, financiers, revendeuses à la +toilette, harengères, sages-femmes, appareilleuses, duchesses, +marquises, et danseuses, et Saint-Lazare et la petite maison, la +coulisse et les petites maisons, académiciens, cuisinières, +philosophes, racoleurs, coquines et coquins, bateleurs, joueurs, +maîtres d'armes, inventeurs, souffleurs, escamoteurs, magnétiseurs, +guérisseurs, dégraisseurs, comédiens, comédiennes, rapins, +bondrilles, franciscains, capucins, béguines, confesseurs, bouffons +et nouvellistes, journaux et bouts-rimés, Encyclopédie... et petits +livres, chez la petite Lolotte, à l'enseigne de _la Frivolité_, +c'est tout ce siècle! Il porte à la fois le sceptre et le crochet, +la hotte et l'éventail, la pourpre et la hure, il est ivre, il est +fou, il est... tout... il est l'abîme, et pire encore, hardi jusqu'à +la folie, insouciant jusqu'à la bêtise, avare à faire honte, égoïste +et prodigue à faire peur. + +Et tout au pied du grand escalier de la grand'chambre, je vis +monsieur le bourreau en petit costume, allumant un joli petit bûcher +en miniature, où de sa main blanche il brûlait des _missels_, des +_oremus_, des thèses de théologie, aux lieux et place des livres que +le magistrat avait condamnés à être lacérés et brûlés vifs, le +magistrat lui-même ayant grand soin de sauver ces livres du bûcher, +et d'en parer les rayons de sa bibliothèque. O mensonge! ô flamme +absurde et ridicule! ô pensée impérissable et défiant la flamme et +le bûcher! + +Pour l'observateur sans passion, c'était pitié de comparer la +violence de ces principes qui marchent, et la faiblesse des digues +qu'on leur oppose; c'était pitié de songer que ces lettrés, ces +hardis philosophes, persécutés à ce point-là qu'ils étaient devenus +populaires comme des rois, vont disparaître de la face du monde +réel, pour faire place à quelque chose dont la littérature n'avait +pas d'idée, à l'éloquence, à une autre force encore inconnue, à la +philosophie, à la politique! Or, ces deux forces, sorties tout +armées de la littérature, elles ont eu pour dernier résultat, la +libre pensée et la libre parole... un monde au delà des mondes +créés. + +Eh bien, ce monde à part dont on n'a jamais vu le pareil, cet empire +absolu des fantaisies, des libertés, des rêves, des utopies, des +colères et des satires, si vaste et si grand, devait finir avec le +vieux marquis et frère capucin de Ferney, quand il rentra, le +sublime vieillard, riant d'un sourire ironique et triomphant dans ce +Paris, qui était aussi sa capitale. Il revenait pour mourir dans ce +Paris, sa proie et sa conquête, malgré la cour et malgré l'Église, +deux forces vaincues. Voltaire fut le dernier roi qui triompha de +Paris. Il entra dans sa bonne ville, en dépit du roi qui croyait +régner alors; il entra seul et l'arme au bras, content d'avoir gagné +la bataille à lui seul, que lui seul il avait livrée! Il arriva +donc, vainqueur comme vint Henri IV, mais sans entendre la messe: au +contraire, en brisant le prêtre et l'autel. Alors Paris s'est +prosterné sous les mains du vieillard, comme se prosterna le fils de +Franklin. «Dieu et la liberté!» disait Voltaire, et c'est pourquoi +depuis ce temps, Paris ne s'est plus prosterné devant personne, et +pas même devant le génie... Il avait adoré Voltaire, et désormais il +se crut dispensé de toute autre adoration. + +Dans ce Paris, qui, vu de loin, est semblable à la fournaise, aux +temps dont je parle, il advint que le maître absolu, même avant le +roi, même avant M. de Voltaire, était, qui le croirait? un vieil et +fidèle ami du peuple français, le fameux Polichinelle, enfant de +l'Italie, et bourgeois de Paris, sur le Pont-Neuf. Si quelqu'un eut +jamais plus d'esprit que Voltaire, à coup sûr c'est Polichinelle. + +Il riait de toute espèce de pouvoir, à commencer par le préfet de +police! Il jetait à pleines mains l'ironie et le mépris; il +annonçait confusément à ce peuple, voisin de tant de libertés +incroyables, la première de toutes les libertés, la parole! On +l'écoutait bouche béante, et chacun, lui voyant renverser le trône +et l'autel à coups de pied, se demandait si la Bastille était un +rêve, et si la lettre de cachet était encore en honneur dans ce pays +du bon plaisir? Quel tumulte en ce Polichinelle, et quelle orgie +incroyable de paradoxes, de railleries, de sarcasmes publics, dans +les carrefours, encore imprégnés du sel âcre et montant de la +comédie ancienne! Où donc était maintenant ce peuple obéissant à ses +rois, et qui, les voyant passer, se mettait à genoux comme pour le +bon Dieu? En même temps la halle et la place Maubert étaient +remplies de toutes sortes de tribuns sans nom, qui s'essayaient à +tous les bruits de l'émeute, aux tempêtes les plus terribles des +révolutions. Vous auriez dit une ville déchaînée, à la voir, à +l'entendre, et que Paris était déjà à cent lieues de Versailles, +tant l'abîme était vaste et profond qui séparait le roi du peuple, +et la cité de Voltaire du palais de Louis le Grand. + +Tout autre à ma place eût été grandement épouvanté de ces fièvres et +de ces symptômes, mais, Dieu merci! j'étais un philosophe, un poëte, +un rêveur. La rêverie allemande m'a sauvé dans ce Paris du dernier +siècle; elle m'a rassuré dans les tristes angoisses dont j'ai été le +témoin et la victime. Ainsi grâce à mes rêves, toutes les visions +cruelles qui ont assailli mon âme, elles me sont arrivées émoussées +et sans force. Ainsi l'idéal m'a protégé longtemps, il est vrai; +mais j'ai pensé mourir, quand il m'a rejeté de ses bras. J'ai donc +porté ma rêverie en tout lieu, parmi le peuple, au palais du roi, au +milieu des enfants qui grandissent, imprévoyants de l'avenir. +Vraiment, tel était aussi ce grand-peuple en ses bouleversements; il +offrait un grand spectacle... horrible et charmant, aimable et +furieux. + +Et le soir, après mes rêves du matin, je rêvais encore. J'allais au +théâtre en curieux: je m'abandonnais en poëte aux illusions de la +scène, et j'écoutais le vieux drame à la façon d'un homme de l'autre +siècle. Au fait, j'avais des rires et des larmes véritables, durant +ces représentations des vieux chefs-d'oeuvre. J'étais le seul qui +fût sérieux et attentif, car c'était la mode alors de ne plus +partager les émotions qui avaient fait la gloire des grands auteurs +du grand siècle. En effet, déjà la passion s'était pervertie, et le +drame avait changé de but. La déclamation remplaçait sur la scène +l'amour, la terreur, les larmes, tout ce qui faisait la tragédie au +temps de Corneille et de Racine. Je suis le dernier homme en France +qui se soit plu aux chefs-d'oeuvre nationaux. Je les ai regrettés, +je les regrette encore, malgré mes deux fameux compatriotes, Goethe +et Schiller. + +Quelquefois, las d'être en dehors de la scène, j'arrivais sur le +théâtre au moment où le drame était à sa plus éclatante période, et +je me mêlais aux comédiens, à l'instant le plus vif de leur passion. +Les voilà tous! Silence à ces rois, et respect à ces héros! +Approchez-vous, entrez pleinement dans la vieille histoire ou dans +l'anecdote d'hier. Pendant trois heures vous avez sous les yeux une +reine, une ingénue; elle rentre en vain dans les coulisses, elle +vous parle encore en reine, en ingénue. Ah! que de fois cela m'est +arrivé, de prendre au sérieux cette passion de commande, et +d'écouter ces soupirs, de pleurer sur ces malheurs. Alors on n'eût +pas été le bien venu à me dire que tout cela était un jeu; non! non! +Cette illusion et cet enivrement ne pouvaient pas être une feinte, +quand j'étais près de ces grands talents d'autrefois, quand de cette +âme à moitié épanchée, je savourais le reste. Hélas! hélas! la toile +baissait aux applaudissements, aux murmures du parterre, et tout +était dit pour ce soir-là. Alors ma déesse devenait plus calme, sa +robe de reine faisait place à la robe vulgaire, ses bijoux +disparaissaient sous un chapeau fané, cette suite de serviteurs à +galons dorés la laissait dans le désert, elle renfermait dans sa +toilette le coloris de son visage, la blancheur de ses mains, la +majesté de sa taille, sa passion, son âme et tout elle-même. + +Je la voyais partir avec dédain, et sans regret. + +Ce Paris, mon charme et mon épouvante, était semblable à ces contes +des Mille et une Nuits, qui bercent notre enfance; on dirait une +ville de l'Orient, qui, le soir venu, ouvrirait soudain tous ses +harems. Croyez-moi, jeune homme, enivré du mystère de vos vingt ans, +attendez le soir, quand l'air est chargé de parfums, quand les +chanteurs des carrefours jettent l'harmonie à tous les vents, quand +mille lueurs solitaires, comme autant d'étoiles, nous font +comprendre que la vie est partout avec l'amour; alors, perdez-vous +dans cette foule, au milieu de ces piéges charmants, des rires et +des surprises: pour peu que vous ayez vingt ans vous la rencontrerez +la déesse errante et vivante, que le roi Louis XV emportait au +château de Luciennes, et faisait reine à son tour. + +J'ai donc bien choisi mon heure et mon jour, en arrivant dans la +ville-maîtresse, au moment le plus dramatique de sa chute, au milieu +de cette émeute du passé contre l'avenir, dans cette rencontre +ardente de tout ce qui voulait vivre, opposée à tout ce qui devait +mourir. + +Surtout, parmi ces souvenirs de ruine et de dévastation, je me +rappelle un jour (ce fut la première et la dernière fois) où j'eus +l'honneur de conduire ma mère au Théâtre-Français. On y devait +représenter un drame étrange, une incroyable comédie, et il fallut +de vives protections pour nous procurer une loge; nous fûmes rendus +au théâtre de bonne heure, c'était la première fois que ma mère +attendait. Quand nous entrâmes, la salle était remplie du parterre +au sommet, c'était une attente universelle. On eût dit les +Israëlites dans le désert, quand la baguette de Moïse demande au +rocher le fleuve qui va désaltérer tout un peuple. + +Je vois d'ici ma mère, auguste, imposante, et que rien n'étonne. On +eût dit une reine, et quand la toile enfin se leva sur ces abîmes, +son regard impassible et clair ne témoigna ni surprise ni +étonnement, + +Que vous dirais-je? Elle et moi nous assistâmes à un drame inouï que +nous n'avions pas soupçonné, même dans les songes de la fièvre. +Apparut d'abord à nos yeux incrédules un valet doré, fringant, beau +parleur, amoureux. Amoureux... un homme en galons! Ce valet parlait +de toute chose et se moquait de tout le monde, et de son maître plus +que de personne; il fronde, il intrigue, il ne respecte rien, pas +même sa maîtresse; effronté faiseur de quolibets de la plus vile +espèce, hâbleur, moraliste; libertin jovial, osant tout, prêt à +tout, même à l'adultère; orateur et poëte, diplomate et musicien, +ancien journaliste et médecin de cavalerie, toujours sautant, riant, +gambadant, le héros de la pièce, en un mot; une étoile, un sphinx... +Vous le menacez de la justice, il s'en moque, il rit au nez du +magistrat qui l'interroge en bégayant: Ah! le traître, et le +brigand! qu'il était gai, joli, jovial, ami de la joie, et serviteur +de toutes les licences! un philosophe! un enfant trouvé! + +Cependant, ma mère attentive, épouvantée, osait à peine entendre et +comprendre! On aura changé, se disait-elle en rougissant sous son +rouge, la langue française, et les mots aujourd'hui n'ont plus le +sens d'autrefois. + +Bientôt quand monseigneur le valet avait fait la roue, et papillonné +tout à son aise, monsieur son maître arrivait à sa suite. Or, ce +nouveau venu dans cette comédie, il n'était rien moins qu'un +imbécile! Au contraire, il était un grand seigneur, un Espagnol, +noble même pour un Espagnol, un bel esprit, élégant, affable et +sachant le prix d'une belle femme, excellent maître d'un excellent +château, ayant le droit de justice haute, et n'en abusant pas quand +il est sans passion, en un mot un bon seigneur. C'est justement ce +maître excellent qui va devenir un jouet, un bouffon sous la main de +son valet. Son valet l'attaque, le presse et le pousse, et le réduit +à rien; son valet lui dispute jusqu'à une servante dont le pauvre +homme a quelque envie, et sous ce bon prétexte que lui, le valet, il +est le fiancé de cette fillette. O temps! ô moeurs!--Quoi donc? à +entendre l'impertinent, vous n'avez eu _que la peine de naître_, +Monseigneur. _La peine de naître_... Quelle phrase, et quel +contre-sens pour une princesse de Wolfenbuttel! + +Ma mère était hors d'elle-même... Et la soubrette aussi dédaigne +Monseigneur, la soubrette qui redit tout à son époux futur! Vassale +indocile, espiègle, insolente; élégante comme une dona, belle +parleuse aussi, folle d'amour et ne le cachant guère. Quelles moeurs +chez un grand d'Espagne, chez un seigneur de la Toison d'or! Quelle +maison, et comment tenue? Hélas! ma mère n'en revenait pas. + +Mais son épouvante et sa profonde horreur furent portées à leur +comble, lorsqu'au milieu de l'intrigue elle vit arriver un grand +homme habillé de noir, en longue soutane, et coiffé d'un chapeau de +prêtre, le rabat blanc, l'oeil creux, l'air hébété, les cheveux +huileux, la tournure ignoble, le sourire méchant, la démarche +hypocrite, un petit-fils de ce Tartufe que ma mère appelait le crime +unique du grand roi Louis XIV... O ciel! (peu s'en fallait que ma +mère, ainsi parlant, ne fît un signe de croix), ils n'ont pas même +respecté leur Église, et les voilà qui traînent dans leurs gémonies +le dépositaire et le représentant de l'antique foi! Lui-même, ce +profane chapelain, ce prédicateur de salon, ce courtisan de toutes +les heures, le faiseur de bons mots du Maître, il est le complaisant +de Madame, le serviteur des valets de la maison, le flatteur en +titre, le compagnon du petit chien, le proxénète universel!... Au +même instant, léger et brillant, comme un papillon à son premier +vol, se posant à peine, insouciant et volage, un printemps qui +chante, une fleur qui s'ouvre, un rêve ignorant et naïf, ah! mon +Dieu! voilà un adolescent plus dépravé qu'un chambellan de +l'empereur, un enfant qui raconte aux nuages, aux arbres, aux +fleurs, à la source limpide, et même à une vieille femme les +premiers battements de son coeur. + +Un enfant... dites-vous? Prenez garde à cet enfant, Mesdames! +Redoutez son premier feu, ses lèvres de flamme, ses caresses +incertaines; redoutez son sourire, son regard, sa voix, son geste et +sa vague passion. Voyez: la soubrette l'embrasse avec joie et +remords. Voyez madame la comtesse; une comtesse, une femme mariée à +un grand seigneur... elle le regarde en soupirant. Voyez, comme on +le dépouille, en hontoyant, dans le boudoir, comme on admire, avec +un grand soupir, sa main blanche et son bras charmant. Voyez, ce bel +enfant, on l'adore; il a des envieux, des ennemis, des jaloux, mais +on l'adore. Ah! ces femmes qu'il enveloppe, amoureuses, dans ses +naissantes amours, elles n'osent pas lui apprendre ce qu'il +apprendrait avec tant d'ardeur; mais aussi si tu savais cela, +Chérubin, _Chérubin d'amour_! + +Cependant à côté de ce Chérubin il existe un être encore plus +ignorant, une petite fille qui ne sait rien, qui se laisse +instruire, et qui n'apprendrait rien toute seule. Avec toi, petite +Fanchette, avec toi, Chérubin répète hardiment les leçons qu'il +dérobe à Suzanne; avec Fanchette il est hardi comme un homme. Il +prend à celle-ci tous les baisers que celle-là lui refuse. Esprit, +chansons, rêves brûlants, tant de passions qui jasent et se taisent, +se montrant, se cachant tour à tour; hardies et craintives, ces +passions confondues, mêlées, pressées l'une contre l'autre, arrivent +enfin à ce que ma mère appelait _l'abomination de la désolation_. +C'était vraiment la fin du monde; il n'y avait plus rien, au delà, +que l'abîme! Allons! c'en est fait, plus de trône et plus d'autel. + +Dans ce drame infernal, animé de la verve et des mépris de Satan +lui-même, et tout rempli de sa voix stridente et de son rire +affreux, tout l'édifice était ruiné de fond en comble, toutes les +vertus publiques et privées étaient vouées au plus affreux ridicule. +Ici, le valet est hostile à son maître; ici, le mari trahit +l'épouse, et l'épouse est la honte de l'époux. Le déshonneur, le +déshonneur complet, sans réplique et sans rémission, est l'hôte +assidu, féroce, implacable, de ces demeures mal hantées. Cette mère +et ce père ont exposé cet enfant, le triste fruit de leurs banales +amours; cependant la mère absolument veut épouser son fils, le fils, +de son côté, insulte à la fois son père et sa mère... Eh! dit-il +pour s'excuser: «C'est le bon sens, ma mère!» Dans cette débâcle +énorme le juge est vénal, le paysan raisonne, la petite fille fait +l'amour, le jeune enfant est libertin avant toute science du bien et +du mal, l'homme d'église est un entremetteur; dans cette Babel +immonde, chacun raisonne à la façon des démons de l'encyclopédie, et +chacun parle hautement de ses droits et de ses devoirs. Là, on se +tâtonne, on se coudoie, on se tutoie, on se prend au hasard dans la +nuit, on ne se choisit pas, on se saisit, on se mêle; il y a des +cabinets sombres, des bosquets nocturnes, des pères crédules, des +valets fourbes! Tout est mystère et confusion, pêle-mêle, hasard, +dilapidations; c'est tout le siècle agonisant! Tout se meurt, tout +se perd; tout est mort, tout est perdu! Maintenant la livrée est +régnante, et la seigneurie obéit au laquais. Ce sont les valets qui +font les passions et qui les font à leur usage; ils forment +pêle-mêle toutes sortes d'intrigues pour leur propre compte, avec +l'argent du maître et dans son habit... et si parfois quelqu'un de +ces bandits qui ont plus d'esprit que Voltaire, prend encore la +livrée, à coup sûr, c'est par orgueil! + +Telle était la fête, horrible, abominable, impie, à laquelle ma mère +s'était conviée elle-même!... et pourtant, miracle étrange, la ville +et la cour applaudissaient à ce spectacle impossible. Le peuple, +auditeur actif et passionné, s'amusait, à en mourir de joie et +d'orgueil, de ce grand seigneur cruellement bafoué; le peuple était +heureux de voir enfin arriver sur le théâtre le tour, non plus de +l'avare, de l'hypocrite ou du misanthrope, du ridicule et du +vicieux, mais bien cette fois le tour du fort et du puissant. La +comédie avait fait de singuliers progrès, à cette époque. Elle +s'attaquait au trône, aux croyances, à la force, à la justice; elle +brisait, en se jouant, des sceptres et des couronnes; elle +renversait des châteaux forts; elle marquait ses victimes au fer +chaud, elle les marquait au front, afin de reconnaître, au besoin, +toutes ses victimes. Ainsi l'enseignement de tous était devenu la +flatterie adressée au pauvre aux dépens du riche, au faible aux +dépens du puissant; le peuple alors jouait le beau rôle; l'habit de +cour s'éclipsait devant l'habit bourgeois; le marquis, fustigé par +Molière, était frappé au coeur par Beaumarchais; mais aussi le +peuple applaudissait à outrance; il avait, à la fois, le fanatisme +et l'instinct de ses justes perversités contre le monde féodal; sa +joie était sérieuse à la façon d'une vengeance où d'un châtiment. + +Hélas! c'est au pied de ce théâtre incendiaire que va s'ouvrir, +tantôt, ce sentier des révolutions qui mène à l'échafaud! + +Qui le croirait? Pas une réclamation dans cette salle où vivait +Molière, pas une voix dans ces échos du passé ne se fit entendre en +faveur d'autrefois! Aux premières loges, les femmes étaient +attendries; elles suivaient, la bouche entr'ouverte, haletante, les +moeurs dissolues de ces cinq femmes, elles les accompagnaient de +leurs voeux. Les femmes de ce temps-là ne voyaient que l'amour; +l'amour était la grande affaire; et comme elles sentaient que la fin +des temps était proche, elles se hâtaient d'aimer. + +Hâte immense! hâte incroyable! On eût dit ces villes dévastées par +l'Etna! Chacun se remue, afin d'échapper à la lave ardente, +emportant ce qu'il a de plus précieux. Ainsi, pendant que les femmes +se hâtaient sur les chemins de l'amour, l'ambitieux se hâtait sur le +chemin de l'ambition.--Allons! disaient les jeunes gens, +hâtons-nous, l'heure approche!--Hâtons-nous, disaient les +vieillards. Seul, le peuple était patient. Il savait confusément +pourquoi! + +Le peuple disait tout bas, comme Figaro: _Et moi, morbleu!_ + +Les grands seigneurs, saignés à blanc, par ce barbier maudit, +imaginèrent de sourire à ces piqûres. Cela leur parut beau de ne pas +sentir le supplice; il est vrai que les petits marquis de Louis XIV, +plus prévoyants et plus sages, s'étaient plaints à outrance quand le +roi eut ordonné à Molière de les fustiger. Ainsi, par vanité, et +pour montrer qu'elle ne craignait rien des _petits esprits_ et des +_petites gens_, la cour se plaisait à ce spectacle, elle riait à +gorge déployée du comte Almaviva, plus spirituel, plus habile, plus +aimable et plus fin, à lui seul, que toute la cour. Voilà qui est +bien! Puis cette piquante réunion des plus jolies femmes de la +comédie ajoutait une grâce nouvelle à toutes ces licences. En ce +moment la fête était double, et pendant que les grandes dames des +premières loges s'obstinaient à faire, de Chérubin, un jeune homme, +le parant à loisir d'élégantes dentelles, de riches broderies, des +plumes légères et des éperons d'or d'un jeune page, les hommes du +parterre dépouillaient Chérubin de son habit de cour, ils voulaient +que don Chérubin ne fût qu'une femme. Ils lui rendaient, comme au +troisième acte, sa cornette, son jupon, sa couronne de fleurs, ses +fines dentelles attachées au bonnet de la nuit. Être double et +dangereux hermaphrodite, il peuplait la ville de Chérubins de quinze +ans, mais ceux-ci... _osaient oser_. Quant aux hommes, n'est-il pas +dit dans cette fameuse comédie: _Il n'y a que les petits hommes qui +s'effraient des petits écrits?_ + +On voyait aussi, étalés aux places les plus apparentes, et prenant +leur part de ces scandales, des abbés, des monseigneurs, des prélats +qui s'amusaient de Basile: en effet, le moyen de reconnaître +l'Église de France en ce cuistre abominable échappé, tout au plus, +des cuisines du cardinal de Rohan? + +Ainsi, les uns et les autres, le prince et l'abbé, le seigneur et le +bourgeois, la duchesse et la grisette, ils s'enivraient de cette +poésie, ils tournaient sans peur autour de l'abîme, ô fantômes! + +Seule en ce monde éperdu, ma noble mère était une créature +intelligente de ces tortures. Elle les sentait au fond de son coeur, +et jusqu'aux moelles. À chaque instant elle était sur le point de +crier: à l'incendie! au meurtre! Longtemps elle attendit une +réaction à tant d'infamies, une peine à tant de forfaits; longtemps +elle appela le spectre, emportant don Juan dans les flammes +vengeresses... le spectre ne vint pas. La pièce se termina par un +tranquille mariage, et par des chansons obscènes... Madame la +princesse de Wolfenbuttel cacha sa figure dans ses mains. + +Elle pensait à ce que dirait l'Allemagne, si l'Allemagne venait à +savoir qu'elle était venue à ce spectacle, en pleine loge, et parée +de l'ordre de Marie-Thérèse, avec son jeune fils! + +Puis elle me regardait en rougissant, avec un air indicible de +regret et de pitié. Son regard suppliant avait l'air de me dire: +Pardonnez-moi! + +Elle attendit que la foule se fût retirée, avant de se retirer +elle-même. Elle qui marchait toujours le corps droit et la tête +haute, à la façon d'une noble dame, il me fallut l'entraîner hors de +la salle; on eût dit à son attitude humiliée, à l'indignation de ce +noble visage, qu'elle avait été insultée et que je ne l'avais pas +défendue; moi-même j'étais honteux de voir à ma mère tant de honte +sans pouvoir en demander raison à personne. + +En rentrant chez elle, elle chassa son majordome qu'elle ne trouva +pas assez respectueux: elle tenait beaucoup à cet intendant. + +Je la reconduisis, ce soir-là, jusque sur le seuil de sa chambre à +coucher, et je lui présentai mes plus humbles respects. + +Elle ne me dit que ces mots, avec un soupir de terreur: «Je le dirai +à la reine; la reine le saura demain!» + +En effet, je ne crois pas que jamais terreur ait eu une cause plus +juste que la terreur de ma mère... et j'ai vu où l'on arrivait, en +partant du _Mariage de Figaro_! + + + + +CHAPITRE V + + +Je sentais bien que j'étais en dehors de ce siècle, et que je ne le +comprenais pas. Je pensais souvent que la raison de ce désordre +était en deçà ou au delà de mon intelligence, et qu'à ce mouvement +terrible il devait y avoir une cause apparente ou cachée, et que +cette cause, il fallait la savoir! Quel était le héros, quels +étaient les dieux de ce chaos politique? Où se tenait véritablement +la cause de cette décadence? Je l'ignorais entièrement. Je n'étais +alors qu'un futile jeune homme, insouciant de ma nature, et fort peu +jaloux de creuser bien avant dans les choses humaines! Enfin je +m'inquiétais fort peu, quand je voyais marcher une machine, des fils +qui la faisaient se mouvoir. Pour moi ce monde était un spectacle +amusant, auquel cependant j'aurais préféré, si l'on m'eût donné à +choisir, une simple promenade avec Fanchon, sous notre arbre favori. +Voilà pourquoi je veux qu'on m'excuse, si, malgré le hasard qui m'a +favorisé au point de me jeter sur la voie des secrets politiques de +ces tempêtes sans égales, j'ai eu si peu d'intelligence des faits et +des hommes. Encore une fois, ceci n'est rien moins qu'une +histoire... à peine est-ce un vieux conte, à mon usage! Ces +événements qui représentent le chapitre le plus intéressant de ma +jeunesse, je les ai vus, bien plus que je ne les ai compris; ces +hommes dont je vais parler, je n'ai connu que leur visage; il m'a +fallu refaire et deviner le reste. Mon peu d'intelligence va +jusque-là, que je n'oserais pas les nommer tous, d'abord parce que +je tiens à faire un vrai conte, de la présente histoire, ensuite +parce que je suis l'homme de l'anachronisme et de l'erreur; je +serais très-malheureux s'il fallait me fatiguer à ne confondre aucun +nom, aucune date, aucun fait; je laisse toutes ces peines aux +écrivains de profession. + +Le lendemain du jour funeste où ma mère avait été à la Comédie, elle +dormait profondément, fatiguée qu'elle était des pénibles émotions +de la veille. L'appartement, contre l'usage, donnait sur la rue, et +du côté opposé à ce logis provisoire était une joyeuse taverne où +naguère les jeunes gens à la mode avaient coutume de s'enivrer. +L'histoire de ce cabaret serait longue à écrire. Il avait commencé +par être un rendez-vous de beaux esprits. Il s'était fait, en ce +lieu, plus de poésie et de bons mots qu'on n'en fit jamais à +l'Académie! Après les gens d'esprit étaient venus les gens d'épée; +enfin, les philosophes avaient remplacé les soldats autour des brocs +écumants. Au temps où je parle, la politique avait envahi cette +maison, reine, à son tour, dans ces lieux hantés par tant de +pouvoirs souverains. Donc aujourd'hui le gai cabaret avait pris une +teinte sombre, un air superbe; il ne jasait plus, il déclamait; +l'éloquence avait remplacé la chanson joyeuse; où régnaient Collé et +Piron naguères, se montraient Puffendorf et le président de +Montesquieu. Ce cabaret était une humble image du royaume de France, +et je finis par trouver qu'il serait un digne sujet d'étude et de +curiosité. + +Chaque soir, c'étaient, dans cette étrange maison, des cris joyeux, +des chansons bachiques, des propos d'amour, de cruelles médisances, +un jeu brutal..: voilà pour les buveurs! C'étaient des dissertations +sans fin, des projets inouïs, des accusations incroyables, des +républiques imaginaires, des utopies de toute espèce, une révolte +intelligente contre tout ce qui était l'autorité: voilà pour les +politiques! Plus d'une fois, que le club l'emportât sur le cabaret, +et, réciproquement, le cabaret sur le club, toutes ces disputes se +terminaient par des coups d'épée, et par l'intervention de la +maréchaussée! Ainsi, ma mère et moi, nous pouvions nous vanter d'un +voisinage assez fécond en tristes discordes, et en clameurs +insupportables aux amis de l'ordre et du repos. Pour ma part, le +voisinage ne me déplaisait pas; j'aimais ces bruits étranges, ces +subites clameurs, ces joies sans frein, ces dissertations lugubres +dont le bourdonnement arrivait à mes oreilles, comme l'écho d'un +canon d'alarme; j'aimais ces exercices oratoires, cette élégante +ivrognerie où perçait le bel esprit et le bon sens; même, plus d'une +fois, j'avais envié ces divertissements de chaque jour; mais ils +fatiguaient étrangement ma mère, et ils lui auraient été tout à fait +odieux, si d'ordinaire les matinées n'eussent pas été calmes, et +favorables au sommeil du quartier. + +Donc, ce matin-là j'étais dans ma chambre, rêvant encore et +regrettant, dans mon rêve, mon Allemagne si tranquille et si réglée, +quand je fus réveillé par d'horribles clameurs qui partaient du +cabaret voisin. Au premier abord, le bruit était effrayant. +C'étaient des hurlements, plutôt que des cris. On jurait, on +chantait, on appelait à haute voix le maître de la maison; en un +instant, tout le repos du quartier fut troublé, les laquais +eux-mêmes se réveillèrent, comme au bruit d'une assemblée +nationale... Or, ces messieurs se réveillaient de trop bonne heure, +et ils se remirent paisiblement à dormir, quand ils se furent +assurés qu'il ne s'agissait guère que d'une dispute entre quelques +jeunes seigneurs pris de vin, et qui faisaient plus de bruit qu'ils +n'avaient le droit d'en faire, à six heures du matin. + +Malgré le bruit, ma mère dormait encore. Elle avait si grand besoin +de repos, son sommeil était si précieux pour moi! J'envoyai donc un +de mes gens à la taverne, priant ces messieurs de faire, à leur +plaisir, un peu moins de tapage... une dame habitant dans l'hôtel +voisin; elle dormait, elle avait passé une mauvaise nuit, et son +fils priait ces messieurs d'avoir quelques égards pour son sommeil. + +L'instant d'après mon messager rentrait effaré: son message avait +été reçu avec des cris de fureur: on l'avait rappelé _à l'ordre_! _à +l'ordre!_ Même il avait été menacé du bâton, s'il ne se retirait pas +sur-le-champ: c'était donc une insulte à ne pas supporter. + +Je pris mon épée, et, sans quitter mon habit du matin, je me rendis +à la taverne; j'étais de sang-froid; je vois encore l'enseigne de ce +lieu. Elle représentait un trompette de régiment vidant sa bouteille +avec une fille de cabaret; au bas de l'enseigne étaient écrits ces +mots: _Au Trompette blessé_. J'entrai d'un pas très-calme dans la +chambre haute du _Trompette blessé_. + +Naturellement, je m'attendais à trouver en ce lieu quelques jeunes +militaires de bonne volonté, et à terminer mon affaire à l'antique +façon: on se pique, on s'explique, et tout est dit... mais quel fut +mon étonnement!... Je cherchais des mousquetaires... je rencontrais +des législateurs! Je venais l'épée à la main, j'étais reçu par une +exorde en: _Quousque tandem?_ Mes spadassins étaient occupés à +reconstruire l'édifice social! Mon cabaret était une chambre des +députés! Bref, j'arrivais au beau milieu d'un combat de paroles +sonores, au moment où s'agitaient les plus terribles et les plus +brûlantes questions. + +C'était la première fois, certes, que j'entendais parler avec tant +d'audace et de licence de ces choses à part que toute l'Europe était +encore habituée à respecter: du roi, de la reine, des nobles, des +prêtres, du gouvernement, de la Bastille, des lettres de cachet, de +la liberté moderne, de la lâcheté des anciens temps. Tout brûlait, +tout croulait dans ces discours de la ruine et de l'incendie. À +peine, au premier abord, mon apparition fut-elle aperçue, et j'eus +ainsi le temps de considérer cette réunion tout à mon aise. Or ce +fut un grand étonnement pour moi quand j'entendis parler, dans cette +France obéissant à tant de lois confirmées par tant d'années de +soumission et de respect, de tant d'institutions formidables, avec +toute cette véhémence haineuse, par les hommes audacieux en présence +desquels le hasard m'avait conduit. + +Ces hommes nouveaux, ces porteurs de torches ardentes à travers les +gerbes, étaient jeunes, pour la plupart, et de conditions +très-différentes. Le plus grand nombre était vêtu très-simplement et +sans recherche. Il y en avait d'autres habillés à la façon de M. de +Lauzun lui-même, et qui ne songeaient guère plus à leur habit brodé +d'or, que ceux-ci à leur bure, à leur linge tout uni. Si bien qu'au +premier abord, il eût été difficile de dire à quel ordre de l'État +appartenaient ces gens-là. C'était à la fois l'air du commandement +et la raillerie éloquente des hommes faits pour obéir; il y avait +sur ces figures, animées de la même passion, le doute mêlé à la +croyance, l'espoir à la peur, le sentiment de la révolte et +l'épouvante même de ces émeutes; on les eût pris pour des +conspirateurs légaux, si je puis parler ainsi. Dans le nombre, il y +avait de douces figures et des physionomies terribles, puis +d'horribles faces partant de haut en bas, comme celui de la brute... +surtout celui qui présidait l'assemblée, avait une de ces têtes +pleines d'énergie et d'intelligence, et façonnées de telle façon +qu'elles vous poursuivent jusqu'au tombeau. + +Je vivrais mille années que jamais je n'oublierais cet homme et son +premier aspect. Figurez-vous un gros corps assis à l'aise sur un +fauteuil de la taverne; il avait de grands bras, de larges mains, +une poitrine vaste et sonore, et sur les épaules d'un portefaix, +cette tête énorme, heureusement dessinée, une bouche où le sarcasme +avait posé ses tabernacles, un sourire à la Voltaire, des yeux +d'escarboucle étincelants de malice et de génie, le regard soucieux +d'un débauché, le front olympien d'un poëte! Déjà mille passions +avaient ravagé ce visage étrange; à ces ravages du corps et de +l'âme, la petite vérole avait ajouté sa grêle implacable; elle avait +sillonné dans tous les sens ce formidable ensemble de courage et de +vice, de despotisme et de liberté; tout était miracle, abîme, +épouvante en cet homme extraordinaire... Il était la lave ardente, +il était la fumée, il était le volcan. Sa voix retentissait comme un +tonnerre, et tout en l'écoutant parler vertu ou liberté, avec la +véhémente conviction de l'orateur, vous ne saviez pas ce que vous +deviez croire, ou de la probité de ses paroles, ou du vice et de la +dégradation superbe imprimés à tous ses traits. + +Dieu merci! je le vis tout à mon aise, et, cloué sur le seuil de la +taverne par cet étonnement voisin de l'épouvante, il me fut permis +de comprendre à quel point s'embellissait ce visage intelligent, à +la clarté soudaine qui brillait sur ce front, sur ces lèvres, dans +ces yeux; son attitude même elle lui avait été révélée, et, +silencieux, il semblait parler encore. Ah! mystère! Il avait le +doigt appuyé sur son front, comme s'il eût voulu s'enfoncer le +crâne, et il disait en montrant sa tête, en secouant ses cheveux +semblables aux anciennes forêts de la Gaule dans les commentaires de +César: _Voilà une tête dans laquelle il y a de quoi réformer les +empires_... En même temps, il vida d'un geste énergique un grand +verre de vin de Champagne; et ses yeux noirs se tournèrent vers moi +avec un sourire où respirait tout ce que le grand seigneur, le bel +esprit et le titan pouvaient contenir d'ironie et de mépris. + +--Messieurs, s'écria-t-il un air singulièrement effronté, regardez +la bonne fortune qui nous arrive, et rendons grâces au ciel de nous +divertir de si bon matin... À sa parole, ajoutez le geste et le +regard! Voyez-le, ce débraillé qui me toise et qui m'insulte, et moi +cherchant en vain une parole, un geste, un mépris... J'admirais! + +--Holà! l'ami, reprit-il, en m'apostrophant, quel étrange accident +te pousse, et t'amène en nos conciliabules de la nuit? Qui es-tu? +D'où viens-tu? Que nous veux-tu, fantôme? Esprit d'autrefois, +Seigneur des temps féodaux, que diable viens-tu faire ici avec ta +casaque bariolée, ton ruban vert autour de la tête, et tes cheveux +dans ton bonnet, comme une fille de soixante ans? As-tu donc perdu +au jeu ton dernier justaucorps? As-tu entendu des voleurs à ton +chevet, ou bien, malheureux époux, viendrais-tu me redemander ta +femme à main armée? Ah fi!... Au moins, si tu veux qu'on te la +rende, telle qu'elle est et se comporte, dis-nous le nom de la +belle, et ton nom à toi-même, ombre immobile?... Ou plutôt, +reprit-il, en s'adressant à ses amis, j'imagine que c'est là un +avertissement d'en haut, Messieurs; un fantôme arrive tout exprès +des sombres bords, et des temps féodaux, pour nous avertir que nous +ne sommes plus jeunes, et qu'il faut mettre un terme à la vie +errante, aux songes lointains, aux vaines espérances, aux vastes +pensées. Néanmoins, si ce fantôme vous inquiète, qui de vous sait, +par hasard, en quelle écurie, en quel boudoir l'abbé Maury a couché +cette nuit? J'enverrai un garçon de cuisine lui emprunter son missel +à exorciser! + +J'étais toujours immobile, écoutant, contemplant, attendant! J'avais +certes un grand intérêt à laisser tomber sans les relever ces +plaisanteries cruelles, et je me résignai au silence. Pendant un +moment ce silence eut son effet; j'étais livide; habillé d'une façon +bizarre, armé, je puis le dire, à la légère! Les pâles lueurs du +jour, jointes aux clartés vacillantes de la lampe, me jetaient dans +une fausse lumière qui me grandissait d'une coudée.... En ce moment, +je suis sûr qu'un visage moins hardi eût pâli, à me voir ce visage +de l'autre monde, et que plus d'un fidèle, aux alentours de +Saint-Merry, eût crié: _Vade retro!_ Je sentais bien que le Satan +qui m'interrogeait n'eut pas pris tant de peine, si je n'avais été +qu'un fantôme à ses yeux. + +Quand il eut cessé de parler, je fis deux pas en avant, je pris +place à table sur un siége vacant, je plaçai mon épée entre mes deux +jambes, et je m'appuyai sur la poignée.... Au milieu de ces +mouvements, tout solennels qu'ils étaient, ma robe de chambre +s'était entr'ouverte, ma poitrine était nue, et l'homme pouvait voir +que si j'étais étonné, je n'étais pas un poltron. + +Je m'inclinai d'un signe de tête:--Messieurs, leur dis-je, je suis +Allemand; on m'appelle encore avec respect, en tout lieu, Messieurs, +S. A. Sérénissime le prince Frédéric. Ma mère est cousine de la +reine de France, et descend des princes de Wolfenbuttel. + +À ces grands noms, que je prononçai, j'en conviens, avec un peu +d'emphase, il me semblait que tout le monde allait au moins me +saluer.... J'étais loin de mon compte avec ces gens-là... ils me +regardèrent! Plus d'un même se prit à sourire, et le gros homme, en +frappant sur la table à tout briser:--Et nous autres donc, nous +prenez-vous pour des croquants, Monseigneur? Tope-là! je suis +Français; je m'appelle Gabriel Honoré. Mon père est marquis de +Sauveboeuf et de Biram, comte de Beaumont, vicomte de Saint-Mathieu +et premier baron du Limousin; mon frère est vicomte; moi, je suis +mieux que tout cela, je suis peuple. Encore une fois, fantôme, que +nous veux-tu? + +Alors je me levai.--Monsieur, dis-je, tout à l'heure, ici même, +quand vos clameurs ont commencé, réveillant en sursaut toute la +ville, j'ai eu l'honneur de vous envoyer un de mes gens pour vous +prier, très-poliment, au nom de l'hospitalité la plus vulgaire, de +faire un peu moins de tapage, et de respecter le sommeil d'une dame +étrangère; non-seulement vous n'avez pas tenu compte de mon message, +mais encore vos cris ont redoublé avec plus de force, et vous avez +insulté mon domestique. Or, vous le savez, Messieurs, cette insulte +est la mienne. Je viens donc à vous, comme c'est le droit d'un +gentilhomme, vous demander raison de vos injures, et puisque c'est +vous qui m'avez interpellé le premier, M. Gabriel Honoré, fils de +marquis, de comte, de vicomte et de baron, je vous somme de me +rendre raison! + +Mon homme ne se déconcerta pas:--Monsieur, me dit-il presque en +souriant, vous êtes un bon fils; on voit bien que votre père et +madame votre mère ne vous ont pas fait jeter seize fois de suite +dans les divers cachots du royaume. Le commandement de Dieu, _père +et mère honoreras_, vous portera bonheur, Monsieur, car si vous +n'étiez pas un étranger, vous sauriez que je ne me bats plus depuis +longtemps, et vous auriez honte de votre puéril et misérable défi. +Sachez donc, Monsieur le fils de prince allemand, que désormais le +peuple est mon père adoptif; je suis le frère du forgeron, le cousin +du tailleur de pierre, le commensal du porteur d'eau, le compère de +toutes les commères de la halle. Il n'y a pas une échoppe, une +taverne, une boutique, un charnier, une nippe, un comptoir, une +hotte, un éventaire, une flûte, une jupe, un violon, une trompette, +un pet-en-l'air, une charrette, un tombereau qui ne soient de ma +suite, et votre aimable épée, est-ce donc qu'elle daignerait toucher +mes crochets et mes écuelles? Çà, mon prince, on a d'autres chiens à +fouetter que de croiser le fer avec vous! Est-ce aussi notre faute, +si vous êtes logé au-dessus de nos révoltes? Réveiller une +Wolfenbuttel! dites-vous..., laissez-nous faire, on en réveillera +bien d'autres; tous les Bourbons, tous les Césars, tous les rois; +les trônes et les dominations, les baillis et les sergents, les +maréchaux de France et les maréchaux-ferrants, l'entendront avant +peu de temps, la trompette éclatante, la trompette du dernier +jugement. Jugez donc si cela nous inquiète et nous dérange, +réveiller une princesse en voyage! Enfin, si Monsieur veut se battre +absolument, s'il est friand de la lame, et qu'il en veuille à tout +prix, il peut s'adresser à monsieur mon frère, le comte de Mirabeau, +un grand coeur,... un estomac immense... une épée... un tonneau!... + +Notre homme, à ces mots, frappa la table d'une voix délibérée en +criant: _la séance est levée!_ Alors sans me laisser le temps de lui +répondre, il me prit par le bras, avec un geste familier, charmant, +et qui touchait au respect.--Mon prince, me dit-il, rengaînez votre +épée et soyez indulgent pour un homme amoureux de popularité, un +gentilhomme écrasé longtemps par la force injuste, et qui se venge, +à la fois, de son père et de son roi! Rien qu'à me voir, vous avez +bien compris que je ne suis pas homme à éviter la lutte. Attendez, +et vous verrez si le comte de Mirabeau sait se battre! Attendez, +vous verrez un duel... qui n'aura pas assez des deux mondes, pour +parrains et pour témoins. Encore un jour, et je veux vous montrer +une rencontre à laquelle l'Europe entière servira de champ clos. +Cette fois, véritablement, ce sera l'arrêt de Dieu, quand descendu +dans la lice, armé de tous les droits du genre humain... moi, le +champion de la liberté, je me trouverai tout seul contre un +despotisme de tant de siècles. Ainsi, vous le voyez, j'attends, sans +remords et sans peur, tous les siècles féodaux pour les étouffer de +la main que voilà, pour les écraser du pied que voici. Croyez-moi, +cependant, ne portez pas si haut vos défis, et regardez à deux fois, +afin de savoir avec qui vous voulez vous battre. Eh quoi! à peine en +France, vous voulez vous battre en duel avec moi, le champion du +peuple? Allez, allez, Monseigneur! vous n'êtes pas ambitieux, en +vérité! Mais soyez tranquille, ce n'est pas de votre main, ce n'est +pas d'une main mortelle que je suis destiné à mourir. Si je meurs je +serai tué par une idée; si je suis vaincu, je serai vaincu par un +principe; si je succombe enfin, je succomberai sous des ruines +amoncelées par moi-même, et par moi seul. Encelade est mon nom de +guerre, et Typhée et Minas sont mes frères. Vous voyez qu'entre nous +deux la partie n'est pas égale, et que je suis invulnérable pour +tous les princes de la Confédération du Rhin. Donc votre défi est +ridicule, eh bien! faites-moi le plaisir de le retirer; faites plus, +faites mieux, soyez, s'il vous plaît, un de mes amis, ce sera, +quelque jour, un titre de gloire pour ceux qui osent l'être, +aujourd'hui surtout, Monsieur! Dans tous les cas, et quoi que vous +décidiez, cessez, à ma prière, de vous croire injurié, car les épées +et la bravoure vulgaire ne manqueraient pas ici; mais je n'aime +point cette espèce de sang. Soyez donc le porteur de nos regrets et +de nos respects à Son Altesse madame la princesse votre auguste +mère, et, ceci dit, rentrez dans le fourreau votre épée et votre +colère, placez votre petite main royale dans cette large main +plébéienne, et vous comprendrez, j'en suis sûr, que vous avez bien +agi. + +Cet homme était à présent si différent de ce que je l'avais vu +d'abord, il y avait tant d'autorité dans sa voix, dans son geste, +avec tant de bienveillance en son regard, d'ailleurs l'assemblée +avait été si pleine de courtoisie et de réserve envers moi, que je +me sentis vaincu tout à fait. Je pris la main qu'on me tendit, nous +bûmes tous à ma santé, et tout fut oublié. + +--Aussi bien, reprit l'homme à la grande voix avec le plus aimable +sourire, savez-vous, Messieurs, que c'est un charmant cavalier ainsi +accoutré. Ce costume est le dernier habit de ma seconde jeunesse +ignorée, ignorante, quand j'étais le jouet des lettres de cachet, la +victime des lieutenants de police, l'hôte le plus assidu des +Bastilles du royaume, et la terreur des usuriers et des maris. O mes +bonnes aventures en robe de chambre et léger vêtues, qu'êtes-vous +devenues? O mes pantoufles! O ma nudité nocturne, quand je fuyais +sur les toits, à la voix de l'exempt! Riantes vallées de Pontarlier, +bois épais du fort de Joux, bonnes filles, qui me cachiez tout +tremblant dans votre couche enrubanée! O Sophie! et vous toutes, mes +chères amours! Qu'est devenu tout cela? Mes amis! mes amis! bénissez +la robe de chambre, et la conservez mieux que la robe d'innocence et +la feuille de figuier! Vêtement doux, commode, heureux, usé si tôt, +quitté si vite! Hélas! moi qui vous parle, oui moi-même, autrefois +j'en avais une, et je l'avais achetée au petit-fils de M. Dimanche, +le tailleur de don Juan. Ce troisième Dimanche était fripier au +pilier des halles, non loin du pilier de Poquelin, l'historien de +don Juan. + +Un jour que je me glissais, comme un serpent, à travers ces +boutiques ou se cache assez volontiers plus d'un trésor de grâce et +de beauté, je fus frappé par cette triste enseigne: _Au prince +déguenillé_, _Dimanche_, _fripier de la cour_. J'entre, et je trouve +un bonhomme accroupi dans son comptoir, sur le fauteuil du _malade +imaginaire_.--Holà!... Eh! m'écriai-je, est-ce vous, M. Dimanche, un +vrai Dimanche, héritier du nom et des armes du tailleur du seigneur +don Juan?--C'est moi-même, répondit une voix asthmatique... un petit +Dimanche; oui, c'est moi, un innocent ruiné par M. le duc de +Richelieu, comme mon grand-père avait été ruiné par le seigneur don +Juan. Je suis Dimanche, et mon grand-père était un grand tailleur! +Mon père ne fut plus qu'un ravaudeur, moi je suis à peine un +fripier; et, pour peu que M. de Lauzun soit à M. de Richelieu ce +qu'était don Juan à ce dernier, mon fils ne sera plus qu'un +chiffonnier! Ainsi parlait ce brave homme, et, parlant ainsi, ses +yeux étaient pleins de flamme... Il était furieux, mais sa colère +était impuissante; et bien vite, à l'aspect de ces loques, de ces +taches, de ces lambeaux, de ces friperies immondes, tristes jouets +des vents, il retomba dans son silence et dans sa méditation. + +J'en eus pitié!--Voilà pourtant, me disais-je en moi-même, ce que +nos ancêtres, et nous autres, leurs pires enfants, avec cette rage +de vivre en pressurant nos vassaux, de ne pas payer nos dettes, et +d'abuser du crédit, nous avons fait du bourgeois de Paris! Louis XIV +en avait fait le roi de la bonne ville, et nous en avons fait un +paria. O fils de M. Dimanche!... et petit-fils de Mme Jourdain, +prends patience encore: un jour viendra, le jour des châtiments et +des vengeances... alors, ami Dimanche, alors tu prendras ta +revanche, alors tu verras les petits Lauzun, les petits Richelieu, +les petits don Juan entrer humblement dans ta boutique glorifiée, +et, le chapeau à la main, te demander ton suffrage, au nom même des +libertés populaires. Quels serments ils vont te faire, ami Dimanche, +et quels respects te prodiguer! Mais toi, leur rendant mépris pour +mépris:--Hors d'ici, hors d'ici, traîtres, félons et menteurs, je ne +veux pas de vous, pour représenter ma volonté suprême, et je donne +ma voix à Riquetti, mon confrère, à _Riquetti, marchand de draps_! + +--Prenez garde, Monsieur le marchand, dis-je à Mirabeau, que vous +voilà déjà bien loin du vêtement dont vous me parliez tout à +l'heure, et permettez que je vous y ramène; on ne renonce pas si +vite à une histoire qui commençait si bien. + +--Le fait est, reprit Mirabeau, que j'eus grand' pitié de ce +malheureux Dimanche:--Eh! lui dis-je, avez-vous au moins quelque +habit qui ait appartenu au seigneur don Juan? + +--Je n'ai, reprit-il, qu'un habit du matin; il l'avait commandé à +mon grand-père, afin de s'en parer, pour célébrer ses noces avec +dona Elvire... Ah! le mécréant, l'habit n'était pas cousu que dona +Elvire avait changé de nom, et s'appelait l'_abandonnée_! Aussi bien +mon père fut cruellement puni, lorsqu'il apporta cet habit du matin +à don Juan.--Que diable veux-tu que j'en fasse à présent +(disait-il)? Dona Elvire aimait la couleur tannée, et la petite +Charlotte ne peut pas la souffrir. Et voilà comment cette relique +est restée entre les mains de mon père, qui la coucha sur son +mémoire, où elle dort depuis cent ans. + +--Nous la réveillerons, dis-je à Dimanche IIIe, à coup sûr, nous la +réveillerons, et elle sera portée au compte définitif... Mais +cependant, ne voudriez-vous pas vous en défaire en ma faveur? + +Or, le croyez-vous, Messieurs, Dimanche IIIe, quand il m'eut toisé +de la tête aux pieds, hésita à me confier cette guenille.--Hum! +disait-il, vous m'avez tout à fait l'air, monsieur le marchand de +draps mon confrère, d'appartenir à l'ancien régime, et je ne sais +pas si je dois vous accorder ce que j'ai refusé à M. Diderot. Je +sais bien que c'est un chiffon, cette robe à la don Juan, chiffon +tant que vous voudrez, mais c'est tout ce qui me reste de l'héritage +de mon grand-père... Enfin, soit, à la grâce de Dieu! Emportez le +laisse-tout-faire et l'habit de combat du seigneur don Juan! + +Comme en ce moment l'éloquent nous vit encore attentifs, et fort +persuadés que son histoire avait une fin, qu'il ne disait pas.--Ah! +pauvre de moi (s'écria-t-il en se frappant le front)! malheureux +Dimanche et cruel Riquetti, je me rappelle, en ce moment, que je +n'ai pas payé à Dimanche IIIe la robe de chambre que Dimanche Ier +avait faite pour don Juan! + +Ce qui prouve absolument, Messieurs, qu'il est impossible que nous +ne fassions pas une révolution! + +C'est ainsi qu'il était tour à tour sublime et bouffon, gai jusqu'à +la folie, et triste jusqu'à la mort! Il allait de la naïveté même à +la rêverie, et sans cesse et sans fin il touchait aux extrémités les +plus violentes; il riait, il jurait, il pleurait, il s'enivrait, il +attirait, il repoussait, il charmait, il étonnait, il enchantait! +Pendant ces dissertations, de l'autre monde... et du monde à +venir... la ville entière était réveillée, et la rue, à chaque +instant, se peuplait... Je demandai à mon nouvel ami la permission +d'aller mettre un habit plus décent.--Allez! allez! disait-il, allez +vite; et moi, je vais me coucher. Criez-moi: _bonsoir!_ je vous +dirai: _bonjour!_ J'espère au moins que nous nous reverrons bientôt; +partout où _tu_ voudras, à l'Opéra, au cabaret, au bal, à la +taverne, au jeu, chez Mesmer, chez la Fillon!... Bref, il me +tutoyait. + +Si bien qu'en me retirant, j'étais sur le point d'aimer cet homme, +que j'aurais tué de si bon coeur il n'y avait qu'un instant. + +Je m'aperçus, en descendant l'escalier, que j'étais suivi; à vingt +pas de là, je m'entendis appeler par un jeune homme de cette société +joyeuse dont j'avais remarqué les yeux noirs, le beau visage, et la +taille élégante. Celui-là était un homme à coup sûr mieux élevé que +tous les membres de cette réunion politique.--Monsieur, me dit le +jeune homme, voulez-vous me permettre de vous reconduire jusqu'à +votre hôtel? + +Arrivés à la porte:--Merci, Monsieur, lui dis-je, de ces bonnes +façons d'agir, et tenez-vous pour assuré que je saisirai volontiers +les occasions de me rencontrer avec vous. + + + + +CHAPITRE VI + + +À la fin, arriva le jour de notre présentation à la cour de la reine +Marie-Antoinette, ce jour impatiemment attendu par ma mère. Elle +s'était parée extraordinairement pour cette cérémonie imposante. +Jamais ses vastes paniers n'avaient été plus chargés de dentelles, +jamais elle n'avait poussé sa chevelure à de plus hauts sommets, et +rarement autant de perles et de diamants avaient brillé autour de sa +personne. En un mot, ma mère avait pris, ce jour-là, toute la +vieille parure allemande, avant Marie-Thérèse. Autant que je puis +m'en souvenir, c'est la dernière fois que j'ai vu ce noble et riche +costume en toute son ampleur: ainsi faite, et le visage +honorablement couvert de mouches et de rouge, une grande dame était +vraiment imposante. On eût dit une citadelle imprenable; à peine le +bras, à demi-nu, était-il libre d'agiter un éventail. Ma mère fut +longtemps à sa toilette, et rien n'y manquait, lorsqu'elle monta +dans son carosse, en me faisant toutes sortes de recommandations sur +la manière de me conduire à cette nouvelle cour. + +--Votre fuite de Vienne, me disait-elle, m'a accablée de douleur; un +instant j'ai tremblé de n'avoir enfanté qu'un philosophe. Il faut +laisser, Monsieur, à plus grand que vous, ce funeste travers. Notre +empereur n'en est pas innocent, mais ce sont des folies d'empereur. +Pour nous, soyons les premiers à respecter notre rang, si nous +voulons qu'on nous respecte. N'assistons plus, sans protester de +toutes nos forces, au hideux spectacle de dégradation sociale que +nous avons trouvé partout en ce royaume, oublieux de l'ancienne +croyance et de l'ancien respect. C'est un crime... une impiété pour +un gentilhomme, de déchirer les titres de ses aïeux et de ses petits +enfants; ces titres sacrés représentent un dépôt inviolable dont +nous devons compte au passé, aussi bien qu'à l'avenir. Croyez-moi, +l'esprit d'égalité est une contagion funeste, et par respect pour ce +que nous sommes, gardons-nous d'imiter les malheureux qui se +dépouillent de leur dignité en échange d'une gloire populaire, sous +laquelle ils finiront par succomber. + +Ma mère ajoutait: Enfin songez, Monsieur, que nous allons voir la +première cour du monde et le premier roi de l'Europe; songez surtout +que c'est à S. M. la reine Marie-Antoinette elle-même, que nous +allons présenter nos respects, à la fille de Marie-Thérèse et de +tant de rois!... On ne saurait imaginer toutes les recommandations +que me faisait ma mère. Au souvenir de mon irrévérence passée, elle +entrait en épouvante. Pour moi, bien résolu à ne plus lui déplaire, +effrayé de toute la philosophie à l'abandon que j'avais déjà +apprise, en ce plaisant pays de France, effrayé de l'égalité qui +débordait de toutes parts, je me sentais tout disposé à écouter +respectueusement ces sages conseils. Hélas! dans le doute où +j'étais, je m'abandonnais toujours à la dernière voix qui frappait +mon oreille, à la dernière pensée qu'entendait mon esprit, que +comprenait mon coeur. J'étais, tour à tour, dévoué aux droits du +peuple, aux privilèges du trône, homme indécis, s'il en fut. Ce qui +fait qu'en revenant aujourd'hui sur les opinions de ma jeunesse, je +me trouve assez souvent coupable d'avoir manqué tantôt d'espérance, +et tantôt de charité... comme si ce n'était pas assez d'être à +plaindre, et comme s'il dépendait de nous-mêmes d'avoir une opinion. + +Que voulez-vous? Dans cette lutte ardente des pouvoirs qui +s'élèvent, contre les pouvoirs qui s'en vont, il arrive un instant +de gêne pendant lequel il est bien difficile de savoir où s'arrêter. +Retenu, d'un côté, par l'habitude et le souci des traditions, +emporté, d'autre part, à l'enthousiasme, à l'admiration, pour les +théories nouvelles et persécutées, il est bien difficile, en ces +années ignorantes du mal et du bien, du faux et du vrai, de choisir +entre le passé auquel on appartient, et le présent auquel on +voudrait appartenir. Ainsi j'étais. Ah! sur la route même de ce +grand Versailles, vis-à-vis de ma mère, si grande dame et si parée, +orné de mes ordres et paré fabuleusement de mon habit de cour, +vaincu comme je l'avais été déjà, deux fois, à mon premier amour, +par un valet, à ma première excursion dans le monde réel, par ce +hanteur de clubs, ce fauteur de révolutions et ce chercheur +d'utopies qui s'appelait tantôt Riquetti le marchand de draps, +tantôt le comte de Mirabeau, ou, plus fièrement: Mirabeau, et dont +le nom véritable était _Légion_..; honteux de ma nullité, à une +époque et dans un pays où chaque citoyen commençait à compter par sa +valeur réelle, je me surpris, plus d'une fois, regrettant, au fond +de l'âme, et Fanchon, et mon mariage avec elle, sur le banc couvert +de neige, sous le toit de chaume éclairé par la lune, dans une belle +nuit d'hiver. + +La voiture allait lentement, mes réflexions étaient profondes. + +--Et quel besoin, me disais-je, après tout, quel devoir pourrait +m'arracher à mon doute, à mon rêve, à ma curiosité de chaque jour? +De quel droit, irais-je interrompre violemment ce repos de mon âme, +cet innocent loisir de mon esprit dans lesquels j'ai vécu jusqu'à +présent? Que me font à moi, les révolutions étrangères? Suis-je +attaché à ces révolutions qui grondent? Suis-je un Parisien, ou +suis-je un Allemand qui voyage et veut s'instruire? Et si la route +enfin me paraît longue, n'ai-je pas, toujours le moyen de faire +verser ma chaise au milieu du chemin, à côté d'une chaumière, ou de +l'arrêter à la porte de mon château, sur les bords du Rhin, par +exemple, dans les grandes herbes qui les bordent, sous les arbres +qui l'ombragent? + +Je me sentais tranquillisé, m'étant dit tout cela. + +--Oui, me disais-je encore, et vraiment je serais une bonne dupe de +perdre ici mon plus beau privilège: un étranger qui voyage, et qui +n'a pris parti pour personne. Oui, j'aurais grand tort de +m'inquiéter, ici, d'ordre ou de désordre, et je n'irai point, non +certes, tirer l'épée contre des idées; je ne déclarerai point la +guerre à des faits, je ne m'intitulerai pas un héros, à propos de +systèmes politiques, je ne prendrai point mon rêve au sérieux, ou +tout au rebours. Club, taverne ou palais, que m'importe? Mon rôle, à +moi, c'est d'être un témoin futile, et ne jurer par aucun maître. +Avant tout, je suis le poursuivant de l'inconnu, sous toutes ses +formes, le hardi défenseur des passions innocentes, le chevalier +errant des petits faits de la vie humaine. Enfin, n'ai-je pas, pour +me guider, l'exemple de ma mère elle-même? Elle est impassible, elle +est calme, elle attend... Faisons comme elle, attendons. Tels +étaient mes raisonnements d'égoïste, et voilà par quels moyens je +m'éloignais de la vie active, en ces temps douteux, à l'heure où +plus que jamais c'était mon droit et mon devoir de me mêler +hautement et sans crier: Gare! aux passions de mon siècle, à ses +batailles, à ses hasards! + +La voiture allait toujours: nous parcourions la route _éternelle_ +(on le disait) qui conduit de Paris à Versailles. La route est +bordée, hélas, de chaumières, de masures, de petits jardins entre +deux remparts de boue, en hiver; entre quatre murailles de +poussière, en été. Voilà donc le chemin des géants? Voilà l'unique +sentier qui mène aux honneurs, au crédit, au pouvoir? Par ce sentier +mal pavé et plein d'abîmes, a passé tout le grand siècle. O grande +époque de l'histoire et du monde, vous avez foulé cette route +abominable dans tout l'éclat de la gloire des lettres et de la vertu +guerrière! O sentiers du soleil, traversés par tant de passions, par +tant de vertus, par tant de pouvoirs, par tant de revers! Voici +pourtant le chemin de Louis XIV et de madame de La Vallière, du +grand Condé et de Bossuet, de Jean Bart et de Racine!... Où donc +êtes-vous, trace auguste de tant de grandeurs? Demandez à cette +voie, à ce soleil, à cette poussière, à cette fange, combien a pesé +le grand siècle, et si la roue, en tournant, s'est brisée au contact +de la borne olympique?... Un seul arbre, un seul des grands ormes +qui avaient vu passer tant de merveilles dans leur plus splendide +appareil, restait debout sur la route.... Il avait été frappé de la +foudre, et de toutes les choses qu'il avait vues il avait perdu, le +souvenir. + +Cette route où courait le tonnerre, où roulait la victoire, où se +jouait la fortune insolente, elle a été parcourue, à son tour, par +le siècle des philosophes: insouciants voyageurs, ils vont à pied, +ils dédaignent les chevaux fringants de la cour, ils marchent +lentement, toujours sûrs d'arriver. Alors, quand le XVIIe siècle eut +accompli sa tâche, et quand le roi Louis XV eut remplacé le régent +d'Orléans, le voyage à Versailles recommence avec le même ordre, +mais l'heure du voyage est changée, les voyageurs ne sont plus les +mêmes; et le but seul est resté le même but: fortune et pouvoir. +C'en est fait; le grand siècle a fini son voyage, il s'est arrêté +haletant sous la gloire et n'en pouvant plus, et maintenant nul ne +songe à voir que ce chemin sillonné d'éclairs soit le chemin de +Versailles. En ce moment la nuit succède au grand jour. Les +voyageurs se rapetissent, le poëte fait des vers à Chloris, le +prosateur écrit des contes, le chrétien dépouille la foi de ses +pères. Voyez! dans l'art tout est rose et joli. Qui reconnaîtrait ce +chemin de l'ancien Versailles, parcouru à grands pas par des géants? +Était-ce donc pour si peu, quand la royauté de France fit cette +halte misérable entre la vieillesse d'un roi et la jeunesse de +l'autre, que le régent d'Orléans avait donné à la France le temps de +réparer cette route effondrée? Quand Philippe se tenait à Paris, +fuyant Versailles, était-ce donc qu'il eût peur, ou qu'il respectât +le palais du grand roi, le trouvant trop difficile à remplir par sa +majesté viagère et d'un jour, majesté de second ordre et faite à sa +taille à lui, le spirituel rhéteur, le sceptique et l'audacieux qui +met en doute même la monarchie, et qui rit sur le volcan? En même +temps répondez: qu'êtes-vous devenues, passions françaises si +correctes, même dans vos écarts? Le siècle est là chancelant sous +l'ivresse! Il s'est gorgé d'esprit, de doute et de paradoxes sous +cet imprévoyant gouverneur, et sous son digne disciple, traîtres à +la royauté, tous les deux. Hélas! hélas! la France en est réduite à +se parodier elle-même. O honte! le Bossuet de ce temps perverti +entretient des filles d'Opéra; madame de Maintenon s'en va dans les +champs, la gorge haletante et les cheveux épars; Philippe et madame +de Parabère, Louis XV et madame de Pompadour, le duc de Richelieu et +le lieutenant de police ont infecté cette route consacrée par tant +de grands rois, de grands poëtes, où d'élégantes amours avaient +laissé leur trace honorable ou charmante. Ils ont indignement sali +les sentiers pleins de fleurs; ils les ont indignement jonchés de +honte, de terreur, d'égoïsme et de fausse gloire; ils les ont +dégradés de toute la force de leur caducité et de leur déshonneur! + +Non, ce n'est pas le grand chemin, le sérieux chemin, le vrai chemin +de Versailles: je suis, tout au plus, sur le chemin de traverse à +l'usage des filles perdues, des ministres prévaricateurs, des +goujats et des voleurs. Voie immonde et funeste, entremêlée +horriblement de mille pas rétrogrades, et de mille sentiers qui se +croisent, et qui finissent par se rencontrer, au bord des abîmes! +Que d'âmes errantes sur ces bords! que de génies éplorés dans ces +forêts! Que la danse des morts doit être solennelle en ces +carrefours de chasse, où tous les vents se sont donné rendez-vous... +au sommet des grands arbres, à l'heure où l'étoile du soir jette en +silence sa pâle clarté sur les gazons desséchés, foulés par des +ombres muettes! Ainsi je rêvais, et cependant notre carrosse allait +toujours. + +Les règnes qui finissent, les opinions que le temps abolit, les +croyances qui se détruisent, toutes choses immatérielles et sans +forme, laissent pour moi des ruines visibles et pleines d'intérêt; +je les vois, je les touche, et je les consacre aussi par mes regrets +et par mes larmes; bien plus, je les ranime à mon usage et pour moi +seul. Quand je le veux, aujourd'hui même, à soixante ans de +distance, je rends la vie aux palais, aux héros, au jeune roi, aux +jolies femmes, aux beaux jours d'autrefois. J'entends de nouveau le +son du cor dans les échos de la forêt, je revois la nymphe errante +sur son cheval, agaçant le roi des chasseurs; je me figure aussi la +prostituée arrachée à son boudoir mercenaire et sortant, souillée un +peu plus, du lit royal. Si je le veux, j'assiste à une prise de +voile, au banquet des noces, au carrousel des rois. Je réunis, à mon +bon plaisir, ces temps d'amour et ces temps de débauche, je me +promène à la fois entre les jets d'eau de Chantilly et les +malheureuses filles du Parc-aux-Cerfs. Parlez-moi des contrastes, +pour donner la toute-puissance aux souvenirs! Parlez-moi des longs +règnes et des saturnales de la royauté; des vieux palais, des +anciennes amours, des grands noms, voilà pour le passé; et si vous +joignez à ces poussières, à ces échos dans le temps présent, des +craintes folles, des inquiétudes sans cesse renaissantes, des +révolutions qui menacent, une jeune reine, belle et à ce point +malheureuse, certes, vous comprendrez quel fut mon premier voyage à +Versailles. + +Une rencontre inattendue vint m'arracher à mes étranges réflexions. + + + + +CHAPITRE VII + + +Nous entrions dans la dernière avenue, à la nuit tombante. Le ciel +était sombre et pluvieux, et j'avais peine à distinguer, dans ces +longues rangées de maisons attristées, quelques-uns des hôtels de la +ville; la façade même du palais m'apparaissait comme une masse +imposante; à peine quelques lueurs arrivaient jusqu'à nous. Dans +cette circonstance de la nuit et de l'orage, le cocher avait retardé +sa course, cherchant du regard à quelle porte il devait se +présenter? Tout à coup un homme passe en courant, l'habit en +désordre et la tête nue; il était tout souillé de pluie; un instant +je le vis courir, bientôt sa course se ralentit, puis enfin je le +vis chanceler et tomber tout à coup dans un fossé... On eût dit +qu'il était mort. Aussitôt je m'élançai au secours du pauvre diable, +et bientôt je fus près de lui, malgré les exclamations de ma mère, +qui ne comprenait pas que l'on s'arrêtât pour si peu. + +Quand j'arrivai près du fossé où l'inconnu était tombé, le digne +homme s'était déjà relevé, il souriait doucement; sa tête était +belle et calme; il était dans la force de l'âge, et dans son regard +il y avait pour le moins autant de passion que d'égarement; j'ai +entendu peu de voix d'un accent plus doux. + +--Grand merci, Monsieur, me dit-il; grand merci de votre pitié; je +me suis trop hâté, j'ai couru, je suis tombé dans ce fossé; mais, +par le ciel! dites-moi donc si je suis près du château? Hélas! +hélas! il fait nuit, la promenade est sombre, et je ne verrai pas la +reine aujourd'hui, je suis venu trop tard. + +Le malheureux se tordait les mains; désolé, il reprenait: + +--Voyez-vous, quand ces arbres sont couverts de feuilles qui +frémissent, quand ces plates-bandes sont en fleurs, quand la mousse +est là, recouvrant de son manteau les blanches épaules de ces +statues, je n'arrive jamais trop tard; je dors où je suis, peu +m'importe, et partout, sous le ciel. Et le matin, tous les matins, +je vois de loin Marie-Antoinette; elle se lève avec l'aurore et +comme elle. Le soleil vient de ce côté toujours, moi je tourne le +dos au soleil, et je la vois, elle admirant le ciel empourpré. Mon +Dieu, je fais alors ma prière, à genoux devant elle, et je prie avec +ardeur pendant six mois de l'année. Hélas! jamais je ne prie en +hiver. Elle ne sort pas l'hiver; il n'y a pas de soleil et je ne +vois plus rien, pas un coin de sa robe ou de son chapeau. On dirait +que tout est mort, autour de ma reine qui n'est plus. Ah! tristesse! +Ah! terreur! + +J'eus en pitié le pauvre fou; ma mère, en poursuivant sa route, me +fit signe qu'elle allait m'attendre au château; je pris mon fou sous +le bras, et le menai chez le concierge, qui le reconnut +sur-le-champ. + +--Pauvre homme! dit le concierge. C'est l'amoureux de la reine, +Monsieur! La reine a bien défendu qu'on lui fît du mal!... Entrez, +Messieurs. + +Nous entrâmes. Un grand feu éclairait l'appartement; tout était +reluisant et calme en cette demeure: un vrai royaume, moins les +chagrins, les douleurs et les veilles de la royauté. + +Quand mon fou eut senti la douce chaleur du foyer domestique, et +qu'il eut repris quelque force à la table du concierge:--Oui, me +dit-il, en me regardant avec un profond sentiment de conviction, je +l'aime, et de toute la force de mon âme! J'ai tout perdu pour elle, +et ma raison, pour commencer. Quand je la vis, mon Dieu! mon Dieu, +quand je la vis pour la première fois, elle entrait dans une tente, +sur les frontières de l'Allemagne et de la France, vêtue en simple +Allemande;... elle sortit de l'autre côté, habillée en reine de +France! Elle a voulu rire de son fou, sans doute; et pourtant, quand +je pense qu'au milieu même de cet abri d'un instant, il y eut plus +qu'une archiduchesse d'Autriche, et plus qu'une reine de France, il +y eut une fiancée... Allons, allons, calmons-nous! Tout beau, mon +coeur!... + +L'instant d'après, j'eus l'honneur de saluer S. M. la reine, à la +tête de ma compagnie. Eh! tel que vous me voyez, j'ai été magistrat, +j'ai porté la robe de magistrat; j'étais du parlement de Besançon, +c'est moi qui portai la parole, et, ne sachant comment l'appeler, je +l'appelai tout simplement: _Madame!_ Elle parut me sourire, et elle +me regarda;... elle me parla même, et la veille... + +La veille de ce jour glorieux, j'avais condamné aux galères un +malheureux paysan qui avait tué un lapin dans une forêt +ecclésiastique. J'avais condamné ce malheureux: sa femme était venue +à mes pieds, me priant et me suppliant en grâce, en pitié, avec ses +enfants, ses tout petits enfants! Dans la nuit, nuit de remords et +de confusions, j'avais revu en songe le condamné, sa femme, ses +enfants, le lapin, le furet...; j'étais bourrelé; c'était ma +première sentence, et je pleurais, me sentant chargé d'un grand +crime. Ah! Dieu! si j'étais las à jamais de cette magistrature +abominable!... Eh bien! ma reine à moi, elle m'a absous de mon +crime, elle m'a délivré de mon remords, elle a dit à mon condamné: +Sois libre! À la femme: ayez confiance! Aux petits enfants: je vous +adopte! O grâce! ô bonté! Elle a donné un démenti à ma sentence, à +ma justice, à ma loi, voilà ce qu'elle a fait pour moi, cette reine, +à son premier instant de royauté. Depuis ce jour, je n'ai plus eu de +mauvais rêve, je n'ai plus vu de misérables pendant mon sommeil, je +n'ai plus porté de robe sanglante, je n'ai plus de remords. Aussi, +depuis ce jour de clémence et de pardon, je n'ai plus pensé qu'à la +reine, je n'ai plus appartenu qu'à la reine, je n'ai plus porté que +sa livrée, et je lui appartiens; si elle meurt, je meurs... Mon +Dieu, je l'aime tant! + +Disant cela, il était calme et son front était radieux. + +--Hélas! lui dis-je, Monsieur, quel dommage de porter si haut son +rêve et de mourir, jeune encore, d'un amour sans espoir! + +Il me répondit ainsi, et je crois bien qu'en ce moment il avait +toute sa raison:--J'avoue, en effet, Monsieur, que voilà une +téméraire entreprise: aimer cette dame!... Eh! ne croyez pas que je +sois tombé, tout d'un coup, dans le gouffre. Au contraire, j'ai vu +le précipice, et j'en ai sondé toute la profondeur, avant d'y +tomber! Mais, plus j'ai réfléchi, plus j'ai vu que cet amour +impossible était ma vocation sur la terre. Que voulez-vous donc que +je fasse ici-bas, si je ne l'aime pas? Qui, moi? moi seul je serais +sage, quand tous sont insensés? moi seul je vivrais sans passion, en +ce siècle de passions sans bride et sans frein? Laissons aller le +siècle, et le laissons se ruer dans le néant. Allons, courage, +insensés, jouez sur une carte la fortune de vos pères! Insensés, +prostituez votre écusson au char de Phryné! Insensés, profanez le +saint ministère de Dieu dans vos orgies nocturnes! En même temps +refaites les lois du pays; jetez le trône dans la poudre, arrachez +de votre chapeau ducal la dernière plume qui le pare, épousez vos +servantes, et quand tout sera dit, brûlez-vous le crâne!... Or, dans +ce dévergondage universel, je serai tout d'un coup raisonnable à moi +tout seul? + +N'avez-vous pas entendu dire aussi qu'il y avait chez nous des gens +qui faisaient la guerre à Dieu le fils; qui, de leur propre +autorité, retranchaient deux parts de la Trinité sainte, et qui +criaient: victoire! quand le Dieu était blessé? + +Quoi donc! tout cela, moi vivant? On escalade, en blasphémant, le +ciel tombé de la nue, on tue à plaisir des dieux immortels, on +détrône, en hurlant, des rois, dont la race n'avait pas son égale +sous le soleil: à ce prix, on est un grand homme, on est promené +dans la ville aux acclamations du peuple, on est couronné au +théâtre, on meurt au milieu des hymnes solennels, et moi je suis un +fou... un fou, un pauvre fou! + +Un fou, parce que je l'aime, et parce que j'ai fait mon bonheur de +l'entendre et de la voir, mon bonheur de suivre ses traces +charmantes, mon bonheur de la guetter à travers le bosquet chargé de +neige, à travers le buisson chargé de fleurs, mon bonheur de +prononcer son nom, tout bas, quand je suis seul, un nom qui me +charme et me fait pleurer, je suis un fou! Que vous êtes injustes, +vous autres, les hommes sensés. Vous défendez jusqu'à l'adoration! +Vous ne savez pas être superstitieux, vous n'osez pas; vous vous +tracez une ligne, et vous dites: Tout ce qui n'est pas nous, n'est +rien; tout ce qui passera au delà de cette ligne est folie!... Oh! +vous me faites pitié! + +Voilà comme il me parla; cependant, il finit par se calmer aux +douteuses clartés de cette lune d'hiver qu'il avait prises pour le +crépuscule du matin.--Silence, dit-il, voici l'heure: elle se +lève... En même temps, il prêtait l'oreille et redoublait +d'attention:--Non, dit-il, elle n'ira pas dans la forêt ce matin; +elle va venir sur sa terrasse. Et, l'instant d'après:--Voici la +nuit, il fait nuit, elle va venir!... au bas du palais, vis-à-vis de +ces eaux qui murmurent, sur ces gazons peuplés de statues +immobiles... Déjà vous voyez la terrasse éclairée... Écoutez! +Entendez-vous, dans le feuillage, ces concerts invisibles, qui +viennent du ciel en chantant les louanges de la reine?... Oh! qui me +rendra ces nuits d'été, ces mystères vaporeux sous un ciel étoilé, +cet air chargé de parfums et d'harmonie, et tant de jeunes femmes, +silencieuses et ravies? Où êtes-vous, belles soirées d'autrefois, +quand pour moi toute femme pouvait être Marie-Antoinette elle-même? +J'étais, comme elle, sur cette terrasse, et moi, vivant comme elle, +et respirant le même air, écoutant les mêmes sons, sur ce banc, +adossé au _Gladiateur_; même une fois, j'étais si près d'elle... +elle a parlé... j'ai entendu sa voix, elle m'a parlé; elle m'a parlé +du ciel, des fleurs, des eaux jaillissantes, du calme de la nuit, de +quoi m'a-t-elle parlé? Puis, avant que j'eusse pu répondre un mot, +elle s'est levée, elle m'a salué, elle a repris sa promenade, et +tout... a disparu pour moi, la terre et le ciel! + +Ce malheureux m'intéressait vivement:--Venez, me dit-il, en baissant +la voix, venez là-bas, à gauche, sur le bord de l'avenue, et vous +comprendrez ce que je souffre; j'ai un secret à vous dire, au _Bain +d'Apollon_; un grand secret, ajouta-t-il en mettant son doigt sur sa +bouche, et je ne le dirai qu'à vous; c'est mon secret et le sien, +c'est moi qui l'ai découvert, moi seul. Je vous dirai mon secret, ce +soir, après le soleil; ou demain avant le soleil, ne manquez pas de +venir... Vous êtes de son pays; eh bien! vous reverrez l'Allemagne +demain. Je vous conduirai dans les lacs, dans les montagnes de votre +nation... je sais un sentier qui y conduit, je vous guiderai dans +les gras pâturages de vos génisses; n'oubliez pas de venir... + +Il me prit la main, il me dit adieu; je lui promis de me rendre à +son rendez-vous, il m'intéressait trop vivement pour que ma parole +ne fût pas sincère. Enfin, je me demandai si tout cela était un +mystère aussi simple que le mot _folie_?... Ainsi rêvant, je +rencontrai un _valet bleu_ apportant l'ordre que l'on m'ouvrit la +porte du château... Il était onze heures du soir, et ma mère, entrée +avant moi, avait été introduite aussitôt dans les petits +appartements. + + + + +CHAPITRE VIII + + +Ce palais de Versailles, ce _favori sans mérite_, au dire de M. le +duc de Saint-Simon, était pourtant, à le bien voir, un monument +digne du monarque auguste qui l'avait construit, pour y loger sa +monarchie. Il est difficile d'imaginer une profusion plus royale +d'or et de peintures; les plafonds en sont surchargés, les portes, +sculptées avec le soin d'un ouvrier chinois faisant une pagode, +représentent un entassement de chefs-d'oeuvre; les salons sont +vastes et pleins de magnificence; et partout sur les murs, sur les +corniches, sur le marbre et sur les cuivres, sur l'or, sur le fer, +sur le bois de cèdre et sur la laine des tapis, on retrouve à +profusion le soleil de Louis XIV. Certes, le grand roi vivait +encore, en ce palais de Sa Majesté, le jour où nous y fûmes admis ma +mère et moi. Tout était silence et repos, à cette heure. Au sommet +de l'escalier de marbre, un garde-du-corps du roi se promenait à pas +comptés; dans le grand salon, quelques seigneurs de la chambre du +roi se livraient à un jeu effréné; dans la salle des gardes, de +vieux officiers réunis autour de l'âtre immense parlaient de +batailles et de philosophie, et un peu plus loin, de jeunes gardes +cadençaient des vers, ou se promenaient l'arme au bras. + +Alors nous traversâmes l'OEil-de-Boeuf, cette antichambre du grand +siècle où se pressait la plus belle cour de l'univers; en passant, +nous jetâmes un coup d'oeil dans la vaste galerie où Lebrun a +représenté tout le règne; la galerie était déserte, les ombres du +foyer s'alongeaient sur le mur attristé; les héros paraissaient se +battre encore; les tentes étaient agitées par le vent du nord; les +armes s'ébranlaient, et le Rhin, notre Rhin, enflait son onde +menaçante; la grande France allait, à grandes enjambées, enseignes +déployées, toute brodée et chargée à profusion de plumets et +d'ornements, comme à un tournoi. Voilà vraiment la bannière antique, +et voici les belles écharpes, les couleurs des dames, le bruit des +poëtes, la grâce accorte des comédiennes: Racine et Despréaux, +Molière et Mlle Béjart, les fantaisies et les poëtes qui courent les +camps, voilà le bel âge! Arrêté sur le seuil de cette vaste galerie, +il me semblait que tout à coup ces géants allaient descendre de la +muraille, que ces chevaliers et ces nobles dames allaient se mouvoir +de nouveau,... j'étais prêt à tomber à genoux! + +À cette heure, autrefois si bruyante et qui résonnait de tout +l'esprit, de toutes les musiques, de toutes les ambitions de +Versailles, le nouveau roi disparaissait, la cour se taisait, le +bruit rentrait dans l'ombre, et cette vaste demeure était en proie +au silence! Ainsi quand j'eus réparé le désordre de ma toilette et +retrouvé ma mère:--Ah! mon fils, me dit ma mère, n'oubliez pas que +nous habitons le toit même de celui qui disait: «J'ai failli +attendre!...» Il est vrai que voilà bien longtemps qu'il est mort. + +La reine était absente, et ma mère avait été introduite, par la +volonté de Sa Majesté, dans l'appartement même de la reine. C'était +une vaste chambre, un appartement royal. On y voyait le portrait de +l'infortuné roi Louis XVI, il était entouré de Mesdames, filles de +Louis XV; ces portraits étaient empreints d'une sévérité +inaccoutumée, et représentaient les princesses dans les habitudes de +leur vie, à l'ombre, en même temps que l'accessoire adoptait le goût +le plus moderne. Il y en avait une qui lisait un livre pieux appuyé +sur les ailes d'un amour, l'autre tenait entre ses genoux une lourde +basse dont elle paraissait jouer solennellement; il y avait dans les +autres portraits, des petits chiens et des vases de fleurs. Ma mère, +au moment où je vins la rejoindre, était occupée à considérer le +portrait de Marie-Antoinette. L'artiste avait placé cette aimable et +noble figure au fond d'une rose épanouie, élégant et diaphane +compliment à la Dorat. + +C'était, dans ce beau lieu, une exquise élégance, une richesse +intelligente et pleine de goût. N'eût été l'aigle aux deux têtes de +la maison d'Autriche, et la couronne de France, qui éclataient de +toutes parts, on eût plutôt soupçonné dans ces retraites la jeune +femme que la reine. Ma mère, plus heureuse que moi, l'étiquette et +le respect me retenant sur le seuil de la chambre à coucher, put +contempler à son aise cet intérieur plus que royal. Ma mère se +souvenait encore, il y a vingt ans, de tous ces détails du coucher +de la reine; elle me les a racontés bien souvent. Chaque fois que +nous parlions de la reine, elle me racontait qu'elle avait vu, le +soir dont je parle, un spectacle inattendu, charmant et d'une +simplicité qui ne pouvait se pardonner qu'à une reine de cette grâce +exquise et de cette auguste beauté. En même temps, ma mère, +enchantée et chagrinée à la fois, racontait tout ce qu'elle avait +entrevu dans ces ténèbres éclairées: les simples préparatifs de la +toilette du soir, le manteau pour la nuit, la longue camisole +blanche et boutonnée du corsage au menton, simple et chaste vêtement +du sommeil, le simple mouchoir et la longue coiffe qui devaient +envelopper cette tête royale; au pied du lit, sur un tapis des +Gobelins représentant un paysage allemand deux pantoufles, dignes +d'une grande dame chinoise, attendaient le plus joli pied qui fut en +France.--Ah! je me vois encore en la chambre de notre jeune +archiduchesse, reprenait ma mère en soupirant, tant il y avait de +simplicité et de goût autour de cette couche d'une reine que la +France salua avec tant de transports d'amour et d'orgueil, quand +elle lui donna son premier dauphin! + +Souvent, depuis ce temps, en résumant mes souvenirs, j'ai cherché à +me figurer quel dut être l'effroi et l'étonnement du premier brigand +qui pénétra, l'horrible nuit du 6 octobre, dans la chambre de Sa +Majesté. La porte se brise, et la reine, en sursaut réveillée, +échappe, à demi-vêtue, à ce brigand, resté seul dans ce sanctuaire, +épouvanté et comprenant à peine son audace! Indigne populace! Ah! +l'indigne! Elle ne sait pas s'arrêter aux rideaux de l'alcôve +royale! Elle a impitoyablement foulé à ses pieds sanglants le +sommeil du roi, le silence de sa demeure, l'alcôve de la reine et +son lit, fouillé par les baïonnettes de ces misérables!... +L'invasion de Versailles! Elle a plus déshonoré ce peuple affreux +que l'échafaud du 21 janvier sur la place de la Révolution! + +Certes, nous comprenons Marie-Antoinette allant à la mort, sur une +charrette, au milieu de l'injure et des respects; mais la reine, +enfermée à Versailles et vouée aux tortures de l'émeute, entre les +têtes coupées de ses gardes-du-corps... Voilà ce qui va au delà de +toute espèce d'invention!... Ce sont là de ces enseignements qui ont +manqué à Bossuet. + +À ma première entrée au château de Versailles, j'étais loin de +prévoir toutes ces ruines; je jouissais de tout ce que je voyais, en +vrai jeune homme, et je tâchais de deviner, à force de passion, tout +ce que je ne voyais pas. Je portais envie à ma mère, qui me laissait +sur le seuil de la chambre royale; naguère j'étais entré dans la +chambre du grand Frédéric, je m'étais agenouillé devant le lit de +camp sur lequel il était mort, j'avais posé mes lèvres sur la table +où il écrivait ses histoires, ses musiques, ses lettres à Voltaire, +les épitaphes de ses chiens et ses plans de bataille. Eh bien! les +murs habités par ce grand homme, les lieux où il rendit le dernier +soupir, les meubles consacrés par cette pensée royale, ont produit +sur moi, Allemand et encore enfant, moins d'effet que n'en +produisirent le salon de la reine, son portrait si moderne au milieu +des portraits de la famille royale déjà si gothiques; j'aurais donné +l'épée et le sceptre de Frédéric le Grand pour le miroir de la +reine; Dieu sait pourtant si j'admire, en mon par dedans, le roi de +Prusse, moi qui admire jusqu'à ses vers! + +Vous croirez peut-être que ce fut ici l'effet des influences +secrètes, des invisibles parfums, des traces indicibles que laisse +une femme aux lieux qu'elle habite, jetant à pleines mains je ne +sais quel charme ineffable qui la fait reconnaître; non, à coup sûr, +ce n'était ni le même parfum, ni l'élégance et le goût; malgré moi, +malgré la reine peut-être, je me sentis dans une atmosphère plus +élevée, et dans un air plus vaste et plus pur. Qu'on me pardonne ces +folles paroles, l'expression me manque; hélas! je suis forcé d'aller +au delà de ma pensée, il m'est impossible de la dire exactement... +Un grand poëte se tirerait de cette peine avec une ode, et l'orateur +chrétien se réfugierait sur les hauteurs de l'oraison funèbre... Que +de fois, songeant à ces visions, j'ai regretté de ne pas être, un +jour, un seul jour, Tacite ou Juvénal, Pindare ou Bossuet! + +Nous attendîmes ainsi longtemps, ma mère et moi; ma mère, en +s'étonnant qu'une reine de France pût n'être pas chez elle, à cette +heure; et moi, en me hâtant de comprendre l'inconcevable bonheur qui +m'avait amené du fond de l'Allemagne, en ce lieu splendide, où la +plus grande dame et la plus vraiment royale du monde entier allait +venir. + + + + +DEUXIÈME PARTIE + + + + +CHAPITRE I + + +La reine (et ma mère ignorait cette habitude) passait la plupart de +ses soirées chez la surintendante de sa maison, madame de Polignac, +en compagnie des seigneurs les plus spirituels et des femmes les +plus aimables de la cour. C'était l'heure où, délivrée enfin de +l'étiquette et maîtresse à son tour de sa parole et de son geste, +elle jouissait des douceurs de l'intimité. La maison de la comtesse +Jules de Polignac occupait une aile du château de Versailles, à côté +même du grand escalier, et la maîtresse de céans, pour plaire à sa +souveraine, s'efforçait de donner à son logis la grâce et le sans +façon d'une simple maison bourgeoise; c'étaient l'abandon, la grâce +facile, les conversations interrompues, les rires éclatants, les +récits burlesques, les superstitions populaires, les bons mots d'une +maison bourgeoise, hantée royalement, réunis à l'esprit, à +l'élégance, à l'envie de plaire, au ton exquis des plus grands +seigneurs. Dans cette société de son choix, la reine était une jeune +femme, la première de la société, parce qu'elle était la plus belle +et la mieux écoutée, uniquement pour la vivacité, le charme et +l'entrain de son bel esprit. + +Le soir dont je parle, en vain son monde accoutumé s'était empressé +pour complaire à la reine, elle avait témoigné de vives impatiences; +que dis-je? elle eût été maussade, si jamais elle avait pu l'être. +Il faisait au dehors un de ces silencieux orages d'hiver, parsemé +d'éclairs sans tonnerre; une pluie abominable battait contre les +murs, les oiseaux de nuit volaient en poussant leur cri funèbre; le +roi, qui était à causer géographie et voyages lointains (ses rêves!) +ne s'en allait pas. La présence du roi (si voisin de Louis XV!) +jetait toujours un peu de contrainte dans cette société intime. Il +fallait être absolument plus grave et moins rieur, quand le prince +était là; c'était, de sa nature, un époux plein de soins, un bon +maître, mais un homme accablé de soucis cuisants et de tant de +malheurs, dont il avait le pressentiment. + +--Que cette aiguille est lente, et que l'heure est lointaine, ma +princesse, dit la reine à demi-voix, nous ne serons jamais à minuit; +avancez, s'il vous plaît, cette aiguille inerte; on se meurt +d'impatience et d'ennui. + +La princesse avança l'aiguille, et la reine avec un regard triste et +doux: + +--À présent, dit-elle, voilà que l'heure va trop vite; puis, se +penchant vers une jeune femme assise à ses pieds:--Allons, Thaïs, +l'heure approche et le sorcier va venir. Es-tu fâchée, et veux-tu +bien me permettre de retrancher quelques minutes à ta belle vie? +Enfin, que voulez-vous, c'est un caprice de reine, princesse de +Montbarrey. + +Pour toute réponse la princesse de Montbarrey leva ses grands yeux +noirs du côté de la reine, avec une singulière expression +d'enthousiasme et de dévouement. + +--On voit bien, reprit madame de Lamballe, que la reine a des jours +et des printemps devant elle! Puisque vous le voulez, Madame, faites +un geste, ou soufflez sur l'hiver. Le vieil hiver remportera ses +glaçons et ses tempêtes, faisant place au jeune printemps qui dit en +nous frappant de sa tiède haleine: Me voilà! + +--Non pas, non pas! ma jolie veuve, reprenait la reine, en parlant à +madame de Lamballe, non pas encore le printemps. Ne chassons pas le +vieil hiver, par amour pour votre amoureux que voici, M. de +Bezenval. L'hiver et ses glaçons ont leur charme aussi bien que des +cheveux blancs sur un front cicatrisé; attendons le printemps +patiemment. Mais quoi! le printemps ramène, entre autres fleurs, ces +pauvres et modestes violettes qui te font tant de mal. Eh quoi! +s'évanouir à l'aspect de cette humble fleur? La violette est timide, +elle se cache, elle exhale de douces odeurs, tu es pâle comme elle; +et pour quoi donc en avoir si grand peur, je te prie? Or çà, nous +ferons en sorte de t'y accoutumer; un peu de courage, et la fleur +proscrite va reparaître en nos jardins réjouis; je veux que +Bezenval, lui-même, t'en apporte un bouquet, au premier jour du mois +d'avril. + +Madame de Lamballe, entendant parler de violettes, pencha la tête et +ferma les yeux, ses beaux cheveux se répandirent sur ses épaules, on +eût dit qu'elle allait mourir...--Ne parlons plus de ces maudites +fleurs; reviens à toi, Marie! Il n'y a plus de violettes ici que +toi-même, ô beauté! disait la reine, en l'embrassant. + +La pendule, avancée d'un quart d'heure, sonna onze heures... Alors, +le roi, toujours ponctuel, se leva; il baisa la reine au front, en +jetant un coup d'oeil d'intérêt sur la princesse évanouie: _Ce ne +sera rien!_ dit-il; puis, saluant la maîtresse de l'appartement, il +retrouva quelques-uns de ses gentilshommes dans le salon voisin, la +moitié du service ayant manqué, justement par cette pendule avancée +un instant. + +La reine suivit son mari du regard, avec un doux sourire, puis se +tournant vers la comtesse Jules;--Nous avons fait une grande faute, +ce soir, ma mignonne, nous avons oublié les respects... Eh bien! +pour nous châtier, renonçons à ces curiosités malséantes, et +renvoyons à sa caverne le sorcier qui doit venir sur le minuit. + +--Si Votre Majesté veut me permettre un conseil, reprit le marquis +de Vaudreuil, je serais d'avis en effet de renvoyer ce magicien; la +soirée est funèbre, et tout annonce au dehors une tristesse +abominable. Ainsi le sorcier aura tort, et nous dirons, s'il vous +plaît, des vers de Voltaire ou du nouveau poëte, M. de Parny; cela +sera plus sage et plus amusant. Ainsi parla M. de Vaudreuil. Ici la +princesse de Lamballe sortit de sa léthargie:--Ne verrons-nous donc +pas le sorcier? dit-elle avec cette air penché qu'elle avait mis à +la mode, et qui lui allait si bien. + +--On m'a conté cependant que la lune et les astres étaient +favorables, reprit la duchesse de Fitz-James, en faisant sa grosse +voix, et la princesse de Tarente vient de me dire à l'oreille, +qu'elle serait inconsolable si elle ne voyait pas le magicien nous +arriver, comme un fantôme, à l'heure fatale de minuit. + +--Je voudrais savoir, à ce sujet, l'opinion du prince d'Esterhazy, +reprit la reine; car vraiment, s'il n'y a pas trop d'obstacles, il +serait douloureux de renoncer aux délicieuses terreurs que nous nous +sommes promises depuis si longtemps. + +--Je n'ai rien à dire, Madame, reprit le prince d'Esterhazy; +seulement je ferai observer aux plus poltrons que l'homme attendu +n'est pas absolument à nos ordres, et même il n'a pas été facile de +le décider à venir ce soir; c'est un homme atrabilaire et quinteux, +et je puis assurer à Sa Majesté qu'il m'en a coûté bien des +arguments pour en venir à bout. + +--Du moins, reprit le marquis de Vaudreuil, on ne lui a pas dit en +quel lieu il devait être amené, quelle société l'appelait, à quel +auguste personnage il parlerait ce soir! Vous vous êtes bien gardé +de compromettre la reine, M. d'Esterhazy? + +La reine reprit:--Vous voilà bien toujours, prudent et bon +Vaudreuil, dévoué à ma très-imprudente majesté, plein de précaution +et de minutieuses prévenances! Pourriez-vous cependant me dire +comment se porte madame la marquise de Vaudreuil? + +Cette question imprévue interrompit toute conversation. Le penchant +de la reine pour M. de Vaudreuil, et la noble résolution du marquis, +lorsqu'il échappa, par un mariage, à son fatal amour, n'étaient un +secret pour personne. Madame de Polignac et madame de Lamballe se +jetèrent sur les mains la reine. La reine, comme si elle en eût trop +dit, avait le regard baissé et plein de larmes; le marquis de +Vaudreuil seul garda son courage et son sang-froid... Il était +difficile aux amis de la reine de sortir de ce silence inquiétant. + +À la fin, madame de Châlons, se rappelant à propos la visite de ma +mère, et voulant donner aux idées un autre cours: + +--S'il plaisait, dit-elle, à Votre Majesté, de recevoir en ce moment +votre cousine, madame la princesse de Wolfenbuttel; elle attend, +là-haut, dans les petits appartements, le bon plaisir de Votre +Majesté. + +À ces mots, la reine soulagée d'un grand poids:--Amenez-la tout de +suite, ma bonne Châlons, s'écria-t-elle; j'ai oublié que j'avais +donné ce soir même un rendez-vous à ma cousine... Hélas! le roi est +rentré, madame de Wolfenbuttel peut venir sans être présentée, et +vous, Mesdames, honorez d'un bon accueil ma chère compatriote, même +quand vous la trouveriez encore un peu trop Allemande pour nous. + +Une dame du palais vint, en effet, nous chercher, ma mère et moi; +elle nous fit traverser les petits appartements de la reine, sa +demeure intime, sa bibliothèque et son boudoir orné des plus belles +glaces que Venise ait biseautées. Ce réduit caché lui plaisait par +sa solitude, et faisait un contraste heureux avec le reste du +palais, retraite austère et profonde où la reine était cachée à tous +les yeux. + +Dans ces cachettes, Marie-Antoinette se dérobait aux fracas du +palais, aux lignes droites de ses jardins, au murmure impatientant +de ses eaux. Elle était seule, inaccessible aux lâches, aux +intrigants, aux flatteurs, aux courtisans. Très-souvent la reine +disparaissait tout à coup de ses appartements, et c'était un bonheur +pour elle d'échapper un instant aux hommages, aux respects, aux +demandes, aux adorations. + +Un escalier dérobé conduisait, de ce réduit, à l'appartement de +madame de Polignac; ainsi la reine pouvait voir son amie à toutes +les heures. Ma mère descendit cet escalier à grand'peine, +embarrassée qu'elle était dans l'ampleur de sa robe. J'ignore ce qui +se passait dans l'âme de ma mère, mais cette réception nocturne et +cachée; et cet escalier difficile, étroit,.. bourgeois, l'heure +avancée de la nuit, toutes ces choses si peu semblables à +l'étiquette d'une cour, devaient la jeter dans un indicible +étonnement. + +Tout à coup s'ouvrit une porte, et nous nous trouvâmes, ma mère et +moi, dans un salon moderne, faiblement éclairé, en présence de +plusieurs femmes en négligé, qui me parurent, les unes et les +autres, d'une éclatante beauté. Je n'ai jamais vu un assemblage plus +choisi de jolies têtes; elles étaient groupées dans un coin du +salon, les yeux ouverts, la bouche ouverte, curieuses, empressées, +avec un sourire à moitié commencé, qui n'attendait qu'un signal pour +devenir ironique; au fond du salon toutes ces têtes formaient un +bloc de beautés de toutes sortes, blondes et brunes, joyeuses, +tristes, graves, riantes; toutes ces formes se confondaient d'une +façon ravissante; au premier coup d'oeil, à la première émotion, il +eût été impossible de faire un choix dans cette masse enchantée; on +ne distinguait personne et pas même la reine; car c'était, parmi ces +dames, à qui l'approcherait de plus près; la reine était assise sur +un tabouret; les unes étaient à ses pieds devant elle, d'autres à +genoux lui servaient d'appui comme les bras d'un fauteuil; plusieurs +étaient derrière elle, penchées sur elle, l'abritant sous leurs +poitrines de vingt ans; les hommes se tenaient dans un coin opposé +du salon; ils s'étaient levés pour nous recevoir. + +Ma mère se tira bien de cette inquiétante présentation. Elle avait +été belle et sa démarche était naturellement pleine de noblesse et +d'aisance. Elle avait connu Marie-Antoinette enfant; elle fut donc +reçue avec bienveillance, en dépit de sa robe à vastes paniers et de +ses diamants gothiques. D'ailleurs, la reine se levant brusquement, +et se faisant un passage à travers le groupe qui l'entourait, alla +au-devant de ma mère et la baisa à deux reprises:--Soyez la +bienvenue, ma cousine, dit-elle à ma mère, soyez la bienvenue à ma +cour; je vous rends grâces de vous être souvenue de moi. + +Puis, se tournant vers moi, qui suivais ma mère:--C'est donc vous, +Monsieur, me dit-elle, qui vous êtes enfui si brusquement de la cour +du roi mon frère? Nous avons ici de vos nouvelles, Monsieur, vous +êtes un philosophe dangereux, un esprit fort qu'il faut dompter et +que nous dompterons, soyez-en sûr, si vous voulez y mettre un peu de +bonne volonté. + +Disant ces mots, elle se tourna vers les dames de son intime +compagnie.--Or çà, dit-elle, on vous dénonce ici une jeune +demoiselle d'honneur qui garde un secret mieux que personne. Et +c'est à vous que le compliment s'adresse, à vous, la mystérieuse +Hélène de Salzbourg.--Vous ne m'aviez pas dit, comtesse Hélène, que +nous avions un cousin de cet âge et de cette tournure, ajouta la +reine en souriant. + +Cette beauté, que la reine interpellait si vivement, était, en +effet, une aimable et charmante personne de l'antique maison de +Salzbourg, alliée aux Wolfenbuttel; elle avait nom Hélène, et, +jusqu'à l'âge heureux de quinze ans, elle et moi, nous avions étudié +dans les mêmes livres, joué aux mêmes jeux enfantins, et chanté les +mêmes chansons. Puis, à l'heure des noces royales, la jeune Hélène +de Salzbourg était partie avec la jeune archiduchesse, qui l'avait +amenée avec elle à Versailles, promettant chaque jour de la rendre à +la cour de Vienne, et chaque jour la jeune reine et la jeune +comtesse étaient plus nécessaire, celle-ci à celle-là. Cependant +Hélène avait rougi aux paroles de la reine, puis, s'avançant en +tremblant, elle vint embrasser ma mère, et elle répondit à mon +profond salut par une révérence aussi cérémonieuse qu'amicale, pour +le moins. En Allemagne, elle m'appelait son frère; à la cour de +France, elle ne me traitait plus qu'en étranger! + +Après les premières salutations, la reine fit asseoir ma mère; elle +revint à sa place ordinaire, et m'ordonna d'un geste de me placer à +ses côtés; j'étais debout, à sa gauche, ma cousine Hélène était +assise à sa droite; la reine avait passé son bras autour de ce cou +charmant, et jouait avec ces beaux cheveux. + +--Dites-moi, ma cousine, dit la reine à ma mère, vous avez laissé +l'empereur, mon frère, travaillant au bonheur de ses peuples, +parlant beaucoup de liberté et de finances, plus souvent vêtu en +bourgeois qu'en monarque, invitant à sa table tous ceux qui lui +plaisent, dînant à ses heures, parcourant la ville à pied, la canne +à la main, jouissant de l'incognito, jusque sur le trône, et sans +gardes, sans aumônier, sans médecin, sans courtisans?... Ah! +l'heureux prince! Ah! la délicieuse cour! Puis, se tournant vers +moi: + +--Comment se porte mon professeur, Monsieur? Comment va l'abbé +Métastase, mon élégant écrivain, mon poëte favori? + +--Madame, le professeur chante son élève, l'Allemagne l'applaudit et +répète ses chants; nous avons tous partagé la joie de Métastase +quand il a vu ses vers imprimés à l'imprimerie du Louvre, aussi bien +que les chefs-d'oeuvre de la langue française: il n'y a que Votre +Majesté qui sache honorer, et récompenser comme cela. + +--J'aime, en effet, ce Métastase; il est le seul qui m'ait appris +quelque chose, et, sans lui, je n'aurais pas même su l'italien. +Quand j'étais petite fille, et que, par hasard, je dînais à la table +de ma mère, vous ne sauriez croire tout ce que faisait l'impératrice +pour faire valoir ce qu'on appelait mes talents. On m'apprenait des +longs discours par coeur, on distribuait précieusement des dessins +que j'avais faits, disait-on; c'était à qui vanterait ma prose et +mes vers; j'ai parlé latin, moi, qui vous parle... Hélas! de tous +mes précepteurs, il n'y a que l'abbé Métastase qui ait été fidèle à +sa mission. + +--Mon Dieu, ma cousine, disait ensuite la reine à ma mère, vous +devez bien vous souvenir de mes espiègleries de petite fille, de nos +longues promenades dans le parc, de mon départ pour cette belle +France, où je suis si heureuse, et qui me faisait tant de peur; mais +n'ayez crainte: si je suis Française avant tout, je suis Allemande +aussi, je n'ai pas oublié mon pays, ma famille et mes jeunes années; +nous en parlerons, n'est-il pas vrai? D'abord, je ne veux pas que +nous nous séparions; je veux que vous soyez de ma famille; je vous +présenterai au roi mon époux, je vous montrerai mes enfants, mon +dauphin, d'une si belle et si sérieuse figure; mon petit Louis, si +joli, ma fille, un ange...; enfin, vous verrez tous mes trésors. Je +sais que vous n'aimez guère les fêtes. Ce n'est plus le temps des +fêtes chez nous; il fallait venir quand je n'étais que dauphine, et +quand vivait le roi Louis XV. Cependant, Monsieur le comte, ajouta +Marie-Antoinette en se tournant vers moi, rassurez-vous, nous allons +encore au bal. + +Ma mère ne savait que répondre à tant de grâce et de bonté. +L'impératrice Marie-Thérèse elle-même n'avait jamais été plus loin +dans ses familiarités les plus aimables. D'ailleurs, c'était une +grande étude pour ma mère de reconnaître aux traits de la reine de +France le joli enfant qu'elle avait tenu si souvent dans ses bras. +La reine était tout simplement d'une beauté royale. On ne pouvait +qu'admirer sa taille aérienne, on était séduit par son sourire; elle +était d'une admirable blancheur. Rien n'égalait la forme éclatante +de son cou et de ses épaules; il n'y eut jamais des bras aussi +beaux, des mains aussi belles. Ajoutez qu'avant tout, même en ces +instants où elle aspirait au bonheur de n'être que jolie, elle avait +la figure et la majesté d'une reine; enfin quoique brillante d'une +grâce toute française, à l'attitude un peu fière de sa tête et de +ses épaules, on reconnaissait toujours la fille des Césars. + +Il fallait toute la majesté de la reine Marie-Antoinette pour +éclipser madame la princesse de Lamballe, si bien faite, et jolie à +ravir; elle était toute semblable à la fleur qui penche sur sa tige; +elle avait des yeux tendres qui avaient déjà beaucoup pleuré, tant +ils avaient pleuré de bonne heure... Elle était apparue à sa royale +amie, un jour d'hiver, dans un rapide traîneau, enveloppée de +fourrures, éclatante de sa fraîcheur de vingt ans; on disait: Voyez +le printemps, couvert de l'hermine et des martres de l'hiver! + +Nos regards s'arrêtèrent sur madame de Polignac. Après la reine, +elle était la plus belle; elle portait, ce soir là, un négligé blanc +comme la neige; elle avait une rose à ses cheveux relevés sur les +tempes; elle était légèrement posée au-devant d'une glace qui +reflétait son image; elle ressemblait à un émail de madame de La +Vallière... On eût dit une reine qui allait jouer un rôle de bergère +dans un opéra de Monsigny. + +Quelquefois, à la dérobée, et redoutant déjà de la compromettre, je +regardais ma cousine Hélène; elle était belle, elle était fière et +charmante; elle avait, dans ses traits réguliers, quelques-uns des +traits de la reine elle-même, et que Dieu me punisse si je mens! + +La reine s'aperçut de l'émotion de ma mère. Pour bien juger de la +beauté des femmes, pour la sentir complètement, il faut être une +femme... Alors, Sa Majesté se penchant à l'oreille de la +comtesse:--Eh! fit-elle, avec un petit cri joyeux, croiriez-vous, ma +cousine, que toutes ces dames que vous voyez, et bien d'autres +encore de notre société, moins intimes, mais aussi belles, se sont +réunies, il n'y a pas longtemps, pour tirer au sort à qui +embrasserait les grosses joues rubicondes d'une espèce de rustre +appelé Benjamin Franklin, qui est venu du fond de l'Amérique pour +nous demander des armes, des vaisseaux, des canons et la liberté des +peuples de là-bas? + +Bientôt la conversation devint générale. En ce moment, les hommes se +rapprochèrent des dames, on parla beaucoup des affaires, des +ministres, et des princes, chacun selon ses antipathies ou ses +amitiés particulières: d'où je compris que c'était la conversation +de chaque jour, puisque, tout frondeur et dénigrant qu'il était, +s'attaquant au pouvoir et le heurtant de front, cette espèce +d'entretien avait même gagné les plus secrètes retraites du palais, +dont le frivole écho répétait encore, à la façon de l'oiseau +moqueur, le fameux mot du grand roi: l'_État, c'est moi!_ + +Telle était cette intime société; elle n'avait pas eu d'exemple +avant la reine, elle ne trouva pas d'imitateurs. Cette réunion de +femmes charmantes et d'hommes aimables autour d'une si grande +princesse, et qui font toute leur étude d'être ses égaux, était un +spectacle étrange et plein d'intérêt. Dans ce lieu chéri par la +fantaisie, le palais de la reine était à peine une maison +bourgeoise; les courtisans étaient des amis, les dames d'honneur des +compagnes; l'abandon remplaçait l'étiquette; l'heure fuyait sur une +aile rapide, oubliant la cour. Quant aux plaisirs, au langage, aux +délassements de ce monde à part, il eût été difficile d'imaginer +plus de grâce et de goût, de finesse et de science exquise en toutes +choses de la causerie et du maintien. Sous ce rapport, comme sous +bien d'autres, Marie-Antoinette était vraiment une Française; elle +en eut l'activité, l'intelligence, la répartie avec une gaieté +très-naturelle, une âme bien égale, et qui savait le prix de +l'amitié. + +Il eût été impossible de trouver, quelque part, plus de fatuité sans +morgue, plus de préjugés sans malice et de rancunes sans colère; +plus d'admirations imprudentes, de médisances cruelles, de projets +en l'air, de plans singuliers pour le bonheur du royaume, de +décisions burlesques, comme aussi nulle part, dans tout le monde, on +n'eût rencontré plus d'esprit, d'incrédulité, d'ironie et de +jeunesse qu'on n'en mettait dans ces entretiens oisifs, qui +touchaient pourtant aux doctrines les plus respectables, aux +fondements les plus sérieux de l'État. + +Tout à coup l'horloge, au bruit de sa roue intérieure avait sonné +minuit... Et minuit fut répété par toutes les horloges de ce pays +des fables, où chaque heure apporte avec soi une résolution +sérieuse. Au bruit strident de ces vibrations souveraines, soudain +l'assemblée resta immobile, comme si l'heure eût sonné pour la +première fois. L'instant d'après, nous entendîmes frapper à la +porte... un léger frisson saisit l'assemblée... en ce moment, on ne +songeait déjà plus au sorcier. + + + + +CHAPITRE II + + +Au même instant un des gens de madame de Polignac parut dans le +salon. Cet homme, voyant la pâleur sur tant de visages, devint pâle +à son tour. Il annonçait M. le prince de Tarente, qui menait en +laisse un homme inconnu et dont les yeux étaient bandés. + +Le silence était profond dans cet auditoire, habitué à tant de +grands spectacles.--Votre Majesté veut-elle, en effet, entendre cet +homme aujourd'hui? murmura tout bas madame de Polignac. + +--On dit que sa prédiction est infaillible, reprit la reine; tout ce +qu'il a prédit au duc d'Orléans est arrivé. + +--D'ailleurs, Mesdames, reprit gaiement Adhémar, que risquez-vous? +Vous ne voyez déjà pas trop de sorciers, pour refuser d'en voir un +ce soir. Quoi qu'il vous dise, il ne vous empêchera pas de danser +demain. Fiez-vous à votre jeunesse, aux astres cléments qui ont +éclairé votre berceau; fiez-vous aux célestes influences de votre +vie; essayez du magicien, s'il vous amuse ou s'il vous fait peur: +qu'il entre; seulement je porte envie au maraud à qui vont être +présentées, ouvertes, toutes ces belles mains. + +Le marquis de Vaudreuil était naturellement triste, et la gaieté du +comte Adhémar fut impuissante auprès de ce beau ténébreux.--Ces +jeux-là ne sont pas de mon goût, dit-il; je ne suis pas un esprit +fort; j'ai vu d'étonnants effets de la magie, et je sais +d'incroyables révélations; même j'ai connu, en Écosse, une femme +douée de seconde vue; elle voyait distinctement ce qui se passait +dans la chambre de Louis XV, quand il est mort; et puisque vous +parlez des mains de ces dames, comte Adhémar, je voudrais que la +vieille eût seulement touché votre main de ses doigts gluants, tout +votre bras se serait paralysé d'horreur. Ne jouons donc pas, je vous +prie, avec les sorciers, ils ont de mystérieuses et inquiétantes +paroles qui font frissonner les plus braves. Enfin, l'avenir est si +plein de nuages... Ne touchons pas, croyez-moi, à ce fer chaud qui a +nom l'_avenir_. + +En ce moment, le même personnage annonça que l'inconnu +s'impatientait, qu'il ne voulait pas attendre, et qu'il menaçait de +se retirer... + +--Allons, dit la reine, le Rubicon est passé; qu'on introduise le +sorcier, je le veux. Si Vaudreuil a peur, il se cachera derrière +moi. Vous, Mesdames, en avant les éventails; qu'on enlève une grande +partie des lumières. Messieurs, soyez forts. Vous, ma cousine, vous +êtes étrangère, vous ne risquez pas d'être reconnue, non plus que M. +votre fils. Quant à toi, ma chère Hélène, il me plaît que nous nous +cachions sous le même voile. Tu es de ma taille, on dit que tu me +ressembles, va! va! nous embarrasserons le sorcier. + +En même temps, la reine, à demi-rieuse, à demi-pensive, jetait +précipitamment un voile sur sa tête et sur celle d'Hélène: on les +eût prises pour les deux soeurs. + +Tout à coup, précédé du prince de Tarente, dont l'air était plus +solennel que d'habitude, apparut au milieu de nous un homme étrange, +d'une équivoque beauté: sa taille était au-dessus d'une taille +médiocre; sa figure était immobile; quand on eut débarrassé ses yeux +du bandeau qui les couvrait, ils se portèrent hardiment sur +l'assemblée, et il ne parut pas fâché de voir tant de femmes +effrayées à son aspect. Des femmes, son regard se porta sur les +hommes; la contenance de ceux-ci était moins favorable à la +sorcellerie. On voyait cependant, sous ce froid maintien, un vague +et puissant intérêt. + +Le sorcier se tenait debout, attendant que quelqu'un l'osât +interroger...--Je m'exposerai le premier, dit Bezenval. Seigneur +sorcier, lui dit-il, à l'inspection des lignes de ma main, +pourrez-vous me dire à moi, et à ces dames, de quelle mort je dois +mourir? + +_Le sorcier._--«Si vous échappez aux influences de l'habit rouge, +vous ne mourrez que d'une indigestion.» + +Il y eut quelques sourires dans l'assemblée, et M. de Bezenval:--Le +sorcier a du bon, dit-il, c'est un sorcier jovial; j'accepte +volontiers ton augure, mon ami. + +On se rassura quelque peu. La fin prédite à Bezenval n'avait rien de +triste. M. de Vaudreuil qui tremblait, voulant en finir tout d'un +coup avec les prédictions:--Voilà ma main, sorcier; dites-moi quel +est mon sort à venir, à quels malheurs je suis réservé; car, je le +sens, si je vis, c'est assurément pour le malheur. Ici la voix de M. +de Vaudreuil était douce et pleine de charme. Le sorcier, avec le +ton du respect, et après un instant de silence, répondit en ces +termes: + +--«Cette main est la main d'un franc gentilhomme, un noble coeur bat +dans cette poitrine, une âme généreuse anime ce regard; mais le +coeur et l'âme, la passion a tout usé. Homme faible, ton grand +malheur est d'avoir joué avec ta passion, de t'en être méfié, +d'avoir eu peur de ton bonheur, d'avoir reculé devant ta fortune. Ta +fortune! elle eût fait envie à tous les rois de la terre; ton +bonheur! il eût dépassé tous les rêves de l'ambition la plus +forcenée! Malheureux, tu n'as pas osé être heureux. Ta main a +tremblé, ton regard s'est troublé, tu as voulu donner le change à +ton amour; tu l'as perdu dans une liaison fatale; tu l'as profané +dans un lien coupable; meurs de chagrin et de repentir; meurs, +victime de tes regrets!... depuis longtemps tout est fini pour toi!» + +À mesure que cet homme parlait, sa taille et sa voix semblaient +grandir... Il y avait dans cette voix autant d'émotion que de +terreur. Le prophète lui-même était ému. Quant à M. de Vaudreuil, +accablé, muet, épouvanté, il jetait un regard d'effroi sur +l'inflexible visage du magicien... dans cet état, c'était pitié de +voir M. de Vaudreuil. + +--«Pour vous, dit le sorcier au prince d'Esterhazy, vous, simple et +bon, vivant d'amitié et de dévouement, votre vie est attachée à +celle d'une autre créature... Ainsi, veillez sur cette tête si +chère, protégez-la, défendez-la contre la calomnie et l'injure... Où +elle ira, vous irez; si elle meurt, vous êtes mort!» + +Adhémar qui voyait que la sorcellerie allait au noir:--Sorcier, mon +ami, tu es obscur comme feu l'almanach de Liège, et je ne croirai +pas un mot de ta science, ou bien tu nous diras un peu mieux que tu +ne fais à quelles destinées nous sommes clairement réservés. + +Donc parlons sans métaphore, et dis-nous ce que tu veux dire avec +_cet habit rouge_ qui est un signe de mort. + +--«N'êtes-vous pas tous gentilshommes, reprit le sorcier. Eh bien! +malheur à vous! Malheur à vous qui, par vos folies, vos prodigalités +insolentes, et par vos injustes priviléges, avez lassé la patience +éternelle du peuple! Malheur à vous, qui avez élevé des Bastilles, à +vous qui peuplez les bagnes! à vous qui baignez les échafauds du +sang des misérables! Vous êtes gentilshommes, et vous demandez ce +qui vous menace? Écoutez les cris des filles que vous avez séduites; +voyez les pleurs des maris déshonorés; regardez, _au pharaon_, la +capitation de vingt villages; rappelez-vous les lettres de cachet, +les corvées, les justices secondaires, les exécutions seigneuriales, +les pigeons de vos colombiers, les sangliers de vos forêts, et vous +comprendrez quel est l'habit que vous portez, quelle est la couleur +qui vous désignera aux coups du peuple dans les jours de sa justice; +or, comprenez-vous, Messieurs les gentilshommes, mon énigme ou ma +révélation, comme vous voudrez l'appeler? + +À ces mots du sorcier, Adhémar s'emportant:--Tu mens, dit-il, de +quel droit, misérable, viens-tu porter l'effroi dans un salon +paisible, où tu n'as été introduit que comme un simple amusement? + +--«Ah! reprit le sorcier, vous y voilà donc. Ceci est un jeu, à +votre sens, _un jeu!_ Vous avez voulu vous amuser de ma crédulité; +vous avez cru qu'on pouvait dire à un homme: Viens çà, laisse ton +livre au milieu de sa page commencée; viens, que l'hiver, la nuit, +le bandeau placé sur tes yeux ne t'arrêtent pas dans ta marche, et +tu nous amuseras comme un bateleur, comme un histrion. C'est +très-bien dit, Messieurs, mais je ne suis pas un bateleur. Je suis +ici parce que vous m'y avez appelé; je suis ici pour vous dire, à +vous, Messieurs, à vous, Mesdames, quelques-unes des menaces de +l'avenir! Vous l'avez voulu, vous m'avez cherché, vous ne m'éviterez +pas!» + +Ma mère, à ces mots, pour en finir avec cet homme, imagina de lui +confier sa main loyale et ferme... Elle était peut-être la seule +femme de cette assemblée qui n'eût pas peur. + +--«Voici, dit le sorcier (l'interrogeant à peine), une heureuse +main; mais je n'ai rien à vous annoncer, Madame; votre main et le +visage de votre fils sont même chose. Si la mer est calme, et si le +vent se tait, celui-là est un plus grand sorcier que moi, qui +annonce orage et mauvais temps.» + +Ma mère, avec un geste de mépris, retira sa main, toute honteuse, et +déjà elle congédiait le sorcier, quand celui-ci s'arrêtant devant la +princesse de Lamballe, à peine remise de son effroi: «Hélas! dit-il, +hélas! que de malheurs empreints sur cette noble tête! Ah! quels +orages dans cette jeune et frêle existence!...» Il y avait, en ce +moment, des larmes dans les yeux, des larmes dans la voix de cet +homme... Il se parlait à lui-même, il n'était plus de ce monde! +«Infortunées, disait-il, à l'aspect de ces beautés, de ces +jeunesses! Malheureuses! la prison, le sang, l'exil, la nécessité, +la ruine et la mort!» + +À ces mots qu'elle devinait, entrecoupés de mystères et de sanglots, +madame de Polignac se leva épouvantée, et comme si elle obéissait au +vertige, en jetant un cri effroyable. + +-«Consolez-vous, Madame, lui dit le sorcier, vous mourrez dans un +lit, vous seule ici, vous seule aurez un tombeau digne de votre +rang, avec les armes de votre famille, une urne en marbre et des +anges de pierre pour vous pleurer... ô victime innocente de l'exil +éternel!» À ces mots, madame de Polignac restait immobile; elle +était roide et froide à faire peur; on eût dit le marbre même qui +pose, à Vienne, sur son tombeau. + +La scène en ce moment devenait effrayante; le silence et la terreur +étaient à leur plus haut degré; la duchesse de Fitz-James et la +comtesse Diane cachèrent leur tête bouclée entre leurs mains +tremblantes, et se plièrent en deux pour échapper à cet oeil +fascinateur. Restaient la reine et la comtesse Hélène, cachées +toutes deux sous le voile noir; le voile en ce moment tremblait, +mais c'était un tremblement inégal, comme deux émotions diverses, +comme le battement de deux coeurs... deux épouvantes. Les reines ont +des peines faites pour leur âme: les autres terreurs ne sont rien, +comparées à celles-là. + +L'homme alors approcha lentement. Sous ce voile uni deux mains lui +étaient tendues, deux mains agitées. Il en prit une, et les +considérant toutes les deux: «Je vois, dit-il, deux mains +allemandes. La main que voici appartient à une jeune femme destinée +à tous les chagrins, à tous les plaisirs, aux folles joies, aux +vives douleurs, aux fugitives amours, dont le plus grand malheur +sera le veuvage, peut-être. Cessez donc de vous flatter, Madame +l'inconnue, et ne pensez pas que je confonde, aujourd'hui ni jamais, +ces doigts charmants avec cette main superbe... Et vous, Madame (en +même temps il se mit à genoux), à Dieu ne plaise que jamais vous +soyez confondue avec personne! Il n'y a là-haut qu'une étoile, elle +est vôtre! Une destinée... une seule est semblable à la vôtre!... +Cependant, Madame, agréez mon silence, agréez mes respects!...» + +Ici la reine rejeta son voile, et relevant la tête:--Je veux que +vous parliez, Monsieur, je veux tout savoir. Puis voyant que M. de +Vaudreuil était tout ému:--Du courage, et soyez un homme! Allons, +Monsieur de Vaudreuil, mettez-vous à mon ombre, et voyez si j'ai +peur. + +--«Madame, reprit le sorcier, debout devant la reine, il y a deux +portraits, dans ce palais, qui méritent toute votre attention. Vous +avez le portrait de Charles Stuart, acheté pour Louis XV par Mme +Dubarry. Ce portrait, il faudrait le regarder souvent, reine, c'est +un des ouvrages les plus intéressants du grand peintre Van Dick. + +«Quant à votre image à vous, Majesté, le tableau dans lequel madame +Lebrun vous a représentée assise au milieu de vos enfants, ne +trouvez-vous point qu'il ressemble au portrait d'Henriette de +France? Étudiez-le avec soin, de grâce! et demandez-vous d'où peut +venir tant de mélancolie, à propos d'un si aimable sujet? + +«Reine, il existe de grands noms dans le monde. Ces noms résonnent +comme un tonnerre au fond des âmes faibles; ils nous poursuivent +dans nos rêves, ils nous réveillent en sursaut, ils nous obsèdent; +ils s'interposent entre nous et le sommeil; nous avons beau faire, +il n'est rien qui puisse imposer silence au murmure effrayant de ces +noms qui se dressent en notre âme comme la flèche de Saint-Denis aux +yeux de Louis XIV, et quand nous murmurons tout bas les noms de +Lauzun, de Coigny ou de Vaudreuil, l'inflexible écho nous renvoie, +avec des larmes et des cris funèbres, les noms de Cromwell et de +Mirabeau!» + +Vous eussiez vu, en ce moment, le désordre universel. Tout +tremblait, tout frémissait; la reine accablée eût voulu rentrer sous +terre; au même instant les courtisans tiraient leur épée, et c'en +était fait du magicien, si le prince de Tarente ne l'eût protégé. +Cependant, l'effroi de la reine, la colère des seigneurs, ni son +propre danger n'épouvantèrent l'inconnu; sous les glaives nus, son +visage était immobile; après la prédiction fatale, il se retira +lentement, sans avoir donné aucun signe d'épouvante ou de pitié. + + + + +CHAPITRE III + + +Le départ du sorcier fut suivi d'une immense angoisse; évidemment sa +prédiction touchait à toutes les fibres de ces coeurs dévoués et +malades; sa voix retentissait encore, et ces pauvres femmes, +éplorées, entouraient la reine, muette de terreur; les hommes +gardaient un profond silence... et la reine était au désespoir: + +--Vous l'avez entendu! disait-elle. Il a nommé Coigny, Vaudreuil, +Lauzun! puis Charles Stuart et sa femme! Ces Stuarts qui occupent le +roi, nuit et jour... puis Cromwell et Mirabeau! Mirabeau, cet homme +déshonoré, que je n'ai pas voulu acheter! Ah! Marie! ah! Thaïs, mes +amies que je traîne aux abîmes, je ne le sens que trop, le sorcier a +dit vrai; nous sommes perdues, le trône est croulant, le peuple est +roi, la royauté s'efface à jamais; ces grands noms de reine et de +roi se perdent chaque jour, nous sommes perdus, moi la reine, et +vous, les amis de la reine!... Ah! meurtres! exil! prisons! +supplices!... Charles Stuart!... lord Cromwell! + +--Madame, reprenait madame de Lamballe, ô ma reine! écoutez-nous! +calmez-vous! Ah! tant pleurer les vains discours d'un fanatique! +N'êtes-vous donc pas la reine du beau royaume de France, la fille de +l'impératrice Marie-Thérèse, l'épouse du roi, la soeur de +l'empereur? + +--Hélas! disait la reine, hélas! Vaudreuil avait raison. Ces paroles +ne sont pas vaines. Ce n'est pas la première fois que j'en ai fait +l'affreux essai. Fiez-vous aux tristes pressentiments. Je suis née +malheureuse, et je mourrai malheureuse. Je vins au monde un jour... +le jour même du tremblement de terre de Lisbonne; j'ai été vomie par +le volcan, le volcan viendra pour me réclamer. Enfant, mille +terreurs accompagnèrent ce triste présage. L'empereur François, mon +auguste père, partait pour Inspruck; il était déjà sorti de son +palais, il partait, quand s'arrêtant tout à coup (madame de +Wolfenbuttel vous le dira, car c'est elle-même qui m'a portée à mon +père), l'empereur voulut embrasser sa fille encore une fois: Ma +fille, disait-il, je veux la voir! Quand je fus arrivée au niveau de +son coeur, l'empereur tendit les bras pour me recevoir; il +m'embrassa tendrement:--Ah! dit-il, me voilà mieux! vraiment, +j'avais besoin d'embrasser encore une fois cette enfant de ma +tendresse... Hélas! les pressentiments de mon père ne l'avaient pas +trompé; la mort l'atteignit dans sa route, et sa fille ne le revit +plus! + +Mais voici bien une autre misère. Écoutez-moi. Quand l'empereur +Joseph II perdit sa femme, ma jeune soeur Josèphe, un ange par la +beauté, un ange par le coeur, venait d'être accordée au roi de +Naples; elle partait le lendemain. L'impératrice, avant le départ de +Josèphe, ordonna que la jeune princesse irait prier sur le tombeau +de sa belle-soeur. La jeune reine, à cet ordre, devint tremblante; +l'idée horrible de s'agenouiller seule sur ce cercueil, dans ce +caveau funèbre, et de joindre les mains sur ces restes d'une +horrible maladie, était une idée insupportable... O mon Dieu! J'en +mourrai, j'en mourrai, ma soeur! me répétait Josèphe... Il fallut +obéir. Ce fut moi qui la rassurai, moi qui l'encourageai, moi qui la +conduisis jusqu'à la porte du caveau fatal; bien plus, j'y voulus +entrer, afin de l'encourager par ma présence... elle priait... elle +pleurait... et lorsqu'enfin nous quittâmes le cercueil, je fus +obligée de soutenir ma pauvre soeur. Vous le savez, ma cousine, +trois jours après elle était morte, et cette fois elle redescendit +dans le caveau funèbre pour n'en plus sortir. Alors la couronne +préparée pour Josèphe retomba sur la tête de sa soeur... On eût dit +la pierre même du tombeau. + +Il y avait à Vienne un savant docteur, un homme simple et poli, dont +la voix était touchante, et qui ne cherchait pas à faire peur. Il +passait pour un saint: sa parole était prophétique. À peine étais-je +appelée au trône de France, ma mère, à son tour, voulut consulter le +docteur.--Ne sera-t-elle pas bien heureuse? Est-il un plus bel +avenir dans le monde que le sien?--Majesté, reprit-il gravement, +sans répondre aux instances inquiètes, au regard suppliant de ma +mère, Majesté, il y a des croix pour toutes les épaules.--Vous le +voyez, ils s'accordent tous dans leurs présages. Faut-il à présent, +mes amis, que ces prédictions vous atteignent avec moi? + +Nous voulûmes répliquer. La reine continua:--Et la place Louis XV, +ce jour de fête qui devint un jour de deuil; et le pavillon qui me +reçut en France, le pavillon de mes noces; vous souvenez-vous +quelles tentures? Toute l'histoire des Atrides était représentée en +ces tapisseries formidables, horrible assemblage de meurtres sans +fin, de trahisons, de flots de sang; un repas funeste! Ah! reine +infortunée... un pareil spectacle à tes premiers regards... c'était +encore une prédiction! + +L'instant d'après la reine se leva. Quatre bougies au milieu du +salon brûlaient sur une table de marbre... une des bougies +s'éteignit tout à coup. + +La reine dit adieu à ses amies; elle tendit la main à la comtesse +Jules; la seconde bougie s'éteignit comme la première, sans cause +apparente. + +--Ceci est étrange! dit tout bas le superstitieux marquis de +Vaudreuil. + +--Étrange, en effet, reprit madame de Lamballe, et je voudrais qu'on +m'expliquât ce hasard. + +Madame de Lamballe achevait à peine de parler, quand la troisième +bougie vint à s'éteindre; une seule bougie restait, sa lumière était +vive et pure. + +--Si cette bougie s'éteint comme les trois autres, dit la reine, +d'un ton résolu et solennel, le sorcier a dit vrai! Nous sommes +perdues!... + +La quatrième bougie... à ces mots... s'éteignit. + + + + +CHAPITRE IV + + +Je passai la nuit au château: on conçoit que je dormis peu; toutes +les émotions de la journée et de ce terrible soir me poursuivirent +dans mon sommeil. J'avais donc vu cette reine en son intimité! Du +premier abord j'étais entré dans ce salon dont on disait tant de +fables... Un poëte allemand a fait, de nos jours, une ballade... et +le refrain de cette ballade, il convient fort au récit que je vous +fais en ce moment... _Les morts vont vite!_ + +J'aime assez cette étrange ballade, et je la compare avec l'étrange +histoire de 1789. Écoutez! La ballade commence au milieu d'une nuit +d'orage. Eh! là-bas, la chaumière est fermée; eh! la jeune fille +endormie... elle rêve... Eh! tout à coup, dans le lointain, se font +entendre les pas d'un cheval, le cheval approche; on frappe à la +porte de la chaumière.--Allons, descends, Louise, allons. Et la +voilà, réveillée en sursaut, qui descend vêtue à peine:--Ah! voilà +mon amoureux, Frédéric! Bonjour, Frédéric, revenu de la guerre. Mais +Frédéric: Hâte-toi, Louise et monte en croupe, sur mon +cheval!--Alors elle monte en croupe, entourant de ses deux bras le +cavalier au corsage de fer, et les voilà au galop... Derrière eux +disparaissent les vallées chargées de moissons, les hautes montagnes +où grimpe la vigne... en même temps, disparaissent la ville et le +hameau. Louisa tremble, et Frédéric s'en va, disant toujours: _Les +morts vont vite,--ils vont vite, les morts!_ + +La ballade finit dans une caverne, à l'heure où dansent les morts; +leurs os se dressent, leurs tendons renaissent, leurs têtes osseuses +se balancent sur les anneaux cliquetants de leur col décharné. +Frédéric baisse alors sa visière, il ôte son casque, et montre un +crâne dépouillé; il ôte ses gantelets... on ne voit plus que sa main +de squelette. À la fin Louisa meurt... à la lune nouvelle elle +reviendra pour ouvrir avec son amant-fantôme la danse des morts. + +Dans mon songe, entre la veille et le sommeil la cabane de la +ballade, c'était le château de Versailles, la fiancée était la reine +elle-même, et le cavalier noir ressemblait à beaucoup de figures, +entre autres à l'homme de la taverne du _Trompette blessé_. J'eus à +subir ainsi tout le reste d'un cauchemar poétique! Et voilà comme on +doit dormir au bruit du vent, sous le cadavre d'un malfaiteur, entre +deux gibets de carrefour! + +Quand je me réveillai dans ces demeures de la toute-puissance et de +la majesté royale, ô bonté divine! il n'y avait plus dans ces murs +que la Majesté souriante! Le jour était beau, le soleil radieux, le +ciel vaste et pur; tout le château s'animait des plus belles +passions de la vie... À la fin j'étais sûr d'être à Versailles, et +d'habiter le palais du roi. Tout s'éveillait, tout résonnait! La +garde montante allait au son des musiques remplacer les gardes de la +nuit passée; les Suisses du baron de Bezenval étaient rangés dans la +cour du château; les ministres se rendaient dans la chambre du +conseil; toute la noblesse du royaume de France, la robe, et l'épée, +et le cardinal, venaient faire leur cour au roi; dans un coin du +château on préparait la meute et les équipages de chasse; la galerie +se remplissait d'étrangers et de sujets. Bientôt le roi passa, les +trompettes sonnèrent, les tambours battirent aux champs, les +cent-suisses, espèce de géants armés, portèrent les armes, les +gentilshommes de service arrivèrent, en grand habit;... dans les +jardins le peuple, accouru pour saluer ce grand lever, criait: Vive +le roi! + +Fiez-vous aux songes, aux sorciers, aux mensonges, me dis-je en +moi-même. Cette monarchie... elle était croulante hier, elle est +forte, elle est riche, elle est grande ce matin! Et je fus tout +affligé d'avoir perdu la veille, sur des malheurs impossibles, tant +de larmes et tant d'émotions. + +Libre enfin de mes terreurs de la veille, heureux, content, dispos, +je descendis en triomphateur dans ce parc enchanté. Cet imposant +appareil de force et de pouvoir, au milieu du plus éclatant +appareil, me rassurait complètement et dissipait tous les nuages. +C'était la première fois, à ce degré suprême, que je comprenais +l'intime union de la monarchie et de la noblesse; la force du roi +était la mienne: hier j'avais porté le deuil de la monarchie; +aujourd'hui j'étais fier comme elle; aujourd'hui je relevais le +trône croulant; je rendais à la reine ses sujets empressés, son +pouvoir auguste; je lui rendais le charme intime de son intérieur, +ses causeries sans fiel, ses amitiés sans nuages; bien plus, je +revoyais Hélène elle-même, et, mettant à profit la force du monarque +et la stabilité du trône, je revenais à mon rêve d'amour. Insensé +que j'étais! Je me laissais prendre à ces vaines apparences! Je +prenais cette _maison du roi_, ces soldats, ces courtisans, ces +Suisses, ces chasseurs, ces gentilshommes, ces vains bruits de cor +et de tambour, pour la monarchie elle-même... Il me semblait qu'elle +était tout entière au milieu de ces bruits confus, de ces armes +sonores, de ces riches uniformes, de ces regrets silencieux... O +fantômes!... J'avais sous les yeux des fantômes. Hélas! ces bruits, +ces uniformes, ces capitaines des gardes, ces bâtons fleurdelisés, +ces épées, ces trompettes, ce mot d'ordre et ces tambours, n'étaient +plus guère que les dernières et frivoles apparences de la monarchie +épuisée... _Ici, le champ où fut Troie... Ici, les domaines du roi +Louis XIV!_... On avait arraché même les arbres séculaires que Sa +Majesté avait plantés... Le grand roi les avait plantés pour lui +seul; il avait cru bâtir un ombrage comme on lui creusait des +fleuves, comme on lui bâtissait des montagnes; l'arbre avait été +aussi éphémère que le maître, ils s'étaient séchés tous les deux le +même jour. Louis XV n'avait foulé que des feuilles mortes; Louis XVI +venait de remplacer ces arbres d'un jour par des chênes, qui veulent +des siècles pour grandir. + +Quand j'eus tout vu dans ces jardins: les jets d'eau, les cygnes, +les statues, les grottes, à présent sans mystères, les pins taillés +en pyramides, les chiffres, jeunes encore, de tant de beautés +évanouies, les hêtres à l'écorce raboteuse, où l'amour traçait tant +de serments que l'air emporta, les flatteries emblématiques, et les +dieux de la mythologie amoureuse dans leurs attributs divers, je +revins sur mes pas, cherchant les _Bains d'Apollon_ où le pauvre fou +devait m'attendre. Il avait un secret à me dire; il m'intéressait +vivement. Je découvris les _Bains d'Apollon_. C'était encore un +rocher factice, une fontaine tombante, un Océan d'une coudée, une +île enfantine, un abîme de trois pieds. Au sommet du rocher, on +voyait les neuf Muses entourant Apollon; Apollon, c'était toujours +Louis XIV. À droite du rocher, un grand cheval de marbre, au jarret +tendu, la tête courbée et la crinière flottante au sommet, semblait +vouloir se désaltérer dans l'Hippocrène; et l'Hippocrène, mince +filet d'eau, fuyait ses lèvres haletantes; image trop véritable de +la poésie en ces temps de révolution! + +Mon premier coup d'oeil fut pour le groupe en marbre; en me +retournant, je découvris, assis sur un banc, l'amoureux de la reine. +Il était moins défait que la veille, et son habit était décent. +Quand il me vit, il me salua poliment; je lui rendis son salut: nous +fûmes bientôt à côté l'un de l'autre, en vrais amis.--Vous voyez, +Monsieur, que je suis exact au rendez-vous, lui dis-je en +l'abordant.--J'y comptais, Monsieur, vous êtes trop bien né, vous +avez une trop noble figure pour vouloir manquer de parole à un +pauvre fou. D'ailleurs, vous êtes son compatriote et vous devez +aimer la reine; or c'est d'elle que je dois vous parler. + +À ces mots, le pauvre diable ayant tourné la tête d'un côté, pour +voir si nous étions seuls, et baissant la voix:--Vous allez savoir +mon secret, me dit-il; c'est à vous seul, à vous qui m'avez tendu la +main, que je veux me confier; écoutez-moi, soyez discret. La reine +(et ici il tourna encore ses regards çà et là), la reine... elle +n'est pas une reine, je le sais, je l'ai vu... j'en suis sûr! + +Je reculai d'étonnement; oubliant que je parlais à un fou. Mon +épouvante et ma surprise lui firent plaisir. + +--Vous croyez, me dit-il, habiter le palais d'un roi; vous dites que +ceci, ce ciel grisâtre, est la France! Quand le tambour bat aux +champs, et que vous entendez le bruit sec du mousquet que le soldat +présente, vous vous découvrez, et vous dites: C'est la reine qui +passe!... Et tout droit devant vous, vous arrivez à un palais de +belle apparence, et vous vous croyez au palais de madame de +Maintenon, à la vieillesse du roi Louis XIV, quand il devint +malheureux et dévot. Eh bien! non, vous vous trompez, ce sont autant +d'illusions de vos sens; tout ceci n'est pas Versailles, ce palais +là-bas n'est pas Trianon, cette reine... mais ne le dites pas, elle +est faite pour l'être, elle sera toujours la reine pour vous et pour +moi. + +J'écoutais sérieusement cet inconcevable discours; je me laissai +guider par le fou. Il me mena au petit Trianon que je n'avais pas vu +encore: à Trianon, ce lieu fameux, où la renommée (elle est si +bête!) jetait l'or et les pierreries à pleines mains. On nous ouvrit +les portes, grâce à mon fou. + +Je vis Trianon; je cherchai en vain le luxe oriental dont on parlait +dans le peuple et dans les pamphlets contre Sa Majesté, la _chambre +en diamants_ que demandaient à voir tous les étrangers qui +accouraient à Versailles; je fus étonné de la rusticité du petit +Trianon. La maison était toute simple, elle eût indigné une fille +d'Opéra. Le jardin anglais grimpait et tournait, et jetait çà et là +ses branches ébouriffées dans l'espace de quatre arpents. On entrait +par une porte bourgeoise, une sonnette avertissait le portier. On se +perdait tout d'abord entre deux montagnes, on traversait un pont +suspendu entre deux rocs, au bout de ce pont se trouvait _la +grotte_; de cette grotte on montait au sommet du pic par cinq +marches, où se trouvait un banc de pierre... Alors de ces hauteurs +l'oeil dominait la campagne environnante. Ici, sur ce banc, la reine +aimait à s'asseoir: souvent elle y restait des heures entières, +seule et pensive, écoutant nonchalamment les moindres bruits de la +campagne, le son du cor dans les bois, le chant des oiseaux sous les +branches. Elle était encore assise sur ce banc le jour même où ses +serviteurs tremblants et ses femmes éplorées, haletantes comme si +elles avaient vu un assassin, vinrent l'avertir que le peuple +envahissait le château, criant: La reine! et hurlant des +blasphèmes... Elle se leva... elle prit congé de ces chères +solitudes... Elle savait déjà qu'elle ne les devait plus revoir. + +Nous traversâmes la grotte en rocaille; nous montâmes les cinq +marches de la montagne, nous arrivâmes sur ces hauteurs factices, +aussi émus que si nous eussions foulé la cime la plus haute du +Mont-Blanc. Mon guide alors se retourne vers moi, et pousse un cri +de joie. + +--Ah! voyez-vous, dit-il, voyez-vous à nos pieds ce joli village?... +Ici nous sommes à cent lieues de Versailles,... voici le petit +village... Admirez le presbytère, la cabane du garde champêtre, +l'église surmontée d'une croix. Cette grande maison, revêtue +d'ardoises, c'est la maison du seigneur; la demeure du bailli, la +voilà. Voyez la vacherie aux flancs de la montagne; la laiterie est +à côté; reconnaissez-vous la Suisse, un pays fait pour le laitage et +la chanson, je le reconnais à ses montagnes chargées de neige, à ses +petites génisses, à son lac, à sa paix intérieure, au chaume de ses +toits. Approchez, s'il vous plaît, montons dans cette barque, elle +nous conduira sur l'autre rive, et nous entendrons toutes sortes de +chansons qui ne sont pas de chez nous! + +En effet, rien n'était plus villageois et plus rustique; on +n'entendait que murmures et bêlements, on ne voyait que chaume et +cabanes villageoises... Quels domaines pour une reine de France! et +quel goût champêtre avait élevé ce village? Salut, paysage de la +sainte Allemagne! salut, tableau sérieux de notre bonheur +domestique! + +En ce moment, j'aurais lu volontiers, même une idylle de Gessner. + +Mon guide était à mes côtés, partageant mon extase; il me conduisit +à l'étable, où ruminaient deux génisses enfouies sur une épaisse +litière. Il les flatta de la main, en les appelant par leurs +noms:--Bonjour Brunette et bonjour Blanchette!--Ici même, sur cette +paille, il avait vu la reine elle-même qui trayait les vaches. Elle +tenait d'une main un vase de terre, sous l'autre main le lait +ruisselait en écumant comme les cascades de son jardin. + +Tout le reste était à l'avenant, la laiterie était au grand complet, +vases grands et petits, battoirs, tamis.--Je l'ai vue, elle battait +le beurre! Un jour, à cette fenêtre, au mois de mai, elle était +debout et se reposait de son travail; je pris mon chapeau d'une +main, et, baissant la tête, je lui dis d'un ton de voix +pleureur:--Pour l'amour de Dieu, ma bonne dame, s'il vous plaît! +Aussitôt, en riant, elle me donna de son pain, de son beurre. À ces +souvenirs, une larme roula dans les yeux du pauvre fou. + +--Sur cette pelouse verte, je l'ai vue en jupon court, en gros +souliers, en bas de laine, en mouchoir de grosse indienne... au +soleil, riant, sautant, chantant, se livrant aux éclats d'une gaieté +champêtre; là, vous dis-je, et se tressant une couronne de bluets. + +Il me fit ainsi la description de cette maison rustique. Il en +savait les détours, il en avait vu toutes les fêtes, il avait été +paysan dans ce hameau dont le roi était le bailli; moissonneur dans +cette ferme dont la reine était la fermière; il avait semé ces +champs; il avait gardé ces troupeaux; il avait prié dans cette +chapelle qui avait un cardinal pour curé; tout cela était son bien, +son domaine et son Allemagne;... il s'était fait Allemand pour être +de la même nation que la reine, et de cette nature allemande il me +faisait les honneurs. + +Quand nous eûmes tout vu, et qu'il eut dit tout ce qu'il avait à me +dire, il nous fallut quitter ce jardin rempli de souvenirs. Arrivés +à la porte, il se retourna vers moi.--Croyez-vous, me dit-il, que +ce soit une reine à présent? + +Pauvre insensé! cette reine à ce point calomniée, méconnue, +injuriée, et il n'y a que toi qui l'aies aimée avec passion! qui +l'aies comprise aussi bien! + +À un certain endroit de l'avenue, il m'arrêta.--C'est ici, Monsieur, +que se cacha Damiens pour frapper Louis XV. Le coup manqua. +L'avertissement du ciel fut inutile; à la même place, ici, vous +dis-je, le vieux roi fut atteint, quinze années plus tard, des +premiers symptômes du mal qui l'emporta... C'était justice... il +mourut trop tard... en plein déluge... «Après moi le déluge!» était +son mot favori... et voilà comme il se fait que la majesté est +morte, et que le royaume est submergé. + +Il ajouta tristement:--Ces terres, que la chasse a dévastées, cette +plaine et ces forêts, tout ce monde royal ont été témoins de bien +des tristesses et de bien des douleurs. Louis XIV s'est promené dans +ces allées, couvert d'un cilice et menacé par l'Europe... Il +s'ennuyait... L'ennui tira Mme de Maintenon de ces belles demeures, +pour la jeter à Saint-Cyr, sous le rire moqueur du czar Pierre le +Grand, qui souleva la couverture de son lit, et la vit toute nue, et +ridée abominablement, cette femme au désespoir de ces grands rêves +qui s'achevaient dans le mépris et l'abandon! + +--Avancez, à chaque pas vous heurtez des souvenirs de mort; partout +la lancette au frère Côme, et partout des cadavres. Ici, est mort le +premier dauphin; ici, sa femme saxonne expira de douleur, sous les +tentures grises de son deuil. Il y a vingt ans, à cette maison +blanchie à la chaux vive que vous voyez là-bas, si vous vous étiez +approché la nuit, et que vous eussiez prêté une oreille attentive, +vous eussiez entendu à toute heure (hélas!) les vagissements d'un +enfant nouveau-né, les cris plaintifs des mères, le murmure de la +vierge enlevée à ses parents, ou vendue par eux, qui se livre à son +séducteur; bruits étranges et confus, pleins de terribles mystères +et de déshonneurs inouïs! Les saturnales de la royauté +s'accomplissaient dans cette maison du Parc-aux-Cerfs! À toute +heure, en ces ténèbres obscènes, le sang royal jaillissait de toutes +parts, abâtardi par le viol ou par l'inceste; un peuple bâtard de +princes honteux et de princesses misérables sortait de ces portes +dérobées, livré à toute les misères, à toutes les indigences, aux +supercheries les plus abominables... Ces petits Bourbons, celui-ci +devenait abbé, celle-là devenait, comme mademoiselle sa mère... une +prostituée, et le vieillard, leur père d'un instant, ne demanda +jamais ce que l'on faisait de ses filles et de ses garçons!... Dieu +soit loué! cette demeure abjecte est muette à la façon de ces lacs +sulfureux de l'Écriture, exécrés de la terre et du ciel! + +--Sans doute, vous ignorez l'horrible histoire de cette cour faite à +l'image odieuse du feu roi... Au premier abord vous la croiriez +pleine de voluptés et de bonheur, c'est une dérision de la renommée, +qui dénature tout ce qu'elle raconte. Louis XV est la pierre +angulaire d'un édifice qui va crouler; il ne parle à ses +complaisants que de la mort qui s'avance, il respire une odeur de +funérailles, même au sein de ses maîtresses. Dans les bras de sa +marquise ou de sa comtesse, les parfums les plus doux ont pour ce +fantôme une exhalaison de cadavre. Au milieu d'une chasse à Marly +(vous avez vu l'Atalante de Marly, comme elle ressemble à +Marie-Antoinette!), le roi rencontre un paysan qui portait une +bière:--Pour qui cette bière, demanda le roi, pour un homme ou pour +une femme?--Pour un homme, dit le rustre.--Et de quoi est-il +mort?--Cet homme est mort de faim!... reprit l'homme en portant sa +bière. Ici le fou se prit à rire:--Allons, roi, cherche à te +divertir, si tu peux; rassemble en troupeau tes maîtresses nubiles, +fais un haras de femmes dans ton parc déshonoré, chasse, honnête +roi, le cerf dix-cors... tu dois être heureux, à cette heure, où +l'on t'apprend que, dans ton royaume, et si près de ta majesté +paternelle, un homme est mort de faim! + +--Monsieur! Monsieur! continuait le fou, à deux lieues d'ici, sur +une hauteur, on a placé un joli cimetière: les murs sont garnis de +buis et de clématites, les croix de bois passent leurs têtes noires +au-dessus du mur, comme si elles appelaient chaque jour de nouveaux +morts; la cloche à la porte obéit au vent qui souffle, et se balance +avec un tintement inégal et capricieux, véritable musique de l'autre +monde. Un jour, le feu roi passait sous ces murailles silencieuses; +sa belle marquise en riant lui faisait mille joyeux et médisants +récits, lui jetant au visage, par intervalles, les fleurs tièdes et +parfumées qu'elle tenait cachées en son corsage.--Allons voir, dit +le roi, s'il y a des tombes ouvertes sous les cyprès... + +Ils allèrent au cimetière; en ce moment, trois tombes étaient +ouvertes toute fraîches, la terre était amoncelée ici et là, noire +et friable et prête à retomber des deux côtés. + +--Voici trois tombes! dit le roi, les mains crispées, les yeux +ouverts... C'est beaucoup!... + +--C'est à en faire venir l'eau à la bouche, reprit la marquise. + +Ils plaisantèrent sur ces trous, artistement creusés. + +Le roi ne songeait pas en ce moment qu'il y a toujours un tombeau +tout prêt à Saint-Denis, un _en cas_ funéraire pour la mortalité des +rois. Eh bien! ces trois tombes fraîches étaient un jouet du +fossoyeur; il les avait creusées en un moment de zèle et +d'oisiveté... Depuis ce temps la tombe royale s'est ouverte et +refermée à trois reprises... Les trois tombeaux villageois se sont +remplis de fleurettes et de gazons... Ainsi parlant et méditant, +nous arrivâmes, le fou et moi, jusque dans la grande avenue entre +Versailles et Paris, ou mon carrosse m'attendait. + + + + +CHAPITRE V + + +Un homme était assis dans mon carrosse. Au premier coup d'oeil je le +reconnus pour l'avoir rencontré dans la chambre haute du _Trompette +blessé_. Il m'avait même accompagné jusqu'à mon logis avec une +politesse qui lui était naturelle. Il avait une de ces nobles et +tristes figures qui vous suivent, une fois qu'on les a vues. On +comprenait confusément que, sous cette apparence indolente, se +cachait une âme active, que ce doux visage annonçait un coeur +souffrant, et qu'il y avait un but, irrévocablement tracé à cette +vie, obéissante, en apparence, à tous les hasards. + +Nécessairement, dans les têtes françaises de cette époque devaient +survenir une foule de réflexions bien faites pour donner de grandes +inquiétudes. Il ne s'agissait, pour les ambitieux ou tout simplement +pour les poltrons, rien moins que de rompre avec les traditions +passées, avec les leçons de l'enfance et les pouvoirs constitués +depuis le commencement de la monarchie, et pour peu que l'on fût +sorti du peuple, on comprenait vite et bien la force du peuple et la +faiblesse du trône, on se disait confusément: _Je tiens l'avenir!_ +et si l'on se demandait ce qu'on allait en faire, ici la réponse +était pleine d'inquiétude et de confusion. + +Le jeune homme en m'apercevant me tendit la main, comme s'il eût été +dans sa propre voiture.--Je retourne à Paris, me dit-il, et j'ai +pensé que vous me donneriez volontiers une place à côté de vous. Au +même instant il aperçut près de moi _l'amoureux de la reine_, et +tout de suite il courut au-devant de ce brave homme avec le plus +amical empressement.--Bonjour, Monsieur le conseiller, lui dit-il en +lui tendant la main, que je suis aise de vous voir, et quel bonheur +de vous rencontrer! + +Un éclair de joie brilla dans les yeux du pauvre fou; il réfléchit +un instant, puis il me regarda profondément, se consultant en +lui-même s'il pouvait parler devant moi; à la fin emporté par son +émotion:--C'est toi, Joseph, dit-il; c'est donc toi que je vois, mon +enfant, toi perdu depuis si longtemps dans la foule, et mon rival, +Joseph! Laisse-moi te voir à mon aise, hélas! c'est la première fois +que nous nous rencontrons, depuis que nous sommes devenus, toi plus +qu'un homme, et moi moins qu'un homme. Ami, crois-moi, cependant, si +tu ne m'as pas encore rencontré, c'est parce que je cherche au fond +des bois ce que tu cherches dans les villes; je suis fou ici; toi, +là-bas. Puis, s'approchant de lui, et cherchant à le +reconnaître:--Oh! mon Joseph, que te voilà changé! Tu n'es plus +jeune, ami; j'aurais peine à te reconnaître. Ah! quelle différence à +l'heure où tu essayais ton éloquence naissante au parlement de +Grenoble! Tes yeux lançaient la foudre et les éclairs; ta voix était +prompte et le digne écho des plus grandes pensées; ton âme honnête +et vaillante était poussée à toutes ces grandeurs de la parole; ô +maître! ô volcan! Et si parfois tu revenais sur la terre, ô Dieu! tu +n'étais plus alors que l'oiseau qui chante; on n'eût jamais dit que +Diderot était ton père, et que l'Encyclopédie était ta mère, avec +Voltaire pour ton parrain! Je te disais souvent:--Enfant du +paradoxe... ami de la vérité, te voilà en deux mots, Joseph, prends +garde au paradoxe, il te perdra. Touche avec précaution cette arme +éloquente; elle blesse; elle tue. Oui, tels étaient mes conseils; +mais quoi! tu ne m'as pas écouté; tu es devenu l'esclave des +théories brillantes et des rêveries impossibles; toi, si bon, tu es +venu dans ce Paris des ténèbres, poussé par d'horribles projets; si +modeste, une ambition fatale a gâté ton coeur; si calme et si doux, +tu n'as plus été qu'un homme absolument incapable d'écouter la +moindre parole d'humanité ou de raison. Tu es venu représenter le +peuple, ici, et tu le représentes en effet comme s'il t'avait donné +mission pour tout détruire en ce royaume éperdu! Joseph est parti en +colère, il est arrivé en colère, il a parlé en furieux, il s'est +irrité follement; il a porté une main sans pitié sur le trône, afin +qu'on dise autour de Joseph: Quel est ce hardi jeune homme?... O +misérable, indigne vanité de destruction, dans laquelle +malheureusement tu as été vaincu! Ainsi tu as accompli les doctrines +de tes maîtres, les démocrates du carrefour; tu as pris au sérieux +leurs romans frivoles; à ces folles doctrines tu as sacrifié le +bonheur, le repos, le charme et l'enchantement de ta jeunesse; adieu +aux joies innocentes de la famille, aux innocentes amours, aux +honnêtes plaisirs! tu ne les connais plus! Comme te voilà fait, +jeune homme! abattu, rêveur, plein de regrets de tes démences... on +te prendrait pour un conspirateur... Ainsi parlait le fou sans que +l'inconnu songeât à l'interrompre en ses imprécations... Puis, +s'animant peu à peu, il ajoutait:--Malheureux, vous l'avez voulu... +vous voilà dans les abîmes!... portez la peine exécrable, honteuse, +de vos folies; supportez le remords de vos crimes; expiez vos cruels +sophismes... Ambitieux d'un jour, vous avez brisé le trône, insulté +l'autel, flatté la force, anéanti le droit, renié la justice, +invoqué le parricide et défié la tempête... eh bien! vous saurez un +jour ce que c'est que d'être un renégat de sa raison et de son +coeur; vous saurez si jamais les passions pardonnent! Non, non, les +passions veulent qu'on leur obéisse et qu'on les flatte; elles sont +impitoyables; elles sont ingrates et menteuses; elles sont égoïstes +et cruelles. Voyez, elles vous tiennent; elles vous enchaînent; +elles vous dominent; elles obéissaient naguères, elles commandent +aujourd'hui; vous les conduisiez autrefois, elles vous entraînent à +présent. Dans quel abîme êtes-vous tombé, malheureux, dont le nom +est devenu une épouvante, une émeute, une condamnation? + +En ce moment, je vis se troubler et rougir l'inconnu qui s'appelait +Joseph, et soit qu'il eût honte de ces reproches mérités encore +cette fois, il en voulut finir avec cette philippique en plein +air:--Monsieur le conseiller, dit-il, vous n'avez pas encore parlé +de vos amours. + +Le fou soupira, et après un silence, il reprit d'un air touché:--Ah! +Joseph! Joseph! point d'ironie, et trêve aux questions indiscrètes! +J'aurais une trop belle revanche à prendre avec vous. Ainsi, +croyez-moi, ne parlez pas de mon amour, ou n'en parlez qu'avec +respect: je connais des amours d'hommes raisonnables qui ne sont pas +moins folles que les miennes... J'en sais qui parlent comme des +hommes, et que des hommes choisissent pour les représenter; ceux-là +sont proclamés sages et habiles, ils parlent en public; ils +raisonnent tout haut; ils détruisent les vieux principes; ils font +de nouveaux principes; on vante à haute voix leur éloquence et leur +logique. Admirables logiciens, en effet! Intelligences +toutes-puissantes! ils attaquent, ils renversent, ils brisent, ils +ruinent de fond en comble; et quand tout est fini, renversé, +détruit, ils s'arrêtent, ils regardent autour d'eux, et, dans ce +chaos lamentable, ils font un choix, ils se passionnent pour une +infortune isolée; ils veulent relever sur sa base éphémère le +chef-d'oeuvre éternel qu'ils ont foulé aux pieds; ils se prosternent +devant le chef-d'oeuvre, ils l'adorent; ils lui demandent pardon en +silence. Insensés, eux qui l'ont dégradé, qui l'ont perdu! insensés +et malheureux! D'autant plus malheureux que les ruines qu'ils ont +faites pour plaire à la foule appartiennent désormais à la foule; +elle y pose en sursaut son pied couvert de fange et de sang, et elle +dit: Cette ruine est ma ruine! Et si le ravageur veut relever +quelques fragments de ses ravages, le peuple aussitôt l'appelle un +traître, un égoïste; c'est l'histoire du vase de Soissons dont +Clovis prend envie, et que le soldat de Clovis brise à coups de +hache!... «Il n'y a point de faveur pour toi, notre chef, dit le +soldat, point de passion à ton usage; à toi comme aux autres, aux +autres comme à toi! rien de moins, rien de plus.» + +Et maintenant, je te dirai à mon tour: comment se porte votre +passion, monsieur le traître? et quels projets formez-vous pour vos +amours? Vous, cependant, le bel amoureux... un renégat, un ravageur, +un furieux qui veut se faire aimer parce qu'il se fait redoutable, +un idiot qui ne voit pas qu'il est déjà dépassé dans ses sentiers +furieux... Ah! le malvenu, ce Joseph... Il a beau parler haut et +brutalement, grossir sa voix et grandir sa menace; il ne voit pas +qu'il est vaincu sans peine et sans effort par un plus hardi courage +et plus audacieux que le sien; une voix plus formidable que la +sienne éclate et tonne, étouffant toutes les voix de l'entourage. +Entre ton amour et toi, monsieur Joseph, il existe un homme qui +t'éclipse et t'écrasera toujours. Tu es vaincu trois fois, Joseph; +vaincu, dans les projets de ton ambition, dans les efforts de ton +esprit, dans les voeux de ton coeur! Avec tes haines lamentables, il +ne te manquait plus qu'un amour malheureux... Dis-moi, cependant, je +te prie, as-tu jamais songé au résultat de toutes ces révoltes? +As-tu jamais pensé au bourreau qui tue, en l'adorant, la victime +qu'on lui jette? Ah! l'exécrable attentat! le supplice affreux! + +Cependant nous étions arrivés au bout de l'avenue:--Adieu donc, +adieu, Monsieur de Castelnaux! dit Joseph à l'inflexible conseiller, +et ils se jetaient dans les bras l'un de l'autre. + +--Adieu, reprit le fou, adieu, jeune homme, avec tant de génie et de +vertu, que le génie et la vertu ne sauveront pas! Adieu! tu portes +dans ton coeur un ver qui le ronge. Adieu, tu ferais mieux de +renoncer à être un grand homme, que d'obéir à ta passion comme +j'obéis à la mienne; et de redevenir tout simplement ce que je t'ai +connu. Je te le jure, ici, Joseph, j'aimerais mieux encore te voir +fou comme moi, que persistant dans ce que tu appelles ta sagesse. +Hélas! quelle différence, ami, si tu voulais partager ma folie et ne +pas aller plus loin que mes rêveries en plein air! que je serais +heureux et content de partager avec toi ma folie, et quel triomphe +aussi de te ramener vaincu et pardonné aux pieds charmants de tout +ce que j'aime!.. Hélas! hélas! vaine espérance! il n'y faut plus +penser... Là-dessus, il prit congé de nous, et, nous laissant sur la +grande route, il nous suivait encore du regard. + +À vingt pas de là, Joseph, mon compagnon, quelque peu calmé, se +retourna pour saluer une dernière fois l'_amoureux de la reine_.--Il +est mon compatriote, il m'a vu naître; il n'y a pas, ici-bas, de +plus digne objet de mon estime et de mes respects, et de ma profonde +pitié! ajouta Joseph en soupirant. + +Nous montâmes en voiture, et comme s'il eût fait les honneurs de son +propre carrosse, il me dit:--Placez-vous là; marchons au pas, et +causons. Qu'avez-vous fait hier, je vous prie? et songez avant de me +répondre que la question est importante et mérite qu'on y réponde +sérieusement. + +--Mon Dieu! lui dis-je, en le regardant d'un air étonné, quand j'ai +quitté l'Allemagne, il me semblait que j'étais ce qu'on appelle un +esprit fort; je passais à la cour pour un philosophe au moins égal à +l'empereur Joseph II. Mon départ fit autant de bruit qu'en eût pu +faire une rébellion ou une disgrâce. Cependant, à peine en France, +il arrive, en effet, que je suis le moins complet de tous les +hommes; je rencontre ici, là, partout, dans les clubs, sur les +grands chemins, à l'hôpital des fous, des maîtres inconnus qui me +dominent à leur première parole, et qui s'emparent de ma volonté à +leur premier geste; ils me donnent des ordres comme d'autres +donneraient des conseils; en un mot, j'étais venu ici pour apprendre +au moins agréablement les droits de l'homme, et moi, si volontaire +en Allemagne, et si libre, je courbe la tête ici, chez vous, +j'accepte avec résignation votre joug superbe, et j'obéis +volontiers; j'admire aussi; je reconnais tacitement ces nouveaux +pouvoirs que je ne puis nier, et dont je n'ai pas vu les titres. +Parlez donc, Monsieur, parlez sans crainte, on vous écoute; +interrogez, je répondrai; dites à mes chevaux d'aller au pas, ils +iront au pas. Je comprends à présent ces puissances inconnues dont +il est parlé dans les livres, qu'on ne peut nier, et auxquelles on +obéit malgré soi. + +Quand j'eus tout dit, mon étrange compagnon reprit la parole, et, +fort peu touché de ma soumission, il ne changea rien à son air +sévère; un vrai juge interroge avec plus de réserve et de +civilité.--Vous êtes allé à la cour hier? me dit-il. + +Je répondis:--Je suis allé à la cour. + +--Et vous avez vu la reine?--J'ai vu la reine.--Le soir même?--Le +soir même.--À quelle heure?--À dix heures.--Où était la reine hier +soir, s'il vous plaît? + +--Croyez-vous, repris-je, en fronçant mon sourcil olympien (c'est un +mot de landgrave!) que je puisse honorablement répondre à cette +question? Je consens bien à vous raconter ce qui m'est personnel, +vous dire mes propres aventures à moi, je le veux bien; mais +l'intérieur de la reine, son secret et sa vie! En vérité, monsieur, +je ne comprends pas que vous osiez m'adresser une pareille question! + +Il s'emporta.--Oh! dit-il, trêve à tant de délicatesse. Songez, +Monsieur, que c'est ici une sérieuse affaire. Répondez-moi, de +grâce, et nettement; il s'agit peut-être de personnes pour qui vous +donneriez votre sang! Répondez-moi, il y va de l'honneur! + +--Ou plutôt, reprit-il, car il me voyait résolu à ne rien répondre, +ou plutôt, si vous ne voulez pas répondre, écoutez-moi, écoutez; je +vais vous dire ici, moi-même, tout ce que vous avez fait cette nuit; +je vais vous raconter ce que vous avez vu dans les cachettes de ce +palais... Eh! quelle horrible imprudence, attentif à ces fatals +secrets! + +Il porta sa main à ses yeux: on voyait qu'il se faisait violence +pour me parler; j'attendis. + +--Hier, reprit-il, la reine a passé la soirée chez madame de +Polignac; vous y avez été introduit avec madame votre mère à dix +heures; vous y êtes resté jusqu'à minuit. Ici il s'arrêta, et d'un +ton solennel et suppliant: Répondez-moi, de grâce! répondez: y +étiez-vous à minuit? + +--Ainsi, reprit-il à voix basse et chagrine, vous avez vu +Cagliostro? + +--Le sorcier était le comte Cagliostro?... m'écriai-je. + +--Allons donc, est-ce possible? Il est encore à Rome, au fort +_Saint-Ange_, le seigneur Cagliostro. Cependant vous devez savoir +que dans cet imbécile et crédule pays Cagliostro ne meurt pas; +véritable patrie des charlatans, des alchimistes et des faussaires, +la France, à tout prix, veut savoir ce qu'il y a de nouveau chaque +jour... À force de ne pas croire en Dieu, elle interroge, à chaque +instant, le passé, le présent et l'avenir; la France appartient aux +sorciers beaucoup plus qu'aux philosophes. Voyez la honte! aux pieds +de Cagliostro s'agenouille un cardinal-duc, qui se fait rajeunir! Ce +misérable Cagliostro vole et ment à perdre haleine... On le chasse, +on l'enferme; une monarchie est troublée et déshonorée, ou peu s'en +faut, par ses trahisons et par ses mensonges; une reine est chargée +d'outrages, et le lendemain du jour où le fourbe est puni, au lieu +d'un seul Cagliostro, Paris en a dix. On ne sait plus leur nombre, +on ne les compte pas. La cour veut savoir l'avenir comme les gens du +peuple; aussitôt toutes les portes, des portes qui m'auraient été +fermées à moi-même, impitoyablement fermées, s'ouvrent au devin; il +gratte à la porte et la porte lui est ouverte, à lui, un bouffon de +carrefour; il s'empare, au bal, de la main d'une reine; cette main +lui est laissée, il a le droit de la toucher, il la touche, et il se +penche à la ternir de son souffle impur! Damnation! imbécile cour! +imbécile femme! Oui, malheureuse, infortunée!... en effet, livrer sa +main à ce misérable, à ce mercenaire! O ces femmes! ces reines! +elles sont folles! Ouvrir sa porte à Cagliostro... pendant qu'à +moi... mais moi, je n'oserais pas y poser mes lèvres à genoux! ô +reine! ô femme! Alors, c'est seulement alors qu'un véritable devin +serait à tes ordres, alors vraiment tu saurais l'avenir; car c'est +moi qui te dirais l'avenir; moi tremblant pour ton sort, moi qui +voudrais te sauver, pauvre étrangère! Ah! cette main! ce Cagliostro! +cette confiance à lui... cette haine à moi, à moi terrible, à moi +tout-puissant, à moi blessé au coeur, à moi qui l'aime, à moi dévoué +si elle voulait! Mais, me dis-je, elle ne me fait même pas l'honneur +de me craindre, ou de me haïr... Elle n'a pas même du mépris pour +moi; elle méprise un seul homme dans l'assemblée nationale, et cet +homme ce n'est pas moi! Elle ne craint qu'un homme, un seul... elle +me dédaigne... Il est vrai que je l'ai personnellement raillée, et +que je lui ai fait de grandes peurs; j'ai menacé, j'ai crié, j'ai +prononcé d'horribles voeux; j'ai été quelquefois orateur, j'imagine; +et vil ou glorieux, elle n'a jamais voulu me voir! Or, n'ayant pas +voulu me voir, et moi, voulant lui parler, fatigué de tant +d'efforts, j'ai choisi un intermédiaire qui fût à la taille d'une +reine, je lui ai ressuscité Cagliostro. + +Et dites-moi, Monsieur, mon Cagliostro a-t-il été bien terrible, la +nuit passée? Cette dédaigneuse majesté, la reine surtout, la reine +a-t-elle eu peur? + +--Oui, Monsieur, répondis-je, oui, vous pouvez vous réjouir, votre +projet a réussi; votre Cagliostro a fait peur, et moi, étranger, moi +peu habitué aux devins, j'ai pris facilement le faux Cagliostro pour +le véritable. Encore une fois, félicitez-vous, la reine a eu peur! +Ah! si vous avez voulu attrister cette soirée, si vous avez voulu +vous jouer de la crédulité des femmes, si vous avez voulu éprouver +par vous-même le courage des hommes et combien c'est peu de chose +que ces brillants courages arrachés à leurs habitudes ordinaires, +certainement vous avez réussi; jamais terreur ne fut plus grande, et +découragement plus universel, plus complet... À mon tour, si vous me +permettez de vous interroger, de quel droit, je vous prie, osez-vous +troubler ainsi la reine dans son intimité? Comment, vous, jeune +homme, pour me servir de votre langage, venez-vous empoisonner ces +joies innocentes et ces confidences d'intérieur, par les +épouvantables prédictions d'un charlatan? J'ai entendu parler +autrefois d'une société de mauvais plaisants, qui s'amusaient à se +moquer des incrédules; oseriez-vous vous attaquer à des crédulités +royales? iriez-vous de Poinsinet et du prince d'Hénin jusqu'à la +femme de votre maître, à la fille de Marie-Thérèse d'Autriche? En ce +cas, Monsieur, ceci serait une injure punissable, une injure même +personnelle; car moi aussi j'ai été la victime de votre +plaisanterie; moi aussi j'ai eu peur, et la peur ne se pardonne pas! + +Il reprit:--Que parlez-vous de jeu, de fête et de plaisir? +sommes-nous à une époque plaisante? À coup sûr, ceci n'est point un +jeu. J'y vais sérieusement, je vous jure, en cette tentative inouïe. +Or, ne pouvant parler à la reine, et lui dire en même temps qui je +suis; ne pouvant la voir et l'approcher qu'à son grand concert ou à +sa chapelle, et voulant donner à cette frivole majesté quelques +avertissements salutaires, j'ai choisi des moyens frivoles; j'ai +parlé à son imagination plus qu'à son esprit; je lui ai fait dire +hier encore par une voix étrangère tout ce que pensait la ville, et +les menaces du peuple, enfin les tempêtes dont le temps est gros. À +ces menaces vous avez eu peur, dites-vous; la reine a frémi... je le +crois bien, que vous avez eu peur; moi-même je tremblais en dictant +ces révélations suprêmes. En effet, tout cela est la vérité même; en +effet cet avenir terrible arrive, il nous opprime, il est dans les +faubourgs, il est partout en France, en Europe et dans le monde. +Est-ce que vous n'entendez pas les menaces? est-ce que vous ne voyez +pas les écueils où viendra se briser irréparablement cette monarchie +haute de neuf siècles, dont les éclats dispersés au loin ébranleront +tous les trônes de l'univers? + +--Mais quoi! on dirait que le tonnerre est impuissant à réveiller +ces royautés endormies! Cette nuit même, avez-vous remarqué le nom +terrible et glorieux que mon sorcier a jeté dans les oreilles de la +reine?... Un nom sonore et d'une physionomie active et redoutable, +un lamentable écho; il a retenti comme le nom de Cromwell. Mirabeau: +ce nom seul a glacé toutes les âmes imprévoyantes... Mirabeau... Lui +tout seul, il va suffire à briser un monde... + +Oui! mais quand le frisson a passé, tout s'oublie. Ils ont peur sans +rien comprendre; ils se disent entre eux: _C'est un jeu!_ et ils +s'endorment paisiblement, sans prévoir que le lendemain sera le jour +sans lendemain peut-être... Insensé que je suis de m'inquiéter de +cette reine inintelligente qui se tient là-bas bien tranquille, et +qui ne conçoit pas un mot des avertissements que je lui envoyais! +Malheureuse!... ah! malheureuse!--Ainsi il parla longtemps, exalté, +furieux. + +--Monsieur, me dit-il d'une voix très-calme, avant peu, j'en ai +peur, vous comprendrez si la scène de la nuit passée était une +jonglerie, et si nos esprits forts ne devaient pas en tirer quelque +profit. Quant à moi, j'y renonce... Assez longtemps j'ai attendu +qu'ils eussent des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre... +Ils sont sourds... Elle est aveugle... Elle est perdue +irrévocablement, sans retour et sans espoir. + +--Pourquoi perdue? et pourquoi sans espoir? m'écriai-je épouvanté +moi-même de cet accent plein de tristesse et de vérité. + +--Oh! reprit-il, vous ne comprenez pas ces choses; elles sont sous +votre regard et vous ne les voyez pas; si vous vouliez en avoir +quelques salutaires explications, il faudrait savoir, auparavant, si +nous pourrions compter sur vous? + +--Je ne puis rien vous dire à ce sujet, répondis-je; en ce moment +j'ignore à quelle conspiration vous obéissez et de quels dangers la +reine est menacée; avant tout je dois me souvenir que je suis +étranger, fort ignorant des choses du temps présent et qu'il m'est +défendu, plus qu'à tout autre étranger, de me mêler aux intrigues de +la cour ou du peuple. En effet, je comprends qu'ici l'intrigue est +double, quoique je sois en peine de comprendre comment vous vous +trouvez dans cette double intrigue; vous, Monsieur, que j'ai +rencontré dans le club du _Trompette blessé_, parmi les détracteurs +les plus ardents de l'autorité royale, et que je retrouve +aujourd'hui dans les jardins de Versailles estimé et connu du fou de +la reine: évidemment vous jouez deux jeux, Monsieur: vous êtes un +traître ici ou là. De deux trahisons: ou vous trahissez la reine, ou +vous trahissez le parti du peuple auquel vous appartenez; voilà des +choses vraiment que je ne saurais comprendre et que je comprends +pas! Disant ces mots, je regardais mon compagnon; il ne changea pas +de couleur, et me dit: + +--Oui, j'appartiens au peuple, et j'en sors; je veux, moi aussi, le +perdre à jamais ce trône insensé et chancelant du faîte à la base, +et ce n'est pas de ce projet-là que je vous parle. Un prince, un +Allemand, un seigneur, travailler à la liberté française; y +pensez-vous, Monseigneur? La liberté ne voudrait pas de vos +services; aussi bien n'est-ce pas de liberté que je vous parle. +Ainsi, croyez-moi, ne vous inquiétez donc pas de nos projets; +laissez le tribun à ses propres forces; je n'ai que trop la +puissance de détruire ce que je veux détruire; en revanche (et voilà +pourquoi je m'adresse à vous) j'ai besoin de tous les appuis, et du +vôtre peut-être, afin de sauver la fille de vos rois, votre +archiduchesse, Marie-Antoinette d'Autriche... et maintenant, +Monsieur, répondez, me comprenez-vous? + +--Sauver la reine et briser le trône! Eh bien! je ne comprends pas +cela, je ne le comprends pas. + +--Au fait! s'écria-t-il, qui vous parle ici de la reine? Est-ce +qu'on vous dit un mot de la reine? On vous parle, et je vous ai +parlé uniquement de Marie-Antoinette; on vous parle au nom de la +femme innocente et belle, au nom de ses chagrins, de ses malheurs, +de sa ruine imminente et des périls qui l'entourent. Et maintenant +comprenez-vous comment je suis double, et que je le suis sans trahir +personne? Oui, je perdrai le trône, oui, je sauverai +Marie-Antoinette sans être infidèle à ma mission; et voilà comme, et +voilà pourquoi je puis avoir besoin de vous, prince de l'empire +allemand! + +--Monsieur, lui dis-je, il y a bien de la mobilité dans votre +conduite, et vos discours sont à double sens; donc permettez que je +m'explique, et voyez si j'ai compris tout ce que je puis comprendre +à vos projets. Vous aimez, vous haïssez; vous êtes sûr de vos +haines, vous doutez de vos amours, et parce qu'en effet votre +étrange passion a besoin de mes services, il faut que je fasse ici, +par vertu, ce que vous faites par égoïsme! Ainsi pour vous tous les +plaisirs de l'amour et de la haine; et pour moi, toutes les +inquiétudes les plus cruelles du dévouement absolu; il faut +désormais que je conspire avec vous, contre vous-même, que je vous +aide à sauver la reine (encore est-ce bien la reine?) des débris du +trône que vous allez renverser; il faut que je répare, à force de +courage et de vertu, les crimes que vous méditez. En un mot, je suis +votre esclave, et je dois vous obéir aveuglément; je veux sauver la +soeur de notre empereur, en pensant que je n'ai le droit de rien +demander, si je ne veux point partager vos projets parricides contre +la reine. Est-ce bien cela, Monsieur? et cependant savez-vous une +position plus équivoque et plus malheureuse? Eh bien! voyez si toute +votre orgueilleuse démocratie accomplirait l'action que vous +demandez à ma seigneurie; il faut que je vous obéisse et je vous +obéirai; j'accepte avec orgueil cet humble rôle, et je vous obéirai +comme un esclave... à condition que vous sauverez ma princesse... +Ainsi vous le voulez, conspirons l'un l'autre, et seulement +tenez-vous pour averti que je veux sauver la femme... et la reine, +si je puis. + +--Prenez garde, reprit-il, de perdre en même temps la reine et la +femme par trop de bonne volonté et trop de hâte. Enfin, n'oubliez +pas que nous courons un grand danger. + +--Je n'ai pas vu encore le danger dont vous me parlez, répondis-je; +à vous dire vrai, je n'y crois pas, mais je vais l'étudier. + +Ici s'arrêta cette conversation fort incomplète et fort obscure, et +cependant je me voyais chargé d'une grande responsabilité par un +homme tel que moi, ignorant des choses et des hommes que j'avais +sous les yeux. J'étais malheureux de l'obscurité dans laquelle je +marchais; j'étais malheureux de me savoir nécessaire à quelqu'un +dans ce pays, plein d'embûches, de mystères, de menaces... +Qu'allais-je faire et comment retrouver ma vie en ces ténèbres?... +Je fus interrompu dans ces réflexions très-sérieuses par mon +complice intelligent. + +--Prenez garde à ne rien changer à vos habitudes, me dit-il; au +contraire, abandonnez-vous à vos penchants de jeune homme, à votre +rêverie allemande. Allez au bal, si vous aimez le bal; faites +l'amour, si vous aimez l'amour: seulement hâtez-vous, quand tout se +hâte; il serait malhabile et malséant aujourd'hui de consacrer plus +d'une heure à l'amour éternel. + +Là-dessus, il me quitta... Et je respirai comme un écolier à qui son +maître a donné un jour de congé. + + + + +CHAPITRE VI + + +Le lendemain de mon innocente conjuration, le surlendemain de ma +présentation à Versailles, et ma mère absente, il me prit une +étrange fantaisie:--Allons, me dis-je, allons au bal de l'Opéra! + +Ce bal de l'Opéra fut le dernier auquel assista le Paris de la +révolution. Depuis ce temps je ne crois pas que ces fêtes nocturnes, +à l'usage de la cour, se soient renouvelées. Des fêtes semblables ne +se voient pas deux fois en deux siècles. Au moment dont je parle, au +plus fort des enivrantes solennités du carnaval, le bal de l'Opéra +était le seul moment d'égalité qui fût en France... Épouvantable et +charmante façon de réunir tous les extrêmes, de combler toutes les +distances! Il est nuit, les bougies étincellent, la vaste salle est +jonchée de fleurs, l'orchestre chante, et déjà tout est prêt pour +cette confusion des confusions. Çà! ruez-vous dans ces abîmes de la +chair fraîche et parée, ô peuple! Arrivez, grands seigneurs, +comédiens, grandes dames, courtisanes, princesses et danseuses, +escrocs et princes du sang, étrangers, gens d'église; arrivez,... il +est temps; venez, dépouillez vos titres, oubliez votre rang, passez +au niveau; mademoiselle Guimard, à défaut de toute autre, sera la +reine de cette nuit de plaisir; Vestris ou Gardel seront les dieux. +À ces despotes souverains de ce monde nocturne, apportez en tribut +beauté, jeunesse, esprit, talent, fortune et santé, afin que le +genre humain se roule en ces enivrements. C'est cela! Tout se +confond: les soupirs, les remords, les trahisons, les voluptés. Et +cela se presse et se mêle, et comme il est convenu que dans ces +abîmes il ne peut y avoir que des grands seigneurs ou des femmes +déshonorées, vous voyez se glisser sourdement les puissances +naissantes sorties du sein du peuple; irrégulières puissances, qui +bientôt remplaceront toutes les autres; elles se cachent encore dans +la foule des grands; elles observent, elles étudient; elles +partagent cette immorale nuit inventée aux écoles de Sardanapale! O +ruine! abjection! fièvre impudique! ô splendide prostitution des +corps et des âmes! quand tout se déguise et s'avilit à plaisir, +quand le cordon bleu se cache sous l'habit d'Arlequin, quand le +prêtre arrive en Gilles, dansant, comme David, la danse aux gestes +obscènes; quand la grande dame étale à plaisir sa gorge en avant des +gorges prostituées; quand la prostituée arrive et jette aux vents +les lascifs hennissements de son argot! Il y a là quelques heures de +délire, une vraie nuit de Pétrone. En ce moment montent au coeur +enfiévré la vapeur des femmes assemblées, le murmure des voix qui +s'appellent, le bruit des mains qui se cherchent. Il y a des éclats +terribles, des silences affreux... Voyez! partout l'égalité a passé +son joug, l'humanité est rabaissée au moins de trois pieds. À cette +heure, il n'y a plus de nom propre et plus de moi humain qui ose ici +se révéler; les fanges chantent leur cantique, le ruisseau se +lamente, le carrefour danse avec la borne. À cette heure, il n'y a +point de honte au front, point de remords au coeur, pas de frein au +langage, et la nudité même des corps n'a rien qui les effraie! + +Entendez-vous ces cris, ces rires, ces blasphèmes, ces mugissements, +ces rugissements? + +J'entrai donc à ce bal de l'Opéra comme on entre au milieu de la +fournaise ardente... Ah! quel délire! Ah! quels rêves! Tout +brûlait... Je brûlais! Jamais bruits si étranges n'avaient frappé +mon oreille, et jamais plus vifs désirs n'avaient pénétré jusqu'à +mon âme en même temps; j'étais ivre et j'étais fou; je cherchais à +qui parler dans cette foule... Oui, mais cette foule ardente était +un rendez-vous général où tout était décidé à l'avance, où chacun se +rencontrait à coup sûr, et jamais on ne fut plus seul que j'étais +seul. À cette heure, en ce lieu, la dernière des courtisanes +doublait de valeur... Il fallait être un des seigneurs de Versailles +ou de la Comédie, un mousquetaire, un évêque, un duc et pair, un +prince du sang, pour obtenir un sourire... Eh! que vouliez-vous que +ces dames fissent d'un burgrave allemand? + +Souvent, dans ces bruits divers, un frémissement nouveau se faisait +entendre: alors, avertie à je ne sais quelles palpitations, la foule +allait se précipitant dans les loges. On montait sur les banquettes, +une haie active et curieuse se formait subitement; dans cette haie +arrivaient et passaient, masqués, silencieux, de nouveaux masques, +et l'on se disait tout bas, désignant chacun les nouveaux +venus:--C'est monseigneur! c'est le duc d'Orléans! c'est la reine! À +quoi l'on devinait, je l'ignore, et peut-être était-ce un mensonge +de plus, et celle qu'on saluait pour la reine était à peine une +danseuse de l'Opéra. + +Revenu de ma première surprise et tâchant de me calmer, je +m'ennuyais, quand tout à coup la foule s'écria:--«Voilà M. de +Mirabeau!» À ce grand nom, je me retourne, et je vois justement mon +héros de l'autre jour. C'était bien lui, mais tout glorieux, tout +gonflé, tout rempli de son importance! Il passait, semblable au feu +qui passe et se fraie une route en brûlant. Ce hardi gentilhomme +était évidemment plongé dans une ivresse joviale; il arrivait à ce +bal poussé par l'amour; il cherchait je ne sais quelle femme +obéissante qu'il appelait à haute voix, apostrophant de côté et +d'autre ses amis et ses ennemis, tendant la main à tous les +mousquetaires de sa connaissance, un vrai mauvais sujet de caserne, +enluminé, gourmand, charmant!... Tel il était; et maintenant, à +cette heure, il me semblait que je le voyais pour la première fois. +Il allait plein de force et de grâce, acceptant également la +raillerie et la louange, écoutant le sarcasme et répondant par un +bon mot, gai jusqu'à la licence, imprudent jusqu'à la folie, +abordant l'une, abordé par l'autre et tutoyant et tutoyé. Il avait +toutes les physionomies, il parlait toutes les langues, dans tous +les accents. Il était bien l'homme éloquent des plus grandes +affaires et l'homme ingénieux des plus charmants plaisirs; si vif, +si gai, si fin, si joyeux, si grand seigneur, riant comme un fou, +causant comme on crie. Les mains d'une femme et le regard d'un +aigle... il attirait, il fascinait, il brûlait... Et moi, je le +suivais dans sa lumière et dans son sillon, oubliant toute chose; et +que j'aurais bien donné la plus belle part de ma principauté pour +qu'il m'accordât un coup d'oeil... + +Il ne me voyait pas; il voyait tout le monde et ne regardait +personne; il s'enivrait de l'enivrement universel... On eût dit que +parfois le donjon de Vincennes, le fort de Joux, toutes les prisons, +passaient sous ses yeux éblouis, comme un encouragement à s'emparer +de la vie et de la gloire. Et songez que cet homme était l'appui, le +dernier appui de tant de siècles que sa parole avait fait crouler! + +Je me trompais en pensant que M. de Mirabeau ne m'avait pas vu dans +la foule. Un petit masque, enrubané de la tête aux pieds, vint +s'asseoir près de moi, et d'une voix futée, il me dit:--Seigneur, +vous êtes invité à souper, ce matin, après le bal. + +Et voyant que je m'étonnais: + +--Oui, reprit-elle, avec des demoiselles de ma sorte et les plus +grands seigneurs de la cour; nous disons les plus grands noms et les +plus révérés de la monarchie, à savoir: le marquis de Fénelon, le +prince de Monaco, le prince de Bauffremont, le prince de Montbarrey, +le duc de Fitz-James et, par-dessus le marché, mes grandes cousines +et mes petites soeurs de l'opéra, mesdemoiselles Guimard, Adeline, +mademoiselle Luzy, mademoiselle Arnoult. Nous y joindrons, si vous +voulez, quelques bouffons de renom, des gens de lettres, La Harpe, +Laclos, Chamfort, et, si nous pouvons l'avoir, Rétif de La Bretonne, +un rustre en baillons. Là, voyons, laissez-vous faire, obéissez et +trouvez-vous sous la loge de la reine à deux heures du matin. + +--Et toi, mon petit masque, où vas-tu? Comment, tu m'abandonnes à la +solitude, esprit follet?--J'en suis fâchée, me dit-elle; mais, avec +la permission de Monseigneur, j'irai rejoindre un prince qui vaut +mieux que vous, Monseigneur... Et elle s'en fut légère et piquante +comme une abeille! + +Et moi, resté seul, plein d'envie à l'aspect de ce Mirabeau, roi des +aventures galantes et des rencontres joviales, je revins par un long +détour à mes sombres pensées. Ces plaisirs, où je trouvais si peu ma +part, me parurent bientôt misérables. Cet amour banal, dont je +n'avais ni le secret ni le langage, me trouva timide, et je me +retirais à l'écart, loin de ces intrigues croisées où je ne pouvais +être qu'un embarras, justement au coin de la reine, à cette même +place où déjà s'était opérée une révolution. + +Révolution innocente, et toute en faveur de l'art, quand la jeune +Marie-Antoinette, dauphine alors sous un roi qui se meurt, jeune et +chaste princesse exposée au contact de la comtesse du Barry, la +consolation et l'espoir de tout un peuple affligé par le hideux +spectacle d'une royauté avilie, s'en vint un soir à l'opéra, tenant +par la main le révolutionnaire Gluck; Gluck, le Mirabeau de la +musique en France, celui qui donna à la France _Armide_, _Alceste_, +_Orphée_, et les deux _Iphigénies_. Digne de l'_Iphigénie_ de +Racine, l'_Iphigénie_ de Gluck, c'était toute une révolution, +c'était un des premiers bienfaits de Madame la Dauphine. La première +elle soutint les novateurs dans leurs essais les plus hardis. Sous +les yeux de Marie-Antoinette, et parce qu'elle applaudissait Gluck +jusqu'à l'admiration, on applaudit Gluck jusqu'au duel. La +révolution musicale s'accomplit avec des transports de joie et des +cris de plaisir; elle triompha comme toutes les révolutions +triomphent, par la force, jointe à la conviction; l'art, obéissant à +cette vie inespérée, marcha en avant, aux grands transports de la +jeune Dauphine étonnée et charmée aussi de son triomphe! Aussi le +peuple entier lui avait consacré la belle chanson: «Chantons, +célébrons notre Reine!...» Et les plus douces larmes venaient à ces +beaux yeux, chaque fois qu'elle l'entendait chanter. + +Et maintenant, me disais-je à moi-même, que sont devenues ces +disputes animées, le soir, quand le lustre étincelle, à l'heure où +le roi et la reine, assis dans leur loge, donnaient le signal au +vieux Gluck, quand les dieux et les déesses de l'Olympe descendent +du ciel, quand l'harmonie emporte en haut toutes les âmes, quand on +crie à la fois: Vive Gluck! vive la reine! quand J.-J. Rousseau s'en +vient, timide et superbe, assister aux enchantements du _Devin du +Village_?.. Où sont-ils ces instants d'un délire ingénieux? +Artistes, qu'avez-vous fait de ces illusions décevantes? + +Hélas! le vieux Gluck est mort à Vienne, en priant pour la reine de +France, sa protectrice et son élève; J.-J. Rousseau, le musicien, +est mort en pleurant sa jeunesse et ses rêves; la révolution faite +pour les arts, et qui leur est si favorable, a passé de l'art à la +politique; elle dédaigne en ce moment les jeux futiles; elle en veut +aux rois à présent. + +Ainsi, toujours préoccupé du passé ou de l'avenir, toujours loin du +présent, je m'inquiétais tout à mon aise et je serais resté à la +même place, toute la nuit, préoccupé des mêmes pensées, si je +n'avais pas été interrompu dans ma rêverie par une aventure étrange, +à laquelle je n'avais nul droit de m'attendre. Or, cette aventure a +décidé de ma vie entière, et peu s'en faut qu'elle n'ait fait de +moi, qui vous parle, un marquis de l'OEil de Boeuf, un roué du +Palais-Royal, un Lauzun, un Richelieu, le Moncade errant à travers +tous les amours, sans y jamais rien laisser; mais, Dieu soit loué! +nul ne saurait mentir à son âme, à son esprit, à son coeur... et +dans ce bonheur inespéré, dans cette minute heureuse... ô gloire et +bonheur, et le premier enivrement étant passé, je suis resté le +galant homme que j'étais. + +Mais quoi! je suis attendu par la fête de tout à l'heure: + +«Allons, saute, marquis!» prends ta part de ces folies de la nuit +suprême, et demain,.. demain, tu raconteras l'aventure de cette +nuit! + +J'eus d'abord quelque peine à retrouver mon introducteur dans la +fête où il devait me conduire; il avait oublié l'heure, et, lancé +dans la foule, il s'abandonnait librement à tous ses délires; mais +enfin le hasard le poussa vers moi qui l'attendais... + +Il n'était pas seul; il tenait dans ses bras une femme éclatante et +très-jolie: une brune, à l'oeil vif, aux lèvres rebondies, au teint +coloré: c'était sa conquête heureuse de ce moment où il ne pensait +qu'au plaisir. Cette élégante, svelte et charmante femme avait ôté +son masque, et, contente et fière de son cavalier, elle le regardait +avec un sourire... Il y avait dans ce sourire une double joie... +Évidemment cette femme était doublement heureuse; elle aimait et +elle était aimée, et puis elle trahissait quelque brave homme qui se +fiait à ses serments. + +--Il est temps de partir, Clary; votre mari ne vous attend plus à +cette heure; donnez-moi la nuit tout entière, ainsi nous arrangerons +tout cela demain. + +La femme aux yeux noirs répondit par un sourire, et nous fûmes +souper tous les trois, remettant le mari au lendemain. + +Le souper était dressé sur le rempart, dans le faubourg, en +quelqu'une de ces petites et discrètes maisons bâties, vernies, +dorées, tapissées pour le mystérieux accomplissement des vices du +peuple d'en haut. Dans ces murs sombres au dehors, pleins de lumière +et de parfums, les seigneurs et ce monde croulant amenaient les +tristes complices de leurs voluptés passagères; le vice habitait ce +somptueux hôtel; _la petite maison_ était son logis; et pas un +étranger, même un père au désespoir et redemandant sa fille égarée, +un amant dont la maîtresse est perdue, un mari courant après sa +femme arrachée à ses bras, n'auraient frappé à cette porte +inflexible... Elle ne s'ouvrait qu'au vice, à la débauche, à +l'adultère, à l'inceste; elle eût repoussé la loi même... Un boudoir +pour la courtisane, une bastille pour l'honnête femme... + +À peine entré dans ces salons mystérieux, je fus tout ébloui du luxe +et des splendeurs que j'avais sous les yeux. Je sortais de ce bal où +tous les visages étaient masqués, où des femmes sans forme et sans +nom,... accourues des deux extrémités du monde aux lieux où commence +le trône, où s'ouvre aux filles perdues l'abîme de Saint-Lazare, +allaient cherchant dans la foule un coeur... un souper; je me +trouvais tout à coup face à face de femmes demi-nues et parées comme +des duchesses, préparées à tout entendre et prêtes à tout dire; +leurs robes de gaze étaient décolletées et tenaient à peine à leur +épaule haletante; c'étaient des vêtements si légers qu'un souffle +les eût soulevés: le cou de ces femmes était chargé de diamants, des +fleurs paraient leur corsage: et pourtant, malgré les plus +séduisants apprêts de la coquetterie, il s'en fallait de beaucoup +qu'elles fussent très-belles. Au contraire, elles n'étaient guère +que des beautés médiocres, des grâces vulgaires: Aglaé mal jambée, +Euphrosine au nez retroussé. Ce qui les faisait belles et désirées, +c'était le vice; il était leur femme de chambre, il était leur père +et leur mère à la fois! Le vice entourait ces têtes impudiques d'une +auréole irrésistible,.. il y avait autour de ces femmes tant de +petits boudoirs, bleus, roses, blanc pâle, éclairés à demi par des +lampes complaisantes... En même temps les hommes étaient beaux et +bien faits, et d'un ton exquis qui rachetait le sans-gêne et la +vulgarité de ces dames; en ce lieu, peint par Beaudoin, le peintre +des Indes galantes, le grand seigneur faisait passer la courtisane: +il s'appelait Bourbon, il s'appelait Montmorency. Ajoutez que je +sortais de l'enivrement, de la vapeur, des extases de ce bal de +l'Opéra où j'étais venu pour la première... et pour la dernière +fois... Dans cette nuit des voluptés païennes, le hasard m'avait +comblé de ses faveurs les plus inespérées: j'avais encore l'oeil +humide de bonheur, les mains tremblantes de volupté, volupté +incomplète, inouïe, et que je ne m'expliquais pas. + +Les femmes de cette société perdue étaient peu habituées à étonner, +à surprendre; on les savait par coeur, il n'était pas un jeune homme +à la mode qui ne les eût vues sans ceinture; l'amour était à +l'époque de ces corruptions une superfluité bourgeoise, un pis aller +de grand seigneur, dont un homme du monde eût rougi de s'occuper +trop longtemps. Être amoureux... fi donc! qu'aurait dit la +philosophie?... Amoureux d'une fille, y pensez-vous?..» On se ruine +à plaisir pour ces espèces... On peut même au besoin les épouser, +mais les aimer... Elles n'y pensaient guère; elles avaient été les +premières à rire de ces sottes amours... Je conviens cependant qu'au +premier abord, dans ce salon des prostitutions les plus fameuses, je +ne pus cacher mon trouble; il fut remarqué, et, chose étrange! il ne +nuisit pas à ma présentation. Au contraire, la première impression +me fut assez favorable. Les hommes me regardèrent avec envie, tant +je leur semblais jeune, innocent et timide, et les femmes +m'accueillirent comme une nouvelle espèce de Chérubin. + +Je ne sais qui avait déjà dit à tout le monde que j'étais ce qu'on +appelle un grand seigneur, et je trouvais sans peine obéissance, +admiration et bon accueil. + +On se mit à table après les présentations qui se firent lestement; +peu de convives se choisirent, les autres se placèrent au hasard. On +mangeait peu; mais en revanche on parlait beaucoup, et je commençai +par m'étonner de cette ardente causerie... à la française. Elle +était toute ironie; elle allait çà et là vagabonde, active, +brillante et folle; sans respect pour personne et sans peur; elle +était sans décence et sans honte; elle était tour à tour grave et +pédante jusqu'à l'ennui, spirituelle et méprisante jusqu'à la +fureur. Elle fut donc amoureuse et libertine, incrédule et mystique, +un flux de paroles sans frein, sans logique et sans but, mais non +pas sans chaleur et sans grâce. Ah! quelle société mal habile!... +Elle avait cependant la conscience de sa mort prochaine; elle savait +confusément que l'heure allait lui manquer; elle se hâtait de vivre +et de sourire; elle se disait tout bas que les temps étaient +proches, que l'anarchie accourait à tire-d'aile, que le silence +allait remplacer tous ces grands bruits qui se faisaient autour de +l'Académie, autour du trône, autour de tout ce qui vivait et régnait +encore, et, semblable au chien qui porte au cou le dîner de son +maître, au moins elle voulait avoir sa part dans ces franches et +terribles lippées de chaque heure et de chaque jour. + +Cependant, j'eus quelque peine à me faire à cette conversation +légère, en bons mots, en petites phrases, en compliments galants, en +dissertations bouffonnes, en propos sans suite... à l'aventure du +bel esprit. Le repas même se sentait de la recherche et des +mièvreries de cette conversation où personne, homme ou femme, ne +disait ce qu'il voulait dire... On mangeait du bout des lèvres, des +mets sucrés, sans substance et sans saveur; les porcelaines +représentaient des fantômes perdus dans l'émail bleu du ciel, les +cristaux étaient taillés à facettes, les peintures représentaient +des bergères en guirlandes de roses, une tabatière à la main, +conduisant des moutons poudrés dans des champs semés de violettes et +de lis. On sentait partout le musc et l'ambre; il n'y avait de franc +et de pur que le vin; il était exquis, et coulait à longs flots. +Involontairement, dans ce pique-nique où la poire et l'oeillet +jouaient leur rôle entre le cytise et l'églantier, je pensais à nos +bons gros soupers allemands, et je m'étonnais qu'au milieu de ces +voluptés de la nuit, à côté de ces femmes transparentes, dans cette +atmosphère aux acres parfums, pas un convive ne songeât à regarder +sa voisine ou à s'inquiéter des beautés absentes... + +«La première venue!» était sûre de l'emporter sur toutes les autres; +mais _la première venue_, au bout de dix minutes, était toute +semblable à la dernière arrivée... On ne la regardait plus, on ne +l'écoutait plus, on n'en voulait plus! + +J'étais placé à table entre deux femmes d'un certain âge; elles +m'accablaient de petites questions: si l'on portait encore autant de +paniers en Allemagne? si l'empereur Joseph II m'avait jamais parlé +de mademoiselle Compan? si nous avions des poëtes, des fermiers +généraux, des danseuses, et des cardinaux dans nos églises? et +autres questions, toutes semblables à celle que faisait le roi Louis +XV à son ambassadeur à Venise: _De combien de conseillers se compose +le conseil des Dix?_ De mes deux voisines, l'une et l'autre avaient +embelli en vieillissant. + +C'est le privilége de beaucoup de femmes en France. À mesure que +vient l'âge, leur visage gagne de l'embonpoint, leur taille se +forme, leur main blanchit, leur esprit plus à l'aise devient plus +facile et plus enjoué. Rien n'est dangereux pour un jeune homme à +ses débuts comme les femmes du second printemps; elles réunissent à +la fois l'éclat de la jeunesse et le calme de l'âge mûr: vieilles +filles, jeunes veuves, habiles à choisir, se décidant promptement, +allant droit à leur but, estimant la réputation à sa juste valeur; +au demeurant, à mérite égal avec les autres coquettes, elles n'ont +guère besoin que d'une moitié de bonne renommée... et voilà les +femmes qui constamment, en France, ont fait les moeurs, la +réputation et la politique!--Elles ont fait l'amour, la poésie et le +plaisir de ce grand royaume. Expliquez cependant, si vous le pouvez, +une origine si grave, pour tant et tant de futiles passions. + +Mes deux voisines de droite et de gauche, ayant bien questionné, se +mirent a me répondre à leur tour sans attendre mes questions. Où +donc elles prenaient tant d'histoires, je n'en sais rien. Je me +souviens seulement que c'étaient de charmantes choses fines, +déliées, quelquefois gazées, pour peu que la chose n'eût pas besoin +de voiles. Il fallait avoir étudié à fond la langue française pour +comprendre, et même confusément, ce petillement, ce tourbillon, +cette malice et ce sifflement de couleuvre au soleil. On regarde, on +est ébloui, on est piqué, et chacun rit de votre étonnement. + +Dans la conversation vint à tomber le mouchoir d'une de mes +voisines, un chiffon brodé par les fées... Un gentilhomme français +se fût précipité pour le ramasser... je n'y pris garde, et ce fut un +laquais qui releva le beau mouchoir. + +Ma voisine en souriant:--Voire empereur François II était plus +galant que vous, monsieur; il a ramassé la jarretière de madame du +Barry. + +--Et l'on ne dit pas, reprit mon autre voisine, qu'il ne l'ait pas +remise à sa place; une jarretière détachée par un roi! + +Ici Chamfort prit la parole. Chamfort était le bel esprit de la +bande joyeuse, un petit homme à l'oeil vif, à l'air caustique, au +sourire matin; son visage était pâle, et son oeil était noir; +l'esprit dominait dans toute sa personne, et tout cet esprit +n'empêchait pas Chamfort d'arriver à l'éloquence, et fort souvent. + +--Et quand même, s'écria Chamfort, l'empereur François II eût remis +à sa place, au-dessus du genou, la jarretière de madame du Barry, il +en avait bien le droit, j'imagine, puisqu'il l'avait ramassée. Et +vous, Messieurs les grands philosophes, qui de vous ramasserait si +peu que cela... une jarretière aux armes de France? Eh! vous vous +croiriez déshonorés pour un si doux service rendu par vous à cette +fille charmante dont l'archevêque a ramassé la pantoufle, ô +pudibonds!... Vous eussiez fait naguère de cette pantoufle une façon +de Saint-Esprit que vous auriez porté sur la poitrine! En ce +temps-là vous faisiez des visites même au sapajou de la favorite; et +si la dame eût daigné vous sourire, ah! quel intime contentement! la +reine a cependant donné l'exemple de la pitié pour cette beauté qui +n'a fait de mal à personne... + +Un soir, aux fêtes de la reine, deux personnes s'étaient introduites +qui n'étaient pas invitées, le cardinal de Rohan et madame du Barry; +la reine fit chasser le cardinal, mais elle voulut qu'on laissât en +paix cette femme voilée qui se tenait cachée à l'ombre des arbres, +assistant de loin à ces fêtes dont elle avait été l'étoile, sous ces +bosquets où chaque rosier avait pour elle un souvenir, où, à chaque +banc de gazon, elle avait vu le roi à ses pieds. + +En même temps Chamfort, emporté par son sujet et se parlant à +lui-même comme s'il eût été seul: + +--Oui, sans doute, il n'y a rien de plus touchant que de voir cette +ombre errante au hasard, sans un courtisan qui l'accompagne, sans un +flatteur qui la suive, et sans monarque; errante autour du même +palais où elle entrait, les deux battants ouverts. C'est pitié de la +voir exposée aux mépris des mêmes hommes qui sollicitaient ses +faveurs, comme la passion sollicite. Il faut qu'un empereur +philosophe et une reine sans tache viennent nous donner des leçons +de bon goût! En vérité, je ne vous en fais pas mes compliments, +messieurs! + +Messieurs, en ceci la femme découronnée a le droit de nous dire: ô +misérables vertueux! je la connais votre odieuse vertu! Vous avez la +vertu des lâches contre les faibles! vous avez peur d'une infortunée +qui ne peut plus vous donner qu'un sourire! + +Elle eût dit cela, Messieurs, madame du Barry eût bien parlé; elle +était dans son droit de parler ainsi. Elle avait eu pitié de notre +humble monarque accablé de tristesse; et véritablement, de ces deux +amants, l'un, roi de France et roi souverain, l'autre, fille de joie +et jolie, obéissante à tous les caprices, l'obligé, c'était le roi +lui-même. L'obligé, c'est le roi qui dépouille la pauvrette de sa +joie et de ses haillons; c'est le roi qui la dépouille de son jupon +troué, de ses dentelles fanées, de son diamant d'Alençon... Le roi +qui l'a faite, en vingt-quatre heures, dame et comtesse et reine des +petits appartements, il l'a perdue, il l'a déshonorée; il a dérangé +sa vie et ses amours; il l'a soumise à son joug, à sa vieillesse, à +sa honte, à ses ennuis, à ses ministres, à ses courtisans, à ses +voluptés, à sa chapelle, à ses cuisines, à ses jardins, aux +salutations des ambassadeurs, aux corruptions des princes du sang +royal. À quel abaissement es-tu descendue, ô pauvre courtisane +royale!--Qu'as-tu fait de ta fierté, noble comtesse? O le temps +heureux où tu choisissais tes amants dans la foule, où tu les +prenais au hasard, où, parée à la fenêtre, en jupon blanc, comme un +chasseur à l'affût, tu disais: Si je le veux, chaque homme qui passe +est à mes pieds? Qu'est devenu le temps, beauté sans voile et sans +honte, où l'amour arrivait et s'en allait à ton ordre, où ta porte +obéissante se fermait et s'ouvrait à tes heures, où tu pouvais +chasser ton amant, à ton premier ennui, avec l'assurance heureuse de +ne plus le revoir? Ah! vraiment, tu étais reine alors, tu n'es +devenue une prostituée que lorsque tu es tombée à la prostitution de +ton roi! Que ce fut là, dans ta vie, un changement impitoyable, et +combien tu devais te mépriser toi-même, offerte à ce timide libertin +qui balbutiait comme un enfant je ne sais quelle plainte +inarticulée! + +Hélas! toujours le même libertin et le même libertinage, et quel +ennui! Toujours dans tes bras le même vieillard, qui seul se +souvient de sa royauté pendant que tu l'oublies! Toujours toi assise +aux genoux de cette royauté cagneuse, et tremblante de peser trop à +cette débile vieillesse, toi naguères si complaisante à t'étaler sur +le grabat de ta vingtième année... Il y a dans le poëme de Virgile +une histoire où l'on voit un corps vivant attaché à un cadavre... +ici, le cadavre était le roi Louis XV. Imaginez Voltaire valet de +chambre de Fréron, J.-J. Rousseau secrétaire de M. de Beaumont, +Diderot censeur royal, et vous aurez à peine une idée approchante +des douleurs de cette infortunée. À ce jeu brillant et fastidieux de +favorite, elle a perdu l'existence la plus difficile à perdre, elle +a oublié les habitudes les plus difficiles à oublier. D'où je +conclus que S. A. le prince de Wolfenbuttel a eu grand tort de ne +pas ramasser le mouchoir que lui jetait la petite Luzzi, et que ce +fut chose honorable à l'empereur François quand il se baissa pour +ramasser la jarretière de la comtesse du Barry... on a fait un ordre +de chevalerie avec moins que cela. + +--N'est-ce pas votre avis, à vous, M. de Mirabeau? ajouta Chamfort. + +Au nom seul de Mirabeau s'évanouirent soudain les fantômes qui +m'entouraient dans ce souper où j'étais venu pour Mirabeau lui-même, +et désormais, en dépit de toutes les coquineries de mon entourage, +il n'y eut plus d'autre intérêt pour moi que celui-là. + +Notre homme occupait l'extrémité de la table;--il avait à ses côtés +la jolie et piquante femme aux yeux noirs; on voyait qu'il s'était +mis à l'aise en ce coin pour être seul, autant que possible, avec sa +nouvelle maîtresse; il lui souriait à chaque instant, il n'était +occupé que d'elle et d'elle seule, oubliant tout le reste. Il +l'entourait de prévenances, il lui servait à boire et buvait dans +son verre, ou bien il relevait ses beaux cheveux avec complaisance +en lui souriant d'une façon charmante et lui disant à demi voix +mille tendresses; il était le seul qui s'occupât avec tant de grâce +et d'attention de sa voisine: aussi la dame était-elle enviée ici, +là, partout. Les hommes disaient:--Qu'elle est charmante! Les femmes +disaient:--Qu'il est heureux! + +En revanche, et comme un contraste, se tenait à la gauche de +Mirabeau une femme au regard plein de fièvre, au sourire ironique et +superbe; elle parlait peu; elle buvait beaucoup; une large moustache +et remontante aux sourcils coupait en deux le visage de cette +virago. Je n'avais jamais vu de figure extraordinaire autant que +celle-là, et je m'étonnais de n'avoir pas été frappé plutôt par +cette extraordinaire et très-extravagante physionomie, où se +mêlaient l'homme et la femme en ce qu'ils ont de plus étrange et de +plus hardi. + +Quand donc il s'entendit interpeller si brusquement par Chamfort, +Mirabeau se retourna comme s'il eût été réveillé en +sursaut:--Parbleu! dit-il à Chamfort, si vous avez de pareilles +questions, vous ferez bien de les adresser à de plus savants que moi +dans ces matières. Voici, par exemple, mademoiselle d'Eon, qui se +connaît en filles de joie, et qui ne serait pas embarrassée à vous +répondre. Puis se tournant vers la femme aux moustaches:--Bonjour à +vous, madame et monsieur. Te voilà donc encore parmi nous, intrépide +cavalier? Vous êtes donc de retour, madame? Où en sont tes exploits +guerriers? Où en sont tes exploits galants? Sans doute, ô dame et +monsieur! sur cette large poitrine où rien ne manque, les cicatrices +ne manquent pas, non plus que dans ce tendre coeur. Inconcevable +énigme! ingénue aux accents virils, homme intrépide à l'épaule +blanche, il faudra bien que nous sachions, un jour, quel est ton +sexe et ton vrai nom; mystère! et comment me conduire avec vous, ô +ma reine! avec toi, mon chevalier! Car, si je ne me trompe, ou j'ai +pour vous, madame, une vive sympathie, ou bien je t'ai connu quelque +part, chevalier! + +La dame au double aspect, rejetant de côté une plume qui tombait sur +sa joue, et souriant d'une façon toute guerrière:--J'y allais +quelquefois, en effet, monsieur le comte, et je vous y ai vu bien +souvent. + +--Mais où donc nous sommes-nous rencontrés, chevalier? dans quel +mauvais lieu assez fétide, dans quel donjon assez noir, pour que +nous nous y soyons trouvés, en même temps, tous les deux? dis-moi, +est-ce au fort de Joux, au donjon de Vincennes? Est-ce dans les +cachots de Pontarlier, ou chez les libraires de la Hollande? + +On a vu tant de choses, à mon âge! on s'est piqué à tant d'épées, on +s'est brisé à tant d'éventails! J'ai fait aussi de bien mauvais +rêves dans mes diverses prisons, + +Prisonnier à trente ans! Ne plus voir un sourire, et ne plus +entendre une parole d'amour! + +Oh! par le ciel! mesdames, si la moins belle d'entre vous était à +Vincennes, qu'elle serait belle et charmante! quelle autorité sur +ces âmes captives! quel charme au son de votre voix! Que de +battements de coeur au seul bruit de vos souliers! De quelle flamme +surnaturelle vous seriez revêtues! De quel amour plus puissant vous +seriez entourées! En même temps que de rois vous feriez d'un regard! +À la Bastille! au donjon de Vincennes, là est née, et j'en suis sûr, +la Venus aphrodite... Une fois que j'étais prisonnier, par la +volonté de mon père et par la faiblesse de mon roi, que Dieu +pardonne, au fond des cachots du fort de Joux... mais c'est une +histoire que je n'ose guère vous raconter, et d'ailleurs tu en +serais jalouse, reprit-il en parlant à la jeune femme qu'il tenait +attentive, émue et curieuse à ses côtés. + +Il reprit:--J'étais en prison au fort de Joux, séparé de ma femme et +de ma soeur, séparé du monde entier. Personne, excepté toi +peut-être, ma Clary, n'a égalé ma soeur en beauté.--Elle était la +plus belle du monde, aux yeux noirs; elle avait votre bouche, ô +belle Guimard, et votre taille, ô gentille Olivier, souple comme un +jonc... En ce temps-là, j'étais prisonnier pour avoir donné un +soufflet à un gentilhomme qui avait refusé de se battre avec moi. +Car, moi aussi, je me battais très-volontiers, ajouta Mirabeau en me +regardant. + +La prison est féconde en rêves, en extases; un jour que je songeais +à la vie, à l'amour, au jeu, au festin, aux poëmes, aux bons vins, +aux chansons, aux riches habits, à Voltaire, à l'Héloïse, à Mlle +Véronèse, à Mlle Sylvia, à Rameau, à la belle Eurydice, à Properce, +à Vestris, à la Guimard, aux roses, aux violettes, aux jasmins, à +l'eau qui chante, à l'oiseau bleu, à la Dauphine, au prince de +Conti, à maître Arlequin, à Mme Panache, à la petite comtesse, à la +marquise de Brinvilliers, à Watteau, à Wandermeulen, à Beaudoin, à +Coysvox, à la Diane d'Allegry, au prince de Hongrie, à l'eau de +Luce, aux dés, aux cartes, à la chasse, aux beaux chevaux, à Mme de +Tencin, à la procession, aux Récollets, au bourdon de Notre-Dame, à +Greuze, aux échecs, au Café de la Régence, à l'École de natation, +aux îles de la Seine, à la terrasse de Saint-Germain, aux +rôtisseries de la rue Dauphine, aux balayeuses du Pont-Neuf, aux +réverbères, au portier des Chartreux, à la comédie, aux tréteaux, à +la petite rue Chassagne, à Ramponneau, à M. de Malesherbe, à +St-Ovide, à la foire aux jambons, à l'Encyclopédie, à Gilblas, à +Saint-Roland l'économiste, à Mesmer, à Triboulet, au neveu de +Rameau, à Mme de Maintenon, aux jésuites, au diacre Paris, à la +bulle Unigenitus, à M. le régent, à Law, à Mme de Parabère, à Mme la +Ressource, au Mont-de-Piété, à Panckoucke, au baron d'Holbach, à Mme +d'Houdetot, à Saint-Lambert, à la Samaritaine, au Suisse du bord de +l'eau, au jardin du Luxembourg, à l'Académie, à Nicolet, à la +Sorbonne, à Jean qui pleure, à Jean qui rit... + +J'entendis une voix touchante, une voix qui chantait et qui +pleurait! c'était M. le cantinier qui battait sa femme. Elle criait: +«À l'aide! au secours!» Le brutal et l'imbécile! il avait arraché le +mouchoir qui couvrait ce beau sein, le noeud qui relevait ces beaux +cheveux, les souliers qui contenaient ces pieds charmants! À ces +chants, à ces larmes, à ces pitiés, je vins en aide à la jeune +cantinière... Elle cessa de pleurer, même quand son mari la +battait!... Je m'aperçus qu'elle avait quarante ans, au moment où +s'ouvrit ma prison... Elle et moi, nous aurions juré pour dix-huit +ans, tout au plus! + +--Bien obligé de vos jeunesses et de vos beautés, monsieur le comte, +reprit la jeune femme aux yeux noirs! Fi! de ces cachots qui +rajeunissent! Fi de ces chaînes de fer qui nous font charmantes! Les +pauvres femmes qui vous ont aimé, je les plains, s'il vous fallait +l'antre des Bastilles pour être amoureux, fidèle et reconnaissant; +je les plains sincèrement! + +--Tu as raison, Clary, elles ont été pour moi, par moi, bien +malheureuses! Il en est ainsi pour qui m'approche... bien +malheureuses! et toi aussi, ma douce et vive Clary, tu mourras +malheureuse si tu veux m'aimer comme elles m'ont aimé. Elles m'ont +aimé de tout leur coeur; elles m'ont aimé malheureux, et quand +j'étais proscrit, mendiant, roué en effigie, elles sont venues à mon +aide, elles m'ont pris par la main. Celle-ci m'a suivi à l'étranger; +elle a partagé ma misère en Hollande, quand j'étais aux gages des +libraires. O Sophie!--aimé par elle, et par moi consolée, ainsi nous +avons parcouru toute la route, nous aimant plus que jamais; l'exempt +de police lui-même eut pitié de notre amour, il ne nous sépara qu'à +Paris; le digne exempt! Puis je fus enfermé à Vincennes; on enferma +Sophie en quelque horrible maison de filles repenties; puis mes deux +enfants moururent le même jour, l'enfant de ma femme et l'enfant de +ma maîtresse, enfants de mon amour! Il y avait de quoi s'étrangler +de désespoir; d'autant plus qu'une fois à Vincennes, et seulement à +Vincennes, je compris tout ce que j'avais perdu. Sophie! ô misère! +Épouvante et damnation! Seul, dans cet affreux donjon, sans un livre +et sans linge, écrasé, perdu, plein de fièvre, appelant Sophie ou la +mort... en plein délire, en pleine obscénité! moi, le gentilhomme +évoquant le démon de la débauche, appelant dans mon cachot les +saturnales entières, rugissant comme un satyre et dansant comme un +faune... Ah! quel supplice! Ah! quelle fureur! J'écrivais des +lettres folles; elles faisaient pitié même à l'exempt qui les +remettait au lieutenant de police, à M. Lenoir, et M. Lenoir les +vendait, pour mon compte, à d'honnêtes libraires, qui vous les +vendaient à vous, mesdames... quand vos laquais n'en voulaient plus. + +J'en reviens à mon texte, chevalier d'Éon: vous auriez été bien +séduisante... à Vincennes... ou au fort de Joux. + +Il dit ces derniers mots avec un rire infernal; son rire épouvanta +la jeune femme, et la voyant pâle et tremblante: + +--Oh! ma très-chère Clary, s'écria-t-il avec un son de voix +flatteur, ne craignez rien! mon sang s'est apaisé; je suis libre, à +présent; je suis le maître. Hélas! ne craignez rien; je ne suis pas +dangereux! + +Clary leva des yeux pleins d'effroi sur ce visage infernal. + +--Cependant, monsieur, lui dit-elle, vous étiez libre au moment où +madame de Monnier se tua de chagrin. + +--Libre, ai-je été libre un seul jour, ma Clary? J'ai été misérable +et pauvre: persécuté par mon père, abandonné par ma femme, et +faisant pour vivre des livres obscènes! J'ai fait d'un charmant +poëte, appelé Tibulle, un libertin du dernier ordre, pour cent écus; +empruntant au premier venu, sans jamais rendre, aussi vil que le +neveu de Rameau! Que n'ai-je pas tenté, pour vivre au jour le jour, +comme un malheureux sans asile et sans pain! J'écrivais des +journaux, des pamphlets, des livres obscènes, des iniquités; je me +suis vendu à M. de Calonne, et j'espionnais en Prusse en même temps +que vous étiez espion en Angleterre, madame le chevalier d'Éon. +Comment voulais-tu, ma Clary, que ces pauvres femmes ne mourussent +pas d'effroi, me voyant si laid, si mendiant, si vil? Moi-même je +désirais les voir mourir, si honteux que j'étais de me voir! En ces +temps misérables je portais le linge et les habits de mon +secrétaire; ma compagne se faisait des coiffes avec la doublure de +mes vieux habits; Dupont lui proposait de l'acheter, elle, pour +quelques écus, et je tendais la main à Rulhière; c'est comme si +Voltaire eût emprunté de l'argent à Fréron, ou Diderot à Palissot. +Et ces pauvres femmes ne seraient pas mortes d'effroi! Mais songez +donc, ma vie et ma fête, que je n'avais aucun rang dans ce monde, où +j'étais comte et marquis; songez que j'étais un méchant écrivain, +plus boursouflé que monsieur mon père, _l'ami des hommes_; que +j'écrivais mal, que je parlais de tout au hasard, même de finances; +que le dernier gredin avait le droit de me lancer mille ordures; que +Beaumarchais faisait contre moi une brochure aussi sanglante que les +Mémoires contre Goezman. + +Croyez-moi, Clary, j'étais bien malheureux! Si vous m'aviez aimé +alors, vous seriez morte de douleur, de misère ou d'effroi. Morte en +posant votre main sur ma tête, en signe de bénédiction. Il se tut un +instant n'étant plus le maître de son émotion; bientôt il releva +fièrement la tête:--Or çà! vous tous qui m'écoutez, s'écria-t-il, +vous savez si depuis j'ai pris ma revanche avec l'opinion publique, +et si l'opinion publique est revenue entière, éclatante et superbe, +à Mirabeau! Le premier cri de liberté, messieurs, que la France ait +jeté, c'est moi qui l'ai jeté le premier; j'ai été absous de mon +passé par la liberté présente, et maintenant ce furieux que vous +avez connu si mendiant et si faible, il est roi aujourd'hui comme +l'était Voltaire, au même titre; il est le maître, il est le plus +fort, et pour régner il ne flatte aucun pouvoir. Cette fois, j'ai +rencontré le seul élément dans lequel je puisse vivre, et j'y vis. +Je suis encore, il est vrai, parmi vous, le joyeux compagnon, +amoureux à outrance, homme de feu et de plaisir comme j'étais +autrefois. Oui, j'aime encore aujourd'hui l'orgie et ses flammes, +l'amour et ses fêtes, le jeu et ses délires; mais de tous mes vices +je suis absous, parce que je suis un grand citoyen! La France est ma +maîtresse à cette heure, et, si l'amour m'a puni longtemps, l'amour +me récompense enfin. Je le savais bien, moi, que cette proscription +finirait; dans mes plus grandes infortunes, je me consolais à force +d'être aimé: l'homme qui est aimé n'est pas méchant; l'amour est le +plus grand et le plus immortel des pouvoirs! + +--Certes, reprit le chevalier d'Éon, un grand pouvoir, M. le comte. +La renommée, aujourd'hui, disait qu'hier vous aviez remporté une +victoire assez complète sur le grave précepteur d'un prince du sang. + +--La renommée a dit cela? reprit Clary vivement. + +--Moins que rien, reprit Mirabeau, la renommée est folle et +menteuse, Clary; je me suis vengé, une bonne fois, de ce méchant +précepteur en jupon, et voici comment: + +Le petit Sillery a pris une femme, jolie, accorte, alerte, agaçante +et pleine de bonnes qualités que la pédanterie a gâtées. La petite +femme, à peine mariée, allait, le nez au vent, faisant de la vertu +et de la peinture, un peu de musique, un peu de morale et de petits +vers, tout ce que fait une honnête femme aussitôt qu'elle n'a rien à +faire. À force de gros livres, de contes moraux et de chansons +plaintives sur la harpe, la petite femme à la fin s'ennuya de ses +propres vertus; elle fit de l'intrigue; elle se faufila au +Palais-Royal où elle devint pour tout de bon _le précepteur_ d'un +prince-enfant, le premier prince du sang trouvant qu'il était sage à +lui de faire élever messieurs ses fils par cette dame d'honneur, de +harpe et de vertu. Jusque-là rien de mieux; je savais à peine +l'existence de la dame, quand tout à coup il me revient qu'elle +déclame contre moi, comme si j'avais fait _Mahomet_ et le +_Dictionnaire philosophique_. Bon! me dis-je à moi-même, et je me +vengerai quand j'aurai le temps. + +J'avais oublié la petite dame et ma vengeance; hier cependant je +rencontre (elle était chez Chamfort!) une commère en rabat-joie, une +belle parleuse en sentences, en révérences, en bons mots bien +choisis...--Bon! me dis-je, elle tient son pied de boeuf, et moi je +tiens ma pédante. Aussitôt je fais l'aimable et je prends ma douce +voix! Je plaisante, je plais, on me dit: «Laisse-moi, je _te_ prie!» +on s'en va, je propose ma voiture: or, je n'avais pas de voiture, et +nous prenons bel et bien un fiacre, un méchant fiacre... Elle allait +en fiacre aussi, la belle et charmante Manon Lescaut. Nous allons, +alors les stores baissés, je me garde bien de viser à l'esprit; je +fais mieux, je prête l'oreille à l'esprit qu'on me fait; parfois je +porte à ma lèvre indiscrète (et très-discrètement) cette main-ci, +cette main-là; bientôt je me remets à écouter, bref, je deviens plus +entreprenant, et quand on me trouve enfin par trop hardi... +j'écoute; je n'écoute pas si bien quand Barnave est à la tribune. En +un mot, j'ai tant écouté, j'ai si peu parlé, qu'arrivé au perron du +Palais-Royal, où par parenthèse on vous a vue, belle Luzzi, +descendre de voiture avec le comte Orloff... + +--Eh bien! reprit Clary, vous avez tant écouté? + +Mirabeau continua:--Donc j'ai tant écouté, tant écouté, qu'elle +avait les yeux humides et bien tendres quand le fiacre s'arrêta. + +--Et c'est là tout? demanda Rivarol. + +--Si tu ne trouves pas que ce soit assez, dit Mirabeau, inscris-toi +en faux. + +--Mais, dit Rivarol, il faut une conclusion à l'histoire. + +--Voici la conclusion, dit Mirabeau: + +Voyant à la dame empourprée un regard humide... et content, j'étais +redevenu un bélître, un beau parleur, un bavard même; à présent +c'était elle à son tour qui gardait un silence modeste, et c'était +moi qui faisais de l'esprit; nous avions changé de rôle elle et +moi... Cocorico! + +À la fin, comme je ne disais pas ce que je devais dire, elle se +hasarde, en hontoyant, à demander le nom de son séducteur. C'était +là justement que je l'attendais. + +Je lui dis mon nom tout simplement, sans emphase, et j'y mis aussi +peu de prétention que si je me fusse appelé Sillery... tout +bêtement. + +Mais quand elle entendit ce nom de Mirabeau, elle fut si violemment +frappée qu'elle oublia de s'évanouir. + +--Madame, lui dis-je, en voilà, j'espère, un beau chapitre à ajouter +aux _annales de la vertu_. + +Et confuse, honteuse et non repentante... + +Et je te demande pardon, Clary, d'une vengeance assez facile, et +dont j'ai regret, te voyant bonne et douce et si peu disposée à te +venger. + + + + +CHAPITRE VII + + +Je sais bien que je gâte à les raconter ces aventures, ces +paradoxes, ces bruits armés et charmants d'autrefois! Ce Mirabeau +que je contemple à tant de distance, et dans cette inexprimable +confusion, que je suis loin d'en donner la plus faible image! A-t-on +jamais défini le tonnerre, et l'éclair, et le nuage? Et l'écho seul +de Mirabeau, qui peut le dire? À peine il en est resté des paroles +écrites, des paroles sans son âme et sans sa figure, veuves de son +geste, et décolorées de ces veines bleues qui se croisaient sur son +front comme un réseau mouvant! C'était un homme... un géant d'une +race à part, qui s'est perdue, et quand on retrouvera ses ossements +fossiles, dans mille ans d'ici, au fond des catacombes de 1789, on +les prendra pour les restes d'Encelade entassant Pélion sur Ossa. + +Cependant, ayant vu Mirabeau face à face et complet, j'ai voulu le +dire et m'en vanter. J'ai suivi pendant vingt-quatre heures la vie +ardente que cet homme a menée pendant trente années, et ces +vingt-quatre heures de spectacle, elles m'ont fatigué comme +n'eussent pas fait cinquante ans d'une existence à l'allemande, au +coin du feu l'hiver, à l'ombre en été.--Aussi bien les moindres +détails de cette nuit sont présents à ma pensée, elle est pleine de +Mirabeau. La belle heure aussi, pour le voir, ces moments d'ivresse +et de folles joies, où l'homme abandonné à ses penchants se montrait +familièrement dans la corruption de son esprit, dans l'éloquence de +son génie et dans la bonté de son coeur! + +On n'expliquera jamais ce qu'il y avait de charme et d'entraînement +dans ce merveilleux personnage. Il était, tour à tour, affable et +moqueur, dédaigneux, enthousiaste, intrépide, emporté, sérieux, +bouffon...; le plus aimable et le plus vrai des libertins, le plus +impérieux des grands seigneurs... Il était toujours au niveau de +toutes les positions, au-dessus de tous les excès! On était grave, +il était sublime; on parlait d'art et de poésie, il était un grand +poëte; il pleurait à un conte bien fait, il riait à un bon mot, il +jouissait de toute chose en enfant, du vin, des parfums, des +émotions du jeu, de la beauté des femmes, de tous les frissons +intimes; il était tout âme et tout esprit...; il était un génie, il +était un grand coeur. Les femmes qui l'entouraient le dévoraient du +regard; les hommes écoutaient et se soumettaient à ses moindres +caprices, le reconnaissant tacitement pour leur maître. Esprits, +grandeurs militaires, abbés, hommes d'État, débauchés, joueurs, les +philosophes eux-mêmes et les gens de lettres les plus insolents, +s'inclinaient devant ce génie excellent et superbe. Les anciens +maîtres de la société française comprenaient, en voyant Mirabeau, +qu'ils avaient un maître à leur tour. Cet homme était encore un +progrès de la toute-puissance: le pape, le roi, la philosophie et le +peuple enfin! Grégoire VII, Louis XIV, Voltaire, Mirabeau; et après +Mirabeau, Bonaparte; après la liberté, la force... Une histoire à +recommencer, un monde à régénérer, une liberté à conquérir! + + +Au milieu de ces réflexions confuses, un nouveau sujet d'attention +attira tous mes regards. Non loin de moi était assis un gentilhomme +de noble façon, et qui paraissait s'occuper très-peu de ce qui se +disait autour de lui. La figure de cet homme était belle et +régulière, sa tête était couverte de longs cheveux grisonnants, sa +physionomie était calme... Il riait parfois, et son rire était sans +pitié; son âge était tel qu'il eût été impossible de dire s'il était +plus près de la vieillesse que de l'âge mûr, tant il s'était +maintenu habilement dans ce moment fugitif de la vie, où la jeunesse +vous dit adieu avec un air de regret et de pitié, et vous jette +entre les bras inexorables de la raison. + +J'avais remarqué cet homme à quelques paroles pleines de sens qui +lui étaient échappées. Évidemment c'était un esprit plein +d'expérience et de sagesse; il était l'objet de l'attention +générale; les dames cherchaient dans son costume riche et décent +quelques vestiges des modes antiques; les hommes le regardaient, les +uns avec défiance, et les autres d'un air incrédule; quelques jeunes +gens avec un intérêt réel, et comme le seul vieillard qui fût assez +âgé pour être au-dessus d'eux. + +Il se tenait à cette table comme est la statue au _Festin de +Pierre_, ni mangeant, ni buvant, parlant peu et parlant bien, sans +que personne eût songé à l'inquiéter: il fallait que ce fût une des +habitudes connues de sa vie qu'on ne voulait pas contrarier. + +Le repas fini, vint le dessert. Les valets couvrirent la table de +fruits et de fleurs, de temples chinois, de vins célèbres, de mille +inventions faites pour le goût et pour les yeux. En ce moment où la +joie et le bruit accomplissaient leurs plus rares folies, ces dames, +sans y songer, détachèrent le dernier lacet de leur gorgerette; un +repas français, à cette époque, était composé comme une sonate +allemande, le grave _andante_, le tendre _adagio_, et, pour finir, +le vif et rapide _rondo_, qui met en train la tête et le coeur: nous +étions arrivés au _rondo_. + +On porta des toasts aux femmes, aux grands hommes, à la gloire, à la +liberté des deux mondes. Vint le tour de Mirabeau. Mirabeau ne porta +pas de santé politique.--À la santé de notre aïeul toujours jeune... +À la santé du plus aimable et du plus âgé vieillard de l'univers +(jeunes femmes, méfiez-vous de lui); messieurs et mesdames,... à la +santé du comte de Saint-Germain! + +Le toast fut accepté avec transport. Tous les verres se levèrent +légèrement couronnés d'un pétillement joyeux, le choc sonna +doucement; au-dessous de ces bras tendus, M. de Saint-Germain +relevait la tête, souriant et rendant mille grâces aux convives. + +--Il faut nous rendre notre toast, monsieur le comte, dit Mirabeau; +nous y tenons d'autant, qu'on nous a dit que vous ne buviez jamais. + +--Qu'on me donne un verre, dit le comte. + +--Voilà le verre de Clary, monsieur, répondit Mirabeau; buvez et +dites-moi: grand merci! Vous êtes le seul, monsieur le comte, à qui +je voudrais accorder cette faveur. Mais vous, sage vieillard, vous +ne distingueriez pas sur ce verre enchanté la place heureuse où +toucha cette lèvre amoureuse... Ainsi buvez sans peur dans le verre +où buvait ma belle Clary. + +M. de Saint-Germain prit le verre qu'on lui offrait, et d'une voix +légèrement tremblante: À la santé, dit-il, des républiques à venir! +à votre santé, Clary, qui avez dompté le lion, je bois à vous aussi! +On buvait à Cléopâtre quand on disait à Antoine: _Je bois à toi!_ + +Quand il eut bu, le bonheur se peignit sur son visage; on eût dit +qu'il retrouvait une sensation de bonheur oubliée depuis longtemps, +même il parut tout à coup rajeuni.--Mais pourquoi à la santé des +républiques, monsieur le comte? pourquoi, je vous prie, à la santé +d'Antoine et de Cléopâtre? s'écria Mirabeau. + +Le comte reprit: + +--C'est qu'à présent c'est au tour des monarchies à mourir. J'ai vu +tant de républiques tomber: la Grèce expirée, est assez semblable à +la fleur qui se fane au soleil. J'ai vu mourir la république +romaine... au milieu d'une fête nocturne, en présence des rhéteurs, +des sceptiques, des philosophes, des athées et des femmes, les plus +charmantes, un soir d'orgie, une nuit de fête, au milieu de la +dégradation universelle. Voilà pourquoi, me souvenant de toutes ces +choses, j'ai bu à la santé des républiques à venir, comme autrefois +j'avais porté la santé des monarchies. Quant à Cléopâtre... il me +souvenait que c'est moi qui ai bu le reste de sa coupe insolente: +eh! croyez-moi, cent fois je préfère à ce vinaigre où disparut la +perle orientale, le beau verre effleuré par ces lèvres roses, et le +reste de ce bon vin d'Aï. + +--Vous avez donc connu Cléopâtre? demanda Mirabeau. + +--Je l'ai connue, et beaucoup: c'était une toute petite femme, mince +et frêle, du corsage le plus élégant, aux yeux noirs et langoureux, +à la peau brune et douce; le plus aimable contraste qui se pût voir +avec ce robuste, ce gros et jovial soldat qu'on appelait Antoine, +l'homme le plus amoureux et le plus brave de la république, et qui +fut vaincu par un lâche. Mais ce serait une longue histoire à vous +raconter. + +--Contez-nous cette histoire, je vous prie, dit Mirabeau, +contez-nous-la. J'aime ces temps de luxe et de misère, ces époques +fatales où l'humanité, arrivée au plus haut progrès, ne peut plus +que reculer, passant par le vice afin d'arriver plus vite à +l'esclavage, s'étourdissant de ses propres éléments, oubliant les +vrais principes, et se faisant folle, de gaieté de coeur, pour être +dispensée de toute peur et de toute prévoyance. Parlez-nous de ces +temps que vous avez vus, de ces hommes que vous avez connus; +parlez-nous de Cléopâtre: et toi, Clary, appuie ta tête sur le sein +de ton Antoine, mon disciple bien aimé. + +Alors, sans viser à l'effet, très-simplement, et comme s'il eût +raconté une histoire de tous les jours, le fameux comte de +Saint-Germain: + +--C'est l'heure ou jamais, messieurs, nous dit-il, de nous rappeler +en quel état misérable était ce bas-monde, à l'heure où Jules César, +habile et dément continuateur de Sylla, eut enseigné, une dernière +fois, au Capitole humilié, que désormais Rome elle-même était une +esclave et que le Capitole avait un maître. O l'abominable et +douloureuse leçon! Elle attend, inévitablement toutes les grandes +choses dont la chute est d'autant plus cruelle et complète qu'elles +tombent de plus haut! La leçon profita surtout à trois hommes: +Octave, un lâche habile, Antoine, un brave idiot, Lépide, un caprice +du hasard; ces trois hommes furent un instant les trois colonnes sur +lesquelles reposait l'univers; mais lorsque Lépide eut été jeté de +côté comme un paradoxe qui a fait son temps, il arriva qu'entre +Octave et Marc-Antoine le débat fut long et disputé. Le monde alors +se partagea entre ces deux maîtres, prêt à battre des mains au +vainqueur; et, comme à ce monde, abandonné aux plus tristes hasards, +il fallait à toute force une occupation puissante qui pût remplacer +la liberté à laquelle il renonçait, on se rejeta dans les théories +philosophiques, dans les doctrines du bien et du mal; tantôt le +spiritualisme, et plus souvent la sensation; aujourd'hui l'Académie +et demain le Portique. Mais ces graves questions avaient été +débattues dans la Grèce avec un éclat impérissable; elles avaient +déjà assisté à la décadence de cette république enchantée; elles +avaient été embellies par ce langage ingénieux et cadencé que Platon +avait apporté du ciel. Aussi fut-ce un vain effort quand l'oisiveté +romaine voulut aller sur les brisées de l'oisiveté athénienne; elle +se perdit dans ce dédale éloquent dont l'éloquence seule a trouvé +les détours; Cicéron lui-même les dénatura dans sa maison de +_Tusculum_. En dernier résultat, loin d'avancer, la morale fit un +pas rétrograde; elle prit un masque, comme dans les histoires de +Salluste. Ainsi, pour la vertu, elle s'en tint à la définition du +dernier Brutus. + +J'ignore, si l'esprit humain à cet instant périlleux n'eût pas eu +d'autre débouché, à quels excès il se fût porté. Peut-être bien que, +faute de mieux, Rome se fût mise encore à faire de la liberté, bien +qu'à ce métier elle se fût fatiguée et perdue. Heureusement qu'elle +fit de la politique, ce qui n'est pas la même chose. Alors mille +recherches furent entreprises sur le génie et l'avenir des nations, +sur l'excellence des gouvernements, sur les meilleures lois de +l'avenir. C'est ainsi que mon ami Thomas Morus, malgré mes conseils +et mes prières, écrivait l'_Oceana_ sous le règne de Henri VIII, et +se dépouillait de son habit de chancelier d'Angleterre pour monter à +l'échafaud. La politique était donc la principale occupation du +monde romain pendant qu'Octave et Marc-Antoine, tantôt unis, tantôt +séparés, se battant l'un contre l'autre ou poursuivant ensemble +Cnéius, le fils du grand Pompée, amis inséparables, ennemis jurés, +réunis ensuite par l'hymen d'Octavie, la soeur d'Auguste, dont la +touchante beauté et les vertus simples et modestes auraient dû +enchaîner ce soldat mal élevé, méditaient chacun de son côté +l'asservissement de l'univers. + +Pour moi, insouciant voyageur dans ce monde ainsi divisé, moi qui, +en fin de compte, n'appartenais à aucun parti, j'avais cependant +suivi Octave en Orient, parce que l'Orient devait être le théâtre de +ces grands débats... Jamais dans vos livres, jamais dans vos extases +de jeunesse, et dans vos plus beaux jours de gloire, à l'heure où +vos dômes étincelants et chargés de drapeaux resplendissaient sous +les feux du soleil, vous n'avez vu, vous n'avez imaginé rien de +comparable à l'Alexandrie de Cléopâtre. Figurez-vous l'Italie en sa +force, la Grèce aux formes riantes, l'Orient et sa richesse, enfin +ce que la république a de grandeur, ce que la royauté a de grâce et +de majesté, deux mondes confondus sur un seul point; à la tête du +premier monde Antoine, l'ami de César, son lieutenant dans ses +conquêtes, accompagné de ses vieilles cohortes, géant au coeur de +lion, au sourire de jeune homme; à la tête de l'autre monde arrivait +Cléopâtre, entourée encore de l'amour de César, reine à la tête de +jeune fille, aux blanches mains, à la démarche de déesse, montée sur +un vaisseau d'ivoire et d'or aux cordages de soie, aux voiles de +pourpre; et tant de jardins, de palais suspendus au-dessus de ces +deux puissances, vous aurez à peine une idée approchante de la +splendeur et de la beauté d'Alexandrie. + +Hélas! dans cette ville même la politique nous avait suivis. +Incurable maladie des nations oisives et fatiguées, la politique +était partout, dans le palais du proconsul et sous la tente du +soldat, en Orient, en Occident, dans les maisons mêmes. Les Romains +de la république se trouvant en présence d'une reine affable et +pleine d'attraits, les sujets de Cléopâtre, au contraire, appelés à +considérer de plus près la bonhomie guerrière d'Antoine, il se fit +que chez les républicains survint un grand amour de monarchie; et +que les sujets du trône furent envahis d'un grand désir de +république. Cela ne prouvait qu'une chose, à savoir que des deux +côtés, reine ou empereur, chacun dissimulait, chacun se faisait +meilleur que de coutume, uniquement par envie de plaire, car ni l'un +ni l'autre n'avait besoin de descendre à flatter le peuple: ils s'en +souciaient fort peu, j'imagine; et lorsque la reine souriait aux +cohortes, elle souriait à leur général; le général, de son côté, +faisait sa cour à Cléopâtre en parlant aux sujets de la reine; +c'était toujours la même déception, ce qui n'empêchait pas en +théorie que le principe ne restât pur et à l'abri de toute atteinte; +il ne s'agissait que de savoir à qui resterait l'empire. À ce sujet +je me pris de grande dispute avec un stoïcien du vieux système, imbu +des doctrines sévères de son école. Il se nommait Scaurus; il était +le frère d'un des partisans d'Antoine, mais sa conscience, qui lui +défendait de fréquenter un courtisan, les avait séparés depuis +longtemps. C'était, à tout prendre, un homme d'une pensée énergique +et d'un beau langage. Cependant il est demeuré sans nom, parce qu'il +est donné à peu de philosophes de se faire un nom durable. Il avait +quatre-vingt-dix ans, lorsque je lui fermai les yeux dans la +délicieuse maison de Campanie que lui avait laissée son frère en +mourant: je le vois encore, orné d'une longue barbe noire et se +promenant à grands pas sous les portiques en récitant tout ce qu'il +avait ajouté à la République de Platon, tout ce qu'il savait du même +traité de Cicéron, que le temps a fait disparaître et que peut-être +un jour je retrouverai dans mes papiers; sans compter qu'il avait +toujours présentes les belles pages d'Aristote contre la tyrannie, +et en particulier _contre ces hommes sortis de la classe des +démagogues, forts de la confiance du peuple à force d'avoir calomnié +les hommes puissants_[1]. Ainsi armé, et m'écrasant de l'exemple de +Philon à Argos, de Phalaris dans l'Ionie, de Pisistrate à Athènes, +de Denys à Syracuse, mon stoïcien sortait souvent vainqueur dans nos +disputes de chaque jour; car pour moi, peu jaloux de m'appuyer +d'exemples passés et de rappeler ces grandes monarchies si +admirablement constituées qui avaient fourni à Alexandre le modèle +de la sienne, je me retranchais dans la discussion du principe, dont +je vous ferai grâce parce que, tout grands politiques que vous êtes, +je vous ennuierais mortellement. + +[Footnote 1: Aristote, _de la Politique_.] + +Nous étions donc toujours en discussion, Scaurus et moi; et, comme +j'avais apporté tout mon sang-froid dans cette dispute et que +j'attendais avec patience quelque bon argument bien décisif en +faveur de la royauté, je me repaissais à loisir des belles et +grandes rêveries du philosophe. Cette belle imagination prenait +toutes les formes, parcourait tous les sentiers, passait en revue +toutes les opinions: tantôt, comme Bias, elle définissait la +_république_ un respect pour les lois, égal à la terreur des tyrans; +ou bien, comme Thalès, un nombre égal de riches et de pauvres; +d'autres fois, avec Pittacus, elle appelait de tous ses voeux un +État où les scélérats seraient exclus de la magistrature; enfin, +avec Chilon, elle chassait les orateurs de la tribune pour ne +laisser régner que la raison. Vous ne sauriez croire avec quel +ravissement j'écoutais ces rêveries touchantes; car, autant les +théories politiques sont à redouter parmi la foule ignorante et +grossière, autant ces mêmes théories sont intéressantes dans la +bouche d'un sage. + +Une nuit où tout reposait, excepté nous et les sentinelles des deux +camps, dont les lances au fer éblouissant renvoyaient au loin les +pâles rayons de la lune d'avril, assise sur son trône d'argent, nous +nous promenions, mon philosophe et moi, dans les murs silencieux +d'Alexandrie, sous ces portiques de marbre blanc, au milieu de ces +fontaines qui ne se taisaient ni jour ni nuit, et comme dominés par +le fleuve aux flots d'argent où se balançait mollement la galère de +Cléopâtre. Nous nous taisions. Ce silence qui succédait à tant de +tumulte n'était pas sans charmes; nous poursuivîmes notre route +jusqu'à ce que nous fussions arrivés au palais de la reine. C'était +un vaste et élégant édifice entouré et défendu de toutes parts, il +s'appuyait sur cette même tour au sommet de laquelle Antoine fut +enlevé, frappé d'un coup mortel. Tout était silencieux dans le +palais; pas une lumière qui indiquât un de ces festins somptueux +dont chaque toast était annoncé à la ville par des fanfares, comme +s'il se fût agi d'un triomphe; une nuit de paix et de calme, au +temps de Ptolémée, une de ces nuits silencieuses comme si César, +enveloppé dans l'ombre, et se cachant à tous les regards par un +dernier respect pour le sénat et le peuple romain, eût dû venir le +soir même et sans bruit visiter cette voluptueuse reine d'Asie +adorée entre tous les amours. + +Cette nuit sans orgie et silencieuse nous surprit quelque peu; nous +étions encore à chercher en quels lieux se divertissait l'empereur, +lorsqu'à l'angle du palais nous aperçûmes une petite porte... un +mystère, qui s'ouvrit lentement. Bientôt un esclave en sortit; il +referma la porte avec précaution, après quoi il se dirigea vers la +ville où tout dormait. Il portait sur ses épaules un tapis de Perse +aux couleurs sombres, et roulé avec soin. Nous fûmes curieux de +savoir à qui ce tapis pouvait s'adresser; peut-être était-ce un +présent que la reine envoyait à quelque capitaine romain. Nous +suivîmes donc, presque sans le vouloir, le tapis et l'esclave: ils +entrèrent d'abord chez un devin célèbre par ses prédictions et son +inflexible avenir. + +--Vous verrez, me dit Scaurus, qu'il s'agit de quelque enchantement, +d'un philtre amoureux sans doute. + +Ainsi parlant, il levait les épaules, comme un homme qui ne croit ni +aux astres ni à leur influence ici-bas. + +Bientôt l'esclave et le tapis reparurent, et nous les vîmes entrer +dans la tente d'Énobarbus. Énobarbus était l'intime d'Antoine, un +glouton et jovial compagnon de ses guerres et de ses plaisirs. + +--Par Jupiter! m'écriai-je, mes pressentiments ne m'auront pas +trompé: Énobarbus aura ce beau tapis. + +Mais le tapis et l'esclave reparurent quelque temps après, et ils se +dirigèrent dans un quartier tout opposé, chez Mécènes, le favori +d'Auguste. Caché dans Alexandrie, il méditait en secret la ruine +d'Antoine. Mécènes n'était pas encore ce que je l'ai vu depuis, +gros, gras et lourd, tout parfumé des louanges d'Horace et des +apothéoses de Virgile: il était tout simplement un diplomate à la +main blanche, avec le bout de l'oreille déjà rouge, et d'un +embonpoint très-décent qui, de nos jours, n'eût pas outrepassé les +bornes d'un fauteuil de conseiller d'État. + +--Je n'y comprends plus rien, dis-je à mon compagnon, et vous? + +--Moi non plus, reprit-il. Ce sont de trop grands seigneurs pour +conspirer par l'entremise inoffensive d'un vil eunuque. Quant au +tapis, à quoi peut-il servir? Je l'ignore, mais, foi de philosophe! +on donnerait vingt tapis comme celui-là pour le savoir. + +--Nous le saurons peut-être, lui répondis-je; il ne s'agit que +d'attendre. + +En effet, nous attendîmes beaucoup plus longtemps à la porte de +Mécènes qu'à celle d'Énobarbus. À la fin le tapis se montra de +nouveau, et ce ne fut pas sans surprise qu'au détour du môle de +Césarion nous le vîmes entrer, devinez où? À la caserne même des +gardes prétoriennes. C'étaient d'anciennes troupes de César, les +premiers vainqueurs de l'Égypte, les mêmes qui avaient imaginé de +frapper au visage ses jeunes et beaux guerriers plus jaloux de +sauver leur beauté que leur vie elle-même. Nous fûmes sur le point +de renoncer à la recherche de cette énigme.--À qui donc en veut cet +esclave? et que veut-il? où va-t-il?--La caserne le retint +longtemps. Quand il en sortit, plusieurs soldats le suivirent jusque +sur le seuil et baisèrent avec respect la pourpre tyrienne; à la +clarté des flambeaux nous apercevions la couleur douteuse du +mystérieux tapis. + +--Vous m'avouerez, me disait tout bas mon stoïcien, que voilà un +singulier messager: généraux et soldats, la tente du diplomate et la +simple caserne, tout lui convient; il se glisse et partout avec la +même sécurité... Et, si je ne me trompe, le voilà qui entre dans le +palais d'Antoine, aussi facilement qu'un Athénien entrerait à +l'Académie, + +En effet, au milieu de mille acclamations bruyantes, le mystérieux +tapis fut introduit dans le palais. Le palais du général éclatait de +mille feux; échauffés par le vin, les convives, Africains ou +Romains, esclaves parvenus ou nobles descendant de familles +patriciennes, se livraient à cette gaieté bruyante qui plaisait si +fort à l'empereur. Savant dans les voluptés de l'Asie, on avait vu +Marc-Antoine donner une ville pour un bon plat de poisson, honorer +son cuisinier à l'égal d'un homme de guerre; et même ce soir-là le +festin était plus somptueux que jamais, car on parlait dans le +public d'un défi entre Antoine et Cléopâtre, d'une lutte inouïe +entre ces deux puissances, d'un triomphe ineffable de volupté qu'il +s'agissait de remporter. L'arrivée de l'esclave au tapis de pourpre +fut donc brillante et animée; à ce moment le banquet recommença de +plus belle et les flambeaux jetèrent une clarté plus vive. Pour +nous, assis à la porte du palais, et sans nous communiquer nos +doutes, nous nous livrions à mille pensers divers.--L'âme de Scaurus +était en souffrance et sa sévère indignation ne pouvait se contenir +à l'aspect de ce Romain qui se jouait d'un monde et qui aurait donné +le Capitole pour une nuit de plaisir. Moi, en homme habile et +prudent, que rien ne saurait étonner, je trouvais plaisante cette +destinée de la vieille Rome qui venait aboutir, en dernier résultat, +aux plaisirs d'un débauché et d'une reine adultère. En vérité, pour +celui qui sait l'histoire et qui la voit de près, c'est une bien +misérable chose, ces empires dont la chute a fait tant de bruit. Il +faut avoir de la pitié de reste pour s'apitoyer sur ces masses +inertes qui s'écroulent, dès qu'elles ne peuvent plus soutenir leur +propre grandeur; un royaume qui s'écroule est un équilibre perdu, +voilà tout. Cependant, pour celui qui doit survivre à cette énorme +chute, c'est un singulier spectacle: voir tomber un empire et +comprendre combien ridicule est sa chute.--Il obéit désormais, s'il +est favorisé du ciel, à des barbares qui l'envahissent, ou, moins +heureux, il est envahi par quelques palmiers stériles du désert et +par des herbes rampantes, comme vous pouvez voir les ruines de +Thèbes et de Memphis. + +Cependant la nuit s'avançait: les étoiles jetaient un éclat moins +vif, on entendait déjà le bruit naissant d'une grande ville qui +s'éveille à la tâche de chaque jour: le vent du matin circulait en +sifflant dans les voiles du port, et nous allions nous retirer quand +la porte d'Antoine s'ouvrit encore une fois. Alors nous aperçûmes +cette _troisième colonne de l'univers_ recharger en chancelant, sur +les épaules de son esclave, le tapis mystérieux. À ma grande +surprise, je reconnus dans l'esclave Éros, bon et valeureux soldat, +le même qui devait apprendre à son maître comment il fallait mourir. +Il était facile de voir qu'Éros avait pris sa part du festin: son +pas était mal assuré, et souvent il s'arrêtait, pour retrouver sa +route. Il allait ainsi, hors de lui, lorsqu'un incident étrange vint +ajouter à son trouble. Nous étions encore en présence du palais +d'Antoine: l'_Imperator_, entouré de ses courtisans, et chargé comme +eux de la couronne de lierre des banquets, respirait machinalement +l'air frais du matin, tout étonné de voir se lever l'aurore +autrement qu'à la tête d'une armée. En ce moment se fit entendre une +musique... Elle n'était pas de la terre!... C'étaient des sons doux +et tristes qui n'étaient pas sans charme, et qui n'avaient rien +d'humain. À ce bruit les Romains ôtèrent leurs couronnes; Éros +s'arrêta: + +--Les dieux s'en vont, dit-il; Bacchus nous abandonne! O dieux! mon +maître est mort! + +En même temps de grandes larmes roulaient dans ses yeux. Je +m'approchai de ce brave Éros. + +--Salut, lui dis-je; et que les Heures aux doigts de rose et toutes +les divinités du matin te soient propices!... Mais il me paraît, +Éros, que vous menez une vie assez pénible, et comment se fait-il +qu'à cette heure, après les libations de la nuit, vous n'êtes pas +étendu tout du long dans le _triclynium_ de votre maître, entre ses +deux molosses bretons, et serrant dans vos bras quelque bonne +esclave sicilienne qu'il vous aura donnée en un moment de belle +humeur? + +--Par Hercule! et c'est bien parler, mon maître! reprit Éros: m'est +avis que je travaille comme un consul, tandis que je devrais être +heureux comme un grand-prêtre. + +Puis levant les yeux vers son tapis avec un air langoureux et +sentimental, qu'il avait puisé dans une vieille amphore de vin de +Chypre; + +--Un joli fardeau, disait-il. Que ne suis-je le Grec Anacréon! je te +ferais une petite chanson de dix syllabes, toi qui es l'arbre sous +lequel repose mon maître, dans les grandes chaleurs de l'été: + +--Quel est donc cet arbuste que tu portes? reprit l'impatient +Scaurus. + +Éros reprit en chantant, sur un air de courtisane: + + Un joli arbre, sur ma foi: ses fleurs sont des perles blanches, + Ses fleurs sont d'or comme la fleur du saule. + Trop heureux qui peut serrer ce jeune tronc dans les deux mains! + Trop heureux qui peut embrasser ses racines! + +Je vous demande pardon, mesdames, dit le comte en s'arrêtant: j'ai +honte moi-même de ces vers blancs, qui me feront prendre pour une +traduction de Shakespeare; mais vous m'excuserez si vous songez sous +combien de révolutions poétiques il m'a fallu courber la tête. +Enfant, j'ai commencé par scander les vers de Sophocle et d'Homère; +homme fait, je me suis occupé de l'alexandrin de Virgile et des vers +saphiques d'Horace; sous le grand poète Ronsard, je me souviens +d'avoir été un des meilleurs poétiseurs français. À présent votre +mode poétique est trop variable pour que je puisse aussi m'y +soumettre. Pardonnez-moi donc mes vers blancs, s'il vous plaît... +Pardon encore, et je ne sais plus où j'en étais de mon récit. + +--Vous en étiez à l'esclave, reprit vivement la belle Clary, penchée +à demi sur son amant. + +--Et le chanteur chancelait de plus belle en riant. + +Si tu voulais me confier ton fardeau, Éros, lui dis-je, je le +porterais sans peine et sans peur. + +--C'est un pesant fardeau, disait Éros, que de porter la Cilicie +avec la Cappadoce et le Pont-Euxin, et je ne sais combien de villes +nombreuses... + +--Mais je suis aussi fort que toi, ce me semble, et si, tu portes +tout cela, je pourrai bien le porter moi-même. + +--Aussi fort que moi? disait Éros; c'est impossible! tu es un homme +libre, et j'ai sur toi l'avantage et l'honneur d'être un esclave. + +Et il poursuivait sa pensée tout en se parlant à soi-même: + +--Un bon esclave est le maître de son maître; et si son maître est +le maître du monde, il est, lui aussi, le maître absolu du monde; si +la fortune sourit à son maître, il a la plus grande part de ce +sourire; et quand la beauté se rend à son maître, il a encore le +droit de s'en féliciter... Voilà bien la peine d'être libre! +reprit-il après un instant de silence. Tout homme libre que tu es, +si tu laissais tomber ce fardeau, tu serais mort: il y aurait un +tremblement de terre au premier choc, et l'abîme à l'instant +s'ouvrirait pour te dévorer comme Curtius. De ce fardeau il n'y a +que moi qui aie le droit de me jouer; moi seul je pourrais le +laisser cheoir sans mourir, parce que je suis l'esclave d'Antoine. +Aussi bien est-ce pitié lorsque, dans l'antichambre de mon seigneur, +je rencontre des rois timides et tremblants. Ils se lèvent à mon +aspect, et, saisissant leur couronne à deux mains:--Salut, me +disent-ils, salut au seigneur Éros! vive à jamais le clément +Éros!... Et ils sont heureux de me prendre la main, parce qu'ils +savent que souvent, de la main que voilà, un sceptre peut tomber. + +Ainsi parlait Éros. Au son emphatique de sa parole on voyait qu'il +était convaincu de sa dignité d'esclave et de sa supériorité sur les +hommes libres. En même temps, il jouait avec son redoutable fardeau +comme un enfant jouerait avec un hochet, le changeant d'épaule à +chaque instant; après quoi, tout fier de son audace, il me regardait +fièrement pour me défier d'en faire autant. + +--Donne-moi ton fardeau, mon cher Éros, repris-je encore une fois: +tu dois être assez fatigué de l'avoir porté toute cette nuit! + +Il me le céda sans mot dire; en le chargeant sur mon épaule, il +avait je ne sais quel sourire sardonique qui n'annonçait rien de +bon. + +--Puisque tu veux à toute force emprunter mon fardeau, le voici. +Imprudent! que dirais-tu si ce tapis devenait tout à coup une jeune +lionne prête à te dévorer? Ce tapis est comme un rosier de l'Égypte: +ne remuez pas sa tête rose et parfumée, vous en verriez sortir un +aspic au noir venin. Rends-moi, homme libre, rends-moi mon fardeau, +car la liberté te sera un méchant bouclier à l'instant du danger. + +Cependant j'étais décidé à voir la fin de cette étrange aventure; je +ne voulais pas, par une vaine terreur, perdre le fruit d'une nuit +d'attente, et malgré les sinistres prédictions d'Éros je marchais +toujours à ses côtés. D'ailleurs mon fardeau n'était pas sans +charmes: c'était un poids léger, inoffensif, mais, autant que je +pouvais le comprendre, avec des formes charmantes et cette douce et +pénétrante chaleur qui donnerait des forces au plus faible. Nous +repassâmes devant la caserne. + +--Est-ce là qu'il faut entrer, demandai-je à Éros? + +--Par Apollon! disait Éros, pas à présent: il fait trop jour, tu +ferais reculer le soleil! + +En effet le jour était arrivé; et quand nous fûmes en présence du +palais de la reine nous pûmes le voir distinctement, enveloppé de la +blanche lumière du matin, comme un cadavre dans un linceul. Arrivés +près de la porte, Éros se retourna vers nous: + +--Il en est temps encore, nous dit-il: rendez-moi mon fardeau, et +vous êtes sauvés. + +--Nous entrerons, Éros, reprit le brave Scaurus, et nous verrons si +tu es assez esclave pour avoir le droit de sauver des hommes libres. + +Nous entrâmes, en effet. Nous étions seuls. Le vestibule était de +marbre; une savante mosaïque déroulait à nos pieds mille peintures +riantes; le plafond doré était éclairé par les restes mourants d'une +lampe à quatre becs suspendue à une longue chaîne de bronze. Déjà +nous frappions à une seconde porte, quand Éros eut pitié de nous: + +--Imprudents! nous dit-il, n'allez pas plus loin! Vous tomberiez +parmi les gardes de la reine et sous les flèches de ses archers. Il +ne tiendrait qu'à moi de vous punir de m'avoir espionné toute une +nuit; mais mon noble maître Antoine m'a appris qu'il était doux de +pardonner... Écoute, me dit-il d'un ton solennel de commandement, +mets à terre ce tapis, déroule-le doucement, et tu comprendras, +malheureux, à quels périls tu t'exposais! + +J'obéis; je plaçai mon fardeau par terre, et, prenant par les deux +mains l'extrémité de la pourpre tyrienne, d'abord j'aperçus une +lueur fugitive, une forme idéale qui se cachait sous ces plis de +pourpre, jusqu'à ce qu'enfin, à l'extrémité même du tapis, je +découvris, le dirai-je? Cléopâtre elle-même, la reine d'Alexandrie, +la maîtresse d'Antoine, endormie et plongée dans une ivresse +léthargique! + +Vous ne seriez guère avancés si, à ce propos, j'avais besoin de vous +prémunir contre tous les mensonges de l'histoire. On en a fait +beaucoup sur Cléopâtre; elle était petite et mignonne! Elle avait la +pétulance et la vivacité d'une jeune panthère, la peau légèrement +brunie, une voix aigre et colère, un visage d'enfant dédaigneux et +boudeur: telle était la reine. Ainsi elle parcourait les rues de sa +capitale, à l'abri de ce tapis complaisant. + +Toutefois ce fut un étrange spectacle, pour nous surtout, qui +n'avions aperçu cette grande puissance de l'Orient qu'à travers les +pompes de la cour et les apprêts minutieux de sa coquetterie +insatiable, de la voir étendue à nos pieds, ivre-morte et dans un +désordre à ce point complet, que vous l'eussiez prise pour une +bacchante en un jour d'orgie, oubliée par les satyres au coin d'un +bois. Elle était là immobile et pâle comme la lumière qui frappait +sur son pâle visage; ses cheveux étaient en désordre, elle était à +peine vêtue; il eût été difficile de reconnaître à ces yeux égarés, +à cette bouche entr'ouverte, l'ancienne amante de César, la jeune et +belle reine assise sur le trône d'Orient; d'autant plus qu'avant +cette ivresse nous nous souvenions d'un souvenir invincible de ses +visites multipliées, autre part qu'au palais d'Antoine. + +Et voilà l'affligeant spectacle qui frappa nos regards. Pour moi, +j'en fus consterné. Je me suis toujours senti un grand faible pour +le pouvoir dans les mains des femmes; quand la loi salique fut +promulguée je fus chassé du conseil des vieux barons, pour m'y être +opposé trop vivement.--Éros jouissait de ma consternation, il +l'attribuait à la peur. + +Il n'en était pas ainsi de mon compagnon: perdu toute la nuit dans +ses belles rêveries de grandeur et de majesté populaires, il venait +de trouver, tout à coup, un terrible argument en faveur de son amour +pour la république. + +--Donc vois-tu, me dit-il en s'approchant près de la reine étendue, +et vois-tu ce corps inanimé, cette âme anéantie, et ce gracieux +sourire effrayant par son immobilité même? vois-tu cette ivresse +profonde, et ces traces hideuses d'une débauche nocturne? Eh bien! +tout ceci, c'est pourtant la royauté! + +Sans répondre à cet accent terrible, je me mis à baisser la toge de +la reine, à l'arranger elle-même dans une position plus décente; je +réparai de mon mieux le désordre de sa toilette. Il était complet. +Bien plus, je remarquai que, dans le vagabondage de sa nuit, la +reine avait perdu une des perles qu'elle portait à ses oreilles, aux +grands jours, En effet, l'oreille droite était nue, tandis qu'à +l'autre oreille était suspendue encore la seconde merveille de +l'Orient. La Reine tenait dans ses mains une large pancarte: il +s'agissait de plusieurs royaumes que lui avait donnés Antoine +pendant la nuit. Je m'emparai à mon tour de cet argument sans +réplique: + +--Cet homme idiot qui paie avec des villes et des populations +entières une palpitation d'un instant, cet amant fougueux qui donne +à sa maîtresse des milliers d'hommes pour un baiser, ce terrible +empereur qui joue la vie et les destinées de Rome sur un sourire, +cet époux de la jeune et timide Octavie, qui vit en plein jour avec +une prostituée, cet homme enfin dont les esclaves sont salués à +genoux par les rois, voilà pourtant la république, Scaurus! +Oserais-tu la préférer à la royauté? + +Ici se termina notre dispute. Éros, dont l'ivresse se dissipait, +comprit enfin son imprudence. Il replia la reine endormie en son +manteau, il nous fit sortir en toute hâte du palais, referma la +porte, et tout finit. + +--Voilà, mesdames, comment se termina cette discussion politique. +Elle eut le sort de toutes les questions qui s'agitent dans ce +monde; après bien des explications, bien des clameurs, bien des +sophismes, et quelquefois de grosses et interminables injures, +chacun reste obstinément dans son opinion; misérable et triste +penchant de notre espèce, qui des choses humaines n'aperçoit jamais +qu'un seul côté. + +Ainsi parla le vénérable comte de Saint-Germain. Malgré soi, telle +était la vivacité, telle était la conviction de sa parole, que l'on +assistait à ces fêtes qu'il racontait en témoin oculaire, +irrésistible. On le voyait, on l'entendait, on le suivait au milieu +de ces parfums, de ces femmes, de ces jeunes esclaves; on retrouvait +dans son discours comme un souvenir de cette langue ionienne qui, +après avoir traversé l'Italie, s'est retrempée dans la bouche des +conquérants. C'était alors, en Orient, comme en France avant la +révolution de 1789. Le sophisme et le plaisir débordent de toutes +parts dans la terre des Pharaons et des Pyramides; le vieil Orient +lui-même est soumis à une décomposition sociale. Cela commence et +finit par des femmes et des débauches, comme dans le Paris de Louis +XV. + +Voilà comment l'histoire de Cléopâtre nous fut racontée, et j'ai vu +rarement une plus noble attitude que celle du comte de +Saint-Germain, quand, arrivé à la fin de son récit, à cinq heures du +matin, par la ville d'Alexandrie, et l'aurore étincelante dans le +ciel lacté, entre deux brises froides et sonores, et la galère +d'ivoire aux voiles de pourpre se balançant dans le fleuve, on +entendit dans les airs cette musique plaintive annonçant aux mortels +la fuite des Dieux qui s'en vont! + + + + +TROISIÈME PARTIE + + + + +CHAPITRE I + + +Quand tout fut dit, chanté, déclamé, nos convives des deux sexes, +répandus dans les petits salons frémissants de toutes les gaietés de +l'orgie, appelèrent le jeu à leur aide, et Mirabeau ne fut pas le +dernier à ces tables qui furent bientôt couvertes de louis d'or. Si +Mirabeau n'était pas un joueur d'habitude, à peine il en avait senti +le premier aiguillon, il obéissait à cette passion si vite éveillée; +il en était du jeu comme de l'amour, comme de la colère, et de tous +les transports de cette âme en plein délire, une fois lancé, on ne +savait plus où il s'arrêtait. + +Mirabeau, était superbe, une carte à la main; il n'eût pas tenu, +d'une façon plus magistrale, la carte même de l'Europe à dépecer, et +je ne saurais dire, au milieu des pertes les plus acharnées, +l'orgueil et le sang-froid de ce joueur admirable. Ah oui! l'or +glissait dans ses mains avec une effrayante rapidité, et sa figure +restait calme et tranquille; une fortune était étalée au hasard sur +le tapis; vous auriez dit, à voir cet homme écouter une plaisanterie +et la rendre à qui de droit, qu'il jouait la fortune de son +voisin... à vrai dire aussi, ces derniers seigneurs étaient de beaux +joueurs. À peine échappés à la tutelle importune de leurs pères, qui +n'avaient pas été plus sages qu'eux, ces jeunes gens jouaient sur +une carte ou sur un dé leur fortune et leur avenir; ils auraient +joué jusqu'au nom de leur père qu'ils avaient souillé, et dont leurs +maîtresses elles-mêmes ne voulaient plus. + +Rien qu'à les voir les uns et les autres, obéissant au hasard, le +plus aveugle et le plus triste de tous les dieux, vous eussiez +compris que la fin du monde était proche; ils jouaient sans peine et +sans peur, le gain leur arrachait à peine un sourire, et la perte à +peine un cri de détresse! Évidemment, ils pressentaient que d'autres +émotions, cette fois plus terribles, les attendaient au sortir de +ces repaires; ils pressentaient les supplices, ils devinaient +l'échafaud. + +Ils comprenaient confusément que cette société faite ainsi ne +pouvait pas vivre, et ils se hâtaient de _dévorer_ ces derniers +jours de fortune et d'autorité. Mirabeau, calme et bonhomme au +milieu de ce jeu funeste, était inaccessible à toute émotion +vulgaire. Il causait, il riait, il souriait à sa maîtresse; il +racontait les histoires qu'il avait apprises chez la belle madame +Lejay, son amie, ou bien, un crayon à la main, il écrivait sur une +carte déchirée les principaux passages de son discours du lendemain. +Il aimait le jeu pour le bonheur même de jouer, non pour le gain, +entassant l'or devant soi sans méthode et sans calcul quand il était +en veine, et le rendant sans se plaindre aussitôt que la chance +avait tourné. En même temps, qu'il gagnât ou qu'il perdît, le +premier venu avait droit de puiser au monceau: la bourse de Mirabeau +riche était ouverte; on lui pouvait emprunter la moitié de sa +réserve, ou bien il la donnait tout entière. À son tour, s'il était +décavé, il puisait dans toutes les bourses, sans se rappeler, le +lendemain, à quelle bourse il avait puisé. + +Admirable instinct de cet homme excellent! Il avait tout oublié de +sa vie et de ses douleurs d'autrefois, sinon qu'il avait contracté +des dettes éternelles dont il devait se souvenir toujours, à propos +de l'infortune, à propos de la prodigalité la plus folle, à propos +des plus étranges folies. Il fut ainsi toute sa vie, accordant +toutes choses et prodiguant tout ce qu'il possédait au premier venu, +puis se faisant des créanciers de tous les hommes qui lui tendaient +la main. J'avoue aussi que Mirabeau, jetant au hasard sa fortune et +celle de ses amis, m'étonna d'abord, et qu'il me rendit jaloux +ensuite. Nous étions alors dans un siècle de moralistes à la façon +de Sénèque. On discutait beaucoup sur la tempérance et sur la +charité, sur toutes les vertus qui n'étaient plus en usage; on +attaquait sans réserve et sans pitié la passion du jeu, on la +représentait sous d'atroces couleurs; on montrait sur la scène un +joueur appelé Beverley, au moment où ce malheureux va poignarder son +enfant; bref, le jeu était à l'index presque autant que la religion +chrétienne, et par esprit de contradiction je me sentis intéressé à +ces ruines du roi de carreau et du valet de coeur presque autant que +si j'eusse rencontré sur les autels renversés de Port Royal des +Champs, un des solitaires de la vallée de Chevreuse, M. Lemaistre ou +M. Arnauld. + +J'ai toujours eu, Dieu merci, assez de bon sens pour prendre en +grand mépris les déclamations toutes faites, et j'en suis fâché pour +messieurs les moralistes, le grand Jeu ne sera jamais la passion des +lâches ou des stupides. Dans cette dernière moitié d'un grand +siècle, la France, l'Angleterre et la Russie, ont été gouvernées par +des joueurs. + +Singulier empire des âmes fortes qui cherchent le danger; elles font +de leurs moindres divertissements une occasion de courage et +placent, de préférence, le théâtre de leurs plaisirs sur les bords +glissants d'un abîme où elles sont toujours sûres de tomber. + +Cependant le jeu s'animait de plus en plus; les tout nouveaux jeunes +gens succombaient sous le poids de ces émotions trop sévères pour +leur inexpérience; les femmes s'abandonnaient à cette volupté de +l'or, oublieuses de tout le reste, et même de leur grâce et de leur +beauté. Mirabeau avait l'air d'être le dieu de ce silence et de ces +transports inarticulés; il fallait toute cette âme en peine pour +suffire aux accidents de cette nuit. La nuit était déjà passée, il +avait vu le bal, il avait traversé les vapeurs enivrantes du festin, +à présent il jouait, dans une heure il devait parler à la tribune... +attendu par le monde, attentif aux moindres accents de cette voix où +grondait le tonnerre... il oubliait l'heure, il oubliait la tribune, +il oubliait au jeu, sa maîtresse elle-même... Il allait à la dérive, +à l'abandon de l'heure présente, heureux de son vice accompli, et ne +pensant guère, aux ambitions, aux rêves, aux folies, aux +gouvernements, aux intrigues qui l'attendaient sur le seuil de sa +porte, à son retour! + +Hommes et femmes autour de lui succombaient à la fatigue, au +sommeil; moi-même fatigué de choses extraordinaires, je me disais, +voyant l'assemblée à bout de tant d'émotions si diverses: Jamais je +ne retrouverai, non, jamais, réunis sur un seul point, tant de +moeurs incroyables, tant de puissances irrégulières et d'aventures +inouïes, et comme si je n'en voulais rien perdre, je me tenais à la +porte extérieure de cette maison, je voyais s'avancer une à une, +toutes ces apparitions formidables ou gracieuses de cette nuit de +fête et d'illusion de toute espèce. Alors Mirabeau, mon fantôme, +accompagna galamment la charmante femme qu'il avait amenée, il la +remit dans sa voiture en lui disant: Au revoir! + +Lui-même il monta dans un carrosse qui l'attendait; j'entendis son +laquais crier au cocher: «En toute hâte, à Versailles!» Le cocher +partit pour Versailles; et moi, honteux du repos que j'allais +prendre.--À Versailles! m'écriai-je à mon tour, à Versailles! Je +voulais voir enfin ce qu'on appelle une tribune populaire à la cour +d'un roi de France, un orateur au XVIIIe siècle, enfin quel était ce +phénomène, et cet excès en toute chose appelé Mirabeau! + +Nous partîmes. On allait vite alors, sur ce chemin des révolutions +et des tempêtes, et même avant Mirabeau; j'entrai dans cette +assemblée unique au monde, où furent débattues, pour la première +fois, les destinées nouvelles de la France. En ce moment, déjà la +noblesse et le clergé ne formaient plus qu'un seul et même corps +avec les représentants de la bourgeoisie. À peine entré dans cette +salle, je compris l'égalité ou plutôt je compris que les priviléges +étaient déplacés, qu'ils avaient passé de la noblesse au peuple, du +clergé au peuple, du roi au peuple, car le peuple était roi en ce +lieu des changements; les simples habits de la bourgeoisie +éclataient de plus de majesté que toutes les broderies de l'armée et +de la cour. Du reste, rien ne ressemblait là à ce que je m'étais +figuré des assemblées, des tribunes et des orateurs antiques. Chacun +parlant à haute voix, chaque dispute interrompue et reprise avec une +ardeur ineffable, les préjugés se heurtaient contre les préjugés, +les priviléges contre les priviléges; c'était un informe et furieux +chaos de vieux noms et de noms nouveaux, de vieux et de jeunes +principes; tous les éléments d'ordre public et de discordes +éternelles étaient là, mélangés, pressés, heurtés. Dans ce tumulte +organisé comme une force irrésistible, on copiait pêle-mêle, au +hasard, sans choix et sans plan, tout ce qu'on savait du sénat +romain, des parlements anglais, des lits de justice de la vieille +France, et tout ce mélange allait au hasard, sans méthode, et par je +ne sais quelle inspiration de révolte, que l'on ne saurait imaginer. + +Certes, vous eussiez dit, à voir tant de frivolité unie à tant de +sang-froid... un vrai joueur qui pour se dépiquer de sa perte, finit +par jouer sa fortune et sa vie. Aussi, malheur à ceux qui perdent: +ils se troublent, ils hésitent, ils tiennent le cornet fatal d'une +tremblante main; ils perdent toujours, on dirait que les dés sont +pipés; cependant le peuple, heureux joueur, gagne et gagne encore, +et la revanche et la revanche; il joue autant qu'on veut qu'il joue, +et plus qu'il ne peut perdre; il accepte avec rage tous les paris, +il se fie à toutes les chances, il gagne... et chose étrange, lui +seul, en commençant la partie, a joué sérieusement; lui seul il a +pensé qu'il y allait d'un immense hasard; lui seul a gardé son +sang-froid, arrivant tête nue à l'assemblée, en vrai polisson qui +n'est pas invité, attendant à la porte, et par un temps d'orage, +qu'il plaise à l'huissier royal d'ouvrir cette porte, et se baissant +pour y entrer en mettant le genou en terre aux pieds du trône! Il +fallait bien qu'il eût une envie extrême de tenter la fortune, ce +joueur nu et dépouillé, qui passe humblement par tant +d'humiliations, pour venir hasarder, sur quelques paroles, à une +tribune qui n'existait pas, le pauvre rien qui lui reste, et pour +tenir tête à ces violents joueurs des salons de Marly!... Il n'avait +cependant qu'une mise à perdre en commençant; cette mise perdue, +aussitôt tout était perdu... Le maître des cérémonies entrait dans +la salle, et renvoyait les joueurs malheureux. + +À cette lutte immense où la liberté de ce peuple était en jeu, un +homme se rencontra dans la foule de ces nobles, qui accepta les dés +plébéiens; il se fit peuple au moment où la chance allait tourner; +il se livra en aveugle à cette chance plutôt qu'il ne la dirigea; +poussé par un instinct sublime il devina dans cette décomposition +sociale, qui faisait justice de tous les despotismes, à quelle borne +fatale on devait s'arrêter! Incroyable vertu par laquelle cet homme, +intelligent d'une situation si nouvelle se trouva, tout à coup, +brave et vertueux, comme on entend la bravoure et la vertu dans les +républiques, orateur plus que Démosthène et plus que Cicéron, et +dépassant, de toute la hauteur d'un front olympien, tout ce que +l'imagination antique avait rêvé d'un orateur! + +Tout ce qu'on voyait en ce lieu était son ouvrage; les lois +enfantées, les lois à naître, la nouvelle politique appartenaient à +cette éloquence. Ah! le vif plaisir, écouter l'écho qui répétait son +ardente parole, admirer les visages où se reflétait son mâle +courage, assister à ce pouvoir plébéien dont il était l'âme et le +roi! À Louis XI, au cardinal de Richelieu, ardents faucheurs de +puissances tyranniques, succédait Mirabeau. Mais il leur succède +avec un autre but, un autre plan, un autre génie; il quitte +absolument cette ligne tracée, et le voilà qui fait du pouvoir +contre le trône, pour le peuple. Aussi voyez comme il arrive habile +et superbe à cette tribune, entouré de vices, chargé de dettes, +accusé de tous les crimes, ayant passé la nuit en débauches sans +fin! Le voilà! c'est lui! le sourire à la lèvre, et l'auréole à son +front! Silence et respect! Le voilà! Il sera mieux reçu que le +puissant cardinal en habit rouge, entouré de ses gardes. Voici donc +Mirabeau, le Mirabeau chargé du mépris public, le roi de son temps, +le roi des temps à venir, le fondateur d'une dynastie éloquente +d'hommes libres; Mirabeau qui, pour dernier honneur, sera livré aux +gémonies, après sa mort. + +Ma tête, en ce moment, se remplissait des bruits les plus étranges; +mon coeur battait à se briser, je voyais tous les objets comme dans +un nuage confus; cette salle, ouverte à la libre parole, avait pour +moi l'aspect d'un sabbat, comme en a vu Goethe notre poëte. +C'étaient de grandes ombres de diverses couleurs, noires, blondes, +horribles à voir, doctes ou charmantes; les uns portaient le deuil, +les autres étaient en habits de fête; tous étaient jeunes, à les +bien voir, seulement c'était une jeunesse folle d'une part; c'était, +d'autre part, une vieillesse inquiétante et délabrée. En ces lieux +de la discussion universelle, on se battait jusqu'à la mort; on se +heurtait à se briser. La confusion augmentait à chaque instant, à +chaque instant augmentait la terreur, puis tout cela disparaissait +dans un abîme insensé où pataugeaient comme en l'_Enfer_ du poëte +florentin, les vainqueurs, les vaincus, les nobles et les plébéiens, +les prêtres et les rois: Battez-vous! Déchirez-vous! Mordez-vous! Ça +grouillait, ça hurlait, ça jurait, ça damnait... c'était damné! + +La France était à mes yeux un pays de visions surnaturelles. Tout y +était mystère et confusion, je rêvais tout éveillé, mes yeux étaient +dans un nuage, un perpétuel bourdonnement obsédait mon oreille +épouvantée. Alors je compris ce qu'il y a de vrai dans les fictions +poétiques, comment il est des faits au delà du langage des hommes, +et comment, si la naïveté et la clarté sont le caractère de la +poésie aux temps primitifs, la véhémence de l'expression est une +tache inévitable au milieu de ces conflits sans relâche et sans +repos. Sur ces entrefaites, je vis entrer Mirabeau. + +Il avait un peu réparé le désordre de ses vêtements; sa figure était +calme et reposée; il eût été impossible, en ce moment, de soupçonner +qu'il avait passé la nuit dans les délires du bal masqué, d'un +souper licencieux, d'un récit fantastique et d'un jeu infernal +entrecoupé d'un travail assidu. Il faut à l'éloquence, au bruit, à +l'impossibilité même, des hommes de cette force morale et physique, +pour y suffire. On eût dit, à voir Mirabeau, le visage calme et +souriant, qu'il avait passé une paisible nuit dans son lit chaste et +solitaire, qu'il s'était levé ce matin même pour se promener dans +ses jardins, méditant quelques-unes de ces belles et grandes idées +qui embellissaient les frais ombrages de Tusculum. + +Notre homme était semblable à un bel orage, et tout d'abord, il fut +salué par les vives acclamations de son peuple: «--Ah! le voilà! le +voilà! vive à jamais Mirabeau! À bas la droite!» Au même instant un +gros homme que j'avais déjà remarqué au bal de l'Opéra et qui était, +lui aussi, un des membres de l'assemblée, se levait plein de fureur! + +--Veux-tu faire silence, ô foule idiote et brutale, et crier vive le +roi! Puis après avoir apostrophé la masse, il provoquait plusieurs +individus, les montrant du doigt et les appelant à haute voix.--Si +vous n'êtes pas content, Monsieur, je puis vous faire +raison.--Huissier, apportez-nous ce cuisinier qui se plaint là-bas, +que je lui coupe les deux oreilles!--Peuple stupide, idiot!... te +tairas-tu! Et le gros homme était là, rugissant, menaçant, s'agitant +sur son banc, plein de rage et de mépris. + +Mirabeau vint à lui, et lui prenant la main:--Bonjour, monsieur mon +frère, lui dit-il; vous êtes bien en colère et mal embouché, ce +matin, contre nos amis. + +--Vous avez là de beaux amis, reprit le vicomte de Mirabeau, et je +vous en fais mes compliments, monsieur mon frère! Oui da, vous voilà +bien fier de cette alliance de bottiers, de tailleurs et de +cuisiniers, vous, le fils aîné de la famille des Riquety! Cela est +noble et beau! + +--Je suis étonné, vicomte, reprit Mirabeau, que tu dises tant de mal +des cuisiniers, ce matin; il faut que tu aies bien déjeuné! + +La galerie se mit à rire, et Mirabeau, sans mot dire, revint à sa +place ordinaire, sur le banc opposé à celui où siégeait son frère; +il porta ses yeux aux tribunes, saluant ses connaissances et ses +amis, encourageant le peuple d'un regard; je le vis sourire à une +grande femme qui se tenait sur la tribune la plus avancée; elle +était belle et déjà violente, autant que si la bataille oratoire en +était à son premier feu: on me dit que cette dame, à l'aspect +martial, était une des soeurs de Mirabeau. Famille intrépide, +ardente! italienne à demi! Famille de géants! + +Là je retrouvai, pour la première fois, presque toute la société que +j'avais vue au _Trompette blessé_: Maury à droite et Barnave à +gauche! Or voilà ce que je n'ai pas dit encore, mon ami inconnu, +celui qui me conduisait à sa volonté: il s'appelait Barnave. Il +était pâle et fatigué; lui seul peut-être, en cette assemblée, il +avait passé la nuit loin du bruit, des fêtes, du jeu et de cette +volupté sans frein qui mordait cette époque de plaisirs cuisants. +Tous ces noms qui sont devenus si beaux, étaient presque inconnus +alors. J'en ai oublié beaucoup... je n'oublierai jamais l'aspect +imposant de ces hommes que je considérais avec mes idées d'Allemand, +et mon admiration pour le règne du grand Frédéric, comme des +révoltés constitués. + +Si Mirabeau n'eût pas été le roi de l'assemblée, à coup sûr je +n'aurais vu que Barnave! Mirabeau m'occupait tout entier. Dans cette +assemblée où tous les regards, tous les coeurs, toutes les émotions +étaient pour lui, jamais roi de France, jamais dauphin de France, +après de longues années de stérilité, jamais jeune reine, à sa +première entrée au milieu de sa capitale, n'occupèrent les âmes et +les coeurs autant que Mirabeau les occupa: il était impossible de +l'aimer ou de le haïr médiocrement. Lui, sans s'inquiéter de tant de +regards fixés sur sa personne, causait familièrement avec ses +voisins, lisait, saluait! et, parfois se baissant, leur faisait +mille niches plaisantes comme ferait un jeune écolier à ses +camarades; cependant sa figure était calme, son air était froid, et +la discussion commencée allait, suivant son chemin, attendant +l'obstacle... et l'obstacle aussitôt rendait la vie et le mouvement +à ces langueurs. + +Barnave en ce moment parlait: je me souviens confusément de son +discours, c'était la parole austère d'un jeune homme, et si la vertu +eût emprunté un langage, elle eût emprunté celui de Barnave. Il +représentait fort bien, cet homme ingénu et bel esprit, dans sa +pensée et dans sa parole, l'inflexible courage qui s'attacha de +préférence, aux temps de révolution, à quelques jeunes gens d'élite, +sublimes rêveurs; à peine échappés à l'antiquité, chaste objet de +leurs études, ils se hâtent de réaliser les institutions des peuples +d'autrefois qui leur sont apparues à travers le style des historiens +et l'emphase ardente des orateurs; jeunes gens, dangereux dans les +monarchies et dans les républiques modernes, parce qu'ils ne voient +pas que l'histoire qu'ils ont étudiée au milieu des livres, ils +l'ont étudiée telle qu'elle a été faite, pure et dégagée de tout +alliage; une histoire héroïquement drapée, dont les vices même sont +parés avec un art exquis; en un mot, une abstraction réalisée par +les rhétoriques; quelque chose d'idéal comme les lois de Platon; un +rêve à la façon de Thomas Morus; et, dans ce rêve où la liberté +dominait, triomphante, tel était le fanatisme ardent des jeunes +législateurs, que nul obstacle ne les arrêtait! Une fois lancés, ils +allaient toujours. Allons, en avant, jeune homme; et marche, et +marche, et renverse abominablement sur ton passage, brise et +détruis, l'autel et le prêtre, et le trône et le roi! Bientôt le +songe aux noires couleurs devient un cauchemar, la parole de +l'orateur est haletante, il parle haut, il parle de meurtre et de +sang. Ainsi parla Barnave. Ah! que ses paroles m'attristèrent! Dans +quel effroi me jeta cette colère inutile, et sans frein! Que Barnave +dut être épouvanté de ses paroles sanglantes, quand, descendu de la +tribune, il se réveilla, voyant déjà monter à sa lèvre le sang qu'il +avait demandé! + +L'effet de cette tribune élevée au-dessus d'un trône était le même +que le trépied de la Pythonisse; il s'exhalait du pied de cet antre, +je ne sais quelles influences perverses qui jetaient l'âme au +désordre, et le coeur au désespoir! Notez que dans cette réunion de +fanatiques, pour le bien et pour le mal, les plus méchants étaient +les plus jeunes, que les plus vertueux étaient les plus acharnés, +que la plupart de ces voeux qui me faisaient frémir d'horreur +n'étaient en résultat qu'un effort de vertu. Et quel temps fut +jamais plus défavorable à l'exercice honnête et dévoué du grand art +de la lutte et du combat? Quel plus dangereux contraste avec les +nobles pensées et les philanthropiques projets! Il arrive, en ces +instants sombres, que l'homme de bien s'emporte... il n'a plus ni +égards ni respects pour personne; il juge en dernier ressort, et +sans appel, comme un juge de chambre ardente; il ne laisse pas même +une heure aux faibles, aux innocents pour se défendre ou se +repentir. Ainsi faisait Barnave, ainsi Vergniaud, ainsi tous ces +hardis courages, ces imaginations généreuses qui ne voulaient rien +entendre, et qui moururent, portant la peine de leur vertu sans +patience et de leurs voeux sans pitié. + +Je me sentis de la pitié pour Barnave, et du mépris pour ses +antagonistes: le vieux clergé et la vieille noblesse de cette +assemblée étaient deux choses vermoulues. À les voir, à les +entendre, les préjugés les plus gothiques régnaient encore, aux yeux +de ces hommes aveuglés. Pour eux, l'avenir n'était qu'un mensonge, +et le passé seul était réel; le passé rempli de leur puissance, +exposé à leurs priviléges, humilié par leur orgueil; le passé que +leur ignorance avait flétri, que leurs dissipations avaient perdu, +que leurs folies de courtisans avaient réduit à rougir même de sa +gloire! + +Aux yeux de ces hommes, le cri du peuple était le cri d'un fou, d'un +lâche, heureux d'implorer son pardon, avant qu'il soit huit jours. +La liberté, c'était une comédie au Jeu de Paume, que la cour +s'apprêtait à parodier, aussitôt que le théâtre de Versailles serait +débarrassé du plancher élevé pour le festin des gardes du corps... +Ils ont subi, les uns et les autres, cette exorbitante comédie! Elle +s'est changée en drame, et ce drame a tout brisé! + +Quand Barnave eut parlé, Mirabeau se leva de son banc; à peine +avait-il écouté le discours auquel il allait répondre; il marcha +lentement à la tribune, en côtoyant les bancs de la gauche et de la +droite, et prêtant l'oreille à tous les murmures; du plus léger +murmure il faisait son profit, plus d'une fois, d'un mot en l'air, +il a fait un mot sublime! Il gravissait les marches gémissantes de +cette tribune où son pas résonnait lourdement. Le silence était +grand, Barnave avait repris sa place, vainqueur et complimenté par +ses amis. Mirabeau se posa lentement, croisa les bras, et jetant ses +regards çà et là, il commença. D'abord sa parole fut lente et brève, +on eût dit d'un soupir tiré avec peine de sa vaste poitrine, après +une orgie. En commençant son discours, il bégayait: cela durait +quelques minutes. Peu à peu l'homme, obéissant à des visions +surnaturelles, devenait éloquent. Cette langue hésitante et tout +d'un coup échappée à ses liens, brisait, torturait et violentait la +parole humaine dans cette bouche ouverte à toutes les passions; au +même instant ce regard s'animait de mille feux, cette épaisse +chevelure se relevait sur ce vaste front comme la crinière d'un lion +en colère ou en amour; le feu sacré circulait dans tout cet homme; +il s'emportait, il riait, il insultait, il plaisantait, il tonnait, +il éclatait; tour à tour moqueur et grave, attristé, jovial, +ironique et tendre, blasphémant, menaçant, criant, puis calme et +doux, passionné avec mesure et bien-disant, élégant et châtié; puis +soudain jetant le barbarisme avec toute la hardiesse d'un +improvisateur qui ne veut pas donner de relâche au carrefour, +prophète, enfin, du haut de la tribune, et grand seigneur +d'autrefois, peuple d'aujourd'hui; il est impossible, à qui ne l'a +pas vu, le monstre, à qui ne l'a pas entendu mugir, de se figurer +quelle abondance et quelle variété, au milieu des ressources +infinies de la parole et de la passion; quel sublime pouvoir de la +langue française obligée de suffire à ce coeur, à cette âme, à ces +passions sublimes, à ces vils besoins, à cette élévation de pensées, +d'idées, de faste, de pouvoir, qui respirait par l'organe éclatant +de cet entasseur de foudres et d'éclairs. + +Cette fois tout est bouleversé dans l'éloquence; et c'est à ne plus +s'y reconnaître; il n'y a plus de calcul, plus d'art, plus de ces +savants résultats d'une vie entière consacrée à l'étude austère des +préceptes et des modèles; cette fois c'est le hasard qui parle avec +les fureurs, les rencontres, les violences du hasard. Jamais vous ne +saurez comme il était orateur; jamais dans les pages imprimées vous +ne retrouverez ce qu'il y avait de force et de majesté dans cette +parole au-dessus de la tribune et plus haut que le ciel! Pour moi, +fanatique, égaré, perdu, terrassé à l'annonce incroyable de ces +maximes, à l'aspect de ces projets, en présence de cet ancien +esclave des bastilles, du bon plaisir et de la lettre de cachet, qui +tue à plaisir les lois, les institutions, les hommes, renversant +l'obstacle et franchissant l'abîme, je ne savais guère ce que je +devais admirer le plus, ou du génie obéissant à ces inspirations +sublimes, ou du génie acharné à sa proie, à sa vengeance, au +renversement de tout ce qui l'avait accablé si longtemps. + +Telle était l'autorité de cette éloquence! Elle avait fait, de moi +qui vous parle, un révolutionnaire, et si Mirabeau, comme c'était +quelquefois son habitude, et quand il avait besoin d'un argument +irrésistible, s'était écrié: _À moi le peuple!_... Eh bien, j'aurais +mis la main sur mon épée et je me serais levé contre mes dieux, pour +combattre et renverser mes propres autels! + + + + +CHAPITRE II + + +Tant d'émotions extrêmes m'avaient jeté dans un indicible +accablement; si bien que je n'étais plus le même homme, au sortir du +Jeu de Paume. J'allais devant moi, sans savoir où j'allais. Vous qui +êtes jeunes et sans ambition, il est une chose plus redoutable à vos +jeunes âmes que la passion la plus dangereuse, c'est le spectacle +insensé d'une immense supériorité. Ce spectacle, aussitôt qu'il vous +arrive inattendu et dans tout son éclat, flétrit l'âme et la +déshonore. Que vous vous trouvez malheureux et petit quand les mêmes +hommes qui vous ont vaincus dans les emportements de la jeunesse, +héros brillants du vice à sa plus brillante période, vous les +retrouvez une heure après, dominant de leur génie et de leur volonté +ce qu'il y a de plus imposant dans le monde, une révolution qui +renverse et qui fonde en tout brisant! Et de même qu'ils se +faisaient tout à l'heure obéir par les courtisanes les plus +insolentes et les plus fières de leur beauté, voilà les libertins, +les Don Juan, les amoureux des Cydalises qui s'en vont, guidant, par +un fil, cette révolution qui s'est faite aux accents de leur voix, +jetant la couronne du buveur pour s'envelopper dans le manteau du +stoïcien! + +Étonnants prodiges, dont le ciel même est épouvanté presque autant +que la terre!... Ils sont réservés au destin de ces astres errants +qui menacent le monde, emporté par eux. Encore une fois, c'est un +grand malheur pour qui n'est pas un lâche, quand il lui est donné de +mesurer l'abîme qui le sépare de ces grands génies; le même homme +qui s'estimait encore ce matin, se fait pitié le soir; il se prend +dans un profond mépris à considérer sa nullité, il sent le besoin de +s'arracher à ces humiliantes comparaisons; son coeur est dévoré +d'une tristesse plus pénible et plus triste que l'envie: enfin pour +échapper à ces douloureuses angoisses, il n'y a pas d'autre moyen +que de fuir et de se cacher dans une patrie où il est encore permis +d'être médiocre. Heureuse situation d'un empire qui ne se sent pas +vieillir, tranquille paix des vieux états despotiques, que tous les +empires despotiques de l'Europe ont perdue aujourd'hui! + +Ainsi accablé, perdu, abîmé dans mes désolantes réflexions, traînant +avec peine mon amour-propre humilié, j'ignore comment cela arriva, +mais je me trouvai tout à coup dans la cour de la poste aux chevaux. +Justement, au milieu de cette vaste cour se tenait tout grand ouvert +un large coche aux vastes portières, déjà rempli de voyageurs: on me +dit que ce coche allait aux frontières, une place y restait vacante, +et je l'arrêtai! On n'attendait plus pour partir, que le conducteur +et les chevaux. + +Alors je me dis à moi-même: À quoi bon rester en France? et qu'ai-je +à faire en ce monde où je ne comprends rien, au milieu de ces hommes +qui m'épouvantent, entouré de ces ruines qui tombent, et qui +peut-être finiront par m'écraser, sans que j'aie eu la gloire et +l'honneur d'y porter une main prudente? Eh oui! l'ennui même un +ennui calme et naturel convient beaucoup mieux à mon âme, que ces +fougueux plaisirs que mon coeur ne peut contenir. Une passion +modeste et malheureuse exposée à des chagrins modestes, ne +saurait-elle pas remplacer ces épileptiques transports d'une société +qui se hâte de vivre et qui tourne obéissante à des hasards pires +que la mort?--N'ai-je pas vu, d'ailleurs, tout ce qu'il y avait à +voir en France, à l'heure où nous sommes: Les ruines de la Bastille, +et le bal de l'Opéra; Notre-Dame de Paris et le Waux-Hall, les +boutiques du Palais-Royal et _le Mariage de Figaro_, Barnave et +Mirabeau, mademoiselle Guimard et la Reine; le cabaret, le Jeu de +Paume, et la cour? O ma tranquille et ma rêveuse Allemagne! Il n'y a +rien qui te vaille et rien qui me convienne autant que ton nuage et +ta paix domestique!... Allons! çà! je veux partir! + +À peine arrivé, j'écrirai à ma mère pour implorer mon pardon! Elle +ne peut pas me condamner à ce bruit abominable, à cette fournaise où +l'on brûle, à ce Paris plein de menaces... Mais juste ciel! que +cette diligence est lente à partir! + +Rien n'agite le sang comme le repos et le calme en de certains +moments. Une voiture immobile, à l'heure où l'on voudrait être +emporté au galop de ses chevaux, ressemble à un sourd-muet en +colère. Il se fâche... On rit! Il veut parler... on l'écrase à force +d'ironie.--Est-ce que nous ne partirons jamais, Monsieur? + +--Où donc allez-vous, Monsieur? dis-je, à mon voisin de droite, un +homme, aux yeux bleus; il me répondit gravement: + +--Je suis un amateur de roses: dans mon jardin de la barrière de +Fontainebleau j'en possède un compte de trois cent trente-deux +espèces; je n'ai pu avoir encore un beau plan de la _Felicia_, il +faut que je me complète, et je vais en Suisse pour la chercher. + +--Pour moi, reprit le voisin de gauche, on aime autant que monsieur +les choses complètes. Je possède dans ma bibliothèque une admirable +suite des éditions d'Horace, et c'est le seul livre raisonnable que +je connaisse; aussi je puis me vanter de l'édition _princeps_, +imprimée à Milan, en 1470 ou 71, par les soins d'Antoine Zaroth de +Parme, une édition de Venise à la fin du XIe siècle, une de Ferrare +et celle de Florence, on possède un bel exemplaire sorti des presses +d'Antoine Miscominus, d'Alexandre Minutianus et de Jean de Forli. +J'ai trouvé, naguère, sur le Pont-Neuf, l'édition Aldine de 1501, et +l'édition d'Alde le jeune, de 1551. J'ai hérité de l'Horace de +Jocodus-Badius-Allusius; je possède aussi l'Horace de Daniel +Heinsius, imprimé par les Elzévier, en 1612. L'Horace de Jacques +Talbot de Cambridge, et celui de La Haye, et l'Horace de Baxter, +mais je n'ai pas encore trouvé l'Horace publié à Lyon en 1511, et je +vais à Lyon pour le chercher. + +--J'aime les papillons, dit le troisième et j'en ai chez moi de +mille sortes, fleurs volantes dans l'air, chargées de peinture et +d'azur; j'ai passé ma vie à les mettre en ordre, à les ranger par +espèces. Avant-hier ma gouvernante a brisé l'aile droite de mon +_papilio atropos_ du lac de Genève, et je vais en Suisse pour le +chercher. + +--Et vous, Madame, avez-vous aussi une collection à compléter? Elle +me répondit en souriant: + +--J'ai six enfants dont je suis la mère: le premier s'appelle Jules, +il fait déjà des élégies et des drames; le second s'appelle Ernest, +et il ne parle que de fleurets et de tambours; Antoine est beau +comme un ange, et ne parle que du ciel d'où il est venu; Tom est +charmant dans son air malin et boudeur; vous n'avez rien vu +d'aimable et de bon comme mon gros et jovial Grégoire; mon tout +petit Gabriel vient d'être délivré de ses premières dents; je suis +une heureuse mère, ajouta-t-elle d'un air pénétré. Si vous étiez +venu plus tôt, vous les auriez vus tous les cinq autour de moi me +donnant le baiser d'adieu; mais j'ai encore un autre enfant, une +jeune fille de seize ans, ma Clémence, et je vais en Suisse pour la +chercher. + +Ces trois réponses me jetèrent dans une profonde rêverie. En ce +moment je venais de comprendre, enfin, comment et pourquoi je ne +pouvais plus partir. + +--Mon Dieu! m'écriai-je en relevant la tête péniblement, mon Dieu, +Madame et Messieurs, que vous m'avez fait de mal, sans le vouloir! +Véritablement je ne saurais partir avec vous: gens heureux, partez +sans moi: les chevaux arrivent, les postillons sont prêts... À +l'instant même où je mettais le pied à terre, la lourde voiture +s'ébranlait, les passants se pressaient contre la muraille, les +chiens hurlaient, et je restai seul au milieu de Versailles, moi qui +tout à l'heure encore m'en croyais absent à jamais. + +Or, (voici que je reviens à mon accident du bal masqué), tel fut le +raisonnement qui m'empêcha de quitter Paris et Versailles, comme +c'était tout à l'heure encore ma très-formelle volonté. Quoi donc, +me disais-je, il y a, dans cette diligence embourbée une +demi-douzaine de très-honnêtes gens qui s'arrachent aux habitudes +les plus chères de leur vie et qui partent, un jour d'automne, pour +courir après une fleur, un enfant, un insecte qui leur manque, et +moi, moi seul avant de partir, je n'ai pas songé à compléter le seul +moment de bonheur qui me soit arrivé en ma vie? Insensé que j'étais! +j'aurais donc emporté un bonheur incomplet, un bonheur misérable, et +rempli de ténèbres, rempli de regrets! + +Je sais bien que je parle en ce moment, par énigme, et que mon récit +tourne au mystère... il faut cependant pour que je m'explique, et +pour que vous compreniez ma peine, que je vous raconte le plus grand +événement de mon étrange soirée au bal masqué de l'Opéra. + +Cet aveu me coûte à faire, encore aujourd'hui, à l'âge où les +honnêtes gens, leur tâche étant accomplie, et la mort étant proche, +ne redoutent plus le ridicule. Ainsi, pensez, si j'étais embarrassé +avec moi-même, au moment où je voulus me rendre compte enfin de +cette aventure incroyable!... Il serait bon peut-être (ainsi me +disais-je) d'écrire instant par instant les moindres émotions de +cette nuit qui ne viendra plus! + +Déjà je cherchais le papier, la plume et l'encre, quand un vieux +valet poussant la porte de mon salon: + +--S'il plaisait à Monseigneur, me dit-il, un pauvre diable attend, +qui désire lui vendre un encrier. + +--C'est bien vu, dis-je, et faites entrer ce brave homme... il +arrive à propos. + +L'homme entra. Il portait, de ses deux mains, une lourde et massive +écritoire en pierre de taille, qu'il posa gravement sur mon bureau. +Cette pierre avait la forme d'une tour, les créneaux, les cercles de +fer, les fenêtres étroites, la porte oblongue, en un mot rien n'y +manquait. Dans un trou qui représentait les fossés fangeux, l'encre +flottait, image exacte de la limpidité des eaux du fossé. + +Ce je ne sais quoi, d'une forme hideuse me fit peine à +voir:--Êtes-vous fou, Monsieur? m'écriai-je, et remportez cette +machine horrible, à l'instant. + +--Monsieur, reprit l'homme à l'encrier, ceci est très-sérieux, je ne +suis pas fou, et je ne plaisante guère; il y a déjà longtemps que +nous ne plaisantons plus, nous autres du faubourg. L'encrier que +voilà, et dont la masse attristante pèsera tantôt d'un poids cruel +sur les pensées légères de votre jeunesse heureuse, il faut +nécessairement que vous le contempliez avec respect. Je l'ai façonné +de mes propres mains, avec une pierre de la Bastille, après avoir +renversé la Bastille de ces mains que voici! + +Ainsi parlant, le rude ouvrier s'approcha de son ouvrage, il le +contempla d'un regard plein d'orgueil, puis il reprit:--J'ai fait ce +que j'ai pu, mon prince, il est vrai que je ne suis pas un +très-habile maçon; il peut se faire aussi que cette tour ne soit pas +positivement une tour, et vous comprendrez facilement que la +véritable Bastille était plus belle. Au fait, vous pardonnerez à +l'ouvrage en faveur de l'ouvrier. Ce que je puis affirmer ici, c'est +que la pierre que voilà, je l'ai prise au coin le plus sombre et le +plus terrible de notre ancienne prison d'État. Ce fragment +appartient à la plus triste des quatre tours, à la tour de la +liberté. Cette pierre est suintante encore; en vain, je l'ai polie, +en vain je l'ai limée, en vain je l'expose au soleil levant, au +clair soleil qu'elle n'a jamais vu, cela sent toujours l'odeur de la +tombe et la moisissure du cachot. Cela nuira peut-être à la qualité +de votre encre; à coup sûr, cela doit ajouter à la valeur de +l'encrier. Tenez, Monseigneur, voilà encore la trace d'un anneau de +fer qui était attaché à ce coin-là! Vous posséderez vraiment un +excellent échantillon de notre ancienne Bastille, et quand vous en +aurez bien compris toute la valeur, je suis sûr que vous le +montrerez avec orgueil. + +Cet homme aurait pu parler jusqu'au lendemain, je ne l'écoutais pas! +Je me promenais dans l'appartement, cherchant les recoins les plus +sombres pour éviter l'aspect de cette Bastille en miniature. Ainsi +la voilà donc réduite à cette dimension frivole, cette forteresse +insensée où pendant tant de minutes séculaires, tant de sang fut +mêlé à tant de larmes! La voilà donc sur ma table, imbécile jouet +d'enfant, cette épouvante du Paris féodal. Tyrannie! On y brisait +les âmes, on y brisait les corps! Toute la France guerrière et +pensante a été renfermée en ce lieu funeste. Il était pour le roi +Louis XI un lieu de plaisance! Il servait de coffre à Henri IV! +Richelieu n'eût pas gouverné huit jours, s'il eût été privé de sa +chère Bastille, et Louis XIV se fût écrié: ma royauté n'a plus de +remparts! Un abîme... un tombeau... un échafaud... parfois même un +piédestal. Le grand Condé et Voltaire ont été renfermés dans ces +murs; l'un, vaincu par la Bastille, tout grand qu'il était; l'autre, +faible et pauvre, et vainqueur de la Bastille! Qu'es-tu donc devenu, +symbole énervé des vieux pouvoirs? Est-ce bien toi, Bastille, qui +gis ainsi sur une table, prêtant la boue et le flot de ton fossé à +ma plume oisive, éternelle prison où s'étouffaient les cris des +misérables, donjon sans loi et sans pitié où l'écrivain expiait ses +plus beaux rêves! Murailles féroces sur lesquelles se sont brisés +tant d'amours malheureux, tant d'opinions généreuses, tant de +croyances, tant d'écrits brûlés par la main du bourreau! Mais, Dieu +soit loué! ces cendres ont fini par retomber sur ta tête comme un +linceul?»... Ainsi je rêvais... autour de cette machine d'État, +étrange relique du pouvoir absolu. + +En même temps je cherchais à me rappeler cette histoire; il me +semblait que je découvrirais dans cette pierre arrachée aux cachots +séculaires, la trace et le souvenir de tant de misères imposées à +tant de grands hommes; il me semblait que ce monument féroce et tout +d'un coup infidèle à sa mission, rejetait par tous ses pores, les +pensées de révolte et de révolution que le pouvoir confiait à sa +garde abominable, impie! En effet, pour peu que vous soyez attentif +vous verrez que ce n'est pas l'eau qui suinte en cette pierre +arrachée aux ténèbres, ce ne sont pas les cris des misérables qui se +font entendre... Écoutez, et voyez! ce qui suinte ici c'est le +génie; et si ces murs épais vont crouler et remplir de leurs ruines +le monde ancien, c'est la liberté des vieux âges qui brise à tout +jamais ces murailles lézardées. O dérision de la force! Honte +éternelle de la tyrannie! O retour implacable, inespéré de la +toute-puissance... une heure a suffi pour renverser ce rempart, et +voici les jouets que l'on fabrique de ses débris! + +En même temps, mon rêve allait toujours, et refaisait à ma façon, +sur l'immense et terrible _ouï-dire_ du genre humain, une Bastille à +mon usage: il me semblait que j'étais monté sur la plus haute tour, +et soudain, de ces hauteurs, le spectacle le plus animé et le plus +dramatique s'offrait à mes regards. Ah! quelle histoire! Hélas! +quelle épouvante! O mon Dieu! que de souvenirs! Tout se courbe à tes +pieds, Bastille impitoyable! À ton seul aspect les plus grands +esprits tremblent, les plus grands coeurs frémissent, les héros se +troublent, les saints rêvent le martyre et les innocents le +supplice... et puis, tout d'un coup, victoire éternelle! Il n'y a +plus de Bastille! Les cachots sont muets, les fossés sont comblés, +les chaînes sont brisées, les tortures sont abolies, les corps sont +délivrés, les âmes ont des ailes, la pensée est libre! Et tout ce +qui est mort ressuscite! Et tout ce qui était bâillonné parle à +haute voix! Les cachots sont ouverts! Les tombeaux chantent des +hymnes! Triomphe au fond des abîmes et délivrance au plus haut des +cieux! + +Quant à toi, fabricant de petites Bastilles, parodiste idiot des +grandes vengeances, colporteur de ces pierres insultées, emporte à +l'instant ce monument de ton génie! Elle n'a que faire ici, chez +moi, ta Bastille impuissante, et j'aurais grande honte d'en faire un +meuble, à mon usage! Ainsi, va-t'en, et si tu trouves que cette +pierre, enfin soit lourde à porter, va-t'en la déposer chez +Mirabeau, Vergniaud, Barnave, Duport, Lameth, chez les vainqueurs +véritables de la Bastille! À ceux-là seulement un pareil encrier +peut convenir. Ceux-là ont brisé tous les vieux instruments qui +servaient à donner un corps à la pensée humaine, ils en ont inventé +de nouveaux et de plus sûrs; ils ont effacé les vieilles règles même +de l'éloquence; ils sont grands, sublimes et politiques, comme on ne +l'avait pas été avant eux. Si J.-J. Rousseau vivait encore, il +faudrait lui porter cette pierre; elle irait à merveille à sa +colère, à ses mépris, à ses vengeances, à sa haine pour l'autorité +sans forme et sans nom. Donc loin d'ici, hors de moi ce fragment de +la Bastille: ôtez cet encrier de ma vue, il est fait pour contenir +les grandes pensées, pour servir le vrai courage et les passions +populaires. Non! non! je ne saurais employer à mes vaines écritures +ce travail d'un peuple entier; encore une fois, éloignez de mes yeux +cette Bastille... elle me fait honte... elle me fait peur! + +L'homme partit emportant fièrement la Bastille entre ses bras: il +alla la vendre à la comtesse Dubarry qui partit d'un beau rire à +l'aspect de cette grossière image d'un monument qui l'avait défendue +et courtisée _in extremis_. + +--Vous êtes un grand niais, Monsieur, dis-je à mon valet de chambre, +avec vos encriers de pierre éternelle... l'écritoire de M. Dorat me +suffisait. + +Quand je fus un peu calmé...--Monseigneur (me dis-je à moi-même), +essayez maintenant d'écrire ici, avec cette plume innocente et ce +peu d'encre oublié au fond d'un cornet, la terrible aventure dont le +souvenir vous enferme au milieu de Paris, plus sûrement que si vous +étiez enfermé dans le cachot le plus profond de _la tour de la +liberté_! + +Donc, Monseigneur, souvenez-vous, qu'il y a trois jours, dans un +moment d'oisiveté et de curiosité, vous êtes entré sur le minuit, +dans la salle de l'Opéra, au beau milieu du bal masqué. Vous étiez +seul, inconnu de tous, ne connaissant personne, écoutant sans rien +entendre, et voyant tout... sans rien voir. Des ombres passaient çà +et là, murmurant tout bas des paroles sans suite et sans accent. Des +passions vous frôlaient, souriantes! Des yeux vous regardaient... +brillants! Des bouches riaient... ironiques! _Chacun pour soi_ était +le mot d'ordre et le but de la fête, et puis, je n'étais qu'un +étranger dans ces rencontres d'une ville entière qui se cherche, et +s'appelle et se reconnaît, à certains signes, dont elle seule elle a +le secret. Je restais dans cette foule immobile, inquiet, +malheureux, quand tout à coup une petite main se posa sur mon +épaule, une voix douce avec cet accent d'innocence que j'aime tant +dans les femmes de mon pays, murmura de tendres paroles à mon +oreille enchantée: + +On te connaît, disait-elle, on sait que tu es un philosophe, un +Allemand, un jeune homme honnête et réservé comme un vieillard... +Ah! jeune homme à l'abri des passions, que viens-tu faire en ces +lieux où tout brûle? Ainsi parlait la voix charmante, agaçante, et +la beauté qui s'emparait de mon âme et de mon coeur! Figurez-vous +une voix d'un beau timbre, une taille élevée, un geste ingénu, +l'esprit léger, le rire et la bonne humeur de la vingtième année, +enfin je ne sais quoi de vivant et passionné dans le peu que je +pouvais deviner de ce visage inconnu; tant de grâce et tant de +baisers! Jamais jeunesse et beauté ne m'avaient parlé si tendrement +et de si près! «Tu me connais? lui dis-je en tremblant d'une +irrésistible émotion, tu me connais beau masque, tu es plus heureux +que moi.» + +Elle prit place à mes côtés et sa robe, en frissonnant, faisait de +beaux plis autour de sa personne, entourée à la fois de mystère et +de contentement. + +--Oui, dit-elle, on te connaît: un homme irritable et jovial, triste +et rêveur sans savoir pourquoi, grand observateur de riens, grand +faiseur de petites choses, très-médiocrement bon ou méchant, +philosophe absurde, amoureux manqué. Beau masque... on te connaît... +Mais vous, Monseigneur, vous ne me connaissez pas? + +--Si je te connais, lui dis-je? Une ombre, une dame errante, une +aventure, une habitante de Luciennes ou de Marly, une bergère de +Boucher, une pampine de Clodion, une houlette, un jupon court, tout +vice et tout sourire... un piége où l'on tombe, une imprudence, et +très-jolie, à qui l'amour fait trop de peur, et que l'amour prendra +ce soir. Est-ce bien cela, bergère, et voyez si l'on ne sait point +parler votre jargon? + +Elle reprit, toujours avec la plaisanterie et ce sentiment qui +devaient nous mener si loin:--Que fais-tu ici, à cette heure, et +pourquoi donc ne pas rester chez vous dans un calme repos? «Do! do! +l'enfant do!» C'est une chanson allemande! Il me semble, à te voir +huché dans ce tumulte, une de ces sentinelles perdues qui cherchent +l'ennemi de tous leurs regards, et qui s'endorment avant de l'avoir +découvert. + +Elle me dit mille autres folies pleines de grâce et de goût; puis je +lui parlai comme on parle à ses amours, et lui parlant tendrement, +sans audace et sans peur, je donnais une expression à cette bouche, +un mouvement à ses yeux, une couleur à ses longs cils; j'étais comme +le statuaire à son dernier coup de ciseau; encore un instant, voilà +ma Galatée! «O ma reine! ô ma vie!» Ainsi je lui disais! Puis, sans +le savoir, sans le vouloir, je l'entraînais loin de la foule et +quand nous fûmes seuls:--À présent, lui dis-je, assis à ses côtés +près d'elle, et respirant sa tiède haleine; à présent, par grâce et +par pitié, permettez que je vous contemple, à mon aise; oublions ces +licences, permettez que je vous dise enfin, sérieusement, que je +vous aime! Allons! fi du masque! Et, démasqué, je voulais la +débarrasser de ce voile importun. + +--Non pas, disait-elle, en se défendant d'un geste énergique, non +pas, messire, non, vous ne verrez pas mon visage; à Dieu ne plaise +en effet, que je joue ici même, en cette folle nuit, sur un regard, +tout le bonheur de ma soirée. Est-ce donc ainsi que vous obéissez à +la rêverie, ô rêveur? Donc fiez-vous à moi, comme à vous je me fie. +Et elle ajoutait je ne sais combien de saillies vives et tendres, +agaçantes et timides. J'étais muet, j'étais fou. Cependant tout à +côté de cette retraite mystérieuse où M. le régent avait laissé son +empreinte et ses souvenirs, les sons bruyants de l'orchestre +ajoutaient un enivrement mortel, à mon enivrement. + +--Au moins, repris-je, au moins laissez-moi, en partant, un nom que +je puisse murmurer dans mes beaux jours, un nom auquel je rattache +une idée, un souvenir... une obéissance, un respect. Ceci est +très-sérieux, madame, et je ne plaisante plus. + +Elle reprenait sur un ton incroyable de causticité féminine: + +Oh! oh! nous voilà, en effet, tombés dans le sérieux! _Madame!_ Ah! +fi le gros mot pour cette heure emportée et frivole! Ami, +croyez-moi, obéissons à l'heure présente, et gardons-nous de +renvoyer ce fraternel _toi_ dans le séjour des ombres, comme un +fantôme après minuit. Quoi donc! tu veux être sérieux à propos +d'amour, sérieux au milieu de la vapeur d'un bal masqué? Regarde, +autour de toi tout est ruine, et menace; il n'y a plus rien qui soit +debout dans l'ancien monde. Et pourquoi ne serions-nous pas, toute +une heure, oubliant vous, ce que je suis; moi, ce que vous êtes, +Monseigneur? Ici même, ici, un premier prince du sang se laissait +tutoyer par madame de Phalaris? + +--Qu'il en soit ainsi, lui dis-je, et puisque madame ne veut pas +qu'on la voie, au moins a-t-elle un nom qui la rappelle à mon +souvenir quand je n'entendrai plus ce bel esprit qui parle avec tant +de grâce... et de tristesse... + +--Et quoi! dit-elle, ma voix ne dit rien de plus, non pas même un +brin de tendresse... un peu d'amour? + +Je sentis sa main trembler dans la mienne... Il y eut comme une +larme à travers la dentelle jalouse... Ah! qu'elle était belle! Elle +exhalait les plus charmantes odeurs de la jeunesse. Elle était toute +grâce et tout sentiment.., elle se livrait... elle se défendait... +elle voulait... elle ne voulait pas... elle avait des licences qui +me semblaient venir du ciel même d'Anacréon ou de Gentil Bernard! + +C'était bien la femme abandonnée à l'extase, à la crainte, aux +transports d'une minute ineffable... Ignorante, elle interrogeait +une âme ignorante, elle pensait, elle pleurait tout bas! Tantôt elle +m'attirait dans ses bras, sur son sein charmant, tantôt elle me +repoussait, avec tant de force et d'énergie! +Heureuse--épouvantée--insolente--altière--humble à mes +pieds--agonisante! Elle était toute flamme et tout frisson, tout +délire, haletante, éperdue... et moi, je passais par toutes ses +transes, je provoquais toutes ses espérances, je subissais toutes +ses douleurs. Je priais, j'ordonnais, je pleurais, je me fâchais... +je lui disais: _va-t'en!_ Je la rappelais... consolée! O lutte +étrange! ô mystère! Enfin, tout d'un coup, lorsqu'elle eut demandé +grâce et pitié, je m'emparai de cette inconnue et, sans rien +attendre, ébloui, furieux, j'ouvris ses bras à mon amour; ses bras +me retinrent avec une passion silencieuse et frénétique. Oh +malheureux! je ne songeais qu'à mes transports du moment, je me +livrai à cette femme comme à moi elle se livrait; inconnu à elle +inconnue, et délirante, elle à moi délirant, à moi tout jeune, à moi +timide, amoureux, plein de fièvre... ô bonheur! Elle était donc à +moi cette beauté invisible!... elle était à moi, elle vivait pour +moi, et j'embrassais un fantôme! Hélas! tant de passion... et déjà +tant de remords! Pygmalion, ta statue est un marbre inerte... O dieu +d'amour, fais au moins que je la voie, et qu'elle me sourie! et +qu'elle me donne... un baiser. Elle était là furieuse, insensée et +pleurante! Elle m'appelait un traître, elle m'appelait un lâche! +Elle se maudissait... elle me maudissait. En vain par ma crainte et +par mes respects, je voulais protester contre l'entraînement qui +l'avait perdue... Elle était immobile! Elle était silencieuse! +Étonnée, elle-même, de ce grand crime dont elle était la complice +innocente... Oui! Elle avait honte et je partageais sa honte... Elle +avait peur et j'avais peur! Ces grands yeux qui me regardaient +semblaient mettre au défi ma probité, ma loyauté, ma chevalerie!... +Enfin, quand elle me vit à genoux, baisant ses mains, et demandant à +mon tour: grâce! pitié! pardon! + +--Tu ne me verras pas, dit-elle! Et tu ne l'auras pas, ce baiser que +ta bouche implore!--Adieu! + +Il faut bien que je le châtie et que je me châtie! Adieu! Elle était +déjà sur le seuil de cette porte où l'avaient conduite sa hardiesse +et sa mauvaise étoile... Elle s'arrêta, comme obéissante à un +remords mêlé de pitié, et d'une voix plus douce, et d'un regard plus +tendre, elle ajouta: Pourtant si bientôt arrivait ton dernier +jour... mon dernier jour!... Si ton souvenir et ta pitié me +restaient fidèles... ou tout au moins si par quelque grande action +vous vous montrez digne enfin de ce qu'on a fait pour vous... vous +verrez mon visage... ami, vous saurez mon nom... nous mourrons dans +notre premier... dans notre dernier baiser! + +À ces mots... elle disparut, comme une apparition, dans cette +muraille du Palais-Royal et de l'Opéra où tant de vices avaient +passé! + + + + +CHAPITRE III + + +Resté seul, je me sentis pris par un grand doute... Allons! me +dis-je, elle a bien joué son rôle... et je la reverrai demain! Tant +le doute est un corrupteur certain des âmes les mieux trempées! +Certes, j'étais convaincu de l'honnêteté de cette femme autant que +de sa beauté suprême... Eh bien! lâche et misérable ergoteur, +j'aimais mieux la nier à moi-même que d'entourer son cher souvenir +de ma reconnaissance et de mes respects. Ingrat que j'étais, ingrat +et lâche amoureux, quand tout me disait que j'étais le premier amour +de cette beauté sans nom... Je me faisais toutes sortes de +raisonnements misérables pour me bien démontrer à moi-même que +j'avais affaire au vain caprice de quelque dame oisive, et qui se +moquait de ma naïveté... + +Heureusement que j'eus donné bien vite un démenti sans réplique aux +sophismes qui s'arrêtaient dans mon cerveau, et ce démenti qui me +sauvait de ma honte, je le trouvais dans les transports de mon +coeur. Cette fois enfin l'amour l'emportait sur le paradoxe, et par +la sincérité de ma douleur, de mes regrets, je comprenais tout ce +qui manquait au parfait accomplissement de mon bonheur. J'aimais! +J'étais aimé! Elle s'était livrée à moi toute entière... Oui! mais +je n'ai pas vu son visage... oui, mais je n'ai pas effleuré cette +lèvre où murmuraient ces tendres paroles... à l'instant même où +j'avais le droit de la retenir! Et maintenant si loin d'elle, et +pris d'un regret ineffable, en vain je l'appelle, en vain je la +cherche... ou bien la voilà qui me revient, mais toujours +invisible... Est-ce vous... est-ce toi, mon fantôme... Et veux-tu me +donner enfin ton sourire et ton baiser? + +Telle était mon anxiété! Voilà ma peine! À l'instant même où je +quittais la France, épouvanté du bruit, des ténèbres, et de +l'immensité de l'abîme, il m'a suffi de rencontrer cet ami des +papillons, cet amateur des belles roses, ces faiseurs de collections +complètes, ces rêveurs à la poursuite de tant de misérables petits +bonheurs, pour comprendre à quel point il serait misérable et +honteux de ne pas chercher à compléter, moi aussi, la plus belle +heure de mon premier amour. + +Ainsi je me rendais compte, à moi-même, et ne voulant rien oublier +de cette aventure étrange, des moindres incidents de cette nuit de +folie et d'enivrements de tous genres. Il me semblait que cela me +consolait de me raconter à moi-même les plus fugitifs souvenirs... +Un peu calmé par ces confidences, je revins à Versailles, dans cette +ville à part qui n'avait pas, même à cette heure où s'éclipsait la +royauté de la France, son égale sous le soleil! En ce moment, la +ville était déserte, le roi, la reine et la cour fatigués du +spectacle éternel de la cité devenue trop grande pour la royauté +nouvelle, avaient cherché une ombre, un refuge, un peu de calme et +d'oubli dans le palais de Saint-Cloud où la mort avait fait tant de +ravages. Trop heureux ce roi dont le trône est chancelant, trop +heureuse aussi cette reine exposée à tant de clameurs, à tant de +violences, d'échapper à la fatigue, à l'isolement, aux ennuis de la +ville de marbre et d'or. + +Versailles, la ville esclave où tout passe, où le grand siècle a +passé... Cité d'un jour!... Caprice éphémère d'un seul roi qui +n'avait pas songé que ses enfants et ses petits-enfants ne +suffiraient pas à remplir cet asile exagéré de sa propre grandeur. +Rien qu'à parcourir cette ville sonore, on comprenait confusément +que sa prospérité n'était plus qu'un mensonge, et sa grandeur un +rêve. Ce palais dont Louis XIV seul fut le châtelain, dont les deux +rois ses successeurs, ne furent que les portiers, encore un jour, +encore une heure, il sera trop étroit pour le peuple souverain, +pendant que ces hôtels bâtis pour ces ministres, ces capitaines, ces +évêques, ces seigneurs seraient trop vastes et trop beaux pour de +simples citoyens. La mort pesait déjà sur cette ville insensée à +force de richesse et de grandeur, comme elle a pesé sur les villes +des lacs sulfureux de l'Écriture, ou sur les villes profanes de la +molle Ionie, et sur toi, Venise, ô reine, ô prostituée! À peine elle +a perdu sa loi, sa force, elle se fait courtisane, et elle se perd +dans la débauche et le plaisir. + +Telle elle m'a paru vide, endormie, oublieuse du passé, sans souci +du présent, et déjà courbant la tête sous la main pesante de +l'avenir, telle on m'a dit qu'elle était encore aujourd'hui, cette +ville ouverte à toutes les dégradations. Comme elle vivait de la +royauté, elle est morte avec elle. Elle a succombé sous le poids de +ses habitudes paresseuses; elle est semblable à ces grands sépulcres +ouvragés, taillés et ciselés par les grands artistes que la +postérité étudie et contemple sans trop s'inquiéter du nom des +morts, enfouis dans ce magnifique cercueil. Quand je le vis, pour la +dernière fois, ce temple dégradé où se tenait la majesté de Louis +XIV, déjà tout était sombre et mort, l'herbe, ornement des +cimetières croissait déjà dans les places publiques, les volets de +ses maisons se fermaient silencieusement comme on les ferme à +l'heure où l'on part pour un long voyage, tout est fermé au dehors; +tout est sombre au dedans; le feu est éteint; le lit est défait; le +meuble est recouvert de ses toiles, la pendule a cessé de sonner les +heures, le jardin est mort, vide est le bûcher; la vie est absente à +jamais de ces murailles; plus d'enfant qui va naître et plus de +vieillard qui va mourir! spectacle épouvantable! Une ville entière +qui se meurt! Un règne entier qui s'efface! Une maison pareille, la +maison de Bourbon qui tombe en ruine! Versailles aux abois, tout +Versailles!... Moi, cependant, je la contemplais dans son agonie, et +dans son abandon, cette antique cité des miracles, lorsque au bas de +l'escalier du palais j'aperçus un étranger dont la figure douce et +calme, l'attitude aimable et le sourire bienveillant attiraient tous +mes regards... Il se tenait devant un autre personnage qui portait +sur sa poitrine une croix militaire, et qui vendait des petits +gâteaux. + +Je m'approchai de l'étranger, il me salua.--Voulez-vous manger un +petit gâteau avec moi, Monsieur? La reine et le roi sont à +Saint-Cloud, et Leurs Majestés ne nous verront pas. + +--Je suis bien sûr, répondis-je en acceptant l'offre de l'étranger, +que si le roi et la reine nous voyaient, plutôt que de nous blâmer, +ils partageraient notre repas, rien que pour faire honneur à cette +croix de Saint-Louis. + +--La reine surtout, reprit mon homme en puisant de nouveau à la +corbeille, elle est si belle... et si bonne. + +--Oui, répondis-je, et cette croix est la meilleure preuve que Sa +Majesté n'a pas mangé de ces gâteaux; cette croix, elle l'aurait +vue; elle voit les malheureux de si loin! + +--Et cependant, reprit l'amateur de petits gâteaux, vous voyez bien +cette dalle de pierre; elle a cédé de deux pouces depuis que ce +brave officier est venu se poser à cette place, pour la première +fois. + +Ainsi nous devisâmes, lui, l'officier et moi. Lui était affectueux, +bienveillant et causeur, l'officier était simple et réservé, moi +j'étais fort à l'aise en cette société d'honnêtes gens sans +prétentions, et je trouvais les petits gâteaux excellents. + +L'étranger était un causeur très-fin, et très-ingénieux; il courait +après les plus imperceptibles nuances de la pensée et des objets +extérieurs. Je ne saurais vous dire toutes les histoires dont il +était le héros, il en avait de charmantes, à propos de rien. Par +exemple, il nous montra ses gants, et il nous raconta comment il les +avait achetés...--Dans une humble boutique éclairée à demi; le +comptoir est tenu par une aimable et charmante femme aux yeux noirs, +à la peau blanche, et qui sourit à merveille... + +Ainsi la confiance allait s'établissant entre nous; j'étais tout +oreille et le bon chevalier de Saint-Louis souriait doucement à sa +corbeille à peu près vide... encore un gâteau, j'allais savoir toute +sa vie... un importun qui descendait par le grand escalier et qui +vint à moi, les bras ouverts, en me saluant de tous mes titres, +emporta la confiance de ces deux hommes... Au premier salut du +courtisan, le pauvre chevalier de Saint-Louis releva la tête, il +prit sa corbeille des deux mains, et se retira lentement d'un air +calme et résigné; l'étranger, le suivit, en me jetant un regard de +reproche et de pitié.--Je les suivis longtemps des yeux l'un et +l'autre, et quand ils eurent disparu, je sentis que je les aimais. + +Je fus désespéré de les avoir perdus si vite.--Mon Dieu! Monsieur, +m'écriai-je en parlant au courtisan, vous me tirez de la plus +agréable conversation qui se puisse entendre: ces deux hommes sont +vraiment d'honnêtes gens. Pourquoi donc votre aspect leur a-t-il +fait tant de peur? + +--Mais, reprit l'homme à l'habit, je l'ignore; on n'est pas fait, +que je sache, à épouvanter ces messieurs: l'un est un pauvre diable +qui a la rage, malgré la consigne, de faire son commerce sur les +marches du château; l'autre, savez-vous qui est l'autre? + +--Je voudrais bien savoir son nom, répondis-je avec empressement. + +--Je vais vous le dire, monseigneur, et quand vous le saurez, +plaignez-vous encore de mon intervention... L'autre n'est rien moins +que le fou en titre du roi d'Angleterre, à qui je viens de faire +délivrer un passe-port. + +--Et son nom, je vous prie, Monsieur? + +--Dame un nom de bouffon:... il s'appelle Yorick. + + + + +CHAPITRE IV + + +Le secret que j'avais confié au papier, je l'aurais dit volontiers à +Mirabeau; mais s'il aimait beaucoup les dames, en revanche il les +estimait assez peu, et je craignais son ironie... Au contraire, il +me sembla que Barnave était tout à fait le confident que je +cherchais, et je lui racontai non pas sans un peu de honte, ma bonne +fortune et les doutes qu'elle avait fait naître en mon esprit. + +--Bon! dit-il, vous avez trouvé la fin du roman! quelle étrange +passion, et quel scrupule incroyable? Une inconnue... Un bonheur +incomplet... un baiser qu'on vous a refusé... Ah! triple Allemand +que vous êtes, et que dirait M. de Lauzun, s'il avait entendu votre +histoire?... Au fait d'où vous vient cet embarras inexplicable? À +tout prendre, l'accident qui vous arrive est un accident heureux. +Une seule femme que vous ne connaissez pas, si vous savez profiter +de l'aventure, peut vous tenir lieu de toutes les autres. Vous donc +qui preniez en pitié le fou de la reine, on ne vous manquerait pas +de respect en vous donnant un grain d'ellébore!--Ah! dites-vous, la +dame était masquée!--Eh bien! prêtez-lui tous les visages qui lui +conviennent le mieux! Son masque a caché cette femme à vos yeux, il +en cache, en même temps mille autres plus belles et plus charmantes, +celle-ci que celle-là... Pour vous cette femme est partout; elle a +tous les noms, elle prend tous les visages, elle est jeune, elle est +belle, elle est noble... elle a tout... Rêvez le reste, et ne +pleurez pas! Ainsi parlait Barnave, avec un accent léger, vif, +pénétrant, en homme habitué aux objections... Puis, comme il ne me +voyait pas calmé... + +--O fortune! ô destin, disait-il: une monarchie est en péril, un +peuple est renouvelé, l'Europe entière est haletante à l'annonce des +plus grands événements, Mirabeau monte à la tribune, éclipsant tout +ce qui se présente, et moi, Barnave un élu du peuple, en ce moment +je suis le confident des incroyables amours d'un grand prince! À +cette heure, et bon gré, malgré moi, et toute affaire cessante, il +faut que je m'occupe à compléter une intrigue de bal; il faut que +j'assiste aux commencements d'une passion finie! Holà! le joli +métier pour toi, Barnave! Et cependant, ajouta-t-il en me prenant la +main, je ne trouve pas cela ridicule, je vous assure. Je suis assez +malheureux pour respecter toutes les passions; cherchons donc, +puisque vous le voulez, quelque remède à vos douleurs d'amour. + +--Il faudrait, repris-je un peu rassuré, découvrir quelle était +cette femme, comment elle était venue à ce bal et pourquoi donc elle +m'a choisi dans la foule, et laissé là, l'instant d'après, sans me +dire: _Au revoir!_ + +--Ma foi, reprit mon nouvel ami, si j'étais que de vous... je me +ferais le plus beau du monde, et la tête haute, et le jarret tendu, +j'irais, je viendrais, je chercherais... je ne m'adresserais pas à +un orateur populaire, animé de toutes les passions d'une révolution +sans pitié, je voudrais deviner, à moi tout seul, la dame et +souveraine de ma pensée; je la reconnaîtrais à sa voix, à son geste, +au feu de ses yeux, à ses mains, à sa parole, à son silence, aux +révélations du sixième sens... et puis, si elle échappait à ma +recherche, à mes transports, voulant compléter absolument l'amour et +le bonheur qu'elle m'a donnés, je chercherais dans la plus belle +foule, et quand j'aurais rencontré assez de beauté, de jeunesse et +de grâce amoureuse, alors, prosterné sous le regard de cette beauté, +je lui dirais: O Madame, un baiser! un seul baiser!... Je ferais +mieux, j'irais dérober, comme un voleur de nuit, la sensation qui +vous manque, après quoi, j'en demanderais pardon à la dame!... Il y +a des injures que les femmes pardonnent toujours. Ainsi, bel et bien +votre émotion sera complète, ainsi rien ne manque à votre roman de +vingt ans! + +Et comme il vit à mon désespoir muet que le remède était trop grand +pour le mal:--Non, non, me dit-il, ne faites pas cela. Faites mieux; +recommencez un autre amour, un amour complet, retournez au bal et +gardez assez de sang-froid pour arracher le masque de la première +qui se livrera. Vous avez raison, point de moitié de bonheur, je +n'en veux pas pour moi, nous n'en voulons pas, nous autres qui avons +une âme. Et cependant, cher prince, moi, qu'un abîme aussi sépare à +jamais de l'amour qui me tue, ah! si j'avais touché seulement sa +main, si son regard était tombé sur moi, agenouillé, à ses pieds, si +j'avais entendu sa voix m'appeler par mon nom: _François Barnave!_ +En ce moment, je n'aurais plus été Barnave. En ce moment, dompté, +docile et soumis aux moindres caprices de la beauté que j'aime, et +dont nul ne saura le nom, jamais, François Barnave serait descendu +de cette tribune éclatante... il eût déserté la cause de Mirabeau, +la cause du peuple; il eût tout foulé aux pieds: honneur, devoir, +conscience; et plus sage et plus amoureux que vous, Monseigneur, il +eût trouvé son bonheur complet! Dieu du ciel! j'aurais été heureux +autant qu'un mortel peut l'être ici-bas! Hélas! je ne vaux pas un +sourire de sa lèvre, un regard de ses yeux, un soupir de son coeur. +Ce nom-là: Barnave! En vain je l'ai fait terrible... en vain je le +veux célèbre, elle l'ignore! En vain ma voix puissante a pesé dans +les affaires de ce monde, elle n'a rien entendu, rien compris... +Elle ne m'a pas vu une seule fois dans la foule; elle ne me connaît +pas assez pour me craindre; et me voilà si loin de mon espérance... +et si loin de son désespoir! + +Disant ces mots, Barnave était hors de lui. Je le regardais avec un +étonnement qui le déconcerta, il domina son trouble, et reprenant +son sang-froid: + +--Vous voyez, me dit-il, que votre passion n'est pas la seule +ridicule! Et moi aussi j'ai ressenti des passions inexplicables; +mais j'en suis le maître et je m'en sers pour avoir du coeur. +D'ailleurs, quelle que soit la passion qui occupe les hommes, +croyez-moi, elle est toujours couverte d'un masque, et le plus sage +est de ne pas chercher à le soulever. + +Il reprit, d'un air de résolution effrayant:--Voulez-vous que je +vous dise absolument, le voulez-vous? quelle était votre +inconnue?... Interrogez votre âme et sondez votre coeur!... +Répondez-moi! + +--Quoi qu'il arrive, et quel que soit le danger qu'elle et moi, nous +courions, Barnave, eh bien oui, je veux le savoir. + +--Prenez garde, jeune homme, répondit Barnave. Il y a de grands +repentirs dans votre curiosité satisfaite. Encore une fois, le +mystère est souvent un grand bonheur; songez-y. Qu'aurez-vous de +plus, je vous en prie, aussitôt que vous saurez ce nom-là, ce nom +caché? Comme il sonnera tristement à vos oreilles, quand vous +l'aurez entendu! Combien les faveurs de cette nuit d'ivresse et de +fièvre innocente vous paraîtront cruelles, quand vous saurez d'où +elles viennent! Mais, vous le voulez... préparez-vous à tout savoir. + +J'attendis. + +Il reprit en ces termes:--Vous connaissez, ou du moins vous avez vu, +sur le chemin de Luciennes, une femme à la démarche élégante et +molle, à la taille svelte et légère, un oeil qui brille, un regard +qui blesse, un pied qui glisse en passant! + +--Mais, lui dis-je, où prenez-vous le chemin de Luciennes?... Et +cependant, j'étais déjà fort inquiet. + +--Oh! oh! reprit Barnave, ainsi que tout chemin mène à Rome, il y a +mille sentiers qui mènent au château de Luciennes. Dans ce château, +la dame est un mystère, une fable, une aventure, un accident! Rien +de trop haut pour elle... et rien de trop perdu dans les fanges. Les +uns la saluent jusqu'à terre et par habitude, les autres font +semblant de ne pas la reconnaître, ingrats! à qui cette femme a tout +donné! + +Quant aux duchesses, aux marquises, aux tabourets de la cour, elles +couvrent de leurs mépris cette infortunée... Il est vrai que ces +mépris sont bel et bien de l'envie, uniquement de l'envie... Elle, +alors arrogante et superbe comme une fille de joie et de fortune +royale, elle méprise également ces respects et ces dédains; elle +marche, et le front levé dans ce Paris, dont elle fut la souveraine; +et elle va partout, en simple artiste, qui est restée et femme et +reine, en dépit de tous les changements de son visage et de sa +destinée... + +--Or ça, repris-je, ému jusqu'au fond du coeur, si je vous comprends +bien, cette femme est une prostituée, une honteuse personne élevée à +toutes les grandeurs de la prostitution! Elle à vécu de honte et +d'infamie; elle a fait pleurer le misérable; honoré le lâche, adoré +le brigand; elle a rempli les Bastilles et vidé le trésor? + +--Oui, dit Barnave, et c'est cela pour quelques-uns; mais pour les +autres, c'est une idéale créature, encore adorable! Elle est le rêve +enchanteur de la dernière passion des rois de France. Elle a +remplacé Agnès Sorel, dame de beauté, comme le feu roi remplaçait +Pharamond; authentique et précieuse relique de l'amour, comme +l'entendaient les vieux Bourbons de France, au temps du pouvoir +absolu; c'est une savante à chasser les nuages d'un front couronné; +c'est un jovial cynique exhalant les parfums les plus rares, vêtu de +gaze et chargé de fleurs; c'est un des lutins de Cazotte, un +prophète; c'est mieux qu'une femme, il y a bien des jeunes gens, et +des plus beaux qui la rêvent. Comprenez-vous? c'est la seule entre +toutes les choses qu'il allait perdre à jamais qu'ait regrettée, à +son lit de mort, le roi Louis XV dans ce beau royaume qui fut à lui +le dernier. + +Je me levai presque désespéré.--Assez, assez, Barnave; cessez de +grâce, et brisons là cette exécrable moquerie. O ciel! serait-ce +possible et vraisemblable, en effet? Cette femme... aurait-elle à ce +point l'ingénuité, la grâce et le charme? Aurait-elle, en son +abandon même, la voix, la plainte et la douleur de la vertu qui +succombe... Ah! feindre ainsi! jouer ce rôle affreux de la +courtisane amoureuse, oublier si complétement ce qu'elle était dans +ces palais fangeux, dans les bras de ce vieillard, dans le tumulte +et le bruit de ses tristes amours... Madame du Barry sous ce masque, +y pensez-vous? + +--Qui vous dit que ce n'est pas madame du Barry elle-même? Elle a +l'habitude et la conduite de ces sortes d'intrigues; elle a présidé, +la première, à ces bals où tout est possible, où tout est permis; +elle est la vanité même, elle n'a plus de roi de France à séduire; +elle a voulu savoir ce qu'il fallait penser d'un prince de +Wolfenbuttel... + +--Et je suis parfaitement de votre avis, reprit une grosse voix... +Voilà, trait pour trait, l'image exacte de la plus séduisante +coquine qui se soit assise au trône de France... Et, vive Dieu! mon +prince... il faut que vous soyez né sous une heureuse étoile pour +avoir rencontré madame du Barry. + + + + +CHAPITRE V + + +L'homme qui parlait ainsi, c'était Mirabeau lui-même! Il avait +l'oeil du lynx et l'oreille de la taupe; il concevait, il +comprenait, il entendait toute chose; et de toute chose il faisait +un profit, disant que c'était dans son domaine... Enfin ce qu'il +n'entendait pas, il le devinait.--Vive à jamais la comtesse du +Barry! s'écria-t-il... Et plût au ciel, mon confrère... et mon +rival, Barnave, que vous n'ayez pas d'autre amour... + +Interpellé brusquement par cette voix irrésistible, Barnave étonné +s'éloigna sans mot dire, et s'inquiétant fort peu des doutes dans +lesquels il m'avait plongé... Mirabeau suivit du regard Barnave qui +s'éloignait. Il y avait dans ce regard de l'intérêt et de la +pitié:--Noble jeune homme, dit-il, sublime enfant, dont le coeur +vaut mieux que la tête! Génie inquiet dont l'éloquence n'a pas +d'égale! Barnave, emporté par la passion qui te brûle! Infortuné! +comme il a menti à sa vocation, lorsqu'il a pris sa place au premier +rang des grands démolisseurs... + +--Dites-moi, pourtant, Monseigneur, reprit Mirabeau, ce que venait +faire ici madame du Barry, quel chagrin pressait Barnave et pourquoi +fuit-il ainsi à mon aspect? + +--Vous êtes entré dans un de ces moments de malaise qui attristent +souvent notre ami, répondis-je, il n'eût pas voulu être surpris, +surtout par vous, dans cet état de faiblesse et d'égarement. + +--C'est grand dommage, en vérité, que toute cette âme et tout ce +coeur en soient réduits là qu'ils n'osent plus se montrer, dit +Mirabeau; en vérité, c'est un grand malheur d'aller si vite, quand +on marche dans un sentier si mal frayé et si obscur! + +--Mais, repris-je, est-ce bien vous, Monsieur, qui parlez ainsi, et +ces regrets conviennent-ils à la bouche de Mirabeau! Il me semble, +en effet, que si la France obéit aux passions qui l'emportent, et si +elle parcourt des sentiers obscurs, c'est bien vous qui l'avez +voulu. C'est votre main qui l'a poussée hors des sentiers battus, +c'est aux accents de cette voix souveraine qu'elle s'est mise à +courir çà et là, échevelée et saisie de terreur. Voyez, monsieur, +que d'épouvante! En ce moment, le trône est ébranlé, l'ardente +calomnie entoure incessamment votre jeune reine, le vieux temps est +perdu, les vieilles moeurs sont effacées, les ruines s'amoncellent +dans ce royaume où rien ne se fonde... où tout est mort. Le hasard, +aveugle dieu, préside aux destinées de ce beau royaume. Écoutez! +mille prédictions sinistres pèsent sur ce roi plein de respect! En +ce moment, plus d'appui pour le trône au dedans, au dehors la +vieillesse des uns et la jeunesse des autres lui sont également +funestes; en vérité je ne sais rien de plus triste que cette +position des affaires qui ne fait le bonheur de personne; il est +vrai qu'elle a fait votre gloire à vous, Mirabeau, mais que de doute +et de malaise au fond de cette gloire unique et sans rivale! Hélas +la triste position! qui a réduit notre Barnave à cette lutte +terrible de son esprit et de son coeur, et qui le perdra, n'en +doutez pas! + +Mirabeau se prit à réfléchir profondément:--Je conviens, reprit-il +après un silence, et j'avoue en effet que ce sont là de grands +malheurs généraux et particuliers. Toutefois c'est bien malgré moi +que le trône en est venu à cette extrémité. Je suis né un sujet du +roi, un sujet loyal, et rien ne m'eût été facile comme d'oublier les +abus cruels du pouvoir, sur ma personne et sur ma liberté. +Malheureusement le roi est mal conseillé; il est aveugle! Il ne +comprend pas! Il ne sait pas que la parole est la force et la vie... +Et quand je venais au roi, le regard plein de pitié, le coeur plein +de pardons, quand j'implorais... la permission de me perdre en +sauvant le trône... ils se sont écriés que je jouais ma comédie, et +que le trône serait déshonoré d'être sauvé par Mirabeau! Les voilà +bien... les voilà tous!... Et maintenant ils m'implorent, ils me +supplient, ils se prosternent: Mirabeau, sauvez-nous! Sauvez-nous, +Mirabeau... Il est trop tard! Je voudrais les sauver, mais que +faire? ô royauté misérable! C'est la faute de son orgueil et non pas +la mienne, à moi, abreuvé de tous ses dédains! + +J'observais Mirabeau disant ces paroles. Son front était chargé de +nuages, son visage, ouvert et franc, s'était contracté sous une +sensation pénible; il y avait dans toute sa personne éloquente et +superbe quelque chose qui ressemblait au remords, mais à un remords +combattu. + +Le Titan... le voilà écrasé sous les montagnes qu'il a soulevées! +Phaéton, le voilà brisé sous le char qu'il a conduit! Le révolté +recule à l'aspect de sa révolte! Ah! tu veux détruire et +renverser... ruine et détruis, brise et renverse afin que l'heure +arrive où ton crime apparaisse à ta conscience, ivre de vengeance et +de remords. + +Cependant, nous restions plongés l'un et l'autre dans une méditation +profonde, interrogeant l'avenir, épouvantés de l'heure présente... +Et Mirabeau reprenant la parole, en secouant la tête avec +fierté:--Certes, il y aurait de la lâcheté à désespérer du trône: +avec la constitution telle qu'elle est, tout peut se réparer encore +à condition que les mêmes hommes qui ont poussé le royaume à ces +progrès inespérés arrêteront le char dans sa course... il n'y a pas +d'autre remède, et pas d'autre secours. + +--Et voilà précisément, monsieur de Mirabeau, où est mon doute. +C'est un singulier maître et difficile à régler, le mouvement: quand +une fois on lui a livré l'âme d'un peuple, et sitôt que le peuple +aveugle s'est mis en marche emportant les voeux, les espérances et +les craintes d'un royaume, allez dire à ce peuple: _Halte-là!_ + +--C'est vrai, Monsieur, le char est lancé, mais peut-être, en me +plaçant tout vivant sous sa roue, au risque d'être écrasé, +pourrai-je l'arrêter un instant? Rien qu'une heure et tout serait +sauvé. On revient si vite en France à la vérité, au bon sens, pour +peu que la France ait le temps de se reconnaître. Enfin, croyez-moi, +voilà mon ambition présente... Sauver le roi ou périr. Car, entre +nous, mon entreprise est une tâche odieuse, absurde, impossible, et +ma royauté me poursuit comme une honte. J'étais né peut-être, comme +mon cousin le duc de Guise, pour être un héros des dissensions +armées, des guerres civiles, des révoltes de citoyens; mais jamais +je n'aurais accepté ces émeutes que pour venir, après un jour de +victoire, m'agenouiller orgueilleusement devant la majesté soumise +de mon roi. Oui, j'aurais été heureux et fier de me montrer sujet +fidèle, après avoir prouvé que j'étais un sujet redoutable. À +l'heure où nous sommes la sédition est changée, et la révolte a +perdu toute sa grâce à mes yeux, depuis qu'elle n'aboutit plus aux +pieds du trône... Ah! fi d'une sédition en guenilles! Fi de ces +mains mal lavées! Que m'importe, en effet, d'avoir brisé le joug +léger de la cour, s'il faut porter le joug d'un autre souverain +qu'on appelle le peuple? Sous cet étrange souverain que nous nous +sommes donné, l'esclavage est une honte et devient un joug +insupportable; moi-même, le maître absolu de ce peuple, dont j'ai +retrouvé le nom perdu, après que Montesquieu eut retrouvé ses titres +égarés, à quelles humiliations m'a condamné son caprice! Allons, +Mirabeau, parle haut, dis ceci, dis cela, si tu veux qu'on +t'applaudisse; allons, Mirabeau, notre histrion Mirabeau, de la +colère ou de la haine, si tu veux que nous soyons contents; allons, +Mirabeau, éclate et tonne, prie et pleure et calomnie, au gré de nos +passions, renverse et brise et tue! O popularité fatale! humiliante +protection! indigne succès! À ce vil métier j'ai perdu toute mon +âme; pour cette vile royauté j'ai renoncé à mes préjugés les plus +chers; j'ai brisé ma précieuse couronne de comte, que j'avais +défendue contre les Caramans eux-mêmes; je suis devenu un fanatique! +Mes vices, mes vices si chers, je les ai oubliés et je leur impose +un frein. Je me cache, oh! qui l'eût dit! pour aimer ma chère +maîtresse, et je me drape en vertueux. Que je m'ennuie et quel vide +en tout ceci! Pour moi, la vie est le néant, elle me pèse et me +lasse; et je sens dans mon coeur le plus poignant des remords, non +pas le remords d'un crime inutile, mais le remords d'une folie sans +excuse; le remords d'une faute! Enfin quand je songe aussi que +l'opposition n'est plus de mon côté; que c'est moi qui suis le +maître, et qu'il y a à défendre une monarchie... un roi, quinze +siècles; quand je me vois, à présent le maître absolu, sans +obstacle, et que là-bas une reine de France, une femme... appelle en +vain le ciel et les hommes à son aide!... et que moi je suis là, +frappant cette monarchie à terre, méprisé par cette reine, odieux à +ce bon roi qui m'a délivré!... Non certes! non, cela ne peut durer; +il faut que je sorte à tout prix de ce malaise et de cette honte; il +faut que j'en sorte ou que je meure!... + +Ainsi il parlait désespéré; il attendait une réponse; il hésitait. + +--Ne craignez-vous pas, lui dis-je enfin, de rencontrer des +obstacles, même dans votre bonne volonté pour cette monarchie au +désespoir? + +--Vous, voulez parler des courtisans, reprit-il; vous avez raison, +c'est une race dangereuse. Mais populace pour populace, et tout bien +pesé, j'aime encore mieux celle-là que celle-ci; celle-là rampe, et +je l'écrase; au contraire, l'autre est reine, et c'est moi qui la +flatte. La plus dangereuse des populaces, c'est la vraie populace, +qui hurle et qui s'en va dans la rue en criant: _tue et tue!_ Elle +hait la guerre, elle hait le génie et le linge blanc. Elle a cru me +faire une grâce extrême en me permettant la poudre à mes cheveux, un +carosse et derrière mon carosse un laquais. Décidément, c'est un +parti pris; là, dans mon âme, et là, dans ma tête, il faut, sujet, +que je revienne au roi; homme, que je revienne à la reine... +orateur, que j'impose au peuple qui m'entend, mes volontés +suprêmes... Seulement, dites-moi, dans cette grande résolution que +je prends aujourd'hui, voulez-vous me servir? + +--Vous ne doutez pas de mon zèle à vous servir, monsieur de +Mirabeau! je suis tout à vous, ordonnez. À mon premier voyage à +Versailles, je l'ai promis à Barnave; pour sauver la reine de +France, pour sauver la soeur de notre empereur, rien ne doit me +coûter; ma vie est à vous, à ce prix. + +--Ainsi, ce soir, à onze heures, vous consentez à me prêter un +cheval et à me suivre, vous-même, vous tout seul, au rendez-vous de +cette nuit? + +--Mes chevaux seront prêts à onze heures. + +--Il faudra prendre garde à ne pas être remarqué, ce soir. Il y va +du salut de la monarchie, il y va de ma vie, une vie aujourd'hui +précieuse entre toutes, car bien certainement, si le loyal parti +dont je me suis fait l'esclave vient à me deviner, je suis mort! et, +véritablement, avant ma tâche accomplie, il me serait pénible, il me +serait affreux de mourir. + +--Que dites-vous, Monsieur? votre mort ce serait un grand deuil pour +les âmes intelligentes qui vous suivent dans cette ardente carrière; +ce serait un coup fatal qui dérangerait cette lutte inégale entre le +roi et le peuple, à laquelle seul, tout seul, vous pouvez mettre un +terme. Enfin, pour ma part, ce me serait une profonde, une +inconsolable douleur de vous perdre à l'heure où je commence à vous +connaître, ô vous, mon grand homme et mon héros! + +--Votre héros! après Barnave pourtant. + +--Barnave est si malheureux! + +--Ajoutez, il est si jeune et si grand rêveur, si cruellement marqué +par le destin! Ici il passa la main sur son front en relevant sa +crinière. + +--Mais qui de nous n'est pas frappé à mort? Moi même je sens à mon +front le signe fatal. + +Puis se retournant vivement:--Ce soir à onze heures dans votre cour. + +--Les chevaux et le courrier de M. le comte... seront prêts à +partir! + + + + +CHAPITRE VI + + +À onze heures du soir nous étions à cheval. Mirabeau se mit en selle +en excellent cavalier qu'il était. Avant de sortir dans la rue, il +s'enveloppa de son manteau, et le voilà parti les yeux baissés. +D'abord nous marchâmes avec précaution; nous fîmes plusieurs détours +pour n'être pas suivis; puis bientôt quittant Versailles, nous +entrions dans ces bois épais qui mènent de Versailles à +Saint-Germain. La nuit était sombre, le vent agitait la cime des +arbres, l'herbe se froissait sous les pas des chevaux, le gibier de +la forêt passait et repassait avec mille bruits confus... Mirabeau +marchait le premier, moi, je le suivais en silence avec l'obéissance +passive d'un cavalier qui suit son capitaine, et sans avoir demandé +où nous allions. + +J'en étais venu, encore une fois, à jouer le rôle secondaire auquel +je m'étais vu condamné tout d'abord;--le rôle d'un agent sans +intelligence, qui ne sait même pas pourquoi il est dévoué, et qui +cependant se dévoue, entraîné par une force irrésistible. Ainsi +j'allais subjugué par Mirabeau, le suivant en aveugle et sur de +vagues promesses échappées à son découragement. Le Mirabeau +populaire, en ce moment le voilà qui trahit sa cause et qui revient +par instinct à ses amours primitives; le voilà qui va sauver le +trône qu'il a perdu; il se glisse en ces ténèbres, cachant son +visage et dissimulant sa route, livré aux angoisses d'un nouvel +avenir et d'un passé qui le lie étroitement avec les principes qu'il +va combattre.--À quelle lutte horrible était soumise cette âme +ardente, active et pleine d'incertitude! Il ne restait plus rien de +l'échappé de la Bastille, du calomnié, du méprisé qui se venge, et +qui devient dieu dans la foule; c'était l'homme d'État, pensif et +réfléchi, s'arrêtant honteux devant des ruines, et tiré de son +enivrement par des voix de détresse. O misère! Il tremble à l'idée +que de toutes ces ruines il n'en saurait relever une seule! Aussi +bien je n'ai jamais vu plus d'abattement et de tristesse que dans la +marche silencieuse de Mirabeau traversant la longue forêt: sa tête +était penchée sur sa poitrine, et de temps à autre de violents coups +d'éperons dans les flancs de son cheval venaient attester la +violence des passions qui le brûlaient. + +Nous marchions toujours, lui, silencieux et préoccupé; moi, pensif +et tout entier à mille idées étranges que je rougissais de m'avouer; +héros tous deux, lui, à la façon d'un grand homme qui s'est trompé; +moi, comme un homme faible et qui va au hasard sans savoir où. + +La forêt était sombre et le ciel était noir, la route ne finissait +pas. Où allions-nous? + +Hélas, je vous porte envie, ô Mirabeau! Votre étoile vous guide: une +reine est là-bas qui vous attend; vous savez où vous allez; quelle +voix vos oreilles vont entendre; et quelles prières, quelles +paroles! quelle main vous sera tendue en signe de confiance! Pour +moi, je vais à votre bon plaisir; je ne sais d'où je viens, où je +vais, et ce que je suis aujourd'hui, sinon le très-humble valet des +passions et des hommes qui ont besoin de moi! + +Nous n'avions pas encore rompu le silence, quand nous arrivâmes au +carrefour de la forêt: six chemins à la fois se présentèrent à nos +pas incertains, un poteau unique étendant six bras de chêne +indiquait aux passants la route à suivre; mais la nuit était déjà +sombre, et il devenait impossible de lire les inscriptions tracées +sur le poteau. + +Mirabeau s'arrêta; il releva la tête, il tourna autour du poteau +indicateur, cherchant sa route, et déjà fort inquiet, et tremblant +de laisser passer l'heure du rendez-vous. + +Plus il cherchait, plus il tournait dans le rond point, plus les +chemins se croisaient, se heurtaient, se mêlaient; c'était comme une +danse échevelée où les arbres tournent, remuant leurs branches avec +l'élégance d'un danseur dont la tête est chargée de plumes: ainsi +dansait la forêt. On eût dit, la voyant se mouvoir en cercle devant +nous, d'une roue de fortune entraînant avec les voeux animés, les +espérances, la bonne humeur, et les imprécations terribles des +joueurs. + +Mirabeau était immobile, éperdu, béant; il sentait qu'il était +doublement hors de sa route, égaré à jamais, doublement égaré, comme +un homme qui ne peut avancer ni reculer. + +Les nuages marchaient dans le ciel parsemé de taches lactées, +c'était au ciel un mouvement inverse avec celui de la terre, c'était +une rotation double en sens divers, double et sur un mouvement +inégal, sur une mesure entrecoupée; un chaos sans règle, un +mouvement sans cause, un pêle-mêle, une fascination nocturne +impossible à décrire et dont il était impossible en effet de se +tirer. + +Le chaos était là, avançant, reculant, s'alongeant à terre et +s'élevant jusqu'aux cieux; il se cachait dans l'arbre épineux, il +soupirait dans le buisson touffu, il riait à gorge déployée, +accroupi au sommet du poteau invisible; le chaos, pâle et +gigantesque, flagrant, moqueur, il nous tendait ses sept bras +mystérieux pour nous étouffer. + +On entendait à la fois des bruits étranges; des ombres glissaient, +voilées et soupirant; le carrefour s'approchait, reculait, prenait +toutes les formes, carré, long, oblong, rond, en pointe, en +pyramide, en trapèze, ou plat comme la pierre d'une tombe, élevé +comme une colonne triomphale, saisissant à faire peur toutes les +formules géométriques; il eût fallu un génie à la Newton pour +soumettre à la moindre équation ces lignes brisées, ces trapèzes +fantastiques, ces capricieux sphéroïdes qui naissent, qui +grandissent, qui s'effacent, comme grandit et s'efface en se +déridant le cercle fragile de l'onde ouverte au caillou. + +Arrivés à cet endroit du chemin, nous sentîmes que nous étions +égarés, égarés jusqu'au lendemain, sans un bruit qui nous guide, un +frisson, un tintement, un cri de bête fauve, un chant d'oiseau, une +onde, un murmure, un écho, une fumée au-dessus des arbres, sans une +étoile dans le ciel... Perdus, perdus, absolument perdus! + +Mirabeau descendit de cheval, il s'assit au pied du poteau, il porta +sa main sur ses yeux, et je l'entendis soupirer profondément. +C'étaient de rudes soupirs, partis du fond d'une vaste poitrine; il +y avait dans ce soupir je ne sais quoi de ferme et de résolu, qui +attestait le découragement d'une homme supérieur. + +Il resta un quart d'heure à se lamenter tout bas. J'étais descendu +de cheval à son exemple, et je m'étais assis à ses côtés. + +--Vous voyez que le ciel ne veut pas la sauver, me dit-il en me +montrant le ciel. + +Puis il reprit:--Oui, là-haut un nuage, un mince nuage au-dessus +d'une mince étoile, et voilà une reine à jamais perdue! Une reine! +une femme! une femme qui m'attend, sous ce ciel glacé; elle frémit, +elle pâlit, elle tremble au souvenir de mon nom; elle prête, +attentive, l'oreille à l'horloge de son château, pour savoir si +l'horloge sonnera minuit, l'heure où vient le fantôme!--et cette +nuit le fantôme attendu ne viendra pas! La grille de fer restera +fermée; à tous mes crimes envers elle, elle ajoutera un nouveau +crime, elle dira: _C'est un lâche!_ Et elle sera irritée, non pas en +reine, en femme; elle se méprisera d'avoir songé à moi, qu'elle +méprise! Alors le mépris plein le coeur, elle regagnera la couche de +son triste époux, et cet époux endormi, qui ronfle, insouciant comme +un villageois dont la récolte est achevée, elle le regardera avec +complaisance, et, songeant à moi, elle le trouvera beau! Moi, +cependant je vaudrai à ce mari vulgaire un baiser de sa femme, et je +réchaufferai cette couche inerte. Ah! femme et reine, elle imaginera +que je me suis vanté auprès de la reine et qu'on m'a vanté près de +la femme! Ah! je ne suis ni le tribun qu'on lui a dit, ni l'amoureux +qu'on lui a vanté. Elle croira qu'une nuit passée à tous les vents +d'un ciel orageux me fait peur. Alors dans cette obscure forêt +s'accomplira ma vie, et je mourrai en conspirateur subalterne! Après +quoi elle racontera que je venais pour demander pardon, et qu'elle +m'a fait fermer sa porte! Ah! malédiction sur moi, Mirabeau! +malédiction sur la terre et sur le ciel, sur cette terre qui tourne +et sur ce ciel qui reste noir!» + +Il frappait sa poitrine et sa tête, il était hurlant. J'en eus +pitié, je ne lui parlai pas. + +--Malheureuse! Ah! malheureuse! reprenait-il, je venais si content +et si fier de la sauver! Je portais à ces pieds sacrés et charmants +tant de zèle et tant de respects! Je lui voulais crier grâce! et +merci! pardon!... mais ce maudit nuage a tout effacé, tout brisé! +tout déshonoré! Pourtant cette royauté que j'allais sauver, +qu'a-t-elle fait au ciel, pour qu'il se voile ainsi sans pitié? +Vieille monarchie, antique rempart... Royauté de la France! morte! +morte! morte! Morte! parce que j'ai passé la jeunesse d'un libertin; +parce que j'ai été désoeuvré et joueur. Morte! parce que j'ai fait +des dettes que je n'ai pas payées, parce que j'ai été séducteur +adultère et vagabond sans respect pour mon père, et sans obéissance +à mon roi! Parce que j'ai enlevé la jeune femme à son vieil époux. +Morte! parce qu'un nuage passe dans le ciel effaçant les lettres de +ce poteau au moment où je franchis ce carrefour. Je voudrais bien +tenir ici quelque philosophe, un philosophe chrétien, pour lui +expliquer la vanité de l'histoire du monde, et pour lui dire à +combien peu tient un sage, à commencer par un apôtre, à finir par +moi, dont mon cheval aurait pitié!» + +Il se mit à pousser un éclat de rire, comme s'il eût entendu lire en +cet instant l'Histoire universelle de Bossuet. + +Ce fut tout à fait comme s'il eût parlé; son rire ici, dans la +forêt, autant que sa parole à la tribune, rencontra l'écho +obéissant! Il fut se briser contre le tronc des arbres, contre la +pierre du rocher, contre la voûte du ciel, il se prolongea bien +loin, plus loin que nos oreilles purent l'entendre; il ne s'arrêta +que dans le jardin de la reine, à la place même où Mirabeau était +attendu. + +--On m'a parlé, reprit-il, des stoïciens. Pour être stoïcien il +fallait avoir un manteau; j'ai un manteau; le stoïcien s'enveloppait +dans un manteau, et il attendait. C'est ainsi qu'on a tué César: il +était appuyé contre la statue du grand Pompée, comme je suis appuyé +contre ce hêtre... + +Il ajouta, toujours avec la voix du désespoir:--Je ne voudrais pas +être Brutus, j'aimerais mieux mourir dans le manteau de César! + +Il s'enveloppa dans son manteau; il s'étendit de tout son long +auprès du hêtre, et, chose étrange... il s'endormit. + +Il rêva, il rêva tout haut. Il rêva de noblesse et de liberté; il +rêva de la reine et de ses maîtresses; il rêva la plus extrême +indigence et la plus incroyable richesse; il rêva de Maury et de +Duport; il rêva de l'Angleterre et de la France; il eut des éclats +de rire et des sanglots; il sentit ses mains chargées de chaînes, et +il entendit tomber la Bastille; joie immense et sans frein, atroces +douleurs, orgueil satisfait, inépuisable repentir, cris, larmes, +sanglots, sourires, chansons, baisers lascifs, procès, calomnies, +tribune, éloquence, ivresse, travail, perte ou gain, amitié, haine, +dévoûment et vengeance, ah! les passions viles, les passions d'un +noble coeur! Il y eut de tout cela dans son rêve. Un rêve affreux, +le rêve idiot d'un géant ivre mort; le rêve enchanté des plus belles +années! C'était de l'épouvante, et c'était de l'extase, ici, là +haut, là bas, dans l'enfer! Le vieux hêtre, enivré de ce sommeil +douloureux, se balançait sur cette tête volcanique; la brise +soufflait dans cette épaisse chevelure, un buisson ardent. +J'assistais, sans le savoir, à l'un de ces sommeils solennels; +sommeil de visions étranges comme en eut un le dernier Brutus aux +champs de Philippes, dernier sommeil d'un grand homme qui résume sa +vie, et qui sent au dedans de lui-même qu'il va mourir. + +Tout à coup, sans aucun bruit avant-coureur, et comme s'il se fût +échappé de l'arbre entr'ouvert, je vis un homme auprès de Mirabeau +qui dormait. Cet homme était vêtu de noir; il me parut d'une taille +gigantesque, il étendit une large main sur l'orateur endormi, et le +secouant fortement: + +--Debout! debout! disait-il d'une voix basse et solennelle, allons, +debout! Est-ce bien le temps de dormir, ouvrier maladroit qui +reviens si tard à la vigne de ton seigneur! Ne voilà-t-il pas, +Monseigneur, une aventure héroïque? O l'événement honteux! Cet homme +sort de sa maison comme un voleur; il se cache dans l'ombre, il se +dérobe à ses espions, il part sous la sauvegarde et sur l'honneur +d'un étranger; il marche vite parce qu'il sait combien le retard +peut être funeste et quel but dangereux il se propose; il remonte à +rebours de sa vie, il nage contre le torrent qu'il a suivi +jusqu'alors, et puis à la moindre difficulté de la route, au moindre +obstacle, ô douleur, ce héros, sorti de chez lui pour être un héros, +il hésite, il s'arrête, il s'assied sur l'herbe, il s'endort; il +dort, comme si la question qu'il va débattre était une simple +question de vie et de mort. Oh! courageux pour tout détruire, lâche +au contraire et nonchalant quand il faut réparer! Prêt à dormir, à +rêver quand il faut agir! il lui faut pour être un homme une +tribune, un écho! seul avec lui-même, il n'est plus qu'un lâche et +un fou! C'est un présomptueux qui se perd, qui perd tout le monde, +oubliant même sa passion pour les femmes, la seule passion de son +coeur, sa plus criminelle passion, la passion la plus chère à son +âme! Or, il faut que ce soit moi qui le réveille, et j'ai beau le +secouer, il ne se réveille pas! + +Et il le secouait toujours, mais en vain! C'était un sommeil de +plomb, un rêve enraciné dans l'âme, un drame hardiment commencé dans +une partie de ce crâne inaccessible à tout bruit terrestre, et qui +s'accomplissait lentement! Alors l'inconnu se penchant sur Mirabeau: + +--Mirabeau! comte de Mirabeau! cria-t-il. + +--Qui m'appelle? allons! me voici! cria à la fin Mirabeau du fond de +sa poitrine avec une voix lointaine, une voix qui s'échapperait du +tombeau! + +--Mirabeau! comte de Mirabeau! n'avez-vous pas promis d'être exact à +un rendez-vous, cette nuit même? Avez-vous tendu la main à la +monarchie aux abois? Avez-vous quitté votre banc à l'assemblée pour +aller donner un démenti formel à vos révoltes passées? N'êtes-vous +pas un traître à votre parti plébéien? ne marchez-vous pas, dans la +nuit, sur les bords d'un abîme sans fin? Comte de Mirabeau! pourquoi +donc vous endormir sur les bords de cet abîme? Il sera toujours +assez temps de vous reposer quand vous y serez tombé; +réveillez-vous, comte de Mirabeau! réveille-toi, Mirabeau! + +Mirabeau se leva sur son séant. Ses yeux étaient ouverts, mais il ne +voyait pas; son regard était transparent et terne, il le fixait sur +l'inconnu: + +--Oh! dit-il, par pitié! laisse-moi dormir, je dors! La fatigue à la +fin m'a pris, il faut que je me repose et que je dorme, absolument +je veux dormir! Il y a si longtemps que je suis actif! Tiens, prends +mes mains, attache-les; lie avec des chaînes de fer ces deux pieds +inutiles, apportez ici la Bastille, entourez-moi de ses murs épais, +j'y consens, je le veux, je t'en prie, et qu'on me ramène en prison. +En prison, on dort, on pense, on fait l'amour, on vit d'amour, on +n'est pas enivré par cette fausse gloire, on n'entend pas ces +clameurs d'un peuple injuste, on n'a pas à revenir sur ses actions +de la veille, on n'a pas à renier son nom et sa gloire, on n'a pas +de remords. C'en est fait, ma route est finie, à jamais finie, et je +reste ici, ici à jamais! Ainsi parlait ce lutteur encore endormi. + +Mais l'inconnu reprenait, toujours d'une voix grave et +lente:--Mirabeau, comte de Mirabeau, réveillez-vous, debout! à +cheval! à cheval! le temps fuit, minuit approche, une femme vous +attend! + +Et Mirabeau déjà plus éveillé:--Une femme, en effet... elle +m'attend; elle est belle et jeune et m'appelle, elle me sourit; une +créature à part dont l'aspect m'était défendu et dont j'approcherai +assez près, cette nuit, pour respirer le parfum de ses vêtements. +Que de progrès n'as-tu pas faits, Mirabeau, depuis la femme du +cantinier, au fort de Joux?--Mais qui donc me dira le nom de la +grande dame qui m'attend? reprit-il en élevant la voix. + +--Monsieur de Mirabeau, s'écria l'inconnu, un galant homme, un +seigneur, a-t-il jamais oublié le nom de la femme qui l'attend? + +Mirabeau releva la tête:--O Mirabeau! pauvre homme et pauvre fou, +dit-il, que tu es différent de toi-même! À me voir étendu et +dormant, dirait-on que je marche à la faveur la plus enviée? Ah! +certes, j'en ai bien connu des hommes, des républicains qui +donneraient leur vie en échange du quart d'heure qui m'attend. +Surtout, et disant ces mots il mettait son doigt sur sa bouche en +façon de secret; surtout, il est un jeune homme accompli en génie et +en amour, qui languit et qui se meurt, parce qu'il m'a trouvé sur +son chemin, moi plus puissant que lui dans le peuple, et parce que +je l'ai caché dans mon ombre, lui si jeune et si beau, et que les +regards qui m'arrivaient n'ont pas su l'atteindre. Ainsi va le +monde! Il est fait ainsi! Ce jeune homme eût tout sauvé!... +Versailles ne sait pas même le nom de ce jeune homme! Et moi, +vaincu, brisé, on m'appelle! Cette aimable et jeune renommée, on +l'ignore dans ces hautes régions, pendant que mon épouvantable renom +m'ouvre à tous battants toutes les portes. Il irait, lui, à cette +cour tremblante et qui demande enfin pardon à l'éloquence, au génie, +à la liberté, il irait pour sauver la femme uniquement; j'y vais, +moi, pour sauver la reine. Et maintenant que j'y songe, ami, tu as +raison, le temps presse, hâtons-nous, j'ai trop dormi; debout! +debout! à cheval! à cheval! comte de Mirabeau!» Disant ces mots, il +était déjà à cheval. + +L'inconnu s'enfonça dans un des six chemins, en nous disant: +_Suivez-moi!_... + +Nous le suivîmes quelque temps. Arrivés à une hauteur, nous +découvrîmes à nos pieds le château de Saint-Cloud qui dormait au +milieu de son parc immense, au bruit des flots. + +--Voilà votre chemin, nous dit le guide; allez à votre but, M. le +comte, et rendez-moi grâce enfin de vous avoir réveillé, le sommeil +le plus involontaire peut être un crime en ces temps de révolutions. +Or vous ayant tiré de ce mauvais pas, écoutez ma prière au nom de +votre âme, au nom de votre honneur: sauvez la reine et sauvez-la par +tous les moyens que vous trouverez dans votre coeur ou dans votre +génie. Au nom du ciel, sauvez-la! au nom des hommes, sauvez-la! +Enfin, si j'ose ainsi parler, au nom des combats qui déchirent mon +âme, au nom des angoisses les plus cruelles qui puissent flétrir la +jeunesse et l'intelligence, au nom d'un amour insensé, en mon propre +nom... ô maître absolu des opinions et des volontés de la France!... +ayez pitié de la reine. Ah! sauvez-la! sauvez-la! + +--Oui, oui, je la sauverai, en ton nom et par pitié pour toi, +Barnave! Au nom de ton amour, s'écria Mirabeau. + +Je m'écriai:--Barnave! + +--Oui, reprit l'inconnu, Barnave! Et malheur à ceux qui douteraient +de la reine! et malheur à vous, Mirabeau, si jamais cette illustre +occasion était perdue! Ah! que de repentirs! quels remords à notre +dernier jour! + +À ces mots, il partit.--Barnave, où vas-tu? cria Mirabeau. Il se fit +un moment de silence, et nous entendîmes une voix dans le +lointain:--Je retourne à l'assemblée, où je veux abattre à tout +jamais le trône que tu vas sauver. + + + + +CHAPITRE VII + + +Nous étions, sans le savoir, sous les murs du château de +Saint-Cloud. Au mot d'ordre et prononcé tout bas, la grille s'ouvrit +pour nous laisser passer et se renferma en silence; nous parcourûmes +lentement la vaste avenue entre la Seine et le palais sombre. +Arrivés au grand bassin, couvert de mousse, où dormait le cygne à +l'abri de son aile, un homme attendait qui nous invita à descendre, +et qui prit nos chevaux, nous indiquant du geste un sentier escarpé +qui grimpait en côtoyant les cascades du jet d'eau, jusqu'à la +plate-forme, au sommet du château. Mirabeau grimpa péniblement à +travers le sentier glissant, et, en s'appuyant sur mon bras, il +parvint à un certain point de l'avenue où il s'arrêta. + +L'endroit était parfaitement découvert, un vase italien chargé d'un +palmier indiquait le lieu du rendez-vous. Là s'arrêta +Mirabeau.--Tenez-vous à l'écart, me dit-il, et asseyez-vous sur ce +banc, dans le feuillage. Il me fallait un témoin de ce qui va se +passer ici, et je vous ai choisi, parce que je n'en connais pas un +qui soit plus désintéressé dans ces questions formidables. Vous +témoignerez pour moi, quoi qu'il arrive, et véritablement j'ai +mérité assez de haines dans ce palais pour avoir quelque raison de +n'y être pas en sûreté. Ainsi ne me perdez pas de vue, et, quoi +qu'il arrive, il y aura là quelqu'un pour attester que Mirabeau +arrivait en ce lieu sans haine et sans peur, mais aussi plein de +zèle et de bonnes intentions. + +Mon mandat était d'obéir, j'obéis. J'abandonnai cet homme à ses +réflexions; je me plaçai sous une tonnelle d'où je pouvais tout +voir, et je me mis à penser aux chances funestes d'une révolution +qui, à cette heure, en cette nuit douteuse, arrachait la fille des +Césars au lit de son royal époux, la forçant d'implorer la grâce et +la pitié de ce demi-dieu que la foule avait porté sur ses autels. +Trop heureuse encore, ô majesté! que ce tout-puissant vous pardonne +et vous protége! Heureuse aussi qu'il vous ait accordé ce moment +d'audience! Hâtez-vous donc, reine! hâtez-vous, le tribun n'est pas +fait pour attendre; il est un homme impatient, de sa nature; il +croira, si vous tardez, que vous manquez à sa dignité personnelle, +ou bien encore, il n'attendra plus la reine, il attendra +Marie-Antoinette... alors il sera patient, il attendra jusqu'au +jour, et tant que vous voudrez. Reine, hâtez-vous, il vaut mieux +encore, ô majesté vaincue! implorer la pitié du tribun triomphant, +que de venir, femme superbe et vaine, et longtemps attendue, écouter +les prières de Mirabeau agenouillé. + +J'en étais là de mes tristes pensées, quand du côté du palais, je +vis arriver trois femmes... on eût dit trois ombres qui glissaient +sur le gazon, elles se hâtaient lentement; elles avaient peur. +Cependant, Mirabeau, calme et fier, se promenait à pas comptés et +réguliers avec l'habitude d'un homme qui s'est longtemps promené sur +la plate-forme circonscrite des donjons. + +En hésitant les trois femmes s'approchèrent; deux d'entre elles +passèrent devant moi. C'était la reine et ma mère avec elle. La +reine était pâle, elle allait, les yeux baissés et les deux mains +jointes, elle tremblait... elle était résolue. Une robe blanche, à +longs plis enflés par le vent du soir, dessinait sa taille; ses +cheveux blonds couvraient ses épaules: figurez-vous, par une lune +voilée, à minuit, l'apparition d'une jeune femme enlevée, il n'y a +pas trois heures, par une mort implacable, et qui revient avec le +négligé de sa nuit de noces sur une terre où ses pas n'ont plus +d'écho, où son corps n'a plus d'ombre, où son souffle, hélas! n'a +plus de bruit! + +Ma mère suivait la reine et de très-près. Ma mère était toujours +impassible; son pas était grave et sa tête immobile: elle marchait +comme si elle eût été en présence de toute la cour, un jour de +réception solennelle dans la grande salle du palais. + +C'est à peine si je m'aperçus que la troisième de ces dames entrait +sous la tonnelle où je me trouvais, tant j'étais attentif à regarder +le spectacle imposant que j'avais sous les yeux! + +Ce fut d'abord la plus étrange et la plus entière confusion. La nuit +était profonde autour de nous; le ciel était taché de blancheur, à +de rares intervalles; sa clarté incertaine imposait et prenait +toutes les formes: le silence était effrayant! + +Quand la reine eut dépassé le berceau sous lequel je me trouvais, +elle hâta le pas, comme si elle eût oublié ce qu'elle cherchait dans +ce jardin; puis, tout à coup, face à face avec Mirabeau elle poussa +un cri et elle recula d'un pas. Alors seulement je m'aperçus que je +n'étais pas seul sous la charmille où je m'étais caché. + +Une femme était là qui voulait s'élancer au cri de la reine... je la +retins:--Pardon, Madame! et patience, je vous prie! Il ne s'agit pas +ici d'un cri de détresse... un peu d'étonnement, voilà tout. Donc ne +troublons pas cette entrevue en prévenances inutiles; ceci est une +nécessité qu'il faut subir: subissons-la. + +Aussi bien, vous le voyez, la reine est remise et salue. En ce +moment l'homme approche... Il s'incline avec le plus profond +respect... Ils se parlent; la conférence est commencée, et +puisse-t-elle bien finir! + +La dame à qui je parlais tremblait comme une feuille au souffle du +vent d'hiver. Hélas! disait-elle, elle a tremblé toute la nuit! Elle +prononça à voix basse des mots entrecoupés de sanglots... Ah! +Monsieur, qui ne serait touché par tant de grâce et de malheur! + +La voix qui me parlait était si douce et si touchante que, malgré le +spectacle qui m'occupait, je retournai la tête, et je reconnus ma +cousine Hélène, elle-même! À peine si je l'avais entrevue à +Versailles dans la nuit même où le devin nous avait annoncé tant de +peines, de menaces d'échafaud, d'exils et de prisons! + +--O ma cousine Hélène, est-ce donc vous que je revois? Vous à côté +de moi, dans l'ombre! aussi pâle que la reine elle-même! et qui +m'avez à peine reconnu! Parlez-moi de grâce; me reconnaissez-vous, à +présent? + +Elle me regarda tendrement, elle me tendit la main.--Frédéric! + +--Hélas! lui dis-je, il me semblait qu'Hélène avait oublié même le +nom d'un proche parent! Il y a si longtemps déjà que vous m'appeliez +si bien... Frédéric! + +Elle rougit, et d'une voix tremblante:--Écoutez! la reine +appelle!... elle a besoin de moi. + +--La reine est là-bas tout entière aux paroles qu'elle prononce, aux +paroles qu'elle écoute! Il y va de la vie et de la mort, +gardons-nous bien de l'interrompre! En ce moment vont s'accomplir +toutes ses destinées... Que de tempêtes! Qui dirait que la propre +fille de Marie-Thérèse est là, dans cette ombre immense, implorant +le pardon de tant de grandeurs! Quant à moi, à peine ai-je mis le +pied sur ce volcan, j'aurais voulu partir et revenir en notre +Allemagne heureuse et bien aimée... Est-ce donc que vous n'y pensez +jamais, Madame, et que vous ayez tout oublié? + +Elle m'écoutait... attentive, autant que l'était la reine aux +paroles de Mirabeau. Même je vis dans ses veux briller une larme, et +d'une voix qui me fit tressaillir: + +--O destin! fit-elle... et d'une voix plus calme elle reprit: Une +patrie, un ciel allemand! un royaume heureux et tranquille! un trône +affermi! une royauté respectée! un peuple obéissant! Si vous saviez, +Monseigneur, ces hurlements, ces volontés, ces menaces, ces cris du +peuple! à quelles fureurs il s'abandonne! à quel point il est +implacable! Il est là, menaçant, furieux, affamé, son enfant à sa +gauche, et sa femme à sa droite... Il a le feu dans les yeux, la +menace à la bouche et la fureur dans le coeur... Que vous dites +vrai! notre Allemagne! Allemagne! Hélas! qui me rendra mon Allemagne +et son peuple et son beau ciel? Il fait froid ici; la bise est +glacée! On est mal en France. O peine! ô terreur!.. Ainsi elle +parlait, et de ses belles mains glacées, elle disputait son voile au +vent funèbre de minuit. + +--Eh bien! chère Hélène, eh bien! qui vous arrête et qui vous +empêche? Elle est là-bas, la chère et sainte patrie! Elle appelle! +elle nous tend les bras à nous ses fils. Voyez au delà du Rhin nos +châteaux forts, nos gothiques cathédrales, nos vieilles galeries, +nos jardins, nos remparts... Tout cela nous attend, nous appelle, +allons-y... + +--Tout cela se trompe, ou nous trompe, ami! Notre patrie... elle est +ici! Elle est ici, aussi longtemps que cette humble et triste fille +des Césars, cette reine au désespoir que vous voyez là-bas éperdue, +et plaintive, et tremblante, n'aura pas repassé la frontière où +s'arrête enfin son triste royaume! Hélas! pensez-vous donc que je +puisse redevenir Autrichienne aussi longtemps que notre +archiduchesse, elle, sera Française, une Française accusée, +insultée, accablée, ô misère! d'humiliations, réduite à implorer, +dans la nuit, dans un horrible tête-à-tête, je ne sais quelle +étrange puissance assez semblable aux dieux occultes qu'adoraient +les anciens Germains! Non, non, il n'est plus de patrie, il n'est +plus rien pour moi qui vous parle, au delà de ces écueils, au-dessus +de ces abîmes! Je reste ici comme elle, avec elle, et c'est +l'honneur qui le veut. + +Elle parlait si bien, que je l'écoutais même quand elle eut cessé de +parler... Cependant nous pouvions suivre et reconnaître à sa robe +blanche, à côté de ce manteau noir, la forme exquise qui +représentait la reine de France... On entendait parfois une +exclamation pleine de pitié et de douleur... + +--Monsieur, reprit Hélène après un silence, peut-on vous demander +qui donc est cet homme appelé par la reine? À son ordre, elle a tout +quitté pour l'attendre, il lui parle... elle écoute, elle pleure, +elle a peur! Vous, cependant un prince de l'Empire, vous voilà +servant de piqueur à ce fantôme.... Il faut que ce soit le démon! + +--Si ce n'était que le démon! repris-je; ah! Dieu du ciel! si nous +n'avions à conjurer, cette nuit, que la puissance infernale!... Un +mot de la reine eût suffi pour le dompter! + +--Vous avez raison, reprit-elle. Il tient de quelque dieu plus +sombre! Il appartient à une éternité plus farouche! Il résiste... il +se débat! La reine pleure... Il ne l'entend pas pleurer... ô +monstre! Et j'ai bien peur d'avoir deviné ce nom-là! + +--La chose est ainsi! cet homme est un génie! Il peut tout perdre... +ou tout sauver. Il est le maître! il faut courber la tête, il faut +obéir! + +--Toujours obéir! toujours trembler! toujours implorer ces regards +sans pitié, ces coeurs sans pardon, ces puissances d'en bas! Quelle +vie, hélas! quelle vie... et mieux vaudrait mourir! + +Toute notre âme et tout notre coeur restaient suspendus au plus +léger bruit qui nous venait de cette rencontre abominable et +surnaturelle. Un grain de sable, un cri d'oiseau, une feuille, une +branche, un soupir... Tantôt la voix de l'homme éclatante et +domptée... ou bien la voix timide et touchante de la femme! Elle +plaidait pour son mari, pour son roi, pour ses enfants, pour les +droits de sa race; elle plaidait, éloquente, inspirée, indignée, +attestant le passé, invoquant l'avenir, appelant à son aide tous les +siècles et toutes les grandeurs de la maison de Bourbon; elle disait +ses transes, ses peines, ses journées de haine et d'insulte, et ses +nuits sans sommeil! Elle racontait les pamphlets, les calomnies, les +injures, le duc d'Orléans, le cardinal de Rohan, le fameux collier, +par quelles misères elle en était venue à redouter les colères de ce +peuple qui l'adorait naguère, et comment elle doutait, à cette heure +funeste, de l'éternité de sa race et de la grandeur de sa maison!... +De ces plaintes, de ces terreurs pas un mot n'arrivait jusqu'à nous, +et cependant nous n'en perdions pas une, Hélène et moi, tant elle +était intelligente, et tant j'étais moi-même intelligent de ces +royales misères; elle retenait son souffle! Elle était une âme, un +esprit, un ange gardien! Elle apposait, pour mieux entendre, son +bras charmant sur mon épaule, et sa joue à ma joue, elle écoutait, +parfaitement oublieuse de ses dix-huit ans, de mes vingt ans. + +De son côté... le monstre (elle l'appelait ainsi), répondait au +discours de la reine, et par quelques paroles échappées à cette voix +portée à l'éclat, nous refaisions, Hélène et moi, tout son discours. +Il expliquait... ses révoltes, ses colères, sa déclaration de guerre +à cette royauté qui l'avait tenu captif: «parce que c'était son bon +plaisir.» Il disait, lui aussi, ses angoisses, ses douleurs, sa +propre ruine, et comment il se trouvait attaché par des chaînes de +fer à cette popularité qui lui faisait peur; que du reste, il était +bon gentilhomme, ami du roi, plein de respect pour la reine, et +qu'il sentait dans ses veines que bon sang ne pouvait pas mentir. +Tant qu'il parlait, nous suivions son sourire et le feu de ses yeux! +Il était dans l'ombre, et pourtant son attitude et son geste étaient +si vivement dessinés que l'ombre même en conservait la grâce et +l'énergie! On comprenait que le lion baissait la tête! on +reconnaissait qu'il était muselé! O reine, en ce moment quel +triomphe! ô majesté, quel retour! Hélène et moi, dans la même +émotion et dans le même enthousiasme, heureux, charmés, fascinés, +nous nous disions tout bas: la reine est sauvée! Elle est +victorieuse! ô joie! ô bonheur! ô fête étrange! Ah! dit Hélène... à +la fin, je le reconnais, c'est bien lui, c'est le comte de +Mirabeau... Et dans son épouvante, et contente, elle se jeta dans +mes bras... Quelle violence il me fallut en ce moment pour résister +à la tentation de lui dire: _Hélène, aimez-moi!_ + +En ce moment, la lune au ciel, que voilait un épais nuage, +entr'ouvrit ce voile funèbre, et de son pâle et doux rayon elle +éclaira le visage aimable et charmant, le front terrible et +tout-puissant! Que la reine était belle et touchante, en ce dernier +moment de sa grandeur! Que le tribun était superbe et semblable au +Titan frappé de la foudre, au moment où, sur le clair gazon, et sous +le regard limpide, il tombait agenouillé à ces pieds charmants! + +Elle était là, les yeux baissés sur cet homme à genoux; elle +triomphait de la victoire avec un sourire!... Elle se croyait +sauvée... il avait juré de la sauver!--Madame, ô Reine! dit-il, +quand S. M. l'impératrice, votre auguste mère, envoyait un capitaine +à la bataille, elle lui donnait sa main à baiser... Alors la reine +étendit sa main royale... Il la toucha de ses lèvres, et relevant la +tête:--Allons! dit-il, obéissons au destin, au devoir, à la volonté +de ma reine, et perdons-nous avec elle, s'il ne m'est pas permis de +la sauver. + +On eût dit, en ce moment, qu'il portait à son front l'auréole, et +qu'il venait de découvrir une étoile inconnue au plus haut des +cieux. + +La reine en même temps s'éloigna sans mot dire, Hélène et ma mère la +suivant d'un pas calme et silencieux. Mirabeau et moi nous +redescendîmes par le chemin qui nous avait conduits sur la terrasse. +Il marchait le premier, tout pensif et comme accablé sous le poids +de ses visions... Nous eûmes bientôt rejoint la grande allée où nous +avions laissé nos chevaux. + +Le même homme à qui nous les avions confiés les promenait, au pas, +au milieu de l'allée, avec la patience d'un laquais qui attend son +maître... + +Par je ne sais quelle préférence, il visita avec soin la sangle du +cheval de Mirabeau, même il voulut lui tenir l'étrier quand il +remonta à cheval. + +Alors seulement Mirabeau reconnut le fou de la reine et avec le plus +charmant sourire: + +--Ah! monsieur le marquis, lui dit-il, vous me pardonnerez d'avoir +souffert qu'un premier président me tînt l'étrier, ce soir, puisque +j'ai pour écuyer un prince de l'Empire, un parent de Sa Majesté. + +M. de Castelnaux répondit plein d'émotion: + +--Et puisqu'il en est ainsi, monsieur le comte, puisqu'enfin vous +revenez à la reine, quand je serais un Riquety ou un Montmorency, je +consentirais à vous servir de laquais pour le reste de mes jours. + +--Non! Monsieur, reprit le tribun, des serviteurs tels que vous +n'appartiennent qu'à des reines; quant à moi, je vous demande +humblement la permission de me dire, après vous, un serviteur de Sa +Majesté.--Vous êtes plus que son serviteur, Monsieur, vous serez son +sauveur et son ami. Moi je serai son valet toute ma vie, et pourvu +que je la voie heureuse, alors je suis heureux! Adieu donc!... et +que rien ne vous retienne en vos projets sauveurs; adieu, notre +espoir, adieu notre force, adieu, Mirabeau; adieu aussi à vous, cher +Seigneur, me dit-il en se tournant vers moi, votre coeur est honnête +et vous aimez notre reine autant que vous pouvez aimer. + +--Monsieur le marquis, reprit Mirabeau, voyez-vous cette étoile au +plus haut du ciel? c'est l'étoile de la reine et le plus brillant de +tous les astres, à dater de ce soir. + +Castelnaux ôta son chapeau, Mirabeau ôta le sien, j'étais tête nue, +et tous les trois nous avons salué la pâle et douce constellation. + +Et partis au galop, nous entendîmes dans le lointain la voix de +Castelnaux qui s'écriait: _Tout mon sang est à vous, comte de +Mirabeau!_ + + + + +QUATRIÈME PARTIE + + + + +CHAPITRE I + + +Tels sont les événements dont je me souviens comme s'ils étaient +d'hier!... Tout le reste échappe à mon souvenir, et le premier venu +saura mieux que moi l'histoire appartenant à tout le monde! Un bruit +confus m'est resté des paroles de la tribune, des hurlements de la +foule, de cette royauté sur laquelle un peuple agité, furieux, +frappe à toute heure sans rémission! Je me rappelle aussi +très-confusément l'agitation des provinces, la misère publique, +l'infâme banqueroute et l'émeute allant dans la ville à main armée! +Mais quoi... les détails de cette abominable histoire devaient +m'échapper; fatigué de tant de passions diverses, las de souffrir +sans oser me plaindre, honteux de mon peu d'intelligence, +indifférent à la cour qui n'avait aucun besoin de mes services +flegmatiques, inaperçu dans le peuple, qui n'en voulait qu'aux +sommités françaises, je m'étais plongé de nouveau dans les +contemplations si chères à ma paresse et dont j'avais été distrait +violemment. + +Je ne saurais vous dire aujourd'hui combien j'ai subi de déceptions +en ce genre. Hélas! ce dix-huitième siècle a fini dans le nuage, et +j'y rencontre, à chaque pas, cette espèce de mensonge ambulant au +moyen duquel il était convenu qu'un homme était juste et bon, à la +condition que pour la justice et pour la bonté il ne sortirait pas +de certaines limites qu'il se traçait à lui-même, et qu'il avait +soin de se tracer aussi peu reculées que possible. Le fabuleux roi +Louis XV avait mis à la mode (avec tant de lâcheté!) cette bonté +facile et misérable qui consiste à être myope et presque sourd; de +ces hommes bons... à si bon marché, j'en trouvais partout; ils +affluaient à Paris, ils remplissaient le royaume, ils venaient du +dedans, ils arrivaient du dehors; aussi bien cette philanthropie +a-t-elle porté des fruits dignes d'elle, et quand elle fut poussée +au bout de ses limites, la terreur s'empara en souveraine de ces +justices douteuses, de ces bontés limitées, de tous ces égoïsmes +honteux; elle trancha la tête à ces vertus, elle les frappa l'une +après l'autre, et sans qu'elles songeassent à sortir des bornes +qu'elles s'étaient imposées, à se secourir l'une et l'autre, en +combattant, ou du moins en criant ensemble _au secours_! + +C'était acheter bien cher cette fureur de comploter lentement, +minutieusement; étrange erreur des temps de sophisme! Ils ne +comprennent pas l'unité; ils rêvent une fausse unité qu'ils ne +sauraient atteindre! Ainsi fut le siècle, ainsi étais-je aussi, +moi-même, incessamment tenté de faire un tout, avec des parties +éparses, comme si l'unité se composait de fragments! En ce moment, +la France, encore une fois, changeait d'aspect, elle succombait +enfin sous la dévorante épilepsie d'opinions et d'idées qui la +devaient perdre. Ah! Dieu! si la crise était longue et si le +dénoûment fut terrible! en ce monde ouvert aux plus grands crimes +tout était mystère ou conspiration. C'était je ne sais quoi de plus +dangereux que le creuset de l'alchimiste ou la conjuration +diabolique du sorcier. La magie ordinaire travaillait seule; or, la +conspiration, qui fut la magie et le péril du dix-huitième siècle, +se réunissait, s'agglomérait, ne faisait qu'un seul et même corps, +et se cachait uniquement pour se donner un air plus solennel. À +cette heure de l'histoire de France, les têtes tournaient, les +esprits se dénaturaient, le mensonge et le faux planaient en maîtres +sur cette société pervertie! Il y avait la peur, la haine, la +vengeance, l'envie et le désespoir sans frein, les ambitions +déchaînées, les vices hideux, les sophismes menaçants, la colère +aveugle et les passions mauvaises, délire, ivresse et sommeil, les +rêves; la philosophie en manteau, la religion vêtue en fille de +joie! Ici, le vieux temps masqué et burlesque, et plus loin, le +temps présent dans sa nudité misérable avec la débauche et le jeu, +l'anglomanie et le Nouveau Monde... un tas de paradoxes; tout cela +s'emparait de la France, à la façon de ce livre du poëme de Virgile +où les Grecs, vainqueurs par la ruse, s'emparent de Troie à la +clarté des flammes, au râle des mourants! + +C'était donc une confusion profonde, incroyable, un bourdonnement +sans frein; vengeances, paradoxes, passions, délires, assouvissement +de la bête fauve acharnée à sa proie... une folie, une honte, une +ivresse... et cette ivresse, où le sang se mêle au vin des coupes, +se communique, abominable, à la ville, à la cour, à Paris, à la +province. Tout chancelle en cette France au désespoir. O ruine! ô +meurtre! Il lui fallut trente années de combats et de gloire avant +de se remettre de ses frayeurs. + +Ainsi pressé, ainsi épouvanté moi-même, ainsi fatigué de ce rêve +ingrat que je faisais tout éveillé, vous comprenez ma hâte au +départ, et mon désir immense, inassouvi de revoir ma chère patrie! +Absolument, cette fois encore, il me semblait que je pouvais partir. + +--Allons, me disais-je, il faut renoncer à mes rêves, il faut obéir +au conseil de Barnave, il faut partir. Cependant, avant mon départ, +je voulus revoir Barnave et Mirabeau, mes deux _camarades_! Depuis +longtemps Barnave m'évitait. À peine il avait l'air de me +reconnaître, si le hasard me mettait sur sa route, et souvent je +n'obtenais qu'un froid salut! Jamais il ne me parlait des +confidences que je lui avais faites, il semblait uniquement occupé +des affaires publiques et de ces discours courageux et funestes qui +paralysaient l'éloquence même de Mirabeau. + +Quant à celui-ci, depuis son voyage nocturne, il n'était plus le +même homme... On eût dit qu'il avait la conscience enfin du mal +qu'il avait fait et du bien qu'il pouvait faire. Ange et démon, il +portait la même activité dans tout son rôle. Sa vie était grave et +laborieuse. Plus de jeux, plus de fêtes, de festins somptueux, de +femmes enlevées, de filles séduites, plus rien de l'ancien Mirabeau +que l'éloquence et le génie. En ce moment de son retour aux +doctrines des royalistes, il se disait qu'il était fait pour +gouverner la France, et s'il l'eût gouvernée à son gré elle pouvait +être sauvée; ainsi, il redoublait de travail et de zèle chaque jour. +Ses premiers succès de tribune, entraînants, victorieux, +irrésistibles tant qu'il parlait de sa voix de tonnerre aux passions +de la multitude, étaient devenus une lutte, un combat, un danger, +aussitôt qu'il voulut mettre un frein aux passions qu'il avait +soulevées et qui ne lui obéissaient plus. + +Je ne saurais dire exactement quel fut cet unique instant dans la +vie et dans l'honneur de ces deux hommes, quand Mirabeau se mit à +peser sa parole, et quand Barnave à son tour devint tout à fait un +orateur. Un changement dans les saisons, un astre inconnu dans le +ciel m'auraient frappé moins vivement que le tribun devenu sage et +prudent, où Barnave accomplissait chaque jour son projet de +remplacer Mirabeau lui-même dans l'admiration, l'enthousiasme et les +respects qu'il inspirait à son peuple. Évidemment, les rôles de ces +deux hommes étaient changés. Mais si je comprenais la conversion du +premier, je cherchais à comprendre à qui donc en voulait Barnave, et +d'où lui venait cet incroyable acharnement? + +Barnave en ce moment évitait ma présence, ont eût dit qu'il ne +m'avait jamais connu; il était tout entier à sa rage, à sa joie, aux +accents de la foule, aux fureurs de l'assemblée, aux cris de la rue, +aux violences du journal, à ses traînées sanglantes, présages +funestes des plus mauvais jours de cette révolution qui semblait +emporter la terre elle-même! Ah! ce Barnave... un jour cependant +comme il entrait dans le jardin des Tuileries, je le rencontre, et +je l'arrête. + +--Un moment, lui dis-je, et permettez que je vous demande si j'ai +démérité de vous? + +--Monsieur, me dit-il, d'une voix brusque, évitez, croyez-moi, toute +explication inutile! Vous êtes étranger, vous êtes un seigneur: nous +marchons sur des charbons ardents; mon amitié pouvait être fatale à +votre bonne renommée, et votre amitié pouvait me rendre suspect au +despote que je sers; voilà pourquoi j'ai rompu avec vous... +j'imagine aussi que nous n'avons plus rien à nous dire à présent. + +--Monsieur! lui dis-je, entre vous et moi, il y avait d'abord une +amitié commencée, il y avait ensuite un double secret, et je ne +comprendrais guère que ce petit danger d'amoindrir une popularité si +brillante ait tant de pouvoir sur votre esprit, que vous soyez forcé +d'oublier que vous avez été mon confident et que je suis le vôtre! À +coup sûr, je sais votre secret, citoyen Barnave, et vous savez le +mien, ou du moins vous en savez tout ce que j'en sais moi-même, et +dans ma _naïveté_ allemande, il me semblait que ce double lien ne +pouvait pas et ne devait pas se rompre ainsi... + +--Monsieur, reprit Barnave, on est presque en république... et l'on +n'est pas toujours son maître! Un jour de plus, dans les temps où +nous sommes, a souvent changé bien des âmes. La dernière fois que je +vous ai vu, vous m'avez raconté une histoire galante à laquelle vous +avez attaché plus d'intérêt qu'il ne convient, et que j'ai tout à +fait oubliée... Oubliez aussi quelques paroles imprudentes que j'ai +pu dire... et dont je me souviens à peine. Et puis la belle heure, +et bien choisie, après tout, pour ces belles passions! + +Pourtant, reprit-il, si je le voulais bien, je vous raconterais... +mais on m'attend, ce sera, s'il vous plaît, pour un autre jour! + +--Non, non, m'écriai-je, et vous vous expliquerez à l'instant. + +--Apprenez donc, Monseigneur, qu'il y a peu de jours, comme j'étais +à rêver dans un coin de mon logis, je vis entrer... une dame +voilée... Elle pleurait, à travers son voile; elle était belle, elle +me parla avec désespoir. Elle rougit quand elle me raconta ce que +vous m'avez raconté vous-même: l'ivresse du bal, son masque et sa +faiblesse en ce lieu d'enivrement, et les remords de son amour pour +vous, ses terreurs d'être découverte, et la peine que vous lui +causiez, vous, si jeune, et qui perdiez dans cette recherche les +plus belles heures de votre jeunesse! Ah! vous aviez raison, mon +prince, et voilà certes la beauté même, et la grâce en personne. +Elle me connaît, certes, et moi, je ne sais pas où donc je l'ai +vue... Et quand elle eut ajouté que vous deviez l'oublier, que vous +ne la verriez plus jamais, non, plus jamais, elle ajouta, de sa voix +la plus touchante, qu'elle vous priait et vous suppliait de ne plus +vous occuper d'elle, et de cesser tout reproche inutile.--Et +dites-lui bien, monsieur Barnave, vous son ami, que je veux qu'il +parte, à l'instant, et qu'il retourne au fond de l'Allemagne... et +qu'il m'oublie!... Ah! oui... Elle pleurait, elle suppliait et quand +elle eut essuyé ses yeux, elle pleura; puis voyant qu'elle était +restée avec moi trop longtemps, elle rougit, elle se leva; elle me +fit jurer de ne pas la suivre, et de ne pas la reconnaître si je +venais à la retrouver; elle me dit adieu pour vous et pour moi. Je +n'ai jamais vu plus de noblesse et plus de grâce, unies à plus de +décence et de désespoir! + +--Mon Dieu! Barnave, pourquoi ne m'avoir pas dit un mot de cette +rencontre? Votre conduite envers moi est dure, convenez-en. + +--Eh! je savais bien que mon récit aurait l'effet tout contraire de +celui qu'attendait la belle inconnue; en même temps j'espérais, à +vous voir calme et résigné, que vous aviez oublié cette heure +d'enivrement. Mais puisqu'enfin vous y pensez encore, eh bien! +j'obéirai à la dame inconnue... Oui, cette femme est jeune; elle est +belle! et, vous l'aviez devinée. En même temps, elle est une femme +honnête et sérieuse, elle pleure avec des larmes de sang la folie et +l'ivresse de cette nuit folle, et quand, par ma voix, elle vous +commande, à vous, de partir, de l'oublier, pour votre honneur!... il +me semble, en effet, que vous devez obéir. + +--Non, Monsieur, non, vous dis-je, et tant qu'elle ne me l'aura pas +commandé elle-même, et tant qu'elle me devra... cet adieu que +j'invoque, eh bien! je m'obstine à sa recherche, et je reste au +milieu de cet horrible Paris où tout se dénature, au milieu de ce +peuple affreux qui me regarde avec défiance, au milieu de ces cris, +de cette ivresse, de cette famine, de cette lèse-majesté divine et +humaine, de ces meurtres sans fin! Elle le veut!... Je reste, +immobile témoin, au hideux spectacle de cette anarchie violente; +encore une fois je ne partirai pas d'ici, Barnave, et vous me direz +qui elle est, vous me direz où elle est, que je la voie et que je +lui parle... enfin! + +--Monsieur, reprit Barnave après un silence, il y a des +circonstances de la vie où la passion est un contre-sens. Voyez-moi, +vous savez combien j'ai souffert d'un amour sans espoir; à présent, +je n'y songe plus. Faites comme je fais, occupez-vous. Deux grandes +parties se jouent en France; les paris sont ouverts, la chance, +avant peu, sera décidée; intéressez-vous à cette partie éclatante et +terrible dont votre tête sera l'enjeu. Voyez, je suis ferme et loyal +avec vous. Vous êtes arrivé chez nous comme un gentilhomme révolté +contre les préjugés de sa caste et partisan de toutes les +innovations! Moi seul, et parce qu'en effet c'était votre devoir, je +vous ai maintenu dans le parti de la cour. Je sentais qu'il y allait +de votre gloire et de votre honneur de rester à côté de votre mère +et de votre archiduchesse; homme de parti, je vous en ai épargné +toutes les peines; je vous ai aplani toutes les voies; je vous ai +fait le représentant de la bonne moitié de moi-même, et c'est vous, +Monsieur, que j'ai chargé de mon dévouement à la reine; voulant +sauver la reine, moi, l'ennemi du roi, je vous ai choisi pour mon +second; je me suis fié à vous pour accomplir la partie honorable et +sainte de la mission que je me suis donnée! Or çà, soyez un homme, +et patientez encore un jour! Barnave, le révolutionnaire accomplira +seul la tâche impérieuse de sa révolution, Barnave le royaliste, a +besoin de vous, mon prince, pour sauver la reine de France!... Elle +est perdue... à moins d'un miracle... Or, ce miracle, à nous deux, +nous l'accomplirons, je l'espère, et quand vous l'aurez accompli, je +vous en laisserai tout l'honneur. Pensez donc à la reconnaissance, à +l'orgueil du peuple allemand, quand vous lui ramènerez +Marie-Antoinette, et si l'Allemagne vous recevra à bras ouverts. + +Ou bien, si je succombe, si je meurs à la peine, j'aurai besoin de +vous pour dire à la reine que jamais Barnave n'a été son ennemi +personnel, malgré tous les outrages dont il l'a abreuvée; que +Barnave a suivi sans colère et sans passion la voie que les progrès +du temps et les besoins de la France lui avaient tracée, et que si +Mirabeau ne se fût pas rencontré sur le passage de Barnave, pour +l'éclipser et le réduire à la seconde place, j'aurais été moins +emporté, moins fanatique! Ainsi vous me ferez pardonner, si je +meurs! Ainsi, vous sauverez la reine, si le trône s'écroule! Ainsi, +vous le voyez, votre part est assez belle, vous êtes destiné ou à +sauver ma mémoire, ou à sauver la reine... Allons! vivez! +oubliez!... et souvenez-vous! + +Il me parla fort longtemps avec l'affection d'un père; il me fit +honte enfin de moi-même et de mes lâchetés; il rendit quelque repos +à mon âme, un peu de sérénité à mon coeur en me prouvant que j'étais +utile. + +--Utile, indispensable, et parce que vos services n'auront pas +d'éclat, parce que vous aurez le courage d'accomplir les fonctions +d'un subalterne qui trouve sa plus douce récompense en son coeur, +parce que si vous mourez, vous, vous mourrez inconnu! Si bien, +Monseigneur, que vous serez un des hommes de coeur de cette +révolution! + +--Oh! repris-je, accomplir ce qu'on appelle une illustre action, et +me faire un nom dans votre histoire, ce n'est pas cela que +j'ambitionne. Le premier jour où je vous ai rencontré, vous vous +êtes emparé de toutes mes volontés, comme un maître. Le rôle le plus +subalterne, vous le savez, ne m'a jamais fait peur. J'ai servi +d'écuyer au comte de Mirabeau, et maintenant, puisqu'il vous faut un +subalterne, je vous obéirai, j'y consens; mais quand j'aurai tout +fait pour vous, quand j'aurai oublié, pour vous, mon nom, ma +seigneurie et jusqu'aux vagues rêveries de mon amour malheureux... +ne ferez-vous rien pour moi? + +--Il y aura un moment, soyez en sûr, où Barnave, qu'il soit +triomphant ou vaincu, ne saurait pas refuser l'homme généreux que +Barnave a chargé de sa gloire et de son propre honneur! Que je joue +encore un jour le rôle de Mirabeau, encore un jour que je sois le +premier à cette tribune dont il fut le roi jusqu'à son voyage de +Saint-Cloud! Que la France, attentive à ma parole, espère, et que le +roi tremble! En même temps que les derniers abus soient effacés, que +les priviléges soient anéantis jusqu'au dernier... et puis, je vous +dirai:--Elle est là... la femme que vous cherchez! ma gloire m'a +délié de mon serment. + +Oui! que je sois Mirabeau! que je force, à mon tour, la reine +elle-même à m'appeler dans la nuit, qu'elle vienne à moi en +s'écriant: «Sauvez-moi, Barnave!» et que je meure empoisonné comme +Mirabeau!... + +Je poussai un cri terrible.--O Dieu! que parlez-vous de poison et de +Mirabeau? + +--Quoi! reprit-il, l'ignorez-vous? Mirabeau se meurt... + +--Mirabeau! notre espoir, notre dernier espoir, l'aîné de sa race et +le premier né de l'éloquence? + +--Il n'y a qu'un Mirabeau dans ce monde... il se meurt... il est +mort! + +--Empoisonné, Barnave! Et par qui? + +--Par la main terrible, implacable! Elle a frappé tous les grands +pouvoirs quand leur tâche est finie. Un grain de sable dans l'urètre +de Cromwell, ou un grain d'arsenic dans la coupe de Mirabeau! Il +faut qu'elles tombent à un jour marqué, ces extraordinaires +puissances qui changent le monde; et c'est un de leurs priviléges +les plus sacrés, les plus incontestables: mourir à temps! + + + + +CHAPITRE II + + +Véritablement, ce dernier soutien d'une cause perdue, il se +mourait... je l'ai vu mourir. D'abord il avait lutté contre le mal, +le mal avait été plus fort que ce génie... Il était vaincu, pour la +première fois. Cet homme (il touchait à l'immortalité de tant de +côtés divers), cet homme, il allait si vite et si droit! la mort +l'arrête en son ardente carrière, elle le terrasse; il tombe, écrasé +par la logique meurtrière des partis; il tombe, héroïque victime de +son propre ouvrage, à savoir: l'émancipation de l'humanité. +Croyez-moi, il fallait un grand courage, un dévouement extrême aux +libertés qui venaient de se faire jour en France, pour hasarder cet +immense attentat... la mort de Mirabeau. Il fallait que +l'émancipation des peuples se sentît bien forte en effet pour +assassiner son père et pour se passer, au premier moment de gêne, de +la force qui l'avait fait naître. Enfin pour se délivrer de +l'obéissance par un crime... un crime funeste! et qui se paie avec +des crimes au delà de toute prévoyance et de toute vraisemblance. À +l'aspect de cette joie immense, il était facile à l'Assemblée +nationale de prévoir son sort à venir! + +On n'a pas assez parlé de cette mort. Elle a changé les destinées de +l'Europe. La révolution, en perdant Mirabeau, son maître, a jeté +plus de bave et de venin qu'elle n'eût pu en jeter s'il eût vécu +pour la comprimer. S'il eût vécu, le héros des temps modernes, la +France n'aurait connu ni Robespierre, ni Bonaparte. Bonaparte, en +venant au monde, aurait trouvé un maître, et il n'eût point songé à +le devenir. Dans mon opinion, Mirabeau représente, et complétement, +le pouvoir populaire, aussi complétement que Richelieu l'autorité du +prêtre et Louis XIV le pouvoir royal. Mirabeau mort, le peuple est +mort, et maintenant que le sceptre a passé dans tant de mains, à +présent qu'il a été violemment arraché de toutes ces mains, devenues +trop faibles pour le soutenir, que deviendrait le vieux sceptre +impossible à porter? Par quelle flatterie ou par quelle gloire, +ajoutez par quelles grandes actions se maintiendra l'autorité dans +la main qui le porte? Difficile question, qui ne peut être résolue +que par le temps. + +Je reviens à Mirabeau. Quand il sut qu'il fallait mourir, +absolument, et qu'il était au delà de toute espérance, il se résigna +à la mort. Il rejeta bien loin tous les secours de la médecine...; +il comprenait qu'un homme de sa sorte était fait pour bien mourir. + +Amis qui le pleurez, adorateurs de son génie, esprits reconnaissants +de tant de biens qu'il a rêvés pour son peuple, accourez à son aide! +Écoutez sa plainte suprême! Ouvrez la fenêtre qui donne sur les +jardins, approchez son lit de l'arbre en fleurs, laissez pénétrer +les rayons du soleil printanier et les premiers chants de l'oiseau; +le soleil est clair comme au jour où mourut Jean-Jacques; l'air est +embaumé; l'abeille bourdonne et l'oiseau chante; la nature est +presque aussi belle qu'elle était belle au Bignon, quand le jeune +homme, agriculteur sous son père, allait parcourant les campagnes, +rêvant tout haut, jetant au vent la poésie et les soupirs de son +âme. Hélas! hélas! c'est bien le même soleil, ce sont les mêmes +fleurs, c'est le même chant des oiseaux: rien ne meurt, rien ne +change, ô bruits, chansons, parfums! Rien n'est changé dans cette +France, que la loi, et le roi et la royauté: rien n'est changé... il +est là étendu, le roi de son temps, le Mirabeau qui parcourait les +joyeux chemins, en criminel d'État, le Mirabeau du fort de Joux et +du donjon de Vincennes: alors aussi, il voyait le soleil étincelant +à travers les grilles; il lui tendait les mains de sa fenêtre; ô +mains impuissantes à l'atteindre hier comme aujourd'hui: hier retenu +par ses fers, aujourd'hui retenu par la mort! + +Le voilà donc arrivé tout à fait, le maître jour, brisant les +derniers verroux, ouvrant le dernier cachot! Approchez, bons +serviteurs; venez, votre maître appelle: il s'agit de le dépouiller +de ses habits de malade, et de le parer de son habit de cour! +Allons! des fleurs! des broderies: le talon rouge au soulier, la +poudre aux cheveux, l'épée au côté; Mirabeau, _marchand de draps_, +redevient un gentilhomme! Il veut mourir debout, souriant, calme et +fort, et que son dernier jour soit un jour de fête. Il renonce, et +sans pleurer, à ce bel avenir qu'il s'était ouvert. + +Hélas! il mourait au moment où il venait de comprendre toute sa +force, et comme il était sûr que le monde, à son tour, saurait +quelle perte il avait faite en perdant son tribun, Mirabeau donc +pouvait mourir. Ouvrez les portes de sa chambre et laissez entrer +ses amis, sa maîtresse et ses enfants, ses soeurs, tout ce qu'il +aime... il n'a plus qu'un instant à les entendre... à les bénir. + +Il est donc vrai! encore une heure et tout sera mort. Grâce, esprit, +éloquence, autorité, geste et regard, intelligence, âme et coeur! +Tant de qualités mêlées à tant de vices! tant de vertus, tant de +courage! O maître... ô fantôme! Ainsi, grâce à cette mort +imprévue... et trop heureux, il ne verra pas mourir la monarchie +éternelle qu'il voulait sauver! Il n'assistera pas au convoi de ce +monarque auquel il a pardonné, lui, si souvent emprisonné et +mendiant! Il ne le suivra pas dans ses fanges et dans ses chutes +éternelles le tombereau de cette reine infortunée, aux touchants +souvenirs, quand elle portait sur l'échafaud sa tête blanchie avant +l'heure! Ah! pauvre femme, à peine vêtue de la robe noire qu'elle +avait raccommodée de ses mains! Ah! Majesté!... _Un cercueil pour la +veuve Capet...sept francs!_ + +Heureux de mourir, Mirabeau, trop heureux, avant d'entendre à son +oreille indignée ces bruits sinistres de république à peine fondée, +et d'échafauds permanents sur les places les plus vastes de ce Paris +des élégances et des poésies! Trop heureux en effet au seul aspect +de ce maître... appelé la Terreur, il eût réclamé ses titres de +noblesse, ou bien, si, malgré sa noblesse et ses épreuves ardentes, +le bourreau l'eût épargné par respect, vous l'eussiez vu, quand vint +la réaction thermidorienne, réclamer son titre de citoyen dans le +peuple! Il était un de ces hardis courages qui ont peur du sang, et +qui meurent, plutôt que d'en respirer la vapeur. + +Il meurt! Adieu, Mirabeau! Adieu au dix-huitième siècle! Adieu nos +années de délivrance! Adieu le règne éclatant de Voltaire et de +l'esprit français! Adieu, vieux monde, qui ne te soutiens plus que +par le souvenir! Autel, adieu! Trône, adieu! Majestés souveraines, +poésie et philosophie, histoire, aristocratie et majestés de l'autre +monde, adieu! L'ancien monde à Mirabeau s'arrête... ainsi que le +Nouveau Monde fut l'Europe, le jour même où Christophe Colomb porta +le pied sur ces terres ignorées. Silence donc et courage! À présent +que Mirabeau n'est plus, vous n'avez qu'un choix, vous qui vivez +encore: allons! vivre en plein chaos... ou mourir! + +Longue et triste agonie! ô lente, impitoyable et superbe douleur! +Parfois la nature prenait le dessus, le malade semblait renaître! Le +sang circulait dans ce vaste corps, le feu remontait à ce regard +éteint; le mal vaincu se taisait, alors il redevenait tout à fait +Mirabeau. + +Ce fut dans un de ces instants de calme et de paix qu'il me vit au +pied de son lit, comme je le regardais mourir. Il m'appela, du +regard, à son chevet, et la tête penchée il me parla de la reine. +«L'avez-vous vue... et n'aura-t-elle pas un mot à me dire avant la +mort? Et le roi, lui pour qui je meurs!» Son regard inquiet +cherchait en vain le messager royal... personne de cette cour +ingrate ne vint au lit de mort de Mirabeau. + +Tout à coup la porte s'ouvrit à deux battants; un éclair de joie et +d'orgueil brilla dans ses yeux éteints:--Qui va là? demanda-t-il. + +--C'est une députation de l'Assemblée nationale qui vient pour +saluer son héros; Barnave la conduit. + +Il se leva en souriant; il salua de la main ses collègues; puis il +prit Barnave de ses deux mains, et l'attirant à soi comme pour +l'embrasser:--Barnave, ô bon jeune homme! ô Barnave, eh bien! C'est +vrai, je meurs! Désormais, soyez le premier à la tribune, et si vous +avez été jaloux de Mirabeau, pardonnez-lui, Barnave, il vous bénit +au lit de mort; vous êtes un grand coeur! Vous êtes un orateur à ma +taille, et vous mourrez comme moi, assassiné; cela est sûr, aussi +sûr que je meurs... Hâtez-vous de montrer qui vous êtes, vous +mourrez avant peu. Vous êtes tous morts, moi mort. Je te bénis donc, +Barnave; esprit loyal! honnête coeur! Dévoué! fidèle... et +malheureux! Adieu donc!... Et baissant la voix: Si vous aimez la +reine (et vous l'aimez!) dites-lui que tout est perdu!... Qu'ils la +tueront... Qu'ils tueront le roi... et son enfant... que ce sont des +bêtes féroces... et qu'il n'est plus de salut que dans la fuite, à +présent que Mirabeau est mort... Il entrait, en ce moment, dans les +douleurs de la suprême agonie... et de l'agonie, il entrait dans le +râle... il dormait, puis il se réveillait, pour embrasser ses amis; +il leur tendait la main avec un muet sourire. Il songea à dicter son +testament... Il n'avait rien à donner. Un de ses amis, le plus +hardi, le plus heureux, lui donna sa fortune, afin qu'il eût quelque +chose à donner. Mirabeau l'accepta. + +Même il y eut une scène d'une effrayante solennité. + +Nous entourions le lit du moribond, il reposait. Tout à coup entre +un homme, il marchait doucement, respirant à peine, son visage était +résolu; il se posa devant Cabanis, et lui tendant son bras nu, il +lui dit à demi voix: + +--Mirabeau n'a plus de sang: son sang est brûlé et perdu; la prison +et l'amour ne lui en ont pas laissé. Les Anglais savent ranimer les +cadavres par la transfusion, il ne s'agit que de trouver du sang à +remplir les veines du cadavre. Voici ma veine, ouvrez-la, prenez mon +sang, un sang pur et fort, honnête et dévoué, qui remontera au coeur +de la monarchie expirante sur ce lit. Prenez mon sang, docteur, il +appartient à Mirabeau, prenez! qu'il vive, et que je meure en +criant: _Vive le roi!_ + +On regardait cet homme avec admiration: des larmes, les larmes +retenues jusqu'alors, tombaient en silence de toutes les paupières, +on cherchait à se souvenir si jamais le deuil du peuple était allé +jusque-là? J'eus encore, à ce propos, un vil moment de jalousie et +je m'écriai tout bas: _C'est le fou de la reine, Messieurs!_ Mais +lui, reprenant la parole, et tendant son bras de nouveau: + +--Non pas, non pas, dit-il, je ne suis pas un fou; ceci n'est pas +l'action d'un fou, il me semble; je n'ai jamais été un insensé, +comme vous dites. Si c'est vraiment Mirabeau qui est couché sur ce +lit, pâle et blême et pris par le râle, eh bien! c'est chose sage et +sensée au premier venu de dire à ce cadavre: Ami, prends mon sang! +C'est chose honnête et prudente de donner tout son sang à ce +cadavre! Il ne s'agit pas d'un homme isolé, un père, un fils, un +époux, un de ces malades vulgaires que l'on pleure, dont on porte le +deuil, auquel on élève un tombeau sous un cyprès... douleur d'un +jour, que le temps emporte aux premières feuilles du cyprès. Ceci, +c'est la monarchie expirante! Ceci, c'est la France au désespoir... +c'est vraiment la France qui râle et qui est morte! Si je suis un +fou, Messieurs, de venir apporter mon sang dans ces veines, c'est +que peut-être arrivé-je trop tard. En ce cas seulement je suis un +fou, je le veux bien, j'y consens, je suis des vôtres... un fou... +je ne l'ai pas toujours été! + +Il s'approcha du lit, et se penchant sur le corps étendu du mourant: +Tu meurs, dit-il, utile, intelligent, dévoué! vaincu, pardonné, +impuissant et glorieux ami de la bonne cause! Ainsi tu meurs +entouré, honoré, pleuré;... encore un jour, et tu venais à bout de +ta noble entreprise! O ciel!... Le ciel ne veut pas, il te rappelle, +et personne ici-bas ne prendra ta place, personne! et pas même un +royaliste de ma sorte qui te donne tout mon sang, si tu veux vivre +encore huit jours! + +Ses paroles furent étouffées par les sanglots. + +On tira un coup de canon à l'intérieur: Mirabeau se leva sur son +séant, et d'une voix encore sonore et franche: _N'est-ce pas le +commencement des funérailles d'Achille?_ + +C'était mieux que les funérailles d'Achille, c'était la mort +d'Hector. + +C'était la constitution française qui venait de perdre, elle aussi, +son premier Dieu, comme toutes les religions accomplies. + +Soudain il fut saisi de ces atroces douleurs sous lesquelles il se +tordait comme du fer. Il voulut parler, la parole haletante échappa +à sa lèvre... et cette voix éloquente, qui avait suffi à donner la +liberté à tout un peuple, elle resta muette! + +Il ferma les yeux quelque temps, il opposa l'inertie à la douleur, +il se laissa tenailler comme un martyr à la question, après quoi il +ouvrit les yeux, et, sur une page commencée, il écrivit en grosses +lettres ce simple mot: DORMIR! + +Il avait vu le ciel, il avait respiré les derniers parfums, il avait +entendu les derniers concerts de la terre, il avait dit adieu à ses +amis, à sa soeur, à son enfant; il avait entendu les derniers +sanglots de sa maîtresse qui pleurait agenouillée au seuil de sa +porte... il avait compris les angoisses de la foule... À présent il +voulait dormir. + +Il s'endormait, quand il fut réveillé au nom de Pitt. Ce nom d'un +commençant politique le tira de sa léthargie et lui rendit un +instant la parole:--«Euh! si j'avais vécu, je lui aurais été fatal.» + +Fatal, en effet, car si la même France avait eu, tenu dans son sein +un Bourbon légitime, une constitution légale, Mirabeau ministre, et +Bonaparte général, je vous demande où serait la grandeur de M. Pitt? + +Il dit à l'ami qui soutenait sa tête accablée et couverte de sueur: +_Tu soutiens cependant la tête la plus forte de la monarchie!_ + +À ces mots j'entendis _le fou de la reine_ qui disait tout bas: + +--Et la plus forte tête, après celle de Mirabeau, c'est la mienne... +O! la tête d'un pauvre fou, qui n'est bonne à rien, pas même à jeter +à la populace,... un jour de crime et de fureur! + +Quand la tête de Mirabeau retomba sur l'oreiller, nous étions à +genoux. Il y a des têtes privilégiées dans le monde, leur dernier +bond a de singuliers échos. La tête d'Alexandre retombe en brisant +la monarchie universelle. La tête de Mirabeau brisait plus que la +tête d'Alexandre n'a brisé, elle faisait voler en éclats la +monarchie _immortelle_ de saint Louis, de Henri IV et de Louis le +Grand! + + + + +CHAPITRE III + + +Ainsi plus d'espoir! Le dernier soupir exhalé de cette vaste +poitrine emportait toute une monarchie; il me semblait que le ciel +aurait dû se couvrir, à ce triste et solennel moment. Je sortis de +cette maison funèbre; je traversai cette galerie encombrée de livres +en désordre, ces cabinets dont les murs étaient chargés de portraits +de femmes; je vis, sans les voir, tous ces appartements consacrés +aux festins, à l'étude, à l'éloquence, à l'amour, désormais pleins +de deuil. Il avait laissé, en ce logis, la trace évidente de son +génie et de son désordre, il en avait fait un pêle-mêle étrange où +se retrouvaient les passions, les habitudes et les instincts de sa +vie entière! Évidemment, cette demeure abritait autant de vices que +de vertus! Le bois de chêne sculpté, les vieux cadres entourés de +guirlandes, les fauteuils aux larges bras, la bergère en vieille +étoffe, empruntée aux vieux salons du grand roi, la tenture à +l'aiguille, et tout le vieux siècle étoffé, reluisant, épais et +riche! En même temps, sur ces meubles magnifiques, étaient épars +dans la poussière et le mépris des livres, des journaux, des +discours, des pamphlets, tout l'attirail moderne de la pensée +révoltée... On voyait que cet homme avait vécu à la hâte, et qu'il +était mort brusquement. Comme il était un bon homme à la maison, +chez lui, ses domestiques le pleuraient, le vieux chien hurlait, et +la soeur du mort, appuyée au marbre d'une console, était plongée +dans les plus amères réflexions. + +À la porte, il y avait des mendiants en guenilles, au teint hâve; +ils avaient l'air fort tristes d'avoir perdu _leur bon seigneur_; +car à force de bienfaisance et d'urbanité la féodalité chassée de +toutes parts se retrouvait encore à la porte de Mirabeau avec ses +respectueuses formules; à la porte de Mirabeau, il y avait même un +prêtre... un prêtre en surplis qui consolait les pauvres, en leur +distribuant les dernières aumônes de Mirabeau. + +O Mirabeau! génie! audace! intelligence! esprit bizarre! esprit +charmant! grâce et bonté! force et courage!... Un monument placé sur +les limites de la philosophie et de la politique! Il a réuni, par un +privilége unique, à l'entraînement du grand siècle, le doute et +l'ironie ingénieuse du siècle de Voltaire; il a forcé même ses +passions à l'obéissance, il a dompté même son génie, il est mort +après l'avoir vaincu, après l'avoir fait rentrer dans la voie +étroite qui lui déplaisait! Pleurez, vous qui aimez la patrie! Il +est revenu le nouveau Coriolan, de son exil chez les Volsques; lui +aussi, il a été fléchi par la voix d'une femme; il a embrassé avec +transports les portes de la ville natale. Pleurez-le, républicains +et gentilshommes; aux républicains il a donné le vrai et sincère +langage qui se doit parler parmi les hommes attachés à la chose +publique... et s'il meurt c'est, en fin de compte, parce qu'au +milieu de sa victoire, il n'a pas consenti entièrement à son état +d'homme nouveau, de citoyen, d'égalité. + +Il était né pour la fête, pour le plaisir, cet homme éloquent dévoré +par la politique; il aimait les danses, les festins, les musiques, +les menuets, les rondes, les gavottes, les musettes. Ce hardi +compagnon avait brisé les outres dans lesquelles étaient contenus +tous les vents de l'orage et les tempêtes les plus bruyantes du +genre humain.--L'outre une fois percée, il n'en fut plus maître, et +le voilà qui succombe à son tour, sous les vents qu'il a déchaînés. +Ainsi, grand homme-enfant, tu n'as pas eu de rivaux, tu n'auras pas +d'imitateurs, et maintenant que te voilà mort tout entier, le trône +de France renversé de fond en comble te servira d'oraison funèbre, +d'épitaphe et de tombeau! + +J'arrivai jusqu'au fond du jardin, malheureux, éperdu, ne concevant +rien à la douleur qui me saisissait à l'âme; jamais je n'avais +ressenti pareille douleur; hélas! jamais je n'aurais imaginé que la +perte de cet homme amènerait pour moi un découragement si complet. +Mirabeau mort, adieu la fiction, adieu les rêves de l'avenir, adieu +mon ami qui me protégeait, adieu la reine, adieu Barnave; il était +la reine, il était Barnave, il était moi-même; il était le drame +autour duquel nous tournions les uns et les autres, incessamment +poussés par une force invisible. Il me semblait que l'histoire et le +roman de ma jeunesse étaient finis à ce cercueil. Mort Mirabeau, +mort le joyeux convive et l'aventureux jeune homme aux bondissantes +amours; morte aussi cette voix puissante qui avait un écho dans +toutes les capitales du monde; il n'est plus ce génie, il ne bat +plus ce grand coeur, elle est épuisée, enfin (qui l'eût dit?) cette +passion qui s'emportait çà et là, abandonnée à ses propres +hennissements. + +Au détour de l'allée où l'Amour, en riant, posait le pied sur la +flamme éteinte de son flambeau renversé, je rencontrai un homme à +demi penché sur un rosier mousseux dont il étudiait l'architecture. +La méditation de cet homme était profonde, et l'enthousiasme perçait +dans tous ses traits. Je reconnus mon amateur de roses; il avait +trouvé dans ces jardins abandonnés la fleur qui manquait à sa +collection, et courbé jusqu'à terre, il était devant cet arbuste, +ivre, heureux, content.... Si l'on disait à cet homme: ami, de cette +fleur qui vient de naître et du bouton qui s'épanouira demain, je te +prie, faisons un funèbre hommage à ce grand esprit qui vient de +s'éteindre?--Oh! que non pas, dirait-il, cette rose est rare, elle +est à moi, c'est ma collection! c'est ma vie! et puis, vous avez +tant d'autres fleurs pour composer vos couronnes! Vous avez +l'oeillet, le lys, l'anémone et la pervenche, et le laurier, et +l'_immortelle_... Ah! de grâce, épargnez ma collection! + +C'est ainsi que la nation française a porté le deuil de Mirabeau! +Elle a fait comme l'amateur de roses, elle a défendu sa passion +jusqu'à la fin, puis au mort qu'elle pleurait, elle a sacrifié tout +le reste. Aussi, quand l'heure est venue, et qu'il s'agit d'honorer +ces dépouilles mortelles, demandez à ce peuple éloigné de son Dieu, +qui ne lit plus l'Évangile, et qui ne va plus aux anciens autels, le +plus grand, le plus beau de ses temples, pour y déposer ce corps... +le peuple aussitôt donnera ce temple qui n'entre plus dans sa +collection favorite; il chassera le Dieu du sanctuaire, il +renversera les saints de leur base, il prendra la pierre consacrée +de l'autel, et chargée encore de reliques, il la posera sur le +tombeau de son héros d'hier... Voilà tout ce qu'il peut faire en ce +moment; un temple où le Dieu n'est plus! Mais demandez à ce peuple +ingrat, au nom de son grand homme, en souvenir des services rendus, +l'oubli d'une colère, ou le renoncement à une injustice: au nom de +Mirabeau, son Dieu qui vient de mourir, priez cette nation +d'épargner une seule tête... une seule... Elle dira, comme l'amateur +de roses: c'est ma collection qui l'ordonne... il me faut cette tête +encore... Il me la faut! J'ai donné un de mes vieux temples à +Mirabeau... il peut bien me laisser sa reine et son roi, pour que +j'en fasse à mon plaisir! + +Voilà comment le paradoxe enfante inévitablement tout ce qu'il y a +de plus lâche et de plus cruel! + +Et maintenant que Mirabeau, mon maître, a laissé sans condition son +humble écuyer, je veux quitter ce volcan qui me dédaigne; il faut +m'arracher à la perpétuelle moquerie, au sarcasme impitoyable. Il +est mort, Barnave me dédaigne, et la cour m'est fermée; ici je ne +suis aimé de personne; ici je ne puis rien voir de ce qui se passe +en ce monde; ici j'étouffe et je meurs; je ne crois plus à rien; en +si peu de jours, j'ai tout épuisé, partons. + +Adieu donc Paris, la cité reine; adieu, Versailles, la cité morte; +adieu, le petit Trianon; adieu les bains d'Apollon; adieu, l'Opéra +et ses nocturnes saturnales; adieu aux petites maisons lambrissées +et dorées par le vice; adieu à cette société fardée, en noeuds roses +et en larges manchettes; adieu, France, adieu, belle ruine, adieu! +Je pars!... En quelque endroit où j'habite, en ce bas monde, hélas! +le bruit de ta chute arrivera jusqu'à moi! + + + + +CHAPITRE IV + + +Ma résolution prise une fois, les préparatifs de mon départ furent +bientôt arrêtés. C'était par une chaude journée, au mois de juin, +j'étais prêt dès le matin; mais avant de partir, je voulus saluer +une dernière fois tous ces lieux où j'avais laissé tant de +souvenirs. Je me rendis à la taverne du _Trompette blessé_, je +montai dans la salle haute, où j'avais vu, pour la première fois, +les héros de ce nouveau monde évanoui déjà! Quel bruit c'était +alors! les brûlantes paroles! les cruels sarcasmes!... quel silence +aujourd'hui, quel abandon! Les anciens habitués de ce cabaret, si +vifs, si jeunes et si forts, étaient vaincus ou dépassés! Ils +étaient déjà vieux, perdus et morts: le vieux Saturne avait dévoré +ses enfants. Aujourd'hui, dans ce cabaret, sur ces mêmes bancs, +tachés du vin de la dernière orgie, étaient assis les pouvoirs +nouveaux de la France! L'enthousiasme était moins sincère, il avait +oublié le magnifique et superbe écho de ces voix solennelles. Il est +donc vrai, _la théorie_ est une grâce, une force, une fête... et +l'expérience apporte avec soi une tristesse abominable. Où donc +étaient les orateurs de ce club innocent encore? Ils étaient +remplacés par des conspirateurs, cachés dans l'ombre, et chargés des +livrées de l'émeute!... Où tonnait Mirabeau gloussait une ignoble +terreur enfantée au beau milieu du club des Jacobins... Ces femmes +gorgées de vin seront bientôt des tricoteuses; ces Brutus et ces +Scipions, demain seront des pourvoyeurs d'échafauds! + +Ainsi la taverne était un club; l'Opéra était une caverne, et dans +cette caverne arrivaient, à pied, les anciennes divinités de cet +olympe anéanti! Madame Guimard sans carosse et madame Camargo sans +livrée! + +Divinités détrônées et humiliées, on vendait leurs chevaux et leurs +hôtels, on les interrompait dans leurs danses les plus gracieuses; +l'art était caché, plaintif, en haillons! Il avait froid; il avait +faim!... Poursuivi par ces tristes images, je cherchais en vain +autour du monument dégradé quelques ombres errantes des sourires +d'autrefois. + +Aux colonnes du Théâtre-Français, le _Mariage de Figaro_ avait +disparu de l'affiche; il était remplacé par des drames de son école, +avec moins d'esprit, de style et de talent! Voilà ce que c'est! vous +semez la révolte et l'ironie, étonnez-vous de recueillir le doute et +l'abandon. + +La rue ouverte à la ruine était un immense, un incomparable encan. +Les livres, les tableaux, les statues, les gravures, les médailles, +les chevaux pour la course et les meutes pour la chasse, en un mot, +tout ce qui faisait jadis l'intérieur d'un gentilhomme, et tout ce +qui composait naguère une vie élégante, heureuse, abondante, ces +trésors du luxe et du goût étaient étendus au hasard, sur les quais +et sur les places publiques; ils étaient exposés sans ordre et sans +choix à la curiosité indifférente des passants. On comprenait que +les portraits de famille arriveraient à leur tour dans cet encan à +l'usage de la populace; non-seulement les enfants ont souffert des +rigueurs de cette époque, mais encore leurs pères et leurs mères, +arrachés aux nobles lambris où ils étaient fixés depuis le grand +roi! + +C'est grand dommage, en vérité, de porter des mains impures sur les +générations anciennes, de les arracher violemment à cette vie +intelligente que leur donne la toile ou le ciseau, d'exposer tant de +figures vénérables sur les places publiques et dans les carrefours, +de déshonorer l'intérieur des familles, de profaner leurs souvenirs. +À l'époque dont je parle, il n'y avait déjà plus de logis pour +personne en France, le logis du roi lui-même avait été profané, le +premier. + +Je l'avoue, hélas! j'eus la faiblesse aussi de repasser devant cette +maison aux fenêtres mystérieuses où j'avais vu tant de personnages +divers, où j'avais entendu tant de choses inouïes; cette élégante +petite maison... elle appartenait aux sans culottes, aux bonnets +rouges... à ce qu'il y avait de plus déguenillé et de plus hideux. + +À la porte de Mirabeau, une pancarte flottante indiquait que +l'appartement était à louer. On passait devant la maison, sans se +découvrir. + +J'avais voulu m'assurer, avant mon départ, que rien ne pouvait plus +me retenir. Partons donc, puisqu'ils ont tout gâté en si peu de +temps. Ils ont ôté sa majesté à la maison de Mirabeau, ses grâces à +l'Opéra, son esprit à la Comédie-Française, son inviolabilité à la +vie intérieure; ils ont gâté, jusqu'aux joies du cabaret, les +malheureux! + +Tel fut l'emploi, le triste emploi de ma dernière journée... +Hâtons-nous, me disais-je, et partons! + +J'en ai trop vu! Je suis vaincu; je suis mort... je veux partir! + +Ici je fus pris de vertige.--Eh quoi, partir sans voir Barnave, et +sans dire adieu à ma mère? Partir sans revoir Hélène, et sans +présenter mes respects à la reine; enfin quitter Paris, comme j'ai +quitté Vienne, en écolier délivré de son précepteur! Certes, je ne +saurais partir ainsi; je ferai, du moins, mes adieux à ma mère... et +pourtant je quitterai Paris ce soir. + +Quand j'eus mis ordre à mon départ, je quittai mon hôtel de Paris, +pour me rendre en toute hâte chez ma mère... Il était huit heures du +soir; cette nuit d'été rayonnait de mille étoiles. Je ne sais quelle +ville incroyable, en ce moment, j'avais sous les yeux, dans quel +tumulte et dans quel bruit, dans quelle tempête et dans quels +périls. Tout hurlait, criait, transportait, menaçait et déclamait! +Le Palais-Royal était soulevé par Camille Desmoulins! Chaque feuille +empruntée à ses arbres devenait une cocarde et chaque écho devenait +une menace aux carrefours; sur chaque place et sur tous les seuils, +en voiture, à cheval, sur les bancs, sur les chaises des jardins, au +balcon des maisons, sur la borne et dans l'échoppe, on trouvait, à +cette heure, des énergumènes qui faisaient entendre éternellement +des cris de mort. Les citoyens s'assemblaient autour de ces forcenés +et les écoutaient bouche béante; on eût dit des Italiens réunis, par +un beau clair de lune, autour d'un improvisateur favori; les rues +étaient pleines de gardes nationaux et de soldats, les +corps-de-garde étincelaient de feux sinistres, les chevaux des +officiers traversaient la ville en piaffant; tel était l'aspect +général, une inquiétude immense, un malaise incomparable! Ainsi +j'allais, comme on va dans un rêve... Et, dans ma course, il survint +plusieurs accidents qui me parurent de mauvais présage: je heurtai, +en marchant, un homme qui remettait la boucle de son soulier; cet +homme avait les traits du roi; au coin d'une rue où je voulus +appeler un fiacre, le cocher se retourna pour me dire qu'il était +retenu, cet homme... ô vision! ressemblait au comte de Fersen; un +postillon passa, solidement assis sur son cheval... je crus +reconnaître un écuyer de la reine, M. de Valory. Cependant, je me +dirigeais toujours vers les Tuileries surveillées, torturées, +espionnées, fermées. Aux approches du palais, je rencontre une femme +d'une taille élégante et d'une noble démarche, elle baissait la +tête, elle donnait le bras à un jeune homme... elle allait +tremblante... et malgré moi, je hâtai le pas pour la voir... Tout à +coup passe au galop un grand carrosse, entouré de gardes et de +laquais. Les laquais portaient des torches brûlantes, comme +autrefois la livrée au devant du carrosse du roi!... + +Ce carrosse... il ramenait, en grand triomphe, aux Tuileries, M. de +Lafayette... et cette femme inconnue, allant seule à travers la rue +ameutée... O misère!... et pensez si j'eus peur... je reconnus à son +orgueil, à l'éclair de ses yeux, à la majesté de sa démarche... Oui, +je reconnus la reine!... Elle était libre... elle allait dans la +ville... + +Eh quoi! toute la cour vagabonde? Eh! quoi! le roi et la reine dans +les rues de Paris, à l'heure de leur sommeil! Est-ce veille ou +songe? + +Et tout à coup, poussant un grand cri:--Et la comtesse Hélène. Et ma +mère, où sont-elles? qu'en a-t-on fait? Qui les défendra sinon moi, +le fils et le cousin? Et je me précipitai dans les cours du château. + +La sentinelle me demanda où j'allais? + +--Je vais, lui dis-je, au pavillon de Marsan, chez madame la +douairière de Wolfenbuttel. + + + + +CHAPITRE V + + +Dans la cour du château, tout au bas du perron de Leurs Majestés, je +vis arrêté le carrosse aux flambeaux. Plusieurs gardes s'étaient +groupés autour de cette apparition; d'autres gardes se promenaient +en grand nombre, au milieu de la vaste cour; tout était tranquille +en ce moment; l'horloge sonnait onze heures; on entendait les pas +réguliers de la garde nationale dont on relevait les sentinelles; +tout le château avait l'aspect accoutumé. Je pensai que j'étais le +jouet d'une folle vision, et que tout ce que j'avais vu appartenait +à l'exaltation de ma tête: alors je me rassurai quelque peu, et je +ralentis le pas. + +La même voiture arrivée au galop, repartit au galop: les sentinelles +portèrent les armes, la grande porte se referma, et tout rentra dans +le repos. + +Cependant, je demandai ma mère. Elle était chez elle; je montai, un +domestique vint m'ouvrir. + +--Madame n'y est pour personne, ce soir, me dit-il. Il refusa de +m'annoncer. + +Je voulus entrer dans l'appartement: la porte était fermée en +dedans... ce que ma mère ne faisait jamais. + +Je grattai à la porte: d'abord on ne me répondit pas; je frappai de +nouveau. Une voix faible et tremblante cria:--_Que me veut-on?_ + +--C'est moi, c'est moi, Madame, ouvrez-moi! + +J'entendis ma mère qui faisait un effort pour se lever; mais elle +retomba sur son siége:--Les jambes me refusent tout service, Hélène! + +--Je vais ouvrir, Madame, répondit une voix qui m'était bien connue, +et la porte s'ouvrit. + +Hélène me salua tristement d'un signe de tête; ma mère, à mon +aspect, sembla se ranimer, elle me regarda d'un air suppliant. Ce +regard me toucha jusqu'au fond du coeur... nous changeâmes alors de +rôle, ma mère et moi; elle m'avait guidé jusqu'ici, désormais je +comprends que je suis son guide et son appui. + +La comtesse avait repris sa place à la fenêtre... elle tenait sa +tête entre ses deux mains. + +Voyant que l'une et l'autre gardaient le silence:--Je viens de +rencontrer Sa Majesté, Madame, dis-je à ma mère avec l'accent de la +plus profonde affliction. + +--Quelle Majesté? reprit vivement Hélène, et ses joues se couvrirent +de rougeur: de quelle Majesté parlez-vous, monsieur?... il y en a +tant aujourd'hui! + +--Vous savez, ma cousine, que je n'en connais que deux... le roi et +la reine. Oui, repris-je et j'ai vu... le roi et la reine dans la +rue, à cette heure, et si je viens au palais, cette nuit, c'est pour +vous, ma mère! et pour vous sauver, ma cousine, l'une et l'autre de +la fureur du peuple, aussitôt qu'il apprendra que ses victimes lui +échappent; donc je vous sauve, ou bien je meurs avec vous, +choisissez! + +--Vous avez vu le roi? reprit ma mère. + +--Oui, Madame, le roi, bien déguisé; j'ai reconnu la reine aux +flambeaux d'un carrosse qui vient d'entrer dans la cour, il n'y a +qu'un instant. + +Les deux femmes pâlirent.--Quoi! la reine a rencontré cette fatale +voiture?.. s'écria ma mère en joignant les mains. + +--Oui, Madame, elle l'a rencontrée; et elle ne s'est pas contenue, +elle l'a frappée de son fouet, et quand ces flambeaux ont passé, +elle ne s'est plus cachée, et c'est à sa royale allure que je l'ai +reconnue; elle doit être bien loin à présent. + +--O ma noble maîtresse! ô ma fille! s'écria ma mère, en pleurant, te +voilà sauvée. Et béni soit Dieu qui t'a conduite à travers tant +d'obstacles! À présent, ma chère Hélène, il ne nous reste plus qu'à +la rejoindre, et à partager de nouveau ses périls. + +--Madame, repris-je, agréez tous mes services. Ma chaise de poste +m'attend à la porte Saint-Denis; quel que soit le chemin qu'aient +pris Leurs Majestés, nous pouvons arriver presque en même temps à la +frontière. Allons, venez, ma mère; et venez, ma cousine, allons, +rentrons dans notre heureuse, notre paisible Autriche, et fuyons ce +volcan, il finira par tout engloutir. + +--Rejoignons la reine! Allons à notre oeuvre! à notre devoir, +Monsieur, reprit Hélène, à côté de la reine est ma patrie; votre +patrie, à vous, c'est votre mère; en ces périls pressants, soyons à +la hauteur de tant d'infortunes, n'oublions jamais, vous ni moi, +notre devoir. + +Ma mère était agenouillée à son prie-Dieu! Elle fit une humble +prière, et se releva pleine de courage... Les deux femmes se +revêtirent d'un mantelet noir, elles se cachèrent sous de vastes +chapeaux, et, me prenant le bras, les voilà qui s'abandonnent à tous +les hasards. + +Quand j'eus au bras ces deux femmes qui m'étaient si chères, que je +les sentis à mes côtés, éperdues et tremblantes, la ville me parut +beaucoup plus sombre et plus menaçante. La nuit s'épaissit à mes +yeux, et je marchai dans ces rues, presque au hasard. Hélas! ma +pauvre mère, à pied, à cette heure, elle s'abandonnait, pour la +première fois de sa vie à ma conduite, et Dieu sait, malgré tant +d'angoisses, si j'étais fier de l'emporter! + +À ma droite et s'appuyant à peine à mon bras, marchait ma cousine +Hélène. Bien plus que ma mère, elle avait la conscience du danger +que nous courions. À chaque instant elle prêtait l'oreille; on eût +dit que Paris se réveillait en sursaut et que la grande voix du +peuple ameuté se démenait autour de ce palais déshonoré dont il +avait fait une prison!... Quelquefois Hélène hâtait le pas, comme si +nous eussions été poursuivis. Ce fut un horrible, un dangereux +moment! Ma mère allait à peine, Hélène aurait voulu courir; j'aurais +voulu porter ma mère, et courir avec Hélène! O fatale, ô fatale +nuit! + +Nous avancions, peu à peu, jusqu'à la porte Saint-Denis; nous avions +déjà détourné plus d'une rue; à la lueur du réverbère, Hélène +aperçut un homme qui nous suivait, enveloppé dans un large manteau. + +Il nous suivait, rasant la muraille; où nous allions... il allait: +nous faisions halte, il s'arrêtait. Nous allions à gauche, il était +à gauche: on eût dit une ombre impassible qui suivait tous nos +mouvements, avec le sang-froid et le silence d'un espion qui tient +sa proie. À cette vue, il me sembla que nous étions perdus. + +Je regardai ma mère qui se traînait à peine, n'ayant aucune idée du +danger que nous courions; Hélène, avait l'oeil fixé sur l'homme au +manteau noir, elle tremblait autant que moi. + +À la fin, elle me dit tout bas:--Si nous allons plus loin, nous +trahissons la reine... On nous suit, prenez garde, changeons de +route,... à coup sûr, nous sommes épiés! + +Je sentis en même temps que les forces de ma mère l'abandonnaient. + +Je dis à Hélène:--Il est impossible d'aller plus loin, ma mère est +accablée... attendons sur cette borne jusqu'au jour, nous ne +trahirons pas le chemin de la reine... elle sera sauvée... au petit +jour, et déjà bien loin de ses géôliers. + +La rue était étroite. À la porte d'une maison de peu d'apparence il +y avait un banc de pierre, où je les fis asseoir... je me tins +debout dans l'angle de la porte; ainsi nous étions dans l'ombre! À +quelques pas, du côté opposé, se tenait notre espion, immobile, et +dans l'ombre aussi! + +La nuit était profonde et le silence était terrible... Serrés tous +les trois l'un contre l'autre, nous attendions. + +Tout à coup, à travers les fenêtres de la maison opposée, à +l'instant le plus grand de notre découragement, une étrange +apparition attira nos regards. Une vive lumière vint à frapper sur +cette fenêtre, et dans l'appartement ainsi éclairé, nous vîmes +entrer plusieurs figures d'une apparence triste et pensive qui se +placèrent à genoux contre les murailles. + +Quand ces personnages furent à genoux, un enfant alluma le lustre +attaché au plancher de la salle, et cette scène lugubre fut éclairée +à la façon d'un spectacle qui se serait donné pour nous seuls. + +À la première lueur de la fenêtre, Hélène et moi nous avions regardé +de toutes nos forces cette scène nocturne; ma mère tenait toujours +la tête baissée. Inquiet de ce que nous allions voir, je portais mes +regards de cette scène étrange à ma mère, et bientôt, quand nos +yeux, habitués à cette obscurité éclairée, purent distinguer les +objets, nous aperçûmes toutes ces ombres à genoux, hommes et femmes, +prêtres en surplis, jeunes filles en robes blanches qui priaient et +se frappaient la poitrine. À la fin, s'ouvrit une porte latérale, et +nous vîmes sortir de cette porte un vieux prêtre qui traînait une +croix de bois; cette croix était noire et massive, et le vieux +prêtre avait peine à la traîner. Quand la croix fut posée au milieu +de l'appartement, l'enfant passa au prêtre son surplis; le prêtre à +genoux, on alluma un cierge, on apporta l'eau bénite, on apporta les +clous et les clous furent bénits. Quand tout fut préparé, la même +porte latérale s'ouvrit de nouveau; cette fois la victime venait +après l'instrument du supplice. Deux femmes âgées conduisaient, +appuyée sur leurs bras, une jeune fille aux yeux hagards. La victime +était de petite taille, à la tête penchée, au sourire grimaçant; ses +épaules étaient couvertes de longs cheveux, ses pieds étaient +enveloppés de linges sanglants; elle tenait ses deux mains jointes; +une force surnaturelle s'empara de ses sens, quand elle vit la croix +et les clous. À cette vue, elle se leva par un mouvement convulsif, +elle marcha seule, elle grandit de deux coudées; elle arracha +elle-même ses charpies (ses pieds saignaient encore du supplice de +la veille), elle se coucha sur la croix, levant la tête, et croisant +ses pieds l'un sur l'autre, étendant les deux bras, ouvrant ses deux +mains, deux mains sanglantes... en cette posture elle attendait; +elle se tenait patiente et résignée... elle aussi:--_Je sauverai le +monde à force de douleurs._ + +Voici ce qu'on lisait dans son regard, fasciné par le jeûne et la +mortification. + +Je m'assurai, d'un coup d'oeil rapide, que ma mère avait toujours la +tête penchée; et, plein de fièvre, je reportai mes regards vers ce +drame épouvantable, dont la réalité me paraissait douteuse, en dépit +du témoignage de mes yeux. Hélène s'était levée de son siége, elle +se tenait debout, pour mieux voir. + +Horrible nuit! La croix, le prêtre et la victime étendue; ici, les +assistants immobiles, nous dans la rue, et ma mère endormie, et, là +bas, l'espion immobile qui nous regarde, éclairés par le reflet de +la faible lumière... et je revenais toujours à ce chapitre en action +de la Passion de Notre-Seigneur. + +La victime était prête. Alors le vieux prêtre s'approcha d'elle; il +baisa ses pieds et ses mains avec le respect du moribond qui baise +les sept plaies du Christ. En même temps l'enfant lui présente un +marteau de fer sur un plat d'argent. Le marteau enfonce un grand +clou sur les pieds, un clou entre les mains de la victime... Et le +clou sépara les chairs, écarta les tendons, pénétra les os, le sang +coula sur le sein de la crucifiée! Et là, crucifiée, elle était +attachée à la croix... l'oeil gonflé, les joues pendantes, le sein +qui bat, le cou parsemé de veines bleues, la tête expirante... ô +profanation! + +Nous assistions, sans nous en douter, au dernier effort du +dix-huitième siècle pour croire encore à cette religion chrétienne, +qui avait fait toutes les destinées de la France. En ce lieu, plein +de ténèbres, ces hommes et ces femmes, ces malheureux parodistes +étaient les seuls chrétiens que la France eût gardés, ils étaient +les seuls croyants que le doute eût épargnés sur son passage. +Étranges chrétiens, qui démontrent la divinité de leur Dieu par le +cadavre d'une femme attachée à une croix! Étrange foi, qui se +rattache à ces preuves toutes matérielles! Digne résultat de tant de +sophismes!.. de tant de miracles! Voilà une femme appelée en +témoignage de la divinité, d'un Dieu. Que si cette femme eût faibli, +si seulement elle eût appelé à son secours le vinaigre et le fiel, +c'était fait de l'Évangile dans le coeur des assistants! + +Il y eut un moment de cette affreuse scène où ma jeune compagne +poussa un grand cri. + +Ce cri réveilla ma mère. À son premier regard, ma mère découvrit +cette croix noire, attachée au mur blanchi, et sur cette croix ce +cadavre, au bas de ce cadavre le cierge qui vacillait dans la main +de l'enfant de choeur. + +Elle se mit à fuir en appelant l'exorcisme à son aide... elle voyait +l'enfer! + +Elle serait tombée avant que j'eusse pu la rejoindre, elle se serait +brisé le crâne contre le pavé; mais l'espion se détachant de la +muraille, elle tomba évanouie entre ses bras... + +--O ma mère! m'écriai-je, sentant que ses mains étaient froides; +puis me retournant vers son étrange sauveur, je reconnus _le fou de +la reine_... + +Il tenait dans ses bras ma mère évanouie; il me reconnut, d'un +regard, et sans mot dire, il marcha devant nous, portant ma mère; +Hélène et moi, nous le suivions sans parler. + +Nous arrivâmes ainsi à une maison peu éloignée, et dont la porte +basse était entr'ouverte. Castelnaux entra le premier; tout était +sombre. Un tapis moelleux était étendu sur l'escalier; d'invisibles +parfums, à peine entré dans ce lieu, vous saisissaient; d'invisibles +échos répétaient vos pas dans un vide invisible; des ombres erraient +sur les murs, comme en un miroir, les plafonds étaient chargés de +figures mystérieuses qui, dans la nuit, semblaient gigantesques; +l'appartement était vaste, à peine éclairé de ce pâle crépuscule du +matin, qui n'est plus la nuit, qui n'est pas le jour; c'étaient +partout, dans ce lieu, des lustres éteints, des miroirs voilés de +gaze, des siéges de soie, des peintures bizarres. Castelnaux déposa +ma mère contre un meuble inconnu, qui répétait les paroles et +jusqu'aux soupirs de cette épouvantée... Il y avait, en ces +ténèbres, une horrible et mystérieuse confusion! + +Nous étions seuls. Castelnaux appela du secours: l'instrument +d'airain lui répondit par un sourd gémissement, il ne vint personne +et pas une lumière ne brilla, pas une porte ne s'ouvrit, pas une +voix ne se fit entendre... À la fin, ma mère reprenait ses sens: je +sentis le sang revenir à sa joue, et le battement à son coeur. + +--Personne ici! dit Castelnaux, personne pour porter secours à une +femme évanouie, en cette maison qui guérissait tous les maux! Où +est-il donc allé, le grand médecin? Qu'est-il devenu l'infaillible +et le guérisseur? Autrefois, cette salle était pleine de malades de +tout rang et de tout sexe; autrefois, la santé planait au sommet de +ce plafond solennel; hier encore, aux bords de cette grande cuve +d'airain vous eussiez trouvé des consolations pour toutes les +douleurs, des parfums pour les maux de l'âme, un feu caché pour les +maux du corps!... Puis, voyant ma mère ouvrir les yeux enfin, il +prenait ses deux mains et les plaçant sur les bords de la cuve:--Ne +sentez-vous pas, Madame, une force nouvelle? Votre âme n'est-elle +pas remise de toutes ses secousses? Penchez-vous, disait-il, +penchez-vous sur cet abîme. Il est très-vrai que moi qui vous parle, +je suis entré malade ici, j'en suis sorti guéri! + +Ce remède indiqué par Castelnaux me fit peur.--De grâce, un verre +d'eau pour ma mère, un peu d'air, je la sens qui revient, et si vous +voulez nous aider, nous pourrons partir; il est temps de partir; le +jour vient, dans une heure nous sommes perdus! + +Il sortit. J'entendis ma mère qui m'appelait.--Où sommes-nous, me +dit-elle d'une voix faible, et pourquoi ne fait-il pas jour?--Nous +sommes dans la maison d'un médecin, ma mère, et le jour va bientôt +venir. + +La cuve d'airain répétait chacune de mes paroles; ma mère se +retourna à ce bruit; et fatigués que nous étions tous les trois, +nous nous trouvâmes alors, sans nous en douter, autour du baquet de +Mesmer, attendant le retour de Castelnaux. + +Debout, machinalement appuyés sur les bords de la cuve, nos idées +n'allèrent pas plus loin que l'heure présente. La fatigue, la +terreur, la nuit, nous retenaient à cette place, autour de cette +cuve reluisante autant que l'or. Peu à peu je m'abandonnais aux +visions qui voltigeaient informes et sans bruit, entre les mille +branches d'airain croisées les unes sur les autres, sur les bords de +ce gouffre, au fond du gouffre, au-dessus du gouffre, assemblage +inouï d'ombres légères, de bruits étranges, écho mouvant qui eût +répété les battements du coeur. + +L'âme entière, abandonnée, séduite à ces harmonies invisibles, se +plongeait dans cette vague obscurité. Bientôt je cherchai à +découvrir Hélène... Elle ne parlait pas, mais je sentais qu'elle +était fascinée et que son regard plongeait où plongeait mon regard! +Chère âme, en ce moment elle cherchait mon âme; à cette heure et +dans cette muette contemplation il se formait entre elle et moi une +union inexplicable et certaine. Oh! si Mesmer eût été là, donnant la +chaleur à l'airain, faisant jaillir la flamme électrique de ce fer, +à présent refroidi... si la foule eût entouré le baquet magique de +ses mille regards, de ses mille espérances, de ses mille terreurs; +si à chaque nouveau venu, il nous eût été donné de comprendre enfin +qu'un nouveau malade arrivait pour partager avec nous son malaise; +et si l'imagination, vague désir, et la peur, sa plus puissante +compagne, eussent présidé à ces enchantements; si j'avais ignoré +qu'Hélène était près de moi dans l'ombre, et qu'au milieu de la +foule muette, au milieu de ces soupirs qui s'élèvent et qui +s'abaissent en cadence, au milieu de ce monde confus, pêle-mêle, +malade, et blasé, crédule aussi, j'eusse pu deviner à son soupir, à +son regard, aux parfums de sa robe, à ses frissons, la femme +inconnue... et ma maîtresse que je cherchais depuis si longtemps; à +coup sûr, guidé par le sixième sens, et le suivant dans le sentier +lumineux, si j'avais pu la saisir dans l'ombre, et réclamer tous mes +droits, acquis dans le bal... si j'avais pu toucher seulement sa +lèvre de mes lèvres, et la prendre enfin dans la foule: ô bonheur! ô +miracle! ô Mesmer! + +En ce moment de peine et de doute, aussitôt j'aurais reconnu ton +pouvoir, j'aurais proclamé ta science en appelant Mesmer mon +sauveur. Ce qui est vrai, c'est que malgré moi je fus soumis à une +puissante fascination. Le regard tendu, et cherchant au fond du +baquet des restes de magnétisme à mon usage, il me sembla que je +trouverais une explication à tous ces mystères! Je voulais retenir à +mon profit quelques-uns de ces violents plaisirs, qui donnaient aux +corps tant de secousses. Je cherchais, dans cette solitude, une part +du drame accompli dans ces ténèbres. À force d'attention, je tombai +dans une rêverie étrange, le rêve magnétique s'empara de mon âme; +ainsi j'allai de la terre au ciel, du rire aux larmes, de +l'espérance à la terreur; j'entendis des voix célestes et des +hurlements d'enfer; dans le fond de la cuve où s'agitait mon rêve, +mon rêve se nouait et se démenait comme ferait un ballet de l'Opéra +joué en grand costume, et sérieusement, dans la nuit profonde, et +quand le lustre est éteint. + +Ah! ce siècle était un siècle infini de paradoxes tels que jamais le +monde autrefois n'en avait vu! Il faisait du sophisme à propos de +tout; sophiste à propos des maladies de l'âme, il crucifie une femme +pour démontrer un Dieu! Sophiste à propos des maladies du corps, il +invente un sixième sens pour n'avoir plus à s'occuper des cinq +autres. Triste condition de la religion et de la science en cette +France au désespoir!.. D'abord sujets féconds en moqueries +indestructibles, puis enfin parodiées l'une et l'autre, jusqu'au +crime, à l'absurde, et jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, pas +même le nom! + + + + +CHAPITRE VI + + +Le retour de Castelnaux me rendit à moi-même; en ce moment ma mère +allait mieux; notre voiture, grâce à Castelnaux, était à la +porte.--Partez, nous dit-il, il est temps; à présent, s'il y a un +Dieu dans le ciel, la reine est sauvée, et la révolution a perdu sa +proie... Et demain le faubourg Saint-Antoine n'aura plus de lit +royal à fouiller avec ses baïonnettes, plus de têtes royales à +souiller de son bonnet rouge; demain les mégères des faubourgs ne +souilleront plus les chastes oreilles des enfants de +Marie-Antoinette avec leurs propos de mauvais lieux et leurs +blasphèmes de carrefour; à présent la royauté est sauvée! Allons, +partez, vous ne courez plus le danger de mettre l'ennemi sur ses +traces; partez, le peuple va se réveiller dans une heure... et je +veux assister à son réveil. + +Oui je tirerai ma vengeance! et de ce pas je vais m'asseoir aux +Tuileries, à l'angle du pont, vis-à-vis la fenêtre de la reine, +fermée encore, et gardée, et surveillée. Ah! ma sentinelle bien +veillée! Ah! mon peuple... eh bien! hurle et calomnie... Ah! ah! +l'entendez-vous! il crie, il vocifère, il maudit la reine.--_À bas +la reine! À bas la reine!_ et cependant la fenêtre est toujours +fermée. _À bas la reine! mort à la reine!_ Et quand il verra, malgré +ses cris, que la reine enfin ne vient pas le saluer humblement, lui +le souverain déguenillé, quand il ne verra pas la reine en larmes, +son dauphin dans les bras, lui rendre un sourire pour un blasphème, +un _bonjour_ pour ses cris de mort; le peuple, à lui-même, il se +dira:--(il sait que sa victime est matinale... il a tué son +sommeil!) il dira:--pardieu, l'_Autrichienne_ a diablement prié ce +matin! Et quand ce peuple hideux la sait à genoux, en prières, pour +son époux, pour ses enfants, pour la France, il redouble, ô +blasphémateur, de rage et de fureur: + +--_La Reine à mort!... à la lanterne!.._ Elle est le fragile jouet +du peuple. Il s'est donné rendez-vous autour de sa tête, et la fait +pleurer à volonté. Il la fait sourire, il la menace, il la pousse, +il l'emprisonne, il la chasse, et le tigre tenant sa proie, il se la +renvoie comme un jouet; la mordant jusqu'au sang, en attendant qu'il +la dévore... À Versailles même, et dans le palais des rois, ce +peuple impie est entré chez elle, une nuit, comme un époux jaloux, +après un long pèlerinage, en brisant les portes, en se précipitant +au lit nuptial...--Ah! foule insolente!... à la fin, ta proie, elle +échappe à tes appétits! et maintenant qu'elle est partie... et +qu'elle est sauvée... allons, va le chercher ton jouet: _la reine! +eh! la reine!_ Plus de reine et plus de jouet, plus de femme et plus +de mère, et plus d'épouse et plus de prisonnière, et plus de +victime, et plus d'injures... Or çà, citoyens, vous n'avez plus que +le ciel à blasphémer!» + +Ainsi parlant, Castelnaux se frottait les mains de joie, il +bondissait autour du salon, il crachait dans le baquet de Mesmer, il +était triomphant, il était fou tout à fait... fou de triomphe et de +bonheur. + +--Dans une heure ou deux, disait-il, on frappe au palais; on frappe +à la porte du roi. On entre en même temps chez le roi. Personne! On +se trouble, on court, on cherche, on appelle... Il est perdu. Plus +de roi! Croyez-vous qu'il y ait de la pâleur, à cette heure, dans +l'histoire de France, à cette nouvelle impitoyable: Il n'y a plus de +roi, et le roi n'est pas mort! Il y aura un jour, dans la création, +où la voix venue de l'Orient dira aussi à la terre... Il n'y a plus +de soleil! Eh bien! ce mot sans forme et sans nom: plus de roi! plus +de roi à immoler! plus de reine à charger d'outrages! plus de +royauté qu'on insulte, et plus rien dans ce royaume!... Il faut que +je sois le premier à l'entendre, à m'en réjouir! Cette effrayante +pâleur d'un peuple sans pitié, Castelnaux veut la voir, pour se +venger; ces palais déserts, ces temples déserts, parce que les +palais sont déserts, Castelnaux les veut parcourir, pour savoir ce +que c'est qu'un trône inoccupé... un sanctuaire inerte et vide. Il +veut savoir ce que dit l'écho de pareilles solitudes, et si cela +fait peur aux nations, quand le trône et l'autel rendent un son +funèbre, privé de son roi dégradé, de son Dieu! Victoire à +Castelnaux, cette nuit est une nuit de triomphe. Il est l'Achille et +l'Ajax Télamon de cette nuit troyenne. À moi l'honneur, chassant les +sans-culottes, les sans roi et les sans Dieu, d'éventrer, le +premier, la muraille de la ville assiégée. Aussitôt vous voyez +entrer, de toutes parts et par la brèche, la mort, la peur, la +famine et la vengeance du ciel et le châtiment des hommes, les +meurtres sans fin, le pillage, les réactions sanguinaires, les +longues terreurs, l'anarchie et la guerre civile avec la banqueroute +et les misères accomplies des bourreaux, enfantant des massacres et +des échafauds sanglants! Entrez, tout cela, entrez! Le roi et la +reine, il n'y en a plus; entrez, tout cela, c'est Castelnaux qui +vous ouvre la porte! Entrez, dissensions intestines, bavardages sans +fin; entrez, brigands armés; entrez, populace; entrez, femmes sans +honte et sans robe nuptiale; entrez, faubourgs; entrez, armées +étrangères: Anglais, Prussiens, hordes sauvages, vagabonds, +Cosaques, Russiens, gorgez-vous d'or et de sang, pillez les églises, +renversez les châteaux, incendiez les chaumières, dévalisez les +sacristies, ouvrez les tombeaux, brûlez les livres, déchirez les +chartes, violez les vierges, chassez les saintes filles des saints +monastères, ruez-vous dans le désordre, à la proie, au meurtre, à +l'incendie; allons! çà! brisez les statues et les images, démolissez +les maisons royales pour en vendre le plomb et la pierre; saccagez, +brûlez, dévorez tout sur votre passage... à vous la France! Elle est +à vous, à vous seuls; elle n'est plus ni à Dieu, ni au Roi; elle est +à vous; venez, venez tous, Castelnaux vous appelle, entrez, et si en +passant vous avez un chapeau ou un bonnet, tirez votre chapeau ou +votre bonnet devant Castelnaux!» + +Et nous le vîmes ainsi bondir tout un quart d'heure, et jamais dans +tout Paris logis plus sombre et plus caché n'avait entendu un si +grand bruit; la cuve, à ces cris, retentissait comme un tonnerre, et +l'écho troublé balbutiait à peine ces paroles pressées et +haletantes. Or ma mère, hébétée, était là, contemplant toutes ces +choses sans y rien comprendre, Hélène, à mes côtés, se pressait +effrayée et muette. Castelnaux brisait tout ce qui tombait dans ses +mains.--O la belle nuit! disait-il; la belle nuit! Paris a perdu un +roi, il a crucifié un Dieu, il a chassé Mesmer: royauté, religion, +charlatanisme, et psit... tout est parti; tout a quitté Paris, cette +nuit; il n'y a plus rien à Paris. Paris n'est plus! _De profundis... +Alleluia!_ + +Quand il eut repris son sang-froid, il nous conduisit jusqu'à notre +voiture, et il nous dit adieu en pleurant! + +C'est ainsi que je le quittai, ce fameux Paris que je ne devais plus +revoir. Je le laissai vide; il était si rempli quand j'y entrai, +pour la première fois! J'étais si jeune alors, j'étais devenu si +vieux en peu de temps! Tout ce que j'admirais était tombé! Je +laissais dans ces ruines mes illusions, mes espérances, et +maintenant je ne pensais plus qu'à suivre, à mes risques et périls, +les traces de cette royauté perdue au milieu des grands chemins. + +Triste retour! tristes sentiers battus par des rois tremblants! Ma +mère était retombée en ce triste état d'anéantissement, voisin du +rêve... ma cousine Hélène, abattue et pensive, semblait dévorer +l'espace qui s'étendait devant nous. Elle oubliait ses dangers, à +force de terreur. + +Qui l'eût vue ainsi penchée à mon côté, et nous deux, au matin, +courant la grande route où le soleil courait après nous, celui-là +nous eût pris pour deux amants heureux qui se sont rencontrés dans +l'ombre, et qui s'enfuient loin de leur vieux tuteur. + +Qui m'eût vu l'entourant d'une tendresse ineffable eût juré ses +grands dieux que nous accomplissions un de ces drames enchantés de +la jeunesse heureuse, quand l'amour jouait un si grand rôle en ce +royaume, éclairant les palais, illuminant les chaumières, animant le +grand chemin, jetant partout la vie et les sourires dans ce beau +pays, sous ces épais ombrages, dans ces vieux châteaux aux gothiques +souvenirs. + +Je dis à Mlle de *** en lui prenant les mains, en signe de +témoignage et de serment:--Voulez-vous, Hélène, en ce péril, unir +votre destinée à la mienne, et ne plus nous quitter jamais? +Voulez-vous que je réveille en ce moment, qui peut être un moment +solennel, ma mère endormie, et que je lui demande sa bénédiction +pour nous deux? À cette brusque demande, elle ne parut pas étonnée, +et comme je lui avais parlé simplement, elle me répondit simplement: + +--Écoutez, Frédéric, nous n'avons pas de temps à perdre en vaines +espérances; il ne faut pas espérer que nos destinées soient unies; +notre séparation est proche, et, je le sens, deux devoirs différents +nous appellent. J'appartiens à la reine, et vous appartenez à votre +mère. Ainsi nous irons, vous et moi, où elles iront, chacun de son +côté: nous ferons notre devoir, tout sérieux qu'il puisse être, et +que Dieu nous protége! Hélas! l'heure est sérieuse, et nous devons, +avant tout, racheter les fautes de notre jeunesse à force de +dévoûment au malheur! Ainsi nous nous partagerons la ruine et les +misères de cette royauté qui s'en va, comme nous avons partagé sa +gloire et sa folie. O Frédéric! vous ne savez pas toutes les fautes +que nous avons commises! toutes les erreurs dont nous devons porter +la peine; et si vous saviez cela, mon cousin, combien nous avons été +tous coupables, vous plaindriez ce peuple éperdu qui gronde et tue; +vous trouveriez qu'il est juste en ses vengeances, vous comprendriez +ces cris furibonds de liberté! Pour moi, je ne m'aveugle pas sur +cette révolution. Cette révolution, c'est notre mort à tous... Mais +vous ne comprenez pas cela, mon cousin; vous ne comprenez rien aux +menaces d'un temps que vous n'avez pas vu, d'une histoire que vous +ne savez pas. Vous n'avez vu, de la cour, que la surface, et du +peuple que la lie immonde! Vous êtes venu en France au moment où +nous renfermions nos vices en nous-mêmes, surpris par le grand jour, +au moment où le peuple obéissait aux vengeances de quatre siècles de +servitude. Hélas! notre malheur vous a trompé sur notre compte; +innocent au milieu de nos corruptions et de nos vices, vous avez cru +à notre innocence, et maintenant vous voulez partager notre +infortune, et vous me dites à moi: Je suis à vous, Hélène! Imprudent +que vous êtes! Ne voyez-vous pas que cette infortune est infamante, +et ne voyez-vous pas que vous n'avez aucun droit, vous si jeune, à +venir porter la peine de tous les crimes de Louis XV? Disant ces +mots, elle appuya sa main droite sur ma tête, comme un témoignage +d'une ineffable protection. + +Je lui répondis avec toute l'assurance et toute la conviction qui +étaient en moi; je me montrai bien décidé à ne la plus quitter, à la +suivre, à l'aimer, à vivre à côté d'elle, à mourir avec +elle...--Non, lui dis-je, il n'en sera pas, cette fois, comme de ma +première passion d'amour! + +Je n'ai pas peur de vous; je ne crains pas vos dédains; vous +m'aimerez, vous m'aimerez, je vous aime et j'en suis sûr!... +Innocent, dites-vous! mais j'ai partagé, j'ai copié tous ces vices! +Innocent, en effet, et plus à plaindre que si j'avais été coupable! +Un matin, capricieux jeune homme, je quitte l'Allemagne, exprès pour +vous voir, ma cousine! et me voilà parti pour la France, que vous +habitez; chemin faisant, je me rappelle avec une joie ineffable +votre naissante et charmante beauté; j'entends vos chansons, je vous +vois me sourire... Ainsi rêvant me voilà tombé sur les chemins, et +brisé à demi je rencontre une petite fille agaçante et rieuse, et +pour la petite fille aussitôt je vous oublie... Alors, me voilà, sur +le chemin, aux genoux de cette fillette, et la suppliant d'accepter +ma fortune et ma main! Voyez si j'étais sage!... Heureusement la +fillette me rit au nez, et, sage autant que j'étais fou, elle +épouse, à mon nez, mon valet de chambre. Désolé, je viens en France, +et je vais à la cour, je vous vois, la nuit, près de la reine, sous +un voile noir; on vous eût dit morte, et chez la reine vous me +recevez avec une froide réserve... On eût dit que vous saviez mes +infidélités de grande route... Éconduit par vous, faiblement reçu +par la reine, oublié de ma mère, alors je vais au hasard, et je +rencontre en tout lieu des hommes plus puissants que le roi: des +libertins qui règnent au nom de la vertu; des charlatans qui +proclament la vérité. Le vice est partout, l'égoïsme et la vanité +encombrent toutes les âmes, la peur règne en souveraine, enfin vous +tremblez tous. Moi, je fais un effort pour être, à l'exemple +universel, un brouillon, un émeutier, un Don Juan de carnaval. Je +prends Mirabeau pour maître et seigneur; je choisissais bien, +convenez-en. + +Ainsi... à mon premier pas, à mon premier appel, le vice aussitôt +vient à moi dans ses atours les plus charmants. Rien de plus gai, de +plus vif, de plus joli: l'esprit au regard, la grâce à la lèvre, un +feu de vingt ans... Mon premier bal masqué fut un événement... J'en +rêve encore, et voyez ma plainte!... Il advint que je sortis de +cette fête amoureux comme un fou. De qui? je l'ignore... pourquoi? +je le sais bien. Malheureux que je suis! je la regrette encore, et +(soyons vrai!) j'ai bien peur de la regretter jusqu'au dernier de +mes jours, cette nuit d'ivresse et de fête qui devait me dégager des +illusions de ma jeunesse: au contraire, elle les renouvelle, elle +les prolonge, elle les ravive, et voilà mes illusions qui me +reviennent! Dès ce moment je suis poursuivi par les spasmes infinis +de cette minute heureuse, et je n'entends plus rien, je ne vois plus +rien, je cours après une ombre! Ah! Dieu du ciel! je reste un +Allemand, rien qu'un Allemand, un Allemand sans vice et sans vertu. +Pour un parfum... pour un sourire... pour une jupe fripée... Alors +voyant que je n'étais qu'un faux vicieux, un Don Juan de hasard, je +retourne à Mirabeau: Tu m'as trompé, lui dis-je... et c'est à peine +s'il se rappelle une seule des leçons qu'il m'a données! Le Mirabeau +que j'avais vu au bal, en plein délire, amoureux jusqu'au +blasphème... en vingt-quatre heures il était devenu un grand +homme... un homme d'État! La veille encore il m'avait fait le +compagnon de son orgie; aujourd'hui il me fait monter à cheval, et, +dans la nuit, enveloppé d'un manteau, seul avec lui, comme un fidèle +écuyer, il me conduit à une conférence politique. Et de loin je le +vois, réglant les destinées du royaume, et sans vous, que j'ai +retrouvée, je jouais cette nuit-là le rôle d'Osmin ou de tout autre +confident de tragédie! Honteux de moi-même, et poursuivi par mes +rêves, je n'avais plus qu'un espoir, j'espérais en Barnave. Il était +amoureux d'un amour sans espoir, j'étais possédé, moi aussi, d'un +amour sans espoir. Donc, je le rencontre espérant qu'il me +consolerait par le spectacle d'une misère semblable à la mienne... +Barnave était changé autant que Mirabeau. Plus d'amour dans le coeur +de Barnave et plus de vice dans la tête de Mirabeau: ils m'échappent +l'un et l'autre, après avoir commencé mon éducation tous les deux. + +Je trouve alors un nouveau Barnave... un Barnave austère, +inflexible, ennemi de la reine, implacable... et voici que le même +jour, la république dresse la tête à la voix de Barnave, et que la +monarchie expire au lit de mort de Mirabeau! Moi resté seul, seul et +cherchant dans mon âme à quoi m'a servi mon dévouement à Mirabeau et +à Barnave, à quoi m'ont servi ma science et mon amour; je reviens à +vous, ma chère Hélène, à vous dont le regard me ravive, et dont la +voix me console: c'est vous qui me faites oublier à la fois tout ce +que je voudrais oublier: mon isolement, mes vices inutiles, mon peu +d'intelligence des faits et des hommes, mes regrets du passé, mon +désespoir pour l'avenir!... et vous ne voulez pas m'épouser! + +À ce long discours qu'elle écoutait, attentive et calme:--Votre +malheur est étrange et me fait pitié, reprit Hélène. À vous entendre +on dirait que le vice seul a manqué à votre bonheur! Certes, voilà +de ces malheurs qui ne sont arrivés qu'à vous; cependant, mon +malheureux cousin, je vous porte envie, à vous, malheureux de si +peu! + +Disant ces mots, Hélène se prit à rougir; et moi, la suppliant du +regard, j'essayai de donner le change à ma passion:--Non, non! +m'écriai-je; à présent je n'ai plus d'amour que pour vous; la femme +elle-même que si longtemps j'ai cherchée, elle serait devant moi, je +ne voudrais pas la voir; je suis à vous, à vous seule, à la reine +aussi, puisque vous pardonnez à la reine; enfin, pour vous, j'ai +entrepris mon voyage en France, et je veux le finir avec vous! + +Ainsi je lui parlai longtemps; elle m'écoutait tantôt avec peine et +parfois avec bonheur, souvent émue; et moi, misérable! si j'eus un +instant de calme, oh! je le dis à ma honte, ce fut dans cette fuite +où je foulais des traces royales sur ces chemins couverts de tant de +désolations, dans ce jour d'effroi où la monarchie de Louis XIV, +s'avouant vaincue, accepta les chaînes de la Convention, et s'en +revint, esclave et désolée, au milieu de la fournaise ardente et +souillée où elle devait mourir à petit feu. + + + + +CHAPITRE VII + + +Nous avions couru tout le jour: sur le chemin tout semblait +tranquille; en ce moment, le soir tombait, et la Champagne, au loin, +s'étendait devant nous. La chaleur du jour avait été suffocante, et +la fatigue, unie aux terribles inquiétudes de la nuit, nous avait +plongés dans cette espèce d'abattement du sommeil qui n'est pas sans +charme. C'est un sommeil de seconde vue et rempli de visions +surnaturelles; à ce moment, l'imagination peu à peu s'arrête, le +coeur bat moins vite, et le malheur disparaît. Déjà même nous +pensions voir la reine sauvée au delà du Rhin, et reçue à bras +ouverts, quand notre voiture arrêta au relais, pour changer de +chevaux. + +C'était dans un misérable petit village, entre Épernay et Dormans. +Comme nous étions sans inquiétude et sûrs d'arriver, nous fîmes +d'abord fort peu d'attention à ce qui se passait autour de nous. +Cependant plus d'un indice annonçait je ne sais quelle hésitation +qui nous fut bientôt suspecte. La population du village, inquiète, +obéissait à un peu plus de curiosité qu'à l'ordinaire au passage +d'une chaise de poste; on s'assemblait, on pérorait. Les orateurs de +l'endroit (car alors quel est le village qui n'avait pas son Barnave +ou son Danton?) montaient sur les bornes de l'hôtellerie, +invoquaient les soins de la police et les soucis de la liberté; +bientôt, à ne plus en douter, nous remarquâmes des signes de +défiance; enfin, le maître de poste, après avoir consulté son +entourage, nous annonça qu'il lui était impossible de nous laisser +continuer notre route avant d'en avoir reçu l'ordre de Paris même... +En ce moment je me réveillai tout à fait..... je compris que le roi +était perdu. + +Comment je le compris, je l'ignore; en ces malheurs extraordinaires, +la catastrophe aussitôt se devine. À la plus légère secousse, on +comprend que la terre tremble; à la première fumée, on se dit: le +volcan s'est ouvert! C'est ainsi qu'il y a des gens qui ont prédit, +à cent lieues de Paris, la Saint-Barthélemy et l'assassinat de Henri +IV, vingt-quatre heures avant que personne eût rien su des crimes et +des horreurs de Paris. + +Je dis à ma mère:--S'il vous plaît, vous reposerez ici cette nuit, +ma mère; après cette pénible journée, il faut dormir dans cette +hôtellerie, et demain nous regagnerons le temps perdu. + +C'est ainsi que je cherchais à la rassurer sur l'interruption de +notre route. Ah! soins inutiles! elle ne m'entendait pas. +L'intelligence avait manqué à cette dame à l'ancienne marque; elle +ne comprenait plus rien à ce qui se passait devant elle, et, ne +voulant pas ajouter foi au rêve funeste qui l'agitait, elle s'était +abandonnée au mouvement de la voiture; elle avait renoncé à la +crainte, à l'espoir, à la joie, aux larmes, au sourire, elle +obéissait. + +Hélène, au contraire, animée à bien faire, et prête à l'exil, à la +mort, hostie expiatoire du vieux temps, me comprit à mon premier +regard. Elle vit tout d'un coup que quelque chose avait manqué à +cette fuite royale, et que tout était perdu. + +Elles descendirent en silence dans l'hôtellerie. Hélène entraîna ma +mère dans une chambre retirée où elles restèrent, ma mère endormie à +demi et priant Dieu, Hélène obéissante à la force implacable... et +prête à tout! + +Ces deux femmes, à mon sens, représentaient fort bien cette époque, +abandonnée à tant de malheurs: d'une part, une vieillesse aveugle, +éperdue, et qui tombe au premier souffle en courbant la tête, et +cherchant en vain au chevet de son lit un prêtre pour la bénir, un +fils pour le bénir, des vassaux pour porter son deuil; tristes +moribonds! Ils meurent isolés dans le plus stupide étonnement... +Cependant ne les plaignons pas; par leur vieillesse même ils sont +délivrés de toutes les terreurs, et par la mort de tous les dangers. + +Mais d'autre part, et quand les vieillards expirent, les jeunes +gens, voyant le volcan débordé, choisissent une place apparente où +ils attendent le volcan, de pied ferme. Ils savent que la fuite est +inutile, ils se disent qu'on les garde et d'en haut et d'en bas et +qu'il faut avoir du coeur. + +Pour moi, quand ma mère et ma cousine furent retirées dans leur +chambre à coucher, je revint sur la porte de l'auberge où je me +mêlai à cette vie active, exaltée et violente. En vain, ce soir-là, +vous eussiez cherché autour de l'auberge et dans l'intérieur de +l'auberge une scène de repos et de gaieté; à l'intérieur, tout était +morne et sombre; les fourneaux étaient éteints, les tables étaient +dégarnies, aucune voix de buveur ne s'élevait dans l'enceinte, +attristée et déserte; au dehors, sous le brouillard si joyeux +naguère, on n'entendait ni chansons ni gaieté; du silence encore, ou +bien, plus effrayant que le silence, un perpétuel chuchotement, des +rires énigmatiques, des regards pitoyables. Les hommes, grands +politiques, dissertaient tout bas avec émotion et chaleur; les +femmes, animées comme à un conte plein de terreurs, se montraient du +doigt la grande route. Elles avaient vu passer, sur le midi, +l'énorme voiture; elles avaient donné à boire au joli enfant; elles +avaient vu les pauvres du chemin tendre une main reconnaissante à la +belle dame, qui leur avait fait l'aumône; elles avaient vu tout +cela, les femmes, et elles avaient compris qu'il y avait fuite et +douleur, qu'il y avait bienfaisance dans ce carrosse; elles avaient +vu des femmes tremblantes, une jeune fille timide, un père de +famille résigné, un jeune enfant insouciant et joueur. Pauvre +enfant! c'était la dernière fois qu'il allait dans les champs; il +saluait la foule heureuse; il tendait sa joue aux bonnes femmes, ses +mains aux arbres du sentier, son regard bleu au ciel bleu; elles +avaient vu tout cela, les femmes, elles avaient compris ces misères, +ces malheurs, ces tendresses, et, les larmes dans les yeux et dans +le coeur, elles avaient prié pour cette fuite, elles avaient +embrassé leurs enfants avec plus d'amour; elles avaient souri à leur +pauvre chaumière, au mur tapissé de lierre, à la vigne grimpante, au +pigeon familier qui s'abat sous les tuiles comme un familier génie. +Elles comprenaient tes douceurs, ô sainte pauvreté du travail et du +toit domestique! elles savaient que le Louvre était vide, Trianon +fermé, Saint-Cloud garni de canons; elles se disaient que l'air, la +campagne et l'ombrage des forêts, la clarté du ciel, les eaux +limpides, les fleurs, la vie et la liberté, manquaient au roi, à la +reine, à sa soeur, à leur fille, à leur fils, le petit dauphin. + +La France, en ce moment suprême, appartenait aux indicibles +angoisses d'une nation sans présent, qui renonce au passé, et qui +doute de l'avenir. C'est une singulière épouvante pour les peuples +si longtemps gouvernés par des intelligences honnêtes et par des +pouvoirs réguliers, que d'attendre une chose qui ne vient pas, +fût-ce la peste ou l'anarchie! Et quand enfin le silence et la peur +se sont emparés de cette nation malheureuse, quand elle est là sur +sa porte, oisive, inquiète, attristée, et voyant passer à chaque +instant des bourreaux et des victimes; quand chaque jour son coeur +s'endurcit à l'aspect des crimes et du sang, il arrive alors qu'elle +se sépare en deux fractions bien distinctes: les faibles qui +agissent et les forts qui souffrent; les faibles qui plongent leurs +mains dans le sang des innocents, et les forts qui tendent la tête; +les faibles qui insultent la royauté qui passe et la couvrent +d'injures; les forts qui pleurent sur sa destinée et qui, l'ayant +accompagnée au pied de l'échafaud, meurent sur sa tombe vide, en +voyant au loin ses ossements dispersés. + +Ah! s'il y a de la gloire, enfants, pour ceux qui pleurent, pour +ceux qui souffrent, pour les héros de la foule osant saluer, quand +la royauté passe en traînant ses fers, pardonnons aux criminels leur +faiblesse; hélas! elle portera sa peine assez vite. Ainsi j'étais, +moi, pendant cette soirée, à la porte de l'auberge, attendant des +nouvelles que j'aurais pu dire à tout le monde. En ce moment, +j'avais besoin de consolation et de pitié, donc je laissai les +hommes à leur faiblesse, et, content de moi, je fus m'asseoir parmi +les rouets et les travaux à l'aiguille, à côté de ces femmes fortes +et pitoyables, qui n'avaient vu passer ni le roi ni la reine. Elles +avaient vu passer un famille d'exilés: père, mère, enfants, et +maintenant, charitables et chrétiennes, elles faisaient des voeux +dans leur âme, pour que cette famille eût le bonheur de l'exil. + +Dans ces alternatives de pitié, de terreurs, la soirée avançait. +Tout entier à mes inquiétudes, j'avais fini par ne plus faire +attention à ce qui se passait autour de moi; d'ailleurs les +habitants du petit village, un instant distraits par tant de bruits +étranges, étaient rentrés, l'un après l'autre, en leur logis, et +dans leurs habitudes ordinaires. L'intérieur de ces maisons +s'éclairait peu à peu; le villageois, voyant son troupeau revenu à +l'étable, rentrait à la maison; le repas du soir arrachait les +hommes à la politique en plein vent; l'enthousiasme et l'émotion de +la journée, alors s'abaissant peu à peu, les femmes, les enfants, le +coin du feu, reprenaient leur influence accoutumée; à cette heure +enfin, les jacobins les plus forcenés du village étaient redevenus +d'honnêtes laboureurs très-disposés à l'indulgence pour tout le +monde et même pour les rois malheureux. + +Si vous saviez combien c'était un pays calme et réglé, la France! +ancienne et poétique patrie où vivent en chrétiens des hommes +simples et bons! Chaque heure, en ce vaste royaume, était une heure +de travail; le royaume s'endormait à la même heure, il se +réveillait, il priait à la même heure! Trente millions d'hommes +passaient leur vie à l'ombre d'un château ou d'une abbaye; la cloche +de leur baptême était aussi la cloche de leurs funérailles. On parle +beaucoup de l'esprit de la France, en fait de bel esprit à cette +époque... il n'y eut jamais en France que Paris même; et, +non-seulement Paris avait gardé tout l'esprit, mais encore (et comme +cela était juste) tous les vices de la France et tous ses vertiges; +la France ne se perdit que le jour où Paris eut trop d'esprit. Alors +il jeta son superflu sur les provinces, et la contagion gagnant les +extrémités... tout fut perdu. + +Resté seul, assis, je suivais, non sans intérêt, le mouvement de ces +populations soumises encore à leurs modestes habitudes domestiques. +Je voyais les groupes se dissoudre et les curieux les plus animés +s'éloigner lentement; j'entendais la sonnette et le bêlement des +troupeaux; je prêtais l'oreille au bruit de la fontaine +jaillissante, dont le murmure étouffé par les clameurs de la foule +reprenait sa mélancolie. Aussi bien, grâce à la nuit, la campagne et +le village avaient retrouvé leur calme et leur charme; on respirait +de nouveau la paix des chaumières; le pain cuisait au four banal; +les grenouilles du fossé défiaient le maître du château voisin; +l'auberge même avait retrouvé le mouvement, l'activité; les +fourneaux s'allumaient, les chiens hurlaient, les buveurs +chantaient; la vie, un instant suspendue, arrivait et s'emparait de +ce monde villageois. Hélas! ce fut un grand malheur pour le repos de +ces campagnes, quand le malheur des temps fit passer sous leurs yeux +attristés ces exils, ces crimes, ces douleurs; quand on les rassasia +soudain de pitié, d'héroïsme et de terreur! + +Tout à coup j'entendis dans le lointain, venant à nous, du côté de +Paris, les grelots d'un cheval, le bruit du fouet et la voix du +postillon qui demandait des chevaux. + +Le postillon et le voyageur qu'il escortait s'arrêtèrent devant la +porte de l'auberge; et le postillon descendit, le voyageur restant +en selle, en criant: _un cheval! un cheval!_ + +Le postillon vint lui dire que depuis trois heures la poste ne +donnait plus de chevaux à personne, en preuve il me montra du doigt, +tranquillement assis à la porte, et regardant le voyageur d'un air +curieux. + +Ce voyageur, c'était Castelnaux. À ma vue il se jetait en bas de son +cheval, il vint à moi, et les bras croisés:--Toujours Allemand! me +dit-il, toujours couché, assis, patient, patient sur des ruines, +patient sur un volcan qui brûle! Et vous ne demandez pas ce que fait +Paris à cette heure?... à cette heure il est en route, il s'agite et +se démène, insultant le ciel et les hommes, marchant à grands pas +sur les traces de ses victimes; Paris, c'est l'ogre aux enjambées de +sept lieues!... vous, cependant, vous l'attendez tranquillement à +cette porte! et vous espérez que la ville aux cent mille têtes va +passer devant vous, dans l'ordre d'une sainte procession des +quatre-temps! Ah! si vous l'aviez vu comme je l'ai vu, moi qui vous +parle, s'éveillant en sursaut, ce peuple enivré de carnage, et +s'arrachant les cheveux de désespoir; tour à tour muet, hurlant, +abattu, emporté, frappant ses chefs, aiguisant ses piques, tirant +ses couteaux, rougissant ses bonnets, déchirant ses culottes: tête +et sang! ruine et feu!... + +Si vous l'aviez vu se frappant lui-même au visage et poussant son +désespoir jusqu'à sa propre insulte, à coup sûr vous ne resteriez +pas ainsi comme un campagnard sur sa porte, et vous ne prêteriez pas +si complaisamment l'oreille au bruit lointain du torrent; le +tonnerre approche, il arrive en hurlant, en brisant... Mais quoi! +vous n'êtes qu'un Allemand, sans passion, sans amour, sans crainte. +Or vous ne savez pas un mot des destins de la reine! vous ignorez si +elle a touché la frontière, elle et son mari et ses enfants, et je +suis sûr que vous allez dormir, cette nuit, d'un sommeil allemand! +Puis se tournant vers les écuries:--Un cheval! criait-il, un cheval, +ma vie entière pour un cheval! un cheval, messieurs! un cheval à +moi, homme du peuple, un cheval à moi, qui suis républicain! un +cheval à moi, aide de camp de Marat, cousin de Robespierre, ami de +Danton, le valet du bourreau! Un cheval à moi, qui poursuis les +traces de ce scélérat de Capet... un cheval, citoyens! il faut que +j'arrête au passage ce tas de brigands, et que je vous les ramène +pieds et poings liés; un cheval! je vous ramènerai, demain matin, la +reine; alors vous vous assemblerez sur vos portes, en haillons; vous +vous armerez de haine et d'insulte, vos femmes se mettront derrière +vous et vous souffleront mille gentillesses de leur vocabulaire; au +milieu de vous, bien foulés, je promènerai lentement la reine, et +bien lentement... pour que chacun la couvre de boue à plaisir..... +vous verrez, ce sera drôle, et pour que vous ayez tout le temps de +la voir, je veux mettre un cheval décharné à sa voiture: le chemin +sera long, soyez-en sûrs; une injure à chaque pas, à chaque tour de +la roue une torture. O mes bons villageois! fiez-vous à moi: je suis +un brigand!--Un cheval! et pour prix de ce cheval, vous insulterez +la reine à votre aise une heure de plus que ceux de Varennes, de +Sainte-Menehould, que ceux d'Épernay et de Dormans; vous serez +traités comme le faubourg Saint-Antoine, et ni plus ni moins, +citoyens laboureurs! Mais un cheval! par pitié, un cheval! + +Je suis un scélérat, voyez-vous, je déteste les aristocrates; j'ai +marché sur le crucifix avant de partir; je suis entré le premier +dans la chambre de la reine; et c'est moi qui hurlais dans la cour, +le jour de Versailles: _Plus d'enfant!_ Le jour où l'on a voulu +l'assassiner, c'est moi qui l'ai mise en joue, et c'est moi qui ai +manqué tuer pour elle madame Élisabeth de France. Il y a sur mon +bonnet du sang des suisses et des gardes du corps; c'est moi qui +écrivais les biographies et les pamphlets venus d'Angleterre; oui, +je suis un biographe à telle enseigne que j'ai volé le collier de la +reine. + +Voulez-vous tout savoir, messieurs? je vais tout vous dire, à +condition que vous me donnerez un cheval; je vous dirai mon nom et +vous verrez que je suis un pur, messieurs, et vous verrez si je veux +trahir la bonne cause; écoutez mon vrai nom et qui je suis; mais, de +grâce, donnez-moi un cheval! un cheval! un cheval à Philippe +Égalité! Et Castelnaux, disant ce nom formidable, recula épouvanté +de ce qu'il avait dit. + +Les cris de cet homme, ses prières, ses larmes, sa voix émue et son +geste animé, tout le bruit qu'il faisait, attirèrent à lui toute +l'auberge. + +On se pressait autour de Castelnaux, les uns avec admiration, les +autres avec défiance!... Il n'écoutait rien et ne connaissait +personne; il se fût élancé à pied sur la route, s'il avait pu +marcher! + + + + +CHAPITRE VIII + + +Cependant trois nouveaux venus étaient entrés dans l'auberge, à la +faveur du bruit, sans avoir été aperçus; Castelnaux criait encore: +«_Un cheval! un cheval!_ Un cheval à moi! Philippe Égalité!» quand +l'un des trois hommes le frappant sur l'épaule:--Pourquoi donc un +cheval à cette heure, Monseigneur? lui dit-il d'un air sérieux et +affligé. + +Castelnaux se retourna au son de cette voix si connue. Et voyant +Barnave, il pâlit, il s'appuya contre la table.--«Voici le peuple; +allons, tout est dit, tout est perdu!» + +Puis se retournant vers la foule avec la lenteur d'un homme qui +prend un parti violent, mais nécessaire:--Assez de mensonges comme +cela, dit-il, respectez-moi, messieurs, et ne m'obéissez pas; je ne +suis pas Philippe Égalité. + +--Cependant tu m'avoueras, Joseph, dit-il à Barnave, qu'un pareil +mensonge était fait pour obtenir un cheval! + +Il prit la main de Barnave et la mienne; il nous entraîna tous les +deux hors de l'auberge; il nous mena en silence sur le seuil de +l'écurie, et quand il se fut assuré que nous étions seuls:--«Écoute, +ami Joseph, dit-il à Barnave, ô Joseph! mon ami, mon fils, toi que +j'ai tant aimé, je ne veux pas te faire de reproche. Tu étais un +honnête homme, et tu te conduis comme un scélérat; tu pouvais te +couvrir de gloire, et te voilà dans l'infamie! un peu de courage, et +tu sauvais le trône! hélas! tu ne l'as pas voulu! mais pardonne aux +reproches d'un insensé! + +Qui suis-je, pour te donner des conseils, pour te faire des +reproches? Tu sais bien que je suis un fou, comme cela est convenu; +je suis un fou, tu es un républicain, et il n'y a rien de commun +entre nous deux que mon amitié pour toi, et ta pitié pour moi. Tu +sais bien que nous sommes amis, que nous avons été rivaux un +instant... Oh! ne te fâche pas! Je ne t'en veux pas, Joseph! + +Tu es un noble rival, ma jalousie était absurde, enfin tu n'as pas +voulu faire un si grand mal à ton pauvre ami Castelnaux; tu n'as pas +voulu te faire aimer de la femme qu'il aimait. Au contraire, ami +Joseph, tu l'as persécutée et tu as déclamé contre elle, en la +couvrant d'humiliations; à présent qu'elle fuit la prison dure, et +qu'elle est arrêtée à vingt pas de son pays natal... c'est toi qui +la ramèneras dans sa prison, et tout cela tu l'as fait, Joseph, pour +rassurer Castelnaux, bon Joseph! Mais aussi Castelnaux est +reconnaissant, il t'aime, il t'honore, il ne t'adresse plus qu'une +prière, une seule. Eh! oui, si tu es vraiment du peuple, ami, tu +prendras pitié de moi, pauvre malade, et tu me laisseras partir! si +tu es vraiment roi aujourd'hui, protége-moi, je suis ton sujet, +Joseph! + +C'est bon à toi, mon ami, de t'arrêter et de prendre un moment de +repos, toi qui n'aimes plus rien, tu es un Stoïcien, un Brutus, un +républicain de Plutarque, et tu frapperais tes enfants à mort, si tu +avais des enfants, Joseph! Gloire à toi! mais moi je suis un fou, je +tremble et je pleure; et je ne saurais me reposer ni dormir. Il y a +là-bas, écoute bien cela, Joseph, il y a là-bas, au delà de la +frontière, une femme que j'aime et qui m'attend, et qui ne saurait +partir sans m'avoir avec elle. Ainsi laisse-moi partir, je vais la +rejoindre au delà du fleuve allemand. + +Barnave ici fronça le sourcil:--Plût à Dieu, dit-il, ah! plût à Dieu +que la reine eût passé le Rhin!... Après un silence, il ajoutait à +voix moins haute:--Elle est prise, elle est arrêtée, elle est à +nous, la reine, elle sera ici demain. + +--O Barnave! ô Barnave! ayez pitié de moi, s'écria le pauvre fou, +laissez-moi partir! que je la voie! + +Une fois encore, oh! faites cela par pitié! Que la reine heurtée, +écrasée et jouet de la foule, ait du moins un ami à voir dans cette +foule. Oh! faites cela! Que ses yeux, au milieu de ces regards +flamboyants, trouvent des yeux remplis de larmes! que son sourire au +moins rencontre un sourire! que ses oreilles, au milieu des +blasphèmes, entendent une prière, un cri de pitié dans ces accents +de mort! _Dieu protége la reine!_ + +Ayez pitié d'elle et de vous!... Il faut absolument que j'aille +au-devant de la reine. Qu'elle retrouve au moins son pauvre fou, +cette femme seule, abandonnée au désespoir, et qui n'a pas même un +chien pour la défendre ou pour la consoler. Voyez, Barnave! et si, +durant la route, une longue route, la pauvre reine n'a pas une +consolation, elle mourra; vous ne la verrez plus; vous perdrez cette +belle proie... Or, si vous m'envoyez au-devant d'elle, en me voyant +dans la foule, elle pensera que tout n'est pas perdu, qu'elle a +encore des amis: elle saura qui chercher sur le chemin. Elle m'aura +vu, moi, toujours moi, la regardant. Esclave et reine, prisonnière +et libre, Dauphine et fugitive, c'est toujours Castelnaux qu'elle a +vu le premier dans son triomphe et dans son abaissement, dans sa +douleur et dans sa joie... Et puis, elle est faite à moi: je suis +l'astre autour duquel elle tourne. Elle a commencé par détourner sa +vue à mon aspect... + +Un fou qui la dévorait du regard, qui était toujours à ses pieds et +qui la suivait toujours!... Cependant elle m'a souffert par pitié; +elle n'a pas voulu me faire mourir en me chassant de sa vue, elle +s'est faite à ma vue à force d'être moins heureuse, et elle m'a +trouvé plus supportable, enfin elle m'a cherché quelquefois, tant +elle était malheureuse! Puis ses amis l'ont quittée; ils ont eu +peur; ils se sont sauvés, les lâches! Puis elle a forcé madame de +Polignac de partir: elle est restée abandonnée; alors étant seule +elle a cherché Castelnaux du regard, et toujours elle a trouvé +Castelnaux; puis le peuple est entré chez elle, il en a fait une +prisonnière, il l'a ramenée à Paris violemment; alors au milieu des +têtes coupées elle a vu la tête de Castelnaux, mon regard lui +disait: _Bon courage!_ + +On n'est pas seule, hélas! quand il y a quelqu'un qui vous aime. On +se dit: C'est lui, c'est mon fou! Ça occupe, on sourit, on oublie. +Insensiblement on se reporte encore aux temps heureux; on a vu le +fou à Versailles, à côté du jet d'eau; la nuit par le clair de la +lune, et le matin, par le soleil levant. Ces yeux, pleins de pitié +et de respect, sont un miroir où se montre une lueur des beaux +jours; c'est une distraction innocente à laquelle on s'abandonne: +oui, je suis une des distractions de la reine; oui, je suis son +unique soutien dans ses voyages à travers les peuples: laissez-moi +partir, laissez-moi la voir! Un cheval! un cheval! un cheval! + +En même temps, par la permission tacite de Barnave, il choisit un +des bons chevaux de l'écurie; il le sella lui-même, et le cheval fut +prêt en un clin d'oeil. Castelnaux le flattait de la main: c'était +merveille de voir ce pauvre homme hâtant ces préparatifs, et +cependant prêtant l'oreille au moindre bruit venu du dehors, au +moindre geste de Barnave: il fallait le voir, quand le cheval fut +équipé, se glisser le long du mur, comme un voleur, se faire petit +lui et son cheval! Arrivé à la porte de l'écurie, il mit le pied à +l'étrier, et il allait se mettre en selle, lorsque Barnave le +retint:--Notez bien que vous faites ceci contre mon gré, Castelnaux! +Je manque pour vous à tous mes devoirs. + +--Adieu, Joseph, adieu! Tu es un digne homme, et je vais chercher la +reine, et je te la ramène. Adieu, Joseph! + +--Dites à la reine que c'est Barnave qui vient au-devant d'elle et +qui la ramène à Paris! + +Castelnaux se mit en selle; il fit avancer, très-naturellement, son +cheval de deux pas; puis, sans affectation:--Mais es-tu seul à venir +au-devant de la reine, Barnave! Comment s'appelle le second de tes +compagnons? Je veux dire aussi ce nom à la reine, afin qu'elle se +rassure un peu. + +--Il s'appelle le citoyen Latour-Maubourg, dit Barnave. + +Ici Castelnaux fit encore un pas en avant, puis se retournant à +mi-corps, et s'appuyant de la main droite à la croupe du cheval: + +--Et le troisième nom, Barnave? + +À ces mots, le cheval fit volte-face:--Adieu, Barnave, adieu! Ce +troisième nom, je le sais; ton chef à toi, misérable, le chef que tu +ne nommes pas, il a nom Pétion. Honte à toi, Barnave! ô subalterne +d'un Pétion, quoi que tu fasses! Vaincu deux fois, d'abord par +Mirabeau, puis vaincu par Pétion! Vaincu dans l'éloquence et vaincu +dans le crime! Traîné à la remorque de Pétion! Tremble, et +repens-toi pour le ciel, Barnave... À cette heure... tu es perdu +pour la terre, et ta mission est achevée! Ainsi sois content, tu as +commis tous les crimes que tu pouvais commettre; indigne et +déshonoré successeur de Mirabeau, tu avais refusé son joug; tu as +courbé la tête sous un joug infâme; tu as trouvé pour maîtres les +derniers des criminels; tu étais un homme de parti, tu es devenu un +homme de complot; tu étais chef d'une révolution, tu es le courtier +d'un émeute. Honte à toi! malédiction! + +Malheur à toi!... Je vais dire à la reine, oui, je le lui dirai, que +c'est Pétion qui l'attend; encore une fois, la reine ne saura pas +ton nom, Barnave; elle saura celui de Pétion... elle a su le nom de +Mirabeau... Disant ces mots, il piqua des deux et disparut en +criant: _Vive le roi!_ + +--Je regardais Barnave. Il était accablé.--Qu'allez vous devenir, +Barnave, et ne trouvez-vous pas que monsieur de Castelnaux a raison? + +--Cet homme a raison, reprit Barnave, il a dit vrai, je ne suis plus +mon maître, et je ne m'appartiens plus. Le mouvement m'emporte et la +passion m'aveugle; je suis arrivé, trop jeune et trop novice, aux +affaires de ce monde, et je me suis usé tout de suite; à présent je +suis fini; il n'y a pas de force humaine qui me puisse faire avancer +ou reculer d'un pas. Cependant ne soyez pas cruel à la façon de +Castelnaux; ne me frappez pas à terre, et laissez-moi attendre +humblement cette reine que le peuple a voulu reprendre, et reprend +en effet par mes mains. Vous avez lu souvent, dans l'histoire de +France, comment les Français amenaient à leurs rois des épouses +venues d'Angleterre ou d'Allemagne... On vous disait comment le +jeune monarque attendait, patiemment, sa fiancée; ou bien, comme +Henri IV, impatient, il montait à cheval et il allait au-devant +d'elle avec la foule, et perdu dans la foule. Eh bien! je suis le +roi qui attend sa fiancée. On me la ramène, elle traverse, en +tremblant, les populations pour venir à moi, son maître... O mon +règne... il va durer trois jours... Je vais donc enfin la tenir, +cette reine superbe! Je vais donc enfin lui parler! Elle saura qui +je suis, moi Barnave.... Après ces deux jours, moi aussi je pourrai +mourir. + +Il cacha sa tête dans sa main droite, et quand il eut songé, il +reprit en ces termes: + +--Heureux Mirabeau! Certes je l'ai bien envié dans sa vie, il m'a +fait passer bien des nuits sans sommeil; mais sa mort au milieu de +son triomphe, à l'instant où il changea le monde une seconde fois, +sa mort qui souillait une révolution, précédant le dernier jour de +la monarchie, elle était le complément de ce bonheur surnaturel... +elle fut la dernière supériorité de Mirabeau! + +Monsieur, quelque jour vous comprendrez quel était ce grand homme, +et quelle âme, et quel courage, et comme il avait deviné, bien à +temps, les honnêtes gens courant après les chimères! Quel démenti +cet homme a donné à notre république! Où donc est-elle? Où sont nos +institutions grecques et romaines? Athènes, Rome, ô vanité! Où +sont-ils, ces orateurs de l'antiquité, ces sages qui devaient surgir +parmi nous? O rêveurs, rêveurs que nous sommes! Athènes! Sparte! +Rome! Impossibles! Trois utopies qui nous coûteront bien cher à +tous! + +Barnave, à son tour, m'inspirait une profonde pitié. Nous rentrâmes +ensemble à l'auberge, où sur une table, dressée au milieu de la +salle principale, le souper était servi. Pétion, morne, idiot, ivre +à demi, développait à grand bruit ses théories d'égalité et de +liberté. Je n'ai jamais vu de plus grand contraste! Pétion à côté de +Barnave! ils représentaient les deux forces..... 1792 et..... 1793! +Barnave, doux, mélancolique, élégant, républicain, sublime rêveur, +orateur savant et passionné, entraîné, poussé dans l'abîme, et se +perdant pour la politique, comme autrefois il se fût perdu pour une +passion d'amour... Pétion était le Falstaff cynique et jovial de ce +moment misérable; il représentait toute la partie matérielle de +l'atroce pouvoir de 93. C'était, chez cet homme, un enthousiasme +idiot, un grossier instinct de puissance; on l'eût pris pour un +Marat gonflé de vent; il s'avançait dans la révolution d'un pas bête +et lourd, sans rien savoir, sans rien prévoir: heureusement pour +lui, il eut peur de lui-même aussitôt qu'il eut vu Robespierre et +d'assez près pour le comprendre. Alors il s'arrêta épouvanté de se +voir dépassé dans ses rêves les plus sanguinaires; un jour que +l'échafaud l'attendait, il fut dévoré par les loups; il mourut à peu +près comme Marie-Antoinette et Barnave, seulement son trépas fut +plus doux. + +La nuit était avancée, et de nouveau le silence régna dans l'auberge +où se tenaient les trois députés du peuple; ils se logèrent au +hasard; Pétion s'étendit sur un banc et se prit à ronfler. Pour moi, +inquiet, éperdu, je me promenai longtemps de long en large, enviant +le sommeil de ce malheureux, et plaignant Barnave. Je me figurais +son affreux réveil, tantôt, dans une heure. Oh! que deviendras-tu, +Barnave, à l'aspect de cette infortunée aux yeux gonflés de pleurs, +appuyée sur ses enfants en deuil, et jetant sur toi, Barnave, un +regard solennel avec ces mots: _Retournons à Paris, Monsieur!_ + +Autour de moi tout dormait; vaincu par le sommeil, je m'endormis à +mon tour. + +Sans doute afin qu'il fût dit que de ces cinq personnes qui +attendaient le roi captif avec des sentiments si divers, pas une +d'elles: amour, haine ou pitié, ait eu la force de veiller pour +l'attendre. + +O siècle imbécile et barbare! Il dormait: les uns dormaient sur le +tribunal, les autres sur l'échafaud... seul, le bourreau ne dormait +pas! + + + + +CHAPITRE IX + + +Dès qu'il fit jour, un mouvement inusité commença dans le village. +Le village se trouva pressé entre deux bruits qui lui venaient de +loin, et de deux côtés opposés. D'une part, c'étaient ceux de Paris +accourant au-devant de la royauté captive... et d'autre part, +c'étaient ceux de Varennes qui ramenaient enchaînée cette royauté +douloureuse. Vous n'avez jamais entendu pareille épouvante! Ici la +menace, et la mort répondait à la menace, au meurtre le meurtre, et +tout cela confusément, bien au loin, bien loin, il s'en fallait +encore de plusieurs milles que ceux de Varennes se rencontrassent +avec ceux de Paris; si bien que le bruit était aux deux extrémités +de la route, et le calme nulle part. + +Je regardais Barnave.... Il était pâle et défait; il sortait d'un +songe horrible. Il regarda longtemps autour de soi... cherchant à +reprendre ses esprits; en me voyant il me tendit la main. + +--Voici le grand jour, Monsieur... c'est aujourd'hui qu'on me livre +à la reine; et, avec un sourire amer:--Ne m'estimez-vous pas bien +heureux? me dit-il. + +Je voulus en vain répliquer; l'idée et la voix me manquèrent +également. Il retomba peu à peu dans ses réflexions profondes, j'en +eus pitié! + +Sur ces entrefaites, la porte de la chambre où reposaient ma cousine +et ma mère s'entr'ouvrit doucement; Hélène, à travers la porte +entr'ouverte, regarda si j'étais seul. J'étais seul en effet, +l'appartement était désert. Barnave attendait dans l'angle obscur; +la vaste salle, en désordre, était sombre. Hélène attendait, j'allai +pour lui parler à demi-voix: + +Elle était abattue et défaite; ses beaux yeux étaient rougis par les +larmes; sa figure était livide; elle avait mis une robe blanche, une +ceinture noire en signe de deuil. Elle me regarda tendrement. + +--Je sais tout, me dit-elle, et j'ai tout deviné. Votre mère dort +encore, elle ne se réveillera que trop tôt. Mais la reine... +hâtons-nous de la rejoindre. Il faut que je la revoie; il faut +partir. Par pitié, par devoir, par amour, s'il le faut! donnez-moi +le bras, partons! + +Elle était hors d'elle-même: elle avait des sanglots dans la voix, +son sein battait, son oeil brillait. Elle était résolue et prête à +tout. + +--Hélas! lui dis-je, vous savez si je vous suivrai où vous irez! +vous savez si je suis prêt à mourir pour la reine et pour vous! +Partons, je le veux. Donnez-moi le bras, allons à pied. Mais comment +partir? tous les chemins sont gardés! Le peuple est sur pied, tout +réveillé, tout armé, et qui regarde! En ce moment le farouche Pétion +est à la porte entouré de meurtriers; le ciel et la terre sont +contre nous: comment voulez-vous partir? Et quand bien même nous +rejoindrions la reine, espérez-vous percer la foule qui l'entoure, +et renverser ce rempart mouvant qui la tient captive? Ah! Dieu du +ciel! comment votre voix si faible et si douce ira-t-elle au-dessus +des voix du peuple en fureur? Croyez-moi, chère Hélène, attendons! +La reine approche, ils la traînent ici, elle sera infailliblement +ici dans trois heures; alors nous pourrons la voir et lui parler? +Voyez-vous sur cette table un homme endormi? c'est un des +commissaires de la Convention nationale, un homme d'honneur qui nous +protégera. + +En même temps, je lui montrai Barnave... immobile et silencieux. + +Hélène alors s'avança près de l'homme endormi. En ce moment la porte +de la chambre, abandonnée à elle-même, s'ouvrit tout à fait; les +premiers rayons du soleil levant inondèrent l'appartement, et ils +allèrent frapper d'aplomb sur la tête de Barnave. Alors seulement il +leva les yeux. + +Quand il vit, dans cette lumière subite et surnaturelle, cette femme +blanche et mélancolique, ce fantôme attristé, superbe et charmant, +qui s'avançait lentement vers lui, Barnave, encore occupé des songes +de la nuit, se leva brusquement frappé d'un incroyable effroi: + +Cependant la vision approchait, et elle dit: + +--Barnave! + +--Qui m'appelle? dit-il, l'oeil hagard. Puis avançant d'un pas, les +mains tendues à l'adorable vision:--C'est la reine! dit-il; déjà la +reine! Alors se mettant à genoux:--Pardon, Majesté! pardon! je suis +coupable! Oh! si vous connaissiez le coeur de Barnave et si vous +saviez tout ce qui se passe au fond de son coeur! Si vous saviez +tout ce qu'il y avait, pour vous, dans mon âme, ah! vous me +regarderiez avec moins de courroux! Vous auriez pitié de moi, +Majesté! Majesté, j'ai été entraîné, j'ai été perdu, j'ai été poussé +contre vous par mille passions diverses; j'ai voulu attirer votre +regard, bon ou mauvais; j'ai voulu être redoutable à vos yeux, qui +ne voulaient pas me voir... c'est pourquoi je vous ai poursuivie. et +de toutes mes forces; je vous croyais au-dessus de ma colère, vous, +la reine! Oh! pardon! pardon! + +Ma victoire a dépassé ma volonté!..... Je n'avais pas compté +moi-même sur ce triomphe, abominable, impie... ô reine que j'admire +et que j'adore! En ce moment j'ai honte et j'ai peur de ma +toute-puissance. Oh! si je vous ai forcée à quitter Versailles; si +je vous ai enfermée au fond des Tuileries; si je vous ai chassée des +tribunes réservées; si je vous ai fermé les jardins de Saint-Cloud; +si je vous ai forcée enfin d'abandonner furtivement votre capitale +et votre royaume; si je vous force aujourd'hui à rentrer captive, +errante et sans voix, sous le poids de trois cents mille baïonnettes +ennemies, pardon! pardon! j'ai été plus puissant que je n'aurais pu +le croire, et me voilà, Dieu le sait, horriblement servi dans ma +colère et dans ma vengeance. O reine! ô captive! hélas! vous le +savez, peut-être, nous autres, les rois du peuple, les rois d'un +jour, nous avons des flatteurs comme de vrais princes; le peuple +obéit à nos moindres désirs; nous faisons un geste, et soudain, à ce +geste, il brûle, il tue, il renverse, il détruit; il n'entend plus +rien. Le peuple, un lâche flatteur, se met à deviner nos désirs, et +quand nous sommes tristes, il tuerait un roi véritable pour nous +distraire! + +O ma reine! ô reine, ayez pitié!... Pardonnez à un roi du peuple! +Ils sont bien malheureux, les rois du peuple, ils ont une puissance +abominable, ils sont peu écoutés et peu obéis, eux, comme tous les +rois que l'on flatte! En ce moment voyez la foule. Si je lui dis: +Tue! elle tue! et si je lui disais: Sauvons cette femme!... elle +tue! Et si je crie: Honorons le roi qui passe, ayons pitié du roi +qui revient, et qui n'a pas versé une goutte de sang, qui t'a faite +libre, ô nation! qui s'est dépouillé pour toi, qui t'a fait +distribuer jusqu'au dernier morceau d'or de sa vaisselle!... + +Aussitôt ce peuple, révolté contre son ami Barnave, immolera le +petit-fils de Saint-Louis!... Si je dis à mon peuple: O peuple +indulgent, charitable et juste, prends pitié de la jeune fille, un +ange, qui a pansé tes blessures, une innocente qui a sauvé la reine +aux périls de ses jours!... aussitôt le peuple obéissant la tuera, +la sainte Élisabeth! Si je dis à mon peuple: Au moins, pitié pour le +petit enfant royal qui tend ses petites mains à tes baisers; pitié +pour ton dauphin qui sourit... car il joue ignorant avec ta colère; +vois-le pleurer, si tu pleures; vois-le sourire à ton sourire!... eh +bien! mon peuple égorgera ce bel enfant! + +Car je suis le roi du peuple, et je suis obéi comme un roi! je suis +un roi vaincu, un roi suspect, un roi dont la voix n'est plus +entendue, un roi détrôné, sans _veto_... cependant si vous me +pardonnez, ô reine! un roi tout prêt à mourir, déchiré, lui aussi, +par ses propres sujets.» + +Barnave, aux pieds d'Hélène, emporté par ses douleurs, achevant +ainsi, tout haut, des rêves commencés dans l'ombre, était sublime! +En ce moment, sa voix, son attitude et son geste appartenaient à la +plus haute éloquence; en le voyant si près de la mort, il était +impossible de ne pas l'aimer! + +Hélène lui tendit la main, et le releva: + +--Plût à Dieu, lui dit-elle, que je fusse la reine, en effet, et que +le peuple voulût se contenter de moi! Je vous suivrais sans peine et +sans peur, Barnave; avant la mort, je vous pardonnerais tous mes +malheurs!... Ces paroles, prononcées avec l'accent de la pitié, +firent rentrer Barnave en lui-même; il ne parut nullement chagrin de +la méprise, il reprit en ces mots: + +--J'aurais dû penser, en effet, que vous n'étiez pas loin, madame la +comtesse, digne servante de tant de malheurs. + +--Et je donnerais ma vie afin de la rejoindre, une heure plus tôt! +dit Hélène. Êtes-vous détrôné à ce point déjà que vous ne puissiez +satisfaire à mon envie? Avouez alors que ce n'était guère la peine +de détrôner votre maître légitime, au profit de je ne sais quelle +puissance honteuse et cachée à laquelle vous obéissez en rougissant! + +En ce moment, nous entendîmes une légère rumeur au dehors. La porte +extérieure de l'auberge s'ouvrit brusquement, et nous vîmes entrer, +à pas précités, plusieurs hommes et plusieurs femmes, qui tous +portaient sur leur visage l'expression de la plus profonde terreur. + +Les nouveaux venus dans la grande salle de l'auberge arrivaient +cependant l'un après l'autre, en assez bonne contenance. Ils +obéissaient à une peur stupide et calme. Ces gens-là ne fuyaient pas +un danger, ils marchaient en arrière, au pas, retenus par une +irrésistible curiosité; vous eussiez dit des premières feuilles +d'automne qui se détachent au premier souffle avant-coureur de la +tempête. Oh! ce fut parmi nous un moment de transes inexprimables, +quand nous vîmes tous ces étrangers se blottir dans un coin de +l'appartement, et rester assis bouche béante, l'oeil ouvert, sous +une force écrasante qui les empêchait de faire un pas en arrière... +en avant! + +Nous, qui savions au fond du coeur tout ce que ces gens-là auraient +à répondre à nos questions, nous gardions le silence; Hélène appuyée +à la muraille et Barnave qui la regardait, croyant voir la reine, +moi occupé à tout voir, à tout entendre, et tous trois comprenant +que le dénoûment approchait. + +Je vis donc entrer ces voyageurs tremblants. Hier encore, heureux et +tranquilles, ils rentraient dans leur patrie; ils revoyaient en +espérance amis, famille et maison, quand ils furent rejoints par +l'affreux cortége. Au bruit qui se faisait derrière eux, ils avaient +retourné la tête, et ils avaient vu (chose horrible!) traînés, dans +un char misérable, ce roi et cette reine, et tant de siècles de +royauté dont le souvenir et le regret les ramenaient dans leur pays. + +Alors ils avaient voulu rebrousser chemin; mais les débris d'un +trône brisé s'étendent si loin que la voie et l'espoir du retour +étaient fermés; force avait été d'aller en avant, balayés, entraînés +par le flot populaire qui ne devait s'arrêter qu'après avoir tout +renversé. + +L'inondation avait monté jusqu'aux bords, l'abîme avait appelé tous +les abîmes, le fleuve avait vomi toute sa réserve; Eh! là-bas, +là-bas, cette frêle nacelle au-dessus de ces têtes émues! Eh! la +vague... Or la nacelle qui portait la France et sa fortune... elle +n'arrivera pas au port! + +Vraiment, s'il n'y eût pas eu, quelque part, ce pauvre esquif si +cruellement chargé, faible barque en proie à l'orage, et portant +l'enfant, la mère et la fille, le trône et l'autel, les dieux +pénates et les vieilles lois, et l'antique croyance et l'antique +fidélité, notre position eût été cruelle à nous qui allions nous +trouver entre deux vagues, dans ce débordement du peuple. En effet, +de côté et d'autre, à chaque instant, nous arrivait un nouveau venu: +l'un venait de Paris, effrayé par des cris de rage, et l'autre +arrivait de Varennes, effrayé par des cris de mort. Ah! quand ces +deux colères vont se trouver face à face, voilà un double incendie, +un double meurtre, un choc à briser la terre et le ciel! + +Vous autres, Allemands, mes frères, qui chantez en choeur les +chansons de Koerner, qui faites vos révolutions dans les tavernes, +et qui buvez joyeusement à la liberté du monde, vous ne savez pas ce +que c'est qu'un peuple qui crie! On n'a rien entendu de pareil, dans +le Sabbat de Faust. C'est un bruit à briser la tête, un bruit à +briser le coeur! Un peuple hurlant, les narines enflées, l'oeil en +feu, la lèvre livide, les dents serrées, la joue haletante et les +poings fermés! Un peuple hurlant: «à _Mort! mort! mort!_» Un peuple +enivré de haine et de rage et de la poussière du chemin... Rien ne +l'arrête et rien ne l'apaise... + +Il ne voit pas le soleil sur sa tête, il ne voit pas les ronces à +ses pieds; pas de remords, de pitié, pas de respects! Ah! vile +engeance! Au milieu du chemin, dans la poussière et sous la roue +ardente, elle accourt en poussant son cri de mort!... Un bruit à ne +pas s'entendre! un enivrement, un délire, un oubli de tout ce qui +tient à l'âme, au coeur, aux larmes, à l'intelligence humaine... une +ivresse hideuse, un cauchemar à l'opium, mêlé de salpêtre, +d'eau-de-vie et de nudités obscènes... un chaos dans lequel il faut +avoir été mêlé, non pas pour le décrire... uniquement pour le +comprendre. Enfin, permettez-moi ce blasphème affreux: si ce cri +d'un peuple est vraiment le cri de Dieu, c'est le cri de Dieu devenu +fou! + +Le bruit était encore éloigné de plusieurs milles, que nous en +avions le pressentiment confus, même nous l'entendions +distinctement; ces espèces de bruits dédaignent d'arriver à +l'oreille par les moyens ordinaires; le joyeux écho, capricieux +messager de l'air, est inhabile à supporter des bruits si énormes; à +ces bruits qui ne sont pas du ciel, et qui ne sont pas de la terre, +à ces fracas de l'abîme, il frissonne, il se cache, il se blottit +dans un endroit retiré, il se tait, l'écho jaseur! jusqu'à ce +qu'enfin le bruit arrive, à la voix rauque, inarticulée, prise de +vin, semblable à la voix d'une poissarde, un jour de révolution. + +Alors, plus le bruit est grand là-bas, autour de vous, plus le +silence est effrayant à l'endroit où vous êtes. C'est à peine si +vous entendez dans l'air l'oiseau qui vole à tire d'aile, poussant +un cri plaintif, comme s'il avait à rendre compte d'une couronne à +ce peuple en fureur. + +Moi, voyant ma cousine hors d'elle-même, et Barnave obéissant à la +même fascination, l'oeil fixé sur Hélène et la dévorant du regard, +et toujours prêt, à chaque instant, à l'appeler: Majesté! j'eus peur +de ce que Barnave allait dire, et je songeai à fixer autre part son +attention. + +Justement le hasard m'avait fait reconnaître en ces voyageurs égarés +plusieurs acteurs subalternes du drame inextricable et puéril dont +j'avais été la victime et le héros. + +Je disais à Barnave, en lui montrant le premier voyageur qui était +entré du côté de Varennes:--Voyez-vous cet homme? il tremble, et +savez-vous d'où vient sa terreur? Cet homme, je le connais, et peu +s'en faut que je ne sois parti avec lui pour la Suisse... Il allait +en Suisse y chercher un papillon qui lui manque. Il revient! Il +rencontre en son chemin cette monarchie éparse en mille fragments, +et le voilà qui abrite son chapeau sous sa poitrine et qui va tête +nue, exposé, l'imprudent! à saluer le roi et la reine, comme ferait +un Montmorency. Mais s'il va tête nue, au moment où le roi passe +insulté par ses propres sujets, ce n'est point par respect pour la +royauté ou par respect pour le malheur, c'est uniquement afin que sa +collection soit complétée, uniquement pour protéger son insecte +favori, pour que l'aile d'azur ne perde rien de la poussière qui la +dore!... Oh! vous êtes d'une nation bien méprisable, à mon sens! + +Comme j'achevais ces mots, et comme Barnave allait sourire, je vis +entrer un autre voyageur; il s'assit au coin de la cheminée, et je +le reconnus aussitôt. + +--Cet homme abandonné, que vous voyez là-bas près du foyer éteint, +courber sa tête sous ce beau rayon de soleil, je l'ai vu heureux et +bien portant, par une froide matinée en hiver, se mettre en quête +d'une édition d'Horace. Rien ne lui coûtait pour posséder son auteur +favori. Il en parlait avec l'ardeur d'un amant d'autrefois, courant +après sa maîtresse. Eh bien! cet homme entêté de poésie, il a passé, +tantôt, devant le char funèbre; il a vu le roi tête nue, et couvert +d'opprobre, le roi de France... Or çà, je vous prie, à quoi sert la +poésie, à quoi sert l'enseignement du poëte qui se félicitait de +l'amitié d'Auguste? voilà un adorateur d'Horace, un poëte, un +savant, un artiste... Il n'a pas assez d'âme, assez d'honneur pour +faire un instant cortége à son roi! Il fuit devant la foule, en +dépit de sa poésie, et pourtant il traduit l'Éloge de Caton, debout +sur les ruines du monde! O poésie! ô vanité royale! tu n'as pas +trouvé un mot de consolation pour le petit-fils du grand roi! pas un +mot de reconnaissance ou de pitié! vous êtes d'une nation bien +déshonorée et bien lâche aussi, Monsieur Barnave, convenez-en. + +Au milieu de mon discours, une femme était entrée, elle tenait une +fille de quatorze ans, par la main. La mère était éclatante de +bonheur. Elle fit asseoir sa belle enfant à la table de l'auberge; +elle lui donna à boire, en buvant avant elle, et soufflant sur le +verre pour le réchauffer: puis elle déchaussa son enfant; elle +essuya ses pieds fatigués; puis elle arrangea ses cheveux; elle lui +lava les mains et le visage; elle l'embrassa; puis la petite fille +appuya sa tête sur les genoux de sa mère et s'endormit: la mère ne +fit plus un seul mouvement... Elle veillait, bien heureuse, et +retenant son souffle, elle veillait pour son enfant. + +Je poursuivis, montrant du regard cette femme et son enfant.--Les +mères elles-mêmes, les femmes intelligentes de tout ce qui touche à +la passion maternelle, ne comprennent rien à l'étrange phénomène qui +se passe en ce moment. Je vous en fais juge, est-ce juste, est-ce +vrai, cela? Voici une femme, une mère! Elle a laissé chez elle +quatre enfants en bas âge! Elle a son fils aîné qui, pour elle, a +prié nuit et jour! Elle a son fils cadet, une tête blonde et bouclée +et qui fait des élégies, un autre qui ne pense qu'à Turenne et au +grand Condé: que vous dirai-je? Elle les a quittés tous les quatre, +pour aller chercher son autre enfant, sa Clémence! Elle arrive, et +contente, et triomphante, ayant complété sa collection de beaux +enfants, elle rencontre en son chemin une mère, un enfant, une mère +qui pleure et son enfant qui la console; elle entend maudire... +exécrer cette femme et cet enfant... + +Cette femme heureuse et mère de cinq enfants, la voilà qui passe +indifférente aux larmes de la reine! Elle essuie, avec une tendresse +ineffable, les pieds de sa petite Clémence, et pour le dauphin de +France elle n'a pas un regard de pitié! + +Son coeur de mère ne lui dit pas que ces deux enfants se tiennent; +que ces deux mères se tiennent, l'une captive au fond de ce carrosse +exécrable, et l'autre allant librement sur le grand chemin où tout +l'accompagne, espace et soleil; elles sont pourtant, l'une et +l'autre, unies par le même lien! + +Elle ne comprend pas, cette mère heureuse, que tout cela ne fait +qu'une famille, une seule vie, une seule captivité, une seule +royauté! + +Elle ne comprend pas qu'il faut que les pères règnent ensemble ou +meurent le même jour; qu'il en sera ainsi pour les mères; que les +enfants, jeunes branches si peu vivaces, se sécheront sur le même +tronc desséché, et la voilà tranquillement assise auprès de son +enfant, comme s'il ne s'agissait que d'un papillon! + +Il faut que vous soyez d'un pays bien à plaindre, ô Barnave! pour +que les mères elles-mêmes en soient venues à cet excès d'égoïsme et +de tranquillité, d'ingratitude et d'aveuglement! + + + + +CHAPITRE X + + +Voilà comment je parlais pour empêcher quelque imprudence inutile, +et pendant que ma chère Hélène effrayée cherchait à retrouver son +courage et ses sens. + +J'ai dit que nous étions resserrés entre deux bruits. À chaque +instant les deux bruits que nous avions entendus de si loin +s'affaiblissaient, ou prenaient un accent plus sauvage en se +rapprochant. Quelle pitié! Quelle immense terreur! Que faire et que +devenir? La chose allait et roulait, hurlante, et le moyen de ne pas +être envahi et brisé, dans ce choc immense, entre ces deux +invasions! + +Le moment certes était terrible; en vain je cherchais à calmer les +terreurs de ma cousine et de Barnave,... ils me faisaient pitié tous +les deux: elle était si faible, il était si craintif! elle était +résignée au sort qui l'accablait, il se sentait écrasé par la force +même dont il était le dépositaire et le valet. + +Bientôt les premiers Parisiens arrivèrent, ivres de colère et de +vin. Cette étrange populace allait par monceaux, comme les +sauterelles d'Égypte, elle vivait comme elles, en ravageant. + +C'était une masse haletante, informe, aveugle, hideuse! un ramassis +des plus abominables et des plus bruyantes clameurs! Tantôt ça +hurlait à abaisser le ciel! Tantôt ça se taisait à charmer l'enfer. +Une fumée immense accompagnait cet incendie... Et ça roulait, +lentement, sans suite et sans fin... tantôt s'arrêtant... tantôt +marchant... Ça n'a de nom dans aucun langue, un bruit pareil!... À +ce bruit de l'autre monde nous nous sentîmes défaillir. + +En ce moment l'aimable amateur de papillons regarda son brillant +insecte au fond de son chapeau; l'homme aux bouquins ouvrit son +Horace; la mère appela sa Clémence... O profondeur de l'égoïsme +humain! + +Même, ces trois personnages qui, à mon avis, étaient possédés d'un +assez innocent égoïsme comparé à l'égoïsme général, trouvèrent le +moyen de parler dans cet horrible moment: leurs paroles roulèrent +toutes sur l'objet de leur passion. + +L'un disait, regardant son insecte:--C'est un vrai papillon à tête +de mort, _papilio atropos_; il a cinq pouces de vol, il est nuancé +de raies noires et jaunes; il sera d'un bel effet dans ma +collection. + +L'autre murmurait tout bas cette épître d'égoïste, qui n'est pas la +moins belle de celles d'Horace: _Ne s'étonner de rien, ô Numicius! +voilà le secret du vrai bonheur!_ + +La bonne mère appelait: Clémence! arrive ici, Clémence, tu verras +bien ce qui va passer, mon enfant! + +Barnave, Hélène et moi, sur cette route de l'épouvante, nous +attendions, pareils à des malheureux que l'on vient chercher pour +les conduire à l'arbre du malheur. + +Tout à coup nous voyons Castelnaux... O misère, ô pitié! ce n'était +pas le fou de la reine... O douleur! c'était la tête de Castelnaux! +l'oeil sanglant, la bouche ouverte et les cheveux +pendants--empreinte de cet effroi que jette la mort quand elle est +lente à venir. + +Cette tête, asile ingénu de tant de courage et d'un si pur +dévouement, se balançait au hasard. Penchée, elle voltigeait autour +de la tête de Barnave. Elle voltigeait, obéissante, à un caprice +bizarre, et sans rien dire, et sans rien voir, muette, et se +balançant joyeusement, à tout prendre; jamais tête d'homme ne +s'était balancée ainsi. + +Et l'homme qui la portait au bout d'une pique s'assit sur le banc de +l'auberge en criant: _À boire! à boire!_ Il avait bien joué son rôle +en cette tragi-comédie, il avait soif, il voulait boire et se +reposer un peu, et pendant qu'il parlait, la tête de Castelnaux +allait çà et là, nonchalamment, comme une girouette par un vent +faible et douteux. + +Dans cette épouvantable révolution où la force venait d'en bas, de +si bas, ils avaient pris l'habitude, une fois pour toutes, de couper +ainsi les têtes et de les placer au sommet des piques, comme les +Romains y plaçaient une botte de foin... rien ne leur semblait plus +simple et plus naturel. Une pique appelait la tête, une tête +appelait la pique; on vous tuait pour un soupir, pour une larme, une +grâce, une pitié, un regard sympathique au malheur! Votre tête, +aussitôt qu'elle déplaisait au peuple, était une tête coupée!... +Ainsi, ils avaient coupé la tête de Castelnaux pour lui apprendre à +saluer la reine, à se découvrir à son passage, à l'appeler Majesté, +à crier: _vive le roi!_ Castelnaux! Castelnaux! parfaite image de +l'antique fidélité! Castelnaux, vieux sujet d'autrefois, qui meurs +et qui reviens, mort, faisant cortége aux côtés de son roi +malheureux! À l'aspect de cette tête, Barnave se sentit mourir. + +Cela fut si fort que l'Horace tomba des mains du savant, que la mère +en oublia sa fille, et l'homme aux insectes, son papillon à tête de +mort. + +Moi je m'élançai au-devant du char funèbre, en criant: _Au crime! au +meurtre!_ et cette avant-garde qui se reposait haletante comme le +tigre repu, je la tirai de son repos. + +Alors, si vous eussiez été là, vous l'eussiez entendue rugir, cette +foule:--_À la lanterne! à la lanterne! à la lanterne, l'Autrichien! +Mort à l'Allemand!_ + +Ah! le hoquet aviné et sanglant de cette horrible foule! Elle avait +oublié le roi et la reine.--_À la lanterne! à mort! à mort, +l'Autrichien!_ et la tête de Castelnaux, tout à l'heure abandonnée à +la nonchalance du sans-culotte qui la portait, s'agitait +terriblement, accusant toutes les passions de la foule. Qui eût dit +à Castelnaux qu'il serait un jour l'expression de la colère +populaire? mais aussi qui l'eût dit à Barnave?... En ce moment, je +me crus perdu: si la colère du peuple ne se fût calmée, à l'instant +j'étais un homme mort! + +Je voulus en finir avec cette populace innommée; une fois au moins, +je la voulais mépriser à mon aise, et véritablement, je la regardai +avec ce profond mépris qu'elle comprenait si complètement et si +bien, et qui l'eût poussée aux dernières violences... En un mot, +j'étais perdu et déchiré en mille pièces,.. si tout à coup le +torrent qui descendait n'eût rencontré le torrent qui montait... +«Ah! les voilà! les voilà! les voilà enfin!» criaient les égorgeurs +de Paris... «Nous vous les ramenons,» répondaient les égorgeurs du +grand chemin... Si bien qu'ils oublièrent de m'égorger. + +En ce moment affreux, j'aurais voulu être mort!... J'enviais +Castelnaux! + +La voiture était là... comme un convoi funèbre... Elle s'arrêta sur +la place, au pied d'une croix brisée... Elle contenait... tout un +monde! O fils de saint Louis! ô fille des Césars! La reine, au +milieu de ce flot qui monte en grondant, se tenait immobile et calme +et patiente. Il y avait sur cette place une fontaine... Elle n'osa +pas demander à boire, mais son regard, tourné vers l'humble +villageoise qui remplissait sa cruche à la fontaine, était si +triste! Alors la villageoise, ô courage! eut pitié de cette reine, +et de sa main généreuse elle lui tendit un pot de cette eau +fraîche... Elle but la dernière, après son mari et ses enfants; et +pour la jeune villageoise elle trouva encore un sourire. + +Elle était là sous ce soleil!... Autrefois, quand le clocher de +l'église était debout, il y avait de l'ombre à cette place, une +ombre crénelée et gothique au-dessus de laquelle s'agitait la cloche +villageoise... Plus d'ombre, à présent qu'il n'y a plus de roi. Cela +dura longtemps ainsi, on changeait les chevaux. Nous voyions tout +cela de bien près. + +Quand Hélène aperçut sa royale maîtresse au soleil, brûlée et +protégeant de ses bras son cher enfant, elle se mit à fondre en +larmes! Elle priait, elle pleurait, elle voulait sortir; mais la +foule était grande à la porte de l'hôtellerie, on eut dit une +cloison vivante qui nous retenait prisonniers comme dans une tour. +Hélène revint à la fenêtre, entendant ses bras à la reine... Hélas! +la reine était plongée en ses contemplations funestes... elle ne +voyait rien, elle n'entendait rien! + +À la fin, Hélène, éperdue, hors d'elle-même, et priant +Barnave:--Monsieur, monsieur, lui dit-elle, elle est là, votre +proie, enfin la voilà, cette reine; elle vous attend, elle est à +vous, allez la prendre; et par pitié, faites-moi prisonnière aussi, +prisonnière avec la reine, à qui j'appartiens! Donc, Monsieur, +hâtons-nous! tirez-moi d'ici, partons! partons! partons! + +Barnave hésitait, il chancelait; il tenait sa proie, il n'osait pas +la regarder en face; il n'osait pas toucher à ce présent que lui +faisait le peuple.--O vanité de ces victoires misérables! vanité de +ces haines impuissantes! Tribun vaincu! vous voilà bien embarrassé +de vos fameux pouvoirs! Eh quoi! le peuple, ton maître, a confié à +ta garde la reine et le roi, leur fils et leur fille, et leur soeur; +tout cela est à toi, c'est ton bien, c'est ta gloire! À la fin ton +rêve est rempli, tu es au but... le char est prêt, monte enfin dans +le char de ton dernier triomphe et traîne enfin tes victimes au +bourreau. + +Ce malheureux me fit pitié.--Venez, Barnave! et soyez homme, encore +une fois! lui dis-je; une heure encore soyez le maître! Ouvrons-nous +un passage au milieu de cette foule horrible! Allons à la reine, +elle nous attend; ne la faisons pas attendre au grand soleil. Venez, +Barnave! et vous, ma cousine! allez au secours de tant de +malheurs... Retournons à Paris, nous aussi, dussions-nous y rentrer +comme Castelnaux! + +Nous partions; nous étions à la porte tous les trois, cherchant à +l'ouvrir, mais contre la porte se tenait une masse inerte. Essayez +de la remuer, cette masse occupée à regarder une révolution qui +passe au milieu de l'insulte et des malédictions! + +Tout à coup (hélas! malheureux que j'étais, j'oubliais ma mère!) +tout à coup je vis ma mère! Attirée à son tour par le bruit, elle se +tenait sur la porte de sa chambre, et elle regardait! + +Alors Hélène, se tournant vers moi, me dit d'un ton résolu: Soyez +béni pour votre dévouement et votre courage! Hélas! vous étiez digne +en effet de mourir pour une si belle cause, et j'aurais accepté +généreusement votre sacrifice... il est vrai! Mais votre mère... +irez-vous l'abandonner au milieu de ces tristes sentiers? + +Elle alla à ma mère.--Ordonnez, Madame, à votre fils de ne pas vous +quitter! + +Ma mère s'approcha de moi, elle prit mes deux mains, elle se mit à +genoux, baignant mes mains de ses larmes. + +Je sentis ces larmes précieuses qui roulaient de ses yeux, et sur +mes mains sa bouche desséchée.... + +Alors, Barnave eut pitié de moi, à son tour. + +--Monsieur, me dit-il d'une voix forte, vous avez mal pris votre +temps pour venir en France. Heureusement que votre devoir est +ailleurs. Vous appartenez à votre mère, allez, et sauvez-la de son +épouvante! Mademoiselle appartient à la reine, je suis au peuple. +Ainsi, laissez-moi remplir mon devoir de député; souffrez qu'elle +accomplisse avec honneur ses devoirs d'amie et de sujette. En même +temps, mais d'une voix plus basse et plus douce:--Adieu! me +dit-il... si vraiment vous me trouvez à plaindre, et si vraiment +vous m'avez aimé... embrassez-moi, embrassons-nous! + +Et il se jeta dans mes bras en suffoquant. + +En même temps, penché à mon oreille:--Écoutez, me dit-il, vous +m'avez promis de quitter la France quand je vous aurais montré la +femme que vous cherchez! Plus d'une fois vous m'avez dit à moi: +Barnave, je n'ai plus qu'une chose à faire en France, un baiser à +donner, et je pars! Vous m'avez dit cela souvent, vous me l'avez +juré sur votre parole d'honneur! Eh bien! au nom de votre mère et de +votre honneur!... quittez la France... et touchez de vos lèvres, +avant de partir... les deux lèvres que voici: en même temps il me +montrait mademoiselle Hélène de ***, qui prenait congé de ma mère en +lui demandant sa bénédiction. + +Barnave essuya ses yeux pleins de larmes. Il ceignit son écharpe, et +par la vertu de ces couleurs redoutées, la haie aussitôt se forma, +et laissa la place libre au représentant du peuple... Une fois la +place libre, il revint à nous, et me voyant encore auprès d'Hélène +immobile et sans voix: + +--Embrassez-la, me dit-il, pour la première... et pour la dernière +fois. Accomplissez courageusement tout votre mystère, et s'il y eut +entre vous une faute, allons, courage, et songez que cette faute est +cruellement expiée! + +En ce moment, il me sembla que les cieux venaient de s'entr'ouvrir, +tant il y avait de grâce et de pardon, d'espérance et de +contentement, dans l'attitude et dans les yeux de mademoiselle de +***. Elle me pardonnait! Elle se pardonnait à elle-même... + +--Oh! dit-elle, ô mon époux!... mon cher époux que j'aime!... Mais +je ne veux pas, tu ne veux pas tant de bonheur en présence de tant +d'infortune... Adieu donc!... Nous nous embrasserons dans le ciel! + +Elle suivit Barnave qui l'entraînait... Soudain la foule, obéissante +un instant, se referma sur elle et nous fûmes séparés, Hélène et +moi, jusqu'au commencement de l'éternité! + +J'eus assez de force encore pour remonter avec ma mère dans la +chambre de l'auberge... je fus assez courageux pour me mettre à la +fenêtre, et bientôt, la tête nue et m'inclinant, comme un courtisan +d'autrefois, je le vis passer, ce chariot funeste où ma vie entière +était renfermée. O misère! ô douleur! Pitié! Providence! Au fond du +carrosse, à la place d'honneur, à côté de la reine était assis +Pétion... ce vil Pétion, l'insulte en personne! Il avait la reine à +son côté! Il brisait de son sabre à la poignée horrible les bras du +petit dauphin! Il avait assis, devant lui, le roi qui saluait la +foule! Il heurtait madame Élisabeth! Sur la banquette, à côté du +roi, vis-à-vis de la reine, était assis, humble et les yeux baissés, +Barnave!... À voir ce Barnave humilié, à voir cette reine auguste et +clémente, on eût dit que c'était la reine qui s'emparait de Barnave. +O vertu! Majesté! Grandeur! Crime! Impiété! Révolte!... O pêle-mêle +abominable, impie! O ce chemin de Varennes, que les siècles les plus +pervers n'oublieront pas! + +Et tout passa... Roi, reine, enfant, larmes, terreur, soupirs, +gémissements, remords, foule hurlante, et prière et pitié, +souffrances de l'âme et souffrances du corps... Tout s'évanouit dans +cette poussière ardente et tout se perdit dans les abîmes... Ma +mère, un instant réveillée en sursaut, fit le signe de la croix, en +criant: _Vive le roi!_... Humble cri qui se perdit dans le ciel! Je +m'inclinai en pleurant sur tant de malheurs... Puis, je vis dans le +lointain, comme en un rêve... la main de ma cousine Hélène... Elle +m'envoyait un baiser. + + + + +CHAPITRE XI + + +Ainsi fut engloutie au fond des abîmes cette monarchie, et cette +maison de Bourbon qui n'avait pas son égale sous le soleil! +Maintenant que la route était libre, et déjà se repentait de ses +violences, je ramenai ma mère en son paisible manoir de l'Allemagne. +En passant à Varennes, je revis l'ornière où ma voiture s'était +brisée en venant en France! À cette même ornière, hélas! la reine et +le roi s'étaient brisés! Qui que vous soyez, parcourez lentement +l'espace étroit qui sépare le pont de la ville; les rivages +d'Actium, les champs de Philippes, la fertile plaine d'Ivry, ces +lieux solennels que consacrent la chute ou la grandeur des empires, +n'ont pas, à mon sens, un intérêt égal à l'intérêt que m'inspire +encore cette borne fatale, où le petit-fils de Louis XIV s'avoua +vaincu et fugitif, où il fut décidé, irrévocablement décidé, que la +France, elle aussi, aurait son Charles Stuart. La monarchie, en +cette ornière, ne trouva pas une main tendue pour la secourir; moi, +j'avais trouvé à cette place le bras et le secours de la jolie +villageoise Fanchon. Que dis-je? Elle était assise encore sur le +banc de ses noces, son chapeau sur le côté de sa tête, comme si elle +m'attendait. + +Je n'eus pas la force de lui parler. Je la vis, qui nous suivait +d'un regard inquiet et plein de larmes, comme si chaque voiture qui +passait sur la route eût dû contenir un roi fugitif. Bonne Fanchon! +ce regard de pitié me réconcilia avec elle. En la voyant si triste, +j'oubliai sa cruauté envers moi. + +Arrivé à la frontière, le Rhin passé, ma mère abattue et muette +d'effroi, je résolus d'attendre sur les bords du fleuve des +nouvelles de la France et de sa reine, et de son roi. Pensez donc si +je suis resté longtemps, attentif aux moindres bruits qui venaient +de ce royaume égorgé dans mon château des bords du Rhin! + +Je l'aime et je l'honore, ce vieux père aux flots d'azur! C'est le +fleuve par excellence, et le fleuve de mon choix. J'ai vu le Rhône, +errant et capricieux comme le génie de la France; j'ai vu la Loire, +patiente et marchant lentement, comme le récit d'un vieux trouvère +de la Bretagne; la Seine aussi a son embouchure royale; mais le Rhin +se glorifie à bon droit de ses vieux châteaux sur ses deux rives; de +ses villes crénelées, de ses forêts qui le protégent de leur ombre. +Ah! que d'années j'ai passées sur les bords riants ou sombres du +vieux fleuve allemand! J'y suis encore et j'y veux mourir, pour peu +que les guerres et les révolutions me le permettent. + +Si c'est l'été, je vais plonger dans l'ombre errante des vieux murs +et des tours qui le bordent. Qu'il fait bon chercher sous cette eau +plaintive le secret de ces ruines; quelle tâche aimable à suivre au +courant du flot ces seuils et ces balcons qui ruissellent et +murmurent, et s'éloignent jusqu'au fond de son lit! Si c'est +l'hiver, je m'asseois dans la barque des pêcheurs, et je souris à +mon fleuve sous le nuage glacé. C'est lui! Je le connais à toute +heure, le matin quand il s'éveille, en grondant comme un peuple +oisif, et le soir quand il s'endort avec la cornemuse des veilleurs. + +Parcourez ses bords. Que de monuments debout encore, et que de +champs de bataille, ensemencés déjà! Partout ce sont des moissons ou +des cathédrales qui jettent leur ombre à ces champs engraissés par +les ossements mêlés des Allemands et des Français. Les flèches +perdues dans le nuage, à savoir Cologne, Bonn, Mayence, Worms, Spire +et Strasbourg, ces forêts de pierre, protégent toujours le vieux +sol, foulé si souvent et si longtemps par les pieds des bataillons. +Ces vastes champs de houblon, qui grandissent pour les solennelles +orgies des étudiants de l'université voisine, ils ont été parcourus +par la révolution française. Le pas des soldats français retentit en +ces campagnes, où l'histoire se mêle à la fiction. + +Je vois passer... sur la même route, ici, le coursier de Bonaparte +et l'attelage aux quatre chevaux d'Hermann et Dorothée. Le même écho +m'apporte à la fois les cris de guerre et les sons du clavecin sous +la main du maître d'école, ou le bruit des choeurs qui +s'interrompent en tombant dans les prés. Toute l'histoire que j'ai +vue finir dans ma jeunesse, vieillard, je l'ai vue recommencer sur +lès mêmes bords. + +Hélas! la tête tranchée de Marie-Antoinette, notre archiduchesse, +n'a pas-empêché, vingt-cinq ans plus tard, une archiduchesse, jeune +et belle, de passer le Rhin, elle aussi, pour aller chercher en +France un trône, un époux, un maître! Ah! vanité du passé! Les +leçons du passé ne profitent pas au présent: j'aurais pu avertir +cette autre archiduchesse du danger que les reines couraient là-bas, +elle ne m'eût pas écouté.... Triomphante, elle passa le Rhin soumis; +plus tard, elle repassa en fugitive le Rhin qui s'était révolté. +L'histoire... un vain jouet d'enfant! + +Nous avons eu cela de bon, chez nous, Allemands, c'est que toute +l'histoire moderne a été faite à notre profit. L'Allemagne a tenu +l'étrier à la France, comme je l'ai tenu à Mirabeau. Quand l'Europe +entière faisait de l'histoire, une histoire sanglante, l'Allemagne +faisait de la poésie et du drame; aujourd'hui avant de mourir, il +m'a été donné de voir encore une révolution française, la révolution +de 1830, comme si la France avait le monopole des révolutions! +Révolution qui frappera, cette fois, sur l'Allemagne, et qui +troublera bien autrement ton onde, ô mon beau fleuve! + +C'est très-vrai, nos villages sont encore en apparence aussi +paisibles et contents qu'il y a sept mois; ils resplendissent de +toutes les couleurs tranchées d'une moissonneuse au jour de fête... +au dedans combien tout est changé! Sous ces toits aigus, derrière +ces vitraux de plomb, les hommes ne s'abandonnent plus uniquement à +la fumée des tabagies; ballottés jour et nuit entre deux +civilisations puissantes, le Nord et le Midi, l'Allemagne et la +France, qui les tiraillent à chaque instant, ils songent à prendre +un parti définitif. + +Il ne s'agit pas d'un drapeau nouveau, il faut choisir, cette fois, +entre deux races, deux climats, deux mondes! Sans doute, il est +grand, l'effroi qu'on a de voir le noyer qu'on a planté, le bois et +le champ paternel, émondés par la mitraille et les pas des +chevaux... pourtant c'est une des nécessités de l'Allemagne de se +soumettre à ces révolutions qui ne s'arrêtent pas. La résistance de +l'Allemagne à la première révolution française a été belle et +grande... il faut qu'elle cède à la seconde. À l'insu même de +l'Allemagne, l'attraction muette de la France est là s'exerçant sans +relâche à compléter ses destinées. Désormais, malgré tous les +obstacles, les deux climats sont jetés dans le même avenir... mais +quel choc avant de se rejoindre, et que de sang répandu avant de +s'entendre et de se réunir! + +J'ai vu sur ces bords nuageux toute la grande migration française. +C'était une honte pour cette vieille noblesse qui fuyait son pays, +vagabonde et tremblante, abandonnant son roi prisonnier. Cependant +ces frivoles gentilshommes, tournant le dos à la France, +imprévoyants, se livraient à la plus folle gaieté, comme s'ils +eussent fait à l'étranger un voyage de quelques jours. De toute +cette noblesse perdue, je n'ai vu qu'un homme qui comprît toute sa +position. + +Un matin (j'étais ce jour-là plus inquiet que jamais de la France, +et je m'en approchais de toutes mes forces, car la tempête grondait +au loin), je vis venir à moi un gentilhomme français qui paraissait +accablé de fatigue. Les marches forcées, l'insomnie et la privation +de tout ce qui faisait sa vie et ses loisirs d'autrefois, ne +l'avaient pas tellement défiguré que je ne pusse reconnaître le +vicomte de Mirabeau. À son aspect je me sentis saisi d'une profonde +pitié. Il vint s'asseoir à côté de moi, triste et silencieux, ce +brusque et hardi parleur, naguère si plein de joie et de gros bons +mots. Lui, si fier et si brutal, dont la voix était connue en tous +les lieux consacrés à la bonne chère, au bon vin, il demanda +modestement _de quoi manger un morceau, car il n'avait rien pris +depuis vingt-quatre heures_; disant cela, il poussait le soupir +plaintif d'un homme à jeun de la veille. Ce ne fut qu'après qu'il +eut bu lentement une bouteille de vin du Rhin, que je me hasardai à +lui parler: + +--Me permettrez-vous, M. le vicomte, de vous demander des nouvelles +de la France et de sa royauté? + +Il parut étonné de ma politesse, et sans répondre à ma question +directement:--Puisque vous osez donner ses titres à un gentilhomme, +appelez-moi comte de Mirabeau, me dit-il; je suis le comte de +Mirabeau ici; là-bas, je ne suis plus que le citoyen Riqueti en +veste courte, en bonnet rouge, en gros souliers.--Disant ces mots, +il soupira profondément, regardant sa bouteille vide, attendant le +déjeuner qu'il avait demandé. + +--Et le roi, M. le comte? comment va le roi? je vous prie. + +Il me regarda d'un air défiant; puis sa sérénité naturelle reprenant +le dessus:--Figure-toi, citoyen, c'est-à-dire figurez-vous, +Monsieur, que les infâmes jugent le roi... demain! + +En même temps, il posait son sabre sur la table, il ôtait son +chapeau, il s'essuyait le visage, il faisait tous ses préparatifs +comme un convive qui se rend à un repas convié. Puis son regard +venant à rencontrer la table nue et la chaise de paille, et moi qui +l'observais, il songea à sa situation présente et reprit en ces +mots: + +--Jugez de tout ce qui se passe en ces endroits maudits! Les cheveux +de la reine ont blanchi en vingt-quatre heures: c'est pitié +maintenant de la voir, cette reine, notre amour et notre orgueil, +surprise avant l'âge par la vieillesse; on dirait l'amandier en +fleurs par une gelée de printemps! + +Quand il eut dévoré son maigre repas et la première faim calmée, son +visage devint plus serein; et, voyant que je l'écoutais de toute mon +âme, il reprit la conversation interrompue: + +--Il est passé, le temps où, quand l'étranger demandait au passant: +_Où demeure le vicomte de Mirabeau?_ le passant lui répondait +gravement: _À ce monceau d'écailles d'huîtres, Monsieur!_ + +Il soupira, puis revenant à une expression plus grave: + +--Par grâce et par pitié, croyez-moi, ne parlons pas de la France! +un si doux royaume! et si fertile, où les femmes étaient si belles, +et les vins si choisis! À cette heure, ami, vous ne reconnaîtriez +pas la France... Et tant de ruines, et tant de malheurs, parce qu'il +a plu à monsieur mon frère de se faire marchand drapier! + +Puis se levant brusquement: + +--Comme ils l'ont récompensé, mon frère! Et c'était bien la peine, +en vérité, d'être un héros d'éloquence, un révolutionnaire +irrésistible, un Jupiter tonnant! Figurez-vous, Monsieur, qu'ils +l'avaient porté triomphalement... vous ne devineriez jamais dans +quel panthéon? Ils l'avaient porté, ils l'avaient enseveli dans +l'église Sainte-Geneviève. La Vierge sainte avait fait place à +l'amant de Sophie, et les saints, étonnés de cet étrange camarade, +en faisaient des gorges chaudes sur leurs autels délabrés. Mais +quoi! Monsieur mon frère a gardé son temple, moins longtemps que la +sainte elle-même. Le peuple a repris à Mirabeau le tombeau qu'il lui +avait donné; ils ont brisé sa pierre et son épitaphe et l'urne +lacrymale; ils ont repris ce corps en pourriture; ils l'ont traîné +sur la claie, après quoi ils l'ont jeté à la voirie! Ainsi s'est +accompli le triomphe éternel de cet ami du peuple. Ah! ce pauvre +diable, au fond de l'âme, il était un bonhomme; il avait beau nier +et renier, sa négation respirait la grâce chevaleresque des temps +anciens. C'était un lion sous plusieurs peaux de bêtes puantes, un +vrai gentilhomme en dépit de sa carmagnole. Il eût mieux fait d'être +honnêtement et simplement un grand homme, et de se venger en +pardonnant. Prisonnier et roi, dieu et pourriture, à l'autel, à la +voirie! Son sort est le même durant sa vie, après sa mort! + +À ce nom de Mirabeau, je me sentis remué presque autant que je +l'avais été au nom de la reine. Mirabeau, mon héros, mon ami, mon +maître, à qui je portais un dévouement même domestique... J'allais +parler de Mirabeau et le pleurer tout à mon aise, lorsqu'un jeune +homme, un nouveau venu, vint s'asseoir à nos côtés, et tout de suite +il aborda la grande question:--Quelles nouvelles de la France, +Messieurs? Puis, sans trop hésiter: Comment va la reine? dit-il en +s'inclinant. + +Nous comprîmes tout d'abord, le vicomte de Mirabeau et moi, que cet +étranger était de nos amis. + +Ce jeune homme était un Allemand de la vieille race; au premier coup +d'oeil, on comprenait que le génie avait envahi ce front jeune +encore et déjà dépouillé; sa taille était déjà légèrement courbée +vers la terre, sur laquelle il ne devait pas rester longtemps. + +Je lui répondis, charmé de le voir à mes côtes:--La reine est en +prison, Monsieur; ses cheveux ont blanchi dans l'espace d'une nuit, +à force de tourments. + +«O Dieu! fit-il, où donc est ta justice? ô peuple ingrat! où donc +est ta pitié? O ma reine! Ah! qu'elle était belle et charmante en +ses jours de vie et de splendeur! Je n'étais qu'un petit enfant, un +pauvre enfant allemand; j'avais quatre ans alors; je mendiais ma vie +et j'allai mendier en France: en France, il n'y eut que la reine qui +me fit l'aumône d'une louange, à la prière de Haydn, en souvenir du +vieux Glück!» + +Le vicomte de Mirabeau nous voyant, le jeune homme et moi, tout +remplis d'une vague curiosité, nous prit tous les deux par la +main:--Je vous répète que je ne vous dirai pas un mot de la France! +Mais voulez-vous savoir ce que j'ai vu avant de quitter Paris, +Messieurs? C'est une histoire assez plaisante, et si vous étiez +poète, ami jeune homme, comme je le crois, dit-il au nouveau venu, +vous pourriez en faire une bonne comédie un jour à venir. + +Le vicomte était retombé dans une de ses gaietés d'autrefois, mais +celle-ci était empreinte d'une indicible tristesse; il avait le +sourire d'un homme frappé à mort. + +--Figurez-vous, nous dit-il, que le même jour sont revenus de +Londres madame la comtesse Dubarry et S. A. R. le duc d'Orléans, +comme un honnête taureador qui veut assister à un combat de +taureaux. Arrivés à Paris, à la même heure, le prince et la +courtisane se rencontrent à la même porte de la ville. Alors les +voilà qui se font politesse et mille compliments à qui passera le +premier. «C'est à vous à entrer, Madame, qui avez jeté la monarchie +en ce désordre!--C'est à vous, Monseigneur, qui avez vendu le roi et +la reine!» Et voilà ces deux crimes qui se complimentent à qui mieux +mieux. Il faut avouer que Son Altesse est bien modeste! Nos deux +crimes seraient encore à la même place à se complimenter, si le +prince, en toute hâte, n'avait pas eu à voter la mort du roi: vous +concevez qu'il se soit hâté! + +Notre jeune homme écoutait ces choses dans le plus morne +étonnement:--Mais, dit-il, je croyais que le plus criminel de ces +criminels de là-bas, c'était Mirabeau, non pas Mirabeau l'honnête +homme, mais celui qui est mort. + +Le vicomte, hors de lui-même, leva les mains au ciel!--Oui, +s'écriait-il, vous dites bien, vous êtes dans la vérité! sinon dans +la démence. À coup sûr, le plus scélérat, c'est Mirabeau! Honte à +lui, honte à Mirabeau, celui qui est mort! malédiction sur Mirabeau! + +--Messieurs, Messieurs, m'écriai-je, il ne faut pas être injuste +pour le génie, et croyez-moi, ne maudissez pas Mirabeau! Il a été +pardonné par la reine; moi qui vous parle, j'ai vu aux pieds de la +reine Mirabeau vaincu par Sa Majesté!--Donc silence à vous, jeune +homme, et silence à vous, son frère! Il est mort innocent. Il est le +seul qui ait compris son époque, et vous ne l'avez pas plus +comprise, vicomte, que Marat lui-même ne l'avait comprise. Ainsi, +bénissez le nom de votre frère, et loin de le maudire, honorez sa +mémoire! Soyez-en fier, et puisque son temple est brisé par ce +peuple impie, ardent à détruire avec rage ce qu'il adorait avec +crainte, rendons dans notre coeur son temple à Mirabeau! + +Le vicomte se découvrit, ses yeux se remplirent de larmes: Vous me +soulagez d'un grand malheur, me dit-il, et d'un grand doute. À +présent je puis mourir avec le nom de mon frère; à présent je +mourrai en gentilhomme, en confessant que je suis le frère de +Mirabeau. + +Il se leva. Il reprit son sabre et le remit à sa ceinture.--J'ai sur +le flanc une blessure que m'a faite Barnave, un coup d'épée qu'il +m'a donné dans ses beaux jours, et qui me fait toujours souffrir. +Pourtant j'imagine que j'aurais rendu un grand service à Barnave, si +je l'avais tué, ce jour-là. Pauvre Barnave! Hélas! que d'honnêtes +gens se sont perdus dans ce gouffre, sans me compter! À ces mots, il +prit congé de nous deux, en homme qui se fait violence; il prit ma +main et celle de l'étranger.--Je m'appelle Mirabeau, nous dit-il; +_Dieu sauve le roi et la reine!_ + +Le jeune homme répondit modestement:--_Sauve Dieu la reine et le +roi!_ Je m'appelle Mozart. + +Je dis avec eux: _Sauve Dieu le roi et la reine!_ Nos adieux furent +une prière. Je priai aussi pour vous, Hélène, et cette prière, je la +fis tout bas dans mon coeur. Quant à mon nom, je n'osai pas le dire +après ceux de Mirabeau et de Mozart. + +Nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir. Chacun de nous finit +comme il devait finir. Le gentilhomme est mort de misère; l'artiste +mourut d'ennui, victimes l'un et l'autre de la révolution. + +Et moi, resté seul de ce grand naufrage, errant autour du Rhin, +ombre vieille et grondeuse, je m'aperçois que je viens de vous faire +un conte allemand.... Mon conte finit comme tous les vieux contes +français commencent: _Il y avait autrefois un roi et une reine._ + + +FIN + + +PARIS.--IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Barnave, by Jules Janin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BARNAVE *** + +***** This file should be named 33734-8.txt or 33734-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/3/7/3/33734/ + +Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/33734-8.zip b/33734-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6e682e6 --- /dev/null +++ b/33734-8.zip diff --git a/33734-h.zip b/33734-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..53765c7 --- /dev/null +++ b/33734-h.zip diff --git a/33734-h/33734-h.htm b/33734-h/33734-h.htm new file mode 100644 index 0000000..c53aa2d --- /dev/null +++ b/33734-h/33734-h.htm @@ -0,0 +1,14201 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="en" lang="en"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Barnave, by Jules Janin. + </title> + <style type="text/css"> +body { + margin-left: 10%; + margin-right: 10%; +} + + h1,h2,h3,h4,h5,h6 { + text-align: center; /* all headings centered */ + clear: both; +} + +p { + margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; +} + +hr { + width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + clear: both; +} + +table { + margin-left: auto; + margin-right: auto; +} + +.smcap {font-variant: small-caps; } + +/* Footnotes */ +.footnotes {border: dashed 1px;} + +.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} + +.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} + +.fnanchor { + vertical-align: super; + font-size: .8em; + text-decoration: + none; +} + +/* Poetry */ +.poem { + margin-left:10%; + margin-right:10%; + text-align: left; +} + +.poem br {display: none;} + +.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + +.poem span.i0 { + display: block; + margin-left: 0em; + padding-left: 3em; + text-indent: -3em; +} + +.poem span.i2 { + display: block; + margin-left: 2em; + padding-left: 3em; + text-indent: -3em; +} + +.poem span.i4 { + display: block; + margin-left: 4em; + padding-left: 3em; + text-indent: -3em; +} + .poem span.i6 {display: block; margin-left: 6em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + .poem span.i8 {display: block; margin-left: 8em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Barnave, by Jules Janin + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Barnave + +Author: Jules Janin + +Release Date: September 15, 2010 [EBook #33734] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BARNAVE *** + + + + +Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + + + + + +</pre> + + + + +<h1>BARNAVE</h1> + + + +<h3>DU MÊME AUTEUR</h3> + + + +<table summary="Oeuvres"> +<tr><td><i>Format in-8:</i></td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">La Religieuse de Toulouse</span> </td><td> 2 vol.</td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">Les Gaîtés champêtres</span> </td><td> 2 —— </td></tr> +<tr><td> </td></tr> + + +<tr><td><i>Format grand in-18:</i></td></tr> + +<tr><td> +<span class="smcap">Histoire de la Littérature dramatique</span>, 2<sup>e</sup> édition </td><td> 6 vol.</td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">Les Contes du Chalet</span> </td><td> 1 ——</td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">Le Chemin de Traverse</span>, nouvelle édition </td><td> 1 ——</td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">L'Ane mort</span>, nouvelle édition </td><td> 1 ——</td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">Contes littéraires</span>, nouvelle édition </td><td> 1 ——</td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">Contes fantastiques</span>, nouvelle édition </td><td> 1 ——</td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">La Confession</span>, nouvelle édition </td><td> 1 ——</td></tr> +<tr><td> +<span class="smcap">Un Cœur pour deux Amours</span>, nouvelle édition </td><td> 1 ——</td></tr> +</table> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h1> +BARNAVE +</h1> +<h4>PAR</h4> + +<h1>M. JULES JANIN</h1> + +<h4>NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE</h4> + +<h5>PARIS</h5> + +<h3>MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS</h3> + +<h4>RUE VIVIENNE, 2 BIS</h4> + +<h4>1860</h4> + +<h5>Tous droits réservés</h5> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<p>Ce livre est un des péchés de ma jeunesse: il fut <i>écrit</i>, +disons mieux, il fut improvisé le lendemain des trois +journées, un temps si loin de nous, hélas! Tout tremblait, +tout espérait, tout se débattait avec courage, avec +espoir, et pendant que S. M. le roi Charles X était reconduit, +en grand honneur, par messieurs ses gardes du corps +jusqu'au vaisseau de Cherbourg, sur cet Océan éternellement +étonné de se voir traverser, <i>dans des appareils si +divers, et pour des causes si différentes</i>, quelques vieillards +qui pleuraient <i>le Roi</i>, quelques jeunes gens qui avaient +été, de bonne heure, accoutumés à l'entourer de leurs +respects, profitant des libertés que leur accordaient tant +de grands esprits, réunis autour du nouveau trône, se +montraient impatients d'accompagner ce bon prince, +l'honneur même, uni à tout ce que la majesté royale a +de clémence et de bonté, d'une suite d'élégies, de respects, +de sympathies et de consolations que S. M. le +roi Charles X entendit, en effet, sur son passage. Il disait +si bien, ce bon roi, lorsque, naguères, il accomplissait +son dernier voyage à travers la France, aux courtisans +qui l'entouraient et qui lui témoignaient un peu d'inquiétude:—«Allons! +retirez-vous de mon soleil; faites +qu'on me voie, et rassurez-vous, vous ne savez pas +encore l'autorité d'un roi de France!» Et véritablement, +dans les derniers moments de sa fortune royale, +il lui avait suffi de se montrer, pour voir accourir tout +son peuple, autour de son visage radieux.</p> + +<p>C'était un roi affable, généreux, bienveillant, loyal, +d'une clémence inépuisable, et qui se voyait respecté +même par l'émeute. (En ce temps-là, elle n'allait jamais +plus loin que la porte Saint-Denis, l'émeute, et l'ombre +auguste du château des Tuileries lui faisait peur). Certes, +ce bon roi ne pouvait pas se douter qu'un jour viendrait, +si cruellement et si vite, avec tant d'ardeur, qui briserait +ce trône excellent, qui renverserait cette admirable +monarchie! Il ne s'en doutait guère, et, quand vint la +tempête, il se trouva sans défense et sans peur. Son départ +fut semblable au voyage d'un roi! Les peuples, sur +les routes, accouraient et lui disaient adieu! Les vieillards +le montraient à leurs petits enfants, comme un triste +objet de leurs regrets, plus tard! Pas un cri qui ne fût +une sympathie, et pas un salut qui ne fût un adieu respectueux! +M. Théodore Anne, un digne garde du corps +du roi Charles X, a raconté, dans un récit plein de cœur, +de vérité, de dévouement, plein d'honneur, ce voyage de +Cherbourg, qu'il accomplissait avec les gardes du corps, +ses dignes camarades, et comment, en les quittant, le roi +les avait décorés de son ordre et de son souvenir. Rien +n'est plus sympathique et plus touchant que cette page +éloquente, et l'on y retrouve, à souhait, l'intime et +glorieux contentement qui surgit de ces pages fidèles et +loyales, où ce n'est pas le vaincu et le détrôné qu'il faut +plaindre, où le vainqueur seul est le digne objet d'une +intelligente pitié. Ainsi, rien ne vous a manqué, ô +Majesté touchante! ô protecteur de notre enfance et des +premières années de notre jeunesse! O grâce et bonté +souveraines! Sacre éternel que Lamartine a chanté!</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Viens donc, élu du ciel que sa force accompagne,<br /></span> +<span class="i0">Viens!—Par la Majesté du divin Charlemagne,<br /></span> +<span class="i0">La valeur de Martel ou du soldat d'Ivri!<br /></span> +<span class="i0">Par la vertu du roi qu'a couronné l'Église!<br /></span> +<span class="i4">Par la noble franchise<br /></span> +<span class="i4">Du quatrième Henri!<br /></span> +<span class="i0">Par les brillants surnoms de cette race auguste!<br /></span> +<span class="i0"><i>Le Sage, le Vainqueur, le Bon, le Saint, le Juste...</i><br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">La grâce de Philippe ou de François premier!<br /></span> +<span class="i0">Par l'éclat de ce roi dont l'ascendant suprême<br /></span> +<span class="i4">Imposa son nom même<br /></span> +<span class="i4">Au siècle tout entier!<br /></span> +<span class="i0">Régne! juge! combats! venge! punis! pardonne...!<br /></span> +<span class="i0">Par ce martyr des rois, qui mourut pour nos crimes,<br /></span> +<span class="i0">Par le sang consacré de cent mille victimes!<br /></span> +<span class="i0">Par ce pacte éternel qui rajeunit tes droits!<br /></span> +<span class="i0">Par le nom de Celui dont tout sceptre relève!<br /></span> +<span class="i4">Par l'amour qui t'élève<br /></span> +<span class="i4">Sur ce nouveau pavois!...<br /></span> +<span class="i0">Conduis! règle! soutiens! commande! impose! ordonne!<br /></span> +<span class="i0">Par la vertu d'en haut sois couronné, sois roi!<br /></span> +<span class="i0">Ta main, dès cet instant, peut frapper, peut absoudre;<br /></span> +<span class="i4">Ton regard est la foudre<br /></span> +<span class="i4">Ta parole est la loi!<br /></span> +<span class="i0">Que la terre et les cieux et la mer te bénissent!<br /></span> +<span class="i0">Qu'au chœur des Chérubins les Séraphins s'unissent<br /></span> +<span class="i0">Pour célébrer le Dieu, le Dieu qui nous sauva!<br /></span> +<span class="i0">Saint! saint! saint est son nom! Que la foudre le gronde!<br /></span> +<span class="i0">Que le vent le murmure, et l'abîme réponde:<br /></span> +<span class="i4">Jéhovah! Jéhovah!<br /></span> +<span class="i0">Qu'il gouverne à jamais son antique héritage!<br /></span> +<span class="i0">Sur les fils de nos fils qu'il règne d'âge en âge;<br /></span> +<span class="i0">Nos cris l'ont invoqué, sa foudre a répondu!<br /></span> +<span class="i0">De toute majesté c'est la source et le père!<br /></span> +<span class="i0">Le peuple qui l'attend, le siècle qui l'espère,<br /></span> +<span class="i4">N'est jamais confondu!<br /></span> +<span class="i0">Qu'il est rare, ô mon Dieu! que ta main nous accorde<br /></span> +<span class="i0">Ces temps, ces temps de grâce et de miséricorde,<br /></span> +<span class="i0">Où l'homme peut jeter ce long cri de bonheur,<br /></span> +<span class="i0">Sans qu'un soupir, faussant le cantique d'ivresse,<br /></span> +<span class="i0">Vienne en secret mêler aux concerts d'allégresse<br /></span> +<span class="i4">L'accent d'une douleur...<br /></span> +</div></div> + + +<p>Voilà pourtant comme on en parlait, et voilà comme on +lui parlait, à ce roi calme et bienfaisant qui était au niveau +de toutes les louanges: or cette louange était l'admiration +sincère d'un grand poëte; elle eut un rapide écho +dans toute la France; elle trouva l'Europe attentive; elle +était le présage heureux d'une grande conquête et d'une +victoire illustre entre toutes, une victoire dont M. le duc +d'Orléans, M. le duc d'Aumale, M. le duc de Nemours, +le général Lamoricière et le général Cavaignac devaient +sortir.</p> + +<p>Ce beau règne! il était annoncé dans l'Écriture: «<i>Orietur +in diebus ejus justitia et abundantia pacis.</i>» Un autre +poëte, aussi grand que le premier, la plus superbe et la +plus vive inspiration de notre âge, un grand homme, un +héros, lorsqu'il évoque à son tour la royauté d'autrefois, +rien n'est plus splendide et plus touchant que ses paroles +à propos du roi martyr et de l'enfant-roi, tué à coups +de pied dans la prison du temple:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">C'était un bel enfant qui fuyait de la terre.<br /></span> +<span class="i0">Son œil bleu du malheur portait le signe austère.<br /></span> +<span class="i0">Ses blonds cheveux flottaient sur ses traits pâlissants,<br /></span> +<span class="i0">Et les vierges du ciel, avec des chants de fête,<br /></span> +<span class="i0">Aux palmes du martyre unissaient sur sa tête<br /></span> +<span class="i2">La couronne des innocents.<br /></span> +<span class="i0">—Où donc ai-je régné? demandait la jeune ombre.<br /></span> +</div></div> + +<p>La France entière pleurait à ces charmants souvenirs! +La France entière a répété ces cantiques en l'honneur +de tant de misères passées, et de tant d'espérances +présentes:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">O Français! louez Dieu, vous voyez un roi juste!<br /></span> +</div></div> + +<p>s'écriait l'auteur des <i>Contemplations</i>, le jour glorieux où +reparut le roi Henri IV sur son piédestal:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">O juge! O triomphe! O mystère!<br /></span> +<span class="i0">Il est né, l'enfant glorieux...<br /></span> +</div></div> + +<p>s'écriait le poëte, à la naissance de Mgr. le duc de Bordeaux.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Et toi, que le Martyr aux combats eût guidée,<br /></span> +<span class="i8">Sors de ta douleur, ô Vendée!<br /></span> +<span class="i0">Un roi naît pour la France, un soldat naît pour toi!<br /></span> +</div></div> + +<p>Voilà pourtant les premiers vers que nous avons +entendus retentir à nos oreilles charmées! Enfants +que nous étions encore, voilà nos émotions, voilà nos +exemples, voilà nos rêves! Lui-même, quand il passait +par sa ville en deuil, le roi Louis XVIII, ce dernier roi +qui ait eu l'honneur d'entrer mort en son église royale +de Saint-Denis, il fut salué par un vrai poëte; Victor +Hugo, jeune homme, ajoutait sa douleur impérissable +au <i>De profundis</i> de la ville... <i>où jamais la couronne ne +tombe</i>, disait l'ode inspirée au tombeau des rois; Victor +Hugo, lui aussi, écrivit une ode éclatante, au sacre du +roi Charles X, et voici la prière que ses cantiques adressaient +au Tout-Puissant, agenouillés à ses autels:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">O Dieu! garde à jamais ce roi qu'un peuple adore!<br /></span> +<span class="i0">Romps de ses ennemis les flèches et les dards;<br /></span> +<span class="i0">Qu'ils viennent du couchant, qu'ils viennent de l'aurore,<br /></span> +<span class="i6">Sur des coursiers ou sur des chars!<br /></span> +<span class="i0">Charles, comme au Sina, t'a pu voir face à face!<br /></span> +<span class="i6">Du moins qu'un long bonheur efface<br /></span> +<span class="i6">Ses bien longues adversités!<br /></span> +<span class="i0">Qu'ici-bas des élus il ait l'habit de fête;<br /></span> +<span class="i0">Prête à son front royal deux rayons de ta tête;<br /></span> +<span class="i6">Mets deux anges à ses côtés.<br /></span> +</div></div> + +<p>Rappelez-vous aussi, le jour même où 1830 accomplissait +sa révolution soudaine, ce vieillard couronné de +sa gloire et de ses cheveux blancs, le poëte du <i>Christianisme</i> +et le chantre inspiré <i>des Martyrs</i>, entraîné dans la +foule victorieuse, et proclamé par elle, au dernier moment +des trois jours, à la même heure où le nouveau roi va +chercher à l'Hôtel-de-Ville les pouvoirs que l'Hôtel-de-Ville +a brisés. Qu'elle était éloquente, et qu'elle était écoutée +avec respect, la voix de M. de Chateaubriand! Quelle +majesté dans ces adieux suprêmes, du haut de la tribune, +où les pairs de France écoutaient, pleins d'attendrissement, +de respect..., de remords peut-être, ces plaintes +libérales, ces accents prophétiques! Et comment donc, +à la même heure, quand les plus grands poëtes de l'âge +ancien et des temps présents se mettent à pleurer la +royauté qui s'en va, un écrivain de vingt-cinq ans, docile +à toutes ces impressions surnaturelles, eût-il négligé de +mêler sa douleur et son deuil à cette louange unanime, +à ce deuil reconnaissant?</p> + +<p>Pouvait-il oublier, lui, enfant de la presse libre et de +la libre parole, un prince qui s'était écrié, le jour de son +avénement au trône de ses ancêtres: <i>Plus de censure!</i> et +qui avait renvoyé dans leurs cavernes les honteux mutilateurs +de la presse honnête et libérale? Et de même que le +roi Charles X avait dit: <i>Plus de censure!</i> en montant sur +le trône, il avait répondu aux vieux poëtes de l'empire +qui, dans une pétition célèbre, le sollicitaient, ô honte +incroyable! contre les poëtes naissants: «Je n'ai que ma +place au parterre!» Il avait fait, il avait dit aussi bien, +le jour où il fit appeler l'auteur de <i>Marion Delorme</i>, en le +priant de laisser en repos l'ombre de son aïeul, le roi +Louis XIII. La date est certaine; elle est consacrée à tout +jamais, aux royales Tuileries, dans ce beau livre intitulé: +<i>les Rayons et les Ombres</i>, le digne pendant des <i>Feuilles +d'Automne</i> et des <i>Contemplations</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Seuls dans un lieu royal, côte à côte marchant,<br /></span> +<span class="i0">Deux hommes, par endroits du coude se touchant,<br /></span> +<span class="i0">Causaient. Grand souvenir qui dans mon cœur se grave!<br /></span> +<span class="i0">Le premier avait l'air fatigué, triste et grave,<br /></span> +<span class="i0">Comme un front trop petit qui porte un lourd projet;<br /></span> +<span class="i0">Une double épaulette à couronne chargeait<br /></span> +<span class="i0">Son uniforme vert à ganse purpurine,<br /></span> +<span class="i0">Et l'Ordre et la Toison faisaient sur sa poitrine,<br /></span> +<span class="i0">Près du large cordon moiré de bleu changeant,<br /></span> +<span class="i0">Deux foyers lumineux, l'un d'or, l'autre d'argent.<br /></span> +<span class="i0">C'était un roi, vieillard à la tête blanchie,<br /></span> +<span class="i0">Penché du poids des ans et de la monarchie.<br /></span> +<span class="i0">L'autre était un jeune homme, étranger chez les rois,<br /></span> +<span class="i0">Un poëte, un passant, une inutile voix.<br /></span> +<span class="i0">Ils se parlaient tous deux, sans témoins, sans mystère,<br /></span> +<span class="i0">Dans un grand cabinet, simple, nu, solitaire...<br /></span> +<span class="i0">Or, entre le poëte et le vieux roi courbé,<br /></span> +<span class="i0">De quoi s'agissait-il?...<br /></span> +<span class="i0">Le poëte voulait faire, un soir, apparaître<br /></span> +<span class="i0">Louis Treize, ce roi sur qui régnait un prêtre;<br /></span> +<span class="i0">—Tout un siècle, marquis, bourreaux, fous, bateleurs,—<br /></span> +<span class="i0">Et que la foule vînt, et qu'à travers des pleurs,<br /></span> +<span class="i0">Par moments, dans un drame étincelant et sombre,<br /></span> +<span class="i0">Du pâle cardinal on crût voir passer l'ombre...<br /></span> +<span class="i0">Le vieillard hésitait:—Que sert de mettre à nu<br /></span> +<span class="i0">Louis Treize, ce roi chétif et mal venu?<br /></span> +<span class="i0">À quoi bon remuer un mort dans une tombe?<br /></span> +<span class="i0">Que veut-on? Où court-on? Sait-on bien où l'on tombe?<br /></span> +<span class="i0">Tout n'est-il pas déjà croulant de tout côté?<br /></span> +<span class="i0">Tout ne s'en va-t-il pas sous trop de liberté?...<br /></span> +<span class="i0">Puis il niait l'histoire, et, quoi qu'il en puisse être,<br /></span> +<span class="i0">À ce jeune rêveur disputait son ancêtre,<br /></span> +<span class="i0">L'accueillant bien, d'ailleurs, bon, royal, gracieux,<br /></span> +<span class="i0">Et le questionnant sur ses propres aïeux!<br /></span> +</div></div> + +<p>Tel il nous est apparu, et dans sa vie et dans son +règne, le roi Charles X, ce roi excellent que nous perdions! +Tel nous le montrait la poésie, en attendant que +l'histoire eût adopté cette image vraiment royale! Il avait +laissé parmi nous, les uns et les autres, tant de traces +bienveillantes! Il avait été au-devant même de ses insulteurs, +le cœur tout rempli de pitié, les mains toutes +pleines de pardon! Je suis peu de chose, et je n'ai +jamais été rien en toute ma vie... Une seule fois, il me +semble aujourd'hui que je fus un homme important. Je +me souviens, en effet, que j'eus l'honneur, au nom du +roi, de porter des paroles de pitié et de pardon à +M. Fontan, enfermé à Poissy pour avoir insulté à la +majesté royale! Le roi demandait à peine une excuse, et +tout de suite il pardonnait... M. Fontan ne voulut pas +s'incliner devant ce pardon qui tombait de si haut! Tout +au fond de l'abîme, il défiait encore. Ah! je suis sûr que +M. Fontan eut un vif regret de son obstination malséante... +et courageuse, lorsque un mois après notre +ambassade à Poissy (Frédéric Soulié en était):</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Holyrood! le vieux roi, demandait à ton ombre<br /></span> +<span class="i0">Cette hospitalité mélancolique et sombre<br /></span> +<span class="i0">Qu'on reçoit, et qu'on rend de Bourbons à Stuarts...<br /></span> +</div></div> + +<p>Donc ce livre, aujourd'hui réimprimé, parce qu'enfin +je ne pouvais pas le laisser disparaître, et reparaître un +jour, sans le commentaire et sans l'explication qui désormais +lui serviront d'excuse, était tout à fait, dans +mon ambition juvénile, et qui de rien ne doute, un suprême +adieu à la monarchie expirée, une élégie au roi +que nous perdions. Dieu soit loué, qui m'a mis au rang +des honnêtes gens qui se plaisent à célébrer les causes +vaincues! Ils n'attendent rien de la fortune; ils n'ont +rien à espérer du pouvoir; ils se tiennent à l'ombre, à +l'écart, cédant la place à qui veut passer avant eux! Passez! +La place est libre!... Arrivez, ambitieux! Emparez-vous +des rumeurs populaires! Tenez-vous du côté des puissants +de ce matin! Soyez forts avec les forts, puissants +avec les tout-puissants; oubliez la veille, et contemplez +le lendemain! Hâtez-vous! qui vous gêne? Hâtez-vous! +qui vous arrête? Hâtez-vous! foulez à vos pieds victorieux +ce que vous adoriez avec crainte, et le foulez avec +joie! Il est si beau de crier, dans la foule, avec la foule!</p> + +<p>Il est si bon, si charmant de suivre, au pas de course, +un triomphateur! Ceux qui, de loin, vous voient passer +s'imaginent que vous êtes une part du triomphe, un +fragment de la conquête, un capitaine, un général!... +Hâtez-vous bien fort, et prêtez aux nouveaux venus de +ce soir les serments que vous avez prêtés aux vainqueurs +de la veille... Hâtez-vous!... pendant que dans l'ombre, +et d'une voix calme, il y a de bonnes gens qui s'obstinent +à crier au roi qui part: «Adieu, Sire! Adieu Majesté! +Rappelez-vous ceux qui vous pleurent! Bénissez-les! Bénissez-nous!» +Et puis, si l'on savait combien c'est facile, +et quel honneur inespéré on en retire, aussitôt que l'on +rencontre un de ces pauvres idiots obstinés à la fidélité, +qui se souviennent du serment, et qui n'ont pas voulu +des sentiers nouvellement frayés!</p> + +<p>Ceci dit, reprenons la préface même de l'an de grâce +1830; cette préface de <i>Barnave</i>, aujourd'hui, après tant +d'années et tant d'oublis, nous la réimprimons telle +qu'elle fut écrite, au moment où la France entière interrogeait +l'avenir des successeurs du roi Charles X. La +voilà! Je ne changerai pas un mot à cette préface, un +instant fameuse... Elle disait tout à fait, en ce temps-là, +ce que je voulais dire; elle était toute ma pensée; elle +appartenait à mes regrets, à ma sympathie, à mes respects +pour le roi de Chateaubriand, de M. Bertin l'aîné, +de Victor Hugo, de Lamartine!</p> + +<p>Et bientôt, lorsqu'il apparut que le roi Louis-Philippe +était un grand prince, un esprit ferme et libéral, un vrai +roi, père heureux d'une famille de grands capitaines, +d'honnêtes femmes et d'un véritable artiste, la princesse +Marie, à l'heure éclatante et libre, entre toutes, où la +France entrait à pleines voiles dans des prospérités inconnues, +comme un homme d'État, un ministre du roi Louis-Philippe +me disait:—Monsieur, nous voilà bien loin, +convenez-en, de la préface de Barnave?</p> + +<p>—À coup sûr, lui dis-je, et j'en conviens d'autant +mieux, que nous voilà bien loin, très-loin du prince de +Polignac, bien près du roi Charles X... et du ministère +de M. de Châteaubriand.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>PRÉFACE</h2> + +<h2>DE LA PREMIÈRE ÉDITION.</h2> + + +<p>«Si vous me demandez quel est ce livre; à quel genre +de littérature il appartient, et quelles conséquences en va +tirer le lecteur, je vous répondrai ingénument que je +suis fort empêché de vous répondre. La chose est ainsi +cependant.</p> + +<p>«En ce siècle ingénu des classifications, où, jusqu'à la +littérature, tout est numéroté par ordre et divisé par +familles, ce n'est pas, je l'avoue, un médiocre inconvénient +que de publier un ouvrage indécis, qui ne puisse +absolument se placer dans un rayon certain de la bibliothèque, +sans en troubler la savante harmonie, et sans +faire mentir la commune étiquette de tant de beaux +livres obéissant à la loi des bibliothécaires de profession. +Tels sont cependant ces nombreux chapitres à propos +de Marie-Antoinette, de Mirabeau, de Barnave, du +duc d'Orléans, en un mot, de tout ce qui a illustré, bouleversé, +ennobli, souillé la dernière période du dernier +siècle. L'idéal, le faux, l'impossible, et surtout l'impossible, +se rencontrent trop souvent dans mes récits pour +qu'ils aillent grossir la case des historiens; en même +temps, les faits y sont quelquefois si vrais, si réels, incontestables +à ce point que, parmi les œuvres de pure +imagination, ils sembleraient une disparate.</p> + +<p>«Pourquoi cependant? Il est si peu d'ouvrages de pure +invention où la vérité ne se mêle au mensonge, il est si +peu d'histoires où le mensonge ne s'allie à la vérité! +Aujourd'hui surtout où l'histoire est embarrassée de tant +de systèmes, de contradictions, de passions opposées! +Oui, je conçois l'histoire, mais comme la faisaient Xénophon, +Thucydide et Tite-Live. Alors la tradition était une; +le fait arrivait de bouche en bouche à l'historien, qui +l'enregistrait sans l'examiner; et quand il était paré des +grâces d'un style élégant, ce fait même aussitôt devenait +irrécusable. Le pauvre annaliste n'était pas occupé à +mettre d'accord des mémoires qui se démentaient l'un +l'autre. L'écuyer de Cyrus, le secrétaire de Périclès, la +femme de chambre de Cornélie, ne s'étaient pas mis aux +gages du libraire Ladvocat; ils n'avaient pas laissé de +gros volumes, remplis de mesquins détails. Tout se bornait +à l'événement principal que l'écrivain racontait avec +sa bonne foi et sa passion, que le lecteur croyait avec +simplicité! Cette franchise et ce bon sens valaient mieux +cent fois, que l'examen sans cesse et sans fin; cette bonhomie +et cette façon de croire à l'historien qui raconte, +étaient cent fois préférables à cette critique dont nous +sommes si fiers.</p> + +<p>«Mais l'histoire contemporaine! Il n'y a plus moyen de +l'écrire, depuis qu'elle appartient à tout le monde! Dans +ce labyrinthe où tant de fils viennent se croiser, comment +reconnaître le fil qui peut vous guider et vous conduire +à la lumière? En qui donc aurez-vous foi, je vous prie? +À Dumouriez, à M. de Bezenval! à Prudhomme ou à +M<sup>me</sup> Campan! Les uns et les autres, ils ont vu, «ce qui +s'appelle vu!» les mêmes événements, et tous, d'une +manière différente, ils les ont arrangés, séparés, défigurés, +au gré de leurs haines, de leurs opinions, de leurs +intérêts. Lisez, par exemple (et je vous plains!), tout ce +que les amis et les ennemis de M. de Lafayette ont écrit +à sa honte, à sa louange, dans les premières années de la +révolution, et, s'il se peut, formez-vous de cet homme une +idée complète et bien arrêtée. Ce que je dis ici d'un +homme, on le pourrait dire de tous les autres.</p> + +<p>«Je l'avouerai, mon humble esprit ne savait où se +prendre au milieu de tant d'incertitudes. Plus j'allais à la +vérité, plus elle prenait soin de me fuir. Enfin, désespérant +de l'atteindre, j'ai vu qu'il me serait impossible de +reconstruire l'histoire, et comme il m'en fallait une, j'en +ai fait une à mon usage. Deux grands faits, seulement, +m'ont paru assez clairs et positifs: la plus vieille monarchie +de l'Europe s'écroulant en quelques jours, une tête +de roi tombant sur la place publique. En même temps +l'infortune, le talent, l'erreur, le crime, mêlés à cette +étonnante catastrophe... et voilà ce que j'ai voulu représenter +en quelques personnages, résumer en quelques +noms propres.</p> + +<p>«L'infortune, en mon livre, elle porte un nom qui fait +courber les têtes les plus hautes, elle a nom Marie-Antoinette. +O l'héroïque et très-haute image de cette monarchie +encore belle et forte, mais étourdie à la façon d'une +jeune fille ignorante du monde et de ses exigences; bienveillante +à tous, et par tous abandonnée! À force de +bienfaits elle n'a créé autour d'elle que d'inutiles amitiés +et d'implacables haines. Que disons-nous? rien n'égale ses +malheurs, sinon le courage à les supporter.</p> + +<p>«Mirabeau, c'est le talent, c'est le génie emporté dans +tous les excès, par tous les vents de l'orage et des révolutions. +Il fut l'inexplicable exemple de ce que peut un +homme enivré de vice et d'intelligence, quand chez lui +l'orgueil et l'ambition conspirent avec l'éloquence, pour +tout détruire; roi par la parole, à qui ne manque aucun +genre de mépris, pas même le sien; il fait trembler +tous les trônes de l'Europe, il finit par reculer devant +sa propre conscience. Il meurt enfin quand sa mission de +renverser est achevée; homme incapable, ou, qui pis +est, parfaitement indigne de faire le bien, et de se repentir +utilement.</p> + +<p>«La vertu dans ces époques troublées, la vertu virile, +eh bien! j'avais choisi pour la représenter dans mon +drame, mon héros même, Barnave, homme de mœurs +élégantes et de langage fleuri; désintéressé au milieu +de tant de corruptions; humain et charitable au +milieu de tant de férocité. Une fois seulement la sainte +pitié le trouvera insensible, et, la vapeur du sang montant +jusqu'à son faible cerveau, il calomniera la victime, au +profit du meurtre impitoyable. Oui, Barnave, en vain du +haut de cette tribune abominable où le paradoxe est maître, +as-tu demandé, avec surprise, si le sang des meurtriers +valait la peine d'être déploré? Le sang qui coule est toujours +pur, quand il n'est pas versé par la loi pour venger +la société, et les remords du reste de ta vie expieront à +peine ces cruelles paroles.</p> + +<p>«À mon sens, Barnave représente assez bien, par ses +emportements subits, par ses colères sans frein, par son +muet repentir, par sa mort atroce, et par la réhabilitation +posthume qui fut faite autour de son nom, cette belle +part de la jeunesse condamnée à l'obscurité par sa naissance, +et qui consent de tout son cœur à l'obscurité, à +condition que personne, autour d'elle, ne s'élèvera au-dessus +d'elle. À des esprits ainsi faits, une révolution portera +toujours préjudice; cette révolution est, pour cette +jeunesse, un grand malheur: elle la rend ambitieuse; elle +l'arrache à son repos; elle l'entoure à l'improviste de +grandeurs inouïes et volées; elle la dégage en même +temps de son premier serment, ce premier serment solennel, +le seul qui compte au tribunal de Dieu, au jugement +du genre humain, le serment qu'on ne fait qu'une +seule fois. Il n'y a qu'un serment, comme il n'y a qu'un +baptême! Ajoutez à ces erreurs de la jeunesse, aux temps +cruels des révolutions, que la révolution est féconde en +parvenus du dernier étage, ce qui fait que nos jeunes +gens se regardent, et qu'ils se disent (chose étrange! ils +se disent cela tout haut): Nous valons pourtant mieux que +cela! Alors, dans ces malaises, l'usurpation devient une +contagion morale, chacun voulant usurper quelque chose +en ce gaspillage politique. Barnave aussi. Comme il vit +que Mirabeau, roi dans le peuple, était l'usurpateur de la +couronne de Louis XVI, il a voulu être, à son tour, l'usurpateur +de Mirabeau. Quoi d'étonnant? Quand il n'y a +plus de frein pour quelqu'un, il faut qu'il n'y ait plus +de frein pour personne! Aussitôt que Mirabeau fut le +maître, il n'y eut pas de raison pour que Robespierre +n'eût pas son tour. Seulement, dans cette lutte haletante +et misérable de pouvoirs éphémères qui s'élèvent et qui +tombent, dans ce nombre incroyable d'ambitions niaises +ou sanglantes, plaignons les ambitions honnêtes, plaignons +Barnave; il eut l'ambition d'un honnête homme dont on +a dérangé la voie. On s'égare, on s'étonne, on se perd, +on est perdu.</p> + +<p>«Pour figurer le crime (en cette histoire que je me faisais +à moi-même, et que j'arrangeais au gré de mon conte +d'enfant mal instruit, qui veut tout savoir en vingt-quatre +heures, qui n'écoute les conseils et les leçons de personne), +il ne s'offrait à moi que trop de modèles. J'ai pris le mien +dans un palais, comme un effrayant contraste, j'ai choisi, +par une préférence qui lui était due, et qui ne pouvait +étonner personne, un prince affreux, tout semblable à ce +portrait que fait Tacite en parlant de ces neveux de Tibère +«qui commencent à se montrer les héritiers du maître, à +force de débauches secrètes et de forfaits ignorés!» +Je l'avais sous la main, et je m'en suis servi, comme on se +sert d'un croquemitaine à épouvanter les enfants. Ce brigand +ténébreux, cet idiot, qui, pouvant d'un mot racheter +tous ses crimes, épouvanta les bourreaux eux-mêmes de +sa cynique imprécation contre cet infortuné, son parent +et son roi, dont la tête était en jeu dans cette réunion de +régicides, le voilà donc tel quel, et, s'il vous plaît, pouvais-je +trouver quelque part un exemple plus frappant +de folie et de méchanceté?»</p> + +<hr style="width: 45%;" /> + +<p>Tel était mon exorde... et tels étaient, en effet, les divers +personnages de ce livre écrit sans patience, arrangé +sans art, conduit sans talent, plein de hasards et si mal +disposé, qu'en le relisant, à cette heure, et revenant sur +ces pages oubliées, il me semble en effet que j'assiste au +rêve d'un malade. Où donc avais-je, en effet, rencontré +cet Allemand que j'affublais d'un très-grand nom de l'Allemagne? +Où donc avais-je imaginé cette fable où l'absurde +et le niais le disputent à l'impossible? En vain, +même aujourd'hui, j'y voudrais remettre un peu d'ordre, +en vain je voudrais arranger, réparer, réunir par un certain +lien ces fictions malséantes, ce serait entreprendre +une œuvre inextricable, et moi-même je me demande, en +ce moment, par quelle indulgence incroyable, et par +quelle fascination que je ne saurais expliquer, le public +contemporain de <i>Notre-Dame de Paris</i>, du <i>Vase étrusque</i>, +des premiers contes de Balzac, de <i>Volupté</i>, d'<i>Indiana</i>, et +de tant de belles œuvres justement honorées, et populaires +à bon droit, a pu tolérer la lecture de cette œuvre +informe? Il faut donc que la jeunesse ait un grand +charme? Il faut que les innocents délires portent en eux-mêmes +une inexplicable excuse, pour que ce <i>Barnave</i>, +à savoir, ce monstrueux ensemble d'opinions contradictoires, +de colères mauvaises, d'admirations stupides, cet +enchevêtrement fabuleux des plus vulgaires accidents +d'une si grande et si terrible révolution, ait trouvé grâce +un instant aux yeux de ces lecteurs dont les pères avaient +été les témoins, et quelques-uns les acteurs de cette +histoire que je défigurais à plaisir. Voilà ce qui m'étonne, +et, disons mieux, voilà ce qui m'épouvante, en ce moment +de zèle et de vérité avec moi-même, à l'heure où +la fiction se dépouille de ses oripeaux et de ses mensonges; +à l'heure où la vérité, toute nue, apparaît manifeste, +irrésistible, et montrant, à qui l'a outragée, un +visage sévère et voisin du mépris. Voilà, sincèrement, ce +que je pense, à cette heure où je suis juste avec moi-même, +de ce fameux <i>Barnave</i> et de sa fameuse préface, +et s'il était possible d'anéantir un livre qui a vécu même +une minute, une seule, à coup sûr je jetterais volontiers +ce livre aux flammes vengeresses, et de ses cendres +inertes je ferais, sans peine, un ridicule hommage aux +quatre vents du ciel. Mais (voilà la peine et le châtiment) +j'ai beau me repentir; en vain je connais les fautes et les +crimes de ce livre imprudent, je ne saurais l'effacer; il +suffit qu'il ait vécu... dix minutes, pour qu'il soit acquis +à l'accusation qui m'a frappé du côté des gens de goût, +des bons esprits, des sages esprits, des prévoyants, des +amis de la chose honorable, honorée et faite avec art.</p> + +<p>Il y a, dans Plutarque, un livre intitulé: <i>Des choses +qui se portent bien</i>... Heureux trois fois, et davantage, les +livres sains, vivants, vigoureux et bien portants! Honneur +et gloire aux <i>livres qui se portent bien</i>! Un livre en +belle et bonne santé respire à chaque page une suave +odeur de contentement, de force et de calme! Une passion +bien portante est fière et forte; un vice même, <i>bien +portant</i>, n'est pas digne absolument de nos mépris. Voyez +Harpagon, voyez don Juan! Tu te portes bien, c'est-à-dire, +ami, te voilà au niveau de la renommée et de la +gloire, au niveau de toutes les fortunes! Tu te portes bien, +c'est cela! Maître absolu de ton âme, tu vas marcher +dans les bons sentiers, tu vas exprimer les nobles sentiments, +tu vas parler la belle langue à l'accent grave, +intelligente, éloquente, au niveau des plus secrets penchants +de l'âme humaine.... Hélas! jamais histoire ou +roman ne fut plus malade que ce triste <i>Barnave</i>, enfant +mal venu d'un si jeune homme! Il n'y a rien de plus +triste à voir, et de plus triste à suivre que ce fantôme de +Barnave! Il a la fièvre, il a le délire; il passe, et coup +sur coup, de l'exaltation sans cause au découragement +sans motif; c'est un accès de tétanos, un véritable <i>delirium +tremens</i>! Roman du vide et du néant! Marionnettes +et polichinelles de l'histoire! Un théâtre où rien ne se +passe, ou pas un ne parle à la façon bienséante, honorable +et superbe de la force et de la santé. Fausse éloquence +et fausse admiration! Hormis le pieux respect +dont la reine Marie-Antoinette est entourée, hormis +quelques pages véhémentes à propos de Mirabeau, et +peut-être aussi le <i>Retour de Varennes</i>, tout est faux, +absurde et trivial dans ce roman sans forme; ici, le +moindre bruit est le bruit d'une trompette; ici, le silence +est un râle! On n'a pas affaire à des hommes, tout au +plus à des fantômes. Je vis, un jour, dans l'ancienne salle +des Doges, à Gênes, un simulacre de statues recouvertes +d'une toile blanche... on les eût prises, de loin, pour des +marbres... ce n'étaient que des mannequins, remplaçant +misérablement des statues mutilées.</p> + +<p>Que vous dirais-je? On peut comparer ce vieux livre, +oublié dans les limbes, à cette lanterne, où tantôt la +flamme envahit le verre enfumé, où tantôt la flamme +éteinte emplit de nuages et de nuit ces verres magiques, +sur lesquels devraient briller et resplendir: Madame la +Lune et Monsieur le Soleil... Voilà mon œuvre! Hélas! +il n'y a rien de plus absurde et de plus mal fait. «Un +fagot mal lié!» me disait un jour M. Sainte-Beuve.... +et je le trouve indulgent, comme s'il n'y avait pas: <i>fagots +et fagots!</i></p> + +<p>Je ferme ici ma parenthèse, et même il me semble que +voilà bien longtemps déjà qu'elle est ouverte. Ainsi nous +reprendrons, s'il vous plaît, la première préface à l'endroit +même où nous l'avons laissée il n'y a qu'un +instant, mais cet instant de flagellation m'a paru diablement +long.</p> + + +<h2>SUITE DE LA PREMIÈRE PRÉFACE.</h2> + +<p>«Arrivons maintenant à la question difficile, une question +de personnes et de noms propres, et d'autant plus +dangereuse à traiter, que j'ai été averti avec tout l'intérêt +d'un père (M. Bertin l'aîné), par un homme à qui j'ai +voué le respect d'un fils, et qui doit m'aimer un peu, je +le sens aux respectueux dévouement que j'ai pour lui.</p> + +<p>«Mais comme à des conseils ainsi donnés, si paternellement +et de si haut, il n'y a que deux manières de répondre, +l'obéissance ou le sincère aveu d'une passion bien +sentie, je ne répondrai pas, publiquement, à ces conseils +donnés dans l'intimité, et dont l'oubli ne peut tomber que +sur moi seul.</p> + +<p>«Je n'ai à répondre ici qu'à ces questionneurs en titre, +aux trembleurs par métier, aux gens de sang-froid par +tempérament, et dont la fausse pitié ne manquera pas +d'accourir au premier mot qui leur semblera trop vif. Le +monde est plein de ces esprits timides qui voient un +danger dans tout, qu'une vérité historique effraie autant +qu'une aventure impossible, et qui, pour sauver le présent, +vous font bon marché du passé. Je vois déjà un de +ces peureux arriver chez moi, tout alarmé, tout en +désordre:—Ah! mon ami, qu'avez vous fait? que vous +êtes jeune! Y pensiez-vous quand vous barbouilliez de +honte un premier prince du sang?</p> + +<p>«Ce prince, monsieur l'homme aux ménagements, +ce prince, qui n'a droit qu'à l'impartialité, et que j'ai +représenté tel qu'il m'a paru: avare et prodigue à la +fois, débauché sans vergogne et sans plaisir, qui ne +laissa pas même au crime sa seule dignité, l'énergie; un +malheureux qui n'osa jamais regarder un homme en +face, et pas même le roi Louis XVI; ce prince est à moi, +il m'appartient par tous les droits de l'histoire. Ses lâchetés, +ses vices, ses orgies, ses fanfaronnades, sont de mon +domaine, et je ne m'en puis dessaisir, par un misérable +calcul d'intérêt ou de peur. Je sais bien quelles raisons +vous allez me donner, entre autres raisons: que la mémoire +de ce prince est aujourd'hui à l'abri d'une couronne: +mais vos raisons ne sont pas les mêmes que les +miennes. Ce prince dont je m'empare, c'est ma révolution +de 1830; c'est l'épave qui m'est venue du grand +naufrage. J'ai saisi corps à corps, dès que je l'ai pu, en +tout danger, cet étrange héros, si bien fait pour l'auteur +dramatique. Ce qui eût été lâcheté, il y a un an, est devenu +courage aujourd'hui; à chacun sa part du butin +qu'on se partage; au duc d'Orléans la couronne de +France, à nous Philippe-Égalité! Vous me demandez +grâce pour lui: mais lui, a-t-il fait grâce? A-t-il eu pitié +de la plus belle des femmes, de la plus malheureuse des +reines, de la plus contristée des mères? J'attache son nom +au poteau infamant... N'a-t-il pas dressé l'échafaud où +Marie-Antoinette est montée, traînée à ces hauteurs sanglantes +par la haine et par la calomnie? Non, pour cet +homme je ne mentirai pas à la vérité.</p> + +<p>«On ne me verra pas, historien paradoxal, réhabiliter +sa mémoire et faire pour lui ce qu'a fait Walpole pour +Richard III; dans ma galerie de tableaux il paraîtra en +pied, je ne jetterai pas sur sa laide figure le voile noir de +Faliero: Faliero avait gagné des batailles avant de trahir +son pays.</p> + +<p>«Et puis voyez, monsieur, jusqu'où nous conduirait ce +système de transactions avec l'histoire! Soit, j'y consens: +je vais brûler mon livre, car j'aime mieux l'anéantir que +d'en arracher une page. Allons, je ferai un autre livre, +je peindrai une époque plus reculée: la vieillesse de +Louis XV avec ses prodigalités, ses scandales, ses faiblesses; +je montrerai la monarchie expirante de luxe et +d'impuissance dans les bras de la Dubarry. Cependant il +me faut d'autres personnages que Louis XV et M<sup>me</sup> Dubarry. +On ne fait pas un roman à deux personnages, à +moins de rencontrer Paul et Virginie, ou Manon Lescaut +et le chevalier Desgrieux. Donc je prendrai nécessairement +ceux qui approchaient le trône de plus près; dans +ce nombre, le plus élevé par sa naissance, ne saurait être +oublié. Aussi bien quelle figure à dessiner! quelle dépravation +au milieu de tant de dépravations! Ce prince, le +fils de Henri IV, est gros, épais, commun; le temps pèse +à ses jours désœuvrés; la chasse seule occupe les facultés +de son âme; sa force intellectuelle se résume entre un +contre-pied du cerf et un défaut de sa meute; s'il pleut, +si le soir il digère mal, ses courtisans et sa maîtresse +jouent la comédie pour le distraire: mais quelle comédie! +Il faut être un prince ou bien M<sup>me</sup> de Montesson, sa maîtresse, +ou tout au moins quelqu'un des leurs, pour entendre +pareille comédie sans rougir. Déjà les polissonneries +de Collé semblent trop voilées et trop chastes à cette cour +d'un goût délicat. Vadé seul, Vadé, son langage des +halles, ses jurons, ses ordures, ont le talent d'égayer les +tréteaux de Bagneux et de Sainte-Assise, d'arracher un +sourire à ce prince subalterne et à sa Maintenon du +second ordre.—Ah! monsieur, m'allez-vous dire, un +peu d'indulgence, un peu de ménagement pour celui-là, +car, après tout, c'est notre aïeul.</p> + +<p>«C'est notre aïeul! je me rends à cet argument. Remontons +un peu plus haut, j'espère que nous serons +plus heureux.</p> + +<p>«Louis XV est jeune encore, charmant, aimé, victorieux; +Ses mœurs faciles le poussent à l'amour, mais ses +amours sont nobles et élégantes. À ce brillant tableau vient +s'opposer un contraste singulier. Il n'est pas de romancier +ou de poëte comique qui consentît à se priver d'un si +grotesque personnage. Louis d'Orléans, libertin dans sa +jeunesse, est devenu dévot, ou plutôt superstitieux, dans +son âge mûr. Entouré de livres ascétiques, lui-même il +compose des ouvrages de théologie, pour le malheur de +ses bons génovéfains, qu'il ennuie toute la journée de sa +prose sérénissime et de ses subtilités monacales. À cette +folie religieuse il joint une folie d'un autre genre. Il ne +veut pas croire que l'on puisse mourir, il nie la mort pour +lui échapper, comme un médecin nous conseillait de nier +le choléra-morbus pour l'éviter. Un jour, que son intendant +lui soumettait les comptes du trimestre, il remarqua +quelques diminutions dans la dépense; il en demanda +la cause.—Monseigneur, plusieurs rentes viagères +que vous payiez se sont éteintes.—Comment?—Monseigneur, +les rentiers sont morts.—Ce n'est pas vrai, +ce n'est pas possible. Vous êtes bien osé de me tenir un +pareil langage! Apprenez, monsieur, qu'on ne meurt plus +aujourd'hui. Arrangez-vous pour payer ces rentes, ou je +vous chasse.»</p> + +<p>«Un tel personnage paraîtrait peut-être assez original +dans mon roman, mon livre, mon histoire, comme vous +voudrez l'appeler. Mais je vous vois venir.—Ah! monsieur, +laissez ce pauvre fou, qui n'a fait de mal à personne! +Chacun a ses travers; celui-là, vous en conviendrez, +est le plus innocent de tous. Il vaut mieux payer +des créanciers morts que ne pas les payer vivants. Et +puis enfin, monsieur, c'est notre trisaïeul.</p> + +<p>«—C'est notre trisaïeul! Je n'ai plus rien à dire. Paix +à notre trisaïeul! Remontons encore.</p> + +<p>«Mais, hélas! je me trouve plus empêché que jamais. +Nous voici arrivés à la Régence. Au dehors, l'avilissement +de notre dignité nationale; au dedans, la banqueroute: +partout la honte.</p> + +<p>«De la Régence, le savez-vous, monsieur? datent tous +nos malheurs. Le caractère public de la nation s'efface +ou plutôt disparaît: l'antique bonne foi périt dans les +calculs avides et insensés de Law; les croyances religieuses +tombent devant l'audace des sceptiques. Les +mœurs de la famille se corrompent pour imiter la corruption +de la cour. Dans cette cour, il n'est point de vice +qui ne soit représenté par quelque grand nom. Les plus +illustres exemples ne manquent pas aux désordres les +plus criminels. L'inceste les préside, une couronne en +tête, un sceptre à la main.</p> + +<p>«Ajoutez que la liberté civile ne gagne même pas à cette +licence des mœurs. Tandis que l'on affiche un insolent +mépris de la religion, au nom d'une abominable bulle +les cachots se remplissent des citoyens les plus innocents +et les plus vertueux. Voltaire est enfermé à la Bastille +pour des vers qu'il n'a pas faits. Il est puni comme s'il +était l'auteur d'une Philippique, comme s'il s'était écrié, +avec Lagrange Chancel:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Nocher des rives infernales,<br /></span> +<span class="i0">Apprête-toi sans t'effrayer<br /></span> +<span class="i0">À passer les ombres royales<br /></span> +<span class="i0">Que Philippe va t'envoyer.<br /></span> +</div></div> + +<p>«Vous me demandez si je crois à toutes ces accusations? +J'aime à douter du crime. Mais, s'il me prenait fantaisie +d'écrire l'histoire des Atrides, il me faudrait à toute force +parler de meurtres et d'adultères: de même, si j'écrivais +l'histoire de la Régence, l'inceste et le poison devraient +trouver place dans mes récits.</p> + +<p>«Sans doute ce n'est pas là votre compte, et vous m'allez +dire encore:—Ne troublons pas la mémoire de ce +bon Régent! Je conviens qu'il a eu quelques torts de +famille, mais on exagère toujours; puis il était brave, +spirituel; à force d'indifférence il s'est montré quelquefois +clément; et, entre nous, c'est encore ce que nous +avons de mieux dans notre généalogie.</p> + +<p>«Je cède à cet argument domestique. Volontiers, +j'abandonne le Régent et ses maîtresses. Je vais aller +encore un peu plus haut, car, je vous l'ai dit, il me faut +un roman dont les personnages soient pris dans les temps +modernes. Assez de grands talents se sont occupés du +moyen âge et nous ont promenés dans les siècles lointains.</p> + +<p>«Voici Louis XIV entouré de toutes les pompes de son +règne: à sa voix, Versailles s'élève, le commerce renaît, +les arts fleurissent: à tout ce qu'il touche le Roi imprime +un caractère de grandeur, ses faiblesses mêmes sont ennoblies +par je ne sais quel éclat de bon goût.</p> + +<p>«Dans cette cour où le grand Condé, Turenne, Corneille, +Racine, Molière, donnent au trône plus de force et +en reçoivent plus de dignité, dans cette cour brillante de +tous les genres de splendeur, un homme seul se rencontre +comme pour la déparer; seul il reste insensible à +tant de merveilles. Immobile au milieu de cette glorieuse +activité, il s'habille en femme, Sardanapale aux genoux +d'une chambrière laide et intrigante; encore s'il ne s'abaissait +pas à d'autres amours, mais il en est que la +nature réprouve autant que la morale: ceux-là sont faits +pour lui. Cet homme, ce prince, c'est Monsieur, frère de +Louis XIV et duc d'Orléans. Or, je vous le demande, +puis-je l'oublier, ou comment faut-il que j'en parle, si +j'en parle?</p> + +<p>«Vous voyez donc qu'avec la meilleure volonté du +monde, c'est là un passé à ne pas défendre. L'histoire est +une trop grande dame pour se plier à toutes les fantaisies +de courtisans nés d'hier. Laissons à l'histoire sa libre +allure, comme on laisse sa libre allure à la flatterie. +N'avez-vous pas vu, au dernier salon, un duc d'Orléans +qui se casse, en dansant, le tendon d'Achille? La flatterie, +faute de mieux, a fait de cet accident grotesque un grave +portrait d'histoire. Le peintre nous a représenté le duc +au moment où il tombe sur le plancher dans l'attitude +d'un frotteur maladroit qui cire un parquet. Le tableau +existe; il deviendra peut-être de l'histoire. S'il lui fallait +un pendant, laissez faire la flatterie, elle saura le trouver, +ce pendant historique: elle fera un tableau dans lequel +nous verrons le cardinal Dubois, par exemple, le pied +levé, lui aussi, et déguisant son noble maître jusqu'à +l'excès.</p> + +<p>«Il y aura toujours assez de gens pour draper majestueusement +même un coup de pied au derrière. Laissez-nous +donc être vrais, nous autres, quand nous l'osons.</p> + +<p>«Si j'ai un conseil à donner aux courtisans du nouveau +régime, c'est de prendre leur parti sur nos livres, +comme nous avons pris notre parti sur leurs tableaux +d'histoire.</p> + +<p>«À les entendre, et pour complaire à des vanités de +famille, il faudrait confisquer l'histoire d'un siècle et +demi, et désormais la plus adroite flatterie de ce qui est +serait l'oubli de ce qui fut. Mais ces accommodements +peuvent-ils entrer dans un esprit droit et libre? Est-ce ma +faute, à moi, si vous êtes contraints de renier vos aïeux, +comme un parvenu de la veille désavoue son père le +maltôtier? Je ne sais ce que je gagnerais à cette complicité +de mensonges, mais je sais qu'elle ne servirait de rien +à ceux que j'adulerais si bassement. Qu'importe, en effet, +quels furent leurs ancêtres? Quels ils sont, voilà ce qu'on +demande. Il se peut même que, loin de perdre à ces souvenirs +historiques, ils grandissent, au contraire, par la +comparaison: la vertu ainsi que la royauté commence +avec eux dans leur race. Leur héritage n'est grevé d'aucun +de ces legs de gloire qu'il est quelquefois difficile +d'acquitter. Enfin, on les louera davantage encore de +n'avoir aucun des vices de leurs pères, s'ils possèdent +toutes les vertus qui leur ont manqué.»</p> + +<hr style="width: 45%;" /> + +<p>Telle était cette fameuse préface; en voilà tout le côté +venimeux! De ces pages misérables, est venu à mon +triste roman son petit succès d'un instant. Et maintenant +que je les relis de sang-froid, et que je me rends compte +des injustices et des cruautés que contenaient ces lignes +fatales, la rougeur m'en monte à la joue, et je me demande +en effet si c'est bien moi qui ai signé ces violences misérables? +Remarquez aussi la forfanterie, et comme elle +était bienséante, en effet.</p> + +<p>C'était le meilleur, le plus libéral et le plus clément de +tous les rois, que j'attaquais sans peur... et sans danger +dans cette préface misérable; et la belle œuvre, après +tout, de l'injurier dans ses ancêtres, et la belle ambition +de ressembler à ces misérables petits tribuns qui menacent, +du poing, le soleil! Que c'était joli et bien trouvé +de me mettre à trembler, sous une loi qui nous laissait +toute liberté d'écrire, et que je faisais là de l'héroïsme à +bon marché!</p> + +<p>Et quand je disais que les avertissements ne m'avaient +pas manqué, je ne disais que la moitié de la leçon qui +m'avait été faite par le plus juste et le plus loyal des +conseillers, M. Bertin l'aîné, mon second père. Il venait de +m'adopter, comme un des siens; il venait de m'ouvrir, +paternellement, le <i>Journal des Débats</i> où, depuis trente +années, j'ai trouvé le travail et le pain de chaque jour; il +m'aimait déjà, comme un vieillard aime un jeune homme +honnête et laborieux, qui n'a pas d'autre ambition que +l'ambition de l'heure présente, et qui, déjà, se sent tout +pénétré des exigences de la terrible et décevante profession +du journaliste. Moi, de mon côté, le voyant affable +et bon, de cette inépuisable bonté que je n'ai jamais +retrouvée en personne, avec tant de grâce et de douceur, +je lui disais toute chose; il était si bon, qu'il voulut +relire les épreuves de ce <i>Barnave</i>, une faveur qu'il avait +faite à M. de Chateaubriand pour les épreuves de l'<i>Itinéraire</i> +et des <i>Martyrs</i>.</p> + +<p>Donc, obéissant à ses moindres désirs, qui étaient des +ordres pour moi, je portai triomphalement à M. Bertin, +dans cette belle maison des Roches (O jardins, ô douce +vallée, où Victor Hugo conduisait sa muse, sa femme et +les quatre enfants dont les voix fraîches remplissaient +cet espace enchanté!), mon pauvre manuscrit de <i>Barnave</i>. +À me voir passer, la tête haute et le regard superbe, +les gens qui ne me connaissaient pas, auraient +pensé que je portais avec moi <i>Hernani</i>, <i>Marion Delorme</i> +ou <i>la Recherche de l'absolu</i>; je devais avoir en ce moment +quelque aspect du tribun, du ténor, du capitaine, ou +disons mieux, du matamore! «Tu portes César et sa +fortune!» Heureusement que j'avais affaire avec l'indulgence +en personne, et que M. Bertin me reçut et +m'écouta le plus simplement du monde. Il avait commencé +par sourire; il devint sérieux; à la fin de ma lecture +impitoyable il était visiblement attristé, son bon sens et +sa prudence avaient subi une cruelle épreuve à la lecture +de ce pathos sentimental; il avait trouvé bien triste et +bien épais, ce nuage où brillaient quelques éclairs. Notez +que j'avais commencé par le livre, et que j'avais gardé +la préface pour la fin, comme un morceau d'une éloquence +irrésistible. Ah! le brave homme!... Et songer à +quel point cette lecture a dû l'attrister!</p> + +<p>Disons tout: mon enthousiasme et mon admiration +pour cette belle œuvre, à peine étais-je arrivé à la fin de +la première partie, avaient déjà perdu à mes propres +yeux beaucoup de sa force et de son génie. À mesure +que je lisais ce misérable roman, à ce grand juge, et que +je cherchais à deviner mes futurs destins sur ce noble et +sympathique visage, il me semblait que je descendais de +mes hauteurs. Parfois je m'arrêtais:—Continuez, me +disait-il. Parfois je hâtais mon récit qui m'impatientait +moi-même:—Or çà n'allons pas si vite, et modérez-vous, +au moins, dans le débit, reprenait M. Bertin. Puis +il m'interrompait, tantôt en me disant:—Allons déjeuner! +Tantôt, sans mot dire, il se levait, et fermait mon +livre, avec un sourire assez voisin de l'ironie, et je le suivais +dans les belles allées de ce beau parc qu'il avait +planté, sur les bords de ces ruisseaux dociles à sa +voix, sur les rives de ce lac qu'il avait appelé au milieu +des vertes pelouses. Et comme s'il eût voulu me faire +honte (il n'y pensait guère), chemin faisant, nous rencontrions, +oublié sur un banc de verdure, un volume de +Voltaire, un traité de Platon, un de ces chefs-d'œuvre +éternels dont il faisait, tour à tour, la compagnie et +l'enchantement de ses jardins.</p> + +<p>Et lorsque enfin, après toutes ces haltes dans l'ennui, +il eut subi tout mon livre, il me prit à l'écart de trois ou +quatre jeunes gens qui devaient être, avec tant de courage +et de talent l'honneur et la popularité du <i>Journal des Débats</i>, +et qui causaient en riant, dans ces belles allées, de +toutes les promesses de l'avenir:—Je vous ai bien écouté, +me dit-il; à votre tour, écoutez-moi, je verrai après, si +vous êtes sage, et si vous méritez un bon conseil.</p> + +<p>Alors, de cette voix qui eût été toute-puissante à +quelque tribune libérale (il n'a jamais accepté un seul +de ces honneurs trop brûlants pour lui!), ce brave +homme, et ce digne homme, entreprit de convaincre un +obstiné qui ne voulait rien entendre. Il représenta à +l'auteur de <i>Barnave</i> qu'il était trop jeune, et trop inhabile +à toutes les choses sérieuses, pour se mêler sans ordre +à ces grands événements qui tenaient l'Europe inquiète +et le monde attentif; que le nouveau roi de cette France +en proie aux disputes, lorsqu'il acceptait cette couronne +exposée à de si cruels périls, faisait une action courageuse +et d'un grand citoyen; donc celui-là sera un +homme injuste, un homme ingrat, qui s'attaquera si +vite (avec si peu de dangers pour soi-même) à ce courage, +à cette prévoyance, à cette patience, à ce grand +talent d'attendre et de prévoir. Quoi donc! voilà un +prince éprouvé par toutes les vicissitudes les plus cruelles +et les plus inattendues de la fortune insolente, un père +de famille à peine remis des confiscations et des exils, +qui s'occupe à réparer les ruines de sa maison, à retrouver +ce qu'il a perdu dans l'orage, à élever royalement +une famille bourgeoise, un homme ami de la paix, indulgent +à tous, sévère à lui-même, intelligent du temps +présent, plein de respect pour l'avenir, qui, nous trouvant +tout d'un coup tombés dans l'abîme, arrive au premier +cri de ce peuple au désespoir: «Seigneur! Seigneur! +sauvez-nous! Nous périssons, Seigneur!»</p> + +<p>Il arrive, et dans cette balance où pèse,... implacable, +une révolution surnaturelle, il jette à l'instant ses biens, +son nom, ses enfants, ses chers enfants, sa femme elle-même, +un ange, une sainte, une mère, et la plus tendre +aussi de toutes les mères:—«Tout cela (dit-il) est à +vous, à la France, à mon règne. Allons, suivez-moi.»</p> + +<p>Voilà ce qu'il dit à la France. Il appelle en même +temps à l'aide, au secours du nouveau trône et des +libertés nouvelles les historiens, les philosophes, avec +les poëtes nouveaux, donnant sa part à chacun d'eux +dans cet établissement qui devait durer dix-huit années, +tout autant que les deux rois de la restauration, +tout autant que l'empereur, autant que le règne du cardinal +de Richelieu lui-même! Il a donc voulu régner avec +les plus beaux esprits et les plus libres penseurs de son +temps; bien plus, il accepte, imprudent sublime, une +royauté difficile, inquiète, incomplète, agitée au dedans, +humble au dehors, pleine d'émeutes, de résistances, de +réclamations, et, pour lui-même, pleine d'escopettes et +de poignards!</p> + +<p>Donc (c'est toujours M. Bertin qui parle à l'auteur de +<i>Barnave</i>) s'attaquer, de prime abord, à ce roi plein de +justice, entouré d'embûches et désarmé des remparts de +la majesté royale, était chose assez malséante. À quoi +bon? De quel droit? Moi-même, l'auteur de ce <i>Barnave</i> +déclamateur, n'avais-je pas salué, naguère, dans son +Palais-Royal, entouré de sa jeune et bienveillante famille, +ce roi Louis-Philippe, notre dernier espoir, notre dernier +défenseur? Laissons, croyez-moi, disait M. Bertin, les +insulteurs de profession tourmenter ce brave homme; +au contraire, honorons sa bonté, son travail, son zèle et +sa royauté naissante!... Tel fut le conseil que me donnait +M. Bertin; à ces conseils, il ajouta celui-ci: «Respecter +le roi qui nous venait en aide, rassurer ces enfants +qui seront bientôt les princes légitimes de la jeunesse +libérale, et, si je voulais dire un adieu suprême au roi +Charles X, le dire hautement, sans colère et sans injure, +à celui qui vient, proclamé par la reine du monde et +des révolutions... la Nécessité.»</p> + +<p>Ceci dit, avec la plus sincère et la plus loyale conviction, +mon cher maître me suppliait de ne pas me fermer +toute carrière, à mes premiers pas dans la vie; il me +disait que, nécessairement, dans les sentiers que nous +devions parcourir, les uns et les autres, d'un pas ferme et +sûr, je me rencontrerais avec quantité de bons et beaux +esprits, bien décidés à maintenir l'établissement d'hier, +à conserver ce qui n'avait pas péri dans le commun naufrage, +et, disons tout, si quelques-uns parmi les combattants +d'hier regrettaient d'avoir trop cruellement traité +le roi qui partait, c'était à ceux-là mêmes un motif excellent +pour ménager le nouveau roi, pour l'entourer de +déférences, pour le défendre et pour l'honorer.</p> + +<p>Quant au livre en lui-même, ici mon admirable conseiller +disait que c'était une composition pleine de hâte +et de malaise, indécise et mal nouée; il n'y avait là ni +commencement, ni milieu, ni dénoûment. Pour quelques +chapitres dans lesquels on reconnaît quelque talent +d'écrire, et quelques passages qui sentaient l'inspiration, +que de fautes contre la logique et le sens commun! En +même temps, quels affreux détails! Quels épisodes qui +touchaient au délire! Où donc étaient le calme et le sang-froid? +Où donc allais-je, au hasard, cheminant sans but +et sans frein?—Bref, ce <i>Barnave</i> était un livre idiot +dont on pourrait tout au plus sauver quelques bonnes +pages.... et je ferai bien d'y renoncer.</p> + +<p>Telle fut la conclusion de ce discours. Ceci fut dit avec +une énergie, une grâce, un accent irrésistibles. Qui que +vous soyez, vous connaissez M. Bertin l'aîné,... vous +l'avez vu (quel chef-d'œuvre!) sur cette toile impérissable +où M. Ingres, dans tout l'éclat et toute la vérité de son +génie, a représenté ce regard, cette attitude et cette intelligence +éloquente... Tel il était, lorsqu'il parlait à cœur +ouvert! Et le moyen de résister à cet ordre ainsi donné?—Non! +non! me disais-je à moi-même, il ne faut pas pousser +plus loin cette injustice, et malheur à moi, si je ne +suis pas convaincu que je viens d'écrire un mauvais livre! +Ainsi, je reviens à Paris, bien décidé à tout brûler.</p> + +<p>Mais quoi! l'orgueil, la vanité, la fausse honte et les +gens qui vous disaient: «C'est superbe! Y pensez-vous, +brûler un pareil livre?» Ou bien, il y en a d'autres qui +vous disaient: «Votre livre est annoncé! On sait déjà ce +qu'il renferme. Il est attendu par des gens qui seront bien +mécontents de votre manque de parole...» Et voilà comme +après une si bonne et si sage résolution, quand mon penchant +même était de jeter au feu ces gerbes sans épis, +ces fleurs mal liées, ces fagots d'un fagotier ignorant, il +advint que le fameux <i>Barnave</i> fut publié, sans que j'eusse +ôté même les fautes les plus grossières, même les folies +les plus inutiles!... M. Bertin en eut certes un chagrin +bien sincère... il ne m'a jamais dit un mot de ce <i>Barnave</i>! +Il ne l'a pas relu, j'en suis sûr, et, par un châtiment +sévère, il n'en fut pas dit un mot dans le <i>Journal +des Débats</i>.</p> + +<p>Cela fit le bruit <i>d'une châtaigne qui pette au feu d'un +fermier</i>... eût dit Shakespeare. O justice! O bon sens! +Après deux éditions de ce <i>Barnave</i>, il n'en fut plus +question dans ce monde lettré où j'ai passé ma vie! À +coup sûr, il en eût été fait plus de bruit, si je l'avais brûlé +d'une main délibérée. On eût dit: c'est dommage; et le +souvenir de ce livre anéanti par moi m'eût placé au rang +des écrivains qui se sont fait justice. Ils sont rares; on +les compte. Eh! que j'ai perdu là une admirable occasion +de rivaliser avec eux, M. Bertin attestant de ma modestie +et de ma docilité.</p> + +<p>Heureusement que s'il a été fâché contre mon œuvre, +il eut bien vite oublié mon crime; et comme il me vit +désormais uniquement voué à ma tâche, attentif et plein +de zèle à tout ce qui touche à mes devoirs, devenu prudent +par ma chute, et rendu juste aussi par le spectacle +assidu des grands services que nous rendaient, chaque +jour, ce bon roi, cette reine admirable et ces princes, +leurs nobles enfants, il oublia tout à fait ce malheureux +<i>Barnave</i>. Ainsi, plus nous suivions ce grand sage en son +sillon lumineux, plus nous écoutions sa parole, et plus +nous nous sentions voisins de ce roi juste, honorable et +loyal. Jusqu'à la fin, nous l'avons écouté et suivi; nous +étions à son lit de mort où il attendait son heure suprême +avec le calme et la sérénité des âmes fortes.—«Ne +me pleurez pas, nous disait-il: j'ai vécu heureux; +je meurs heureux, c'est vous que je pleure, et c'est sur +vous que je pleure!» Ah! M. Bertin l'aîné! Il avait tant +de prévoyance! Il savait si bien l'avenir!</p> + +<p>Et maintenant, si le lecteur voulait savoir pourquoi +cette nouvelle édition d'un si méchant livre, et pourquoi +je rends aujourd'hui cette vie éphémère à ces pages +mortes depuis si longtemps?</p> + +<p>J'ai voulu, dirais-je au lecteur, sauver de l'immense +oubli la partie honnête et vaillante de ce livre où j'avais +jeté la première inspiration de ma jeunesse. En même +temps, je voulais témoigner de mon châtiment, de mon +repentir! Je voulais dire aussi que le jeune homme +imprudent qui publiait ce <i>Barnave</i> il y a trente six ans, +(c'est un siècle!) a racheté sa faute à force de dévouement +et de respect, lorsqu'aux jours de 1848, quand +la France eut perdu son dernier roi, quand même son +image était insultée, aux heures sombres où le nom seul +du roi était une récrimination violente, l'auteur de <i>Barnave</i> +eut l'honneur de crier aux insulteurs de son roi: +«<i>Vous êtes des lâches!</i>» Puis, quand le roi mourut, en +exil, l'auteur de <i>Barnave</i> eut l'honneur d'écrire au milieu +de Paris l'oraison funèbre de ce bon prince, et ces +pages funèbres furent soudain comme une consolation +dans tout ce royaume en deuil! Ajoutons ceci que l'auteur +de <i>Barnave</i> avait conservé le droit de défendre cette +royauté vaincue, à force de modestie et d'abnégation.</p> + +<p>Cette royauté dans l'abîme, elle ne savait pas même le +nom de son défenseur, et, quand elle l'apprit par hasard, +elle en eut une certaine joie, en songeant qu'elle +trouvait au moins justice et reconnaissance dans un écrivain +pour qui elle n'avait rien fait... et qui ne lui avait +rien demandé!</p> + +<p>Qui que vous soyez, félicitez-vous d'un dévouement +sans récompense! Heureux les rois que vous aimez et que +vous pleurez, uniquement pour la part qu'ils vous ont faite +dans la liberté commune et dans le bonheur de tous! Ils +peuvent se fier à des hommages qui les vont chercher dans +l'exil, et qui n'ont jamais eu rien de servile; leurs enfants +doivent, au fond de leur cœur, honorer un dévouement +qui les console au delà des océans.</p> + +<p>Peut-être aussi les braves gens, voyant ma peine, et +témoins de mon travail de chaque jour, accepteront ce +livre oublié comme un des plus humbles témoignages de +ce grand règne de dix-huit années, qui supportait de si +méchantes rapsodies, et qui contenait de si belles œuvres! +O règne intelligent, clément, pacifique! Il a vu naître +<i>Hernani</i> et les <i>Paroles d'un Croyant</i>; il contenait Armand +Carrel et M. de Balzac; il vit mourir Chateaubriand et +venir au monde Alfred de Musset! Il a vu, réunis à son +ombre indulgente tant de grands ouvrages et tant d'écrits +éloquents, de M. de Lamartine à M. Thiers, de M. Cousin +à M. Villemain, de Béranger à M. Guizot! Ce règne est +un monde où tout passe, où tout brille, où tout meurt! +Il a produit dans les arts <i>Robert le Diable</i> et les <i>Huguenots</i>, +la <i>Stratonice</i>, de M. Ingres; la <i>Jane Grey</i>, de Paul +Delaroche, la <i>Marguerite</i>, d'Ary Scheffer, et la <i>Jeanne +d'Arc</i> de la princesse Marie; il a rempli la double tribune +et le monde entier des voix les plus éloquentes; il +a fait du roman un poëme, et du journal qui passe, +un livre immortel! Il a ouvert même les tombeaux... ce +tombeau de Louis XIV, appelé le château de Versailles, +étonné de retrouver même une heure..., un instant, ses +anciennes et royales splendeurs.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h1>BARNAVE</h1> +<hr style="width: 65%;" /> + +<h1>PREMIÈRE PARTIE</h1> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE I</h2> + + +<p>Je ne suis plus guère qu'un malheureux prince allemand, +vivant dans le passé, fort indifférent au temps présent, +et surtout m'inquiétant peu de l'avenir. Je ne tiens +plus à rien, pas même aux gothiques préjugés de ma maison. +Cependant, tel qu'on pourrait me voir, enfoncé dans +mon fauteuil dont les armoiries s'effacent tous les jours, +j'ai été, bel et bien, Français et Parisien, aux instants les +plus dangereux du dernier siècle. Malgré moi, j'ai vu naître +et grandir ce qu'on appelle, en nos écoles, les <i>doctrines +de la Convention</i>. J'ai été le camarade innocent de tous +ces terribles pouvoirs des premiers temps de la révolution +française; je les ai connus, je les ai touchés; ils n'ont +pas été plus à nu, pour leurs concitoyens, valets de +chambre, qu'ils ne l'ont été pour moi-même. Aussi m'aurait-on +bien étonné, si l'on m'eût dit ce que ces hommes +seraient un jour, à quelle fortune ils étaient destinés, et +que devant eux devait crouler la plus vieille et la plus +éclatante monarchie de l'univers.</p> + +<p>Tout d'abord, je n'ai vu, dans ces hommes, que ce qu'ils +étaient en apparence, ou plutôt que ce qu'ils étaient réellement +avant que le sort les plaçât si haut: de jeunes et +pétulants esprits, pleins d'audace, obéissant au hasard, et +se doutant peu qu'ils seraient un jour de grands hommes. +C'est ainsi qu'ils me sont apparus. Je les ai quittés au +moment où leur destinée d'hommes publics allait s'accomplir; +depuis, j'en ai entendu parler de tant de façons +différentes, on leur a prodigué tant de gloire, on les a couverts +de tant d'infamie, et cela, à si peu de distance, que +je sais à peine aujourd'hui ce que j'en dois penser, et que +choisir dans ces jugements si opposés. Quoi qu'il en soit, +ce n'est pas, à Dieu ne plaise! une histoire que je veux +écrire, c'est le frivole roman de ma jeunesse. En ces pages +malhabiles, il ne s'agira que de moi seul, et non pas de +trônes renversés et de sceptres brisés, au pied des échafauds +sanglants. Songez, je vous prie, en lisant ce futile +récit, que vous assistez aux souvenirs d'un vieillard ignorant +et fatigué, qui, par oisiveté, se fait jeune encore une +fois avant la mort; rappelez-vous que ce sont les écrits +d'un homme incertain, même de ses opinions; d'un Allemand +et d'un grand seigneur, double raison pour douter +de la liberté. Ajoutez ceci: que je suis vieux, que j'ai vu +commencer la liberté chez nos voisins, que je l'entends +gronder chez nous d'une manière formidable, et que j'ai +peur de cette liberté moderne. Elle a brisé tant de +grandes choses! Elle a versé tant de sang!</p> + +<p>Ainsi je veux être et je serai jeune encore, et tout un +jour. Je veux me parer des guirlandes fanées de ma jeunesse. +Une révolution, quand on a vingt ans, c'est un +spectacle. Il y a de la passion et de la vie en ces grands +dérangements des peuples: c'est tout ce qu'il faut au jeune +homme. En même temps n'oubliez pas que j'ai appris la +vie au milieu du Paris de Louis XVI; que je suis venu assez +à temps à Versailles même, pour entendre les derniers +soupirs de ces longues voluptés royales, pour assister +aux dernières victoires de cette incrédulité moqueuse +et toute française, dont l'Allemagne a fait raison. C'est +un grand spectacle une royauté qui se meurt. Quand la +vieille force et les vieux dieux s'en vont, il se rencontre +en cette double agonie un moment d'hésitation qui n'est +plus l'ordre, et qui n'est pas le désordre, auquel la curiosité +humaine ne saurait résister. À cet instant même +j'étais en France, et ce moment terrible, je ne l'ai pas +compris, quand il était sous mes yeux; je m'en souviens, +à présent, comme si je l'avais parfaitement compris.</p> + +<p>À peu d'exceptions près, le même accident attendait +tous les hommes de notre époque. Aussi bien leur plus +grande et leur plus heureuse occupation, dans ce siècle +occupé, a-t-elle été de se souvenir. Marchons donc en +arrière, il le faut; revenons à l'aurore de 1789, retournons +au Versailles des trois rois... trois fantômes! Rallumons +ces flambeaux éteints, relevons ces palais en ruine, +rendons à la pierre élégante ses festons, ses guirlandes, +ses peintures mythologiques; rendons à ces jardins fameux +leur symétrie et leurs ombrages de l'autre monde. +Ouvrez-vous, à tous vos battants, larges portes de l'antique +château! Montrez-vous dans la muraille entr'ouverte, +mystérieux boudoirs! Il en sera de mon livre, comme il +en est de ces drames qui pour être compris ont besoin +de tout l'art du machiniste. Que de fois, dans ces années +supplémentaires, ne me suis-je pas figuré mon propre +château, habité soudain par le roi de France et la reine +Marie-Antoinette d'Autriche! Une cour étrange où le +temps qui fuit, se mêle au nouveau siècle; un pêle-mêle +éclatant de vertu et de faiblesse, de pur amour et de +méprisables voluptés! Grands noms, célébrités perdues, +renommées fameuses, intrigants subalternes, dévouement +sublime, le joueur, la courtisane, le guerrier, le héros, +le lâche! O ciel! le plus faible et le plus vertueux des +monarques, la plus belle et la plus malheureuse des +reines!... tout était là.</p> + +<p>Au dehors, la hideuse banqueroute, le déshonneur national, +l'ardente calomnie! Et chez le roi, dans son Paris, +dans son Versailles, des rivalités presque royales, et je ne +sais combien de rois populaires qui sortent de la foule, +couronnés et brisés de ses mains! Cela fait peur à penser! +«Fermez la porte de mon château, monsieur le major! +Que mes fossés se remplissent jusqu'aux bords, que mon +vieux pont-levis se dresse sur toute sa hauteur. Obéissez +aux consignes, ne laissez pas entrer chez moi ces tempêtes +et ces orages! Et puisqu'il nous reste à peine un +jour, qu'on me laisse au moins mourir en paix.»</p> + +<p>C'est cela, ferme ta porte, et dresse en haut ton pont +criard! Donnons le mot d'ordre aux sentinelles, et préparons +toute chose pour un long siége... Inutiles efforts! +Ne vois-tu pas, monseigneur, que tu agis comme un +niais?</p> + +<p>Eh! qui te parle, ami, de guerre, de bataille, d'assaut, +de surprise, de poudre à canon, de contrescarpes et de +remparts?</p> + +<p>La force n'est plus la même; elle a changé de place, +elle n'est plus au château fort, à l'arrêt du parlement, à +la couronne du roi; regardez à travers vos créneaux, au +pied de la tour, le premier qui passe et qui sait parler +en plein vent.</p> + +<p>Regardez le premier gentilhomme qui jette son titre +à qui le ramasse, et qui de sa pleine autorité se fait +peuple... Ici la féodalité va rendre enfin son dernier souffle. +<i>Hic jacet!</i> Ce qui te reste à faire, ami, c'est de chanter, +conséquemment: <i>De profundis!</i></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE II</h2> + + +<p>Pour juger de mon origine, il eût fallu entendre ma +mère, une fois qu'elle abordait ce chapitre-là. Ma mère +était, après S. M. l'impératrice, la plus grande dame de +la cour de Marie-Thérèse; elle savait à fond tout ce que +nous avions été, nous autres, de Jules César à l'empereur +Joseph II, et ce que nous étions depuis tant de siècles: +princes de Wolfenbuttel, marquis de Ratzbourg, comtes +de Werdau, vicomtes d'Erlangen, barons de Reichenbach, +burgraves d'Undernach, hauts et puissants seigneurs +d'Osterbourg, Gossnitz, Altembourg et autres lieux. À +tous ces titres, ma mère avait fait, de l'étiquette, un +devoir, que dis-je? une vertu, et j'aurais de la peine à +expliquer, moi-même, par quelle suite de révolutions +j'ai fini par oublier cette science auguste. Hélas! ce fut +un grand malheur pour les princes, quand cette barrière +de l'étiquette fut brisée, et qu'on les put approcher à la +façon des autres hommes; ce fut une vanité qu'ils payèrent +bien cher, quand ils voulurent ressembler à tout le monde. +Ici, je reviens à ma mère: elle était une excellente princesse, +occupée uniquement de blason, de généalogie, et +qui savait par cœur, toute son antique famille. Elle descendait +en droite ligne, par les femmes, des princes de +Wolfenbuttel, illustre famille dont la branche cadette +occupe aujourd'hui le trône d'Angleterre, et qui a donné +deux impératrices à l'Allemagne.</p> + +<p>Surtout, ce qui fit le bonheur et le juste orgueil de ma +mère, c'est qu'elle vit naître et grandir, et s'épanouir au +souffle enchanté de son quinzième printemps, cette jeune +et brillante fleur, Marie-Antoinette d'Autriche, qui languit +et mourut si misérablement, sous le beau ciel de +France! En sa qualité de parente, elle avait assisté à +l'éducation de cette jeune princesse, dont les premières +années furent si complétement triomphantes, qu'il eût été +impossible aux plus terribles prophètes de prévoir ces +affreux retours de la fortune. Tout entière à sa passion +pour la reine future, ma mère avait semblé m'oublier +moi-même, un Wolfenbuttel!</p> + +<p>On ne sait plus guère aujourd'hui, même en Allemagne, +élever des princes à l'ancienne mode, et les plus grands +seigneurs vont à l'école des bourgeois; certes celui-là eût +été bien malavisé qui eût préparé pareille éducation pour +Son Altesse sérénissime, le <i>Moi</i>, que j'étais.</p> + +<p>À ces causes, je fus élevé comme une créature à part +dans la race humaine; heureusement que je me suis +élevé tout seul. Je suis mon propre ouvrage, et je n'ai +rien pris de personne. Il est vrai que tout d'abord, je me +fis une éducation si hautaine, que ma mère en eût été +fière, et si je ne suis pas devenu le plus insupportable +des hommes en général, et des Allemands en particulier, +je le dois, en fin de compte, à l'admiration extraordinaire +qui me saisit pour Frédéric II, le roi de Prusse, et qui +renversa tous les plans de ma mère et tous les projets de +son fils. Admirer aujourd'hui le grand Frédéric, c'est +chose assez simple et naturelle, même en Allemagne. Aux +yeux de ses contemporains, tout au rebours, le roi de +Prusse était un révolutionnaire, un athée, un traître +envers la royauté qui pesait sur sa tête! À peine on convenait +que c'était un grand roi, un héros. Ses familières +accointances avec M. de Voltaire avaient perdu le roi de +Prusse dans l'esprit des sages de sa nation. Les courtisans +blâmaient à outrance un roi descendu jusqu'à imprimer +des vers, qu'il avait faits lui-même. Il n'y avait, +dans toute l'Autriche (on les comptait), que certains +esprits forts qui se fussent permis de penser que le +conquérant de la Silésie et l'ami de Voltaire était le plus +grand roi de son temps. Je me mis, un matin, au +nombre des esprits forts; je renonçai à ma vanité de +grand seigneur, pour admirer mon héros tout à mon +aise. Alors, me voilà pris de passion pour cet esprit +libertin qui faisait affronter au roi, mon héros, les +dogmes les plus profonds, les préjugés les mieux enracinés, +les passions les plus gothiques. À mes yeux, Frédéric II +représentait, sur le trône, la philosophie elle-même. +Il était le roi philosophe... un révolutionnaire! +eût dit ma mère;—un grand homme, répliquait mon +esprit révolté. Voilà comment peu à peu je démentis +ma brillante origine, et les espérances que tous les miens +avaient fondées sur mon orgueil.</p> + +<p>En ce moment, si j'avais seulement soixante ans de +moins, ou soixante ans que je n'ai plus, je ne me ferais +pas faute ici, à propos de ma jeunesse, de quelques mots +de poésie, et j'invoquerais <i>l'idéal</i> tout comme un autre. +Oui, mais le mot n'était pas inventé de mon temps, et +nous ne connaissions guère cette race plaintive de petits +jeunes gens qui commencent la vie en regardant le ciel, +les eaux, les fleurs, avec des larmes dans les yeux. Fi de +ces soupirs étouffés, de ces élans vers le ciel, de ces tristesses +indicibles... mais le fait est que je n'ai jamais rien +senti de ces extases. J'étais vraiment jeune, actif, plein de +passion, plein de tumultes; je me parais, je dansais, je +chantais, j'aimais à me produire au milieu du monde, à +parler du grand Frédéric, à passer pour un philosophe. +Un philosophe! Il a lu, bonté divine! <i>l'Homme Statue</i> +et Condillac! Il a lu Voltaire et Diderot! C'est ainsi qu'à +dix-sept ans j'avais déjà rempli de mon nom et de la +hardiesse de mes opinions toutes les petites cours d'Allemagne: +j'étais redoutable à nos grands-ducs, et l'Allemagne, +indécise sur mon sort, se demandait si j'irais +voyager au dehors, ou si je resterais dans la principauté +de mon père, avec une épouse de mon choix? Grand sujet +de délibérations, même à la cour de Vienne, et sur lequel +ma mère n'avait garde de s'expliquer, comme il convenait +à la majesté d'une descendante des princesses de +Wolfenbuttel.</p> + +<p>Je ne saurais dire aujourd'hui ce que j'étais alors, non +plus que la nation à laquelle j'appartenais. Je n'étais ni +rêveur, ni triste, j'étais jeune et très-curieux de tout savoir. +À un homme de ma qualité, il n'était pas de proposition +si haute à laquelle il ne pût s'attendre, et véritablement +j'étais déjà fort étonné que S. M. l'empereur ne m'eût +pas encore appelé à ses conseils.</p> + +<p>Marie-Thérèse, ce grand roi, venait de mourir à Vienne +agrandie par ses soins, elle-même, cette impératrice, qui +à peine avait trouvé dans ses vastes États, une ville pour +faire ses couches. Elle était le dernier rejeton de la maison +de Habsbourg, la dernière héritière du bonheur de cette +grande famille. Joseph II, plagiaire bourgeois du roi de +Prusse, venait de transporter dans sa nouvelle cour +toute la philosophie et tout le sans gêne qu'il put ramasser +en ses voyages. Que fis-je alors? J'imaginai de le +traiter comme on traite un philosophe, un sage, et cela +me parut de bon goût d'aller voir, sans être présenté, +un empereur d'Autriche... un cousin. J'entrai donc sans +façon, avec la foule des courtisans et des sujets de toutes +les classes, dans le palais... disons mieux, dans le logis +de Sa Majesté.</p> + +<p>La foule était grande; elle observait le plus profond respect. +La familiarité des sujets envers le souverain n'était +pas encore une habitude, le cérémonial et le silence +régnaient aussi despotiquement dans cette foule, que si +Joseph II n'eût pas été un roi populaire. Après le premier +instant d'étonnement, je trouvai que l'heure était +lente, et je me mis à tuer le temps.</p> + +<p>Je regardai les visages de mes compagnons, seigneurs +et bourgeois, et, dans ma suprême insolence, oubliant +que j'étais un philosophe, oubliant les respects que je +devais à mon souverain, il me sembla soudain que +je n'étais pas à ma place, que l'empereur avait grand +tort de me faire attendre, et manquait véritablement à +toute espèce de convenances. En ce moment, le Wolfenbuttel +l'emportait sur le disciple de Voltaire, et sur le +lecteur de l'Encyclopédie! En ce moment l'humble maison +qu'habitait mon maître me semblait humiliante, autant +pour moi que pour lui-même! Attendre autre part +qu'à l'Œil-de-Bœuf un autre souverain que le roi +Louis XIV, quelle dégradation pour un seigneur tel que +moi!</p> + +<p>Tant j'étais, dans le fond de mon âme, un véritable +baron féodal!</p> + +<p>Cependant chaque homme était appelé à son tour, à +l'audience du maître, et je les voyais sortir, l'un après +l'autre, du cabinet de l'empereur, celui-ci content, celui-là +soucieux; l'un touchait la terre à peine, et l'autre, +on eût dit qu'il avait le Brooken sur les épaules! Ils +allaient ainsi du ciel à l'abîme, heureux, déconcertés, +radieux, triomphants, et s'inquiétant fort peu de la philosophie +de l'empereur.</p> + +<p>De son côté, ma propre philosophie était en pleine +déroute, et, pour me rassurer quelque peu, moi-même +contre l'égalité qui m'opprimait, je regrettais sincèrement +(vous m'allez prendre en pitié) de n'avoir pas sous les +yeux un vieil arbre généalogique des Wolfenbuttel, que +j'avais courageusement et philosophiquement dédaigné +dans mes jours d'indépendance et de liberté! Que n'aurais-je +pas donné à cette heure, pour contempler à mon +bel aise, avec les yeux de la foi, cette longue pancarte +sur laquelle mille noms divers formaient comme un vrai +labyrinthe sans issue! Alors, que d'orgueil à contempler +dans leur cours, ce mince filet d'eau, ce torrent, ce fleuve +immense et cet océan d'enfants issus de même race, +abbés, marquis, princes, comtes et ducs, généraux, cardinaux, +évêques, abbesses, duchesses et novices! Pas un +marchand pour entacher la noble souche, et tous ces +membres d'une race authentique, et qui remonte à Jules +César, étiquetés comme autant de vieilles bouteilles!... J'avais +pourtant dédaigné tout cela, ce matin même, +avant ma triste visite à l'empereur!</p> + +<p>Je possédais aussi, comme pendant à ma généalogie, +une carte de mes domaines paternels, et j'avais naguère, +comme un héros que j'étais, poussé l'héroïsme à ce point +que ces villes, ces châteaux, ces prairies, ces étangs, ces +parcs, ces pâturages, m'apparaissaient comme un point +dans l'espace... on appelait tout cela ma <i>principauté</i>, et +ma principauté me semblait ridicule. O vanité! m'écriai-je, +et trois fois vanité de ces possessions, représentées +par ces points dans l'espace! Ici, le printemps n'a +plus de zéphyr, l'été plus de beau soleil! «ma terre» +est stérile! Pas un grain de blé dans ces sillons! Pas +une fleur dans ces jardins! Ainsi parlant, je traitais ma +noblesse impitoyablement, aussi bien que ma fortune.</p> + +<p>... En ces moments superbes, je touchais à l'apothéose, +ou tout au moins au piédestal!... Voyez pourtant le +changement de mon esprit! Parce que l'empereur ne +m'avait pas appelé tout de suite, et parce qu'il faisait +entrer chez lui, avant moi, un capitaine, un magistrat, +un poëte, eh! que dis-je? un laboureur,... je trouvai +qu'il agissait mal avec mes aïeux, mal avec mes domaines, +mal avec mon génie, et je me demandai si j'étais fait +pour être ainsi traité, moi un prince Wolfenbuttel!</p> + +<p>«—Monseigneur, me dit un chambellan, S. M. vous +attend. Elle ne savait pas que vous vous étiez présenté +chez elle; elle est fâchée que vous ayez attendu...»</p> + +<p>À ce mot Monseigneur, à ces excuses royales, je sentis +remonter mes bouffées d'orgueil; soudain, le courtisan +redevint un philosophe, et, dédaigneux de cette faveur +enviée il n'y avait qu'un instant, j'hésitais d'autant +plus à entrer chez Sa Majesté, que cette foule émerveillée +ne savait pas comment je pouvais hésiter.</p> + +<p>Sur l'entrefaite, une pauvre dame à l'air timide, au +regard timide, s'était levée, et se tenait debout contre +la porte. Elle était suppliante, et, sans nul doute, sa vie +entière était en jeu, dans cette minute formidable. Au +moins, en ce moment, mon orgueil fit une bonne action.—Faites-moi +l'honneur de passer la première, madame, +lui dis-je avec respect: je viens de m'avouer à moi-même +que je n'ai rien à dire à l'empereur... Et la dame, à ces +mots, se hâta si fort, qu'elle oublia de me remercier, +comme c'était sans doute son intention.</p> + +<p>Telle fut ma première, et mon unique audience à la +cour de S. M. impériale. On peut juger si ce fut un scandale +énorme à cette cour, obéissant encore aux lois les +plus absolues de l'étiquette... mais, chose étrange, incroyable, +inouïe!... il arriva que ma conduite obtint un +sourire de ma mère; elle approuva, d'un signe de main, +à la façon d'un Jupiter Tonnant, cette énormité philosophique.—Oui +da! me dit-elle, notre maître a brisé le +premier toutes les barrières, et il appartenait peut-être +à un Wolfenbuttel d'apprendre au César, qu'on ne doit +rendre au César que ce qui revient au César. Vous voulez +être honoré, Sire, honorez votre sceptre. Ainsi je +vous loue, et je vous dis sincèrement que vous avez bien +fait, monsieur mon fils.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE III</h2> + + +<p>Naturellement je reçus de la cour le conseil officieux +de voyager longtemps, pour mon instruction, parce que, +disait-on, j'avais beaucoup à apprendre encore, et très-volontiers +je m'inclinai devant ce conseil, qui répondait à +mes vœux de prince oisif et disgracié. D'ailleurs, quel +moment plus favorable à un voyage de longue haleine? +En ce moment solennel, où tout s'arrête, où rien ne +commence encore, l'Europe inquiète, et pressentant ses +nouveaux labeurs, prenait haleine pour les bouleversements +à venir. La paix de 1783, pesante à tous depuis +déjà longtemps, tenait les peuples sous un joug uniforme. +Dans cette Europe que je voulais visiter, tous +étaient vaincus également: l'Angleterre avait perdu +l'Amérique du Nord, la France était ruinée d'argent et +endettée comme un cadet de bonne maison; Gibraltar +avait épuisé les forces et l'orgueil de la vieille Espagne; +la Russie, accablée à la fois par le luxe de l'Asie et la civilisation +de l'Europe, ressemblait à un fruit pourri avant +d'être mûr; la Prusse et l'Autriche étaient incessamment +occupées, l'une à lier ses conquêtes, l'autre à courir, +d'un pas lourd et pesant, aux réformes hâtives que rêvait +son empereur, et surtout à maintenir les Pays-Bas, +qui commençaient à remuer de nouveau, lassés qu'ils +étaient des furieuses leçons auxquelles on les avait +soumis. Ainsi, par lassitude ou par misère, par prudence +ou par nécessité, tous les États de l'Europe étaient en +somnolence à l'heure où j'entrepris mon voyage à Paris... +Toute l'Europe était en feu, à mon retour.</p> + +<p>Voilà comment j'étais devenu la terreur de la vieille +Allemagne, à l'heure où j'étais jeune! Ah jeunesse! est-elle +assez belle et charmante! Mais qu'elle paraît plus +belle encore aux heures sombres des vieilles années. En +ce moment, les moindres faits de ces temps fabuleux +sont présents à ma mémoire, et je me vois, moi-même, +prenant congé de l'Allemagne. C'était sur le perron de +mon vieux château, bâti par mes ancêtres les Burgraves; +les arbres avaient encore toutes leurs feuilles, la vigne +était chargée du vermillon de l'automne, mes vassaux +étaient aux champs, mes chiens seuls me dirent adieu par +un hurlement plaintif. Une incomparable émotion s'empara +de mon âme; on eût dit le pressentiment des terribles +choses que j'allais voir, des malheurs dont je serais +le témoin!—Je partis en toute hâte, et je m'abandonnai +à cette ardeur de courir à travers la ville et le désert, à +côtoyer tantôt la foule, et tantôt le troupeau; à rêver, à +prévoir, à deviner ce qui se passe au livre des hasards +d'ici bas.</p> + +<p>Je n'avais pas vingt ans encore; en ce moment, la vie +et ses fêtes m'apparaissaient en pleine lumière; il n'y +avait rien de si grand qui m'étonnât, pas de si beau rêve +qui ne fût une réalité pour mon âme, encore enfant.</p> + +<p>Au second jour de mon départ, j'avais déjà fait cinquante +lieues, en courant la nuit et le jour; mon esprit +en avait fait cent mille, et j'en étais arrivé à ma plus belle +rêverie... En ce moment commençait une de ces nuits +limpides toutes remplies d'ineffables clartés; j'étais placé +dans cet état de calme intime que donne le mouvement: +sous vos yeux passe un monde, encore un pas... vous +êtes au ciel! Tout à coup l'essieu de ma voiture crie et +se brise, et me voilà retombé sur la terre, simple mortel.</p> + +<p>Ainsi je me trouvai étendu sur la grande route, après +avoir descendu et remonté une ville française, située +entre deux montagnes; le choc m'avait jeté à dix pas, +sur les bords de la chaussée, et je voyais confusément +l'onde couler comme un serpent qui glisse dans le gazon.</p> + +<p>—Il paraît, me dis-je à moi-même, que j'allais vraiment +trop vite; un grain de sable m'a jeté brusquement +dans l'immobilité: profitons-en, reposons-nous. Celui-là +est toujours arrivé qui ne sait pas où il va!</p> + +<p>—Vous cependant qui passez par ici, bons paysans, +relevez un prince allemand dont la voiture a versé dans +vos ornières, et qui s'est brisé la jambe droite, en rêvant +qu'il escaladait le ciel.</p> + +<p>Après une longue attente, on vint enfin à mon aide, et +je fus transporté, non loin de là, dans un calme et doux village +flamand, et dans la maison la plus hospitalière de cet +aimable endroit. Cette humble maison n'avait qu'un +rez-de-chaussée; deux lits occupaient cette chambre. L'un +de ces lits était pour la vieille Marguerite, et dans l'autre +dormait sa jeune nièce, Fanchon.—Quoi! dites-vous, elle +avait nom Fanchon?—Vraiment oui, c'était le nom de +mon ange gardien, quand on m'apporta sous son toit, +semblable au colombier de Wolfenbuttel. De tous les accidents +qui peuvent atteindre un jeune homme, un bras +fracturé, une jambe brisée, est le moindre accident, sans +nul doute.—Il peut prendre encore une pose héroïque +et se draper dans son manteau. Votre garde, en parlant +de vous, dit très-bien: <i>le blessé!</i> beaucoup mieux qu'elle +ne dirait: <i>le malade!</i> Elle vous traite en enfant...; vous auriez +une fièvre maligne, elle vous traiterait en vieillard; +bientôt même elle s'attache à vous par les soins qu'elle +vous prodigue; elle veille, et vous dormez; vous voyez sur +vous, posé, tout le jour, ce doux regard attentif qui vous +calme et vous conseille: or, dans cette cabane où j'étais +si bien, j'avais deux gardes-malades, la grand'mère et la +petite-fille, l'hiver à ma droite et le printemps à ma +gauche.—Ami, me disait la vieille, ayez confiance et +priez Dieu.</p> + +<p>—Jeune homme, aie bon espoir, je veille sur toi, +disait la jeunesse.—Ah! ma petite Fanchon, votre mère +m'a pansé, mais c'est vous qui m'avez sauvé, ma Fanchon! +Quand elle vint ainsi, confiante, à mon aide, elle +allait sur ses dix-huit ans; elle était une fille vive et +joyeuse, au charmant sourire, au regard plein de pitié. +Il était bien convenu qu'elle me veillerait, pendant le jour +et que sa grand'mère aurait soin de moi pendant la nuit, +mais pendant la nuit dormait la grand'mère, et Fanchon +veillait, comme si elle eût dormi tout le jour. Moi, cependant, +je la laissais faire, et pour la récompenser de +tant de veilles, je m'efforçais de me guérir. Pourtant je +guéris lentement, Fanchon fut patiente. À la fin, quand +je pus me lever, elle m'offrit son bras, elle m'apprit de +nouveau comment l'enfant met un pied devant l'autre, +et je fis durer les leçons longtemps. Bientôt, ce fut entre +elle et moi une conversation suivie. Elle riait, elle pleurait, +elle rêvait; elle avait des gaietés sans cause et des +larmes sans motif, et moi, je veillais sur elle, à mon tour.</p> + +<p>Seule pendant trois mois, elle occupa ma vie, et la remplit +d'un charme inconnu. En ce moment, je n'étais plus +le sage, et le philosophe allemand... j'étais un amoureux. +Je l'aimais sans le savoir; elle-même, elle ne savait pas +comment je l'aimais, et qui lui eût dit, là, tout d'un coup: +Ma belle enfant, votre femme de chambre est un des plus +grands seigneurs de l'Allemagne, il ne l'eût pas intimidée... +Elle ne croyait pas qu'il y eût au monde un plus +grand seigneur que le bailli, qui demandait sa main tous +les trois mois, et qu'elle refusait tous les trois mois.</p> + +<p>À tant de séductions ingénues, je résistais vainement. +Chaque jour, je me sentais vaincu par ce doux supplice.—Bonsoir, +Fanchon, lui disais-je; et chaque soir elle +était endormie avant que j'eusse eu le temps de lui dire +encore une fois: Bonsoir!</p> + +<p>Dieu! si les reines de Vienne ou de Paris m'avaient vu +dans ce village enfumé, plein de fileuses, et moi filant le +parfait amour! Que de rires! de sourires! que d'ironies! +M. de Richelieu finissait mieux que je ne commençais, +sans nul doute. M. de Lauzun avait déjà démontré aux +marquises qu'il était le digne fils de son père, et déjà, +dans toute l'Europe élégante on racontait à son propos +de grandes histoires des petits appartements, qui portaient +avec elles l'incendie, et que m'avait apprises monsieur +mon précepteur. Oui, mais Fanchon était protégée +et défendue par son innocence et par ma loyauté. J'étais +déjà philosophe en toute chose, et même en amour... +Disons tout et ne faisons pas le Scipion: ce qui protégeait +Fanchon presque autant que sa propre innocence, à coup +sûr, c'était ma timidité naturelle, et que je n'osais pas +oser. Voilà comment les hommes décorent leurs faiblesses +des noms les plus sonores! Quand j'avais honte, innocent +et furieux contre moi-même, d'être un amoureux si craintif, +j'aimais mieux croire en effet que j'étais retenu par la +vertu.</p> + +<p>Et si loin allait <i>ma vertu</i>, que je pensai sérieusement à +épouser Fanchon, elle-même. Ainsi le comte d'Olban +épousait Nanine; il est vrai que je valais cent fois le comte +d'Olban, mais Fanchon, elle valait mille fois Nanine. Et +si, bouleversé par tant d'événements extraordinaires dont +je me faisais le héros, je finissais par m'endormir, ce +court sommeil était assiégé par mille fantômes. Je voyais +tous mes ancêtres féodaux s'élever contre moi; j'entendais +les clameurs de mes chevaleresques aïeux, armés de +pied en cap, les malédictions de mes nobles aïeules l'ironie +à la lèvre, et le feu au regard; toute cette noble foule +d'inconnus était à mes genoux, me priant, me suppliant +les mains jointes, de ne pas déshonorer leur race par une +indigne mésalliance. Que vous m'avez coûté cher, ô +princes et princesses de Wolfenbuttel!</p> + +<p>Un jour (le temps était mauvais, l'hiver commençait à +se faire sentir, et les oiseaux de la ferme étaient blottis +tristement sous les buissons chargés de neige), je me +dis à moi-même:—Allons! courage! et qu'importe, après +tout, à l'Allemagne? Il faut en finir, mon bonheur le veut; +il faut que Fanchon sache enfin que je l'aime, et que j'en +veux faire au moins une margrave! Oui! Fanchon! loin +d'ici les vaines grandeurs! Loin de moi, même le sceptre! +Et, que l'Europe entière l'apprenne avec frémissement, +j'abjure à tes pieds toutes mes grandeurs... J'en étais là +de mon héroïsme, et très-étonné que la foudre n'eût pas +éclaté dans le ciel offensé de ma résolution sublime...</p> + +<p>Survint Fanchon: elle était rêveuse et triste; elle +s'approcha de moi, et s'inclinant:—Voulez-vous poser +mon chapeau sur ma tête, monsieur Frédéric? me dit-elle.</p> + +<p>J'obéis! Je posai le chapeau, un peu de côté, comme +elle en avait l'habitude. Je fus remercié par un sourire, +et ce sourire m'enhardit: pour la première fois, j'embrassai +Fanchon; elle ne retira pas ses lèvres: au contraire, +s'approchant de moi avec un regard caressant:</p> + +<p>—Si je vous demande, me dit-elle, un rendez-vous, +demain, puis-je espérer que vous y viendrez, monseigneur?</p> + +<p>—Certes, Fanchon, j'y viendrai: mais où donc allez-vous +si vite? «Il pleut, il pleut, bergère...» et c'est bien +loin, demain, pour notre rendez-vous!</p> + +<p>—Il faut que je parte absolument, me répondit Fanchon. +À demain, sur le grand chemin, au banc de pierre, +à côté de la fontaine. Elle me tendit la joue, une seconde +fois. Je l'embrassai de nouveau, et elle partit, me laissant +seul, en proie à mes belles résolutions.</p> + +<p>Vint le lendemain! Il faisait encore plus froid que la +veille. On peut penser que j'arrivai le premier, au rendez-vous. +Dans la nuit, toute une révolution s'était opérée, et +le froid, avait fait de la pluie une neige abondante. Hélas! +le banc de pierre était couvert de neige; le vieil orme +avait perdu ses dernières feuilles; on n'entendait plus le +murmure de la source, et les oiseaux ne chantaient plus. +Mon rendez-vous était devenu le rendez-vous de la brise +et du tourbillon; tout gelait, tout se taisait!... Je sentis +une petite main s'appuyer légèrement sur mon épaule: +c'était sa main!—Bonjour, Fanchon! et je me sentis +plus heureux que je ne l'avais jamais été près d'elle... +Embrasse-moi donc, lui dis-je, en la tutoyant pour la +première fois.</p> + +<p>Alors seulement je m'aperçus que Fanchon n'était pas +seule: elle donnait le bras à certain petit valet français +nommé Julien, fifre et tambour de son état, qui avait +quitté, pour me suivre, un terrible Allemand, le baron +de Meindorff, qui le battait comme plâtre, et qui ne lui +payait pas ses gages... Que faites-vous ici, Julien? lui dis-je +assez mécontent de sa rencontre: allez m'attendre à +la maison!</p> + +<p>Julien ne partit pas, Fanchon le retint. Avec quel sourire!... un +sourire qui lui disait: Julien, tu n'as plus de +maître! Ainsi, elle l'affranchit d'un regard, puis, sans +autre précaution, et d'un ton qui ne voulait pas de réplique:—«Ayez +pitié de ce pauvre garçon, monseigneur! +Il est si brave et si modeste! Il va faire un si bon +mari pour votre petite Fanchon!» Disant ces mots, elle +se retourna vers Julien; elle le regarda, elle lui sourit de +nouveau, elle ne fut pas inquiète de ma réponse un seul +instant. Quel changement, grand Dieu! L'enfant joueur +faisait place à la femme résolue; à présent que je n'étais +plus un malade, elle m'abandonnait comme on quitte une +tâche accomplie! O mes rêves! ô mon héroïsme! ô mes +résolutions!... Ma princesse était servante!... Or, telle fut, +bien avant d'avoir habité Paris, ma première leçon d'égalité! +C'étaient là mes premières amours: pensez donc si +je les ai pleurées, pensez aussi au ridicule qui m'attendait, +si quelque beau de la cour de France eût deviné mon +idylle!... Ah! je suis vraiment un homme à qui rien n'a +manqué, sinon peut-être un brin de vice, un brin de fard, +pour faire un grand chemin à travers les grandes corruptions +de son temps!</p> + +<p>Dans l'histoire de Phédime et d'Agénor, un des petits +livres de ma jeunesse, au temps du <i>Sopha</i> et des <i>Bijoux +indiscrets</i>, je me rappelle une phrase qui me revenait bien +souvent en mémoire: <i>Il devait</i>, <i>dans la minute</i>, <i>la retrouver +sur une fleur où il l'avait laissée</i>... Imprudent! quand +tu reviendras, Phédime à jamais sera partie, et les fleurs +seront fanées, qui lui servaient de lit nuptial. Ainsi j'étais, +cherchant à mes tristes amours, un dénoûment où je ne +fusse pas ridicule, lorsque, dans le lointain, bien au loin, +j'aperçus une voiture arrivant au galop de six chevaux. +C'était d'abord comme un point noir; bientôt je distinguai +une berline lourdement chargée, armoriée et fortifiée à +l'avenant. Trois laquais à cheval étaient lancés à la suite; +un chien dogue était assis sur le siége du carrosse... Au +premier coup d'œil, averti par un vague instinct, je +reconnus les armes et la livrée de ma mère. Dans la circonstance +où j'étais, incertain de ce que j'allais devenir, +honteux de moi-même, il me sembla que c'était le Ciel +qui venait à mon aide, et que le dénoûment de mon vilain +petit drame ne pouvait pas descendre d'une plus formidable +machine: aussi bien la voiture seigneuriale s'arrêta +lourdement à mes pieds.</p> + +<p>Je relevai la tête, et je vis ma mère, elle-même, étonnée... +elle qui ne s'étonnait de rien.</p> + +<p>—Je ne m'attendais guère, monseigneur, à vous retrouver +sur cette route en chevalier errant, aux côtés +de cette fillette?... Et que faites-vous ici, s'il vous plaît?</p> + +<p>L'aspect de ma mère aussitôt me rendit mon courage, +et, cette fois, mon parti fut pris sur-le-champ:—Vous le +voyez, madame, répondis-je en m'inclinant, je bénis le +mariage de monsieur Julien avec mademoiselle Fanchon!</p> + +<p>En même temps, je pris la main de Fanchon, et, m'approchant +de Julien, que l'apparition de la princesse avait +consterné:—Soyez heureuse, Fanchon, lui dis-je d'une +voix émue. Et parlant ainsi, je serrais la main de Fanchon; +sa main resta immobile et glacée! Ainsi, cette enfant qui +m'avait sauvé, que j'avais tant aimée, elle n'eut pas un +regard pour S. A. le prince de Wolfenbuttel, et pour ses +vingt ans!</p> + +<p>Ma mère, au moment où je montais dans sa voiture, +m'arrêta, et de cette voix faite pour commander:</p> + +<p>—Quand un homme de votre rang, me dit-elle, s'abaisse +à bénir le mariage de ses domestiques, il leur donne une +dot!</p> + +<p>—Vous avez raison, madame, et qu'il soit fait ainsi +que vous l'ordonnez. Puis me tournant vers Fanchon:</p> + +<p>—Je vous donne, ô Fanchon! mon épée et mes pistolets, +mon cordon vert et mon habit brodé, mon chapeau +et mon plumet, mes talons rouges et mon point d'Alençon, +mon <i>Candide</i> et mon <i>Héloïse</i>, et mon discours sur +l'<i>Inégalité des conditions</i>.</p> + +<p>Ceci dit, la berline, impatiente, obéissait au triple galop +de ses six chevaux.</p> + +<p>Je ne m'étais jamais vu, de ma vie, aussi près de ma +mère, et j'étais fort troublé, je l'avoue, en pensant au +compte que je lui rendrais de ma conduite. Aussi bien je +me laissai conduire sans m'informer où nous allions. +J'étais comme un homme à demi-éveillé qui cherche à se +rappeler un songe qu'il aurait fait, dans la nuit.</p> + +<p>La voiture passa devant la cabane à Fanchon. Je revis +ce toit de chaume hospitalier, et la longue cheminée d'où +s'élevait l'épaisse fumée d'un feu allumé, sans doute, en +l'honneur de mon retour. Alors je revins à ma situation +présente. Quelle différence entre ce jour et celui d'hier! +Hier, l'amour et l'espoir! Aujourd'hui, la honte et le regret! +Hier, j'étais le maître absolu de ma vie, et maintenant +j'avais retrouvé mon maître, une Wolfenbuttel qui +était ma mère! Et comme dans ce temps-là l'autorité +des parents sur les fils restait intacte, je ne songeai pas +même un instant à me dérober à l'autorité maternelle.</p> + +<p>En ces temps, si loin de nous, le respect aux volontés +paternelles était non-seulement un devoir de fils, mais +encore un devoir de gentilhomme et de chrétien.</p> + +<p>Je restai plusieurs jours dans cette position équivoque; +nous gardions le silence, ma mère et moi, elle irritée et +moi revenant par mille détours, à mes folles rêveries.</p> + +<p>Quelle que fût cependant ma soumission, le lecteur aura +compris que j'étais fort mécontent de moi-même, et que +je me plaignais cruellement de ma chaîne. À la fin, lorsqu'à +force de courir et de franchir l'espace, il advint que +je me sentis plus calme et bientôt tout à fait calmé, +alors je commençai à m'inquiéter du spectacle que +j'avais sous les yeux. Chaque heure alors nous rapprochait +de Paris, et déjà je reconnaissais que nous étions +en France, à toutes les misères, à toutes les lamentations +du grand chemin. À chaque pas, sur notre route, nous +rencontrions des corvées, des receveurs, des marchands +de sel, des douaniers, des monastères, des châteaux féodaux, +force maréchaussée et force galériens se rendant +à leur bagne... évidemment, nous approchions de Paris. +Je sentais mon cœur s'agiter à chaque pas que nous faisions +vers ces abîmes sans forme et sans nom.</p> + +<p>—Voyez-vous, madame, combien ces belles terres sont +malheureuses, combien ces paysans sont tristes, et quel +silence affreux pèse sur ces contrées! Ce ne sont pas là +les joies de notre patrie, ce ne sont point les plaisirs de +nos bourgeois, la richesse de nos villes; notre Allemagne +est un beau pays!</p> + +<p>Ma mère me répondit avec plus de douceur que je +n'aurais pensé.</p> + +<p>—Oui, l'Allemagne est un beau et riche pays, Frédéric, +non pas que je me sois attachée à étudier les mœurs +bourgeoises, et à savoir si le paysan est heureux ou malheureux, +mais l'Allemagne est un vieux et solide empire, +elle compte des princes sans nombre, une noblesse antique +et sans mélange. Hélas! mon fils, je ne vous adresserai +pas de reproches inutiles; vous avez voulu montrer +à l'empereur le danger des familiarités du maître au +sujet, c'était bien fait cela, mais partir sans avoir imploré +votre pardon! partir sans prendre congé de votre maître! +O mon fils! vous le voyez, cependant, votre folle conduite +m'a fait quitter cette cour superbe où je vivais en +reine d'Allemagne, et quand j'appris que vous étiez parti +sans équipage, avec un seul valet, comme un croquant, +sans aucun titre et dans la disgrâce de l'empereur, le +propre frère de notre cousine la reine de France...; en +même temps, quand je me suis rappelé que vous étiez un +admirateur de M. de Voltaire, un abonné à l'Encyclopédie, +un enthousiaste de ce damné qu'on appelle Diderot, +je me suis dit que sans moi vous étiez perdu: alors +j'ai quitté ma charge à la cour, j'ai renoncé à mes emplois, +à ma grandeur, et maintenant que je vous ai +retrouvé, me voilà résolue à demander à S. M. la reine +Marie-Antoinette, à notre jeune et bien-aimée archiduchesse, +du service à sa cour pour moi... et pour vous!</p> + +<p>Ainsi parla ma mère. Dans mes idées de philosophe +indépendant, ce mot <i>service</i>! était assez malsonnant. +J'avais adopté à ce sujet les opinions nouvelles.—<i>Service?</i> +avez-vous dit, madame, eh! qui vous y force? N'êtes-vous +pas la souveraine de deux comtés? N'avez-vous pas, +à vous, assez de paysans pour faire la fortune de deux +puissantes maisons? Mon père ne vous a-t-il pas laissé, +en douaire, de vos biens propres, un château sur les +bords du Rhin? Ou, si vous aimez mieux habiter sur +l'Oder, n'êtes-vous pas encore, de votre chef, reine et +maîtresse d'une terre presque royale? Que parlez-vous +d'aller prendre du <i>service</i> à la cour de France?</p> + +<p>J'aurais pu parler longtemps encore, la comtesse ne +m'entendait plus. Elle, abandonner la cour! ne plus +hanter avec des rois et des reines! elle, en un mot, ne +plus servir! C'était l'exil que je lui proposais, c'était la +mort! Le plus grand philosophe, et Diderot lui-même, +Diderot, le premier, aurait eu pitié de cette douleur +muette, et de l'effroi qui se peignait sur la figure de cette +majesté désespérée! Elle ne voulait pas pleurer, mais +ses yeux étaient gonflés de larmes! À la fin, et parlant +tout bas, sur un ton solennel:</p> + +<p>—Frédéric, me dit-elle, vous me ferez mourir de +chagrin, avec ces opinions et ces discours de l'autre +monde. Ayez pitié, monsieur, d'une mère au désespoir, +qui vous aime et qui vous honore, en dépit de tant d'affreux +paradoxes dont vous m'assassinez. Je ne sais par +quelle fatalité les doctrines des philosophes ont gâté +votre cœur, mais votre cœur est gâté sans retour. Vous +aussi, vous, un prince de la confédération germanique, +un Wolfenbuttel, vous rêvez l'égalité sociale, vous méprisez +votre couronne, vous êtes prêt à renoncer au +nom de vos aïeux, vous n'avez plus de foi à la royauté, +vous, le dernier descendant de tant de princes, dont la +famille a fourni des reines à deux trônes!</p> + +<p>Sa voix, en ce moment, trahissait toutes les angoisses +de la noble dame; elle tomba dans un profond accablement; +la désolation et la terreur étaient gravées sur +ces traits superbes: à l'aspect de ce désespoir, je sentis +toute ma faute, et j'attendis que ma mère consentît à +m'entendre, pour lui demander grâce et pardon!</p> + +<p>—Hélas! hélas! reprenait-elle, mon propre fils m'a +tuée sous le déshonneur! Jetez-moi sous les pieds de +mes chevaux, faites-moi épouser un homme de finance, +de roture ou de robe... Je suis perdue; les rois me +méprisent, les reines m'évitent, désormais je n'ai plus +qu'à vivre, abandonnée et sans crédit, au fond de mon +manoir! Ainsi elle parlait, désolée, et pourtant elle ne +pleurait pas, elle serait morte plutôt que de pleurer; +mais elle priait tout bas le Dieu des bons conseils et des +sages consolations.</p> + +<p>Ce noble cœur, dont l'orgueil même était une vertu, +représentait tout à fait ces obstinés sublimes qui ne +comprendront jamais que le monde a changé. Le monde +entier peut s'écrouler, ils restent immobiles sous les débris +de l'univers.</p> + +<p>Voilà comment, rêvant beaucoup et parlant peu, nous +arrivâmes à Paris, ma mère et moi, vers la fin de décembre, +par une nuit d'hiver, à l'instant même où toutes +les petites maisons des faubourgs profanes s'éclairaient, +l'une après l'autre, de feux mystérieux.</p> + +<p>Quand je fus bien assuré d'être à Paris, je me sentis +mieux. Un somptueux hôtel était retenu pour ma mère, +dans le beau quartier de la ville, au faubourg Saint-Germain; +c'est là que nous descendîmes. Le lendemain +de notre arrivée, la comtesse était déjà tout entière aux +longs préparatifs de sa présentation à la cour de Versailles; +moi, je sortis à pied, afin de m'orienter dans ce +rendez-vous de tous les étonnements.</p> + +<p>Paris offrait alors un spectacle incroyable, un Paris tout +neuf, et qui pourtant n'a duré qu'un jour. C'étaient trois à +quatre villes en une seule; c'étaient plusieurs peuples +sous un seul nom. Peuple étrange et divers; en même +temps emporté par une extrême jeunesse, et frappé +d'une horrible décrépitude; à la fois poussé en avant et +retenu dans l'ornière; indécis dans ses volontés, inconstant +dans son amour. Ce qu'il y avait de plus nouveau, +de plus attrayant, de plus repoussant, de plus louable et +de plus joli dans cette cité des merveilles et dans cette +<i>cour des miracles</i>, c'étaient, aux deux extrémités de la +ville: le Palais-Royal et le faubourg Saint-Antoine. Le +nouveau propriétaire du Palais-Royal, qui, tout d'abord, +était le <i>Palais-Cardinal</i>, ne voulant plus se contenter +des apanages d'un prince, avait fait de son palais +une boutique; il avait caché sous ses vieux ombrages, un +abominable assemblage de boutiques et de maisons infâmes, +consacrées au jeu et à la prostitution. Le faubourg +Saint-Antoine, enivré de révoltes, et murmurant sa joie +et sa menace aux murailles de la Bastille, avait le pressentiment +de sa prochaine délivrance. À la voir de près, +la Bastille tombait en ruines, et non-seulement la Bastille, +avec ses sept tours et ses canons de fer, mais encore +les monuments les plus solides et les plus consacrés +dans cette ville souveraine: la Sorbonne et l'Archevêché, +Notre-Dame et le Louvre, tout ce qui se tenait debout, +depuis des siècles, était croulant, tout ce qui vivait était +mort! Ceux qui semblaient vivre encore... autant de +fantômes qui ont oublié de s'enfuir le matin, au premier +chant du coq. Entre ces vieux monuments qui croulaient, +entre ces grands hôtels chargés d'armoiries vermoulues, +dans ces rues traversées de tant d'équipages, duchesses +se rendant à la cour, petits-maîtres allant se battre à Vincennes, +filles d'opéra qui ont dormi chez le ministre, +abbés de cour allant à l'Académie, un peuple entier vivait +d'une vie active, ardente, impitoyable, et l'on comprenait, +à le voir agir, que ce grand peuple était vraiment +fait pour toutes les conquêtes de l'avenir.</p> + +<p>Le bourgeois de Paris, au temps dont je parle, il +n'avait rien conservé de l'ancien bourgeois de la Ligue; +il était riche, impassible, et tenant à ses franchises, mais +dévoué et fidèle à son roi. Le peuple de Paris, une heure +avant 1789, était un beau jeune homme en guenilles, +oisif, moqueur, prêt à tout, terrible, habitué à voir toutes +les grandeurs, à les voir de très-près, et à les saler au sel +des chansons les moins équivoques. À un peuple ainsi +fait, on pouvait, sans craindre un refus, tout proposer.—Allons! +peuple, et portons à bras la chaise où se +tient souriante M<sup>me</sup> de Pompadour; allons! bon peuple, +et couvrons de boue et d'injures le cercueil de ton maître. +Ami-peuple, il s'agit de traîner Beaumarchais à Saint-Lazare... +et le lendemain, tu renverseras, tu pilleras, tu +briseras Saint-Lazare, et tu ouvriras ces cachots à la +douce lumière... O peuple! interrogé par tous les doctes, +sollicité par toutes les révoltes, plein de chefs-d'œuvre +et plein d'espérances! Il était prêt à toutes les hardiesses, +il était préparé à toutes les réformes! Tout ce qu'on lui +commandait (pour peu que l'on sût s'y prendre), il +l'exécutait sans remords, par plaisir ou par vanité. Il se +jouait également du temps présent et du temps passé; il +sentait, dans sa misère, que l'avenir appartenait à son +génie; il ne s'inquiétait ni d'opprobre, ni de gloire, il +attendait. Il sentait confusément que la ruine de ses +maîtres était partout; que le trône avait été miné sans +retour, et il s'en remettait, sur une douzaine de filles +de joie et de malheur, dont il était le père et le conseil, +le fauteur et le complice, pour renverser le peu qui restait +debout en France: Église, Université, noblesse. Il +était, ce peuple, un roi déchu, qui se disait: demain je +règne à mon tour!</p> + +<p>Pourtant cette force irrésistible était encore une force +ignorée! Elle obéissait, somnolente, en attendant l'heure +de sa révélation suprême; elle obéissait (l'habitude!), +au sceptre, au bâton, à la crosse, à la corde, à la Bastille, +au Châtelet, au bon plaisir; et celui-là eût été, certes, un +mortel prévoyant, qui eût compris et deviné, sous cette +obéissance inerte et de pur instinct, que cette obéissance, +en effet, cachait une révolution!</p> + +<p>Ces premiers moments de mon étude et de ma curiosité, +au milieu de la ville, étaient pleins d'intérêt pour moi. +J'aurais dit, à voir tout ce mouvement, que chaque jour +était un nouveau jour de fête; il y avait pour chaque +heure de la journée une nouvelle joie, un divertissement +tout nouveau: la fête commençait, dès le matin, +au premier rayon de beau soleil qui dorait les places +publiques. On riait, on chantait, on vendait, avec mille +cris divers, mille denrées diverses; on ne soupçonnait +pas le travail, dans cette capitale aux mille têtes sans +cervelle, où le peuple était maître en l'absence du roi. +Versailles, en effet, a beaucoup travaillé pour la liberté +de Paris, pour la perte du trône de France. En ce Versailles +des mystères, la royauté s'était exilée, et elle ne +comprit pas qu'elle s'était exilée en même temps de la +confiance et des respects de la cité souveraine.—Et +vraiment il n'y pas de roi, pas de prince, et pas de poëte +et pas d'artiste, et pas même une femme à la mode et +jalouse de sa beauté, qui se soient éloignés de Paris sans +y laisser un morceau de leur sceptre, un peu de leur +génie, un peu de leur gloire ou de leur beauté.</p> + +<p>Ce que j'aimais surtout dans cette ville à tout glorifier, +à tout briser, c'était cette profusion d'ironie et de bel +esprit que le Parisien jette à pleines mains, à droite, à +gauche, et sauve qui peut! Dans chaque taverne, au coin +de la rue, et partout où ce peuple est oisif, vous rencontriez +une assemblée éloquente, intelligente et superbe +de beaux esprits, d'artistes en chaussures trouées, sans +feu ni lieu, mal nourris, peu vêtus, qui se consolaient de +leur misère présente par la parole et par l'espérance. Ils +brisaient, ils renversaient toute chose, en leur improvisation +furibonde, et maintenant je ne comprends pas que +la royauté de France ait résisté si longtemps à ces Platon +de tabagie, à ces Montesquieu de café ou de cabaret, à +ce pêle-mêle irrésistible de législateurs en haillons, à ce +peuple affamé de pauvres diables vivant de leur génie, +au jour le jour, sans inquiétude et sans lendemain, barbouillant +au hasard une toile ou une feuille de papier +pour payer leur hôtesse; hommes d'un sens profond, +toutes les fois qu'il s'agissait d'art et de poésie, intrépides +railleurs du pouvoir, ne croyant à rien, pas même à +leurs doutes les mieux prononcés; ces hommes-là représentaient, +énergiques et passionnés, le peuple éclairé, +superbe et mécontent, un peuple à part, acceptant un +bienfait sans songer au bienfaiteur, à qui tout semblait +dû, qui ne devait rien à personne, et qui disait volontiers, +dans son orgueil et sa toute-puissance à venir: le sol que +je foule est à moi!</p> + +<p>On les voyait ces sophistes, ces philosophes, ces déclamateurs +que l'éloquence attendait avec la liberté, déjà +délivrés de l'épée et de la perruque, de la poudre et des +manchettes, et de la broderie à l'habit, de la boucle au +soulier, en bas de laine, en chapeau tout uni, sans dentelle +et sans jabot, s'asseoir insolemment à la table des +grands, occuper les premières places, s'emparer de la +conversation, parler de tout, décider de tout, commettre +avec leurs mépris, mal déguisés, mille insolences chez +leurs imbéciles Mécènes, puis, quand ils étaient bien +repus, et que la dame de céans leur avait donné un +rendez-vous nocture, ils quittaient ces salons serviles, ces +maisons tremblantes de la peur que l'esprit inspirait, +sans saluer personne. À peine ils rendaient son salut au +duc et pair... En revanche, ils tutoyaient amicalement +son maître d'hôtel... Et voilà ce que le riche ou le noble +avait gagné à faire, du métier d'artiste et de la profession +d'écrivain, un métier de mendiant! On les forçait, ces +pauvres diables, à plier le genou pour dîner, mais une +fois repus, le rôle changeait, et c'était au tour de l'amphitryon +à s'abaisser.</p> + +<p>Croyez-moi, seigneurs, mes frères, respectons l'artiste, +honorons l'écrivain, et, qui que nous soyons, prenons +garde à ces hommes si disposés à prendre une rude +et cruelle revanche! Hélas! je l'ai appris, à Paris même, +il n'en faut pas douter, le poëte est plus fort que le ministre +qui le gouverne, et l'artiste est le maître absolu du +riche qui le paye. Il est plus fort, parce qu'il est plus +patient. Voyez tout ce siècle, il flétrit, de toute sa force et +de tout son dédain, le poëte, l'artiste et le philosophe! Il +en fait son jouet, son esclave et son martyr! Ah! siècle +idiot! royauté insensée! et grands seigneurs stupides! +Ces méprisés, ces déshérités, ces mendiants, ces parasites, +quelle revanche ils sauront prendre! O mes frères, +les seigneurs féodaux, croyez-moi, n'humilions personne +et surtout le talent, car il se venge!</p> + +<p>Or, voilà ce que Louis XIV avait mis en pratique, voilà +ce que le fameux roi Louis XV n'avait jamais voulu comprendre; +il ne l'a jamais compris!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE IV</h2> + + +<p>Ainsi mon instinct ne me trompait guère, lorsqu'il me +poussait à envisager tout d'abord, comme le plus digne +objet de mes études, ce monde à part de littérateurs et +d'artistes qui a laissé tant de traces. Aujourd'hui ces apparitions +dansent autour de moi, confusément enveloppées +d'ombre et de lueurs.</p> + +<p>Visions étranges! Que de misères! que d'envie! Eh! +que de gloire et que d'injures! Voyez tout ce siècle animé +de ces tristesses formidables, obéissant à ce suprême +ennui! Le malheur a courbé sa tête légère, la misère a +chargé ce front riant de rides précoces; mille tyrannies +ridicules l'ont torturé à coups d'épingle, ce XVIII<sup>e</sup> siècle +doué, à son berceau, des dons les plus heureux de la fée: +intelligence, esprit, courage, ardeur à tout comprendre +et génie à tout produire! Il est semblable à l'enfant flétri +par la férule, à l'esclave écrasé sous le joug, au mendiant +couvert d'humiliations par le premier gentilhomme, condamné +à la gêne par le parlement, au feu par l'archevêque! +Alors, comment vouliez-vous qu'il ne se vengeât +pas? Ce beau siècle est occupé à tout souffrir! Souffrance +héroïque et pleine de fièvre! O misère et désespoir des +grands travailleurs, qui ont été l'honneur de cet illustre +moment dans la vie et dans le labeur de cette nation! +J'en ferais, au besoin, un de ces tableaux tout chargés de +l'histoire et de ses principaux acteurs que l'on expose +aux regards du passant.</p> + +<p>Ce tableau, le voici, vous le pouvez contempler tout à +votre aise et non pas sans d'intimes frissonnements.</p> + +<p>Et pour commencer le tableau de ces misérables, +savez-vous quel est cet homme anéanti sous les mépris +des gens de sa race et de sa caste, qui suit le convoi de +sa femme, seul et sans un ami pour l'accompagner au +cimetière, où la fosse commune attend cette infortunée!.. +Hélas! la pauvre femme était jeune et belle, elle s'est +noyée avant-hier, sans donner d'autre raison que l'ennui à +son suicide; son époux, qui la suit, n'est pas assez riche +pour acheter son deuil, c'est l'auteur de <i>Mélanie</i> et de <i>Warwick</i>. +Voyez, au sommet de la rue Saint-Jacques, ce petit +abbé qui s'échappe en riant de ces murailles où il habitait +un grenier qu'il appelait <i>sa Chartreuse</i>... Allons, place +à ce grand poëte... il fuit ces sombres murs, sa mansarde +et sa chartreuse bien aimée; il fuit sans retourner +la tête, et le voilà dans le grand monde, oracle du jour, +maître de la Comédie, applaudi au théâtre, enivré de +gloire... Le lendemain, honteux de ses incroyables succès, +fatigué de sa gloire, il se retire, en Parthe, de la vie +active; il reprend les graves fonctions du pédant, et il se +flagelle enfin pour se châtier d'avoir eu tant de grâce et +tant d'esprit en vers français. Il avait nom Gresset, cet +homme-là, et sa gloire, un instant, inquiéta Voltaire... +Et cet autre, au sommet de cette maison, qui soupe à +sa fenêtre, à côté d'une ignoble servante!... Encore un +peu, le monde est à ses pieds! Chacune de ses paroles +est un arrêt; chacune de ses plaintes est une menace... +Attendez qu'il soit repu de gloire! Il s'empoisonne, un +jour d'été, et sa femme légitime devient la Marton d'un +palefrenier! O quelle misère en tout ce monde littéraire, +à la fois si triste et si puissant! Diderot apporte en courant +dix écus à sa femme, et sa femme renvoie à l'instant +ces dix écus au libraire: elle a peur que le libraire ne +soit volé. Marmontel invite à dîner un ami très-pauvre, +et, pour obtenir de la laitière un crédit supplémentaire, +il fait ce qu'il ne ferait pas pour M<sup>me</sup> de Pompadour, +il adresse à la laitière une belle épître en vers harmonieux. +Celui-ci était né poëte, il comprenait et traduisait +Virgile, il s'appelait Malfilâtre!... Il meurt dans la misère, +et d'un mal honteux, en tendant la main.</p> + +<p>Ce grabat qu'on transporte, et que deux sœurs de charité +attendent sur le seuil de l'Hôtel-Dieu... ô malheur à +ces temps égoïstes, malheur à ces crimes de lèse-poésie! +Il était vraiment un poëte, un vrai poëte, et le Juvénal de +son temps, ce malheureux que l'on porte à travers la rue, +étendu sur cette civière abominable... il s'appelait Gilbert. +Voilà mes fantômes... En même temps paraissaient, +et sous mes yeux éblouis, que dis-je? épouvantés, dans +les phases diverses de leur fortune, tous les satellites subalternes +de cette gloire active, intelligente et remuante... +à l'infini. Voici Marmontel en sabots, voilà Marmontel dans +le carrosse à M<sup>lle</sup> Clairon! Par la barrière d'Enfer entrait +Grétry, nouveau venu d'Italie, et portant ses pauvres +hardes sur son dos; Rétif de la Bretonne et Mercier se +disputaient un coin de la borne où ils écrivaient leurs +tableaux de mœurs. M. Dorat, poudré, musqué, porté, +pomponné, saluait à droite à gauche, et les gens de +qualité ne lui rendaient pas son salut; dans une riche +berline attelée de deux excellents chevaux, Beaumarchais +traversait la ville et brûlait le pavé; on l'eût pris +pour son patron lui-même, Pâris de Montmartel. M. de +Buffon croisait M. de Montesquieu; La Chaussée en pleurant +toujours, s'enivrait sans cesse avec Piron, qui riait +toujours. Écoutez ces pleurs, ces grincements, ces cris +de joie, et ces calomnies atroces, athéisme, ovations, +clameurs étranges, joies d'ivrogne, anathèmes et cantiques, +odes et chansons, pots-pourris, pont-neuf, stances, +<i>Tristes Nuits</i>, scandales, chiffons, persiflages de l'Œil-de-Bœuf, +financiers, revendeuses à la toilette, harengères, +sages-femmes, appareilleuses, duchesses, marquises, et +danseuses, et Saint-Lazare et la petite maison, la coulisse +et les petites maisons, académiciens, cuisinières, philosophes, +racoleurs, coquines et coquins, bateleurs, joueurs, +maîtres d'armes, inventeurs, souffleurs, escamoteurs, +magnétiseurs, guérisseurs, dégraisseurs, comédiens, comédiennes, +rapins, bondrilles, franciscains, capucins, +béguines, confesseurs, bouffons et nouvellistes, journaux +et bouts-rimés, Encyclopédie... et petits livres, chez la +petite Lolotte, à l'enseigne de <i>la Frivolité</i>, c'est tout ce +siècle! Il porte à la fois le sceptre et le crochet, la hotte +et l'éventail, la pourpre et la hure, il est ivre, il est fou, +il est... tout... il est l'abîme, et pire encore, hardi jusqu'à +la folie, insouciant jusqu'à la bêtise, avare à faire +honte, égoïste et prodigue à faire peur.</p> + +<p>Et tout au pied du grand escalier de la grand'chambre, +je vis monsieur le bourreau en petit costume, allumant +un joli petit bûcher en miniature, où de sa main blanche +il brûlait des <i>missels</i>, des <i>oremus</i>, des thèses de théologie, +aux lieux et place des livres que le magistrat avait +condamnés à être lacérés et brûlés vifs, le magistrat lui-même +ayant grand soin de sauver ces livres du bûcher, +et d'en parer les rayons de sa bibliothèque. O mensonge! +ô flamme absurde et ridicule! ô pensée impérissable et +défiant la flamme et le bûcher!</p> + +<p>Pour l'observateur sans passion, c'était pitié de comparer +la violence de ces principes qui marchent, et la +faiblesse des digues qu'on leur oppose; c'était pitié de +songer que ces lettrés, ces hardis philosophes, persécutés +à ce point-là qu'ils étaient devenus populaires comme +des rois, vont disparaître de la face du monde réel, pour +faire place à quelque chose dont la littérature n'avait pas +d'idée, à l'éloquence, à une autre force encore inconnue, +à la philosophie, à la politique! Or, ces deux forces, +sorties tout armées de la littérature, elles ont eu pour +dernier résultat, la libre pensée et la libre parole... un +monde au delà des mondes créés.</p> + +<p>Eh bien, ce monde à part dont on n'a jamais vu le +pareil, cet empire absolu des fantaisies, des libertés, des +rêves, des utopies, des colères et des satires, si vaste et +si grand, devait finir avec le vieux marquis et frère capucin +de Ferney, quand il rentra, le sublime vieillard, +riant d'un sourire ironique et triomphant dans ce Paris, +qui était aussi sa capitale. Il revenait pour mourir dans +ce Paris, sa proie et sa conquête, malgré la cour et malgré +l'Église, deux forces vaincues. Voltaire fut le dernier +roi qui triompha de Paris. Il entra dans sa bonne ville, +en dépit du roi qui croyait régner alors; il entra seul et +l'arme au bras, content d'avoir gagné la bataille à lui +seul, que lui seul il avait livrée! Il arriva donc, vainqueur +comme vint Henri IV, mais sans entendre la +messe: au contraire, en brisant le prêtre et l'autel. Alors +Paris s'est prosterné sous les mains du vieillard, comme +se prosterna le fils de Franklin. «Dieu et la liberté!» +disait Voltaire, et c'est pourquoi depuis ce temps, Paris +ne s'est plus prosterné devant personne, et pas même +devant le génie... Il avait adoré Voltaire, et désormais il +se crut dispensé de toute autre adoration.</p> + +<p>Dans ce Paris, qui, vu de loin, est semblable à la +fournaise, aux temps dont je parle, il advint que le +maître absolu, même avant le roi, même avant M. de +Voltaire, était, qui le croirait? un vieil et fidèle ami du +peuple français, le fameux Polichinelle, enfant de l'Italie, +et bourgeois de Paris, sur le Pont-Neuf. Si quelqu'un +eut jamais plus d'esprit que Voltaire, à coup sûr c'est +Polichinelle.</p> + +<p>Il riait de toute espèce de pouvoir, à commencer par le +préfet de police! Il jetait à pleines mains l'ironie et le +mépris; il annonçait confusément à ce peuple, voisin de +tant de libertés incroyables, la première de toutes les +libertés, la parole! On l'écoutait bouche béante, et chacun, +lui voyant renverser le trône et l'autel à coups de +pied, se demandait si la Bastille était un rêve, et si la +lettre de cachet était encore en honneur dans ce pays +du bon plaisir? Quel tumulte en ce Polichinelle, et quelle +orgie incroyable de paradoxes, de railleries, de sarcasmes +publics, dans les carrefours, encore imprégnés du sel +âcre et montant de la comédie ancienne! Où donc était +maintenant ce peuple obéissant à ses rois, et qui, les +voyant passer, se mettait à genoux comme pour le bon +Dieu? En même temps la halle et la place Maubert +étaient remplies de toutes sortes de tribuns sans nom, qui +s'essayaient à tous les bruits de l'émeute, aux tempêtes +les plus terribles des révolutions. Vous auriez dit une +ville déchaînée, à la voir, à l'entendre, et que Paris était +déjà à cent lieues de Versailles, tant l'abîme était vaste et +profond qui séparait le roi du peuple, et la cité de Voltaire +du palais de Louis le Grand.</p> + +<p>Tout autre à ma place eût été grandement épouvanté +de ces fièvres et de ces symptômes, mais, Dieu merci! +j'étais un philosophe, un poëte, un rêveur. La rêverie +allemande m'a sauvé dans ce Paris du dernier siècle; elle +m'a rassuré dans les tristes angoisses dont j'ai été le témoin +et la victime. Ainsi grâce à mes rêves, toutes les +visions cruelles qui ont assailli mon âme, elles me sont +arrivées émoussées et sans force. Ainsi l'idéal m'a protégé +longtemps, il est vrai; mais j'ai pensé mourir, quand +il m'a rejeté de ses bras. J'ai donc porté ma rêverie en +tout lieu, parmi le peuple, au palais du roi, au milieu +des enfants qui grandissent, imprévoyants de l'avenir. +Vraiment, tel était aussi ce grand-peuple en ses bouleversements; +il offrait un grand spectacle... horrible et +charmant, aimable et furieux.</p> + +<p>Et le soir, après mes rêves du matin, je rêvais encore. +J'allais au théâtre en curieux: je m'abandonnais en poëte +aux illusions de la scène, et j'écoutais le vieux drame à +la façon d'un homme de l'autre siècle. Au fait, j'avais +des rires et des larmes véritables, durant ces représentations +des vieux chefs-d'œuvre. J'étais le seul qui fût +sérieux et attentif, car c'était la mode alors de ne plus +partager les émotions qui avaient fait la gloire des grands +auteurs du grand siècle. En effet, déjà la passion s'était +pervertie, et le drame avait changé de but. La déclamation +remplaçait sur la scène l'amour, la terreur, les +larmes, tout ce qui faisait la tragédie au temps de Corneille +et de Racine. Je suis le dernier homme en France +qui se soit plu aux chefs-d'œuvre nationaux. Je les ai +regrettés, je les regrette encore, malgré mes deux +fameux compatriotes, Gœthe et Schiller.</p> + +<p>Quelquefois, las d'être en dehors de la scène, j'arrivais +sur le théâtre au moment où le drame était à sa plus +éclatante période, et je me mêlais aux comédiens, à l'instant +le plus vif de leur passion. Les voilà tous! Silence à +ces rois, et respect à ces héros! Approchez-vous, entrez +pleinement dans la vieille histoire ou dans l'anecdote +d'hier. Pendant trois heures vous avez sous les yeux une +reine, une ingénue; elle rentre en vain dans les coulisses, +elle vous parle encore en reine, en ingénue. Ah! que de +fois cela m'est arrivé, de prendre au sérieux cette passion +de commande, et d'écouter ces soupirs, de pleurer +sur ces malheurs. Alors on n'eût pas été le bien venu à me +dire que tout cela était un jeu; non! non! Cette illusion +et cet enivrement ne pouvaient pas être une feinte, quand +j'étais près de ces grands talents d'autrefois, quand de +cette âme à moitié épanchée, je savourais le reste. Hélas! +hélas! la toile baissait aux applaudissements, aux murmures +du parterre, et tout était dit pour ce soir-là. Alors +ma déesse devenait plus calme, sa robe de reine faisait +place à la robe vulgaire, ses bijoux disparaissaient sous un +chapeau fané, cette suite de serviteurs à galons dorés la +laissait dans le désert, elle renfermait dans sa toilette le +coloris de son visage, la blancheur de ses mains, la majesté +de sa taille, sa passion, son âme et tout elle-même.</p> + +<p>Je la voyais partir avec dédain, et sans regret.</p> + +<p>Ce Paris, mon charme et mon épouvante, était semblable +à ces contes des Mille et une Nuits, qui bercent +notre enfance; on dirait une ville de l'Orient, qui, le soir +venu, ouvrirait soudain tous ses harems. Croyez-moi, +jeune homme, enivré du mystère de vos vingt ans, +attendez le soir, quand l'air est chargé de parfums, quand +les chanteurs des carrefours jettent l'harmonie à tous les +vents, quand mille lueurs solitaires, comme autant +d'étoiles, nous font comprendre que la vie est partout +avec l'amour; alors, perdez-vous dans cette foule, au +milieu de ces piéges charmants, des rires et des surprises: +pour peu que vous ayez vingt ans vous la rencontrerez +la déesse errante et vivante, que le roi Louis XV emportait +au château de Luciennes, et faisait reine à son tour.</p> + +<p>J'ai donc bien choisi mon heure et mon jour, en arrivant +dans la ville-maîtresse, au moment le plus dramatique +de sa chute, au milieu de cette émeute du passé +contre l'avenir, dans cette rencontre ardente de tout ce +qui voulait vivre, opposée à tout ce qui devait mourir.</p> + +<p>Surtout, parmi ces souvenirs de ruine et de dévastation, +je me rappelle un jour (ce fut la première et la dernière +fois) où j'eus l'honneur de conduire ma mère au Théâtre-Français. +On y devait représenter un drame étrange, une +incroyable comédie, et il fallut de vives protections pour +nous procurer une loge; nous fûmes rendus au théâtre +de bonne heure, c'était la première fois que ma mère +attendait. Quand nous entrâmes, la salle était remplie +du parterre au sommet, c'était une attente universelle. +On eût dit les Israëlites dans le désert, quand la baguette +de Moïse demande au rocher le fleuve qui va désaltérer +tout un peuple.</p> + +<p>Je vois d'ici ma mère, auguste, imposante, et que rien +n'étonne. On eût dit une reine, et quand la toile enfin se +leva sur ces abîmes, son regard impassible et clair ne +témoigna ni surprise ni étonnement,</p> + +<p>Que vous dirais-je? Elle et moi nous assistâmes à un +drame inouï que nous n'avions pas soupçonné, même +dans les songes de la fièvre. Apparut d'abord à nos yeux +incrédules un valet doré, fringant, beau parleur, amoureux. +Amoureux... un homme en galons! Ce valet parlait +de toute chose et se moquait de tout le monde, et de son +maître plus que de personne; il fronde, il intrigue, il ne +respecte rien, pas même sa maîtresse; effronté faiseur +de quolibets de la plus vile espèce, hâbleur, moraliste; +libertin jovial, osant tout, prêt à tout, même à l'adultère; +orateur et poëte, diplomate et musicien, ancien journaliste +et médecin de cavalerie, toujours sautant, riant, +gambadant, le héros de la pièce, en un mot; une étoile, +un sphinx... Vous le menacez de la justice, il s'en +moque, il rit au nez du magistrat qui l'interroge en bégayant: +Ah! le traître, et le brigand! qu'il était gai, joli, +jovial, ami de la joie, et serviteur de toutes les licences! +un philosophe! un enfant trouvé!</p> + +<p>Cependant, ma mère attentive, épouvantée, osait à +peine entendre et comprendre! On aura changé, se disait-elle +en rougissant sous son rouge, la langue française, +et les mots aujourd'hui n'ont plus le sens d'autrefois.</p> + +<p>Bientôt quand monseigneur le valet avait fait la roue, +et papillonné tout à son aise, monsieur son maître arrivait +à sa suite. Or, ce nouveau venu dans cette comédie, +il n'était rien moins qu'un imbécile! Au contraire, il +était un grand seigneur, un Espagnol, noble même pour +un Espagnol, un bel esprit, élégant, affable et sachant +le prix d'une belle femme, excellent maître d'un excellent +château, ayant le droit de justice haute, et n'en abusant +pas quand il est sans passion, en un mot un bon +seigneur. C'est justement ce maître excellent qui va devenir +un jouet, un bouffon sous la main de son valet. +Son valet l'attaque, le presse et le pousse, et le réduit à +rien; son valet lui dispute jusqu'à une servante dont le +pauvre homme a quelque envie, et sous ce bon prétexte +que lui, le valet, il est le fiancé de cette fillette. O temps! +ô mœurs!—Quoi donc? à entendre l'impertinent, vous +n'avez eu <i>que la peine de naître</i>, Monseigneur. <i>La peine +de naître</i>... Quelle phrase, et quel contre-sens pour une +princesse de Wolfenbuttel!</p> + +<p>Ma mère était hors d'elle-même... Et la soubrette aussi +dédaigne Monseigneur, la soubrette qui redit tout à son +époux futur! Vassale indocile, espiègle, insolente; élégante +comme une dona, belle parleuse aussi, folle d'amour +et ne le cachant guère. Quelles mœurs chez un grand +d'Espagne, chez un seigneur de la Toison d'or! Quelle +maison, et comment tenue? Hélas! ma mère n'en revenait +pas.</p> + +<p>Mais son épouvante et sa profonde horreur furent portées +à leur comble, lorsqu'au milieu de l'intrigue elle vit +arriver un grand homme habillé de noir, en longue soutane, +et coiffé d'un chapeau de prêtre, le rabat blanc, +l'œil creux, l'air hébété, les cheveux huileux, la tournure +ignoble, le sourire méchant, la démarche hypocrite, un +petit-fils de ce Tartufe que ma mère appelait le crime +unique du grand roi Louis XIV... O ciel! (peu s'en fallait +que ma mère, ainsi parlant, ne fît un signe de croix), +ils n'ont pas même respecté leur Église, et les voilà qui +traînent dans leurs gémonies le dépositaire et le représentant +de l'antique foi! Lui-même, ce profane chapelain, +ce prédicateur de salon, ce courtisan de toutes les heures, +le faiseur de bons mots du Maître, il est le complaisant +de Madame, le serviteur des valets de la maison, le +flatteur en titre, le compagnon du petit chien, le proxénète +universel!... Au même instant, léger et brillant, +comme un papillon à son premier vol, se posant à peine, +insouciant et volage, un printemps qui chante, une fleur +qui s'ouvre, un rêve ignorant et naïf, ah! mon Dieu! +voilà un adolescent plus dépravé qu'un chambellan de +l'empereur, un enfant qui raconte aux nuages, aux arbres, +aux fleurs, à la source limpide, et même à une +vieille femme les premiers battements de son cœur.</p> + +<p>Un enfant... dites-vous? Prenez garde à cet enfant, Mesdames! +Redoutez son premier feu, ses lèvres de flamme, +ses caresses incertaines; redoutez son sourire, son regard, +sa voix, son geste et sa vague passion. Voyez: la soubrette +l'embrasse avec joie et remords. Voyez madame la +comtesse; une comtesse, une femme mariée à un grand +seigneur... elle le regarde en soupirant. Voyez, comme +on le dépouille, en hontoyant, dans le boudoir, comme on +admire, avec un grand soupir, sa main blanche et son +bras charmant. Voyez, ce bel enfant, on l'adore; il a des +envieux, des ennemis, des jaloux, mais on l'adore. Ah! +ces femmes qu'il enveloppe, amoureuses, dans ses naissantes +amours, elles n'osent pas lui apprendre ce qu'il +apprendrait avec tant d'ardeur; mais aussi si tu savais +cela, Chérubin, <i>Chérubin d'amour</i>!</p> + +<p>Cependant à côté de ce Chérubin il existe un être +encore plus ignorant, une petite fille qui ne sait rien, qui +se laisse instruire, et qui n'apprendrait rien toute seule. +Avec toi, petite Fanchette, avec toi, Chérubin répète hardiment +les leçons qu'il dérobe à Suzanne; avec Fanchette +il est hardi comme un homme. Il prend à celle-ci tous +les baisers que celle-là lui refuse. Esprit, chansons, rêves +brûlants, tant de passions qui jasent et se taisent, se montrant, +se cachant tour à tour; hardies et craintives, ces +passions confondues, mêlées, pressées l'une contre l'autre, +arrivent enfin à ce que ma mère appelait <i>l'abomination +de la désolation</i>. C'était vraiment la fin du monde; il n'y +avait plus rien, au delà, que l'abîme! Allons! c'en est fait, +plus de trône et plus d'autel.</p> + +<p>Dans ce drame infernal, animé de la verve et des mépris +de Satan lui-même, et tout rempli de sa voix stridente +et de son rire affreux, tout l'édifice était ruiné de +fond en comble, toutes les vertus publiques et privées +étaient vouées au plus affreux ridicule. Ici, le valet est +hostile à son maître; ici, le mari trahit l'épouse, et +l'épouse est la honte de l'époux. Le déshonneur, le déshonneur +complet, sans réplique et sans rémission, est +l'hôte assidu, féroce, implacable, de ces demeures mal +hantées. Cette mère et ce père ont exposé cet enfant, le +triste fruit de leurs banales amours; cependant la mère +absolument veut épouser son fils, le fils, de son côté, +insulte à la fois son père et sa mère... Eh! dit-il pour s'excuser: +«C'est le bon sens, ma mère!» Dans cette débâcle +énorme le juge est vénal, le paysan raisonne, la petite +fille fait l'amour, le jeune enfant est libertin avant toute +science du bien et du mal, l'homme d'église est un entremetteur; +dans cette Babel immonde, chacun raisonne à +la façon des démons de l'encyclopédie, et chacun parle +hautement de ses droits et de ses devoirs. Là, on se +tâtonne, on se coudoie, on se tutoie, on se prend au +hasard dans la nuit, on ne se choisit pas, on se saisit, on +se mêle; il y a des cabinets sombres, des bosquets nocturnes, +des pères crédules, des valets fourbes! Tout est +mystère et confusion, pêle-mêle, hasard, dilapidations; +c'est tout le siècle agonisant! Tout se meurt, tout se +perd; tout est mort, tout est perdu! Maintenant la livrée +est régnante, et la seigneurie obéit au laquais. Ce sont les +valets qui font les passions et qui les font à leur usage; +ils forment pêle-mêle toutes sortes d'intrigues pour leur +propre compte, avec l'argent du maître et dans son +habit... et si parfois quelqu'un de ces bandits qui ont +plus d'esprit que Voltaire, prend encore la livrée, à coup +sûr, c'est par orgueil!</p> + +<p>Telle était la fête, horrible, abominable, impie, à laquelle +ma mère s'était conviée elle-même!... et pourtant, +miracle étrange, la ville et la cour applaudissaient à ce +spectacle impossible. Le peuple, auditeur actif et passionné, +s'amusait, à en mourir de joie et d'orgueil, de +ce grand seigneur cruellement bafoué; le peuple était +heureux de voir enfin arriver sur le théâtre le tour, non +plus de l'avare, de l'hypocrite ou du misanthrope, du +ridicule et du vicieux, mais bien cette fois le tour du fort +et du puissant. La comédie avait fait de singuliers progrès, +à cette époque. Elle s'attaquait au trône, aux +croyances, à la force, à la justice; elle brisait, en se +jouant, des sceptres et des couronnes; elle renversait +des châteaux forts; elle marquait ses victimes au fer +chaud, elle les marquait au front, afin de reconnaître, +au besoin, toutes ses victimes. Ainsi l'enseignement de +tous était devenu la flatterie adressée au pauvre aux +dépens du riche, au faible aux dépens du puissant; le +peuple alors jouait le beau rôle; l'habit de cour s'éclipsait +devant l'habit bourgeois; le marquis, fustigé par +Molière, était frappé au cœur par Beaumarchais; mais +aussi le peuple applaudissait à outrance; il avait, à la fois, +le fanatisme et l'instinct de ses justes perversités contre +le monde féodal; sa joie était sérieuse à la façon d'une +vengeance où d'un châtiment.</p> + +<p>Hélas! c'est au pied de ce théâtre incendiaire que va +s'ouvrir, tantôt, ce sentier des révolutions qui mène à +l'échafaud!</p> + +<p>Qui le croirait? Pas une réclamation dans cette salle où +vivait Molière, pas une voix dans ces échos du passé ne +se fit entendre en faveur d'autrefois! Aux premières +loges, les femmes étaient attendries; elles suivaient, la +bouche entr'ouverte, haletante, les mœurs dissolues de +ces cinq femmes, elles les accompagnaient de leurs vœux. +Les femmes de ce temps-là ne voyaient que l'amour; +l'amour était la grande affaire; et comme elles sentaient +que la fin des temps était proche, elles se hâtaient +d'aimer.</p> + +<p>Hâte immense! hâte incroyable! On eût dit ces villes +dévastées par l'Etna! Chacun se remue, afin d'échapper +à la lave ardente, emportant ce qu'il a de plus précieux. +Ainsi, pendant que les femmes se hâtaient sur les chemins +de l'amour, l'ambitieux se hâtait sur le chemin de +l'ambition.—Allons! disaient les jeunes gens, hâtons-nous, +l'heure approche!—Hâtons-nous, disaient les +vieillards. Seul, le peuple était patient. Il savait confusément +pourquoi!</p> + +<p>Le peuple disait tout bas, comme Figaro: <i>Et moi, +morbleu!</i></p> + +<p>Les grands seigneurs, saignés à blanc, par ce barbier +maudit, imaginèrent de sourire à ces piqûres. Cela leur +parut beau de ne pas sentir le supplice; il est vrai que +les petits marquis de Louis XIV, plus prévoyants et plus +sages, s'étaient plaints à outrance quand le roi eut ordonné +à Molière de les fustiger. Ainsi, par vanité, et +pour montrer qu'elle ne craignait rien des <i>petits esprits</i> +et des <i>petites gens</i>, la cour se plaisait à ce spectacle, elle +riait à gorge déployée du comte Almaviva, plus spirituel, +plus habile, plus aimable et plus fin, à lui seul, que toute +la cour. Voilà qui est bien! Puis cette piquante réunion +des plus jolies femmes de la comédie ajoutait une grâce +nouvelle à toutes ces licences. En ce moment la fête +était double, et pendant que les grandes dames des premières +loges s'obstinaient à faire, de Chérubin, un jeune +homme, le parant à loisir d'élégantes dentelles, de riches +broderies, des plumes légères et des éperons d'or d'un +jeune page, les hommes du parterre dépouillaient Chérubin +de son habit de cour, ils voulaient que don Chérubin +ne fût qu'une femme. Ils lui rendaient, comme au +troisième acte, sa cornette, son jupon, sa couronne de +fleurs, ses fines dentelles attachées au bonnet de la nuit. +Être double et dangereux hermaphrodite, il peuplait la +ville de Chérubins de quinze ans, mais ceux-ci... <i>osaient +oser</i>. Quant aux hommes, n'est-il pas dit dans cette fameuse +comédie: <i>Il n'y a que les petits hommes qui +s'effraient des petits écrits?</i></p> + +<p>On voyait aussi, étalés aux places les plus apparentes, +et prenant leur part de ces scandales, des abbés, des +monseigneurs, des prélats qui s'amusaient de Basile: en +effet, le moyen de reconnaître l'Église de France en ce +cuistre abominable échappé, tout au plus, des cuisines +du cardinal de Rohan?</p> + +<p>Ainsi, les uns et les autres, le prince et l'abbé, le seigneur +et le bourgeois, la duchesse et la grisette, ils s'enivraient +de cette poésie, ils tournaient sans peur autour +de l'abîme, ô fantômes!</p> + +<p>Seule en ce monde éperdu, ma noble mère était une +créature intelligente de ces tortures. Elle les sentait +au fond de son cœur, et jusqu'aux moelles. À chaque +instant elle était sur le point de crier: à l'incendie! au +meurtre! Longtemps elle attendit une réaction à tant +d'infamies, une peine à tant de forfaits; longtemps elle +appela le spectre, emportant don Juan dans les flammes +vengeresses... le spectre ne vint pas. La pièce se termina +par un tranquille mariage, et par des chansons obscènes... +Madame la princesse de Wolfenbuttel cacha sa figure +dans ses mains.</p> + +<p>Elle pensait à ce que dirait l'Allemagne, si l'Allemagne +venait à savoir qu'elle était venue à ce spectacle, en +pleine loge, et parée de l'ordre de Marie-Thérèse, avec +son jeune fils!</p> + +<p>Puis elle me regardait en rougissant, avec un air indicible +de regret et de pitié. Son regard suppliant avait +l'air de me dire: Pardonnez-moi!</p> + +<p>Elle attendit que la foule se fût retirée, avant de se retirer +elle-même. Elle qui marchait toujours le corps +droit et la tête haute, à la façon d'une noble dame, il me +fallut l'entraîner hors de la salle; on eût dit à son attitude +humiliée, à l'indignation de ce noble visage, qu'elle +avait été insultée et que je ne l'avais pas défendue; moi-même +j'étais honteux de voir à ma mère tant de honte +sans pouvoir en demander raison à personne.</p> + +<p>En rentrant chez elle, elle chassa son majordome qu'elle +ne trouva pas assez respectueux: elle tenait beaucoup à +cet intendant.</p> + +<p>Je la reconduisis, ce soir-là, jusque sur le seuil de sa +chambre à coucher, et je lui présentai mes plus humbles +respects.</p> + +<p>Elle ne me dit que ces mots, avec un soupir de terreur: +«Je le dirai à la reine; la reine le saura demain!»</p> + +<p>En effet, je ne crois pas que jamais terreur ait eu une +cause plus juste que la terreur de ma mère... et j'ai vu +où l'on arrivait, en partant du <i>Mariage de Figaro</i>!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE V</h2> + + +<p>Je sentais bien que j'étais en dehors de ce siècle, et que +je ne le comprenais pas. Je pensais souvent que la raison +de ce désordre était en deçà ou au delà de mon intelligence, +et qu'à ce mouvement terrible il devait y avoir +une cause apparente ou cachée, et que cette cause, il +fallait la savoir! Quel était le héros, quels étaient les dieux +de ce chaos politique? Où se tenait véritablement la cause +de cette décadence? Je l'ignorais entièrement. Je n'étais +alors qu'un futile jeune homme, insouciant de ma nature, +et fort peu jaloux de creuser bien avant dans les +choses humaines! Enfin je m'inquiétais fort peu, quand +je voyais marcher une machine, des fils qui la faisaient +se mouvoir. Pour moi ce monde était un spectacle amusant, +auquel cependant j'aurais préféré, si l'on m'eût +donné à choisir, une simple promenade avec Fanchon, +sous notre arbre favori. Voilà pourquoi je veux qu'on +m'excuse, si, malgré le hasard qui m'a favorisé au +point de me jeter sur la voie des secrets politiques de +ces tempêtes sans égales, j'ai eu si peu d'intelligence +des faits et des hommes. Encore une fois, ceci n'est rien +moins qu'une histoire... à peine est-ce un vieux conte, +à mon usage! Ces événements qui représentent le +chapitre le plus intéressant de ma jeunesse, je les ai +vus, bien plus que je ne les ai compris; ces hommes dont +je vais parler, je n'ai connu que leur visage; il m'a fallu +refaire et deviner le reste. Mon peu d'intelligence va jusque-là, +que je n'oserais pas les nommer tous, d'abord +parce que je tiens à faire un vrai conte, de la présente +histoire, ensuite parce que je suis l'homme de l'anachronisme +et de l'erreur; je serais très-malheureux s'il fallait +me fatiguer à ne confondre aucun nom, aucune date, +aucun fait; je laisse toutes ces peines aux écrivains de +profession.</p> + +<p>Le lendemain du jour funeste où ma mère avait été à +la Comédie, elle dormait profondément, fatiguée qu'elle +était des pénibles émotions de la veille. L'appartement, +contre l'usage, donnait sur la rue, et du côté opposé à +ce logis provisoire était une joyeuse taverne où naguère +les jeunes gens à la mode avaient coutume de s'enivrer. +L'histoire de ce cabaret serait longue à écrire. Il avait +commencé par être un rendez-vous de beaux esprits. Il +s'était fait, en ce lieu, plus de poésie et de bons mots +qu'on n'en fit jamais à l'Académie! Après les gens d'esprit +étaient venus les gens d'épée; enfin, les philosophes +avaient remplacé les soldats autour des brocs écumants. +Au temps où je parle, la politique avait envahi cette maison, +reine, à son tour, dans ces lieux hantés par tant de +pouvoirs souverains. Donc aujourd'hui le gai cabaret avait +pris une teinte sombre, un air superbe; il ne jasait plus, +il déclamait; l'éloquence avait remplacé la chanson +joyeuse; où régnaient Collé et Piron naguères, se montraient +Puffendorf et le président de Montesquieu. Ce +cabaret était une humble image du royaume de France, +et je finis par trouver qu'il serait un digne sujet d'étude +et de curiosité.</p> + +<p>Chaque soir, c'étaient, dans cette étrange maison, +des cris joyeux, des chansons bachiques, des propos +d'amour, de cruelles médisances, un jeu brutal..: voilà +pour les buveurs! C'étaient des dissertations sans fin, +des projets inouïs, des accusations incroyables, des +républiques imaginaires, des utopies de toute espèce, +une révolte intelligente contre tout ce qui était l'autorité: +voilà pour les politiques! Plus d'une fois, que le club +l'emportât sur le cabaret, et, réciproquement, le cabaret +sur le club, toutes ces disputes se terminaient par des +coups d'épée, et par l'intervention de la maréchaussée! +Ainsi, ma mère et moi, nous pouvions nous vanter d'un +voisinage assez fécond en tristes discordes, et en clameurs +insupportables aux amis de l'ordre et du repos. Pour ma +part, le voisinage ne me déplaisait pas; j'aimais ces bruits +étranges, ces subites clameurs, ces joies sans frein, ces +dissertations lugubres dont le bourdonnement arrivait à +mes oreilles, comme l'écho d'un canon d'alarme; j'aimais +ces exercices oratoires, cette élégante ivrognerie +où perçait le bel esprit et le bon sens; même, plus d'une +fois, j'avais envié ces divertissements de chaque jour; +mais ils fatiguaient étrangement ma mère, et ils lui +auraient été tout à fait odieux, si d'ordinaire les matinées +n'eussent pas été calmes, et favorables au sommeil +du quartier.</p> + +<p>Donc, ce matin-là j'étais dans ma chambre, rêvant +encore et regrettant, dans mon rêve, mon Allemagne si +tranquille et si réglée, quand je fus réveillé par d'horribles +clameurs qui partaient du cabaret voisin. Au premier +abord, le bruit était effrayant. C'étaient des hurlements, +plutôt que des cris. On jurait, on chantait, on +appelait à haute voix le maître de la maison; en un +instant, tout le repos du quartier fut troublé, les laquais +eux-mêmes se réveillèrent, comme au bruit d'une assemblée +nationale... Or, ces messieurs se réveillaient de trop +bonne heure, et ils se remirent paisiblement à dormir, +quand ils se furent assurés qu'il ne s'agissait guère que +d'une dispute entre quelques jeunes seigneurs pris de +vin, et qui faisaient plus de bruit qu'ils n'avaient le droit +d'en faire, à six heures du matin.</p> + +<p>Malgré le bruit, ma mère dormait encore. Elle avait si +grand besoin de repos, son sommeil était si précieux +pour moi! J'envoyai donc un de mes gens à la taverne, +priant ces messieurs de faire, à leur plaisir, un peu +moins de tapage... une dame habitant dans l'hôtel voisin; +elle dormait, elle avait passé une mauvaise nuit, et +son fils priait ces messieurs d'avoir quelques égards pour +son sommeil.</p> + +<p>L'instant d'après mon messager rentrait effaré: son +message avait été reçu avec des cris de fureur: on l'avait +rappelé <i>à l'ordre</i>! <i>à l'ordre!</i> Même il avait été menacé +du bâton, s'il ne se retirait pas sur-le-champ: c'était donc +une insulte à ne pas supporter.</p> + +<p>Je pris mon épée, et, sans quitter mon habit du matin, +je me rendis à la taverne; j'étais de sang-froid; je vois +encore l'enseigne de ce lieu. Elle représentait un trompette +de régiment vidant sa bouteille avec une fille de +cabaret; au bas de l'enseigne étaient écrits ces mots: <i>Au +Trompette blessé</i>. J'entrai d'un pas très-calme dans la +chambre haute du <i>Trompette blessé</i>.</p> + +<p>Naturellement, je m'attendais à trouver en ce lieu +quelques jeunes militaires de bonne volonté, et à terminer +mon affaire à l'antique façon: on se pique, on s'explique, +et tout est dit... mais quel fut mon étonnement!... +Je cherchais des mousquetaires... je rencontrais +des législateurs! Je venais l'épée à la main, j'étais reçu +par une exorde en: <i>Quousque tandem?</i> Mes spadassins +étaient occupés à reconstruire l'édifice social! Mon cabaret +était une chambre des députés! Bref, j'arrivais au +beau milieu d'un combat de paroles sonores, au moment +où s'agitaient les plus terribles et les plus brûlantes +questions.</p> + +<p>C'était la première fois, certes, que j'entendais parler +avec tant d'audace et de licence de ces choses à part que +toute l'Europe était encore habituée à respecter: du roi, +de la reine, des nobles, des prêtres, du gouvernement, +de la Bastille, des lettres de cachet, de la liberté moderne, +de la lâcheté des anciens temps. Tout brûlait, +tout croulait dans ces discours de la ruine et de l'incendie. +À peine, au premier abord, mon apparition fut-elle +aperçue, et j'eus ainsi le temps de considérer cette réunion +tout à mon aise. Or ce fut un grand étonnement +pour moi quand j'entendis parler, dans cette France +obéissant à tant de lois confirmées par tant d'années de +soumission et de respect, de tant d'institutions formidables, +avec toute cette véhémence haineuse, par les +hommes audacieux en présence desquels le hasard m'avait +conduit.</p> + +<p>Ces hommes nouveaux, ces porteurs de torches ardentes +à travers les gerbes, étaient jeunes, pour la plupart, +et de conditions très-différentes. Le plus grand +nombre était vêtu très-simplement et sans recherche. +Il y en avait d'autres habillés à la façon de M. de Lauzun +lui-même, et qui ne songeaient guère plus à leur habit +brodé d'or, que ceux-ci à leur bure, à leur linge tout +uni. Si bien qu'au premier abord, il eût été difficile de +dire à quel ordre de l'État appartenaient ces gens-là. +C'était à la fois l'air du commandement et la raillerie +éloquente des hommes faits pour obéir; il y avait sur +ces figures, animées de la même passion, le doute mêlé +à la croyance, l'espoir à la peur, le sentiment de la révolte +et l'épouvante même de ces émeutes; on les eût +pris pour des conspirateurs légaux, si je puis parler +ainsi. Dans le nombre, il y avait de douces figures et des +physionomies terribles, puis d'horribles faces partant de +haut en bas, comme celui de la brute... surtout celui qui +présidait l'assemblée, avait une de ces têtes pleines +d'énergie et d'intelligence, et façonnées de telle façon +qu'elles vous poursuivent jusqu'au tombeau.</p> + +<p>Je vivrais mille années que jamais je n'oublierais cet +homme et son premier aspect. Figurez-vous un gros +corps assis à l'aise sur un fauteuil de la taverne; il avait +de grands bras, de larges mains, une poitrine vaste et +sonore, et sur les épaules d'un portefaix, cette tête +énorme, heureusement dessinée, une bouche où le sarcasme +avait posé ses tabernacles, un sourire à la Voltaire, +des yeux d'escarboucle étincelants de malice et de génie, +le regard soucieux d'un débauché, le front olympien d'un +poëte! Déjà mille passions avaient ravagé ce visage +étrange; à ces ravages du corps et de l'âme, la petite +vérole avait ajouté sa grêle implacable; elle avait sillonné +dans tous les sens ce formidable ensemble de courage +et de vice, de despotisme et de liberté; tout était miracle, +abîme, épouvante en cet homme extraordinaire... +Il était la lave ardente, il était la fumée, il était le volcan. +Sa voix retentissait comme un tonnerre, et tout en l'écoutant +parler vertu ou liberté, avec la véhémente conviction +de l'orateur, vous ne saviez pas ce que vous deviez +croire, ou de la probité de ses paroles, ou du vice et de +la dégradation superbe imprimés à tous ses traits.</p> + +<p>Dieu merci! je le vis tout à mon aise, et, cloué sur le +seuil de la taverne par cet étonnement voisin de l'épouvante, +il me fut permis de comprendre à quel point +s'embellissait ce visage intelligent, à la clarté soudaine +qui brillait sur ce front, sur ces lèvres, dans ces yeux; +son attitude même elle lui avait été révélée, et, silencieux, +il semblait parler encore. Ah! mystère! Il avait le +doigt appuyé sur son front, comme s'il eût voulu s'enfoncer +le crâne, et il disait en montrant sa tête, en secouant +ses cheveux semblables aux anciennes forêts de la +Gaule dans les commentaires de César: <i>Voilà une tête +dans laquelle il y a de quoi réformer les empires</i>... En +même temps, il vida d'un geste énergique un grand +verre de vin de Champagne; et ses yeux noirs se tournèrent +vers moi avec un sourire où respirait tout ce que le +grand seigneur, le bel esprit et le titan pouvaient contenir +d'ironie et de mépris.</p> + +<p>—Messieurs, s'écria-t-il un air singulièrement effronté, +regardez la bonne fortune qui nous arrive, et rendons +grâces au ciel de nous divertir de si bon matin... +À sa parole, ajoutez le geste et le regard! Voyez-le, ce +débraillé qui me toise et qui m'insulte, et moi cherchant +en vain une parole, un geste, un mépris... J'admirais!</p> + +<p>—Holà! l'ami, reprit-il, en m'apostrophant, quel +étrange accident te pousse, et t'amène en nos conciliabules +de la nuit? Qui es-tu? D'où viens-tu? Que nous +veux-tu, fantôme? Esprit d'autrefois, Seigneur des temps +féodaux, que diable viens-tu faire ici avec ta casaque +bariolée, ton ruban vert autour de la tête, et tes cheveux +dans ton bonnet, comme une fille de soixante ans? As-tu +donc perdu au jeu ton dernier justaucorps? As-tu +entendu des voleurs à ton chevet, ou bien, malheureux +époux, viendrais-tu me redemander ta femme à main +armée? Ah fi!... Au moins, si tu veux qu'on te la rende, +telle qu'elle est et se comporte, dis-nous le nom de la +belle, et ton nom à toi-même, ombre immobile?... Ou +plutôt, reprit-il, en s'adressant à ses amis, j'imagine que +c'est là un avertissement d'en haut, Messieurs; un fantôme +arrive tout exprès des sombres bords, et des temps +féodaux, pour nous avertir que nous ne sommes plus +jeunes, et qu'il faut mettre un terme à la vie errante, +aux songes lointains, aux vaines espérances, aux vastes +pensées. Néanmoins, si ce fantôme vous inquiète, qui de +vous sait, par hasard, en quelle écurie, en quel boudoir +l'abbé Maury a couché cette nuit? J'enverrai un garçon +de cuisine lui emprunter son missel à exorciser!</p> + +<p>J'étais toujours immobile, écoutant, contemplant, attendant! +J'avais certes un grand intérêt à laisser tomber +sans les relever ces plaisanteries cruelles, et je me résignai +au silence. Pendant un moment ce silence eut son +effet; j'étais livide; habillé d'une façon bizarre, armé, je +puis le dire, à la légère! Les pâles lueurs du jour, jointes +aux clartés vacillantes de la lampe, me jetaient dans une +fausse lumière qui me grandissait d'une coudée.... En ce +moment, je suis sûr qu'un visage moins hardi eût pâli, +à me voir ce visage de l'autre monde, et que plus d'un +fidèle, aux alentours de Saint-Merry, eût crié: <i>Vade +retro!</i> Je sentais bien que le Satan qui m'interrogeait +n'eut pas pris tant de peine, si je n'avais été qu'un fantôme +à ses yeux.</p> + +<p>Quand il eut cessé de parler, je fis deux pas en avant, +je pris place à table sur un siége vacant, je plaçai mon +épée entre mes deux jambes, et je m'appuyai sur la poignée.... +Au milieu de ces mouvements, tout solennels +qu'ils étaient, ma robe de chambre s'était entr'ouverte, +ma poitrine était nue, et l'homme pouvait voir que si +j'étais étonné, je n'étais pas un poltron.</p> + +<p>Je m'inclinai d'un signe de tête:—Messieurs, leur +dis-je, je suis Allemand; on m'appelle encore avec respect, +en tout lieu, Messieurs, S. A. Sérénissime le prince +Frédéric. Ma mère est cousine de la reine de France, et +descend des princes de Wolfenbuttel.</p> + +<p>À ces grands noms, que je prononçai, j'en conviens, +avec un peu d'emphase, il me semblait que tout le +monde allait au moins me saluer.... J'étais loin de mon +compte avec ces gens-là... ils me regardèrent! Plus d'un +même se prit à sourire, et le gros homme, en frappant +sur la table à tout briser:—Et nous autres donc, nous +prenez-vous pour des croquants, Monseigneur? Tope-là! +je suis Français; je m'appelle Gabriel Honoré. Mon père +est marquis de Sauvebœuf et de Biram, comte de Beaumont, +vicomte de Saint-Mathieu et premier baron du +Limousin; mon frère est vicomte; moi, je suis mieux +que tout cela, je suis peuple. Encore une fois, fantôme, +que nous veux-tu?</p> + +<p>Alors je me levai.—Monsieur, dis-je, tout à l'heure, +ici même, quand vos clameurs ont commencé, réveillant +en sursaut toute la ville, j'ai eu l'honneur de vous envoyer +un de mes gens pour vous prier, très-poliment, au +nom de l'hospitalité la plus vulgaire, de faire un peu +moins de tapage, et de respecter le sommeil d'une dame +étrangère; non-seulement vous n'avez pas tenu compte +de mon message, mais encore vos cris ont redoublé avec +plus de force, et vous avez insulté mon domestique. Or, +vous le savez, Messieurs, cette insulte est la mienne. Je +viens donc à vous, comme c'est le droit d'un gentilhomme, +vous demander raison de vos injures, et puisque +c'est vous qui m'avez interpellé le premier, M. Gabriel +Honoré, fils de marquis, de comte, de vicomte et de +baron, je vous somme de me rendre raison!</p> + +<p>Mon homme ne se déconcerta pas:—Monsieur, me +dit-il presque en souriant, vous êtes un bon fils; on voit +bien que votre père et madame votre mère ne vous ont +pas fait jeter seize fois de suite dans les divers cachots +du royaume. Le commandement de Dieu, <i>père et mère +honoreras</i>, vous portera bonheur, Monsieur, car si vous +n'étiez pas un étranger, vous sauriez que je ne me bats +plus depuis longtemps, et vous auriez honte de votre +puéril et misérable défi. Sachez donc, Monsieur le fils de +prince allemand, que désormais le peuple est mon père +adoptif; je suis le frère du forgeron, le cousin du tailleur +de pierre, le commensal du porteur d'eau, le compère +de toutes les commères de la halle. Il n'y a pas +une échoppe, une taverne, une boutique, un charnier, +une nippe, un comptoir, une hotte, un éventaire, une +flûte, une jupe, un violon, une trompette, un pet-en-l'air, +une charrette, un tombereau qui ne soient de ma suite, +et votre aimable épée, est-ce donc qu'elle daignerait toucher +mes crochets et mes écuelles? Çà, mon prince, on a +d'autres chiens à fouetter que de croiser le fer avec +vous! Est-ce aussi notre faute, si vous êtes logé au-dessus +de nos révoltes? Réveiller une Wolfenbuttel! dites-vous..., +laissez-nous faire, on en réveillera bien d'autres; tous les +Bourbons, tous les Césars, tous les rois; les trônes et les +dominations, les baillis et les sergents, les maréchaux de +France et les maréchaux-ferrants, l'entendront avant peu +de temps, la trompette éclatante, la trompette du dernier +jugement. Jugez donc si cela nous inquiète et nous dérange, +réveiller une princesse en voyage! Enfin, si Monsieur +veut se battre absolument, s'il est friand de la lame, +et qu'il en veuille à tout prix, il peut s'adresser à monsieur +mon frère, le comte de Mirabeau, un grand cœur,... un +estomac immense... une épée... un tonneau!...</p> + +<p>Notre homme, à ces mots, frappa la table d'une voix +délibérée en criant: <i>la séance est levée!</i> Alors sans me +laisser le temps de lui répondre, il me prit par le bras, +avec un geste familier, charmant, et qui touchait au respect.—Mon +prince, me dit-il, rengaînez votre épée +et soyez indulgent pour un homme amoureux de popularité, +un gentilhomme écrasé longtemps par la force +injuste, et qui se venge, à la fois, de son père et de son +roi! Rien qu'à me voir, vous avez bien compris que je +ne suis pas homme à éviter la lutte. Attendez, et vous +verrez si le comte de Mirabeau sait se battre! Attendez, +vous verrez un duel... qui n'aura pas assez des deux +mondes, pour parrains et pour témoins. Encore un jour, +et je veux vous montrer une rencontre à laquelle l'Europe +entière servira de champ clos. Cette fois, véritablement, +ce sera l'arrêt de Dieu, quand descendu dans la +lice, armé de tous les droits du genre humain... moi, +le champion de la liberté, je me trouverai tout seul +contre un despotisme de tant de siècles. Ainsi, vous le +voyez, j'attends, sans remords et sans peur, tous les siècles +féodaux pour les étouffer de la main que voilà, pour les +écraser du pied que voici. Croyez-moi, cependant, ne +portez pas si haut vos défis, et regardez à deux fois, afin +de savoir avec qui vous voulez vous battre. Eh quoi! +à peine en France, vous voulez vous battre en duel avec +moi, le champion du peuple? Allez, allez, Monseigneur! +vous n'êtes pas ambitieux, en vérité! Mais soyez tranquille, +ce n'est pas de votre main, ce n'est pas d'une +main mortelle que je suis destiné à mourir. Si je meurs +je serai tué par une idée; si je suis vaincu, je serai vaincu +par un principe; si je succombe enfin, je succomberai +sous des ruines amoncelées par moi-même, et par moi +seul. Encelade est mon nom de guerre, et Typhée et +Minas sont mes frères. Vous voyez qu'entre nous deux la +partie n'est pas égale, et que je suis invulnérable pour +tous les princes de la Confédération du Rhin. Donc votre +défi est ridicule, eh bien! faites-moi le plaisir de le retirer; +faites plus, faites mieux, soyez, s'il vous plaît, un de +mes amis, ce sera, quelque jour, un titre de gloire pour +ceux qui osent l'être, aujourd'hui surtout, Monsieur! Dans +tous les cas, et quoi que vous décidiez, cessez, à ma +prière, de vous croire injurié, car les épées et la bravoure +vulgaire ne manqueraient pas ici; mais je n'aime +point cette espèce de sang. Soyez donc le porteur de +nos regrets et de nos respects à Son Altesse madame +la princesse votre auguste mère, et, ceci dit, rentrez +dans le fourreau votre épée et votre colère, placez votre +petite main royale dans cette large main plébéienne, +et vous comprendrez, j'en suis sûr, que vous avez bien +agi.</p> + +<p>Cet homme était à présent si différent de ce que je +l'avais vu d'abord, il y avait tant d'autorité dans sa voix, +dans son geste, avec tant de bienveillance en son regard, +d'ailleurs l'assemblée avait été si pleine de courtoisie et +de réserve envers moi, que je me sentis vaincu tout à +fait. Je pris la main qu'on me tendit, nous bûmes tous à +ma santé, et tout fut oublié.</p> + +<p>—Aussi bien, reprit l'homme à la grande voix avec +le plus aimable sourire, savez-vous, Messieurs, que c'est +un charmant cavalier ainsi accoutré. Ce costume est le +dernier habit de ma seconde jeunesse ignorée, ignorante, +quand j'étais le jouet des lettres de cachet, la victime +des lieutenants de police, l'hôte le plus assidu des Bastilles +du royaume, et la terreur des usuriers et des maris. +O mes bonnes aventures en robe de chambre et léger +vêtues, qu'êtes-vous devenues? O mes pantoufles! O ma +nudité nocturne, quand je fuyais sur les toits, à la voix +de l'exempt! Riantes vallées de Pontarlier, bois épais du +fort de Joux, bonnes filles, qui me cachiez tout tremblant +dans votre couche enrubanée! O Sophie! et vous toutes, +mes chères amours! Qu'est devenu tout cela? Mes amis! +mes amis! bénissez la robe de chambre, et la conservez +mieux que la robe d'innocence et la feuille de figuier! +Vêtement doux, commode, heureux, usé si tôt, quitté +si vite! Hélas! moi qui vous parle, oui moi-même, autrefois +j'en avais une, et je l'avais achetée au petit-fils de +M. Dimanche, le tailleur de don Juan. Ce troisième +Dimanche était fripier au pilier des halles, non loin du +pilier de Poquelin, l'historien de don Juan.</p> + +<p>Un jour que je me glissais, comme un serpent, à travers +ces boutiques ou se cache assez volontiers plus d'un +trésor de grâce et de beauté, je fus frappé par cette triste +enseigne: <i>Au prince déguenillé</i>, <i>Dimanche</i>, <i>fripier de la +cour</i>. J'entre, et je trouve un bonhomme accroupi dans +son comptoir, sur le fauteuil du <i>malade imaginaire</i>.—Holà!... +Eh! m'écriai-je, est-ce vous, M. Dimanche, un vrai +Dimanche, héritier du nom et des armes du tailleur du +seigneur don Juan?—C'est moi-même, répondit une +voix asthmatique... un petit Dimanche; oui, c'est moi, +un innocent ruiné par M. le duc de Richelieu, comme +mon grand-père avait été ruiné par le seigneur don Juan. +Je suis Dimanche, et mon grand-père était un grand +tailleur! Mon père ne fut plus qu'un ravaudeur, moi je +suis à peine un fripier; et, pour peu que M. de Lauzun +soit à M. de Richelieu ce qu'était don Juan à ce dernier, +mon fils ne sera plus qu'un chiffonnier! Ainsi parlait +ce brave homme, et, parlant ainsi, ses yeux étaient pleins +de flamme... Il était furieux, mais sa colère était impuissante; +et bien vite, à l'aspect de ces loques, de ces +taches, de ces lambeaux, de ces friperies immondes, +tristes jouets des vents, il retomba dans son silence et +dans sa méditation.</p> + +<p>J'en eus pitié!—Voilà pourtant, me disais-je en moi-même, +ce que nos ancêtres, et nous autres, leurs pires +enfants, avec cette rage de vivre en pressurant nos vassaux, +de ne pas payer nos dettes, et d'abuser du crédit, +nous avons fait du bourgeois de Paris! Louis XIV en avait +fait le roi de la bonne ville, et nous en avons fait un +paria. O fils de M. Dimanche!... et petit-fils de M<sup>me</sup> Jourdain, +prends patience encore: un jour viendra, le jour +des châtiments et des vengeances... alors, ami Dimanche, +alors tu prendras ta revanche, alors tu verras les petits +Lauzun, les petits Richelieu, les petits don Juan entrer +humblement dans ta boutique glorifiée, et, le chapeau +à la main, te demander ton suffrage, au nom même +des libertés populaires. Quels serments ils vont te faire, +ami Dimanche, et quels respects te prodiguer! Mais toi, +leur rendant mépris pour mépris:—Hors d'ici, hors +d'ici, traîtres, félons et menteurs, je ne veux pas de vous, +pour représenter ma volonté suprême, et je donne ma +voix à Riquetti, mon confrère, à <i>Riquetti, marchand de +draps</i>!</p> + +<p>—Prenez garde, Monsieur le marchand, dis-je à Mirabeau, +que vous voilà déjà bien loin du vêtement dont +vous me parliez tout à l'heure, et permettez que je vous +y ramène; on ne renonce pas si vite à une histoire qui +commençait si bien.</p> + +<p>—Le fait est, reprit Mirabeau, que j'eus grand' pitié +de ce malheureux Dimanche:—Eh! lui dis-je, avez-vous +au moins quelque habit qui ait appartenu au seigneur +don Juan?</p> + +<p>—Je n'ai, reprit-il, qu'un habit du matin; il l'avait +commandé à mon grand-père, afin de s'en parer, pour +célébrer ses noces avec dona Elvire... Ah! le mécréant, +l'habit n'était pas cousu que dona Elvire avait changé de +nom, et s'appelait l'<i>abandonnée</i>! Aussi bien mon père fut +cruellement puni, lorsqu'il apporta cet habit du matin +à don Juan.—Que diable veux-tu que j'en fasse à présent +(disait-il)? Dona Elvire aimait la couleur tannée, et +la petite Charlotte ne peut pas la souffrir. Et voilà comment +cette relique est restée entre les mains de mon +père, qui la coucha sur son mémoire, où elle dort depuis +cent ans.</p> + +<p>—Nous la réveillerons, dis-je à Dimanche III<sup>e</sup>, à coup +sûr, nous la réveillerons, et elle sera portée au compte +définitif... Mais cependant, ne voudriez-vous pas vous en +défaire en ma faveur?</p> + +<p>Or, le croyez-vous, Messieurs, Dimanche III<sup>e</sup>, quand il +m'eut toisé de la tête aux pieds, hésita à me confier cette +guenille.—Hum! disait-il, vous m'avez tout à fait l'air, +monsieur le marchand de draps mon confrère, d'appartenir +à l'ancien régime, et je ne sais pas si je dois vous +accorder ce que j'ai refusé à M. Diderot. Je sais bien que +c'est un chiffon, cette robe à la don Juan, chiffon tant +que vous voudrez, mais c'est tout ce qui me reste de +l'héritage de mon grand-père... Enfin, soit, à la grâce +de Dieu! Emportez le laisse-tout-faire et l'habit de combat +du seigneur don Juan!</p> + +<p>Comme en ce moment l'éloquent nous vit encore attentifs, +et fort persuadés que son histoire avait une fin, qu'il +ne disait pas.—Ah! pauvre de moi (s'écria-t-il en se +frappant le front)! malheureux Dimanche et cruel +Riquetti, je me rappelle, en ce moment, que je n'ai pas +payé à Dimanche III<sup>e</sup> la robe de chambre que Dimanche +I<sup>er</sup> avait faite pour don Juan!</p> + +<p>Ce qui prouve absolument, Messieurs, qu'il est impossible +que nous ne fassions pas une révolution!</p> + +<p>C'est ainsi qu'il était tour à tour sublime et bouffon, +gai jusqu'à la folie, et triste jusqu'à la mort! Il allait +de la naïveté même à la rêverie, et sans cesse et sans fin +il touchait aux extrémités les plus violentes; il riait, il +jurait, il pleurait, il s'enivrait, il attirait, il repoussait, +il charmait, il étonnait, il enchantait! Pendant ces dissertations, +de l'autre monde... et du monde à venir... la +ville entière était réveillée, et la rue, à chaque instant, +se peuplait... Je demandai à mon nouvel ami la permission +d'aller mettre un habit plus décent.—Allez! +allez! disait-il, allez vite; et moi, je vais me coucher. +Criez-moi: <i>bonsoir!</i> je vous dirai: <i>bonjour!</i> J'espère au +moins que nous nous reverrons bientôt; partout où <i>tu</i> +voudras, à l'Opéra, au cabaret, au bal, à la taverne, +au jeu, chez Mesmer, chez la Fillon!... Bref, il me +tutoyait.</p> + +<p>Si bien qu'en me retirant, j'étais sur le point d'aimer +cet homme, que j'aurais tué de si bon cœur il n'y +avait qu'un instant.</p> + +<p>Je m'aperçus, en descendant l'escalier, que j'étais +suivi; à vingt pas de là, je m'entendis appeler par un +jeune homme de cette société joyeuse dont j'avais remarqué +les yeux noirs, le beau visage, et la taille élégante. +Celui-là était un homme à coup sûr mieux élevé que +tous les membres de cette réunion politique.—Monsieur, +me dit le jeune homme, voulez-vous me permettre +de vous reconduire jusqu'à votre hôtel?</p> + +<p>Arrivés à la porte:—Merci, Monsieur, lui dis-je, de +ces bonnes façons d'agir, et tenez-vous pour assuré que +je saisirai volontiers les occasions de me rencontrer +avec vous.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VI</h2> + + +<p>À la fin, arriva le jour de notre présentation à la cour +de la reine Marie-Antoinette, ce jour impatiemment +attendu par ma mère. Elle s'était parée extraordinairement +pour cette cérémonie imposante. Jamais ses vastes +paniers n'avaient été plus chargés de dentelles, jamais +elle n'avait poussé sa chevelure à de plus hauts sommets, +et rarement autant de perles et de diamants +avaient brillé autour de sa personne. En un mot, ma +mère avait pris, ce jour-là, toute la vieille parure allemande, +avant Marie-Thérèse. Autant que je puis m'en +souvenir, c'est la dernière fois que j'ai vu ce noble et +riche costume en toute son ampleur: ainsi faite, et le +visage honorablement couvert de mouches et de rouge, +une grande dame était vraiment imposante. On eût dit +une citadelle imprenable; à peine le bras, à demi-nu, +était-il libre d'agiter un éventail. Ma mère fut longtemps +à sa toilette, et rien n'y manquait, lorsqu'elle +monta dans son carosse, en me faisant toutes sortes de +recommandations sur la manière de me conduire à cette +nouvelle cour.</p> + +<p>—Votre fuite de Vienne, me disait-elle, m'a accablée de +douleur; un instant j'ai tremblé de n'avoir enfanté qu'un +philosophe. Il faut laisser, Monsieur, à plus grand que +vous, ce funeste travers. Notre empereur n'en est pas +innocent, mais ce sont des folies d'empereur. Pour nous, +soyons les premiers à respecter notre rang, si nous voulons +qu'on nous respecte. N'assistons plus, sans protester +de toutes nos forces, au hideux spectacle de dégradation +sociale que nous avons trouvé partout en ce royaume, +oublieux de l'ancienne croyance et de l'ancien respect. +C'est un crime... une impiété pour un gentilhomme, de +déchirer les titres de ses aïeux et de ses petits enfants; +ces titres sacrés représentent un dépôt inviolable dont +nous devons compte au passé, aussi bien qu'à l'avenir. +Croyez-moi, l'esprit d'égalité est une contagion funeste, +et par respect pour ce que nous sommes, gardons-nous +d'imiter les malheureux qui se dépouillent de leur dignité +en échange d'une gloire populaire, sous laquelle ils finiront +par succomber.</p> + +<p>Ma mère ajoutait: Enfin songez, Monsieur, que nous +allons voir la première cour du monde et le premier roi +de l'Europe; songez surtout que c'est à S. M. la reine +Marie-Antoinette elle-même, que nous allons présenter +nos respects, à la fille de Marie-Thérèse et de tant de rois!... +On ne saurait imaginer toutes les recommandations +que me faisait ma mère. Au souvenir de mon irrévérence +passée, elle entrait en épouvante. Pour moi, bien résolu +à ne plus lui déplaire, effrayé de toute la philosophie à +l'abandon que j'avais déjà apprise, en ce plaisant pays de +France, effrayé de l'égalité qui débordait de toutes parts, +je me sentais tout disposé à écouter respectueusement +ces sages conseils. Hélas! dans le doute où j'étais, je +m'abandonnais toujours à la dernière voix qui frappait +mon oreille, à la dernière pensée qu'entendait mon esprit, +que comprenait mon cœur. J'étais, tour à tour, dévoué +aux droits du peuple, aux privilèges du trône, homme +indécis, s'il en fut. Ce qui fait qu'en revenant aujourd'hui +sur les opinions de ma jeunesse, je me trouve assez souvent +coupable d'avoir manqué tantôt d'espérance, et +tantôt de charité... comme si ce n'était pas assez d'être +à plaindre, et comme s'il dépendait de nous-mêmes +d'avoir une opinion.</p> + +<p>Que voulez-vous? Dans cette lutte ardente des pouvoirs +qui s'élèvent, contre les pouvoirs qui s'en vont, il +arrive un instant de gêne pendant lequel il est bien difficile +de savoir où s'arrêter. Retenu, d'un côté, par l'habitude +et le souci des traditions, emporté, d'autre part, +à l'enthousiasme, à l'admiration, pour les théories nouvelles +et persécutées, il est bien difficile, en ces années +ignorantes du mal et du bien, du faux et du vrai, de +choisir entre le passé auquel on appartient, et le présent +auquel on voudrait appartenir. Ainsi j'étais. Ah! sur la +route même de ce grand Versailles, vis-à-vis de ma mère, +si grande dame et si parée, orné de mes ordres et paré +fabuleusement de mon habit de cour, vaincu comme je +l'avais été déjà, deux fois, à mon premier amour, par un +valet, à ma première excursion dans le monde réel, par +ce hanteur de clubs, ce fauteur de révolutions et ce +chercheur d'utopies qui s'appelait tantôt Riquetti le marchand +de draps, tantôt le comte de Mirabeau, ou, plus +fièrement: Mirabeau, et dont le nom véritable était +<i>Légion</i>..; honteux de ma nullité, à une époque et dans un +pays où chaque citoyen commençait à compter par sa valeur +réelle, je me surpris, plus d'une fois, regrettant, au +fond de l'âme, et Fanchon, et mon mariage avec elle, sur +le banc couvert de neige, sous le toit de chaume éclairé +par la lune, dans une belle nuit d'hiver.</p> + +<p>La voiture allait lentement, mes réflexions étaient +profondes.</p> + +<p>—Et quel besoin, me disais-je, après tout, quel devoir +pourrait m'arracher à mon doute, à mon rêve, à ma curiosité +de chaque jour? De quel droit, irais-je interrompre +violemment ce repos de mon âme, cet innocent loisir +de mon esprit dans lesquels j'ai vécu jusqu'à présent? +Que me font à moi, les révolutions étrangères? Suis-je +attaché à ces révolutions qui grondent? Suis-je un Parisien, +ou suis-je un Allemand qui voyage et veut s'instruire? +Et si la route enfin me paraît longue, n'ai-je pas, +toujours le moyen de faire verser ma chaise au milieu du +chemin, à côté d'une chaumière, ou de l'arrêter à la +porte de mon château, sur les bords du Rhin, par exemple, +dans les grandes herbes qui les bordent, sous les +arbres qui l'ombragent?</p> + +<p>Je me sentais tranquillisé, m'étant dit tout cela.</p> + +<p>—Oui, me disais-je encore, et vraiment je serais une +bonne dupe de perdre ici mon plus beau privilège: un +étranger qui voyage, et qui n'a pris parti pour personne. +Oui, j'aurais grand tort de m'inquiéter, ici, d'ordre ou de +désordre, et je n'irai point, non certes, tirer l'épée contre +des idées; je ne déclarerai point la guerre à des faits, je +ne m'intitulerai pas un héros, à propos de systèmes politiques, +je ne prendrai point mon rêve au sérieux, ou tout au +rebours. Club, taverne ou palais, que m'importe? Mon rôle, +à moi, c'est d'être un témoin futile, et ne jurer par aucun +maître. Avant tout, je suis le poursuivant de l'inconnu, +sous toutes ses formes, le hardi défenseur des passions +innocentes, le chevalier errant des petits faits de la vie +humaine. Enfin, n'ai-je pas, pour me guider, l'exemple de +ma mère elle-même? Elle est impassible, elle est calme, +elle attend... Faisons comme elle, attendons. Tels étaient +mes raisonnements d'égoïste, et voilà par quels moyens +je m'éloignais de la vie active, en ces temps douteux, à +l'heure où plus que jamais c'était mon droit et mon devoir +de me mêler hautement et sans crier: Gare! aux +passions de mon siècle, à ses batailles, à ses hasards!</p> + +<p>La voiture allait toujours: nous parcourions la route +<i>éternelle</i> (on le disait) qui conduit de Paris à Versailles. +La route est bordée, hélas, de chaumières, de masures, de +petits jardins entre deux remparts de boue, en hiver; +entre quatre murailles de poussière, en été. Voilà donc le +chemin des géants? Voilà l'unique sentier qui mène aux +honneurs, au crédit, au pouvoir? Par ce sentier mal pavé +et plein d'abîmes, a passé tout le grand siècle. O grande +époque de l'histoire et du monde, vous avez foulé cette +route abominable dans tout l'éclat de la gloire des lettres +et de la vertu guerrière! O sentiers du soleil, traversés par +tant de passions, par tant de vertus, par tant de pouvoirs, +par tant de revers! Voici pourtant le chemin de Louis XIV et +de madame de La Vallière, du grand Condé et de Bossuet, +de Jean Bart et de Racine!... Où donc êtes-vous, trace +auguste de tant de grandeurs? Demandez à cette voie, à +ce soleil, à cette poussière, à cette fange, combien a pesé +le grand siècle, et si la roue, en tournant, s'est brisée au +contact de la borne olympique?... Un seul arbre, un seul +des grands ormes qui avaient vu passer tant de merveilles +dans leur plus splendide appareil, restait debout sur la +route.... Il avait été frappé de la foudre, et de toutes les +choses qu'il avait vues il avait perdu, le souvenir.</p> + +<p>Cette route où courait le tonnerre, où roulait la victoire, +où se jouait la fortune insolente, elle a été parcourue, +à son tour, par le siècle des philosophes: insouciants +voyageurs, ils vont à pied, ils dédaignent les chevaux +fringants de la cour, ils marchent lentement, toujours +sûrs d'arriver. Alors, quand le XVII<sup>e</sup> siècle eut +accompli sa tâche, et quand le roi Louis XV eut remplacé +le régent d'Orléans, le voyage à Versailles recommence +avec le même ordre, mais l'heure du voyage est changée, +les voyageurs ne sont plus les mêmes; et le but seul est +resté le même but: fortune et pouvoir. C'en est fait; le +grand siècle a fini son voyage, il s'est arrêté haletant +sous la gloire et n'en pouvant plus, et maintenant nul ne +songe à voir que ce chemin sillonné d'éclairs soit le +chemin de Versailles. En ce moment la nuit succède au +grand jour. Les voyageurs se rapetissent, le poëte fait +des vers à Chloris, le prosateur écrit des contes, le chrétien +dépouille la foi de ses pères. Voyez! dans l'art tout est +rose et joli. Qui reconnaîtrait ce chemin de l'ancien Versailles, +parcouru à grands pas par des géants? Était-ce +donc pour si peu, quand la royauté de France fit cette +halte misérable entre la vieillesse d'un roi et la jeunesse +de l'autre, que le régent d'Orléans avait donné à la France +le temps de réparer cette route effondrée? Quand Philippe +se tenait à Paris, fuyant Versailles, était-ce donc qu'il eût +peur, ou qu'il respectât le palais du grand roi, le trouvant +trop difficile à remplir par sa majesté viagère et d'un jour, +majesté de second ordre et faite à sa taille à lui, le spirituel +rhéteur, le sceptique et l'audacieux qui met en doute +même la monarchie, et qui rit sur le volcan? En même +temps répondez: qu'êtes-vous devenues, passions françaises +si correctes, même dans vos écarts? Le siècle est +là chancelant sous l'ivresse! Il s'est gorgé d'esprit, de +doute et de paradoxes sous cet imprévoyant gouverneur, +et sous son digne disciple, traîtres à la royauté, tous les +deux. Hélas! hélas! la France en est réduite à se parodier +elle-même. O honte! le Bossuet de ce temps perverti +entretient des filles d'Opéra; madame de Maintenon s'en +va dans les champs, la gorge haletante et les cheveux +épars; Philippe et madame de Parabère, Louis XV et +madame de Pompadour, le duc de Richelieu et le lieutenant +de police ont infecté cette route consacrée par tant +de grands rois, de grands poëtes, où d'élégantes amours +avaient laissé leur trace honorable ou charmante. Ils ont +indignement sali les sentiers pleins de fleurs; ils les ont +indignement jonchés de honte, de terreur, d'égoïsme +et de fausse gloire; ils les ont dégradés de toute la force +de leur caducité et de leur déshonneur!</p> + +<p>Non, ce n'est pas le grand chemin, le sérieux chemin, +le vrai chemin de Versailles: je suis, tout au plus, sur le +chemin de traverse à l'usage des filles perdues, des ministres +prévaricateurs, des goujats et des voleurs. Voie +immonde et funeste, entremêlée horriblement de mille +pas rétrogrades, et de mille sentiers qui se croisent, et +qui finissent par se rencontrer, au bord des abîmes! Que +d'âmes errantes sur ces bords! que de génies éplorés +dans ces forêts! Que la danse des morts doit être solennelle +en ces carrefours de chasse, où tous les vents se +sont donné rendez-vous... au sommet des grands arbres, +à l'heure où l'étoile du soir jette en silence sa pâle clarté +sur les gazons desséchés, foulés par des ombres muettes! +Ainsi je rêvais, et cependant notre carrosse allait toujours.</p> + +<p>Les règnes qui finissent, les opinions que le temps +abolit, les croyances qui se détruisent, toutes choses immatérielles +et sans forme, laissent pour moi des ruines +visibles et pleines d'intérêt; je les vois, je les touche, et +je les consacre aussi par mes regrets et par mes larmes; +bien plus, je les ranime à mon usage et pour moi seul. +Quand je le veux, aujourd'hui même, à soixante ans de +distance, je rends la vie aux palais, aux héros, au jeune +roi, aux jolies femmes, aux beaux jours d'autrefois. J'entends +de nouveau le son du cor dans les échos de la +forêt, je revois la nymphe errante sur son cheval, agaçant +le roi des chasseurs; je me figure aussi la prostituée +arrachée à son boudoir mercenaire et sortant, souillée un +peu plus, du lit royal. Si je le veux, j'assiste à une prise +de voile, au banquet des noces, au carrousel des rois. Je +réunis, à mon bon plaisir, ces temps d'amour et ces +temps de débauche, je me promène à la fois entre les +jets d'eau de Chantilly et les malheureuses filles du Parc-aux-Cerfs. +Parlez-moi des contrastes, pour donner la +toute-puissance aux souvenirs! Parlez-moi des longs +règnes et des saturnales de la royauté; des vieux palais, +des anciennes amours, des grands noms, voilà pour le +passé; et si vous joignez à ces poussières, à ces échos +dans le temps présent, des craintes folles, des inquiétudes +sans cesse renaissantes, des révolutions qui menacent, une +jeune reine, belle et à ce point malheureuse, certes, vous +comprendrez quel fut mon premier voyage à Versailles.</p> + +<p>Une rencontre inattendue vint m'arracher à mes +étranges réflexions.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VII</h2> + + +<p>Nous entrions dans la dernière avenue, à la nuit tombante. +Le ciel était sombre et pluvieux, et j'avais peine +à distinguer, dans ces longues rangées de maisons attristées, +quelques-uns des hôtels de la ville; la façade même +du palais m'apparaissait comme une masse imposante; +à peine quelques lueurs arrivaient jusqu'à nous. Dans +cette circonstance de la nuit et de l'orage, le cocher avait +retardé sa course, cherchant du regard à quelle porte il +devait se présenter? Tout à coup un homme passe en +courant, l'habit en désordre et la tête nue; il était tout +souillé de pluie; un instant je le vis courir, bientôt sa +course se ralentit, puis enfin je le vis chanceler et tomber +tout à coup dans un fossé... On eût dit qu'il était mort. +Aussitôt je m'élançai au secours du pauvre diable, et +bientôt je fus près de lui, malgré les exclamations de ma +mère, qui ne comprenait pas que l'on s'arrêtât pour +si peu.</p> + +<p>Quand j'arrivai près du fossé où l'inconnu était tombé, +le digne homme s'était déjà relevé, il souriait doucement; +sa tête était belle et calme; il était dans la force +de l'âge, et dans son regard il y avait pour le moins +autant de passion que d'égarement; j'ai entendu peu de +voix d'un accent plus doux.</p> + +<p>—Grand merci, Monsieur, me dit-il; grand merci de +votre pitié; je me suis trop hâté, j'ai couru, je suis +tombé dans ce fossé; mais, par le ciel! dites-moi donc +si je suis près du château? Hélas! hélas! il fait nuit, la +promenade est sombre, et je ne verrai pas la reine aujourd'hui, +je suis venu trop tard.</p> + +<p>Le malheureux se tordait les mains; désolé, il reprenait:</p> + +<p>—Voyez-vous, quand ces arbres sont couverts de +feuilles qui frémissent, quand ces plates-bandes sont en +fleurs, quand la mousse est là, recouvrant de son manteau +les blanches épaules de ces statues, je n'arrive jamais +trop tard; je dors où je suis, peu m'importe, et partout, +sous le ciel. Et le matin, tous les matins, je vois de loin +Marie-Antoinette; elle se lève avec l'aurore et comme +elle. Le soleil vient de ce côté toujours, moi je tourne le +dos au soleil, et je la vois, elle admirant le ciel empourpré. +Mon Dieu, je fais alors ma prière, à genoux devant +elle, et je prie avec ardeur pendant six mois de l'année. +Hélas! jamais je ne prie en hiver. Elle ne sort pas +l'hiver; il n'y a pas de soleil et je ne vois plus rien, pas +un coin de sa robe ou de son chapeau. On dirait que +tout est mort, autour de ma reine qui n'est plus. Ah! +tristesse! Ah! terreur!</p> + +<p>J'eus en pitié le pauvre fou; ma mère, en poursuivant +sa route, me fit signe qu'elle allait m'attendre au +château; je pris mon fou sous le bras, et le menai chez le +concierge, qui le reconnut sur-le-champ.</p> + +<p>—Pauvre homme! dit le concierge. C'est l'amoureux +de la reine, Monsieur! La reine a bien défendu qu'on lui +fît du mal!... Entrez, Messieurs.</p> + +<p>Nous entrâmes. Un grand feu éclairait l'appartement; +tout était reluisant et calme en cette demeure: un vrai +royaume, moins les chagrins, les douleurs et les veilles +de la royauté.</p> + +<p>Quand mon fou eut senti la douce chaleur du foyer +domestique, et qu'il eut repris quelque force à la table +du concierge:—Oui, me dit-il, en me regardant avec +un profond sentiment de conviction, je l'aime, et de +toute la force de mon âme! J'ai tout perdu pour elle, et +ma raison, pour commencer. Quand je la vis, mon Dieu! +mon Dieu, quand je la vis pour la première fois, elle +entrait dans une tente, sur les frontières de l'Allemagne +et de la France, vêtue en simple Allemande;... elle +sortit de l'autre côté, habillée en reine de France! Elle +a voulu rire de son fou, sans doute; et pourtant, quand +je pense qu'au milieu même de cet abri d'un instant, il +y eut plus qu'une archiduchesse d'Autriche, et plus +qu'une reine de France, il y eut une fiancée... Allons, +allons, calmons-nous! Tout beau, mon cœur!...</p> + +<p>L'instant d'après, j'eus l'honneur de saluer S. M. la +reine, à la tête de ma compagnie. Eh! tel que vous me +voyez, j'ai été magistrat, j'ai porté la robe de magistrat; +j'étais du parlement de Besançon, c'est moi qui portai la +parole, et, ne sachant comment l'appeler, je l'appelai +tout simplement: <i>Madame!</i> Elle parut me sourire, et elle +me regarda;... elle me parla même, et la veille...</p> + +<p>La veille de ce jour glorieux, j'avais condamné aux +galères un malheureux paysan qui avait tué un lapin +dans une forêt ecclésiastique. J'avais condamné ce malheureux: +sa femme était venue à mes pieds, me priant +et me suppliant en grâce, en pitié, avec ses enfants, ses +tout petits enfants! Dans la nuit, nuit de remords et de +confusions, j'avais revu en songe le condamné, sa +femme, ses enfants, le lapin, le furet...; j'étais bourrelé; +c'était ma première sentence, et je pleurais, me sentant +chargé d'un grand crime. Ah! Dieu! si j'étais las à +jamais de cette magistrature abominable!... Eh bien! +ma reine à moi, elle m'a absous de mon crime, elle m'a +délivré de mon remords, elle a dit à mon condamné: +Sois libre! À la femme: ayez confiance! Aux petits enfants: +je vous adopte! O grâce! ô bonté! Elle a donné +un démenti à ma sentence, à ma justice, à ma loi, voilà +ce qu'elle a fait pour moi, cette reine, à son premier +instant de royauté. Depuis ce jour, je n'ai plus eu de +mauvais rêve, je n'ai plus vu de misérables pendant +mon sommeil, je n'ai plus porté de robe sanglante, je +n'ai plus de remords. Aussi, depuis ce jour de clémence +et de pardon, je n'ai plus pensé qu'à la reine, je n'ai plus +appartenu qu'à la reine, je n'ai plus porté que sa livrée, +et je lui appartiens; si elle meurt, je meurs... Mon Dieu, +je l'aime tant!</p> + +<p>Disant cela, il était calme et son front était radieux.</p> + +<p>—Hélas! lui dis-je, Monsieur, quel dommage de porter +si haut son rêve et de mourir, jeune encore, d'un amour +sans espoir!</p> + +<p>Il me répondit ainsi, et je crois bien qu'en ce moment +il avait toute sa raison:—J'avoue, en effet, Monsieur, +que voilà une téméraire entreprise: aimer cette dame!... +Eh! ne croyez pas que je sois tombé, tout d'un coup, +dans le gouffre. Au contraire, j'ai vu le précipice, et j'en +ai sondé toute la profondeur, avant d'y tomber! Mais, plus +j'ai réfléchi, plus j'ai vu que cet amour impossible était +ma vocation sur la terre. Que voulez-vous donc que je fasse +ici-bas, si je ne l'aime pas? Qui, moi? moi seul je serais +sage, quand tous sont insensés? moi seul je vivrais sans +passion, en ce siècle de passions sans bride et sans frein? +Laissons aller le siècle, et le laissons se ruer dans le +néant. Allons, courage, insensés, jouez sur une carte la +fortune de vos pères! Insensés, prostituez votre écusson +au char de Phryné! Insensés, profanez le saint ministère +de Dieu dans vos orgies nocturnes! En même temps refaites +les lois du pays; jetez le trône dans la poudre, +arrachez de votre chapeau ducal la dernière plume qui le +pare, épousez vos servantes, et quand tout sera dit, brûlez-vous +le crâne!... Or, dans ce dévergondage universel, +je serai tout d'un coup raisonnable à moi tout seul?</p> + +<p>N'avez-vous pas entendu dire aussi qu'il y avait chez +nous des gens qui faisaient la guerre à Dieu le fils; qui, +de leur propre autorité, retranchaient deux parts de la +Trinité sainte, et qui criaient: victoire! quand le Dieu +était blessé?</p> + +<p>Quoi donc! tout cela, moi vivant? On escalade, en +blasphémant, le ciel tombé de la nue, on tue à plaisir des +dieux immortels, on détrône, en hurlant, des rois, dont +la race n'avait pas son égale sous le soleil: à ce prix, on +est un grand homme, on est promené dans la ville aux +acclamations du peuple, on est couronné au théâtre, on +meurt au milieu des hymnes solennels, et moi je suis un +fou... un fou, un pauvre fou!</p> + +<p>Un fou, parce que je l'aime, et parce que j'ai fait +mon bonheur de l'entendre et de la voir, mon bonheur +de suivre ses traces charmantes, mon bonheur de la +guetter à travers le bosquet chargé de neige, à travers +le buisson chargé de fleurs, mon bonheur de prononcer +son nom, tout bas, quand je suis seul, un nom qui me +charme et me fait pleurer, je suis un fou! Que vous êtes +injustes, vous autres, les hommes sensés. Vous défendez +jusqu'à l'adoration! Vous ne savez pas être superstitieux, +vous n'osez pas; vous vous tracez une ligne, et vous +dites: Tout ce qui n'est pas nous, n'est rien; tout ce qui +passera au delà de cette ligne est folie!... Oh! vous me +faites pitié!</p> + +<p>Voilà comme il me parla; cependant, il finit par se +calmer aux douteuses clartés de cette lune d'hiver qu'il +avait prises pour le crépuscule du matin.—Silence, dit-il, +voici l'heure: elle se lève... En même temps, il prêtait +l'oreille et redoublait d'attention:—Non, dit-il, +elle n'ira pas dans la forêt ce matin; elle va venir sur +sa terrasse. Et, l'instant d'après:—Voici la nuit, il fait +nuit, elle va venir!... au bas du palais, vis-à-vis de +ces eaux qui murmurent, sur ces gazons peuplés de statues +immobiles... Déjà vous voyez la terrasse éclairée... +Écoutez! Entendez-vous, dans le feuillage, ces concerts +invisibles, qui viennent du ciel en chantant les louanges +de la reine?... Oh! qui me rendra ces nuits d'été, ces +mystères vaporeux sous un ciel étoilé, cet air chargé +de parfums et d'harmonie, et tant de jeunes femmes, +silencieuses et ravies? Où êtes-vous, belles soirées d'autrefois, +quand pour moi toute femme pouvait être Marie-Antoinette +elle-même? J'étais, comme elle, sur cette +terrasse, et moi, vivant comme elle, et respirant le même +air, écoutant les mêmes sons, sur ce banc, adossé au +<i>Gladiateur</i>; même une fois, j'étais si près d'elle... elle a +parlé... j'ai entendu sa voix, elle m'a parlé; elle m'a +parlé du ciel, des fleurs, des eaux jaillissantes, du calme +de la nuit, de quoi m'a-t-elle parlé? Puis, avant que +j'eusse pu répondre un mot, elle s'est levée, elle m'a +salué, elle a repris sa promenade, et tout... a disparu +pour moi, la terre et le ciel!</p> + +<p>Ce malheureux m'intéressait vivement:—Venez, me +dit-il, en baissant la voix, venez là-bas, à gauche, sur le +bord de l'avenue, et vous comprendrez ce que je souffre; +j'ai un secret à vous dire, au <i>Bain d'Apollon</i>; un grand +secret, ajouta-t-il en mettant son doigt sur sa bouche, et +je ne le dirai qu'à vous; c'est mon secret et le sien, +c'est moi qui l'ai découvert, moi seul. Je vous dirai mon +secret, ce soir, après le soleil; ou demain avant le soleil, +ne manquez pas de venir... Vous êtes de son pays; eh +bien! vous reverrez l'Allemagne demain. Je vous conduirai +dans les lacs, dans les montagnes de votre nation... +je sais un sentier qui y conduit, je vous guiderai dans les +gras pâturages de vos génisses; n'oubliez pas de venir...</p> + +<p>Il me prit la main, il me dit adieu; je lui promis de +me rendre à son rendez-vous, il m'intéressait trop vivement +pour que ma parole ne fût pas sincère. Enfin, je +me demandai si tout cela était un mystère aussi simple +que le mot <i>folie</i>?... Ainsi rêvant, je rencontrai un <i>valet +bleu</i> apportant l'ordre que l'on m'ouvrit la porte du château... +Il était onze heures du soir, et ma mère, entrée +avant moi, avait été introduite aussitôt dans les petits +appartements.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VIII</h2> + + +<p>Ce palais de Versailles, ce <i>favori sans mérite</i>, au dire +de M. le duc de Saint-Simon, était pourtant, à le bien +voir, un monument digne du monarque auguste qui l'avait +construit, pour y loger sa monarchie. Il est difficile +d'imaginer une profusion plus royale d'or et de peintures; +les plafonds en sont surchargés, les portes, sculptées +avec le soin d'un ouvrier chinois faisant une pagode, +représentent un entassement de chefs-d'œuvre; les salons +sont vastes et pleins de magnificence; et partout sur les +murs, sur les corniches, sur le marbre et sur les cuivres, +sur l'or, sur le fer, sur le bois de cèdre et sur la laine +des tapis, on retrouve à profusion le soleil de Louis XIV. +Certes, le grand roi vivait encore, en ce palais de Sa Majesté, +le jour où nous y fûmes admis ma mère et moi. +Tout était silence et repos, à cette heure. Au sommet de +l'escalier de marbre, un garde-du-corps du roi se promenait +à pas comptés; dans le grand salon, quelques +seigneurs de la chambre du roi se livraient à un jeu effréné; +dans la salle des gardes, de vieux officiers réunis +autour de l'âtre immense parlaient de batailles et de +philosophie, et un peu plus loin, de jeunes gardes cadençaient +des vers, ou se promenaient l'arme au bras.</p> + +<p>Alors nous traversâmes l'Œil-de-Bœuf, cette antichambre +du grand siècle où se pressait la plus belle cour +de l'univers; en passant, nous jetâmes un coup d'œil +dans la vaste galerie où Lebrun a représenté tout le +règne; la galerie était déserte, les ombres du foyer s'alongeaient +sur le mur attristé; les héros paraissaient se +battre encore; les tentes étaient agitées par le vent du nord; +les armes s'ébranlaient, et le Rhin, notre Rhin, enflait son +onde menaçante; la grande France allait, à grandes enjambées, +enseignes déployées, toute brodée et chargée à +profusion de plumets et d'ornements, comme à un tournoi. +Voilà vraiment la bannière antique, et voici les belles +écharpes, les couleurs des dames, le bruit des poëtes, la +grâce accorte des comédiennes: Racine et Despréaux, +Molière et M<sup>lle</sup> Béjart, les fantaisies et les poëtes qui courent +les camps, voilà le bel âge! Arrêté sur le seuil de cette +vaste galerie, il me semblait que tout à coup ces géants +allaient descendre de la muraille, que ces chevaliers et ces +nobles dames allaient se mouvoir de nouveau,... j'étais +prêt à tomber à genoux!</p> + +<p>À cette heure, autrefois si bruyante et qui résonnait de +tout l'esprit, de toutes les musiques, de toutes les ambitions +de Versailles, le nouveau roi disparaissait, la cour +se taisait, le bruit rentrait dans l'ombre, et cette vaste +demeure était en proie au silence! Ainsi quand j'eus réparé +le désordre de ma toilette et retrouvé ma mère:—Ah! +mon fils, me dit ma mère, n'oubliez pas que nous habitons +le toit même de celui qui disait: «J'ai failli attendre!...» +Il est vrai que voilà bien longtemps qu'il est +mort.</p> + +<p>La reine était absente, et ma mère avait été introduite, +par la volonté de Sa Majesté, dans l'appartement même de +la reine. C'était une vaste chambre, un appartement royal. +On y voyait le portrait de l'infortuné roi Louis XVI, il +était entouré de Mesdames, filles de Louis XV; ces portraits +étaient empreints d'une sévérité inaccoutumée, et +représentaient les princesses dans les habitudes de leur +vie, à l'ombre, en même temps que l'accessoire adoptait +le goût le plus moderne. Il y en avait une qui lisait un +livre pieux appuyé sur les ailes d'un amour, l'autre tenait +entre ses genoux une lourde basse dont elle paraissait +jouer solennellement; il y avait dans les autres portraits, +des petits chiens et des vases de fleurs. Ma mère, au moment +où je vins la rejoindre, était occupée à considérer +le portrait de Marie-Antoinette. L'artiste avait placé cette +aimable et noble figure au fond d'une rose épanouie, +élégant et diaphane compliment à la Dorat.</p> + +<p>C'était, dans ce beau lieu, une exquise élégance, une +richesse intelligente et pleine de goût. N'eût été l'aigle +aux deux têtes de la maison d'Autriche, et la couronne +de France, qui éclataient de toutes parts, on eût plutôt +soupçonné dans ces retraites la jeune femme que la +reine. Ma mère, plus heureuse que moi, l'étiquette et le +respect me retenant sur le seuil de la chambre à coucher, +put contempler à son aise cet intérieur plus que +royal. Ma mère se souvenait encore, il y a vingt ans, de +tous ces détails du coucher de la reine; elle me les a racontés +bien souvent. Chaque fois que nous parlions de la +reine, elle me racontait qu'elle avait vu, le soir dont je +parle, un spectacle inattendu, charmant et d'une simplicité +qui ne pouvait se pardonner qu'à une reine de +cette grâce exquise et de cette auguste beauté. En même +temps, ma mère, enchantée et chagrinée à la fois, racontait +tout ce qu'elle avait entrevu dans ces ténèbres éclairées: +les simples préparatifs de la toilette du soir, le +manteau pour la nuit, la longue camisole blanche et boutonnée +du corsage au menton, simple et chaste vêtement +du sommeil, le simple mouchoir et la longue coiffe qui +devaient envelopper cette tête royale; au pied du lit, sur +un tapis des Gobelins représentant un paysage allemand +deux pantoufles, dignes d'une grande dame chinoise, +attendaient le plus joli pied qui fut en France.—Ah! je +me vois encore en la chambre de notre jeune archiduchesse, +reprenait ma mère en soupirant, tant il y avait +de simplicité et de goût autour de cette couche d'une +reine que la France salua avec tant de transports d'amour +et d'orgueil, quand elle lui donna son premier +dauphin!</p> + +<p>Souvent, depuis ce temps, en résumant mes souvenirs, +j'ai cherché à me figurer quel dut être l'effroi et l'étonnement +du premier brigand qui pénétra, l'horrible nuit du +6 octobre, dans la chambre de Sa Majesté. La porte se +brise, et la reine, en sursaut réveillée, échappe, à demi-vêtue, +à ce brigand, resté seul dans ce sanctuaire, épouvanté +et comprenant à peine son audace! Indigne populace! +Ah! l'indigne! Elle ne sait pas s'arrêter aux rideaux +de l'alcôve royale! Elle a impitoyablement foulé à ses +pieds sanglants le sommeil du roi, le silence de sa demeure, +l'alcôve de la reine et son lit, fouillé par les +baïonnettes de ces misérables!... L'invasion de Versailles! +Elle a plus déshonoré ce peuple affreux que l'échafaud +du 21 janvier sur la place de la Révolution!</p> + +<p>Certes, nous comprenons Marie-Antoinette allant à la +mort, sur une charrette, au milieu de l'injure et des respects; +mais la reine, enfermée à Versailles et vouée aux +tortures de l'émeute, entre les têtes coupées de ses +gardes-du-corps... Voilà ce qui va au delà de toute espèce +d'invention!... Ce sont là de ces enseignements qui ont +manqué à Bossuet.</p> + +<p>À ma première entrée au château de Versailles, j'étais +loin de prévoir toutes ces ruines; je jouissais de tout ce que +je voyais, en vrai jeune homme, et je tâchais de deviner, +à force de passion, tout ce que je ne voyais pas. Je portais +envie à ma mère, qui me laissait sur le seuil de la +chambre royale; naguère j'étais entré dans la chambre +du grand Frédéric, je m'étais agenouillé devant le lit de +camp sur lequel il était mort, j'avais posé mes lèvres sur +la table où il écrivait ses histoires, ses musiques, ses +lettres à Voltaire, les épitaphes de ses chiens et ses plans +de bataille. Eh bien! les murs habités par ce grand homme, +les lieux où il rendit le dernier soupir, les meubles consacrés +par cette pensée royale, ont produit sur moi, Allemand +et encore enfant, moins d'effet que n'en produisirent le +salon de la reine, son portrait si moderne au milieu des +portraits de la famille royale déjà si gothiques; j'aurais +donné l'épée et le sceptre de Frédéric le Grand pour le +miroir de la reine; Dieu sait pourtant si j'admire, en mon +par dedans, le roi de Prusse, moi qui admire jusqu'à ses +vers!</p> + +<p>Vous croirez peut-être que ce fut ici l'effet des influences +secrètes, des invisibles parfums, des traces indicibles +que laisse une femme aux lieux qu'elle habite, jetant +à pleines mains je ne sais quel charme ineffable qui la fait +reconnaître; non, à coup sûr, ce n'était ni le même parfum, +ni l'élégance et le goût; malgré moi, malgré la reine +peut-être, je me sentis dans une atmosphère plus élevée, +et dans un air plus vaste et plus pur. Qu'on me pardonne +ces folles paroles, l'expression me manque; hélas! je +suis forcé d'aller au delà de ma pensée, il m'est impossible +de la dire exactement... Un grand poëte se tirerait +de cette peine avec une ode, et l'orateur chrétien se réfugierait +sur les hauteurs de l'oraison funèbre... Que de +fois, songeant à ces visions, j'ai regretté de ne pas être, +un jour, un seul jour, Tacite ou Juvénal, Pindare ou +Bossuet!</p> + +<p>Nous attendîmes ainsi longtemps, ma mère et moi; +ma mère, en s'étonnant qu'une reine de France pût n'être +pas chez elle, à cette heure; et moi, en me hâtant de +comprendre l'inconcevable bonheur qui m'avait amené +du fond de l'Allemagne, en ce lieu splendide, où la plus +grande dame et la plus vraiment royale du monde entier +allait venir.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h1>DEUXIÈME PARTIE</h1> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE I</h2> + + +<p>La reine (et ma mère ignorait cette habitude) passait +la plupart de ses soirées chez la surintendante de sa +maison, madame de Polignac, en compagnie des seigneurs +les plus spirituels et des femmes les plus aimables +de la cour. C'était l'heure où, délivrée enfin de l'étiquette +et maîtresse à son tour de sa parole et de son geste, elle +jouissait des douceurs de l'intimité. La maison de la +comtesse Jules de Polignac occupait une aile du château +de Versailles, à côté même du grand escalier, et la maîtresse +de céans, pour plaire à sa souveraine, s'efforçait de +donner à son logis la grâce et le sans façon d'une simple +maison bourgeoise; c'étaient l'abandon, la grâce facile, les +conversations interrompues, les rires éclatants, les récits +burlesques, les superstitions populaires, les bons mots +d'une maison bourgeoise, hantée royalement, réunis à +l'esprit, à l'élégance, à l'envie de plaire, au ton exquis des +plus grands seigneurs. Dans cette société de son choix, +la reine était une jeune femme, la première de la société, +parce qu'elle était la plus belle et la mieux écoutée, uniquement +pour la vivacité, le charme et l'entrain de son +bel esprit.</p> + +<p>Le soir dont je parle, en vain son monde accoutumé +s'était empressé pour complaire à la reine, elle avait +témoigné de vives impatiences; que dis-je? elle eût été +maussade, si jamais elle avait pu l'être. Il faisait au dehors +un de ces silencieux orages d'hiver, parsemé d'éclairs +sans tonnerre; une pluie abominable battait contre les +murs, les oiseaux de nuit volaient en poussant leur cri +funèbre; le roi, qui était à causer géographie et voyages +lointains (ses rêves!) ne s'en allait pas. La présence du +roi (si voisin de Louis XV!) jetait toujours un peu de +contrainte dans cette société intime. Il fallait être absolument +plus grave et moins rieur, quand le prince était +là; c'était, de sa nature, un époux plein de soins, un +bon maître, mais un homme accablé de soucis cuisants et +de tant de malheurs, dont il avait le pressentiment.</p> + +<p>—Que cette aiguille est lente, et que l'heure est lointaine, +ma princesse, dit la reine à demi-voix, nous ne +serons jamais à minuit; avancez, s'il vous plaît, cette +aiguille inerte; on se meurt d'impatience et d'ennui.</p> + +<p>La princesse avança l'aiguille, et la reine avec un regard +triste et doux:</p> + +<p>—À présent, dit-elle, voilà que l'heure va trop vite; +puis, se penchant vers une jeune femme assise à ses pieds:—Allons, Thaïs, l'heure approche et le sorcier va venir. +Es-tu fâchée, et veux-tu bien me permettre de retrancher +quelques minutes à ta belle vie? Enfin, que voulez-vous, +c'est un caprice de reine, princesse de Montbarrey.</p> + +<p>Pour toute réponse la princesse de Montbarrey leva ses +grands yeux noirs du côté de la reine, avec une singulière +expression d'enthousiasme et de dévouement.</p> + +<p>—On voit bien, reprit madame de Lamballe, que la +reine a des jours et des printemps devant elle! Puisque +vous le voulez, Madame, faites un geste, ou soufflez sur +l'hiver. Le vieil hiver remportera ses glaçons et ses tempêtes, +faisant place au jeune printemps qui dit en nous +frappant de sa tiède haleine: Me voilà!</p> + +<p>—Non pas, non pas! ma jolie veuve, reprenait la reine, +en parlant à madame de Lamballe, non pas encore le printemps. +Ne chassons pas le vieil hiver, par amour pour +votre amoureux que voici, M. de Bezenval. L'hiver et ses +glaçons ont leur charme aussi bien que des cheveux +blancs sur un front cicatrisé; attendons le printemps patiemment. +Mais quoi! le printemps ramène, entre autres +fleurs, ces pauvres et modestes violettes qui te font +tant de mal. Eh quoi! s'évanouir à l'aspect de cette humble +fleur? La violette est timide, elle se cache, elle exhale +de douces odeurs, tu es pâle comme elle; et pour quoi +donc en avoir si grand peur, je te prie? Or çà, nous ferons +en sorte de t'y accoutumer; un peu de courage, et la +fleur proscrite va reparaître en nos jardins réjouis; je +veux que Bezenval, lui-même, t'en apporte un bouquet, +au premier jour du mois d'avril.</p> + +<p>Madame de Lamballe, entendant parler de violettes, +pencha la tête et ferma les yeux, ses beaux cheveux se +répandirent sur ses épaules, on eût dit qu'elle allait mourir...—Ne +parlons plus de ces maudites fleurs; reviens à +toi, Marie! Il n'y a plus de violettes ici que toi-même, ô +beauté! disait la reine, en l'embrassant.</p> + +<p>La pendule, avancée d'un quart d'heure, sonna onze +heures... Alors, le roi, toujours ponctuel, se leva; il +baisa la reine au front, en jetant un coup d'œil d'intérêt +sur la princesse évanouie: <i>Ce ne sera rien!</i> dit-il; puis, +saluant la maîtresse de l'appartement, il retrouva quelques-uns +de ses gentilshommes dans le salon voisin, la +moitié du service ayant manqué, justement par cette +pendule avancée un instant.</p> + +<p>La reine suivit son mari du regard, avec un doux sourire, +puis se tournant vers la comtesse Jules;—Nous +avons fait une grande faute, ce soir, ma mignonne, nous +avons oublié les respects... Eh bien! pour nous châtier, +renonçons à ces curiosités malséantes, et renvoyons à sa +caverne le sorcier qui doit venir sur le minuit.</p> + +<p>—Si Votre Majesté veut me permettre un conseil, reprit +le marquis de Vaudreuil, je serais d'avis en effet de renvoyer +ce magicien; la soirée est funèbre, et tout annonce +au dehors une tristesse abominable. Ainsi le sorcier aura +tort, et nous dirons, s'il vous plaît, des vers de Voltaire +ou du nouveau poëte, M. de Parny; cela sera plus sage +et plus amusant. Ainsi parla M. de Vaudreuil. Ici la princesse +de Lamballe sortit de sa léthargie:—Ne verrons-nous +donc pas le sorcier? dit-elle avec cette air penché +qu'elle avait mis à la mode, et qui lui allait si bien.</p> + +<p>—On m'a conté cependant que la lune et les astres +étaient favorables, reprit la duchesse de Fitz-James, en +faisant sa grosse voix, et la princesse de Tarente vient +de me dire à l'oreille, qu'elle serait inconsolable si elle ne +voyait pas le magicien nous arriver, comme un fantôme, +à l'heure fatale de minuit.</p> + +<p>—Je voudrais savoir, à ce sujet, l'opinion du prince +d'Esterhazy, reprit la reine; car vraiment, s'il n'y a pas +trop d'obstacles, il serait douloureux de renoncer aux +délicieuses terreurs que nous nous sommes promises +depuis si longtemps.</p> + +<p>—Je n'ai rien à dire, Madame, reprit le prince d'Esterhazy; +seulement je ferai observer aux plus poltrons +que l'homme attendu n'est pas absolument à nos ordres, +et même il n'a pas été facile de le décider à venir ce +soir; c'est un homme atrabilaire et quinteux, et je puis +assurer à Sa Majesté qu'il m'en a coûté bien des arguments +pour en venir à bout.</p> + +<p>—Du moins, reprit le marquis de Vaudreuil, on ne +lui a pas dit en quel lieu il devait être amené, quelle +société l'appelait, à quel auguste personnage il parlerait +ce soir! Vous vous êtes bien gardé de compromettre la +reine, M. d'Esterhazy?</p> + +<p>La reine reprit:—Vous voilà bien toujours, prudent +et bon Vaudreuil, dévoué à ma très-imprudente majesté, +plein de précaution et de minutieuses prévenances! +Pourriez-vous cependant me dire comment se porte madame +la marquise de Vaudreuil?</p> + +<p>Cette question imprévue interrompit toute conversation. +Le penchant de la reine pour M. de Vaudreuil, et la +noble résolution du marquis, lorsqu'il échappa, par un +mariage, à son fatal amour, n'étaient un secret pour personne. +Madame de Polignac et madame de Lamballe se +jetèrent sur les mains la reine. La reine, comme si elle +en eût trop dit, avait le regard baissé et plein de larmes; +le marquis de Vaudreuil seul garda son courage et son +sang-froid... Il était difficile aux amis de la reine de sortir +de ce silence inquiétant.</p> + +<p>À la fin, madame de Châlons, se rappelant à propos la +visite de ma mère, et voulant donner aux idées un autre +cours:</p> + +<p>—S'il plaisait, dit-elle, à Votre Majesté, de recevoir en +ce moment votre cousine, madame la princesse de Wolfenbuttel; +elle attend, là-haut, dans les petits appartements, +le bon plaisir de Votre Majesté.</p> + +<p>À ces mots, la reine soulagée d'un grand poids:—Amenez-la +tout de suite, ma bonne Châlons, s'écria-t-elle; +j'ai oublié que j'avais donné ce soir même un rendez-vous +à ma cousine... Hélas! le roi est rentré, madame +de Wolfenbuttel peut venir sans être présentée, et vous, +Mesdames, honorez d'un bon accueil ma chère compatriote, +même quand vous la trouveriez encore un peu +trop Allemande pour nous.</p> + +<p>Une dame du palais vint, en effet, nous chercher, ma +mère et moi; elle nous fit traverser les petits appartements +de la reine, sa demeure intime, sa bibliothèque +et son boudoir orné des plus belles glaces que Venise ait +biseautées. Ce réduit caché lui plaisait par sa solitude, et +faisait un contraste heureux avec le reste du palais, retraite +austère et profonde où la reine était cachée à tous les yeux.</p> + +<p>Dans ces cachettes, Marie-Antoinette se dérobait aux +fracas du palais, aux lignes droites de ses jardins, au +murmure impatientant de ses eaux. Elle était seule, inaccessible +aux lâches, aux intrigants, aux flatteurs, aux +courtisans. Très-souvent la reine disparaissait tout à coup +de ses appartements, et c'était un bonheur pour elle +d'échapper un instant aux hommages, aux respects, aux +demandes, aux adorations.</p> + +<p>Un escalier dérobé conduisait, de ce réduit, à l'appartement +de madame de Polignac; ainsi la reine pouvait voir +son amie à toutes les heures. Ma mère descendit cet +escalier à grand'peine, embarrassée qu'elle était dans +l'ampleur de sa robe. J'ignore ce qui se passait dans l'âme +de ma mère, mais cette réception nocturne et cachée; +et cet escalier difficile, étroit,.. bourgeois, l'heure avancée +de la nuit, toutes ces choses si peu semblables à +l'étiquette d'une cour, devaient la jeter dans un indicible +étonnement.</p> + +<p>Tout à coup s'ouvrit une porte, et nous nous trouvâmes, +ma mère et moi, dans un salon moderne, faiblement +éclairé, en présence de plusieurs femmes en négligé, +qui me parurent, les unes et les autres, d'une éclatante +beauté. Je n'ai jamais vu un assemblage plus choisi de +jolies têtes; elles étaient groupées dans un coin du salon, +les yeux ouverts, la bouche ouverte, curieuses, empressées, +avec un sourire à moitié commencé, qui n'attendait +qu'un signal pour devenir ironique; au fond du salon +toutes ces têtes formaient un bloc de beautés de toutes +sortes, blondes et brunes, joyeuses, tristes, graves, +riantes; toutes ces formes se confondaient d'une façon +ravissante; au premier coup d'œil, à la première émotion, +il eût été impossible de faire un choix dans cette masse enchantée; +on ne distinguait personne et pas même la reine; +car c'était, parmi ces dames, à qui l'approcherait de plus +près; la reine était assise sur un tabouret; les unes étaient +à ses pieds devant elle, d'autres à genoux lui servaient +d'appui comme les bras d'un fauteuil; plusieurs étaient +derrière elle, penchées sur elle, l'abritant sous leurs poitrines +de vingt ans; les hommes se tenaient dans un coin +opposé du salon; ils s'étaient levés pour nous recevoir.</p> + +<p>Ma mère se tira bien de cette inquiétante présentation. +Elle avait été belle et sa démarche était naturellement +pleine de noblesse et d'aisance. Elle avait connu Marie-Antoinette +enfant; elle fut donc reçue avec bienveillance, +en dépit de sa robe à vastes paniers et de ses diamants +gothiques. D'ailleurs, la reine se levant brusquement, et +se faisant un passage à travers le groupe qui l'entourait, +alla au-devant de ma mère et la baisa à deux reprises:—Soyez +la bienvenue, ma cousine, dit-elle à ma mère, +soyez la bienvenue à ma cour; je vous rends grâces de +vous être souvenue de moi.</p> + +<p>Puis, se tournant vers moi, qui suivais ma mère:—C'est +donc vous, Monsieur, me dit-elle, qui vous êtes +enfui si brusquement de la cour du roi mon frère? Nous +avons ici de vos nouvelles, Monsieur, vous êtes un philosophe +dangereux, un esprit fort qu'il faut dompter et que +nous dompterons, soyez-en sûr, si vous voulez y mettre +un peu de bonne volonté.</p> + +<p>Disant ces mots, elle se tourna vers les dames de son +intime compagnie.—Or çà, dit-elle, on vous dénonce +ici une jeune demoiselle d'honneur qui garde un secret +mieux que personne. Et c'est à vous que le compliment +s'adresse, à vous, la mystérieuse Hélène de Salzbourg.—Vous +ne m'aviez pas dit, comtesse Hélène, que nous avions +un cousin de cet âge et de cette tournure, ajouta +la reine en souriant.</p> + +<p>Cette beauté, que la reine interpellait si vivement, était, +en effet, une aimable et charmante personne de l'antique +maison de Salzbourg, alliée aux Wolfenbuttel; elle avait +nom Hélène, et, jusqu'à l'âge heureux de quinze ans, +elle et moi, nous avions étudié dans les mêmes livres, +joué aux mêmes jeux enfantins, et chanté les mêmes +chansons. Puis, à l'heure des noces royales, la jeune +Hélène de Salzbourg était partie avec la jeune archiduchesse, +qui l'avait amenée avec elle à Versailles, promettant +chaque jour de la rendre à la cour de Vienne, et +chaque jour la jeune reine et la jeune comtesse étaient +plus nécessaire, celle-ci à celle-là. Cependant Hélène +avait rougi aux paroles de la reine, puis, s'avançant en +tremblant, elle vint embrasser ma mère, et elle répondit +à mon profond salut par une révérence aussi cérémonieuse +qu'amicale, pour le moins. En Allemagne, elle +m'appelait son frère; à la cour de France, elle ne me +traitait plus qu'en étranger!</p> + +<p>Après les premières salutations, la reine fit asseoir ma +mère; elle revint à sa place ordinaire, et m'ordonna d'un +geste de me placer à ses côtés; j'étais debout, à sa +gauche, ma cousine Hélène était assise à sa droite; la +reine avait passé son bras autour de ce cou charmant, et +jouait avec ces beaux cheveux.</p> + +<p>—Dites-moi, ma cousine, dit la reine à ma mère, vous +avez laissé l'empereur, mon frère, travaillant au bonheur +de ses peuples, parlant beaucoup de liberté et de +finances, plus souvent vêtu en bourgeois qu'en monarque, +invitant à sa table tous ceux qui lui plaisent, dînant +à ses heures, parcourant la ville à pied, la canne à la +main, jouissant de l'incognito, jusque sur le trône, et +sans gardes, sans aumônier, sans médecin, sans courtisans?... +Ah! l'heureux prince! Ah! la délicieuse cour! +Puis, se tournant vers moi:</p> + +<p>—Comment se porte mon professeur, Monsieur? Comment +va l'abbé Métastase, mon élégant écrivain, mon +poëte favori?</p> + +<p>—Madame, le professeur chante son élève, l'Allemagne +l'applaudit et répète ses chants; nous avons tous +partagé la joie de Métastase quand il a vu ses vers imprimés +à l'imprimerie du Louvre, aussi bien que les chefs-d'œuvre +de la langue française: il n'y a que Votre Majesté +qui sache honorer, et récompenser comme cela.</p> + +<p>—J'aime, en effet, ce Métastase; il est le seul qui +m'ait appris quelque chose, et, sans lui, je n'aurais pas +même su l'italien. Quand j'étais petite fille, et que, par +hasard, je dînais à la table de ma mère, vous ne sauriez +croire tout ce que faisait l'impératrice pour faire valoir +ce qu'on appelait mes talents. On m'apprenait des longs +discours par cœur, on distribuait précieusement des +dessins que j'avais faits, disait-on; c'était à qui vanterait +ma prose et mes vers; j'ai parlé latin, moi, qui vous +parle... Hélas! de tous mes précepteurs, il n'y a que +l'abbé Métastase qui ait été fidèle à sa mission.</p> + +<p>—Mon Dieu, ma cousine, disait ensuite la reine à ma +mère, vous devez bien vous souvenir de mes espiègleries +de petite fille, de nos longues promenades dans le parc, +de mon départ pour cette belle France, où je suis si heureuse, +et qui me faisait tant de peur; mais n'ayez crainte: +si je suis Française avant tout, je suis Allemande aussi, +je n'ai pas oublié mon pays, ma famille et mes jeunes +années; nous en parlerons, n'est-il pas vrai? D'abord, je +ne veux pas que nous nous séparions; je veux que vous +soyez de ma famille; je vous présenterai au roi mon +époux, je vous montrerai mes enfants, mon dauphin, +d'une si belle et si sérieuse figure; mon petit Louis, si +joli, ma fille, un ange...; enfin, vous verrez tous mes trésors. +Je sais que vous n'aimez guère les fêtes. Ce n'est +plus le temps des fêtes chez nous; il fallait venir quand +je n'étais que dauphine, et quand vivait le roi Louis XV. +Cependant, Monsieur le comte, ajouta Marie-Antoinette +en se tournant vers moi, rassurez-vous, nous allons encore +au bal.</p> + +<p>Ma mère ne savait que répondre à tant de grâce et de +bonté. L'impératrice Marie-Thérèse elle-même n'avait +jamais été plus loin dans ses familiarités les plus aimables. +D'ailleurs, c'était une grande étude pour ma mère de +reconnaître aux traits de la reine de France le joli enfant +qu'elle avait tenu si souvent dans ses bras. La reine était +tout simplement d'une beauté royale. On ne pouvait +qu'admirer sa taille aérienne, on était séduit par son +sourire; elle était d'une admirable blancheur. Rien n'égalait +la forme éclatante de son cou et de ses épaules; +il n'y eut jamais des bras aussi beaux, des mains aussi +belles. Ajoutez qu'avant tout, même en ces instants où +elle aspirait au bonheur de n'être que jolie, elle avait la +figure et la majesté d'une reine; enfin quoique brillante +d'une grâce toute française, à l'attitude un peu fière de +sa tête et de ses épaules, on reconnaissait toujours la fille +des Césars.</p> + +<p>Il fallait toute la majesté de la reine Marie-Antoinette +pour éclipser madame la princesse de Lamballe, si bien +faite, et jolie à ravir; elle était toute semblable à la fleur +qui penche sur sa tige; elle avait des yeux tendres qui +avaient déjà beaucoup pleuré, tant ils avaient pleuré de +bonne heure... Elle était apparue à sa royale amie, un +jour d'hiver, dans un rapide traîneau, enveloppée de +fourrures, éclatante de sa fraîcheur de vingt ans; on disait: +Voyez le printemps, couvert de l'hermine et des +martres de l'hiver!</p> + +<p>Nos regards s'arrêtèrent sur madame de Polignac. +Après la reine, elle était la plus belle; elle portait, ce +soir là, un négligé blanc comme la neige; elle avait une +rose à ses cheveux relevés sur les tempes; elle était légèrement +posée au-devant d'une glace qui reflétait son +image; elle ressemblait à un émail de madame de La Vallière... +On eût dit une reine qui allait jouer un rôle de +bergère dans un opéra de Monsigny.</p> + +<p>Quelquefois, à la dérobée, et redoutant déjà de la compromettre, +je regardais ma cousine Hélène; elle était +belle, elle était fière et charmante; elle avait, dans ses +traits réguliers, quelques-uns des traits de la reine elle-même, +et que Dieu me punisse si je mens!</p> + +<p>La reine s'aperçut de l'émotion de ma mère. Pour bien +juger de la beauté des femmes, pour la sentir complètement, +il faut être une femme... Alors, Sa Majesté se +penchant à l'oreille de la comtesse:—Eh! fit-elle, avec +un petit cri joyeux, croiriez-vous, ma cousine, que toutes +ces dames que vous voyez, et bien d'autres encore de +notre société, moins intimes, mais aussi belles, se sont +réunies, il n'y a pas longtemps, pour tirer au sort à qui +embrasserait les grosses joues rubicondes d'une espèce +de rustre appelé Benjamin Franklin, qui est venu du +fond de l'Amérique pour nous demander des armes, des +vaisseaux, des canons et la liberté des peuples de là-bas?</p> + +<p>Bientôt la conversation devint générale. En ce moment, +les hommes se rapprochèrent des dames, on parla beaucoup +des affaires, des ministres, et des princes, chacun +selon ses antipathies ou ses amitiés particulières: +d'où je compris que c'était la conversation de chaque +jour, puisque, tout frondeur et dénigrant qu'il était, +s'attaquant au pouvoir et le heurtant de front, cette +espèce d'entretien avait même gagné les plus secrètes retraites +du palais, dont le frivole écho répétait encore, à +la façon de l'oiseau moqueur, le fameux mot du grand +roi: l'<i>État, c'est moi!</i></p> + +<p>Telle était cette intime société; elle n'avait pas eu +d'exemple avant la reine, elle ne trouva pas d'imitateurs. +Cette réunion de femmes charmantes et d'hommes +aimables autour d'une si grande princesse, et qui font +toute leur étude d'être ses égaux, était un spectacle +étrange et plein d'intérêt. Dans ce lieu chéri par la fantaisie, +le palais de la reine était à peine une maison bourgeoise; +les courtisans étaient des amis, les dames d'honneur des +compagnes; l'abandon remplaçait l'étiquette; l'heure +fuyait sur une aile rapide, oubliant la cour. Quant aux +plaisirs, au langage, aux délassements de ce monde à +part, il eût été difficile d'imaginer plus de grâce et de +goût, de finesse et de science exquise en toutes choses +de la causerie et du maintien. Sous ce rapport, comme +sous bien d'autres, Marie-Antoinette était vraiment une +Française; elle en eut l'activité, l'intelligence, la répartie +avec une gaieté très-naturelle, une âme bien égale, et qui +savait le prix de l'amitié.</p> + +<p>Il eût été impossible de trouver, quelque part, plus de +fatuité sans morgue, plus de préjugés sans malice et de +rancunes sans colère; plus d'admirations imprudentes, +de médisances cruelles, de projets en l'air, de plans singuliers +pour le bonheur du royaume, de décisions burlesques, +comme aussi nulle part, dans tout le monde, on +n'eût rencontré plus d'esprit, d'incrédulité, d'ironie et +de jeunesse qu'on n'en mettait dans ces entretiens oisifs, +qui touchaient pourtant aux doctrines les plus respectables, +aux fondements les plus sérieux de l'État.</p> + +<p>Tout à coup l'horloge, au bruit de sa roue intérieure +avait sonné minuit... Et minuit fut répété par toutes les +horloges de ce pays des fables, où chaque heure apporte +avec soi une résolution sérieuse. Au bruit strident de ces +vibrations souveraines, soudain l'assemblée resta immobile, +comme si l'heure eût sonné pour la première fois. +L'instant d'après, nous entendîmes frapper à la porte... +un léger frisson saisit l'assemblée... en ce moment, on +ne songeait déjà plus au sorcier.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE II</h2> + + +<p>Au même instant un des gens de madame de Polignac +parut dans le salon. Cet homme, voyant la pâleur sur +tant de visages, devint pâle à son tour. Il annonçait M. le +prince de Tarente, qui menait en laisse un homme inconnu +et dont les yeux étaient bandés.</p> + +<p>Le silence était profond dans cet auditoire, habitué +à tant de grands spectacles.—Votre Majesté veut-elle, +en effet, entendre cet homme aujourd'hui? murmura +tout bas madame de Polignac.</p> + +<p>—On dit que sa prédiction est infaillible, reprit la +reine; tout ce qu'il a prédit au duc d'Orléans est arrivé.</p> + +<p>—D'ailleurs, Mesdames, reprit gaiement Adhémar, +que risquez-vous? Vous ne voyez déjà pas trop de sorciers, +pour refuser d'en voir un ce soir. Quoi qu'il vous dise, il +ne vous empêchera pas de danser demain. Fiez-vous à +votre jeunesse, aux astres cléments qui ont éclairé votre +berceau; fiez-vous aux célestes influences de votre vie; +essayez du magicien, s'il vous amuse ou s'il vous fait +peur: qu'il entre; seulement je porte envie au maraud à +qui vont être présentées, ouvertes, toutes ces belles +mains.</p> + +<p>Le marquis de Vaudreuil était naturellement triste, et +la gaieté du comte Adhémar fut impuissante auprès de ce +beau ténébreux.—Ces jeux-là ne sont pas de mon goût, +dit-il; je ne suis pas un esprit fort; j'ai vu d'étonnants +effets de la magie, et je sais d'incroyables révélations; +même j'ai connu, en Écosse, une femme douée de seconde +vue; elle voyait distinctement ce qui se passait dans +la chambre de Louis XV, quand il est mort; et puisque +vous parlez des mains de ces dames, comte Adhémar, je +voudrais que la vieille eût seulement touché votre main +de ses doigts gluants, tout votre bras se serait paralysé +d'horreur. Ne jouons donc pas, je vous prie, avec les sorciers, +ils ont de mystérieuses et inquiétantes paroles qui +font frissonner les plus braves. Enfin, l'avenir est si plein +de nuages... Ne touchons pas, croyez-moi, à ce fer chaud +qui a nom l'<i>avenir</i>.</p> + +<p>En ce moment, le même personnage annonça que +l'inconnu s'impatientait, qu'il ne voulait pas attendre, et +qu'il menaçait de se retirer...</p> + +<p>—Allons, dit la reine, le Rubicon est passé; qu'on introduise +le sorcier, je le veux. Si Vaudreuil a peur, il se +cachera derrière moi. Vous, Mesdames, en avant les +éventails; qu'on enlève une grande partie des lumières. +Messieurs, soyez forts. Vous, ma cousine, vous êtes étrangère, +vous ne risquez pas d'être reconnue, non plus que +M. votre fils. Quant à toi, ma chère Hélène, il me plaît +que nous nous cachions sous le même voile. Tu es de ma +taille, on dit que tu me ressembles, va! va! nous embarrasserons +le sorcier.</p> + +<p>En même temps, la reine, à demi-rieuse, à demi-pensive, +jetait précipitamment un voile sur sa tête et sur celle +d'Hélène: on les eût prises pour les deux sœurs.</p> + +<p>Tout à coup, précédé du prince de Tarente, dont l'air +était plus solennel que d'habitude, apparut au milieu de +nous un homme étrange, d'une équivoque beauté: sa +taille était au-dessus d'une taille médiocre; sa figure était +immobile; quand on eut débarrassé ses yeux du bandeau +qui les couvrait, ils se portèrent hardiment sur l'assemblée, +et il ne parut pas fâché de voir tant de femmes +effrayées à son aspect. Des femmes, son regard se porta +sur les hommes; la contenance de ceux-ci était moins +favorable à la sorcellerie. On voyait cependant, sous ce +froid maintien, un vague et puissant intérêt.</p> + +<p>Le sorcier se tenait debout, attendant que quelqu'un +l'osât interroger...—Je m'exposerai le premier, dit Bezenval. +Seigneur sorcier, lui dit-il, à l'inspection des +lignes de ma main, pourrez-vous me dire à moi, et à ces +dames, de quelle mort je dois mourir?</p> + +<p><i>Le sorcier.</i>—«Si vous échappez aux influences de +l'habit rouge, vous ne mourrez que d'une indigestion.»</p> + +<p>Il y eut quelques sourires dans l'assemblée, et M. de +Bezenval:—Le sorcier a du bon, dit-il, c'est un sorcier +jovial; j'accepte volontiers ton augure, mon ami.</p> + +<p>On se rassura quelque peu. La fin prédite à Bezenval +n'avait rien de triste. M. de Vaudreuil qui tremblait, voulant +en finir tout d'un coup avec les prédictions:—Voilà +ma main, sorcier; dites-moi quel est mon sort à venir, +à quels malheurs je suis réservé; car, je le sens, si je vis, +c'est assurément pour le malheur. Ici la voix de M. de +Vaudreuil était douce et pleine de charme. Le sorcier, +avec le ton du respect, et après un instant de silence, +répondit en ces termes:</p> + +<p>—«Cette main est la main d'un franc gentilhomme, +un noble cœur bat dans cette poitrine, une âme généreuse +anime ce regard; mais le cœur et l'âme, la passion +a tout usé. Homme faible, ton grand malheur est +d'avoir joué avec ta passion, de t'en être méfié, d'avoir +eu peur de ton bonheur, d'avoir reculé devant ta fortune. +Ta fortune! elle eût fait envie à tous les rois de +la terre; ton bonheur! il eût dépassé tous les rêves de +l'ambition la plus forcenée! Malheureux, tu n'as pas +osé être heureux. Ta main a tremblé, ton regard s'est +troublé, tu as voulu donner le change à ton amour; tu +l'as perdu dans une liaison fatale; tu l'as profané dans +un lien coupable; meurs de chagrin et de repentir; +meurs, victime de tes regrets!... depuis longtemps tout +est fini pour toi!»</p> + +<p>À mesure que cet homme parlait, sa taille et sa voix +semblaient grandir... Il y avait dans cette voix autant +d'émotion que de terreur. Le prophète lui-même était +ému. Quant à M. de Vaudreuil, accablé, muet, épouvanté, +il jetait un regard d'effroi sur l'inflexible visage du magicien... +dans cet état, c'était pitié de voir M. de Vaudreuil.</p> + +<p>—«Pour vous, dit le sorcier au prince d'Esterhazy, +vous, simple et bon, vivant d'amitié et de dévouement, +votre vie est attachée à celle d'une autre créature... +Ainsi, veillez sur cette tête si chère, protégez-la, défendez-la +contre la calomnie et l'injure... Où elle ira, vous +irez; si elle meurt, vous êtes mort!»</p> + +<p>Adhémar qui voyait que la sorcellerie allait au noir:—Sorcier, +mon ami, tu es obscur comme feu l'almanach de +Liège, et je ne croirai pas un mot de ta science, ou bien +tu nous diras un peu mieux que tu ne fais à quelles +destinées nous sommes clairement réservés.</p> + +<p>Donc parlons sans métaphore, et dis-nous ce que +tu veux dire avec <i>cet habit rouge</i> qui est un signe de +mort.</p> + +<p>—«N'êtes-vous pas tous gentilshommes, reprit le +sorcier. Eh bien! malheur à vous! Malheur à vous qui, +par vos folies, vos prodigalités insolentes, et par vos +injustes priviléges, avez lassé la patience éternelle du +peuple! Malheur à vous, qui avez élevé des Bastilles, à +vous qui peuplez les bagnes! à vous qui baignez les +échafauds du sang des misérables! Vous êtes gentilshommes, +et vous demandez ce qui vous menace? Écoutez +les cris des filles que vous avez séduites; voyez les +pleurs des maris déshonorés; regardez, <i>au pharaon</i>, la +capitation de vingt villages; rappelez-vous les lettres +de cachet, les corvées, les justices secondaires, les +exécutions seigneuriales, les pigeons de vos colombiers, +les sangliers de vos forêts, et vous comprendrez quel +est l'habit que vous portez, quelle est la couleur qui +vous désignera aux coups du peuple dans les jours de +sa justice; or, comprenez-vous, Messieurs les gentilshommes, +mon énigme ou ma révélation, comme vous +voudrez l'appeler?</p> + +<p>À ces mots du sorcier, Adhémar s'emportant:—Tu +mens, dit-il, de quel droit, misérable, viens-tu porter +l'effroi dans un salon paisible, où tu n'as été introduit +que comme un simple amusement?</p> + +<p>—«Ah! reprit le sorcier, vous y voilà donc. Ceci est +un jeu, à votre sens, <i>un jeu!</i> Vous avez voulu vous +amuser de ma crédulité; vous avez cru qu'on pouvait +dire à un homme: Viens çà, laisse ton livre au milieu +de sa page commencée; viens, que l'hiver, la nuit, le +bandeau placé sur tes yeux ne t'arrêtent pas dans ta +marche, et tu nous amuseras comme un bateleur, +comme un histrion. C'est très-bien dit, Messieurs, mais +je ne suis pas un bateleur. Je suis ici parce que vous +m'y avez appelé; je suis ici pour vous dire, à vous, Messieurs, +à vous, Mesdames, quelques-unes des menaces +de l'avenir! Vous l'avez voulu, vous m'avez cherché, +vous ne m'éviterez pas!»</p> + +<p>Ma mère, à ces mots, pour en finir avec cet homme, +imagina de lui confier sa main loyale et ferme... Elle était +peut-être la seule femme de cette assemblée qui n'eût +pas peur.</p> + +<p>—«Voici, dit le sorcier (l'interrogeant à peine), une +heureuse main; mais je n'ai rien à vous annoncer, +Madame; votre main et le visage de votre fils sont même +chose. Si la mer est calme, et si le vent se tait, celui-là +est un plus grand sorcier que moi, qui annonce orage et +mauvais temps.»</p> + +<p>Ma mère, avec un geste de mépris, retira sa main, +toute honteuse, et déjà elle congédiait le sorcier, quand +celui-ci s'arrêtant devant la princesse de Lamballe, à peine +remise de son effroi: «Hélas! dit-il, hélas! que de malheurs +empreints sur cette noble tête! Ah! quels orages +dans cette jeune et frêle existence!...» Il y avait, en ce +moment, des larmes dans les yeux, des larmes dans la +voix de cet homme... Il se parlait à lui-même, il n'était +plus de ce monde! «Infortunées, disait-il, à l'aspect de +ces beautés, de ces jeunesses! Malheureuses! la prison, +le sang, l'exil, la nécessité, la ruine et la mort!»</p> + +<p>À ces mots qu'elle devinait, entrecoupés de mystères +et de sanglots, madame de Polignac se leva épouvantée, +et comme si elle obéissait au vertige, en jetant un cri +effroyable.</p> + +<p>-«Consolez-vous, Madame, lui dit le sorcier, vous +mourrez dans un lit, vous seule ici, vous seule aurez +un tombeau digne de votre rang, avec les armes de +votre famille, une urne en marbre et des anges de +pierre pour vous pleurer... ô victime innocente de l'exil +éternel!» À ces mots, madame de Polignac restait +immobile; elle était roide et froide à faire peur; on eût +dit le marbre même qui pose, à Vienne, sur son tombeau.</p> + +<p>La scène en ce moment devenait effrayante; le silence +et la terreur étaient à leur plus haut degré; la duchesse +de Fitz-James et la comtesse Diane cachèrent leur tête +bouclée entre leurs mains tremblantes, et se plièrent en +deux pour échapper à cet œil fascinateur. Restaient la +reine et la comtesse Hélène, cachées toutes deux sous le +voile noir; le voile en ce moment tremblait, mais c'était +un tremblement inégal, comme deux émotions diverses, +comme le battement de deux cœurs... deux épouvantes. +Les reines ont des peines faites pour leur âme: les autres +terreurs ne sont rien, comparées à celles-là.</p> + +<p>L'homme alors approcha lentement. Sous ce voile uni +deux mains lui étaient tendues, deux mains agitées. Il en +prit une, et les considérant toutes les deux: «Je vois, +dit-il, deux mains allemandes. La main que voici appartient +à une jeune femme destinée à tous les chagrins, +à tous les plaisirs, aux folles joies, aux vives +douleurs, aux fugitives amours, dont le plus grand +malheur sera le veuvage, peut-être. Cessez donc de vous +flatter, Madame l'inconnue, et ne pensez pas que je +confonde, aujourd'hui ni jamais, ces doigts charmants +avec cette main superbe... Et vous, Madame (en même +temps il se mit à genoux), à Dieu ne plaise que jamais +vous soyez confondue avec personne! Il n'y a là-haut +qu'une étoile, elle est vôtre! Une destinée... une +seule est semblable à la vôtre!... Cependant, Madame, +agréez mon silence, agréez mes respects!...»</p> + +<p>Ici la reine rejeta son voile, et relevant la tête:—Je +veux que vous parliez, Monsieur, je veux tout savoir. +Puis voyant que M. de Vaudreuil était tout ému:—Du +courage, et soyez un homme! Allons, Monsieur de Vaudreuil, +mettez-vous à mon ombre, et voyez si j'ai peur.</p> + +<p>—«Madame, reprit le sorcier, debout devant la reine, +il y a deux portraits, dans ce palais, qui méritent toute +votre attention. Vous avez le portrait de Charles Stuart, +acheté pour Louis XV par M<sup>me</sup> Dubarry. Ce portrait, il +faudrait le regarder souvent, reine, c'est un des ouvrages +les plus intéressants du grand peintre Van Dick.</p> + +<p>«Quant à votre image à vous, Majesté, le tableau dans +lequel madame Lebrun vous a représentée assise au +milieu de vos enfants, ne trouvez-vous point qu'il ressemble +au portrait d'Henriette de France? Étudiez-le +avec soin, de grâce! et demandez-vous d'où peut venir +tant de mélancolie, à propos d'un si aimable sujet?</p> + +<p>«Reine, il existe de grands noms dans le monde. Ces +noms résonnent comme un tonnerre au fond des âmes +faibles; ils nous poursuivent dans nos rêves, ils nous +réveillent en sursaut, ils nous obsèdent; ils s'interposent +entre nous et le sommeil; nous avons beau faire, +il n'est rien qui puisse imposer silence au murmure +effrayant de ces noms qui se dressent en notre âme +comme la flèche de Saint-Denis aux yeux de Louis XIV, +et quand nous murmurons tout bas les noms de Lauzun, +de Coigny ou de Vaudreuil, l'inflexible écho nous +renvoie, avec des larmes et des cris funèbres, les noms +de Cromwell et de Mirabeau!»</p> + +<p>Vous eussiez vu, en ce moment, le désordre universel. +Tout tremblait, tout frémissait; la reine accablée eût +voulu rentrer sous terre; au même instant les courtisans +tiraient leur épée, et c'en était fait du magicien, si le +prince de Tarente ne l'eût protégé. Cependant, l'effroi de +la reine, la colère des seigneurs, ni son propre danger +n'épouvantèrent l'inconnu; sous les glaives nus, son visage +était immobile; après la prédiction fatale, il se retira +lentement, sans avoir donné aucun signe d'épouvante ou +de pitié.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE III</h2> + + +<p>Le départ du sorcier fut suivi d'une immense angoisse; +évidemment sa prédiction touchait à toutes les fibres de +ces cœurs dévoués et malades; sa voix retentissait encore, +et ces pauvres femmes, éplorées, entouraient la +reine, muette de terreur; les hommes gardaient un profond +silence... et la reine était au désespoir:</p> + +<p>—Vous l'avez entendu! disait-elle. Il a nommé Coigny, +Vaudreuil, Lauzun! puis Charles Stuart et sa femme! +Ces Stuarts qui occupent le roi, nuit et jour... puis Cromwell +et Mirabeau! Mirabeau, cet homme déshonoré, que +je n'ai pas voulu acheter! Ah! Marie! ah! Thaïs, mes +amies que je traîne aux abîmes, je ne le sens que trop, +le sorcier a dit vrai; nous sommes perdues, le trône est +croulant, le peuple est roi, la royauté s'efface à jamais; +ces grands noms de reine et de roi se perdent chaque +jour, nous sommes perdus, moi la reine, et vous, les +amis de la reine!... Ah! meurtres! exil! prisons! supplices!... +Charles Stuart!... lord Cromwell!</p> + +<p>—Madame, reprenait madame de Lamballe, ô ma +reine! écoutez-nous! calmez-vous! Ah! tant pleurer les +vains discours d'un fanatique! N'êtes-vous donc pas la +reine du beau royaume de France, la fille de l'impératrice +Marie-Thérèse, l'épouse du roi, la sœur de l'empereur?</p> + +<p>—Hélas! disait la reine, hélas! Vaudreuil avait raison. +Ces paroles ne sont pas vaines. Ce n'est pas la première +fois que j'en ai fait l'affreux essai. Fiez-vous aux tristes +pressentiments. Je suis née malheureuse, et je mourrai +malheureuse. Je vins au monde un jour... le jour même +du tremblement de terre de Lisbonne; j'ai été vomie par +le volcan, le volcan viendra pour me réclamer. Enfant, +mille terreurs accompagnèrent ce triste présage. L'empereur +François, mon auguste père, partait pour Inspruck; +il était déjà sorti de son palais, il partait, quand s'arrêtant +tout à coup (madame de Wolfenbuttel vous le dira, car +c'est elle-même qui m'a portée à mon père), l'empereur +voulut embrasser sa fille encore une fois: Ma fille, +disait-il, je veux la voir! Quand je fus arrivée au niveau +de son cœur, l'empereur tendit les bras pour me recevoir; +il m'embrassa tendrement:—Ah! dit-il, me voilà +mieux! vraiment, j'avais besoin d'embrasser encore une +fois cette enfant de ma tendresse... Hélas! les pressentiments +de mon père ne l'avaient pas trompé; la mort +l'atteignit dans sa route, et sa fille ne le revit plus!</p> + +<p>Mais voici bien une autre misère. Écoutez-moi. +Quand l'empereur Joseph II perdit sa femme, ma jeune +sœur Josèphe, un ange par la beauté, un ange par le +cœur, venait d'être accordée au roi de Naples; elle partait +le lendemain. L'impératrice, avant le départ de Josèphe, +ordonna que la jeune princesse irait prier sur le +tombeau de sa belle-sœur. La jeune reine, à cet ordre, +devint tremblante; l'idée horrible de s'agenouiller seule +sur ce cercueil, dans ce caveau funèbre, et de joindre +les mains sur ces restes d'une horrible maladie, était une +idée insupportable... O mon Dieu! J'en mourrai, j'en +mourrai, ma sœur! me répétait Josèphe... Il fallut obéir. +Ce fut moi qui la rassurai, moi qui l'encourageai, moi +qui la conduisis jusqu'à la porte du caveau fatal; bien +plus, j'y voulus entrer, afin de l'encourager par ma présence... +elle priait... elle pleurait... et lorsqu'enfin nous +quittâmes le cercueil, je fus obligée de soutenir ma +pauvre sœur. Vous le savez, ma cousine, trois jours après +elle était morte, et cette fois elle redescendit dans le +caveau funèbre pour n'en plus sortir. Alors la couronne +préparée pour Josèphe retomba sur la tête de sa sœur... +On eût dit la pierre même du tombeau.</p> + +<p>Il y avait à Vienne un savant docteur, un homme +simple et poli, dont la voix était touchante, et qui ne +cherchait pas à faire peur. Il passait pour un saint: sa +parole était prophétique. À peine étais-je appelée au trône +de France, ma mère, à son tour, voulut consulter le docteur.—Ne +sera-t-elle pas bien heureuse? Est-il un plus +bel avenir dans le monde que le sien?—Majesté, reprit-il +gravement, sans répondre aux instances inquiètes, au +regard suppliant de ma mère, Majesté, il y a des croix +pour toutes les épaules.—Vous le voyez, ils s'accordent +tous dans leurs présages. Faut-il à présent, mes amis, +que ces prédictions vous atteignent avec moi?</p> + +<p>Nous voulûmes répliquer. La reine continua:—Et la +place Louis XV, ce jour de fête qui devint un jour de +deuil; et le pavillon qui me reçut en France, le pavillon +de mes noces; vous souvenez-vous quelles tentures? +Toute l'histoire des Atrides était représentée en ces tapisseries +formidables, horrible assemblage de meurtres sans +fin, de trahisons, de flots de sang; un repas funeste! Ah! +reine infortunée... un pareil spectacle à tes premiers regards... +c'était encore une prédiction!</p> + +<p>L'instant d'après la reine se leva. Quatre bougies au +milieu du salon brûlaient sur une table de marbre... +une des bougies s'éteignit tout à coup.</p> + +<p>La reine dit adieu à ses amies; elle tendit la main à la +comtesse Jules; la seconde bougie s'éteignit comme la +première, sans cause apparente.</p> + +<p>—Ceci est étrange! dit tout bas le superstitieux marquis +de Vaudreuil.</p> + +<p>—Étrange, en effet, reprit madame de Lamballe, et je +voudrais qu'on m'expliquât ce hasard.</p> + +<p>Madame de Lamballe achevait à peine de parler, quand +la troisième bougie vint à s'éteindre; une seule bougie +restait, sa lumière était vive et pure.</p> + +<p>—Si cette bougie s'éteint comme les trois autres, dit +la reine, d'un ton résolu et solennel, le sorcier a dit +vrai! Nous sommes perdues!...</p> + +<p>La quatrième bougie... à ces mots... s'éteignit.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE IV</h2> + + +<p>Je passai la nuit au château: on conçoit que je dormis +peu; toutes les émotions de la journée et de ce terrible +soir me poursuivirent dans mon sommeil. J'avais donc +vu cette reine en son intimité! Du premier abord j'étais +entré dans ce salon dont on disait tant de fables... Un +poëte allemand a fait, de nos jours, une ballade... et le +refrain de cette ballade, il convient fort au récit que je +vous fais en ce moment... <i>Les morts vont vite!</i></p> + +<p>J'aime assez cette étrange ballade, et je la compare +avec l'étrange histoire de 1789. Écoutez! La ballade commence +au milieu d'une nuit d'orage. Eh! là-bas, la chaumière +est fermée; eh! la jeune fille endormie... elle +rêve... Eh! tout à coup, dans le lointain, se font entendre +les pas d'un cheval, le cheval approche; on frappe à la +porte de la chaumière.—Allons, descends, Louise, allons. +Et la voilà, réveillée en sursaut, qui descend +vêtue à peine:—Ah! voilà mon amoureux, Frédéric! +Bonjour, Frédéric, revenu de la guerre. Mais Frédéric: +Hâte-toi, Louise et monte en croupe, sur mon cheval!—Alors +elle monte en croupe, entourant de ses deux bras +le cavalier au corsage de fer, et les voilà au galop... +Derrière eux disparaissent les vallées chargées de moissons, +les hautes montagnes où grimpe la vigne... en +même temps, disparaissent la ville et le hameau. Louisa +tremble, et Frédéric s'en va, disant toujours: <i>Les morts +vont vite,—ils vont vite, les morts!</i></p> + +<p>La ballade finit dans une caverne, à l'heure où dansent +les morts; leurs os se dressent, leurs tendons renaissent, +leurs têtes osseuses se balancent sur les anneaux +cliquetants de leur col décharné. Frédéric baisse alors sa +visière, il ôte son casque, et montre un crâne dépouillé; +il ôte ses gantelets... on ne voit plus que sa main de +squelette. À la fin Louisa meurt... à la lune nouvelle elle +reviendra pour ouvrir avec son amant-fantôme la danse +des morts.</p> + +<p>Dans mon songe, entre la veille et le sommeil la cabane +de la ballade, c'était le château de Versailles, la +fiancée était la reine elle-même, et le cavalier noir ressemblait +à beaucoup de figures, entre autres à l'homme +de la taverne du <i>Trompette blessé</i>. J'eus à subir ainsi tout +le reste d'un cauchemar poétique! Et voilà comme on +doit dormir au bruit du vent, sous le cadavre d'un malfaiteur, +entre deux gibets de carrefour!</p> + +<p>Quand je me réveillai dans ces demeures de la toute-puissance +et de la majesté royale, ô bonté divine! il n'y +avait plus dans ces murs que la Majesté souriante! Le +jour était beau, le soleil radieux, le ciel vaste et pur; tout +le château s'animait des plus belles passions de la vie... +À la fin j'étais sûr d'être à Versailles, et d'habiter le palais +du roi. Tout s'éveillait, tout résonnait! La garde montante +allait au son des musiques remplacer les gardes de +la nuit passée; les Suisses du baron de Bezenval étaient +rangés dans la cour du château; les ministres se rendaient +dans la chambre du conseil; toute la noblesse du +royaume de France, la robe, et l'épée, et le cardinal, +venaient faire leur cour au roi; dans un coin du château +on préparait la meute et les équipages de chasse; la galerie +se remplissait d'étrangers et de sujets. Bientôt le +roi passa, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent +aux champs, les cent-suisses, espèce de géants armés, +portèrent les armes, les gentilshommes de service arrivèrent, +en grand habit;... dans les jardins le peuple, accouru +pour saluer ce grand lever, criait: Vive le roi!</p> + +<p>Fiez-vous aux songes, aux sorciers, aux mensonges, +me dis-je en moi-même. Cette monarchie... elle était +croulante hier, elle est forte, elle est riche, elle est grande +ce matin! Et je fus tout affligé d'avoir perdu la veille, sur +des malheurs impossibles, tant de larmes et tant d'émotions.</p> + +<p>Libre enfin de mes terreurs de la veille, heureux, content, +dispos, je descendis en triomphateur dans ce parc +enchanté. Cet imposant appareil de force et de pouvoir, +au milieu du plus éclatant appareil, me rassurait complètement +et dissipait tous les nuages. C'était la première +fois, à ce degré suprême, que je comprenais l'intime +union de la monarchie et de la noblesse; la force du roi +était la mienne: hier j'avais porté le deuil de la monarchie; +aujourd'hui j'étais fier comme elle; aujourd'hui +je relevais le trône croulant; je rendais à la reine ses +sujets empressés, son pouvoir auguste; je lui rendais +le charme intime de son intérieur, ses causeries sans fiel, +ses amitiés sans nuages; bien plus, je revoyais Hélène +elle-même, et, mettant à profit la force du monarque et +la stabilité du trône, je revenais à mon rêve d'amour. +Insensé que j'étais! Je me laissais prendre à ces vaines +apparences! Je prenais cette <i>maison du roi</i>, ces soldats, +ces courtisans, ces Suisses, ces chasseurs, ces gentilshommes, +ces vains bruits de cor et de tambour, pour +la monarchie elle-même... Il me semblait qu'elle était +tout entière au milieu de ces bruits confus, de ces +armes sonores, de ces riches uniformes, de ces regrets +silencieux... O fantômes!... J'avais sous les yeux des +fantômes. Hélas! ces bruits, ces uniformes, ces capitaines +des gardes, ces bâtons fleurdelisés, ces épées, ces +trompettes, ce mot d'ordre et ces tambours, n'étaient +plus guère que les dernières et frivoles apparences de la +monarchie épuisée... <i>Ici, le champ où fut Troie... Ici, les +domaines du roi Louis XIV!</i>... On avait arraché même +les arbres séculaires que Sa Majesté avait plantés... Le +grand roi les avait plantés pour lui seul; il avait cru bâtir +un ombrage comme on lui creusait des fleuves, comme +on lui bâtissait des montagnes; l'arbre avait été aussi +éphémère que le maître, ils s'étaient séchés tous les deux +le même jour. Louis XV n'avait foulé que des feuilles +mortes; Louis XVI venait de remplacer ces arbres d'un +jour par des chênes, qui veulent des siècles pour grandir.</p> + +<p>Quand j'eus tout vu dans ces jardins: les jets d'eau, +les cygnes, les statues, les grottes, à présent sans mystères, +les pins taillés en pyramides, les chiffres, jeunes encore, +de tant de beautés évanouies, les hêtres à l'écorce +raboteuse, où l'amour traçait tant de serments que l'air +emporta, les flatteries emblématiques, et les dieux de la +mythologie amoureuse dans leurs attributs divers, je +revins sur mes pas, cherchant les <i>Bains d'Apollon</i> où le +pauvre fou devait m'attendre. Il avait un secret à me +dire; il m'intéressait vivement. Je découvris les <i>Bains +d'Apollon</i>. C'était encore un rocher factice, une fontaine +tombante, un Océan d'une coudée, une île enfantine, un +abîme de trois pieds. Au sommet du rocher, on voyait +les neuf Muses entourant Apollon; Apollon, c'était toujours +Louis XIV. À droite du rocher, un grand cheval de +marbre, au jarret tendu, la tête courbée et la crinière +flottante au sommet, semblait vouloir se désaltérer dans +l'Hippocrène; et l'Hippocrène, mince filet d'eau, fuyait +ses lèvres haletantes; image trop véritable de la poésie +en ces temps de révolution!</p> + +<p>Mon premier coup d'œil fut pour le groupe en marbre; +en me retournant, je découvris, assis sur un banc, l'amoureux +de la reine. Il était moins défait que la veille, et +son habit était décent. Quand il me vit, il me salua poliment; +je lui rendis son salut: nous fûmes bientôt à côté +l'un de l'autre, en vrais amis.—Vous voyez, Monsieur, +que je suis exact au rendez-vous, lui dis-je en l'abordant.—J'y +comptais, Monsieur, vous êtes trop bien né, vous +avez une trop noble figure pour vouloir manquer de +parole à un pauvre fou. D'ailleurs, vous êtes son compatriote +et vous devez aimer la reine; or c'est d'elle que je +dois vous parler.</p> + +<p>À ces mots, le pauvre diable ayant tourné la tête d'un +côté, pour voir si nous étions seuls, et baissant la voix:—Vous +allez savoir mon secret, me dit-il; c'est à vous +seul, à vous qui m'avez tendu la main, que je veux me +confier; écoutez-moi, soyez discret. La reine (et ici il +tourna encore ses regards çà et là), la reine... elle n'est +pas une reine, je le sais, je l'ai vu... j'en suis sûr!</p> + +<p>Je reculai d'étonnement; oubliant que je parlais à un +fou. Mon épouvante et ma surprise lui firent plaisir.</p> + +<p>—Vous croyez, me dit-il, habiter le palais d'un roi; +vous dites que ceci, ce ciel grisâtre, est la France! Quand +le tambour bat aux champs, et que vous entendez le +bruit sec du mousquet que le soldat présente, vous vous +découvrez, et vous dites: C'est la reine qui passe!... Et +tout droit devant vous, vous arrivez à un palais de belle +apparence, et vous vous croyez au palais de madame de +Maintenon, à la vieillesse du roi Louis XIV, quand il devint +malheureux et dévot. Eh bien! non, vous vous trompez, +ce sont autant d'illusions de vos sens; tout ceci n'est pas +Versailles, ce palais là-bas n'est pas Trianon, cette reine... +mais ne le dites pas, elle est faite pour l'être, elle sera +toujours la reine pour vous et pour moi.</p> + +<p>J'écoutais sérieusement cet inconcevable discours; je +me laissai guider par le fou. Il me mena au petit Trianon +que je n'avais pas vu encore: à Trianon, ce lieu fameux, +où la renommée (elle est si bête!) jetait l'or et les pierreries +à pleines mains. On nous ouvrit les portes, grâce à +mon fou.</p> + +<p>Je vis Trianon; je cherchai en vain le luxe oriental +dont on parlait dans le peuple et dans les pamphlets contre +Sa Majesté, la <i>chambre en diamants</i> que demandaient +à voir tous les étrangers qui accouraient à Versailles; je +fus étonné de la rusticité du petit Trianon. La maison +était toute simple, elle eût indigné une fille d'Opéra. Le +jardin anglais grimpait et tournait, et jetait çà et là ses +branches ébouriffées dans l'espace de quatre arpents. On +entrait par une porte bourgeoise, une sonnette avertissait +le portier. On se perdait tout d'abord entre deux montagnes, +on traversait un pont suspendu entre deux rocs, +au bout de ce pont se trouvait <i>la grotte</i>; de cette grotte +on montait au sommet du pic par cinq marches, où se +trouvait un banc de pierre... Alors de ces hauteurs l'œil dominait +la campagne environnante. Ici, sur ce banc, la reine +aimait à s'asseoir: souvent elle y restait des heures entières, +seule et pensive, écoutant nonchalamment les +moindres bruits de la campagne, le son du cor dans les +bois, le chant des oiseaux sous les branches. Elle était +encore assise sur ce banc le jour même où ses serviteurs +tremblants et ses femmes éplorées, haletantes +comme si elles avaient vu un assassin, vinrent l'avertir +que le peuple envahissait le château, criant: La reine! et +hurlant des blasphèmes... Elle se leva... elle prit congé +de ces chères solitudes... Elle savait déjà qu'elle ne les +devait plus revoir.</p> + +<p>Nous traversâmes la grotte en rocaille; nous montâmes +les cinq marches de la montagne, nous arrivâmes sur +ces hauteurs factices, aussi émus que si nous eussions +foulé la cime la plus haute du Mont-Blanc. Mon guide +alors se retourne vers moi, et pousse un cri de joie.</p> + +<p>—Ah! voyez-vous, dit-il, voyez-vous à nos pieds ce joli +village?... Ici nous sommes à cent lieues de Versailles,... +voici le petit village... Admirez le presbytère, la cabane +du garde champêtre, l'église surmontée d'une croix. +Cette grande maison, revêtue d'ardoises, c'est la maison +du seigneur; la demeure du bailli, la voilà. Voyez la +vacherie aux flancs de la montagne; la laiterie est à côté; +reconnaissez-vous la Suisse, un pays fait pour le laitage +et la chanson, je le reconnais à ses montagnes chargées +de neige, à ses petites génisses, à son lac, à sa paix intérieure, +au chaume de ses toits. Approchez, s'il vous plaît, +montons dans cette barque, elle nous conduira sur l'autre +rive, et nous entendrons toutes sortes de chansons qui ne +sont pas de chez nous!</p> + +<p>En effet, rien n'était plus villageois et plus rustique; +on n'entendait que murmures et bêlements, on ne voyait +que chaume et cabanes villageoises... Quels domaines +pour une reine de France! et quel goût champêtre avait +élevé ce village? Salut, paysage de la sainte Allemagne! +salut, tableau sérieux de notre bonheur domestique!</p> + +<p>En ce moment, j'aurais lu volontiers, même une idylle +de Gessner.</p> + +<p>Mon guide était à mes côtés, partageant mon extase; +il me conduisit à l'étable, où ruminaient deux génisses +enfouies sur une épaisse litière. Il les flatta de la main, +en les appelant par leurs noms:—Bonjour Brunette et +bonjour Blanchette!—Ici même, sur cette paille, il avait +vu la reine elle-même qui trayait les vaches. Elle tenait +d'une main un vase de terre, sous l'autre main le lait +ruisselait en écumant comme les cascades de son jardin.</p> + +<p>Tout le reste était à l'avenant, la laiterie était au grand +complet, vases grands et petits, battoirs, tamis.—Je l'ai +vue, elle battait le beurre! Un jour, à cette fenêtre, au +mois de mai, elle était debout et se reposait de son travail; +je pris mon chapeau d'une main, et, baissant la +tête, je lui dis d'un ton de voix pleureur:—Pour l'amour +de Dieu, ma bonne dame, s'il vous plaît! Aussitôt, en +riant, elle me donna de son pain, de son beurre. À ces +souvenirs, une larme roula dans les yeux du pauvre fou.</p> + +<p>—Sur cette pelouse verte, je l'ai vue en jupon court, +en gros souliers, en bas de laine, en mouchoir de grosse +indienne... au soleil, riant, sautant, chantant, se livrant +aux éclats d'une gaieté champêtre; là, vous dis-je, et se +tressant une couronne de bluets.</p> + +<p>Il me fit ainsi la description de cette maison rustique. +Il en savait les détours, il en avait vu toutes les fêtes, il +avait été paysan dans ce hameau dont le roi était le bailli; +moissonneur dans cette ferme dont la reine était la fermière; +il avait semé ces champs; il avait gardé ces troupeaux; +il avait prié dans cette chapelle qui avait un cardinal +pour curé; tout cela était son bien, son domaine +et son Allemagne;... il s'était fait Allemand pour être de +la même nation que la reine, et de cette nature allemande +il me faisait les honneurs.</p> + +<p>Quand nous eûmes tout vu, et qu'il eut dit tout ce qu'il +avait à me dire, il nous fallut quitter ce jardin rempli +de souvenirs. Arrivés à la porte, il se retourna vers moi.—Croyez-vous, me dit-il, que ce soit une reine à présent?</p> + +<p>Pauvre insensé! cette reine à ce point calomniée, méconnue, +injuriée, et il n'y a que toi qui l'aies aimée avec +passion! qui l'aies comprise aussi bien!</p> + +<p>À un certain endroit de l'avenue, il m'arrêta.—C'est +ici, Monsieur, que se cacha Damiens pour frapper +Louis XV. Le coup manqua. L'avertissement du ciel +fut inutile; à la même place, ici, vous dis-je, le vieux +roi fut atteint, quinze années plus tard, des premiers +symptômes du mal qui l'emporta... C'était justice... il +mourut trop tard... en plein déluge... «Après moi le +déluge!» était son mot favori... et voilà comme il se fait +que la majesté est morte, et que le royaume est submergé.</p> + +<p>Il ajouta tristement:—Ces terres, que la chasse a +dévastées, cette plaine et ces forêts, tout ce monde royal +ont été témoins de bien des tristesses et de bien des +douleurs. Louis XIV s'est promené dans ces allées, couvert +d'un cilice et menacé par l'Europe... Il s'ennuyait... +L'ennui tira M<sup>me</sup> de Maintenon de ces belles demeures, +pour la jeter à Saint-Cyr, sous le rire moqueur du czar +Pierre le Grand, qui souleva la couverture de son lit, et +la vit toute nue, et ridée abominablement, cette femme +au désespoir de ces grands rêves qui s'achevaient dans +le mépris et l'abandon!</p> + +<p>—Avancez, à chaque pas vous heurtez des souvenirs de +mort; partout la lancette au frère Côme, et partout des +cadavres. Ici, est mort le premier dauphin; ici, sa femme +saxonne expira de douleur, sous les tentures grises de +son deuil. Il y a vingt ans, à cette maison blanchie à la +chaux vive que vous voyez là-bas, si vous vous étiez approché +la nuit, et que vous eussiez prêté une oreille attentive, +vous eussiez entendu à toute heure (hélas!) les vagissements +d'un enfant nouveau-né, les cris plaintifs des +mères, le murmure de la vierge enlevée à ses parents, +ou vendue par eux, qui se livre à son séducteur; +bruits étranges et confus, pleins de terribles mystères +et de déshonneurs inouïs! Les saturnales de la royauté +s'accomplissaient dans cette maison du Parc-aux-Cerfs! +À toute heure, en ces ténèbres obscènes, le sang royal +jaillissait de toutes parts, abâtardi par le viol ou par +l'inceste; un peuple bâtard de princes honteux et de +princesses misérables sortait de ces portes dérobées, +livré à toute les misères, à toutes les indigences, aux +supercheries les plus abominables... Ces petits Bourbons, +celui-ci devenait abbé, celle-là devenait, comme mademoiselle +sa mère... une prostituée, et le vieillard, leur +père d'un instant, ne demanda jamais ce que l'on faisait +de ses filles et de ses garçons!... Dieu soit loué! cette +demeure abjecte est muette à la façon de ces lacs sulfureux +de l'Écriture, exécrés de la terre et du ciel!</p> + +<p>—Sans doute, vous ignorez l'horrible histoire de cette +cour faite à l'image odieuse du feu roi... Au premier +abord vous la croiriez pleine de voluptés et de bonheur, +c'est une dérision de la renommée, qui dénature tout ce +qu'elle raconte. Louis XV est la pierre angulaire d'un +édifice qui va crouler; il ne parle à ses complaisants que +de la mort qui s'avance, il respire une odeur de funérailles, +même au sein de ses maîtresses. Dans les bras de +sa marquise ou de sa comtesse, les parfums les plus doux +ont pour ce fantôme une exhalaison de cadavre. Au milieu +d'une chasse à Marly (vous avez vu l'Atalante de Marly, +comme elle ressemble à Marie-Antoinette!), le roi rencontre +un paysan qui portait une bière:—Pour qui cette +bière, demanda le roi, pour un homme ou pour une +femme?—Pour un homme, dit le rustre.—Et de quoi +est-il mort?—Cet homme est mort de faim!... reprit +l'homme en portant sa bière. Ici le fou se prit à rire:—Allons, +roi, cherche à te divertir, si tu peux; rassemble +en troupeau tes maîtresses nubiles, fais un haras de +femmes dans ton parc déshonoré, chasse, honnête roi, +le cerf dix-cors... tu dois être heureux, à cette heure, où +l'on t'apprend que, dans ton royaume, et si près de ta +majesté paternelle, un homme est mort de faim!</p> + +<p>—Monsieur! Monsieur! continuait le fou, à deux +lieues d'ici, sur une hauteur, on a placé un joli cimetière: +les murs sont garnis de buis et de clématites, +les croix de bois passent leurs têtes noires au-dessus du +mur, comme si elles appelaient chaque jour de nouveaux +morts; la cloche à la porte obéit au vent qui souffle, et +se balance avec un tintement inégal et capricieux, véritable +musique de l'autre monde. Un jour, le feu roi +passait sous ces murailles silencieuses; sa belle marquise +en riant lui faisait mille joyeux et médisants récits, lui +jetant au visage, par intervalles, les fleurs tièdes et parfumées +qu'elle tenait cachées en son corsage.—Allons +voir, dit le roi, s'il y a des tombes ouvertes sous les +cyprès...</p> + +<p>Ils allèrent au cimetière; en ce moment, trois tombes +étaient ouvertes toute fraîches, la terre était amoncelée +ici et là, noire et friable et prête à retomber des deux +côtés.</p> + +<p>—Voici trois tombes! dit le roi, les mains crispées, +les yeux ouverts... C'est beaucoup!...</p> + +<p>—C'est à en faire venir l'eau à la bouche, reprit la +marquise.</p> + +<p>Ils plaisantèrent sur ces trous, artistement creusés.</p> + +<p>Le roi ne songeait pas en ce moment qu'il y a toujours +un tombeau tout prêt à Saint-Denis, un <i>en cas</i> +funéraire pour la mortalité des rois. Eh bien! ces trois +tombes fraîches étaient un jouet du fossoyeur; il les avait +creusées en un moment de zèle et d'oisiveté... Depuis ce +temps la tombe royale s'est ouverte et refermée à trois +reprises... Les trois tombeaux villageois se sont remplis +de fleurettes et de gazons... Ainsi parlant et méditant, +nous arrivâmes, le fou et moi, jusque dans la grande +avenue entre Versailles et Paris, ou mon carrosse m'attendait.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE V</h2> + + +<p>Un homme était assis dans mon carrosse. Au premier +coup d'œil je le reconnus pour l'avoir rencontré dans la +chambre haute du <i>Trompette blessé</i>. Il m'avait même accompagné +jusqu'à mon logis avec une politesse qui lui était +naturelle. Il avait une de ces nobles et tristes figures qui +vous suivent, une fois qu'on les a vues. On comprenait confusément +que, sous cette apparence indolente, se cachait +une âme active, que ce doux visage annonçait un cœur +souffrant, et qu'il y avait un but, irrévocablement tracé +à cette vie, obéissante, en apparence, à tous les hasards.</p> + +<p>Nécessairement, dans les têtes françaises de cette +époque devaient survenir une foule de réflexions bien +faites pour donner de grandes inquiétudes. Il ne s'agissait, +pour les ambitieux ou tout simplement pour les poltrons, +rien moins que de rompre avec les traditions passées, +avec les leçons de l'enfance et les pouvoirs constitués +depuis le commencement de la monarchie, et pour peu +que l'on fût sorti du peuple, on comprenait vite et bien +la force du peuple et la faiblesse du trône, on se disait +confusément: <i>Je tiens l'avenir!</i> et si l'on se demandait +ce qu'on allait en faire, ici la réponse était pleine d'inquiétude +et de confusion.</p> + +<p>Le jeune homme en m'apercevant me tendit la main, +comme s'il eût été dans sa propre voiture.—Je retourne +à Paris, me dit-il, et j'ai pensé que vous me donneriez +volontiers une place à côté de vous. Au même instant il +aperçut près de moi <i>l'amoureux de la reine</i>, et tout de +suite il courut au-devant de ce brave homme avec le plus +amical empressement.—Bonjour, Monsieur le conseiller, +lui dit-il en lui tendant la main, que je suis aise de vous +voir, et quel bonheur de vous rencontrer!</p> + +<p>Un éclair de joie brilla dans les yeux du pauvre fou; +il réfléchit un instant, puis il me regarda profondément, +se consultant en lui-même s'il pouvait parler devant moi; +à la fin emporté par son émotion:—C'est toi, Joseph, +dit-il; c'est donc toi que je vois, mon enfant, toi perdu +depuis si longtemps dans la foule, et mon rival, Joseph! +Laisse-moi te voir à mon aise, hélas! c'est la première +fois que nous nous rencontrons, depuis que nous sommes +devenus, toi plus qu'un homme, et moi moins qu'un +homme. Ami, crois-moi, cependant, si tu ne m'as pas +encore rencontré, c'est parce que je cherche au fond des +bois ce que tu cherches dans les villes; je suis fou ici; toi, +là-bas. Puis, s'approchant de lui, et cherchant à le reconnaître:—Oh! +mon Joseph, que te voilà changé! Tu n'es plus +jeune, ami; j'aurais peine à te reconnaître. Ah! quelle différence +à l'heure où tu essayais ton éloquence naissante au +parlement de Grenoble! Tes yeux lançaient la foudre et +les éclairs; ta voix était prompte et le digne écho des plus +grandes pensées; ton âme honnête et vaillante était +poussée à toutes ces grandeurs de la parole; ô maître! +ô volcan! Et si parfois tu revenais sur la terre, ô Dieu! +tu n'étais plus alors que l'oiseau qui chante; on n'eût +jamais dit que Diderot était ton père, et que l'Encyclopédie +était ta mère, avec Voltaire pour ton parrain! Je te disais +souvent:—Enfant du paradoxe... ami de la vérité, te +voilà en deux mots, Joseph, prends garde au paradoxe, +il te perdra. Touche avec précaution cette arme éloquente; +elle blesse; elle tue. Oui, tels étaient mes conseils; mais +quoi! tu ne m'as pas écouté; tu es devenu l'esclave des +théories brillantes et des rêveries impossibles; toi, si bon, +tu es venu dans ce Paris des ténèbres, poussé par d'horribles +projets; si modeste, une ambition fatale a gâté ton +cœur; si calme et si doux, tu n'as plus été qu'un homme +absolument incapable d'écouter la moindre parole d'humanité +ou de raison. Tu es venu représenter le peuple, +ici, et tu le représentes en effet comme s'il t'avait donné +mission pour tout détruire en ce royaume éperdu! Joseph +est parti en colère, il est arrivé en colère, il a parlé en furieux, +il s'est irrité follement; il a porté une main sans +pitié sur le trône, afin qu'on dise autour de Joseph: +Quel est ce hardi jeune homme?... O misérable, indigne +vanité de destruction, dans laquelle malheureusement tu +as été vaincu! Ainsi tu as accompli les doctrines de tes +maîtres, les démocrates du carrefour; tu as pris au sérieux +leurs romans frivoles; à ces folles doctrines tu as sacrifié +le bonheur, le repos, le charme et l'enchantement de +ta jeunesse; adieu aux joies innocentes de la famille, aux +innocentes amours, aux honnêtes plaisirs! tu ne les connais +plus! Comme te voilà fait, jeune homme! abattu, rêveur, +plein de regrets de tes démences... on te prendrait pour +un conspirateur... Ainsi parlait le fou sans que l'inconnu +songeât à l'interrompre en ses imprécations... Puis, +s'animant peu à peu, il ajoutait:—Malheureux, vous +l'avez voulu... vous voilà dans les abîmes!... portez la +peine exécrable, honteuse, de vos folies; supportez le +remords de vos crimes; expiez vos cruels sophismes... +Ambitieux d'un jour, vous avez brisé le trône, insulté +l'autel, flatté la force, anéanti le droit, renié la justice, +invoqué le parricide et défié la tempête... eh bien! vous +saurez un jour ce que c'est que d'être un renégat de sa +raison et de son cœur; vous saurez si jamais les passions +pardonnent! Non, non, les passions veulent qu'on leur +obéisse et qu'on les flatte; elles sont impitoyables; elles +sont ingrates et menteuses; elles sont égoïstes et cruelles. +Voyez, elles vous tiennent; elles vous enchaînent; elles +vous dominent; elles obéissaient naguères, elles commandent +aujourd'hui; vous les conduisiez autrefois, elles +vous entraînent à présent. Dans quel abîme êtes-vous +tombé, malheureux, dont le nom est devenu une épouvante, +une émeute, une condamnation?</p> + +<p>En ce moment, je vis se troubler et rougir l'inconnu +qui s'appelait Joseph, et soit qu'il eût honte de ces reproches +mérités encore cette fois, il en voulut finir avec +cette philippique en plein air:—Monsieur le conseiller, +dit-il, vous n'avez pas encore parlé de vos amours.</p> + +<p>Le fou soupira, et après un silence, il reprit d'un air +touché:—Ah! Joseph! Joseph! point d'ironie, et trêve +aux questions indiscrètes! J'aurais une trop belle revanche +à prendre avec vous. Ainsi, croyez-moi, ne parlez +pas de mon amour, ou n'en parlez qu'avec respect: je +connais des amours d'hommes raisonnables qui ne sont +pas moins folles que les miennes... J'en sais qui parlent +comme des hommes, et que des hommes choisissent +pour les représenter; ceux-là sont proclamés sages et +habiles, ils parlent en public; ils raisonnent tout haut; +ils détruisent les vieux principes; ils font de nouveaux +principes; on vante à haute voix leur éloquence et leur +logique. Admirables logiciens, en effet! Intelligences +toutes-puissantes! ils attaquent, ils renversent, ils brisent, +ils ruinent de fond en comble; et quand tout est fini, +renversé, détruit, ils s'arrêtent, ils regardent autour +d'eux, et, dans ce chaos lamentable, ils font un choix, ils +se passionnent pour une infortune isolée; ils veulent relever +sur sa base éphémère le chef-d'œuvre éternel qu'ils ont +foulé aux pieds; ils se prosternent devant le chef-d'œuvre, +ils l'adorent; ils lui demandent pardon en silence. Insensés, +eux qui l'ont dégradé, qui l'ont perdu! insensés +et malheureux! D'autant plus malheureux que les ruines +qu'ils ont faites pour plaire à la foule appartiennent +désormais à la foule; elle y pose en sursaut son pied +couvert de fange et de sang, et elle dit: Cette ruine est +ma ruine! Et si le ravageur veut relever quelques fragments +de ses ravages, le peuple aussitôt l'appelle un +traître, un égoïste; c'est l'histoire du vase de Soissons +dont Clovis prend envie, et que le soldat de Clovis brise +à coups de hache!... «Il n'y a point de faveur pour toi, +notre chef, dit le soldat, point de passion à ton usage; +à toi comme aux autres, aux autres comme à toi! rien de +moins, rien de plus.»</p> + +<p>Et maintenant, je te dirai à mon tour: comment se +porte votre passion, monsieur le traître? et quels projets +formez-vous pour vos amours? Vous, cependant, le bel +amoureux... un renégat, un ravageur, un furieux qui +veut se faire aimer parce qu'il se fait redoutable, un idiot +qui ne voit pas qu'il est déjà dépassé dans ses sentiers +furieux... Ah! le malvenu, ce Joseph... Il a beau parler +haut et brutalement, grossir sa voix et grandir sa menace; +il ne voit pas qu'il est vaincu sans peine et sans +effort par un plus hardi courage et plus audacieux que +le sien; une voix plus formidable que la sienne éclate et +tonne, étouffant toutes les voix de l'entourage. Entre ton +amour et toi, monsieur Joseph, il existe un homme qui +t'éclipse et t'écrasera toujours. Tu es vaincu trois fois, +Joseph; vaincu, dans les projets de ton ambition, dans +les efforts de ton esprit, dans les vœux de ton cœur! +Avec tes haines lamentables, il ne te manquait plus +qu'un amour malheureux... Dis-moi, cependant, je te prie, +as-tu jamais songé au résultat de toutes ces révoltes? +As-tu jamais pensé au bourreau qui tue, en l'adorant, la +victime qu'on lui jette? Ah! l'exécrable attentat! le +supplice affreux!</p> + +<p>Cependant nous étions arrivés au bout de l'avenue:—Adieu +donc, adieu, Monsieur de Castelnaux! dit Joseph à +l'inflexible conseiller, et ils se jetaient dans les bras l'un +de l'autre.</p> + +<p>—Adieu, reprit le fou, adieu, jeune homme, avec tant +de génie et de vertu, que le génie et la vertu ne sauveront +pas! Adieu! tu portes dans ton cœur un ver qui le +ronge. Adieu, tu ferais mieux de renoncer à être un grand +homme, que d'obéir à ta passion comme j'obéis à la +mienne; et de redevenir tout simplement ce que je t'ai +connu. Je te le jure, ici, Joseph, j'aimerais mieux encore +te voir fou comme moi, que persistant dans ce que +tu appelles ta sagesse. Hélas! quelle différence, ami, +si tu voulais partager ma folie et ne pas aller plus loin +que mes rêveries en plein air! que je serais heureux et +content de partager avec toi ma folie, et quel triomphe +aussi de te ramener vaincu et pardonné aux pieds +charmants de tout ce que j'aime!.. Hélas! hélas! vaine +espérance! il n'y faut plus penser... Là-dessus, il prit +congé de nous, et, nous laissant sur la grande route, il +nous suivait encore du regard.</p> + +<p>À vingt pas de là, Joseph, mon compagnon, quelque +peu calmé, se retourna pour saluer une dernière fois +l'<i>amoureux de la reine</i>.—Il est mon compatriote, il m'a +vu naître; il n'y a pas, ici-bas, de plus digne objet de +mon estime et de mes respects, et de ma profonde pitié! +ajouta Joseph en soupirant.</p> + +<p>Nous montâmes en voiture, et comme s'il eût fait les +honneurs de son propre carrosse, il me dit:—Placez-vous +là; marchons au pas, et causons. Qu'avez-vous +fait hier, je vous prie? et songez avant de me répondre +que la question est importante et mérite qu'on y réponde +sérieusement.</p> + +<p>—Mon Dieu! lui dis-je, en le regardant d'un air +étonné, quand j'ai quitté l'Allemagne, il me semblait que +j'étais ce qu'on appelle un esprit fort; je passais à la cour +pour un philosophe au moins égal à l'empereur Joseph II. +Mon départ fit autant de bruit qu'en eût pu faire une +rébellion ou une disgrâce. Cependant, à peine en France, +il arrive, en effet, que je suis le moins complet de tous +les hommes; je rencontre ici, là, partout, dans les clubs, +sur les grands chemins, à l'hôpital des fous, des maîtres +inconnus qui me dominent à leur première parole, et qui +s'emparent de ma volonté à leur premier geste; ils me +donnent des ordres comme d'autres donneraient des +conseils; en un mot, j'étais venu ici pour apprendre au +moins agréablement les droits de l'homme, et moi, si +volontaire en Allemagne, et si libre, je courbe la tête ici, +chez vous, j'accepte avec résignation votre joug superbe, +et j'obéis volontiers; j'admire aussi; je reconnais tacitement +ces nouveaux pouvoirs que je ne puis nier, et dont +je n'ai pas vu les titres. Parlez donc, Monsieur, parlez +sans crainte, on vous écoute; interrogez, je répondrai; +dites à mes chevaux d'aller au pas, ils iront au pas. Je +comprends à présent ces puissances inconnues dont il est +parlé dans les livres, qu'on ne peut nier, et auxquelles +on obéit malgré soi.</p> + +<p>Quand j'eus tout dit, mon étrange compagnon reprit +la parole, et, fort peu touché de ma soumission, il ne +changea rien à son air sévère; un vrai juge interroge +avec plus de réserve et de civilité.—Vous êtes allé à la +cour hier? me dit-il.</p> + +<p>Je répondis:—Je suis allé à la cour.</p> + +<p>—Et vous avez vu la reine?—J'ai vu la reine.—Le +soir même?—Le soir même.—À quelle heure?—À +dix heures.—Où était la reine hier soir, s'il vous plaît?</p> + +<p>—Croyez-vous, repris-je, en fronçant mon sourcil +olympien (c'est un mot de landgrave!) que je puisse +honorablement répondre à cette question? Je consens +bien à vous raconter ce qui m'est personnel, vous dire +mes propres aventures à moi, je le veux bien; mais +l'intérieur de la reine, son secret et sa vie! En vérité, +monsieur, je ne comprends pas que vous osiez m'adresser +une pareille question!</p> + +<p>Il s'emporta.—Oh! dit-il, trêve à tant de délicatesse. +Songez, Monsieur, que c'est ici une sérieuse affaire. +Répondez-moi, de grâce, et nettement; il s'agit peut-être +de personnes pour qui vous donneriez votre sang! Répondez-moi, +il y va de l'honneur!</p> + +<p>—Ou plutôt, reprit-il, car il me voyait résolu à ne rien +répondre, ou plutôt, si vous ne voulez pas répondre, +écoutez-moi, écoutez; je vais vous dire ici, moi-même, +tout ce que vous avez fait cette nuit; je vais vous raconter +ce que vous avez vu dans les cachettes de ce palais... +Eh! quelle horrible imprudence, attentif à ces fatals +secrets!</p> + +<p>Il porta sa main à ses yeux: on voyait qu'il se faisait +violence pour me parler; j'attendis.</p> + +<p>—Hier, reprit-il, la reine a passé la soirée chez madame +de Polignac; vous y avez été introduit avec madame +votre mère à dix heures; vous y êtes resté jusqu'à +minuit. Ici il s'arrêta, et d'un ton solennel et suppliant: +Répondez-moi, de grâce! répondez: y étiez-vous à minuit?</p> + +<p>—Ainsi, reprit-il à voix basse et chagrine, vous avez +vu Cagliostro?</p> + +<p>—Le sorcier était le comte Cagliostro?... m'écriai-je.</p> + +<p>—Allons donc, est-ce possible? Il est encore à Rome, +au fort <i>Saint-Ange</i>, le seigneur Cagliostro. Cependant vous +devez savoir que dans cet imbécile et crédule pays +Cagliostro ne meurt pas; véritable patrie des charlatans, +des alchimistes et des faussaires, la France, à tout prix, +veut savoir ce qu'il y a de nouveau chaque jour... À force +de ne pas croire en Dieu, elle interroge, à chaque instant, +le passé, le présent et l'avenir; la France appartient aux +sorciers beaucoup plus qu'aux philosophes. Voyez la +honte! aux pieds de Cagliostro s'agenouille un cardinal-duc, +qui se fait rajeunir! Ce misérable Cagliostro vole et +ment à perdre haleine... On le chasse, on l'enferme; une +monarchie est troublée et déshonorée, ou peu s'en faut, +par ses trahisons et par ses mensonges; une reine est +chargée d'outrages, et le lendemain du jour où le fourbe +est puni, au lieu d'un seul Cagliostro, Paris en a dix. On +ne sait plus leur nombre, on ne les compte pas. La cour +veut savoir l'avenir comme les gens du peuple; aussitôt +toutes les portes, des portes qui m'auraient été fermées à +moi-même, impitoyablement fermées, s'ouvrent au devin; +il gratte à la porte et la porte lui est ouverte, à lui, un +bouffon de carrefour; il s'empare, au bal, de la main +d'une reine; cette main lui est laissée, il a le droit de la +toucher, il la touche, et il se penche à la ternir de son +souffle impur! Damnation! imbécile cour! imbécile +femme! Oui, malheureuse, infortunée!... en effet, livrer +sa main à ce misérable, à ce mercenaire! O ces femmes! +ces reines! elles sont folles! Ouvrir sa porte à Cagliostro... +pendant qu'à moi... mais moi, je n'oserais pas y poser +mes lèvres à genoux! ô reine! ô femme! Alors, c'est +seulement alors qu'un véritable devin serait à tes ordres, +alors vraiment tu saurais l'avenir; car c'est moi qui te +dirais l'avenir; moi tremblant pour ton sort, moi qui +voudrais te sauver, pauvre étrangère! Ah! cette main! +ce Cagliostro! cette confiance à lui... cette haine à moi, +à moi terrible, à moi tout-puissant, à moi blessé au cœur, +à moi qui l'aime, à moi dévoué si elle voulait! Mais, me +dis-je, elle ne me fait même pas l'honneur de me craindre, +ou de me haïr... Elle n'a pas même du mépris pour moi; +elle méprise un seul homme dans l'assemblée nationale, +et cet homme ce n'est pas moi! Elle ne craint qu'un +homme, un seul... elle me dédaigne... Il est vrai que je +l'ai personnellement raillée, et que je lui ai fait de grandes +peurs; j'ai menacé, j'ai crié, j'ai prononcé d'horribles +vœux; j'ai été quelquefois orateur, j'imagine; et vil ou +glorieux, elle n'a jamais voulu me voir! Or, n'ayant pas +voulu me voir, et moi, voulant lui parler, fatigué de tant +d'efforts, j'ai choisi un intermédiaire qui fût à la taille +d'une reine, je lui ai ressuscité Cagliostro.</p> + +<p>Et dites-moi, Monsieur, mon Cagliostro a-t-il été bien +terrible, la nuit passée? Cette dédaigneuse majesté, la +reine surtout, la reine a-t-elle eu peur?</p> + +<p>—Oui, Monsieur, répondis-je, oui, vous pouvez vous +réjouir, votre projet a réussi; votre Cagliostro a fait peur, +et moi, étranger, moi peu habitué aux devins, j'ai pris +facilement le faux Cagliostro pour le véritable. Encore +une fois, félicitez-vous, la reine a eu peur! Ah! si vous +avez voulu attrister cette soirée, si vous avez voulu vous +jouer de la crédulité des femmes, si vous avez voulu +éprouver par vous-même le courage des hommes et combien +c'est peu de chose que ces brillants courages arrachés +à leurs habitudes ordinaires, certainement vous +avez réussi; jamais terreur ne fut plus grande, et découragement +plus universel, plus complet... À mon tour, +si vous me permettez de vous interroger, de quel droit, +je vous prie, osez-vous troubler ainsi la reine dans son +intimité? Comment, vous, jeune homme, pour me +servir de votre langage, venez-vous empoisonner ces +joies innocentes et ces confidences d'intérieur, par les +épouvantables prédictions d'un charlatan? J'ai entendu +parler autrefois d'une société de mauvais plaisants, qui +s'amusaient à se moquer des incrédules; oseriez-vous +vous attaquer à des crédulités royales? iriez-vous de +Poinsinet et du prince d'Hénin jusqu'à la femme de votre +maître, à la fille de Marie-Thérèse d'Autriche? En ce cas, +Monsieur, ceci serait une injure punissable, une injure +même personnelle; car moi aussi j'ai été la victime de +votre plaisanterie; moi aussi j'ai eu peur, et la peur ne +se pardonne pas!</p> + +<p>Il reprit:—Que parlez-vous de jeu, de fête et de +plaisir? sommes-nous à une époque plaisante? À coup +sûr, ceci n'est point un jeu. J'y vais sérieusement, je +vous jure, en cette tentative inouïe. Or, ne pouvant +parler à la reine, et lui dire en même temps qui je suis; +ne pouvant la voir et l'approcher qu'à son grand concert +ou à sa chapelle, et voulant donner à cette frivole majesté +quelques avertissements salutaires, j'ai choisi des moyens +frivoles; j'ai parlé à son imagination plus qu'à son esprit; +je lui ai fait dire hier encore par une voix étrangère tout +ce que pensait la ville, et les menaces du peuple, enfin les +tempêtes dont le temps est gros. À ces menaces vous avez +eu peur, dites-vous; la reine a frémi... je le crois bien, +que vous avez eu peur; moi-même je tremblais en +dictant ces révélations suprêmes. En effet, tout cela est +la vérité même; en effet cet avenir terrible arrive, il nous +opprime, il est dans les faubourgs, il est partout en +France, en Europe et dans le monde. Est-ce que vous +n'entendez pas les menaces? est-ce que vous ne voyez pas +les écueils où viendra se briser irréparablement cette +monarchie haute de neuf siècles, dont les éclats dispersés +au loin ébranleront tous les trônes de l'univers?</p> + +<p>—Mais quoi! on dirait que le tonnerre est impuissant +à réveiller ces royautés endormies! Cette nuit même, +avez-vous remarqué le nom terrible et glorieux que mon +sorcier a jeté dans les oreilles de la reine?... Un nom +sonore et d'une physionomie active et redoutable, un +lamentable écho; il a retenti comme le nom de Cromwell. +Mirabeau: ce nom seul a glacé toutes les âmes imprévoyantes... +Mirabeau... Lui tout seul, il va suffire à +briser un monde...</p> + +<p>Oui! mais quand le frisson a passé, tout s'oublie. +Ils ont peur sans rien comprendre; ils se disent entre +eux: <i>C'est un jeu!</i> et ils s'endorment paisiblement, sans +prévoir que le lendemain sera le jour sans lendemain +peut-être... Insensé que je suis de m'inquiéter de cette +reine inintelligente qui se tient là-bas bien tranquille, et +qui ne conçoit pas un mot des avertissements que je lui +envoyais! Malheureuse!... ah! malheureuse!—Ainsi +il parla longtemps, exalté, furieux.</p> + +<p>—Monsieur, me dit-il d'une voix très-calme, avant +peu, j'en ai peur, vous comprendrez si la scène de la nuit +passée était une jonglerie, et si nos esprits forts ne devaient +pas en tirer quelque profit. Quant à moi, j'y renonce... +Assez longtemps j'ai attendu qu'ils eussent des +yeux pour voir, et des oreilles pour entendre... Ils sont +sourds... Elle est aveugle... Elle est perdue irrévocablement, +sans retour et sans espoir.</p> + +<p>—Pourquoi perdue? et pourquoi sans espoir? m'écriai-je +épouvanté moi-même de cet accent plein de +tristesse et de vérité.</p> + +<p>—Oh! reprit-il, vous ne comprenez pas ces choses; +elles sont sous votre regard et vous ne les voyez pas; si +vous vouliez en avoir quelques salutaires explications, il +faudrait savoir, auparavant, si nous pourrions compter +sur vous?</p> + +<p>—Je ne puis rien vous dire à ce sujet, répondis-je; en +ce moment j'ignore à quelle conspiration vous obéissez +et de quels dangers la reine est menacée; avant tout je +dois me souvenir que je suis étranger, fort ignorant des +choses du temps présent et qu'il m'est défendu, plus +qu'à tout autre étranger, de me mêler aux intrigues de la +cour ou du peuple. En effet, je comprends qu'ici l'intrigue +est double, quoique je sois en peine de comprendre +comment vous vous trouvez dans cette double intrigue; +vous, Monsieur, que j'ai rencontré dans le club du <i>Trompette +blessé</i>, parmi les détracteurs les plus ardents de l'autorité +royale, et que je retrouve aujourd'hui dans les +jardins de Versailles estimé et connu du fou de la reine: +évidemment vous jouez deux jeux, Monsieur: vous êtes +un traître ici ou là. De deux trahisons: ou vous trahissez +la reine, ou vous trahissez le parti du peuple auquel +vous appartenez; voilà des choses vraiment que je ne +saurais comprendre et que je comprends pas! Disant ces +mots, je regardais mon compagnon; il ne changea pas de +couleur, et me dit:</p> + +<p>—Oui, j'appartiens au peuple, et j'en sors; je veux, +moi aussi, le perdre à jamais ce trône insensé et chancelant +du faîte à la base, et ce n'est pas de ce projet-là que +je vous parle. Un prince, un Allemand, un seigneur, travailler +à la liberté française; y pensez-vous, Monseigneur? +La liberté ne voudrait pas de vos services; aussi bien +n'est-ce pas de liberté que je vous parle. Ainsi, croyez-moi, +ne vous inquiétez donc pas de nos projets; laissez le +tribun à ses propres forces; je n'ai que trop la puissance +de détruire ce que je veux détruire; en revanche (et +voilà pourquoi je m'adresse à vous) j'ai besoin de tous +les appuis, et du vôtre peut-être, afin de sauver la fille +de vos rois, votre archiduchesse, Marie-Antoinette d'Autriche... +et maintenant, Monsieur, répondez, me comprenez-vous?</p> + +<p>—Sauver la reine et briser le trône! Eh bien! je ne +comprends pas cela, je ne le comprends pas.</p> + +<p>—Au fait! s'écria-t-il, qui vous parle ici de la reine? Est-ce +qu'on vous dit un mot de la reine? On vous parle, et +je vous ai parlé uniquement de Marie-Antoinette; on vous +parle au nom de la femme innocente et belle, au nom de +ses chagrins, de ses malheurs, de sa ruine imminente et +des périls qui l'entourent. Et maintenant comprenez-vous +comment je suis double, et que je le suis sans trahir personne? +Oui, je perdrai le trône, oui, je sauverai Marie-Antoinette +sans être infidèle à ma mission; et voilà comme, +et voilà pourquoi je puis avoir besoin de vous, +prince de l'empire allemand!</p> + +<p>—Monsieur, lui dis-je, il y a bien de la mobilité dans +votre conduite, et vos discours sont à double sens; donc +permettez que je m'explique, et voyez si j'ai compris tout +ce que je puis comprendre à vos projets. Vous aimez, +vous haïssez; vous êtes sûr de vos haines, vous doutez de +vos amours, et parce qu'en effet votre étrange passion a +besoin de mes services, il faut que je fasse ici, par vertu, +ce que vous faites par égoïsme! Ainsi pour vous tous les +plaisirs de l'amour et de la haine; et pour moi, toutes +les inquiétudes les plus cruelles du dévouement absolu; +il faut désormais que je conspire avec vous, contre vous-même, +que je vous aide à sauver la reine (encore est-ce +bien la reine?) des débris du trône que vous allez renverser; +il faut que je répare, à force de courage et de +vertu, les crimes que vous méditez. En un mot, je suis +votre esclave, et je dois vous obéir aveuglément; je veux +sauver la sœur de notre empereur, en pensant que je n'ai +le droit de rien demander, si je ne veux point partager +vos projets parricides contre la reine. Est-ce bien +cela, Monsieur? et cependant savez-vous une position plus +équivoque et plus malheureuse? Eh bien! voyez si toute +votre orgueilleuse démocratie accomplirait l'action que +vous demandez à ma seigneurie; il faut que je vous +obéisse et je vous obéirai; j'accepte avec orgueil cet +humble rôle, et je vous obéirai comme un esclave... à +condition que vous sauverez ma princesse... Ainsi vous +le voulez, conspirons l'un l'autre, et seulement tenez-vous +pour averti que je veux sauver la femme... et la +reine, si je puis.</p> + +<p>—Prenez garde, reprit-il, de perdre en même temps +la reine et la femme par trop de bonne volonté et trop de +hâte. Enfin, n'oubliez pas que nous courons un grand +danger.</p> + +<p>—Je n'ai pas vu encore le danger dont vous me parlez, +répondis-je; à vous dire vrai, je n'y crois pas, mais je +vais l'étudier.</p> + +<p>Ici s'arrêta cette conversation fort incomplète et fort +obscure, et cependant je me voyais chargé d'une grande +responsabilité par un homme tel que moi, ignorant des +choses et des hommes que j'avais sous les yeux. J'étais +malheureux de l'obscurité dans laquelle je marchais; +j'étais malheureux de me savoir nécessaire à quelqu'un +dans ce pays, plein d'embûches, de mystères, de menaces... +Qu'allais-je faire et comment retrouver ma vie +en ces ténèbres?... Je fus interrompu dans ces réflexions +très-sérieuses par mon complice intelligent.</p> + +<p>—Prenez garde à ne rien changer à vos habitudes, me +dit-il; au contraire, abandonnez-vous à vos penchants de +jeune homme, à votre rêverie allemande. Allez au bal, si +vous aimez le bal; faites l'amour, si vous aimez l'amour: +seulement hâtez-vous, quand tout se hâte; il serait malhabile +et malséant aujourd'hui de consacrer plus d'une +heure à l'amour éternel.</p> + +<p>Là-dessus, il me quitta... Et je respirai comme un écolier +à qui son maître a donné un jour de congé.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VI</h2> + + +<p>Le lendemain de mon innocente conjuration, le surlendemain +de ma présentation à Versailles, et ma mère +absente, il me prit une étrange fantaisie:—Allons, me +dis-je, allons au bal de l'Opéra!</p> + +<p>Ce bal de l'Opéra fut le dernier auquel assista le Paris +de la révolution. Depuis ce temps je ne crois pas que ces +fêtes nocturnes, à l'usage de la cour, se soient renouvelées. +Des fêtes semblables ne se voient pas deux fois en +deux siècles. Au moment dont je parle, au plus fort des +enivrantes solennités du carnaval, le bal de l'Opéra était +le seul moment d'égalité qui fût en France... Épouvantable +et charmante façon de réunir tous les extrêmes, de +combler toutes les distances! Il est nuit, les bougies étincellent, +la vaste salle est jonchée de fleurs, l'orchestre +chante, et déjà tout est prêt pour cette confusion des confusions. +Çà! ruez-vous dans ces abîmes de la chair fraîche +et parée, ô peuple! Arrivez, grands seigneurs, comédiens, +grandes dames, courtisanes, princesses et danseuses, escrocs +et princes du sang, étrangers, gens d'église; arrivez,... +il est temps; venez, dépouillez vos titres, oubliez +votre rang, passez au niveau; mademoiselle Guimard, à +défaut de toute autre, sera la reine de cette nuit de plaisir; +Vestris ou Gardel seront les dieux. À ces despotes souverains +de ce monde nocturne, apportez en tribut beauté, +jeunesse, esprit, talent, fortune et santé, afin que le genre +humain se roule en ces enivrements. C'est cela! Tout se +confond: les soupirs, les remords, les trahisons, les voluptés. +Et cela se presse et se mêle, et comme il est convenu +que dans ces abîmes il ne peut y avoir que des grands +seigneurs ou des femmes déshonorées, vous voyez se glisser +sourdement les puissances naissantes sorties du sein +du peuple; irrégulières puissances, qui bientôt remplaceront +toutes les autres; elles se cachent encore dans la +foule des grands; elles observent, elles étudient; elles +partagent cette immorale nuit inventée aux écoles de Sardanapale! +O ruine! abjection! fièvre impudique! ô splendide +prostitution des corps et des âmes! quand tout se +déguise et s'avilit à plaisir, quand le cordon bleu se cache +sous l'habit d'Arlequin, quand le prêtre arrive en Gilles, +dansant, comme David, la danse aux gestes obscènes; +quand la grande dame étale à plaisir sa gorge en avant +des gorges prostituées; quand la prostituée arrive et jette +aux vents les lascifs hennissements de son argot! Il y a là +quelques heures de délire, une vraie nuit de Pétrone. En +ce moment montent au cœur enfiévré la vapeur des femmes +assemblées, le murmure des voix qui s'appellent, le bruit +des mains qui se cherchent. Il y a des éclats terribles, des +silences affreux... Voyez! partout l'égalité a passé son +joug, l'humanité est rabaissée au moins de trois pieds. À +cette heure, il n'y a plus de nom propre et plus de moi +humain qui ose ici se révéler; les fanges chantent leur +cantique, le ruisseau se lamente, le carrefour danse avec +la borne. À cette heure, il n'y a point de honte au front, +point de remords au cœur, pas de frein au langage, et la +nudité même des corps n'a rien qui les effraie!</p> + +<p>Entendez-vous ces cris, ces rires, ces blasphèmes, ces +mugissements, ces rugissements?</p> + +<p>J'entrai donc à ce bal de l'Opéra comme on entre au +milieu de la fournaise ardente... Ah! quel délire! Ah! +quels rêves! Tout brûlait... Je brûlais! Jamais bruits si +étranges n'avaient frappé mon oreille, et jamais plus vifs +désirs n'avaient pénétré jusqu'à mon âme en même temps; +j'étais ivre et j'étais fou; je cherchais à qui parler dans +cette foule... Oui, mais cette foule ardente était un rendez-vous +général où tout était décidé à l'avance, où chacun +se rencontrait à coup sûr, et jamais on ne fut plus +seul que j'étais seul. À cette heure, en ce lieu, la dernière +des courtisanes doublait de valeur... Il fallait être +un des seigneurs de Versailles ou de la Comédie, un mousquetaire, +un évêque, un duc et pair, un prince du sang, +pour obtenir un sourire... Eh! que vouliez-vous que ces +dames fissent d'un burgrave allemand?</p> + +<p>Souvent, dans ces bruits divers, un frémissement nouveau +se faisait entendre: alors, avertie à je ne sais quelles +palpitations, la foule allait se précipitant dans les loges. +On montait sur les banquettes, une haie active et curieuse +se formait subitement; dans cette haie arrivaient et passaient, +masqués, silencieux, de nouveaux masques, et +l'on se disait tout bas, désignant chacun les nouveaux +venus:—C'est monseigneur! c'est le duc d'Orléans! +c'est la reine! À quoi l'on devinait, je l'ignore, et peut-être +était-ce un mensonge de plus, et celle qu'on saluait +pour la reine était à peine une danseuse de l'Opéra.</p> + +<p>Revenu de ma première surprise et tâchant de me calmer, +je m'ennuyais, quand tout à coup la foule s'écria:—«Voilà +M. de Mirabeau!» À ce grand nom, je me retourne, +et je vois justement mon héros de l'autre jour. +C'était bien lui, mais tout glorieux, tout gonflé, tout +rempli de son importance! Il passait, semblable au feu +qui passe et se fraie une route en brûlant. Ce hardi gentilhomme +était évidemment plongé dans une ivresse joviale; +il arrivait à ce bal poussé par l'amour; il cherchait +je ne sais quelle femme obéissante qu'il appelait à haute +voix, apostrophant de côté et d'autre ses amis et ses ennemis, +tendant la main à tous les mousquetaires de sa connaissance, +un vrai mauvais sujet de caserne, enluminé, +gourmand, charmant!... Tel il était; et maintenant, à +cette heure, il me semblait que je le voyais pour la première +fois. Il allait plein de force et de grâce, acceptant +également la raillerie et la louange, écoutant le sarcasme +et répondant par un bon mot, gai jusqu'à la licence, imprudent +jusqu'à la folie, abordant l'une, abordé par l'autre +et tutoyant et tutoyé. Il avait toutes les physionomies, il +parlait toutes les langues, dans tous les accents. Il était +bien l'homme éloquent des plus grandes affaires et +l'homme ingénieux des plus charmants plaisirs; si vif, si +gai, si fin, si joyeux, si grand seigneur, riant comme un +fou, causant comme on crie. Les mains d'une femme et +le regard d'un aigle... il attirait, il fascinait, il brûlait... +Et moi, je le suivais dans sa lumière et dans son sillon, +oubliant toute chose; et que j'aurais bien donné la plus +belle part de ma principauté pour qu'il m'accordât un +coup d'œil...</p> + +<p>Il ne me voyait pas; il voyait tout le monde et ne regardait +personne; il s'enivrait de l'enivrement universel... +On eût dit que parfois le donjon de Vincennes, le fort de +Joux, toutes les prisons, passaient sous ses yeux éblouis, +comme un encouragement à s'emparer de la vie et de la +gloire. Et songez que cet homme était l'appui, le dernier +appui de tant de siècles que sa parole avait fait crouler!</p> + +<p>Je me trompais en pensant que M. de Mirabeau ne +m'avait pas vu dans la foule. Un petit masque, enrubané +de la tête aux pieds, vint s'asseoir près de moi, et +d'une voix futée, il me dit:—Seigneur, vous êtes invité +à souper, ce matin, après le bal.</p> + +<p>Et voyant que je m'étonnais:</p> + +<p>—Oui, reprit-elle, avec des demoiselles de ma sorte +et les plus grands seigneurs de la cour; nous disons les +plus grands noms et les plus révérés de la monarchie, à +savoir: le marquis de Fénelon, le prince de Monaco, le +prince de Bauffremont, le prince de Montbarrey, le duc +de Fitz-James et, par-dessus le marché, mes grandes cousines +et mes petites sœurs de l'opéra, mesdemoiselles +Guimard, Adeline, mademoiselle Luzy, mademoiselle Arnoult. +Nous y joindrons, si vous voulez, quelques bouffons +de renom, des gens de lettres, La Harpe, Laclos, +Chamfort, et, si nous pouvons l'avoir, Rétif de La Bretonne, +un rustre en baillons. Là, voyons, laissez-vous +faire, obéissez et trouvez-vous sous la loge de la reine à +deux heures du matin.</p> + +<p>—Et toi, mon petit masque, où vas-tu? Comment, tu +m'abandonnes à la solitude, esprit follet?—J'en suis fâchée, +me dit-elle; mais, avec la permission de Monseigneur, +j'irai rejoindre un prince qui vaut mieux que vous, +Monseigneur... Et elle s'en fut légère et piquante comme +une abeille!</p> + +<p>Et moi, resté seul, plein d'envie à l'aspect de ce Mirabeau, +roi des aventures galantes et des rencontres joviales, +je revins par un long détour à mes sombres pensées. Ces +plaisirs, où je trouvais si peu ma part, me parurent bientôt +misérables. Cet amour banal, dont je n'avais ni le secret +ni le langage, me trouva timide, et je me retirais à +l'écart, loin de ces intrigues croisées où je ne pouvais être +qu'un embarras, justement au coin de la reine, à cette +même place où déjà s'était opérée une révolution.</p> + +<p>Révolution innocente, et toute en faveur de l'art, quand +la jeune Marie-Antoinette, dauphine alors sous un roi qui +se meurt, jeune et chaste princesse exposée au contact +de la comtesse du Barry, la consolation et l'espoir de tout +un peuple affligé par le hideux spectacle d'une royauté +avilie, s'en vint un soir à l'opéra, tenant par la main le +révolutionnaire Gluck; Gluck, le Mirabeau de la musique +en France, celui qui donna à la France <i>Armide</i>, <i>Alceste</i>, +<i>Orphée</i>, et les deux <i>Iphigénies</i>. Digne de l'<i>Iphigénie</i> de +Racine, l'<i>Iphigénie</i> de Gluck, c'était toute une révolution, +c'était un des premiers bienfaits de Madame la Dauphine. +La première elle soutint les novateurs dans leurs +essais les plus hardis. Sous les yeux de Marie-Antoinette, +et parce qu'elle applaudissait Gluck jusqu'à l'admiration, +on applaudit Gluck jusqu'au duel. La révolution musicale +s'accomplit avec des transports de joie et des cris de plaisir; +elle triompha comme toutes les révolutions triomphent, +par la force, jointe à la conviction; l'art, obéissant +à cette vie inespérée, marcha en avant, aux grands transports +de la jeune Dauphine étonnée et charmée aussi +de son triomphe! Aussi le peuple entier lui avait consacré +la belle chanson: «Chantons, célébrons notre Reine!...» +Et les plus douces larmes venaient à ces beaux yeux, chaque +fois qu'elle l'entendait chanter.</p> + +<p>Et maintenant, me disais-je à moi-même, que sont devenues +ces disputes animées, le soir, quand le lustre étincelle, +à l'heure où le roi et la reine, assis dans leur loge, +donnaient le signal au vieux Gluck, quand les dieux et les +déesses de l'Olympe descendent du ciel, quand l'harmonie +emporte en haut toutes les âmes, quand on crie à la fois: +Vive Gluck! vive la reine! quand J.-J. Rousseau s'en vient, +timide et superbe, assister aux enchantements du <i>Devin +du Village</i>?.. Où sont-ils ces instants d'un délire ingénieux? +Artistes, qu'avez-vous fait de ces illusions décevantes?</p> + +<p>Hélas! le vieux Gluck est mort à Vienne, en priant +pour la reine de France, sa protectrice et son élève; +J.-J. Rousseau, le musicien, est mort en pleurant sa jeunesse +et ses rêves; la révolution faite pour les arts, et qui +leur est si favorable, a passé de l'art à la politique; elle +dédaigne en ce moment les jeux futiles; elle en veut aux +rois à présent.</p> + +<p>Ainsi, toujours préoccupé du passé ou de l'avenir, toujours +loin du présent, je m'inquiétais tout à mon aise et +je serais resté à la même place, toute la nuit, préoccupé +des mêmes pensées, si je n'avais pas été interrompu dans +ma rêverie par une aventure étrange, à laquelle je n'avais +nul droit de m'attendre. Or, cette aventure a décidé de +ma vie entière, et peu s'en faut qu'elle n'ait fait de moi, +qui vous parle, un marquis de l'Œil de Bœuf, un roué du +Palais-Royal, un Lauzun, un Richelieu, le Moncade errant +à travers tous les amours, sans y jamais rien laisser; +mais, Dieu soit loué! nul ne saurait mentir à son âme, à +son esprit, à son cœur... et dans ce bonheur inespéré, +dans cette minute heureuse... ô gloire et bonheur, et le +premier enivrement étant passé, je suis resté le galant +homme que j'étais.</p> + +<p>Mais quoi! je suis attendu par la fête de tout à +l'heure:</p> + +<p>«Allons, saute, marquis!» prends ta part de ces folies +de la nuit suprême, et demain,.. demain, tu raconteras +l'aventure de cette nuit!</p> + +<p>J'eus d'abord quelque peine à retrouver mon introducteur +dans la fête où il devait me conduire; il avait oublié +l'heure, et, lancé dans la foule, il s'abandonnait librement +à tous ses délires; mais enfin le hasard le poussa vers +moi qui l'attendais...</p> + +<p>Il n'était pas seul; il tenait dans ses bras une femme +éclatante et très-jolie: une brune, à l'œil vif, aux lèvres +rebondies, au teint coloré: c'était sa conquête heureuse +de ce moment où il ne pensait qu'au plaisir. Cette élégante, +svelte et charmante femme avait ôté son masque, +et, contente et fière de son cavalier, elle le regardait avec +un sourire... Il y avait dans ce sourire une double joie... +Évidemment cette femme était doublement heureuse; +elle aimait et elle était aimée, et puis elle trahissait quelque +brave homme qui se fiait à ses serments.</p> + +<p>—Il est temps de partir, Clary; votre mari ne vous attend +plus à cette heure; donnez-moi la nuit tout entière, +ainsi nous arrangerons tout cela demain.</p> + +<p>La femme aux yeux noirs répondit par un sourire, et +nous fûmes souper tous les trois, remettant le mari au +lendemain.</p> + +<p>Le souper était dressé sur le rempart, dans le faubourg, +en quelqu'une de ces petites et discrètes maisons bâties, +vernies, dorées, tapissées pour le mystérieux accomplissement +des vices du peuple d'en haut. Dans ces murs +sombres au dehors, pleins de lumière et de parfums, les +seigneurs et ce monde croulant amenaient les tristes complices +de leurs voluptés passagères; le vice habitait ce +somptueux hôtel; <i>la petite maison</i> était son logis; et pas +un étranger, même un père au désespoir et redemandant +sa fille égarée, un amant dont la maîtresse est perdue, un +mari courant après sa femme arrachée à ses bras, +n'auraient frappé à cette porte inflexible... Elle ne s'ouvrait +qu'au vice, à la débauche, à l'adultère, à l'inceste; +elle eût repoussé la loi même... Un boudoir pour la +courtisane, une bastille pour l'honnête femme...</p> + +<p>À peine entré dans ces salons mystérieux, je fus tout +ébloui du luxe et des splendeurs que j'avais sous les +yeux. Je sortais de ce bal où tous les visages étaient +masqués, où des femmes sans forme et sans nom,... +accourues des deux extrémités du monde aux lieux où +commence le trône, où s'ouvre aux filles perdues l'abîme +de Saint-Lazare, allaient cherchant dans la foule un +cœur... un souper; je me trouvais tout à coup face à face +de femmes demi-nues et parées comme des duchesses, +préparées à tout entendre et prêtes à tout dire; leurs +robes de gaze étaient décolletées et tenaient à peine +à leur épaule haletante; c'étaient des vêtements si +légers qu'un souffle les eût soulevés: le cou de ces femmes +était chargé de diamants, des fleurs paraient leur corsage: +et pourtant, malgré les plus séduisants apprêts de la +coquetterie, il s'en fallait de beaucoup qu'elles fussent +très-belles. Au contraire, elles n'étaient guère que des +beautés médiocres, des grâces vulgaires: Aglaé mal +jambée, Euphrosine au nez retroussé. Ce qui les faisait +belles et désirées, c'était le vice; il était leur femme de +chambre, il était leur père et leur mère à la fois! Le vice +entourait ces têtes impudiques d'une auréole irrésistible,.. +il y avait autour de ces femmes tant de petits boudoirs, +bleus, roses, blanc pâle, éclairés à demi par des lampes +complaisantes... En même temps les hommes étaient +beaux et bien faits, et d'un ton exquis qui rachetait le +sans-gêne et la vulgarité de ces dames; en ce lieu, peint +par Beaudoin, le peintre des Indes galantes, le grand seigneur +faisait passer la courtisane: il s'appelait Bourbon, il +s'appelait Montmorency. Ajoutez que je sortais de l'enivrement, +de la vapeur, des extases de ce bal de l'Opéra où +j'étais venu pour la première... et pour la dernière fois... +Dans cette nuit des voluptés païennes, le hasard m'avait +comblé de ses faveurs les plus inespérées: j'avais encore +l'œil humide de bonheur, les mains tremblantes de +volupté, volupté incomplète, inouïe, et que je ne m'expliquais +pas.</p> + +<p>Les femmes de cette société perdue étaient peu habituées +à étonner, à surprendre; on les savait par cœur, +il n'était pas un jeune homme à la mode qui ne les eût +vues sans ceinture; l'amour était à l'époque de ces corruptions +une superfluité bourgeoise, un pis aller de +grand seigneur, dont un homme du monde eût rougi +de s'occuper trop longtemps. Être amoureux... fi donc! +qu'aurait dit la philosophie?... Amoureux d'une fille, +y pensez-vous?..» On se ruine à plaisir pour ces espèces... +On peut même au besoin les épouser, mais +les aimer... Elles n'y pensaient guère; elles avaient +été les premières à rire de ces sottes amours... Je conviens +cependant qu'au premier abord, dans ce salon des +prostitutions les plus fameuses, je ne pus cacher mon +trouble; il fut remarqué, et, chose étrange! il ne nuisit +pas à ma présentation. Au contraire, la première impression +me fut assez favorable. Les hommes me regardèrent +avec envie, tant je leur semblais jeune, innocent +et timide, et les femmes m'accueillirent comme une +nouvelle espèce de Chérubin.</p> + +<p>Je ne sais qui avait déjà dit à tout le monde que j'étais +ce qu'on appelle un grand seigneur, et je trouvais sans +peine obéissance, admiration et bon accueil.</p> + +<p>On se mit à table après les présentations qui se firent +lestement; peu de convives se choisirent, les autres se +placèrent au hasard. On mangeait peu; mais en revanche +on parlait beaucoup, et je commençai par m'étonner de +cette ardente causerie... à la française. Elle était toute +ironie; elle allait çà et là vagabonde, active, brillante et +folle; sans respect pour personne et sans peur; elle était +sans décence et sans honte; elle était tour à tour grave +et pédante jusqu'à l'ennui, spirituelle et méprisante jusqu'à +la fureur. Elle fut donc amoureuse et libertine, incrédule +et mystique, un flux de paroles sans frein, +sans logique et sans but, mais non pas sans chaleur et +sans grâce. Ah! quelle société mal habile!... Elle avait +cependant la conscience de sa mort prochaine; elle savait +confusément que l'heure allait lui manquer; elle se hâtait +de vivre et de sourire; elle se disait tout bas que les +temps étaient proches, que l'anarchie accourait à tire-d'aile, +que le silence allait remplacer tous ces grands +bruits qui se faisaient autour de l'Académie, autour du +trône, autour de tout ce qui vivait et régnait encore, et, +semblable au chien qui porte au cou le dîner de son +maître, au moins elle voulait avoir sa part dans ces +franches et terribles lippées de chaque heure et de chaque +jour.</p> + +<p>Cependant, j'eus quelque peine à me faire à cette conversation +légère, en bons mots, en petites phrases, en +compliments galants, en dissertations bouffonnes, en +propos sans suite... à l'aventure du bel esprit. Le repas +même se sentait de la recherche et des mièvreries de +cette conversation où personne, homme ou femme, ne +disait ce qu'il voulait dire... On mangeait du bout +des lèvres, des mets sucrés, sans substance et sans +saveur; les porcelaines représentaient des fantômes perdus +dans l'émail bleu du ciel, les cristaux étaient taillés +à facettes, les peintures représentaient des bergères en +guirlandes de roses, une tabatière à la main, conduisant +des moutons poudrés dans des champs semés de violettes +et de lis. On sentait partout le musc et l'ambre; il +n'y avait de franc et de pur que le vin; il était exquis, et +coulait à longs flots. Involontairement, dans ce pique-nique +où la poire et l'œillet jouaient leur rôle entre le +cytise et l'églantier, je pensais à nos bons gros soupers +allemands, et je m'étonnais qu'au milieu de ces voluptés +de la nuit, à côté de ces femmes transparentes, dans cette +atmosphère aux acres parfums, pas un convive ne songeât à +regarder sa voisine ou à s'inquiéter des beautés absentes...</p> + +<p>«La première venue!» était sûre de l'emporter +sur toutes les autres; mais <i>la première venue</i>, au bout de +dix minutes, était toute semblable à la dernière arrivée... +On ne la regardait plus, on ne l'écoutait plus, on n'en +voulait plus!</p> + +<p>J'étais placé à table entre deux femmes d'un certain +âge; elles m'accablaient de petites questions: si l'on portait +encore autant de paniers en Allemagne? si l'empereur +Joseph II m'avait jamais parlé de mademoiselle Compan? +si nous avions des poëtes, des fermiers généraux, des +danseuses, et des cardinaux dans nos églises? et autres +questions, toutes semblables à celle que faisait le roi +Louis XV à son ambassadeur à Venise: <i>De combien de +conseillers se compose le conseil des Dix?</i> De mes deux +voisines, l'une et l'autre avaient embelli en vieillissant.</p> + +<p>C'est le privilége de beaucoup de femmes en France. À +mesure que vient l'âge, leur visage gagne de l'embonpoint, +leur taille se forme, leur main blanchit, leur esprit +plus à l'aise devient plus facile et plus enjoué. Rien +n'est dangereux pour un jeune homme à ses débuts +comme les femmes du second printemps; elles réunissent +à la fois l'éclat de la jeunesse et le calme de l'âge mûr: +vieilles filles, jeunes veuves, habiles à choisir, se décidant +promptement, allant droit à leur but, estimant +la réputation à sa juste valeur; au demeurant, à mérite +égal avec les autres coquettes, elles n'ont guère +besoin que d'une moitié de bonne renommée... et voilà +les femmes qui constamment, en France, ont fait les +mœurs, la réputation et la politique!—Elles ont fait +l'amour, la poésie et le plaisir de ce grand royaume. +Expliquez cependant, si vous le pouvez, une origine si +grave, pour tant et tant de futiles passions.</p> + +<p>Mes deux voisines de droite et de gauche, ayant bien +questionné, se mirent a me répondre à leur tour sans +attendre mes questions. Où donc elles prenaient tant +d'histoires, je n'en sais rien. Je me souviens seulement +que c'étaient de charmantes choses fines, déliées, quelquefois +gazées, pour peu que la chose n'eût pas besoin +de voiles. Il fallait avoir étudié à fond la langue française +pour comprendre, et même confusément, ce petillement, +ce tourbillon, cette malice et ce sifflement de couleuvre +au soleil. On regarde, on est ébloui, on est piqué, et +chacun rit de votre étonnement.</p> + +<p>Dans la conversation vint à tomber le mouchoir d'une +de mes voisines, un chiffon brodé par les fées... Un gentilhomme +français se fût précipité pour le ramasser... je +n'y pris garde, et ce fut un laquais qui releva le beau +mouchoir.</p> + +<p>Ma voisine en souriant:—Voire empereur François II +était plus galant que vous, monsieur; il a ramassé la jarretière +de madame du Barry.</p> + +<p>—Et l'on ne dit pas, reprit mon autre voisine, qu'il +ne l'ait pas remise à sa place; une jarretière détachée par +un roi!</p> + +<p>Ici Chamfort prit la parole. Chamfort était le bel +esprit de la bande joyeuse, un petit homme à l'œil vif, +à l'air caustique, au sourire matin; son visage était pâle, +et son œil était noir; l'esprit dominait dans toute sa personne, +et tout cet esprit n'empêchait pas Chamfort +d'arriver à l'éloquence, et fort souvent.</p> + +<p>—Et quand même, s'écria Chamfort, l'empereur +François II eût remis à sa place, au-dessus du genou, la +jarretière de madame du Barry, il en avait bien le droit, +j'imagine, puisqu'il l'avait ramassée. Et vous, Messieurs +les grands philosophes, qui de vous ramasserait si peu +que cela... une jarretière aux armes de France? Eh! vous +vous croiriez déshonorés pour un si doux service rendu +par vous à cette fille charmante dont l'archevêque a +ramassé la pantoufle, ô pudibonds!... Vous eussiez fait +naguère de cette pantoufle une façon de Saint-Esprit que +vous auriez porté sur la poitrine! En ce temps-là vous +faisiez des visites même au sapajou de la favorite; et +si la dame eût daigné vous sourire, ah! quel intime +contentement! la reine a cependant donné l'exemple de +la pitié pour cette beauté qui n'a fait de mal à personne...</p> + +<p>Un soir, aux fêtes de la reine, deux personnes s'étaient +introduites qui n'étaient pas invitées, le cardinal de Rohan +et madame du Barry; la reine fit chasser le cardinal, +mais elle voulut qu'on laissât en paix cette femme voilée +qui se tenait cachée à l'ombre des arbres, assistant de +loin à ces fêtes dont elle avait été l'étoile, sous ces bosquets +où chaque rosier avait pour elle un souvenir, où, +à chaque banc de gazon, elle avait vu le roi à ses pieds.</p> + +<p>En même temps Chamfort, emporté par son sujet et +se parlant à lui-même comme s'il eût été seul:</p> + +<p>—Oui, sans doute, il n'y a rien de plus touchant que +de voir cette ombre errante au hasard, sans un courtisan +qui l'accompagne, sans un flatteur qui la suive, +et sans monarque; errante autour du même palais où +elle entrait, les deux battants ouverts. C'est pitié de la +voir exposée aux mépris des mêmes hommes qui sollicitaient +ses faveurs, comme la passion sollicite. Il faut +qu'un empereur philosophe et une reine sans tache viennent +nous donner des leçons de bon goût! En vérité, je +ne vous en fais pas mes compliments, messieurs!</p> + +<p>Messieurs, en ceci la femme découronnée a le droit +de nous dire: ô misérables vertueux! je la connais votre +odieuse vertu! Vous avez la vertu des lâches contre les +faibles! vous avez peur d'une infortunée qui ne peut plus +vous donner qu'un sourire!</p> + +<p>Elle eût dit cela, Messieurs, madame du Barry eût bien +parlé; elle était dans son droit de parler ainsi. Elle avait +eu pitié de notre humble monarque accablé de tristesse; +et véritablement, de ces deux amants, l'un, roi de France +et roi souverain, l'autre, fille de joie et jolie, obéissante +à tous les caprices, l'obligé, c'était le roi lui-même. +L'obligé, c'est le roi qui dépouille la pauvrette de sa joie +et de ses haillons; c'est le roi qui la dépouille de son +jupon troué, de ses dentelles fanées, de son diamant +d'Alençon... Le roi qui l'a faite, en vingt-quatre heures, +dame et comtesse et reine des petits appartements, il l'a +perdue, il l'a déshonorée; il a dérangé sa vie et ses +amours; il l'a soumise à son joug, à sa vieillesse, à sa +honte, à ses ennuis, à ses ministres, à ses courtisans, à +ses voluptés, à sa chapelle, à ses cuisines, à ses jardins, +aux salutations des ambassadeurs, aux corruptions des +princes du sang royal. À quel abaissement es-tu descendue, +ô pauvre courtisane royale!—Qu'as-tu fait de +ta fierté, noble comtesse? O le temps heureux où tu +choisissais tes amants dans la foule, où tu les prenais au +hasard, où, parée à la fenêtre, en jupon blanc, comme un +chasseur à l'affût, tu disais: Si je le veux, chaque homme +qui passe est à mes pieds? Qu'est devenu le temps, beauté +sans voile et sans honte, où l'amour arrivait et s'en allait +à ton ordre, où ta porte obéissante se fermait et s'ouvrait +à tes heures, où tu pouvais chasser ton amant, à ton premier +ennui, avec l'assurance heureuse de ne plus le revoir? +Ah! vraiment, tu étais reine alors, tu n'es devenue +une prostituée que lorsque tu es tombée à la prostitution +de ton roi! Que ce fut là, dans ta vie, un changement +impitoyable, et combien tu devais te mépriser toi-même, +offerte à ce timide libertin qui balbutiait comme un enfant +je ne sais quelle plainte inarticulée!</p> + +<p>Hélas! toujours le même libertin et le même libertinage, +et quel ennui! Toujours dans tes bras le même +vieillard, qui seul se souvient de sa royauté pendant que +tu l'oublies! Toujours toi assise aux genoux de cette +royauté cagneuse, et tremblante de peser trop à cette +débile vieillesse, toi naguères si complaisante à t'étaler +sur le grabat de ta vingtième année... Il y a dans le +poëme de Virgile une histoire où l'on voit un corps vivant +attaché à un cadavre... ici, le cadavre était le roi +Louis XV. Imaginez Voltaire valet de chambre de Fréron, +J.-J. Rousseau secrétaire de M. de Beaumont, Diderot +censeur royal, et vous aurez à peine une idée approchante +des douleurs de cette infortunée. À ce jeu brillant +et fastidieux de favorite, elle a perdu l'existence la plus +difficile à perdre, elle a oublié les habitudes les plus difficiles +à oublier. D'où je conclus que S. A. le prince de +Wolfenbuttel a eu grand tort de ne pas ramasser le +mouchoir que lui jetait la petite Luzzi, et que ce fut +chose honorable à l'empereur François quand il se baissa +pour ramasser la jarretière de la comtesse du Barry... on +a fait un ordre de chevalerie avec moins que cela.</p> + +<p>—N'est-ce pas votre avis, à vous, M. de Mirabeau? +ajouta Chamfort.</p> + +<p>Au nom seul de Mirabeau s'évanouirent soudain les +fantômes qui m'entouraient dans ce souper où j'étais +venu pour Mirabeau lui-même, et désormais, en dépit de +toutes les coquineries de mon entourage, il n'y eut plus +d'autre intérêt pour moi que celui-là.</p> + +<p>Notre homme occupait l'extrémité de la table;—il avait +à ses côtés la jolie et piquante femme aux yeux noirs; on +voyait qu'il s'était mis à l'aise en ce coin pour être seul, +autant que possible, avec sa nouvelle maîtresse; il lui +souriait à chaque instant, il n'était occupé que d'elle et +d'elle seule, oubliant tout le reste. Il l'entourait de prévenances, +il lui servait à boire et buvait dans son verre, +ou bien il relevait ses beaux cheveux avec complaisance +en lui souriant d'une façon charmante et lui disant à demi +voix mille tendresses; il était le seul qui s'occupât avec +tant de grâce et d'attention de sa voisine: aussi la dame +était-elle enviée ici, là, partout. Les hommes disaient:—Qu'elle +est charmante! Les femmes disaient:—Qu'il +est heureux!</p> + +<p>En revanche, et comme un contraste, se tenait à la +gauche de Mirabeau une femme au regard plein de fièvre, +au sourire ironique et superbe; elle parlait peu; elle +buvait beaucoup; une large moustache et remontante aux +sourcils coupait en deux le visage de cette virago. Je +n'avais jamais vu de figure extraordinaire autant que +celle-là, et je m'étonnais de n'avoir pas été frappé plutôt +par cette extraordinaire et très-extravagante physionomie, +où se mêlaient l'homme et la femme en ce qu'ils +ont de plus étrange et de plus hardi.</p> + +<p>Quand donc il s'entendit interpeller si brusquement +par Chamfort, Mirabeau se retourna comme s'il eût été +réveillé en sursaut:—Parbleu! dit-il à Chamfort, si +vous avez de pareilles questions, vous ferez bien de les +adresser à de plus savants que moi dans ces matières. +Voici, par exemple, mademoiselle d'Eon, qui se connaît +en filles de joie, et qui ne serait pas embarrassée à vous +répondre. Puis se tournant vers la femme aux moustaches:—Bonjour +à vous, madame et monsieur. Te voilà +donc encore parmi nous, intrépide cavalier? Vous êtes +donc de retour, madame? Où en sont tes exploits guerriers? +Où en sont tes exploits galants? Sans doute, ô +dame et monsieur! sur cette large poitrine où rien ne +manque, les cicatrices ne manquent pas, non plus que +dans ce tendre cœur. Inconcevable énigme! ingénue aux +accents virils, homme intrépide à l'épaule blanche, il faudra +bien que nous sachions, un jour, quel est ton sexe et +ton vrai nom; mystère! et comment me conduire avec +vous, ô ma reine! avec toi, mon chevalier! Car, si je ne +me trompe, ou j'ai pour vous, madame, une vive sympathie, +ou bien je t'ai connu quelque part, chevalier!</p> + +<p>La dame au double aspect, rejetant de côté une plume +qui tombait sur sa joue, et souriant d'une façon toute +guerrière:—J'y allais quelquefois, en effet, monsieur le +comte, et je vous y ai vu bien souvent.</p> + +<p>—Mais où donc nous sommes-nous rencontrés, chevalier? +dans quel mauvais lieu assez fétide, dans quel donjon +assez noir, pour que nous nous y soyons trouvés, en +même temps, tous les deux? dis-moi, est-ce au fort de +Joux, au donjon de Vincennes? Est-ce dans les cachots de +Pontarlier, ou chez les libraires de la Hollande?</p> + +<p>On a vu tant de choses, à mon âge! on s'est piqué à +tant d'épées, on s'est brisé à tant d'éventails! J'ai fait +aussi de bien mauvais rêves dans mes diverses prisons,</p> + +<p>Prisonnier à trente ans! Ne plus voir un sourire, et ne +plus entendre une parole d'amour!</p> + +<p>Oh! par le ciel! mesdames, si la moins belle d'entre +vous était à Vincennes, qu'elle serait belle et charmante! +quelle autorité sur ces âmes captives! quel charme au +son de votre voix! Que de battements de cœur au seul +bruit de vos souliers! De quelle flamme surnaturelle vous +seriez revêtues! De quel amour plus puissant vous seriez +entourées! En même temps que de rois vous feriez d'un +regard! À la Bastille! au donjon de Vincennes, là est née, +et j'en suis sûr, la Venus aphrodite... Une fois que j'étais +prisonnier, par la volonté de mon père et par la faiblesse +de mon roi, que Dieu pardonne, au fond des cachots du +fort de Joux... mais c'est une histoire que je n'ose guère +vous raconter, et d'ailleurs tu en serais jalouse, reprit-il +en parlant à la jeune femme qu'il tenait attentive, émue +et curieuse à ses côtés.</p> + +<p>Il reprit:—J'étais en prison au fort de Joux, séparé +de ma femme et de ma sœur, séparé du monde entier. +Personne, excepté toi peut-être, ma Clary, n'a égalé ma +sœur en beauté.—Elle était la plus belle du monde, +aux yeux noirs; elle avait votre bouche, ô belle Guimard, +et votre taille, ô gentille Olivier, souple comme un +jonc... En ce temps-là, j'étais prisonnier pour avoir +donné un soufflet à un gentilhomme qui avait refusé de +se battre avec moi. Car, moi aussi, je me battais très-volontiers, +ajouta Mirabeau en me regardant.</p> + +<p>La prison est féconde en rêves, en extases; un jour que +je songeais à la vie, à l'amour, au jeu, au festin, aux +poëmes, aux bons vins, aux chansons, aux riches habits, +à Voltaire, à l'Héloïse, à M<sup>lle</sup> Véronèse, à M<sup>lle</sup> Sylvia, à +Rameau, à la belle Eurydice, à Properce, à Vestris, à la +Guimard, aux roses, aux violettes, aux jasmins, à l'eau +qui chante, à l'oiseau bleu, à la Dauphine, au prince de +Conti, à maître Arlequin, à M<sup>me</sup> Panache, à la petite comtesse, +à la marquise de Brinvilliers, à Watteau, à Wandermeulen, +à Beaudoin, à Coysvox, à la Diane d'Allegry, +au prince de Hongrie, à l'eau de Luce, aux dés, aux +cartes, à la chasse, aux beaux chevaux, à M<sup>me</sup> de Tencin, +à la procession, aux Récollets, au bourdon de Notre-Dame, +à Greuze, aux échecs, au Café de la Régence, +à l'École de natation, aux îles de la Seine, à la terrasse +de Saint-Germain, aux rôtisseries de la rue Dauphine, +aux balayeuses du Pont-Neuf, aux réverbères, au +portier des Chartreux, à la comédie, aux tréteaux, à la +petite rue Chassagne, à Ramponneau, à M. de Malesherbe, +à St-Ovide, à la foire aux jambons, à l'Encyclopédie, à +Gilblas, à Saint-Roland l'économiste, à Mesmer, à Triboulet, +au neveu de Rameau, à M<sup>me</sup> de Maintenon, aux +jésuites, au diacre Paris, à la bulle Unigenitus, à M. le régent, +à Law, à M<sup>me</sup> de Parabère, à M<sup>me</sup> la Ressource, au +Mont-de-Piété, à Panckoucke, au baron d'Holbach, à +M<sup>me</sup> d'Houdetot, à Saint-Lambert, à la Samaritaine, au +Suisse du bord de l'eau, au jardin du Luxembourg, à +l'Académie, à Nicolet, à la Sorbonne, à Jean qui pleure, +à Jean qui rit...</p> + +<p>J'entendis une voix touchante, une voix qui chantait et +qui pleurait! c'était M. le cantinier qui battait sa femme. +Elle criait: «À l'aide! au secours!» Le brutal et l'imbécile! +il avait arraché le mouchoir qui couvrait ce beau +sein, le nœud qui relevait ces beaux cheveux, les souliers +qui contenaient ces pieds charmants! À ces chants, +à ces larmes, à ces pitiés, je vins en aide à la jeune cantinière... +Elle cessa de pleurer, même quand son mari la +battait!... Je m'aperçus qu'elle avait quarante ans, au +moment où s'ouvrit ma prison... Elle et moi, nous aurions +juré pour dix-huit ans, tout au plus!</p> + +<p>—Bien obligé de vos jeunesses et de vos beautés, monsieur +le comte, reprit la jeune femme aux yeux noirs! +Fi! de ces cachots qui rajeunissent! Fi de ces chaînes de +fer qui nous font charmantes! Les pauvres femmes qui +vous ont aimé, je les plains, s'il vous fallait l'antre des +Bastilles pour être amoureux, fidèle et reconnaissant; +je les plains sincèrement!</p> + +<p>—Tu as raison, Clary, elles ont été pour moi, par moi, +bien malheureuses! Il en est ainsi pour qui m'approche... +bien malheureuses! et toi aussi, ma douce et vive Clary, +tu mourras malheureuse si tu veux m'aimer comme elles +m'ont aimé. Elles m'ont aimé de tout leur cœur; elles +m'ont aimé malheureux, et quand j'étais proscrit, mendiant, +roué en effigie, elles sont venues à mon aide, elles +m'ont pris par la main. Celle-ci m'a suivi à l'étranger; elle +a partagé ma misère en Hollande, quand j'étais aux gages +des libraires. O Sophie!—aimé par elle, et par moi consolée, +ainsi nous avons parcouru toute la route, nous +aimant plus que jamais; l'exempt de police lui-même +eut pitié de notre amour, il ne nous sépara qu'à Paris; +le digne exempt! Puis je fus enfermé à Vincennes; on +enferma Sophie en quelque horrible maison de filles repenties; +puis mes deux enfants moururent le même jour, +l'enfant de ma femme et l'enfant de ma maîtresse, enfants +de mon amour! Il y avait de quoi s'étrangler de désespoir; +d'autant plus qu'une fois à Vincennes, et seulement +à Vincennes, je compris tout ce que j'avais perdu. +Sophie! ô misère! Épouvante et damnation! Seul, dans +cet affreux donjon, sans un livre et sans linge, écrasé, +perdu, plein de fièvre, appelant Sophie ou la mort... en +plein délire, en pleine obscénité! moi, le gentilhomme +évoquant le démon de la débauche, appelant dans mon +cachot les saturnales entières, rugissant comme un satyre +et dansant comme un faune... Ah! quel supplice! Ah! +quelle fureur! J'écrivais des lettres folles; elles faisaient +pitié même à l'exempt qui les remettait au lieutenant de +police, à M. Lenoir, et M. Lenoir les vendait, pour mon +compte, à d'honnêtes libraires, qui vous les vendaient à +vous, mesdames... quand vos laquais n'en voulaient plus.</p> + +<p>J'en reviens à mon texte, chevalier d'Éon: vous +auriez été bien séduisante... à Vincennes... ou au fort +de Joux.</p> + +<p>Il dit ces derniers mots avec un rire infernal; son rire +épouvanta la jeune femme, et la voyant pâle et tremblante:</p> + +<p>—Oh! ma très-chère Clary, s'écria-t-il avec un son +de voix flatteur, ne craignez rien! mon sang s'est apaisé; +je suis libre, à présent; je suis le maître. Hélas! ne craignez +rien; je ne suis pas dangereux!</p> + +<p>Clary leva des yeux pleins d'effroi sur ce visage infernal.</p> + +<p>—Cependant, monsieur, lui dit-elle, vous étiez libre +au moment où madame de Monnier se tua de chagrin.</p> + +<p>—Libre, ai-je été libre un seul jour, ma Clary? J'ai +été misérable et pauvre: persécuté par mon père, abandonné +par ma femme, et faisant pour vivre des livres +obscènes! J'ai fait d'un charmant poëte, appelé Tibulle, +un libertin du dernier ordre, pour cent écus; empruntant +au premier venu, sans jamais rendre, aussi vil que +le neveu de Rameau! Que n'ai-je pas tenté, pour vivre +au jour le jour, comme un malheureux sans asile et +sans pain! J'écrivais des journaux, des pamphlets, des +livres obscènes, des iniquités; je me suis vendu à M. de +Calonne, et j'espionnais en Prusse en même temps que +vous étiez espion en Angleterre, madame le chevalier +d'Éon. Comment voulais-tu, ma Clary, que ces pauvres +femmes ne mourussent pas d'effroi, me voyant si laid, +si mendiant, si vil? Moi-même je désirais les voir mourir, +si honteux que j'étais de me voir! En ces temps +misérables je portais le linge et les habits de mon secrétaire; +ma compagne se faisait des coiffes avec la doublure +de mes vieux habits; Dupont lui proposait de +l'acheter, elle, pour quelques écus, et je tendais la main +à Rulhière; c'est comme si Voltaire eût emprunté de +l'argent à Fréron, ou Diderot à Palissot. Et ces pauvres +femmes ne seraient pas mortes d'effroi! Mais songez +donc, ma vie et ma fête, que je n'avais aucun rang dans +ce monde, où j'étais comte et marquis; songez que j'étais +un méchant écrivain, plus boursouflé que monsieur +mon père, <i>l'ami des hommes</i>; que j'écrivais mal, que je +parlais de tout au hasard, même de finances; que le +dernier gredin avait le droit de me lancer mille ordures; +que Beaumarchais faisait contre moi une brochure aussi +sanglante que les Mémoires contre Goezman.</p> + +<p>Croyez-moi, Clary, j'étais bien malheureux! Si vous +m'aviez aimé alors, vous seriez morte de douleur, de +misère ou d'effroi. Morte en posant votre main sur ma +tête, en signe de bénédiction. Il se tut un instant n'étant +plus le maître de son émotion; bientôt il releva fièrement +la tête:—Or çà! vous tous qui m'écoutez, s'écria-t-il, +vous savez si depuis j'ai pris ma revanche avec l'opinion +publique, et si l'opinion publique est revenue entière, +éclatante et superbe, à Mirabeau! Le premier cri de +liberté, messieurs, que la France ait jeté, c'est moi qui +l'ai jeté le premier; j'ai été absous de mon passé par la +liberté présente, et maintenant ce furieux que vous avez +connu si mendiant et si faible, il est roi aujourd'hui +comme l'était Voltaire, au même titre; il est le maître, +il est le plus fort, et pour régner il ne flatte aucun pouvoir. +Cette fois, j'ai rencontré le seul élément dans +lequel je puisse vivre, et j'y vis. Je suis encore, il est +vrai, parmi vous, le joyeux compagnon, amoureux à +outrance, homme de feu et de plaisir comme j'étais +autrefois. Oui, j'aime encore aujourd'hui l'orgie et ses +flammes, l'amour et ses fêtes, le jeu et ses délires; mais +de tous mes vices je suis absous, parce que je suis un +grand citoyen! La France est ma maîtresse à cette heure, +et, si l'amour m'a puni longtemps, l'amour me récompense +enfin. Je le savais bien, moi, que cette proscription +finirait; dans mes plus grandes infortunes, je me consolais +à force d'être aimé: l'homme qui est aimé n'est pas +méchant; l'amour est le plus grand et le plus immortel +des pouvoirs!</p> + +<p>—Certes, reprit le chevalier d'Éon, un grand pouvoir, +M. le comte. La renommée, aujourd'hui, disait qu'hier +vous aviez remporté une victoire assez complète sur le +grave précepteur d'un prince du sang.</p> + +<p>—La renommée a dit cela? reprit Clary vivement.</p> + +<p>—Moins que rien, reprit Mirabeau, la renommée est +folle et menteuse, Clary; je me suis vengé, une bonne +fois, de ce méchant précepteur en jupon, et voici +comment:</p> + +<p>Le petit Sillery a pris une femme, jolie, accorte, +alerte, agaçante et pleine de bonnes qualités que la +pédanterie a gâtées. La petite femme, à peine mariée, +allait, le nez au vent, faisant de la vertu et de la peinture, +un peu de musique, un peu de morale et de petits vers, +tout ce que fait une honnête femme aussitôt qu'elle n'a +rien à faire. À force de gros livres, de contes moraux et +de chansons plaintives sur la harpe, la petite femme à la +fin s'ennuya de ses propres vertus; elle fit de l'intrigue; +elle se faufila au Palais-Royal où elle devint pour tout de +bon <i>le précepteur</i> d'un prince-enfant, le premier prince +du sang trouvant qu'il était sage à lui de faire élever +messieurs ses fils par cette dame d'honneur, de harpe +et de vertu. Jusque-là rien de mieux; je savais à peine +l'existence de la dame, quand tout à coup il me revient +qu'elle déclame contre moi, comme si j'avais fait <i>Mahomet</i> +et le <i>Dictionnaire philosophique</i>. Bon! me dis-je à moi-même, +et je me vengerai quand j'aurai le temps.</p> + +<p>J'avais oublié la petite dame et ma vengeance; hier +cependant je rencontre (elle était chez Chamfort!) une +commère en rabat-joie, une belle parleuse en sentences, +en révérences, en bons mots bien choisis...—Bon! me +dis-je, elle tient son pied de bœuf, et moi je tiens ma +pédante. Aussitôt je fais l'aimable et je prends ma douce +voix! Je plaisante, je plais, on me dit: «Laisse-moi, je <i>te</i> +prie!» on s'en va, je propose ma voiture: or, je n'avais +pas de voiture, et nous prenons bel et bien un fiacre, +un méchant fiacre... Elle allait en fiacre aussi, la belle et +charmante Manon Lescaut. Nous allons, alors les stores +baissés, je me garde bien de viser à l'esprit; je fais mieux, +je prête l'oreille à l'esprit qu'on me fait; parfois je porte +à ma lèvre indiscrète (et très-discrètement) cette main-ci, +cette main-là; bientôt je me remets à écouter, bref, je +deviens plus entreprenant, et quand on me trouve enfin +par trop hardi... j'écoute; je n'écoute pas si bien quand +Barnave est à la tribune. En un mot, j'ai tant écouté, j'ai +si peu parlé, qu'arrivé au perron du Palais-Royal, où par +parenthèse on vous a vue, belle Luzzi, descendre de voiture +avec le comte Orloff...</p> + +<p>—Eh bien! reprit Clary, vous avez tant écouté?</p> + +<p>Mirabeau continua:—Donc j'ai tant écouté, tant écouté, +qu'elle avait les yeux humides et bien tendres quand le +fiacre s'arrêta.</p> + +<p>—Et c'est là tout? demanda Rivarol.</p> + +<p>—Si tu ne trouves pas que ce soit assez, dit Mirabeau, +inscris-toi en faux.</p> + +<p>—Mais, dit Rivarol, il faut une conclusion à l'histoire.</p> + +<p>—Voici la conclusion, dit Mirabeau:</p> + +<p>Voyant à la dame empourprée un regard humide... +et content, j'étais redevenu un bélître, un beau parleur, +un bavard même; à présent c'était elle à son tour qui +gardait un silence modeste, et c'était moi qui faisais +de l'esprit; nous avions changé de rôle elle et moi... +Cocorico!</p> + +<p>À la fin, comme je ne disais pas ce que je devais +dire, elle se hasarde, en hontoyant, à demander le nom +de son séducteur. C'était là justement que je l'attendais.</p> + +<p>Je lui dis mon nom tout simplement, sans emphase, +et j'y mis aussi peu de prétention que si je me fusse +appelé Sillery... tout bêtement.</p> + +<p>Mais quand elle entendit ce nom de Mirabeau, elle +fut si violemment frappée qu'elle oublia de s'évanouir.</p> + +<p>—Madame, lui dis-je, en voilà, j'espère, un beau chapitre +à ajouter aux <i>annales de la vertu</i>.</p> + +<p>Et confuse, honteuse et non repentante...</p> + +<p>Et je te demande pardon, Clary, d'une vengeance assez +facile, et dont j'ai regret, te voyant bonne et douce et si +peu disposée à te venger.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VII</h2> + + +<p>Je sais bien que je gâte à les raconter ces aventures, ces +paradoxes, ces bruits armés et charmants d'autrefois! Ce +Mirabeau que je contemple à tant de distance, et dans +cette inexprimable confusion, que je suis loin d'en donner +la plus faible image! A-t-on jamais défini le tonnerre, et +l'éclair, et le nuage? Et l'écho seul de Mirabeau, qui peut +le dire? À peine il en est resté des paroles écrites, des +paroles sans son âme et sans sa figure, veuves de son +geste, et décolorées de ces veines bleues qui se croisaient +sur son front comme un réseau mouvant! C'était un +homme... un géant d'une race à part, qui s'est perdue, +et quand on retrouvera ses ossements fossiles, dans mille +ans d'ici, au fond des catacombes de 1789, on les prendra +pour les restes d'Encelade entassant Pélion sur Ossa.</p> + +<p>Cependant, ayant vu Mirabeau face à face et complet, +j'ai voulu le dire et m'en vanter. J'ai suivi pendant vingt-quatre +heures la vie ardente que cet homme a menée +pendant trente années, et ces vingt-quatre heures de +spectacle, elles m'ont fatigué comme n'eussent pas fait +cinquante ans d'une existence à l'allemande, au coin +du feu l'hiver, à l'ombre en été.—Aussi bien les +moindres détails de cette nuit sont présents à ma pensée, +elle est pleine de Mirabeau. La belle heure aussi, pour le +voir, ces moments d'ivresse et de folles joies, où l'homme +abandonné à ses penchants se montrait familièrement +dans la corruption de son esprit, dans l'éloquence de son +génie et dans la bonté de son cœur!</p> + +<p>On n'expliquera jamais ce qu'il y avait de charme et +d'entraînement dans ce merveilleux personnage. Il était, +tour à tour, affable et moqueur, dédaigneux, enthousiaste, +intrépide, emporté, sérieux, bouffon...; le plus +aimable et le plus vrai des libertins, le plus impérieux +des grands seigneurs... Il était toujours au niveau de +toutes les positions, au-dessus de tous les excès! On était +grave, il était sublime; on parlait d'art et de poésie, il +était un grand poëte; il pleurait à un conte bien fait, il +riait à un bon mot, il jouissait de toute chose en enfant, +du vin, des parfums, des émotions du jeu, de la beauté +des femmes, de tous les frissons intimes; il était tout +âme et tout esprit...; il était un génie, il était un grand +cœur. Les femmes qui l'entouraient le dévoraient du +regard; les hommes écoutaient et se soumettaient à ses +moindres caprices, le reconnaissant tacitement pour leur +maître. Esprits, grandeurs militaires, abbés, hommes +d'État, débauchés, joueurs, les philosophes eux-mêmes +et les gens de lettres les plus insolents, s'inclinaient +devant ce génie excellent et superbe. Les anciens maîtres +de la société française comprenaient, en voyant Mirabeau, +qu'ils avaient un maître à leur tour. Cet homme était +encore un progrès de la toute-puissance: le pape, le roi, +la philosophie et le peuple enfin! Grégoire VII, Louis XIV, +Voltaire, Mirabeau; et après Mirabeau, Bonaparte; après +la liberté, la force... Une histoire à recommencer, un +monde à régénérer, une liberté à conquérir!</p> + + +<p>Au milieu de ces réflexions confuses, un nouveau sujet +d'attention attira tous mes regards. Non loin de moi était +assis un gentilhomme de noble façon, et qui paraissait +s'occuper très-peu de ce qui se disait autour de lui. La +figure de cet homme était belle et régulière, sa tête était +couverte de longs cheveux grisonnants, sa physionomie +était calme... Il riait parfois, et son rire était sans pitié; +son âge était tel qu'il eût été impossible de dire s'il était +plus près de la vieillesse que de l'âge mûr, tant il s'était +maintenu habilement dans ce moment fugitif de la vie, +où la jeunesse vous dit adieu avec un air de regret et +de pitié, et vous jette entre les bras inexorables de la +raison.</p> + +<p>J'avais remarqué cet homme à quelques paroles pleines +de sens qui lui étaient échappées. Évidemment c'était un +esprit plein d'expérience et de sagesse; il était l'objet +de l'attention générale; les dames cherchaient dans son +costume riche et décent quelques vestiges des modes +antiques; les hommes le regardaient, les uns avec défiance, +et les autres d'un air incrédule; quelques jeunes +gens avec un intérêt réel, et comme le seul vieillard qui +fût assez âgé pour être au-dessus d'eux.</p> + +<p>Il se tenait à cette table comme est la statue au <i>Festin +de Pierre</i>, ni mangeant, ni buvant, parlant peu et parlant +bien, sans que personne eût songé à l'inquiéter: il fallait +que ce fût une des habitudes connues de sa vie qu'on ne +voulait pas contrarier.</p> + +<p>Le repas fini, vint le dessert. Les valets couvrirent la +table de fruits et de fleurs, de temples chinois, de vins +célèbres, de mille inventions faites pour le goût et pour +les yeux. En ce moment où la joie et le bruit accomplissaient +leurs plus rares folies, ces dames, sans y songer, +détachèrent le dernier lacet de leur gorgerette; un repas +français, à cette époque, était composé comme une sonate +allemande, le grave <i>andante</i>, le tendre <i>adagio</i>, et, +pour finir, le vif et rapide <i>rondo</i>, qui met en train la tête +et le cœur: nous étions arrivés au <i>rondo</i>.</p> + +<p>On porta des toasts aux femmes, aux grands hommes, +à la gloire, à la liberté des deux mondes. Vint le tour de +Mirabeau. Mirabeau ne porta pas de santé politique.—À +la santé de notre aïeul toujours jeune... À la santé du +plus aimable et du plus âgé vieillard de l'univers (jeunes +femmes, méfiez-vous de lui); messieurs et mesdames,... +à la santé du comte de Saint-Germain!</p> + +<p>Le toast fut accepté avec transport. Tous les verres se +levèrent légèrement couronnés d'un pétillement joyeux, +le choc sonna doucement; au-dessous de ces bras tendus, +M. de Saint-Germain relevait la tête, souriant et rendant +mille grâces aux convives.</p> + +<p>—Il faut nous rendre notre toast, monsieur le comte, +dit Mirabeau; nous y tenons d'autant, qu'on nous a dit +que vous ne buviez jamais.</p> + +<p>—Qu'on me donne un verre, dit le comte.</p> + +<p>—Voilà le verre de Clary, monsieur, répondit Mirabeau; +buvez et dites-moi: grand merci! Vous êtes le +seul, monsieur le comte, à qui je voudrais accorder cette +faveur. Mais vous, sage vieillard, vous ne distingueriez +pas sur ce verre enchanté la place heureuse où toucha +cette lèvre amoureuse... Ainsi buvez sans peur dans le +verre où buvait ma belle Clary.</p> + +<p>M. de Saint-Germain prit le verre qu'on lui offrait, et +d'une voix légèrement tremblante: À la santé, dit-il, +des républiques à venir! à votre santé, Clary, qui avez +dompté le lion, je bois à vous aussi! On buvait à Cléopâtre +quand on disait à Antoine: <i>Je bois à toi!</i></p> + +<p>Quand il eut bu, le bonheur se peignit sur son visage; +on eût dit qu'il retrouvait une sensation de bonheur +oubliée depuis longtemps, même il parut tout à coup +rajeuni.—Mais pourquoi à la santé des républiques, +monsieur le comte? pourquoi, je vous prie, à la santé +d'Antoine et de Cléopâtre? s'écria Mirabeau.</p> + +<p>Le comte reprit:</p> + +<p>—C'est qu'à présent c'est au tour des monarchies à +mourir. J'ai vu tant de républiques tomber: la Grèce +expirée, est assez semblable à la fleur qui se fane au soleil. +J'ai vu mourir la république romaine... au milieu d'une +fête nocturne, en présence des rhéteurs, des sceptiques, +des philosophes, des athées et des femmes, +les plus charmantes, un soir d'orgie, une nuit de fête, +au milieu de la dégradation universelle. Voilà pourquoi, +me souvenant de toutes ces choses, j'ai bu à la santé des +républiques à venir, comme autrefois j'avais porté la +santé des monarchies. Quant à Cléopâtre... il me souvenait +que c'est moi qui ai bu le reste de sa coupe insolente: +eh! croyez-moi, cent fois je préfère à ce vinaigre +où disparut la perle orientale, le beau verre effleuré par +ces lèvres roses, et le reste de ce bon vin d'Aï.</p> + +<p>—Vous avez donc connu Cléopâtre? demanda Mirabeau.</p> + +<p>—Je l'ai connue, et beaucoup: c'était une toute petite +femme, mince et frêle, du corsage le plus élégant, aux +yeux noirs et langoureux, à la peau brune et douce; le +plus aimable contraste qui se pût voir avec ce robuste, ce +gros et jovial soldat qu'on appelait Antoine, l'homme le +plus amoureux et le plus brave de la république, et qui +fut vaincu par un lâche. Mais ce serait une longue histoire +à vous raconter.</p> + +<p>—Contez-nous cette histoire, je vous prie, dit Mirabeau, +contez-nous-la. J'aime ces temps de luxe et de +misère, ces époques fatales où l'humanité, arrivée au plus +haut progrès, ne peut plus que reculer, passant par le +vice afin d'arriver plus vite à l'esclavage, s'étourdissant de +ses propres éléments, oubliant les vrais principes, et se +faisant folle, de gaieté de cœur, pour être dispensée de +toute peur et de toute prévoyance. Parlez-nous de ces +temps que vous avez vus, de ces hommes que vous avez +connus; parlez-nous de Cléopâtre: et toi, Clary, appuie +ta tête sur le sein de ton Antoine, mon disciple bien aimé.</p> + +<p>Alors, sans viser à l'effet, très-simplement, et comme +s'il eût raconté une histoire de tous les jours, le fameux +comte de Saint-Germain:</p> + +<p>—C'est l'heure ou jamais, messieurs, nous dit-il, de +nous rappeler en quel état misérable était ce bas-monde, +à l'heure où Jules César, habile et dément continuateur +de Sylla, eut enseigné, une dernière fois, au Capitole +humilié, que désormais Rome elle-même était une esclave +et que le Capitole avait un maître. O l'abominable et +douloureuse leçon! Elle attend, inévitablement toutes les +grandes choses dont la chute est d'autant plus cruelle et +complète qu'elles tombent de plus haut! La leçon profita +surtout à trois hommes: Octave, un lâche habile, Antoine, +un brave idiot, Lépide, un caprice du hasard; ces +trois hommes furent un instant les trois colonnes sur lesquelles +reposait l'univers; mais lorsque Lépide eut été +jeté de côté comme un paradoxe qui a fait son temps, +il arriva qu'entre Octave et Marc-Antoine le débat fut long +et disputé. Le monde alors se partagea entre ces deux +maîtres, prêt à battre des mains au vainqueur; et, comme +à ce monde, abandonné aux plus tristes hasards, il fallait +à toute force une occupation puissante qui pût remplacer +la liberté à laquelle il renonçait, on se rejeta dans les +théories philosophiques, dans les doctrines du bien et du +mal; tantôt le spiritualisme, et plus souvent la sensation; +aujourd'hui l'Académie et demain le Portique. Mais ces +graves questions avaient été débattues dans la Grèce avec +un éclat impérissable; elles avaient déjà assisté à la décadence +de cette république enchantée; elles avaient été +embellies par ce langage ingénieux et cadencé que Platon +avait apporté du ciel. Aussi fut-ce un vain effort quand +l'oisiveté romaine voulut aller sur les brisées de l'oisiveté +athénienne; elle se perdit dans ce dédale éloquent dont +l'éloquence seule a trouvé les détours; Cicéron lui-même +les dénatura dans sa maison de <i>Tusculum</i>. En dernier résultat, +loin d'avancer, la morale fit un pas rétrograde; +elle prit un masque, comme dans les histoires de Salluste. +Ainsi, pour la vertu, elle s'en tint à la définition du +dernier Brutus.</p> + +<p>J'ignore, si l'esprit humain à cet instant périlleux n'eût +pas eu d'autre débouché, à quels excès il se fût porté. +Peut-être bien que, faute de mieux, Rome se fût mise encore +à faire de la liberté, bien qu'à ce métier elle se fût +fatiguée et perdue. Heureusement qu'elle fit de la politique, +ce qui n'est pas la même chose. Alors mille recherches +furent entreprises sur le génie et l'avenir des nations, +sur l'excellence des gouvernements, sur les meilleures +lois de l'avenir. C'est ainsi que mon ami Thomas Morus, +malgré mes conseils et mes prières, écrivait l'<i>Oceana</i> sous +le règne de Henri VIII, et se dépouillait de son habit de +chancelier d'Angleterre pour monter à l'échafaud. La politique +était donc la principale occupation du monde romain +pendant qu'Octave et Marc-Antoine, tantôt unis, +tantôt séparés, se battant l'un contre l'autre ou poursuivant +ensemble Cnéius, le fils du grand Pompée, amis inséparables, +ennemis jurés, réunis ensuite par l'hymen +d'Octavie, la sœur d'Auguste, dont la touchante beauté et +les vertus simples et modestes auraient dû enchaîner ce +soldat mal élevé, méditaient chacun de son côté l'asservissement +de l'univers.</p> + +<p>Pour moi, insouciant voyageur dans ce monde ainsi divisé, +moi qui, en fin de compte, n'appartenais à aucun +parti, j'avais cependant suivi Octave en Orient, parce que +l'Orient devait être le théâtre de ces grands débats... Jamais +dans vos livres, jamais dans vos extases de jeunesse, +et dans vos plus beaux jours de gloire, à l'heure où vos +dômes étincelants et chargés de drapeaux resplendissaient +sous les feux du soleil, vous n'avez vu, vous +n'avez imaginé rien de comparable à l'Alexandrie de +Cléopâtre. Figurez-vous l'Italie en sa force, la Grèce +aux formes riantes, l'Orient et sa richesse, enfin ce que +la république a de grandeur, ce que la royauté a de grâce +et de majesté, deux mondes confondus sur un seul point; +à la tête du premier monde Antoine, l'ami de César, son +lieutenant dans ses conquêtes, accompagné de ses vieilles +cohortes, géant au cœur de lion, au sourire de jeune +homme; à la tête de l'autre monde arrivait Cléopâtre, entourée +encore de l'amour de César, reine à la tête de jeune +fille, aux blanches mains, à la démarche de déesse, montée +sur un vaisseau d'ivoire et d'or aux cordages de soie, aux +voiles de pourpre; et tant de jardins, de palais suspendus +au-dessus de ces deux puissances, vous aurez à peine une +idée approchante de la splendeur et de la beauté d'Alexandrie.</p> + +<p>Hélas! dans cette ville même la politique nous avait +suivis. Incurable maladie des nations oisives et fatiguées, +la politique était partout, dans le palais du proconsul et +sous la tente du soldat, en Orient, en Occident, dans les +maisons mêmes. Les Romains de la république se trouvant +en présence d'une reine affable et pleine d'attraits, +les sujets de Cléopâtre, au contraire, appelés à considérer +de plus près la bonhomie guerrière d'Antoine, il se fit que +chez les républicains survint un grand amour de monarchie; +et que les sujets du trône furent envahis d'un grand +désir de république. Cela ne prouvait qu'une chose, à savoir +que des deux côtés, reine ou empereur, chacun dissimulait, +chacun se faisait meilleur que de coutume, uniquement +par envie de plaire, car ni l'un ni l'autre n'avait +besoin de descendre à flatter le peuple: ils s'en souciaient +fort peu, j'imagine; et lorsque la reine souriait aux cohortes, +elle souriait à leur général; le général, de son +côté, faisait sa cour à Cléopâtre en parlant aux sujets de +la reine; c'était toujours la même déception, ce qui n'empêchait +pas en théorie que le principe ne restât pur et à +l'abri de toute atteinte; il ne s'agissait que de savoir à qui +resterait l'empire. À ce sujet je me pris de grande dispute +avec un stoïcien du vieux système, imbu des doctrines +sévères de son école. Il se nommait Scaurus; il était +le frère d'un des partisans d'Antoine, mais sa conscience, +qui lui défendait de fréquenter un courtisan, les avait séparés +depuis longtemps. C'était, à tout prendre, un homme +d'une pensée énergique et d'un beau langage. Cependant +il est demeuré sans nom, parce qu'il est donné à peu de +philosophes de se faire un nom durable. Il avait quatre-vingt-dix +ans, lorsque je lui fermai les yeux dans la délicieuse +maison de Campanie que lui avait laissée son frère +en mourant: je le vois encore, orné d'une longue barbe +noire et se promenant à grands pas sous les portiques en +récitant tout ce qu'il avait ajouté à la République de Platon, +tout ce qu'il savait du même traité de Cicéron, que +le temps a fait disparaître et que peut-être un jour je retrouverai +dans mes papiers; sans compter qu'il avait toujours +présentes les belles pages d'Aristote contre la tyrannie, +et en particulier <i>contre ces hommes sortis de la +classe des démagogues, forts de la confiance du peuple à +force d'avoir calomnié les hommes puissants</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Ainsi armé, +et m'écrasant de l'exemple de Philon à Argos, de Phalaris +dans l'Ionie, de Pisistrate à Athènes, de Denys à Syracuse, +mon stoïcien sortait souvent vainqueur dans nos disputes +de chaque jour; car pour moi, peu jaloux de m'appuyer +d'exemples passés et de rappeler ces grandes monarchies +si admirablement constituées qui avaient fourni à Alexandre +le modèle de la sienne, je me retranchais dans la discussion +du principe, dont je vous ferai grâce parce que, +tout grands politiques que vous êtes, je vous ennuierais +mortellement.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Aristote, <i>de la Politique</i>.</p></div> + +<p>Nous étions donc toujours en discussion, Scaurus et +moi; et, comme j'avais apporté tout mon sang-froid dans +cette dispute et que j'attendais avec patience quelque bon +argument bien décisif en faveur de la royauté, je me repaissais +à loisir des belles et grandes rêveries du philosophe. +Cette belle imagination prenait toutes les formes, +parcourait tous les sentiers, passait en revue toutes les +opinions: tantôt, comme Bias, elle définissait la <i>république</i> +un respect pour les lois, égal à la terreur des tyrans; ou +bien, comme Thalès, un nombre égal de riches et de pauvres; +d'autres fois, avec Pittacus, elle appelait de tous ses +vœux un État où les scélérats seraient exclus de la magistrature; +enfin, avec Chilon, elle chassait les orateurs de +la tribune pour ne laisser régner que la raison. Vous ne +sauriez croire avec quel ravissement j'écoutais ces rêveries +touchantes; car, autant les théories politiques sont à +redouter parmi la foule ignorante et grossière, autant ces +mêmes théories sont intéressantes dans la bouche d'un +sage.</p> + +<p>Une nuit où tout reposait, excepté nous et les sentinelles +des deux camps, dont les lances au fer éblouissant renvoyaient +au loin les pâles rayons de la lune d'avril, assise +sur son trône d'argent, nous nous promenions, mon philosophe +et moi, dans les murs silencieux d'Alexandrie, +sous ces portiques de marbre blanc, au milieu de ces fontaines +qui ne se taisaient ni jour ni nuit, et comme dominés +par le fleuve aux flots d'argent où se balançait +mollement la galère de Cléopâtre. Nous nous taisions. Ce +silence qui succédait à tant de tumulte n'était pas sans +charmes; nous poursuivîmes notre route jusqu'à ce que +nous fussions arrivés au palais de la reine. C'était un vaste +et élégant édifice entouré et défendu de toutes parts, il +s'appuyait sur cette même tour au sommet de laquelle +Antoine fut enlevé, frappé d'un coup mortel. Tout était +silencieux dans le palais; pas une lumière qui indiquât un +de ces festins somptueux dont chaque toast était annoncé +à la ville par des fanfares, comme s'il se fût agi d'un triomphe; +une nuit de paix et de calme, au temps de Ptolémée, +une de ces nuits silencieuses comme si César, enveloppé +dans l'ombre, et se cachant à tous les regards par un dernier +respect pour le sénat et le peuple romain, eût dû venir +le soir même et sans bruit visiter cette voluptueuse +reine d'Asie adorée entre tous les amours.</p> + +<p>Cette nuit sans orgie et silencieuse nous surprit quelque +peu; nous étions encore à chercher en quels lieux se divertissait +l'empereur, lorsqu'à l'angle du palais nous aperçûmes +une petite porte... un mystère, qui s'ouvrit lentement. +Bientôt un esclave en sortit; il referma la porte avec +précaution, après quoi il se dirigea vers la ville où tout +dormait. Il portait sur ses épaules un tapis de Perse aux +couleurs sombres, et roulé avec soin. Nous fûmes curieux +de savoir à qui ce tapis pouvait s'adresser; peut-être était-ce +un présent que la reine envoyait à quelque capitaine +romain. Nous suivîmes donc, presque sans le vouloir, le +tapis et l'esclave: ils entrèrent d'abord chez un devin célèbre +par ses prédictions et son inflexible avenir.</p> + +<p>—Vous verrez, me dit Scaurus, qu'il s'agit de quelque +enchantement, d'un philtre amoureux sans doute.</p> + +<p>Ainsi parlant, il levait les épaules, comme un homme +qui ne croit ni aux astres ni à leur influence ici-bas.</p> + +<p>Bientôt l'esclave et le tapis reparurent, et nous les vîmes +entrer dans la tente d'Énobarbus. Énobarbus était l'intime +d'Antoine, un glouton et jovial compagnon de ses guerres +et de ses plaisirs.</p> + +<p>—Par Jupiter! m'écriai-je, mes pressentiments ne +m'auront pas trompé: Énobarbus aura ce beau tapis.</p> + +<p>Mais le tapis et l'esclave reparurent quelque temps +après, et ils se dirigèrent dans un quartier tout opposé, +chez Mécènes, le favori d'Auguste. Caché dans Alexandrie, +il méditait en secret la ruine d'Antoine. Mécènes n'était +pas encore ce que je l'ai vu depuis, gros, gras et lourd, +tout parfumé des louanges d'Horace et des apothéoses de +Virgile: il était tout simplement un diplomate à la main +blanche, avec le bout de l'oreille déjà rouge, et d'un embonpoint +très-décent qui, de nos jours, n'eût pas outrepassé +les bornes d'un fauteuil de conseiller d'État.</p> + +<p>—Je n'y comprends plus rien, dis-je à mon compagnon, +et vous?</p> + +<p>—Moi non plus, reprit-il. Ce sont de trop grands seigneurs +pour conspirer par l'entremise inoffensive d'un vil +eunuque. Quant au tapis, à quoi peut-il servir? Je l'ignore, +mais, foi de philosophe! on donnerait vingt tapis comme +celui-là pour le savoir.</p> + +<p>—Nous le saurons peut-être, lui répondis-je; il ne +s'agit que d'attendre.</p> + +<p>En effet, nous attendîmes beaucoup plus longtemps à la +porte de Mécènes qu'à celle d'Énobarbus. À la fin le tapis +se montra de nouveau, et ce ne fut pas sans surprise +qu'au détour du môle de Césarion nous le vîmes entrer, +devinez où? À la caserne même des gardes prétoriennes. +C'étaient d'anciennes troupes de César, les premiers vainqueurs +de l'Égypte, les mêmes qui avaient imaginé de +frapper au visage ses jeunes et beaux guerriers plus +jaloux de sauver leur beauté que leur vie elle-même. +Nous fûmes sur le point de renoncer à la recherche +de cette énigme.—À qui donc en veut cet esclave? et +que veut-il? où va-t-il?—La caserne le retint longtemps. +Quand il en sortit, plusieurs soldats le suivirent jusque +sur le seuil et baisèrent avec respect la pourpre tyrienne; +à la clarté des flambeaux nous apercevions la couleur +douteuse du mystérieux tapis.</p> + +<p>—Vous m'avouerez, me disait tout bas mon stoïcien, +que voilà un singulier messager: généraux et soldats, la +tente du diplomate et la simple caserne, tout lui convient; +il se glisse et partout avec la même sécurité... Et, si je +ne me trompe, le voilà qui entre dans le palais d'Antoine, +aussi facilement qu'un Athénien entrerait à l'Académie,</p> + +<p>En effet, au milieu de mille acclamations bruyantes, le +mystérieux tapis fut introduit dans le palais. Le palais du +général éclatait de mille feux; échauffés par le vin, les +convives, Africains ou Romains, esclaves parvenus ou nobles +descendant de familles patriciennes, se livraient à +cette gaieté bruyante qui plaisait si fort à l'empereur. Savant +dans les voluptés de l'Asie, on avait vu Marc-Antoine +donner une ville pour un bon plat de poisson, honorer +son cuisinier à l'égal d'un homme de guerre; et même +ce soir-là le festin était plus somptueux que jamais, car +on parlait dans le public d'un défi entre Antoine et Cléopâtre, +d'une lutte inouïe entre ces deux puissances, d'un +triomphe ineffable de volupté qu'il s'agissait de remporter. +L'arrivée de l'esclave au tapis de pourpre fut donc +brillante et animée; à ce moment le banquet recommença +de plus belle et les flambeaux jetèrent une clarté +plus vive. Pour nous, assis à la porte du palais, et sans +nous communiquer nos doutes, nous nous livrions à +mille pensers divers.—L'âme de Scaurus était en souffrance +et sa sévère indignation ne pouvait se contenir à +l'aspect de ce Romain qui se jouait d'un monde et qui +aurait donné le Capitole pour une nuit de plaisir. Moi, +en homme habile et prudent, que rien ne saurait étonner, +je trouvais plaisante cette destinée de la vieille Rome qui +venait aboutir, en dernier résultat, aux plaisirs d'un débauché +et d'une reine adultère. En vérité, pour celui qui +sait l'histoire et qui la voit de près, c'est une bien misérable +chose, ces empires dont la chute a fait tant de +bruit. Il faut avoir de la pitié de reste pour s'apitoyer sur +ces masses inertes qui s'écroulent, dès qu'elles ne peuvent +plus soutenir leur propre grandeur; un royaume qui +s'écroule est un équilibre perdu, voilà tout. Cependant, +pour celui qui doit survivre à cette énorme chute, c'est +un singulier spectacle: voir tomber un empire et comprendre +combien ridicule est sa chute.—Il obéit désormais, +s'il est favorisé du ciel, à des barbares qui l'envahissent, +ou, moins heureux, il est envahi par quelques +palmiers stériles du désert et par des herbes rampantes, +comme vous pouvez voir les ruines de Thèbes et de Memphis.</p> + +<p>Cependant la nuit s'avançait: les étoiles jetaient un +éclat moins vif, on entendait déjà le bruit naissant d'une +grande ville qui s'éveille à la tâche de chaque jour: le vent +du matin circulait en sifflant dans les voiles du port, et nous +allions nous retirer quand la porte d'Antoine s'ouvrit encore +une fois. Alors nous aperçûmes cette <i>troisième colonne +de l'univers</i> recharger en chancelant, sur les épaules +de son esclave, le tapis mystérieux. À ma grande surprise, +je reconnus dans l'esclave Éros, bon et valeureux +soldat, le même qui devait apprendre à son maître comment +il fallait mourir. Il était facile de voir qu'Éros avait +pris sa part du festin: son pas était mal assuré, et souvent +il s'arrêtait, pour retrouver sa route. Il allait ainsi, +hors de lui, lorsqu'un incident étrange vint ajouter à son +trouble. Nous étions encore en présence du palais d'Antoine: +l'<i>Imperator</i>, entouré de ses courtisans, et chargé +comme eux de la couronne de lierre des banquets, respirait +machinalement l'air frais du matin, tout étonné de +voir se lever l'aurore autrement qu'à la tête d'une +armée. En ce moment se fit entendre une musique... +Elle n'était pas de la terre!... C'étaient des sons doux et +tristes qui n'étaient pas sans charme, et qui n'avaient +rien d'humain. À ce bruit les Romains ôtèrent leurs couronnes; +Éros s'arrêta:</p> + +<p>—Les dieux s'en vont, dit-il; Bacchus nous abandonne! +O dieux! mon maître est mort!</p> + +<p>En même temps de grandes larmes roulaient dans ses +yeux. Je m'approchai de ce brave Éros.</p> + +<p>—Salut, lui dis-je; et que les Heures aux doigts de +rose et toutes les divinités du matin te soient propices!... +Mais il me paraît, Éros, que vous menez une vie assez +pénible, et comment se fait-il qu'à cette heure, après les +libations de la nuit, vous n'êtes pas étendu tout du long +dans le <i>triclynium</i> de votre maître, entre ses deux molosses +bretons, et serrant dans vos bras quelque bonne +esclave sicilienne qu'il vous aura donnée en un moment +de belle humeur?</p> + +<p>—Par Hercule! et c'est bien parler, mon maître! reprit +Éros: m'est avis que je travaille comme un consul, +tandis que je devrais être heureux comme un grand-prêtre.</p> + +<p>Puis levant les yeux vers son tapis avec un air langoureux +et sentimental, qu'il avait puisé dans une vieille amphore +de vin de Chypre;</p> + +<p>—Un joli fardeau, disait-il. Que ne suis-je le Grec Anacréon! +je te ferais une petite chanson de dix syllabes, toi +qui es l'arbre sous lequel repose mon maître, dans les +grandes chaleurs de l'été:</p> + +<p>—Quel est donc cet arbuste que tu portes? reprit l'impatient +Scaurus.</p> + +<p>Éros reprit en chantant, sur un air de courtisane:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Un joli arbre, sur ma foi: ses fleurs sont des perles blanches,<br /></span> +<span class="i0">Ses fleurs sont d'or comme la fleur du saule.<br /></span> +<span class="i0">Trop heureux qui peut serrer ce jeune tronc dans les deux mains!<br /></span> +<span class="i0">Trop heureux qui peut embrasser ses racines!<br /></span> +</div></div> + +<p>Je vous demande pardon, mesdames, dit le comte en +s'arrêtant: j'ai honte moi-même de ces vers blancs, qui +me feront prendre pour une traduction de Shakespeare; +mais vous m'excuserez si vous songez sous combien de +révolutions poétiques il m'a fallu courber la tête. Enfant, +j'ai commencé par scander les vers de Sophocle et d'Homère; +homme fait, je me suis occupé de l'alexandrin de +Virgile et des vers saphiques d'Horace; sous le grand +poète Ronsard, je me souviens d'avoir été un des meilleurs +poétiseurs français. À présent votre mode poétique +est trop variable pour que je puisse aussi m'y soumettre. +Pardonnez-moi donc mes vers blancs, s'il vous plaît... +Pardon encore, et je ne sais plus où j'en étais de mon +récit.</p> + +<p>—Vous en étiez à l'esclave, reprit vivement la belle +Clary, penchée à demi sur son amant.</p> + +<p>—Et le chanteur chancelait de plus belle en riant.</p> + +<p>Si tu voulais me confier ton fardeau, Éros, lui dis-je, +je le porterais sans peine et sans peur.</p> + +<p>—C'est un pesant fardeau, disait Éros, que de porter +la Cilicie avec la Cappadoce et le Pont-Euxin, et je ne sais +combien de villes nombreuses...</p> + +<p>—Mais je suis aussi fort que toi, ce me semble, et si, +tu portes tout cela, je pourrai bien le porter moi-même.</p> + +<p>—Aussi fort que moi? disait Éros; c'est impossible! tu +es un homme libre, et j'ai sur toi l'avantage et l'honneur +d'être un esclave.</p> + +<p>Et il poursuivait sa pensée tout en se parlant à soi-même:</p> + +<p>—Un bon esclave est le maître de son maître; et si son +maître est le maître du monde, il est, lui aussi, le maître +absolu du monde; si la fortune sourit à son maître, il +a la plus grande part de ce sourire; et quand la beauté +se rend à son maître, il a encore le droit de s'en féliciter... +Voilà bien la peine d'être libre! reprit-il après un instant +de silence. Tout homme libre que tu es, si tu laissais tomber +ce fardeau, tu serais mort: il y aurait un tremblement +de terre au premier choc, et l'abîme à l'instant s'ouvrirait +pour te dévorer comme Curtius. De ce fardeau il n'y a +que moi qui aie le droit de me jouer; moi seul je pourrais +le laisser cheoir sans mourir, parce que je suis l'esclave +d'Antoine. Aussi bien est-ce pitié lorsque, dans l'antichambre +de mon seigneur, je rencontre des rois timides +et tremblants. Ils se lèvent à mon aspect, et, saisissant +leur couronne à deux mains:—Salut, me disent-ils, salut +au seigneur Éros! vive à jamais le clément Éros!... Et ils +sont heureux de me prendre la main, parce qu'ils savent +que souvent, de la main que voilà, un sceptre peut +tomber.</p> + +<p>Ainsi parlait Éros. Au son emphatique de sa parole on +voyait qu'il était convaincu de sa dignité d'esclave et de +sa supériorité sur les hommes libres. En même temps, +il jouait avec son redoutable fardeau comme un enfant +jouerait avec un hochet, le changeant d'épaule à chaque +instant; après quoi, tout fier de son audace, il me regardait +fièrement pour me défier d'en faire autant.</p> + +<p>—Donne-moi ton fardeau, mon cher Éros, repris-je +encore une fois: tu dois être assez fatigué de l'avoir porté +toute cette nuit!</p> + +<p>Il me le céda sans mot dire; en le chargeant sur mon +épaule, il avait je ne sais quel sourire sardonique qui n'annonçait +rien de bon.</p> + +<p>—Puisque tu veux à toute force emprunter mon fardeau, +le voici. Imprudent! que dirais-tu si ce tapis devenait +tout à coup une jeune lionne prête à te dévorer? Ce +tapis est comme un rosier de l'Égypte: ne remuez pas sa +tête rose et parfumée, vous en verriez sortir un aspic au +noir venin. Rends-moi, homme libre, rends-moi mon +fardeau, car la liberté te sera un méchant bouclier à l'instant +du danger.</p> + +<p>Cependant j'étais décidé à voir la fin de cette étrange +aventure; je ne voulais pas, par une vaine terreur, perdre +le fruit d'une nuit d'attente, et malgré les sinistres +prédictions d'Éros je marchais toujours à ses côtés. D'ailleurs +mon fardeau n'était pas sans charmes: c'était un +poids léger, inoffensif, mais, autant que je pouvais le +comprendre, avec des formes charmantes et cette douce +et pénétrante chaleur qui donnerait des forces au plus +faible. Nous repassâmes devant la caserne.</p> + +<p>—Est-ce là qu'il faut entrer, demandai-je à Éros?</p> + +<p>—Par Apollon! disait Éros, pas à présent: il fait trop +jour, tu ferais reculer le soleil!</p> + +<p>En effet le jour était arrivé; et quand nous fûmes en +présence du palais de la reine nous pûmes le voir distinctement, +enveloppé de la blanche lumière du matin, +comme un cadavre dans un linceul. Arrivés près de la +porte, Éros se retourna vers nous:</p> + +<p>—Il en est temps encore, nous dit-il: rendez-moi mon +fardeau, et vous êtes sauvés.</p> + +<p>—Nous entrerons, Éros, reprit le brave Scaurus, et +nous verrons si tu es assez esclave pour avoir le droit de +sauver des hommes libres.</p> + +<p>Nous entrâmes, en effet. Nous étions seuls. Le vestibule +était de marbre; une savante mosaïque déroulait +à nos pieds mille peintures riantes; le plafond doré +était éclairé par les restes mourants d'une lampe à quatre +becs suspendue à une longue chaîne de bronze. Déjà +nous frappions à une seconde porte, quand Éros eut pitié +de nous:</p> + +<p>—Imprudents! nous dit-il, n'allez pas plus loin! +Vous tomberiez parmi les gardes de la reine et sous les +flèches de ses archers. Il ne tiendrait qu'à moi de vous +punir de m'avoir espionné toute une nuit; mais mon +noble maître Antoine m'a appris qu'il était doux de +pardonner... Écoute, me dit-il d'un ton solennel de +commandement, mets à terre ce tapis, déroule-le doucement, +et tu comprendras, malheureux, à quels périls tu +t'exposais!</p> + +<p>J'obéis; je plaçai mon fardeau par terre, et, prenant +par les deux mains l'extrémité de la pourpre tyrienne, +d'abord j'aperçus une lueur fugitive, une forme idéale +qui se cachait sous ces plis de pourpre, jusqu'à ce +qu'enfin, à l'extrémité même du tapis, je découvris, le +dirai-je? Cléopâtre elle-même, la reine d'Alexandrie, +la maîtresse d'Antoine, endormie et plongée dans une +ivresse léthargique!</p> + +<p>Vous ne seriez guère avancés si, à ce propos, j'avais +besoin de vous prémunir contre tous les mensonges de +l'histoire. On en a fait beaucoup sur Cléopâtre; elle était +petite et mignonne! Elle avait la pétulance et la vivacité +d'une jeune panthère, la peau légèrement brunie, une +voix aigre et colère, un visage d'enfant dédaigneux et +boudeur: telle était la reine. Ainsi elle parcourait les rues +de sa capitale, à l'abri de ce tapis complaisant.</p> + +<p>Toutefois ce fut un étrange spectacle, pour nous surtout, +qui n'avions aperçu cette grande puissance de +l'Orient qu'à travers les pompes de la cour et les apprêts +minutieux de sa coquetterie insatiable, de la voir étendue +à nos pieds, ivre-morte et dans un désordre à ce point complet, +que vous l'eussiez prise pour une bacchante en un +jour d'orgie, oubliée par les satyres au coin d'un bois. Elle +était là immobile et pâle comme la lumière qui frappait +sur son pâle visage; ses cheveux étaient en désordre, +elle était à peine vêtue; il eût été difficile de reconnaître +à ces yeux égarés, à cette bouche entr'ouverte, +l'ancienne amante de César, la jeune et belle reine assise +sur le trône d'Orient; d'autant plus qu'avant cette ivresse +nous nous souvenions d'un souvenir invincible de ses +visites multipliées, autre part qu'au palais d'Antoine.</p> + +<p>Et voilà l'affligeant spectacle qui frappa nos regards. +Pour moi, j'en fus consterné. Je me suis toujours senti un +grand faible pour le pouvoir dans les mains des femmes; +quand la loi salique fut promulguée je fus chassé du +conseil des vieux barons, pour m'y être opposé trop vivement.—Éros +jouissait de ma consternation, il l'attribuait +à la peur.</p> + +<p>Il n'en était pas ainsi de mon compagnon: perdu toute +la nuit dans ses belles rêveries de grandeur et de majesté +populaires, il venait de trouver, tout à coup, un terrible +argument en faveur de son amour pour la république.</p> + +<p>—Donc vois-tu, me dit-il en s'approchant près de la +reine étendue, et vois-tu ce corps inanimé, cette âme +anéantie, et ce gracieux sourire effrayant par son immobilité +même? vois-tu cette ivresse profonde, et ces traces +hideuses d'une débauche nocturne? Eh bien! tout ceci, +c'est pourtant la royauté!</p> + +<p>Sans répondre à cet accent terrible, je me mis à baisser +la toge de la reine, à l'arranger elle-même dans +une position plus décente; je réparai de mon mieux le +désordre de sa toilette. Il était complet. Bien plus, +je remarquai que, dans le vagabondage de sa nuit, la +reine avait perdu une des perles qu'elle portait à ses +oreilles, aux grands jours, En effet, l'oreille droite était +nue, tandis qu'à l'autre oreille était suspendue encore la +seconde merveille de l'Orient. La Reine tenait dans ses +mains une large pancarte: il s'agissait de plusieurs +royaumes que lui avait donnés Antoine pendant la nuit. +Je m'emparai à mon tour de cet argument sans réplique:</p> + +<p>—Cet homme idiot qui paie avec des villes et des +populations entières une palpitation d'un instant, cet +amant fougueux qui donne à sa maîtresse des milliers +d'hommes pour un baiser, ce terrible empereur qui joue +la vie et les destinées de Rome sur un sourire, cet époux +de la jeune et timide Octavie, qui vit en plein jour avec +une prostituée, cet homme enfin dont les esclaves sont +salués à genoux par les rois, voilà pourtant la république, +Scaurus! Oserais-tu la préférer à la royauté?</p> + +<p>Ici se termina notre dispute. Éros, dont l'ivresse se +dissipait, comprit enfin son imprudence. Il replia la reine +endormie en son manteau, il nous fit sortir en toute hâte +du palais, referma la porte, et tout finit.</p> + +<p>—Voilà, mesdames, comment se termina cette discussion +politique. Elle eut le sort de toutes les questions qui +s'agitent dans ce monde; après bien des explications, +bien des clameurs, bien des sophismes, et quelquefois de +grosses et interminables injures, chacun reste obstinément +dans son opinion; misérable et triste penchant de +notre espèce, qui des choses humaines n'aperçoit jamais +qu'un seul côté.</p> + +<p>Ainsi parla le vénérable comte de Saint-Germain. +Malgré soi, telle était la vivacité, telle était la conviction +de sa parole, que l'on assistait à ces fêtes qu'il racontait +en témoin oculaire, irrésistible. On le voyait, on l'entendait, +on le suivait au milieu de ces parfums, de ces +femmes, de ces jeunes esclaves; on retrouvait dans son +discours comme un souvenir de cette langue ionienne +qui, après avoir traversé l'Italie, s'est retrempée dans la +bouche des conquérants. C'était alors, en Orient, comme +en France avant la révolution de 1789. Le sophisme et le +plaisir débordent de toutes parts dans la terre des Pharaons +et des Pyramides; le vieil Orient lui-même est +soumis à une décomposition sociale. Cela commence et +finit par des femmes et des débauches, comme dans le +Paris de Louis XV.</p> + +<p>Voilà comment l'histoire de Cléopâtre nous fut racontée, +et j'ai vu rarement une plus noble attitude que celle du +comte de Saint-Germain, quand, arrivé à la fin de son récit, +à cinq heures du matin, par la ville d'Alexandrie, +et l'aurore étincelante dans le ciel lacté, entre deux brises +froides et sonores, et la galère d'ivoire aux voiles de pourpre +se balançant dans le fleuve, on entendit dans les airs +cette musique plaintive annonçant aux mortels la fuite +des Dieux qui s'en vont!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h1>TROISIÈME PARTIE</h1> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE I</h2> + + +<p>Quand tout fut dit, chanté, déclamé, nos convives des +deux sexes, répandus dans les petits salons frémissants +de toutes les gaietés de l'orgie, appelèrent le jeu à leur +aide, et Mirabeau ne fut pas le dernier à ces tables qui +furent bientôt couvertes de louis d'or. Si Mirabeau n'était +pas un joueur d'habitude, à peine il en avait senti le premier +aiguillon, il obéissait à cette passion si vite éveillée; +il en était du jeu comme de l'amour, comme de la colère, +et de tous les transports de cette âme en plein délire, +une fois lancé, on ne savait plus où il s'arrêtait.</p> + +<p>Mirabeau, était superbe, une carte à la main; il n'eût +pas tenu, d'une façon plus magistrale, la carte même de +l'Europe à dépecer, et je ne saurais dire, au milieu des +pertes les plus acharnées, l'orgueil et le sang-froid de ce +joueur admirable. Ah oui! l'or glissait dans ses mains +avec une effrayante rapidité, et sa figure restait calme et +tranquille; une fortune était étalée au hasard sur le tapis; +vous auriez dit, à voir cet homme écouter une plaisanterie +et la rendre à qui de droit, qu'il jouait la fortune +de son voisin... à vrai dire aussi, ces derniers seigneurs +étaient de beaux joueurs. À peine échappés à la tutelle +importune de leurs pères, qui n'avaient pas été plus sages +qu'eux, ces jeunes gens jouaient sur une carte ou sur un +dé leur fortune et leur avenir; ils auraient joué jusqu'au +nom de leur père qu'ils avaient souillé, et dont leurs maîtresses +elles-mêmes ne voulaient plus.</p> + +<p>Rien qu'à les voir les uns et les autres, obéissant au hasard, +le plus aveugle et le plus triste de tous les dieux, +vous eussiez compris que la fin du monde était proche; +ils jouaient sans peine et sans peur, le gain leur arrachait +à peine un sourire, et la perte à peine un cri de détresse! +Évidemment, ils pressentaient que d'autres émotions, +cette fois plus terribles, les attendaient au sortir de ces +repaires; ils pressentaient les supplices, ils devinaient +l'échafaud.</p> + +<p>Ils comprenaient confusément que cette société faite +ainsi ne pouvait pas vivre, et ils se hâtaient de <i>dévorer</i> ces +derniers jours de fortune et d'autorité. Mirabeau, calme +et bonhomme au milieu de ce jeu funeste, était inaccessible +à toute émotion vulgaire. Il causait, il riait, il souriait +à sa maîtresse; il racontait les histoires qu'il avait +apprises chez la belle madame Lejay, son amie, ou bien, +un crayon à la main, il écrivait sur une carte déchirée +les principaux passages de son discours du lendemain. Il +aimait le jeu pour le bonheur même de jouer, non pour +le gain, entassant l'or devant soi sans méthode et sans +calcul quand il était en veine, et le rendant sans se plaindre +aussitôt que la chance avait tourné. En même temps, +qu'il gagnât ou qu'il perdît, le premier venu avait droit +de puiser au monceau: la bourse de Mirabeau riche était +ouverte; on lui pouvait emprunter la moitié de sa réserve, +ou bien il la donnait tout entière. À son tour, s'il +était décavé, il puisait dans toutes les bourses, sans se +rappeler, le lendemain, à quelle bourse il avait puisé.</p> + +<p>Admirable instinct de cet homme excellent! Il avait tout +oublié de sa vie et de ses douleurs d'autrefois, sinon +qu'il avait contracté des dettes éternelles dont il devait se +souvenir toujours, à propos de l'infortune, à propos de +la prodigalité la plus folle, à propos des plus étranges +folies. Il fut ainsi toute sa vie, accordant toutes choses et +prodiguant tout ce qu'il possédait au premier venu, puis +se faisant des créanciers de tous les hommes qui lui tendaient +la main. J'avoue aussi que Mirabeau, jetant au hasard +sa fortune et celle de ses amis, m'étonna d'abord, et +qu'il me rendit jaloux ensuite. Nous étions alors dans un +siècle de moralistes à la façon de Sénèque. On discutait +beaucoup sur la tempérance et sur la charité, sur toutes +les vertus qui n'étaient plus en usage; on attaquait sans +réserve et sans pitié la passion du jeu, on la représentait +sous d'atroces couleurs; on montrait sur la scène un +joueur appelé Beverley, au moment où ce malheureux +va poignarder son enfant; bref, le jeu était à l'index presque +autant que la religion chrétienne, et par esprit de +contradiction je me sentis intéressé à ces ruines du roi de +carreau et du valet de cœur presque autant que si j'eusse +rencontré sur les autels renversés de Port Royal des +Champs, un des solitaires de la vallée de Chevreuse, +M. Lemaistre ou M. Arnauld.</p> + +<p>J'ai toujours eu, Dieu merci, assez de bon sens pour +prendre en grand mépris les déclamations toutes faites, +et j'en suis fâché pour messieurs les moralistes, le grand +Jeu ne sera jamais la passion des lâches ou des stupides. +Dans cette dernière moitié d'un grand siècle, la France, +l'Angleterre et la Russie, ont été gouvernées par des +joueurs.</p> + +<p>Singulier empire des âmes fortes qui cherchent le danger; +elles font de leurs moindres divertissements une +occasion de courage et placent, de préférence, le théâtre +de leurs plaisirs sur les bords glissants d'un abîme où +elles sont toujours sûres de tomber.</p> + +<p>Cependant le jeu s'animait de plus en plus; les tout +nouveaux jeunes gens succombaient sous le poids de ces +émotions trop sévères pour leur inexpérience; les femmes +s'abandonnaient à cette volupté de l'or, oublieuses de +tout le reste, et même de leur grâce et de leur beauté. +Mirabeau avait l'air d'être le dieu de ce silence et de ces +transports inarticulés; il fallait toute cette âme en peine +pour suffire aux accidents de cette nuit. La nuit était déjà +passée, il avait vu le bal, il avait traversé les vapeurs enivrantes +du festin, à présent il jouait, dans une heure il +devait parler à la tribune... attendu par le monde, attentif +aux moindres accents de cette voix où grondait le tonnerre... +il oubliait l'heure, il oubliait la tribune, il oubliait +au jeu, sa maîtresse elle-même... Il allait à la dérive, à +l'abandon de l'heure présente, heureux de son vice accompli, +et ne pensant guère, aux ambitions, aux rêves, aux +folies, aux gouvernements, aux intrigues qui l'attendaient +sur le seuil de sa porte, à son retour!</p> + +<p>Hommes et femmes autour de lui succombaient à la fatigue, +au sommeil; moi-même fatigué de choses extraordinaires, +je me disais, voyant l'assemblée à bout de +tant d'émotions si diverses: Jamais je ne retrouverai, non, +jamais, réunis sur un seul point, tant de mœurs incroyables, +tant de puissances irrégulières et d'aventures +inouïes, et comme si je n'en voulais rien perdre, je me +tenais à la porte extérieure de cette maison, je voyais +s'avancer une à une, toutes ces apparitions formidables +ou gracieuses de cette nuit de fête et d'illusion de toute +espèce. Alors Mirabeau, mon fantôme, accompagna galamment +la charmante femme qu'il avait amenée, il la +remit dans sa voiture en lui disant: Au revoir!</p> + +<p>Lui-même il monta dans un carrosse qui l'attendait; +j'entendis son laquais crier au cocher: «En toute hâte, +à Versailles!» Le cocher partit pour Versailles; et moi, +honteux du repos que j'allais prendre.—À Versailles! +m'écriai-je à mon tour, à Versailles! Je voulais voir enfin +ce qu'on appelle une tribune populaire à la cour d'un roi +de France, un orateur au XVIII<sup>e</sup> siècle, enfin quel était +ce phénomène, et cet excès en toute chose appelé Mirabeau!</p> + +<p>Nous partîmes. On allait vite alors, sur ce chemin des +révolutions et des tempêtes, et même avant Mirabeau; +j'entrai dans cette assemblée unique au monde, où furent +débattues, pour la première fois, les destinées nouvelles +de la France. En ce moment, déjà la noblesse et le clergé +ne formaient plus qu'un seul et même corps avec les représentants +de la bourgeoisie. À peine entré dans cette +salle, je compris l'égalité ou plutôt je compris que les +priviléges étaient déplacés, qu'ils avaient passé de la noblesse +au peuple, du clergé au peuple, du roi au peuple, +car le peuple était roi en ce lieu des changements; les +simples habits de la bourgeoisie éclataient de plus de +majesté que toutes les broderies de l'armée et de la cour. +Du reste, rien ne ressemblait là à ce que je m'étais figuré +des assemblées, des tribunes et des orateurs antiques. +Chacun parlant à haute voix, chaque dispute interrompue +et reprise avec une ardeur ineffable, les préjugés se +heurtaient contre les préjugés, les priviléges contre les +priviléges; c'était un informe et furieux chaos de vieux +noms et de noms nouveaux, de vieux et de jeunes principes; +tous les éléments d'ordre public et de discordes +éternelles étaient là, mélangés, pressés, heurtés. Dans ce +tumulte organisé comme une force irrésistible, on copiait +pêle-mêle, au hasard, sans choix et sans plan, tout ce +qu'on savait du sénat romain, des parlements anglais, des +lits de justice de la vieille France, et tout ce mélange allait +au hasard, sans méthode, et par je ne sais quelle inspiration +de révolte, que l'on ne saurait imaginer.</p> + +<p>Certes, vous eussiez dit, à voir tant de frivolité unie à +tant de sang-froid... un vrai joueur qui pour se dépiquer +de sa perte, finit par jouer sa fortune et sa vie. Aussi, +malheur à ceux qui perdent: ils se troublent, ils hésitent, +ils tiennent le cornet fatal d'une tremblante main; ils perdent +toujours, on dirait que les dés sont pipés; cependant +le peuple, heureux joueur, gagne et gagne encore, +et la revanche et la revanche; il joue autant qu'on veut +qu'il joue, et plus qu'il ne peut perdre; il accepte avec +rage tous les paris, il se fie à toutes les chances, il gagne... +et chose étrange, lui seul, en commençant la partie, +a joué sérieusement; lui seul il a pensé qu'il y allait d'un +immense hasard; lui seul a gardé son sang-froid, arrivant +tête nue à l'assemblée, en vrai polisson qui n'est pas invité, +attendant à la porte, et par un temps d'orage, qu'il +plaise à l'huissier royal d'ouvrir cette porte, et se baissant +pour y entrer en mettant le genou en terre aux pieds du +trône! Il fallait bien qu'il eût une envie extrême de tenter +la fortune, ce joueur nu et dépouillé, qui passe humblement +par tant d'humiliations, pour venir hasarder, sur +quelques paroles, à une tribune qui n'existait pas, le pauvre +rien qui lui reste, et pour tenir tête à ces violents +joueurs des salons de Marly!... Il n'avait cependant qu'une +mise à perdre en commençant; cette mise perdue, aussitôt +tout était perdu... Le maître des cérémonies entrait +dans la salle, et renvoyait les joueurs malheureux.</p> + +<p>À cette lutte immense où la liberté de ce peuple était +en jeu, un homme se rencontra dans la foule de ces nobles, +qui accepta les dés plébéiens; il se fit peuple au moment +où la chance allait tourner; il se livra en aveugle à +cette chance plutôt qu'il ne la dirigea; poussé par un instinct +sublime il devina dans cette décomposition sociale, +qui faisait justice de tous les despotismes, à quelle borne +fatale on devait s'arrêter! Incroyable vertu par laquelle +cet homme, intelligent d'une situation si nouvelle se +trouva, tout à coup, brave et vertueux, comme on entend +la bravoure et la vertu dans les républiques, orateur +plus que Démosthène et plus que Cicéron, et dépassant, +de toute la hauteur d'un front olympien, tout ce +que l'imagination antique avait rêvé d'un orateur!</p> + +<p>Tout ce qu'on voyait en ce lieu était son ouvrage; +les lois enfantées, les lois à naître, la nouvelle politique +appartenaient à cette éloquence. Ah! le vif plaisir, +écouter l'écho qui répétait son ardente parole, admirer +les visages où se reflétait son mâle courage, assister à ce +pouvoir plébéien dont il était l'âme et le roi! À Louis XI, +au cardinal de Richelieu, ardents faucheurs de puissances +tyranniques, succédait Mirabeau. Mais il leur succède avec +un autre but, un autre plan, un autre génie; il quitte +absolument cette ligne tracée, et le voilà qui fait du pouvoir +contre le trône, pour le peuple. Aussi voyez comme +il arrive habile et superbe à cette tribune, entouré de vices, +chargé de dettes, accusé de tous les crimes, ayant passé +la nuit en débauches sans fin! Le voilà! c'est lui! le sourire +à la lèvre, et l'auréole à son front! Silence et respect! +Le voilà! Il sera mieux reçu que le puissant cardinal en +habit rouge, entouré de ses gardes. Voici donc Mirabeau, +le Mirabeau chargé du mépris public, le roi de son temps, +le roi des temps à venir, le fondateur d'une dynastie éloquente +d'hommes libres; Mirabeau qui, pour dernier honneur, +sera livré aux gémonies, après sa mort.</p> + +<p>Ma tête, en ce moment, se remplissait des bruits les plus +étranges; mon cœur battait à se briser, je voyais tous les +objets comme dans un nuage confus; cette salle, ouverte +à la libre parole, avait pour moi l'aspect d'un sabbat, +comme en a vu Gœthe notre poëte. C'étaient de grandes +ombres de diverses couleurs, noires, blondes, horribles à +voir, doctes ou charmantes; les uns portaient le deuil, +les autres étaient en habits de fête; tous étaient jeunes, à +les bien voir, seulement c'était une jeunesse folle d'une +part; c'était, d'autre part, une vieillesse inquiétante et +délabrée. En ces lieux de la discussion universelle, on se +battait jusqu'à la mort; on se heurtait à se briser. La confusion +augmentait à chaque instant, à chaque instant augmentait +la terreur, puis tout cela disparaissait dans un +abîme insensé où pataugeaient comme en l'<i>Enfer</i> du +poëte florentin, les vainqueurs, les vaincus, les nobles et +les plébéiens, les prêtres et les rois: Battez-vous! Déchirez-vous! +Mordez-vous! Ça grouillait, ça hurlait, ça jurait, +ça damnait... c'était damné!</p> + +<p>La France était à mes yeux un pays de visions surnaturelles. +Tout y était mystère et confusion, je rêvais tout +éveillé, mes yeux étaient dans un nuage, un perpétuel +bourdonnement obsédait mon oreille épouvantée. Alors +je compris ce qu'il y a de vrai dans les fictions poétiques, +comment il est des faits au delà du langage des hommes, +et comment, si la naïveté et la clarté sont le caractère de +la poésie aux temps primitifs, la véhémence de l'expression +est une tache inévitable au milieu de ces conflits sans +relâche et sans repos. Sur ces entrefaites, je vis entrer Mirabeau.</p> + +<p>Il avait un peu réparé le désordre de ses vêtements; sa +figure était calme et reposée; il eût été impossible, en ce +moment, de soupçonner qu'il avait passé la nuit dans les +délires du bal masqué, d'un souper licencieux, d'un récit +fantastique et d'un jeu infernal entrecoupé d'un travail +assidu. Il faut à l'éloquence, au bruit, à l'impossibilité +même, des hommes de cette force morale et physique, +pour y suffire. On eût dit, à voir Mirabeau, le visage calme +et souriant, qu'il avait passé une paisible nuit dans son +lit chaste et solitaire, qu'il s'était levé ce matin même +pour se promener dans ses jardins, méditant quelques-unes +de ces belles et grandes idées qui embellissaient les +frais ombrages de Tusculum.</p> + +<p>Notre homme était semblable à un bel orage, et tout +d'abord, il fut salué par les vives acclamations de son +peuple: «—Ah! le voilà! le voilà! vive à jamais Mirabeau! +À bas la droite!» Au même instant un gros homme +que j'avais déjà remarqué au bal de l'Opéra et qui était, +lui aussi, un des membres de l'assemblée, se levait plein +de fureur!</p> + +<p>—Veux-tu faire silence, ô foule idiote et brutale, et +crier vive le roi! Puis après avoir apostrophé la masse, +il provoquait plusieurs individus, les montrant du doigt +et les appelant à haute voix.—Si vous n'êtes pas content, +Monsieur, je puis vous faire raison.—Huissier, apportez-nous +ce cuisinier qui se plaint là-bas, que je lui +coupe les deux oreilles!—Peuple stupide, idiot!... te +tairas-tu! Et le gros homme était là, rugissant, menaçant, +s'agitant sur son banc, plein de rage et de mépris.</p> + +<p>Mirabeau vint à lui, et lui prenant la main:—Bonjour, +monsieur mon frère, lui dit-il; vous êtes bien en +colère et mal embouché, ce matin, contre nos amis.</p> + +<p>—Vous avez là de beaux amis, reprit le vicomte de Mirabeau, +et je vous en fais mes compliments, monsieur +mon frère! Oui da, vous voilà bien fier de cette alliance +de bottiers, de tailleurs et de cuisiniers, vous, le fils aîné +de la famille des Riquety! Cela est noble et beau!</p> + +<p>—Je suis étonné, vicomte, reprit Mirabeau, que tu dises +tant de mal des cuisiniers, ce matin; il faut que tu aies +bien déjeuné!</p> + +<p>La galerie se mit à rire, et Mirabeau, sans mot dire, revint +à sa place ordinaire, sur le banc opposé à celui où +siégeait son frère; il porta ses yeux aux tribunes, saluant +ses connaissances et ses amis, encourageant le peuple +d'un regard; je le vis sourire à une grande femme qui se +tenait sur la tribune la plus avancée; elle était belle et +déjà violente, autant que si la bataille oratoire en était +à son premier feu: on me dit que cette dame, à l'aspect +martial, était une des sœurs de Mirabeau. Famille +intrépide, ardente! italienne à demi! Famille de géants!</p> + +<p>Là je retrouvai, pour la première fois, presque toute la +société que j'avais vue au <i>Trompette blessé</i>: Maury à droite +et Barnave à gauche! Or voilà ce que je n'ai pas dit encore, +mon ami inconnu, celui qui me conduisait à sa volonté: +il s'appelait Barnave. Il était pâle et fatigué; lui +seul peut-être, en cette assemblée, il avait passé la nuit +loin du bruit, des fêtes, du jeu et de cette volupté sans +frein qui mordait cette époque de plaisirs cuisants. Tous +ces noms qui sont devenus si beaux, étaient presque inconnus +alors. J'en ai oublié beaucoup... je n'oublierai jamais +l'aspect imposant de ces hommes que je considérais +avec mes idées d'Allemand, et mon admiration pour le +règne du grand Frédéric, comme des révoltés constitués.</p> + +<p>Si Mirabeau n'eût pas été le roi de l'assemblée, à coup +sûr je n'aurais vu que Barnave! Mirabeau m'occupait +tout entier. Dans cette assemblée où tous les regards, tous +les cœurs, toutes les émotions étaient pour lui, jamais roi +de France, jamais dauphin de France, après de longues +années de stérilité, jamais jeune reine, à sa première entrée +au milieu de sa capitale, n'occupèrent les âmes et les +cœurs autant que Mirabeau les occupa: il était impossible +de l'aimer ou de le haïr médiocrement. Lui, sans s'inquiéter +de tant de regards fixés sur sa personne, causait +familièrement avec ses voisins, lisait, saluait! et, parfois +se baissant, leur faisait mille niches plaisantes comme ferait +un jeune écolier à ses camarades; cependant sa figure +était calme, son air était froid, et la discussion commencée +allait, suivant son chemin, attendant l'obstacle... et l'obstacle +aussitôt rendait la vie et le mouvement à ces langueurs.</p> + +<p>Barnave en ce moment parlait: je me souviens confusément +de son discours, c'était la parole austère d'un +jeune homme, et si la vertu eût emprunté un langage, +elle eût emprunté celui de Barnave. Il représentait fort +bien, cet homme ingénu et bel esprit, dans sa pensée et +dans sa parole, l'inflexible courage qui s'attacha de préférence, +aux temps de révolution, à quelques jeunes gens +d'élite, sublimes rêveurs; à peine échappés à l'antiquité, +chaste objet de leurs études, ils se hâtent de réaliser les +institutions des peuples d'autrefois qui leur sont apparues +à travers le style des historiens et l'emphase ardente des +orateurs; jeunes gens, dangereux dans les monarchies et +dans les républiques modernes, parce qu'ils ne voient pas +que l'histoire qu'ils ont étudiée au milieu des livres, ils +l'ont étudiée telle qu'elle a été faite, pure et dégagée de +tout alliage; une histoire héroïquement drapée, dont les +vices même sont parés avec un art exquis; en un mot, +une abstraction réalisée par les rhétoriques; quelque +chose d'idéal comme les lois de Platon; un rêve à la façon +de Thomas Morus; et, dans ce rêve où la liberté dominait, +triomphante, tel était le fanatisme ardent des jeunes +législateurs, que nul obstacle ne les arrêtait! Une fois lancés, +ils allaient toujours. Allons, en avant, jeune homme; +et marche, et marche, et renverse abominablement sur +ton passage, brise et détruis, l'autel et le prêtre, et le +trône et le roi! Bientôt le songe aux noires couleurs devient +un cauchemar, la parole de l'orateur est haletante, +il parle haut, il parle de meurtre et de sang. Ainsi parla +Barnave. Ah! que ses paroles m'attristèrent! Dans quel +effroi me jeta cette colère inutile, et sans frein! Que +Barnave dut être épouvanté de ses paroles sanglantes, +quand, descendu de la tribune, il se réveilla, voyant +déjà monter à sa lèvre le sang qu'il avait demandé!</p> + +<p>L'effet de cette tribune élevée au-dessus d'un trône +était le même que le trépied de la Pythonisse; il s'exhalait +du pied de cet antre, je ne sais quelles influences perverses +qui jetaient l'âme au désordre, et le cœur au désespoir! +Notez que dans cette réunion de fanatiques, pour +le bien et pour le mal, les plus méchants étaient les plus +jeunes, que les plus vertueux étaient les plus acharnés, +que la plupart de ces vœux qui me faisaient frémir d'horreur +n'étaient en résultat qu'un effort de vertu. Et quel +temps fut jamais plus défavorable à l'exercice honnête et +dévoué du grand art de la lutte et du combat? Quel plus +dangereux contraste avec les nobles pensées et les philanthropiques +projets! Il arrive, en ces instants sombres, que +l'homme de bien s'emporte... il n'a plus ni égards ni +respects pour personne; il juge en dernier ressort, et sans +appel, comme un juge de chambre ardente; il ne laisse +pas même une heure aux faibles, aux innocents pour se +défendre ou se repentir. Ainsi faisait Barnave, ainsi Vergniaud, +ainsi tous ces hardis courages, ces imaginations +généreuses qui ne voulaient rien entendre, et qui moururent, +portant la peine de leur vertu sans patience et de +leurs vœux sans pitié.</p> + +<p>Je me sentis de la pitié pour Barnave, et du mépris pour +ses antagonistes: le vieux clergé et la vieille noblesse de +cette assemblée étaient deux choses vermoulues. À les +voir, à les entendre, les préjugés les plus gothiques régnaient +encore, aux yeux de ces hommes aveuglés. Pour +eux, l'avenir n'était qu'un mensonge, et le passé seul était +réel; le passé rempli de leur puissance, exposé à leurs +priviléges, humilié par leur orgueil; le passé que leur +ignorance avait flétri, que leurs dissipations avaient perdu, +que leurs folies de courtisans avaient réduit à rougir même +de sa gloire!</p> + +<p>Aux yeux de ces hommes, le cri du peuple était le cri +d'un fou, d'un lâche, heureux d'implorer son pardon, +avant qu'il soit huit jours. La liberté, c'était une comédie +au Jeu de Paume, que la cour s'apprêtait à parodier, aussitôt +que le théâtre de Versailles serait débarrassé du plancher +élevé pour le festin des gardes du corps... Ils ont +subi, les uns et les autres, cette exorbitante comédie! Elle +s'est changée en drame, et ce drame a tout brisé!</p> + +<p>Quand Barnave eut parlé, Mirabeau se leva de son banc; +à peine avait-il écouté le discours auquel il allait répondre; +il marcha lentement à la tribune, en côtoyant les bancs +de la gauche et de la droite, et prêtant l'oreille à tous les +murmures; du plus léger murmure il faisait son profit, +plus d'une fois, d'un mot en l'air, il a fait un mot sublime! +Il gravissait les marches gémissantes de cette tribune où +son pas résonnait lourdement. Le silence était grand, Barnave +avait repris sa place, vainqueur et complimenté par +ses amis. Mirabeau se posa lentement, croisa les bras, et +jetant ses regards çà et là, il commença. D'abord sa parole +fut lente et brève, on eût dit d'un soupir tiré avec +peine de sa vaste poitrine, après une orgie. En commençant +son discours, il bégayait: cela durait quelques minutes. +Peu à peu l'homme, obéissant à des visions surnaturelles, +devenait éloquent. Cette langue hésitante et tout +d'un coup échappée à ses liens, brisait, torturait et violentait +la parole humaine dans cette bouche ouverte à toutes +les passions; au même instant ce regard s'animait de +mille feux, cette épaisse chevelure se relevait sur ce vaste +front comme la crinière d'un lion en colère ou en amour; +le feu sacré circulait dans tout cet homme; il s'emportait, +il riait, il insultait, il plaisantait, il tonnait, il éclatait; tour +à tour moqueur et grave, attristé, jovial, ironique et +tendre, blasphémant, menaçant, criant, puis calme et +doux, passionné avec mesure et bien-disant, élégant et +châtié; puis soudain jetant le barbarisme avec toute la +hardiesse d'un improvisateur qui ne veut pas donner de +relâche au carrefour, prophète, enfin, du haut de la tribune, +et grand seigneur d'autrefois, peuple d'aujourd'hui; +il est impossible, à qui ne l'a pas vu, le monstre, à qui ne +l'a pas entendu mugir, de se figurer quelle abondance et +quelle variété, au milieu des ressources infinies de la parole +et de la passion; quel sublime pouvoir de la langue +française obligée de suffire à ce cœur, à cette âme, à ces +passions sublimes, à ces vils besoins, à cette élévation de +pensées, d'idées, de faste, de pouvoir, qui respirait par +l'organe éclatant de cet entasseur de foudres et d'éclairs.</p> + +<p>Cette fois tout est bouleversé dans l'éloquence; et c'est +à ne plus s'y reconnaître; il n'y a plus de calcul, plus d'art, +plus de ces savants résultats d'une vie entière consacrée +à l'étude austère des préceptes et des modèles; cette fois +c'est le hasard qui parle avec les fureurs, les rencontres, +les violences du hasard. Jamais vous ne saurez comme il +était orateur; jamais dans les pages imprimées vous ne +retrouverez ce qu'il y avait de force et de majesté dans +cette parole au-dessus de la tribune et plus haut que le +ciel! Pour moi, fanatique, égaré, perdu, terrassé à l'annonce +incroyable de ces maximes, à l'aspect de ces projets, +en présence de cet ancien esclave des bastilles, du bon +plaisir et de la lettre de cachet, qui tue à plaisir les lois, +les institutions, les hommes, renversant l'obstacle et franchissant +l'abîme, je ne savais guère ce que je devais admirer +le plus, ou du génie obéissant à ces inspirations sublimes, +ou du génie acharné à sa proie, à sa vengeance, +au renversement de tout ce qui l'avait accablé si longtemps.</p> + +<p>Telle était l'autorité de cette éloquence! Elle avait fait, +de moi qui vous parle, un révolutionnaire, et si Mirabeau, +comme c'était quelquefois son habitude, et quand il avait +besoin d'un argument irrésistible, s'était écrié: <i>À moi le +peuple!</i>... Eh bien, j'aurais mis la main sur mon épée et je +me serais levé contre mes dieux, pour combattre et renverser +mes propres autels!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE II</h2> + + +<p>Tant d'émotions extrêmes m'avaient jeté dans un indicible +accablement; si bien que je n'étais plus le même +homme, au sortir du Jeu de Paume. J'allais devant moi, +sans savoir où j'allais. Vous qui êtes jeunes et sans ambition, +il est une chose plus redoutable à vos jeunes âmes +que la passion la plus dangereuse, c'est le spectacle insensé +d'une immense supériorité. Ce spectacle, aussitôt +qu'il vous arrive inattendu et dans tout son éclat, flétrit +l'âme et la déshonore. Que vous vous trouvez malheureux +et petit quand les mêmes hommes qui vous ont vaincus +dans les emportements de la jeunesse, héros brillants du +vice à sa plus brillante période, vous les retrouvez une +heure après, dominant de leur génie et de leur volonté ce +qu'il y a de plus imposant dans le monde, une révolution +qui renverse et qui fonde en tout brisant! Et de même +qu'ils se faisaient tout à l'heure obéir par les courtisanes +les plus insolentes et les plus fières de leur beauté, +voilà les libertins, les Don Juan, les amoureux des Cydalises +qui s'en vont, guidant, par un fil, cette révolution qui +s'est faite aux accents de leur voix, jetant la couronne du +buveur pour s'envelopper dans le manteau du stoïcien!</p> + +<p>Étonnants prodiges, dont le ciel même est épouvanté +presque autant que la terre!... Ils sont réservés au destin +de ces astres errants qui menacent le monde, emporté +par eux. Encore une fois, c'est un grand malheur pour +qui n'est pas un lâche, quand il lui est donné de mesurer +l'abîme qui le sépare de ces grands génies; le même +homme qui s'estimait encore ce matin, se fait pitié le soir; +il se prend dans un profond mépris à considérer sa nullité, +il sent le besoin de s'arracher à ces humiliantes +comparaisons; son cœur est dévoré d'une tristesse plus +pénible et plus triste que l'envie: enfin pour échapper à +ces douloureuses angoisses, il n'y a pas d'autre moyen +que de fuir et de se cacher dans une patrie où il est encore +permis d'être médiocre. Heureuse situation d'un +empire qui ne se sent pas vieillir, tranquille paix des vieux +états despotiques, que tous les empires despotiques de +l'Europe ont perdue aujourd'hui!</p> + +<p>Ainsi accablé, perdu, abîmé dans mes désolantes réflexions, +traînant avec peine mon amour-propre humilié, +j'ignore comment cela arriva, mais je me trouvai tout à +coup dans la cour de la poste aux chevaux. Justement, +au milieu de cette vaste cour se tenait tout grand ouvert +un large coche aux vastes portières, déjà rempli de voyageurs: +on me dit que ce coche allait aux frontières, une +place y restait vacante, et je l'arrêtai! On n'attendait +plus pour partir, que le conducteur et les chevaux.</p> + +<p>Alors je me dis à moi-même: À quoi bon rester en +France? et qu'ai-je à faire en ce monde où je ne comprends +rien, au milieu de ces hommes qui m'épouvantent, +entouré de ces ruines qui tombent, et qui peut-être finiront +par m'écraser, sans que j'aie eu la gloire et l'honneur +d'y porter une main prudente? Eh oui! l'ennui même +un ennui calme et naturel convient beaucoup mieux à +mon âme, que ces fougueux plaisirs que mon cœur ne peut +contenir. Une passion modeste et malheureuse exposée à +des chagrins modestes, ne saurait-elle pas remplacer +ces épileptiques transports d'une société qui se hâte +de vivre et qui tourne obéissante à des hasards pires +que la mort?—N'ai-je pas vu, d'ailleurs, tout ce qu'il +y avait à voir en France, à l'heure où nous sommes: +Les ruines de la Bastille, et le bal de l'Opéra; Notre-Dame +de Paris et le Waux-Hall, les boutiques du Palais-Royal +et <i>le Mariage de Figaro</i>, Barnave et Mirabeau, +mademoiselle Guimard et la Reine; le cabaret, le Jeu de +Paume, et la cour? O ma tranquille et ma rêveuse Allemagne! +Il n'y a rien qui te vaille et rien qui me convienne +autant que ton nuage et ta paix domestique!... +Allons! çà! je veux partir!</p> + +<p>À peine arrivé, j'écrirai à ma mère pour implorer mon +pardon! Elle ne peut pas me condamner à ce bruit abominable, +à cette fournaise où l'on brûle, à ce Paris plein +de menaces... Mais juste ciel! que cette diligence est lente +à partir!</p> + +<p>Rien n'agite le sang comme le repos et le calme en de +certains moments. Une voiture immobile, à l'heure où +l'on voudrait être emporté au galop de ses chevaux, ressemble +à un sourd-muet en colère. Il se fâche... On rit! +Il veut parler... on l'écrase à force d'ironie.—Est-ce +que nous ne partirons jamais, Monsieur?</p> + +<p>—Où donc allez-vous, Monsieur? dis-je, à mon voisin +de droite, un homme, aux yeux bleus; il me répondit +gravement:</p> + +<p>—Je suis un amateur de roses: dans mon jardin de la +barrière de Fontainebleau j'en possède un compte de +trois cent trente-deux espèces; je n'ai pu avoir encore un +beau plan de la <i>Felicia</i>, il faut que je me complète, et je +vais en Suisse pour la chercher.</p> + +<p>—Pour moi, reprit le voisin de gauche, on aime autant +que monsieur les choses complètes. Je possède dans +ma bibliothèque une admirable suite des éditions d'Horace, +et c'est le seul livre raisonnable que je connaisse; +aussi je puis me vanter de l'édition <i>princeps</i>, imprimée à +Milan, en 1470 ou 71, par les soins d'Antoine Zaroth de +Parme, une édition de Venise à la fin du XI<sup>e</sup> siècle, une de +Ferrare et celle de Florence, on possède un bel exemplaire +sorti des presses d'Antoine Miscominus, d'Alexandre +Minutianus et de Jean de Forli. J'ai trouvé, naguère, +sur le Pont-Neuf, l'édition Aldine de 1501, et l'édition +d'Alde le jeune, de 1551. J'ai hérité de l'Horace de +Jocodus-Badius-Allusius; je possède aussi l'Horace de Daniel +Heinsius, imprimé par les Elzévier, en 1612. L'Horace +de Jacques Talbot de Cambridge, et celui de La Haye, et +l'Horace de Baxter, mais je n'ai pas encore trouvé l'Horace +publié à Lyon en 1511, et je vais à Lyon pour le +chercher.</p> + +<p>—J'aime les papillons, dit le troisième et j'en ai chez +moi de mille sortes, fleurs volantes dans l'air, chargées +de peinture et d'azur; j'ai passé ma vie à les mettre en +ordre, à les ranger par espèces. Avant-hier ma gouvernante +a brisé l'aile droite de mon <i>papilio atropos</i> du lac +de Genève, et je vais en Suisse pour le chercher.</p> + +<p>—Et vous, Madame, avez-vous aussi une collection à +compléter? Elle me répondit en souriant:</p> + +<p>—J'ai six enfants dont je suis la mère: le premier s'appelle +Jules, il fait déjà des élégies et des drames; le second +s'appelle Ernest, et il ne parle que de fleurets et de +tambours; Antoine est beau comme un ange, et ne parle +que du ciel d'où il est venu; Tom est charmant dans son +air malin et boudeur; vous n'avez rien vu d'aimable et de +bon comme mon gros et jovial Grégoire; mon tout petit +Gabriel vient d'être délivré de ses premières dents; je +suis une heureuse mère, ajouta-t-elle d'un air pénétré. +Si vous étiez venu plus tôt, vous les auriez vus tous les +cinq autour de moi me donnant le baiser d'adieu; mais +j'ai encore un autre enfant, une jeune fille de seize ans, +ma Clémence, et je vais en Suisse pour la chercher.</p> + +<p>Ces trois réponses me jetèrent dans une profonde rêverie. +En ce moment je venais de comprendre, enfin, +comment et pourquoi je ne pouvais plus partir.</p> + +<p>—Mon Dieu! m'écriai-je en relevant la tête péniblement, +mon Dieu, Madame et Messieurs, que vous m'avez +fait de mal, sans le vouloir! Véritablement je ne saurais +partir avec vous: gens heureux, partez sans moi: les chevaux +arrivent, les postillons sont prêts... À l'instant même +où je mettais le pied à terre, la lourde voiture s'ébranlait, +les passants se pressaient contre la muraille, les chiens +hurlaient, et je restai seul au milieu de Versailles, moi +qui tout à l'heure encore m'en croyais absent à jamais.</p> + +<p>Or, (voici que je reviens à mon accident du bal masqué), +tel fut le raisonnement qui m'empêcha de quitter Paris +et Versailles, comme c'était tout à l'heure encore ma très-formelle +volonté. Quoi donc, me disais-je, il y a, dans +cette diligence embourbée une demi-douzaine de très-honnêtes +gens qui s'arrachent aux habitudes les plus +chères de leur vie et qui partent, un jour d'automne, +pour courir après une fleur, un enfant, un insecte qui +leur manque, et moi, moi seul avant de partir, je n'ai +pas songé à compléter le seul moment de bonheur qui +me soit arrivé en ma vie? Insensé que j'étais! j'aurais +donc emporté un bonheur incomplet, un bonheur misérable, +et rempli de ténèbres, rempli de regrets!</p> + +<p>Je sais bien que je parle en ce moment, par énigme, +et que mon récit tourne au mystère... il faut cependant +pour que je m'explique, et pour que vous compreniez ma +peine, que je vous raconte le plus grand événement de +mon étrange soirée au bal masqué de l'Opéra.</p> + +<p>Cet aveu me coûte à faire, encore aujourd'hui, à l'âge +où les honnêtes gens, leur tâche étant accomplie, et la +mort étant proche, ne redoutent plus le ridicule. Ainsi, +pensez, si j'étais embarrassé avec moi-même, au moment +où je voulus me rendre compte enfin de cette aventure +incroyable!... Il serait bon peut-être (ainsi me disais-je) +d'écrire instant par instant les moindres émotions de +cette nuit qui ne viendra plus!</p> + +<p>Déjà je cherchais le papier, la plume et l'encre, quand +un vieux valet poussant la porte de mon salon:</p> + +<p>—S'il plaisait à Monseigneur, me dit-il, un pauvre diable +attend, qui désire lui vendre un encrier.</p> + +<p>—C'est bien vu, dis-je, et faites entrer ce brave +homme... il arrive à propos.</p> + +<p>L'homme entra. Il portait, de ses deux mains, une +lourde et massive écritoire en pierre de taille, qu'il posa +gravement sur mon bureau. Cette pierre avait la forme +d'une tour, les créneaux, les cercles de fer, les fenêtres +étroites, la porte oblongue, en un mot rien n'y manquait. +Dans un trou qui représentait les fossés fangeux, l'encre +flottait, image exacte de la limpidité des eaux du fossé.</p> + +<p>Ce je ne sais quoi, d'une forme hideuse me fit peine à +voir:—Êtes-vous fou, Monsieur? m'écriai-je, et remportez +cette machine horrible, à l'instant.</p> + +<p>—Monsieur, reprit l'homme à l'encrier, ceci est très-sérieux, +je ne suis pas fou, et je ne plaisante guère; il y +a déjà longtemps que nous ne plaisantons plus, nous autres +du faubourg. L'encrier que voilà, et dont la masse +attristante pèsera tantôt d'un poids cruel sur les pensées +légères de votre jeunesse heureuse, il faut nécessairement +que vous le contempliez avec respect. Je l'ai façonné +de mes propres mains, avec une pierre de la +Bastille, après avoir renversé la Bastille de ces mains que +voici!</p> + +<p>Ainsi parlant, le rude ouvrier s'approcha de son ouvrage, +il le contempla d'un regard plein d'orgueil, puis il +reprit:—J'ai fait ce que j'ai pu, mon prince, il est vrai +que je ne suis pas un très-habile maçon; il peut se faire +aussi que cette tour ne soit pas positivement une tour, et +vous comprendrez facilement que la véritable Bastille +était plus belle. Au fait, vous pardonnerez à l'ouvrage +en faveur de l'ouvrier. Ce que je puis affirmer ici, c'est +que la pierre que voilà, je l'ai prise au coin le plus sombre +et le plus terrible de notre ancienne prison d'État. Ce +fragment appartient à la plus triste des quatre tours, à +la tour de la liberté. Cette pierre est suintante encore; +en vain, je l'ai polie, en vain je l'ai limée, en vain je +l'expose au soleil levant, au clair soleil qu'elle n'a jamais +vu, cela sent toujours l'odeur de la tombe et la moisissure +du cachot. Cela nuira peut-être à la qualité de votre +encre; à coup sûr, cela doit ajouter à la valeur de l'encrier. +Tenez, Monseigneur, voilà encore la trace d'un +anneau de fer qui était attaché à ce coin-là! Vous posséderez +vraiment un excellent échantillon de notre ancienne +Bastille, et quand vous en aurez bien compris toute la valeur, +je suis sûr que vous le montrerez avec orgueil.</p> + +<p>Cet homme aurait pu parler jusqu'au lendemain, je ne +l'écoutais pas! Je me promenais dans l'appartement, +cherchant les recoins les plus sombres pour éviter l'aspect +de cette Bastille en miniature. Ainsi la voilà donc +réduite à cette dimension frivole, cette forteresse insensée +où pendant tant de minutes séculaires, tant de sang fut +mêlé à tant de larmes! La voilà donc sur ma table, imbécile +jouet d'enfant, cette épouvante du Paris féodal. Tyrannie! +On y brisait les âmes, on y brisait les corps! +Toute la France guerrière et pensante a été renfermée en +ce lieu funeste. Il était pour le roi Louis XI un lieu de +plaisance! Il servait de coffre à Henri IV! Richelieu n'eût +pas gouverné huit jours, s'il eût été privé de sa chère Bastille, +et Louis XIV se fût écrié: ma royauté n'a plus de +remparts! Un abîme... un tombeau... un échafaud... +parfois même un piédestal. Le grand Condé et Voltaire +ont été renfermés dans ces murs; l'un, vaincu par la Bastille, +tout grand qu'il était; l'autre, faible et pauvre, et +vainqueur de la Bastille! Qu'es-tu donc devenu, symbole +énervé des vieux pouvoirs? Est-ce bien toi, Bastille, qui +gis ainsi sur une table, prêtant la boue et le flot de ton +fossé à ma plume oisive, éternelle prison où s'étouffaient +les cris des misérables, donjon sans loi et sans pitié où +l'écrivain expiait ses plus beaux rêves! Murailles féroces +sur lesquelles se sont brisés tant d'amours malheureux, +tant d'opinions généreuses, tant de croyances, tant d'écrits +brûlés par la main du bourreau! Mais, Dieu soit loué! +ces cendres ont fini par retomber sur ta tête comme un +linceul?»... Ainsi je rêvais... autour de cette machine +d'État, étrange relique du pouvoir absolu.</p> + +<p>En même temps je cherchais à me rappeler cette +histoire; il me semblait que je découvrirais dans cette +pierre arrachée aux cachots séculaires, la trace et le souvenir +de tant de misères imposées à tant de grands +hommes; il me semblait que ce monument féroce et tout +d'un coup infidèle à sa mission, rejetait par tous ses +pores, les pensées de révolte et de révolution que le pouvoir +confiait à sa garde abominable, impie! En effet, pour +peu que vous soyez attentif vous verrez que ce n'est pas +l'eau qui suinte en cette pierre arrachée aux ténèbres, ce +ne sont pas les cris des misérables qui se font entendre... +Écoutez, et voyez! ce qui suinte ici c'est le génie; et si +ces murs épais vont crouler et remplir de leurs ruines le +monde ancien, c'est la liberté des vieux âges qui brise à +tout jamais ces murailles lézardées. O dérision de la +force! Honte éternelle de la tyrannie! O retour implacable, +inespéré de la toute-puissance... une heure a suffi +pour renverser ce rempart, et voici les jouets que l'on fabrique +de ses débris!</p> + +<p>En même temps, mon rêve allait toujours, et refaisait +à ma façon, sur l'immense et terrible <i>ouï-dire</i> du genre +humain, une Bastille à mon usage: il me semblait que +j'étais monté sur la plus haute tour, et soudain, de ces +hauteurs, le spectacle le plus animé et le plus dramatique +s'offrait à mes regards. Ah! quelle histoire! Hélas! quelle +épouvante! O mon Dieu! que de souvenirs! Tout se courbe +à tes pieds, Bastille impitoyable! À ton seul aspect les +plus grands esprits tremblent, les plus grands cœurs frémissent, +les héros se troublent, les saints rêvent le martyre +et les innocents le supplice... et puis, tout d'un coup, +victoire éternelle! Il n'y a plus de Bastille! Les cachots +sont muets, les fossés sont comblés, les chaînes sont brisées, +les tortures sont abolies, les corps sont délivrés, les +âmes ont des ailes, la pensée est libre! Et tout ce qui est +mort ressuscite! Et tout ce qui était bâillonné parle à haute +voix! Les cachots sont ouverts! Les tombeaux chantent +des hymnes! Triomphe au fond des abîmes et délivrance +au plus haut des cieux!</p> + +<p>Quant à toi, fabricant de petites Bastilles, parodiste +idiot des grandes vengeances, colporteur de ces pierres +insultées, emporte à l'instant ce monument de ton génie! +Elle n'a que faire ici, chez moi, ta Bastille impuissante, +et j'aurais grande honte d'en faire un meuble, à mon +usage! Ainsi, va-t'en, et si tu trouves que cette pierre, +enfin soit lourde à porter, va-t'en la déposer chez Mirabeau, +Vergniaud, Barnave, Duport, Lameth, chez les +vainqueurs véritables de la Bastille! À ceux-là seulement +un pareil encrier peut convenir. Ceux-là ont brisé tous +les vieux instruments qui servaient à donner un corps à la +pensée humaine, ils en ont inventé de nouveaux et de +plus sûrs; ils ont effacé les vieilles règles même de l'éloquence; +ils sont grands, sublimes et politiques, comme +on ne l'avait pas été avant eux. Si J.-J. Rousseau vivait encore, +il faudrait lui porter cette pierre; elle irait à merveille +à sa colère, à ses mépris, à ses vengeances, à sa +haine pour l'autorité sans forme et sans nom. Donc loin +d'ici, hors de moi ce fragment de la Bastille: ôtez cet encrier +de ma vue, il est fait pour contenir les grandes pensées, +pour servir le vrai courage et les passions populaires. +Non! non! je ne saurais employer à mes vaines +écritures ce travail d'un peuple entier; encore une fois, +éloignez de mes yeux cette Bastille... elle me fait honte... +elle me fait peur!</p> + +<p>L'homme partit emportant fièrement la Bastille entre +ses bras: il alla la vendre à la comtesse Dubarry qui partit +d'un beau rire à l'aspect de cette grossière image d'un +monument qui l'avait défendue et courtisée <i>in extremis</i>.</p> + +<p>—Vous êtes un grand niais, Monsieur, dis-je à mon +valet de chambre, avec vos encriers de pierre éternelle... +l'écritoire de M. Dorat me suffisait.</p> + +<p>Quand je fus un peu calmé...—Monseigneur (me +dis-je à moi-même), essayez maintenant d'écrire ici, avec +cette plume innocente et ce peu d'encre oublié au fond +d'un cornet, la terrible aventure dont le souvenir vous +enferme au milieu de Paris, plus sûrement que si vous +étiez enfermé dans le cachot le plus profond de <i>la tour de +la liberté</i>!</p> + +<p>Donc, Monseigneur, souvenez-vous, qu'il y a trois +jours, dans un moment d'oisiveté et de curiosité, vous +êtes entré sur le minuit, dans la salle de l'Opéra, au beau +milieu du bal masqué. Vous étiez seul, inconnu de tous, +ne connaissant personne, écoutant sans rien entendre, et +voyant tout... sans rien voir. Des ombres passaient çà et +là, murmurant tout bas des paroles sans suite et sans accent. +Des passions vous frôlaient, souriantes! Des yeux +vous regardaient... brillants! Des bouches riaient... ironiques! +<i>Chacun pour soi</i> était le mot d'ordre et le but de +la fête, et puis, je n'étais qu'un étranger dans ces rencontres +d'une ville entière qui se cherche, et s'appelle et +se reconnaît, à certains signes, dont elle seule elle a le secret. +Je restais dans cette foule immobile, inquiet, malheureux, +quand tout à coup une petite main se posa sur +mon épaule, une voix douce avec cet accent d'innocence +que j'aime tant dans les femmes de mon pays, +murmura de tendres paroles à mon oreille enchantée:</p> + +<p>On te connaît, disait-elle, on sait que tu es un +philosophe, un Allemand, un jeune homme honnête et +réservé comme un vieillard... Ah! jeune homme à l'abri +des passions, que viens-tu faire en ces lieux où tout +brûle? Ainsi parlait la voix charmante, agaçante, et la +beauté qui s'emparait de mon âme et de mon cœur! Figurez-vous +une voix d'un beau timbre, une taille élevée, +un geste ingénu, l'esprit léger, le rire et la bonne +humeur de la vingtième année, enfin je ne sais quoi de +vivant et passionné dans le peu que je pouvais deviner +de ce visage inconnu; tant de grâce et tant de baisers! +Jamais jeunesse et beauté ne m'avaient parlé si tendrement +et de si près! «Tu me connais? lui dis-je en tremblant +d'une irrésistible émotion, tu me connais beau +masque, tu es plus heureux que moi.»</p> + +<p>Elle prit place à mes côtés et sa robe, en frissonnant, +faisait de beaux plis autour de sa personne, entourée à la +fois de mystère et de contentement.</p> + +<p>—Oui, dit-elle, on te connaît: un homme irritable et +jovial, triste et rêveur sans savoir pourquoi, grand observateur +de riens, grand faiseur de petites choses, très-médiocrement +bon ou méchant, philosophe absurde, +amoureux manqué. Beau masque... on te connaît... Mais +vous, Monseigneur, vous ne me connaissez pas?</p> + +<p>—Si je te connais, lui dis-je? Une ombre, une dame +errante, une aventure, une habitante de Luciennes ou de +Marly, une bergère de Boucher, une pampine de Clodion, +une houlette, un jupon court, tout vice et tout sourire... +un piége où l'on tombe, une imprudence, et très-jolie, +à qui l'amour fait trop de peur, et que l'amour +prendra ce soir. Est-ce bien cela, bergère, et voyez si l'on +ne sait point parler votre jargon?</p> + +<p>Elle reprit, toujours avec la plaisanterie et ce sentiment +qui devaient nous mener si loin:—Que fais-tu +ici, à cette heure, et pourquoi donc ne pas rester chez +vous dans un calme repos? «Do! do! l'enfant do!» +C'est une chanson allemande! Il me semble, à te voir huché +dans ce tumulte, une de ces sentinelles perdues qui +cherchent l'ennemi de tous leurs regards, et qui s'endorment +avant de l'avoir découvert.</p> + +<p>Elle me dit mille autres folies pleines de grâce et de +goût; puis je lui parlai comme on parle à ses amours, et +lui parlant tendrement, sans audace et sans peur, je donnais +une expression à cette bouche, un mouvement à ses +yeux, une couleur à ses longs cils; j'étais comme le statuaire +à son dernier coup de ciseau; encore un instant, +voilà ma Galatée! «O ma reine! ô ma vie!» Ainsi je lui disais! +Puis, sans le savoir, sans le vouloir, je l'entraînais +loin de la foule et quand nous fûmes seuls:—À présent, +lui dis-je, assis à ses côtés près d'elle, et respirant sa +tiède haleine; à présent, par grâce et par pitié, permettez +que je vous contemple, à mon aise; oublions ces licences, +permettez que je vous dise enfin, sérieusement, que je +vous aime! Allons! fi du masque! Et, démasqué, je voulais +la débarrasser de ce voile importun.</p> + +<p>—Non pas, disait-elle, en se défendant d'un geste énergique, +non pas, messire, non, vous ne verrez pas mon +visage; à Dieu ne plaise en effet, que je joue ici même, +en cette folle nuit, sur un regard, tout le bonheur de ma +soirée. Est-ce donc ainsi que vous obéissez à la rêverie, +ô rêveur? Donc fiez-vous à moi, comme à vous je me fie. +Et elle ajoutait je ne sais combien de saillies vives et tendres, +agaçantes et timides. J'étais muet, j'étais fou. Cependant +tout à côté de cette retraite mystérieuse où M. le +régent avait laissé son empreinte et ses souvenirs, les +sons bruyants de l'orchestre ajoutaient un enivrement +mortel, à mon enivrement.</p> + +<p>—Au moins, repris-je, au moins laissez-moi, en partant, +un nom que je puisse murmurer dans mes beaux +jours, un nom auquel je rattache une idée, un souvenir... +une obéissance, un respect. Ceci est très-sérieux, madame, +et je ne plaisante plus.</p> + +<p>Elle reprenait sur un ton incroyable de causticité féminine:</p> + +<p>Oh! oh! nous voilà, en effet, tombés dans le sérieux! +<i>Madame!</i> Ah! fi le gros mot pour cette heure emportée +et frivole! Ami, croyez-moi, obéissons à l'heure présente, +et gardons-nous de renvoyer ce fraternel <i>toi</i> dans le séjour +des ombres, comme un fantôme après minuit. Quoi +donc! tu veux être sérieux à propos d'amour, sérieux au +milieu de la vapeur d'un bal masqué? Regarde, autour de +toi tout est ruine, et menace; il n'y a plus rien qui soit +debout dans l'ancien monde. Et pourquoi ne serions-nous +pas, toute une heure, oubliant vous, ce que je suis; moi, +ce que vous êtes, Monseigneur? Ici même, ici, un premier +prince du sang se laissait tutoyer par madame de Phalaris?</p> + +<p>—Qu'il en soit ainsi, lui dis-je, et puisque madame +ne veut pas qu'on la voie, au moins a-t-elle un nom +qui la rappelle à mon souvenir quand je n'entendrai plus +ce bel esprit qui parle avec tant de grâce... et de tristesse...</p> + +<p>—Et quoi! dit-elle, ma voix ne dit rien de plus, non +pas même un brin de tendresse... un peu d'amour?</p> + +<p>Je sentis sa main trembler dans la mienne... Il y eut +comme une larme à travers la dentelle jalouse... Ah! +qu'elle était belle! Elle exhalait les plus charmantes +odeurs de la jeunesse. Elle était toute grâce et tout sentiment.., +elle se livrait... elle se défendait... elle voulait... +elle ne voulait pas... elle avait des licences qui me semblaient +venir du ciel même d'Anacréon ou de Gentil Bernard!</p> + +<p>C'était bien la femme abandonnée à l'extase, à la +crainte, aux transports d'une minute ineffable... Ignorante, +elle interrogeait une âme ignorante, elle pensait, +elle pleurait tout bas! Tantôt elle m'attirait dans ses bras, +sur son sein charmant, tantôt elle me repoussait, avec +tant de force et d'énergie! Heureuse—épouvantée—insolente—altière—humble +à mes pieds—agonisante! Elle était toute flamme et tout frisson, tout délire, +haletante, éperdue... et moi, je passais par toutes ses +transes, je provoquais toutes ses espérances, je subissais +toutes ses douleurs. Je priais, j'ordonnais, je pleurais, je +me fâchais... je lui disais: <i>va-t'en!</i> Je la rappelais... consolée! +O lutte étrange! ô mystère! Enfin, tout d'un coup, +lorsqu'elle eut demandé grâce et pitié, je m'emparai de +cette inconnue et, sans rien attendre, ébloui, furieux, +j'ouvris ses bras à mon amour; ses bras me retinrent avec +une passion silencieuse et frénétique. Oh malheureux! je +ne songeais qu'à mes transports du moment, je me livrai +à cette femme comme à moi elle se livrait; inconnu à elle +inconnue, et délirante, elle à moi délirant, à moi tout +jeune, à moi timide, amoureux, plein de fièvre... ô bonheur! +Elle était donc à moi cette beauté invisible!... elle +était à moi, elle vivait pour moi, et j'embrassais un fantôme! +Hélas! tant de passion... et déjà tant de remords! +Pygmalion, ta statue est un marbre inerte... O dieu d'amour, +fais au moins que je la voie, et qu'elle me sourie! +et qu'elle me donne... un baiser. Elle était là furieuse, +insensée et pleurante! Elle m'appelait un traître, elle +m'appelait un lâche! Elle se maudissait... elle me maudissait. +En vain par ma crainte et par mes respects, +je voulais protester contre l'entraînement qui l'avait +perdue... Elle était immobile! Elle était silencieuse! +Étonnée, elle-même, de ce grand crime dont elle était +la complice innocente... Oui! Elle avait honte et je partageais +sa honte... Elle avait peur et j'avais peur! Ces +grands yeux qui me regardaient semblaient mettre au +défi ma probité, ma loyauté, ma chevalerie!... Enfin, +quand elle me vit à genoux, baisant ses mains, et demandant +à mon tour: grâce! pitié! pardon!</p> + +<p>—Tu ne me verras pas, dit-elle! Et tu ne l'auras pas, ce +baiser que ta bouche implore!—Adieu!</p> + +<p>Il faut bien que je le châtie et que je me châtie! Adieu! +Elle était déjà sur le seuil de cette porte où l'avaient conduite +sa hardiesse et sa mauvaise étoile... Elle s'arrêta, +comme obéissante à un remords mêlé de pitié, et d'une +voix plus douce, et d'un regard plus tendre, elle ajouta: +Pourtant si bientôt arrivait ton dernier jour... mon +dernier jour!... Si ton souvenir et ta pitié me restaient +fidèles... ou tout au moins si par quelque grande action +vous vous montrez digne enfin de ce qu'on a fait pour +vous... vous verrez mon visage... ami, vous saurez mon +nom... nous mourrons dans notre premier... dans notre +dernier baiser!</p> + +<p>À ces mots... elle disparut, comme une apparition, +dans cette muraille du Palais-Royal et de l'Opéra où tant +de vices avaient passé!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE III</h2> + + +<p>Resté seul, je me sentis pris par un grand doute... Allons! +me dis-je, elle a bien joué son rôle... et je la reverrai +demain! Tant le doute est un corrupteur certain des +âmes les mieux trempées! Certes, j'étais convaincu de +l'honnêteté de cette femme autant que de sa beauté suprême... +Eh bien! lâche et misérable ergoteur, j'aimais +mieux la nier à moi-même que d'entourer son cher souvenir +de ma reconnaissance et de mes respects. Ingrat +que j'étais, ingrat et lâche amoureux, quand tout me disait +que j'étais le premier amour de cette beauté sans +nom... Je me faisais toutes sortes de raisonnements misérables +pour me bien démontrer à moi-même que j'avais +affaire au vain caprice de quelque dame oisive, et qui +se moquait de ma naïveté...</p> + +<p>Heureusement que j'eus donné bien vite un démenti +sans réplique aux sophismes qui s'arrêtaient dans mon +cerveau, et ce démenti qui me sauvait de ma honte, je +le trouvais dans les transports de mon cœur. Cette fois +enfin l'amour l'emportait sur le paradoxe, et par la sincérité +de ma douleur, de mes regrets, je comprenais tout +ce qui manquait au parfait accomplissement de mon +bonheur. J'aimais! J'étais aimé! Elle s'était livrée à moi +toute entière... Oui! mais je n'ai pas vu son visage... oui, +mais je n'ai pas effleuré cette lèvre où murmuraient ces +tendres paroles... à l'instant même où j'avais le droit de la +retenir! Et maintenant si loin d'elle, et pris d'un regret +ineffable, en vain je l'appelle, en vain je la cherche... ou +bien la voilà qui me revient, mais toujours invisible... +Est-ce vous... est-ce toi, mon fantôme... Et veux-tu me +donner enfin ton sourire et ton baiser?</p> + +<p>Telle était mon anxiété! Voilà ma peine! À l'instant +même où je quittais la France, épouvanté du bruit, des +ténèbres, et de l'immensité de l'abîme, il m'a suffi de rencontrer +cet ami des papillons, cet amateur des belles +roses, ces faiseurs de collections complètes, ces rêveurs à +la poursuite de tant de misérables petits bonheurs, pour +comprendre à quel point il serait misérable et honteux de +ne pas chercher à compléter, moi aussi, la plus belle +heure de mon premier amour.</p> + +<p>Ainsi je me rendais compte, à moi-même, et ne voulant +rien oublier de cette aventure étrange, des moindres +incidents de cette nuit de folie et d'enivrements de +tous genres. Il me semblait que cela me consolait de me +raconter à moi-même les plus fugitifs souvenirs... Un peu +calmé par ces confidences, je revins à Versailles, dans +cette ville à part qui n'avait pas, même à cette heure où +s'éclipsait la royauté de la France, son égale sous le soleil! +En ce moment, la ville était déserte, le roi, la reine +et la cour fatigués du spectacle éternel de la cité devenue +trop grande pour la royauté nouvelle, avaient cherché +une ombre, un refuge, un peu de calme et d'oubli +dans le palais de Saint-Cloud où la mort avait fait tant de +ravages. Trop heureux ce roi dont le trône est chancelant, +trop heureuse aussi cette reine exposée à tant de clameurs, +à tant de violences, d'échapper à la fatigue, à +l'isolement, aux ennuis de la ville de marbre et d'or.</p> + +<p>Versailles, la ville esclave où tout passe, où le grand +siècle a passé... Cité d'un jour!... Caprice éphémère d'un +seul roi qui n'avait pas songé que ses enfants et ses petits-enfants +ne suffiraient pas à remplir cet asile exagéré de +sa propre grandeur. Rien qu'à parcourir cette ville sonore, +on comprenait confusément que sa prospérité +n'était plus qu'un mensonge, et sa grandeur un rêve. Ce +palais dont Louis XIV seul fut le châtelain, dont les deux +rois ses successeurs, ne furent que les portiers, encore un +jour, encore une heure, il sera trop étroit pour le peuple +souverain, pendant que ces hôtels bâtis pour ces ministres, +ces capitaines, ces évêques, ces seigneurs seraient +trop vastes et trop beaux pour de simples citoyens. La +mort pesait déjà sur cette ville insensée à force de richesse +et de grandeur, comme elle a pesé sur les villes +des lacs sulfureux de l'Écriture, ou sur les villes profanes +de la molle Ionie, et sur toi, Venise, ô reine, ô prostituée! +À peine elle a perdu sa loi, sa force, elle se fait courtisane, +et elle se perd dans la débauche et le plaisir.</p> + +<p>Telle elle m'a paru vide, endormie, oublieuse du +passé, sans souci du présent, et déjà courbant la tête +sous la main pesante de l'avenir, telle on m'a dit qu'elle +était encore aujourd'hui, cette ville ouverte à toutes les +dégradations. Comme elle vivait de la royauté, elle est +morte avec elle. Elle a succombé sous le poids de ses habitudes +paresseuses; elle est semblable à ces grands sépulcres +ouvragés, taillés et ciselés par les grands artistes +que la postérité étudie et contemple sans trop s'inquiéter +du nom des morts, enfouis dans ce magnifique cercueil. +Quand je le vis, pour la dernière fois, ce temple dégradé +où se tenait la majesté de Louis XIV, déjà tout était sombre +et mort, l'herbe, ornement des cimetières croissait +déjà dans les places publiques, les volets de ses maisons +se fermaient silencieusement comme on les ferme à +l'heure où l'on part pour un long voyage, tout est fermé +au dehors; tout est sombre au dedans; le feu est éteint; +le lit est défait; le meuble est recouvert de ses toiles, la +pendule a cessé de sonner les heures, le jardin est mort, +vide est le bûcher; la vie est absente à jamais de ces murailles; +plus d'enfant qui va naître et plus de vieillard qui +va mourir! spectacle épouvantable! Une ville entière qui +se meurt! Un règne entier qui s'efface! Une maison pareille, +la maison de Bourbon qui tombe en ruine! Versailles +aux abois, tout Versailles!... Moi, cependant, je la +contemplais dans son agonie, et dans son abandon, cette +antique cité des miracles, lorsque au bas de l'escalier du +palais j'aperçus un étranger dont la figure douce et calme, +l'attitude aimable et le sourire bienveillant attiraient tous +mes regards... Il se tenait devant un autre personnage +qui portait sur sa poitrine une croix militaire, et qui vendait +des petits gâteaux.</p> + +<p>Je m'approchai de l'étranger, il me salua.—Voulez-vous +manger un petit gâteau avec moi, Monsieur? La +reine et le roi sont à Saint-Cloud, et Leurs Majestés ne +nous verront pas.</p> + +<p>—Je suis bien sûr, répondis-je en acceptant l'offre de +l'étranger, que si le roi et la reine nous voyaient, plutôt +que de nous blâmer, ils partageraient notre repas, rien +que pour faire honneur à cette croix de Saint-Louis.</p> + +<p>—La reine surtout, reprit mon homme en puisant de +nouveau à la corbeille, elle est si belle... et si bonne.</p> + +<p>—Oui, répondis-je, et cette croix est la meilleure +preuve que Sa Majesté n'a pas mangé de ces gâteaux; +cette croix, elle l'aurait vue; elle voit les malheureux de +si loin!</p> + +<p>—Et cependant, reprit l'amateur de petits gâteaux, +vous voyez bien cette dalle de pierre; elle a cédé de deux +pouces depuis que ce brave officier est venu se poser à +cette place, pour la première fois.</p> + +<p>Ainsi nous devisâmes, lui, l'officier et moi. Lui était +affectueux, bienveillant et causeur, l'officier était simple +et réservé, moi j'étais fort à l'aise en cette société d'honnêtes +gens sans prétentions, et je trouvais les petits gâteaux +excellents.</p> + +<p>L'étranger était un causeur très-fin, et très-ingénieux; +il courait après les plus imperceptibles nuances de la pensée +et des objets extérieurs. Je ne saurais vous dire toutes +les histoires dont il était le héros, il en avait de charmantes, +à propos de rien. Par exemple, il nous montra +ses gants, et il nous raconta comment il les avait achetés...—Dans +une humble boutique éclairée à demi; le +comptoir est tenu par une aimable et charmante femme +aux yeux noirs, à la peau blanche, et qui sourit à merveille...</p> + +<p>Ainsi la confiance allait s'établissant entre nous; j'étais +tout oreille et le bon chevalier de Saint-Louis souriait +doucement à sa corbeille à peu près vide... encore un gâteau, +j'allais savoir toute sa vie... un importun qui descendait +par le grand escalier et qui vint à moi, les bras +ouverts, en me saluant de tous mes titres, emporta la +confiance de ces deux hommes... Au premier salut du +courtisan, le pauvre chevalier de Saint-Louis releva la +tête, il prit sa corbeille des deux mains, et se retira lentement +d'un air calme et résigné; l'étranger, le suivit, en me +jetant un regard de reproche et de pitié.—Je les suivis +longtemps des yeux l'un et l'autre, et quand ils eurent disparu, +je sentis que je les aimais.</p> + +<p>Je fus désespéré de les avoir perdus si vite.—Mon +Dieu! Monsieur, m'écriai-je en parlant au courtisan, vous +me tirez de la plus agréable conversation qui se puisse +entendre: ces deux hommes sont vraiment d'honnêtes +gens. Pourquoi donc votre aspect leur a-t-il fait tant de +peur?</p> + +<p>—Mais, reprit l'homme à l'habit, je l'ignore; on n'est +pas fait, que je sache, à épouvanter ces messieurs: l'un est +un pauvre diable qui a la rage, malgré la consigne, de +faire son commerce sur les marches du château; l'autre, +savez-vous qui est l'autre?</p> + +<p>—Je voudrais bien savoir son nom, répondis-je avec +empressement.</p> + +<p>—Je vais vous le dire, monseigneur, et quand vous +le saurez, plaignez-vous encore de mon intervention... +L'autre n'est rien moins que le fou en titre du roi d'Angleterre, +à qui je viens de faire délivrer un passe-port.</p> + +<p>—Et son nom, je vous prie, Monsieur?</p> + +<p>—Dame un nom de bouffon:... il s'appelle Yorick.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE IV</h2> + + +<p>Le secret que j'avais confié au papier, je l'aurais dit +volontiers à Mirabeau; mais s'il aimait beaucoup les +dames, en revanche il les estimait assez peu, et je craignais +son ironie... Au contraire, il me sembla que Barnave +était tout à fait le confident que je cherchais, et je +lui racontai non pas sans un peu de honte, ma bonne fortune +et les doutes qu'elle avait fait naître en mon esprit.</p> + +<p>—Bon! dit-il, vous avez trouvé la fin du roman! quelle +étrange passion, et quel scrupule incroyable? Une inconnue... +Un bonheur incomplet... un baiser qu'on vous a +refusé... Ah! triple Allemand que vous êtes, et que dirait +M. de Lauzun, s'il avait entendu votre histoire?... Au fait +d'où vous vient cet embarras inexplicable? À tout prendre, +l'accident qui vous arrive est un accident heureux. Une +seule femme que vous ne connaissez pas, si vous savez +profiter de l'aventure, peut vous tenir lieu de toutes les +autres. Vous donc qui preniez en pitié le fou de la reine, +on ne vous manquerait pas de respect en vous donnant un +grain d'ellébore!—Ah! dites-vous, la dame était masquée!—Eh +bien! prêtez-lui tous les visages qui lui conviennent +le mieux! Son masque a caché cette femme à +vos yeux, il en cache, en même temps mille autres plus +belles et plus charmantes, celle-ci que celle-là... Pour vous +cette femme est partout; elle a tous les noms, elle prend +tous les visages, elle est jeune, elle est belle, elle est noble... +elle a tout... Rêvez le reste, et ne pleurez pas! +Ainsi parlait Barnave, avec un accent léger, vif, pénétrant, +en homme habitué aux objections... Puis, comme il ne +me voyait pas calmé...</p> + +<p>—O fortune! ô destin, disait-il: une monarchie est en +péril, un peuple est renouvelé, l'Europe entière est haletante +à l'annonce des plus grands événements, Mirabeau +monte à la tribune, éclipsant tout ce qui se présente, et +moi, Barnave un élu du peuple, en ce moment je suis le +confident des incroyables amours d'un grand prince! À +cette heure, et bon gré, malgré moi, et toute affaire cessante, +il faut que je m'occupe à compléter une intrigue +de bal; il faut que j'assiste aux commencements d'une +passion finie! Holà! le joli métier pour toi, Barnave! Et +cependant, ajouta-t-il en me prenant la main, je ne trouve +pas cela ridicule, je vous assure. Je suis assez malheureux +pour respecter toutes les passions; cherchons donc, +puisque vous le voulez, quelque remède à vos douleurs +d'amour.</p> + +<p>—Il faudrait, repris-je un peu rassuré, découvrir quelle +était cette femme, comment elle était venue à ce bal et +pourquoi donc elle m'a choisi dans la foule, et laissé là, +l'instant d'après, sans me dire: <i>Au revoir!</i></p> + +<p>—Ma foi, reprit mon nouvel ami, si j'étais que de +vous... je me ferais le plus beau du monde, et la tête +haute, et le jarret tendu, j'irais, je viendrais, je chercherais... +je ne m'adresserais pas à un orateur populaire, +animé de toutes les passions d'une révolution sans pitié, +je voudrais deviner, à moi tout seul, la dame et souveraine +de ma pensée; je la reconnaîtrais à sa voix, à son +geste, au feu de ses yeux, à ses mains, à sa parole, à son +silence, aux révélations du sixième sens... et puis, si elle +échappait à ma recherche, à mes transports, voulant compléter +absolument l'amour et le bonheur qu'elle m'a donnés, +je chercherais dans la plus belle foule, et quand +j'aurais rencontré assez de beauté, de jeunesse et de +grâce amoureuse, alors, prosterné sous le regard de cette +beauté, je lui dirais: O Madame, un baiser! un seul baiser!... +Je ferais mieux, j'irais dérober, comme un voleur +de nuit, la sensation qui vous manque, après quoi, j'en +demanderais pardon à la dame!... Il y a des injures que +les femmes pardonnent toujours. Ainsi, bel et bien votre +émotion sera complète, ainsi rien ne manque à votre roman +de vingt ans!</p> + +<p>Et comme il vit à mon désespoir muet que le remède +était trop grand pour le mal:—Non, non, me dit-il, ne +faites pas cela. Faites mieux; recommencez un autre +amour, un amour complet, retournez au bal et gardez +assez de sang-froid pour arracher le masque de la première +qui se livrera. Vous avez raison, point de moitié de +bonheur, je n'en veux pas pour moi, nous n'en voulons +pas, nous autres qui avons une âme. Et cependant, cher +prince, moi, qu'un abîme aussi sépare à jamais de l'amour +qui me tue, ah! si j'avais touché seulement sa main, +si son regard était tombé sur moi, agenouillé, à ses pieds, +si j'avais entendu sa voix m'appeler par mon nom: <i>François +Barnave!</i> En ce moment, je n'aurais plus été Barnave. +En ce moment, dompté, docile et soumis aux +moindres caprices de la beauté que j'aime, et dont nul ne +saura le nom, jamais, François Barnave serait descendu +de cette tribune éclatante... il eût déserté la cause de Mirabeau, +la cause du peuple; il eût tout foulé aux pieds: +honneur, devoir, conscience; et plus sage et plus amoureux +que vous, Monseigneur, il eût trouvé son bonheur +complet! Dieu du ciel! j'aurais été heureux autant qu'un +mortel peut l'être ici-bas! Hélas! je ne vaux pas un sourire +de sa lèvre, un regard de ses yeux, un soupir de son +cœur. Ce nom-là: Barnave! En vain je l'ai fait terrible... +en vain je le veux célèbre, elle l'ignore! En vain ma voix +puissante a pesé dans les affaires de ce monde, elle n'a +rien entendu, rien compris... Elle ne m'a pas vu une +seule fois dans la foule; elle ne me connaît pas assez +pour me craindre; et me voilà si loin de mon espérance... +et si loin de son désespoir!</p> + +<p>Disant ces mots, Barnave était hors de lui. Je le regardais +avec un étonnement qui le déconcerta, il domina son +trouble, et reprenant son sang-froid:</p> + +<p>—Vous voyez, me dit-il, que votre passion n'est pas la +seule ridicule! Et moi aussi j'ai ressenti des passions +inexplicables; mais j'en suis le maître et je m'en sers pour +avoir du cœur. D'ailleurs, quelle que soit la passion qui +occupe les hommes, croyez-moi, elle est toujours couverte +d'un masque, et le plus sage est de ne pas chercher +à le soulever.</p> + +<p>Il reprit, d'un air de résolution effrayant:—Voulez-vous +que je vous dise absolument, le voulez-vous? quelle +était votre inconnue?... Interrogez votre âme et sondez +votre cœur!... Répondez-moi!</p> + +<p>—Quoi qu'il arrive, et quel que soit le danger qu'elle et +moi, nous courions, Barnave, eh bien oui, je veux le savoir.</p> + +<p>—Prenez garde, jeune homme, répondit Barnave. Il y +a de grands repentirs dans votre curiosité satisfaite. Encore +une fois, le mystère est souvent un grand bonheur; +songez-y. Qu'aurez-vous de plus, je vous en prie, aussitôt +que vous saurez ce nom-là, ce nom caché? Comme il sonnera +tristement à vos oreilles, quand vous l'aurez entendu! +Combien les faveurs de cette nuit d'ivresse et de +fièvre innocente vous paraîtront cruelles, quand vous saurez +d'où elles viennent! Mais, vous le voulez... préparez-vous +à tout savoir.</p> + +<p>J'attendis.</p> + +<p>Il reprit en ces termes:—Vous connaissez, ou du +moins vous avez vu, sur le chemin de Luciennes, une +femme à la démarche élégante et molle, à la taille svelte +et légère, un œil qui brille, un regard qui blesse, un pied +qui glisse en passant!</p> + +<p>—Mais, lui dis-je, où prenez-vous le chemin de Luciennes?... +Et cependant, j'étais déjà fort inquiet.</p> + +<p>—Oh! oh! reprit Barnave, ainsi que tout chemin mène +à Rome, il y a mille sentiers qui mènent au château de +Luciennes. Dans ce château, la dame est un mystère, une +fable, une aventure, un accident! Rien de trop haut pour +elle... et rien de trop perdu dans les fanges. Les uns la +saluent jusqu'à terre et par habitude, les autres font semblant +de ne pas la reconnaître, ingrats! à qui cette femme +a tout donné!</p> + +<p>Quant aux duchesses, aux marquises, aux tabourets de +la cour, elles couvrent de leurs mépris cette infortunée... +Il est vrai que ces mépris sont bel et bien de l'envie, uniquement +de l'envie... Elle, alors arrogante et superbe +comme une fille de joie et de fortune royale, elle méprise +également ces respects et ces dédains; elle marche, et le +front levé dans ce Paris, dont elle fut la souveraine; et +elle va partout, en simple artiste, qui est restée et femme +et reine, en dépit de tous les changements de son visage et +de sa destinée...</p> + +<p>—Or ça, repris-je, ému jusqu'au fond du cœur, si je +vous comprends bien, cette femme est une prostituée, +une honteuse personne élevée à toutes les grandeurs de la +prostitution! Elle à vécu de honte et d'infamie; elle a fait +pleurer le misérable; honoré le lâche, adoré le brigand; +elle a rempli les Bastilles et vidé le trésor?</p> + +<p>—Oui, dit Barnave, et c'est cela pour quelques-uns; +mais pour les autres, c'est une idéale créature, encore +adorable! Elle est le rêve enchanteur de la dernière passion +des rois de France. Elle a remplacé Agnès Sorel, +dame de beauté, comme le feu roi remplaçait Pharamond; +authentique et précieuse relique de l'amour, comme l'entendaient +les vieux Bourbons de France, au temps du +pouvoir absolu; c'est une savante à chasser les nuages +d'un front couronné; c'est un jovial cynique exhalant les +parfums les plus rares, vêtu de gaze et chargé de fleurs; +c'est un des lutins de Cazotte, un prophète; c'est mieux +qu'une femme, il y a bien des jeunes gens, et des plus +beaux qui la rêvent. Comprenez-vous? c'est la seule entre +toutes les choses qu'il allait perdre à jamais qu'ait regrettée, +à son lit de mort, le roi Louis XV dans ce beau +royaume qui fut à lui le dernier.</p> + +<p>Je me levai presque désespéré.—Assez, assez, Barnave; +cessez de grâce, et brisons là cette exécrable moquerie. +O ciel! serait-ce possible et vraisemblable, en +effet? Cette femme... aurait-elle à ce point l'ingénuité, la +grâce et le charme? Aurait-elle, en son abandon même, +la voix, la plainte et la douleur de la vertu qui succombe... +Ah! feindre ainsi! jouer ce rôle affreux de la +courtisane amoureuse, oublier si complétement ce qu'elle +était dans ces palais fangeux, dans les bras de ce vieillard, +dans le tumulte et le bruit de ses tristes amours... +Madame du Barry sous ce masque, y pensez-vous?</p> + +<p>—Qui vous dit que ce n'est pas madame du Barry elle-même? +Elle a l'habitude et la conduite de ces sortes d'intrigues; +elle a présidé, la première, à ces bals où tout est +possible, où tout est permis; elle est la vanité même, +elle n'a plus de roi de France à séduire; elle a voulu savoir +ce qu'il fallait penser d'un prince de Wolfenbuttel...</p> + +<p>—Et je suis parfaitement de votre avis, reprit une +grosse voix... Voilà, trait pour trait, l'image exacte de la +plus séduisante coquine qui se soit assise au trône de +France... Et, vive Dieu! mon prince... il faut que vous +soyez né sous une heureuse étoile pour avoir rencontré +madame du Barry.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE V</h2> + + +<p>L'homme qui parlait ainsi, c'était Mirabeau lui-même! +Il avait l'œil du lynx et l'oreille de la taupe; il concevait, +il comprenait, il entendait toute chose; et de toute chose +il faisait un profit, disant que c'était dans son domaine... +Enfin ce qu'il n'entendait pas, il le devinait.—Vive à +jamais la comtesse du Barry! s'écria-t-il... Et plût au ciel, +mon confrère... et mon rival, Barnave, que vous n'ayez +pas d'autre amour...</p> + +<p>Interpellé brusquement par cette voix irrésistible, Barnave +étonné s'éloigna sans mot dire, et s'inquiétant fort peu +des doutes dans lesquels il m'avait plongé... Mirabeau +suivit du regard Barnave qui s'éloignait. Il y avait dans ce +regard de l'intérêt et de la pitié:—Noble jeune homme, +dit-il, sublime enfant, dont le cœur vaut mieux que la tête! +Génie inquiet dont l'éloquence n'a pas d'égale! Barnave, +emporté par la passion qui te brûle! Infortuné! comme +il a menti à sa vocation, lorsqu'il a pris sa place au premier +rang des grands démolisseurs...</p> + +<p>—Dites-moi, pourtant, Monseigneur, reprit Mirabeau, +ce que venait faire ici madame du Barry, quel chagrin +pressait Barnave et pourquoi fuit-il ainsi à mon aspect?</p> + +<p>—Vous êtes entré dans un de ces moments de malaise +qui attristent souvent notre ami, répondis-je, il n'eût +pas voulu être surpris, surtout par vous, dans cet état de +faiblesse et d'égarement.</p> + +<p>—C'est grand dommage, en vérité, que toute cette +âme et tout ce cœur en soient réduits là qu'ils n'osent +plus se montrer, dit Mirabeau; en vérité, c'est un grand +malheur d'aller si vite, quand on marche dans un sentier +si mal frayé et si obscur!</p> + +<p>—Mais, repris-je, est-ce bien vous, Monsieur, qui parlez +ainsi, et ces regrets conviennent-ils à la bouche de Mirabeau! +Il me semble, en effet, que si la France obéit aux +passions qui l'emportent, et si elle parcourt des sentiers +obscurs, c'est bien vous qui l'avez voulu. C'est votre main +qui l'a poussée hors des sentiers battus, c'est aux accents +de cette voix souveraine qu'elle s'est mise à courir çà et +là, échevelée et saisie de terreur. Voyez, monsieur, que +d'épouvante! En ce moment, le trône est ébranlé, l'ardente +calomnie entoure incessamment votre jeune reine, +le vieux temps est perdu, les vieilles mœurs sont effacées, +les ruines s'amoncellent dans ce royaume où rien ne se +fonde... où tout est mort. Le hasard, aveugle dieu, préside +aux destinées de ce beau royaume. Écoutez! mille +prédictions sinistres pèsent sur ce roi plein de respect! +En ce moment, plus d'appui pour le trône au dedans, au +dehors la vieillesse des uns et la jeunesse des autres lui +sont également funestes; en vérité je ne sais rien de plus +triste que cette position des affaires qui ne fait le bonheur +de personne; il est vrai qu'elle a fait votre gloire +à vous, Mirabeau, mais que de doute et de malaise au +fond de cette gloire unique et sans rivale! Hélas la triste +position! qui a réduit notre Barnave à cette lutte terrible +de son esprit et de son cœur, et qui le perdra, n'en doutez +pas!</p> + +<p>Mirabeau se prit à réfléchir profondément:—Je conviens, +reprit-il après un silence, et j'avoue en effet que +ce sont là de grands malheurs généraux et particuliers. +Toutefois c'est bien malgré moi que le trône en est venu +à cette extrémité. Je suis né un sujet du roi, un sujet +loyal, et rien ne m'eût été facile comme d'oublier les abus +cruels du pouvoir, sur ma personne et sur ma liberté. +Malheureusement le roi est mal conseillé; il est aveugle! +Il ne comprend pas! Il ne sait pas que la parole est +la force et la vie... Et quand je venais au roi, le regard +plein de pitié, le cœur plein de pardons, quand j'implorais... +la permission de me perdre en sauvant le trône... +ils se sont écriés que je jouais ma comédie, et que le trône +serait déshonoré d'être sauvé par Mirabeau! Les voilà +bien... les voilà tous!... Et maintenant ils m'implorent, +ils me supplient, ils se prosternent: Mirabeau, sauvez-nous! +Sauvez-nous, Mirabeau... Il est trop tard! Je voudrais +les sauver, mais que faire? ô royauté misérable! +C'est la faute de son orgueil et non pas la mienne, à moi, +abreuvé de tous ses dédains!</p> + +<p>J'observais Mirabeau disant ces paroles. Son front était +chargé de nuages, son visage, ouvert et franc, s'était contracté +sous une sensation pénible; il y avait dans toute +sa personne éloquente et superbe quelque chose qui ressemblait +au remords, mais à un remords combattu.</p> + +<p>Le Titan... le voilà écrasé sous les montagnes qu'il a +soulevées! Phaéton, le voilà brisé sous le char qu'il a +conduit! Le révolté recule à l'aspect de sa révolte! Ah! +tu veux détruire et renverser... ruine et détruis, brise et +renverse afin que l'heure arrive où ton crime apparaisse +à ta conscience, ivre de vengeance et de remords.</p> + +<p>Cependant, nous restions plongés l'un et l'autre dans +une méditation profonde, interrogeant l'avenir, épouvantés +de l'heure présente... Et Mirabeau reprenant la +parole, en secouant la tête avec fierté:—Certes, il y aurait +de la lâcheté à désespérer du trône: avec la constitution +telle qu'elle est, tout peut se réparer encore à condition +que les mêmes hommes qui ont poussé le royaume +à ces progrès inespérés arrêteront le char dans sa +course... il n'y a pas d'autre remède, et pas d'autre secours.</p> + +<p>—Et voilà précisément, monsieur de Mirabeau, où est +mon doute. C'est un singulier maître et difficile à régler, +le mouvement: quand une fois on lui a livré l'âme d'un +peuple, et sitôt que le peuple aveugle s'est mis en marche +emportant les vœux, les espérances et les craintes +d'un royaume, allez dire à ce peuple: <i>Halte-là!</i></p> + +<p>—C'est vrai, Monsieur, le char est lancé, mais peut-être, +en me plaçant tout vivant sous sa roue, au risque d'être +écrasé, pourrai-je l'arrêter un instant? Rien qu'une heure +et tout serait sauvé. On revient si vite en France à la vérité, +au bon sens, pour peu que la France ait le temps +de se reconnaître. Enfin, croyez-moi, voilà mon ambition +présente... Sauver le roi ou périr. Car, entre nous, +mon entreprise est une tâche odieuse, absurde, impossible, +et ma royauté me poursuit comme une honte. +J'étais né peut-être, comme mon cousin le duc de Guise, +pour être un héros des dissensions armées, des guerres +civiles, des révoltes de citoyens; mais jamais je n'aurais +accepté ces émeutes que pour venir, après un jour de +victoire, m'agenouiller orgueilleusement devant la majesté +soumise de mon roi. Oui, j'aurais été heureux et +fier de me montrer sujet fidèle, après avoir prouvé que +j'étais un sujet redoutable. À l'heure où nous sommes la +sédition est changée, et la révolte a perdu toute sa grâce +à mes yeux, depuis qu'elle n'aboutit plus aux pieds du +trône... Ah! fi d'une sédition en guenilles! Fi de ces mains +mal lavées! Que m'importe, en effet, d'avoir brisé le joug +léger de la cour, s'il faut porter le joug d'un autre souverain +qu'on appelle le peuple? Sous cet étrange souverain +que nous nous sommes donné, l'esclavage est une +honte et devient un joug insupportable; moi-même, le +maître absolu de ce peuple, dont j'ai retrouvé le nom +perdu, après que Montesquieu eut retrouvé ses titres +égarés, à quelles humiliations m'a condamné son caprice! +Allons, Mirabeau, parle haut, dis ceci, dis cela, +si tu veux qu'on t'applaudisse; allons, Mirabeau, notre +histrion Mirabeau, de la colère ou de la haine, si tu +veux que nous soyons contents; allons, Mirabeau, éclate +et tonne, prie et pleure et calomnie, au gré de nos passions, +renverse et brise et tue! O popularité fatale! humiliante +protection! indigne succès! À ce vil métier j'ai +perdu toute mon âme; pour cette vile royauté j'ai +renoncé à mes préjugés les plus chers; j'ai brisé ma précieuse +couronne de comte, que j'avais défendue contre +les Caramans eux-mêmes; je suis devenu un fanatique! +Mes vices, mes vices si chers, je les ai oubliés et je leur +impose un frein. Je me cache, oh! qui l'eût dit! pour aimer +ma chère maîtresse, et je me drape en vertueux. Que je +m'ennuie et quel vide en tout ceci! Pour moi, la vie est +le néant, elle me pèse et me lasse; et je sens dans mon +cœur le plus poignant des remords, non pas le remords +d'un crime inutile, mais le remords d'une folie sans excuse; +le remords d'une faute! Enfin quand je songe aussi +que l'opposition n'est plus de mon côté; que c'est moi +qui suis le maître, et qu'il y a à défendre une monarchie... +un roi, quinze siècles; quand je me vois, à présent +le maître absolu, sans obstacle, et que là-bas une +reine de France, une femme... appelle en vain le ciel et +les hommes à son aide!... et que moi je suis là, frappant +cette monarchie à terre, méprisé par cette reine, odieux +à ce bon roi qui m'a délivré!... Non certes! non, cela ne +peut durer; il faut que je sorte à tout prix de ce malaise +et de cette honte; il faut que j'en sorte ou que je +meure!...</p> + +<p>Ainsi il parlait désespéré; il attendait une réponse; il +hésitait.</p> + +<p>—Ne craignez-vous pas, lui dis-je enfin, de rencontrer +des obstacles, même dans votre bonne volonté pour cette +monarchie au désespoir?</p> + +<p>—Vous, voulez parler des courtisans, reprit-il; vous +avez raison, c'est une race dangereuse. Mais populace +pour populace, et tout bien pesé, j'aime encore mieux +celle-là que celle-ci; celle-là rampe, et je l'écrase; au +contraire, l'autre est reine, et c'est moi qui la flatte. La +plus dangereuse des populaces, c'est la vraie populace, +qui hurle et qui s'en va dans la rue en criant: <i>tue et tue!</i> +Elle hait la guerre, elle hait le génie et le linge blanc. +Elle a cru me faire une grâce extrême en me permettant +la poudre à mes cheveux, un carosse et derrière mon +carosse un laquais. Décidément, c'est un parti pris; là, +dans mon âme, et là, dans ma tête, il faut, sujet, que je +revienne au roi; homme, que je revienne à la reine... +orateur, que j'impose au peuple qui m'entend, mes volontés +suprêmes... Seulement, dites-moi, dans cette +grande résolution que je prends aujourd'hui, voulez-vous +me servir?</p> + +<p>—Vous ne doutez pas de mon zèle à vous servir, monsieur +de Mirabeau! je suis tout à vous, ordonnez. À mon +premier voyage à Versailles, je l'ai promis à Barnave; +pour sauver la reine de France, pour sauver la sœur de +notre empereur, rien ne doit me coûter; ma vie est à +vous, à ce prix.</p> + +<p>—Ainsi, ce soir, à onze heures, vous consentez à me +prêter un cheval et à me suivre, vous-même, vous tout +seul, au rendez-vous de cette nuit?</p> + +<p>—Mes chevaux seront prêts à onze heures.</p> + +<p>—Il faudra prendre garde à ne pas être remarqué, ce +soir. Il y va du salut de la monarchie, il y va de ma vie, +une vie aujourd'hui précieuse entre toutes, car bien certainement, +si le loyal parti dont je me suis fait l'esclave +vient à me deviner, je suis mort! et, véritablement, avant +ma tâche accomplie, il me serait pénible, il me serait +affreux de mourir.</p> + +<p>—Que dites-vous, Monsieur? votre mort ce serait un +grand deuil pour les âmes intelligentes qui vous suivent +dans cette ardente carrière; ce serait un coup fatal qui +dérangerait cette lutte inégale entre le roi et le peuple, à +laquelle seul, tout seul, vous pouvez mettre un terme. +Enfin, pour ma part, ce me serait une profonde, une +inconsolable douleur de vous perdre à l'heure où je commence +à vous connaître, ô vous, mon grand homme +et mon héros!</p> + +<p>—Votre héros! après Barnave pourtant.</p> + +<p>—Barnave est si malheureux!</p> + +<p>—Ajoutez, il est si jeune et si grand rêveur, si cruellement +marqué par le destin! Ici il passa la main sur son +front en relevant sa crinière.</p> + +<p>—Mais qui de nous n'est pas frappé à mort? Moi +même je sens à mon front le signe fatal.</p> + +<p>Puis se retournant vivement:—Ce soir à onze heures +dans votre cour.</p> + +<p>—Les chevaux et le courrier de M. le comte... seront +prêts à partir!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VI</h2> + + +<p>À onze heures du soir nous étions à cheval. Mirabeau +se mit en selle en excellent cavalier qu'il était. Avant de +sortir dans la rue, il s'enveloppa de son manteau, et le +voilà parti les yeux baissés. D'abord nous marchâmes +avec précaution; nous fîmes plusieurs détours pour +n'être pas suivis; puis bientôt quittant Versailles, nous +entrions dans ces bois épais qui mènent de Versailles à +Saint-Germain. La nuit était sombre, le vent agitait la +cime des arbres, l'herbe se froissait sous les pas des chevaux, +le gibier de la forêt passait et repassait avec mille +bruits confus... Mirabeau marchait le premier, moi, je le +suivais en silence avec l'obéissance passive d'un cavalier +qui suit son capitaine, et sans avoir demandé où nous +allions.</p> + +<p>J'en étais venu, encore une fois, à jouer le rôle secondaire +auquel je m'étais vu condamné tout d'abord;—le +rôle d'un agent sans intelligence, qui ne sait même pas +pourquoi il est dévoué, et qui cependant se dévoue, +entraîné par une force irrésistible. Ainsi j'allais subjugué +par Mirabeau, le suivant en aveugle et sur de vagues promesses +échappées à son découragement. Le Mirabeau +populaire, en ce moment le voilà qui trahit sa cause et +qui revient par instinct à ses amours primitives; le voilà +qui va sauver le trône qu'il a perdu; il se glisse en ces +ténèbres, cachant son visage et dissimulant sa route, +livré aux angoisses d'un nouvel avenir et d'un passé +qui le lie étroitement avec les principes qu'il va combattre.—À +quelle lutte horrible était soumise cette âme +ardente, active et pleine d'incertitude! Il ne restait plus +rien de l'échappé de la Bastille, du calomnié, du méprisé +qui se venge, et qui devient dieu dans la foule; c'était +l'homme d'État, pensif et réfléchi, s'arrêtant honteux devant +des ruines, et tiré de son enivrement par des voix +de détresse. O misère! Il tremble à l'idée que de toutes +ces ruines il n'en saurait relever une seule! Aussi bien +je n'ai jamais vu plus d'abattement et de tristesse que +dans la marche silencieuse de Mirabeau traversant la +longue forêt: sa tête était penchée sur sa poitrine, et de +temps à autre de violents coups d'éperons dans les flancs +de son cheval venaient attester la violence des passions +qui le brûlaient.</p> + +<p>Nous marchions toujours, lui, silencieux et préoccupé; +moi, pensif et tout entier à mille idées étranges que je +rougissais de m'avouer; héros tous deux, lui, à la façon +d'un grand homme qui s'est trompé; moi, comme un +homme faible et qui va au hasard sans savoir où.</p> + +<p>La forêt était sombre et le ciel était noir, la route ne +finissait pas. Où allions-nous?</p> + +<p>Hélas, je vous porte envie, ô Mirabeau! Votre étoile +vous guide: une reine est là-bas qui vous attend; vous +savez où vous allez; quelle voix vos oreilles vont entendre; +et quelles prières, quelles paroles! quelle main vous +sera tendue en signe de confiance! Pour moi, je vais à +votre bon plaisir; je ne sais d'où je viens, où je vais, et ce +que je suis aujourd'hui, sinon le très-humble valet des +passions et des hommes qui ont besoin de moi!</p> + +<p>Nous n'avions pas encore rompu le silence, quand +nous arrivâmes au carrefour de la forêt: six chemins à +la fois se présentèrent à nos pas incertains, un poteau +unique étendant six bras de chêne indiquait aux passants +la route à suivre; mais la nuit était déjà sombre, et il +devenait impossible de lire les inscriptions tracées sur le +poteau.</p> + +<p>Mirabeau s'arrêta; il releva la tête, il tourna autour du +poteau indicateur, cherchant sa route, et déjà fort inquiet, +et tremblant de laisser passer l'heure du rendez-vous.</p> + +<p>Plus il cherchait, plus il tournait dans le rond point, +plus les chemins se croisaient, se heurtaient, se mêlaient; +c'était comme une danse échevelée où les arbres tournent, +remuant leurs branches avec l'élégance d'un danseur +dont la tête est chargée de plumes: ainsi dansait la forêt. +On eût dit, la voyant se mouvoir en cercle devant nous, +d'une roue de fortune entraînant avec les vœux animés, +les espérances, la bonne humeur, et les imprécations +terribles des joueurs.</p> + +<p>Mirabeau était immobile, éperdu, béant; il sentait +qu'il était doublement hors de sa route, égaré à jamais, +doublement égaré, comme un homme qui ne peut +avancer ni reculer.</p> + +<p>Les nuages marchaient dans le ciel parsemé de taches +lactées, c'était au ciel un mouvement inverse avec celui +de la terre, c'était une rotation double en sens divers, +double et sur un mouvement inégal, sur une mesure entrecoupée; +un chaos sans règle, un mouvement sans +cause, un pêle-mêle, une fascination nocturne impossible +à décrire et dont il était impossible en effet de se +tirer.</p> + +<p>Le chaos était là, avançant, reculant, s'alongeant à +terre et s'élevant jusqu'aux cieux; il se cachait dans l'arbre +épineux, il soupirait dans le buisson touffu, il riait à +gorge déployée, accroupi au sommet du poteau invisible; +le chaos, pâle et gigantesque, flagrant, moqueur, il nous +tendait ses sept bras mystérieux pour nous étouffer.</p> + +<p>On entendait à la fois des bruits étranges; des ombres +glissaient, voilées et soupirant; le carrefour s'approchait, +reculait, prenait toutes les formes, carré, long, oblong, +rond, en pointe, en pyramide, en trapèze, ou plat +comme la pierre d'une tombe, élevé comme une colonne +triomphale, saisissant à faire peur toutes les formules +géométriques; il eût fallu un génie à la Newton pour +soumettre à la moindre équation ces lignes brisées, ces +trapèzes fantastiques, ces capricieux sphéroïdes qui naissent, +qui grandissent, qui s'effacent, comme grandit et +s'efface en se déridant le cercle fragile de l'onde ouverte +au caillou.</p> + +<p>Arrivés à cet endroit du chemin, nous sentîmes que +nous étions égarés, égarés jusqu'au lendemain, sans un +bruit qui nous guide, un frisson, un tintement, un cri de +bête fauve, un chant d'oiseau, une onde, un murmure, +un écho, une fumée au-dessus des arbres, sans une étoile +dans le ciel... Perdus, perdus, absolument perdus!</p> + +<p>Mirabeau descendit de cheval, il s'assit au pied du poteau, +il porta sa main sur ses yeux, et je l'entendis soupirer +profondément. C'étaient de rudes soupirs, partis du +fond d'une vaste poitrine; il y avait dans ce soupir je +ne sais quoi de ferme et de résolu, qui attestait le découragement +d'une homme supérieur.</p> + +<p>Il resta un quart d'heure à se lamenter tout bas. J'étais +descendu de cheval à son exemple, et je m'étais assis à +ses côtés.</p> + +<p>—Vous voyez que le ciel ne veut pas la sauver, me +dit-il en me montrant le ciel.</p> + +<p>Puis il reprit:—Oui, là-haut un nuage, un mince +nuage au-dessus d'une mince étoile, et voilà une reine à +jamais perdue! Une reine! une femme! une femme qui +m'attend, sous ce ciel glacé; elle frémit, elle pâlit, elle +tremble au souvenir de mon nom; elle prête, attentive, +l'oreille à l'horloge de son château, pour savoir si l'horloge +sonnera minuit, l'heure où vient le fantôme!—et +cette nuit le fantôme attendu ne viendra pas! La grille de +fer restera fermée; à tous mes crimes envers elle, elle +ajoutera un nouveau crime, elle dira: <i>C'est un lâche!</i> Et +elle sera irritée, non pas en reine, en femme; elle se méprisera +d'avoir songé à moi, qu'elle méprise! Alors le +mépris plein le cœur, elle regagnera la couche de son +triste époux, et cet époux endormi, qui ronfle, insouciant +comme un villageois dont la récolte est achevée, +elle le regardera avec complaisance, et, songeant à moi, +elle le trouvera beau! Moi, cependant je vaudrai à ce mari +vulgaire un baiser de sa femme, et je réchaufferai cette +couche inerte. Ah! femme et reine, elle imaginera que +je me suis vanté auprès de la reine et qu'on m'a vanté +près de la femme! Ah! je ne suis ni le tribun qu'on lui a +dit, ni l'amoureux qu'on lui a vanté. Elle croira qu'une +nuit passée à tous les vents d'un ciel orageux me fait +peur. Alors dans cette obscure forêt s'accomplira ma vie, +et je mourrai en conspirateur subalterne! Après quoi elle +racontera que je venais pour demander pardon, et qu'elle +m'a fait fermer sa porte! Ah! malédiction sur moi, Mirabeau! +malédiction sur la terre et sur le ciel, sur cette +terre qui tourne et sur ce ciel qui reste noir!»</p> + +<p>Il frappait sa poitrine et sa tête, il était hurlant. J'en +eus pitié, je ne lui parlai pas.</p> + +<p>—Malheureuse! Ah! malheureuse! reprenait-il, je +venais si content et si fier de la sauver! Je portais à ces +pieds sacrés et charmants tant de zèle et tant de respects! +Je lui voulais crier grâce! et merci! pardon!... mais ce +maudit nuage a tout effacé, tout brisé! tout déshonoré! +Pourtant cette royauté que j'allais sauver, qu'a-t-elle fait +au ciel, pour qu'il se voile ainsi sans pitié? Vieille monarchie, +antique rempart... Royauté de la France! morte! +morte! morte! Morte! parce que j'ai passé la jeunesse +d'un libertin; parce que j'ai été désœuvré et joueur. +Morte! parce que j'ai fait des dettes que je n'ai pas +payées, parce que j'ai été séducteur adultère et vagabond +sans respect pour mon père, et sans obéissance à +mon roi! Parce que j'ai enlevé la jeune femme à son +vieil époux. Morte! parce qu'un nuage passe dans le ciel +effaçant les lettres de ce poteau au moment où je franchis +ce carrefour. Je voudrais bien tenir ici quelque philosophe, +un philosophe chrétien, pour lui expliquer la vanité +de l'histoire du monde, et pour lui dire à combien +peu tient un sage, à commencer par un apôtre, à finir +par moi, dont mon cheval aurait pitié!»</p> + +<p>Il se mit à pousser un éclat de rire, comme s'il eût +entendu lire en cet instant l'Histoire universelle de +Bossuet.</p> + +<p>Ce fut tout à fait comme s'il eût parlé; son rire ici, +dans la forêt, autant que sa parole à la tribune, rencontra +l'écho obéissant! Il fut se briser contre le tronc des +arbres, contre la pierre du rocher, contre la voûte du +ciel, il se prolongea bien loin, plus loin que nos oreilles +purent l'entendre; il ne s'arrêta que dans le jardin de la +reine, à la place même où Mirabeau était attendu.</p> + +<p>—On m'a parlé, reprit-il, des stoïciens. Pour être stoïcien +il fallait avoir un manteau; j'ai un manteau; le stoïcien +s'enveloppait dans un manteau, et il attendait. C'est +ainsi qu'on a tué César: il était appuyé contre la statue +du grand Pompée, comme je suis appuyé contre ce +hêtre...</p> + +<p>Il ajouta, toujours avec la voix du désespoir:—Je ne +voudrais pas être Brutus, j'aimerais mieux mourir dans +le manteau de César!</p> + +<p>Il s'enveloppa dans son manteau; il s'étendit de tout +son long auprès du hêtre, et, chose étrange... il s'endormit.</p> + +<p>Il rêva, il rêva tout haut. Il rêva de noblesse et de +liberté; il rêva de la reine et de ses maîtresses; il rêva la +plus extrême indigence et la plus incroyable richesse; il +rêva de Maury et de Duport; il rêva de l'Angleterre et de +la France; il eut des éclats de rire et des sanglots; il sentit +ses mains chargées de chaînes, et il entendit tomber la +Bastille; joie immense et sans frein, atroces douleurs, +orgueil satisfait, inépuisable repentir, cris, larmes, sanglots, +sourires, chansons, baisers lascifs, procès, calomnies, +tribune, éloquence, ivresse, travail, perte ou gain, +amitié, haine, dévoûment et vengeance, ah! les passions +viles, les passions d'un noble cœur! Il y eut de tout cela +dans son rêve. Un rêve affreux, le rêve idiot d'un géant +ivre mort; le rêve enchanté des plus belles années! +C'était de l'épouvante, et c'était de l'extase, ici, là haut, +là bas, dans l'enfer! Le vieux hêtre, enivré de ce sommeil +douloureux, se balançait sur cette tête volcanique; la brise +soufflait dans cette épaisse chevelure, un buisson ardent. +J'assistais, sans le savoir, à l'un de ces sommeils solennels; +sommeil de visions étranges comme en eut un le dernier +Brutus aux champs de Philippes, dernier sommeil d'un +grand homme qui résume sa vie, et qui sent au dedans +de lui-même qu'il va mourir.</p> + +<p>Tout à coup, sans aucun bruit avant-coureur, et comme +s'il se fût échappé de l'arbre entr'ouvert, je vis un homme +auprès de Mirabeau qui dormait. Cet homme était vêtu +de noir; il me parut d'une taille gigantesque, il étendit +une large main sur l'orateur endormi, et le secouant fortement:</p> + +<p>—Debout! debout! disait-il d'une voix basse et solennelle, +allons, debout! Est-ce bien le temps de dormir, +ouvrier maladroit qui reviens si tard à la vigne de ton +seigneur! Ne voilà-t-il pas, Monseigneur, une aventure +héroïque? O l'événement honteux! Cet homme sort de +sa maison comme un voleur; il se cache dans l'ombre, +il se dérobe à ses espions, il part sous la sauvegarde et +sur l'honneur d'un étranger; il marche vite parce qu'il +sait combien le retard peut être funeste et quel but dangereux +il se propose; il remonte à rebours de sa vie, il +nage contre le torrent qu'il a suivi jusqu'alors, et puis à +la moindre difficulté de la route, au moindre obstacle, ô +douleur, ce héros, sorti de chez lui pour être un héros, +il hésite, il s'arrête, il s'assied sur l'herbe, il s'endort; il +dort, comme si la question qu'il va débattre était une +simple question de vie et de mort. Oh! courageux pour +tout détruire, lâche au contraire et nonchalant quand il +faut réparer! Prêt à dormir, à rêver quand il faut agir! il +lui faut pour être un homme une tribune, un écho! seul +avec lui-même, il n'est plus qu'un lâche et un fou! C'est +un présomptueux qui se perd, qui perd tout le monde, +oubliant même sa passion pour les femmes, la seule passion +de son cœur, sa plus criminelle passion, la passion +la plus chère à son âme! Or, il faut que ce soit moi qui le +réveille, et j'ai beau le secouer, il ne se réveille pas!</p> + +<p>Et il le secouait toujours, mais en vain! C'était un +sommeil de plomb, un rêve enraciné dans l'âme, un +drame hardiment commencé dans une partie de ce crâne +inaccessible à tout bruit terrestre, et qui s'accomplissait +lentement! Alors l'inconnu se penchant sur Mirabeau:</p> + +<p>—Mirabeau! comte de Mirabeau! cria-t-il.</p> + +<p>—Qui m'appelle? allons! me voici! cria à la fin Mirabeau +du fond de sa poitrine avec une voix lointaine, une +voix qui s'échapperait du tombeau!</p> + +<p>—Mirabeau! comte de Mirabeau! n'avez-vous pas +promis d'être exact à un rendez-vous, cette nuit même? +Avez-vous tendu la main à la monarchie aux abois? +Avez-vous quitté votre banc à l'assemblée pour aller donner +un démenti formel à vos révoltes passées? N'êtes-vous +pas un traître à votre parti plébéien? ne marchez-vous +pas, dans la nuit, sur les bords d'un abîme sans fin? +Comte de Mirabeau! pourquoi donc vous endormir sur +les bords de cet abîme? Il sera toujours assez temps de +vous reposer quand vous y serez tombé; réveillez-vous, +comte de Mirabeau! réveille-toi, Mirabeau!</p> + +<p>Mirabeau se leva sur son séant. Ses yeux étaient ouverts, +mais il ne voyait pas; son regard était transparent +et terne, il le fixait sur l'inconnu:</p> + +<p>—Oh! dit-il, par pitié! laisse-moi dormir, je dors! La +fatigue à la fin m'a pris, il faut que je me repose et que +je dorme, absolument je veux dormir! Il y a si longtemps +que je suis actif! Tiens, prends mes mains, attache-les; +lie avec des chaînes de fer ces deux pieds inutiles, apportez +ici la Bastille, entourez-moi de ses murs épais, j'y consens, +je le veux, je t'en prie, et qu'on me ramène en prison. +En prison, on dort, on pense, on fait l'amour, on vit +d'amour, on n'est pas enivré par cette fausse gloire, on +n'entend pas ces clameurs d'un peuple injuste, on n'a pas +à revenir sur ses actions de la veille, on n'a pas à renier +son nom et sa gloire, on n'a pas de remords. C'en est +fait, ma route est finie, à jamais finie, et je reste ici, ici +à jamais! Ainsi parlait ce lutteur encore endormi.</p> + +<p>Mais l'inconnu reprenait, toujours d'une voix grave et +lente:—Mirabeau, comte de Mirabeau, réveillez-vous, +debout! à cheval! à cheval! le temps fuit, minuit approche, +une femme vous attend!</p> + +<p>Et Mirabeau déjà plus éveillé:—Une femme, en effet... +elle m'attend; elle est belle et jeune et m'appelle, elle me +sourit; une créature à part dont l'aspect m'était défendu +et dont j'approcherai assez près, cette nuit, pour respirer +le parfum de ses vêtements. Que de progrès n'as-tu pas +faits, Mirabeau, depuis la femme du cantinier, au fort de +Joux?—Mais qui donc me dira le nom de la grande +dame qui m'attend? reprit-il en élevant la voix.</p> + +<p>—Monsieur de Mirabeau, s'écria l'inconnu, un galant +homme, un seigneur, a-t-il jamais oublié le nom de la +femme qui l'attend?</p> + +<p>Mirabeau releva la tête:—O Mirabeau! pauvre homme +et pauvre fou, dit-il, que tu es différent de toi-même! À +me voir étendu et dormant, dirait-on que je marche à la +faveur la plus enviée? Ah! certes, j'en ai bien connu des +hommes, des républicains qui donneraient leur vie en +échange du quart d'heure qui m'attend. Surtout, et disant +ces mots il mettait son doigt sur sa bouche en façon de +secret; surtout, il est un jeune homme accompli en génie +et en amour, qui languit et qui se meurt, parce qu'il m'a +trouvé sur son chemin, moi plus puissant que lui dans le +peuple, et parce que je l'ai caché dans mon ombre, lui +si jeune et si beau, et que les regards qui m'arrivaient +n'ont pas su l'atteindre. Ainsi va le monde! Il est fait +ainsi! Ce jeune homme eût tout sauvé!... Versailles ne +sait pas même le nom de ce jeune homme! Et moi, +vaincu, brisé, on m'appelle! Cette aimable et jeune renommée, +on l'ignore dans ces hautes régions, pendant +que mon épouvantable renom m'ouvre à tous battants +toutes les portes. Il irait, lui, à cette cour tremblante et +qui demande enfin pardon à l'éloquence, au génie, à la +liberté, il irait pour sauver la femme uniquement; j'y +vais, moi, pour sauver la reine. Et maintenant que j'y +songe, ami, tu as raison, le temps presse, hâtons-nous, +j'ai trop dormi; debout! debout! à cheval! à cheval! +comte de Mirabeau!» Disant ces mots, il était déjà à +cheval.</p> + +<p>L'inconnu s'enfonça dans un des six chemins, en nous +disant: <i>Suivez-moi!</i>...</p> + +<p>Nous le suivîmes quelque temps. Arrivés à une hauteur, +nous découvrîmes à nos pieds le château de Saint-Cloud +qui dormait au milieu de son parc immense, au +bruit des flots.</p> + +<p>—Voilà votre chemin, nous dit le guide; allez à votre +but, M. le comte, et rendez-moi grâce enfin de vous +avoir réveillé, le sommeil le plus involontaire peut être +un crime en ces temps de révolutions. Or vous ayant tiré +de ce mauvais pas, écoutez ma prière au nom de votre +âme, au nom de votre honneur: sauvez la reine et +sauvez-la par tous les moyens que vous trouverez dans +votre cœur ou dans votre génie. Au nom du ciel, sauvez-la! +au nom des hommes, sauvez-la! Enfin, si j'ose ainsi +parler, au nom des combats qui déchirent mon âme, au +nom des angoisses les plus cruelles qui puissent flétrir la +jeunesse et l'intelligence, au nom d'un amour insensé, +en mon propre nom... ô maître absolu des opinions et des +volontés de la France!... ayez pitié de la reine. Ah! sauvez-la! +sauvez-la!</p> + +<p>—Oui, oui, je la sauverai, en ton nom et par pitié pour +toi, Barnave! Au nom de ton amour, s'écria Mirabeau.</p> + +<p>Je m'écriai:—Barnave!</p> + +<p>—Oui, reprit l'inconnu, Barnave! Et malheur à ceux +qui douteraient de la reine! et malheur à vous, Mirabeau, +si jamais cette illustre occasion était perdue! Ah! que de +repentirs! quels remords à notre dernier jour!</p> + +<p>À ces mots, il partit.—Barnave, où vas-tu? cria Mirabeau. +Il se fit un moment de silence, et nous entendîmes +une voix dans le lointain:—Je retourne à l'assemblée, +où je veux abattre à tout jamais le trône que tu vas +sauver.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VII</h2> + + +<p>Nous étions, sans le savoir, sous les murs du château de +Saint-Cloud. Au mot d'ordre et prononcé tout bas, la +grille s'ouvrit pour nous laisser passer et se renferma en +silence; nous parcourûmes lentement la vaste avenue +entre la Seine et le palais sombre. Arrivés au grand bassin, +couvert de mousse, où dormait le cygne à l'abri de son +aile, un homme attendait qui nous invita à descendre, et +qui prit nos chevaux, nous indiquant du geste un sentier +escarpé qui grimpait en côtoyant les cascades du jet d'eau, +jusqu'à la plate-forme, au sommet du château. Mirabeau +grimpa péniblement à travers le sentier glissant, et, en +s'appuyant sur mon bras, il parvint à un certain point de +l'avenue où il s'arrêta.</p> + +<p>L'endroit était parfaitement découvert, un vase italien +chargé d'un palmier indiquait le lieu du rendez-vous. +Là s'arrêta Mirabeau.—Tenez-vous à l'écart, me dit-il, et +asseyez-vous sur ce banc, dans le feuillage. Il me fallait +un témoin de ce qui va se passer ici, et je vous ai choisi, +parce que je n'en connais pas un qui soit plus désintéressé +dans ces questions formidables. Vous témoignerez pour +moi, quoi qu'il arrive, et véritablement j'ai mérité assez +de haines dans ce palais pour avoir quelque raison de n'y +être pas en sûreté. Ainsi ne me perdez pas de vue, et, +quoi qu'il arrive, il y aura là quelqu'un pour attester que +Mirabeau arrivait en ce lieu sans haine et sans peur, +mais aussi plein de zèle et de bonnes intentions.</p> + +<p>Mon mandat était d'obéir, j'obéis. J'abandonnai cet +homme à ses réflexions; je me plaçai sous une tonnelle +d'où je pouvais tout voir, et je me mis à penser aux +chances funestes d'une révolution qui, à cette heure, en +cette nuit douteuse, arrachait la fille des Césars au lit de +son royal époux, la forçant d'implorer la grâce et la pitié +de ce demi-dieu que la foule avait porté sur ses autels. +Trop heureuse encore, ô majesté! que ce tout-puissant +vous pardonne et vous protége! Heureuse aussi qu'il vous +ait accordé ce moment d'audience! Hâtez-vous donc, +reine! hâtez-vous, le tribun n'est pas fait pour attendre; +il est un homme impatient, de sa nature; il croira, si vous +tardez, que vous manquez à sa dignité personnelle, ou +bien encore, il n'attendra plus la reine, il attendra Marie-Antoinette... +alors il sera patient, il attendra jusqu'au +jour, et tant que vous voudrez. Reine, hâtez-vous, il vaut +mieux encore, ô majesté vaincue! implorer la pitié du +tribun triomphant, que de venir, femme superbe et vaine, +et longtemps attendue, écouter les prières de Mirabeau +agenouillé.</p> + +<p>J'en étais là de mes tristes pensées, quand du côté du +palais, je vis arriver trois femmes... on eût dit trois +ombres qui glissaient sur le gazon, elles se hâtaient lentement; +elles avaient peur. Cependant, Mirabeau, calme et +fier, se promenait à pas comptés et réguliers avec l'habitude +d'un homme qui s'est longtemps promené sur la +plate-forme circonscrite des donjons.</p> + +<p>En hésitant les trois femmes s'approchèrent; deux +d'entre elles passèrent devant moi. C'était la reine et ma +mère avec elle. La reine était pâle, elle allait, les yeux +baissés et les deux mains jointes, elle tremblait... elle +était résolue. Une robe blanche, à longs plis enflés par le +vent du soir, dessinait sa taille; ses cheveux blonds couvraient +ses épaules: figurez-vous, par une lune voilée, à +minuit, l'apparition d'une jeune femme enlevée, il n'y a +pas trois heures, par une mort implacable, et qui revient +avec le négligé de sa nuit de noces sur une terre où ses pas +n'ont plus d'écho, où son corps n'a plus d'ombre, où son +souffle, hélas! n'a plus de bruit!</p> + +<p>Ma mère suivait la reine et de très-près. Ma mère était +toujours impassible; son pas était grave et sa tête immobile: +elle marchait comme si elle eût été en présence de +toute la cour, un jour de réception solennelle dans la +grande salle du palais.</p> + +<p>C'est à peine si je m'aperçus que la troisième de ces +dames entrait sous la tonnelle où je me trouvais, tant +j'étais attentif à regarder le spectacle imposant que +j'avais sous les yeux!</p> + +<p>Ce fut d'abord la plus étrange et la plus entière confusion. +La nuit était profonde autour de nous; le ciel était +taché de blancheur, à de rares intervalles; sa clarté incertaine +imposait et prenait toutes les formes: le silence +était effrayant!</p> + +<p>Quand la reine eut dépassé le berceau sous lequel je +me trouvais, elle hâta le pas, comme si elle eût oublié ce +qu'elle cherchait dans ce jardin; puis, tout à coup, face à +face avec Mirabeau elle poussa un cri et elle recula d'un +pas. Alors seulement je m'aperçus que je n'étais pas seul +sous la charmille où je m'étais caché.</p> + +<p>Une femme était là qui voulait s'élancer au cri de la +reine... je la retins:—Pardon, Madame! et patience, je +vous prie! Il ne s'agit pas ici d'un cri de détresse... un +peu d'étonnement, voilà tout. Donc ne troublons pas +cette entrevue en prévenances inutiles; ceci est une nécessité +qu'il faut subir: subissons-la.</p> + +<p>Aussi bien, vous le voyez, la reine est remise et salue. +En ce moment l'homme approche... Il s'incline avec le +plus profond respect... Ils se parlent; la conférence est +commencée, et puisse-t-elle bien finir!</p> + +<p>La dame à qui je parlais tremblait comme une feuille +au souffle du vent d'hiver. Hélas! disait-elle, elle a +tremblé toute la nuit! Elle prononça à voix basse des +mots entrecoupés de sanglots... Ah! Monsieur, qui ne +serait touché par tant de grâce et de malheur!</p> + +<p>La voix qui me parlait était si douce et si touchante +que, malgré le spectacle qui m'occupait, je retournai la +tête, et je reconnus ma cousine Hélène, elle-même! À +peine si je l'avais entrevue à Versailles dans la nuit même +où le devin nous avait annoncé tant de peines, de menaces +d'échafaud, d'exils et de prisons!</p> + +<p>—O ma cousine Hélène, est-ce donc vous que je +revois? Vous à côté de moi, dans l'ombre! aussi pâle que +la reine elle-même! et qui m'avez à peine reconnu! Parlez-moi +de grâce; me reconnaissez-vous, à présent?</p> + +<p>Elle me regarda tendrement, elle me tendit la main.—Frédéric!</p> + +<p>—Hélas! lui dis-je, il me semblait qu'Hélène avait oublié +même le nom d'un proche parent! Il y a si longtemps +déjà que vous m'appeliez si bien... Frédéric!</p> + +<p>Elle rougit, et d'une voix tremblante:—Écoutez! la +reine appelle!... elle a besoin de moi.</p> + +<p>—La reine est là-bas tout entière aux paroles qu'elle +prononce, aux paroles qu'elle écoute! Il y va de la vie et +de la mort, gardons-nous bien de l'interrompre! En ce +moment vont s'accomplir toutes ses destinées... Que de +tempêtes! Qui dirait que la propre fille de Marie-Thérèse +est là, dans cette ombre immense, implorant le pardon +de tant de grandeurs! Quant à moi, à peine ai-je mis le +pied sur ce volcan, j'aurais voulu partir et revenir en +notre Allemagne heureuse et bien aimée... Est-ce donc +que vous n'y pensez jamais, Madame, et que vous ayez +tout oublié?</p> + +<p>Elle m'écoutait... attentive, autant que l'était la reine +aux paroles de Mirabeau. Même je vis dans ses veux briller +une larme, et d'une voix qui me fit tressaillir:</p> + +<p>—O destin! fit-elle... et d'une voix plus calme elle +reprit: Une patrie, un ciel allemand! un royaume heureux +et tranquille! un trône affermi! une royauté respectée! +un peuple obéissant! Si vous saviez, Monseigneur, +ces hurlements, ces volontés, ces menaces, ces +cris du peuple! à quelles fureurs il s'abandonne! à +quel point il est implacable! Il est là, menaçant, furieux, +affamé, son enfant à sa gauche, et sa femme à sa droite... +Il a le feu dans les yeux, la menace à la bouche et la +fureur dans le cœur... Que vous dites vrai! notre Allemagne! +Allemagne! Hélas! qui me rendra mon Allemagne +et son peuple et son beau ciel? Il fait froid ici; la bise +est glacée! On est mal en France. O peine! ô terreur!.. +Ainsi elle parlait, et de ses belles mains glacées, elle disputait +son voile au vent funèbre de minuit.</p> + +<p>—Eh bien! chère Hélène, eh bien! qui vous arrête et +qui vous empêche? Elle est là-bas, la chère et sainte +patrie! Elle appelle! elle nous tend les bras à nous ses +fils. Voyez au delà du Rhin nos châteaux forts, nos gothiques +cathédrales, nos vieilles galeries, nos jardins, nos +remparts... Tout cela nous attend, nous appelle, allons-y...</p> + +<p>—Tout cela se trompe, ou nous trompe, ami! Notre +patrie... elle est ici! Elle est ici, aussi longtemps que +cette humble et triste fille des Césars, cette reine au +désespoir que vous voyez là-bas éperdue, et plaintive, et +tremblante, n'aura pas repassé la frontière où s'arrête +enfin son triste royaume! Hélas! pensez-vous donc que +je puisse redevenir Autrichienne aussi longtemps que +notre archiduchesse, elle, sera Française, une Française +accusée, insultée, accablée, ô misère! d'humiliations, +réduite à implorer, dans la nuit, dans un horrible tête-à-tête, +je ne sais quelle étrange puissance assez semblable +aux dieux occultes qu'adoraient les anciens Germains! +Non, non, il n'est plus de patrie, il n'est plus rien pour +moi qui vous parle, au delà de ces écueils, au-dessus de +ces abîmes! Je reste ici comme elle, avec elle, et c'est +l'honneur qui le veut.</p> + +<p>Elle parlait si bien, que je l'écoutais même quand elle +eut cessé de parler... Cependant nous pouvions suivre et +reconnaître à sa robe blanche, à côté de ce manteau noir, +la forme exquise qui représentait la reine de France... +On entendait parfois une exclamation pleine de pitié et +de douleur...</p> + +<p>—Monsieur, reprit Hélène après un silence, peut-on +vous demander qui donc est cet homme appelé par la +reine? À son ordre, elle a tout quitté pour l'attendre, il +lui parle... elle écoute, elle pleure, elle a peur! Vous, +cependant un prince de l'Empire, vous voilà servant de +piqueur à ce fantôme.... Il faut que ce soit le démon!</p> + +<p>—Si ce n'était que le démon! repris-je; ah! Dieu du +ciel! si nous n'avions à conjurer, cette nuit, que la puissance +infernale!... Un mot de la reine eût suffi pour le +dompter!</p> + +<p>—Vous avez raison, reprit-elle. Il tient de quelque +dieu plus sombre! Il appartient à une éternité plus +farouche! Il résiste... il se débat! La reine pleure... Il ne +l'entend pas pleurer... ô monstre! Et j'ai bien peur +d'avoir deviné ce nom-là!</p> + +<p>—La chose est ainsi! cet homme est un génie! Il peut +tout perdre... ou tout sauver. Il est le maître! il faut courber +la tête, il faut obéir!</p> + +<p>—Toujours obéir! toujours trembler! toujours implorer +ces regards sans pitié, ces cœurs sans pardon, ces +puissances d'en bas! Quelle vie, hélas! quelle vie... et +mieux vaudrait mourir!</p> + +<p>Toute notre âme et tout notre cœur restaient suspendus +au plus léger bruit qui nous venait de cette rencontre +abominable et surnaturelle. Un grain de sable, un cri +d'oiseau, une feuille, une branche, un soupir... Tantôt la +voix de l'homme éclatante et domptée... ou bien la voix +timide et touchante de la femme! Elle plaidait pour son +mari, pour son roi, pour ses enfants, pour les droits de +sa race; elle plaidait, éloquente, inspirée, indignée, attestant +le passé, invoquant l'avenir, appelant à son aide tous +les siècles et toutes les grandeurs de la maison de Bourbon; +elle disait ses transes, ses peines, ses journées de +haine et d'insulte, et ses nuits sans sommeil! Elle racontait +les pamphlets, les calomnies, les injures, le duc d'Orléans, +le cardinal de Rohan, le fameux collier, par quelles +misères elle en était venue à redouter les colères de ce +peuple qui l'adorait naguère, et comment elle doutait, +à cette heure funeste, de l'éternité de sa race et de la grandeur +de sa maison!... De ces plaintes, de ces terreurs pas +un mot n'arrivait jusqu'à nous, et cependant nous n'en +perdions pas une, Hélène et moi, tant elle était intelligente, +et tant j'étais moi-même intelligent de ces royales +misères; elle retenait son souffle! Elle était une âme, un +esprit, un ange gardien! Elle apposait, pour mieux +entendre, son bras charmant sur mon épaule, et sa joue +à ma joue, elle écoutait, parfaitement oublieuse de ses +dix-huit ans, de mes vingt ans.</p> + +<p>De son côté... le monstre (elle l'appelait ainsi), répondait +au discours de la reine, et par quelques paroles +échappées à cette voix portée à l'éclat, nous refaisions, +Hélène et moi, tout son discours. Il expliquait... ses +révoltes, ses colères, sa déclaration de guerre à cette +royauté qui l'avait tenu captif: «parce que c'était son +bon plaisir.» Il disait, lui aussi, ses angoisses, ses douleurs, +sa propre ruine, et comment il se trouvait attaché +par des chaînes de fer à cette popularité qui lui faisait +peur; que du reste, il était bon gentilhomme, ami du roi, +plein de respect pour la reine, et qu'il sentait dans ses +veines que bon sang ne pouvait pas mentir. Tant qu'il +parlait, nous suivions son sourire et le feu de ses yeux! +Il était dans l'ombre, et pourtant son attitude et son geste +étaient si vivement dessinés que l'ombre même en conservait +la grâce et l'énergie! On comprenait que le lion +baissait la tête! on reconnaissait qu'il était muselé! O +reine, en ce moment quel triomphe! ô majesté, quel retour! +Hélène et moi, dans la même émotion et dans le +même enthousiasme, heureux, charmés, fascinés, nous +nous disions tout bas: la reine est sauvée! Elle est victorieuse! +ô joie! ô bonheur! ô fête étrange! Ah! dit Hélène... +à la fin, je le reconnais, c'est bien lui, c'est le +comte de Mirabeau... Et dans son épouvante, et contente, +elle se jeta dans mes bras... Quelle violence il me fallut +en ce moment pour résister à la tentation de lui dire: +<i>Hélène, aimez-moi!</i></p> + +<p>En ce moment, la lune au ciel, que voilait un épais +nuage, entr'ouvrit ce voile funèbre, et de son pâle et doux +rayon elle éclaira le visage aimable et charmant, le front +terrible et tout-puissant! Que la reine était belle et touchante, +en ce dernier moment de sa grandeur! Que le +tribun était superbe et semblable au Titan frappé de la +foudre, au moment où, sur le clair gazon, et sous le +regard limpide, il tombait agenouillé à ces pieds charmants!</p> + +<p>Elle était là, les yeux baissés sur cet homme à genoux; +elle triomphait de la victoire avec un sourire!... Elle se +croyait sauvée... il avait juré de la sauver!—Madame, +ô Reine! dit-il, quand S. M. l'impératrice, votre auguste +mère, envoyait un capitaine à la bataille, elle lui donnait +sa main à baiser... Alors la reine étendit sa main royale... +Il la toucha de ses lèvres, et relevant la tête:—Allons! +dit-il, obéissons au destin, au devoir, à la volonté de ma +reine, et perdons-nous avec elle, s'il ne m'est pas permis +de la sauver.</p> + +<p>On eût dit, en ce moment, qu'il portait à son front l'auréole, +et qu'il venait de découvrir une étoile inconnue au +plus haut des cieux.</p> + +<p>La reine en même temps s'éloigna sans mot dire, +Hélène et ma mère la suivant d'un pas calme et silencieux. +Mirabeau et moi nous redescendîmes par le chemin +qui nous avait conduits sur la terrasse. Il marchait le +premier, tout pensif et comme accablé sous le poids de +ses visions... Nous eûmes bientôt rejoint la grande allée +où nous avions laissé nos chevaux.</p> + +<p>Le même homme à qui nous les avions confiés les promenait, +au pas, au milieu de l'allée, avec la patience d'un +laquais qui attend son maître...</p> + +<p>Par je ne sais quelle préférence, il visita avec soin la +sangle du cheval de Mirabeau, même il voulut lui tenir +l'étrier quand il remonta à cheval.</p> + +<p>Alors seulement Mirabeau reconnut le fou de la reine +et avec le plus charmant sourire:</p> + +<p>—Ah! monsieur le marquis, lui dit-il, vous me pardonnerez +d'avoir souffert qu'un premier président me +tînt l'étrier, ce soir, puisque j'ai pour écuyer un prince +de l'Empire, un parent de Sa Majesté.</p> + +<p>M. de Castelnaux répondit plein d'émotion:</p> + +<p>—Et puisqu'il en est ainsi, monsieur le comte, puisqu'enfin +vous revenez à la reine, quand je serais un Riquety +ou un Montmorency, je consentirais à vous servir +de laquais pour le reste de mes jours.</p> + +<p>—Non! Monsieur, reprit le tribun, des serviteurs tels +que vous n'appartiennent qu'à des reines; quant à moi, +je vous demande humblement la permission de me dire, +après vous, un serviteur de Sa Majesté.—Vous êtes plus +que son serviteur, Monsieur, vous serez son sauveur et +son ami. Moi je serai son valet toute ma vie, et pourvu +que je la voie heureuse, alors je suis heureux! Adieu +donc!... et que rien ne vous retienne en vos projets sauveurs; +adieu, notre espoir, adieu notre force, adieu, +Mirabeau; adieu aussi à vous, cher Seigneur, me dit-il en +se tournant vers moi, votre cœur est honnête et vous +aimez notre reine autant que vous pouvez aimer.</p> + +<p>—Monsieur le marquis, reprit Mirabeau, voyez-vous +cette étoile au plus haut du ciel? c'est l'étoile de la reine +et le plus brillant de tous les astres, à dater de ce soir.</p> + +<p>Castelnaux ôta son chapeau, Mirabeau ôta le sien, +j'étais tête nue, et tous les trois nous avons salué la pâle +et douce constellation.</p> + +<p>Et partis au galop, nous entendîmes dans le lointain +la voix de Castelnaux qui s'écriait: <i>Tout mon sang est à +vous, comte de Mirabeau!</i></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h1>QUATRIÈME PARTIE</h1> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE I</h2> + + +<p>Tels sont les événements dont je me souviens comme +s'ils étaient d'hier!... Tout le reste échappe à mon souvenir, +et le premier venu saura mieux que moi l'histoire +appartenant à tout le monde! Un bruit confus m'est +resté des paroles de la tribune, des hurlements de la foule, +de cette royauté sur laquelle un peuple agité, furieux, +frappe à toute heure sans rémission! Je me rappelle aussi +très-confusément l'agitation des provinces, la misère +publique, l'infâme banqueroute et l'émeute allant dans la +ville à main armée! Mais quoi... les détails de cette abominable +histoire devaient m'échapper; fatigué de tant de +passions diverses, las de souffrir sans oser me plaindre, +honteux de mon peu d'intelligence, indifférent à la cour +qui n'avait aucun besoin de mes services flegmatiques, +inaperçu dans le peuple, qui n'en voulait qu'aux sommités +françaises, je m'étais plongé de nouveau dans les contemplations +si chères à ma paresse et dont j'avais été +distrait violemment.</p> + +<p>Je ne saurais vous dire aujourd'hui combien j'ai subi +de déceptions en ce genre. Hélas! ce dix-huitième siècle +a fini dans le nuage, et j'y rencontre, à chaque pas, cette +espèce de mensonge ambulant au moyen duquel il était +convenu qu'un homme était juste et bon, à la condition +que pour la justice et pour la bonté il ne sortirait pas de +certaines limites qu'il se traçait à lui-même, et qu'il avait +soin de se tracer aussi peu reculées que possible. Le +fabuleux roi Louis XV avait mis à la mode (avec tant de +lâcheté!) cette bonté facile et misérable qui consiste à +être myope et presque sourd; de ces hommes bons... à +si bon marché, j'en trouvais partout; ils affluaient à +Paris, ils remplissaient le royaume, ils venaient du +dedans, ils arrivaient du dehors; aussi bien cette philanthropie +a-t-elle porté des fruits dignes d'elle, et quand +elle fut poussée au bout de ses limites, la terreur s'empara +en souveraine de ces justices douteuses, de ces bontés +limitées, de tous ces égoïsmes honteux; elle trancha +la tête à ces vertus, elle les frappa l'une après l'autre, et +sans qu'elles songeassent à sortir des bornes qu'elles +s'étaient imposées, à se secourir l'une et l'autre, en combattant, +ou du moins en criant ensemble <i>au secours</i>!</p> + +<p>C'était acheter bien cher cette fureur de comploter +lentement, minutieusement; étrange erreur des temps +de sophisme! Ils ne comprennent pas l'unité; ils rêvent +une fausse unité qu'ils ne sauraient atteindre! Ainsi fut le +siècle, ainsi étais-je aussi, moi-même, incessamment tenté +de faire un tout, avec des parties éparses, comme si +l'unité se composait de fragments! En ce moment, la +France, encore une fois, changeait d'aspect, elle succombait +enfin sous la dévorante épilepsie d'opinions et +d'idées qui la devaient perdre. Ah! Dieu! si la crise était +longue et si le dénoûment fut terrible! en ce monde +ouvert aux plus grands crimes tout était mystère ou conspiration. +C'était je ne sais quoi de plus dangereux que +le creuset de l'alchimiste ou la conjuration diabolique du +sorcier. La magie ordinaire travaillait seule; or, la conspiration, +qui fut la magie et le péril du dix-huitième siècle, +se réunissait, s'agglomérait, ne faisait qu'un seul et même +corps, et se cachait uniquement pour se donner un air +plus solennel. À cette heure de l'histoire de France, les +têtes tournaient, les esprits se dénaturaient, le mensonge +et le faux planaient en maîtres sur cette société pervertie! +Il y avait la peur, la haine, la vengeance, l'envie et le +désespoir sans frein, les ambitions déchaînées, les vices +hideux, les sophismes menaçants, la colère aveugle et +les passions mauvaises, délire, ivresse et sommeil, les +rêves; la philosophie en manteau, la religion vêtue en +fille de joie! Ici, le vieux temps masqué et burlesque, et +plus loin, le temps présent dans sa nudité misérable avec +la débauche et le jeu, l'anglomanie et le Nouveau Monde... +un tas de paradoxes; tout cela s'emparait de la France, +à la façon de ce livre du poëme de Virgile où les Grecs, +vainqueurs par la ruse, s'emparent de Troie à la clarté +des flammes, au râle des mourants!</p> + +<p>C'était donc une confusion profonde, incroyable, un +bourdonnement sans frein; vengeances, paradoxes, passions, +délires, assouvissement de la bête fauve acharnée à +sa proie... une folie, une honte, une ivresse... et cette +ivresse, où le sang se mêle au vin des coupes, se communique, +abominable, à la ville, à la cour, à Paris, à la +province. Tout chancelle en cette France au désespoir. O +ruine! ô meurtre! Il lui fallut trente années de combats +et de gloire avant de se remettre de ses frayeurs.</p> + +<p>Ainsi pressé, ainsi épouvanté moi-même, ainsi fatigué +de ce rêve ingrat que je faisais tout éveillé, vous comprenez +ma hâte au départ, et mon désir immense, inassouvi +de revoir ma chère patrie! Absolument, cette fois encore, +il me semblait que je pouvais partir.</p> + +<p>—Allons, me disais-je, il faut renoncer à mes rêves, +il faut obéir au conseil de Barnave, il faut partir. Cependant, +avant mon départ, je voulus revoir Barnave et Mirabeau, +mes deux <i>camarades</i>! Depuis longtemps Barnave +m'évitait. À peine il avait l'air de me reconnaître, si le +hasard me mettait sur sa route, et souvent je n'obtenais +qu'un froid salut! Jamais il ne me parlait des confidences +que je lui avais faites, il semblait uniquement occupé des +affaires publiques et de ces discours courageux et funestes +qui paralysaient l'éloquence même de Mirabeau.</p> + +<p>Quant à celui-ci, depuis son voyage nocturne, il n'était +plus le même homme... On eût dit qu'il avait la conscience +enfin du mal qu'il avait fait et du bien qu'il pouvait +faire. Ange et démon, il portait la même activité dans +tout son rôle. Sa vie était grave et laborieuse. Plus de +jeux, plus de fêtes, de festins somptueux, de femmes +enlevées, de filles séduites, plus rien de l'ancien Mirabeau +que l'éloquence et le génie. En ce moment de son retour +aux doctrines des royalistes, il se disait qu'il était fait +pour gouverner la France, et s'il l'eût gouvernée à son +gré elle pouvait être sauvée; ainsi, il redoublait de travail +et de zèle chaque jour. Ses premiers succès de tribune, +entraînants, victorieux, irrésistibles tant qu'il parlait +de sa voix de tonnerre aux passions de la multitude, +étaient devenus une lutte, un combat, un danger, aussitôt +qu'il voulut mettre un frein aux passions qu'il avait soulevées +et qui ne lui obéissaient plus.</p> + +<p>Je ne saurais dire exactement quel fut cet unique +instant dans la vie et dans l'honneur de ces deux hommes, +quand Mirabeau se mit à peser sa parole, et quand Barnave +à son tour devint tout à fait un orateur. Un changement +dans les saisons, un astre inconnu dans le ciel +m'auraient frappé moins vivement que le tribun devenu +sage et prudent, où Barnave accomplissait chaque jour +son projet de remplacer Mirabeau lui-même dans l'admiration, +l'enthousiasme et les respects qu'il inspirait à son +peuple. Évidemment, les rôles de ces deux hommes +étaient changés. Mais si je comprenais la conversion du +premier, je cherchais à comprendre à qui donc en voulait +Barnave, et d'où lui venait cet incroyable acharnement?</p> + +<p>Barnave en ce moment évitait ma présence, ont eût dit +qu'il ne m'avait jamais connu; il était tout entier à sa +rage, à sa joie, aux accents de la foule, aux fureurs de +l'assemblée, aux cris de la rue, aux violences du journal, +à ses traînées sanglantes, présages funestes des plus mauvais +jours de cette révolution qui semblait emporter la +terre elle-même! Ah! ce Barnave... un jour cependant +comme il entrait dans le jardin des Tuileries, je le rencontre, +et je l'arrête.</p> + +<p>—Un moment, lui dis-je, et permettez que je vous +demande si j'ai démérité de vous?</p> + +<p>—Monsieur, me dit-il, d'une voix brusque, évitez, +croyez-moi, toute explication inutile! Vous êtes étranger, +vous êtes un seigneur: nous marchons sur des charbons +ardents; mon amitié pouvait être fatale à votre bonne +renommée, et votre amitié pouvait me rendre suspect au +despote que je sers; voilà pourquoi j'ai rompu avec +vous... j'imagine aussi que nous n'avons plus rien à nous +dire à présent.</p> + +<p>—Monsieur! lui dis-je, entre vous et moi, il y avait +d'abord une amitié commencée, il y avait ensuite un +double secret, et je ne comprendrais guère que ce petit +danger d'amoindrir une popularité si brillante ait tant +de pouvoir sur votre esprit, que vous soyez forcé d'oublier +que vous avez été mon confident et que je suis le +vôtre! À coup sûr, je sais votre secret, citoyen Barnave, +et vous savez le mien, ou du moins vous en savez tout ce +que j'en sais moi-même, et dans ma <i>naïveté</i> allemande, +il me semblait que ce double lien ne pouvait pas et ne +devait pas se rompre ainsi...</p> + +<p>—Monsieur, reprit Barnave, on est presque en république... +et l'on n'est pas toujours son maître! Un jour +de plus, dans les temps où nous sommes, a souvent +changé bien des âmes. La dernière fois que je vous ai vu, +vous m'avez raconté une histoire galante à laquelle vous +avez attaché plus d'intérêt qu'il ne convient, et que j'ai +tout à fait oubliée... Oubliez aussi quelques paroles imprudentes +que j'ai pu dire... et dont je me souviens à +peine. Et puis la belle heure, et bien choisie, après tout, +pour ces belles passions!</p> + +<p>Pourtant, reprit-il, si je le voulais bien, je vous +raconterais... mais on m'attend, ce sera, s'il vous plaît, +pour un autre jour!</p> + +<p>—Non, non, m'écriai-je, et vous vous expliquerez à +l'instant.</p> + +<p>—Apprenez donc, Monseigneur, qu'il y a peu de +jours, comme j'étais à rêver dans un coin de mon logis, +je vis entrer... une dame voilée... Elle pleurait, à travers +son voile; elle était belle, elle me parla avec désespoir. +Elle rougit quand elle me raconta ce que vous m'avez +raconté vous-même: l'ivresse du bal, son masque et sa +faiblesse en ce lieu d'enivrement, et les remords de son +amour pour vous, ses terreurs d'être découverte, et la +peine que vous lui causiez, vous, si jeune, et qui perdiez +dans cette recherche les plus belles heures de votre jeunesse! +Ah! vous aviez raison, mon prince, et voilà +certes la beauté même, et la grâce en personne. Elle me +connaît, certes, et moi, je ne sais pas où donc je l'ai +vue... Et quand elle eut ajouté que vous deviez l'oublier, +que vous ne la verriez plus jamais, non, plus jamais, elle +ajouta, de sa voix la plus touchante, qu'elle vous priait +et vous suppliait de ne plus vous occuper d'elle, et de +cesser tout reproche inutile.—Et dites-lui bien, monsieur +Barnave, vous son ami, que je veux qu'il parte, à l'instant, +et qu'il retourne au fond de l'Allemagne... et qu'il +m'oublie!... Ah! oui... Elle pleurait, elle suppliait et +quand elle eut essuyé ses yeux, elle pleura; puis voyant +qu'elle était restée avec moi trop longtemps, elle rougit, +elle se leva; elle me fit jurer de ne pas la suivre, et de +ne pas la reconnaître si je venais à la retrouver; elle me +dit adieu pour vous et pour moi. Je n'ai jamais vu plus +de noblesse et plus de grâce, unies à plus de décence et +de désespoir!</p> + +<p>—Mon Dieu! Barnave, pourquoi ne m'avoir pas dit un +mot de cette rencontre? Votre conduite envers moi est +dure, convenez-en.</p> + +<p>—Eh! je savais bien que mon récit aurait l'effet tout +contraire de celui qu'attendait la belle inconnue; en +même temps j'espérais, à vous voir calme et résigné, +que vous aviez oublié cette heure d'enivrement. Mais +puisqu'enfin vous y pensez encore, eh bien! j'obéirai à la +dame inconnue... Oui, cette femme est jeune; elle est +belle! et, vous l'aviez devinée. En même temps, elle est +une femme honnête et sérieuse, elle pleure avec des +larmes de sang la folie et l'ivresse de cette nuit folle, et +quand, par ma voix, elle vous commande, à vous, de +partir, de l'oublier, pour votre honneur!... il me semble, +en effet, que vous devez obéir.</p> + +<p>—Non, Monsieur, non, vous dis-je, et tant qu'elle ne +me l'aura pas commandé elle-même, et tant qu'elle me +devra... cet adieu que j'invoque, eh bien! je m'obstine à +sa recherche, et je reste au milieu de cet horrible Paris +où tout se dénature, au milieu de ce peuple affreux qui +me regarde avec défiance, au milieu de ces cris, de cette +ivresse, de cette famine, de cette lèse-majesté divine et +humaine, de ces meurtres sans fin! Elle le veut!... Je +reste, immobile témoin, au hideux spectacle de cette +anarchie violente; encore une fois je ne partirai pas d'ici, +Barnave, et vous me direz qui elle est, vous me direz où +elle est, que je la voie et que je lui parle... enfin!</p> + +<p>—Monsieur, reprit Barnave après un silence, il y a +des circonstances de la vie où la passion est un contre-sens. +Voyez-moi, vous savez combien j'ai souffert d'un +amour sans espoir; à présent, je n'y songe plus. Faites +comme je fais, occupez-vous. Deux grandes parties se +jouent en France; les paris sont ouverts, la chance, avant +peu, sera décidée; intéressez-vous à cette partie éclatante +et terrible dont votre tête sera l'enjeu. Voyez, je suis +ferme et loyal avec vous. Vous êtes arrivé chez nous +comme un gentilhomme révolté contre les préjugés de +sa caste et partisan de toutes les innovations! Moi seul, +et parce qu'en effet c'était votre devoir, je vous ai maintenu +dans le parti de la cour. Je sentais qu'il y allait de +votre gloire et de votre honneur de rester à côté de votre +mère et de votre archiduchesse; homme de parti, je vous +en ai épargné toutes les peines; je vous ai aplani toutes +les voies; je vous ai fait le représentant de la bonne moitié +de moi-même, et c'est vous, Monsieur, que j'ai chargé +de mon dévouement à la reine; voulant sauver la reine, +moi, l'ennemi du roi, je vous ai choisi pour mon second; +je me suis fié à vous pour accomplir la partie honorable +et sainte de la mission que je me suis donnée! Or çà, +soyez un homme, et patientez encore un jour! Barnave, +le révolutionnaire accomplira seul la tâche impérieuse de +sa révolution, Barnave le royaliste, a besoin de vous, +mon prince, pour sauver la reine de France!... Elle est +perdue... à moins d'un miracle... Or, ce miracle, à nous +deux, nous l'accomplirons, je l'espère, et quand vous +l'aurez accompli, je vous en laisserai tout l'honneur. Pensez +donc à la reconnaissance, à l'orgueil du peuple allemand, +quand vous lui ramènerez Marie-Antoinette, et si +l'Allemagne vous recevra à bras ouverts.</p> + +<p>Ou bien, si je succombe, si je meurs à la peine, j'aurai +besoin de vous pour dire à la reine que jamais Barnave +n'a été son ennemi personnel, malgré tous les outrages +dont il l'a abreuvée; que Barnave a suivi sans colère et +sans passion la voie que les progrès du temps et les besoins +de la France lui avaient tracée, et que si Mirabeau +ne se fût pas rencontré sur le passage de Barnave, pour +l'éclipser et le réduire à la seconde place, j'aurais été +moins emporté, moins fanatique! Ainsi vous me ferez +pardonner, si je meurs! Ainsi, vous sauverez la reine, +si le trône s'écroule! Ainsi, vous le voyez, votre part est +assez belle, vous êtes destiné ou à sauver ma mémoire, +ou à sauver la reine... Allons! vivez! oubliez!... et souvenez-vous!</p> + +<p>Il me parla fort longtemps avec l'affection d'un père; +il me fit honte enfin de moi-même et de mes lâchetés; +il rendit quelque repos à mon âme, un peu de sérénité à +mon cœur en me prouvant que j'étais utile.</p> + +<p>—Utile, indispensable, et parce que vos services n'auront +pas d'éclat, parce que vous aurez le courage d'accomplir +les fonctions d'un subalterne qui trouve sa plus +douce récompense en son cœur, parce que si vous mourez, +vous, vous mourrez inconnu! Si bien, Monseigneur, +que vous serez un des hommes de cœur de cette révolution!</p> + +<p>—Oh! repris-je, accomplir ce qu'on appelle une illustre +action, et me faire un nom dans votre histoire, ce +n'est pas cela que j'ambitionne. Le premier jour où je +vous ai rencontré, vous vous êtes emparé de toutes mes +volontés, comme un maître. Le rôle le plus subalterne, +vous le savez, ne m'a jamais fait peur. J'ai servi d'écuyer +au comte de Mirabeau, et maintenant, puisqu'il vous faut +un subalterne, je vous obéirai, j'y consens; mais quand +j'aurai tout fait pour vous, quand j'aurai oublié, pour +vous, mon nom, ma seigneurie et jusqu'aux vagues rêveries +de mon amour malheureux... ne ferez-vous rien +pour moi?</p> + +<p>—Il y aura un moment, soyez en sûr, où Barnave, +qu'il soit triomphant ou vaincu, ne saurait pas refuser +l'homme généreux que Barnave a chargé de sa gloire et +de son propre honneur! Que je joue encore un jour le +rôle de Mirabeau, encore un jour que je sois le premier +à cette tribune dont il fut le roi jusqu'à son voyage de +Saint-Cloud! Que la France, attentive à ma parole, espère, +et que le roi tremble! En même temps que les derniers +abus soient effacés, que les priviléges soient anéantis jusqu'au +dernier... et puis, je vous dirai:—Elle est là... +la femme que vous cherchez! ma gloire m'a délié de +mon serment.</p> + +<p>Oui! que je sois Mirabeau! que je force, à mon tour, +la reine elle-même à m'appeler dans la nuit, qu'elle +vienne à moi en s'écriant: «Sauvez-moi, Barnave!» et +que je meure empoisonné comme Mirabeau!...</p> + +<p>Je poussai un cri terrible.—O Dieu! que parlez-vous +de poison et de Mirabeau?</p> + +<p>—Quoi! reprit-il, l'ignorez-vous? Mirabeau se meurt...</p> + +<p>—Mirabeau! notre espoir, notre dernier espoir, l'aîné +de sa race et le premier né de l'éloquence?</p> + +<p>—Il n'y a qu'un Mirabeau dans ce monde... il se +meurt... il est mort!</p> + +<p>—Empoisonné, Barnave! Et par qui?</p> + +<p>—Par la main terrible, implacable! Elle a frappé tous +les grands pouvoirs quand leur tâche est finie. Un grain +de sable dans l'urètre de Cromwell, ou un grain d'arsenic +dans la coupe de Mirabeau! Il faut qu'elles tombent à un +jour marqué, ces extraordinaires puissances qui changent +le monde; et c'est un de leurs priviléges les plus sacrés, +les plus incontestables: mourir à temps!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE II</h2> + + +<p>Véritablement, ce dernier soutien d'une cause perdue, +il se mourait... je l'ai vu mourir. D'abord il avait lutté +contre le mal, le mal avait été plus fort que ce génie... Il +était vaincu, pour la première fois. Cet homme (il touchait +à l'immortalité de tant de côtés divers), cet homme, +il allait si vite et si droit! la mort l'arrête en son ardente +carrière, elle le terrasse; il tombe, écrasé par la logique +meurtrière des partis; il tombe, héroïque victime de son +propre ouvrage, à savoir: l'émancipation de l'humanité. +Croyez-moi, il fallait un grand courage, un dévouement +extrême aux libertés qui venaient de se faire jour en +France, pour hasarder cet immense attentat... la mort +de Mirabeau. Il fallait que l'émancipation des peuples se +sentît bien forte en effet pour assassiner son père et pour +se passer, au premier moment de gêne, de la force qui +l'avait fait naître. Enfin pour se délivrer de l'obéissance +par un crime... un crime funeste! et qui se paie avec des +crimes au delà de toute prévoyance et de toute vraisemblance. +À l'aspect de cette joie immense, il était facile à +l'Assemblée nationale de prévoir son sort à venir!</p> + +<p>On n'a pas assez parlé de cette mort. Elle a changé les +destinées de l'Europe. La révolution, en perdant Mirabeau, +son maître, a jeté plus de bave et de venin qu'elle +n'eût pu en jeter s'il eût vécu pour la comprimer. S'il +eût vécu, le héros des temps modernes, la France n'aurait +connu ni Robespierre, ni Bonaparte. Bonaparte, en +venant au monde, aurait trouvé un maître, et il n'eût +point songé à le devenir. Dans mon opinion, Mirabeau +représente, et complétement, le pouvoir populaire, +aussi complétement que Richelieu l'autorité du prêtre +et Louis XIV le pouvoir royal. Mirabeau mort, le peuple +est mort, et maintenant que le sceptre a passé dans tant +de mains, à présent qu'il a été violemment arraché de +toutes ces mains, devenues trop faibles pour le soutenir, +que deviendrait le vieux sceptre impossible à porter? Par +quelle flatterie ou par quelle gloire, ajoutez par quelles +grandes actions se maintiendra l'autorité dans la main +qui le porte? Difficile question, qui ne peut être résolue +que par le temps.</p> + +<p>Je reviens à Mirabeau. Quand il sut qu'il fallait mourir, +absolument, et qu'il était au delà de toute espérance, il se +résigna à la mort. Il rejeta bien loin tous les secours de +la médecine...; il comprenait qu'un homme de sa sorte +était fait pour bien mourir.</p> + +<p>Amis qui le pleurez, adorateurs de son génie, esprits +reconnaissants de tant de biens qu'il a rêvés pour son +peuple, accourez à son aide! Écoutez sa plainte suprême! +Ouvrez la fenêtre qui donne sur les jardins, approchez +son lit de l'arbre en fleurs, laissez pénétrer les rayons du +soleil printanier et les premiers chants de l'oiseau; le +soleil est clair comme au jour où mourut Jean-Jacques; +l'air est embaumé; l'abeille bourdonne et l'oiseau chante; +la nature est presque aussi belle qu'elle était belle au +Bignon, quand le jeune homme, agriculteur sous son +père, allait parcourant les campagnes, rêvant tout haut, +jetant au vent la poésie et les soupirs de son âme. Hélas! +hélas! c'est bien le même soleil, ce sont les mêmes +fleurs, c'est le même chant des oiseaux: rien ne meurt, +rien ne change, ô bruits, chansons, parfums! Rien n'est +changé dans cette France, que la loi, et le roi et la royauté: +rien n'est changé... il est là étendu, le roi de son temps, le +Mirabeau qui parcourait les joyeux chemins, en criminel +d'État, le Mirabeau du fort de Joux et du donjon de Vincennes: +alors aussi, il voyait le soleil étincelant à travers +les grilles; il lui tendait les mains de sa fenêtre; ô mains +impuissantes à l'atteindre hier comme aujourd'hui: hier +retenu par ses fers, aujourd'hui retenu par la mort!</p> + +<p>Le voilà donc arrivé tout à fait, le maître jour, brisant +les derniers verroux, ouvrant le dernier cachot! Approchez, +bons serviteurs; venez, votre maître appelle: il +s'agit de le dépouiller de ses habits de malade, et de le +parer de son habit de cour! Allons! des fleurs! des broderies: +le talon rouge au soulier, la poudre aux cheveux, +l'épée au côté; Mirabeau, <i>marchand de draps</i>, redevient +un gentilhomme! Il veut mourir debout, souriant, +calme et fort, et que son dernier jour soit un jour de +fête. Il renonce, et sans pleurer, à ce bel avenir qu'il s'était +ouvert.</p> + +<p>Hélas! il mourait au moment où il venait de comprendre +toute sa force, et comme il était sûr que le monde, +à son tour, saurait quelle perte il avait faite en perdant +son tribun, Mirabeau donc pouvait mourir. Ouvrez les +portes de sa chambre et laissez entrer ses amis, sa maîtresse +et ses enfants, ses sœurs, tout ce qu'il aime... il +n'a plus qu'un instant à les entendre... à les bénir.</p> + +<p>Il est donc vrai! encore une heure et tout sera mort. +Grâce, esprit, éloquence, autorité, geste et regard, intelligence, +âme et cœur! Tant de qualités mêlées à tant de +vices! tant de vertus, tant de courage! O maître... ô fantôme! +Ainsi, grâce à cette mort imprévue... et trop heureux, +il ne verra pas mourir la monarchie éternelle qu'il +voulait sauver! Il n'assistera pas au convoi de ce monarque +auquel il a pardonné, lui, si souvent emprisonné +et mendiant! Il ne le suivra pas dans ses fanges et dans +ses chutes éternelles le tombereau de cette reine infortunée, +aux touchants souvenirs, quand elle portait sur +l'échafaud sa tête blanchie avant l'heure! Ah! pauvre +femme, à peine vêtue de la robe noire qu'elle avait raccommodée +de ses mains! Ah! Majesté!... <i>Un cercueil pour +la veuve Capet...sept francs!</i></p> + +<p>Heureux de mourir, Mirabeau, trop heureux, avant +d'entendre à son oreille indignée ces bruits sinistres de +république à peine fondée, et d'échafauds permanents +sur les places les plus vastes de ce Paris des élégances et +des poésies! Trop heureux en effet au seul aspect de ce +maître... appelé la Terreur, il eût réclamé ses titres de +noblesse, ou bien, si, malgré sa noblesse et ses épreuves +ardentes, le bourreau l'eût épargné par respect, vous +l'eussiez vu, quand vint la réaction thermidorienne, +réclamer son titre de citoyen dans le peuple! Il était un +de ces hardis courages qui ont peur du sang, et qui +meurent, plutôt que d'en respirer la vapeur.</p> + +<p>Il meurt! Adieu, Mirabeau! Adieu au dix-huitième +siècle! Adieu nos années de délivrance! Adieu le règne +éclatant de Voltaire et de l'esprit français! Adieu, vieux +monde, qui ne te soutiens plus que par le souvenir! Autel, +adieu! Trône, adieu! Majestés souveraines, poésie +et philosophie, histoire, aristocratie et majestés de l'autre +monde, adieu! L'ancien monde à Mirabeau s'arrête... +ainsi que le Nouveau Monde fut l'Europe, le jour même +où Christophe Colomb porta le pied sur ces terres ignorées. +Silence donc et courage! À présent que Mirabeau +n'est plus, vous n'avez qu'un choix, vous qui vivez +encore: allons! vivre en plein chaos... ou mourir!</p> + +<p>Longue et triste agonie! ô lente, impitoyable et superbe +douleur! Parfois la nature prenait le dessus, le +malade semblait renaître! Le sang circulait dans ce vaste +corps, le feu remontait à ce regard éteint; le mal vaincu +se taisait, alors il redevenait tout à fait Mirabeau.</p> + +<p>Ce fut dans un de ces instants de calme et de paix +qu'il me vit au pied de son lit, comme je le regardais +mourir. Il m'appela, du regard, à son chevet, et la tête +penchée il me parla de la reine. «L'avez-vous vue... et +n'aura-t-elle pas un mot à me dire avant la mort? Et le +roi, lui pour qui je meurs!» Son regard inquiet cherchait +en vain le messager royal... personne de cette cour +ingrate ne vint au lit de mort de Mirabeau.</p> + +<p>Tout à coup la porte s'ouvrit à deux battants; un éclair +de joie et d'orgueil brilla dans ses yeux éteints:—Qui +va là? demanda-t-il.</p> + +<p>—C'est une députation de l'Assemblée nationale qui +vient pour saluer son héros; Barnave la conduit.</p> + +<p>Il se leva en souriant; il salua de la main ses collègues; +puis il prit Barnave de ses deux mains, et l'attirant à soi +comme pour l'embrasser:—Barnave, ô bon jeune +homme! ô Barnave, eh bien! C'est vrai, je meurs! Désormais, +soyez le premier à la tribune, et si vous avez été +jaloux de Mirabeau, pardonnez-lui, Barnave, il vous bénit +au lit de mort; vous êtes un grand cœur! Vous êtes un +orateur à ma taille, et vous mourrez comme moi, assassiné; +cela est sûr, aussi sûr que je meurs... Hâtez-vous +de montrer qui vous êtes, vous mourrez avant peu. Vous +êtes tous morts, moi mort. Je te bénis donc, Barnave; +esprit loyal! honnête cœur! Dévoué! fidèle... et malheureux! +Adieu donc!... Et baissant la voix: Si vous aimez +la reine (et vous l'aimez!) dites-lui que tout est perdu!... +Qu'ils la tueront... Qu'ils tueront le roi... et son enfant... +que ce sont des bêtes féroces... et qu'il n'est plus de +salut que dans la fuite, à présent que Mirabeau est mort... +Il entrait, en ce moment, dans les douleurs de la suprême +agonie... et de l'agonie, il entrait dans le râle... il dormait, +puis il se réveillait, pour embrasser ses amis; il leur +tendait la main avec un muet sourire. Il songea à dicter +son testament... Il n'avait rien à donner. Un de ses amis, +le plus hardi, le plus heureux, lui donna sa fortune, afin +qu'il eût quelque chose à donner. Mirabeau l'accepta.</p> + +<p>Même il y eut une scène d'une effrayante solennité.</p> + +<p>Nous entourions le lit du moribond, il reposait. Tout +à coup entre un homme, il marchait doucement, respirant +à peine, son visage était résolu; il se posa devant +Cabanis, et lui tendant son bras nu, il lui dit à demi +voix:</p> + +<p>—Mirabeau n'a plus de sang: son sang est brûlé et +perdu; la prison et l'amour ne lui en ont pas laissé. Les +Anglais savent ranimer les cadavres par la transfusion, il +ne s'agit que de trouver du sang à remplir les veines du +cadavre. Voici ma veine, ouvrez-la, prenez mon sang, un +sang pur et fort, honnête et dévoué, qui remontera au +cœur de la monarchie expirante sur ce lit. Prenez mon +sang, docteur, il appartient à Mirabeau, prenez! qu'il +vive, et que je meure en criant: <i>Vive le roi!</i></p> + +<p>On regardait cet homme avec admiration: des larmes, +les larmes retenues jusqu'alors, tombaient en silence de +toutes les paupières, on cherchait à se souvenir si jamais +le deuil du peuple était allé jusque-là? J'eus encore, à ce +propos, un vil moment de jalousie et je m'écriai tout +bas: <i>C'est le fou de la reine, Messieurs!</i> Mais lui, reprenant +la parole, et tendant son bras de nouveau:</p> + +<p>—Non pas, non pas, dit-il, je ne suis pas un fou; ceci +n'est pas l'action d'un fou, il me semble; je n'ai jamais +été un insensé, comme vous dites. Si c'est vraiment Mirabeau +qui est couché sur ce lit, pâle et blême et pris par +le râle, eh bien! c'est chose sage et sensée au premier +venu de dire à ce cadavre: Ami, prends mon sang! C'est +chose honnête et prudente de donner tout son sang à ce +cadavre! Il ne s'agit pas d'un homme isolé, un père, +un fils, un époux, un de ces malades vulgaires que l'on +pleure, dont on porte le deuil, auquel on élève un tombeau +sous un cyprès... douleur d'un jour, que le temps +emporte aux premières feuilles du cyprès. Ceci, c'est la +monarchie expirante! Ceci, c'est la France au désespoir... +c'est vraiment la France qui râle et qui est morte! Si je +suis un fou, Messieurs, de venir apporter mon sang dans +ces veines, c'est que peut-être arrivé-je trop tard. En ce +cas seulement je suis un fou, je le veux bien, j'y consens, +je suis des vôtres... un fou... je ne l'ai pas toujours été!</p> + +<p>Il s'approcha du lit, et se penchant sur le corps étendu +du mourant: Tu meurs, dit-il, utile, intelligent, dévoué! +vaincu, pardonné, impuissant et glorieux ami de la bonne +cause! Ainsi tu meurs entouré, honoré, pleuré;... encore +un jour, et tu venais à bout de ta noble entreprise! +O ciel!... Le ciel ne veut pas, il te rappelle, et personne +ici-bas ne prendra ta place, personne! et pas même un +royaliste de ma sorte qui te donne tout mon sang, si tu +veux vivre encore huit jours!</p> + +<p>Ses paroles furent étouffées par les sanglots.</p> + +<p>On tira un coup de canon à l'intérieur: Mirabeau se +leva sur son séant, et d'une voix encore sonore et franche: +<i>N'est-ce pas le commencement des funérailles d'Achille?</i></p> + +<p>C'était mieux que les funérailles d'Achille, c'était la +mort d'Hector.</p> + +<p>C'était la constitution française qui venait de perdre, +elle aussi, son premier Dieu, comme toutes les religions +accomplies.</p> + +<p>Soudain il fut saisi de ces atroces douleurs sous lesquelles +il se tordait comme du fer. Il voulut parler, la +parole haletante échappa à sa lèvre... et cette voix éloquente, +qui avait suffi à donner la liberté à tout un peuple, +elle resta muette!</p> + +<p>Il ferma les yeux quelque temps, il opposa l'inertie à +la douleur, il se laissa tenailler comme un martyr à la +question, après quoi il ouvrit les yeux, et, sur une page +commencée, il écrivit en grosses lettres ce simple mot: +<span class="smcap">Dormir</span>!</p> + +<p>Il avait vu le ciel, il avait respiré les derniers parfums, +il avait entendu les derniers concerts de la terre, il avait +dit adieu à ses amis, à sa sœur, à son enfant; il avait +entendu les derniers sanglots de sa maîtresse qui pleurait +agenouillée au seuil de sa porte... il avait compris les +angoisses de la foule... À présent il voulait dormir.</p> + +<p>Il s'endormait, quand il fut réveillé au nom de Pitt. Ce +nom d'un commençant politique le tira de sa léthargie +et lui rendit un instant la parole:—«Euh! si j'avais +vécu, je lui aurais été fatal.»</p> + +<p>Fatal, en effet, car si la même France avait eu, tenu +dans son sein un Bourbon légitime, une constitution +légale, Mirabeau ministre, et Bonaparte général, je vous +demande où serait la grandeur de M. Pitt?</p> + +<p>Il dit à l'ami qui soutenait sa tête accablée et couverte +de sueur: <i>Tu soutiens cependant la tête la plus forte de la +monarchie!</i></p> + +<p>À ces mots j'entendis <i>le fou de la reine</i> qui disait tout +bas:</p> + +<p>—Et la plus forte tête, après celle de Mirabeau, c'est +la mienne... O! la tête d'un pauvre fou, qui n'est bonne +à rien, pas même à jeter à la populace,... un jour de +crime et de fureur!</p> + +<p>Quand la tête de Mirabeau retomba sur l'oreiller, nous +étions à genoux. Il y a des têtes privilégiées dans le +monde, leur dernier bond a de singuliers échos. La tête +d'Alexandre retombe en brisant la monarchie universelle. +La tête de Mirabeau brisait plus que la tête d'Alexandre +n'a brisé, elle faisait voler en éclats la monarchie <i>immortelle</i> +de saint Louis, de Henri IV et de Louis le Grand!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE III</h2> + + +<p>Ainsi plus d'espoir! Le dernier soupir exhalé de cette +vaste poitrine emportait toute une monarchie; il me +semblait que le ciel aurait dû se couvrir, à ce triste et +solennel moment. Je sortis de cette maison funèbre; je +traversai cette galerie encombrée de livres en désordre, +ces cabinets dont les murs étaient chargés de portraits +de femmes; je vis, sans les voir, tous ces appartements +consacrés aux festins, à l'étude, à l'éloquence, à l'amour, +désormais pleins de deuil. Il avait laissé, en ce logis, la +trace évidente de son génie et de son désordre, il en avait +fait un pêle-mêle étrange où se retrouvaient les passions, +les habitudes et les instincts de sa vie entière! Évidemment, +cette demeure abritait autant de vices que de vertus! +Le bois de chêne sculpté, les vieux cadres entourés +de guirlandes, les fauteuils aux larges bras, la bergère en +vieille étoffe, empruntée aux vieux salons du grand roi, +la tenture à l'aiguille, et tout le vieux siècle étoffé, +reluisant, épais et riche! En même temps, sur ces meubles +magnifiques, étaient épars dans la poussière et le +mépris des livres, des journaux, des discours, des pamphlets, +tout l'attirail moderne de la pensée révoltée... On +voyait que cet homme avait vécu à la hâte, et qu'il était +mort brusquement. Comme il était un bon homme à la +maison, chez lui, ses domestiques le pleuraient, le vieux +chien hurlait, et la sœur du mort, appuyée au marbre +d'une console, était plongée dans les plus amères +réflexions.</p> + +<p>À la porte, il y avait des mendiants en guenilles, au +teint hâve; ils avaient l'air fort tristes d'avoir perdu <i>leur +bon seigneur</i>; car à force de bienfaisance et d'urbanité la +féodalité chassée de toutes parts se retrouvait encore à la +porte de Mirabeau avec ses respectueuses formules; à la +porte de Mirabeau, il y avait même un prêtre... un prêtre +en surplis qui consolait les pauvres, en leur distribuant +les dernières aumônes de Mirabeau.</p> + +<p>O Mirabeau! génie! audace! intelligence! esprit bizarre! +esprit charmant! grâce et bonté! force et courage!... +Un monument placé sur les limites de la philosophie +et de la politique! Il a réuni, par un privilége +unique, à l'entraînement du grand siècle, le doute et +l'ironie ingénieuse du siècle de Voltaire; il a forcé même +ses passions à l'obéissance, il a dompté même son génie, +il est mort après l'avoir vaincu, après l'avoir fait rentrer +dans la voie étroite qui lui déplaisait! Pleurez, vous qui +aimez la patrie! Il est revenu le nouveau Coriolan, de +son exil chez les Volsques; lui aussi, il a été fléchi par la +voix d'une femme; il a embrassé avec transports les +portes de la ville natale. Pleurez-le, républicains et gentilshommes; +aux républicains il a donné le vrai et sincère +langage qui se doit parler parmi les hommes attachés +à la chose publique... et s'il meurt c'est, en fin de +compte, parce qu'au milieu de sa victoire, il n'a pas +consenti entièrement à son état d'homme nouveau, de +citoyen, d'égalité.</p> + +<p>Il était né pour la fête, pour le plaisir, cet homme +éloquent dévoré par la politique; il aimait les danses, les +festins, les musiques, les menuets, les rondes, les gavottes, +les musettes. Ce hardi compagnon avait brisé +les outres dans lesquelles étaient contenus tous les vents +de l'orage et les tempêtes les plus bruyantes du genre +humain.—L'outre une fois percée, il n'en fut plus +maître, et le voilà qui succombe à son tour, sous les vents +qu'il a déchaînés. Ainsi, grand homme-enfant, tu n'as pas +eu de rivaux, tu n'auras pas d'imitateurs, et maintenant +que te voilà mort tout entier, le trône de France renversé +de fond en comble te servira d'oraison funèbre, d'épitaphe +et de tombeau!</p> + +<p>J'arrivai jusqu'au fond du jardin, malheureux, éperdu, +ne concevant rien à la douleur qui me saisissait à l'âme; +jamais je n'avais ressenti pareille douleur; hélas! jamais +je n'aurais imaginé que la perte de cet homme amènerait +pour moi un découragement si complet. Mirabeau +mort, adieu la fiction, adieu les rêves de l'avenir, adieu +mon ami qui me protégeait, adieu la reine, adieu Barnave; +il était la reine, il était Barnave, il était moi-même; +il était le drame autour duquel nous tournions les uns et +les autres, incessamment poussés par une force invisible. +Il me semblait que l'histoire et le roman de ma jeunesse +étaient finis à ce cercueil. Mort Mirabeau, mort le joyeux +convive et l'aventureux jeune homme aux bondissantes +amours; morte aussi cette voix puissante qui avait un +écho dans toutes les capitales du monde; il n'est plus ce +génie, il ne bat plus ce grand cœur, elle est épuisée, enfin +(qui l'eût dit?) cette passion qui s'emportait çà et là, +abandonnée à ses propres hennissements.</p> + +<p>Au détour de l'allée où l'Amour, en riant, posait le +pied sur la flamme éteinte de son flambeau renversé, je +rencontrai un homme à demi penché sur un rosier +mousseux dont il étudiait l'architecture. La méditation +de cet homme était profonde, et l'enthousiasme perçait +dans tous ses traits. Je reconnus mon amateur de roses; +il avait trouvé dans ces jardins abandonnés la fleur qui +manquait à sa collection, et courbé jusqu'à terre, il était +devant cet arbuste, ivre, heureux, content.... Si l'on +disait à cet homme: ami, de cette fleur qui vient de naître +et du bouton qui s'épanouira demain, je te prie, faisons +un funèbre hommage à ce grand esprit qui vient de +s'éteindre?—Oh! que non pas, dirait-il, cette rose est +rare, elle est à moi, c'est ma collection! c'est ma vie! +et puis, vous avez tant d'autres fleurs pour composer +vos couronnes! Vous avez l'œillet, le lys, l'anémone et la +pervenche, et le laurier, et l'<i>immortelle</i>... Ah! de grâce, +épargnez ma collection!</p> + +<p>C'est ainsi que la nation française a porté le deuil de +Mirabeau! Elle a fait comme l'amateur de roses, elle a +défendu sa passion jusqu'à la fin, puis au mort qu'elle +pleurait, elle a sacrifié tout le reste. Aussi, quand l'heure +est venue, et qu'il s'agit d'honorer ces dépouilles mortelles, +demandez à ce peuple éloigné de son Dieu, qui +ne lit plus l'Évangile, et qui ne va plus aux anciens autels, +le plus grand, le plus beau de ses temples, pour y +déposer ce corps... le peuple aussitôt donnera ce temple +qui n'entre plus dans sa collection favorite; il chassera +le Dieu du sanctuaire, il renversera les saints de leur +base, il prendra la pierre consacrée de l'autel, et chargée +encore de reliques, il la posera sur le tombeau de son +héros d'hier... Voilà tout ce qu'il peut faire en ce moment; +un temple où le Dieu n'est plus! Mais demandez à +ce peuple ingrat, au nom de son grand homme, en souvenir +des services rendus, l'oubli d'une colère, ou le +renoncement à une injustice: au nom de Mirabeau, son +Dieu qui vient de mourir, priez cette nation d'épargner +une seule tête... une seule... Elle dira, comme l'amateur +de roses: c'est ma collection qui l'ordonne... il me faut +cette tête encore... Il me la faut! J'ai donné un de mes +vieux temples à Mirabeau... il peut bien me laisser sa +reine et son roi, pour que j'en fasse à mon plaisir!</p> + +<p>Voilà comment le paradoxe enfante inévitablement +tout ce qu'il y a de plus lâche et de plus cruel!</p> + +<p>Et maintenant que Mirabeau, mon maître, a laissé sans +condition son humble écuyer, je veux quitter ce volcan +qui me dédaigne; il faut m'arracher à la perpétuelle moquerie, +au sarcasme impitoyable. Il est mort, Barnave me +dédaigne, et la cour m'est fermée; ici je ne suis aimé de +personne; ici je ne puis rien voir de ce qui se passe en ce +monde; ici j'étouffe et je meurs; je ne crois plus à rien; +en si peu de jours, j'ai tout épuisé, partons.</p> + +<p>Adieu donc Paris, la cité reine; adieu, Versailles, la +cité morte; adieu, le petit Trianon; adieu les bains d'Apollon; +adieu, l'Opéra et ses nocturnes saturnales; adieu +aux petites maisons lambrissées et dorées par le vice; +adieu à cette société fardée, en nœuds roses et en larges +manchettes; adieu, France, adieu, belle ruine, adieu! +Je pars!... En quelque endroit où j'habite, en ce bas +monde, hélas! le bruit de ta chute arrivera jusqu'à moi!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE IV</h2> + + +<p>Ma résolution prise une fois, les préparatifs de mon +départ furent bientôt arrêtés. C'était par une chaude +journée, au mois de juin, j'étais prêt dès le matin; mais +avant de partir, je voulus saluer une dernière fois tous +ces lieux où j'avais laissé tant de souvenirs. Je me rendis +à la taverne du <i>Trompette blessé</i>, je montai dans la salle +haute, où j'avais vu, pour la première fois, les héros de ce +nouveau monde évanoui déjà! Quel bruit c'était alors! +les brûlantes paroles! les cruels sarcasmes!... quel +silence aujourd'hui, quel abandon! Les anciens habitués +de ce cabaret, si vifs, si jeunes et si forts, étaient vaincus +ou dépassés! Ils étaient déjà vieux, perdus et morts: le +vieux Saturne avait dévoré ses enfants. Aujourd'hui, dans +ce cabaret, sur ces mêmes bancs, tachés du vin de la dernière +orgie, étaient assis les pouvoirs nouveaux de la +France! L'enthousiasme était moins sincère, il avait +oublié le magnifique et superbe écho de ces voix solennelles. +Il est donc vrai, <i>la théorie</i> est une grâce, une +force, une fête... et l'expérience apporte avec soi une +tristesse abominable. Où donc étaient les orateurs de ce +club innocent encore? Ils étaient remplacés par des conspirateurs, +cachés dans l'ombre, et chargés des livrées de +l'émeute!... Où tonnait Mirabeau gloussait une ignoble +terreur enfantée au beau milieu du club des Jacobins... +Ces femmes gorgées de vin seront bientôt des tricoteuses; +ces Brutus et ces Scipions, demain seront des pourvoyeurs +d'échafauds!</p> + +<p>Ainsi la taverne était un club; l'Opéra était une caverne, +et dans cette caverne arrivaient, à pied, les +anciennes divinités de cet olympe anéanti! Madame Guimard +sans carosse et madame Camargo sans livrée!</p> + +<p>Divinités détrônées et humiliées, on vendait leurs chevaux +et leurs hôtels, on les interrompait dans leurs +danses les plus gracieuses; l'art était caché, plaintif, en +haillons! Il avait froid; il avait faim!... Poursuivi par ces +tristes images, je cherchais en vain autour du monument +dégradé quelques ombres errantes des sourires d'autrefois.</p> + +<p>Aux colonnes du Théâtre-Français, le <i>Mariage de +Figaro</i> avait disparu de l'affiche; il était remplacé par des +drames de son école, avec moins d'esprit, de style et de +talent! Voilà ce que c'est! vous semez la révolte et l'ironie, +étonnez-vous de recueillir le doute et l'abandon.</p> + +<p>La rue ouverte à la ruine était un immense, un incomparable +encan. Les livres, les tableaux, les statues, les gravures, +les médailles, les chevaux pour la course et les +meutes pour la chasse, en un mot, tout ce qui faisait +jadis l'intérieur d'un gentilhomme, et tout ce qui composait +naguère une vie élégante, heureuse, abondante, ces +trésors du luxe et du goût étaient étendus au hasard, sur +les quais et sur les places publiques; ils étaient exposés sans +ordre et sans choix à la curiosité indifférente des passants. +On comprenait que les portraits de famille arriveraient +à leur tour dans cet encan à l'usage de la populace; +non-seulement les enfants ont souffert des rigueurs de +cette époque, mais encore leurs pères et leurs mères, +arrachés aux nobles lambris où ils étaient fixés depuis le +grand roi!</p> + +<p>C'est grand dommage, en vérité, de porter des mains impures +sur les générations anciennes, de les arracher violemment +à cette vie intelligente que leur donne la toile +ou le ciseau, d'exposer tant de figures vénérables sur les +places publiques et dans les carrefours, de déshonorer +l'intérieur des familles, de profaner leurs souvenirs. À +l'époque dont je parle, il n'y avait déjà plus de logis pour +personne en France, le logis du roi lui-même avait été +profané, le premier.</p> + +<p>Je l'avoue, hélas! j'eus la faiblesse aussi de repasser +devant cette maison aux fenêtres mystérieuses où j'avais +vu tant de personnages divers, où j'avais entendu tant +de choses inouïes; cette élégante petite maison... elle +appartenait aux sans culottes, aux bonnets rouges... à ce +qu'il y avait de plus déguenillé et de plus hideux.</p> + +<p>À la porte de Mirabeau, une pancarte flottante indiquait +que l'appartement était à louer. On passait devant la maison, +sans se découvrir.</p> + +<p>J'avais voulu m'assurer, avant mon départ, que rien ne +pouvait plus me retenir. Partons donc, puisqu'ils ont tout +gâté en si peu de temps. Ils ont ôté sa majesté à la maison +de Mirabeau, ses grâces à l'Opéra, son esprit à la +Comédie-Française, son inviolabilité à la vie intérieure; +ils ont gâté, jusqu'aux joies du cabaret, les malheureux!</p> + +<p>Tel fut l'emploi, le triste emploi de ma dernière journée... +Hâtons-nous, me disais-je, et partons!</p> + +<p>J'en ai trop vu! Je suis vaincu; je suis mort... je veux +partir!</p> + +<p>Ici je fus pris de vertige.—Eh quoi, partir sans voir +Barnave, et sans dire adieu à ma mère? Partir sans revoir +Hélène, et sans présenter mes respects à la reine; enfin +quitter Paris, comme j'ai quitté Vienne, en écolier délivré +de son précepteur! Certes, je ne saurais partir ainsi; +je ferai, du moins, mes adieux à ma mère... et pourtant +je quitterai Paris ce soir.</p> + +<p>Quand j'eus mis ordre à mon départ, je quittai mon +hôtel de Paris, pour me rendre en toute hâte chez ma +mère... Il était huit heures du soir; cette nuit d'été rayonnait +de mille étoiles. Je ne sais quelle ville incroyable, en ce +moment, j'avais sous les yeux, dans quel tumulte et dans +quel bruit, dans quelle tempête et dans quels périls. +Tout hurlait, criait, transportait, menaçait et déclamait! +Le Palais-Royal était soulevé par Camille Desmoulins! +Chaque feuille empruntée à ses arbres devenait une +cocarde et chaque écho devenait une menace aux carrefours; +sur chaque place et sur tous les seuils, en voiture, +à cheval, sur les bancs, sur les chaises des jardins, au +balcon des maisons, sur la borne et dans l'échoppe, on +trouvait, à cette heure, des énergumènes qui faisaient +entendre éternellement des cris de mort. Les citoyens +s'assemblaient autour de ces forcenés et les écoutaient +bouche béante; on eût dit des Italiens réunis, par un +beau clair de lune, autour d'un improvisateur favori; les +rues étaient pleines de gardes nationaux et de soldats, les +corps-de-garde étincelaient de feux sinistres, les chevaux +des officiers traversaient la ville en piaffant; tel était l'aspect +général, une inquiétude immense, un malaise +incomparable! Ainsi j'allais, comme on va dans un rêve... +Et, dans ma course, il survint plusieurs accidents qui +me parurent de mauvais présage: je heurtai, en marchant, +un homme qui remettait la boucle de son soulier; +cet homme avait les traits du roi; au coin d'une rue où +je voulus appeler un fiacre, le cocher se retourna pour +me dire qu'il était retenu, cet homme... ô vision! ressemblait +au comte de Fersen; un postillon passa, solidement +assis sur son cheval... je crus reconnaître un +écuyer de la reine, M. de Valory. Cependant, je me dirigeais +toujours vers les Tuileries surveillées, torturées, +espionnées, fermées. Aux approches du palais, je rencontre +une femme d'une taille élégante et d'une noble +démarche, elle baissait la tête, elle donnait le bras à un +jeune homme... elle allait tremblante... et malgré moi, +je hâtai le pas pour la voir... Tout à coup passe au galop +un grand carrosse, entouré de gardes et de laquais. Les +laquais portaient des torches brûlantes, comme autrefois +la livrée au devant du carrosse du roi!...</p> + +<p>Ce carrosse... il ramenait, en grand triomphe, aux +Tuileries, M. de Lafayette... et cette femme inconnue, +allant seule à travers la rue ameutée... O misère!... et +pensez si j'eus peur... je reconnus à son orgueil, à +l'éclair de ses yeux, à la majesté de sa démarche... Oui, +je reconnus la reine!... Elle était libre... elle allait dans +la ville...</p> + +<p>Eh quoi! toute la cour vagabonde? Eh! quoi! le roi et +la reine dans les rues de Paris, à l'heure de leur sommeil! +Est-ce veille ou songe?</p> + +<p>Et tout à coup, poussant un grand cri:—Et la comtesse +Hélène. Et ma mère, où sont-elles? qu'en a-t-on fait? +Qui les défendra sinon moi, le fils et le cousin? Et je me +précipitai dans les cours du château.</p> + +<p>La sentinelle me demanda où j'allais?</p> + +<p>—Je vais, lui dis-je, au pavillon de Marsan, chez madame +la douairière de Wolfenbuttel.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE V</h2> + + +<p>Dans la cour du château, tout au bas du perron de +Leurs Majestés, je vis arrêté le carrosse aux flambeaux. +Plusieurs gardes s'étaient groupés autour de cette apparition; +d'autres gardes se promenaient en grand nombre, +au milieu de la vaste cour; tout était tranquille en ce +moment; l'horloge sonnait onze heures; on entendait +les pas réguliers de la garde nationale dont on relevait les +sentinelles; tout le château avait l'aspect accoutumé. Je +pensai que j'étais le jouet d'une folle vision, et que tout +ce que j'avais vu appartenait à l'exaltation de ma tête: +alors je me rassurai quelque peu, et je ralentis le pas.</p> + +<p>La même voiture arrivée au galop, repartit au galop: +les sentinelles portèrent les armes, la grande porte se +referma, et tout rentra dans le repos.</p> + +<p>Cependant, je demandai ma mère. Elle était chez elle; +je montai, un domestique vint m'ouvrir.</p> + +<p>—Madame n'y est pour personne, ce soir, me dit-il. +Il refusa de m'annoncer.</p> + +<p>Je voulus entrer dans l'appartement: la porte était fermée +en dedans... ce que ma mère ne faisait jamais.</p> + +<p>Je grattai à la porte: d'abord on ne me répondit pas; +je frappai de nouveau. Une voix faible et tremblante +cria:—<i>Que me veut-on?</i></p> + +<p>—C'est moi, c'est moi, Madame, ouvrez-moi!</p> + +<p>J'entendis ma mère qui faisait un effort pour se +lever; mais elle retomba sur son siége:—Les jambes +me refusent tout service, Hélène!</p> + +<p>—Je vais ouvrir, Madame, répondit une voix qui +m'était bien connue, et la porte s'ouvrit.</p> + +<p>Hélène me salua tristement d'un signe de tête; ma +mère, à mon aspect, sembla se ranimer, elle me regarda +d'un air suppliant. Ce regard me toucha jusqu'au fond +du cœur... nous changeâmes alors de rôle, ma mère et +moi; elle m'avait guidé jusqu'ici, désormais je comprends +que je suis son guide et son appui.</p> + +<p>La comtesse avait repris sa place à la fenêtre... elle +tenait sa tête entre ses deux mains.</p> + +<p>Voyant que l'une et l'autre gardaient le silence:—Je +viens de rencontrer Sa Majesté, Madame, dis-je à ma +mère avec l'accent de la plus profonde affliction.</p> + +<p>—Quelle Majesté? reprit vivement Hélène, et ses joues +se couvrirent de rougeur: de quelle Majesté parlez-vous, +monsieur?... il y en a tant aujourd'hui!</p> + +<p>—Vous savez, ma cousine, que je n'en connais que +deux... le roi et la reine. Oui, repris-je et j'ai vu... +le roi et la reine dans la rue, à cette heure, et si je viens +au palais, cette nuit, c'est pour vous, ma mère! et +pour vous sauver, ma cousine, l'une et l'autre de la +fureur du peuple, aussitôt qu'il apprendra que ses victimes +lui échappent; donc je vous sauve, ou bien je +meurs avec vous, choisissez!</p> + +<p>—Vous avez vu le roi? reprit ma mère.</p> + +<p>—Oui, Madame, le roi, bien déguisé; j'ai reconnu la +reine aux flambeaux d'un carrosse qui vient d'entrer +dans la cour, il n'y a qu'un instant.</p> + +<p>Les deux femmes pâlirent.—Quoi! la reine a rencontré +cette fatale voiture?.. s'écria ma mère en joignant les +mains.</p> + +<p>—Oui, Madame, elle l'a rencontrée; et elle ne s'est +pas contenue, elle l'a frappée de son fouet, et quand +ces flambeaux ont passé, elle ne s'est plus cachée, et c'est +à sa royale allure que je l'ai reconnue; elle doit être +bien loin à présent.</p> + +<p>—O ma noble maîtresse! ô ma fille! s'écria ma mère, +en pleurant, te voilà sauvée. Et béni soit Dieu qui t'a +conduite à travers tant d'obstacles! À présent, ma chère +Hélène, il ne nous reste plus qu'à la rejoindre, et à partager +de nouveau ses périls.</p> + +<p>—Madame, repris-je, agréez tous mes services. Ma +chaise de poste m'attend à la porte Saint-Denis; quel que +soit le chemin qu'aient pris Leurs Majestés, nous pouvons +arriver presque en même temps à la frontière. Allons, +venez, ma mère; et venez, ma cousine, allons, rentrons +dans notre heureuse, notre paisible Autriche, et fuyons +ce volcan, il finira par tout engloutir.</p> + +<p>—Rejoignons la reine! Allons à notre œuvre! à notre +devoir, Monsieur, reprit Hélène, à côté de la reine est +ma patrie; votre patrie, à vous, c'est votre mère; en +ces périls pressants, soyons à la hauteur de tant d'infortunes, +n'oublions jamais, vous ni moi, notre devoir.</p> + +<p>Ma mère était agenouillée à son prie-Dieu! Elle fit une +humble prière, et se releva pleine de courage... Les deux +femmes se revêtirent d'un mantelet noir, elles se cachèrent +sous de vastes chapeaux, et, me prenant le bras, les +voilà qui s'abandonnent à tous les hasards.</p> + +<p>Quand j'eus au bras ces deux femmes qui m'étaient si +chères, que je les sentis à mes côtés, éperdues et tremblantes, +la ville me parut beaucoup plus sombre et plus +menaçante. La nuit s'épaissit à mes yeux, et je marchai +dans ces rues, presque au hasard. Hélas! ma pauvre mère, +à pied, à cette heure, elle s'abandonnait, pour la première +fois de sa vie à ma conduite, et Dieu sait, malgré tant +d'angoisses, si j'étais fier de l'emporter!</p> + +<p>À ma droite et s'appuyant à peine à mon bras, marchait +ma cousine Hélène. Bien plus que ma mère, elle +avait la conscience du danger que nous courions. À +chaque instant elle prêtait l'oreille; on eût dit que Paris +se réveillait en sursaut et que la grande voix du peuple +ameuté se démenait autour de ce palais déshonoré dont +il avait fait une prison!... Quelquefois Hélène hâtait le +pas, comme si nous eussions été poursuivis. Ce fut un +horrible, un dangereux moment! Ma mère allait à peine, +Hélène aurait voulu courir; j'aurais voulu porter ma +mère, et courir avec Hélène! O fatale, ô fatale nuit!</p> + +<p>Nous avancions, peu à peu, jusqu'à la porte Saint-Denis; +nous avions déjà détourné plus d'une rue; à la +lueur du réverbère, Hélène aperçut un homme qui nous +suivait, enveloppé dans un large manteau.</p> + +<p>Il nous suivait, rasant la muraille; où nous allions... +il allait: nous faisions halte, il s'arrêtait. Nous allions à +gauche, il était à gauche: on eût dit une ombre impassible +qui suivait tous nos mouvements, avec le sang-froid et +le silence d'un espion qui tient sa proie. À cette vue, il +me sembla que nous étions perdus.</p> + +<p>Je regardai ma mère qui se traînait à peine, n'ayant +aucune idée du danger que nous courions; Hélène, avait +l'œil fixé sur l'homme au manteau noir, elle tremblait +autant que moi.</p> + +<p>À la fin, elle me dit tout bas:—Si nous allons plus +loin, nous trahissons la reine... On nous suit, prenez +garde, changeons de route,... à coup sûr, nous sommes +épiés!</p> + +<p>Je sentis en même temps que les forces de ma mère +l'abandonnaient.</p> + +<p>Je dis à Hélène:—Il est impossible d'aller plus loin, +ma mère est accablée... attendons sur cette borne jusqu'au +jour, nous ne trahirons pas le chemin de la reine... +elle sera sauvée... au petit jour, et déjà bien loin de ses +géôliers.</p> + +<p>La rue était étroite. À la porte d'une maison de peu +d'apparence il y avait un banc de pierre, où je les fis +asseoir... je me tins debout dans l'angle de la porte; +ainsi nous étions dans l'ombre! À quelques pas, du côté +opposé, se tenait notre espion, immobile, et dans l'ombre +aussi!</p> + +<p>La nuit était profonde et le silence était terrible... Serrés +tous les trois l'un contre l'autre, nous attendions.</p> + +<p>Tout à coup, à travers les fenêtres de la maison opposée, +à l'instant le plus grand de notre découragement, +une étrange apparition attira nos regards. Une vive lumière +vint à frapper sur cette fenêtre, et dans l'appartement +ainsi éclairé, nous vîmes entrer plusieurs figures +d'une apparence triste et pensive qui se placèrent à +genoux contre les murailles.</p> + +<p>Quand ces personnages furent à genoux, un enfant +alluma le lustre attaché au plancher de la salle, et cette +scène lugubre fut éclairée à la façon d'un spectacle qui +se serait donné pour nous seuls.</p> + +<p>À la première lueur de la fenêtre, Hélène et moi nous +avions regardé de toutes nos forces cette scène nocturne; +ma mère tenait toujours la tête baissée. Inquiet de ce +que nous allions voir, je portais mes regards de cette +scène étrange à ma mère, et bientôt, quand nos yeux, +habitués à cette obscurité éclairée, purent distinguer les +objets, nous aperçûmes toutes ces ombres à genoux, +hommes et femmes, prêtres en surplis, jeunes filles en +robes blanches qui priaient et se frappaient la poitrine. +À la fin, s'ouvrit une porte latérale, et nous vîmes sortir +de cette porte un vieux prêtre qui traînait une croix de +bois; cette croix était noire et massive, et le vieux prêtre +avait peine à la traîner. Quand la croix fut posée au milieu +de l'appartement, l'enfant passa au prêtre son surplis; +le prêtre à genoux, on alluma un cierge, on apporta +l'eau bénite, on apporta les clous et les clous furent +bénits. Quand tout fut préparé, la même porte latérale +s'ouvrit de nouveau; cette fois la victime venait après +l'instrument du supplice. Deux femmes âgées conduisaient, +appuyée sur leurs bras, une jeune fille aux yeux +hagards. La victime était de petite taille, à la tête penchée, +au sourire grimaçant; ses épaules étaient couvertes +de longs cheveux, ses pieds étaient enveloppés de linges +sanglants; elle tenait ses deux mains jointes; une force +surnaturelle s'empara de ses sens, quand elle vit la croix +et les clous. À cette vue, elle se leva par un mouvement +convulsif, elle marcha seule, elle grandit de deux coudées; +elle arracha elle-même ses charpies (ses pieds saignaient +encore du supplice de la veille), elle se coucha sur +la croix, levant la tête, et croisant ses pieds l'un sur l'autre, +étendant les deux bras, ouvrant ses deux mains, +deux mains sanglantes... en cette posture elle attendait; +elle se tenait patiente et résignée... elle aussi:—<i>Je sauverai +le monde à force de douleurs.</i></p> + +<p>Voici ce qu'on lisait dans son regard, fasciné par le +jeûne et la mortification.</p> + +<p>Je m'assurai, d'un coup d'œil rapide, que ma mère +avait toujours la tête penchée; et, plein de fièvre, je reportai +mes regards vers ce drame épouvantable, dont la +réalité me paraissait douteuse, en dépit du témoignage +de mes yeux. Hélène s'était levée de son siége, elle se +tenait debout, pour mieux voir.</p> + +<p>Horrible nuit! La croix, le prêtre et la victime étendue; +ici, les assistants immobiles, nous dans la rue, et ma +mère endormie, et, là bas, l'espion immobile qui nous +regarde, éclairés par le reflet de la faible lumière... et je +revenais toujours à ce chapitre en action de la Passion de +Notre-Seigneur.</p> + +<p>La victime était prête. Alors le vieux prêtre s'approcha +d'elle; il baisa ses pieds et ses mains avec le respect du +moribond qui baise les sept plaies du Christ. En même +temps l'enfant lui présente un marteau de fer sur un +plat d'argent. Le marteau enfonce un grand clou sur les +pieds, un clou entre les mains de la victime... Et le clou +sépara les chairs, écarta les tendons, pénétra les os, le +sang coula sur le sein de la crucifiée! Et là, crucifiée, elle +était attachée à la croix... l'œil gonflé, les joues pendantes, +le sein qui bat, le cou parsemé de veines bleues, +la tête expirante... ô profanation!</p> + +<p>Nous assistions, sans nous en douter, au dernier effort +du dix-huitième siècle pour croire encore à cette religion +chrétienne, qui avait fait toutes les destinées de la France. +En ce lieu, plein de ténèbres, ces hommes et ces femmes, +ces malheureux parodistes étaient les seuls chrétiens que +la France eût gardés, ils étaient les seuls croyants que +le doute eût épargnés sur son passage. Étranges chrétiens, +qui démontrent la divinité de leur Dieu par le +cadavre d'une femme attachée à une croix! Étrange foi, +qui se rattache à ces preuves toutes matérielles! Digne +résultat de tant de sophismes!.. de tant de miracles! Voilà +une femme appelée en témoignage de la divinité, d'un +Dieu. Que si cette femme eût faibli, si seulement elle eût +appelé à son secours le vinaigre et le fiel, c'était fait de +l'Évangile dans le cœur des assistants!</p> + +<p>Il y eut un moment de cette affreuse scène où ma +jeune compagne poussa un grand cri.</p> + +<p>Ce cri réveilla ma mère. À son premier regard, ma +mère découvrit cette croix noire, attachée au mur blanchi, +et sur cette croix ce cadavre, au bas de ce cadavre le +cierge qui vacillait dans la main de l'enfant de chœur.</p> + +<p>Elle se mit à fuir en appelant l'exorcisme à son aide... +elle voyait l'enfer!</p> + +<p>Elle serait tombée avant que j'eusse pu la rejoindre, +elle se serait brisé le crâne contre le pavé; mais l'espion +se détachant de la muraille, elle tomba évanouie entre +ses bras...</p> + +<p>—O ma mère! m'écriai-je, sentant que ses mains +étaient froides; puis me retournant vers son étrange sauveur, +je reconnus <i>le fou de la reine</i>...</p> + +<p>Il tenait dans ses bras ma mère évanouie; il me reconnut, +d'un regard, et sans mot dire, il marcha devant +nous, portant ma mère; Hélène et moi, nous le suivions +sans parler.</p> + +<p>Nous arrivâmes ainsi à une maison peu éloignée, et +dont la porte basse était entr'ouverte. Castelnaux entra le +premier; tout était sombre. Un tapis moelleux était étendu +sur l'escalier; d'invisibles parfums, à peine entré dans ce +lieu, vous saisissaient; d'invisibles échos répétaient vos pas +dans un vide invisible; des ombres erraient sur les murs, +comme en un miroir, les plafonds étaient chargés de +figures mystérieuses qui, dans la nuit, semblaient gigantesques; +l'appartement était vaste, à peine éclairé de ce +pâle crépuscule du matin, qui n'est plus la nuit, qui n'est +pas le jour; c'étaient partout, dans ce lieu, des lustres +éteints, des miroirs voilés de gaze, des siéges de soie, des +peintures bizarres. Castelnaux déposa ma mère contre un +meuble inconnu, qui répétait les paroles et jusqu'aux +soupirs de cette épouvantée... Il y avait, en ces ténèbres, +une horrible et mystérieuse confusion!</p> + +<p>Nous étions seuls. Castelnaux appela du secours: l'instrument +d'airain lui répondit par un sourd gémissement, +il ne vint personne et pas une lumière ne brilla, pas une +porte ne s'ouvrit, pas une voix ne se fit entendre... À la +fin, ma mère reprenait ses sens: je sentis le sang revenir +à sa joue, et le battement à son cœur.</p> + +<p>—Personne ici! dit Castelnaux, personne pour porter +secours à une femme évanouie, en cette maison qui guérissait +tous les maux! Où est-il donc allé, le grand médecin? +Qu'est-il devenu l'infaillible et le guérisseur? Autrefois, +cette salle était pleine de malades de tout rang et +de tout sexe; autrefois, la santé planait au sommet de ce +plafond solennel; hier encore, aux bords de cette grande +cuve d'airain vous eussiez trouvé des consolations pour +toutes les douleurs, des parfums pour les maux de l'âme, +un feu caché pour les maux du corps!... Puis, voyant ma +mère ouvrir les yeux enfin, il prenait ses deux mains et +les plaçant sur les bords de la cuve:—Ne sentez-vous +pas, Madame, une force nouvelle? Votre âme n'est-elle +pas remise de toutes ses secousses? Penchez-vous, disait-il, +penchez-vous sur cet abîme. Il est très-vrai que +moi qui vous parle, je suis entré malade ici, j'en suis +sorti guéri!</p> + +<p>Ce remède indiqué par Castelnaux me fit peur.—De +grâce, un verre d'eau pour ma mère, un peu d'air, je la +sens qui revient, et si vous voulez nous aider, nous pourrons +partir; il est temps de partir; le jour vient, dans une +heure nous sommes perdus!</p> + +<p>Il sortit. J'entendis ma mère qui m'appelait.—Où +sommes-nous, me dit-elle d'une voix faible, et pourquoi +ne fait-il pas jour?—Nous sommes dans la maison d'un +médecin, ma mère, et le jour va bientôt venir.</p> + +<p>La cuve d'airain répétait chacune de mes paroles; ma +mère se retourna à ce bruit; et fatigués que nous étions +tous les trois, nous nous trouvâmes alors, sans nous en +douter, autour du baquet de Mesmer, attendant le retour +de Castelnaux.</p> + +<p>Debout, machinalement appuyés sur les bords de la +cuve, nos idées n'allèrent pas plus loin que l'heure présente. +La fatigue, la terreur, la nuit, nous retenaient à +cette place, autour de cette cuve reluisante autant que +l'or. Peu à peu je m'abandonnais aux visions qui voltigeaient +informes et sans bruit, entre les mille branches +d'airain croisées les unes sur les autres, sur les bords de +ce gouffre, au fond du gouffre, au-dessus du gouffre, +assemblage inouï d'ombres légères, de bruits étranges, +écho mouvant qui eût répété les battements du cœur.</p> + +<p>L'âme entière, abandonnée, séduite à ces harmonies +invisibles, se plongeait dans cette vague obscurité. Bientôt +je cherchai à découvrir Hélène... Elle ne parlait pas, mais +je sentais qu'elle était fascinée et que son regard plongeait +où plongeait mon regard! Chère âme, en ce moment +elle cherchait mon âme; à cette heure et dans cette +muette contemplation il se formait entre elle et moi une +union inexplicable et certaine. Oh! si Mesmer eût été là, +donnant la chaleur à l'airain, faisant jaillir la flamme électrique +de ce fer, à présent refroidi... si la foule eût +entouré le baquet magique de ses mille regards, de ses +mille espérances, de ses mille terreurs; si à chaque nouveau +venu, il nous eût été donné de comprendre enfin +qu'un nouveau malade arrivait pour partager avec nous +son malaise; et si l'imagination, vague désir, et la peur, +sa plus puissante compagne, eussent présidé à ces enchantements; +si j'avais ignoré qu'Hélène était près de moi +dans l'ombre, et qu'au milieu de la foule muette, au +milieu de ces soupirs qui s'élèvent et qui s'abaissent en +cadence, au milieu de ce monde confus, pêle-mêle, malade, +et blasé, crédule aussi, j'eusse pu deviner à son +soupir, à son regard, aux parfums de sa robe, à ses frissons, +la femme inconnue... et ma maîtresse que je cherchais +depuis si longtemps; à coup sûr, guidé par le +sixième sens, et le suivant dans le sentier lumineux, si +j'avais pu la saisir dans l'ombre, et réclamer tous mes +droits, acquis dans le bal... si j'avais pu toucher seulement +sa lèvre de mes lèvres, et la prendre enfin dans la +foule: ô bonheur! ô miracle! ô Mesmer!</p> + +<p>En ce moment de peine et de doute, aussitôt j'aurais +reconnu ton pouvoir, j'aurais proclamé ta science en appelant +Mesmer mon sauveur. Ce qui est vrai, c'est que +malgré moi je fus soumis à une puissante fascination. +Le regard tendu, et cherchant au fond du baquet des +restes de magnétisme à mon usage, il me sembla que +je trouverais une explication à tous ces mystères! Je +voulais retenir à mon profit quelques-uns de ces violents +plaisirs, qui donnaient aux corps tant de secousses. +Je cherchais, dans cette solitude, une part du drame +accompli dans ces ténèbres. À force d'attention, je +tombai dans une rêverie étrange, le rêve magnétique +s'empara de mon âme; ainsi j'allai de la terre au ciel, du +rire aux larmes, de l'espérance à la terreur; j'entendis +des voix célestes et des hurlements d'enfer; dans le fond +de la cuve où s'agitait mon rêve, mon rêve se nouait et +se démenait comme ferait un ballet de l'Opéra joué en +grand costume, et sérieusement, dans la nuit profonde, +et quand le lustre est éteint.</p> + +<p>Ah! ce siècle était un siècle infini de paradoxes tels que +jamais le monde autrefois n'en avait vu! Il faisait du sophisme +à propos de tout; sophiste à propos des maladies +de l'âme, il crucifie une femme pour démontrer un Dieu! +Sophiste à propos des maladies du corps, il invente un +sixième sens pour n'avoir plus à s'occuper des cinq +autres. Triste condition de la religion et de la science en +cette France au désespoir!.. D'abord sujets féconds en +moqueries indestructibles, puis enfin parodiées l'une et +l'autre, jusqu'au crime, à l'absurde, et jusqu'à ce qu'il +n'en reste plus rien, pas même le nom!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VI</h2> + + +<p>Le retour de Castelnaux me rendit à moi-même; en ce +moment ma mère allait mieux; notre voiture, grâce à +Castelnaux, était à la porte.—Partez, nous dit-il, il est +temps; à présent, s'il y a un Dieu dans le ciel, la reine +est sauvée, et la révolution a perdu sa proie... Et demain +le faubourg Saint-Antoine n'aura plus de lit royal à +fouiller avec ses baïonnettes, plus de têtes royales à +souiller de son bonnet rouge; demain les mégères des +faubourgs ne souilleront plus les chastes oreilles des +enfants de Marie-Antoinette avec leurs propos de mauvais +lieux et leurs blasphèmes de carrefour; à présent la +royauté est sauvée! Allons, partez, vous ne courez plus +le danger de mettre l'ennemi sur ses traces; partez, le +peuple va se réveiller dans une heure... et je veux assister +à son réveil.</p> + +<p>Oui je tirerai ma vengeance! et de ce pas je vais m'asseoir +aux Tuileries, à l'angle du pont, vis-à-vis la fenêtre +de la reine, fermée encore, et gardée, et surveillée. Ah! +ma sentinelle bien veillée! Ah! mon peuple... eh bien! +hurle et calomnie... Ah! ah! l'entendez-vous! il crie, il +vocifère, il maudit la reine.—<i>À bas la reine! À bas la +reine!</i> et cependant la fenêtre est toujours fermée. <i>À bas +la reine! mort à la reine!</i> Et quand il verra, malgré ses +cris, que la reine enfin ne vient pas le saluer humblement, +lui le souverain déguenillé, quand il ne verra pas la reine +en larmes, son dauphin dans les bras, lui rendre un sourire +pour un blasphème, un <i>bonjour</i> pour ses cris de +mort; le peuple, à lui-même, il se dira:—(il sait que sa +victime est matinale... il a tué son sommeil!) il dira:—pardieu, +l'<i>Autrichienne</i> a diablement prié ce matin! +Et quand ce peuple hideux la sait à genoux, en prières, +pour son époux, pour ses enfants, pour la France, il +redouble, ô blasphémateur, de rage et de fureur:</p> + +<p>—<i>La Reine à mort!... à la lanterne!..</i> Elle est le fragile +jouet du peuple. Il s'est donné rendez-vous autour de sa +tête, et la fait pleurer à volonté. Il la fait sourire, il la menace, +il la pousse, il l'emprisonne, il la chasse, et le tigre +tenant sa proie, il se la renvoie comme un jouet; la mordant +jusqu'au sang, en attendant qu'il la dévore... À +Versailles même, et dans le palais des rois, ce peuple +impie est entré chez elle, une nuit, comme un époux +jaloux, après un long pèlerinage, en brisant les portes, +en se précipitant au lit nuptial...—Ah! foule insolente!... +à la fin, ta proie, elle échappe à tes appétits! et maintenant +qu'elle est partie... et qu'elle est sauvée... allons, +va le chercher ton jouet: <i>la reine! eh! la reine!</i> Plus de +reine et plus de jouet, plus de femme et plus de mère, +et plus d'épouse et plus de prisonnière, et plus de victime, +et plus d'injures... Or çà, citoyens, vous n'avez +plus que le ciel à blasphémer!»</p> + +<p>Ainsi parlant, Castelnaux se frottait les mains de joie, +il bondissait autour du salon, il crachait dans le baquet +de Mesmer, il était triomphant, il était fou tout à fait... +fou de triomphe et de bonheur.</p> + +<p>—Dans une heure ou deux, disait-il, on frappe au palais; +on frappe à la porte du roi. On entre en même +temps chez le roi. Personne! On se trouble, on court, on +cherche, on appelle... Il est perdu. Plus de roi! Croyez-vous +qu'il y ait de la pâleur, à cette heure, dans l'histoire +de France, à cette nouvelle impitoyable: Il n'y a plus de +roi, et le roi n'est pas mort! Il y aura un jour, dans la +création, où la voix venue de l'Orient dira aussi à la +terre... Il n'y a plus de soleil! Eh bien! ce mot sans forme +et sans nom: plus de roi! plus de roi à immoler! plus +de reine à charger d'outrages! plus de royauté qu'on +insulte, et plus rien dans ce royaume!... Il faut que je +sois le premier à l'entendre, à m'en réjouir! Cette +effrayante pâleur d'un peuple sans pitié, Castelnaux veut +la voir, pour se venger; ces palais déserts, ces temples +déserts, parce que les palais sont déserts, Castelnaux les +veut parcourir, pour savoir ce que c'est qu'un trône inoccupé... +un sanctuaire inerte et vide. Il veut savoir ce que +dit l'écho de pareilles solitudes, et si cela fait peur aux +nations, quand le trône et l'autel rendent un son funèbre, +privé de son roi dégradé, de son Dieu! Victoire à Castelnaux, +cette nuit est une nuit de triomphe. Il est l'Achille +et l'Ajax Télamon de cette nuit troyenne. À moi l'honneur, +chassant les sans-culottes, les sans roi et les sans +Dieu, d'éventrer, le premier, la muraille de la ville assiégée. +Aussitôt vous voyez entrer, de toutes parts et par la +brèche, la mort, la peur, la famine et la vengeance du +ciel et le châtiment des hommes, les meurtres sans fin, +le pillage, les réactions sanguinaires, les longues terreurs, +l'anarchie et la guerre civile avec la banqueroute et les +misères accomplies des bourreaux, enfantant des massacres +et des échafauds sanglants! Entrez, tout cela, entrez! +Le roi et la reine, il n'y en a plus; entrez, tout +cela, c'est Castelnaux qui vous ouvre la porte! Entrez, +dissensions intestines, bavardages sans fin; entrez, brigands +armés; entrez, populace; entrez, femmes sans +honte et sans robe nuptiale; entrez, faubourgs; entrez, +armées étrangères: Anglais, Prussiens, hordes sauvages, +vagabonds, Cosaques, Russiens, gorgez-vous d'or et de +sang, pillez les églises, renversez les châteaux, incendiez +les chaumières, dévalisez les sacristies, ouvrez les tombeaux, +brûlez les livres, déchirez les chartes, violez les +vierges, chassez les saintes filles des saints monastères, +ruez-vous dans le désordre, à la proie, au meurtre, à +l'incendie; allons! çà! brisez les statues et les images, démolissez +les maisons royales pour en vendre le plomb et la +pierre; saccagez, brûlez, dévorez tout sur votre passage... +à vous la France! Elle est à vous, à vous seuls; elle n'est +plus ni à Dieu, ni au Roi; elle est à vous; venez, venez +tous, Castelnaux vous appelle, entrez, et si en passant +vous avez un chapeau ou un bonnet, tirez votre chapeau +ou votre bonnet devant Castelnaux!»</p> + +<p>Et nous le vîmes ainsi bondir tout un quart d'heure, +et jamais dans tout Paris logis plus sombre et plus caché +n'avait entendu un si grand bruit; la cuve, à ces cris, retentissait +comme un tonnerre, et l'écho troublé balbutiait à +peine ces paroles pressées et haletantes. Or ma mère, +hébétée, était là, contemplant toutes ces choses sans y +rien comprendre, Hélène, à mes côtés, se pressait effrayée +et muette. Castelnaux brisait tout ce qui tombait dans ses +mains.—O la belle nuit! disait-il; la belle nuit! Paris a +perdu un roi, il a crucifié un Dieu, il a chassé Mesmer: +royauté, religion, charlatanisme, et psit... tout est parti; +tout a quitté Paris, cette nuit; il n'y a plus rien à Paris. +Paris n'est plus! <i>De profundis... Alleluia!</i></p> + +<p>Quand il eut repris son sang-froid, il nous conduisit +jusqu'à notre voiture, et il nous dit adieu en pleurant!</p> + +<p>C'est ainsi que je le quittai, ce fameux Paris que je ne +devais plus revoir. Je le laissai vide; il était si rempli +quand j'y entrai, pour la première fois! J'étais si jeune +alors, j'étais devenu si vieux en peu de temps! Tout ce +que j'admirais était tombé! Je laissais dans ces ruines +mes illusions, mes espérances, et maintenant je ne pensais +plus qu'à suivre, à mes risques et périls, les traces +de cette royauté perdue au milieu des grands chemins.</p> + +<p>Triste retour! tristes sentiers battus par des rois tremblants! +Ma mère était retombée en ce triste état d'anéantissement, +voisin du rêve... ma cousine Hélène, abattue +et pensive, semblait dévorer l'espace qui s'étendait devant +nous. Elle oubliait ses dangers, à force de terreur.</p> + +<p>Qui l'eût vue ainsi penchée à mon côté, et nous deux, +au matin, courant la grande route où le soleil courait +après nous, celui-là nous eût pris pour deux amants +heureux qui se sont rencontrés dans l'ombre, et qui s'enfuient +loin de leur vieux tuteur.</p> + +<p>Qui m'eût vu l'entourant d'une tendresse ineffable eût +juré ses grands dieux que nous accomplissions un de ces +drames enchantés de la jeunesse heureuse, quand l'amour +jouait un si grand rôle en ce royaume, éclairant les palais, +illuminant les chaumières, animant le grand chemin, +jetant partout la vie et les sourires dans ce beau pays, +sous ces épais ombrages, dans ces vieux châteaux aux +gothiques souvenirs.</p> + +<p>Je dis à M<sup>lle</sup> de *** en lui prenant les mains, en signe +de témoignage et de serment:—Voulez-vous, Hélène, +en ce péril, unir votre destinée à la mienne, et ne plus +nous quitter jamais? Voulez-vous que je réveille en ce +moment, qui peut être un moment solennel, ma mère +endormie, et que je lui demande sa bénédiction pour +nous deux? À cette brusque demande, elle ne parut pas +étonnée, et comme je lui avais parlé simplement, elle me +répondit simplement:</p> + +<p>—Écoutez, Frédéric, nous n'avons pas de temps à +perdre en vaines espérances; il ne faut pas espérer que +nos destinées soient unies; notre séparation est proche, +et, je le sens, deux devoirs différents nous appellent. J'appartiens +à la reine, et vous appartenez à votre mère. +Ainsi nous irons, vous et moi, où elles iront, chacun de +son côté: nous ferons notre devoir, tout sérieux qu'il +puisse être, et que Dieu nous protége! Hélas! l'heure est +sérieuse, et nous devons, avant tout, racheter les fautes +de notre jeunesse à force de dévoûment au malheur! +Ainsi nous nous partagerons la ruine et les misères de +cette royauté qui s'en va, comme nous avons partagé sa +gloire et sa folie. O Frédéric! vous ne savez pas toutes +les fautes que nous avons commises! toutes les erreurs +dont nous devons porter la peine; et si vous saviez cela, +mon cousin, combien nous avons été tous coupables, +vous plaindriez ce peuple éperdu qui gronde et tue; +vous trouveriez qu'il est juste en ses vengeances, vous +comprendriez ces cris furibonds de liberté! Pour moi, je +ne m'aveugle pas sur cette révolution. Cette révolution, +c'est notre mort à tous... Mais vous ne comprenez pas +cela, mon cousin; vous ne comprenez rien aux menaces +d'un temps que vous n'avez pas vu, d'une histoire que +vous ne savez pas. Vous n'avez vu, de la cour, que la surface, +et du peuple que la lie immonde! Vous êtes venu +en France au moment où nous renfermions nos vices en +nous-mêmes, surpris par le grand jour, au moment où +le peuple obéissait aux vengeances de quatre siècles de +servitude. Hélas! notre malheur vous a trompé sur notre +compte; innocent au milieu de nos corruptions et de nos +vices, vous avez cru à notre innocence, et maintenant +vous voulez partager notre infortune, et vous me dites à +moi: Je suis à vous, Hélène! Imprudent que vous êtes! +Ne voyez-vous pas que cette infortune est infamante, et +ne voyez-vous pas que vous n'avez aucun droit, vous +si jeune, à venir porter la peine de tous les crimes de +Louis XV? Disant ces mots, elle appuya sa main droite +sur ma tête, comme un témoignage d'une ineffable protection.</p> + +<p>Je lui répondis avec toute l'assurance et toute la conviction +qui étaient en moi; je me montrai bien décidé à +ne la plus quitter, à la suivre, à l'aimer, à vivre à côté +d'elle, à mourir avec elle...—Non, lui dis-je, il n'en sera +pas, cette fois, comme de ma première passion d'amour!</p> + +<p>Je n'ai pas peur de vous; je ne crains pas vos dédains; +vous m'aimerez, vous m'aimerez, je vous aime et +j'en suis sûr!... Innocent, dites-vous! mais j'ai partagé, +j'ai copié tous ces vices! Innocent, en effet, et plus à +plaindre que si j'avais été coupable! Un matin, capricieux +jeune homme, je quitte l'Allemagne, exprès pour +vous voir, ma cousine! et me voilà parti pour la France, +que vous habitez; chemin faisant, je me rappelle avec +une joie ineffable votre naissante et charmante beauté; +j'entends vos chansons, je vous vois me sourire... Ainsi +rêvant me voilà tombé sur les chemins, et brisé à demi +je rencontre une petite fille agaçante et rieuse, et pour la +petite fille aussitôt je vous oublie... Alors, me voilà, sur +le chemin, aux genoux de cette fillette, et la suppliant +d'accepter ma fortune et ma main! Voyez si j'étais +sage!... Heureusement la fillette me rit au nez, et, sage +autant que j'étais fou, elle épouse, à mon nez, mon valet +de chambre. Désolé, je viens en France, et je vais à la +cour, je vous vois, la nuit, près de la reine, sous un voile +noir; on vous eût dit morte, et chez la reine vous me +recevez avec une froide réserve... On eût dit que vous +saviez mes infidélités de grande route... Éconduit par +vous, faiblement reçu par la reine, oublié de ma mère, +alors je vais au hasard, et je rencontre en tout lieu des +hommes plus puissants que le roi: des libertins qui +règnent au nom de la vertu; des charlatans qui proclament +la vérité. Le vice est partout, l'égoïsme et la +vanité encombrent toutes les âmes, la peur règne en souveraine, +enfin vous tremblez tous. Moi, je fais un effort +pour être, à l'exemple universel, un brouillon, un émeutier, +un Don Juan de carnaval. Je prends Mirabeau pour +maître et seigneur; je choisissais bien, convenez-en.</p> + +<p>Ainsi... à mon premier pas, à mon premier appel, le +vice aussitôt vient à moi dans ses atours les plus charmants. +Rien de plus gai, de plus vif, de plus joli: l'esprit +au regard, la grâce à la lèvre, un feu de vingt ans... Mon +premier bal masqué fut un événement... J'en rêve +encore, et voyez ma plainte!... Il advint que je sortis de +cette fête amoureux comme un fou. De qui? je l'ignore... +pourquoi? je le sais bien. Malheureux que je suis! je la +regrette encore, et (soyons vrai!) j'ai bien peur de +la regretter jusqu'au dernier de mes jours, cette nuit +d'ivresse et de fête qui devait me dégager des illusions +de ma jeunesse: au contraire, elle les renouvelle, elle les +prolonge, elle les ravive, et voilà mes illusions qui me +reviennent! Dès ce moment je suis poursuivi par les +spasmes infinis de cette minute heureuse, et je n'entends +plus rien, je ne vois plus rien, je cours après une ombre! +Ah! Dieu du ciel! je reste un Allemand, rien qu'un Allemand, +un Allemand sans vice et sans vertu. Pour un parfum... +pour un sourire... pour une jupe fripée... Alors +voyant que je n'étais qu'un faux vicieux, un Don Juan +de hasard, je retourne à Mirabeau: Tu m'as trompé, lui +dis-je... et c'est à peine s'il se rappelle une seule des +leçons qu'il m'a données! Le Mirabeau que j'avais vu au +bal, en plein délire, amoureux jusqu'au blasphème... en +vingt-quatre heures il était devenu un grand homme... +un homme d'État! La veille encore il m'avait fait le compagnon +de son orgie; aujourd'hui il me fait monter à +cheval, et, dans la nuit, enveloppé d'un manteau, seul +avec lui, comme un fidèle écuyer, il me conduit à une +conférence politique. Et de loin je le vois, réglant les +destinées du royaume, et sans vous, que j'ai retrouvée, +je jouais cette nuit-là le rôle d'Osmin ou de tout autre +confident de tragédie! Honteux de moi-même, et poursuivi +par mes rêves, je n'avais plus qu'un espoir, j'espérais +en Barnave. Il était amoureux d'un amour sans +espoir, j'étais possédé, moi aussi, d'un amour sans espoir. +Donc, je le rencontre espérant qu'il me consolerait par le +spectacle d'une misère semblable à la mienne... Barnave +était changé autant que Mirabeau. Plus d'amour dans le +cœur de Barnave et plus de vice dans la tête de Mirabeau: +ils m'échappent l'un et l'autre, après avoir commencé +mon éducation tous les deux.</p> + +<p>Je trouve alors un nouveau Barnave... un Barnave +austère, inflexible, ennemi de la reine, implacable... et +voici que le même jour, la république dresse la tête à la +voix de Barnave, et que la monarchie expire au lit de +mort de Mirabeau! Moi resté seul, seul et cherchant dans +mon âme à quoi m'a servi mon dévouement à Mirabeau +et à Barnave, à quoi m'ont servi ma science et mon +amour; je reviens à vous, ma chère Hélène, à vous dont +le regard me ravive, et dont la voix me console: c'est +vous qui me faites oublier à la fois tout ce que je voudrais +oublier: mon isolement, mes vices inutiles, mon +peu d'intelligence des faits et des hommes, mes regrets +du passé, mon désespoir pour l'avenir!... et vous ne +voulez pas m'épouser!</p> + +<p>À ce long discours qu'elle écoutait, attentive et calme:—Votre +malheur est étrange et me fait pitié, reprit +Hélène. À vous entendre on dirait que le vice seul a +manqué à votre bonheur! Certes, voilà de ces malheurs +qui ne sont arrivés qu'à vous; cependant, mon malheureux +cousin, je vous porte envie, à vous, malheureux de +si peu!</p> + +<p>Disant ces mots, Hélène se prit à rougir; et moi, la +suppliant du regard, j'essayai de donner le change à ma +passion:—Non, non! m'écriai-je; à présent je n'ai plus +d'amour que pour vous; la femme elle-même que si +longtemps j'ai cherchée, elle serait devant moi, je ne voudrais +pas la voir; je suis à vous, à vous seule, à la reine +aussi, puisque vous pardonnez à la reine; enfin, pour +vous, j'ai entrepris mon voyage en France, et je veux +le finir avec vous!</p> + +<p>Ainsi je lui parlai longtemps; elle m'écoutait tantôt +avec peine et parfois avec bonheur, souvent émue; et +moi, misérable! si j'eus un instant de calme, oh! je le dis +à ma honte, ce fut dans cette fuite où je foulais des traces +royales sur ces chemins couverts de tant de désolations, +dans ce jour d'effroi où la monarchie de Louis XIV, +s'avouant vaincue, accepta les chaînes de la Convention, +et s'en revint, esclave et désolée, au milieu de la fournaise +ardente et souillée où elle devait mourir à petit feu.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VII</h2> + + +<p>Nous avions couru tout le jour: sur le chemin tout +semblait tranquille; en ce moment, le soir tombait, et +la Champagne, au loin, s'étendait devant nous. La chaleur +du jour avait été suffocante, et la fatigue, unie aux terribles +inquiétudes de la nuit, nous avait plongés dans +cette espèce d'abattement du sommeil qui n'est pas sans +charme. C'est un sommeil de seconde vue et rempli de +visions surnaturelles; à ce moment, l'imagination peu +à peu s'arrête, le cœur bat moins vite, et le malheur +disparaît. Déjà même nous pensions voir la reine sauvée +au delà du Rhin, et reçue à bras ouverts, quand notre voiture +arrêta au relais, pour changer de chevaux.</p> + +<p>C'était dans un misérable petit village, entre Épernay +et Dormans. Comme nous étions sans inquiétude et sûrs +d'arriver, nous fîmes d'abord fort peu d'attention à ce +qui se passait autour de nous. Cependant plus d'un indice +annonçait je ne sais quelle hésitation qui nous fut bientôt +suspecte. La population du village, inquiète, obéissait à +un peu plus de curiosité qu'à l'ordinaire au passage d'une +chaise de poste; on s'assemblait, on pérorait. Les orateurs +de l'endroit (car alors quel est le village qui n'avait pas +son Barnave ou son Danton?) montaient sur les bornes +de l'hôtellerie, invoquaient les soins de la police et les +soucis de la liberté; bientôt, à ne plus en douter, nous +remarquâmes des signes de défiance; enfin, le maître de +poste, après avoir consulté son entourage, nous annonça +qu'il lui était impossible de nous laisser continuer notre +route avant d'en avoir reçu l'ordre de Paris même... En +ce moment je me réveillai tout à fait..... je compris que +le roi était perdu.</p> + +<p>Comment je le compris, je l'ignore; en ces malheurs +extraordinaires, la catastrophe aussitôt se devine. À la +plus légère secousse, on comprend que la terre tremble; +à la première fumée, on se dit: le volcan s'est ouvert! +C'est ainsi qu'il y a des gens qui ont prédit, à cent lieues +de Paris, la Saint-Barthélemy et l'assassinat de Henri IV, +vingt-quatre heures avant que personne eût rien su des +crimes et des horreurs de Paris.</p> + +<p>Je dis à ma mère:—S'il vous plaît, vous reposerez ici +cette nuit, ma mère; après cette pénible journée, il faut +dormir dans cette hôtellerie, et demain nous regagnerons +le temps perdu.</p> + +<p>C'est ainsi que je cherchais à la rassurer sur l'interruption +de notre route. Ah! soins inutiles! elle ne m'entendait +pas. L'intelligence avait manqué à cette dame à l'ancienne +marque; elle ne comprenait plus rien à ce qui se +passait devant elle, et, ne voulant pas ajouter foi au rêve +funeste qui l'agitait, elle s'était abandonnée au mouvement +de la voiture; elle avait renoncé à la crainte, à +l'espoir, à la joie, aux larmes, au sourire, elle obéissait.</p> + +<p>Hélène, au contraire, animée à bien faire, et prête à +l'exil, à la mort, hostie expiatoire du vieux temps, me +comprit à mon premier regard. Elle vit tout d'un coup +que quelque chose avait manqué à cette fuite royale, et +que tout était perdu.</p> + +<p>Elles descendirent en silence dans l'hôtellerie. Hélène +entraîna ma mère dans une chambre retirée où elles restèrent, +ma mère endormie à demi et priant Dieu, Hélène +obéissante à la force implacable... et prête à tout!</p> + +<p>Ces deux femmes, à mon sens, représentaient fort bien +cette époque, abandonnée à tant de malheurs: d'une +part, une vieillesse aveugle, éperdue, et qui tombe au +premier souffle en courbant la tête, et cherchant en vain +au chevet de son lit un prêtre pour la bénir, un fils pour +le bénir, des vassaux pour porter son deuil; tristes moribonds! +Ils meurent isolés dans le plus stupide étonnement... +Cependant ne les plaignons pas; par leur vieillesse +même ils sont délivrés de toutes les terreurs, et par la +mort de tous les dangers.</p> + +<p>Mais d'autre part, et quand les vieillards expirent, les +jeunes gens, voyant le volcan débordé, choisissent une +place apparente où ils attendent le volcan, de pied ferme. +Ils savent que la fuite est inutile, ils se disent qu'on les +garde et d'en haut et d'en bas et qu'il faut avoir du cœur.</p> + +<p>Pour moi, quand ma mère et ma cousine furent retirées +dans leur chambre à coucher, je revint sur la porte +de l'auberge où je me mêlai à cette vie active, exaltée et +violente. En vain, ce soir-là, vous eussiez cherché autour +de l'auberge et dans l'intérieur de l'auberge une scène +de repos et de gaieté; à l'intérieur, tout était morne et +sombre; les fourneaux étaient éteints, les tables étaient +dégarnies, aucune voix de buveur ne s'élevait dans l'enceinte, +attristée et déserte; au dehors, sous le brouillard +si joyeux naguère, on n'entendait ni chansons ni gaieté; +du silence encore, ou bien, plus effrayant que le silence, +un perpétuel chuchotement, des rires énigmatiques, des +regards pitoyables. Les hommes, grands politiques, dissertaient +tout bas avec émotion et chaleur; les femmes, +animées comme à un conte plein de terreurs, se montraient +du doigt la grande route. Elles avaient vu passer, +sur le midi, l'énorme voiture; elles avaient donné à boire +au joli enfant; elles avaient vu les pauvres du chemin +tendre une main reconnaissante à la belle dame, qui leur +avait fait l'aumône; elles avaient vu tout cela, les femmes, +et elles avaient compris qu'il y avait fuite et douleur, +qu'il y avait bienfaisance dans ce carrosse; elles avaient +vu des femmes tremblantes, une jeune fille timide, un +père de famille résigné, un jeune enfant insouciant et +joueur. Pauvre enfant! c'était la dernière fois qu'il allait +dans les champs; il saluait la foule heureuse; il tendait +sa joue aux bonnes femmes, ses mains aux arbres du +sentier, son regard bleu au ciel bleu; elles avaient vu tout +cela, les femmes, elles avaient compris ces misères, ces +malheurs, ces tendresses, et, les larmes dans les yeux et +dans le cœur, elles avaient prié pour cette fuite, elles +avaient embrassé leurs enfants avec plus d'amour; elles +avaient souri à leur pauvre chaumière, au mur tapissé +de lierre, à la vigne grimpante, au pigeon familier qui +s'abat sous les tuiles comme un familier génie. Elles +comprenaient tes douceurs, ô sainte pauvreté du travail +et du toit domestique! elles savaient que le Louvre était +vide, Trianon fermé, Saint-Cloud garni de canons; elles +se disaient que l'air, la campagne et l'ombrage des +forêts, la clarté du ciel, les eaux limpides, les fleurs, la +vie et la liberté, manquaient au roi, à la reine, à sa sœur, +à leur fille, à leur fils, le petit dauphin.</p> + +<p>La France, en ce moment suprême, appartenait aux +indicibles angoisses d'une nation sans présent, qui renonce +au passé, et qui doute de l'avenir. C'est une +singulière épouvante pour les peuples si longtemps gouvernés +par des intelligences honnêtes et par des pouvoirs +réguliers, que d'attendre une chose qui ne vient pas, fût-ce +la peste ou l'anarchie! Et quand enfin le silence et la peur +se sont emparés de cette nation malheureuse, quand elle +est là sur sa porte, oisive, inquiète, attristée, et voyant +passer à chaque instant des bourreaux et des victimes; +quand chaque jour son cœur s'endurcit à l'aspect des +crimes et du sang, il arrive alors qu'elle se sépare en deux +fractions bien distinctes: les faibles qui agissent et les +forts qui souffrent; les faibles qui plongent leurs mains +dans le sang des innocents, et les forts qui tendent la +tête; les faibles qui insultent la royauté qui passe et la +couvrent d'injures; les forts qui pleurent sur sa destinée +et qui, l'ayant accompagnée au pied de l'échafaud, meurent +sur sa tombe vide, en voyant au loin ses ossements +dispersés.</p> + +<p>Ah! s'il y a de la gloire, enfants, pour ceux qui pleurent, +pour ceux qui souffrent, pour les héros de la foule osant +saluer, quand la royauté passe en traînant ses fers, pardonnons +aux criminels leur faiblesse; hélas! elle portera +sa peine assez vite. Ainsi j'étais, moi, pendant cette soirée, +à la porte de l'auberge, attendant des nouvelles que j'aurais +pu dire à tout le monde. En ce moment, j'avais +besoin de consolation et de pitié, donc je laissai les hommes +à leur faiblesse, et, content de moi, je fus m'asseoir +parmi les rouets et les travaux à l'aiguille, à côté de ces +femmes fortes et pitoyables, qui n'avaient vu passer ni le +roi ni la reine. Elles avaient vu passer un famille d'exilés: +père, mère, enfants, et maintenant, charitables et chrétiennes, +elles faisaient des vœux dans leur âme, pour que +cette famille eût le bonheur de l'exil.</p> + +<p>Dans ces alternatives de pitié, de terreurs, la soirée +avançait. Tout entier à mes inquiétudes, j'avais fini par +ne plus faire attention à ce qui se passait autour de moi; +d'ailleurs les habitants du petit village, un instant distraits +par tant de bruits étranges, étaient rentrés, l'un après +l'autre, en leur logis, et dans leurs habitudes ordinaires. +L'intérieur de ces maisons s'éclairait peu à peu; le villageois, +voyant son troupeau revenu à l'étable, rentrait à la +maison; le repas du soir arrachait les hommes à la politique +en plein vent; l'enthousiasme et l'émotion de la +journée, alors s'abaissant peu à peu, les femmes, les enfants, +le coin du feu, reprenaient leur influence accoutumée; +à cette heure enfin, les jacobins les plus forcenés +du village étaient redevenus d'honnêtes laboureurs très-disposés +à l'indulgence pour tout le monde et même pour +les rois malheureux.</p> + +<p>Si vous saviez combien c'était un pays calme et réglé, +la France! ancienne et poétique patrie où vivent en chrétiens +des hommes simples et bons! Chaque heure, en ce +vaste royaume, était une heure de travail; le royaume +s'endormait à la même heure, il se réveillait, il priait à la +même heure! Trente millions d'hommes passaient leur +vie à l'ombre d'un château ou d'une abbaye; la cloche +de leur baptême était aussi la cloche de leurs funérailles. +On parle beaucoup de l'esprit de la France, en fait de bel +esprit à cette époque... il n'y eut jamais en France que +Paris même; et, non-seulement Paris avait gardé tout +l'esprit, mais encore (et comme cela était juste) tous les +vices de la France et tous ses vertiges; la France ne se +perdit que le jour où Paris eut trop d'esprit. Alors il jeta +son superflu sur les provinces, et la contagion gagnant +les extrémités... tout fut perdu.</p> + +<p>Resté seul, assis, je suivais, non sans intérêt, le mouvement +de ces populations soumises encore à leurs modestes +habitudes domestiques. Je voyais les groupes se +dissoudre et les curieux les plus animés s'éloigner lentement; +j'entendais la sonnette et le bêlement des troupeaux; +je prêtais l'oreille au bruit de la fontaine jaillissante, +dont le murmure étouffé par les clameurs de la foule +reprenait sa mélancolie. Aussi bien, grâce à la nuit, la +campagne et le village avaient retrouvé leur calme et +leur charme; on respirait de nouveau la paix des chaumières; +le pain cuisait au four banal; les grenouilles du +fossé défiaient le maître du château voisin; l'auberge +même avait retrouvé le mouvement, l'activité; les fourneaux +s'allumaient, les chiens hurlaient, les buveurs +chantaient; la vie, un instant suspendue, arrivait et s'emparait +de ce monde villageois. Hélas! ce fut un grand +malheur pour le repos de ces campagnes, quand le malheur +des temps fit passer sous leurs yeux attristés ces +exils, ces crimes, ces douleurs; quand on les rassasia +soudain de pitié, d'héroïsme et de terreur!</p> + +<p>Tout à coup j'entendis dans le lointain, venant à nous, +du côté de Paris, les grelots d'un cheval, le bruit du fouet +et la voix du postillon qui demandait des chevaux.</p> + +<p>Le postillon et le voyageur qu'il escortait s'arrêtèrent +devant la porte de l'auberge; et le postillon descendit, le +voyageur restant en selle, en criant: <i>un cheval! un +cheval!</i></p> + +<p>Le postillon vint lui dire que depuis trois heures la +poste ne donnait plus de chevaux à personne, en preuve +il me montra du doigt, tranquillement assis à la porte, et +regardant le voyageur d'un air curieux.</p> + +<p>Ce voyageur, c'était Castelnaux. À ma vue il se jetait +en bas de son cheval, il vint à moi, et les bras croisés:—Toujours Allemand! me dit-il, toujours couché, assis, +patient, patient sur des ruines, patient sur un volcan qui +brûle! Et vous ne demandez pas ce que fait Paris à cette +heure?... à cette heure il est en route, il s'agite et se +démène, insultant le ciel et les hommes, marchant à +grands pas sur les traces de ses victimes; Paris, c'est l'ogre +aux enjambées de sept lieues!... vous, cependant, vous +l'attendez tranquillement à cette porte! et vous espérez +que la ville aux cent mille têtes va passer devant vous, +dans l'ordre d'une sainte procession des quatre-temps! +Ah! si vous l'aviez vu comme je l'ai vu, moi qui vous +parle, s'éveillant en sursaut, ce peuple enivré de carnage, +et s'arrachant les cheveux de désespoir; tour à tour muet, +hurlant, abattu, emporté, frappant ses chefs, aiguisant +ses piques, tirant ses couteaux, rougissant ses bonnets, +déchirant ses culottes: tête et sang! ruine et feu!...</p> + +<p>Si vous l'aviez vu se frappant lui-même au visage et +poussant son désespoir jusqu'à sa propre insulte, à +coup sûr vous ne resteriez pas ainsi comme un campagnard +sur sa porte, et vous ne prêteriez pas si complaisamment +l'oreille au bruit lointain du torrent; le tonnerre +approche, il arrive en hurlant, en brisant... Mais +quoi! vous n'êtes qu'un Allemand, sans passion, sans +amour, sans crainte. Or vous ne savez pas un mot des +destins de la reine! vous ignorez si elle a touché la frontière, +elle et son mari et ses enfants, et je suis sûr que +vous allez dormir, cette nuit, d'un sommeil allemand! +Puis se tournant vers les écuries:—Un cheval! criait-il, +un cheval, ma vie entière pour un cheval! un cheval, +messieurs! un cheval à moi, homme du peuple, un +cheval à moi, qui suis républicain! un cheval à moi, aide +de camp de Marat, cousin de Robespierre, ami de Danton, +le valet du bourreau! Un cheval à moi, qui poursuis les +traces de ce scélérat de Capet... un cheval, citoyens! il +faut que j'arrête au passage ce tas de brigands, et que je +vous les ramène pieds et poings liés; un cheval! je vous +ramènerai, demain matin, la reine; alors vous vous assemblerez +sur vos portes, en haillons; vous vous armerez de +haine et d'insulte, vos femmes se mettront derrière vous +et vous souffleront mille gentillesses de leur vocabulaire; +au milieu de vous, bien foulés, je promènerai lentement +la reine, et bien lentement... pour que chacun la couvre +de boue à plaisir..... vous verrez, ce sera drôle, et pour +que vous ayez tout le temps de la voir, je veux mettre +un cheval décharné à sa voiture: le chemin sera long, +soyez-en sûrs; une injure à chaque pas, à chaque tour de +la roue une torture. O mes bons villageois! fiez-vous à +moi: je suis un brigand!—Un cheval! et pour prix de ce +cheval, vous insulterez la reine à votre aise une heure de +plus que ceux de Varennes, de Sainte-Menehould, que +ceux d'Épernay et de Dormans; vous serez traités comme +le faubourg Saint-Antoine, et ni plus ni moins, citoyens +laboureurs! Mais un cheval! par pitié, un cheval!</p> + +<p>Je suis un scélérat, voyez-vous, je déteste les aristocrates; +j'ai marché sur le crucifix avant de partir; je suis +entré le premier dans la chambre de la reine; et c'est +moi qui hurlais dans la cour, le jour de Versailles: <i>Plus +d'enfant!</i> Le jour où l'on a voulu l'assassiner, c'est moi +qui l'ai mise en joue, et c'est moi qui ai manqué tuer +pour elle madame Élisabeth de France. Il y a sur mon +bonnet du sang des suisses et des gardes du corps; c'est +moi qui écrivais les biographies et les pamphlets venus +d'Angleterre; oui, je suis un biographe à telle enseigne +que j'ai volé le collier de la reine.</p> + +<p>Voulez-vous tout savoir, messieurs? je vais tout vous +dire, à condition que vous me donnerez un cheval; je +vous dirai mon nom et vous verrez que je suis un pur, +messieurs, et vous verrez si je veux trahir la bonne cause; +écoutez mon vrai nom et qui je suis; mais, de grâce, +donnez-moi un cheval! un cheval! un cheval à Philippe +Égalité! Et Castelnaux, disant ce nom formidable, recula +épouvanté de ce qu'il avait dit.</p> + +<p>Les cris de cet homme, ses prières, ses larmes, sa voix +émue et son geste animé, tout le bruit qu'il faisait, attirèrent +à lui toute l'auberge.</p> + +<p>On se pressait autour de Castelnaux, les uns avec +admiration, les autres avec défiance!... Il n'écoutait rien +et ne connaissait personne; il se fût élancé à pied sur la +route, s'il avait pu marcher!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE VIII</h2> + + +<p>Cependant trois nouveaux venus étaient entrés dans +l'auberge, à la faveur du bruit, sans avoir été aperçus; +Castelnaux criait encore: «<i>Un cheval! un cheval!</i> Un cheval +à moi! Philippe Égalité!» quand l'un des trois hommes le +frappant sur l'épaule:—Pourquoi donc un cheval à +cette heure, Monseigneur? lui dit-il d'un air sérieux et +affligé.</p> + +<p>Castelnaux se retourna au son de cette voix si connue. +Et voyant Barnave, il pâlit, il s'appuya contre la table.—«Voici +le peuple; allons, tout est dit, tout est perdu!»</p> + +<p>Puis se retournant vers la foule avec la lenteur d'un +homme qui prend un parti violent, mais nécessaire:—Assez +de mensonges comme cela, dit-il, respectez-moi, +messieurs, et ne m'obéissez pas; je ne suis pas Philippe +Égalité.</p> + +<p>—Cependant tu m'avoueras, Joseph, dit-il à Barnave, +qu'un pareil mensonge était fait pour obtenir un cheval!</p> + +<p>Il prit la main de Barnave et la mienne; il nous entraîna +tous les deux hors de l'auberge; il nous mena en silence +sur le seuil de l'écurie, et quand il se fut assuré que nous +étions seuls:—«Écoute, ami Joseph, dit-il à Barnave, +ô Joseph! mon ami, mon fils, toi que j'ai tant aimé, je +ne veux pas te faire de reproche. Tu étais un honnête +homme, et tu te conduis comme un scélérat; tu pouvais +te couvrir de gloire, et te voilà dans l'infamie! un peu de +courage, et tu sauvais le trône! hélas! tu ne l'as pas +voulu! mais pardonne aux reproches d'un insensé!</p> + +<p>Qui suis-je, pour te donner des conseils, pour te faire +des reproches? Tu sais bien que je suis un fou, comme +cela est convenu; je suis un fou, tu es un républicain, et +il n'y a rien de commun entre nous deux que mon +amitié pour toi, et ta pitié pour moi. Tu sais bien que +nous sommes amis, que nous avons été rivaux un instant... +Oh! ne te fâche pas! Je ne t'en veux pas, Joseph!</p> + +<p>Tu es un noble rival, ma jalousie était absurde, enfin +tu n'as pas voulu faire un si grand mal à ton pauvre ami +Castelnaux; tu n'as pas voulu te faire aimer de la femme +qu'il aimait. Au contraire, ami Joseph, tu l'as persécutée +et tu as déclamé contre elle, en la couvrant d'humiliations; +à présent qu'elle fuit la prison dure, et qu'elle est arrêtée +à vingt pas de son pays natal... c'est toi qui la ramèneras +dans sa prison, et tout cela tu l'as fait, Joseph, pour rassurer +Castelnaux, bon Joseph! Mais aussi Castelnaux est +reconnaissant, il t'aime, il t'honore, il ne t'adresse plus +qu'une prière, une seule. Eh! oui, si tu es vraiment du +peuple, ami, tu prendras pitié de moi, pauvre malade, et +tu me laisseras partir! si tu es vraiment roi aujourd'hui, +protége-moi, je suis ton sujet, Joseph!</p> + +<p>C'est bon à toi, mon ami, de t'arrêter et de prendre +un moment de repos, toi qui n'aimes plus rien, tu es +un Stoïcien, un Brutus, un républicain de Plutarque, +et tu frapperais tes enfants à mort, si tu avais des +enfants, Joseph! Gloire à toi! mais moi je suis un fou, je +tremble et je pleure; et je ne saurais me reposer ni dormir. +Il y a là-bas, écoute bien cela, Joseph, il y a là-bas, +au delà de la frontière, une femme que j'aime et qui +m'attend, et qui ne saurait partir sans m'avoir avec elle. +Ainsi laisse-moi partir, je vais la rejoindre au delà du +fleuve allemand.</p> + +<p>Barnave ici fronça le sourcil:—Plût à Dieu, dit-il, ah! +plût à Dieu que la reine eût passé le Rhin!... Après un +silence, il ajoutait à voix moins haute:—Elle est prise, +elle est arrêtée, elle est à nous, la reine, elle sera ici +demain.</p> + +<p>—O Barnave! ô Barnave! ayez pitié de moi, s'écria +le pauvre fou, laissez-moi partir! que je la voie!</p> + +<p>Une fois encore, oh! faites cela par pitié! Que la reine +heurtée, écrasée et jouet de la foule, ait du moins un +ami à voir dans cette foule. Oh! faites cela! Que ses +yeux, au milieu de ces regards flamboyants, trouvent +des yeux remplis de larmes! que son sourire au moins +rencontre un sourire! que ses oreilles, au milieu des blasphèmes, +entendent une prière, un cri de pitié dans ces +accents de mort! <i>Dieu protége la reine!</i></p> + +<p>Ayez pitié d'elle et de vous!... Il faut absolument que +j'aille au-devant de la reine. Qu'elle retrouve au moins +son pauvre fou, cette femme seule, abandonnée au désespoir, +et qui n'a pas même un chien pour la défendre ou +pour la consoler. Voyez, Barnave! et si, durant la route, +une longue route, la pauvre reine n'a pas une consolation, +elle mourra; vous ne la verrez plus; vous perdrez +cette belle proie... Or, si vous m'envoyez au-devant d'elle, +en me voyant dans la foule, elle pensera que tout n'est +pas perdu, qu'elle a encore des amis: elle saura qui +chercher sur le chemin. Elle m'aura vu, moi, toujours +moi, la regardant. Esclave et reine, prisonnière et libre, +Dauphine et fugitive, c'est toujours Castelnaux qu'elle a +vu le premier dans son triomphe et dans son abaissement, +dans sa douleur et dans sa joie... Et puis, elle est +faite à moi: je suis l'astre autour duquel elle tourne. Elle +a commencé par détourner sa vue à mon aspect...</p> + +<p>Un fou qui la dévorait du regard, qui était toujours à +ses pieds et qui la suivait toujours!... Cependant elle m'a +souffert par pitié; elle n'a pas voulu me faire mourir en +me chassant de sa vue, elle s'est faite à ma vue à force +d'être moins heureuse, et elle m'a trouvé plus supportable, +enfin elle m'a cherché quelquefois, tant elle était +malheureuse! Puis ses amis l'ont quittée; ils ont eu peur; +ils se sont sauvés, les lâches! Puis elle a forcé madame de +Polignac de partir: elle est restée abandonnée; alors étant +seule elle a cherché Castelnaux du regard, et toujours elle +a trouvé Castelnaux; puis le peuple est entré chez elle, il +en a fait une prisonnière, il l'a ramenée à Paris violemment; +alors au milieu des têtes coupées elle a vu la tête +de Castelnaux, mon regard lui disait: <i>Bon courage!</i></p> + +<p>On n'est pas seule, hélas! quand il y a quelqu'un qui +vous aime. On se dit: C'est lui, c'est mon fou! Ça occupe, +on sourit, on oublie. Insensiblement on se reporte encore +aux temps heureux; on a vu le fou à Versailles, à côté +du jet d'eau; la nuit par le clair de la lune, et le matin, +par le soleil levant. Ces yeux, pleins de pitié et de respect, +sont un miroir où se montre une lueur des beaux +jours; c'est une distraction innocente à laquelle on s'abandonne: +oui, je suis une des distractions de la reine; oui, +je suis son unique soutien dans ses voyages à travers les +peuples: laissez-moi partir, laissez-moi la voir! Un cheval! +un cheval! un cheval!</p> + +<p>En même temps, par la permission tacite de Barnave, +il choisit un des bons chevaux de l'écurie; il le sella +lui-même, et le cheval fut prêt en un clin d'œil. Castelnaux +le flattait de la main: c'était merveille de voir ce +pauvre homme hâtant ces préparatifs, et cependant prêtant +l'oreille au moindre bruit venu du dehors, au +moindre geste de Barnave: il fallait le voir, quand le +cheval fut équipé, se glisser le long du mur, comme un +voleur, se faire petit lui et son cheval! Arrivé à la porte +de l'écurie, il mit le pied à l'étrier, et il allait se mettre +en selle, lorsque Barnave le retint:—Notez bien que +vous faites ceci contre mon gré, Castelnaux! Je manque +pour vous à tous mes devoirs.</p> + +<p>—Adieu, Joseph, adieu! Tu es un digne homme, et je +vais chercher la reine, et je te la ramène. Adieu, Joseph!</p> + +<p>—Dites à la reine que c'est Barnave qui vient au-devant +d'elle et qui la ramène à Paris!</p> + +<p>Castelnaux se mit en selle; il fit avancer, très-naturellement, +son cheval de deux pas; puis, sans affectation:—Mais +es-tu seul à venir au-devant de la reine, Barnave! +Comment s'appelle le second de tes compagnons? Je veux +dire aussi ce nom à la reine, afin qu'elle se rassure un +peu.</p> + +<p>—Il s'appelle le citoyen Latour-Maubourg, dit Barnave.</p> + +<p>Ici Castelnaux fit encore un pas en avant, puis se retournant +à mi-corps, et s'appuyant de la main droite à la +croupe du cheval:</p> + +<p>—Et le troisième nom, Barnave?</p> + +<p>À ces mots, le cheval fit volte-face:—Adieu, Barnave, +adieu! Ce troisième nom, je le sais; ton chef à toi, misérable, +le chef que tu ne nommes pas, il a nom Pétion. +Honte à toi, Barnave! ô subalterne d'un Pétion, quoi que +tu fasses! Vaincu deux fois, d'abord par Mirabeau, puis +vaincu par Pétion! Vaincu dans l'éloquence et vaincu dans +le crime! Traîné à la remorque de Pétion! Tremble, et +repens-toi pour le ciel, Barnave... À cette heure... tu es +perdu pour la terre, et ta mission est achevée! Ainsi sois +content, tu as commis tous les crimes que tu pouvais +commettre; indigne et déshonoré successeur de Mirabeau, +tu avais refusé son joug; tu as courbé la tête sous un +joug infâme; tu as trouvé pour maîtres les derniers des +criminels; tu étais un homme de parti, tu es devenu un +homme de complot; tu étais chef d'une révolution, tu +es le courtier d'un émeute. Honte à toi! malédiction!</p> + +<p>Malheur à toi!... Je vais dire à la reine, oui, je le lui +dirai, que c'est Pétion qui l'attend; encore une fois, la +reine ne saura pas ton nom, Barnave; elle saura celui de +Pétion... elle a su le nom de Mirabeau... Disant ces mots, +il piqua des deux et disparut en criant: <i>Vive le roi!</i></p> + +<p>—Je regardais Barnave. Il était accablé.—Qu'allez vous +devenir, Barnave, et ne trouvez-vous pas que monsieur +de Castelnaux a raison?</p> + +<p>—Cet homme a raison, reprit Barnave, il a dit vrai, je +ne suis plus mon maître, et je ne m'appartiens plus. Le +mouvement m'emporte et la passion m'aveugle; je suis +arrivé, trop jeune et trop novice, aux affaires de ce monde, +et je me suis usé tout de suite; à présent je suis fini; il +n'y a pas de force humaine qui me puisse faire avancer +ou reculer d'un pas. Cependant ne soyez pas cruel à la +façon de Castelnaux; ne me frappez pas à terre, et laissez-moi +attendre humblement cette reine que le peuple +a voulu reprendre, et reprend en effet par mes mains. +Vous avez lu souvent, dans l'histoire de France, comment +les Français amenaient à leurs rois des épouses venues +d'Angleterre ou d'Allemagne... On vous disait comment +le jeune monarque attendait, patiemment, sa fiancée; ou +bien, comme Henri IV, impatient, il montait à cheval et +il allait au-devant d'elle avec la foule, et perdu dans la +foule. Eh bien! je suis le roi qui attend sa fiancée. On +me la ramène, elle traverse, en tremblant, les populations +pour venir à moi, son maître... O mon règne... il va +durer trois jours... Je vais donc enfin la tenir, cette reine +superbe! Je vais donc enfin lui parler! Elle saura qui je +suis, moi Barnave.... Après ces deux jours, moi aussi je +pourrai mourir.</p> + +<p>Il cacha sa tête dans sa main droite, et quand il eut +songé, il reprit en ces termes:</p> + +<p>—Heureux Mirabeau! Certes je l'ai bien envié dans sa +vie, il m'a fait passer bien des nuits sans sommeil; mais +sa mort au milieu de son triomphe, à l'instant où il changea +le monde une seconde fois, sa mort qui souillait une +révolution, précédant le dernier jour de la monarchie, +elle était le complément de ce bonheur surnaturel... elle +fut la dernière supériorité de Mirabeau!</p> + +<p>Monsieur, quelque jour vous comprendrez quel était ce +grand homme, et quelle âme, et quel courage, et comme +il avait deviné, bien à temps, les honnêtes gens courant +après les chimères! Quel démenti cet homme a donné à +notre république! Où donc est-elle? Où sont nos institutions +grecques et romaines? Athènes, Rome, ô vanité! Où +sont-ils, ces orateurs de l'antiquité, ces sages qui devaient +surgir parmi nous? O rêveurs, rêveurs que nous sommes! +Athènes! Sparte! Rome! Impossibles! Trois utopies qui +nous coûteront bien cher à tous!</p> + +<p>Barnave, à son tour, m'inspirait une profonde pitié. +Nous rentrâmes ensemble à l'auberge, où sur une table, +dressée au milieu de la salle principale, le souper était +servi. Pétion, morne, idiot, ivre à demi, développait à +grand bruit ses théories d'égalité et de liberté. Je n'ai +jamais vu de plus grand contraste! Pétion à côté de Barnave! +ils représentaient les deux forces..... 1792 et..... +1793! Barnave, doux, mélancolique, élégant, républicain, +sublime rêveur, orateur savant et passionné, entraîné, +poussé dans l'abîme, et se perdant pour la politique, +comme autrefois il se fût perdu pour une passion +d'amour... Pétion était le Falstaff cynique et jovial de ce +moment misérable; il représentait toute la partie matérielle +de l'atroce pouvoir de 93. C'était, chez cet homme, +un enthousiasme idiot, un grossier instinct de puissance; +on l'eût pris pour un Marat gonflé de vent; il s'avançait +dans la révolution d'un pas bête et lourd, sans rien savoir, +sans rien prévoir: heureusement pour lui, il eut +peur de lui-même aussitôt qu'il eut vu Robespierre et +d'assez près pour le comprendre. Alors il s'arrêta épouvanté +de se voir dépassé dans ses rêves les plus sanguinaires; +un jour que l'échafaud l'attendait, il fut dévoré +par les loups; il mourut à peu près comme Marie-Antoinette +et Barnave, seulement son trépas fut plus doux.</p> + +<p>La nuit était avancée, et de nouveau le silence régna +dans l'auberge où se tenaient les trois députés du peuple; +ils se logèrent au hasard; Pétion s'étendit sur un banc et +se prit à ronfler. Pour moi, inquiet, éperdu, je me promenai +longtemps de long en large, enviant le sommeil +de ce malheureux, et plaignant Barnave. Je me figurais +son affreux réveil, tantôt, dans une heure. Oh! que deviendras-tu, +Barnave, à l'aspect de cette infortunée aux +yeux gonflés de pleurs, appuyée sur ses enfants en deuil, +et jetant sur toi, Barnave, un regard solennel avec ces +mots: <i>Retournons à Paris, Monsieur!</i></p> + +<p>Autour de moi tout dormait; vaincu par le sommeil, je +m'endormis à mon tour.</p> + +<p>Sans doute afin qu'il fût dit que de ces cinq personnes +qui attendaient le roi captif avec des sentiments si divers, +pas une d'elles: amour, haine ou pitié, ait eu la force de +veiller pour l'attendre.</p> + +<p>O siècle imbécile et barbare! Il dormait: les uns dormaient +sur le tribunal, les autres sur l'échafaud... seul, +le bourreau ne dormait pas!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE IX</h2> + + +<p>Dès qu'il fit jour, un mouvement inusité commença +dans le village. Le village se trouva pressé entre deux +bruits qui lui venaient de loin, et de deux côtés opposés. +D'une part, c'étaient ceux de Paris accourant au-devant +de la royauté captive... et d'autre part, c'étaient ceux de +Varennes qui ramenaient enchaînée cette royauté douloureuse. +Vous n'avez jamais entendu pareille épouvante! Ici +la menace, et la mort répondait à la menace, au meurtre le +meurtre, et tout cela confusément, bien au loin, bien loin, +il s'en fallait encore de plusieurs milles que ceux de Varennes +se rencontrassent avec ceux de Paris; si bien que +le bruit était aux deux extrémités de la route, et le calme +nulle part.</p> + +<p>Je regardais Barnave.... Il était pâle et défait; il sortait +d'un songe horrible. Il regarda longtemps autour de +soi... cherchant à reprendre ses esprits; en me voyant il +me tendit la main.</p> + +<p>—Voici le grand jour, Monsieur... c'est aujourd'hui +qu'on me livre à la reine; et, avec un sourire amer:—Ne +m'estimez-vous pas bien heureux? me dit-il.</p> + +<p>Je voulus en vain répliquer; l'idée et la voix me manquèrent +également. Il retomba peu à peu dans ses réflexions +profondes, j'en eus pitié!</p> + +<p>Sur ces entrefaites, la porte de la chambre où reposaient +ma cousine et ma mère s'entr'ouvrit doucement; Hélène, +à travers la porte entr'ouverte, regarda si j'étais seul. +J'étais seul en effet, l'appartement était désert. Barnave +attendait dans l'angle obscur; la vaste salle, en désordre, +était sombre. Hélène attendait, j'allai pour lui parler à +demi-voix:</p> + +<p>Elle était abattue et défaite; ses beaux yeux étaient +rougis par les larmes; sa figure était livide; elle avait +mis une robe blanche, une ceinture noire en signe de +deuil. Elle me regarda tendrement.</p> + +<p>—Je sais tout, me dit-elle, et j'ai tout deviné. Votre +mère dort encore, elle ne se réveillera que trop tôt. Mais +la reine... hâtons-nous de la rejoindre. Il faut que je la +revoie; il faut partir. Par pitié, par devoir, par amour, +s'il le faut! donnez-moi le bras, partons!</p> + +<p>Elle était hors d'elle-même: elle avait des sanglots dans +la voix, son sein battait, son œil brillait. Elle était résolue +et prête à tout.</p> + +<p>—Hélas! lui dis-je, vous savez si je vous suivrai où +vous irez! vous savez si je suis prêt à mourir pour la +reine et pour vous! Partons, je le veux. Donnez-moi le +bras, allons à pied. Mais comment partir? tous les chemins +sont gardés! Le peuple est sur pied, tout réveillé, +tout armé, et qui regarde! En ce moment le farouche +Pétion est à la porte entouré de meurtriers; le ciel et la +terre sont contre nous: comment voulez-vous partir? Et +quand bien même nous rejoindrions la reine, espérez-vous +percer la foule qui l'entoure, et renverser ce rempart +mouvant qui la tient captive? Ah! Dieu du ciel! +comment votre voix si faible et si douce ira-t-elle au-dessus +des voix du peuple en fureur? Croyez-moi, chère +Hélène, attendons! La reine approche, ils la traînent ici, +elle sera infailliblement ici dans trois heures; alors nous +pourrons la voir et lui parler? Voyez-vous sur cette table +un homme endormi? c'est un des commissaires de la +Convention nationale, un homme d'honneur qui nous +protégera.</p> + +<p>En même temps, je lui montrai Barnave... immobile +et silencieux.</p> + +<p>Hélène alors s'avança près de l'homme endormi. En +ce moment la porte de la chambre, abandonnée à elle-même, +s'ouvrit tout à fait; les premiers rayons du soleil +levant inondèrent l'appartement, et ils allèrent frapper +d'aplomb sur la tête de Barnave. Alors seulement il leva +les yeux.</p> + +<p>Quand il vit, dans cette lumière subite et surnaturelle, +cette femme blanche et mélancolique, ce fantôme attristé, +superbe et charmant, qui s'avançait lentement vers lui, +Barnave, encore occupé des songes de la nuit, se leva +brusquement frappé d'un incroyable effroi:</p> + +<p>Cependant la vision approchait, et elle dit:</p> + +<p>—Barnave!</p> + +<p>—Qui m'appelle? dit-il, l'œil hagard. Puis avançant +d'un pas, les mains tendues à l'adorable vision:—C'est +la reine! dit-il; déjà la reine! Alors se mettant à genoux:—Pardon, Majesté! pardon! je suis coupable! Oh! si +vous connaissiez le cœur de Barnave et si vous saviez +tout ce qui se passe au fond de son cœur! Si vous saviez +tout ce qu'il y avait, pour vous, dans mon âme, ah! +vous me regarderiez avec moins de courroux! Vous +auriez pitié de moi, Majesté! Majesté, j'ai été entraîné, +j'ai été perdu, j'ai été poussé contre vous par mille passions +diverses; j'ai voulu attirer votre regard, bon ou +mauvais; j'ai voulu être redoutable à vos yeux, qui ne +voulaient pas me voir... c'est pourquoi je vous ai poursuivie. +et de toutes mes forces; je vous croyais au-dessus +de ma colère, vous, la reine! Oh! pardon! pardon!</p> + +<p>Ma victoire a dépassé ma volonté!..... Je n'avais pas +compté moi-même sur ce triomphe, abominable, impie... +ô reine que j'admire et que j'adore! En ce moment j'ai +honte et j'ai peur de ma toute-puissance. Oh! si je vous +ai forcée à quitter Versailles; si je vous ai enfermée au +fond des Tuileries; si je vous ai chassée des tribunes réservées; +si je vous ai fermé les jardins de Saint-Cloud; +si je vous ai forcée enfin d'abandonner furtivement votre +capitale et votre royaume; si je vous force aujourd'hui +à rentrer captive, errante et sans voix, sous le poids de +trois cents mille baïonnettes ennemies, pardon! pardon! +j'ai été plus puissant que je n'aurais pu le croire, et me +voilà, Dieu le sait, horriblement servi dans ma colère et +dans ma vengeance. O reine! ô captive! hélas! vous le +savez, peut-être, nous autres, les rois du peuple, les rois +d'un jour, nous avons des flatteurs comme de vrais +princes; le peuple obéit à nos moindres désirs; nous faisons +un geste, et soudain, à ce geste, il brûle, il tue, il renverse, +il détruit; il n'entend plus rien. Le peuple, un lâche +flatteur, se met à deviner nos désirs, et quand nous sommes +tristes, il tuerait un roi véritable pour nous distraire!</p> + +<p>O ma reine! ô reine, ayez pitié!... Pardonnez à un roi +du peuple! Ils sont bien malheureux, les rois du peuple, +ils ont une puissance abominable, ils sont peu écoutés et +peu obéis, eux, comme tous les rois que l'on flatte! En +ce moment voyez la foule. Si je lui dis: Tue! elle tue! +et si je lui disais: Sauvons cette femme!... elle tue! Et si +je crie: Honorons le roi qui passe, ayons pitié du roi qui +revient, et qui n'a pas versé une goutte de sang, qui t'a +faite libre, ô nation! qui s'est dépouillé pour toi, qui t'a fait +distribuer jusqu'au dernier morceau d'or de sa vaisselle!...</p> + +<p>Aussitôt ce peuple, révolté contre son ami Barnave, +immolera le petit-fils de Saint-Louis!... Si je dis à mon +peuple: O peuple indulgent, charitable et juste, prends +pitié de la jeune fille, un ange, qui a pansé tes blessures, +une innocente qui a sauvé la reine aux périls de ses +jours!... aussitôt le peuple obéissant la tuera, la sainte +Élisabeth! Si je dis à mon peuple: Au moins, pitié pour +le petit enfant royal qui tend ses petites mains à tes baisers; +pitié pour ton dauphin qui sourit... car il joue ignorant +avec ta colère; vois-le pleurer, si tu pleures; vois-le +sourire à ton sourire!... eh bien! mon peuple égorgera +ce bel enfant!</p> + +<p>Car je suis le roi du peuple, et je suis obéi comme un +roi! je suis un roi vaincu, un roi suspect, un roi dont la +voix n'est plus entendue, un roi détrôné, sans <i>veto</i>... cependant +si vous me pardonnez, ô reine! un roi tout prêt +à mourir, déchiré, lui aussi, par ses propres sujets.»</p> + +<p>Barnave, aux pieds d'Hélène, emporté par ses douleurs, +achevant ainsi, tout haut, des rêves commencés dans +l'ombre, était sublime! En ce moment, sa voix, son attitude +et son geste appartenaient à la plus haute éloquence; +en le voyant si près de la mort, il était impossible de ne +pas l'aimer!</p> + +<p>Hélène lui tendit la main, et le releva:</p> + +<p>—Plût à Dieu, lui dit-elle, que je fusse la reine, en +effet, et que le peuple voulût se contenter de moi! Je +vous suivrais sans peine et sans peur, Barnave; avant la +mort, je vous pardonnerais tous mes malheurs!... Ces paroles, +prononcées avec l'accent de la pitié, firent rentrer +Barnave en lui-même; il ne parut nullement chagrin de +la méprise, il reprit en ces mots:</p> + +<p>—J'aurais dû penser, en effet, que vous n'étiez pas loin, +madame la comtesse, digne servante de tant de malheurs.</p> + +<p>—Et je donnerais ma vie afin de la rejoindre, une heure +plus tôt! dit Hélène. Êtes-vous détrôné à ce point déjà +que vous ne puissiez satisfaire à mon envie? Avouez alors +que ce n'était guère la peine de détrôner votre maître légitime, +au profit de je ne sais quelle puissance honteuse +et cachée à laquelle vous obéissez en rougissant!</p> + +<p>En ce moment, nous entendîmes une légère rumeur au +dehors. La porte extérieure de l'auberge s'ouvrit brusquement, +et nous vîmes entrer, à pas précités, plusieurs +hommes et plusieurs femmes, qui tous portaient sur +leur visage l'expression de la plus profonde terreur.</p> + +<p>Les nouveaux venus dans la grande salle de l'auberge +arrivaient cependant l'un après l'autre, en assez bonne +contenance. Ils obéissaient à une peur stupide et calme. +Ces gens-là ne fuyaient pas un danger, ils marchaient en +arrière, au pas, retenus par une irrésistible curiosité; +vous eussiez dit des premières feuilles d'automne qui se +détachent au premier souffle avant-coureur de la tempête. +Oh! ce fut parmi nous un moment de transes inexprimables, +quand nous vîmes tous ces étrangers se blottir +dans un coin de l'appartement, et rester assis bouche +béante, l'œil ouvert, sous une force écrasante qui les empêchait +de faire un pas en arrière... en avant!</p> + +<p>Nous, qui savions au fond du cœur tout ce que ces +gens-là auraient à répondre à nos questions, nous gardions +le silence; Hélène appuyée à la muraille et Barnave +qui la regardait, croyant voir la reine, moi occupé +à tout voir, à tout entendre, et tous trois comprenant que +le dénoûment approchait.</p> + +<p>Je vis donc entrer ces voyageurs tremblants. Hier encore, +heureux et tranquilles, ils rentraient dans leur +patrie; ils revoyaient en espérance amis, famille et maison, +quand ils furent rejoints par l'affreux cortége. Au +bruit qui se faisait derrière eux, ils avaient retourné la +tête, et ils avaient vu (chose horrible!) traînés, dans un +char misérable, ce roi et cette reine, et tant de siècles de +royauté dont le souvenir et le regret les ramenaient dans +leur pays.</p> + +<p>Alors ils avaient voulu rebrousser chemin; mais les +débris d'un trône brisé s'étendent si loin que la voie et +l'espoir du retour étaient fermés; force avait été d'aller +en avant, balayés, entraînés par le flot populaire qui ne +devait s'arrêter qu'après avoir tout renversé.</p> + +<p>L'inondation avait monté jusqu'aux bords, l'abîme +avait appelé tous les abîmes, le fleuve avait vomi toute +sa réserve; Eh! là-bas, là-bas, cette frêle nacelle au-dessus +de ces têtes émues! Eh! la vague... Or la nacelle qui portait +la France et sa fortune... elle n'arrivera pas au port!</p> + +<p>Vraiment, s'il n'y eût pas eu, quelque part, ce pauvre +esquif si cruellement chargé, faible barque en proie à +l'orage, et portant l'enfant, la mère et la fille, le trône et +l'autel, les dieux pénates et les vieilles lois, et l'antique +croyance et l'antique fidélité, notre position eût été cruelle +à nous qui allions nous trouver entre deux vagues, dans +ce débordement du peuple. En effet, de côté et d'autre, +à chaque instant, nous arrivait un nouveau venu: l'un +venait de Paris, effrayé par des cris de rage, et l'autre arrivait +de Varennes, effrayé par des cris de mort. Ah! quand +ces deux colères vont se trouver face à face, voilà un +double incendie, un double meurtre, un choc à briser la +terre et le ciel!</p> + +<p>Vous autres, Allemands, mes frères, qui chantez en +chœur les chansons de Kœrner, qui faites vos révolutions +dans les tavernes, et qui buvez joyeusement à la liberté +du monde, vous ne savez pas ce que c'est qu'un peuple +qui crie! On n'a rien entendu de pareil, dans le Sabbat +de Faust. C'est un bruit à briser la tête, un bruit à briser +le cœur! Un peuple hurlant, les narines enflées, l'œil en +feu, la lèvre livide, les dents serrées, la joue haletante et +les poings fermés! Un peuple hurlant: «à <i>Mort! mort! +mort!</i>» Un peuple enivré de haine et de rage et de la poussière +du chemin... Rien ne l'arrête et rien ne l'apaise...</p> + +<p>Il ne voit pas le soleil sur sa tête, il ne voit pas les ronces +à ses pieds; pas de remords, de pitié, pas de respects! Ah! +vile engeance! Au milieu du chemin, dans la poussière +et sous la roue ardente, elle accourt en poussant son cri +de mort!... Un bruit à ne pas s'entendre! un enivrement, +un délire, un oubli de tout ce qui tient à l'âme, au cœur, +aux larmes, à l'intelligence humaine... une ivresse hideuse, +un cauchemar à l'opium, mêlé de salpêtre, d'eau-de-vie +et de nudités obscènes... un chaos dans lequel il +faut avoir été mêlé, non pas pour le décrire... uniquement +pour le comprendre. Enfin, permettez-moi ce blasphème +affreux: si ce cri d'un peuple est vraiment le cri +de Dieu, c'est le cri de Dieu devenu fou!</p> + +<p>Le bruit était encore éloigné de plusieurs milles, que +nous en avions le pressentiment confus, même nous l'entendions +distinctement; ces espèces de bruits dédaignent +d'arriver à l'oreille par les moyens ordinaires; le joyeux +écho, capricieux messager de l'air, est inhabile à supporter +des bruits si énormes; à ces bruits qui ne sont pas +du ciel, et qui ne sont pas de la terre, à ces fracas de +l'abîme, il frissonne, il se cache, il se blottit dans un endroit +retiré, il se tait, l'écho jaseur! jusqu'à ce qu'enfin +le bruit arrive, à la voix rauque, inarticulée, prise de +vin, semblable à la voix d'une poissarde, un jour de révolution.</p> + +<p>Alors, plus le bruit est grand là-bas, autour de vous, +plus le silence est effrayant à l'endroit où vous êtes. C'est +à peine si vous entendez dans l'air l'oiseau qui vole à tire +d'aile, poussant un cri plaintif, comme s'il avait à rendre +compte d'une couronne à ce peuple en fureur.</p> + +<p>Moi, voyant ma cousine hors d'elle-même, et Barnave +obéissant à la même fascination, l'œil fixé sur Hélène et +la dévorant du regard, et toujours prêt, à chaque instant, +à l'appeler: Majesté! j'eus peur de ce que Barnave allait +dire, et je songeai à fixer autre part son attention.</p> + +<p>Justement le hasard m'avait fait reconnaître en ces +voyageurs égarés plusieurs acteurs subalternes du drame +inextricable et puéril dont j'avais été la victime et le +héros.</p> + +<p>Je disais à Barnave, en lui montrant le premier voyageur +qui était entré du côté de Varennes:—Voyez-vous +cet homme? il tremble, et savez-vous d'où vient sa terreur? +Cet homme, je le connais, et peu s'en faut que je +ne sois parti avec lui pour la Suisse... Il allait en Suisse y +chercher un papillon qui lui manque. Il revient! Il rencontre +en son chemin cette monarchie éparse en mille +fragments, et le voilà qui abrite son chapeau sous sa poitrine +et qui va tête nue, exposé, l'imprudent! à saluer le +roi et la reine, comme ferait un Montmorency. Mais s'il +va tête nue, au moment où le roi passe insulté par ses +propres sujets, ce n'est point par respect pour la royauté +ou par respect pour le malheur, c'est uniquement afin +que sa collection soit complétée, uniquement pour protéger +son insecte favori, pour que l'aile d'azur ne perde +rien de la poussière qui la dore!... Oh! vous êtes d'une +nation bien méprisable, à mon sens!</p> + +<p>Comme j'achevais ces mots, et comme Barnave allait +sourire, je vis entrer un autre voyageur; il s'assit au coin +de la cheminée, et je le reconnus aussitôt.</p> + +<p>—Cet homme abandonné, que vous voyez là-bas près +du foyer éteint, courber sa tête sous ce beau rayon de +soleil, je l'ai vu heureux et bien portant, par une froide +matinée en hiver, se mettre en quête d'une édition d'Horace. +Rien ne lui coûtait pour posséder son auteur favori. +Il en parlait avec l'ardeur d'un amant d'autrefois, courant +après sa maîtresse. Eh bien! cet homme entêté de +poésie, il a passé, tantôt, devant le char funèbre; il a vu +le roi tête nue, et couvert d'opprobre, le roi de France... +Or çà, je vous prie, à quoi sert la poésie, à quoi sert l'enseignement +du poëte qui se félicitait de l'amitié d'Auguste? +voilà un adorateur d'Horace, un poëte, un savant, un artiste... +Il n'a pas assez d'âme, assez d'honneur pour faire +un instant cortége à son roi! Il fuit devant la foule, en +dépit de sa poésie, et pourtant il traduit l'Éloge de Caton, +debout sur les ruines du monde! O poésie! ô vanité +royale! tu n'as pas trouvé un mot de consolation pour le +petit-fils du grand roi! pas un mot de reconnaissance ou +de pitié! vous êtes d'une nation bien déshonorée et bien +lâche aussi, Monsieur Barnave, convenez-en.</p> + +<p>Au milieu de mon discours, une femme était entrée, +elle tenait une fille de quatorze ans, par la main. La mère +était éclatante de bonheur. Elle fit asseoir sa belle enfant +à la table de l'auberge; elle lui donna à boire, en buvant +avant elle, et soufflant sur le verre pour le réchauffer: +puis elle déchaussa son enfant; elle essuya ses pieds fatigués; +puis elle arrangea ses cheveux; elle lui lava les +mains et le visage; elle l'embrassa; puis la petite fille appuya +sa tête sur les genoux de sa mère et s'endormit: la +mère ne fit plus un seul mouvement... Elle veillait, bien +heureuse, et retenant son souffle, elle veillait pour son +enfant.</p> + +<p>Je poursuivis, montrant du regard cette femme et son +enfant.—Les mères elles-mêmes, les femmes intelligentes +de tout ce qui touche à la passion maternelle, ne +comprennent rien à l'étrange phénomène qui se passe en +ce moment. Je vous en fais juge, est-ce juste, est-ce vrai, +cela? Voici une femme, une mère! Elle a laissé chez elle +quatre enfants en bas âge! Elle a son fils aîné qui, pour +elle, a prié nuit et jour! Elle a son fils cadet, une tête +blonde et bouclée et qui fait des élégies, un autre qui ne +pense qu'à Turenne et au grand Condé: que vous dirai-je? +Elle les a quittés tous les quatre, pour aller chercher +son autre enfant, sa Clémence! Elle arrive, et contente, et +triomphante, ayant complété sa collection de beaux enfants, +elle rencontre en son chemin une mère, un enfant, +une mère qui pleure et son enfant qui la console; elle entend +maudire... exécrer cette femme et cet enfant...</p> + +<p>Cette femme heureuse et mère de cinq enfants, la voilà +qui passe indifférente aux larmes de la reine! Elle essuie, +avec une tendresse ineffable, les pieds de sa petite +Clémence, et pour le dauphin de France elle n'a pas un +regard de pitié!</p> + +<p>Son cœur de mère ne lui dit pas que ces deux enfants +se tiennent; que ces deux mères se tiennent, l'une captive +au fond de ce carrosse exécrable, et l'autre allant librement +sur le grand chemin où tout l'accompagne, espace +et soleil; elles sont pourtant, l'une et l'autre, unies par +le même lien!</p> + +<p>Elle ne comprend pas, cette mère heureuse, que tout +cela ne fait qu'une famille, une seule vie, une seule captivité, +une seule royauté!</p> + +<p>Elle ne comprend pas qu'il faut que les pères règnent +ensemble ou meurent le même jour; qu'il en sera ainsi +pour les mères; que les enfants, jeunes branches si peu +vivaces, se sécheront sur le même tronc desséché, et la +voilà tranquillement assise auprès de son enfant, comme +s'il ne s'agissait que d'un papillon!</p> + +<p>Il faut que vous soyez d'un pays bien à plaindre, ô Barnave! +pour que les mères elles-mêmes en soient venues +à cet excès d'égoïsme et de tranquillité, d'ingratitude et +d'aveuglement!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE X</h2> + + +<p>Voilà comment je parlais pour empêcher quelque imprudence +inutile, et pendant que ma chère Hélène effrayée +cherchait à retrouver son courage et ses sens.</p> + +<p>J'ai dit que nous étions resserrés entre deux bruits. À +chaque instant les deux bruits que nous avions entendus +de si loin s'affaiblissaient, ou prenaient un accent plus +sauvage en se rapprochant. Quelle pitié! Quelle immense +terreur! Que faire et que devenir? La chose allait et roulait, +hurlante, et le moyen de ne pas être envahi et brisé, +dans ce choc immense, entre ces deux invasions!</p> + +<p>Le moment certes était terrible; en vain je cherchais +à calmer les terreurs de ma cousine et de Barnave,... ils +me faisaient pitié tous les deux: elle était si faible, il était +si craintif! elle était résignée au sort qui l'accablait, il se +sentait écrasé par la force même dont il était le dépositaire +et le valet.</p> + +<p>Bientôt les premiers Parisiens arrivèrent, ivres de colère +et de vin. Cette étrange populace allait par monceaux, +comme les sauterelles d'Égypte, elle vivait comme +elles, en ravageant.</p> + +<p>C'était une masse haletante, informe, aveugle, hideuse! +un ramassis des plus abominables et des plus bruyantes +clameurs! Tantôt ça hurlait à abaisser le ciel! Tantôt ça +se taisait à charmer l'enfer. Une fumée immense accompagnait +cet incendie... Et ça roulait, lentement, sans suite +et sans fin... tantôt s'arrêtant... tantôt marchant... Ça n'a +de nom dans aucun langue, un bruit pareil!... À ce bruit +de l'autre monde nous nous sentîmes défaillir.</p> + +<p>En ce moment l'aimable amateur de papillons regarda +son brillant insecte au fond de son chapeau; l'homme +aux bouquins ouvrit son Horace; la mère appela sa Clémence... +O profondeur de l'égoïsme humain!</p> + +<p>Même, ces trois personnages qui, à mon avis, étaient +possédés d'un assez innocent égoïsme comparé à l'égoïsme +général, trouvèrent le moyen de parler dans cet horrible +moment: leurs paroles roulèrent toutes sur l'objet de leur +passion.</p> + +<p>L'un disait, regardant son insecte:—C'est un vrai papillon +à tête de mort, <i>papilio atropos</i>; il a cinq pouces +de vol, il est nuancé de raies noires et jaunes; il sera d'un +bel effet dans ma collection.</p> + +<p>L'autre murmurait tout bas cette épître d'égoïste, qui +n'est pas la moins belle de celles d'Horace: <i>Ne s'étonner +de rien, ô Numicius! voilà le secret du vrai bonheur!</i></p> + +<p>La bonne mère appelait: Clémence! arrive ici, Clémence, +tu verras bien ce qui va passer, mon enfant!</p> + +<p>Barnave, Hélène et moi, sur cette route de l'épouvante, +nous attendions, pareils à des malheureux que l'on vient +chercher pour les conduire à l'arbre du malheur.</p> + +<p>Tout à coup nous voyons Castelnaux... O misère, ô pitié! +ce n'était pas le fou de la reine... O douleur! c'était la tête +de Castelnaux! l'œil sanglant, la bouche ouverte et les +cheveux pendants—empreinte de cet effroi que jette la +mort quand elle est lente à venir.</p> + +<p>Cette tête, asile ingénu de tant de courage et d'un si +pur dévouement, se balançait au hasard. Penchée, elle +voltigeait autour de la tête de Barnave. Elle voltigeait, +obéissante, à un caprice bizarre, et sans rien dire, et sans +rien voir, muette, et se balançant joyeusement, à tout +prendre; jamais tête d'homme ne s'était balancée ainsi.</p> + +<p>Et l'homme qui la portait au bout d'une pique s'assit +sur le banc de l'auberge en criant: <i>À boire! à boire!</i> Il +avait bien joué son rôle en cette tragi-comédie, il avait +soif, il voulait boire et se reposer un peu, et pendant qu'il +parlait, la tête de Castelnaux allait çà et là, nonchalamment, +comme une girouette par un vent faible et douteux.</p> + +<p>Dans cette épouvantable révolution où la force venait +d'en bas, de si bas, ils avaient pris l'habitude, une fois pour +toutes, de couper ainsi les têtes et de les placer au sommet +des piques, comme les Romains y plaçaient une botte +de foin... rien ne leur semblait plus simple et plus naturel. +Une pique appelait la tête, une tête appelait la pique; +on vous tuait pour un soupir, pour une larme, une grâce, +une pitié, un regard sympathique au malheur! Votre tête, +aussitôt qu'elle déplaisait au peuple, était une tête coupée!... +Ainsi, ils avaient coupé la tête de Castelnaux pour +lui apprendre à saluer la reine, à se découvrir à son passage, +à l'appeler Majesté, à crier: <i>vive le roi!</i> Castelnaux! +Castelnaux! parfaite image de l'antique fidélité! Castelnaux, +vieux sujet d'autrefois, qui meurs et qui reviens, +mort, faisant cortége aux côtés de son roi malheureux! +À l'aspect de cette tête, Barnave se sentit mourir.</p> + +<p>Cela fut si fort que l'Horace tomba des mains du savant, +que la mère en oublia sa fille, et l'homme aux insectes, +son papillon à tête de mort.</p> + +<p>Moi je m'élançai au-devant du char funèbre, en criant: +<i>Au crime! au meurtre!</i> et cette avant-garde qui se reposait +haletante comme le tigre repu, je la tirai de son +repos.</p> + +<p>Alors, si vous eussiez été là, vous l'eussiez entendue +rugir, cette foule:—<i>À la lanterne! à la lanterne! à la lanterne, +l'Autrichien! Mort à l'Allemand!</i></p> + +<p>Ah! le hoquet aviné et sanglant de cette horrible foule! +Elle avait oublié le roi et la reine.—<i>À la lanterne! à +mort! à mort, l'Autrichien!</i> et la tête de Castelnaux, tout +à l'heure abandonnée à la nonchalance du sans-culotte +qui la portait, s'agitait terriblement, accusant toutes les +passions de la foule. Qui eût dit à Castelnaux qu'il serait +un jour l'expression de la colère populaire? mais aussi +qui l'eût dit à Barnave?... En ce moment, je me crus +perdu: si la colère du peuple ne se fût calmée, à l'instant +j'étais un homme mort!</p> + +<p>Je voulus en finir avec cette populace innommée; une +fois au moins, je la voulais mépriser à mon aise, et véritablement, +je la regardai avec ce profond mépris qu'elle +comprenait si complètement et si bien, et qui l'eût poussée +aux dernières violences... En un mot, j'étais perdu +et déchiré en mille pièces,.. si tout à coup le torrent qui +descendait n'eût rencontré le torrent qui montait... «Ah! +les voilà! les voilà! les voilà enfin!» criaient les égorgeurs +de Paris... «Nous vous les ramenons,» répondaient les +égorgeurs du grand chemin... Si bien qu'ils oublièrent +de m'égorger.</p> + +<p>En ce moment affreux, j'aurais voulu être mort!... +J'enviais Castelnaux!</p> + +<p>La voiture était là... comme un convoi funèbre... Elle +s'arrêta sur la place, au pied d'une croix brisée... Elle +contenait... tout un monde! O fils de saint Louis! ô fille des +Césars! La reine, au milieu de ce flot qui monte en grondant, +se tenait immobile et calme et patiente. Il y avait +sur cette place une fontaine... Elle n'osa pas demander à +boire, mais son regard, tourné vers l'humble villageoise +qui remplissait sa cruche à la fontaine, était si triste! Alors +la villageoise, ô courage! eut pitié de cette reine, et de sa +main généreuse elle lui tendit un pot de cette eau fraîche... +Elle but la dernière, après son mari et ses enfants; et pour +la jeune villageoise elle trouva encore un sourire.</p> + +<p>Elle était là sous ce soleil!... Autrefois, quand le clocher +de l'église était debout, il y avait de l'ombre à cette place, +une ombre crénelée et gothique au-dessus de laquelle +s'agitait la cloche villageoise... Plus d'ombre, à présent +qu'il n'y a plus de roi. Cela dura longtemps ainsi, on changeait +les chevaux. Nous voyions tout cela de bien près.</p> + +<p>Quand Hélène aperçut sa royale maîtresse au soleil, +brûlée et protégeant de ses bras son cher enfant, elle se +mit à fondre en larmes! Elle priait, elle pleurait, elle voulait +sortir; mais la foule était grande à la porte de l'hôtellerie, +on eut dit une cloison vivante qui nous retenait +prisonniers comme dans une tour. Hélène revint à la +fenêtre, entendant ses bras à la reine... Hélas! la reine +était plongée en ses contemplations funestes... elle ne +voyait rien, elle n'entendait rien!</p> + +<p>À la fin, Hélène, éperdue, hors d'elle-même, et priant +Barnave:—Monsieur, monsieur, lui dit-elle, elle est là, +votre proie, enfin la voilà, cette reine; elle vous attend, +elle est à vous, allez la prendre; et par pitié, faites-moi +prisonnière aussi, prisonnière avec la reine, à qui j'appartiens! +Donc, Monsieur, hâtons-nous! tirez-moi d'ici, +partons! partons! partons!</p> + +<p>Barnave hésitait, il chancelait; il tenait sa proie, il +n'osait pas la regarder en face; il n'osait pas toucher à ce +présent que lui faisait le peuple.—O vanité de ces victoires +misérables! vanité de ces haines impuissantes! +Tribun vaincu! vous voilà bien embarrassé de vos fameux +pouvoirs! Eh quoi! le peuple, ton maître, a confié +à ta garde la reine et le roi, leur fils et leur fille, et leur +sœur; tout cela est à toi, c'est ton bien, c'est ta gloire! +À la fin ton rêve est rempli, tu es au but... le char est +prêt, monte enfin dans le char de ton dernier triomphe +et traîne enfin tes victimes au bourreau.</p> + +<p>Ce malheureux me fit pitié.—Venez, Barnave! et +soyez homme, encore une fois! lui dis-je; une heure +encore soyez le maître! Ouvrons-nous un passage au +milieu de cette foule horrible! Allons à la reine, elle nous +attend; ne la faisons pas attendre au grand soleil. Venez, +Barnave! et vous, ma cousine! allez au secours de tant +de malheurs... Retournons à Paris, nous aussi, dussions-nous +y rentrer comme Castelnaux!</p> + +<p>Nous partions; nous étions à la porte tous les trois, +cherchant à l'ouvrir, mais contre la porte se tenait une +masse inerte. Essayez de la remuer, cette masse occupée +à regarder une révolution qui passe au milieu de l'insulte +et des malédictions!</p> + +<p>Tout à coup (hélas! malheureux que j'étais, j'oubliais +ma mère!) tout à coup je vis ma mère! Attirée à son +tour par le bruit, elle se tenait sur la porte de sa chambre, +et elle regardait!</p> + +<p>Alors Hélène, se tournant vers moi, me dit d'un ton +résolu: Soyez béni pour votre dévouement et votre courage! +Hélas! vous étiez digne en effet de mourir pour +une si belle cause, et j'aurais accepté généreusement +votre sacrifice... il est vrai! Mais votre mère... irez-vous +l'abandonner au milieu de ces tristes sentiers?</p> + +<p>Elle alla à ma mère.—Ordonnez, Madame, à votre +fils de ne pas vous quitter!</p> + +<p>Ma mère s'approcha de moi, elle prit mes deux mains, +elle se mit à genoux, baignant mes mains de ses larmes.</p> + +<p>Je sentis ces larmes précieuses qui roulaient de ses +yeux, et sur mes mains sa bouche desséchée....</p> + +<p>Alors, Barnave eut pitié de moi, à son tour.</p> + +<p>—Monsieur, me dit-il d'une voix forte, vous avez mal +pris votre temps pour venir en France. Heureusement +que votre devoir est ailleurs. Vous appartenez à votre +mère, allez, et sauvez-la de son épouvante! Mademoiselle +appartient à la reine, je suis au peuple. Ainsi, laissez-moi +remplir mon devoir de député; souffrez qu'elle accomplisse +avec honneur ses devoirs d'amie et de sujette. En +même temps, mais d'une voix plus basse et plus douce:—Adieu! +me dit-il... si vraiment vous me trouvez à +plaindre, et si vraiment vous m'avez aimé... embrassez-moi, +embrassons-nous!</p> + +<p>Et il se jeta dans mes bras en suffoquant.</p> + +<p>En même temps, penché à mon oreille:—Écoutez, +me dit-il, vous m'avez promis de quitter la France quand +je vous aurais montré la femme que vous cherchez! Plus +d'une fois vous m'avez dit à moi: Barnave, je n'ai plus +qu'une chose à faire en France, un baiser à donner, et je +pars! Vous m'avez dit cela souvent, vous me l'avez juré +sur votre parole d'honneur! Eh bien! au nom de votre +mère et de votre honneur!... quittez la France... et +touchez de vos lèvres, avant de partir... les deux lèvres +que voici: en même temps il me montrait mademoiselle +Hélène de ***, qui prenait congé de ma mère en lui demandant +sa bénédiction.</p> + +<p>Barnave essuya ses yeux pleins de larmes. Il ceignit son +écharpe, et par la vertu de ces couleurs redoutées, la haie +aussitôt se forma, et laissa la place libre au représentant +du peuple... Une fois la place libre, il revint à nous, et +me voyant encore auprès d'Hélène immobile et sans voix:</p> + +<p>—Embrassez-la, me dit-il, pour la première... et pour +la dernière fois. Accomplissez courageusement tout votre +mystère, et s'il y eut entre vous une faute, allons, courage, +et songez que cette faute est cruellement expiée!</p> + +<p>En ce moment, il me sembla que les cieux venaient de +s'entr'ouvrir, tant il y avait de grâce et de pardon, +d'espérance et de contentement, dans l'attitude et dans +les yeux de mademoiselle de ***. Elle me pardonnait! +Elle se pardonnait à elle-même...</p> + +<p>—Oh! dit-elle, ô mon époux!... mon cher époux que +j'aime!... Mais je ne veux pas, tu ne veux pas tant de +bonheur en présence de tant d'infortune... Adieu donc!... +Nous nous embrasserons dans le ciel!</p> + +<p>Elle suivit Barnave qui l'entraînait... Soudain la foule, +obéissante un instant, se referma sur elle et nous fûmes +séparés, Hélène et moi, jusqu'au commencement de +l'éternité!</p> + +<p>J'eus assez de force encore pour remonter avec ma +mère dans la chambre de l'auberge... je fus assez courageux +pour me mettre à la fenêtre, et bientôt, la tête +nue et m'inclinant, comme un courtisan d'autrefois, je +le vis passer, ce chariot funeste où ma vie entière était +renfermée. O misère! ô douleur! Pitié! Providence! Au +fond du carrosse, à la place d'honneur, à côté de la reine +était assis Pétion... ce vil Pétion, l'insulte en personne! +Il avait la reine à son côté! Il brisait de son sabre à la +poignée horrible les bras du petit dauphin! Il avait assis, +devant lui, le roi qui saluait la foule! Il heurtait madame +Élisabeth! Sur la banquette, à côté du roi, vis-à-vis +de la reine, était assis, humble et les yeux baissés, Barnave!... +À voir ce Barnave humilié, à voir cette reine auguste +et clémente, on eût dit que c'était la reine qui +s'emparait de Barnave. O vertu! Majesté! Grandeur! +Crime! Impiété! Révolte!... O pêle-mêle abominable, +impie! O ce chemin de Varennes, que les siècles les plus +pervers n'oublieront pas!</p> + +<p>Et tout passa... Roi, reine, enfant, larmes, terreur, +soupirs, gémissements, remords, foule hurlante, et +prière et pitié, souffrances de l'âme et souffrances du +corps... Tout s'évanouit dans cette poussière ardente et +tout se perdit dans les abîmes... Ma mère, un instant réveillée +en sursaut, fit le signe de la croix, en criant: +<i>Vive le roi!</i>... Humble cri qui se perdit dans le ciel! Je +m'inclinai en pleurant sur tant de malheurs... Puis, je +vis dans le lointain, comme en un rêve... la main de ma +cousine Hélène... Elle m'envoyait un baiser.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>CHAPITRE XI</h2> + + +<p>Ainsi fut engloutie au fond des abîmes cette monarchie, +et cette maison de Bourbon qui n'avait pas son égale +sous le soleil! Maintenant que la route était libre, et déjà +se repentait de ses violences, je ramenai ma mère en +son paisible manoir de l'Allemagne. En passant à Varennes, +je revis l'ornière où ma voiture s'était brisée en +venant en France! À cette même ornière, hélas! la reine +et le roi s'étaient brisés! Qui que vous soyez, parcourez +lentement l'espace étroit qui sépare le pont de la ville; +les rivages d'Actium, les champs de Philippes, la fertile +plaine d'Ivry, ces lieux solennels que consacrent la chute +ou la grandeur des empires, n'ont pas, à mon sens, un +intérêt égal à l'intérêt que m'inspire encore cette borne +fatale, où le petit-fils de Louis XIV s'avoua vaincu et +fugitif, où il fut décidé, irrévocablement décidé, que la +France, elle aussi, aurait son Charles Stuart. La monarchie, +en cette ornière, ne trouva pas une main tendue pour +la secourir; moi, j'avais trouvé à cette place le bras et le +secours de la jolie villageoise Fanchon. Que dis-je? Elle +était assise encore sur le banc de ses noces, son chapeau +sur le côté de sa tête, comme si elle m'attendait.</p> + +<p>Je n'eus pas la force de lui parler. Je la vis, qui nous +suivait d'un regard inquiet et plein de larmes, comme si +chaque voiture qui passait sur la route eût dû contenir +un roi fugitif. Bonne Fanchon! ce regard de pitié me réconcilia +avec elle. En la voyant si triste, j'oubliai sa +cruauté envers moi.</p> + +<p>Arrivé à la frontière, le Rhin passé, ma mère abattue +et muette d'effroi, je résolus d'attendre sur les bords du +fleuve des nouvelles de la France et de sa reine, et de +son roi. Pensez donc si je suis resté longtemps, attentif +aux moindres bruits qui venaient de ce royaume égorgé +dans mon château des bords du Rhin!</p> + +<p>Je l'aime et je l'honore, ce vieux père aux flots d'azur! +C'est le fleuve par excellence, et le fleuve de mon choix. +J'ai vu le Rhône, errant et capricieux comme le génie de +la France; j'ai vu la Loire, patiente et marchant lentement, +comme le récit d'un vieux trouvère de la Bretagne; +la Seine aussi a son embouchure royale; mais +le Rhin se glorifie à bon droit de ses vieux châteaux sur +ses deux rives; de ses villes crénelées, de ses forêts qui +le protégent de leur ombre. Ah! que d'années j'ai passées +sur les bords riants ou sombres du vieux fleuve allemand! +J'y suis encore et j'y veux mourir, pour peu que les +guerres et les révolutions me le permettent.</p> + +<p>Si c'est l'été, je vais plonger dans l'ombre errante des +vieux murs et des tours qui le bordent. Qu'il fait bon +chercher sous cette eau plaintive le secret de ces ruines; +quelle tâche aimable à suivre au courant du flot ces +seuils et ces balcons qui ruissellent et murmurent, et +s'éloignent jusqu'au fond de son lit! Si c'est l'hiver, je +m'asseois dans la barque des pêcheurs, et je souris à +mon fleuve sous le nuage glacé. C'est lui! Je le connais +à toute heure, le matin quand il s'éveille, en grondant +comme un peuple oisif, et le soir quand il s'endort avec +la cornemuse des veilleurs.</p> + +<p>Parcourez ses bords. Que de monuments debout encore, +et que de champs de bataille, ensemencés déjà! +Partout ce sont des moissons ou des cathédrales qui +jettent leur ombre à ces champs engraissés par les ossements +mêlés des Allemands et des Français. Les flèches +perdues dans le nuage, à savoir Cologne, Bonn, Mayence, +Worms, Spire et Strasbourg, ces forêts de pierre, protégent +toujours le vieux sol, foulé si souvent et si longtemps +par les pieds des bataillons. Ces vastes champs de +houblon, qui grandissent pour les solennelles orgies des +étudiants de l'université voisine, ils ont été parcourus par +la révolution française. Le pas des soldats français retentit +en ces campagnes, où l'histoire se mêle à la fiction.</p> + +<p>Je vois passer... sur la même route, ici, le coursier de +Bonaparte et l'attelage aux quatre chevaux d'Hermann +et Dorothée. Le même écho m'apporte à la fois les cris +de guerre et les sons du clavecin sous la main du maître +d'école, ou le bruit des chœurs qui s'interrompent en +tombant dans les prés. Toute l'histoire que j'ai vue finir +dans ma jeunesse, vieillard, je l'ai vue recommencer sur +lès mêmes bords.</p> + +<p>Hélas! la tête tranchée de Marie-Antoinette, notre +archiduchesse, n'a pas-empêché, vingt-cinq ans plus +tard, une archiduchesse, jeune et belle, de passer le +Rhin, elle aussi, pour aller chercher en France un trône, +un époux, un maître! Ah! vanité du passé! Les leçons +du passé ne profitent pas au présent: j'aurais pu avertir +cette autre archiduchesse du danger que les reines couraient +là-bas, elle ne m'eût pas écouté.... Triomphante, +elle passa le Rhin soumis; plus tard, elle repassa en fugitive +le Rhin qui s'était révolté. L'histoire... un vain +jouet d'enfant!</p> + +<p>Nous avons eu cela de bon, chez nous, Allemands, c'est +que toute l'histoire moderne a été faite à notre profit. +L'Allemagne a tenu l'étrier à la France, comme je l'ai +tenu à Mirabeau. Quand l'Europe entière faisait de l'histoire, +une histoire sanglante, l'Allemagne faisait de la +poésie et du drame; aujourd'hui avant de mourir, il m'a +été donné de voir encore une révolution française, la révolution +de 1830, comme si la France avait le monopole +des révolutions! Révolution qui frappera, cette fois, sur +l'Allemagne, et qui troublera bien autrement ton onde, +ô mon beau fleuve!</p> + +<p>C'est très-vrai, nos villages sont encore en apparence +aussi paisibles et contents qu'il y a sept mois; ils resplendissent +de toutes les couleurs tranchées d'une moissonneuse +au jour de fête... au dedans combien tout est +changé! Sous ces toits aigus, derrière ces vitraux de +plomb, les hommes ne s'abandonnent plus uniquement +à la fumée des tabagies; ballottés jour et nuit entre deux +civilisations puissantes, le Nord et le Midi, l'Allemagne et +la France, qui les tiraillent à chaque instant, ils songent à +prendre un parti définitif.</p> + +<p>Il ne s'agit pas d'un drapeau nouveau, il faut choisir, +cette fois, entre deux races, deux climats, deux +mondes! Sans doute, il est grand, l'effroi qu'on a de voir +le noyer qu'on a planté, le bois et le champ paternel, +émondés par la mitraille et les pas des chevaux... pourtant +c'est une des nécessités de l'Allemagne de se soumettre +à ces révolutions qui ne s'arrêtent pas. La résistance +de l'Allemagne à la première révolution française a +été belle et grande... il faut qu'elle cède à la seconde. +À l'insu même de l'Allemagne, l'attraction muette de la +France est là s'exerçant sans relâche à compléter ses +destinées. Désormais, malgré tous les obstacles, les deux +climats sont jetés dans le même avenir... mais quel choc +avant de se rejoindre, et que de sang répandu avant de +s'entendre et de se réunir!</p> + +<p>J'ai vu sur ces bords nuageux toute la grande migration +française. C'était une honte pour cette vieille noblesse +qui fuyait son pays, vagabonde et tremblante, +abandonnant son roi prisonnier. Cependant ces frivoles +gentilshommes, tournant le dos à la France, imprévoyants, +se livraient à la plus folle gaieté, comme s'ils eussent fait +à l'étranger un voyage de quelques jours. De toute cette +noblesse perdue, je n'ai vu qu'un homme qui comprît +toute sa position.</p> + +<p>Un matin (j'étais ce jour-là plus inquiet que jamais de +la France, et je m'en approchais de toutes mes forces, +car la tempête grondait au loin), je vis venir à moi un +gentilhomme français qui paraissait accablé de fatigue. +Les marches forcées, l'insomnie et la privation de tout ce +qui faisait sa vie et ses loisirs d'autrefois, ne l'avaient pas +tellement défiguré que je ne pusse reconnaître le vicomte +de Mirabeau. À son aspect je me sentis saisi d'une profonde +pitié. Il vint s'asseoir à côté de moi, triste et silencieux, +ce brusque et hardi parleur, naguère si plein de +joie et de gros bons mots. Lui, si fier et si brutal, dont la +voix était connue en tous les lieux consacrés à la bonne +chère, au bon vin, il demanda modestement <i>de quoi +manger un morceau, car il n'avait rien pris depuis vingt-quatre +heures</i>; disant cela, il poussait le soupir plaintif +d'un homme à jeun de la veille. Ce ne fut qu'après qu'il +eut bu lentement une bouteille de vin du Rhin, que je +me hasardai à lui parler:</p> + +<p>—Me permettrez-vous, M. le vicomte, de vous demander +des nouvelles de la France et de sa royauté?</p> + +<p>Il parut étonné de ma politesse, et sans répondre à ma +question directement:—Puisque vous osez donner ses +titres à un gentilhomme, appelez-moi comte de Mirabeau, +me dit-il; je suis le comte de Mirabeau ici; là-bas, je ne +suis plus que le citoyen Riqueti en veste courte, en +bonnet rouge, en gros souliers.—Disant ces mots, il +soupira profondément, regardant sa bouteille vide, attendant +le déjeuner qu'il avait demandé.</p> + +<p>—Et le roi, M. le comte? comment va le roi? je vous prie.</p> + +<p>Il me regarda d'un air défiant; puis sa sérénité naturelle +reprenant le dessus:—Figure-toi, citoyen, c'est-à-dire +figurez-vous, Monsieur, que les infâmes jugent le +roi... demain!</p> + +<p>En même temps, il posait son sabre sur la table, il +ôtait son chapeau, il s'essuyait le visage, il faisait tous ses +préparatifs comme un convive qui se rend à un repas +convié. Puis son regard venant à rencontrer la table nue +et la chaise de paille, et moi qui l'observais, il songea à +sa situation présente et reprit en ces mots:</p> + +<p>—Jugez de tout ce qui se passe en ces endroits maudits! +Les cheveux de la reine ont blanchi en vingt-quatre +heures: c'est pitié maintenant de la voir, cette reine, +notre amour et notre orgueil, surprise avant l'âge par la +vieillesse; on dirait l'amandier en fleurs par une gelée +de printemps!</p> + +<p>Quand il eut dévoré son maigre repas et la première +faim calmée, son visage devint plus serein; et, voyant +que je l'écoutais de toute mon âme, il reprit la conversation +interrompue:</p> + +<p>—Il est passé, le temps où, quand l'étranger demandait +au passant: <i>Où demeure le vicomte de Mirabeau?</i> le passant +lui répondait gravement: <i>À ce monceau d'écailles +d'huîtres, Monsieur!</i></p> + +<p>Il soupira, puis revenant à une expression plus grave:</p> + +<p>—Par grâce et par pitié, croyez-moi, ne parlons pas +de la France! un si doux royaume! et si fertile, où les +femmes étaient si belles, et les vins si choisis! À cette +heure, ami, vous ne reconnaîtriez pas la France... +Et tant de ruines, et tant de malheurs, parce qu'il +a plu à monsieur mon frère de se faire marchand +drapier!</p> + +<p>Puis se levant brusquement:</p> + +<p>—Comme ils l'ont récompensé, mon frère! Et c'était +bien la peine, en vérité, d'être un héros d'éloquence, un +révolutionnaire irrésistible, un Jupiter tonnant! Figurez-vous, +Monsieur, qu'ils l'avaient porté triomphalement... +vous ne devineriez jamais dans quel panthéon? Ils l'avaient +porté, ils l'avaient enseveli dans l'église Sainte-Geneviève. +La Vierge sainte avait fait place à l'amant de +Sophie, et les saints, étonnés de cet étrange camarade, en +faisaient des gorges chaudes sur leurs autels délabrés. +Mais quoi! Monsieur mon frère a gardé son temple, moins +longtemps que la sainte elle-même. Le peuple a repris à +Mirabeau le tombeau qu'il lui avait donné; ils ont brisé +sa pierre et son épitaphe et l'urne lacrymale; ils ont +repris ce corps en pourriture; ils l'ont traîné sur la claie, +après quoi ils l'ont jeté à la voirie! Ainsi s'est accompli +le triomphe éternel de cet ami du peuple. Ah! ce pauvre +diable, au fond de l'âme, il était un bonhomme; il avait +beau nier et renier, sa négation respirait la grâce chevaleresque +des temps anciens. C'était un lion sous plusieurs +peaux de bêtes puantes, un vrai gentilhomme en dépit +de sa carmagnole. Il eût mieux fait d'être honnêtement +et simplement un grand homme, et de se venger en pardonnant. +Prisonnier et roi, dieu et pourriture, à l'autel, +à la voirie! Son sort est le même durant sa vie, après +sa mort!</p> + +<p>À ce nom de Mirabeau, je me sentis remué presque +autant que je l'avais été au nom de la reine. Mirabeau, +mon héros, mon ami, mon maître, à qui je portais un +dévouement même domestique... J'allais parler de Mirabeau +et le pleurer tout à mon aise, lorsqu'un jeune +homme, un nouveau venu, vint s'asseoir à nos côtés, et +tout de suite il aborda la grande question:—Quelles +nouvelles de la France, Messieurs? Puis, sans trop hésiter: +Comment va la reine? dit-il en s'inclinant.</p> + +<p>Nous comprîmes tout d'abord, le vicomte de Mirabeau +et moi, que cet étranger était de nos amis.</p> + +<p>Ce jeune homme était un Allemand de la vieille race; +au premier coup d'œil, on comprenait que le génie avait +envahi ce front jeune encore et déjà dépouillé; sa taille +était déjà légèrement courbée vers la terre, sur laquelle +il ne devait pas rester longtemps.</p> + +<p>Je lui répondis, charmé de le voir à mes côtes:—La +reine est en prison, Monsieur; ses cheveux ont blanchi +dans l'espace d'une nuit, à force de tourments.</p> + +<p>«O Dieu! fit-il, où donc est ta justice? ô peuple ingrat! +où donc est ta pitié? O ma reine! Ah! qu'elle était belle +et charmante en ses jours de vie et de splendeur! Je +n'étais qu'un petit enfant, un pauvre enfant allemand; +j'avais quatre ans alors; je mendiais ma vie et j'allai +mendier en France: en France, il n'y eut que la reine +qui me fit l'aumône d'une louange, à la prière de Haydn, +en souvenir du vieux Glück!»</p> + +<p>Le vicomte de Mirabeau nous voyant, le jeune homme +et moi, tout remplis d'une vague curiosité, nous prit tous +les deux par la main:—Je vous répète que je ne vous +dirai pas un mot de la France! Mais voulez-vous savoir +ce que j'ai vu avant de quitter Paris, Messieurs? C'est une +histoire assez plaisante, et si vous étiez poète, ami jeune +homme, comme je le crois, dit-il au nouveau venu, vous +pourriez en faire une bonne comédie un jour à venir.</p> + +<p>Le vicomte était retombé dans une de ses gaietés +d'autrefois, mais celle-ci était empreinte d'une indicible +tristesse; il avait le sourire d'un homme frappé à mort.</p> + +<p>—Figurez-vous, nous dit-il, que le même jour sont +revenus de Londres madame la comtesse Dubarry et +S. A. R. le duc d'Orléans, comme un honnête taureador +qui veut assister à un combat de taureaux. Arrivés à +Paris, à la même heure, le prince et la courtisane se rencontrent +à la même porte de la ville. Alors les voilà qui +se font politesse et mille compliments à qui passera le +premier. «C'est à vous à entrer, Madame, qui avez jeté la +monarchie en ce désordre!—C'est à vous, Monseigneur, +qui avez vendu le roi et la reine!» Et voilà ces deux +crimes qui se complimentent à qui mieux mieux. Il faut +avouer que Son Altesse est bien modeste! Nos deux +crimes seraient encore à la même place à se complimenter, +si le prince, en toute hâte, n'avait pas eu à voter la +mort du roi: vous concevez qu'il se soit hâté!</p> + +<p>Notre jeune homme écoutait ces choses dans le plus +morne étonnement:—Mais, dit-il, je croyais que le plus +criminel de ces criminels de là-bas, c'était Mirabeau, non +pas Mirabeau l'honnête homme, mais celui qui est mort.</p> + +<p>Le vicomte, hors de lui-même, leva les mains au ciel!—Oui, +s'écriait-il, vous dites bien, vous êtes dans la +vérité! sinon dans la démence. À coup sûr, le plus scélérat, +c'est Mirabeau! Honte à lui, honte à Mirabeau, celui +qui est mort! malédiction sur Mirabeau!</p> + +<p>—Messieurs, Messieurs, m'écriai-je, il ne faut pas être +injuste pour le génie, et croyez-moi, ne maudissez pas +Mirabeau! Il a été pardonné par la reine; moi qui vous +parle, j'ai vu aux pieds de la reine Mirabeau vaincu par +Sa Majesté!—Donc silence à vous, jeune homme, et +silence à vous, son frère! Il est mort innocent. Il est le +seul qui ait compris son époque, et vous ne l'avez pas +plus comprise, vicomte, que Marat lui-même ne l'avait +comprise. Ainsi, bénissez le nom de votre frère, et loin +de le maudire, honorez sa mémoire! Soyez-en fier, et +puisque son temple est brisé par ce peuple impie, ardent +à détruire avec rage ce qu'il adorait avec crainte, rendons +dans notre cœur son temple à Mirabeau!</p> + +<p>Le vicomte se découvrit, ses yeux se remplirent de +larmes: Vous me soulagez d'un grand malheur, me dit-il, +et d'un grand doute. À présent je puis mourir avec le +nom de mon frère; à présent je mourrai en gentilhomme, +en confessant que je suis le frère de Mirabeau.</p> + +<p>Il se leva. Il reprit son sabre et le remit à sa ceinture.—J'ai +sur le flanc une blessure que m'a faite Barnave, +un coup d'épée qu'il m'a donné dans ses beaux jours, et +qui me fait toujours souffrir. Pourtant j'imagine que +j'aurais rendu un grand service à Barnave, si je l'avais +tué, ce jour-là. Pauvre Barnave! Hélas! que d'honnêtes +gens se sont perdus dans ce gouffre, sans me compter! +À ces mots, il prit congé de nous deux, en homme qui se +fait violence; il prit ma main et celle de l'étranger.—Je +m'appelle Mirabeau, nous dit-il; <i>Dieu sauve le roi et +la reine!</i></p> + +<p>Le jeune homme répondit modestement:—<i>Sauve +Dieu la reine et le roi!</i> Je m'appelle Mozart.</p> + +<p>Je dis avec eux: <i>Sauve Dieu le roi et la reine!</i> Nos +adieux furent une prière. Je priai aussi pour vous, Hélène, +et cette prière, je la fis tout bas dans mon cœur. +Quant à mon nom, je n'osai pas le dire après ceux de +Mirabeau et de Mozart.</p> + +<p>Nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir. +Chacun de nous finit comme il devait finir. Le gentilhomme +est mort de misère; l'artiste mourut d'ennui, +victimes l'un et l'autre de la révolution.</p> + +<p>Et moi, resté seul de ce grand naufrage, errant autour +du Rhin, ombre vieille et grondeuse, je m'aperçois que +je viens de vous faire un conte allemand.... Mon conte +finit comme tous les vieux contes français commencent: +<i>Il y avait autrefois un roi et une reine.</i></p> + + +<h2>FIN</h2> + + +<p>PARIS.—IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7.</p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Barnave, by Jules Janin + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BARNAVE *** + +***** This file should be named 33734-h.htm or 33734-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/3/7/3/33734/ + +Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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