diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 31636-0.txt | 14972 | ||||
| -rw-r--r-- | 31636-0.zip | bin | 0 -> 344054 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 31636-8.txt | 14972 | ||||
| -rw-r--r-- | 31636-8.zip | bin | 0 -> 340580 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 31636-h.zip | bin | 0 -> 376813 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 31636-h/31636-h.htm | 17883 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
9 files changed, 47843 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/31636-0.txt b/31636-0.txt new file mode 100644 index 0000000..ac766de --- /dev/null +++ b/31636-0.txt @@ -0,0 +1,14972 @@ +The Project Gutenberg EBook of Histoire littéraire d'Italie (2/9), by +Pierre-Louis Ginguené + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire littéraire d'Italie (2/9) + +Author: Pierre-Louis Ginguené + +Editor: Pierre-Claude-François Daunou + +Release Date: March 14, 2010 [EBook #31636] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (2/9) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +HISTOIRE LITTÉRAIRE +D'ITALIE. + +MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N° 27. + + + + +HISTOIRE LITTÉRAIRE +D'ITALIE, + +PAR P.L. GINGUENÉ,DE L'INSTITUT DE FRANCE. + +SECONDE ÉDITION, +REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR, +ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE +PAR M. DAUNOU. + + +TOME SECOND. + + +A PARIS, +CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR, +PLACE DES VICTOIRES, N°. 3. + +M. DCCC. XXIV. + + + + +PREMIÈRE PARTIE. + + + + +CHAPITRE VIII. + +SUITE DU DANTE. + +_Analyse de la Divina Commedia_. + + + + +SECTION PREMIÈRE. + +_Plan général du poëme; Invention; Sources où le Dante a pu puiser_. + + +L'invention est la première des qualités poétiques: le premier rang +parmi les poëtes est unanimement accordé aux inventeurs. Mais en +convenant de cette vérité, est-on toujours bien sûr de s'entendre? La +poésie a été cultivée dans toutes les langues. Toutes ont eu de grands +poëtes; quels sont parmi eux les véritables inventeurs? Quels sont ceux +qui ont créé de nouvelles machines poétiques, fait mouvoir de nouveaux +ressorts, ouvert à l'imagination un nouveau champ, et frayé des routes +nouvelles? A la tête des anciens, Homère se présente le premier, et si +loin devant tous les autres, qu'on peut dire même qu'il se présente +seul. Dans l'antiquité grecque, il eut des imitateurs, et n'eut point de +rivaux. Il n'en eut point dans l'antiquité latine, si l'on excepte un +seul poëte, qui encore emprunta de lui les agents supérieurs de sa fable +et les ressorts de son merveilleux. La poésie, jusqu'à l'extinction +totale des lettres, vécut des inventions mythologiques d'Homère, et n'y +ajouta presque rien. A la renaissance des études, elle balbutia quelque +temps, n'osant en quelque sorte rien inventer, parce qu'elle n'avait pas +une langue pour exprimer ses inventions. Dante parut enfin; il parut +vingt-deux siècles après Homère[1]; et le premier depuis ce créateur de +la poésie antique, il créa une nouvelle machine poétique, une poésie +nouvelle. Il n'y a sans doute aucune comparaison à faire entre +l'_Iliade_ et la _Divina Commedia_; mais c'est précisément parce qu'il +n'y a aucun rapport entre les deux poëmes qu'il y en a un grand entre +les deux poëtes, celui de l'invention poétique et du génie créateur. Un +parallèle entre eux serait le sujet d'un ouvrage; et ce n'est point cet +ouvrage que je veux faire. Je me bornerai à les observer comme +inventeurs, ou plutôt à considérer de quels éléments se composèrent +leurs inventions. + +[Note 1: On croit communément qu'Homère vivait 900 ans avant J.-C.] + +Long-temps avant Homère, des figures et des symboles imaginés pour +exprimer les phénomènes du ciel et de la nature, avaient été +personnifiés et déifiés. Désormais inintelligibles dans leur sens +primitif, ils avaient cessé d'être l'objet d'une étude, pour devenir +l'objet d'un culte. Ils remplissaient l'Olympe, couvraient la terre, +présidaient aux éléments et aux saisons, aux fleuves et aux forêts, aux +moissons, aux fleurs et aux fruits. Des hommes, d'un génie supérieur à +ces temps grossiers et barbares, s'étaient emparés de ces croyances +populaires, pour frapper l'imagination des autres hommes et les porter à +la vertu. Orphée, Linus, Musée chantèrent ces Dieux, et furent presque +divinisés eux-mêmes pour la beauté de leurs chants. D'autres avaient +raconté dans leurs vers les exploits des premiers héros. La matière +poétique existait; il ne manquait plus qu'un grand poëte qui en +rassemblât les éléments épars, et dont la tête puissante, combinant les +faits des héros avec ceux des êtres surnaturels, embrassant à la fois +l'Olympe et la terre, sût diriger vers un but unique tant d'agents +divers, et les faire concourir tous à une action, intéressante pour un +seul pays, par son objet particulier, et pour tous, par la peinture des +sentiments et des passions: ce poëte fut Homère. Je ne sais s'il faut +croire, avec des critiques philosophes[2], qu'il voulut représenter dans +ses deux fables la vie humaine toute entière; dans l'_Iliade_, les +affaires publiques et la vie politique; dans l'_Odyssée_, les affaires +domestiques et la vie privée; dans le premier poëme, la vie active, et +la contemplative dans le second; dans l'un, l'art de la guerre et celui +du gouvernement; dans l'autre, les caractères de père, de mère, de fils, +de serviteur, et tous les soins de la famille; en un mot, si l'on doit +admettre que dans ces deux actions générales, et dans chacune des +actions particulières qui y concourent, Homère se proposa de donner aux +hommes des leçons de morale, et de leur présenter des exemples à suivre +et à fuir; mais ce qui est certain, c'est que l'_Iliade_ entière a ce +caractère politique et guerrier; l'_Odyssée_, cet intérêt tiré des +affections domestiques; c'est que les enseignements de la philosophie +découlent en quelque sorte de toutes les parties de ces deux grands +ouvrages. Enfin, il est évident qu'Homère, soit de dessein formé, soit +par l'instinct seul de son génie, réunit dans ses poëmes les croyances +adoptées de son temps, les faits célèbres qui intéressaient sa nation et +qui avaient fixé l'attention des hommes, et les opinions philosophiques, +fruits des méditations des anciens sages. + +[Note 2: Gravina, _Della ragion poëtica_, l. I, c. XVI.] + +C'est aussi ce que fit Dante; mais avec quelle différence dans les +temps, dans les événements publics, dans les croyances, dans les maximes +de la morale! Une barbarie plus féroce que celle des premiers siècles de +la Grèce, avait couvert l'Europe; on en sortait à peine, ou plutôt elle +régnait encore. Il n'y avait point eu, entre elle et le poëte, des +siècles héroïques qui laissassent de grands souvenirs, qui pussent +fournir à la poésie des peintures de mœurs touchantes, des récits +d'exploits et de travaux entrepris pour le bonheur des hommes, ou de +grands actes de dévouement et de vertu. Ceux de ces événements qui +pouvaient, à certains égards, avoir ce caractère n'avaient point encore +acquis par l'éloignement l'espèce d'optique qui efface les petits +détails et ne fait briller que les grands objets. Les querelles entre le +Sacerdoce et l'Empire, les Gibelins et les Guelfes, les Blancs et les +Noirs, c'était là tout ce qui, en Italie, occupait les esprits, parce +que c'était ce qui touchait à tous les intérêts, disposait des fortunes +et presque de l'existence de tous. Dante, plus qu'aucun autre, +personnellement compromis dans ces troubles, devenu Gibelin passionné, +en devenant victime d'une faction formée dans le parti des Guelfes, ne +pouvait, lorsqu'il conçut et surtout lorsqu'il exécuta le plan de son +poëme, voir d'autres faits publics à y placer que ceux de ces querelles +et de ces guerres. + +Des croyances abstraites, et peu faites pour frapper l'imagination et +les sens; tristes, et qui, selon l'expression très-juste de Boileau, + + D'ornements égayés ne sont point susceptibles; + +terribles, comme il le dit encore, et qui tenaient les esprits fixés +presque toujours sur des images de supplices, d'épouvante et de +désespoir, avaient pris la place des ingénieuses et poétiques fictions +de la Mythologie. Ces croyances étaient devenues l'objet d'une science +subtile et compliquée, où notre poëte avait le malheur d'être si habile, +qu'il y avait obtenu la palme dans l'université même qui l'emportait sur +toutes les autres. La morale des premiers siècles de la philosophie, ni +celle des premiers siècles du christianisme, la morale d'Homère, ni +celle de l'Evangile n'existaient plus; des pratiques superstitieuses, de +vétilleuses momeries, qui ne pouvaient être ni la source ni l'expression +d'aucune vertu grande et utile, et qui par l'abus des pardons et des +indulgences s'accordaient avec tous les vices, tenaient lieu de toutes +les vertus. + +C'est dans de telles circonstances, c'est avec ces matériaux si +différents de ceux qu'avait employés le prince des poëtes, que Dante +conçut le dessein d'élever un monument qui frappe l'imagination par sa +hardiesse, et l'étonne par sa grandeur. Des terreurs qui redoublaient +surtout à la fin de chaque siècle, comme s'il pouvait y avoir des +siècles et des divisions de temps dans la pensée de l'Éternel, +présageaient au monde une fin prochaine et un dernier jugement. Les +missionnaires intéressés qui prêchaient cette catastrophe la +représentaient comme imminente, pour accélérer et pour grossir les dons +qui pouvaient la rendre moins redoutable aux donataires. Au milieu des +révolutions et des agitations de la vie présente, les esprits se +portaient avec frayeur vers cette vie future dont on ne cessait de les +entretenir. C'est cette vie future que le poëte entreprit de peindre: +sûr de remuer toutes les âmes par des tableaux dont l'original était +empreint dans toutes les imaginations, il voulut les frapper par des +formes variées et terribles de supplices sans fin et sans espérance, par +des peines non moins douloureuses, mais que l'espoir pouvait adoucir; +enfin par les jouissances d'un bonheur au-dessus de toute expression, +comme à l'abri de tout revers. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis +s'offrirent à lui comme trois grands théâtres où il pouvait exposer et +en quelque sorte personnifier tous les dogmes, faire agir tous les vices +et toutes les vertus, punir les uns, récompenser les autres, placer au +gré de ses passions ses amis et ses ennemis, et distribuer au gré de son +génie tous les êtres surnaturels et tous les objets de la nature. + +Mais comment se transportera-t-il sur ces trois théâtres pour y voir +lui-même ce qu'il veut représenter? Les visions étaient à la mode; son +maître, _Brunetto Latini_, avait employé ce moyen avec succès, et c'est +ici le moment de faire connaître l'usage qu'il en avait fait. Son +_Tesoretto_ est cité dans tous les livres qui traitent de la littérature +et de la poésie italienne; mais aucun n'a donné la moindre idée de ce +qu'il contient[3]. Nous avons vu précédemment que Tiraboschi lui-même +s'est trompé en ne l'annonçant que comme un Traité des vertus et des +vices et comme un abrégé du grand _Trésor_. Un coup-d'œil rapide nous +apprendra que c'était autre chose, et qu'il est au moins possible que le +Dante en ait profité. + +[Note 3: J'ai observé dans le chapitre précédent qu'il fallait en +excepter M. Corniani, le dernier qui ait écrit sur l'Histoire littéraire +d'Italie; mais l'idée qu'il donne du _Tesoretto_ est très-succinte; et +ce n'est que par une seule phrase qu'il reconnaît la possibilité du +parti que Dante en avait pu tirer. Voyez que j'ai dit à ce sujet, t. I, +p. 490, note (2).] + +_Brunetto Latini_, qui était Guelfe, raconte qu'après la défaite et +l'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoyé en ambassade +auprès du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par la +Navarre, lorsqu'il apprend qu'après de nouveaux troubles les Guelfes ont +été bannis à leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est si +forte qu'il perd son chemin _et s'égare dans une forêt_[4]. Il revient +à lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrable +d'animaux de toute espèce, hommes, femmes, bêtes, serpents, oiseaux, +poissons, et une grande quantité de fleurs, d'herbes, de fruits, de +pierres précieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tous +obéir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ils +reçoivent d'une femme qui paraît tantôt toucher le ciel, et s'en servir +comme d'un voile; tantôt s'étendre en surface, au point qu'elle semble +tenir le monde entier dans ses bras. Il ose se présenter à elle, et lui +demander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande à +tous les êtres; mais qu'elle obéit elle-même à Dieu qui l'a créée, et +qu'elle ne fait que transmettre et faire exécuter ses ordres. Elle lui +explique les mystères de la création et de la reproduction; elle passe à +la chute des anges et à celle de l'homme, source de tous les maux de la +race humaine; elle tire de là des considérations morales et des règles +de conduite: elle quitte enfin le voyageur après lui avoir indiqué le +chemin qu'il doit suivre, la forêt dans laquelle il faut qu'il +s'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera la +Philosophie et les vertus ses sœurs; dans l'autre, les vices qui lui +sont contraires; dans une troisième, le dieu d'amour avec sa cour, ses +attributs et ses armes. La Nature disparaît; _Brunetto_ suit son +chemin[5], et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annoncé. Dans le +séjour changeant et mobile qu'habite l'amour, _il rencontre Ovide_, qui +rassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers[6]. Il +s'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu; +mais il s'y sent comme attaché malgré lui, et ne serait pas venu à bout +d'en sortir, _si Ovide ne lui eût fait trouver son chemin_[7]. Plus loin +et dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussi +Ptolomée, l'ancien astronome[8], qui commence à l'instruire. + +[Note 4: + + _Pensando a capo chino, + Perdei il gran camino, + Et tenni alla traversa + D'una selva diversa_. + + Tesoretto.] + +[Note 5: + + _Or va mastro Brunetto + Per un sentieri stretto + Cercando di vedere + E toccare e sapere + Cio' che gli è destinato_, etc.] + +[Note 6: + + _Vidi Ovidio maggiore + Che gli atti dell'amore + Che son così diversi + Rassembra e mette in versi_.] + +[Note 7: + + _Ch'io v'era si invescato + Che gia da nullo lato + Potea mover passo. + Così fui giunto lasso_ + _E messo in mala parte; + Ma Ovidio per arte + Mi diede maestria + Si ch'io trovai la via_, etc.] + +[Note 8: + + _Or mi volsi di canto + E vidi un bianco manto: + Et io guardai più fiso + E vidi un bianco viso + Con una barba grande + Che su 'l petto si spande. + + Li domandai del nome, + E chi egli era, e come + Si stava si soletto + Senza niun ricetto. + + Cola dove fue nato + Fu Tolomeo chiamato + Mastro di strolomia[A] + E di filosofia_, etc.] + +[Note A: Pour _Astronomia_.] + +Voilà donc une vision du poëte, une description de lieux et d'objets +fantastiques, un égarement dans une forêt, une peinture idéale de vertus +et de vices; la rencontre d'un ancien poëte latin qui sert de guide au +poëte moderne, et celle d'un ancien astronome qui lui explique les +phénomènes du ciel; et voilà peut-être aussi le premier germe de la +conception du poëme du Dante, ou du moins de l'idée générale dans +laquelle il jeta et fondit en quelque sorte ses trois idées +particulières du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer[9]. Il aura une +vision comme son maître; il s'égarera _dans une forêt_, dans des lieux +déserts et sauvages, d'où il se trouvera transporté en idée partout où +l'exigera son plan, et où le voudra son génie. Il lui faut un guide: +Ovide en avait servi à _Brunetto_; dans un sujet plus grand, il choisira +un plus grand poëte, celui qui était l'objet continuel de ses études, et +dont il ne se séparait jamais. Il choisira Virgile, à qui la descente +d'Enée aux enfers donne d'ailleurs pour l'y conduire une convenance de +plus. Mais s'il est permis de feindre que Virgile peut pénétrer dans les +lieux de peines et de supplices, son titre de Païen l'exclut du lieu des +récompenses. Une autre guide y conduira le voyageur. Lorsque dans un de +ses premiers écrits[10] il avait consacré le souvenir de Béatrix, objet +de son premier amour; il avait promis, il s'était promis à lui-même de +dire d'elle _des choses qui n'avaient jamais été dites d'une femme_. Le +temps est venu d'acquitter sa promesse. Ce sera Béatrix qui le conduira +dans le séjour de gloire, et qui lui en expliquera les phénomènes +mystérieux. + +[Note 9: On nous a donné dans le _Publiciste_, 30 juillet 1809, des +renseignements _sur l'origine du poëme du Dante_, tirés d'un journal +allemand intitulé _Morgenblatt_, d'après lesquels ce serait dans une +source très-différente que le Dante aurait puisé. On y annonce qu'un +abbé du Mont-Cassin, nommé Joseph _Costanzo_, a récemment découvert +qu'un certain Albéric, moine du même monastère, eut une vision qu'il eut +soin d'écrire, et pendant laquelle il se crut conduit par saint Pierre, +assisté de deux anges et d'une colombe, en Enfer et en Purgatoire, d'où +il fut transporté dans les sept cieux et dans le Paradis. D'autres +documents, dit-on, prouvent que cet Albéric fut reçu moine au +Mont-Cassin en 1123, par l'abbé Gerardo, et que, par ordre d'un autre +abbé, un diacre alors célèbre sous le nom de Paolo rédigea de nouveau la +vision d'Albéric. On ajoute que le manuscrit du diacre Paolo existe, et +que sa date ne peut tomber qu'entre les années 1159 et 1181. Albéric, +qu'il ne faut pas confondre avec un autre Albéric, son contemporain, +aussi moine du Mont-Cassin, et de plus cardinal, a comme lui un article +dans les _Scrittori Italiani_ du comte Mazzuchelli. On y trouve tous ces +faits, si ce n'est qu'au lieu d'un nommé Paul, c'est un nommé Pierre +diacre, qui retoucha la _vision_ d'Albéric. C'est de celui-ci que la +chronique d'Ostie dit positivement: _Visionem Alberici monaci +Cassinensis corruptam emendavit_. Pierre diacre n'est pas tout-à-fait +inconnu dans l'histoire littéraire de ce temps: il est auteur du livre +_De Viris illustribus Cassinensibus_, cité dans le même article du +_Publiciste_, et qui a été publié, avec de savantes notes, par l'abbé +Mari. Enfin, selon Mazzuchelli, il existe un exemplaire du livre +d'Albéric, _De visione sua_, dans la Bibliothèque de la Sapience à Rome. +Le père Joseph _Costanzo_ n'a donc pas eu beaucoup de peine à faire sa +découverte: il faudrait avoir sous les yeux l'ouvrage dans lequel il +l'annonce, et qui paraît avoir été publié à Rome au commencement de ce +siècle; ne l'ayant pas, ne connaissant tous ces faits que par un journal +français qui les a tirés d'un journal allemand, qui les tirait lui-même +d'une lettre écrite par un professeur italien, on doit s'abstenir de +juger. Le journaliste français, le seul que je puisse citer, allègue +plusieurs ressemblances entre la vision d'Albéric et le poëme du Dante: +il y en a de frappantes; je ne sais seulement où il a pu voir que +l'_aigle qui transporte le poëte aux portes du Purgatoire est une +colombe chez le moine_. Il n'est pas du tout question d'aigle dans le +passage que fait le Dante de l'Enfer au Purgatoire, et il arrive à cette +seconde partie de son voyage par de tout autres moyens. Je n'ai jamais +vu non plus de forêt dans le vingt-troisième chant de l'_Enfer_. Mais, +demandera-t-on, comment le Dante eut-il connaissance de cette vision +pour l'imiter? La notice répond que l'on conserve à Florence, dans la +Bibliothèque Laurentienne, un manuscrit du Dante enrichi de notes par le +savant Bandini; que d'après ces notes, le Dante avait fait deux fois le +voyage de Naples avant son exil, et que dans ces voyages il dut entendre +parler de la vision d'Albéric, qui était sans doute connue dans le pays, +puisque des artistes en empruntaient des sujets de tableaux, comme le +prouve un vieux tableau situé, dit-on, dans l'église de Frossa. _Il est +même vraisemblable que cette vision lui fut communiquée à l'abbaye même +du Mont-Cassin, car on trouve dans le vingt-deuxième chant de son poëme +un passage qui prouve qu'il la visita_. J'ignore si cette conjecture est +due au chanoine Bandini, ou à l'auteur italien de la lettre, ou à celui +du journal allemand ou enfin au journaliste français; mais ce qu'il y a +de certain, c'est que, dans le vingt-deuxième chant de l'_Enfer_, il n'y +a rien et ne peut rien y avoir qui ait rapport à une visite au +Mont-Cassin. Quant au double voyage à Naples, ce serait un fait d'autant +plus intéressant à éclaircir, qu'il n'en est rien dit dans aucune des +Vies du Dante publiées jusqu'à présent, depuis celle qu'écrivit Boccace +qui avait séjourné lui-même assez long-temps à Naples et qui n'aurait pu +ignorer ce voyage, jusqu'aux excellents Mémoires de Pelli, qui a mis +tant de soin et une critique si éclairée dans ses recherches. L'autorité +de Bandini est très-respectable, mais il faudrait voir soi-même les +notes de lui que l'on cite, ou en avoir une copie authentique. Ce fait +vaut la peine d'être vérifié, et j'espère qu'il le sera.] + +[Note 10: Dans la _Vita nuova_. Voyez ce qui en a été dit, t. I, p. +466.] + +A mesure que dans cette tête forte un si vaste plan se développe, les +richesses de la poésie viennent s'y placer comme d'elles-mêmes; les +beautés qui naissent du sujet l'enflamment, et les difficultés +l'irritent sans l'arrêter; il s'en offre cependant une qui dut sembler +d'abord invincible. Comment ces trois parties si différentes +formeront-elles un seul tout! Comment dans un seul édifice les ordonner +toutes trois ensemble? Comment passer de l'une à l'autre? Aura-t-il +trois visions? Et s'il n'en a qu'une, comme la raison et cet instinct +naturel du goût qui en précède les règles paraissent l'exiger, comment, +dans un seul voyage, parcourra-t-il l'Enfer, le Purgatoire et le +Paradis? Comment d'ailleurs, dans ces trois enceintes de douleurs et de +félicités, pourra-t-il graduer sans confusion, selon les mérites, et +l'infortune et le bonheur? Ces obstacles étaient grands, et tels +peut-être qu'il les faut au génie pour qu'il exerce toute sa force. +Celui du Dante y trouva l'idée de la machine poétique la plus +extraordinaire et de l'ordonnance la plus neuve et la plus hardie. + +Après des fictions, des allégories et des descriptions préparatoires, il +arrive avec son guide à l'entrée d'un cercle immense, où déjà commencent +les supplices; de ce cercle ils descendent dans un second plus petit, de +celui-ci dans un troisième, et ainsi jusqu'à neuf cercles, dont le +dernier est le plus étroit. Chaque cercle est partagé en plusieurs +divisions, que le poëte appelle _bolge_, cavités, ou fosses, où les +tourments varient comme les crimes, et augmentent d'intensité à +proportion que le diamètre du cercle se rétrécit. Parvenus au dernier +cercle, et comme au fond de cet immense et terrible entonnoir, ils +rencontrent Lucifer, qui est enchaîné là, au centre de la terre et comme +à la base de l'Enfer. Ils se servent de lui pour en sortir. A l'instant +où ils arrivent au point central de la terre, ils tournent sur +eux-mêmes; leur tête s'élève vers un autre hémisphère, et ils continuent +de monter jusqu'à ce qu'ils voient paraître d'autres cieux. + +Ils arrivent au pied d'une montagne qu'ils commencent à gravir; ils +montent jusqu'à une certaine hauteur, où se trouve l'entrée du +Purgatoire, divisé en degrés ascendants comme l'Enfer en degrés +contraires. Dans chacun, ils voient des pécheurs qui expient leurs +fautes et qui attendent leur délivrance. Chaque cercle ou degré est le +lieu d'expiation d'un pêché mortel; et comme on compte sept de ces +péchés, il y a sept cercles qui leur correspondent. Au-delà du +septième, la montagne s'élève encore jusqu'à ce que, sur son sommet, on +trouve le Paradis terrestre. C'est là que Virgile est obligé de quitter +son élève et de le livrer à lui-même. Dante n'y reste pas long-temps. +Béatrix descend du ciel, vient au-devant de lui, et lui ayant fait subir +quelques épreuves expiatoires, l'introduit dans le séjour céleste. Elle +parcourt avec lui les cieux des sept planètes, s'élève jusqu'à +l'empirée, et le conduit au pied du trône de l'Éternel, après avoir, +dans chaque degré, répondu à ses questions, éclairci ses doutes, et lui +avoir expliqué les difficultés les plus embarassantes de la théologie et +ses plus secrets mystères, avec toute la clarté que ces matières peuvent +permettre, avec une poésie de style qui se soutient toujours, et une +orthodoxie à laquelle les docteurs les plus difficiles n'ont jamais rien +pu reprocher. + +Telle est cette immense machine dans laquelle on ne sait ce qu'on doit +admirer le plus, ou l'audace du premier dessin, ou la fermeté du pinceau +qui, dans un tableau si vaste, ne paraît pas s'être reposé un seul +instant. Étrange et admirable entreprise, s'écrie un homme d'esprit[11] +qui n'avait pas celui qu'il fallait pour traduire le Dante, mais qui +avait une tête assez forte pour comprendre et pour admirer un pareil +plan! Entreprise étrange sans doute, et admirable dans l'ensemble de +ses trois grandes divisions! Il reste à voir si elle l'est autant dans +l'exécution particulière de chaque partie, et à considérer ce qu'au +travers des vices du temps, de ceux du sujet et de ceux de son propre +génie, un grand poëte a pu y répandre de peintures variées, de richesses +et de beautés. + +[Note 11: Rivarol.] + +L'idée mélancolique d'une seconde vie où sont punis les crimes de la +première, se trouve dans toutes les religions, d'où elle a passé dans +toutes les poésies. Une cérémonie funèbre de l'antique Égypte donna en +quelque sorte un corps à cette idée, et fournit aux représentations qui +se pratiquaient dans les Mystères, le lac, le fleuve, la barque, le +nocher, les juges et le jugement des morts. Homère s'empara de cette +croyance comme de toutes les autres. Il plaça dans l'_Odyssée_[12] la +première descente aux Enfers, qui ait pu donner au Dante l'idée de la +sienne. Ulysse, instruit par Circé, va chez les Cimmériens, où était +l'entrée de ces lieux de ténèbres, pour consulter l'ombre de Tirésias +sur ce qui lui reste à faire avant de rentrer dans sa patrie. Dès qu'il +a fait les sacrifices et pratiqué les cérémonies de l'évocation, une +foule d'ombres accourt du fond de l'Érèbe. On y voit confondus les +épouses, les jeunes gens, les vieillards, les jeunes filles, les +guerriers. Cette foule écartée, Tirésias paraît, et donne à Ulysse les +conseils qu'il lui demandait. Il indique aussi au roi d'Ithaque les +moyens d'appeler à lui d'autres ombres, et de recevoir d'elles des +instructions sur le passé qu'il ignore et des directions pour l'avenir. +C'est alors qu'il voit apparaître sa vénérable mère Anticlée, et qu'il +s'entretient avec elle. Après cette ombre, viennent celles des plus +célèbres héroïnes. Les héros paraissent ensuite, les ombres d'Agamemnon +et d'Achille répondent aux questions d'Ulysse, et l'interrogent à leur +tour. Le seul Ajax garde un silence obstiné devant celui qui avait été +cause de sa mort; et tous les siècles ont admiré cet éloquent silence. +Ulysse en poursuivant Ajax pour tâcher de le fléchir, aperçoit dans les +Enfers Minos jugeant les ombres sur son trône, et les supplices de +quelques fameux coupables, Titye, Tantale et Sysiphe. + +[Note 12: L. XI.] + +Virgile, en empruntant à Homère, cet épisode, y ajouta ce que la fable +avait acquis depuis ces anciens temps, ce que la philosophie +platonicienne y pouvait mêler de séduisant pour l'imagination, et ce qui +pouvait intéresser les Romains et flatter Auguste. Énée conduit par la +Sybille pénètre avec elle dans les Enfers. Des monstres, des fantômes +horribles semblent en défendre l'entrée; le deuil, les soucis vengeurs, +les pâles maladies, la triste vieillesse, la crainte, la faim qui +conseille le crime, la pauvreté honteuse, la mort, le travail, le +sommeil, frère de la mort, les joies criminelles, la guerre meurtrière, +les Euménides sur leurs lits de fer, la Discorde aux crins de +couleuvres, et d'autres monstres encore, forment cette garde terrible; +mais ce ne sont que des fantômes. Énée, sans en être effrayé, parvint +aux bords du Styx. Les ombres des morts qui n'ont point reçu la +sépulture y errent en foule et ne peuvent le passer. Le vieux nocher +Caron prend dans sa barque Énée et la Sybille, et les conduit à l'autre +bord. + +Les âmes des enfants, morts à l'entrée même de la vie, et celles des +hommes injustement condamnés au supplice, se présentent à eux les +premières. Minos juge les morts cités devant son tribunal. Ceux qui se +sont tués eux-mêmes voudraient remonter à la vie; ceux dont un amour +malheureux a causé la mort errent tristement dans une forêt de myrtes. +Énée y aperçoit Didon; il voit sa blessure récente; il lui parle en +versant des larmes; mais elle garde devant lui le même silence qu'Ajax +devant Ulysse. C'est ainsi que le génie imite, et qu'il sait +s'approprier les inventions du génie. Les héros viennent après les +héroïnes. L'ombre sanglante et horriblement mutilée de Déiphobus, fils +de Priam, arrête Énée quelques instants; mais la Sybille le presse de +marcher vers l'Elysée. En passant devant l'entrée du Tartare elle lui en +dévoile les affreux secrets, et lui explique les supplices des grands +coupables, de l'impie Salmonée, de Titye, dont un vautour déchire le +cœur, des Lapithes, d'Ixion, de Pirithoüs, qui voient un énorme rocher +toujours suspendu sur leur tête; les mauvais frères, les parricides, les +patrons qui ont trompé leurs clients, les avares, les adultères, ceux +qui ont porté les armes contre leur patrie, ceux qui l'ont vendue, ou +qui ont porté et rapporté des lois à prix d'argent, les pères qui ont +souillé le lit de leur fille, subissent différentes peines, roulent des +rochers, ou sont attachés à des roues. Thésée, ravisseur de Proserpine, +sera éternellement assis; Phlégyas, qui brûla le temple de Delphes, +instruit les hommes par son supplice à ne pas mépriser les dieux. + +Faut-il encore aller chercher bien loin où Dante a pris l'idée de son +Enfer? Avait-il besoin, comme l'ont cru des auteurs même italiens, d'un +Fabliau français de Raoul de Houdan, ou _du Jongleur qui va en Enfer_, +ou de tout autre conte moderne pour s'y transporter par la pensée, quand +il pouvait y descendre sur les pas d'Homère et de Virgile? Le premier de +ces fabliaux est misérable, et mérite peu qu'on s'y arrête[13]. L'auteur +songe qu'il fait un pélerinage en Enfer. Il entre, et trouve les tables +servies. Le roi d'Enfer invite le voyageur à la sienne, dîne gaîment, et +vers la fin du repas fait apporter son grand livre noir, où sont écrits +tous les péchés faits ou à faire, et les noms de tous les pécheurs. Le +pélerin ne manque pas d'y trouver ceux des ménétriers ses confrères. Ce +que cette satire prouve le mieux, c'est que dans ces bons siècles où +l'on ne parlait que de l'Enfer et du Diable, où c'étaient en quelque +sorte la loi et les prophètes, c'était aussi un sujet de contes +plaisants, dont on riait comme des autres, et que ce frein si vanté des +passions devait les retenir faiblement, puisqu'on s'en faisait un jeu. + +[Note 13: V. Fabliaux ou Contes du XII et du XIIIe siècle, traduits +par le Grand d'Aussy, t. II, p. 17, éd. de 1779, in 8°. Ce Fabliau y est +intitulé _le Songe d'Enfer_ alias _le Chemin d'Enfer_. Il est parmi les +manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N° 7615, in-4°. Ce manuscrit a +appartenu au président Fauchet qui le cite; il est chargé d'observations +de sa main.] + +_Le Jongleur qui va en Enfer_ le prouve mieux encore[14]. Ce jongleur y +est emporté après sa mort par un petit diable encore novice. Lucifer, +assis sur son trône passe en revue ceux que chacun des diables lui +apporte, prêtres, évêques, abbés, et moines, et les fait jeter dans sa +chaudière. Il charge le jongleur d'entretenir le feu qui la fait +bouillir. Un jour qu'avec tous ses suppôts il va faire une battue +générale sur la terre, saint Pierre, qui guettait ce moment, se déguise, +prend une longue barbe noire et des moustaches, descend en enfer, et +propose au jongleur une partie de dez. Il lui montre une bourse remplie +d'or. Le jongleur voudrait jouer; mais il n'a pas le sou. Pierre +l'engage à jouer des âmes contre son or. Après quelque résistance, la +passion du jeu l'emporte; il joue quelques damnés, les perd, double, +triple son jeu, perd toujours, se fâche contre Pierre, qui continue de +jouer avec le même bonheur; car, dit l'auteur, heureusement pour les +damnés, leur sort était entre les mains d'un homme à miracles. Enfin, +dans un grand va-tout, le jongleur perd toute sa chaudière, larrons, +moines, catins, chevaliers, prêtres et vilains, chanoines et +chanoinesses; Pierre s'en empare lestement, et part avec eux pour le +Paradis[15]. Voilà sans doute un beau miracle, et pour des malheureux +damnés un joli moyen de salut! C'est se moquer que de croire qu'un +esprit aussi grave que celui de Dante ait pu s'arrêter un instant à de +pareilles balivernes; les auteurs italiens qui l'ont pensé ne +connaissaient vraisemblablement de ces Fabliaux que les titres. + +[Note 14: Le Grand d'Aussy a traduit ce Fabliau sous ce titre, dans +son tome II, in-8°. p. 36. Il est intitulé dans les manuscrits, et dans +l'édition donnée par Barbazan, _de St. Pierre et du Jougleor_. On le +trouve dans celle de M. Méon, Paris, 1808, 4-vol. in-8°., vol III, p. +282. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, Nos. 7218 +et 1836, in-f°., de l'abbaye de St.-Germain.] + +[Note 15: Ibid, p. 36.] + +Il n'en est peut-être pas de même du Puits et du Purgatoire de saint +Patrice, épisode d'un vieux roman, d'où Fontanini et d'autres +critiques[16] pensent que notre poëte a pu tirer l'idée de la forme de +son Enfer. Ce roman est intitulé _Guerino il Meschino_, Guérin le +malheureux ou le misérable; la fable du puits de saint Patrice, tirée +des légendes du temps, y forme un long épisode[17]. Ce Puits était situé +dans une petite île au milieu d'un lac, à deux lieues de Dungal en +Irlande. Guérin y descend, et voit toutes les merveilles que la +superstition y supposait; les épreuves des âmes dans le Purgatoire, +leurs supplices dans l'Enfer, leurs joies dans le Paradis. Dans le +Purgatoire ce sont différents lacs remplis de flammes, ou de serpents, +ou de matières infectes qui servent à purger les âmes des différents +péchés; dans l'Enfer, ce sont des cercles disposés concentriquement l'un +au-dessous de l'autre. Il y en a sept, et dans chacun de ces cercles, +les damnés sont punis par des supplices divers pour chacun des sept +péchés capitaux. Satan est placé au fond dans un lac de glace, et ce lac +est au centre de la terre. Guérin passe dans tous ces cercles l'un après +l'autre; il y retrouve plusieurs personnes qu'il avait connues sur la +terre; les lieux qu'il parcourt et les peines qu'il voit souffrir à +l'effroyable aspect du chef des anges rebelles, sont décrits avec assez +de force. Au-delà des cercles infernaux, il est introduit dans le +Paradis par Énoch et Élie, qui lui en font connaître les beautés, et +résolvent tous les doutes qu'il leur expose. + +[Note 16: Pelli. _Memorie per la vita di Dante Alighieri_. §. XVII.] + +[Note 17: C'est au sixième livre de ce roman, depuis le ch. 160 +jusqu'au chap. 188.] + +Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports; +mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, au +temps de notre poëte. Fontanini[18] et d'autres auteurs[19] sont de +cette opinion, et attribuent ce très-ancien roman à un certain André de +Florence. Le savant Bottarie pense[20], au contraire, que le roman de +Guérin est d'origine française, qu'il fut ensuite traduit par cet André +en italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperçu +de son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouvent +furent transportés de son poëme dans la traduction du roman. Un fait +vient à l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice, +fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dans +notre ancienne littérature. Marie de France, qui vivait au commencement +du treizième siècle, la première qui ait écrit des fables dans notre +langue, écrivit aussi le conte dévot de ce Purgatoire[21]; elle dit +l'avoir tiré d'un livre plus ancien qu'elle[22], et ce livre était +vraisemblablement le roman français de Guérin. Or, dans ce conte de +Marie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saint +Patrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dans +la description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dans +le reste il n'y a aucune des particularités qui semblent rapprocher l'un +de l'autre le poëme du Dante et cet épisode du roman de Guérin. Il est +donc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant sa +traduction dans le moment où la _Divina Commedia_ occupait le plus +l'attention publique, en emprunta les détails qu'il crut propres à +enrichir cette partie des aventures du héros[23]. + +[Note 18: _Eloq. ital._, l. I, c. XXVI.] + +[Note 19: Michel _Poccianti, Catalogo de' scrittori fiorentini_, +etc.] + +[Note 20: Dans une lettre écrite sous le nom d'un académicien de la +Crusca, imprimée à Rome dans les _Simbole Goriane_, tom. VII.] + +[Note 21: Voy. Contes et Fabliaux, etc., t. IV, p. 71. Il se trouve +parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N. n°. 5, fonds de +l'Église de Paris, in-4°., f°. 241.] + +[Note 22: Contes et Fabliaux, etc., _ub. sup._, p. 76.] + +[Note 23: Ce roman est connu en italien sous le nom de _Guerino il +Meschina_, mais le titre entier de la première édition, qui est de 1473, +in-fol. (Padoue. _Bartholomeo Valdezochio_), et celui de la seconde, +faite à Venise en 1477, aussi in-fol., sont beaucoup plus étendus. +Debure les rapporte dans leur entier. Bibl. instr. Belles-lettres, t. +II, no. 3823 et 24. Ces deux belles éditions sont à la Bibliothèque +Impériale. Le roman de _Guerino_, quoique d'origine française, a été +traduit de l'italien en français, par Jean de Cachermois, et imprimé à +Lyon en 1530, in-fol. got., sous le titre de Guérin-Mesquin, traduction +fausse et ridicule de _Meschino_, qui en italien ne désigne que les +malheurs qu'éprouve le héros, l'un des descendants de Charlemagne. +Guérin-Mesquin, abrégé et réimprimé plusieurs fois, fait partie de ce +que nous appelons la Bibliothèque bleue: _et habent sua fata libelli_.] + +Le résultat de ces recherches, où je ne veux pas m'enfoncer davantage, +où peut-être même je dois craindre de m'être trop arrêté, intéresse au +fond beaucoup plus notre curiosité, que la gloire du Dante. S'il connut +la fable de saint Patrice, il en fit le même usage qu'Homère avait fait +des fables égyptiennes et grecques; il l'agrandit et la revêtit des +couleurs de la poésie: il en revêtit de même les idées de son maître +_Brunetto Latini_, si en effet il les emprunta de lui, et si la nature +même de son sujet ne lui en dicta pas de semblables. Ce sont ces +couleurs créatrices qui font vivre les fictions, et qui les gravent dans +la mémoire des hommes. C'est la nature qui les donne; elles +n'appartiennent qu'au génie; et si, pour apprendre à les employer, il a +besoin de leçons et d'exemples, c'est d'Homère, et surtout de Virgile, +et non d'aucun de ces obscurs romanciers, que Dante en apprit l'emploi. +Les poëmes d'Homère n'étaient point encore traduits en latin; mais, quoi +qu'en ait pu dire Mafféi[24], il paraît certain que notre poëte savait +assez le grec pour pouvoir lire ces poëmes dans la langue originale. Les +mots grecs dont il se sert souvent[25], et l'éloge même qu'il fait +d'Homère dans son quatrième chant, le prouvent assez. Quant à Virgile, +c'était, comme je l'ai déjà dit, son maître et l'objet continuel de son +étude. Nous l'allons voir évidemment dès le commencement de son ouvrage, +et nous verrons dans l'ouvrage entier comment il profita de ses leçons. + +[Note 24: Dans son _Examen_ du livre de Fontanini, _dell' Eloq. +ital._] + + + + +SECTION DEUXIÈME. + +_L'Enfer_. + + +Les commentateurs ont prodigieusement raffiné sur le génie allégorique +du Dante; ils ont voulu voir partout des allégories, et le plus souvent +il les ont moins vues que rêvées; mais il y a pourtant beaucoup +d'endroits de son poëme qui ne peuvent s'entendre autrement. Le +commencement est de ce nombre[26]. Au milieu du chemin de cette vie +humaine, le poëte se trouve égaré dans une forêt obscure et sauvage. Il +ne peut dire comment il y était entré, tant il était alors accablé de +sommeil. Il arrive au pied d'une colline, lève les yeux, et voit poindre +sur son sommet les premiers rayons du soleil. Ce spectacle calme un peu +sa frayeur; il se retourne pour voir l'espace horrible qu'il avait +franchi, comme un voyageur hors d'haleine, descendu sur le rivage, +tourne ses regards vers la mer où il a couru tant de dangers[27]. + +[Note 25: _Perizoma_, inf. c. XXX, v. 61. _Entomata_ pour _insetti_, +Purg., c. X, v. 128. _Geomanti_, Purg. c. XIX, v. 4. _Eunoè_, pour +_buona mente_, IV. c. XXVIII, v. 131, etc., etc.] + +[Note 26: C. I.] + +[Note 27: + + _E come quei che con lena affannata + Uscito fuor del pelago alla riva, + Si volge all'acqua perigliosa, e guata._] + +Après quelques moments de repos, il commence à gravir la colline: une +panthère à peau tigrée vient lui barrer le chemin. Un lion paraît +ensuite, et accourt vers lui la tête haute, comme prêt à le dévorer. Une +louve maigre et affamée se joint à eux, et lui cause tant d'effroi qu'il +perd l'espérance d'arriver au haut de la montagne. Il reculait vers le +soleil couchant, et redescendait malgré lui, lorsqu'une figure d'homme +se présente, d'abord muette, et la voix affaiblie par un long silence. +Dante l'interroge; c'est Virgile. Dès qu'il s'est fait connaître: «Es-tu +donc, s'écrie le poëte, en rougissant devant lui, es-tu ce Virgile, +cette source qui répand un si vaste fleuve d'éloquence? Ô toi! +l'honneur et le flambeau des autres poëtes, puisse la longue étude et +l'ardent amour qui m'ont fait rechercher ton livre, me servir auprès de +toi! Tu es mon maître et mon modèle, c'est à toi seul que je dois ce +beau style qui m'a fait tant d'honneur». Je ne puis me résoudre à +altérer, par des périphrases, cette simplicité naïve. C'est ce que nos +traducteurs n'ont pas vu; ils se sont cru obligés de donner de l'esprit +à de si beaux vers: + + _Or se' tu quel Virgilio, e quella fonte, + Che spande di parlar si largo fiume? + Risposi lui con vergognosa fronte. + + O degli altri poeti onore e lume, + Vagliami'l lungo studio e'l grand' amore + Che m'han fatto cerrar lo tuo volume. + + Tu se' lo mio maestro, e'l mio autore: + Tu se' solo colui, da cu'io tolsi + Lo bello stile, che m' ha fatto onore_. + +Oui certes, voilà un beau style, et le plus beau qu'ait employé aucun +poëte, depuis que Virgile lui-même avait cessé de se faire entendre. + +Le maître avertit son disciple qu'il a pris une fausse route; qu'il est +impossible de parvenir au haut de la colline malgré le monstre qui lui a +causé tant de frayeur, monstre si dévorant et si terrible, que rien ne +le peut assouvir; il va le conduire par une voie plus sûre, quoique +dangereuse et pénible. Il lui fera voir le séjour des supplices +éternels, et celui des tourments qui sont adoucis par l'espérance. S'il +veut s'élever ensuite jusqu'à la demeure des bienheureux, c'est un +autre que lui qui sera son guide. Dante consent à se laisser conduire, +et Virgile marche devant lui. De quelque manière qu'on entende cette +allégorie, c'en est une incontestablement, et ce n'est pas chercher des +explications trop raffinées, que d'y voir que le poëte, parvenu au +milieu de sa carrière, après s'être égaré dans les sentiers de +l'ambition et des passions humaines, veut enfin s'élever jusqu'aux +hauteurs qu'habite la vertu. L'amour des plaisirs s'oppose d'abord à son +dessein; l'orgueil, ou l'amour des distinctions vient ensuite; +l'avarice, ou l'amour des richesses est l'ennemi le plus redoutable. Le +sage, qui vient à son secours, lui apprend qu'on ne peut vaincre de +front tous ces obstacles; que ce n'est pas en quittant le chemin du +vice, qu'on peut arriver immédiatement à la vertu; que pour y parvenir, +il faut s'en rendre digne par la méditation des leçons de la sagesse. +Or, en ce temps-là, ces leçons consistaient dans la contemplation des +destinées de l'homme après sa mort, et dans la connaissance qu'on +croyait pouvoir acquérir de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis. C'est +là sans doute le sens et le but de cette vision; elle n'a rien +d'étrange, d'après l'esprit qui régnait dans ce siècle; mais ce qui +surprend toujours davantage, c'est que l'auteur ait pu tirer d'un pareil +fonds un si grand nombre de beautés. + +Le jour déclinait, continue-t-il dans des vers dignes de Virgile[28], +et l'air sombre délivrait de leurs travaux les animaux qui sont sur la +terre; lui seul se préparait à soutenir la fatigue du chemin et les +assauts de la pitié. Il invoque le secours des Muses et celui de sa +mémoire qui doit lui retracer ces grands spectacles. Il soumet ensuite à +Virgile quelques doutes et quelques craintes. Le poëte romain, pour +réponse, lui apprend quelle est la cause qui l'a fait venir à sa +rencontre. Il reposait dans une espèce de limbe, où Dante place ceux qui +n'avaient pu connaître la vraie religion, lorsqu'une belle femme est +descendue du ciel, et lui a dit avec une voix angélique: «Mon ami, et +non celui de la Fortune[29], est arrêté dans une plaine déserte et dans +un chemin pénible. Je crains qu'il ne s'égare: va le trouver et lui +servir de guide. C'est Béatrix qui t'envoie, et qui retourne au séjour +céleste.» Dans cette apparition de Béatrix, et dans cette mission dont +elle charge Virgile, on entend généralement la Théologie, ou la +connaissance des choses divines; et il est certain que la suite de ce +dialogue le fait assez voir; mais c'est sous la figure de cette Béatrix +qui lui avait été, qui lui était toujours si chère, qu'il représente la +science alors regardée comme la première, et presque comme une science +surnaturelle. Quelle femme a jamais reçu après sa mort un plus noble +hommage? et quelle preuve plus forte pourrait-on avoir de l'élévation et +de la pureté des sentiments qui avaient uni l'une à l'autre, pendant +quinze années, deux âmes si dignes de s'aimer? C'est un exemple, +peut-être unique, du parti qu'on pourrait tirer en poésie de la +combinaison d'un personnage allégorique avec un être réel. L'effet +mélancolique et attachant qu'il produit ici aurait dû engager à +l'imiter, s'il n'y avait pas quelque chose d'inimitable dans ce qu'une +sensibilité profonde peut seule dicter au génie. + +[Note 28: + + _Lo giorno se n'andava, e l'aer bruno + Toglieva gli animai che sono'n terra + Dalle fatiche loro; ed io sol'uno. + + M'apparechiava a sostener la guerra + Si del cammino e sì della pietate, + Che ritrarra la mente che non erra_. + (C. II.)] + +[Note 29: + + _L'amico mio, e non della ventura, + Nella diserta piaggia è impedito_, etc.] + +Les explications qu'il reçoit de Virgile rendent au poëte tout son +courage; ce qu'il exprime par cette comparaison charmante: «Tel[30] que +de tendres fleurs courbées et fermées par le froid de la nuit, quand le +soleil revient les éclairer, se rouvrent et se relèvent sur leur tige, +je sentis renaître en moi ma force abattue». Il ne craint plus ni les +dangers ni la fatigue; son guide marche, il le suit. Tout à coup et sans +préparation, ces mots célèbres et terribles frappent le lecteur[31]: + + PER ME SI VA NELLA CITTA DOLENTE: + PER ME SI VA NELL' ETERNO DOLORE: + PER ME SI VA TRA LA PERDUTA GENTE, + + _Giustizia mosse'l mia alto fattore: + Fece mi la divina potestate, + La somma sapienza, e'l primo amore._ + + _Dinanzi a me non fur cose create + Se non eterne, ed io eterno dura_: + LASCIATE OGNI SPERANZA, VOI CH'ENTRATE. + +[Note 30: + + _Quale i fioretti dal notturno gelo + Chinati e chiusi, poiche'l sol gl'imbianca, + Si drizzan tutti aperti in loro stelo, + Tal mi fec' io di mia virtute stanca_.] + +[Note 31: C. III.] + +Il est à peine besoin de les traduire, tant l'harmonie même des vers est +expressive, tant leur beauté mille fois citée les a rendus en quelque +sorte communs à toutes les langues. On n'y peut regretter qu'une chose, +c'est que Dante, trop souvent théologien, lors même qu'il est grand +poëte, ait cru devoir exprimer en détail l'opération des trois personnes +de la Trinité dans la création des portes de l'Enfer. Cela peut s'allier +avec l'idée de la _divine Puissance_ et de la _suprême Sagesse_, telles +du moins que l'homme aussi présomptueux que borné ose les figurer dans +sa pensée; mais on ne peut sans répugnance, y voir coopérer +explicitement le _premier Amour_. Si l'on en excepte ce seul trait, +quelle sublime inscription! quelle éloquente prosopopée que celle de +cette porte qui se présente d'elle-même, et qui prononce, pour ainsi +dire, ces sombres et menaçantes paroles: + +«C'est par moi que l'on va dans la cité des pleurs; c'est par moi que +l'on va aux douleurs éternelles; c'est par moi que l'on va parmi la race +proscrite. La Justice inspira le Très-Haut dont je suis l'ouvrage..... +Rien avant moi ne fut créé, sinon les choses éternelles; et moi, je dure +éternellement. Laissez toute espérance, ô vous qui entrez ici»! +L'intérieur répond à cette redoutable annonce: «Là, des soupirs, des +pleurs, de hauts gémissements, retentissent sous un ciel qu'aucun astre +n'éclaire. Des idiomes divers[32], d'horribles langages, des paroles de +douleur, des accents de colère, des voix aiguës et des voix rauques, et +le choc des mains qui les accompagne, font un bruit qui retentit sans +cesse dans cet air éternellement sombre, comme le sable, quand un noir +tourbillon l'agite». + +[Note 32: + + _Diverse lingue, orribili favelle, + Parole di dolore, accenti d'ira, + Voci alte e fioche, e suon di man con elle + Facevan un tumulto, il qual s'aggira + Sempre'n quell' aria senza tempo tinta, + Come la rena, quando'l turbo spira_.] + +Ce séjour affreux n'est pourtant encore que celui de ces hommes +indifférents qui ont vécu sans honte et sans gloire. Dante les place +avec les anges qui ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu; qui furent +chassés du ciel, mais que les profondeurs de l'Enfer ne voulurent pas +recevoir. On a beaucoup disserté sur cette troisième espèce d'anges +qu'il semble créer ici de sa propre autorité. Mais ne peut-on pas dire +qu'habitué aux agitations d'une république où les partis se heurtaient +et se combattaient sans cesse, il a voulu désigner et couvrir du mépris +qu'ils méritent, ces hommes qui, lorsqu'il s'agit des intérêts de la +patrie, gardent une neutralité coupable, exempts des sacrifices qu'elle +impose, des services qu'elle réclame, des périls auxquels elle a le +droit de vouloir qu'on s'expose pour elle, et toujours prêts, quoi qu'il +arrive, à se ranger du parti du vainqueur? Si ce n'a pas été l'intention +du poëte, du moins semble-t-il aller au-devant des applications, surtout +quand il se fait dire par Virgile: «Le monde ne conserve d'eux aucun +souvenir; la miséricorde et la justice les dédaignent également: cessons +de parler d'eux; regarde, et suis ton chemin[33]». Ces misérables, qui +ne vécurent jamais[34], sont forcés de se précipiter en foule après une +enseigne qui court rapidement devant eux: ils sont nus et piqués sans +cesse par des guêpes et par des taons. Le sang coule sur leur visage, se +confond avec leurs larmes, et tombe jusqu'à leurs pieds, où des vers +dégoûtants s'en nourrissent. + +[Note 33: + + _Fama di loro il mondo esser non lassa. + Misericordia et giustizia gli sdegna: + Non ragioniam di lor, ma guarda, e passa_.] + +[Note 34: + + _Questi sciaurati, che mai non fur vivi_.] + +Les deux voyageurs s'avancent jusqu'au fleuve de l'Achéron, car Dante ne +fait nulle difficulté de mêler ainsi l'ancien Enfer et le nouveau. +Caron, pour plus de ressemblance, y passe les âmes dans sa barque. C'est +un démon sous la figure d'un vieillard à barbe grise, mais qui a les +yeux entourés d'un cercle de flammes, et ardents comme la braise. +«Malheur à vous, âmes coupables, s'écrie-t-il en approchant du bord; +n'espérez jamais voir le ciel: je viens pour vous mener à l'autre rive, +dans les ténèbres éternelles, dans l'ardeur des feux et dans la +glace[35]». Il s'indigne de voir se présenter à lui une âme vivante, et +veut la repousser. «Caron, lui dit Virgile avec un ton d'autorité, ne te +mets pas en courroux; on le veut ainsi la ou l'on peut tout ce qu'on +veut; ne demande rien de plus[36]». Caron se tait; mais les âmes qui +bordent le fleuve, nues et accablées de fatigue, changent de couleur à +ses menaces, grincent des dents, blasphèment Dieu, leurs parents, +l'espèce humaine, le lieu, le temps de leur génération et de leur +naissance. Caron les prend chacune à leur tour, et frappe de sa rame +celles qui sont trop lentes. «Comme on voit en automne les feuilles se +détacher l'une après l'autre, jusqu'à ce que les branches aient rendu à +la terre toutes leurs dépouilles, ainsi la malheureuse race d'Adam se +jette du rivage dans la barque, aux ordres du nocher, comme un oiseau au +signal de l'oiseleur[37]». On reconnaît encore dans cette belle +comparaison l'élève et l'imitateur de Virgile. + +[Note 35: + + _Ed ecco verso noi venir, per nave, + Un vecchio bianco, per antico pelo, + Griduado: Guai a voi, anime prave: + + Non isperate mai veder lo cielo: + I'vegno per menarvi all'altra riva + Nelle tenebre eterne, in caldo e'n grelo_.] + +[Note 36: + + _Caron, non ti crucciare: + Vuolsi così colà, dove si puote + Cio che si vuole; e più non dimandare_.] + +[Note 37: + + _Come d'autunno si levan le foglie, + L'una appresso dell'altra, in fin che'l ramo + Rende alla terra tutte le sue spoglie; + Similemente il mal seme d'Adamo + Gittan si di quel lito ad una ad una + Per cenni, com' augele suo richiamo_.] + +Tandis que Dante interroge son maître et qu'il écoute ses réponses, la +sombre campagne s'ébranle: cette terre baignée de larmes exhale un vent +impétueux qui lance des éclairs d'une lumière sanglante[38]. Le poëte +perd tout sentiment; il tombe comme un homme accablé de sommeil. Un +tonnerre éclatant le réveille[39]; il se trouve de l'autre côté du +fleuve, et sur le bord de l'abîme de douleurs, où retentit le bruit d'un +nombre infini de supplices. Dans cette cavité obscure et profonde, l'œil +a beau se fixer vers le fond, il n'y distingue rien; c'est le gouffre +immense des Enfers où les deux poëtes vont descendre de cercle en +cercle. Dans le premier qui fait le tour entier de l'abîme, il n'y a +point de cris ni de larmes, mais seulement des soupirs dont l'air +éternel retentit. Ce sont les limbes, où une foule innombrable +d'enfants, d'hommes et de femmes, souffre une douleur sans martyre[40]. +Leur seul crime est d'avoir ignoré une religion qu'ils ne pouvaient +connaître. Virgile, qui explique au Dante leur destinée, ajoute qu'il +est lui-même de ce nombre; que, pour cette seule faute, ils sont perdus +à jamais; mais que leur seul supplice est un désir sans espérance[41]. + +[Note 38: + + _La terra lagrimosa diede vento, + Che baleno una luce vermiglia_.] + +[Note 39: + + _Ruppe mi l'alto sonno nella testa + Un greve tuono, si ch' i' mi riscossi_, etc. + (C. IV.)] + +[Note 40: + + _E ciò avvenia di duol senza martiri, + Ch' avean le turbe, ch' eran molte e grandi, + D'infanti, e di femmine e di viri_.] + +[Note 41: + + _Per tai difetti, e non per altro rio, + Semo perduti, e sol di tanto offesi + Che senza speme vivemo in disio._] + +Cependant un feu brillant vient éclairer ce ténébreux hémisphère. Quatre +ombres s'avancent, et tout ce qui les entoure paraît leur rendre +hommage. Une voix fait entendre ces mots: «Honorez ce poëte sublime; son +ombre qui nous avait quittés revient à nous[42]». Dante voit marcher +vers lui ces quatre grandes ombres, dont l'aspect n'annonce ni la +tristesse ni la joie. «Regarde, lui dit Virgile, celui qui tient en main +une épée, et qui devance les trois autres, comme leur maître: c'est +Homère, poëte souverain; les autres sont Horace, Ovide, et Lucain. J'ai +de commun avec eux ce nom que la voix a fait entendre; et ils me rendent +les honneurs qui me sont dus. Ainsi, continue Dante, je vis se réunir la +noble école de ce maître des chants sublimes, qui vole, tel qu'un aigle, +au-dessus de tous les autres[43]». Quand ils se furent entretenus +quelque temps, ils se tournèrent vers moi et me saluèrent: mon maître +sourit; alors ils me traitèrent plus honorablement encore; ils +m'admirent enfin dans leur troupe, et je me trouvai le sixième, parmi de +si grands génies[44]. + +[Note 42: + + _In tanto voce fu per me udita: + Onorate l'altissimo poeta; + L'ombra sua torna ch'era dipartíta._] + +[Note 43: + + _Così vidi adunar la bella scuola + Di quel signor dell'actissimo canto, + Che sovra gli altri, com'aquila vola._] + +[Note 44: _Si ch'io fui sesto tra cotanto senno._] + +Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignité simple, qui +frappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui ne +pardonnent pas au génie de se sentir lui-même et de se mettre à sa +place, comme l'ont fait presque tous les grands poëtes, y trouveront +peut-être trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilége, +et qui savent qu'en ne le donnant qu'au génie, on ne risque jamais de le +voir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonnée +d'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moins +à l'égard de l'un de ces anciens poëtes, est peut-être ici plus sévère +que la justice. + +Les six poëtes, en poursuivant leurs entretiens, arrivent au pied d'un +château environné de sept murailles et défendu tout alentour par un +fleuve; ils le passent à pied sec, et pénètrent par sept portes dans une +vaste prairie. Quel que soit le sens allégorique de ces sept murs et de +ce fleuve, car les commentateurs sont partagés à cet égard, les uns y +voyant les sept arts, les autres, quatre vertus morales et trois +spéculatives, et d'autres encore autre chose; c'est dans cette enceinte +que Dante place une espèce d'Elysée. Les âmes dont il le remplît ont le +regard lent et grave, leur maintien est imposant, et, selon l'expression +du poëte, plein d'une grande autorité: elles parlent rarement et avec de +douces voix[45]. On ne peut mieux peindre le calme inaltérable et la +dignité de la sagesse. + +Des héroïnes et d'antiques héros sont mêlés avec les sages. On y voit +Électre, non la sœur d'Oreste, mais la mère de Dardanus; Hector, Énée, +Camille, Pentésilée, le roi Latinus et Lavinie sa fille, Brutus qui +chassa les Tarquins, et César, à qui le poëte donne les yeux d'un oiseau +de proie, _Con gli occhi grifagni_; Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie, et +le grand Saladin, seul à part; trait d'indépendance remarquable, d'avoir +osé placer dans l'Élysée ce terrible ennemi des Chrétiens! Dante lève un +peu plus les yeux, et il voit le maître de toute science, Aristote, _il +maestro di color che sanno_, assis au milieu de sa famille +philosophique; tous l'admirent et l'honorent. Socrate et Platon sont +placés le plus près de lui; ensuite Démocrite, Diogène, Anaxagore, +Thalès, Empédocle, Héraclite, Zénon et plusieurs autres, tant grecs que +latins, jusqu'à l'arabe Averroès. Virgile et Dante se séparent ensuite +des quatre autres poëtes; ils passent de ce séjour paisible dans un +lieu bruyant, plein de trouble, et privé de la clarté du jour. + +[Note 45: + + _Genti v'eran ion occh tardi e graoi, + Di grande autorita ne lor semb anti: + Parlavan rado con voci soavi_.] + +C'est là, c'est au second cercle de l'abîme[46], que commence proprement +l'Enfer. Minos est assis à l'entrée, avec un aspect horrible et des +grincements de dents. C'est un juge de l'ancien Enfer, mais c'est un +démon de l'Enfer moderne. Sa longue queue lui sert pour marquer les +degrés de sévérité de ses sentences. Selon les crimes commis par les +âmes qui paraissent devant lui, il fait autour de son corps plus ou +moins de tours avec sa queue, et l'âme descend dans le cercle indiqué +par le nombre des tours[47]. Au-delà de son tribunal, on entend des voix +plaintives, des gémissements et des pleurs. L'air, privé de toute +lumière, mugit comme une mer orageuse, battue par des vents +contraires[48]. L'ouragan infernal qui ne s'apaise jamais, emporte avec +lui les âmes, les tourmente, et les fait tourner sans cesse dans ses +tourbillons. Quand elles arrivent au bord du précipice, alors se font +entendre les cris, les lamentations et les blasphèmes. Ce sont les âmes +des voluptueux qui ont soumis la raison à leurs désirs. Le poëte compare +leurs essaims nombreux aux troupes d'étourneaux qui s'envolent à +l'arrivée de la froide saison, et à celles des grues, qui tracent dans +l'air de longues files, en jetant des cris plaintifs[49]. + +[Note 46: C. V.] + +[Note 47: + + _E quel conoscitor delle peccata + Vede qual luogo d'inferno è da essa_: (_anima_) + _Cignesi con la coda tante volte + Quantunque gradi vuol che giù sia messa._] + +[Note 48: + + _Io venni in luogo d'ogni luce muto, + Che mugghia, come fa mar per tempesta, + Se da contrari venti è combattuto. + La bufera infernal che mai non resta;_ + + _Mena gli spirti con la sua rapina, + Voltando e percuotendo gli molesta._] + +[Note 49: + + _E come gli stornei ne portan l'ali, + Nel freddo tempo, a schiera larga e piena; + Così quel fiato gli spiriti mali + Di quà, di là, di giù, di sù li mena. + + E come i gru van contando lor lai, + Facendo in aer di se lunga riga, + Cosi vid' io venir, traendo guai, + Ombre portate dalla detta briga._] + +Les premières qui se présentent sont celles de Sémiramis, de Didon, de +Cléopâtre, d'Hélène; puis les ombres d'Achille, de Pâris, et de Tristan. +D'autres suivent par milliers, et Virgile les nomme à mesure que le vent +les fait passer sous leurs yeux; mais il en est deux qui attirent plus +particulièrement les regards de notre poëte, et qui lui inspirent plus +de pitié. Nous voici arrivés à ce touchant épisode de _Francesca da +Rimini_, l'un des deux que l'on cite toujours quand on parle de l'Enfer +du Dante, qui est en effet au-dessus de tout le reste, et que les +Italiens comparent avec raison aux beautés les plus exquises de tous les +poëmes anciens et modernes. Malgré sa grande réputation, il est assez +mal connu en France. Ceux qui ont essayé de le traduire dans notre +langue, ont fait disparaître son plus grand charme, qui est celui d'une +tendresse et d'une simplicité naïves; peut-être ne serai-je pas plus +heureux; mais je ne puis résister au désir de le tenter. + +L'histoire amoureuse et tragique qui en est le sujet avait dû faire +beaucoup de bruit; elle touchait de près la famille dans laquelle Dante +avait trouvé son dernier asyle. _Guido da Polento_ avait une fille +charmante nommée Françoise. Elle était tendrement aimée de Paul, son +jeune cousin; mais des arrangements de fortune engagèrent Guido à la +marier avec _Lanciotto_, fils de _Malatesta_, seigneur de Rimini. Ce +Lanciotto était contrefait et peu aimable. Paul continua de voir sa +cousine. L'amour reprit tous les droits que lui avait enlevés ce +mariage; mais le mari jaloux surprit les deux jeunes amants, et les +sacrifia tous deux à sa vengeance. Ce sont leurs ombres qui passent en +ce moment devant le poëte, et qu'il regarde avec autant de curiosité que +de tristesse. Il poursuit en ces mots son récit: + +«Je dis à mon guide: ô Poëte[50], je voudrais parler à ces deux ombres +qui vont ensemble et paraissent voler si légèrement au gré du vent. Tu +verras, me répondit-il, quand elles seront plus près de nous. Prie-les +alors au nom de cet amour qui les conduit; elles viendront à toi. +Aussitôt que le vent les amena vers nous, j'élevai la voix: Ames +infortunées, venez nous parler, si rien ne vous arrête.--Telles que deux +colombes, excitées par le désir, les ailes étendues et immobiles, +viennent en traversant les airs au doux nid où la même volonté les +appelle, telles ces deux ombres sortirent de la troupe où est Didon, et +vinrent à nous à travers cet air malfaisant; tant le son de ma voix +avait eu d'expression et de force!--O mortel bienfaisant et sensible, +qui viens nous visiter dans ces épaisses ténèbres, nous qui avons teint +la terre de notre sang, si le roi de l'univers pouvait nous être +favorable, nous le prierions pour toi, puisque tu as pitié de nos maux. +Ce que tu désires d'entendre et de nous dire, nous le dirons et nous +l'entendrons volontiers, tandis que le vent se tait, comme il le fait en +ce moment. Le pays où je suis née[51] est situé près de la mer, à +l'endroit où le Pô descend pour s'y reposer avec les fleuves qui le +suivent. L'amour, qui dans un cœur bien né s'allume si rapidement, +enflamma celui-ci pour la beauté qui me fut bientôt ravie par un coup +que je ressens encore. L'amour, qui ne dispense jamais d'aimer qui nous +aime, m'inspira un désir si fort de ce qui pouvait lui plaire, qu'ici +même, comme tu vois, ce désir ne me quitte pas. L'amour nous conduisit +ensemble à la mort: le fond des enfers attend celui qui nous ôta la +vie.--C'est ainsi que nous parla cette ombre malheureuse. En l'écoutant, +je courbai la tête, et je la tins si long-temps baissée, que le Poëte +me dit enfin: Que penses tu? Je lui répondis: Hélas! combien de douces +pensées, combien de désirs ont conduit ces infortunés à leur fin +douloureuse! Puis, je me retournai vers eux, et leur dis: Françoise, tes +souffrances m'arrachent des larmes de tristesse et de pitié. Mais +dis-moi: dans le temps de vos doux soupirs, à quoi et comment l'amour +vous permit-il de connaître des désirs qui ne se déclaraient point +encore?--Elle me répondit: Il n'est point de plus grande douleur que de +se rappeler des temps heureux quand on est dans l'infortune; et ton +maître ne l'ignore pas; mais si tu as si grand désir de connaître la +première origine de notre amour, je ferai comme les malheureux qui +parlent en versant des pleurs. Un jour nous prenions plaisir à lire, +dans l'histoire de Lancelot, comment il fut enchaîné par l'amour. Nous +étions seuls et sans défiance. Plus d'une fois cette lecture fit que nos +yeux se cherchèrent, et que nous changeâmes de couleur; mais il vint un +moment qui acheva notre défaite. Quand nous lûmes qu'un tel amant avait +cueilli sur un doux sourire le baiser long-temps désiré; celui-ci, que +rien ne séparera plus de moi, colla sur mes lèvres sa bouche tremblante: +le livre et son auteur furent nos messagers d'amour, et ce jour-là nous +n'en lûmes pas davantage.--Tandis que l'une de ces ombres parlait ainsi, +l'autre soupirait si amèrement que la pitié me saisit, je défaillis, +comme si j'eusse été près de mourir, et je tombai comme tombe un corps +sans vie[52]». + +[Note 50: + + _I' cominciai: Poeta volentieri + Parlerei a que' duo che'nsieme vanno, + E pajon sì al vento esser leggieri. + Ed egli a me: vedrai quando saranno + Più presso a noi: e tu allor gli prega + Per quell'amor ch'ei mena; e quei verranno. + Si tosto come'l vento a noi gli piega, + Mossi la voce: O anime affanate, + Venite a noi parlar, s'altri nol niega. + Quali colombe dal disio chiamate + Con l'ali aperte e ferme al dolce nido + Volan per l'aer dal voler portate: + Cotale uscir della schiera ov'è Dido, + A noi venendo per l'aer maligno; + Si forte fu l'affetuoso grido_, etc.] + +[Note 51: Je ne sais si les Français, qui n'entendent pas l'Italien, +pourront entrevoir dans ma traduction les beautés simples, touchantes, +et le caractère vraiment antique de ce morceau; quand à ceux à qui la +langue italienne est familière, et surtout aux Italiens mêmes, je sens +autant qu'eux tout ce qu'un original si parfait perd dans une si faible +copie, et c'est pour eux que, sacrifiant tout amour-propre, je vais +mettre ici le texte même, depuis l'endroit où _Francesca_ commence le +récit de ses malheurs. + + _Siede la terra dove nata fui + Su la marina, dove'l Po discende + Per aver pace co' seguaci sui. + Amor, ch'a cor gentil ratto s'apprende, + Prese cosuti della bella persona + Che mi fu tolta, e'l modo ancor m'offende. + Amor, ch'a nullo amato amar perdona, + Mi prese del costui piacer sì forte + Che, come vedi, ancor non m'abbandona. + Amor condusse noi ad una morte: + Caina attende chi vita ci spense. + Queste parole da lor ci fur porte_. + + _Da ch'io intesi quell' anime offense, + Chinai'l viso, e tanto'l tenni basso, + Fin che'l Poeta mi disse: che pense? + Quando risposi, cominciai: o lasso, + Quanti dolci pensier, quanto disio, + Menà costoro al doloroso passo! + Poi mi rivolsi a loro, e parlai io, + E cominciai: Francesca, i tuoi martiri + A lagrimar mi fanno tristo e pio. + Ma dimmi: al tempo de' dolci sospiri, + A che, e come concedette amore + Che conosceste i dubbiosi desiri? + Ed ella a me: nessun maggior dolore + Che ricordarsi del tempo felice + Nella miseria; e ciò sa'l tuo dottore. + Ma se a conoscer la prima radice + Del nostro amor tu hai cotanto affetto_, + _Dirò, come colui che piange e dice. + Noi leggevamo un giorno per diletto + Di Lancilotto, come amor lo strinse; + Soli eravamo, e senza alcun sospetto. + Per più fiate gli occhi ci sospinse + Quella lettura, e scolorocci'l viso. + Ma solo un punto fu quel che ci vinse. + Quando leggemmo il disiato riso + Esser baciato da cotanto amante; + Questi, che mai da me non fia diviso, + La bocca mi bacciò tutto tremanie: + Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse: + Quel giorno più non vi leggemmo avante. + Mentre che l'uno spirto questo disse, + L'altro piangeva si che di pietade + Io venni meno come s'io morisse; + E caddi, come corpo morto cade_.] + +[Note 52: J'ai voulu, dans ces derniers mots, rendre par une mesure +à peu près semblable l'harmonie tombante des derniers mots italiens. + + _Co¯me˘ co¯rpo˘ mo¯rto˘ ca¯de˘_. + Comme tombe un corps sans vie. + +Mais je n'ai pu trouver pour la dernière syllabe longue qu'une voyelle +moins grave et moins sonore. Cette version offrait mille difficultés; il +fallait conserver la répétition élégante et imitative du mot _tomber_ au +dernier vers: + + _E caddi, come corpo morto cade_; + +_Corpo morto_ n'a rien que de noble en italien: _un corps mort_ serait +ridicule en français; enfin l'harmonie de la phrase était en quelque +sorte sacrée, et c'était un devoir de la conserver. C'est à quoi n'ont +songé ni Moutonnet, ni Rivarol, dans leurs traductions, qu'il est +inutile de citer. Ce soin de l'harmonie imitative qui manque dans +presque toutes les traductions de vers en prose, donnerait beaucoup de +peine au traducteur, et il faut l'avouer, ne serait apprécié que par un +petit nombre de lecteurs; mais c'est ce petit nombre qu'il faut toujours +s'efforcer de satisfaire.] + +C'est peut-être la millième fois que j'ai relu dans l'original cet +épisode justement célèbre, et l'impression qu'il me fait est toujours la +même, et je comprends moins que jamais comment dans ce siècle, dans +cette disposition d'esprit, dans un pareil sujet, au milieu de tous ces +tableaux sombres et terribles, Dante put trouver pour celui-ci des +couleurs si harmonieuses et si douces, comment il les créa, puisqu'elles +n'existaient pas avant lui, et comment il sut les approprier à une +langue rude encore et presque naissante. Ce ne fut ni dans la force ni +dans l'élévation de son génie, ni dans l'étendue de son savoir qu'il +trouva le secret de ces couleurs si neuves et si vraies, c'est dans son +âme sensible et passionnée, c'est dans le souvenir de ses tendres +émotions, de ses innocentes amours. Ce n'était point le philosophe +profond, l'imperturbable théologien, ni même le poëte sublime qui +pouvait peindre et inventer ainsi: c'était l'amant de Béatrix. + +Si l'on a d'abord peine à comprendre comment il a pu placer dans l'Enfer +ce couple aimable, pour une si passagère et si pardonnable erreur, on +voit ensuite qu'il a été comme au-devant de ce reproche, en mettant Paul +et Françoise dans le cercle où les peines sont le moins cruelles, en ne +les condamnant qu'a être agités par un vent impétueux, image allégorique +du tumulte des passions, et surtout en ne les séparant pas l'un de +l'autre. Ce sont des infortunés sans doute, mais ce ne sont pas des +damnés, puisqu'ils sont et puisqu'ils seront toujours ensemble. + +Quand le poëte revient à lui[53], il se trouve entouré de nouveaux +tourments, de quelque côté qu'il aille, qu'il se tourne ou qu'il +regarde. Il est descendu au troisième cercle, où tombe une pluie +éternelle, froide, accablante. Une forte grêle, une eau sale, mêlée de +neige, est versée par torrents dans cet air ténébreux; la terre qui la +reçoit exhale une vapeur infecte. Cerbère à la triple gueule aboie après +les malheureux qui y sont plongés. Ce démon Cerbère[54], qu'il nomme +aussi le grand Serpent, _il gran Vermo_, a les yeux ardents[55], la +barbe immonde et noire, le ventre large et des griffes aiguës, dont il +gratte, écorche et déchire les damnés. C'est ainsi que Dante habille à +la moderne les monstres de l'ancien Enfer. La pluie fait jeter à ces +malheureux des hurlements. Ils se retournent sans cesse d'un côté sur +l'autre pour s'en garantir. Toutes ces ombres sont couchées dans la +fange; ce sont celles des gourmands. Une seule se lève en voyant passer +le poëte, et se fait connaître à lui. C'était un parasite, à qui les +Florentins avaient donné le nom de _Ciacco_, qui dans leur dialecte +signifie un porc, un pourceau, et c'est par lui que Dante se fait +prédire ce qui doit arriver des partis qui agitaient la république, la +ruine de celui des Guelfes, l'arrivée de Charles de Valois et ses +suites. Ce chant est très-inférieur aux précédents. On est surpris que +Dante voulant parler des événements de sa patrie ait choisi pour +interlocuteur un homme sans nom, connu seulement par le sobriquet +honteux qu'il devait à sa gourmandise, et qu'après un épisode +enchanteur, il en ait imaginé un si dégoûtant et si commun. Enfin l'on +n'aime pas à le voir donner des larmes au sort de ce vil _Ciacco_[56], +lorsqu'il vient d'en donner de si touchantes aux souffrances de deux +amants. On a souvent à lui pardonner ces inégalités choquantes, dont il +faut moins accuser son génie que son siècle. + +[Note 53: C. VI.] + +[Note 54: _Dello demonio Cerbero_.] + +[Note 55: + + _Gli occhi ha vermigli, e la barba unta e atra_, + _E'l ventre largo, e unghiate le mani: + Graffia gli spirti, gli scuoia ed isquabra_.] + +[Note 56: + + _Ciacco, il tuo affanno + Mi pesa sì ch'a lagrimar m'invita_.] + +Nous avons vu Minos à l'entrée du second cercle, et le troisième gardé +par Cerbère; Pluton en personne préside au quatrième[57]. Pluton, le +grand ennemi, hurle d'une voix enrouée, et prononce des paroles +étranges, où l'on ne distingue que le nom de _Satan_[58]. Dans ce +cercle, les âmes lancées les unes contre les autres se poussent et se +heurtent sans cesse comme, dans le gouffre de Caribde, une onde se +brise contre une autre onde qu'elle rencontre. Elles jettent de grands +cris; et quand leurs poitrines se sont choquées, elles se retournent en +criant plus horriblement encore, et reviennent jusqu'à la moitié du +cercle, où elles trouvent de nouveau des poitrines ennemies qui les +repoussent. Ce sont les prodigues et les avares qui se tourmentent +mutuellement ainsi. Ceux qui ont la tête tonsurée attirent l'attention +du poëte; il demande à son guide si ce sont tous des gens d'église. Ce +sont, répond Virgile, des prêtres, des cardinaux et des papes, qui ont +poussé l'avarice au dernier excès. Dante voudrait en reconnaître +quelques uns; mais, lui dit son maître, le vice honteux dont ils se sont +souillés les rend méconnaissables et inaccessibles à toute recherche. Il +prend de-là occasion de couvrir d'un juste mépris les biens et les +faveurs de la fortune, dont le commun des hommes tire tant d'orgueil. +Tout l'or, dit-il, qui est sous le globe de la lune, ou qui appartint +jadis à ces âmes fatiguées, ne pourrait procurer à l'une d'entre elles +un seul instant de repos[59]. Dante demande ce que c'est donc que cette +fortune qui dispose de tous les biens, et Virgile lui fait cette belle +réponse; «Ô créatures insensées! dans quelle ignorance vous +croupissez[60]! Celui dont la science est au-dessus de tout, créa les +cieux; il leur donna des guides qui les conduisent, qui en font briller +chaque partie vers la partie qu'elle doit éclairer, et distribuent +également la lumière; de même il donna aux splendeurs mondaines une +conductrice générale qui y préside, qui change quand le temps en est +venu ces biens fragiles, et les fait passer de peuple en peuple et d'une +race à une autre race, sans que la sagesse humaine y puisse mettre +obstacle. Les uns commandent, les autres languissent au gré de ses +jugements, qui sont cachés comme le serpent sous l'herbe. Tout votre +savoir lui résiste en vain; elle pourvoit, juge, conserve son empire +comme les autres intelligences. Ses permutations n'ont point de trêve; +la nécessité la force à un mouvement rapide; tant arrivent souvent des +vicissitudes nouvelles. C'est elle que blâment et que maudissent ceux +mêmes qui lui devraient des remercîments et des éloges; mais elle a su +se rendre heureuse, et ne les entend pas. Avec une joie égale à celle +des autres créatures supérieures, elle fait comme elles tourner sa +sphère, et jouit de sa félicité». + +[Note 57: C. VII.] + +[Note 58: + + _Pape Satan, pape Satan aleppe, + Comincià Pluto, con la voce chioccia_. + +Les commentateurs sont curieux à voir s'évertuer sur ce début de chant. +Boccace y a vu le premier la surprise et la douleur. Selon lui, _Pape_ +vient du latin _papœ_, et c'est de ce mot que s'est formé le nom de Pape +donné au souverain Pontife, dont l'autorité, dit-il, est si grande, +qu'elle fait naître la surprise et l'admiration dans tous les esprits. +_Pape Satan_ est répété deux fois pour marquer mieux cette surprise. +_Aleppe_ vient d'_aleph_, première lettre de l'alphabet des Hébreux. +Chez eux _aleppe_, comme _ah_ chez les Latins, est un adverbe qui +exprime la douleur. Pluton, qui est le démon de l'avarice, s'écrie donc +en voyant des hommes vivants; il invoque Satan, chef de tous les démons, +et par cette interjection douloureuse, il l'appelle à son secours. +Landino l'explique de même, sans oublier l'étymologie du nom du Pape, +ainsi appelé, dit-il, comme chose très-admirable parmi les Chrétiens. A +cela près, Velutello, Daniello, et dans un temps plus rapproché Venturi, +donnent la même explication. Le P. Lombardi est de leur avis sur +l'interjection _pape_, mais non pas sur le sens qu'ils donnent au mot +_aleppe_, ni sur l'appel qu'ils supposent que Pluton fait à Satan. +_Aleppe_ est en effet, selon lui, l'_aleph_ des Hébreux ajusté à +l'italienne, comme on dît _Giuseppe_ pour _Joseph_; mais il ne connaît +aucun maître de langue hébraïque qui attribue à l'_aleph_ cette +signification plaintive. _Aleph_ signifie, entr'autres choses, chef, +prince, etc., et c'est dans ce sens qu'il doit être pris ici. _Satan_, +qui en hébreu veut dire adversaire, ennemi, et _Pluton_, démon des +richesses, le plus dangereux ennemi de l'homme, et qui préside au cercle +où sont punis les prodigues et les avares, ne sont qu'un seul et même +personnage. Pluton s'apostrophe lui-même: ô Satan, dit-il, ô Satan, chef +des Enfers! comme s'il voulait continuer: a-t-on pour toi si peu de +respect que de pénétrer vivant dans ton empire? Du reste, Lombardi pense +que le poëte a employé ce mélange d'idiomes divers, afin de rendre plus +horrible le langage de Pluton. Malheureusement, il ajoute à cette +conjecture sage celle-ci, qui le paraît un peu moins: «Ou peut-être +est-ce pour nous montrer Pluton savant dans toutes les langues». +Benvenuto Cellini, artiste célèbre et esprit bizarre du seizième siècle, +donne, dans les mémoires de sa vie, une explication plus plaisante. Il +prétend que le Dante avait pris au châtelet de Paris, ce qu'il met ici +dans la bouche de Pluton. L'huissier, pour faire faire silence; criait: +_Paix! paix! Satan, allez! paix_. Benvenuto étant à Paris, s'était +attiré un procès par l'extravagance de ses manières, et ayant été obligé +de comparaître au Châtelet, il y entendit l'huissier crier plusieurs +fois: _Paix! paix! Satan, allez! paix_. Il est vrai que c'était au temps +de François Ier., mais cet original de Cellini assure que cela était +ainsi dès le siècle du Dante, et donne très-sérieusement cette origine +aux paroles énigmatiques de Pluton.] + +[Note 59: + + _Che tutto l'oro ch'è sotto la luna + O che già fu di quest'anime stanche + Non poterebbe farne posar una_.] + +[Note 60: + + _O creature sciocche + Quanta ignoranza è quella che v'offende_! + + _Colui lo cui saver tutto trascende + Fece li cieli; e diè lor chi conduce, + Si ch'ogni parte ad ogni parte splende, + Distribuendo ugualmente la luce: + Similemente agli splendor mondani + Ordinò general ministra e duce, + Che permutasse a tempo li ben vani + Di gente in gente e d'uno in altro sangue, + Oltre la difension de'senni umani; + Perch'una gente impera, e l'altra langue, + Seguendo lo giudicio di costei + Ched'è occulto, com' in erba l'angue. + Vostvo saver non ha contrasto a lei: + Ella provvede, giudica e persegue + Suo regno, come il loro gli altri dei. + Le sue permutazion non hanno triegue; + Necessità la fa esser velore, + Si spesso vien chi vicenda consegue. + Quest'è colei ch'è tanto posta in croce + Pur da color che le dovrian dar lode, + Dandole biasmo a torto e mala voce. + Ma ella s'è beata e ciò non ode: + Con l'altre prime creature lieta + Volve sua spera, e beata si gode_.] + +On ne trouve dans aucun poëte un plus beau portrait de la fortune, +peut-être pas même dans cette belle ode d'Horace (_ô Diva gratum quœ +regis Antium_), au-dessus de laquelle il n'y a rien, sur le même sujet, +dans la poésie antique. Dante a profité d'une idée de l'ancienne +philosophie, adoptée par le christianisme, de cette idée d'une +intelligence secondaire chargée de présider à chacune des sphères +célestes; et il a en quelque sorte ressuscité et rajeuni la déesse de la +Fortune, en plaçant une de ces intelligences à la direction de la +sphère des biens de ce monde. C'est un de ces morceaux du Dante qui sont +rarement cités, mais que relisent souvent ceux qui ont une fois vaincu +les difficultés et goûté les beautés sévères de ce poëte inégal et +sublime. + +Les deux voyageurs traversent dans sa largeur ce quatrième cercle. Ils +trouvent sur l'autre bord une source bouillonnante, dont l'eau trouble +et noirâtre descend dans le cercle inférieur, et y forme le marais du +Styx. Des ombres nues et furieuses sont plongées dans la fange de ce +marais; elles se frappent non seulement des mains, mais de la tête, de +la poitrine, des pieds, et se déchirent par morceaux avec les dents[61]. +Ce sont les ombres des hommes qui ont été sujets à la colère. Il y en a +qui sont plus enfoncées encore, et qui font bouillonner la fange en +voulant exhaler, du fond où elles sont plongées, des plaintes qu'on ne +peut entendre. Dante et Virgile descendent au cinquième cercle, en +suivant le cours du ruisseau. A l'entrée de ce cercle, et sur le bord du +Styx, ils trouvent une tour, au haut de laquelle brillent deux +flammes[62]. Une troisième répond à ce signal. Aussitôt ils voient à +travers la fumée qui couvre le marais, venir à eux une barque conduite +par Phlégias, chargé de faire passer le Styx aux âmes qui se présentent. +Ils entrent dans la barque. Quand ils sont au milieu du marais, couvert +de ces âmes qui se frappent et se déchirent, une d'elles se lève, saisit +le bord de la barque, et veut y entrer. Dante et Virgile la repoussent. +Virgile félicite son élève de la colère qu'il vient de montrer; il +l'embrasse, et bénit celle qui l'a porté dans ses flancs. Cet homme, lui +dit-il, fut rempli d'orgueil, et n'a laissé la mémoire d'aucun acte de +bonté; aussi son ombre est-elle toujours en fureur. Combien n'y a-t-il +pas là haut de grands rois qui seront ici plongés comme des porcs dans +la fange[63]! Dante voudrait voir cette ombre replongée dans le limon +bourbeux; ce désir est satisfait. Tous les autres damnés se réunissent +contre ce misérable; tous crient à Philippe _Argenti_; et cet esprit +bizarre se mord de ses propres dents. + +[Note 61: + + _Vidi genti fangose in quel pantano, + Ignude tutte e con sembiante offeso. + Questi si percotean, non pur con mano, + Ma con la testa, e col petto, e co' piedi, + Troncandosi co' denti a brano a brano_.] + +[Note 62: C. VIII.] + +[Note 63: + + _Quanti si tengon or lassù gran regi + Che quì staranno come porci in brago, + Di se lasciando orribili dispregi_!] + +_Argenti_ avait été un Florentin riche, puissant, d'une force +extraordinaire, et qui était d'une violence égale à sa force. On ne sait +pour quel motif particulier, parmi tant de Florentins qui, dans ce temps +de factions, devaient s'être livrés à des fureurs et à des emportements +coupables, Dante a choisi celui-ci, qui figura peu dans les affaires; ni +pourquoi de l'incendiaire Phlégias qui, dans l'enfer de Virgile, apprend +aux hommes _à ne pas mépriser les Dieux_, il a fait dans le sien un +conducteur de barque et un second Caron. Cependant, c'est à la cité même +du prince des Enfers que Phlégias passe les âmes; il les passe de la +partie des supplices les plus doux à celle des plus terribles: en un +mot, il les dépose à l'entrée de cette horrible cité, qui s'étend depuis +le sixième cercle jusqu'au fond, où est enchaîné Lucifer. C'est là que +sont punis les incrédules, les hérésiarques, et tous ceux dont les +crimes attaquent plus directement la Divinité. Phlégias semble donc dans +cet Enfer, comme dans l'autre, apprendre aux âmes, non plus par son +propre supplice, mais par ceux auxquels il les conduit, à respecter les +dieux. + +La cité se présente avec ses tours enflammées et ses murs de fer. +Phlégias dépose les deux poëtes à l'une des portes. Elle est gardée par +des milliers de démons, qui s'irritent en voyant un homme vivant, et +s'opposent à son passage. Virgile entre en pour-parler avec eux, et +Dante attend avec crainte le résultat de la conférence: elle est rompue. +Les démons rentrent dans la ville, et ferment la porte devant Virgile, +qui veut y pénétrer avec eux. Il est sensible à cette offense; mais il +annonce à son disciple qu'elle sera punie, et que quelqu'un va bientôt +leur ouvrir l'entrée de ce séjour. Cependant, au haut de l'une des +tours[64], ils voient paraître trois furies teintes de sang, ceintes de +serpents verts, et portant aussi des serpents pour chevelures. Virgile +reconnaît les suivantes _de la reine des pleurs éternels_; il reconnaît +Mégère, Alecton, Tisiphone. Elles se déchirent le sein avec leurs +ongles, ou le frappent avec leurs mains, en jetant des cris si terribles +que Dante effrayé se serre auprès de son maître[65]. Tout ce tableau est +peint avec les plus fortes couleurs et la touche la plus fière. + +[Note 64: C. IX.] + +[Note 65: + + _Vidi dritte ratto + Tre furie infernal di sangutte tinte, + Che membra femminili avean ed atto + E con idre verdissime eran cinte: + Serpentelli e ceraste avean per crine + Onde le fiere tempie eran avvinte. + E quei che ben conobbe le meschine + Della regina dell'eterno pianto, + Guarda, mi disse, le feroci Erine_. + + _Con l'unghie si fendea ciascuna il petto; + Battean si a palme e gridavan sì alto + Che mi strinsi al poeta per sospetto_.] + +Les furies veulent lui montrer la tête de Méduse, la terrible Gorgone. +Virgile lui crie de fermer les yeux, et les lui couvre de ses deux +mains. Le poëte s'interrompt ici; il avertit les hommes qui ont un +entendement sain d'admirer la doctrine secrète cachée sous le voile +étrange de ses vers. Cet avis ne convient peut-être pas plus à cet +endroit de son poëme qu'à beaucoup d'autres, où il voulait en effet que +l'on cherchât toujours quelque sens caché, intention que les +commentateurs ont plus que remplie; mais ces trois vers sont très-beaux; +tous les Italiens les savent et les citent souvent: + + _O voi ch'avete gl'intelletti sani, + Mirate la dottrina che s'asconde + Sotto'l velame degli versi strani_. + +«Déjà s'avançait sur les noires eaux du Styx un bruit qui répandait +l'épouvante et faisait trembler les deux rivages[66]. Tel qu'un vent +impétueux, né du choc des vapeurs contraires, frappe la forêt, rompt les +branches, les abat, les emporte, s'avance avec orgueil parmi des +tourbillons de poussière, et met en fuite les animaux et les bergers». +Un ange, annoncé par ce bruit terrible, traverse le Styx à pied sec. +Tout exprime en lui la colère. Arrivé à la porte, il la touche d'une +baguette; elle s'ouvre sans résistance. Il fait aux démons les reproches +les plus durs et les plus sanglants; il leur ordonne de laisser entrer +Dante et son guide, mais sans parler aux deux poëtes, et de l'air d'un +homme occupé d'objets plus graves et plus importants que ceux qui sont +devant lui[67]. Ils entrent, et voient s'étendre de toutes parts une +vaste campagne pleine de douleurs et d'affreux tourments[68]. + +[Note 66: + + _E già venia su per le torbid onde + Un fracasso d'un suon pien di spavento, + Per cui tremavan amendue le sponde; + Non altrimenti fatto che d'un vento + Impetuoso per gli avversi ardorì, + Che fier la selva e senza alcun rattento + Li rami schianta, abbatte e porta i fiori: + Dinanzi polveroso va superbo, + E fa fuggir le fiere e gli pastorì_.] + +[Note 67: + + _E non fe' motto a noi, ma fe' sembiante + D'uomo cui altra cura stringa e morda + Che quella di colui che gli è davante._] + +[Note 68: + + _E veggio ad ogni man grande campagna, + Piena di duolo e di tormento rio_.] + +L'imagination du poëte lui rappelle les plaines d'Arles, ou était un +grand nombre de tombeaux célèbres par des traditions fabuleuses, et les +environs de Pola, ville d'Istrie, qu'entouraient aussi de nombreuses +sépultures; c'est ainsi que se présente à ses yeux cette triste +campagne, mais avec un aspect plus terrible. Elle est toute remplie de +tombeaux séparés par des flammes qui les brûlent et les rougissent, +comme la fournaise rougit le fer. Leurs couvercles étaient levés, et il +en sortait des gémissements qui paraissaient arrachés par les plus +horribles souffrances. Virgile passe par un sentier étroit entre les +tombes enflammées et le mur de la cité[69]. Dante le suit; il apprend +que les malheureux enfermés dans ces tombeaux sont les hérésiarques; il +serait plus juste de dire les incrédules, car une partie de ce vaste +cimetière renferme Épicure et tous ses sectateurs, qui font mourir l'âme +avec le corps[70]. Dante témoignait à Virgile le désir de voir quelques +uns de ces infortunés, lorsque la voix de l'un d'eux se fait entendre. +«O Toscan, dit cette voix, toi qui parcours vivant la cité du feu, en +parlant avec tant de sagesse, reste dans ce lieu, je te prie; ton +langage atteste que tu es né dans cette noble patrie, qui n'eut +peut-être que trop à se plaindre de moi». C'était _Farinata degli +Uberti_ qui s'était levé dans son tombeau, où on le voyait jusqu'à la +ceinture. La poitrine et la tête élevées, il semblait témoigner pour +l'Enfer un grand mépris. _Farinata_ avait été Gibelin dans le temps que +Dante et sa famille étaient Guelfes; il passait de son vivant pour un +esprit fort, ne croyait point à une autre vie, et en concluait que +pendant celle-ci il fallait ne songer qu'à jouir. + +[Note 69: C. X.] + +[Note 70: + + _Suo cimitero da questa parte hanno + Con Epicuro tutti i suoi seguaci + Che l'anima col corpo morta fanno._] + +Tandis que Dante et lui, après s'être reconnus, se parlent avec quelque +aigreur, une autre ombre se lève d'un tombeau voisin, regarde alentour +du poëte, comme pour voir si quelqu'un est avec lui, et voyant qu'il n'y +a personne, elle lui dit en pleurant: «Si c'est l'élévation de ton génie +qui t'a fait pénétrer dans cette sombre prison, où est mon fils, et +pourquoi n'est-il pas avec toi»? Dante le reconnaît à ces paroles et au +genre de son supplice pour _Cavalcante Cavalcanti_, père de son ami +_Guido_, et qui avait eu la réputation d'un épicurien et d'un athée. +Dante parle, dans sa réponse, de _Guido Cavalcanti_ comme de quelqu'un +qui n'est plus. Comment, reprend son père, est-ce qu'il a perdu la vie? +est-ce que ses yeux ne jouissent plus de la douce lumière? Il s'aperçoit +que Dante hésite à répondre; il retombe dans son sépulcre, et ne +reparaît plus[71]. Voilà encore une de ces beautés fortes et neuves qui +n'avaient point de modèle avant notre poëte, et qui sont à jamais dignes +d'en servir. + +[Note 71: + + _Quando s'accorse d'alcuna dimora + Ch'io faceva dinanzi alla riposta, + Supin ricadde e più non parve fuora._] + +Avant de sortir de cette enceinte, Dante apprend de _Farinata_ que +l'empereur Frédéric II et le cardinal Ubaldini sont dans deux tombeaux +voisins. Frédéric ne fut cependant point hérésiarque, mais en querelle +ouverte avec les papes, et excommunié par eux; ce qui n'est pas +tout-à-fait la même chose. Quant au cardinal, c'était, dit Landino dans +son commentaire sur ce vers, un homme d'un grand mérite et d'un grand +courage, mais qui avait les mœurs d'un tyran plutôt que d'un prêtre; il +était Gibelin, et ne se faisait point scrupule d'aider ce parti aux +dépens de l'autorité pontificale. Les Gibelins l'ayant payé +d'ingratitude, il dit naïvement que cependant _s'il avait une âme_, il +l'avait perdue pour eux. Ce propos marquait sur la nature de l'âme une +opinion peu canonique, et qu'il n'est pas séant d'avouer en habit de +cardinal. + +Au centre de tous ces tombeaux[72], dont le dernier est celui d'un pape, +Anastase II, des pierres brisées forment l'ouverture d'un profond abîme, +d'où sort une vapeur empestée. Les deux poëtes arrivent au bord, et +Virgile explique au Dante ce que contient cet abîme. Il est divisé dans +sa profondeur en trois cercles, tels que ceux qu'ils ont déjà parcourus, +mais où les crimes sont plus grands et les peines plus cruelles. Tout +mal se fait ou par violence ou par fraude. La fraude étant le vice +propre à la nature de l'homme[73], déplaît le plus à Dieu; les traîtres +sont donc jetés dans le cercle inférieur pour y éprouver plus de +tourments. Dans le premier des trois cercles c'est la violence qui est +punie, et dans trois divisions différentes de ce cercle, selon les trois +sortes de violence, selon que par ce vice on a offensé Dieu, soi-même ou +le prochain. On offense le prochain par la ruine, l'incendie ou +l'homicide; on s'offense soi-même en portant sur soi une main violente, +en dissipant et perdant au jeu tout son bien; on offense Dieu en le +blasphémant, en outrageant la nature, en méconnaissant sa bonté. Les +homicides, les incendiaires et les brigands sont tourmentés dans la +première des trois divisions; les suicides et les prodigues de leur +propre bien, dans la seconde; les blasphémateurs, les hommes coupables +du vice contre nature et les usuriers[74], dans la troisième. + +[Note 72: C. XI.] + +[Note 73: Parce qu'elle consiste, non dans l'abus des forces qui lui +sont communes avec les autres animaux, mais dans l'abus de +l'intelligence et de la raison, qualités qui lui sont propres. +(VENTURI.)] + +[Note 74: Le texte dit: + + _E però la minor giron suggella + Del segno suo e Sodomma e Caorsa_. + +On n'entend que trop bien ce que signifie le nom de cette ville de +Palestine: quant à celui de Cahors, on l'explique en disant que cette +ville de Guienne était alors un repaire d'usuriers, et que le poëte la +nomme ici pour signifier l'usure. Du Cange, dans son glossaire de la +basse latinité, lui donne en effet cette signification au mot +_Caorcini_. Boccace dit, dans son commentaire sur ce vers, en parlant du +penchant général des habitants de Cahors pour l'usure, et de l'ardeur +avec laquelle ils l'exerçaient: _Per ta qual cosa è tanto questo lor +miserabile esercizio divulgato, e massimamente appo noi, che come l'huom +dice d'alcuno, egli è Caorsino, così s'intende che egli sia usurajo_.] + +La fraude s'exerce ou contre l'homme qui se fie à nous, ou contre celui +qui n'a pas cette confiance. Les hypocrites, les faussaires, les +simoniaques, etc. sont tous dans cette dernière classe de criminels, et +sont punis dans différentes divisions du second cercle. Les traîtres ou +ceux qui ont trahi la confiance et l'amitié occupent seuls le troisième +cercle, qui est le neuvième et dernier de tout l'enfer. Tel est le +formidable espace qui leur reste à franchir. + +Dante, avant de s'y engager, fait quelques questions à son guide. +Pourquoi, lui demande-t-il, les criminels qu'ils ont vus jusqu'à +présent, les paresseux, les voluptueux et les autres, sont-ils moins +cruellement punis que ces derniers coupables? Virgile répond en lui +rappelant la distinction que la morale établit entre l'incontinence, la +méchanceté et la férocité brutale, trois vices que le ciel réprouve, +mais dont le premier l'offense moins que les deux autres. Cette +distinction est dans la morale d'Aristote[75], ce qui prouve que +l'étude de ce philosophe était familière à notre poëte[76]. Pourquoi, +demande-t-il encore, l'usure est-elle mise au rang des actes de violence +qui outragent Dieu et la nature? Virgile prend sa réponse dans la +philosophie générale, dans la physique d'Aristote et dans la Genèse. +Mettant à part la singularité de cette dernière citation, dans la bouche +de celui qui la fait, son explication, un peu obscure, est, dans sa +première partie surtout, pleine de force et de dignité. «La philosophie, +dit-il, apprend en plus d'un endroit à ceux qui s'y appliquent que la +Nature tire sa source de la divine intelligence et de son art[77]. +Rappelle-toi bien ta physique[78]; tu y trouveras que votre art, à vous +autres mortels, suit autant qu'il le peut la Nature, comme le disciple +suit son maître: votre art est donc, pour ainsi dire, le petit-fils de +Dieu. Souviens-toi encore que, selon la Genèse, c'est de la Nature et de +l'Art que l'homme, dès le commencement, dut tirer sa vie, et ensuite ses +progrès[79]. + +[Note 75: Au commencement du septième livre.] + +[Note 76: L'expression dont se sert Virgile fait voir combien le +Dante avait particulièrement étudié ce traité de morale. Il ne nomme +point, il ne désigne même pas Aristote; il dit simplement: Ne te +rappelles-tu pas la manière dont _ta morale_ traite des trois +dispositions que le ciel réprouve? + + _Non ti rimembra di quelle parole + Con le quai la tua etica pertratta + Le tre disposizion che'l ciel non vuole_, etc.] + +[Note 77: + + _Filosofia, mi disse, a chi l'attende, + Nota, non pure in una sola parte, + Come natura lo suo corso prende + Dal divino intelletto, e da sua arte_. + +Il distingue ici, à la manière de Platon et des théologiens, les idées +divines qui sont éternelles, et l'opération ou la volonté qu'il nomme +art, et dont il fait le prototype de l'art humain.] + +[Note 78: Virgile dit encore ici _la tua fisica_, pour la physique +d'Aristote, dans laquelle on trouve en effet au second livre, et par +conséquent, comme dit le texte, _non dopo molte carte_, cette +comparaison de l'art humain, qui suit la nature, avec le disciple qui +suit son maître. Dante ne pouvait pas faire une profession plus ouverte +d'aristotélisme, et il était en même temps Platonicien.] + +[Note 79: Ce n'est qu'implicitement que la Genèse dit cela. Le +Paradis terrestre fut donné à l'homme _ut operaretur et custodiret +illum_. Gen. II. 15. Après l'en avoir chassé, Dieu lui dit: _In sudore +vultûs tui vesceris_. Gen. III. 19. Cela suffit au poëte pour y voir que +Dieu destina la nature et ses productions aux besoins de l'homme; mais +que l'homme dut employer l'art ou le travail, pour en tirer sa +subsistance, et les progrès de la société. + + _Da queste_ (la nature et l'art), _se tu ti rechi a mente + Lo Genesi, dal principio convene + Prender sua vita ed avanzar la gente_. + +Cela eût été très bon dans la bouche de Dante lui-même: il ne s'est pas +aperçu de l'inconvenance que cette citation de la Genèse avait dans +celle de Virgile.] + +Or, l'usurier tient une route contraire; il méprise et la Nature et +l'Art, puisqu'il met ailleurs toute son espérance. + +Ces explications finies, les deux voyageurs s'avancent vers le premier +de ces trois cercles redoutables. Le monstre qui garde l'entrée du +premier cercle est le Minotaure[80], et une foule de Centaures armés de +flèches errent au bas des rochers, dans l'intérieur du cercle, sur les +bords d'un fleuve de sang. Les commentateurs disent, avec assez +d'apparence, que Dante a voulu désigner par ces monstres moitié bêtes et +moitié hommes, la férocité brutale des hommes livrés à la violence qui +sont punis dans ce cercle de l'Enfer. Il descend, avec son guide, de +pointe en pointe de rochers, et arrive enfin au bord de ce fleuve de +sang bouillant, où des damnés plongés jusqu'aux yeux jettent des cris +horribles. Ici, leur dit un des Centaures, sont punis les tyrans qui ont +versé le sang et envahi la fortune des hommes[81], et il leur en nomme +plusieurs, tant anciens que modernes, Alexandre, le cruel Denys de +Sicile, Azzolino, Obizzo d'Est[82] et d'autres encore, parmi lesquels +Dante se garde bien d'oublier Attila. + +[Note 80: C. XII. Le poëte appelle énergiquement ce monstre +l'_Infamia di Creti_. On s'apercevra que dans ce chant, comme dans +quelques autres, je passe sous silence beaucoup de détails, dont +plusieurs cependant ont dans l'original un grand mérite poétique; mais +j'ai dû me borner à ce qui est nécessaire pour saisir le fil de l'action +et indiquer les principales beautés du poëme. En me prescrivant de faire +une analyse très-rapide, j'ai encore à craindre de l'avoir faite +beaucoup trop longue.] + +[Note 81: + + _E'l gran Centauro disse: ei son tiranni + Che dier nel sangue e nell' aver di piglio: + Quivi si piangon gli spielati danni_.] + +[Note 82: Denys de Syracuse, Azzolino, nommé plus communément +Eccelino, tyran de Padoue, Obizzo d'Est, marquis de Ferrare et de la +Marche d'Ancône, tyran cruel et rapace, ne font ici aucune difficulté: +il n'y en a que sur Alexandre. Vellutello le premier, ensuite Daniello, +et plus récemment Venturi, ont prétendu dans leurs commentaires que ce +tyran était Alexandre de Phère; Landino et les autres premiers +commentateurs avaient établi que c'était Alexandre surnommé le Grand, et +le père Lombardi a embrassé leur opinion. D'après Justin, qui raconte +des traits nombreux de cruauté exercés par ce conquérant, sur ses +parents et ses plus intimes amis, et d'après l'énergique expression de +Lucain, qui l'appelle _felix prœdo_, Pharsale, X. 21, on peut, dit-il, +le placer avec justice parmi les tyrans _che dier nel sangue e nell' +aver di piglio_. Le nom d'Alexandre seul, et sans autre désignation, dit +assez l'intention du poëte; et l'omission qu'il a faite de lui parmi les +grandes âmes, _Spiriti magni_, qu'il place dans les Limbes, prouve qu'il +le réservait pour ce lieu de supplices.] + +Le centaure transporte ensuite les deux poëtes sur sa croupe de l'autre +côté du fleuve, où ils trouvent un bois épais qui n'est percé d'aucune +route, planté d'arbres à feuilles noires, dont les branches tortueuses +portent au lieu de fruits, des épines et des poisons[83]. Les harpies, +dont notre poëte trace le hideux portrait d'après celui qu'en a fait +Virgile, habitent ce bois affreux; il entend de toutes parts des +gémissements, et ne voit point ceux qui les poussent. Son maître lui dit +d'arracher une branche de quelqu'un de ces arbres; au moment où il lui +obéit, une voix sort du tronc de l'arbre, et s'écrie: Pourquoi +m'arraches-tu? Un sang noir coule de la branche, et la voix continue: +Pourquoi me déchires-tu? n'as-tu donc aucun sentiment de pitié? Nous +fûmes autrefois des hommes, et nous sommes devenus des arbres; ta main +devrait être moins cruelle, quand nos âmes eussent animé des +serpents[84]». Cette fiction est, comme on voit, imitée de Virgile, et +le fut ensuite par le Tasse. Le poëte continue: «Comme un tison de bois +vert brûlé par un de ses bouts gémit par l'autre, lorsque l'air s'en +échappe avec bruit, ainsi des paroles et du sang sortaient à la fois de +ce tronc d'arbre. Dante laisse tomber sa branche, et reste comme un +homme frappé de crainte. «Je suis, reprend l'arbre, celui qui possédait +le cœur et toute la confiance de Frédéric. La vile courtisane qui ne +détourna jamais ses yeux lascifs de la cour de César, la peste commune +et le vice de toutes les cours[85], enflamma contre moi des âmes +envieuses qui enflammèrent celle de l'empereur. Mes honneurs furent +changés en deuil. Je voulus échapper par la mort à l'infortune; ami de +la justice, je fus injuste envers moi. Je le jure par les racines de ce +tronc que j'habite; je ne manquai jamais à la foi que je devais à mon +maître. Si quelqu'un de vous retourne sur la terre, je le conjure de +prendre soin de ma mémoire encore abattue sous les coups que lui porta +l'envie». On reconnaît ici Pierre des Vignes, chancelier de Frédéric +II[86]. Ce bois est donc le lieu où sont punies les âmes des suicides ou +de ceux qui ont été violents envers eux-mêmes. Celle du malheureux +chancelier explique aux deux poëtes d'une manière curieuse, mais qu'il +serait trop long de rapporter, comment elles y sont précipités, et ce +qu'elles feront de leurs corps après le dernier jugement. D'autres +suicides moins célèbres, mais qui l'étaient peut-être alors, occupent +avec moins d'intérêt le reste de cette scène. + +[Note 83: C. XIII.] + +[Note 84: + + _Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi: + Ben dovrebb' esser la tua man più pia, + Se state fossim' anime di serpi_.] + +[Note 85: Pour caractériser plus fortement l'envie, poison des +cours, Le Dante n'a pas craint d'employer les termes de _meretrice_ et +d'_occhi putti_ dont aucun poëte n'oserait peut-être se servir +aujourd'hui dans le style noble. Mais que gagne-t-on avec cette +délicatesse? ces quatre vers en sont-ils moins beaux? + + _La meretrice che mai dall' ospizio + Di Cesare non torse gli occhi putti, + Morte commune e delle corti vizio + Infiammò contra me gli animi tutti_, etc. + +Tout ce morceau, où le pathétique est joint à la force, est d'une grande +beauté.] + +[Note 86: Voy. ce que nous avons dit de lui, t. I, pages 338 et +345.] + +Celle qui la suit est toute différente. En avançant vers le centre du +cercle, on passe de ce bois dans une plaine déserte qui en forme la +troisième division[87]; elle est remplie d'un sable sec, épais et +brûlant, et couverte d'ombres nues qui pleurent misérablement, et qui +souffrent dans diverses postures. Les unes gisent à la renverse sur le +sable, d'autres sont assises, et d'autres marchent sans repos. De larges +flocons de feu pleuvent lentement sur toute cette plaine, comme la neige +tombe sur les Alpes quand elle n'est pas poussée par le vent. «Telle que +dans les plaines brûlantes de l'Inde Alexandre vit tomber sur ses +troupes des flammes qui, même à terre, ne perdirent point leur +solidité[88], telle descendait cette pluie d'un feu éternel. Le sable en +la recevant s'enflammait, comme l'amorce sous les coups de la pierre, +pour redoubler la rigueur des supplices». + +[Note 87: C. XIV.] + +[Note 88: Ceci n'est raconté ni dans Quinte-Curce, ni dans Justin, +ni dans Plutarque, mais se trouve dans une lettre supposée d'Alexandre à +Aristote.] + +Là sont tourmentés ceux qui ont été violents contre Dieu. Au milieu +d'eux est Capanée, qui dans son attitude et dans ses discours conserve +son caractère indomptable, et ne paraît s'apercevoir ni du sable brûlant +ni de la pluie enflammée. Un ruisseau de sang sort de la forêt, et se +perd dans la plaine de sable; les flammes qui y tombent s'amortissent. +Virgile interrogé par le Dante donne à ce ruisseau une explication +mystérieuse. Au milieu de l'île de Crète, dans les flancs du mont Ida, +est l'immense statue d'un vieillard. Sa tête est d'or pur, sa poitrine +et ses bras d'argent; le reste du tronc est d'airain, et les extrémités +sont de fer, à l'exception du pied sur lequel il s'appuie, et qui est +d'argile. Ce vieillard est le Temps. Toutes les parties de son corps, +excepté la tête, ont des ouvertures, d'où coulent des larmes qui +filtrent jusqu'au centre de la terre, forment les fleuves des Enfers, +l'Achéron, le Styx, le Phlégéton et, jusqu'au plus profond du gouffre, +se réunissent dans le Cocyte, le plus terrible de tous. Cette grande +image, poétiquement rendue, couvre des allégories que tous les +commentateurs depuis Boccace ont très-amplement expliquées, mais où il +vaut peut-être mieux ne voir que ce qui y est, c'est-à-dire, une idée un +peu gigantesque, mais poétique du Temps, des quatre âges du monde et des +maux qui ont fait pleurer la race humaine dans chacun de ces âges, +excepté dans le premier, à qui la poésie de tous les autres siècles et +les regrets de tous les hommes ont donné le nom d'âge d'or. Cette idée +des fleuves de l'Enfer nés des larmes de tous les hommes porte à l'âme +une émotion mélancolique où se combinent les deux grands ressorts de la +tragédie, la terreur et la pitié. + +Ce ruisseau[89] coule entre deux bords élevés comme les digues qui +mettent la Flandre à l'abri de la mer, ou comme celles qui garantissent +Padoue des inondations de la Brenta. Dante marchait sur l'un de ces +bords; il voit sur le sable enflammé un grand nombre d'âmes qui le +regardent d'en bas avec des yeux faibles et tremblants. L'une d'elles +l'arrête par sa robe, et s'écrie en le reconnaissant. Il la reconnaît +aussi malgré sa face noire et brûlée. Il se baisse, et mettant la main +sur son visage: Est-ce vous, lui dit-il, _Brunetto Latini_? C'était lui +en effet que, malgré tout son savoir, un vice honteux et qui outrage la +Nature avait précipité dans ce lieu de douleurs. + +[Note 89: C. XV.] + +Dante, qui ne peut ni s'arrêter ni descendre auprès de _Brunetto_, +marche courbé vers lui pour l'entendre, dans l'attitude du respect. «Si +tu suis ta destinée, lui dit son ancien maître[90], tu ne peux +qu'arriver glorieusement au port. Je m'en suis convaincu quand je +jouissais de la vie; et si je n'étais mort avant le temps, voyant que +le ciel t'avait si heureusement doué, je t'aurais encouragé à suivre ta +carrière. Un peuple ingrat et méchant paiera tes bienfaits de sa haine, +et cela est juste, car des fruits doux ne peuvent prospérer parmi des +arbustes sauvages. Peuple avare, envieux et superbe! Ô mon fils, ne +te laisse jamais souiller par ses mœurs. La Fortune te réserve l'honneur +d'être appelé par les deux partis; mais tu t'éloigneras de tous deux». +Dante lui répond toujours avec la même tendresse. «Si mes vœux étaient +accomplis, vous ne seriez point encore banni du sein de la Nature +humaine; je conserve empreinte dans mon cœur, et je contemple en ce +moment avec tristesse votre bonne et chère image, et cet air paternel +que vous aviez dans le monde quand vous m'enseigniez chaque jour comment +l'homme peut se rendre immortel. Tandis que je vivrai, je veux que ma +langue exprime la reconnaissance que je vous dois». Il n'y a rien dans +aucun poëme de plus profondément senti, ni de mieux exprimé. Si l'on +reconnaît, dans ce qui précède cette belle réponse, le ressentiment que +le Dante conservait contre son ingrate patrie, on reconnaît aussi dans +cette réponse même que son âme s'ouvrait facilement aux affections +douces, et que son style se pliait naturellement à les rendre. Ce poëte +terrible est, toutes les fois que son sujet le comporte ou l'exige, le +poëte le plus sensible et le plus touchant[91]. + +[Note 90: + + _Se tu segui tua stella_, etc. + +J'ai cité ces vers dans le chapitre précédent, t. I, pag. 425, note(1): +ils font allusion à l'horoscope que _Brunetto Latini_ avait tiré de la +conjonction des astres, à la naissance du Dante.] + +[Note 91: Fort bien; mais il fallait commencer par ne point placer +son cher maître dans cette exécrable catégorie de pécheurs. La +dépravation des mœurs, sur ce point, était-elle donc alors assez +générale pour expliquer cette disparate choquante?] + +Reprenant ensuite son caractère ferme et élevé, il ajoute qu'il est +préparé à tous les coups du sort; que ces prédictions ne sont point +nouvelles pour lui, et que pourvu que sa conscience ne lui fasse aucun +reproche, la Fortune peut faire, comme elle voudra, tourner sa roue. +Puis il demande à _Brunetto_ les principaux noms de ceux qui, pour le +même péché, souffrent avec lui les mêmes peines. Ils sont trop nombreux, +lui répond son maître, et il faudrait pour cela trop de temps. Apprends, +en peu de mots, que ce sont tous des gens d'église, de grands +littérateurs, des hommes célèbres. Il nomme Priscien, François Accurce, +et indique un certain évêque de Florence[92] qui s'était souillé de ce +crime, et que le _serviteur des serviteurs de Dieu_, c'est l'expression +dont se sert ici le poëte, se borna à le transférer au siége épiscopal +de Vicence où il mourut[93]. Enfin, après lui avoir recommandé son +_Trésor_, ouvrage qu'il regardait comme son plus beau titre de gloire, +il le quitte et s'éloigne rapidement. + +[Note 92: _Andrea de' Mozzi_.] + +[Note 93: Il dit cela brièvement et poétiquement, en mettant le nom +des rivières qui passent à Florence et à Vicence, au lieu du nom de ces +deux villes. + + _Che dal servo de' servi + Fa trasmutato d'Arno in Bacchiglione_.] + +Dante est encore arrêté par les ombres de trois guerriers florentins[94] +punis pour le même vice, sans doute très-connus alors, mais qui ne sont +aujourd'hui d'aucun intérêt, et avec lesquels il s'entretient quelque +temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur +habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout-à-fait sorties, +comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui +répondre, lève la tête, et s'adressant à sa patrie elle-même, il lui +crie: «Ô Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont +produit en toi tant d'orgueil et des passions si démesurées que tu +commences à t'en plaindre». On voit qu'il ne perd aucune occasion +d'exhaler ses ressentiments, ou plutôt qu'il en fait naître à chaque +instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il eût +existé pour lui un art et des règles, on pourrait l'accuser d'y avoir +manqué en plaçant ainsi à la fin la plus faible partie d'un de ses +tableaux; mais il marchait sans guide et sans théorie dans un monde +inconnu et dans un art nouveau. Son plan général est tout ce qui +l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la règle des +convenances et des proportions. Il songe enfin à sortir de ce septième +cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire. + +[Note 94: C. XVI. L'un des trois est _Guidoguerra_, l'autre +_Tegghiajo Aldobrandi_, et le troisième, qui est celui qui parle dans +cet épisode, _Jacopo Rusticucci_, trois braves guerriers, connus dans ce +temps-là de tout Florence, dont on retrouve même les noms dans +l'histoire; mais dont le vice honteux suffirait pour obscurcir leur +gloire, s'ils en avaient acquis une durable. Dante dit du premier que + + _In sua vita + Fece col senno assai e con la spada_; + +vers dont le Tasse s'est souvenu quand il a dit de Godefroy, au +commencement de son poëme: + + _Molto egli oprò col senno e con la mano_.] + +Le ruisseau, ou plutôt le fleuve du Phlégéton; qu'il côtoie toujours, +tombe dans le huitième cercle par une cascade si bruyante que l'oreille +en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la +suivre[95]. Le poëte était ceint d'une corde, soit que ce fût la mode de +son temps, où l'on était vêtu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici +quelque sens allégorique sur lequel les interprètes ne sont pas +d'accord. Virgile la lui demande; il la détache, et la lui donne roulée +en peloton. Virgile la jette par un bout dans le précipice, et ils +attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin paraître quelque +chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les +destinées de son poëme[96] qu'il a réellement vu cette figure sortir du +noir abîme. Elle nageait dans les ténèbres, et montait à l'aide de la +corde, comme un marin qui a plongé dans la mer pour dégager une ancre +embarrassée dans les rochers, et qui remonte en étendant les bras et +s'accrochant avec les pieds. «Voici, s'écrie Virgile[97], voici le +monstre à la queue acérée qui passe les monts, brise les murs et les +armes; voici celle qui empoisonne tout l'Univers». C'est la Fraude +personnifiée qui est annoncée ainsi, et qui sort du huitième cercle, où +tous les genres de fraude sont punis. Le monstre lève hors du précipice +sa tête et son buste, mais il y laisse pendre sa queue. Sa figure est +celle d'un homme juste et bon; son corps est celui d'un serpent; ses +deux bras, terminés en griffes, sont velus jusqu'aux aisselles. Son dos, +sa poitrine et ses flancs sont couverts de nœuds et de taches rondes, +d'autant de diverses couleurs que les tapis des Turcs et des Tartares, +et tissus avec tout l'art d'Arachné. «Comme les barques sont quelquefois +tirées en partie sur le rivage et encore en partie dans l'eau, ou comme +sur les bords du Danube, les castors se tiennent prêts à faire la guerre +aux poissons, ainsi cette bête exécrable se tenait sur les rochers qui +terminent la plaine de sable; sa queue entière s'agitait dans le vide, +et recourbait en haut la fourche venimeuse qui en arme la pointe comme +celle du scorpion». + +[Note 95: Il y ici une fort belle comparaison du bruit que fait ce +torrent avec celui que le _Montone_ fait entendre, quand, descendu des +Apennins, il se précipite vers la mer. Mais si je m'arrêtais dans cette +analyse à toutes les beautés poétiques, je ne la finirais jamais.] + +[Note 96: + + _E per le note + Di questa Commedia, lettor, ti giuro, + S'elle non sien di lunga grazia vote, + Ch'io vidi_, etc.] + +[Note 97: C. XVII.] + +Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour +descendre, Dante visite les dernières extrémités du cercle. Les avares y +sont tourmentés, ils s'agitent sur le sable brûlant comme s'ils étaient +mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue +au cou. Dante ne reconnaît la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait +de satyre ingénieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs, +lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs +nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de +dénonciateur à l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux +vices à la fois. Cependant Virgile était déjà monté sur la croupe du +monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le +Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se +place devant son maître, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence +par reculer lentement comme une barque qui se détache du rivage, puis se +sentant comme à flot dans l'air épais, il se retourne et descend dans le +vide en nageant au milieu des ténèbres. Le poëte compare la crainte dont +il est saisi en se sentant descendre environné d'air de toutes parts, et +ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, à celle qu'éprouva +Phaëton quand il abandonna les rênes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre +ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et +descend. Dante ne s'aperçoit d'abord de l'espace qu'il traverse que par +le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est +frappé du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre; +bientôt il entend des plaintes et il aperçoit des feux qui lui annoncent +qu'il approche d'un nouveau séjour de tourments. Enfin Geryon arrive au +bas des rochers, les y dépose, et disparaît comme un trait. Cette +descente extraordinaire est peinte avec une effrayante vérité. On +partage les terreurs du poëte ainsi suspendu sur l'abîme, et l'on se +sent, pour ainsi dire, la tête tourner en le regardant descendre. + +Le huitième cercle où il arrive[98] est d'une construction +particulière. C'est celui où les fourbes sont punis. Dante distingue dix +espèces de fraudes, et trouve le moyen de leur attribuer à toutes une +nuance différente de peines. Au centre du cercle est un puits large et +profond, et entre ce puits et le pied des rochers, le cercle se divise +en dix espaces ou fosses concentriques qui sont creusées de manière que, +dans chacune de ces fosses, est enfoncée une des dix classes de fourbes. +Enfin depuis l'extérieur du grand cercle jusqu'au puits qui est au +milieu, des rochers jetés d'une fosse à l'autre, servent de +communications et comme de ponts pour y passer. C'est à toute cette +enceinte; aussi bizarre que terrible, que le poëte a donné le nom de +_Malebolge_ ou de _fosses maudites_. Dans la première de ces _bolges_ ou +fosses, sont plongés les fourbes qui ont trompé les femmes ou pour leur +propre compte ou pour celui d'autrui. Partagés en deux files, ils +courent en sens contraire. Des démons, armés de grands fouets, les +battent cruellement et les forcent de courir sans cesse. Dante reconnaît +dans l'une de ces deux files _Caccia Nemico_, Bolonais, qui avait vendu +sa propre sœur au marquis de Ferrare[99]; il apprend de lui qu'il n'est +pas à beaucoup près le seul de son pays qui soit là pour le même crime. +Un diable interrompt _Caccia Nemico_, et le fait courir à grands coups +de fouet. Le poëte va chercher plus loin un exemple de ceux qui ont +trompé des femmes pour eux-mêmes. C'est Jason, que son maître lui fait +reconnaître dans la seconde file, et qui, comme on voit, courait et +était fouetté depuis long-temps pour avoir trompé Hypsipyle et Médée. La +seconde fosse contient les flatteurs, ceux qui se sont rendus coupables +de la plus basse peut-être, mais aussi de la plus utile de toutes les +fraudes, l'adulation. Leur supplice est plus sale et plus dégoûtant +qu'il n'est permis de le dire; ils sont plongés tout entiers dans ce +qu'il y a de plus infect et de plus immonde; et si l'on ne peut en +vouloir au poëte pour les avoir placés dans un élément si digne d'eux, +on peut au moins lui reprocher une franchise d'expression que ne peut +accuser le manque de goût ni la grossièreté d'aucun siècle. + +[Note 98: C. XVIII.] + +[Note 99: _Obizzo du Este_, le même qu'il a compté ci-dessus parmi +les tyrans sanguinaires.] + +Les simoniaques remplissent la troisième fosse[100]. Le poëte, avant de +la décrire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint +Pierre le pouvoir de conférer la grâce divine, et qui donna son nom à un +vice que l'on peut nommer ecclésiastique[101]; il s'adresse en même +temps à ses misérables sectateurs, dont la rapacité prostitue à prix +d'or les choses de Dieu qui ne devraient être données qu'aux plus +dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la +trompette[102]. Cela ressemble à une déclaration de guerre; et nous +l'allons voir joindre en effet corps à corps ceux qu'il regardait sans +doute comme les généraux ennemis, puisque, Gibelin déclaré, il était +exilé, ruiné, persécuté par le parti des Guelfes, dont les papes étaient +les chefs. Il marche à eux avec tant de fracas; il est si ingénieux et +si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'idée +de ce chant est une des premières qui s'était présentée à lui dans la +conception de son poëme, qui l'avait le plus engagé à l'entreprendre, et +qui était entrée le plus nécessairement dans son plan. + +[Note 100: C. XIX.] + +[Note 101: La simonie n'est autre chose que la vente ou la +transmission intéressée des emplois et des biens de l'Église.] + +[Note 102: + + _Or convien che per voi suoni la tromba_.] + +Le fond de cette fosse est divisé en trous enflammés, où les Simoniaques +sont plongés la tête la première; leurs jambes et leurs pieds tout en +feu paraissent seul au dehors, et font des mouvements qui leur sont +arrachés par la souffrance. Dante en remarque un dont les pieds +s'agitent avec plus de rapidité, il désire l'interroger. Virgile le fait +descendre presque au fond de la fosse en le soutenant le long du bord. +Là, il parle au malheureux damné en se courbant vers lui, comme le +confesseur se courbe vers le perfide assassin lorsqu'il subit son +supplice. Le damné, au lieu de répondre, lui dit: Est-ce toi Boniface? +es-tu déjà las de t'enrichir, de tromper et d'avilir l'église? Le poëte +surpris n'entend rien à ce langage. Quand le malheureux voit qu'il s'est +trompé, ses pieds s'agitent avec plus de force; il soupire et d'une voix +plaintive, il avoue qu'il est le pape Nicolas III, de la maison des +Ursins, qui ne songea qu'a amasser des trésors pour lui et pour son +avide famille. Au-dessous de sa tête sont enfoncés ceux de ses +prédécesseurs qui ont été coupables du même crime. Il y tombera lui-même +quand ce Boniface VIII qu'il attend sera venu; mais Boniface n'agitera +pas long-temps ses pieds hors de ce trou brûlant; après lui viendra de +l'occident un pasteur sans foi et sans loi, qui les enfoncera et les +couvrira tous deux, Boniface et lui. Il désigne ainsi Clément V, que fit +nommer le roi de France Philippe-le-Bel[103]. Ce trait satirique est +aussi piquant et aussi nouveau que hardi. On doit se rappeler que Dante +en commençant son poëme feint que c'est l'année même de la révolution du +siècle, ou en 1300, qu'il eut la vision qui en est le sujet. Nicolas III +était mort vingt ans auparavant[104], et Boniface VIII, mort en 1303, +n'attendit en effet que onze ans, dans ce trou brûlant, Clément V. +Pouvait-on représenter plus vivement la simonie successive de ces trois +papes? Mais furent-ils en effet tous trois simoniaques? Voyez +l'histoire. + +[Note 103: Voy. sur cette élection, ci-après, chap. XI, vers le +commencement.] + +[Note 104: En 1280.] + +Le poëte une fois en verve sur ce sujet fécond, n'en reste pas là. Il +interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de +St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. «Certes, il ne +lui demanda rien; il ne lui dit que ces mots: Suis-moi. Ni Pierre, ni +les autres, ne demandèrent à Mathias de l'or ou de l'argent, quand il +fut élu à la place du traître Judas. Tu es donc justement puni. Garde +bien maintenant ces trésors qui te rendaient si fier. Et si je n'étais +retenu par un vieux respect pour la thiare[105], je vous ferais encore +des reproches plus graves. Votre avarice corrompt le monde entier, foule +les bons, élève les méchants. C'est vous, pasteurs iniques, que +l'évangéliste avait en vue, quand il voyait celle qui était assise sur +les eaux se prostituer aux rois. Vous vous êtes fait des dieux d'or et +d'argent; et quelle différence y a-t-il entre vous et l'idolâtre, si non +qu'il en adore un, et vous cent[106]? + +[Note 105: + + _E se non fosse ch'ancor lo mi vieta + La riverenza delle somme chiavi_, etc.] + +[Note 106: Le père Lombardi me paraît expliquer cela mieux que les +autres interprètes. Selon lui, _un_ et _cent_ sont ici des nombres +déterminés pour des nombres indéterminés, et marquant seulement la +proportion qu'il y a entre cent et un. C'est comme si le Dante disait: +quelque nombre d'idoles ou de dieux qu'adorassent les idolâtres, vous en +adorez cent fois plus. Il est difficile autrement d'entendre comment les +idolâtres, c'est-à-dire, les polythéistes n'adoraient qu'un seul dieu.] + +Ah! Constantin! que de maux a produits, non ta conversion, mais la dot +dont tu fus le premier à enrichir le chef de l'Église[107]». A ce +discours, Nicolas III, soit colère, soit remords, agitait ses pieds avec +plus de violence. Dante le quitte enfin; Virgile le prend dans ses bras +et le fait remonter sur le bord d'où ils étaient descendus. + +[Note 107: Au temps du Dante, on croyait encore à la donation de +Constantin.] + +Si cette virulente sortie scandalise des âmes timorées, dont tout le +monde connaît le zèle aussi désintéressé et surtout aussi charitable que +sincère, il faut leur rappeler qu'il y a eu des papes plus traitables à +cet égard, et de meilleure composition que les papistes, puisqu'ils ont +accepté la dédicace de plusieurs éditions de la _Divine Comédie_, sans +exiger qu'on en retranchât un seul vers. + +La quatrième fosse[108], ou vallée à laquelle passent les deux poëtes, +renferme les prétendus devins. Leur supplice est assorti à leur crime. +Ils ont voulu, par des moyens coupables, pénétrer dans l'avenir: ils ont +maintenant la tête et le cou renversés, et leur visage tourné à +contre-sens, ne voit que derrière leurs épaules, qui sont inondées de +leurs larmes[109]. Ce sont d'abord les devins de l'antiquité, +Amphiaraüs, Tiresias, Arons[110], et enfin la devineresse Manto. Dante +s'arrête à parler d'elle, ou plutôt à écouter ce que lui en dit Virgile, +qui ne paraissant que raconter son histoire, et les voyages qu'elle +avait faits avant de se fixer, pour exercer son art, aux lieux où fut +ensuite bâtie Mantoue, fait en effet l'histoire de la fondation de cette +ville, qu'il reconnaît pour sa patrie[111]. Parmi les autres devins +antiques, Virgile lui montre encore Eurypyle qui partageait avec Calchas +les fonctions d'augure, dans le camp des Grecs, au siége de Troie[112]. +Quelques devins modernes viennent ensuite, tels que Michel Scot, l'un +des astrologues de Frédéric II, _Guido Bonatti_ de Forli, Asdent de +Parme, charlatans obscurs qui avaient sans doute alors de la réputation, +et quelques vieilles sorcières qu'heureusement le poëte ne nomme pas. + +[Note 108: C. XX.] + +[Note 109: Ce ne sont pas leurs épaules qui en sont baignées: le +teste dit tout simplement: + + _Che'l pianto degli occhi + Le natiche bagnava per lo fesso_. + +Mais il n'est pas permis en français d'être si naïf.] + +[Note 110: Devin qui habitait les carrières de marbre des montagnes +de Luni près de Carrare. Lucain a dit de lui, Pharsale, l. I, v. 586. + + _Aruns incoluit desertœ mœnia Lunœ_, etc.] + +[Note 111: Il n'était pourtant pas né dans cette ville même, mais +dans un village voisin appelé Andès: c'est ce qui a fait dire à Silius +Italicus, l. 8, + + _Mantua musarum domus, atque ad sydera cantu. + Erecta Andino_.] + +[Note 112: Cet Eurypile est cité dans le discours du traître Simon, +quelques vers après qu'il a parlé de Calchas, Énéide, l. II, v. 114. Le +texte italien donne ici lieu à une observation. Dante fait dire à +Virgile: + + _E così'l canta. + L'alta mia tragedia in alcun loco_. + +Par cette haute tragédie, il entend son Énéide, conformément à l'idée +que Dante s'était faite des trois styles, tragique, comique et +élégiaque. C'est cette idée qui l'avait déterminé à donner à son poëme +le titre de Comédie. Cela confirme ce que j'en ai dit, t. I, p. 484.] + +Un autre pont le conduit à la cinquième vallée[113], où sont jetés dans +de la poix brûlante ceux qui ont fait un mauvais trafic et prévariqué +dans leurs emplois. Ici se trouve cette comparaison justement vantée où +il emploie poétiquement et en très-beaux vers, dans la description de +l'arsenal de Venise, un grand nombre d'expressions techniques. «Telle +que dans l'arsenal des Vénitiens, on voit pendant l'hiver bouillir la +poix tenace destinée à radouber leurs vaisseaux endommagés[114], et +hors d'état de tenir la mer; l'un remet à neuf son navire, l'autre +calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages: l'un +retravaille la proue, l'autre la poupe: celui-ci fait des rames, +celui-là tourne des cordages, un autre raccommode ou la misaine ou +l'artimon; telle bouillait dans ces profondeurs, non par l'ardeur du +feu, mais par un effet du pouvoir divin, une poix épaisse et gluante, +qui de toutes parts en enduisait les bords». Un diable noir, accourt les +ailes ouvertes, saute légèrement de rochers en rochers, et vient jeter +dans cette fosse un des Anciens de la république de Lucques, ville où, +s'il faut en croire le Dante, il était si commun de trafiquer des +emplois publics, que personne n'y était exempt de ce vice[115]. Le damné +va au fond, et revient à la surface; mais tous les diables se moquent +de lui; il n'y a point là, lui disent-ils, de sainte Face[116], comme à +Lucques, pour le défendre; et quand il veut s'élever au-dessus de la +poix bouillante, ils l'y replongent avec de longs crocs dont ils sont +armés. Lorsque les voyageurs vont pour passer dans la vallée suivante, +une foule de ces diables armés de crocs se poste au bas du pont pour les +arrêter. Ici commence un long épisode où les diables trompent d'abord +les deux poëtes, leur font prendre un détour, sous prétexte que le pont +est rompu, et s'offrent à les conduire vers une autre arcade. Le chef de +cette troupe leur donne pour escorte dix des diables qui la composent, +et les désigne tous par leurs noms. Ces noms sont de la façon du poëte. +Ce sont _Alichino, Calcabrina, Cagnazzo, Barbariccia, Libicocco_, ainsi +des autres. Beau sujet à commentaires que de chercher à savoir où il les +avait pris, et le sens qu'il y attachait. Les interprètes n'y ont pas +manqué, et le résultat est qu'aucun d'eux n'a pu y rien entendre[117]. + +[Note 113: C. XXI.] + +[Note 114: + + _Quale nell' Arzanà de' Viniziani + Bolle l'inverno la tenace pece, + A rimpalmar li legni lor non sani_, etc.] + +[Note 115: Il dit cela dans un vers satyrique d'excellent goût. + + _Ogni uom v'è baratlier, fuor che Bonturo_. + +Ce _Bonturo Bonturi_, de la famille des _Dati_, était, selon tous les +commentateurs, le plus effronté de tous les _barattieri_, ou trafiquants +d'emplois, de la ville de Lucques. Cette ironie spirituelle et piquante +ne serait pas déplacée dans une satyre d'Horace. En italien, la +_baratteria_ est pour les emplois publics ce qu'est _la simonia_ pour +ceux de l'église.] + +[Note 116: + + _Quì non ha luogo il santo Volto_. + +Allusion à une sainte Face miraculeuse que les Lucquois prétendaient +posséder, et dont il paraît qu'ils étaient très-fiers.] + +[Note 117: Je passe ici, pour abréger, beaucoup de détails que les +adorateurs du Dante regretteront peut-être: je crois pourtant qu'il en a +peu qui soient vraiment à regretter. Ils me pardonneront du moins de +n'avoir rien dit du dernier vers de ce vingt et unième chant.] + +La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des idées +militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa poésie devient pompeuse et +bruyante comme elles. «J'ai vu, dit-il[118], des cavaliers marcher en +bataille, ou commencer l'attaque, ou passer en revue, et quelquefois +battre en retraite; j'ai vu, ô gens d'Arezzo, des troupes légères +insulter votre territoire et y faire des expéditions rapides: j'ai vu +des tournois et des joutes guerrières, tantôt au son des trompettes, ou +au son des cloches portées sur des chars, tantôt au bruit des tambours, +ou signal donné par les châteaux avec des instruments, soit de notre +pays, soit des nations étrangères; mais je n'ai jamais vu marcher au son +d'instruments si bizarres ni cavaliers ni piétons; on n'entendit jamais +un pareil bruit sur un vaisseau quand on signale la terre ou les +étoiles». C'est dans cet appareil qu'ils côtoyent l'étang de poix +bouillante ou les prévaricateurs sont plongés. Il se passe entre les +damnés et les diables des scènes horribles et ridicules. Ces diables, +quand ils sont en gaîté ne sont pas de trop bons plaisants. C'est, à ce +qu'il paraît, quelqu'une de ces farces grossières qu'on représentait +alors devant le peuple, et où l'on mettait aux prises de pauvres âmes +avec des diables armés de tisons et de fourches (spectacles un peu +différents de ceux qui amusaient les loisirs, élevaient et anoblissaient +les sentiments et les pensées des anciens peuples), c'est quelqu'une de +ces représentations fanatiques et burlesques, qui aura donné au Dante +l'idée de cette espèce de comédie dans l'Enfer. L'action en est vive, +pétulante, mais elle ne produit rien que de triste et de rebutant pour +le goût. Plus on reconnaît le poëte dans quelques comparaisons et dans +quelques détails, plus on regrette de voir la poésie employée à un tel +usage. Un Navarrois[119], favori du bon roi Thibault, comte de +Champagne, et un moine de Gallura en Sardaigne[120], tourmentés pour le +trafic honteux qu'ils firent sur la terre, ne sont pas des morts assez +connus pour donner le moindre intérêt à ces détails. + +[Note 118: C. XXII. + + _Io vidi già cavalier muover campo, + E cominciare stormo, e far la mostra, + E talvolta partir per loro scampo_, etc.] + +[Note 119: _Giampolo_, ou _Ciampolo_.] + +[Note 120: _Frate Gomita_, favori de _Nino de' Visconti_ de Pise, +gouverneur ou président de Gallura.] + +Les deux poëtes ont enfin l'adresse d'échapper à ces diables tapageurs, +à cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixième vallée[121]. +Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte +et le sauve. Cette action réveille la sensibilité exquise et profonde +de notre poëte: quelque naturelle qu'elle fût en lui, on ne comprend pas +comment il pouvait la retrouver au fond de ces abîmes, et parmi d'aussi +tristes fictions, «Mon guide m'enleva, dit-il, comme une mère réveillée +par le bruit et qui voit près d'elle les flammes de l'incendie, prend +son fils, fuit sans s'arrêter, plus occupée de lui que d'elle-même, et +sans prendre même le temps de se vêtir[122]. Il se laisse aller à la +renverse en me tenant ainsi sur la pente de ces rochers. L'eau qui se +précipite par un canal pour tourner la roue d'un moulin, ne coule pas +aussi rapidement que mon maître descendit alors, en me portant sur sa +poitrine, plutôt comme son fils que comme un compagnon de voyage[123]». + +[Note 121: C. XXIII.] + +[Note 122: + + _Che prende'l figlio, e fugge, e non s'arresta, + Avendo più di lui che di se cura, + Tanto che solo una camicia vesta_. + +Mot à mot: «Tant qu'elle sort vêtue de sa seule chemise». Mais, encore +une fois, il nous est défendu d'être aussi simples que les italiens, à +qui nous reprochons tant de ne l'être pas.] + +[Note 123: + + _Portando sene me sovra'l suo petto + Come suo figlio, e non come compagno_.] + +Dans cette sixième fosse, où les voilà parvenus, ils trouvent les +hypocrites marchant à pas lents, peints de diverses couleurs, vêtus de +grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les +yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or éblouissant, mais en +dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont +courbés sous leur poids. Cet emblême est clair et significatif, mais le +poëte en tire peu de parti. Entouré pendant sa vie de tant d'hypocrites +sur la terre, il n'en reconnaît que deux dans les Enfers, et ce sont +deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont liés à aucun souvenir +historique[124]. Les autres restent enfoncés dans leurs capuces. Chacun +peut se figurer qui il lui plaît sous ces pesantes enveloppes. Depuis le +siècle du Dante jusqu'au nôtre, on n'a manqué dans aucun temps de gens +dont le métier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne +connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs. + +[Note 124: Il faut cependant être juste: Dante pouvait croire que +ces noms, qui avaient brillé un instant à Florence, brilleraient aussi +dans l'histoire. Ces deux hypocrites se nommaient, l'un _Catalano_, et +l'autre _Loderingo_. Il étaient chevaliers de l'ordre religieux et +militaire des _Frati Godenti_, ou _Gaudenti_, dont nous avons parlé dans +le chap. VII, au sujet du poëte _Guittone d'Arezzo_. Florence crut, en +1266, apaiser les deux partis qui la divisaient, en mettant ces deux +chevaliers, l'un Gibelin, l'autre Guelfe, à la tête du gouvernement. Il +se trouva que c'étaient deux hypocrites; vendus tous deux aux Guelfes, +ils opprimèrent les Gibelins, firent brûler leurs maisons, et les firent +chasser de la ville. _Indè irœ_.] + +Avant de sortir de cette fosse, une réponse de l'un des deux Bolonais +fait éprouver à Virgile un instant de trouble et même de colère; mais ce +nuage se dissipe bientôt. L'idée de ce double mouvement suffit pour +inspirer au Dante cette belle comparaison tirée des objets les plus +simples, mais exprimée avec toutes les richesses de la poésie homérique. +«Dans cette partie de la renaissante année[125], où le soleil trempe ses +cheveux dorés dans l'onde du verseau, et où déjà les nuits perdent de +leur longue durée, quand le givre du matin ressemble sur la terre à la +neige, sa blanche sœur, mais qu'il doit se dissiper en peu de temps, le +villageois qui manque de provisions pour ses troupeaux, se lève, +regarde, et voyant la campagne toute blanchie, se livre au plus profond +chagrin. Il retourne à sa maison, et se plaint, errant ça et là, comme +un malheureux qui ne sait quel parti prendre. Il revient ensuite, et +reprend l'espérance, en voyant la face de la terre changée en peu de +moments; il prend sa houlette et conduit ses brebis au pâturage. C'est +ainsi que mon maître me fit pâlir de crainte, quand je vis son front se +troubler, et c'est ainsi qu'il guérit bientôt lui-même le mal qu'il +m'avait fait.» + +[Note 125: C. XXIV. + + _In quella parte dei giovinetto anno + Che'l sole i crin sotto l'Aquario tempra, + E già le nutti al mezzodì s'envanno_, etc.] + +Du fond de la sixième vallée où marchent les deux poëtes, il leur faut +beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit à la septième. +Cette marche pénible est décrite avec toutes les couleurs de la poésie; +mais il est impossible d'entrer dans tous ces détails; de plus grandes +beautés nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce +trait que Virgile adresse à son élève, dans un moment où il le voit +manquer de force et de courage. «Ce n'est, lui dit-il, ni en s'asseyant +sur la plume ni sous des courtines qu'on acquiert de la renommée, et +celui qui sans renommée consume sa vie, ne laisse après lui de traces +sur la terre que comme la fumée dans l'air ou l'écume sur l'onde[126].» + +[Note 126: + + _Che seggendo in piuma + In fama non sivien, nè sotto coltre: + Sanza la qual chi sua vita consuma, + Cotal vestigio in terra di se lascia, + Qual fummo in aere, ed in acqua la schiuma_.] + +Les voleurs qui ont joint la fraude au brigandage sont punis dans cette +fosse. Le fond en est comblé d'un épais amas de serpents, tels que la +sabloneuse Lybie, l'Éthiopie ni l'Égypte n'en produisirent jamais de +plus affreux. Parmi ces serpents les ombres coupables courent nues et +épouvantées; elles courent les mains liées derrière le dos avec des +couleuvres, dont la tête et la queue leur percent les reins, et se +renouent ensemble devant eux. Un serpent s'élance sur une de ces ombres, +la pique, la fait tomber en cendres; mais cette cendre se rassemble +d'elle-même, et l'ombre se relève telle qu'elle était auparavant. «C'est +ainsi, dit le poëte, en se servant d'expressions et d'images imitées +d'Ovide, et qu'il est bien extraordinaire que ces damnés lui rappellent, +c'est ainsi que de l'aveu des anciens sages, le Phénix meurt et renaît +quand la fin de son cinquième siècle approche[127]. Il ne se nourrit ni +d'herbes ni de grains pendant sa vie, mais seulement de parfums, et des +larmes de l'encens; et les parfums et la myrrhe sont le dernier lit où +il repose». Cela est peut-être beaucoup trop poétique et trop beau pour +un _Vanni Fucci_, voleur de vases sacrés à Pistoie[128], qui n'est là +que pour dire quelque mots obscurs, et qui ont besoin de commentaire, +sur les _Blancs_ et les _Noirs_, ces deux factions nées dans sa patrie, +et qui avaient fait ensuite tant de mal aux Florentins. Il prend la +fuite après avoir maudit Dieu, Pistoie et Florence. Il est poursuivi par +un Centaure[129] couvert de serpents depuis la croupe jusqu'à la face. +Un dragon enflammé se tient, les ailes étendues, debout sur ses épaules. +Ce Centaure est Cacus, ce brigand du mont Aventin, tué par Hercule, +quoique Cacus ne fût point un Centaure. + +[Note 127: Imitation ou traduction abrégée de ce beau passage des +Métamorphoses d'Ovide: + + _Una est, quœ reparet, seque ipsa reseminet ales. + Assyrii Phœnica vocant: non fruge, neque herbis, + Sed turis lacrimis, et succo vivit amomi_. + Métam., l. XV, v. 392 et suiv.] + +[Note 128: Ce misérable avait volé le trésor de la sacristie du dôme +de Pistoie: un de ses amis, nommé _Vanni della Nona_, aussi honnête +homme que lui sans doute, les avait recélés. On soupçonna de ce vol un +autre homme que l'on mit en prison. _Fucci_ le tira d'affaire en lui +conseillant de faire faire, par le podestat, une recherche dans la +maison de _Vanni della Nona_. Les effets furent trouvés, et le +malheureux _Vanni_ pendu. Dante met quelquefois de bien vils coquins +dans son Enfer.] + +[Note 129: C. XXV.] + +Trois ombres s'élèvent à la fois du fond de la fosse. Deux serpents +énormes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement à +chacune d'elles, se collent tout entiers à leurs corps, enlacent leurs +pattes à leurs bras, à leurs flancs, à leurs jambes. Par une +métamorphose étrange et par trois procédés différents, décrits tous les +trois avec une variété prodigieuse, les membres et le corps des +serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns +dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures +d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du +serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent +vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie +imitative, perdrait trop à être abrégé ou même traduit. Il est plein de +verve, d'inspiration, de nouveauté. C'est peut-être un de ceux où l'on +peut le plus admirer le talent poétique du Dante, cet art de peindre par +les mots, de représenter des objets fantastiques, des êtres ou des faits +hors de la nature et de toute possibilité, avec tant de vérité, de +naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant +lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus. + +Dans cette étrange métamorphose, les serpents qui se transforment en +hommes et les hommes métamorphosés en serpents sont des damnés les uns +comme les autres. Tous ont été des citoyens distingués de Florence, qui +sont punis dans cette fosse réservée aux voleurs, non pour des vols +particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus +éclairés, pour avoir, dans les premiers emplois, détourné à leur profit +les impôts, ou fait de toute autre manière leur fortune aux dépens de la +république[130]. Ayant ainsi consacré et comme immortalisé leur +opprobre, le poëte triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur +cette odieuse Florence qui l'a proscrit. «Jouis, ô Florence, +s'écrie-t-il[131]! tu t'es élevée si haut que ta renommée vole sur la +terre et sur la mer, et que ton nom se répand dans l'Enfer même. J'ai +trouvé parmi les voleurs cinq de tes citoyens d'un tel rang que j'en +rougis, et qu'il t'en revient peu de gloire.» Il présage ensuite à son +ennemie des malheurs que ses plus proches voisins désirent, et qu'il ne +saurait voir arriver trop tôt. Puis reprenant sa route avec son guide, +ils entrent dans la huitième vallée. + +[Note 130: Les cinq prévaricateurs qu'il nomme avec un art +particulier, et à mesure qu'il les peint comme agents ou patients de ce +singulier supplice, sont _Cianfa Donati, Agnel Brunelleschi, Buoso +Donati, Puccio Sciancato_ et _Francesco Guercio Cavalcante_. Le +quatrième nom seul est obscur; les _Donati_, les _Brunelleschi_, et les +_Cavalcanti_ étaient des premières familles de Florence.] + +[Note 131: C. XXV. + + _Godi, Firenze, poi che se' si grande + Che per mare e per terra butti l'ali, + E per lo'nferno il tuo nome si spande_.] + +Elle est remplie de flammes étincelantes, divisées en groupes enflammés +et mobiles, dont chacun contient une âme criminelle qu'on ne voit pas. +Un spectacle si nouveau que le poëte se crée à lui-même, lui inspire +deux comparaisons très-différentes entre elles; l'une tirée des objets +champêtres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous +les grands poëtes, l'autre des traditions de l'Écriture et de l'Histoire +des Prophètes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le +villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs +jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la vallée, peut-être à +l'endroit même où sont ses vignes et ses champs; et les damnés sont +enveloppés et cachés dans ces flammes, de même qu'Elysée vit disparaître +le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux, +il n'aperçut plus que la flamme qui s'élevait contre un léger nuage. + +Une de ces flammes est double, et Virgile lui apprend qu'elle renferme +Ulysse et Diomède; ils y expient l'invention frauduleuse du cheval de +Troie, l'enlèvement du Palladium et la mort de Déidamie. Le premier, +interrogé par Virgile, raconte ses voyages et sa mort tout autrement +qu'on ne les lit dans l'_Odyssée_. Il erra long-temps avec ces +compagnons dans la Méditerranée. Passant ensuite le détroit de +Gibraltar, ils s'avancèrent dans l'Océan; le cinquième mois, ils +aperçurent de loin une haute montagne. Ils essayaient d'en approcher +lorsqu'un tourbillon s'éleva de cette terre nouvelle, et les enfonça, +eux et leur vaisseau, jusqu'au fond des mers. Les commentateurs[132] +veulent que Dante, en suivant une tradition différente de celle +d'Homère, et dont on trouve quelques traces dans Pline et dans +Solin[133], désigne ainsi la montagne du haut de laquelle on feint +qu'était le Paradis terrestre, où il doit monter dans la seconde partie +de son poëme; mais rien dans le texte n'indique cette intention. Il faut +peut-être aller plus loin que les commentateurs. En effet, ne serait-il +pas possible que le Dante eût eu quelque connaissance ou quelque idée de +la grande catastrophe de l'île Atlantide, qui paraît avoir été placée +dans l'Océan qui porte encore son nom; que cette montagne, d'où s'élève +un tourbillon destructeur, fût le volcan de Ténériffe, qui, depuis +long-temps éteint, domine sur les Canaries, anciens débris de la grande +île, et qu'enfin le poëte eût voulu consigner cette tradition dans son +ouvrage? Je livre aux studieux amateurs du Dante cette conjecture, que +ce n'est pas ici le lieu d'approfondir, mais qui s'accorderait peut-être +avec ce que les anciens ont dit des îles Fortunées, où ils plaçaient le +séjour des bienheureux, et avec ce qu'en ont écrit quelques modernes. +Ne pourrait-on pas croire aussi, et peut-être avec plus de +vraisemblance, que, quoique l'Amérique ne fût pas encore découverte, il +courait déjà des bruits de l'existence d'un autre monde, au-delà des +mers; et que le Dante, attentif à recueillir dans son poëme toutes les +connaissances acquises de son temps, ne négligea pas même ce bruit, si +important par son objet, tout confus qu'il était encore[134]? + +[Note 132: _Daniello, Landino, Vellutello, Venturi_, et plus +récemment _Lombardi_.] + +[Note 133: Ils donnent Ulysse pour fondateur à Lisbonne, ou +Ulisbonne, ville située sur cette mer.] + +[Note 134: Le discours d'Ulysse à ses compagnons paraît plus +favorable à cette dernière vue «Ne refusez pas, leur dit-il, à ce peu de +vie qui vous reste, la connaissance d'un monde sans habitants, que vous +pouvez acquérir en suivant le cours du soleil. + + _A questa tanto picciola vigilia + De' vostri sensi, ch'è del rimanente, + Non vogliate negar l'esperienza, + Diretro al sol, del mondo senza gente_.] + +Une autre flamme s'avance[135]; ses pointes recourbées s'agitent en +forme de langue, comme celles de la première, et font entendre des +gémissements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau +brûlant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son +inventeur[136]. + +[Note 135: C. XXVII.] + +[Note 136: + + _Come'l bue Civilian che mugghiò prima + Col pianta di colui_ (_e ciò fu dritto_) + _Che l'avea temperato con sua lima, + Mugghiava con la voce dell' afflitto_, etc. + +littéralement: «Ce taureau d'airain _mugissait avec la voix du +malheureux_ qui y était enfermé,» expression neuve et aussi juste que +poétique.] + +C'est l'âme de Gui de Montefeltro qui est renfermée dans cette flamme. +Gui reconnaît Dante, et l'interroge le premier sur l'état actuel de la +Romagne, qu'il avoue avoir été sa patrie. Dante l'en instruit en peu de +mois, et l'interroge à son tour. Gui lui raconte alors son histoire. Il +avait été homme de guerre, célèbre par des actions d'éclat, mais où la +ruse avait plus de part que le courage. Il s'était fait ensuite +Cordelier[137], et ne songeait qu'à son salut, quand le prince des +nouveaux Pharisiens, qui était en guerre, non avec les Sarrazins ou les +Juifs, mais avec des Chrétiens[138], vint dans son cloître, et lui +demanda quelque ruse pour perdre ses ennemis, et pour leur prendre +Preneste. Il vit en lui des scrupules; mais il parvint à les lever, et à +lui arracher cette espèce d'oracle, qu'au reste celui qui le demandait +était fort en état de se prononcer à lui-même: Beaucoup promettre et +tenir peu t'assurera la victoire[139]. Ce pape, car on reconnaît ici +Bonifaoe VIII, à qui notre poëte ne perd aucune occasion de rendre le +mal que Boniface lui avait fait; ce pape avait promis à Gui le ciel pour +récompense. Je puis, comme tu sais, lui avait-il dit, fermer et ouvrir +le ciel, et c'est pour cela que nous avons deux clefs[140]; mais à sa +mort, lorsque saint François vint pour s'emparer de son âme, un diable +plus prompt la saisit et la jeta dans le brasier éternel. Cela est +raconté très-sérieusement, et même en très-bons vers. Je l'abrège en +prose tout aussi sérieuse, et crois inutile de répéter ici des +réflexions que chacun fait assez de soi-même. + +[Note 137: + + _I fui uom d'arme, e po' fui cordigliero_. + +Ces moines étaient ainsi nommés en France, dit le P. Lombardi, à cause +de la corde qui leur servait de ceinture. Le véritable mot italien est +_francescano_.] + +[Note 138: + + _Lo Principe de' nuovi Farisei_. + +Ce prince est le Pape, et ces nouveaux Pharisiens, les cardinaux et les +prélats de sa cour: les Chrétiens avec lesquels il était en guerre, +étaient les Colonna, dont le palais était voisin de +Saint-Jean-de-Latran; + + _Avendo guerra presso a Laterano_.] + +[Note 139: + + _Lunga proniessa, con l'attender corto + Ti farà trionfar nell' alto seggio_. + +D'après ce conseil, le vieux pape feignit d'être touché du sort des +Colonna qui étaient renfermés dans cette ville; il promit de leur +pardonner, et de les rétablir dans leurs biens, s'ils lui remettaient +Preneste, et s'ils s'humiliaient devant lui. Ils rendirent la ville, et +le pape la fit raser tout entière, et les persécuta plus obstinément que +jamais.] + +[Note 140: + + _Lo ciel poss'io serrare e disserrare, + Come tu sai: però son due le chiavi_.] + +Dans la neuvième fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont répandu des +hérésies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de +sang, et présentent des spectacles hideux. Dante frémit lui-même du sang +et des plaies dont il va parler[141]. Toute autre langue que la sienne +ne pourrait rendre de tels objets, qui sont gravés dans sa pensée, et se +sentirait défaillir. Les champs fertiles de la Pouille, baignés +autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal, +ensanglantés depuis par les combats de Robert Guiscard, et récemment par +cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les +morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutilés et leurs +blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil. + +[Note 141: C. XXVIII.] + +Mahomet paraît le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre, +fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres +endroits, reprocher au poëte, non, certes, la faiblesse de ses +peintures, mais leur hideuse et dégoûtante fidélité. Ali et tous les +autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de même, vont en +troupe avec le prophète des Musulmans. Des hérétiques, des intrigants et +des brouillons plus modernes, mais plus obscurs[142], viennent ensuite. +Les uns ont les lèvres, la langue, les oreilles ou le nez coupés, les +autres les deux mains. Ils lèvent les bras, et le sang ruisselle sur +leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre tête, séparée de +son corps, et la porte devant les yeux de ceux à qui il parle. Ce +dernier qui n'est ici présenté que comme un artisan de fraude, confident +d'un jeune prince à qui il donna de perfides conseils, figure à des +titres plus honorables dans l'Histoire littéraire de France: c'est +Bertrand de Born[143], l'un de nos plus célèbres Troubadours. + +[Note 142: L'un d'eux avait fait récemment beaucoup de bruit. C'est +un certain _Frà Dolcino_, ermite hérétique, qui prêchait, entr'autres +erreurs, que la communauté des biens, et même celle des femmes, était +permise aux chrétiens. Il ne manqua pas de prosélytes. Suivi de plus de +trois mille hommes et femmes, il vivait avec eux, dans cet état de +nature et de promiscuité qui était le fond de sa doctrine. Quand les +vivres leur manquaient, ils fondaient sur les propriétés et pillaient +tout aux environs. Ils commirent pendant deux ans toutes sortes d'excès. +Ils furent enfin surpris dans les environs de Novarre. _Frà Dolcino_ fut +brûlé comme hérétique, avec Marguerite sa compagne, et plusieurs autres +de ses complices des deux sexes. C'est peut-être un des caractères les +plus extraordinaires de ce genre qui aient jamais existé. Voyez son +histoire (_Historia Dulcini_), dans le recueil de Muratori, _Script. +rer. italic._ t. IX.] + +[Note 143: Ou, comme Dante l'appelle, _Bertram dal Bornio_. Il était +sans doute peu connu en Italie, parce qu'il appartient à l'histoire +d'Angleterre et de France; et cette ignorance où l'on était à son égard +a jeté tous les commentateurs sans exception dans des erreurs qu'ils se +sont successivement transmises. Le texte même du Dante, qu'ils ne +comprenaient pas, en a été altéré. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer +dans la discussion de ce passage, où j'ai, le premier, soupçonné de +l'altération et de l'erreur. C'est le sujet d'une dissertation +particulière, et non d'une note, qui excéderait toute proportion.] + +Les yeux du Dante, fatigués de ces tristes spectacles, sentaient le +besoin de pleurer[144]. Virgile le presse de hâter le pas. Le temps +s'écoule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont à voir +encore. Ils ont aperçu de loin une ombre qui montrait le Dante, et +semblait le menacer; c'était celle d'un de ses parents, homme de +mauvaise vie[145], qui avait été tué dans une rixe, et qui lui en +voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas été vengée par sa +famille. Après un dialogue peu intéressant sur ce sujet, les deux poëtes +arrivent à la dixième et dernière de ces fosses, qui, toutes comprises +dans le huitième cercle, vont toujours s'inclinant par degrés vers le +centre, sur lequel toutes pèsent à la fois. Des cris plaintifs et divers +frappent l'oreille et blessent le cœur des pointes aiguës de la +pitié[146]. Tous les maux entassés dans les hôpitaux les plus malsains +égaleraient à peine ceux qui sont accumulés dans cette fosse. Les damnés +s'y traînent, comme des moribonds couverts de lèpre ou comme des +pestiférés. Leur peau écailleuse est tourmentée de démangeaisons +insupportables; ils la déchirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs +espèces de faussaires: l'un avait falsifié les métaux; il était +d'Arezzo[147], et avait trompé un certain Albert de Sienne, homme +simple, que l'évêque de cette ville avait vengé en faisant brûler vif, +comme magicien, le faussaire. Ceci amène contre les Siennois une tirade +satirique, où l'on distingue ce trait décoché à la fois contre eux et +contre les Français. «Fut-il jamais nation plus vaine que la Siennoise? +Certes, la Française elle-même ne l'est pas autant de beaucoup[148]». +Nation vaine ou frivole si l'on veut; mais quel rapport y a-t-il alors +entre nous et ce crédule Albert? Nation sotte et de peu d'esprit, comme +quelques commentateurs l'entendent[149]; mais quel rapport entre ces +défauts et les nôtres? + +[Note 144: C. XXIX.] + +[Note 145: Il se nommait _Geri del Bello_.] + +[Note 146: Comment rendre autrement ces expressions, si hardiment +figurées? + + _Lamenti saettaron me diversi + Che di pietà ferrati avean gli strali_.] + +[Note 147: Son nom était Griffolin. Il avait fait croire à +l'imbécille Albert qu'il savait l'art de voler dans l'air, et lui avait +promis de le lui apprendre. N'ayant pu remplir sa promesse, Albert se +plaignit à l'évêque de Sienne, qui le regardait comme son fils; cet +évêque fit un procès à Griffolin, et le condamna au feu comme magicien. +Mais ce n'est pas pour cela que celui-ci est damné. Minos, à qui on n'en +impose pas, lui a infligé cette peine parce qu'il avait fait dans le +monde le métier trompeur d'alchymiste.] + +[Note 148: + + . . . . . . . _Hor fu giamai + Gente si vana come la Senese? + Certo non la Francesca si d'assai_.] + +[Note 149: + + _Per gente vana intende egli gente di poco senno_. + (LOMBARDI.)] + +C'est par des exemples tirés des fureurs d'Athamas et de celles d'Hécube +que Dante essaie de nous faire comprendre[150] la rage que paraissaient +éprouver deux ombres qui couraient comme des forcenées: ce sont celles +de deux faussaires qui le furent dans deux genres bien différents; mais +on doit être maintenant fait à ces disparates. L'une est l'âme antique +de la scélérate Myrrha[151], qui se rendit plus amie de son père qu'une +fille ne doit l'être, en se cachant sous de fausses apparences; l'autre +est un Florentin qui avait escroqué une belle jument, en dictant et +signant un testament faux, dans le goût de celui de notre comédie du +_Légataire_. Maître Adam, faux monnoyeur de Brescia, est gonflé par +l'hydropisie et brûlé par la soif. «Les clairs ruisseaux qui des vertes +collines du Casentin tombent dans l'Arno, et leurs canaux bordés de +frais ombrages, lui sont toujours présents, et leur image le dessèche +plus encore que la maladie qui le consume[152]». Sentiment naturel et +profond que le Tasse a très-heureusement imité dans le treizième chant +de son poëme, lorsqu'il fait cette admirable description de la +sécheresse qui désola l'armée chrétienne, et qu'il peint, comme le +Dante, l'effet que produisait sur des malheureux tourmentés par la soif +l'image fraîche et humide des torrents des Alpes, des vertes prairies et +des fraîches eaux, qui bouillonnait dans leur pensée[153]. Dante, qui se +plaît toujours à mêler des personnages anciens avec les modernes, place +dans cet Enfer des faussaires, non seulement l'incestueuse Myrrha, mais +le traître Sinon et la femme de Putiphar, qui accusa faussement Joseph. +Toutes ces ombres se querellent et s'injurient. Dante prête +involontairement l'oreille et s'arrête. Virgile le rappelle à lui-même, +et lui reproche de vouloir entendre ce qu'il y a de la bassesse à +écouter. Dante rougit, et continue de suivre son maître. + +[Note 150: C. XXX.] + +[Note 151: + + _Quell' è l'anima antica + Di Mirra scelerata, che divenne + Al padre fuor del dritto amore, amica_.] + +[Note 152: + + _Li ruscelletti, che de' verdi colli + Del Casentin discendon giuso in Arno, + Facendo i lor canali freddi e molli, + Sempre mi stanno innanzi, e non indarno, + Che l'immagine lor via più m'asciuga + Che'l male ond'io nel volto mi discarno_.] + +[Note 153: + + _Che l'immagine lor gelida, e molle + L'asciuga e scalda, e nel pensier ribolle._ + (_Gierusal. lib._ c. XIII., st. 80.)] + +Ils marchent tous deux en silence[154] vers le puits central qui conduit +au neuvième et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'abîme. +Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit +et moins que le jour[155]. Tout à coup le son éclatant d'un cor se fait +entendre, tel que Roland ne sonna point d'une manière aussi terrible +après la douloureuse défaite de Charlemagne à Roncevaux. Dante tourne la +tête de ce côté; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois +géants énormes, Nembroth, Éphialte, Antée, qui s'élèvent en effet comme +des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le +poëte s'arrête à décrire leur stature prodigieuse, et à peindre par des +comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui +fait connaître l'un après l'autre, avec des circonstances historiques et +poétiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter. C'est à Antée +qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Antée les soulève +tous deux d'une seule main, les dépose légèrement au fond du gouffre, et +se redresse comme le mât d'un vaisseau. + +[Note 154: C. XXXI.] + +[Note 155: + + _Quivi era men che notte e men che giorno_.] + +Dante, frappé de l'idée des terribles objets qui l'attendent, voudrait +pouvoir former des sons plus âpres[156] et plus convenables à cet +affreux séjour. Il invoque de nouveau les Muses, et s'enfonce, pour +ainsi dire, dans toute l'horreur de son sujet. Dans ce cercle sont punis +les traîtres. Il se partage en quatre fosses ou vallées. La première +porte le nom de _Caïn_: c'est celle des assassins qui ont tué en +trahison. Un lac glacé la remplit. Les criminels sont plongés jusqu'au +cou dans la glace, et leurs têtes hideuses s'agitent, se haussent et se +baissent à la surface, versant, à force de douleurs, des larmes qui se +gèlent autour de leurs yeux et sur leurs joues. Deux têtes collées front +contre front, et dont les cheveux sont entremêlés, sont celles de deux +frères qui s'étaient tués l'un l'autre, comme Etéocle et Polinice[157]. +Dante, en avançant sur la glace, au milieu de toutes ces têtes, en +heurte une qu'il croit reconnaître. Il la saisit par les cheveux, et +veut, malgré sa résistance, la contraindre de se nommer. C'est une autre +tête qui prononce le nom de _Bocca_, misérable qui, dans la bataille de +Montaperti, marchant avec les Guelfes, et gagné par l'or des Gibelins, +coupa la main de celui qui portait l'étendard, et causa la déroute et le +massacre de l'armée. Ce traître est accompagné de quelques autres, dont +le poëte fait justice. Leurs têtes sont à l'entrée de la seconde +division de ce cercle, qui porte le nom d'_Antenor_, et où sont enfoncés +tous les traîtres à leur patrie. + +[Note 156: C. XXXII.] + +[Note 157: Ils étaient fils d'_Alberto degli Alberti_, noble +florentin, et s'appelaient, l'un Alexandre, et l'autre Napoléon _degli +Alberti_.] + +Dante détournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aperçut deux ombres +plongées dans la même fosse et acharnées l'une sur l'autre.... Oserai-je +le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si célèbre, et +qui est peut-être encore au-dessus de sa renommée? Trouverai-je dans une +langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes +couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai +du moins. Ce qui fait la difficulté de l'entreprise y donne de +l'attrait. D'autres l'ont essayé avant moi; mais ils semblent avoir +craint d'être simples, et je tâcherai surtout de conserver à cette +peinture son effroyable simplicité. + +«Je vis, continue le poëte, deux ombres glacées dans une seule fosse: +l'une des têtes couvrait l'autre, et comme un homme affamé mange du +pain, de même la tête qui était dessus enfonçait dans l'autre ses dents, +à l'endroit où le cerveau se joint à la nuque du cou[158]. O toi, lui +dis-je, qui montres par une action si féroce ta haine pour celui que tu +dévores, dis-m'en la cause, afin que si tu as raison de le haïr, sachant +qui vous êtes et quel fut son crime, je puisse, de retour au monde, +venger ta mémoire, si ma langue ne se dessèche pas! + +[Note 158: + + _E come'l pan per fame si manduca + Cosi'l sovran li denti all' altro pose + La' ve'l cervel s'aggiunge colla nuca_, etc. + +Une fausse délicatesse peut trouver dans ces vers et dans leur +traduction une espèce de crudité de style; mais ce n'est ni au Dante, ni +à sa langue, qu'il faut la reprocher; c'est à nous et à la nôtre.] + +«Le coupable détourna sa bouche de cette horrible pâture[159], et +l'essuyant avec les cheveux de la tête dont il avait rongé le crâne, il +me dit: Tu veux que je renouvelle une douleur aigrie par le désespoir, +et dont la seule pensée m'oppresse le cœur, avant que je commence à +parler, mais si mes paroles doivent être un germe qui ait pour fruit +l'opprobre de celui que je dévore, tu me verras à la fois parler et +verser des larmes. Je ne sais qui tu es, ni de quelle manière tu es +descendu ici-bas; mais tu me parais Florentin à ton langage. Tu dois +savoir que je suis le comte Ugolin, et celui-ci l'archevêque Roger. Je +t'apprendrai maintenant pourquoi je le traite ainsi. Je n'ai pas besoin +de dire que m'étant fié à lui, je fus pris et mis à mort par l'effet de +ses perfides conseils; mais ce que tu ne peux avoir appris, mais combien +ma mort fut cruelle, tu vas l'entendre, et tu sauras alors s'il m'a +offensé. + +[Note 159: C. XXXIII. + + _La bocca sollevò dal fiero pasto + Quel peccator, forbendola a' capelli + Del capo ch'egli avea diretro guasto_; etc.] + +«Dans la tour obscure qui a reçu de moi le nom de _Tour de la Faim_, et +où tant d'autres ont dû être enfermés depuis, une ouverture étroite +m'avait déjà laissé voir plus de clarté[160], lorsqu'un songe affreux +déchira pour moi le voile de l'avenir. Je crus voir celui-ci, devenu +maître et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux vers la montagne +qui empêche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoyé en avant les +_Gualandi_, les _Sismondi_ et les _Lanfranchi_, avec des chiennes +maigres, avides et dressées à la chasse. Après avoir couru peu de temps, +le père et ses petits me parurent fatigués, et je crus voir les dents +aiguës de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m'éveillai vers +le matin, j'entendis mes enfants, qui étaient auprès de moi, pleurer en +dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel, si déjà tu n'es ému en +pensant à ce que mon cœur m'annonçait; et si tu ne pleures pas, +qu'est-ce donc qui peut t'arracher des larmes? + +[Note 160: Je lis _più lume_ avec _Landino_, _Vellutello_, Alde +_Lombardi_, et le plus grand nombre des manuscrits. Si on lit _più +lune_, comme l'édition des académiciens de la Crusca, et quelques +autres, il faut traduire: «m'avait déjà laissé voir plusieurs fois la +clarté de la lune.»] + +«Déjà ils étaient éveillés; l'heure approchait où l'on apportait notre +nourriture, et chacun de nous, à cause de son rêve, doutait de la +recevoir. J'entendis qu'on fermait la porte au bas de l'horrible tour. +Alors je regardai mes fils sans dire une parole. Je ne pleurais point; +je me sentais en dedans pétrifié. Ils pleuraient, eux; et mon petit +Anselme me dit: Comme tu nous regardes, mon père! qu'as-tu? Je ne +pleurai point encore; je ne répondis point pendant tout ce jour, ni la +nuit suivante, jusqu'au retour du soleil. Lorsque quelques rayons +pénétrèrent dans cette prison douloureuse, et que je vis sur quatre +visages les propres traits du mien, transporté de douleur, je me mordis +les deux mains. Eux, pensant que j'y étais poussé par la faim, se +levèrent tout à coup, et me dirent: Mon père[161], nous souffrirons +beaucoup moins, si tu veux te nourrir de nous. Tu nous as revêtus de +ces chairs misérables; dépouille-nous-en aussi. Alors je me calmai, pour +ne pas augmenter leur peine. Ce jour et le suivant nous restâmes tous en +silence. O terre impitoyable! pourquoi ne t'ouvris-tu pas? Quand nous +fûmes parvenus au quatrième jour, Gaddi se jeta étendu à mes pieds, en +me disant: Mon père, que ne viens-tu me secourir? et il mourut; et je +vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l'un après +l'autre, du cinquième au sixième jour. Je me mis alors à me traîner en +aveugle sur chacun d'eux, et je ne cessai de les appeler trois jours +entiers après leur mort. La faim acheva ensuite ce que n'avait pu la +douleur.--Quand il eût dit ces mots, roulant les yeux, il reprit entre +ses dents le malheureux crâne, et comme un chien dévorant, il les y +enfonça jusqu'aux os.» + +[Note 161: + + _Padre, assai ci fia men doglia + Se tu mangi di noi: tu ne vestisti + Queste misere carni, e tu le spoglia_. + +Ce tercet paraissait au Tasse plein d'une expression si tendre et si +noble, il lui plaisait tant, au rapport du père Venturi, qu'il ne se +lassait point de le citer et d'en faire l'éloge. Mais ce même tercet est +excessivement difficile à traduire. _Se tu mangi di noi_, est même +tout-à-fait intraduisible: il est impossible de dire en français, +_manger de nous_, comme on dit _manger du pain_, et c'est cependant +cette ressemblance d'expression qui, dans l'italien, est en même temps +naïve et terrible. _Dépouille-nous-en aussi_, paraîtra peut-être bien +nu; mais comment rendre autrement ces mots si touchants: _e tu le +spoglia_. J'ai du moins sauvé cette figure poétique: _Vestire spogliare +le carni_, qui est du style religieux, ou même biblique si l'on veut, +mais qui n'en avait ici qu'une propriété de plus, et à laquelle aucun +des traducteurs français du Dante n'a songé. Enfin j'ai respecté, autant +que je l'ai pu, cette effrayante, sans doute, mais admirable +simplicité.] + +Loin d'être fatiguée par un récit aussi énergique, la voix du Dante +s'élève encore avec une force nouvelle, pour lancer des imprécations +contre Pise, qui avait souffert dans ses murs cette action barbare. Si +le comte Ugolin passait pour l'avoir trahie, il ne fallait pas du moins +envelopper dans son supplice ses fils, dont un âge si tendre attestait +l'innocence. Il appelle cette ville nouvelle Thèbes et la honte de +l'Italie. Puisque les peuples voisins n'en font pas justice, il désire +que les petites îles de _Capraia_ et de la _Gorgone_, situées près +l'embouchure de l'Arno, se détachent, ferment le cours du fleuve, et en +fassent remonter les eaux, pour aller dans Pise même submerger tous ses +habitants. + +Cette effrayante et terrible scène doit rendre languissant et faible +tout ce que l'Enfer même peut encore offrir. On se soucie peu d'un +_Alberic_[162] qui avait fait massacrer tous ses parents dans un repas +où ils étaient ses convives, et de quelques autres misérables plongés +dans la glace, la tête renversée, et les larmes gelées et amoncelées +dans les yeux. On regrette que Dante ne l'ait pas senti, et n'ait pas vu +que du moment où il avait fait parler Ugolin au fond du gouffre, il +n'avait rien de mieux à faire que d'en sortir. Il n'y reste pas +long-temps. Entré dans la quatrième et dernière division de ce dernier +cercle, où sont punis les traîtres les plus coupables, il voit flotter +l'étendard du prince des Enfers[163]. Il aperçoit, en traversant cet +espace, les damnés qui le remplissent, couverts d'une glace +transparente, dans diverses attitudes, et comme des objets conservés +dans du verre. Tout se tait. Après l'agitation bruyante des autres +cercles, il ne restait peut-être plus, pour frapper l'imagination, et +pour lui faire concevoir le dernier excès de la douleur, d'autre moyen +que le silence. Au centre, règne Lucifer, enfoncé jusqu'aux reins dans +la glace. Sa taille plus que gigantesque, son épouvantable difformité, +sont peintes des traits les plus forts qu'ait pu tracer le poëte. Cela +dut faire une grande sensation de son temps, où le seul ressort de la +morale était la crainte, où celui de la crainte était le diable, et où +chacun s'étudiait à donner au diable tout ce qui pouvait inspirer le +plus d'effroi. Aujourd'hui cela perd tout son effet, et rien de plus +froid qu'une peinture terrible qui n'inspire point de terreur. + +[Note 162: C'était encore un _Cavalier Gaudente_, qu'on appelait +pour cela _Frate Alberigo_, quoiqu'il fût militaire. Il était de la +maison des Manfrédi, seigneurs des Faenza.] + +[Note 163: C. XXXIV. + + _Vexilla regis prodeunt inferni_, etc.] + +Sans nous occuper donc des trois énormes faces du monstre, l'une rouge, +l'autre noire et l'autre jaunâtre, de ses trois gueules écumantes qui +mâchent éternellement trois damnés[164], de ses six ailes démesurées, et +de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler +que le centre de l'Enfer, où l'archange rebelle est plongé, est aussi le +centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tiré de cette idée. +Virgile le prend sur ses épaules, saisit le moment où Lucifer cesse +d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les +flancs du monstre sont couverts comme d'une épaisse toison, et descend +ainsi jusqu'à sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il +tourne, avec beaucoup d'efforts, sa tête où il avait les pieds, et monte +au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, dépose +Dante sur le bord, et y monte après lui. Les jambes renversées de Satan +sortent par ce soupirail; il est là toujours debout, à la place où il +tomba du ciel. Il s'enfonça jusqu'au centre de la terre, et il y resta +fixé. C'est-là que cesse d'agir cette force de gravitation qui entraîne +tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu'à travers la +mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des +effets produits sur la forme de la terre, par la chute même de Satan, +le Dante eût déjà cette idée[165]. Au-dessus de l'endroit où les deux +poëtes se sont assis, un ruisseau tombe à travers les rochers; ils +montent l'un après l'autre par la route étroite et difficile que l'eau a +creusée; ils voient enfin reparaître la lumière, et se trouvent, après +tant de fatigues, rendus à la clarté du jour. + +[Note 164: Le premier est Judas Iscariotte, et les deux autres, sans +qu'on puisse voir quel rapport ont avec Judas ces deux meurtriers +célèbres, Brutus et Cassius.] + +[Note 165: Il l'énonce clairement par ces mots qu'il met dans la +bouche de Virgile: + + _Tu passasti il punto + Al qual si traggon d'ogni parte i pesi_.] + + + + +CHAPITRE IX. + +_Suite de l'Analyse de la Divina Commedia_. + +_Le Purgatoire_. + + +Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un poëte, c'est +certainement dans les premiers vers que Dante laisse échapper avec une +sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des régions moins +affreuses, où du moins l'espérance accompagne et adoucit les tourments. +Son style prend tout à coup un éclat, une sérénité qui annonce son +nouveau sujet. Ses métaphores sont toutes empruntées d'objets riants. Il +prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne à +la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et +qu'elle n'a jamais surpassé depuis. «Pour voguer sur une onde plus +favorable[166], la nacelle de mon génie dresse ses voiles, et laisse +derrière elle cette mer si terrible. Je vais chanter ce second règne, où +l'âme humaine se purifie et devient digne de monter au Ciel. Mais ici, +muses sacrées, puisque je suis tout à vous, que la poésie morte +renaisse, que Calliope relève un peu mes chants, qu'elle les accompagne +de ces accords, dont les malheureuses filles de Piérius se sentirent +frappées, et qui leur ôtèrent tout espoir de pardon.» Puis, commençant +tout de suite son récit par une description presque magique: «La douce +couleur du saphir oriental, qui se condensait, dit-il, dans la +perspective riante d'un air pur, jusqu'au premier cercle des cieux, +rendit à mes yeux tous leurs plaisirs, aussitôt que j'eus quitté l'air +infernal qui avait attristé mes yeux et mon cœur[167].» Sa lyre est +montée sur ce ton; il continue: «Le bel astre qui invite à l'amour, +réjouissait tout l'Orient, lorsque je me tournai vers l'un des pôles, et +que j'y vis briller quatre étoiles qui ne furent jamais vues que de la +première race des mortels. Le ciel paraissait jouir de leurs rayons. +Malheureux Septentrion, tu es veuf et à jamais à plaindre, puisque tu +ne peux les voir[168]!» Laissant à part le sens allégorique de ces +étoiles, et les quatre vertus dont les commentateurs y voient l'emblème, +y a-t-il une poésie plus brillante, plus rayonnante, pour ainsi dire, et +qui fasse mieux sentir le passage ravissant des ténèbres à la lumière! + +[Note 166: C. I. + + _Per correr miglior acqua alza le vele + Omai la navicela del mia ingegno + Che lascia dictro a se mar si crudele_, etc.] + +[Note 167: + + _Dolce color d'oriental zaffiro + Che s'accoglieva nel sereno aspetto + Dell' aer puro, infino al primo giro, + Agli occhi miei ricominciò diletto_, etc.] + +[Note 168: + + _O Settentrional vedovo sito + Po' che privato se' di mirar quelle_!] + +Observons que le poëte ne se livre pas à ce transport en entrant dans le +Purgatoire; où il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et où l'espérance +même est encore attristée par des souffrances: le lieu de la nouvelle +scène qu'il va parcourir est divisé en trois parties; le bas de la +montagne, jusqu'à la première enceinte du Purgatoire: les sept cercles +du Purgatoire qui, s'élevant les uns sur les autres, occupent la plus +grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au +sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace +qui la sépare de la mer, qu'il voit se lever ou se déchirer tout à coup +le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les éclatantes beautés +de la nature. En se tournant vers le nord, il voit prés de lui un +vieillard d'un aspect si vénérable, que celui d'un père ne doit pas +l'être davantage pour son fils. Sa longue barbe était mêlée de blanc, +comme l'étaient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux côtés sur sa +poitrine. Les rayons des quatre étoiles saintes éclairaient si vivement +son visage, que Dante le voyait comme à la clarté du soleil. Ce +vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de +les voir échappés au noir abîme, et parvenus aux lieux qu'il habite. +Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa présence, et de baisser les +yeux devant lui. Il répond ensuite aux questions du vieillard, et +l'instruit du sujet qui a engagé son disciple à ce périlleux voyage. +C'est surtout le désir de la liberté, de cette liberté si chère, et dont +celui qui a renoncé pour elle à la vie sait si bien le prix[169]. +Jusque-là, on ignore quelle est cette ombre vénérable. On l'apprend ici +de Virgile. «Tu le sais, continue-t-il, toi qui, pour elle, dans Utique, +ne craignis point de te donner la mort, et laissas ta dépouille +mortelle, qui, au grand jour, sera revêtue de tant d'éclat.» + +[Note 169: + + Libertà va cercando, ch'è si cara + Come sa chi per lei vita rifiuta.] + +Des objections théologiques ont été faites à notre poëte, sur la place +qu'il assigne à Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'espérance +qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier +commentateur du Dante, le P. Lombardi, répond à ces objections comme il +peut, mais cela n'importe guère à ceux qui, comme nous, ne considèrent +ce poëme que du côté poétique. + +Caton apprend aux deux poëtes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette +montagne d'expiations et d'épreuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne +d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer[170], et qu'il se +lave le visage, pour en effacer la fumée des brasiers infernaux. Après +ces instructions, il disparaît. Dante se lève, et se dispose à suivre de +nouveau son maître. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les +formalités expiatoires qui leur ont été prescrites. Le soleil +paraît[171], et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait +rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'âmes qui vont au +Purgatoire, et un ange éclatant de blancheur et de lumière qui les y +conduit[172]. Elles chantent, en approchant, le cantique que les Hébreux +chantèrent après la sortie d'Égypte. L'ange, quand il les a déposées sur +le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu[173]. Ces +âmes vont errant comme des étrangères dans un pays inconnu: elles +aperçoivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles +doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont étrangers comme elles, +et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la +route qu'ils doivent faire en montant ne leur paraîtra qu'un jeu. Les +âmes, en s'approchant du Dante, s'aperçoivent à sa respiration qu'il vit +encore. Elles sont frappées d'étonnement, et l'entourent en foule, comme +le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager +qui porte en signe de paix une branche d'olivier. + +[Note 170: Le jonc, disent ici les commentateurs, est par son écorce +unie et lisse le symbole de la pureté et de la simplicité; il est, par +sa souplesse, celui de la patience, toutes vertus nécessaires dans le +chemin du ciel.] + +[Note 171: C. II.] + +[Note 172: Je ne dis rien de plus ici de cet ange qui est peint; +comme tout le reste, d'une manière admirable. Je reviendrai plus loin +sur cet objet.] + +[Note 173: + + _Ed el sen gì, come venne, veloce_.] + +L'une des ombres s'avance vers lui pour l'embrasser, avec tant +d'affection qu'il fait vers elle un mouvement pareil. Mais il sent alors +le vide de ces ombres, qui n'ont de réel que l'apparence. Trois fois il +étend ses bras, et trois fois, sans rien saisir, ils reviennent sur sa +poitrine. L'ombre sourit, et se montre enfin si bien à lui, qu'il +reconnaît en elle _Casella_, son maître de musique et son ami. Ils +s'entretiennent quelque temps avec toute la tendresse de l'amitié; +ensuite le poëte, fidèle à son goût pour la musique, prie _Casella_, +s'il n'a point perdu la mémoire ou l'usage de ce bel art, de le consoler +dans ses peines, par la douceur de son chant; le musicien ne se fait +point prier; il chante une _canzone_ de Dante lui-même[174], avec une +voix si douce et si touchante, que Dante et Virgile, et toutes les âmes +venues avec _Casella_, restent enchantées de plaisir. Cette petite scène +lyrique, au bord de la mer, a un charme particulier, surtout pour ceux +qui ont voué, comme notre poëte, une affection constante à cet art +consolateur. Mais le sévère Caton vient troubler leur jouissance; il +leur rappelle qu'ils ont autre chose à faire que d'entendre chanter, et +qu'ils doivent, avant tout, s'avancer vers la montagne. Ils se +dispersent «comme des colombes occupées à becqueter un champ de blé, et +qui voient paraître tout à coup un objet qui les effraye[175].» + +[Note 174: + + _Amor che nella mente mi ragiona_.] + +[Note 175: + + _Come quando, cogliendo biada o loglio, + Gli colombi adunati alla pastura_, etc.] + +Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne[176], +et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une +troupe d'âmes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si +lentement, qu'on n'aperçoit point les mouvements de leurs pas. Virgile +leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les +premières d'abord, les autres à leur suite, comme des brebis qui sortent +du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la +tête et les yeux baissés vers la terre; simples et paisibles, ce que la +première fait, les autres le font de même; si elle s'arrête, elles +s'arrêtent comme elle, et ne savent pas pourquoi[177]. Cette comparaison +naïve, et presque triviale, tirée des objets champêtres, qui paraissent +avoir eu pour notre poëte un charme particulier, est exprimée dans le +texte avec une vérité, une élégance et une grâce qui la relèvent, sans +lui rien faire perdre de sa simplicité. Il y donne le dernier trait, en +peignant ce troupeau d'âmes simples et heureuses, s'avançant avec un air +pudique et une démarche honnête. L'ombre de son corps, que le soleil +projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premières; +elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en +font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant +que celui qu'il avoue être un homme vivant, n'est point venu sans +l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin étroit, où ils +peuvent pénétrer avec elles. L'une de ces âmes se fait connaître; c'est +Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Frédéric II, mort excommunié comme +son père. On n'avait pas voulu qu'il fût enterré en terre sainte: il le +fut auprès du pont de Bénévent. Mais ce ne fut pas assez, au gré du pape +Clément IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le +cadavre, et de l'envoyer hors des états de l'Église. + +[Note 176: C. III. J'omets ici beaucoup de descriptions, de +discours, d'explications philosophiques; il s'agit de gravir la montagne +du Purgatoire; et ne pouvant pas faire d'une analyse une traduction, +j'écarte tout ce qui ne conduit pas à ce but.] + +[Note 177: + + _Come le pecorelle escon del chiuso_, etc.] + +L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit +sa peine, que la miséricorde de Dieu est infinie, et que +l'excommunication d'un pape n'ôte pas tout moyen de rentrer en grâce +auprès de l'Éternel, pourvu que l'on ait une ferme espérance; seulement, +si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente +fois autant de temps qu'on a persisté dans son obstination, à moins que +ce temps ne soit abrégé par de bonnes prières. Je ne sais si les papes +admettaient alors cette espèce de tarif: depuis long-temps leur prudence +l'a rendu à peu près inutile; ils ont excommunié beaucoup moins, et +n'envoient plus de cardinaux déterrer les cendres des rois. + +Dante s'aperçoit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est +écoulé sans qu'il y ait pris garde, pendant le récit de Mainfroy[178]. +Cela inspire à un poëte philosophe des vers philosophiques d'un style +ferme, exact, et, comme celui de Lucrèce, toujours poétique, sur la +puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou +par la peine qu'il nous cause, et sur cette faculté auditive qu'exerce +alors notre âme, indépendante de la faculté de penser et de sentir. Il +reconnaît enfin qu'ils sont arrivés à ce passage étroit et difficile que +les âmes leur avaient indiqué. Ils y gravissent avec beaucoup de peine, +arrivent sur une première, plate-forme qui fait le tour de la montagne; +et de là, sur une seconde, par un chemin non moins pénible. Ils +s'asseyent alors, tournés vers le levant, d'où ils étaient partis; le +spectacle du ciel et de l'immensité occasionne entr'eux des questions et +des réponses astronomiques et géographiques, où Dante s'exprime toujours +en poëte, en même temps qu'en géographe et en astronome. Les âmes des +négligents sont retenues dans ces enceintes, qui précèdent le +Purgatoire. Le poëte en décrit une troupe nonchalamment assise à l'ombre +derrière des rochers, et peint avec sa fidélité ordinaire leur +contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui était +assise, se tenant les genoux embrassés, et courbant entre eux son +visage[179]. Quelques mots qu'il adresse à son guide attirent +l'attention de cette ombre: elle lève un peu les yeux et le regarde, +mais seulement jusqu'à la moitié du corps; dernier coup de pinceau qui +achève ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins +bien son caractère. Dante la reconnaît: il lui parle et la nomme[180]; +mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir +jamais entendu parler. + +[Note 178: C. IV.] + +[Note 179: + + _Sedeva ed abbrœcciava le ginocchia, + Tenendo 'l viso giù tra esse basso_.] + +[Note 180: Ce nom est _Belacqua_; mais l'on n'en est pas plus +avancé.] + +D'autres ombres un peu moins inactives[181] s'aperçoivent que le corps +du Dante n'est pas diaphane, que c'est un corps vivant, un mortel; +Virgile le leur confirme: aussitôt elles remontent vers leurs compagnes, +aussi rapidement que des vapeurs enflammées fendent l'air pur au +commencement de la nuit, ou que le soleil d'été fend un léger nuage; +elles reviennent aussi promptement toutes ensemble. Dante en est bientôt +entouré. Toutes veulent qu'il fasse mention d'elles quand il retournera +sur la terre, et qu'il leur obtienne des prières qui doivent abréger +leurs épreuves. Plusieurs lui racontent leurs tristes aventures. Celle +de _Buonconte_ de Montefeltro est la seule remarquable. + +[Note 181: C. V.] + +Buonconte avait été tué à la bataille de Campaldino[182], et l'on +n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine +cette fable épisodique. Ce guerrier Gibelin, blessé à mort dans la +bataille, parvint auprès d'une petite rivière qui descend des Apennins, +et se jette dans l'Arno. Là il tomba, en prononçant le nom de Marie. +L'ange de Dieu vint aussitôt prendre son âme, et celui de l'Enfer +criait: «O toi qui viens du ciel, pourquoi m'ôtes-tu ce qui est à moi? +Tu emportes ce que celui-ci avait d'éternel, pour une petite larme qui +me l'enlève[183]. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui.» +Alors il élève des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combine +avec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute la +campagne est inondée; les ruisseaux se débordent; le corps de Buonconte +est entraîné par le torrent et précipité dans l'Arno. Ses bras qu'il +avait pris, en expirant, la précaution de mettre en croix sur sa +poitrine, sont séparés; il est jeté d'un rivage à l'autre, et enfin +plongé au fond du fleuve, où il est recouvert de sable. Cette machine +poétique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs, +bouleversant les éléments, et mettant partout le désordre dans l'œuvre +du grand ordonnateur, se trouvait bien déjà dans quelques légendes et +dans quelques contes ou fabliaux; mais elle paraît ici pour la première +fois revêtue des couleurs de la poésie, et c'est du poëme de Dante +qu'elle a passé dans l'épopée moderne, où elle joue presque toujours un +grand rôle. + +[Note 182: 11 juin 1289.] + +[Note 183: + + _Tu te ne porti di costui l'eterno, + Per una lagrimetta che'l mi toglie_.] + +Environné de ces ombres importunes, le poëte se compare à un homme qui +vient de gagner une forte partie de dez[184], et qui, pendant que son +adversaire s'éloigne seul et triste, se retire entouré de tous les +spectateurs empressés à le suivre, à le précéder, à s'en faire voir, et +obstinés à ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme +plusieurs de ces ombres d'hommes assassinés de diverses manières, qui le +conjurent de prier pour elles. Dégagé de cette foule, il questionne son +guide sur l'efficacité que ses prières pourront avoir. Virgile l'engage +à ne se point occuper de ces difficultés, qui seront toutes résolues par +Béatrix, quand il l'aura trouvée sur le sommet de la montagne. Dante +double alors le pas, et se sent animé d'un nouveau courage. Mais à part +de toutes ces ombres, dont ils commencent à s'éloigner, ils aperçoivent +celle d'un poëte alors célèbre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens +qui s'était le plus distingué dans la langue et la poésie des +Provençaux. Sordel était assis; son attitude était fière et presque +dédaigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de décence. Il ne +répond point à une première question que lui fait Virgile, et le laisse +approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose[185]. Mais +dès que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui était aussi +de Mantoue, se lève, se nomme, et les deux poëtes s'embrassent. + +[Note 184: C. VI. + + _Quando si parte'l gíuoco della zara_, etc.] + +[Note 185: + + _Solo guardando + A guisa di leon quando si posa_.] + +Cet élan d'un sentiment patriotique en fait naître un dans l'âme du +Dante; il s'emporte avec véhémence contre l'esprit de discorde qui +perdait alors l'Italie: «Ah! malheureuse esclave, s'écrie-t-il, Italie, +séjour de douleur, vaisseau sans pilote au sein de la tempête[186], toi +qui n'es plus la maîtresse des peuples, mais un lieu de prostitution: +cette âme généreuse n'a eu besoin que du doux nom de sa patrie pour +faire à son concitoyen l'accueil le plus tendre et le plus empressé, et +maintenant tous ceux qui vivent dans ton sein sont en guerre: ceux +qu'une même enceinte et un même fossé renferment se dévorent entre eux. +Cherche, malheureuse, cherche le long de tes rivages; regarde ensuite +dans ton sein, et vois s'il est en toi quelque partie qui jouisse de la +paix. Que te sert le frein des lois que t'imposa Justinien, si tu n'as +plus personne qui le gouverne? Sans ce frein, tu aurais moins à rougir.» +Ce n'est pas seulement comme Italien, mais comme Gibelin qu'il s'emporte +ainsi. Il finit en exhortant les peuples d'Italie à reconnaître +l'autorité de César; l'empereur Albert d'Autriche à dompter ces esprits +rebelles, et Dieu, qui est mort pour tous les hommes, à se laisser enfin +toucher par tant de malheurs. + +[Note 186: + + _Ahi serva Italia di dolore ostello, + Nave senza nocchiero in gran tempesta, + Non donna di provincie, ma b_....., etc. + +Ce dernier mot, très-mal sonnant aujourd'hui, était alors de la langue +commune. Il n'ôte rien à la force et à l'éloquence de ce morceau.] + +De l'Italie en général il en vient à Florence sa patrie, et lui adresse +une apostrophe assaisonnée de l'ironie la plus amère: «O Florence! tu +dois être satisfaite de cette digression[187]. Elle ne peut te regarder, +grâce à ton peuple, qui s'étudie à te procurer un autre sort. Beaucoup +d'autres peuples ont la justice dans le cœur, mais elle y agit avec +lenteur pour ne pas agir sans prudence; le tien l'a toujours à la +bouche. Beaucoup se refusent aux charges publiques; mais ton peuple +répond sans être appelé, et s'écrie: J'en veux supporter le poids. +Maintenant réjouis-toi, tu en as bien sujet. Tu es riche; tu es en paix, +tu es sage. Si je dis la vérité, ce sont les effets qui le prouvent. + +[Note 187: + + _Fiorenza mia, ben puoi esser contenta + Di questa digression, che non ti tocca + Mercè del popol tuo_, etc.] + +Athène et Lacédémone qui firent des lois si sages et réglèrent si bien +la cité, ne firent que peu de progrès dans l'art de bien vivre, auprès +de toi qui fais des règlements si subtils, que ce que tu ourdis en +octobre ne va pas jusqu'à la moitié de novembre[188]. Combien de fois, +en peu de temps, as-tu changé de lois, de monnaies, d'offices publics, +d'usages, et renouvelé tes citoyens! Si tu as bonne mémoire, et un +jugement sain, tu te verras toi-même comme une malade, qui ne trouve sur +la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour +donner le change à ses douleurs[189]». En lisant cette éloquente +invective, on est tenté d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-même de +Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconnaître en lui + + _Quella fonte + Che spande di parlar si largo fiume_. + +[Note 188: + + _Ch'a mezzo novembre + Non giunge quel che tu d'ottobre fili_.] + +[Note 189: + + _Vedrai te simigliante a quella'nferma + Che non può trovar posa in su le piume, + Ma con dar volta suo dolore scherma_.] + +Cependant le poëte Sordel ne connaît encore que comme Mantouan celui +qu'il a si bien accueilli sur ce seul titre; il veut enfin en savoir +davantage[190]. Virgile se nomme: Sordel, frappé de surprise et de +respect, tombe à ses pieds: «O gloire du pays latin, lui dit-il, toi par +qui notre ancienne langue montra tout son pouvoir! ô éternel honneur du +lieu de ma naissance, quel mérite ou plutôt quelle faveur te montre à +mes yeux?» Alors Virgile l'instruit du sujet de son voyage, et lui +demande le chemin le plus court et le plus facile pour arriver au +Purgatoire. Sordel, avant de leur indiquer une issue pour s'élever plus +haut sur la montagne, les conduit vers une espèce de vallon, dont notre +poëte fait une description riche et brillante. Les plus vives couleurs +et les parfums les plus délicieux y charmaient les yeux et +l'odorat[191]. Couchées entre des fleurs, des âmes y chantaient avec des +voix mélodieuses l'hymne du _Salve Regina_. C'étaient des âmes +d'empereurs et de rois, bons et mauvais, mais qui le furent avec assez +d'indolence pour trouver ici place parmi les négligents. L'empereur +Rodolphe, son gendre Ottaker ou Ottocar; Philippe-le-Hardi, roi de +France, et Henri, roi de Navarre, qu'il peint tous deux affligés des +mœurs dépravées de Philippe-le-Bel, fils de l'un et gendre de l'autre, +et qu'il nomme, à cause de ce dernier roi, père et beau-père du mal +français[192]; Pierre III d'Aragon, Charles d'Anjou, roi de Naples, +Henri III, roi d'Angleterre, et quelques autres encore qui ne paraissent +pas tous également bien placés dans cette catégorie de princes. + +[Note 190: C. VII.] + +[Note 191: Cette description se termine par ces trois vers +charmants; + + _Non avea pur natura ivi dipinto, + Ma di soavità di mille odori + Vi facea un incognito indistinto_.] + +[Note 192: + + _Padre, e suocero son del mal di Francia_.] + +Le soir était venu quand ces ombres cessèrent leurs chants et +commencèrent un autre hymne. C'est peut-être tout ce qu'eût dit un autre +poëte; mais le nôtre le dit avec une richesse de poésie sentimentale et +d'idées mélancoliques et touchantes, qui paraît en lui véritablement +inépuisable[193]. «Il était déjà l'heure qui renouvelle les regrets des +navigateurs et leur attendrit le cœur, le jour où ils ont dit adieu à +leurs plus chers amis, et qui pénètre d'amour le nouveau pèlerin, s'il +entend de loin le son de la cloche qui paraît pleurer le jour, quand il +expire: alors je commençai à ne plus rien entendre, etc.» + +[Note 193: C. VIII. + + _Era già l'ora che volge'l disio + A' naviganti e'ntenerisce il cuore, + Lo di ch' han detto a' dolci amici a dio; + E che lo nuovo peregrin d'amore + Punge, se ode squilla di lontano, + Che paia'l giorno pianger che si muore, + Quand' io' ncominciai_, etc. + +On reconnaît dans ce dernier vers l'original de celui-ci de la belle +élégie de Gray, sur un cimetière de campagne. + + _The curfew tells the knell of parting day_.] + +Les âmes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants +sont interrompus par l'arrivée de deux anges armés d'épées flamboyantes, +mais dont la pointe est émoussée[194]. Ils sont envoyés par la vierge +Marie pour défendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y pénétrer. Ils +s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps après, le serpent +arrive et commence à se glisser entre les fleurs. Les deux anges +s'élèvent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit +de leurs ailes, et viennent se remettre à leur poste. Nino, juge, +c'est-à-dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille +des Malaspina, qui avaient donné au Dante un asyle dans son exil, +reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu +l'arrivée du serpent. + +[Note 194: Nous reviendrons bientôt sur ces deux anges, connue sur +celui que nous avons déjà trouvé plus haut.] + +Ils étaient assis tous cinq sur l'herbe fraîche, au lever de +l'aurore[195]. Dante se sent accablé de sommeil; il s'endort. «C'était +l'heure du matin[196] où l'hirondelle commence ses tristes plaintes, +peut-être au souvenir de ses anciens malheurs, et que notre âme plus +étrangère aux sens, et moins esclave de nos pensées, a dans ses visions +quelque chose de divin.» Le poëte voit en songe un aigle aux ailes d'or +qui fond sur lui comme la foudre, et l'enlève jusqu'à la sphère du feu, +où ils s'embrasent et sont consumés tous les deux. À son réveil, il ne +reconnaît plus autour de lui les mêmes objets; il apprend de Virgile ce +qui s'est passé pendant son sommeil. Une femme nommée Lucie, qui est, +selon les interprètes, le symbole de la grâce divine, est venue +l'enlever et l'a porté au nouveau lieu où il se trouve. Sordel et les +autres sont restés où ils étaient auparavant. Virgile a suivi les traces +de la belle Lucie, qui lui a indiqué, près de là, l'entrée du +Purgatoire, et a disparu en même temps que Dante rouvrait les yeux. Il +se lève et marche vers la porte avec son guide. Elle était gardée par un +ange, armé d'une épée étincelante. Lorsque cet ange apprend que c'est +Lucie qui les a conduits, il leur permet d'approcher des trois degrés de +marbres de différentes couleurs, au haut desquels il se tient immobile. +Dante, soutenu par Virgile, monte péniblement jusqu'à lui, se prosterne +à ses pieds et le conjure, en se frappant la poitrine, de lui permettre +l'entrée de ce lieu redoutable. L'ange le lui permet enfin. La porte +s'ouvre, et tourne sur ses gonds avec un fracas horrible. A ce bruit +succède une harmonie délicieuse. Le poëte, en entrant dans cette +enceinte, entend les louanges de l'Éternel chantées par des voix si +mélodieuses qu'elles lui rappellent l'impression qu'il a souvent +éprouvée quand l'orgue accompagnait le chant des fidèles, et que tantôt +on entendait les paroles, tantôt elles cessaient de se faire entendre. + +[Note 195: C. IX.] + +[Note 196: + + _Nell' ora che comincia i tristi lai + La rondinella presso alla mattina_, etc.] + +Toute cette première division de la seconde partie du poëme est, comme +on voit, fertile en descriptions et en scènes dramatiques. Les +descriptions surtout y sont d'une richesse, qu'une sèche analyse peut à +peine laisser entrevoir; les cieux, les astres, les mers, les campagnes, +les fleurs, tout est peint des couleurs les plus fraîches et les plus +vives. Les objets surnaturels ne coûtent pas plus au poëte que ceux dont +il prend le modèle dans la nature. Ses anges ont quelque chose de +céleste; chaque fois qu'il en introduit de nouveaux, il varie leurs +habits, leurs attitudes et leurs formes. Le premier, qui passe les âmes +dans une barque[197], a de grandes ailes blanches déployées, et un +vêtement qui les égale en blancheur. Il ne se sert ni de rames, ni de +voiles, ni d'aucun autre moyen humain; ses ailes suffisent pour le +conduire. Il les tient dressées vers le ciel, et frappe l'air de ses +plumes éternelles qui ne changent et ne tombent jamais. Plus l'oiseau +divin[198] approche, plus son éclat augmente; et l'œil humain ne peut +plus enfin le soutenir. Les deux anges qui descendent avec des glaives +enflammés pour chasser le serpent[199], sont vêtus d'une robe verte +comme la feuille fraîche éclose; le vent de leurs ailes, qui sont de la +même couleur, l'agite et la fait voltiger après eux dans les airs: on +distingue de loin leur blonde chevelure; mais l'œil se trouble en +regardant leur face et ne peut en discerner les traits. Enfin, le +dernier que l'on a vu garder l'entrée du Purgatoire, porte une épée qui +lance des étincelles que le regard ne peut soutenir; et ses habits sont +au contraire d'une couleur obscure, qui ressemble à la cendre ou à la +terre desséchée, soit pour faire entendre à ceux qui vont expier leurs +fautes que l'homme n'est que poussière; soit pour signifier, comme le +veulent d'autres commentateurs[200], que les ministres de la religion +doivent se rappeler sans cesse ces mots de l'Ecclésiastique, dont on les +soupçonne apparemment de ne se pas souvenir toujours: _De quoi +s'énorgueillit ce qui n'est que terre et que cendre[201]?_ + +[Note 197: C. II, v. 23 et suiv.] + +[Note 198: _L'uccel divino._] + +[Note 199: C. VIII, v. 25 et suiv.] + +[Note 200: Velutello et Lombardi.] + +[Note 201: _Quid superbit terra et cinis?_ (ECCLÉSIASTIC, c. X, v. +9.)] + +On se rappelle que l'enceinte générale du Purgatoire est composée de +sept cercles, placés l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et +Virgile commencent à gravir. Chacune de ces enceintes particulières +décrit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept +péchés mortels. Le passage par où l'on monte de l'un à l'autre est +presque toujours long, étroit et difficile. Le premier cercle est celui +des orgueilleux[202]; leur punition est de marcher courbés sous des +fardeaux énormes. Avant de les voir paraître, Dante regarde avec +admiration sur le flanc de la montagne, qui s'élève jusqu'au second +cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief +supérieures aux chefs-d'œuvre de Policlète et même à ceux de la Nature. +Ce sont des exemples d'humilité qu'elles retracent; l'Annonciation de +l'ange à l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait +devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre poëte dans son +style énigmatique, était plus et moins qu'un roi[203]; enfin, un trait +d'humanité de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce +qu'on prétend que saint Grégoire en fut si touché qu'il demanda et +obtint que ce bon empereur fût retiré de l'Enfer; trait, au reste, qui +n'est rapporté que par des historiens très-suspects[204], et que +Baronius et Bellarmin eux-mêmes traitent de fable. Mais un poëte n'est +pas obligé d'être si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition +populaire: il a parfaitement représenté dans ses vers, ce qu'il dit +avoir vu sculpté sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage. + +[Note 202: C. X.] + +[Note 203: _E più e men che re era'n quel caso._] + +[Note 204: Le moine Helinant ou Elinant, dans sa _Chronique_; Jean +Diacre, dans la _Vie de S. Grégoire_, l'_Eucologe des Grecs_; et même S. +Thomas, au rapport du P. Lombardi. Une veuve éplorée se jeta, selon eux, +à la bride du cheval de Trajan, au milieu du cortége militaire qui +l'accompagnait, et au moment où il partait pour une expédition +lointaine. Elle le conjurait de venger la mort de son fils, massacré par +des soldats. Trajan promit d'abord de lui rendre justice à son retour; +mais, sur les instances de cette malheureuse mère, il s'arrêta, et ne +partit qu'après l'avoir satisfaite. Dion Cassius, et son compilateur +Xiphilin, rapportent le même trait de l'empereur Adrien.] + +A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement +courbés sous d'énormes fardeaux, qu'ils conservent à peine la forme +humaine, il s'élève contre l'orgueil des chrétiens qui contraste avec la +misère et les infirmités de l'âme. C'est là que se trouve cette image +emblématique de l'âme humaine, dont le texte est souvent cité, mais +qui, dans une traduction, ne conserve peut-être pas le même éclat et la +même grâce: + + _Non v'accorgete voi che noi siam vermi + Nati a formar l'angelica farfalla + Che vola alla giustizia senza schermi?_ + +C'est-à-dire, ou du moins à peu près, «Ne voyez-vous pas que nous sommes +des vermisseaux nés pour former le papillon angélique qui doit voler +vers l'inévitable justice?» Ces orgueilleux, pliés et presque écrasés +sous les charges qu'ils portent, récitent l'Oraison dominicale toute +entière. Ce n'est pas pour eux, disent-ils, qu'ils en adressent à Dieu +la dernière prière[205], mais pour ceux qui sont restés au monde après +eux; en sorte que ce sont ici, contre la coutume, les âmes du Purgatoire +qui prient pour celles des vivants. + +[Note 205: _Sed libera nos à malo_; ce que Dante traduit avec S. +Chrysostôme (_in Matth._, c. 6) par: _Délivre-nous du malin esprit_, ou +du démon, au lieu de _délivre-nous du mal_, comme on le dit en +français.] + +Quelques-unes de ces ombres se font connaître, ou sont reconnues par le +poëte. Il reconnaît celle d'un peintre en miniature, nommé _Oderisi da +Gubbio_, qui avait eu de son temps une grande célébrité; c'est dans sa +bouche que Dante met cette belle tirade, sur l'état où la peinture était +déjà parvenue en Italie, sur l'orgueil des artistes et sur la vanité de +la gloire. Il se fait donner par lui le titre de frère; est-ce pour +rappeler l'amitié qui les avait unis, ou l'étude qu'il avait faite +lui-même de l'art du dessin? Cela peut être, mais au reste c'est en +général le style dont se servent les ombres dans le Purgatoire. +L'égalité y règne, et l'on dirait que ce titre, qui en est le doux +symbole, serait un des moyens qu'elles emploient pour calmer leurs +peines. «Mon frère, lui dit Oderisi, les tableaux de _Franco_ de Bologne +plaisent aujourd'hui plus que les miens; tout l'honneur est maintenant +pour lui; je n'en ai plus qu'une partie. Je ne lui aurais pas tant +accordé quand je vivais, tant j'avais le désir d'exceller et d'être le +premier dans mon art..... O vaine gloire des talens humains; combien +l'éclat dont ils brillent dure peu, si des siècles grossiers ne leur +succèdent! Cimabué crut remporter la palme dans la peinture, et +maintenant _Giotto_ a tant de renommée qu'il obscurcit celle de son +maître. Ainsi dans l'art des vers, le second _Guido_ efface la gloire du +premier[206]; et peut-être est-il né maintenant un poëte qui les +surpassera tous deux[207]. Tout ce vain bruit du monde ressemble au +souffle des vents qui vient tantôt d'un côté de l'horizon, tantôt de +l'autre, et qui change de nom parce que sa direction change. Avant que +mille années s'écoulent; quelle réputation auras-tu de plus, si tu es +parvenu jusqu'à l'extrême vieillesse, que si tu étais mort avant de +quitter le balbutiement de l'enfance? Mille ans comparés à l'éternité +sont un espace plus court que n'est un mouvement de l'œil comparé à +celui du cercle le plus lent et le plus immense des cieux ... Votre +renommée est comme la couleur de l'herbe qui vient et s'en va, que +flétrit et décolore ce même soleil qui la fait sortir verte du sein de +la terre.» + + _La vostra nominanza è colar d'erba, + Che viene e va, e quei la discolora + Per cui ell'esce della terra acerba_. + +[Note 206: C'est-à-dire, que _Guido Cavalcanti_ surpasse _Guido +Guinizzelli_.] + +[Note 207: Quelques interprètes ont pensé que Dante se désigne ici +lui-même; et si ce mouvement d'orgueil poétique est déplacé dans un +moment où il peint la punition de l'orgueil, il n'est pas tout-à-fait +étranger à son caractère. Lombardi me paraît cependant observer avec +raison, qu'alors le poëte aurait dit: Il en est maintenant né un qui +peut-être les surpassera tous deux; mais qu'ayant dit: Il est peut-être +né un, etc.: + + _E forse è nato chi l'uno e l'altro + Caccerà del nido_, + +il est probable qu'il n'a parlé qu'en général, et en se fondant +uniquement sur le cours habituel des vicissitudes humaines.] + +Quelle comparaison juste et mélancolique! quel beau langage et quels +vers! Homère lui-même, n'est pas au-dessus de notre poëte, lorsqu'il +compare les générations des hommes aux générations des feuilles qui +jonchent la terre en automne. + +Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre[208], +aperçoit des figures gravées sur le pavé de marbre; elles retracent aux +yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le poëte s'abandonne ici plus +que jamais à son goût pour les mélanges de la fable avec l'histoire, et +du sacré avec le profane. Ces figures gravées représentent Lucifer et +Briarée; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de +foudroyer les géants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la +confusion des langues; Niobé et les corps inanimés de ses enfants; Saül, +qui se tua sur les monts Gelboë, Arachné, à demi-changée en araignée; +Roboam, au moment où ses sujets le précipitent de son char; Alcméon qui +tue sa mère, et Sennachérib tué par ses enfants; Thomiris plongeant dans +le sang la tête de Cyrus; les Assyriens fuyant après la mort +d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie. + +[Note 208: C. XII.] + +Un ange apparaît aux deux voyageurs. Sa robe était blanche et sa face +brillait comme l'étoile étincelante du matin: il ouvre les bras, ensuite +les ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au second +cercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume, +avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur. +«Ah! s'écrie le poëte, que ces routes sont différentes de celles de +l'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et là bas au milieu de +lamentations horribles.» Ils arrivent cependant au second cercle, où +sont purifiés les envieux[209]. Là, il n'y a ni statues ni gravures; le +mur et le pavé sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sont +couvertes de manteaux à peu près de la même couleur, et vêtues en +dessous d'un vil silice. Elles sont appuyées la tête de l'une sur +l'épaule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intérieur du +cercle, comme de malheureux aveugles qui mendient à la porte des +églises, et tâchent par une attitude pareille d'exciter la pitié. Une de +leurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles que +des chants et des paroles de charité, sentiment si discordant avec le +péché qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumière, leurs +paupières sont fermées et comme cousues par un fil de fer. Le temps a +rendu peu intéressantes pour nous les rencontres que les deux poëtes +font dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sont +pour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'une +diatribe contre les Toscans[210], dans laquelle, en suivant le cours de +l'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux où il s'élargit, grossi par +plusieurs rivières, l'ombre d'un certain _Guido del Duca_, de la petite +ville de Brettinoro dans la Romagne, caractérise, sous l'emblème +d'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et de +Florence. + +[Note 209: C. XIII.] + +[Note 210: C. XIV.] + +Le soleil couchant dardait ses rayons sur le visage du poëte, quand tout +à coup une autre lumière frappe ses yeux si vivement qu'il est obligé +d'y porter la main[211]: il compare l'éclat de ce coup de lumière à +celui d'un rayon réfléchi par la surface de l'eau ou d'un miroir. Cet +objet, dont il ne peut soutenir la vue, est un ange qui vient leur +indiquer le passage par où ils doivent s'élever au troisième cercle. +Tandis qu'ils en montent les degrés, Dante expose à Virgile quelques +doutes qui lui sont restés sur ce que _Guido del Duca_ vient de leur +dire. Virgile lui en explique une partie, et lui promet que Béatrix, +qu'il verra bientôt, achèvera de les résoudre. Le véritable but du +poëte, dans cet entretien, paraît être de rappeler aux lecteurs qui +pourraient l'oublier, ce personnage principal de son poëme, cette +Béatrix qu'il n'oublie jamais. + +[Note 211: C. XV.] + +Dans le troisième cercle, destiné à l'expiation de la colère, il a +voulu opposer à ce péché des exemples de la vertu contraire; mais, pour +varier ses moyens, au lieu de représenter ces exemples sculptés ou +gravés, il les encadre dans une vision ou dans une extase qu'il éprouve +à la vue de tant de merveilles. Il suit toujours son système de +mélanges, et place dans cette vision la Vierge qui reprend son fils avec +douceur quand elle l'a retrouvé dans le temple, disputant au milieu des +docteurs; Pisistrate, maître d'Athènes, calmant par une réponse +indulgente sa femme qui l'exhorte à punir une insolence faite +publiquement à leur fille, et saint Étienne demandant à Dieu la grâce de +ceux qui le lapident. Le supplice des colériques est d'être enveloppés +dans un brouillard aussi épais que la fumée la plus noire[212], mais qui +ne leur ôte ni la parole ni la voix; ils chantent un hymne de paix et de +miséricorde, l'_Agnus Dei_; l'un d'eux parle au poëte, et s'entretient +avec lui sur _le libre arbitre_. C'est un certain Marc, de Venise, homme +vertueux, qui avait été son ami, et qui n'avait d'autre défaut pendant +sa vie que d'être fort sujet à la colère. On remarque dans son discours +cette peinture naïve de l'âme, telle qu'elle est dans son innocence +primitive. «L'âme sort des mains de celui qui se complaît en elle avant +de la créer, simple comme un jeune enfant qui rit et pleure tour à +tour, qui ne sait rien, sinon qu'ayant reçu la vie d'un être +bienfaisant, elle se tourne volontiers vers tout ce qui la fait jouir. +Elle savoure d'abord des biens de peu de valeur; dans son erreur elle +les poursuit ardemment, si un guide ou un frein ne l'en détourne et ne +lui fait porter ailleurs son amour[213].» + +[Note 212: C. XVI.] + +[Note 213: + + _Esce di mano a lui che la vagheggia + Prima che sia, a guisa di fanciulla, + Che, piangendo e ridendo, pargoleggia. + + L'anima semplicetta, che sa nulla, + Salvo che mossa da lieto futtore, + Volentier torna a ciò che la trastulla_, etc.] + +De là il s'élève à des idées politiques, à la nécessité des lois et à +celle d'un chef habile qui sache régir la cité. C'est encore le Gibelin +qui parle ici autant que le poëte. «Les lois existent, dit-il, mais qui +les exécute? personne: parce que le pasteur qui marche à la tête du +troupeau peut être sage, mais manque de vigueur; parce que la multitude +qui voit son chef poursuivre les biens dont elle est si avide, s'en +nourrit elle-même et ne demande rien de plus. C'est parce qu'il est mal +gouverné que le monde est devenu si coupable, ce n'est point que de sa +nature il soit nécessairement corrompu[214]. Rome, qui a régénéré le +monde, avait autrefois deux soleils qui éclairaient l'une et l'autre +voie, celle du monde et celle de Dieu. L'un des deux a éteint l'autre; +l'épée a été jointe au bâton pastoral, et ils vont inévitablement mal +ensemble, parce qu'étant réunis, l'un n'a plus rien à craindre de +l'autre. Si tu ne me crois pas, vois en les fruits: c'est au grain que +l'on connaît l'herbe». On voit que Dante revient toujours à son système +de division des deux pouvoirs; que toujours il attribue le pouvoir +spirituel aux papes, le temporel aux empereurs, et tous les maux de +l'Italie et du monde à la confusion impolitique des deux puissances dans +une seule main. + +[Note 214: + + _Ben puoi veder che la mata condotta + E la cagion che'l mondo ha fatio reo + E non natura che'n voi sia corrotta_. + +Cette opinion saine et philosophique paraît fortement en contradiction +avec certaines doctrines sur la corruption de la nature humaine. Les +commentateurs du Dante, Landino, Velutello, Daniello, Venturi, Lombardi, +ont tous passé sur cette difficulté sans même l'indiquer dans leurs +notes. Il nous conviendrait mal d'être plus difficiles qu'eux.] + +Marc, à la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui +restent encore comme des modèles des mœurs antiques, mais qui ne peuvent +arrêter le torrent. Après qu'il s'est retiré, en voyant le crépuscule du +soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-même de +cette brume épaisse, et revoit le beau spectacle du soleil à son +couchant[215]. Son imagination en est si fortement émue qu'il tombe dans +une rêverie profonde. Il s'étonne lui-même de la force de cette +imagination impérieuse qui le poursuit. «O imagination! s'écrie-t-il, +toi qui enlèves souvent l'homme à lui-même, au point qu'il n'entend pas +mille trompettes qui sonnent autour de lui, qu'est-ce donc qui t'excite? +Qui fait naître en toi des objets que les sens ne te présentent pas?» La +réponse qu'il fait à cette question n'est pas fort claire. «Ce qui +t'excite, dit-il, est une lumière qui se forme dans le ciel, ou +d'elle-même, ou par une volonté qui la conduit ici-bas[216].» Alors, on +se payait dans l'école de ces mots qu'on croyait entendre, et l'on avait +fait de cette sorte de solutions une science où Dante était très-versé. +Mais il n'y a lumière céleste qui puisse expliquer l'incohérence des +objets que réunit cette espèce de vision. Ce sont purement des rêves, et +les rêves d'un esprit malade. Il voit la métamorphose de Philomèle en +oiseau. Cet objet disparaît, et il lui tombe dans la pensée[217] un +homme crucifié: c'est l'impie Aman qui garde dans son supplice son air +fier et dédaigneux, devant le grand Assuérus, Esther et le juste +Mardochée. Cette image se dissipe d'elle-même comme une bulle d'eau qui +s'évapore, et dans sa vision s'élève alors la jeune Lavinie, qui +reproche tendrement à sa mère de s'être tuée pour elle. + +[Note 215: C. XVII.] + +[Note 216: + + _Muove il lume che nel ciel s'informa, + Per se o per voler che giù lo scorge_.] + +[Note 217: + + _Piovve dentro alla fantasia_, etc.] + +Il est enfin rendu à lui-même, et retiré comme d'un songe par l'éclat +d'une lumière plus vive que toutes celles dont il avait été frappé. +C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par où il doit monter au +cercle supérieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des +paresseux. Ici Dante se fait donner par son maître une longue +explication métaphysique sur l'amour, passion de la nature toujours +bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volonté, qui, selon +qu'elle est bien ou mal dirigée, fait naître en nous des affections +haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont +expiées dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la +négligence à poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le +quatrième, où nous sommes; et ces affections poussées à l'excès +deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles supérieurs +qui nous restent à parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise +une seconde fois[218]; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en +philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage +est celui de l'école; on peut regretter qu'il ne soit pas plutôt celui +du cœur. Virgile mêle à ses explications quelques nouvelles solutions +sur le libre arbitre; et toujours il renvoie à Béatrix (c'est-à-dire, +sous ce nom si cher, à la Théologie personnifiée) les dernières réponses +que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient +briser ce long entretien. Elles courent, comme les Thébains couraient +pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ismène, en cherchant le +dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en +rappelant à haute voix des exemples tirés de l'Histoire sainte et de +l'Histoire profane, où la célérité de l'action en décida le succès[219]. +Quand cette espèce de tourbillon s'est dissipé[220], le poëte est +encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau +songe. + +[Note 218: C. XVIII.] + +[Note 219: C'est Marie qui courut en allant visiter Elisabeth dans +les montagnes; et César qui, pour soumettre Herda (aujourd'hui Lérida), +partit de Rome, alla faire assiéger Marseille par un de ses lieutenants, +et courut de-là en Espagne. Ce mélange que fait le Dante du sacré avec +le profane, dans ses citations historiques, est si fréquent, qu'il en +faut conclure que ce n'était point en lui un effet des caprices de +l'imagination, mais un système.] + +[Note 220: J'omets ici à dessein ce que Dante fait dire par une de +ces ombres, celle d'un abbé de St.-Zenon à Vérone; elle lance en courant +un trait contre un homme puissant, et lui prédit qu'il se repentira +bientôt d'avoir un pied déjà dans la tombe (_l'un piede entro la +fossa_), donné par force pour abbé à ce couvent son fils naturel, +difforme de corps et plus encore d'esprit. Ces traits de satire +particulière sont sans intérêt pour nous, si nous n'en connaissons pas +l'objet; et si nous apprenons des commentateurs que celui-ci est dirigé +contre le vieil Albert de la Scala, l'un de ces seigneurs de Vérone chez +qui Dante avait été si bien accueilli dans son infortune, c'est une +raison de plus pour ne nous y pas arrêter.] + +A l'heure de la nuit où ce qui restait de la chaleur du jour ne peut +plus résister au froid de la lune, de la terre, et peut-être, +ajoute-t-il, de Saturne, une femme bègue, boiteuse et difforme lui +apparaît, et devient à ses yeux une sirène qui le charme par sa beauté +et par son chant. Mais une autre femme belle et sévère paraît, s'élance +sur la sirène, déchire ses vêtemens, et ne fait voir dans ce qu'elle +découvre qu'un objet hideux et si infect que le poëte se réveille; +emblême énergique, mais peut-être un peu crûment exprimé, des trois +vices expiés dans les trois cercles supérieurs. + +Une voix bien différente appelle Dante pour le conduire au premier de +ces trois cercles, qui est le cinquième du Purgatoire: c'est la voix +d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable +dans ce séjour mortel. Ses deux ailes étendues ressemblaient à celles du +cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement +l'air en promettant le bonheur à ceux qui pleurent, parce qu'ils seront +consolés. Cette image douce et d'une suavité céleste contraste +admirablement avec la première; et cet ange qui promet des consolations +en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition même. Les +avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds +et les mains liés, forcés de regarder la terre où ils eurent toujours +les yeux attachés pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de +la maison de Fiesque; il ne régna qu'un mois et quelques jours, mais ce +peu de temps lui suffit pour reconnaître que le manteau pontifical est +si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau +paraît léger comme la plume. + +Une autre de ces ombres avares, parmi des plaintes qui ressemblent à +celles d'une femme dans les douleurs de l'enfantement[221], tient des +discours qui feraient difficilement deviner ce qu'elle fut sur la terre. +Elle invoque la vierge Marie; qui fut si pauvre qu'elle ne trouva qu'une +étable où déposer son saint fardeau; le bon Fabricius, qui préféra la +pauvreté à des richesses mal acquises, et enfin saint Nicolas, dont la +libéralité sauva trois jeunes filles du déshonneur où allait les plonger +la pauvreté de leur père.... C'est Hugues Capet qui parle ainsi; non +pas le premier roi de la race capétienne, mais son père Hugues-le-Grand, +duc de France et comte de Paris, qui fut, avant son fils, surnommé +_Cappatus_, Capet, pour des raisons sur lesquelles nos historiens ne +s'accordent pas[222]: «Je fus, dit-il, la tige de cet arbre maudit, qui +étend son ombre malfaisante sur toute la chrétienté.» C'est sur ce ton, +dicté par les ressentiments du poëte, que Hugues fait sa propre +confession et celle de ses descendants. Le Dante n'a garde d'oublier +parmi eux ce Charles de Valois, qui l'avait chassé de sa patrie. «Par +ses ruses, fait-il dire à Hugues Capet, par les seules armes dont se +servit le traître Judas, il causera la perte de Florence; mais à la fin +il n'y gagnera que de la honte, et une honte d'autant plus ineffaçable +qu'une telle peine lui paraît plus légère à supporter.» C'est là qu'il +en voulait venir; c'est pour arriver à Charles de Valois qu'il a fait se +confesser Hugues Capet, qu'il l'a placé parmi les princes avares, et +surtout qu'il l'a fait fils d'un boucher de Paris, + + _Figliuol d'un beccaio di Parigi_. + +[Note 221: C. XX.] + +[Note 222: Voyez, sur ce sujet, l'extrait d'un Mémoire de M. Brial, +imprimé dans mon Rapport sur les travaux de la Classe d'histoire et de +littérature ancienne de l'Institut, année 1808.] + +On ne sait dans quelles vieilles chroniques il put trouver cette +origine, que sans doute il n'inventa pas; mais on peut croire qu'il ne +l'eût pas adoptée et consignée dans son poëme, si Charles, descendant de +Hugues, n'eût été son persécuteur. Hugues étend ses accusations contre +sa race, jusqu'à Philippe-le-Bel, à ses querelles avec Boniface VIII, et +à la captivité de ce pape dans Anagni. Il avoue ensuite au poëte que +pendant le jour, lui et les autres habitants de ce cercle, invoquent les +noms qu'il lui a entendu prononcer; mais que pendant la nuit ils ne +citent entre eux que des exemples du vice pour lequel ils sont punis. +C'est alors Pygmalion, que l'amour de l'or rendit traître, voleur et +parricide; et l'avare Midas, dont la demande avide eut des suites qui +font encore rire à ses dépens; et l'insensé Acham qui déroba le butin de +Jéricho, et fut lapidé par ordre de Josué; c'est la punition d'Ananias +et de sa femme Saphira, et celle que subit Héliodore: tantôt le cercle +entier voue à l'infamie Polymnestor, assassin du jeune Polidore; tantôt +ils crient tous ensemble: O Crassus, dis-nous, toi qui le sais, quelle +est la saveur de l'or[223]. + +[Note 223: Allusion à la mort de Crassus, que les Parthes, +connaissant son avarice, attirèrent dans un piége par l'appât d'un riche +butin: son armée y périt tout entière. Il se fit tuer pour ne pas tomber +entre les mains des Parthes. Ayant trouvé son corps, ils lui coupèrent +la tête et la jetèrent dans un vase rempli d'or fondu, en disant ces +mots, qui furent aussi adressés à la tête de Cyrus: C'est d'or que tu as +eu soif, bois de l'or: _Aurum sitisti, aurum bibe_. Au reste, le systême +dont j'ai parlé plus haut (page 161, note 1) paraît ici plus évidemment +que jamais, dans ce mélange alternatif et symétrique de la fable, de la +bible et de l'histoire.] + +Hugues Capet avait enfin terminé ses aveux; tout à coup la montagne +tremble, Délos n'éprouva pas une secousse si forte avant que Latone y +descendît pour mettre au monde les deux lumières des cieux. Le chant de +gloire et de joie, le _Gloria in excelsis Deo_ se fait entendre. Toute +cette haute partie de la montagne, d'ailleurs inacessible aux vents, aux +météores et aux orages, s'agite ainsi lorsqu'une âme est purifiée, et +qu'elle est prête à s'élever vers le ciel[224]. Celle qui en sort en ce +moment est l'âme du poëte Stace, que Dante, d'après une fausse +tradition[225], fait natif de Toulouse, quoiqu'il fût napolitain[226]. +Stace aborde les deux poëtes, et, en leur racontant son histoire, il +témoigne, sans connaître Virgile, avoir eu toujours pour lui une +vénération profonde. Son feu poétique fut excité par cette flamme qui +en a tant allumé d'autres: c'est de l'_Énéide_ qu'il veut parler; c'est +elle qui fut sa mère, sa nourrice dans l'art des vers[227]: sans elle, +il n'aurait rien produit qui eût la moindre valeur. Pour avoir été sur +la terre contemporain de Virgile, il consentirait à prolonger d'une +année son exil. Dante sourit, et, en ayant reçu la permission de +Virgile, il nomme au poëte Stace, celui qu'ils reconnaissaient tous deux +pour leur maître. Stace se jette à ses pieds; Virgile le relève en lui +disant, avec une simplicité qu'on pourrait appeler virgilienne: cessez, +mon frère: vous êtes une ombre, et vous voyez une ombre aussi[228]. + +[Note 224: C. XXI.] + +[Note 225: Placide Lactance, dans ses Comment. sur Stace, imprimés à +Paris en 1600. Voy. Vossius _de poet. lat._, c. III, et Fabricius, +_Bibliot. lat._ c. XVI, _de Statia Poeta_.] + +[Note 226: Il y eut sous Néron un _Statius Surculus_, qui était de +Toulouse, et qui enseigna la rhétorique dans les Gaules: c'est avec lui +que Dante a confondu le poëte Stace. (Vossius, _loc. cit._)] + +[Note 227: Cette admiration de Stace pour Virgile n'est point +exagérée; il dit lui-même en s'adressant à sa _Thébaïde_. + + _Nec tu divinam Æneida tenta, + Sed longè sequere et vestigia semper adora_.] + +[Note 228: + + _Frate, + Non far; che tu se' ombra, ed ombra vedi_.] + +Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux poëtes latins, +après ces premières effusions de cœur, Virgile, qui a rencontré Stace +dans le cercle des avares, lui demande[229] comment, avec tant de +sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu +trouver place dans son cœur. Stace, sourit, et lui répond qu'il ne fut +que trop éloigné de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a +été puni; qu'il l'eût même été dans le cercle de l'Enfer, où les avares +et les prodigues, s'entrechoquent éternellement[230], s'il n'avait été +porté au repentir par ces beaux vers où Virgile s'élève contre la +coupable soif de l'or[231], car, disent ici les commentateurs, l'avare +et le prodigue, sont également altérés d'or, l'un pour l'entasser, +l'autre pour le répandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en +Enfer, ils sont réunis dans le même cercle. Mais comment, insiste +Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas +de bien faire, as tu ensuite été assez éclairé pour entrer dans la bonne +route et pour la suivre? C'est toi, lui répond Stace, qui m'appris à +boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'éclairas le premier, +Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus poëte, et par toi que je fus +chrétien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derrière lui +une lumière: il n'est pour lui-même d'aucun secours, mais il éclaire +ceux qui le suivent. Tu avais prédit un grand et nouvel ordre de +siècles, le retour du règne d'Astrée et de Saturne, et une nouvelle race +d'hommes envoyée du ciel[232]. Cette prédiction s'accordait avec ce +qu'annonçaient ceux qui prêchaient la foi nouvelle. Je les visitai, je +fus frappé de la sainteté de leur vie. Quand Domitien les persécuta, je +pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils +me firent mépriser toutes les autres sectes: je reçus enfin le baptême; +mais la crainte m'empêcha de me déclarer chrétien, et je continuai de +professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette tiédeur +qu'avant d'arriver au cercle d'où nous sortons, je fus retenu plus de +quatre siècles dans celui des paresseux[233]. + +[Note 229: C. XXII.] + +[Note 230: _Inferno_, c. VII. Voy. ci-dessus, pag. 55 et 56.] + +[Note 231: + + _Quid non mortalia pectora cogis, + Auri sacra fames_? (Æneid., t. III. v. 56.)] + +[Note 232: Allusion à ces vers célèbres de la IVe. églogue de +Virgile: + + _Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo; + Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna: + Jam nova progenies cœlo demittitur alto_.] + +[Note 233: Depuis l'an 96 de notre ère, époque de la mort de Stace, +jusqu'à l'an 1300, où Dante a placé celle de sa vision, il s'était +écoulé douze siècles et quatre ans. Stace a dit plus haut, C. XXI, v. +67, qu'il a passé cinq siècles et plus dans le cercle des avares: il en +avait passé plus de quatre dans celui des paresseux, ce ne sont en tout +qu'à peu près mille ans, passés dans ces deux cercles; les deux autres +siècles s'étaient écoulés, selon le P. Lombardi, dans les lieux qui +précédent les cercles du Purgatoire.] + +Stace apprend à son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont +devenus Térence, Plaute et tous les autres poëtes latins célèbres. Ils +sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-même, et les plus +fameux poëtes grecs, dans ces limbes où sont aussi les héros et les +héroïnes[234]. Cependant les trois poëtes montaient au sixième cercle. +Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en écoutant +leurs discours, qui lui révélaient, dit-il, les secrets de l'art des +vers[235]. Un arbre mystérieux se présente au milieu du chemin, +interrompt leur conversation, et arrête leurs pas. Il est chargé de +fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas +qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit +notre poëte, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide +qui se précipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de +l'arbre, après en avoir arrosé les feuilles. De cet arbre sort une voix +qui célèbre d'anciens exemples d'abstinence et de sobriété tirés, selon +la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du +nouveau. Des ombres maigres et livides[236] errent alentour, sans +pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fraîcheur du +ruisseau, font naître en elles une faim et une soif dévorantes qu'elles +ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands +expient leur péché. + +[Note 234: _Inferno_, c. IV. Voy. ci-dessus, pag. 39-42.] + +[Note 235: _Ch'a poetar mi davano intelletto_.] + +[Note 236: C. XXIII.] + +Dante reconnaît parmi eux _Forèse_[237], un de ses amis, dont la mort +lui avait coûté des larmes. _Forèse_ doit à _Nella_ son épouse d'être +admis dans le séjour des expiations, au lieu d'être plongé dans celui +des éternels supplices. L'éloge qu'il fait de sa chère _Nella_ amène une +sortie peu mesurée de ce Florentin contre les dames de Florence et +contre les modes, très-anciennes à ce qu'il paraît, mais qui de temps en +temps redeviennent nouvelles. «Ma _Nella_ que j'ai tant aimée, dit-il, +est d'autant plus agréable à Dieu qu'elle trouve moins de femmes qui lui +ressemblent. Dans les lieux sauvages de la Sardaigne, où les femmes vont +sans vêtement, elles ont plus de pudeur que dans ceux où je l'ai +laissée. O mon frère! que veux-tu que je te dise? Je vois dans un avenir +prochain un temps où l'on défendra en chaire aux dames effrontées de +Florence de se montrer le sein tout découvert. Quelles femmes barbares +eurent jamais besoin qu'on eût recours à des peines spirituelles ou à +d'autres censures pour les contraindre à se couvrir[238]?» Peut-être +cette réprimande est-elle un peu trop dure; elle ne vient pourtant pas +d'un cénobite, ni d'un ennemi du sexe à qui elle peut déplaire. L'âme +sensible du Dante est aussi connue que son génie, et les femmes auraient +beaucoup à gagner si elles trouvaient souvent parmi les hommes de +pareils ennemis; mais plus on est capable de les aimer, plus on les +respecte, et plus on aime aussi qu'elles se respectent elles-mêmes. + +[Note 237: Frère de _Corso Donati_, et non pas du célèbre +jurisconsulte François Accurse, comme le disent presque tous les +commentateurs. Forèse parle, dans le chant suivant, v. 13, de sa sœur +_Piccarda Donati_, que l'on sait avoir été sœur de _Corso_. (Lombardi.)] + +[Note 238: + + _Quai barbare fur mai, quai Saracine. + Cui bisognasse, per far le ir coverte + O spiritali o altre discipline_?] + +Forèse fait connaître à son ancien ami plusieurs des ombres maigres qui +l'accompagnent[239]. On y distingue le pape tourangeau Martin IV, qui +expie par le jeûne ses bonnes anguilles du lac de Bolsena[240], cuites +dans les vins les plus exquis; un certain Boniface, archevêque de +Ravenne, qui dépensait en bons repas les revenus de son église; +_Buonaggiunta_ de Lucques et quelques autres. _Buonaggiunta_, l'un des +poëtes italiens du treizième siècle, avait fait, selon l'usage de ce +temps, beaucoup de poésies amoureuses où il n'y avait point d'amour. Il +n'en était pas ainsi du Dante, à qui l'amour avait dicté ses premiers +vers. C'est ce qu'il fait sentir par ce petit dialogue entre +_Buonaggiunta_ et lui. «Vois-je en vous, lui dit le Lucquois, celui qui +a publié des poésies d'un nouveau style, qui commencent par ce vers: + + Femmes, qui connaissez le pouvoir de l'amour[241]? + +[Note 239: C. XXIV.] + +[Note 240: Bolsena est une petite ville de Toscane, près de laquelle +est un lac de même nom, où l'on pêchait d'excellentes anguilles.] + +[Note 241: + + _Donne, ch' avete intelletto d'amore_. + +C'est le premier vers de l'une des plus belles _canzoni_ du Dante.] + +Je suis, lui répond le Dante, un homme qui, lorsque l'amour l'inspire, +écrit, et se contente de publier ce qu'il lui dicte au fond du +cœur[242]. O mon frère, reprend le vieux poëte, je vois maintenant ce +qui nous a retenus, moi et les poëtes de mon temps[243], loin de ce +nouveau style, de ce style si doux que j'entends aujourd'hui. Je vois +que vos plumes se tiennent strictement attachées aux paroles de celui +qui vous dicte; c'est ce que ne firent certainement pas les nôtres; et +plus dans le dessein de plaire on veut ajouter d'ornements, moins il +peut y avoir de rapports de l'un à l'autre style». Dante donne ici en +peu de mots toute la poétique d'un genre aimable, ou pour obtenir de +vrais succès il ne faut point écrire d'après son imagination, mais +d'après son cœur. + +[Note 242: + + _Io mi son' un che, quando + Amore spira, noto, ed in quel modo + Ch' ei detta dentro, vo significando_.] + +[Note 243: Il nomme le Notaire, _il Notaio_, c'est-à-dire, _Jaropo +da Lentino_, qui était notaire en Sicile, et _Guittone_, ou _Frà +Guittone d'Arezzo_. J'ai parlé de ces deux poëtes, t. I, pages 403 et +418.] + +Pendant un entretien du Dante avec Forèse, dans lequel le poëte se fait +prédire la chute et la fin tragique du chef de la faction des Noirs, qui +l'avait fait bannir de Florence[244], les ombres s'éloignent avec la +double légèreté que leur donnent leur maigreur et leur volonté[245]. +Forèse va les rejoindre, et Dante continue sa route avec les deux +autres poëtes. Un second arbre, différent du premier, paraît encore +devant eux; ses branches plient sous le fruit. Une foule empressée +l'entoure, en tendant les mains vers ses branches, et criant comme des +enfants qui demandent un objet qu'on leur refuse. Une voix qui sort de +cet arbre, apprend aux trois voyageurs qu'au-dessus se trouve l'arbre +dont Ève mangea la pomme, et que celui-ci en est un de ses rejetons. +Cette voix leur rappelle aussi deux traits, l'un de la Fable, et l'autre +de l'Écriture, où l'on voit des malheurs causés par l'intempérance[246]. + +[Note 244: _Corso Donati_ se rendit si puissant à Florence après en +avoir fait chasser les Blancs, qu'il devint suspect au peuple. Dans un +tumulte populaire excité contre lui, il fut cité et condamné. Le peuple +se porta à sa maison avec l'étendard ou gonfalon de justice. _Corso_ se +défendit courageusement avec quelques amis; mais, vers la fin du jour, +il essaya de s'échapper. Poursuivi par des soldats catalans qu'il ne put +gagner, il tomba de cheval; son pied s'engagea dans l'étrier; il fut +traîné quelque temps sur la terre, et enfin massacré par les soldats. +Cet événement arriva en 1308. Il paraît qu'il était alors récent; et +l'on voit par-là où en était le Dante de la composition de son poëme +l'an 1308 ou au plus tard en 1309. Au reste Forèse, dans cette +prédiction du passé, ne nomme point Corso, et parle avec une obscurité +mystérieuse, qui non seulement est le style ordinaire des prophéties, +mais qui convenait particulièrement à un frère parlant du meurtre de son +frère, quoiqu'ils fussent de deux partis opposés.] + +[Note 245: + + _E per magrezza e per voler leggiera_.] + +[Note 246: Les Centaures qui voulurent, dans l'ivresse, enlever à +Pirithoüs sa jeune épouse, et furent vaincus par Thésée; et les Hébreux, +que Gédéon, marchant contre les Madianites, ne voulut point admettre +dans son armée, parce que, brûlés par la soif, ils avaient bu trop +abondamment et trop à leur aise, de l'eau d'une fontaine. Où notre poëte +allait-il donc chercher à tout moment des contrastes et des disparates +aussi bizarres?] + +Un ange paraît, le plus brillant qui leur ait encore servi de guide. Le +verre ou le métal embrasé dans la fournaise, ont moins d'éclat que son +visage; mais sa voix n'en est pas moins suave, ni le vent de ses ailes +moins rafraîchissant et moins doux. «Tel que Zéphir au mois de mai, +lorsqu'il annonce l'aurore, s'agite et répand les parfums qu'il exprime +de l'herbe et des fleurs, tel, dit le poëte, je sentis sur mon front un +vent léger, telles je sentis s'agiter les ailes d'où s'exhalait un +souffle parfumé d'ambroisie[247]». + +En montant, sous la conduite de cet ange, vers le septième et dernier +cercle, Dante occupé de ce qu'il vient de voir, voudrait apprendre +comment des âmes, qui n'ont aucun besoin de se nourrir, peuvent éprouver +la maigreur et la faim[248]; Stace, invité par Virgile, entreprend de le +lui expliquer. Sa théorie sur la partie du sang destinée à la +reproduction de l'homme; sur cette reproduction, sur la formation de +l'âme végétative et de l'âme sensitive dans l'enfant avant sa naissance, +sur leur développement lorsqu'il est né, sur ce que devient cette âme +après la mort, emportant avec elle dans l'air qui l'environne une +empreinte et comme une image du corps qu'elle animait sur la terre; tout +cela n'est ni d'une bonne physique, ni d'une métaphysique saine; mais +dans ce morceau de plus de soixante vers, on peut, comme dans plusieurs +morceaux de Lucrèce, admirer la force de l'expression, la poésie de +style, et l'art de rendre avec clarté, en beaux vers, les détails les +plus difficiles d'une mauvaise philosophie, et d'une physique pleine +d'erreurs. + +[Note 247: + + _E quale annunziatrice degli albori + L'aura di maggio muovesi, e olezza + Tutta impregnata dall'erba e da' fiori_, etc.] + +[Note 248: C. XXV.] + +Dans le dernier cercle où nos poëtes sont parvenus, des flammes ardentes +s'élèvent de toutes parts; à peine, entre elles et le bord du précipice, +peuvent-ils trouver un passage. Des chants qui partent du sein même de +ces flammes, en faisant l'éloge de la chasteté, et en rappelant +d'anciens exemples de cette vertu[249], leur apprennent que c'est ici +qu'est puni le vice contraire. Parmi ceux qui en furent atteints, et +dont le poëte distingue les différentes espèces plus clairement que je +ne le puis faire[250], Dante reconnaît _Guido Guinizzelli_, qui l'avait +précédé dans la carrière poétique, et dont il admirait les vers. Il +n'ose approcher de lui pour l'embrasser, à cause des flammes qui +l'environnent; mais il regarde avec attendrissement celui qu'il nomme +son père, et le père d'autres poëtes meilleurs que lui, qui leur apprit +à chanter avec douceur et avec grâce des poésies d'amour. _Guido_, +surpris de tant de marques de respect et de tendresse, lui en demande la +cause. Ce sont, répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera +d'aimer tant que durera le style moderne[251]. _Guido_, sensible à ses +éloges, mais peut-être plus modeste en Purgatoire qu'il ne l'était dans +ce monde, lui montre un autre poëte qu'il dit les mériter mieux: c'est +Arnault Daniel, troubadour provençal, qui surpassa tous les écrits +d'amour en vers, et tous les romans en prose[252]. Ceci indique +clairement l'influence qu'avaient eue les Troubadours sur la poésie +italienne, dans ses premiers temps, et l'admiration que Dante conservait +pour eux à une époque où c'était bien de lui qu'on pouvait dire qu'il +les avait surpassés tous. Il les aurait égalés dans leur propre langue; +aussi met-il dans la bouche d'Arnault une réponse en huit vers +provençaux, que ce Troubadour finit en le suppliant de se souvenir de sa +douleur; c'est-à-dire, de faire pour lui des prières qui la terminent: +Arnault rentre ensuite dans les flammes qui le dérobent à la vue, comme +_Guido_ y est rentré, après avoir fait la même demande. + +[Note 249: Ils font entendre les paroles de Marie à l'ange qui lui +annonce qu'elle concevra: _Virum non cognosco_; et un moment après c'est +Diane, qui chassa Calisto parce qu'elle avait cédé au poison de Vénus: + + _Che di Venere avea sentito il tosco_. + +Puis toutes ces voix célèbrent des maris et des femmes qui ont vécu +chastement. Toujours le même systême; et jamais un trait de la Bible, +qui n'en amène, par opposition, un de la Fable.] + +[Note 250: C. XXVI. Je passe ici tous les détails, les uns comme +inutiles, les autres comme impossibles à rendre dans notre langue et +dans nos mœurs.] + +[Note 251: Nous avons vu précédemment, t. I, p. 410, note 1, qu'on +avait eu tort de vouloir s'appuyer de ce passage pour prouver que _Guido +Guinizzelli_ avait été l'un des maîtres du Dante; il prouve positivement +le contraire.] + +[Note 252: + + _Versi d'amore e prose di romanzi + Soverchiò tutti_.] + +Un obstacle reste encore à franchir pour sortir de ce dernier +cercle[253]; ce sont ces flammes mêmes qui en remplissent l'enceinte. +Quoique invité par l'ange, et fortement encouragé par Virgile, Dante +craint d'approcher de ce feu qu'il faut traverser; mais son maître +emploie enfin un motif tout puissant sur lui. «Vois, mon fils, lui +dit-il, entre Béatrix et toi, il n'y a plus que ce seul mur.» Comme au +nom de Thisbé, continue le poëte, Pyrame, près de mourir, ouvrit les +yeux et la regarda, lorsque le fruit du mûrier prit une couleur +vermeille[254], ainsi céda toute ma résistance, et je me tournai vers +mon sage guide, quand j'entendis le nom qui renaît sans cesse dans mon +cœur.» Virgile entre dans les flammes; Stace et Dante le suivent. Le +maître, pour soutenir le courage de son élève, lui parle encore de +Béatrix, dont il croit, dit-il, voir déjà briller les yeux. Je ne sais, +mais il me semble qu'il y a un grand charme dans ce souvenir puissant +d'une passion si ancienne et si pure. + +[Note 253: C. XXVII.] + +[Note 254: + + _Come al nome di Tisbe op rse'l ciglio + Piramo, in su la morte, e riguardalla, + Allor che'l gelso diventò vermiglio_, etc.] + +En s'échappant, pour la dernière fois, de ce séjour où le sentiment de +l'espérance est toujours flétri par le spectacle des peines, le poëte, +désormais tout entier à l'espérance, paraît s'élancer dans un ordre tout +nouveau d'idées, de sentiments et d'images. Entouré, par la force de son +imagination créatrice, d'objets riants et mystérieux, il donne à son +style pour les peindre, la teinte même de ces objets. Sa marche, son +repos, ses moindres gestes sont fidèlement retracés; il puise ses +comparaisons, comme ses images, dans les tableaux les plus simples et +les plus doux de la vie champêtre. Il monte les degrés où le soleil, qui +se couche derrière lui, projette au loin l'ombre de son corps. Cette +ombre s'accroît, et disparaît bientôt dans l'obscurité générale: la nuit +s'étend sur la montagne. Les trois poëtes se couchent, en attendant le +jour, chacun sur un des échelons qui y conduisent. «Tels que des chèvres +légères et capricieuses sur la cime des monts avant d'avoir pris leur +pâture[255], se reposent en silence, et ruminent à l'ombre, pendant la +plus grande chaleur du jour, gardées par le berger, qui s'appuie sur sa +houlette, et qui veille à leur sûreté; ou tel que le pasteur, loin de sa +chaumière, reste éveillé toute la nuit auprès de son troupeau, +regardant sans cesse si quelque bête féroce ne vient point le disperser; +tels nous étions tous trois, moi comme la chèvre, eux comme les bergers, +renfermés dans l'espace étroit qui conduisait sur la montagne.» + +[Note 255: + + _Quali si fanno, ruminando, manse + Le capre, state rapide e proterve, + Sopra le cime, prima che sien pranse, + Tacite all'ombra, mentre che'l sol ferve_, etc.] + +Couché sur ces marches pendant une belle nuit, il regarde briller les +étoiles qui lui paraissent plus éclatantes et plus grandes qu'à +l'ordinaire; il s'endort enfin à l'heure où l'astre de Vénus paraît vers +l'orient. Voici encore un songe, une vision, mais qui n'a plus rien +d'incohérent et de funeste. Il voit dans une riche campagne la belle et +jeune _Lia_ qui va chantant et cueillant des fleurs pour se faire une +guirlande. «Ma sœur Rachel, dit-elle dans son chant, ne peut se détacher +de son miroir; elle y est assise tout le jour. Elle se plaît à +contempler la beauté de ses yeux, comme je me plais à voir l'ouvrage de +mes mains; voir est pour elle un plaisir, comme agir en est un pour +moi.» Sous l'emblême de ces deux filles de Laban, les interprètes +reconnaissent tous ici l'image de la vie active et de la vie +contemplative; et cette allégorie du moins est pleine de mouvement et de +grâce. + +Le sommeil du Dante se dissipe en même temps que les ténèbres de la +nuit. Virgile lui annonce qu'il touche au terme de son voyage; que ce +jour même le doux fruit que les mortels recherchent avec tant de soins +et de peines, apaisera la faim qui le dévore. Ils arrivent ensemble au +haut de ces degrés rapides; Virgile lui dit alors: «Mon fils, tu as vu +le feu qui doit s'éteindre et le feu éternel; tu es arrivé au point +au-delà duquel ma vue ne peut plus s'étendre. J'ai employé à t'y +conduire mon génie et mon art. Prends désormais ton plaisir pour guide. +Tu es hors des routes difficiles, et des voies étroites. Vois ce soleil +qui rayonne sur ton visage, vois l'herbe tendre, les fleurs et les +arbrisseaux que cette terre produit sans culture: tu peux t'y asseoir; +tu peux y marcher à ton gré, en attendant l'arrivée de celle dont les +beaux yeux m'ont engagé par leurs larmes à venir à toi. N'attends plus +de moi ni discours ni conseils. En toi le libre arbitre est maintenant +droit et sain, et ce serait une erreur que de ne pas agir d'après lui: +je te couronne donc roi et souverain de toi même.» En effet, depuis ce +moment, ou l'allégorie générale du poëme se fait si clairement sentir, +Virgile reste encore auprès du Dante jusqu'à l'arrivée de Béatrix, mais +il ne lui parle plus: il n'est plus là que pour remettre en quelque +sorte à Béatrix elle-même celui qu'elle lui avait recommandé. + +L'allégorie de ce qui suit dans les six derniers chants, n'est pas moins +sensible. Le Dante s'est purgé de ses péchés par toutes les épreuves +qu'il vient de subir. En sortant de chaque cercle du Purgatoire, il a +senti s'effacer de son front l'une des sept lettres P qu'un ange y avait +gravées. Il est parvenu au séjour du Paradis terrestre, qui n'est ici +que l'emblême de l'innocence primitive. Des savants théologiens avaient +dit que ce Paradis était le type, ou le modèle de l'Église: c'est pour +cela, sans doute, que Dante y fait paraître l'Église même, avec les +symboles de tout ce qu'elle croit et de ce qu'elle enseigne[256]. +Impatient de visiter la forêt divine, dont l'ombre épaisse et vive +tempère l'éclat du nouveau jour, il y tourne ses pas, et traverse +lentement la campagne, en foulant ce sol qui exhale de toutes parts les +plus suaves odeurs[257]. Un air doux et toujours égal, frappe son front +comme les coups d'un vent léger. Il agite et fait ployer les feuillages, +mais sans courber les branches, et sans empêcher les oiseaux qui +célèbrent avec joie, sur leurs cimes, les premières heures du jour, de +continuer leurs concerts. Le feuillage les accompagne de son doux +murmure, pareil à celui qui parcourt les forêts de pins sur les rivages +de l'Adriatique, quand Éole y laisse errer le vent du midi. + +[Note 256: _Lombardi_, t. II de son Commentaire, p. 410.] + +[Note 257: C. XXVIII.] + +Malgré la lenteur de ses pas, le poëte était arrivé dans l'antique +forêt: déjà même il ne voyait plus par où il était entré: tout à coup il +est arrêté par un ruisseau dont les ondes font plier l'herbe qui croît +sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures qui coulent sur la terre +sembleraient troubles auprès de cette eau si transparente, qu'elle ne +peut rien cacher, quoique tout son cours soit couvert d'une ombre +éternelle, qui n'y laisse jamais pénétrer les rayons, ni du soleil, ni +de l'astre des nuits. Tandis qu'il admire la fraîcheur et la beauté des +arbres qui bordent l'autre rive, il y voit paraître une femme jeune et +charmante, qui chante en cueillant des fleurs dont sa route est +parsemée. Il la prie d'approcher du bord, pour qu'il puisse mieux +entendre ses doux chants. Elle s'approche aussi légèrement qu'une +danseuse dont l'œil a peine à suivre les pas; elle s'avance parmi les +fleurs, les yeux baissés comme une vierge timide; et lorsqu'elle est au +bord du ruisseau elle recommence ses chansons. Elle lève les yeux, et +ceux de Vénus avaient moins d'éclat quand elle fut blessée par son +fils[258]. Elle rit, et se met encore à cueillir des fleurs à pleines +mains. Elle s'arrête et parle enfin; elle apprend au Dante ce que c'est +que ce beau séjour, qui fut destiné à être l'habitation du premier +homme, et ce fleuve limpide, qui se partage en deux ruisseaux, dont l'un +fait oublier le mal, et l'autre fixe dans la mémoire le bien qu'on a +fait pendant sa vie. «Les anciens poëtes qui ont chanté l'âge d'or et +son état heureux, avaient peut-être rêvé ce beau séjour sur le Parnasse. +Là vécut dans l'innocence la première race des hommes; là, règne un +printemps éternel; là, sont toutes les fleurs et tous les fruits: c'est +là ce nectar tant vanté dans leurs vers.» Dante tourne alors les yeux +vers les deux poëtes, qui ne l'ont point encore quitté: il voit qu'ils +ont ri en entendant ces derniers mots[259]; et il se retourne aussitôt +vers cette femme charmante. + +[Note 258: J'abrège beaucoup ici, et je supprime des détails moins +intéressants que ces descriptions charmantes.] + +[Note 259: Manière ingénieuse de rappeler au lecteur Virgile et +Stace, qui sont toujours présents, et que leur silence pouvait faire +oublier.] + +Elle reprend ses chants remplis d'amour[260], et comme les nymphes +solitaires qui, sous l'ombrage des forêts, tantôt y fuyaient les rayons +du soleil, tantôt en sortaient pour les revoir, elle suit légèrement le +cours du fleuve, tandis que sur l'autre bord le poëte fait les mêmes +mouvements, et règle ses pas sur les siens. Elle lui dit enfin: «Mon +frère, regarde et écoute.» Alors un éclat extraordinaire traverse de +tous côtés la forêt. Une douce mélodie se fait entendre, et parcourt cet +air lumineux. Un nouveau spectacle s'annonce. Dante, pour en tracer le +tableau, n'a point assez de son inspiration accoutumée; il invoque de +nouveau les muses. «Vierges sacrées[261], si jamais je souffris pour +vous la faim, le froid et les veilles, je me sens forcé de vous en +demander la récompense. Qu'Hélicon verse pour moi toutes les eaux de sa +fontaine; qu'Uranie et toutes ses sœurs viennent à mon secours, et +donnent de la force à mes pensées et à mes vers.» + +[Note 260: C. XXIX.] + +[Note 261: + + _O sacrosante vergini, se fami, + Freddi o vigilie mai per voi soffersi, + Cagion mi sprona ch'io mercè ne chiami_, etc.] + +Sept candélabres d'or plus resplendissants que des astres, vingt-quatre +vieillards couronnés de lys, et tout un peuple vêtu de blanc précédaient +un char, qui s'avançait au milieu de quatre animaux ailés; ils avaient +chacun six ailes, dont les plumes étaient parsemées d'yeux semblables à +ceux d'Argus; le char était traîné par un griffon, dont les ailes +déployées s'élevaient si haut, qu'on les perdait de vue. Sept jeunes +filles, vêtues de différentes couleurs, dansaient aux côtés du char, +trois auprès de la roue droite, et quatre auprès de la gauche. Ce char +et tout son cortège sont pris, comme on le voit assez, dans Ezéchiel et +dans l'Apocalypse. C'est la figure ou le symbole de l'Église, ou plus +particulièrement du Saint-Siège; et toutes ces descriptions, où le poëte +a prodigué les richesses de son style, et les autres descriptions qui +vont suivre, ne sont que des allégories religieuses, dont il est aisé de +pénétrer le sens. Le char est donc l'Église, les quatre animaux sont les +évangélistes, les danseuses sont les sept vertus, et le griffon, animal +qui rassemblait en lui les deux natures de l'aigle et du lion, est +Jésus-Christ lui-même, chef de tout le cortège et conducteur du char. +Sept autres vieillards ferment la marche, et les commentateurs +reconnaissent en eux S. Luc et S. Paul, l'un auteur des Actes des +Apôtres, l'autre des Épîtres; quatre autres apôtres, qui ont écrit les +lettres dites _canoniques_, et S.-Jean, l'auteur de l'Apocalypse. Enfin, +ce qu'il serait plus difficile de deviner, et ce qui a partagé les +commentateurs, la jeune femme qui chantait en cueillant des fleurs, et +qui a préparé Dante au spectacle dont il jouit, est cette affection vive +ou cet amour qui doit attacher à l'Église ceux qui veulent avoir part à +ses bienfaits. Le poëte ne dit que vers la fin le nom de cette beauté +symbolique. Il l'appelle Mathilde, et ne pouvait en effet trouver dans +l'histoire aucune femme qui eût montré plus d'affection pour l'Église, +que la célèbre Mathilde[262], et dont le nom indiquât mieux ce qu'il a +voulu cacher sous cet emblême. + +[Note 262: Nous avons parlé de cette comtesse Mathilde, de la +donation de ses états à l'Église, et de son directeur Grégoire VII, ou +Hildebrand, tom. I, p. 108 et 109.] + +Le char s'arrête[263]: tous ceux qui composent l'escorte se tournent +vers ce char dans l'attitude du respect: les anges font entendre des +cantiques de félicitation et de joie[264], et leurs mains jettent sur +le char un nuage de fleurs. Une femme paraît au milieu de ce nuage, la +tête couverte d'un voile blanc et couronnée d'olivier, vêtue d'un +manteau de couleur verte et d'un habit rouge et brillant comme la +flamme. Ici se montre dans tout son éclat ce personnage en partie +allégorique et partie réel, annoncé dès le commencement du poëme, cette +Béatrix, l'emblême de la science des choses divines, mais qui retrace en +même temps, au milieu de ce cortège céleste et de cette pompe +triomphale, l'objet d'une passion dont ni la mort, ni le temps, ni +l'âge, n'ont pu effacer le souvenir. «Mon esprit, dit le poëte, qui +depuis si long-temps n'avait pas éprouvé cette crainte et ce tremblement +dont il était toujours saisi en sa présence, mon esprit, sans avoir +besoin que mes yeux l'instruisissent davantage, et par la seule vertu +secrète qui se répandit autour d'elle, sentit la grande puissance d'un +ancien amour[265].» + +[Note 263: C. XXX.] + +[Note 264: Selon la coutume du Dante, ces cantiques sont moitié +sacrés et moitié profanes, et les anges mêlent dans leurs chants le +Psalmiste et Virgile. + + _Tutti dicen_ BENEDICTUS QUI VENIS, + _E fior gittando di sopra e d'intorno_, + MANIBUS O DATE LILIA PLENIS.] + +[Note 265: + + _Sanza degli occhi aver più conoscenza. + Per occulta virtù, che da lei mosse, + D'antico amor senti la gran potenza_.] + +C'est quand son cœur est ému par ces touchantes images, qu'il s'ouvre au +regret que lui inspire l'absence de son maître chéri. Jusque-là Virgile +le suivait encore; Dante se détourne vers lui, et ne le voit plus. Ce +morceau est empreint de cette sensibilité profonde, l'un des principaux +attributs de son génie, et qui même dans le délire de l'imagination la +plus exaltée ne l'abandonne jamais. «Aussitôt, dit-il, que je me sentis +frappé des mêmes coups qui m'avaient blessé avant que je fusse sorti de +l'enfance[266], je me retournai avec respect, comme un enfant court dans +le sein de sa mère quand il est saisi de frayeur ou de tristesse.... Je +voulais dire à Virgile en son langage: + + De mes feux mal éteints je reconnais la trace[267]. + +[Note 266: + + _Che già m'avea trafitto + Prima ch'io fuor della puerizia fosse_.] + +[Note 267: Vers de Racine, qui rend fidèlement celui du Dante: + + _Conosco i segni d'ell' antica fiamma_; + +parce qu'ils sont tous deux traduits de ce vers de Virgile: + + _Agnosco veteris vestigia flammæ_. (ÆNEID., l. IV.)] + +Mais Virgile nous avait quittés, Virgile, ce tendre père, Virgile à qui +elle avait remis le soin de me guider et de me défendre! L'aspect de ce +séjour délicieux ne put empêcher que mes joues ne se couvrissent de +larmes. «Dante, quoique Virgile t'abandonne, ne pleure pas, ne pleure +pas encore; tu en auras bientôt d'autres sujets.» C'est Béatrix qui lui +parle ainsi, et bientôt en effet, de ce char où elle est assise, et d'un +bord de la rivière à l'autre, elle lui fait entendre des reproches qui +lui arrachent des larmes de regret et de repentir. Comment a-t-il enfin +daigné approcher de cette montagne? Ne savait-il pas que l'homme y est +souverainement heureux? Elle l'accuse enfin devant les anges qui, par +leurs chants, semblent demander son pardon. Mais il espère en vain qu'à +leur prière elle se laissera fléchir. Elle poursuit du ton le plus +solennel l'accusation qu'elle a commencée. + +Comblé des plus beaux dons de la nature, il aurait atteint le plus haut +degré de vertu, s'il avait suivi ses heureux penchants. Dès son enfance, +elle l'avait maintenu dans la bonne voie par l'innocent pouvoir de ses +yeux; mais dès qu'il l'eût perdue, il s'égara dans des sentiers +trompeurs. Elle eut beau le rappeler par des inspirations et par des +songes. Il poussa si loin l'aveuglement, qu'il a fallu pour l'en +retirer, qu'elle le fît conduire dans les Enfers, d'où il est monté +jusqu'à l'entrée du séjour de gloire. Il ne peut maintenant pénétrer +plus loin, ni passer le Léthé, avant d'avoir payé son tribut de repentir +et de pleurs. Elle l'interpelle et lui ordonne de répondre si elle a dit +la vérité[268]. Pénétré de confusion et de regrets, il peut à peine +laisser échapper un aveu, presque étouffé par un déluge de larmes. +L'interrogatoire continue. Ici le poëte place dans la bouche de Béatrix +des éloges pour Béatrix elle-même, et des censures pour lui: il y place +des reproches qu'il s'était faits cent fois en secret, et qu'il prend +enfin le parti de se faire publiquement. «Ni la nature, ni l'art, lui +dit-elle, ne t'offrirent jamais autant de plaisir que ce beau corps[269] +où je fus renfermée, et qui, maintenant séparé de moi, n'est plus que +terre. Si tu fus privé par ma mort de ce plaisir suprême, quel objet +mortel devait ensuite t'attirer à lui, et t'inspirer un désir? Instruit +par ce premier trait qui t'avait blessé, tu devais t'élever au-dessus +des objets trompeurs et me suivre toujours, moi qui ne leur ressemblais +plus. Ce n'était ni de jeunes femmes, ni d'autres vanités aussi +périssables, qui devaient rabaisser ton vol, et te faire sentir de +nouveaux coups. Le jeune oiseau peut tomber dans un second, dans un +troisième piége, mais ceux dont la plume a vieilli ne craignent plus ni +les filets ni les flèches.» Enfin, elle lui ordonne de lever la tête +qu'il baisse avec confusion: et, en lui donnant cet ordre, l'expression +dont elle se sert, lui rappelle encore son âge, qui rendait plus +honteuses de pareilles erreurs[270]. + +[Note 268: C. XXXI.] + +[Note 269: Est-il besoin d'avertir qu'il ne s'agit ici que du +plaisir de la vue et de la contemplation?] + +[Note 270: Elle ne dit pas: lève la tête, mais: lève la barbe, _Alza +la barba_. On ne peut pas se tromper sur le but de cette expression, qui +paraît d'abord singulière; Dante l'indique lui-même dans ces deux vers: + + _E quando per la barba il viso chiese, + Ben connobi'l velen dell' argumento_. + +C'est-à-dire: «Et quand elle désigna mon visage par ma barbe, je compris +bien ce que ce mot avait d'amer.»] + +Malgré la sévérité de ses réprimandes, Béatrix renouvelle par sa beauté, +dans le cœur du poëte, toutes les douces impressions que sa présence y +faisait naître autrefois. Sous son voile, et au-delà de cette rivière +verdoyante, elle lui paraît surpasser l'ancienne Béatrix elle-même, plus +encore qu'elle ne surpassait les autres femmes quand elle était ici bas. +Le moment des dernières épreuves est arrivé; Mathilde le prend par la +main, le dirige vers le fleuve, l'y plonge tout entier, l'en retire et +le conduit, plein d'espérance et de joie, sur l'autre bord. L'allégorie +devient de plus en plus sensible: quatre nymphes, qui dansaient sur la +prairie, et qui sont dans le ciel les quatre étoiles qu'il a vu briller +au commencement de sa vision, le conduisent auprès du char. Trois autres +nymphes supérieures aux premières, s'avancent, intercèdent pour lui par +leurs chants auprès de Béatrix, et la prient de tourner enfin ses +regards vers son adorateur fidèle, qui a fait tant de pas pour la voir. +Conduit par les quatre vertus cardinales, recommandé par les trois +vertus théologales, il ne peut plus manquer de tout obtenir. + +Le reste de ces allégories[271], le cortège qui remonte aux cieux, le +char qui reprend sa marche, et ce qui arrive au pied de l'arbre de la +science où Béatrix est descendue, et l'aigle qui se précipite sur le +char, qui le heurte de toute sa force et le laisse couvert d'une partie +de ses plumes, et le renard qui s'y glisse, et le dragon qui y enfonce +la pointe de sa queue, et les nouveaux ornements dont le char +s'embellit, et la prostituée qui s'y vient asseoir, avec un géant qui +l'embrasse, qui entraîne dans la forêt cette noble conquête et le char; +tous ces détails que de longs commentaires expliquent, mais qu'ils +n'éclaircissent pas toujours, n'ajouteraient rien à l'idée que nous +avons voulu nous faire de la machine entière et des principales beautés +du poème[272]: ce serait perdre du temps que de s'y arrêter. + +[Note 271: C. XXXII.] + +[Note 272: On sait déjà que le char est l'Église ou plutôt le Siège +apostolique. L'aigle représente les empereurs, qui d'abord le +persécutèrent, et finirent par l'enrichir aux depens de l'empire. Le +renard est l'astucieuse hérésie; le dragon est Mahomet, selon quelques +interprètes; selon d'autres plus récents (_Lombardi_) c'est le serpent, +tentateur de la première femme, et qui désigne ici l'insatiable cupidité +que Dante reproche sans cesse à la cour de Rome. La prostituée, qu'il +nomme d'une manière plus franche _la_ _p...ana_, est le symbole de tous +les genres de corruption qui s'étaient introduits dans cette cour; et le +géant qui l'embrasse, l'emporte dans la forêt, et y entraîne le char, +désigne Philippe-le-Bel, qui fit transporter en France, en 1305, le pape +et le trône papal, etc.] + +Béatrix, qui était restée au pied de l'arbre, affligée de ce spectacle, +se lève[273], reprend à pied sa marche, précédée des sept nymphes qui +l'accompagnent; elle fait un signe à son ami, à Mathilde, au poëte +Stace, qui n'a point quitté le cortège, et leur ordonne de la suivre. +Elle fixe enfin avec bonté ses yeux sur les yeux du Dante, l'appelle du +doux nom de frère, et l'invite à s'approcher d'elle, pour être mieux +entendue de lui. Ses sages entretiens le disposent à la dernière épreuve +qui lui reste à subir. Enfin, le moment venu, Mathilde le conduit au +second fleuve, qui ranime le souvenir et l'amour de la vertu, comme le +premier efface le souvenir du vice. Le poëte sort des ondes, «renouvelé, +comme au printemps un arbre paré de nouveaux rameaux et de feuilles +nouvelles, l'âme entièrement purifiée, et digne de monter au céleste +séjour». + +[Note 273: C. XXXIII.] + + + + +CHAPITRE X. + +_Fin de l'Analyse de la Divina Commedia._ + +_Le Paradis._ + + +Après une course aussi longue et aussi pénible, après avoir descendu +tous les degrés de l'Enfer et remonté tous ceux du Purgatoire, Dante +arrive enfin au séjour des félicités éternelles et nous y fait arriver +avec lui. Mais pourrons-nous le suivre pas à pas dans le bonheur, comme +nous l'avons fait au milieu des peines? C'est ce dont, en examinant bien +cette dernière partie de son poëme, on reconnaît l'impossibilité. + +Dans l'Enfer, le spectacle des supplices frappe de terreur. +L'imagination forte, sombre et mélancolique du poëte émeut l'âme la plus +froide et fixe l'attention la plus distraite. Dans le Purgatoire, +l'espérance est partout. Ses riantes couleurs parent tous les objets, +adoucissent le sentiment de toutes les douleurs. Dans l'un et dans +l'autre, des aventures touchantes et terribles, de fidèles tableaux des +choses humaines, ou des peintures fantastiques, mais que l'on croit +réelles et palpables, parce qu'elles donnent aux beautés idéales des +traits qui tombent sous les sens; enfin des satyres piquantes et +variées, réveillent à chaque instant la sensibilité, l'imagination ou la +malignité. + +Le Paradis n'offre presque aucune de ces ressources. Tout y est éclat et +lumière. Une contemplation intellectuelle y est la seule jouissance. Des +solutions de difficultés et des explications de mystères remplissent +presque tous les degrés par où l'on arrive à la connaissance intime et à +l'intuition éternelle et fixe du souverain bien. Cela peut être +admirable sans doute, mais cela est trop disproportionné avec la +faiblesse de l'entendement, trop étranger à ces affections humaines qui +constituent éminemment la nature de l'homme, peut-être enfin trop +purement céleste pour la poésie, qui dans les premiers âges du monde +fut, il est vrai, presque uniquement consacrée aux choses du ciel, mais +qui, depuis long-temps, ne peut plus les traiter avec succès, si elle ne +prend soin d'y mêler des objets, des intérêts et des passions +terrestres. + +C'est un soin qu'elle prend beaucoup trop peu, dans cette partie de la +_Divina Commedia_ qui nous reste à connaître. Dante a voulu s'y montrer +philosophe et surtout grand théologien. Il s'y est entouré de tout +l'appareil de cette science, et a mis sa gloire à l'embellir des fleurs +de la poésie. On peut le louer; l'admirer même d'y avoir réussi; mais +sans être théologien soi-même, on ne peut que difficilement se plaire à +ce tour de force continuel. On suit encore avec curiosité la marche de +son génie; mais on ne s'arrête plus aussi volontiers avec lui; on n'aime +plus autant à écouter ses personnages, trop savants pour ne pas fatiguer +notre ignorance; et quelque importante que soit l'affaire du salut, on +ne peut trouver de plaisir à s'en occuper pendant trente-trois chants +entiers, quand on ne cherche qu'un exercice agréable de l'attention et +un utile amusement de l'esprit. Suivons donc rapidement le poëte et sa +conductrice, et ne choisissons d'autres détails dans leur dernier +voyage, que ce qui s'accorde avec l'objet purement littéraire qui nous +l'a fait entreprendre avec eux. + +Le début en est grave et même sévère. Il n'annonce pas, comme le +précédent, une jouissance vive ou un élan de l'âme, mais le +recueillement et la contemplation. «La gloire de celui qui meut ce grand +tout pénètre l'univers entier et brille dans une partie plus que dans +l'autre[274]. C'est dans le ciel que se réunit le plus de sa splendeur: +j'y montai; je vis des choses que l'on ne saurait plus redire quand on +est descendu ici-bas: en approchant de l'objet de son désir, notre +intelligence s'enfonce dans de telles profondeurs, que la mémoire ne +peut retourner en arrière[275].» Il faut donc qu'il invoque un secours +surnaturel; et, comme pour annoncer qu'il se prépare encore à mêler +quelquefois le profane avec le sacré, il commence par invoquer +Apollon[276]: c'est le vainqueur de Marsyas[277], qu'il prie de lui +accorder son inspiration divine, pour qu'il puisse révéler aux hommes +les beautés du Paradis. «Si tu daignes m'inspirer, dit-il, tu me verras +m'approcher de ton arbre chéri et me couronner de ses feuilles, dont mon +sujet et toi, vous m'aurez rendu digne. O mon père! par l'effet et à la +honte des passions humaines, on en cueille si rarement pour le triomphe +ou d'un César, ou d'un poëte, que ce devrait être un grand sujet de joie +pour toi de voir quelqu'un désirer ardemment ce feuillage.[278]» + +[Note 274: C. I.] + +[Note 275: Il reconnaît dans notre esprit deux facultés, +l'intelligence et la mémoire. La seconde suit la première, et ne peut +revenir sur ses pas, pour se rappeler ce qu'a vu l'intelligence, que +quand celle-ci a cessé d'aller en avant et de s'enfoncer dans l'objet de +ses recherches.] + +[Note 276: + + _O buono Apollo all' ultimo lavoro + Fammi del tuo valor si fatto vaso, + Come dimanda dar l'amato alloro_, etc.] + +[Note 277: + + _Si come quando Marsia traesti + Della vagina delle membra sue._] + +[Note 278: Il dit cela plus poétiquement, et, s'il se peut, trop +poétiquement peut-être: «Que la feuille du Pénée (c'est-à-dire, de +l'arbre dans lequel fut changée Daphné, fille de ce fleuve) devrait +apporter beaucoup de joie au dieu de Delphes, quand quelqu'un est +passionné pour elle.» + + _Che partorir letizia in su la lieta + Delfica deita dovria la fronda + Peneia, quando alcun di se asseta._] + +C'est par un moyen extraordinaire, et qui porte bien le caractère de +l'inspiration, que Béatrix, avec qui il est encore sur la montagne, +l'enlève au haut des cieux. Il la voit regarder le soleil plus fixement +que fit jamais un aigle; il puise dans ses regards une force qui lui +permet d'arrêter lui-même ses yeux sur cet astre, plus qu'il +n'appartient à un mortel. A l'instant, il le voit étinceler de toutes +parts, comme le fer qui sort bouillant de la fournaise: il lui semble +qu'un nouveau jour se joint au jour, comme si celui qui en a le pouvoir +avait orné les cieux d'un second soleil. Béatrix restait l'œil attaché +sur les sphères éternelles; et lui, cessant de regarder le soleil, +fixait les yeux sur ceux de Béatrix. En les regardant, il se sent élever +au-dessus de la nature humaine: il n'existe plus en lui de lui-même, que +ce qui vient d'y créer le divin amour, qui l'enlève aux cieux par sa +lumière. En approchant des sphères célestes, il entend leur immortelle +harmonie, et il croit voir une partie du ciel, plus étendue qu'un lac +immense, enflammée par les feux du soleil. + +Béatrix, témoin de sa surprise, prévient ses questions. Parmi plusieurs +explications où il ne faut pas chercher une exactitude rigoureuse, elle +lui apprend que ce qui lui paraît être un grand lac de feu est le globe +de la lune; que dans l'ordre établi par le créateur de l'univers, tous +les êtres, animés et inanimés, ont un penchant, un instinct qui les +entraîne. «C'est pourquoi, dit-elle, ils se dirigent vers différents +ports dans l'océan immense de l'être[279]. C'est cet instinct qui porte +le feu vers la lune; c'est lui qui est la source des mouvements du cœur; +c'est lui qui resserre et unit les éléments qui composent la terre. Les +créatures douées d'intelligence et d'amour ne sont point étrangères à ce +puissant mobile. La lumière céleste est ce qui les attire: c'est là que +tendent sans cesse celles qui sont les plus ardentes: c'est là que nous +emporte, en ce moment, comme au terme qui nous est prescrit, la force de +cet arc qui dirige tout ce qu'il lance vers le but le plus heureux.» + +[Note 279: + + _Onde si muovono a diversi parti + Per lo gran mar dell' essere, e ciascuna + Con instinto a lei dato che la porti._] + +Entraîné par son enthousiasme, le poëte voit alors les hommes comme +partagés en deux classes; ceux qui ne peuvent pas le suivre dans son +essor, et le petit nombre de ceux qui le peuvent. «O vous, dit-il[280], +qui, attirés par le désir de m'entendre, avez, dans une frêle barque, +suivi de loin le navire où je vogue en chantant, retournez sur vos pas, +allez revoir le rivage: ne vous hasardez pas sur cette mer, où +peut-être, si vous me perdiez, vous seriez perdu. Jamais on ne parcourut +l'onde où j'ose m'avancer. Minerve m'inspire; Apollon me conduit, et les +neuf muses me montrent l'étoile polaire. Vous autres, voyageurs peu +nombreux, qui avez de bonne heure élevé vos désirs vers ce pain des +anges dont on se nourrit ici, mais dont on ne se rassasie jamais, vous +pouvez lancer votre vaisseau sur cette haute mer, en suivant le sillon +que je trace, avant que l'onde se referme derrière moi.» + +[Note 280: C. II.] + +Béatrix regardant toujours le ciel, et lui toujours les yeux de Béatrix, +ils arrivent enfin au globe de la lune, qui s'agrandissait à sa vue, à +mesure qu'il en approchait. Les cercles que décrivent les planètes +forment autant de cieux où il va s'élever successivement jusqu'à +l'Empyrée, dont ses yeux auront appris par degrés à soutenir l'éclat. En +arrivant dans cette première planète, il se fait expliquer par Béatrix +la cause des taches que l'on voit à la surface de la lune; elle entre à +ce sujet dans l'explication d'un système astronomique où les influences +célestes jouent un grand rôle. C'était l'astronomie de son siècle, un +peu différente de celle du siècle des Herschels, des Laplaces et des +Delambres. + +Toutes les planètes sont habitées par des âmes heureuses: la lune l'est +par les âmes des femmes qui avaient fait vœu de virginité et qui l'ont +rompu malgré elles, pour contracter des mariages où elles ont +constamment suivi le chemin de la vertu[281]. Dante interroge une de ces +âmes qui se fait connaître à lui: c'est la sœur de ce _Forèse_, qu'il a +rencontré dans l'un des cercles du Purgatoire[282]. Elle était +religieuse de Ste.-Claire et avait été retirée, par force, du cloître +pour un mariage qui convenait à sa famille. Après un entretien où elle +satisfait aux questions du poëte, elle lui montre près d'elle +l'impératrice Constance, qu'on avait retirée, aussi par force, d'un +couvent du même ordre, pour lui faire épouser Henri V, fils de Frédéric +Barberouse, et qui fut mère de Frédéric II. + +[Note 281: C. III.] + +[Note 282: Elle se nommait _Piccarda_. (Voy. Purg., c. XXIII, et +ci-dessus, pag. 171, note 2.)] + +Le séjour de ces âmes dans la dernière des planètes, quoique leurs +mérites ne pussent être diminués par la violence qui avait rompu leurs +vœux, embarrassait le Dante: il avait encore d'autres doutes qu'il +n'osait exposer à Béatrix. Il ne sait s'il doit se blâmer ou se louer de +son silence involontaire. Il peint l'incertitude qui l'y avait forcé par +trois comparaisons communes[283], mais qu'il exprime, à son ordinaire, +avec beaucoup de précision et de grâce. «Entre deux mets placés à égale +distance, et également faits pour le tenter, un homme libre mourrait de +faim ayant de porter la dent sur l'un des deux: ainsi un agneau serait +arrêté par une crainte égale entre deux loups affamés; ainsi un chien de +chasse s'arrêterait entre deux daims.» Mais son désir de s'instruire +était si vivement exprimé sur son visage, que Béatrix le devine, en +pénètre l'objet, et va au-devant de ses demandes par des explications +sur les places graduelles que les bienheureux occupent dans le ciel, +sans qu'il y ait entre eux différentes mesures de félicité, et ensuite +sur la violence qu'on peut faire à la volonté, sur la volonté absolue, +et sur la volonté mixte, enfin sur les diverses causes qui peuvent faire +que des vœux soient rompus sans crime[284]. Elle s'élève ensuite au ciel +de Mercure, et y entraîne Dante avec elle. La joie qu'elle témoigne en y +arrivant est si vive, que la planète en redouble d'éclat. Si un astre +changea ainsi et prit une face riante, que devint donc le poëte, +demande-t-il lui-même, lui qui de sa nature est si mobile et si prompt à +changer au gré de tous les objets? + +[Note 283: C. IV.] + +[Note 284: C. V.] + +Des milliers d'âmes rayonnantes qui habitent cette planète, accourent +vers lui et sa compagne avec un empressement qu'il compare à celui des +poissons, qui, dans l'eau tranquille et pure d'un vivier, courent vers +ce qu'on y jette, et qu'ils regardent comme leur pâture. A mesure +qu'elles s'approchent, chacune d'elles leur paraît remplie de joie dans +cette vive splendeur qui sort d'elle-même. L'une de ces âmes lumineuses +leur offre de les instruire de ce qu'ils désireront savoir. Dante lui +demande qui elle est et pourquoi elle habite cet astre? Alors, comme le +soleil qui se voile par l'excès même de sa lumière, quand la chaleur a +consumé les vapeurs qui en tempéraient l'éclat, l'âme sainte, dans +l'excès de sa joie, se cache dans ses rayons et lui répond, ainsi +renfermée. C'est l'empereur Justinien, qui fait en peu de mots sa propre +histoire[285], et ensuite celle de l'aigle romaine, qu'il prend de trop +haut, puisqu'il remonte jusqu'aux combats d'Énée et de Turnus; mais il +la conduit par époques distinctes, en citant les principaux faits et les +principaux noms de l'histoire romaine, jusqu'aux empereurs, montrant +toujours l'aigle victorieuse et triomphante. Enfin, conduite par Titus, +elle vengea sur les Juifs le crime qu'ils avaient commis[286]; et depuis +encore, Charlemagne vainquit à l'abri de ses ailes, et secourut l'Église +sainte attaquée par les Lombards[287]. + +[Note 285: C. VI. Les dix premiers vers de ce récit fournissent un +exemple remarquable de l'originalité d'idées et d'expression du Dante, +et des tournures savantes et nouvelles qu'il emploie pour exprimer les +choses les plus simples. Justinien avait à dire: Depuis que Constantin +eût transféré le siége de l'empire, l'aigle régna pendant plusieurs +siècles dans la ville qu'il avait fondée; elle passa de main en main +jusque dans la mienne, etc. Voici maintenant comme il s'exprime: «Depuis +que Constantin tourna le vol de l'aigle contre le cours du ciel, qui la +suivait au contraire quand elle obéissait à l'antique héros qui fut +époux de Lavinie; pendant cent et cent années, et plus, l'oiseau divin +se tint à l'extrémité de l'Europe, voisin des monts dont il était +d'abord sorti; de là il gouverna le monde, à l'ombre de ses ailes +sacrées, et passant de main en main, il vint enfin jusqu'à la mienne; je +fus empereur, et je suis Justinien.» Pour entendre ce début du VIe. +chant, il faut se rappeler que Constantin, en passant de Rome à Bysance, +allait du couchant au levant; qu'il portait ainsi l'aigle romaine contre +le cours du ciel ou des astres, qui est du levant au couchant (ce qui +renferme une allusion sensible aux suites, funestes pour la puissance +romaine, de la translation de l'empire); qu'au contraire Énée, que le +poëte suppose avoir eu déjà des aigles pour enseignes, venant de Troie +en Italie, allait d'orient en occident, et qu'ainsi le ciel semblait +suivre ses aigles; enfin, l'oiseau de dieu régna pendant plusieurs +siècles auprès des monts d'où il était d'abord sorti, parce que la ville +de Constantinople, située aux confins de l'Asie, est assez voisine des +monts de la Troade, d'où était parti Énée, premier fondateur de +l'empire. Ce n'est pas, comme on le croit, au langage du Dante, c'est à +ce style rempli d'allusions à des choses peu connues de son temps, et +qui ne le sont pas généralement dans le nôtre, qu'il faut le plus +souvent attribuer la difficulté de l'entendre.] + +[Note 286: La mort de J.-C.] + +[Note 287: Il y a encore dans ce dernier trait quelque confusion de +temps. L'empire romain ni son enseigne n'existaient plus en Occident +depuis près de trois siècles, quand Charlemagne détruisit le règne des +Lombards, et ce ne fut que vingt-cinq ou vingt-six ans après qu'il +releva le trône et l'aigle impérial; mais dans tout ce morceau +historique, qui est de près de cent vers, il y a une précision, une +justesse, et en même temps qu'une poésie de style, qu'on ne saurait trop +admirer.] + +Ici le poëte qui fait parler Justinien, se montre à découvert. +L'empereur conclut de tout ce qu'il a raconté, que le parti qui obéit à +l'aigle de l'Empire et celui qui y résiste, c'est-à-dire les _Gibelins_ +et les _Guelfes_, sont également coupables. Les uns opposent à cette +enseigne publique celle des lys[288]; les autres se l'approprient et la +font servir à leurs desseins. Les Gibelins en doivent choisir une autre: +on n'est plus digne de la suivre, quand on veut la séparer de la +justice. Elle ne sera point abattue par ce nouveau Charles[289], avec +ses Guelfes. Qu'il craigne plutôt les serres de l'aigle; elles ont +enlevé la crinière à de plus forts lions que lui. + +[Note 288: Les Français appelés en Italie par les papes.] + +[Note 289: Charles de Valois à qui le Dante en veut toujours pour +l'avoir fait bannir de Florence.] + +Justinien répond enfin à la seconde question du Dante. Les âmes qui +habitent cette petite planète, ont suivi la vertu, mais pour en retirer +de l'honneur et de la renommée. Ce but, en diminuant leur mérite, leur a +interdit un plus vaste séjour de gloire; mais elles sont contentes de +leur partage. La lumière dont brille Roméo le console de ses disgrâces, +et de l'ingratitude qui paya ses grands services. Ce Roméo était un +personnage alors célèbre, qui avait été dans sa vie pélerin et ministre: +en revenant de St.-Jacques en Galice, il était arrivé a la cour de +Raimond Bérenger, comte de Provence, qui lui confia la conduite de ses +affaires. Il les conduisit si bien, que Bérenger maria ses quatre filles +avec quatre rois. Au lieu de l'en récompenser, il écouta ses flatteurs, +ennemis de Roméo, qui fut obligé de s'en aller pauvre et déjà vieux, et +de reprendre son bourdon et ses pélerinages. + +En terminant ce récit, l'âme de Justinien va rejoindre les autres âmes +heureuses[290]. Elles reprennent ensemble leur danse qu'elles avaient +interrompue, et comme des étincelles rapides elles disparaissent dans +l'éloignement. Béatrix, restée seule avec le Dante, s'empresse de +résoudre des doutes qu'elle lit dans ses yeux, et dont l'objet est cette +vengeance que Titus tira des Juifs. Justinien a dit que ce prince courut +venger la vengeance de l'ancien péché[291]. Comment une vengeance +peut-elle être juste, quand elle punit la vengeance d'un crime? Mais ce +crime, ou ce péché était celui du premier homme: la vengeance qui en +avait été prise, était la mort à laquelle Jésus-Christ s'était soumis: +cette mort était elle-même un crime commis par les Juifs, qui exigeait +une vengeance, et c'est cette vengeance qui fut exercée par Titus. +Béatrix entre, à ce sujet, dans des explications très-longues et +très-théologiques, sur la rédemption, sur le péché originel qui la +rendait nécessaire, et sur d'autres questions de cette nature; l'on +regrette toujours que Dante s'y soit engagé; mais toujours aussi l'on +est surpris de voir avec quelle force, quelle propriété de termes, et, +autant que la matière le comporte, avec quelle clarté il les traite. + +[Note 290: C. VII.] + +[Note 291: + + _A far vendetta corse + Della vendetta del peccato antico._] + +Il se trouve transporté dans la planète de Vénus[292], sans s'être +aperçu du voyage; il n'en est averti qu'en voyant Béatrix devenir plus +belle. Les âmes qui y font leur séjour brillent dans la lumière de cet +astre, comme des étincelles dans la flamme, comme une voix se distingue +d'une autre voix, quand l'une est stable et que l'autre varie ses +intonations. Ces lumières si brillantes tournent en rond, avec plus ou +moins de vivacité, sans doute, dit le poëte, selon qu'elles participent +plus ou moins à la vision éternelle. Le vent le plus impétueux qui +s'échappe d'un nuage glacé paraîtrait lent auprès du mouvement de ces +âmes, qui le reçoivent de la danse circulaire des séraphins autour du +trône de l'Éternel. L'une de ces âmes sort du cercle, s'approche et +adresse la parole au Dante. «Nous sommes prêts, lui dit-elle, à faire +tout ce qui te fera plaisir. Nous tournons ainsi avec les princes de la +cour céleste: mêmes mouvements, même soif d'amour divin que ces princes +à qui tu adressas un de tes chants[293]. Nous sommes si pleins d'amour +que, pour te plaire, nous ne trouverons pas moins doux quelques instants +de repos.» + +[Note 292: C. VIII.] + +[Note 293: C'est la première _canzone_ qui se trouve dans le +_Convito_ du Dante, et dont cette âme cite le premier vers: + + _Voi che intendendo il terzo ciel movete._] + +Dante, du consentement de Béatrix, demande à cette âme qui elle était +sur la terre. «J'y restai peu de temps, répond-elle; si j'y eusse été +davantage, j'aurais prévenu beaucoup de maux. L'éclat qui m'environne et +me cache, t'empêche de me reconnaître. Tu m'as beaucoup aimé, et tu en +avais bien raison: si j'étais resté au monde, je t'aurais fait goûter +les fruits de mon amitié. La Provence et l'extrémité de l'Italie +attendaient en moi leur maître; la couronne de Hongrie brillait déjà sur +ma tête; la Sicile avait reçu mes fils pour ses rois[294], si les excès +d'un mauvais gouvernement n'avaient fait élever, dans Palerme, le cri +de mort[295]». Celui qui se désigne ainsi sans se nommer, est Charles, +qu'on appela Charles Martel, roi de Hongrie et fils aîné de Charles II +d'Anjou, roi de Naples. Ce prince vertueux, mort à la fleur de l'âge, +avait beaucoup aimé notre poëte, qui a voulu consacrer, dans son poëme, +sa reconnaissance et son amitié pour lui. Charles blâme la conduite et +surtout l'avarice de son frère Robert. Dante lui demande comment il se +peut que d'une semence douce, il naisse une plante amère. Charles traite +philosophiquement cette question: il fait voir la nécessité dont est la +différence des penchants et des dispositions dans les hommes, pour la +conservation de l'ordre social. Le bien et le mal naissent de cette +différence; mais le mal vient, presque toujours, par la faute des +hommes. Ils ne consultent point le vœu et l'indication de la nature; ils +envoient dans le cloître tel qui était né pour ceindre l'épée, et ils +font roi celui qui n'était bon que pour être un orateur[296]. + +[Note 294: Ces différents pays ne sont point nommés dans le texte, +mais désignés poétiquement, par des circonstances géographiques et +historiques.] + +[Note 295: Dans la terrible soirée à qui l'on a donné le nom de +_vêpres siciliennes_.] + +[Note 296: + + _E fate rè di tal ch'è da sermone._] + +Charles s'éloigne après quelques autres discours: une autre âme lui +succède[297]. Dante l'interroge à son tour: elle lui répond du sein de +sa lumière: «C'est l'âme de _Cunizza_, sœur d'_Azzolino_ ou +_Eccellino_, tyran de Padoue et de la Marche-Trévisane, dont on a parlé +plusieurs fois dans cet ouvrage[298]. Elle avoue que si elle habite la +planète de Vénus, c'est qu'elle fut très-sujette à ses influences. Elle +n'en a point de regret, puisque c'est ce qui a lié son sort à celui du +fameux troubadour Foulques de Marseille, qui est là près d'elle, tout +resplendissant de lumière. Foulques s'entretient aussi avec Dante et lui +fait, comme _Cunizza_, l'aveu de son penchant à l'amour[299]. Non loin +de lui est Raab, cette bonne fille de Jérico, qui fut sauvée du sac de +cette ville pour avoir recueilli quelques soldats de Josué dans sa +maison, où elle en recueillait tant d'autres, et avoir ainsi favorisé la +conquête de la terre promise. Il y avait donc, dans cette planète, de +quoi employer fort bien le temps; mais Foulques, devenu très-grave +depuis qu'il est un saint, ne fait que s'emporter, assez hors de propos, +contre Florence, Rome, les cardinaux, le pape et les décrétales. + +[Note 297: C. IX.] + +[Note 298: Voyez surtout t. I, p. 340 et 455, note _a_.] + +[Note 299: «La fille de Bélus (Didon) ne brûla pas de plus de feux, +quand elle offensa et Sichée et Créuse (en manquant à ce qu'elle devait +à l'un, et faisant manquer Énée à ce qu'il devait à l'autre), que lui, +tandis qu'il fut en âge d'aimer; ni cette souveraine du Rhodope +(Phillis), qui fut trompée par Demophoon; ni Alcide, quand Iole se +rendit maîtresse de son cœur.» Ce n'est pas cette accumulation +d'exemples tirés de la fable, qui est ici le trait le plus singulier, +c'est que ce Foulques, qui avait commencé par être troubadour, et livré, +comme ils l'étaient tous, au plaisir, finit par être dévot, se faire +moine, et devenir évêque de Toulouse, où il se distingua par son +fanatisme persécuteur, dans la croisade contre les malheureux Albigeois. +Était-ce depuis sa conversion qu'il s'était lié avec la tendre +_Cunizza_? Pourquoi Dante, qui savait sans doute fort bien comment il +avait fini, ne parle-t-il point de lui comme évêque, mais seulement +comme poëte, et comme excessivement enclin à l'amour? N'est-ce pas le +dernier état où l'on vit, le dernier sentiment où l'on meurt, qui décide +du sort de l'âme? C'est en cela que consiste ici la plus forte +singularité.] + +Dante le quitte pour monter dans le Soleil[300]. A chaque nouvel astre +où il s'élève, l'éclat de Béatrix, sa compagne, augmente, et il a +bientôt autant de peine à fixer les yeux sur elle que sur les astres +mêmes. C'est dans le soleil qu'il place les saints et les docteurs qui +ont été comme les lumières centrales de l'Église. Salomon y figure seul +pour l'ancien Testament; mais on y voit pour le nouveau, Thomas d'Aquin +Gratien le canoniste, le maître des sentences Pierre Lombard, Denis +l'aréopagite, Paul Orose, le philosophe Boëce, l'Espagnol Isidore, et le +vénérable Bède, et deux théologiens français, Richard et Sigier, qui +étaient alors des docteurs très-célèbres[301]. + +[Note 300: C. X.] + +[Note 301: Le premier était un chanoine de St.-Victor, écrivain +dit-on très-sublime; l'autre un professeur de philosophie, qui tenait +école dans la rue que le Dante appelle _il vico degli Strami_; c'est la +rue du Fouare, que l'on nomme encore ainsi, et qui est près de la place +Maubert. _Feurre_, et ensuite _fouare_, signifiaient en vieux langage ce +que signifie aujourd'hui _fourrage_, paille, foin, en italien _strame_. +Dante avait peut-être suivi les leçons de ce Sigier ou Séguier, pendant +son séjour à Paris. Son vieux traducteur, Grangier, a rendu +très-fidèlement cette expression: + + L'éternelle clarté c'est du docte Sigier, + Qui, lisant en la rue aux Feurres en sa vie, + Syllogisoit discours dont on lui porte envie.] + +C'est S. Thomas qui les fait tous connaître à notre poëte. Il lui fait +ensuite l'histoire et l'éloge, d'abord de S. François d'Assise[302], qui +épousa la Pauvreté, veuve depuis plus de onze cents ans[303]; ensuite de +l'ordre qu'il fonda, et des premiers solitaires qui se _déchaussèrent_ +comme lui. Or saint Thomas, qui fait ce panégyrique, était dominicain, +pour lui rendre la pareille; S. Bonaventure, qui était franciscain, +fait, plus pompeusement encore, celui de S. Dominique et de son +ordre[304]. Il fait ensuite connaître au Dante plusieurs autres docteurs +qui l'accompagnent; Hugues de S. Victor, et Pierre Manducator ou +Comestor, que nous appelons Pierre-le-Mangeur, et un autre Pierre, +Espagnol, auteur d'une dialectique en douze livres, et quelqu'un que +l'on ne s'attend guère à voir au milieu d'eux, le prophète Nathan, et le +métropolitain Chrysostôme, et S. Anselme, et Donat le grammairien, et +Raban Maur, et un certain abbé calabrois, nommé _Giovacchino_, doué de +l'esprit prophétique. Pendant cette espèce de dénombrement, et pendant +les deux éloges de S. Dominique et de S. François, les saints sont +rangés en double cercle et forment comme deux guirlandes lumineuses, au +centre desquelles Béatrix et Dante sont placés. Après chacun des +discours, les saints chantent un hymne et dansent en rond avec une +vélocité au-delà de toute expression humaine. Ils s'arrêtent pour un +troisième éloge que S. Thomas prononce encore, au milieu d'une +explication philosophique sur quelques doutes que Dante ne lui a point +exposés, mais qu'il lui a laissé lire dans ses regards[305]. C'est +l'éloge de Salomon. Le saint orateur démontre comment ce roi, qui n'eut +pas, comme on sait, une sagesse trop austère, fut pourtant le plus sage +et le plus parfait des hommes. Dante reçoit encore quelques explications +sur l'éternité du bonheur des justes[306], sur l'accroissement de ce +bonheur après la résurrection des corps, sur quelques autres points de +doctrine, et n'ayant plus rien à apprendre dans le Soleil, il monte +dans l'étoile de Mars. + +[Note 302: C. XI.] + +[Note 303: Veuve de J.-C. son premier époux.] + +[Note 304: C. XII.] + +[Note 305: C. XIII.] + +[Note 306: C. XIV.] + +La foule innombrable des bienheureux y est rangée en forme de croix à +branches égales. Ils y fourmillent en quelque sorte comme les étoiles +dans la voie lactée, et jettent un si vif éclat qu'il fait pâlir toute +autre lumière. Le nom du _Christ_ rayonne au centre de cette croix; et +un concert de voix mélodieuses sort de toutes ses parties. Ce sont les +âmes de ceux qui sont morts en portant les armes dans les croisades, +pour la défense de la foi. L'un de ces esprits célestes se détache de la +croix[307], comme, dans une belle nuit d'été, un feu subit sillonne les +airs, et semble une étoile qui change de place; il vient au-devant du +Dante avec l'expression de la joie la plus vive. Il commence par lui +parler un langage si exalté, qu'un mortel ne peut le comprendre; mais +quand l'ardeur de son amour a jeté ce premier feu, son parler redescend +au niveau de l'intelligence humaine. Il se fait connaître à lui pour +_Caccia Guida_, le plus illustre de ses ancêtres, père du premier des +_Alighieri_, bisaïeul du poëte, et qui transmit ce nom à sa famille. Il +avait suivi l'empereur Conrad III dans une croisade, et y avait été tué. +Il fait à son arrière petit-fils un tableau des anciennes mœurs de +Florence, qui est une satyre des nouvelles. Ce morceau, dans +l'original, est plein de grâce et de naïveté. C'est une de ces beautés +primitives qu'on ne trouve, chez toutes les nations qui ont une poésie, +que dans leurs poëtes les plus anciens. + +[Note 307: C. XV.] + +«Florence, dit-il, renfermée dans l'antique enceinte d'où elle revoit +encore le signal des heures du jour, reposait en paix dans la sobriété +et dans la pudeur. Les femmes n'y connaissaient ni chaînes d'or, ni +couronnes, ni chaussures travaillées, ni ceintures, plus belles à +regarder que leur personne[308]. La fille en naissant n'effrayait pas +encore son père par l'idée de la richesse de la dot et de la brièveté du +temps. Il n'y avait point de maisons vides d'habitants. Sardanapale +n'avait point encore enseigné tout ce qu'on peut se permettre dans une +chambre[309]. Votre ville ne présentait pas, des hauteurs qui la +dominent, plus de magnificence que celle même de Rome. Elle ne s'était +pas élevée si haut, pour descendre plus rapidement encore. J'ai vu vos +plus nobles citoyens vêtus de simples habits de peau, leurs femmes +quitter la toilette sans avoir le visage peint, et ne connaître +d'amusements que le lin et le fuseau. Femmes heureuses! chacune alors +était assurée de sa sépulture, aucune ne voyait sa couche abandonnée +pour des voyages en France. L'une veillait auprès du berceau, et pour +apaiser son enfant, lui parlait ce petit langage dont les pères et les +mères font leur plaisir. L'autre, tirant le fil de sa quenouille, +contait à sa famille les vieilles histoires des Troyens, de Fiesole et +de Rome. Une femme galante, un libertin[310], auraient paru alors une +merveille, comme paraîtraient aujourd'hui un Cincinnatus et une +Cornélie. Ce fut pour jouir d'une vie si pénible et si heureuse, des +avantages d'une cité si bien ordonnée et d'une si douce patrie, que ma +mère me donna le jour.» + +[Note 308: + + _Non avea catenella, non corona, + Non donne contigiate, non cintura + Che fosse a veder più che la persona_, etc.] + +[Note 309: _A mostrar ciò che'n camera sí puote._] + +[Note 310: Il les nomme: c'est une _Cianghella_, qui était d'une +famille noble de Florence, et qui, étant restée veuve de bonne heure, +porta la galanterie jusqu'à la dissolution la plus effrénée; c'est un +_Lapo Saltarello_, jurisconsulte florentin, qui avait eu querelle avec +le Dante, et qui sans doute était d'assez mauvaise mœurs, pour que ce +trait de satyre personnelle ne parût pas une calomnie.] + +Au milieu des jouissances du luxe, des arts et d'une société toute à la +fois perfectionnée et corrompue, qui ne se sent pas attendri par la +peinture de ces antiques mœurs, et qui ne tournerait pas les yeux avec +un regret amer vers ces temps de simplicité, s'ils n'avaient été aussi +des temps de barbarie; si les douceurs de la vie domestique n'y avaient +été sans cesse altérées et troublées par les désordres civils et +religieux, par une horrible et presque continuelle effusion de sang +humain, par l'oppression des puissants, la souffrance ou la révolte des +faibles, et les chocs désordonnés des factions et des partis? + +Une histoire abrégée de Florence, depuis son origine, suit le tableau de +ces anciennes mœurs[311]. _Caccia Guida_ retrace les vicissitudes de la +fortune et de la prospérité florentine, et passe en revue les hommes +célèbres de cette république et ses familles les plus illustres. Cette +partie de son discours, qui occupe un chant tout entier, devait, ainsi +que le précédent, intéresser vivement les Florentins. Celle qui +suit[312], intéresse particulièrement le Dante, qui se fait prédire par +son trisaïeul toutes les circonstances de son exil. «Tu quitteras, +dit-il, tout ce que tu as de plus cher au monde; et c'est là le premier +trait que lance l'arc de l'exil. Tu éprouveras combien est amer le pain +d'autrui, et combien il est dur de descendre et de monter les degrés +d'une maison étrangère[313]. + +[Note 311: C. XVI.] + +[Note 312: C. XVII.] + +[Note 313: + + _Tu proverai si come sa di sale + Lo pane altrui, e com'è daro calle + Lo scendere e'l salir per l'altrui scale._ + +Vers admirables et profonds, que le génie même ne créerait pas, s'il +n'était initié à tous les secrets de l'infortune.] + +Ce qui te pèsera le plus sera la société d'hommes méchants et bornés, +avec laquelle tu seras tombé dans l'infortune. Leur ingratitude, leur +folie, leur impiété éclateront contre toi; mais bientôt après ce seront +eux et non toi, qui auront sujet de rougir....» Il lui prédit que son +premier refuge sera chez les deux illustres frères _Alboin_ et _Can de +la Scala_, qui le combleront de bienfaits. Il ajoute à ces prédictions, +des conseils que Dante lui promet de suivre. «Je vois, lui dit-il, ô mon +père, que je dois m'armer de prévoyance, afin que si j'ai perdu l'asyle +qui m'était le plus cher, mes vers ne me fassent pas perdre aussi les +autres. J'ai visité le monde où les tourments seront sans fin, et la +montagne du sommet de laquelle les yeux de Béatrix m'ont enlevé; +transporté ensuite dans les cieux, j'ai appris, en parcourant les +flambeaux qui y brillent, des choses qui, si je les redis, doivent +paraître désagréables à beaucoup de gens; et cependant si je ne suis +qu'un timide ami du vrai, je crains de ne pas vivre dans la mémoire de +ceux qui appelleront ancien le temps où nous vivons.» + +Il met dans la bouche de son trisaïeul la réponse que lui dictait son +courage. «Une conscience troublée, ou par sa propre honte, ou par celle +des siens, sera seule sensible à la dureté de tes paroles. Evite donc +tout mensonge, révèle ta vision toute entière, et laisse se plaindre +ceux qui en seront blessés. Si ce que tu diras paraît amer au premier +moment, il deviendra ensuite un aliment sain quand il sera bien digéré. +Le cri que tu jetteras, sera comme le vent qui frappe avec plus de force +les plus hauts sommets; et ce ne sera pas là ta moindre gloire. C'est +pour cela qu'on t'a fait voir dans les cercles célestes, sur la montagne +et dans la vallée des pleurs, les âmes de ceux qui ont eu le plus de +renommée; l'esprit des hommes se fixe mieux par des exemples que par de +simples discours, et s'arrête, par préférence, sur les exemples les plus +connus.» + +Après s'être recueillie un instant dans sa gloire, et avoir joui de ses +pensées[314], l'âme heureuse reprend la parole et fait briller aux yeux +du Dante les principales lumières qui composent avec lui cette croix. A +mesure qu'elle les nomme, ces âmes font le même effet sur les branches +de la croix lumineuse qu'un éclair sur un nuage. C'est Josué, Judas +Machabée, Charlemagne, Roland; et ensuite les héros plus modernes qui +avaient conquis la Sicile et Naples, Guillaume, Renaud, Robert Guiscard; +et ce Godefroy de Bouillon, qui paraît attendre ici, dans la foule, +qu'un autre grand poëte vienne l'en tirer pour le couvrir d'un éclat +immortel. Enfin cette âme qui lui avait parlé[315], lui montre quel +rang elle tient dans les chœurs célestes, en allant se mettre à sa place +et se rejoindre aux autres lumières. + +[Note 314: C. XVIII.] + +[Note 315: Celle de son trisaïeul _Caccia Guida_.] + +Le poëte, arrêté long-temps dans le ciel de Mars, s'aperçoit qu'il est +monté dans une planète supérieure par le nouveau degré de feu divin qui +brille dans les yeux de Béatrix. Il est arrivé avec elle dans Jupiter. +Les âmes des saints y paraissent sous une forme tout-à-fait +extraordinaire. Elles y voltigent en chantant chacune dans sa lumière; +et de même que des oiseaux qui s'élèvent des bords d'une rivière, comme +pour se féliciter de leur pâture, volent tantôt en rond, tantôt rangés +en longues files, de même ces âmes célestes s'arrêtent de temps en temps +dans leur vol, interrompent leurs chants et forment, en se réunissant +dans l'air, différentes figures de lettres. Ici, Dante invoque de +nouveau sa muse, pour pouvoir expliquer ces figures, telles qu'elles +sont gravées dans son esprit. + +Après avoir formé d'abord trois seules lettres, où les interprètes +voient les initiales de trois mots latins qui commandent d'aimer la +justice des lois[316], ces flammes voltigeantes figurent trente-cinq +lettres[317], voyelles et consonnes, et se rangent en deux files, dont +la première trace ces mots: _Diligite justitiam_, et la seconde ceux-ci: +_Qui judicatis terram_. Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre! Le +fond de la planète est d'argent, et ces lettres enflammées y brillent +comme des caractères d'or. Tout à coup elles se séparent, se combinent +de nouveau, et forment, par leur réunion, la figure d'un grand aigle. +Les unes en font la tête surmontée d'une couronne, d'autres le cou, +d'autres enfin les ailes étendues, le corps et les pieds. Au souvenir de +ces merveilles, Dante s'adresse à l'étoile qui les lui a offertes: il +reconnaît que s'il est encore de la justice sur la terre, c'est à ses +influences qu'elle est due. Il prie le moteur éternel de regarder d'où +s'élève l'épaisse fumée qui en ternit les rayons. Qu'il vienne, il en +est temps, chasser une seconde fois du temple ceux qui n'y font +qu'acheter et vendre. La simonie, l'abus que l'on fait du pouvoir +spirituel, pour enlever le pain aux malheureux sans défense, allument +l'indignation du poëte, qui finit, comme il le fait peut-être trop +souvent, par invectiver, en mots couverts, mais intelligibles, le pape +Boniface VIII, son oppresseur. + +[Note 316: D. J. L. _Diligite Justitiam Legum._] + +[Note 317: + + _Mostrarsi dunque cinque volte sette + Vovali e consonanti._] + +L'aigle mystérieux, composé de bienheureux, qui paraissent tous +enchantés de la place qu'ils occupent dans sa forme immense[318], ouvre +son bec, et parle au nom de tous, comme si c'était en son propre nom. +Il éclaircit des doutes qui s'étaient élevés dans l'âme du Dante, sur +quelques points de foi; puis il bat des ailes, s'élève, vole en rond, et +chante au-dessus de sa tête. C'est une satyre qu'il chante, et une +satyre très-emportée, d'abord contre les mauvais chrétiens qui seront au +jour du jugement moins avancés que tel qui ne connut jamais le Christ, +et ensuite contre les mauvais rois qui, dans ce siècle, opprimaient les +peuples et surchargeaient la terre. + +[Note 318: C. XIX.] + +«Qu'est-ce que les rois perses, dit cet aigle, ne pourront pas reprocher +à vos rois, quand ils verront ouvert ce grand livre où sont écrits tous +leurs méfaits? Là, on verra, parmi les œuvres d'Albert (d'Autriche) +celle qui bientôt y sera inscrite, et qui livrera la Bohême au +ravage[319]; là, on verra la fourberie qu'emploie, sur les bords de la +Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra des coups d'un +sanglier[320]; on verra l'orgueil qui rend fous les rois d'Écosse et +d'Angleterre[321], et qui leur donne une telle soif de pouvoir, +qu'aucun d'eux ne veut rester dans ses limites; on verra le luxe et la +mollesse de celui d'Espagne et celui de Bohême, qui ne connurent et +n'eurent jamais aucune vertu[322]; on verra, dans le boiteux de +Jérusalem[323], pour une bonne qualité, mille qualités contraires[324]; +on verra l'avarice et la bassesse de celui qui garde l'île de feu, où +Anchise finit sa longue carrière[325], et pour indiquer son peu de +valeur, ses hauts faits seront tracés en écriture abrégée, qui en +contiendra beaucoup en peu d'espace; et chacun y verra les actions +honteuses de son oncle[326] et de son frère[327], qui ont déshonoré une +si illustre race et deux couronnes; et l'on y connaîtra celui de +Portugal[328], et celui de Norwège[329], et celui de Dalmatie[330], qui +a mal imité le coin des ducats de Venise. Heureuse la Hongrie, si elle +ne se laissait plus mal gouverner! et heureuse la Navarre, si elle se +faisait un rempart des montagnes qui l'environnent[331]! Chacun en voit +la preuve dans les plaintes et dans les murmures qu'élèvent Nicosie et +Famagoste contre le tyran qui les opprime et qui ressemble à tous les +autres[332].» + +[Note 319: Invasion de la Bohême par cet empereur, en 1303.] + +[Note 320: Philippe-le-Bel, qui mourut des suites d'une chute qu'il +fit à la chasse, occasionée par un sanglier qui se jeta dans les jambes +de son cheval. On l'accusait d'avoir altéré la monnaie, pour payer une +armée contre les Flamands, après la déroute de Courtrai, en 1302.] + +[Note 321: Édouard Ier, roi d'Angleterre, et Robert d'Écosse.] + +[Note 322: Alphonse, roi d'Espagne, et Venceslas, de Bohême.] + +[Note 323: Charles II, dit le Boiteux, fils de Charles d'Anjou, roi +de la Pouille ou de Naples, et qui prenait le titre de roi de +Jérusalem.] + +[Note 324: Cela est singulièrement exprimé dans le texte. «Sa bonté +sera marquée par un I, taudis que le contraire sera marqué par un M.»] + +[Note 325: Frédéric III, roi de Sicile, fils de Pierre d'Aragon, et +son successeur.] + +[Note 326: Jacques, roi de Maïorque et Minorque.] + +[Note 327: Jacques, roi d'Aragon.] + +[Note 328: Denis, surnommé l'Agriculteur, _Agricola_, qui régna +depuis 1279 jusqu'à 1325.] + +[Note 329: Qui avait alors ses propres rois, et n'était pas réunie +au Danemarck.] + +[Note 330: Ou d'Esclavonie, ou de _Rascia_, comme dit le texte, qui +était une partie de l'Esclavonie, et dont le roi, au temps du Dante, +falsifia les ducats de Venise.] + +[Note 331: Pour se défendre contre la France, et se soustraire à la +domination de Philippe-le-Bel.] + +[Note 332: Henri II, roi de Chipre en 1300. Nicosie et Famagoste, +deux villes principales de cette île, sont ici pour l'île entière. (Voy. +Giblet, _Hist. des Rois de Chipre de la maison de Lusignan_).] + +Après cette sortie contre les rois qui vivaient alors, l'aigle fait +l'éloge des bons rois des anciens temps; mais on devinerait +difficilement la forme de cet éloge[333]. On se souvient que ce sont des +âmes de saints qui ont formé, dans la planète de Jupiter, les différents +membres et le corps entier de cet aigle impérial (car c'est cette +enseigne de l'Empire qui a donné au poëte l'idée d'une invention si +gigantesque et si bizarre). L'aigle donc, tournant du côté du Dante un +de ses yeux, lui fait remarquer un roi qui en forme la prunelle, et +cinq autres qui en composent le tour. Dans la prunelle, c'est David. +Celui des cinq qui est le plus près du bec est Trajan; Ezéchias vient +ensuite, puis Constantin, malgré la faute qu'il fit de céder Rome au +Pape pour aller fonder l'empire grec[334]; après lui, Guillaume-le-Bon, +roi de Sicile; et enfin, par une inversion chronologique un peu forte, +ce Riphée, que Virgile appelle le plus juste des Troyens et le plus ami +de la justice[335]. Trajan et Riphée dans l'œil d'un aigle composé tout +entier de saints du christianisme, peuvent causer quelque surprise, et +Dante ne peut dissimuler la sienne; mais l'aigle fait à ce sujet une +discussion théologique qui ne lui laisse plus aucun doute; les +commentateurs les plus versés dans cette matière disent que cela est +conforme à la doctrine de S. Augustin. Cela est donc très-orthodoxe, et +nous pouvons être tranquilles là-dessus, comme Dante le fut lui-même. + +[Note 333: C. XX.] + +[Note 334: + + _Per cedere al pastor si fece Greco._] + +[Note 335: + + _Justissimus unus. + Qui fuit in Teucris, et servantissimus œqui._ + (_Æn._, l. II, v. 426.)] + +Il monte au septième ciel, qui est celui de Saturne[336]; une immense +échelle d'or occupait le centre de cette planète, et s'élevait à perte +de vue. Tous les échellons en étaient couverts d'étoiles qui +descendaient en si grand nombre, qu'il semblait que toutes les lumières +du ciel s'écoulassent par cette voie. Dès que ces esprits lumineux sont +parvenus au bas de l'échelle, ils se dispersent ça et là. Dante +interroge celui qui se trouve le plus à sa portée, et qui se trouve être +S. Pierre-Damien. En racontant son histoire, il n'oublie pas qu'il fut +cardinal, et cette dignité lui rappelle quel est le train actuel des +cardinaux et des papes. Encore une petite satyre, où le poëte n'a pas +craint de faire entrer jusqu'à ce mot populaire: «Les chapes qui les +couvrent, couvrent aussi leurs montures, et ce sont deux bêtes qui vont +sous la même peau[337]. Ô patience divine, ajoute-t-il, peux-tu donc en +tant souffrir?»--Ô colère, ajouterai-je à mon tour, peux-tu faire +descendre si bas un aussi grand génie? + +[Note 336: C. XXI.] + +[Note 337: + + _Cuopron de' manti lor gli palafreni, + Sì che duo bestie van sott'una pelle._] + +Béatrix dirige sur une autre lumière les regards du poëte[338]; c'est S. +Benoît, fondateur d'un ordre célèbre. Dante l'aborde et lui parle. +Quoique saint Benoît dise que dans cette planète tout n'est qu'amour et +charité, il déclame aussi vivement contre les moines, que Pierre Damien +l'a fait contre les puissances de l'Église. Il est vrai que la charité +des saints ne doit pas se croire obligée de respecter des scandales, qui +n'ont d'apologistes que les défenseurs, non de la religion, mais des +superstitions les plus dangereuses et les plus grossières. + +[Note 338: C. XXII.] + +Quand cette dernière âme a cessé de parler, elle va se réunir à la +troupe d'où elle était sortie. La troupe se resserre, et toutes ces âmes +remontent l'échelle d'or aussi rapidement qu'elles l'avaient descendue. +Dante, sur un seul signe que Béatrix lui fait de les suivre, y monte +avec la même rapidité, tant la vertu de celle qui le conduit a vaincu sa +propre nature. En un instant, il se trouve transporté dans le signe des +Gémeaux: cette constellation avait présidé à sa naissance; il espère que +son âme y puisera la force nécessaire pour le passage difficile qui lui +reste à franchir. Avant qu'il s'élève plus haut, sa conductrice lui dit +de baisser ses regards vers la terre: il obéit, jette les yeux sur les +sept planètes qu'il a parcourues, et ne peut s'empêcher de sourire de la +chétive figure que fait la terre. + +À toutes ces ascensions successives, Béatrix a toujours augmenté de +lumière et d'éclat. Mais une lumière plus vive encore que celle dont +elle brille vient éclairer ces hautes régions[339]. Elle l'attend +elle-même, les yeux fixés vers le point où cette lumière doit paraître. +Tel un oiseau sous le feuillage qu'il aime[340], posé sur le nid de sa +douce famille, pendant la nuit qui cache les objets, impatient de jouir +de l'aspect désiré de ses petits, et de pouvoir trouver leur +nourriture, soin qui lui rend agréables les travaux les plus fatigants, +prévient le temps, et, sur la cime d'un buisson, attend le soleil avec +le plus ardent désir, regardant fixement, jusqu'à ce qu'il voie naître +l'aube du jour. Voici, dit-elle enfin, le cortége qui entoure le +triomphe du Christ; voici réunie toute la clarté que ces sphères +répandent dans leur cours. Comme au temps le plus serein de la pleine +lune, Diane brille entre les nymphes éternelles qui colorent la voûte +des cieux, ainsi, au-dessus de plusieurs milliers de lumières, rayonnait +un soleil qui leur communiquait sa splendeur. Les yeux du poëte sont +trop faibles pour la soutenir. Béatrix lui apprend que dans ce soleil +est la sagesse et la puissance même qui rouvrit les communications si +long-temps interrompues entre le ciel et la terre. À ce spectacle, Dante +tomba dans le ravissement, son âme s'agrandit, sortit d'elle-même, et ne +peut plus se rappeler ce qu'elle devint. Il n'osait, depuis quelque +temps, regarder sa conductrice, dont l'allégresse divine avait un éclat +qu'il ne pouvait soutenir. Ouvre maintenant les yeux, lui dit-elle, tu +as vu des choses qui le rendent capable de les fixer sur les miens. À +ces mots, il se sentit tel qu'un homme qui revient d'un songe qu'il a +oublié, et qui s'efforce en vain de le rappeler dans sa mémoire. Quand +toutes les langues que Polymnie et ses sœurs ont nourries de leur lait +le plus doux viendraient aider la sienne, il ne pourrait atteindre au +millième de la vérité, en chantant la sainte joie qu'il vit alors +briller sur le visage de Béatrix. + +[Note 339: C. XXIII.] + +[Note 340: + + _Come l'angello intra l'amate fronde, + Posato al nido de' suoi dolci nati_, etc.] + +Mais elle l'avertit de porter ses regards sur un autre objet. Sous les +rayons de ce soleil où Jésus-Christ réside, fleurit un jardin émaillé de +mille couleurs, et, au milieu, la rose où le verbe divin prit une chair +mortelle.... On connaît ce mystérieux emblème. Dante décrit avec +l'enthousiasme de la poésie et de la piété, le triomphe de la Vierge +Marie, entourée de tous les bienheureux, qui chantent des hymnes à sa +gloire, et qui, revêtus de flammes brillantes, en étendent vers elle les +cimes, comme l'enfant tend les bras vers sa mère, quand il s'est nourri +de son lait. + +Béatrix s'approche d'eux et leur présente son ami, en se servant du +langage mystique qui est parmi eux la langue commune[341]. La prière +qu'elle leur adresse est entendue. Toutes ces âmes, flamboyantes comme +des comètes, commencent à se mouvoir autour du Dante et de Béatrix, +comme les sphères autour du pôle. De même que tournent les cercles +d'une horloge, dont l'un paraît tranquille, tandis que le dernier de +tous semble voler, de même ces danses célestes tournent d'un mouvement +inégal, selon les divers degrés de béatitude. De celle de ces danses que +Dante remarquait comme la plus belle, sort la lumière la plus brillante. +Elle tourne trois fois autour de Béatrix, en faisant entendre un chant +si divin, que l'imagination du poëte ne peut le lui retracer. Béatrix +reconnaît dans cette flamme le prince des apôtres. Elle le prie +d'interroger Dante sur la foi, l'espérance et la charité. Pierre, +toujours enfermé dans sa flamme, l'interroge en effet dans les règles +sur la première de ces vertus; et ses questions, et les réponses du +Dante, sont en quelque sorte la quintessence la plus substantielle de la +doctrine théologique sur cette matière. On voit que le poëte y est à +l'aise, qu'il s'y plaît, et que tous les détours de ce labyrinthe +d'arguments et de distinctions lui sont connus. L'apôtre en est si +satisfait, qu'il le bénit en chantant, et l'environne trois fois de sa +lumière. + +[Note 341: C. XXIV. + + _O Sodalizio eletto alla gran cena + Del benedetto agnello, il qual vi ciba_, etc.] + +Dante est lui-même enchanté de ce succès qui lui rappelle sans doute des +triomphes semblables, obtenus plus d'une fois dans les écoles. Il ne +veut plus être poëte que pour traiter de pareils sujets; et c'est bien +poétiquement qu'il en fait le vœu. «S'il arrive jamais, dit-il[342], que +le poëme sacré auquel ont contribué le ciel et la terre, et qui pendant +plusieurs années m'a fait maigrir, puisse vaincre la cruauté qui me +retient hors du bercail où je dormis comme un agneau ennemi des loups +qui lui font la guerre, c'est désormais avec une autre voix et sous +d'autres formes[343] que je redeviendrai poëte; c'est sur les fonds de +mon baptême que j'irai prendre ma couronne de laurier.» Cependant, une +seconde lumière se détache de la danse céleste, et s'avance vers +Béatrix, le Dante et saint Pierre: c'est l'apôtre S. Jacques: il +s'approche d'abord de l'autre apôtre; et comme lorsqu'une colombe +s'arrête auprès de sa compagne, toutes deux, en tournant et en +murmurant, expriment leur tendre affection[344], de même ces deux +princes couverts de gloire s'accueillent mutuellement. Jacques interroge +Dante sur l'espérance; et il est aussi content que Pierre l'a été de ses +réponses. + +[Note 342: C. XXV.] + +[Note 343: Le texte dit: _con altro vello_, avec une autre toison. +Le poëte vient de se comparer à un agneau; c'est ce qui lui a dicté +cette expression, impossible à rendre en français, et qui n'est +peut-être pas très-regrettable.] + +[Note 344: + + _Si come quando'l colombo si pone + Presso al compagno, l'uno e l'altro pande, + Girando e marmorando, l'affezione_, etc.] + +Une troisième flamme s'avance; c'est celle de l'apôtre S. Jean. Le poëte +peint son maintien, sa démarche et l'accueil qu'il reçoit des deux +autres saints, par une comparaison où il y a beaucoup de grâce, mais +qu'on est tout étonné, quoiqu'elle présente une image décente et +modeste, de trouver appliquée, dans le Paradis, à trois apôtres. «De +même, dit-il, qu'une jeune vierge se lève, marche et entre dans la +danse, seulement pour faire honneur à la nouvelle épouse, et non par +aucun mauvais dessein[345]; de même je vis cet astre éblouissant venir +se joindre aux deux autres qui tournaient en dansant, comme l'exigeait +leur ardent amour.» Après que cette danse et le chant mélodieux, +au-dessus de toute expression et de toute idée, dont les trois saints +l'accompagnent, ont cessé, Saint-Jean interroge Dante sur la +charité[346]; et, dans ce troisième interrogatoire, la question n'est +pas moins approfondie; l'habileté du répondant et la satisfaction de +l'examinateur ne sont pas moindres que dans les deux premiers. + +[Note 345: + + _E come surge e va edentra in ballo, + Vergine lieta, sol per fare onore + Alla novizia, non per alcun fallo_, etc.] + +[Note 346: C. XXVI.] + +Le père du genre humain, Adam, vient se joindre aux trois apôtres, +enveloppé comme eux d'une flamme du plus grand éclat. Dante, quand +Béatrix le lui a nommé, s'incline vers lui, comme le feuillage qui +courbe sa cime au souffle passager du vent, et se relève ensuite par sa +propre force. Il prie le premier homme de lui répondre, et d'éclaircir +des doutes qu'il ne lui explique pas, pour ne point retarder le plaisir +de l'entendre, mais qu'Adam lit dans son âme plus clairement que Dante +ne les y voit lui-même. Ils ont pour objet de savoir combien de temps +s'est écoulé depuis que Dieu plaça l'homme dans le Paradis terrestre, +combien dura son bonheur; et la véritable cause du courroux céleste; et +quelle fut la langue qu'il parla et qu'il se créa lui-même. Adam répond +en peu de mots sur les premières questions. Ce ne fut point d'avoir +goûté d'un fruit qui fut la cause de son exil, mais d'avoir transgressé +l'ordre qu'il avait reçu. Le soleil avait achevé 4302 fois son tour +annuel pendant qu'il était resté dans le séjour des limbes; et il avait +vu cet astre parcourir 930 fois tous les signes célestes tandis qu'il +était resté sur la terre. Il entre dans plus de détails sur la langue +primitive qui avait été la sienne, et peut-être il s'arrête trop sur +quelques particularités, telles que certains changements opérés dans +cette langue, où _El_ d'abord, et ensuite _Éli_ ou _Éloï_ signifièrent +le nom de Dieu. Quant au séjour qu'il fit dans le Paradis terrestre, et +au temps de son innocence et de sa félicité, il ne dura en tout que six +heures, ou, comme il le dit en langage astronomique, depuis la première +heure jusqu'à celle qui suit la sixième, quand le soleil passe d'une +région du ciel à l'autre[347]. + +[Note 347: + + _Dalla prim'ora a quella ch'è seconda + Come'l sol muta quadra, all'ora sesta._] + +Le Paradis entier retentit alors du chant de gloire[348]. Dante en était +enivré: il croyait voir et entendre l'expression de la joie de l'univers +entier; et il éprouvait lui-même l'extase d'une joie ineffable. Tout à +coup une rougeur plus vive et plus ardente se montre sur le visage de S. +Pierre. Aux premiers mots qu'il laisse échapper dans sa colère, le ciel +entier rougit comme un nuage frappé des rayons du soleil; Béatrix même, +change de couleur comme une femme honnête, qui est sûre d'elle-même, +mais que la faute d'autrui et les discours qu'elle est forcée +d'entendre, rendent timide. Après ces préparations oratoires, S. Pierre +commence un discours contre la corruption, le luxe et les abus de la +cour de Rome. Son sang et celui des premiers papes n'avaient pas élevé +l'Église pour qu'elle devînt un objet de commerce, et qu'elle fût vendue +à prix d'or. «Ce ne fut point, continue-t-il, d'une voix formidable, ce +ne fut point notre intention qu'une partie du peuple chrétien fût à la +droite de nos successeurs, et l'autre partie à la gauche, ni que les +clefs qui me furent accordées, devinssent sur des étendards, l'enseigne +sous laquelle on combattrait contre des peuples qui ont reçu le baptême; +ni que ma figure servît de sceau à des priviléges vendus et menteurs; +c'est là ce qui souvent me fait rougir et m'enflamme de colère. On ne +voit là-bas dans les pâturages, que loups ravissants en habit de +bergers. Ô Vengeance de Dieu! pourquoi restes-tu oisive? Des gens de +Cahors et de Gascogne s'apprêtent à boire de notre sang[349]: quelle +avilissante fin d'un commencement si glorieux! Enfin la Providence +viendra bientôt à notre secours. Et toi, mon fils, qui dois retourner +encore sur la terre, parles-y avec franchise, et ne cherche point à +cacher ce que je ne cache pas.» + +[Note 348: C. XXVII.] + +[Note 349: Trait lancé contra les papes Jean XXII qui était de +Cahors, et Clément V qui était Gascon.] + +Dès que l'apôtre a cessé de parler, toutes ces lumières triomphantes qui +s'étaient arrêtées à l'entendre, s'agitent dans l'air enflammé, +remontent avec lui vers l'empyrée, et disparaissent aux yeux du poëte +qui les regarde avec ravissement. Il s'y trouve bientôt transporté +lui-même, comme il l'a été jusqu'alors, par la force surnaturelle des +regards de Béatrix. En s'élevant encore avec lui, elle s'enrichit de +beautés nouvelles et d'une nouvelle lumière; et l'œil de son ami, devenu +plus fort à mesure qu'il pénètre plus avant dans les cieux, ne peut plus +se détacher d'elle. Cette idée allégorique qui représente, si l'on veut, +la force de l'amour divin, est rendue avec des expressions évidemment +dictées par le souvenir d'un autre amour[350]. Béatrix lui explique la +nature de l'empyrée, de ce neuvième ciel qui renferme tous les autres, +et leur imprime le mouvement. Il le reçoit d'un cercle de lumière et +d'amour qui l'environne de toutes parts, et qui n'est autre chose que +l'âme divine elle-même, dans laquelle et par laquelle tout se meut dans +le système général des sphères. + +[Note 350: + + _E se natura o arte fe' pasture + Du pigliare occhi per aver la mente, + In carne umana, o nelle sue pinture, + Tutte adunate parrebber niente + Ver lo piacer divin che mi rifulse, + Quando mi vulsi al suo viso ridente._] + +Dante n'a pas voulu que Béatrix finît de parler sans revenir au sujet +qui l'occupait et l'intéressait le plus lui-même, aux désordres dont il +était victime, et à l'espérance d'un meilleur temps, «Ô cupidité, +s'écrie-t-elle tout-à-coup, tu tiens sous ton joug tous les hommes; tu +les empêches de lever les yeux sur de si grands objets; tu fais qu'ils +s'en tiennent toujours à une volonté stérile et qui ne porte jamais de +fruit; la bonne foi et l'innocence ne sont plus le partage que des +enfants: à peine cessent-ils de balbutier que ces vertus se changent en +vices. Tous ces désordres viennent de ce qu'il n'y a personne qui +gouverne sur la terre. Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas que la +fortune, changeant le cours des vents, ne fasse voguer heureusement le +vaisseau public, et les fruits viendront après les fleurs.» + +De retour dans l'empyrée, d'où cette digression l'a écarté, Dante, après +avoir donné à ses yeux une nouvelle force, en regardant ceux de +Béatrix[351], les porte sur un point de lumière si rayonnant, que l'œil +qui s'y fixe est obligé de se fermer. Autour de ce point, et à peu de +distance, un cercle de feu tourne avec plus de vitesse que le mouvement +le plus rapide des cieux. Ce cercle est environné d'un second, celui-ci +d'un troisième, et ainsi jusqu'au neuvième cercle, augmentant toujours +d'étendue, et diminuant de rapidité et d'éclat à mesure qu'ils +s'éloignent de ce point unique d'où ils reçoivent le mouvement et la +lumière. Ce sont les neuf chœurs des Anges, qui brûlent éternellement du +feu d'amour, et dont l'ardeur est plus grande selon qu'ils tournent de +plus près autour de ce point enflammé. Les Séraphins et les Chérubins +sont les premiers, ensuite les Trônes qui complètent le premier +ternaire: le second est composé des Dominations, des Vertus et des +Puissances; les Principautés et les Archanges forment les deux cercles +suivants, et le troisième de ce dernier ternaire est rempli par les +Anges. + +[Note 351: C. XXVIII.] + +Ce grand tableau, sur lequel Béatrix fixe long-temps les yeux[352], +comme le Dante ne l'avait pu faire, amène des explications sur l'essence +divine et sur la nature des Anges. Ces explications qui ne sont pas les +mêmes dans toutes les écoles de théologie, amènent à leur tour des +réflexions contre la vanité de la science, contre les savants et contre +les philosophes; mais Béatrix les maltraite encore moins que les +prédicateurs. Elle reproche à ceux-ci de débiter en chaire des fables et +des contes absurdes pour tromper le peuple. «Ils ne cherchent, dit-elle, +en prêchant, que des bons mots et des bouffonneries; et pourvu qu'ils +fassent bien rire, ils se gonflent dans leur froc et n'en demandent pas +davantage. Mais ce froc renferme quelquefois un tel oiseau, que si le +peuple pouvait le voir, il ne viendrait pas à lui pour recevoir les +pardons sur lesquels il se fie[353]; on en est devenu si fou sur la +terre, que sans témoin et sans preuve, on court à tous ceux qui sont +promis. C'est de cela que s'engraisse le porc de S. Antoine, et tant +d'autres qui sont pis que des porcs, et qui nous vendent de la fausse +monnaie pour de la bonne.» On voit que l'esprit satyrique du Dante ne +l'abandonne jamais, et que le bon goût l'abandonne souvent. Ces traits +contre les prédicateurs bouffons et contre les moines étaient vrais, +surtout contre ceux de son temps; mais lorsqu'on plane dans l'Empyrée, +au milieu des neufs chœurs des anges, il est dégoûtant de se sentir +rappelé à de si vils objets, et d'être forcé d'abaisser ses regards des +Trônes et des Dominations jusque sur le cochon de S. Antoine. + +[Note 352: C. XXIX.] + +[Note 353: + + _Ma tale uccel nel bechetto s'annida + Che se'l volgo il vedesse, non torrebbe + La perdonanza di che si confida._] + +On les relève bientôt: on se trouve au-dessus du neuvième ciel[354], +dans ce cercle, dit Béatrix, qui est toute lumière, cette lumière +intellectuelle qui est tout amour, cet amour du vrai bien qui est toute +joie, cette joie qui est au-dessus de toutes les douceurs[355]. Une +lumière éblouissante y coule en forme de rivière, entre deux bords +émaillés des plus admirables couleurs du printemps. Il en sort de vives +étincelles, qui vont s'abattre dans les fleurs et y paraissent +enchâssées comme des rubis dans de l'or. Ensuite, comme enivrées de +douces odeurs, elles se replongent dans le fleuve miraculeux, et lorsque +l'une y rentre, une autre en sort. Béatrix lit dans les regards du Dante +le désir qu'il a de savoir ce que sont toutes ces merveilles; mais elle +veut qu'auparavant il boive de l'eau de cette rivière. Il se courbe à +l'instant vers cette onde, comme un enfant se précipite vers le lait +maternel, quand il s'est réveillé beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire. +Aussitôt que ses paupières s'y sont désaltérées, ces fleurs et ces +étincelles se changent à ses yeux en un plus grand spectacle: il voit +les deux cours du ciel, c'est-à-dire, selon les interprètes, les anges +au lieu des étincelles, et les âmes humaines à la place des fleurs. Dans +un cercle de lumière émanée d'un rayon même de l'Éternel, cercle si +vaste que sa circonférence formerait autour du soleil une trop large +ceinture, sont disposés concentriquement, comme les feuilles d'une rose, +des milliers de siéges glorieux où sont assises ces deux divisions de la +cour céleste. La lumière éternelle est au centre, autour duquel les âmes +heureuses, qui sont revenues de leur exil sur la terre, occupent le +dernier rang. Elles se mirent incessamment dans la divine lumière; ainsi +qu'une colline riante se mire dans l'eau qui coule à ses pieds, comme +pour se voir parée d'une abondance d'herbes et de fleurs[356]. Si le +plus bas degré brille d'un si grand éclat, et s'il s'étend dans un si +prodigieux espace, quelle doit donc être l'étendue de cette rose, au +rang le plus élevé de feuilles? Béatrix fait admirer au poëte le nombre +de ces âmes revêtues de gloire, et le prodigieux contour de la cité +céleste. Presque tous ces siéges sont tellement remplis, qu'il y reste +désormais peu de places. On en voit un, surmonté d'une couronne, destiné +à l'empereur Henri VII; le même pour qui Dante écrivit son traité de la +_Monarchie_; l'idée de cet empereur lui rappelle le pape Clément V, son +ennemi, et la place qu'il lui a déjà promise en Enfer avec les +simoniaques, dans ce trou enflammé où Boniface VIII doit enfoncer +Innocent III, et Clément V enfoncer Boniface[357]. + +[Note 354: C. XXX.] + +[Note 355: Je passe une très-belle et très-savante comparaison par +laquelle ce chant commence; je passe encore un nouvel éloge que le poëte +fait de Béatrix, en protestant plus que jamais de son impuissance à la +louer. Je cours au but, où le lecteur n'est pas plus impatient d'arriver +que je ne le suis moi-même.] + +[Note 356: + + _E, come clivo in acqua di suo imo + Si specchia, quasi per veder si adorno, + Quanto è nell' erbe e ne' fioretti opimo_, etc. + +Il faut que l'on me passe l'expression _elles se mirent_, un peu commune +en français. Il n'y en avait point d'autre ici pour rendre le verbe +_specchiarsi_, qui est très-noble en italien.] + +[Note 357: Voy. ci-dessus, p. 91 et 92.] + +Au dessus de cette rose immense voltigeait l'innombrable milice des +anges[358], comme un essaim d'abeilles, qui tantôt vont chercher des +fleurs, et tantôt retournent au lieu où elles en parfument leurs +travaux; ces anges descendaient sans cesse sur la rose, et de-là +remontaient au séjour qu'habite éternellement l'objet de leur amour. +Leur visage brillait comme la flamme; leurs ailes étaient d'or, et le +reste de leur corps d'une blancheur qui effaçait celle de la neige. +Quand ils descendaient sur la fleur, ils y portaient de siége en siége +cette paix et cette ardeur qu'ils allaient puiser eux-mêmes en agitant +leurs ailes. Le poëte, après avoir peint avec complaisance tous les +détails de ce ravissant spectacle, exprime l'enchantement qu'il éprouve +par ce rapprochement singulier, où il trouve encore à placer un trait +contre son ingrate patrie. «Si les barbares venus des régions qui sont +sous la constellation de l'Ourse, s'étonnèrent à l'aspect de Rome et de +ses monuments, lorsque le Capitole dominait sur le reste du monde, moi +qui avais passé de l'humain au divin, du temps à l'éternité, et de +Florence chez un peuple juste et sensé[359], quelle fut la stupeur dont +je dus être rempli?» Il se compare à un pélerin qui se délasse en +regardant le temple où il est venu accomplir son vœu, et dont il espère +déjà redire toutes les merveilles. Il promenait ses regards sur tous ces +degrés lumineux, en haut, en bas, tout alentour. Il contemplait ces +visages qui inspirent la charité, ornés de la lumière qu'ils empruntent +et de leur propre joie, et sur lesquels respire tout ce qu'il y a de +sentimens honnêtes[360]. Dans le ravissement dont il est plein, il +éprouve le besoin d'interroger Béatrix; il veut se tourner vers elle, et +ne la trouve plus; mais à sa place un vieillard vénérable et tout +rayonnant de gloire, qu'elle a chargé de le guider pendant le reste de +son voyage. Elle est allée se replacer sur le siége de lumière qui lui +était destiné au troisième rang des âmes heureuses. Dante l'y voit de +loin, brillante d'un nouvel éclat et couverte des rayons de la divinité, +qu'elle réfléchit tout autour d'elle. De la plus haute région où se +forme le tonnerre, quand un œil mortel plonge sur les mers, il ne +parcourt point une distance égale à celle qui sépare de Béatrix les yeux +de celui qui la regarde; mais il ne perd rien de sa beauté, parce +qu'aucun milieu n'intercepte ou n'altère son image. Il lui adresse +enfin, et les plus vives actions de grâce pour le soin qu'elle a pris de +le ramener, par des voies si extraordinaires, de l'esclavage à la +liberté, et la prière la plus ardente pour qu'elle conserve en lui, +jusqu'à son dernier moment, les magnifiques dons qu'elle lui a faits. +Béatrix, dans l'immense éloignement où elle est placée, le regarde, lui +sourit, et se retourne vers la source de l'éternelle lumière. + +[Note 358: C. XXXI.] + +[Note 359: _E di Fiorenza in popol giusto e sano._] + +[Note 360: Rien de plus naïf et de plus doux que cette fin d'un +description magnifique: + + _E vedea visi a carità suadi, + D'altrui lume fregiati e del suo viso, + E d'atti ornati di tutte onestadi._] + +Le nouveau guide qu'elle lui a donné est saint Bernard. C'est avec lui +qu'il contemple le triomphe de Marie, assise au sommet du premier cercle +de la rose, et qui de-là domine sur toute la cour céleste. C'est de lui +qu'il apprend les causes des différents degrés qu'occupent, au-dessous +d'elle, les saints de l'ancien Testament et ceux du nouveau; qu'il +obtient, en un mot, toutes les explications qu'il avait jusqu'alors +reçues de Béatrix[361]. C'est lui enfin qui adresse, en faveur du Dante, +une longue et fervente prière à Marie[362], et qui obtient d'elle qu'il +soit permis à celui que Béatrix protège, de contempler la source de +l'éternelle félicité. Dante y fixe en effet les yeux; mais ni sa mémoire +ne peut lui rappeler, ni son langage ne peut exprimer tant de +merveilles. Il essaie cependant de rendre comment il a vu réuni par +l'amour en un seul faisceau, dans les profondeurs de l'essence divine, +tout ce qui est dispersé dans l'univers; la substance, l'accident et les +propriétés de l'une et de l'autre; et comment il a cru voir trois +cercles de trois couleurs différentes et de la même grandeur, dont l'un +semblait réfléchi par l'autre, comme l'arc d'Iris par un arc semblable, +et le troisième paraissait un feu également allumé par tous les deux. +Tandis qu'il regarde attentivement ce prodige, en s'efforçant de le +comprendre, il s'aperçoit que le second des trois cercles porte en soi, +peinte de sa propre couleur, l'effigie humaine. Ses efforts pour +pénétrer ce nouveau mystère, sont aussi vains que ceux du géomètre qui +cherche un principe pour expliquer l'exacte mesure du cercle[363]. Il y +renonçait enfin, lorsqu'un éclair frappe son âme, l'illumine et remplit +tout son désir. Mais il manque de pouvoir pour se retracer cette grande +image. Il reconnaît enfin son impuissance, et soumet sa volonté à cet +amour qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles.» + +[Note 361: C. XXXII.] + +[Note 362: C. XXXIII.] + +[Note 363: C'est-à-dire, pour en trouver la quadrature, ou pour +trouver le rapport exact d'un carré avec la circonférence du cercle, +problème dont les géomètres ont renoncé depuis long-temps à chercher la +solution.] + +C'est ainsi que se termine ce grand drame, qui, après avoir, pendant +plusieurs actes, mis sous les yeux du spectateur des événements variés +et de grands coups de théâtre, paraît manquer un peu par le dénoûment. +Mais ce dénoûment, dans sa simplicité, n'est-il pas, quand on l'examine +de plus près, le meilleur, et peut-être le seul que comportait le sujet +du poëme? C'est sur quoi je me permettrai quelques réflexions rapides. + +_Dernières Observations._ + +Le désir de connaître, ou plutôt celui de communiquer ses connaissances +à son siècle, d'éclairer les hommes sur le sort qui les attendait dans +cette vie future dont tout le monde s'occupait alors, sans que la vie +présente en fût meilleure, et de revêtir des couleurs de la poésie, les +profondeurs théologiques où il s'était enfoncé toute sa vie; ce désir, +joint à celui de satisfaire ses passions politiques et de se venger de +ses oppresseurs, fut ce qui inspira au poëte l'idée de cet ouvrage, +auquel on donnera maintenant le titre qu'on voudra, mais qu'on ne peut +se dispenser, après l'avoir examiné dans toutes ses parties, de ranger +parmi les plus étonnantes productions de l'esprit humain. Il s'y +représente lui-même, avec toutes les faiblesses de l'humanité, sujet à +la crainte, à la pitié; flottant dans le doute, mais toujours avide de +savoir, et s'élevant du gouffre des Enfers jusqu'au-dessus de l'Empyrée, +avec la soif ardente de s'instruire, et l'espérance d'apprendre enfin +par tant de moyens surnaturels, ce qu'il n'est pas donné aux autres +hommes de connaître. + +L'objet le plus éloigné de la portée de leur faible intelligence, et +celui que, dans tous les temps, ils se sont le plus obstinés à définir, +est ce régulateur universel, cet auteur de la première impulsion donnée +au mouvement général de la nature, cet être, en un mot, par qui on +explique ce qui est incompréhensible sans lui, mais plus +incompréhensible lui-même que tout ce qui sert à expliquer. Toutes les +religions le reconnaissent; chacune le représente à sa manière. Le +christianisme a des mystères qui lui sont propres; il en a aussi qui lui +sont communs avec des religions plus anciennes: le mystère fondamental +qui sert de base à tous les autres, celui qui a pour objet l'essence +divine, est de ce nombre. La foi se soumet et s'humilie devant ses +obscurités, mais elle ne les dissipe pas. En voyant Dante s'élever +toujours de lumière en lumière, escorté de différents guides +successivement chargés d'éclaircir ses doutes, et de ne laisser aucun +voile impénétrable à ses yeux, on ne doit pas s'attendre que celui qui +couvre le premier anneau de la chaîne mystérieuse soit entièrement levé; +mais à l'aspect des grandes machines qu'il employe pour expliquer des +mystères du second ordre, on sent naître et s'accroître de plus en plus +l'espérance de le voir créer, pour le premier de tous, une machine plus +grande et plus imposante encore, qui laissera dans l'esprit, au défaut +des éclaircissements qu'il n'est pas en son pouvoir de donner, une image +au-dessus de toutes les proportions connues, dont l'apparition +terrassera pour ainsi dire à la fois, et l'incrédulité rebelle, et +l'insatiable curiosité. + +Mais quelque grande, quelque prodigieuse qu'eût été cette image, +n'eût-elle pas encore été plus démesurément au-dessous de ce qu'elle eût +voulu rendre, qu'au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir? +Supposons que le poëte eût voulu tirer un autre parti de l'emblême +ingénieux des trois cercles, dont l'un est empreint de l'effigie +humaine; que doué du talent de faire parler, quand il le veut, tous les +objets de la nature et tous ceux que crée son génie, il eût essayé de +donner une voix surnaturelle à cet emblême de la Divinité une et +triple, l'abîme de lumière où il est placé comme dans un sanctuaire, +aurait tremblé: tous les saints et tous les anges dont est peuplé +l'Empyrée auraient tressailli de respect et seraient restés en silence; +la la triple voix, fondue en une seule harmonie, se serait fait +entendre; elle aurait énoncé ce que l'Éternel permet que l'on connaisse +de sa nature, et reproché à l'homme, avec la véhémence que l'Écriture +donne souvent à _Jéhovah_, sa curiosité sur ce que cette nature a +d'obscurités impénétrables. Voilà sans doute un dénoûment dans le goût +moderne, et qui, rendu en vers dignes du Dante, aurait fait beaucoup de +fracas; mais tout ce fracas n'eût-il pas été en pure perte? N'eût-il pas +été froid et mesquin par cette affectation même de grandeur, par cette +ambition déplacée de donner un langage à celui que notre oreille ne peut +entendre, et d'oser faire parler l'homme par la voix de Dieu? Dante a +donc fait sagement de finir avec cette brièveté religieuse, et de nous +donner une dernière leçon en trompant, pour ainsi dire, l'attente où il +nous avait mis lui-même d'une chose impossible et hors de la portée du +génie humain. Un rayon de la grâce l'illumine et lui montre tout à coup +le fond de l'inexplicable mystère. Cette faveur est pour lui seul: il ne +peut trouver dans son imagination ni dans sa mémoire aucune image pour +la rendre sensible; l'Être éternel ne lui permet pas, et il se soumet à +sa volonté. Ce dénoûment est tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait +être: le poëte n'a plus rien à nous dire, et l'objet de son poëme, comme +celui de son voyage est rempli. + +Après l'avoir suivi dans ce voyage, d'aussi près que nous l'avons fait, +nous sommes plus en état qu'on ne l'est d'ordinaire d'en apprécier la +marche hardie et l'étonnante conception. Le poëme du Dante a cela de +particulier, que seul de son espèce, n'ayant point eu de modèle, et ne +pouvant en servir, ses beautés sont toutes au profit de l'art, et ses +défauts n'y sont d'aucun danger. Quel poëte aujourd'hui, ayant à peindre +un Enfer, y mettrait des objets ou dégoûtants, ou ridicules, ou d'une +exagération gigantesque, tels que ceux que nous y avons vus, et surtout +tels que ceux que je n'ai osé y faire voir? Quel poëte, voulant +représenter le séjour céleste, figurerait en croix ou en aigle, sur +toute la surface d'une planète, d'innombrables légions d'âmes heureuses, +ou les ferait couler en torrent? Quel autre préférerait d'expliquer sans +cesse des dogmes, plutôt que de peindre des jouissances et +d'inaltérables félicités? Il en est ainsi des autres vices de +composition que l'on aperçoit aisément dans la _Divina Commedia_, et sur +lesquels il est par conséquent inutile de s'appesantir. + +La distribution faite par le poëte, dans les différentes parties de son +ouvrage, des matériaux poétiques qui existaient de son temps, et la +manière dont il a su les y employer, peuvent donner lieu à d'autres +observations. + +Le génie du mal et le génie du bien, personnifiés dans les plus +anciennes mythologies de l'orient, et toujours aux prises l'un avec +l'autre, devinrent dans le christianisme, les anges de lumière et les +anges de ténèbres, ou, populairement parlant, les anges et les diables. +On se servit surtout des derniers pour effrayer le peuple: on représenta +ces mauvais génies sous les traits les plus hideux; lorsqu'on les fit +paraître dans des farces grossières, destinées à exalter l'esprit de la +multitude par la peur, on voulut aussi que ces spectacles ne fussent pas +assez tristes pour qu'elle ne pût s'y plaire; les diables furent chargés +de l'égayer par des bouffonneries; on ajouta des traits ridicules à +leurs attributs effrayants; on leur donna des queues et des cornes; on +les arma de fourches; on en fit à la fois des monstres horribles et de +mauvais plaisants. Il eût été difficile que Dante écartât de son Enfer, +ces honteuses caricatures. Il était réservé à un autre grand poëte de +concevoir et de peindre le génie du mal sous de plus nobles traits; de +le représenter sous ceux d'un ange, dont le front porte encore la +cicatrice des foudres de l'Éternel, et qui n'est en quelque sorte +dépouillé que de l'excès de sa splendeur. Mais il ne faut pas oublier +que Milton, qui a beaucoup profité du Dante, écrivit trois cent +cinquante ans après lui. + +Le christianisme n'attribue à son Enfer, que deux genres de supplices; +le feu et la damnation éternelle, c'est-à-dire l'éternelle privation du +souverain bien. Dante emprunta de l'Enfer des anciens, l'idée d'une +variété de tourments assortie à la diversité des crimes; et cette idée, +qui le sauva d'une uniformité fatigante, lui fournit des tableaux +nombreux, des contrastes et des gradations de terreur. Les vents, la +pluie, la grêle, des insectes dévorants et rongeurs, des tombeaux +embrasés, des sables brûlants, des serpents monstrueux, des flammes, des +plaines glacées, et enfin un océan de glace transparente, sous laquelle +les damnés souffrent et se taisent éternellement, telles sont les +terribles ressources qu'il trouva dans cette idée féconde; nous avons vu +le parti qu'il en sut tirer, et les couleurs aussi fidèles +qu'énergiques, qu'il répandit sur ces tableaux lugubres et douloureux. + +Ce sont encore des tortures que présente le _Purgatoire_; mais elles ne +sont plus aussi tristes, aussi pénibles pour le lecteur. Un mot, ou +plutôt le sentiment qu'il exprime, fait seul ce changement; c'est +l'espérance. On eut ordre de la laisser aux portes de l'Enfer; aux +portes du Purgatoire on la retrouve toute entière. Elle y est; elle en +pénètre toutes les parties. Elle anime les sites variés et champêtres +que le poëte nous fait parcourir; elle est dans les airs, dans les +rayons de la lumière, dans les souffrances mêmes, ou du moins dans les +chants de ceux qui souffrent; elle est enfin comme personnifiée dans +ces beaux anges, dans ces légers et brillants messagers du ciel, +préposés à la garde de chaque cercle, et dont la vue rappelle sans cesse +qu'on n'y est que pour en sortir. + +Le _Paradis_ ne pouvait offrir qu'un bonheur pur, sans gradation et sans +mélange. C'était un écueil dangereux pour le poëte, et il n'a pas su +l'éviter. Les saints, placés dans différentes sphères, n'ont à décrire +que la même félicité. Le seul moyen de variété, à quelques digressions +près, qui ne sont pas toutes également heureuses, est dans l'explication +des difficultés que la théologie se charge de résoudre; et ce moyen, +très-satisfaisant sans doute pour ceux qui sont par état livrés à ces +sortes d'études, l'est très-peu pour les autres lecteurs. Aussi, dans le +pays même de l'auteur, où ces études sont toujours, par de bonnes +raisons, les premières et les plus importantes de toutes, le Paradis est +ce qu'on lit le moins, quoique Dante n'y ait pas répandu moins de poésie +de style que dans les deux autres parties, et que peut-être même, parce +qu'il avait des choses plus difficiles à exprimer, il ait mis dans son +expression poétique une élévation plus continue, plus d'invention et de +nouveauté. Que n'a-t-il pris, pour le bonheur des élus, la même licence +que pour les tourments des damnés! Que n'a-t-il gradué l'un comme il a +fait les autres! Il avait pour modèle les occupations diverses des +héros dans l'Élysée antique, comme il avait eu les supplices variés du +Tartare; et sans doute on lui aurait aussi volontiers pardonné cette +seconde innovation que la première. + +Dans les trois parties de son poëme, il eut pour fonds inépuisable son +imagination vaste, féconde, élevée, sensible, habituellement portée à la +mélancolie, susceptible pourtant des impressions les plus agréables et +les plus douces, comme des plus douloureuses et des plus terribles. Mais +il donna pour aliment à cette faculté créatrice, dans l'Enfer, les +tristes et menaçantes superstitions des légendes; dans le Purgatoire, +les visions quelquefois brillantes de l'Apocalypse et des Prophètes; +dans le Paradis, les graves autorités des théologiens et des Pères. Il +en résulte dans le premier, des impressions lugubres, mais souvent +profondes; dans le second, des émotions agréables et consolantes; dans +le troisième, de l'admiration pour la science, pour le génie +d'expression, pour la difficulté vaincue; mais, ce qui est toujours +fâcheux dans un poëme, tout cela mêlé d'un peu d'ennui. + +J'ai beaucoup parlé des beautés de ce poëme, et fort peu de ses défauts. +Ce n'est pas que je ne reconnaisse ceux que ses plus grands admirateurs +en Italie même, ont avoués[364]. Le plus grand, dans l'ensemble, est de +manquer d'action, et par conséquent d'intérêt. Que Dante achève ou non +son voyage, que sa vision aille jusqu'à la fin ou soit interrompue, +c'est ce qui nous importe assez peu. Où manque une action principale, il +n'y a de point d'appui que les épisodes, et un poëme tout en épisodes +ne peut ni soutenir toujours l'attention, ni ne la pas fatiguer +quelquefois. Le défaut le plus choquant dans les détails est peut-être +ce mélange continuel, cet _accozzamento_, comme disent les Italiens, de +l'antique avec le moderne, et de l'Histoire sainte, avec la Fable. +L'obscurité habituelle en est un autre qui n'est pas moins importun. +Cette obscurité est aussi souvent dans les choses que dans les mots; +elle est dans le tour singulier, quelquefois dur et contraint des +phrases, dans la hardiesse des figures, nous dirions en vieux langage, +dans leur _étrangeté_. Un bon commentaire fait disparaître en partie les +désagréments de ce défaut; mais lors même qu'avec ce secours et celui +d'une longue étude, on est parvenu à se rendre familières la langue de +l'auteur, ses illusions, ses hardiesses et la fréquente bizarrerie de +ses tours, on l'entend, mais toujours avec quelque peine; et quand on a +vaincu les difficultés, on n'est pas encore dispensé de la fatigue. + +[Note 364: C'est ce qu'a fait récemment à Naples un critique +judicieux, M. _Giuseppe di Cesare_, membre de l'Académie italienne, de +l'Académie florentine et d'autres Académies toscanes, et associé +correspondant de la société royale d'encouragement, établie à Naples. +Dans un examen de la _Divina Commedia_, divisé en trois discours, qu'il +a publié en 1807, petit in-4°., il apprécie avec goût le mérite du plan, +de la conduite et du style de ce poëme; mais il avoue aussi les défauts, +et de la conduite et du style. Il convient que le mélange du sacré avec +le profane, que certains détails bas et ignobles, que plusieurs +imitations serviles et hors de propos de Virgile, que l'affectation de +s'enfoncer dans un chaos théologique et symbolique vers la fin du +_Purgatoire_, et d'y rester enveloppé dans presque tout le _Paradis_, +sont des vices de conduite qu'on ne peut excuser. Il en reconnaît de +cinq espèces dans le style: pensées fausses, expressions triviales et +proverbes vulgaires, froids jeux de mots, images basses et quelquefois +indécentes, abus fréquents de la langue latine; il ne dissimule rien, il +prouve l'existence de chacun de ces défauts par des exemples. Mais il +n'en soutient pas moins, ni avec moins de raison, que malgré les vices +du premier genre, il y a dans la conduite et dans le plan de la _Divina +Commedia_, plus de jugement et de régularité qu'on ne le croit +communément, et qu'on devra toujours regarder ce poëme comme l'un des +plus ingénieux et des plus sublimes qu'ait produit l'esprit humain; que +malgré les défauts du second genre, le style du Dante sera toujours un +vrai modèle d'élocution poétique, et qu'on doit même le préférer encore +à celui de tous les autres grands poëtes qui sont venus après lui. + +Je saisirai cette occasion de remercier M. _di Cesare_, au nom de la +littérature française et en mon propre nom. Les lettres françaises +doivent lui savoir gré de la modération et des égards avec lesquels il +relève les jugements inconsidérés que Voltaire a portés sur le Dante. +«De tout ce qui précède, dit-il, on peut conclure que Voltaire n'a rien +ajouté à sa réputation quand il a parlé de la _Divina Commedia_ comme +d'un poëme extravagant et monstrueux, parce qu'il en a parlé peut-être +sans l'entendre. Mais je n'oserai accuser ce français illustre (_quel +sommo francese_) d'autre chose que d'un jugement précipité; persuadé +comme je le suis, que, sans une très-longue étude, et une patience +infinie, on ne peut absolument sentir le prix et goûter les beautés du +père de la poésie italienne, et que si cela n'est pas tout-à-fait +impossible à un ultramontain, comme l'a montré M. de Mérian, et +dernièrement à Paris M. Ginguené, _nelle sue belle lezioni su Dante_, +cela est certainement d'une difficulté incalculable, puisqu'on ne peut +pas dire que ce soit chose facile même pour les Italiens.» _Esame della +Divina Commedia_, etc., cap. IV, p. 19 et 20. Ces leçons dont l'auteur +parle avec tant d'indulgence sont celles que j'avais faites quelques +années auparavant à l'Athénée, que plusieurs Italiens instruits +voulaient bien venir entendre, et que je publie aujourd'hui.] + +Mais il ne faut pas oublier que Dante créait sa langue; il choisissait +entre les différents dialectes nés à la fois en Italie, et dont aucun +n'était encore décidément la langue italienne; il tirait du latin, du +grec, du français, du provençal, des mots nouveaux; il empruntait +surtout de la langue de Virgile, ces tours nobles, serrés et poétiques +qui manquaient entièrement à un idiome borné jusqu'alors à rendre les +choses vulgaires de la vie, ou tout au plus, des pensées et des +sentiments de galanterie et d'amour. Il faut se rappeler encore qu'en +donnant à son poëme le nom de _Commedia_ par des motifs que j'ai +précédemment expliqués, il se réserva la privilége d'écrire dans ce +style moyen et même souvent familier qui est en effet celui de la +comédie, et que ce fut pour ainsi dire à son insu, ou du moins sans +projet comme sans effort, qu'il s'éleva si souvent jusqu'au sublime. + +Dans un siècle si reculé, après une si longue barbarie et de si faibles +commencements, on est surpris de voir la poésie et la langue prendre une +démarche si ferme et un vol si élevé. Dans ses vers on voit agir et se +mouvoir chaque personne, chaque objet qu'il a voulu peindre. L'énergie +de ses expressions frappe et ravit; leur pathétique touche; quelquefois +leur fraîcheur enchante; leur originalité donne à chaque instant le +plaisir de la surprise. Ses comparaisons fréquentes et ordinairement +très-courtes, quelquefois pourtant de longue haleine et arrondies, comme +celles d'Homère, tantôt nobles et relevées, tantôt communes et prises +même des objets les plus bas, toujours pittoresques et poétiquement +exprimées, présentent un nombre infini d'images vives et naturelles, et +les peignent avec tant de vérité qu'on croit les avoir sous les yeux. +Enfin si l'on excepte la pureté continue du style, que l'époque et les +circonstances où il écrivait ne lui permettait pas d'avoir, il posséda +au plus haut degré toutes les qualités du poëte, et partout où il est +pur, ce qui est beaucoup plus fréquent qu'on ne pense, il est resté le +premier et fort au-dessus de tous les autres. + +Cette supériorité qu'il conserve est une sorte de phénomène digne de +quelques réflexions[365]. Par un effort bien remarquable de la nature, +tous les arts renaissaient alors presque à la fois dans la Toscane +libre. _Giotto_, ami du Dante, y faisait fleurir la peinture. Il avait +été précédé de _Giunta_, de Pise; de _Guido_, de Sienne; de _Cimabué_, +de Florence. Il les effaça tous; et l'on crut que personne ne pourrait +l'effacer. _Masaccio_ vint, et fit faire à l'art un pas immense par la +perspective des corps solides, et par la perspective aérienne que +_Giotto_ avait ignorées; mais bientôt il fut surpassé lui-même dans +toutes les parties de la peinture, par André _Mantegna_, et plus encore +par Michel-Ange et par les autres grands peintres qui s'élevèrent +presque en même temps dans l'Italie entière. Si l'on regarde auprès des +tableaux d'un Raphaël, d'un Léonard de Vinci, d'un Titien, d'un Corrège, +d'un Carrache et de tant d'autres, les tableaux de ce _Giotto_ qui eut +de son vivant tant de renommée, on n'y trouve plus aucune des qualités +qui constituent le grand peintre, et l'on est forcé de reconnaître +l'enfance de l'art dans ce qui en parut alors la perfection. + +[Note 365: Voy. dans les _Elogj di Dante Alighieri, Angelo +Poliziano_, etc., publiés par _Angelo Fabroni_, Parme, 1800, la lettre +de _Tamaso Puccini_, à la fin de l'éloge du Dante.] + +La sculpture faisait ses premiers essais sous le ciseau de Nicolas et de +Jean de Pise, et l'on regardait comme des prodiges les chaires et les +autres ornements dont ils décoraient les églises de Pise, leur patrie, +de Sienne, de _Pistoia_; ils ne faisaient pourtant qu'ouvrir la route à +un _Donatello_, à un _Ghiberti_, à un _Cellini_; et ceux-ci ne parurent +plus rien auprès du grand Michel-Ange. Dans l'architecture, _Arnolpho di +Lapo_ avait élevé à Florence le grand palais de la république; son +style, qu'on appelait sublime, ne fut plus que du vieux style quand on +vit l'_Orcagna_ élever, à côté de ce palais, sa loge des _Lanzi_. +L'_Orcagna_ devint petit auprès de _Brunelleschi_. Et que devint à son +tour le style tourmenté de cet architecte célèbre devant le caractère +imposant et _grandiose_ de ce Michel-Ange Buonarotti, qu'on retrouve au +premier rang dans tous les arts, et devant la pureté exquise des +_Peruzzi_ et des _Palladio_? + +Dans la poésie, au contraire, Dante s'élève tout-à-coup comme un géant +parmi des pygmées; non seulement il efface tout ce qui l'avait précédé, +mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succèdent ne peut lui +ôter. Pétrarque lui-même, le tendre, l'élégant, le divin Pétrarque, ne +le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche +dans le grand ni dans le terrible. Sans doute le caractère principal du +Dante n'est pas cette mélodie pure qu'on admire avec tant de raison dans +Pétrarque; sans doute la dureté, l'âpreté de son style choque souvent +les oreilles sensibles à l'harmonie, et blesse cet organe superbe que +Pétrarque flatte toujours; mais, dans ses tableaux énergiques, où il +prend son style de maître, il ne conserve de cette âpreté que ce qui est +imitatif, et dans les peintures plus douces elle fait place à tout ce +que la grâce et la fraîcheur du coloris ont de plus suave et de plus +délicieux. Le peintre terrible d'Ugolin est aussi le peintre touchant de +Françoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de +son poëme n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de +représentations naïves des objets les plus familiers, et surtout des +objets champêtres, où la douceur, l'harmonie, le charme poétique sont +au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne les lit pas dans la +langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et +précieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un +trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment ou un +tableau de nature. Il est naïf comme la nature elle-même, et comme les +anciens, ses fidèles imitateurs. + +Deux siècles entiers après lui, l'Arioste et ensuite le Tasse, dans des +sujets moins abstraits et plus attachants, dégagés de cette obscurité +qui naît ou des allusions ignorées, ou des mots que Dante créait et que +la nation ne conserva point, ou des tours anciens qui n'ont pu rester +dans la langue, composèrent deux poëmes très-supérieurs à celui du +Dante, par l'intérêt qu'ils inspirent et le plaisir continu qu'ils +procurent: mais on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient au-dessus de +lui, puisque partout où il est beau, ses beautés sont rivales des leurs, +et le plus souvent même les surpassent. On sent moins d'attrait à le +relire, mais quand il s'agit de le juger, ou n'ose plus le mettre +au-dessous de personne. + +Pendant un ou deux siècles, sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie; +on cessa de le tant admirer, de l'étudier, même de le lire. Aussi la +langue s'affaiblit, la poésie perdit sa force et sa grandeur. On est +revenu au _gran Padre Alighier_, comme l'appelle celui des poëtes +modernes qui a le plus profité à son école[366]; et la langue italienne +a repris sa vigueur, sans rien perdre de sa grâce et de son éclat; et +les _Alfieri_, les _Parini_, pour ne parler que de ceux qui ne sont +plus, ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes long-temps +amollies et détendues de la lyre toscane. _Alfieri_ surtout eut bien +raison de l'appeler son père: un seul trait fera connaître jusqu'où +allait son admiration pour lui; et je terminerai ce que j'avais à dire +sur Dante par ce jugement d'un grand poëte, si digne de l'apprécier. + +[Note 366: Alfiéri.] + +_Alfieri_ avait entrepris d'extraire de la _Divina Commedia_ tous les +vers remarquables par l'harmonie, par l'expression, ou par la pensée. +Cet extrait, tout entier de sa main, a 200 pages in-4°. de sa petite +écriture, et n'est pas fini. Il en est resté au 19e. chant du Paradis; +j'ai lu ce cahier précieux, et j'ai remarqué au haut de la première page +ces propres mots, écrits en 1790: _Se avessi il coraggio di rifare +questa fatica, tutto ricopierei, senza lasciarne un' iota, convinto per +esperienza che più s'impara negli errori di questo, che nelle bellezze +degli altri._ «Si j'avais le courage de recommencer ce travail, je +recopierais tout, sans en laisser une syllabe, convaincu par expérience +qu'on apprend plus dans les fautes de celui-ci que dans les beautés des +autres.» + +Mais il est temps de quitter le Dante. Nous nous sommes arrêtés plus +long-temps avec lui que nous ne le ferons avec aucun autre poëte +italien. On le lit peu; on lira peut-être plus volontiers cette analyse: +peut-être fera-t-elle trouver de l'attrait et de la facilité à étudier +l'original même; et alors on aura beaucoup gagné. Séparons-nous donc de +lui, mais ne l'oublions pas; et avant de nous occuper d'un autre grand +poëte qui tient après lui, ou si l'on veut, avec lui le premier rang, +revenons sur toute la partie de ce siècle où nous n'avons jusqu'ici vu +que le Dante, et où d'autres objets méritent de fixer notre attention. + + + + +CHAPITRE XI. + +_Coup-d'œil général sur la situation politique et littéraire de l'Italie +au commencement du quatorzième siècle. Renaissance des arts, en même +temps que des lettres, universités, études théologiques; philosophie, +astrologie, médecine, alchimie; droit civil et droit canon; histoire; +poésie; poëtes italiens avant Pétrarque._ + + +Cette ardeur pour l'indépendance et pour la liberté, qui avait armé les +villes d'Italie, et en avait fait presque autant de républiques, avait +eu pour la plupart un effet tout contraire à leurs désirs. Presque +toutes rivales entre elles, il avait fallu que chacune remit à l'un de +ses citoyens les plus puissants le soin de son gouvernement et de sa +défense. Une fois maîtres du pouvoir, ils ne voulaient plus s'en +dessaisir; pour les y forcer, il fallait choisir quelqu'autre chef +capable de les combattre et de les vaincre; et il en résultait souvent +qu'au lieu d'un maître, la même ville en avait deux, ne sachant auquel +obéir, et divisée en deux factions contraires. Dans la Lombardie et dans +la Romagne, tel était, au quatorzième siècle, l'état de la plupart des +villes. Celles de Toscane, et surtout Florence, étaient plus que jamais +déchirées par les trop fameuses querelles des Blancs et des Noirs. Il +n'y avait, en un mot, presque aucun point dans toute l'Italie qui ne fût +bouleversé par les factions et par la guerre. + +Et cependant, au milieu de ces chocs violents qui avaient eu presque +partout de si tristes résultats politiques, on avait vu naître pour les +arts d'imagination et pour d'autres arts plus utiles auxquels il manque +un nom, mais qu'on peut appeler les arts d'utilité publique, une époque +glorieuse, et qui n'est pas assez remarquée. Pour rehausser dans la +suite l'éclat de quelques noms et l'influence de quelques princes sur +les arts, on leur en a trop attribué la renaissance. C'est jusqu'au +treizième siècle qu'il faut remonter pour les voir renaître en Italie. +C'est alors que ces petites républiques[367], rivalisant entre elles de +richesses et de dépenses comme de pouvoir, élevèrent à l'envi de vastes +et magnifiques édifices publics. Partout l'hôtel ou le palais de la +commune, habitation de son premier magistrat, joignit à la solidité tous +les embellissemens qu'on pouvait lui donner alors. Les villes +s'entourèrent de nouveaux murs, décorèrent leurs portes, en +construisirent de marbre, élevèrent des tours et des fortifications +redoutables. Milan, Vicence, Padoue, Modène, Reggio, tant de fois +détruites par la guerre, renaissaient de leurs décombres. De longs +canaux étaient creusés pour les communications du commerce; on y +construisait des ponts, on en jetait de plus hardis sur les rivières et +sur les fleuves. Gênes semblait créer des prodiges: les parties internes +de son port, son môle, ses immenses aqueducs, toutes ces fabriques +importantes datent de cette même époque. Le grand recueil de +_Muratori_[368] contient, dans des chroniques obscures, des détails sans +nombre de ces travaux somptueux, que l'exact et patient _Tiraboschi_ a +réunis comme en un seul faisceau dans son histoire, pour la gloire de ce +siècle et pour celle de l'Italie[369]. + +[Note 367: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. IV, l. III, +ch. 6.] + +[Note 368: _Script. rer. Ital._, t. VIII.] + +[Note 369: _Ub. supr._] + +Consultons les historiens des beaux-arts[370], ils nous diront leurs +premiers pas chez ce peuple ingénieux, et leurs rapides progrès. Ils +nous feront connaître Nicolas de Pise, Jean, son fils, que nous avons +déjà nommés, et d'autres sculpteurs habiles dont plusieurs ouvrages +existent encore à Pise, à Florence, à Bologne, à Milan et ailleurs. Dans +la peinture, Florence vante encore son _Cimabué_, son _Giotto_. Bologne +prétend avoir eu des peintres plus anciens qu'eux[371]. Venise réclame +la priorité sur Florence et sur Bologne[372]. Pise eut son _Guido_, son +_Diotisalvi_, son _Giunta_; Lucques son _Buonagiunta_; mais aucun d'eux +n'a pu prévaloir sur _Cimabué_, et sur _Giotto_ son disciple. Ceux-ci +sont restés dans la mémoire des hommes, les premiers restaurateurs de la +peinture en Italie: leurs prédécesseurs et leurs contemporains sont +oubliés, peut-être par la même raison qui priva de l'immortalité tant de +héros antérieurs aux Atrides: + + Un poëte divin ne les a point chantés[373]. + +[Note 370: Vasari, _Vite de' Pittori_, etc. Baldinucci, _Natizie de +professori del Disegno_, etc.] + +[Note 371: Voy. _Carlo Cesare Malvasia, Felsina Pittrice_.] + +[Note 372: Voy. _Carlo Ridolfi, le Maraviglie dell' arte_.] + +[Note 373: + + _Carent quia vate sacro_ (HOR.)] + +Au lieu que _Giotto_ et _Cimabué_ ont été célébrés par le Dante, par +Boccace et par d'autres poëtes toscans. + +L'architecture prenait à Florence un caractère qu'elle tenait des mœurs +du temps, et qui les atteste encore aujourd'hui. La petite ville +d'Assise voyait le général[374] d'un ordre mendiant élever un temple +magnifique à S. François, son humble et pauvre fondateur. La peinture en +mosaïque qui éternise les trop fragiles productions de l'autre +peinture, était dérobée aux Grecs, et répandait en Italie des monuments +durables dans les palais, dans les temples. On dirait que les papes et +les rois de Naples et de Sicile ne voulaient pas être vaincus en +magnificence par des républiques: plusieurs des monuments érigés alors +dans leurs capitales et dans les autres villes de leurs états, semblent +des fruits de cette noble émulation. La poésie et les lettres suivaient, +ou même devançaient l'essor des arts: nous avons vu quels avaient été +leurs progrès, surtout dans les dernières années de ce siècle, et que +lorsqu'il finit, le plus grand poëte du quatorzième et même des siècles +suivants, le Dante était déjà parvenu à la moitié de sa carrière. Mais +dès le commencement de ce nouveau siècle, l'Italie, après tant de +désastres, reçut encore un nouveau coup. + +[Note 374: Il se nommait frère Elie. Tiraboschi (_ubi suprà_) avoue +que ce général des capucins oubliait trop tôt l'humilité et la pauvreté +du saint fondateur de l'ordre. En effet, S. François était mort il n'y +avait qu'un demi-siècle (en 1226.) Mais il y aurait d'autres réflexions +à faire sur cet édifice somptueux bâti par des moines à besace, dans le +même siècle où on les avait appelés à la pauvreté évangélique.] + +Philippe-le-Bel, déjà trop vengé de Boniface VIII, poursuivait encore sa +vengeance. Il voulait que la mémoire de ce pape fût condamnée; il avait +d'autres passions à satisfaire; il voulait surtout abolir l'ordre des +Templiers, dont le procès inique et l'horrible supplice souillent ce +règne et ce siècle. Il lui fallait, dans un nouveau pape, un instrument +qu'il n'avait pas trouvé assez docile dans le sage et prudent Benoît XI. +Ce pontife lui donnait même quelques sujets de crainte, lorsqu'il mourut +empoisonné, dit Jean Villani, par des cardinaux ses ennemis[375]. Soit +que ce crime fût l'effet de leur propre haine, ou qu'ils ne fussent que +les instruments de celle du roi[376], Philippe eut tout à souhait, +lorsqu'après plus de dix mois de conclave, où son parti et le parti +contraire luttèrent à force égale, il réussit à faire élire pape +Bertrand de Gotte, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V, +et qu'on appela le pape gascon. Ce pape, qui avait fait auparavant ses +conditions avec Philippe[377], resta en France, et après avoir traîné +pendant quelques années l'Église errante à sa suite dans la Gascogne et +dans le Poitou, _dévorant_, dit un ancien historien[378], _à tort et à +travers tout ce qui se trouva sur sa route, ville, cité, abbaye, +prieuré_, il alla fixer son séjour à Avignon[379], accompagné de ses +cardinaux et, selon de graves auteurs, de la comtesse de Périgord, sa +maîtresse[380]. L'exemple fatal pour l'Italie, qu'il avait donné de +résider hors de son sein, fut suivi par Jean XXII; il le fut encore par +cinq autres papes; et cette absence, que tous les auteurs italiens +blâment autant qu'ils la déplorent, et qui a conservé long-temps parmi +eux le nom de _captivité de Babilone_, dura près de soixante-six ans. + +[Note 375: Ce fut, selon cet historien (liv. VIII, ch. 80), dans des +figues, qu'un jeune homme, vêtu en fille, vint lui offrir de la part des +religieuses d'un monastère de Pérouse, ville où le fait se passa.] + +[Note 376: M. Simonde Sismondi, dans son _Hist. des Répub. ital. du +moyen âge_, t. IV, p. 234, cite un historien contemporain qui accuse +positivement Philippe-le-Bel de cet empoisonnement. Cet historien est +_Ferreto_ de Vicence, dont l'histoire est insérée dans la grande +collection de Muratori, _Script. rer. Ital._, t. IX. Il raconte que le +roi séduisit à force d'or, par le moyen du cardinal Napoléon des Ursins +et d'un cardinal français, deux écuyers du pape, qui empoisonnèrent des +figues-fleurs, et les lui présentèrent.] + +[Note 377: Villani, _ub. supr._ raconte avec le plus grand détail et +la plus grande naïveté, l'entrevue de Bertrand de Gotte et du roi, dans +une forêt près de Bordeaux, les conditions faites entr'eux, et la +manière dont Bertrand fut élu pape. Voyez aussi Mosheim, _Hist. +Eccles._, XIVe siècle, part. 2, ch. 2.; _Abrégé de l'Hist. Eccles._, +seconde partie, p. 97, etc.] + +[Note 378: Godefroy de Paris, manusc. de la Biblioth. impér., n°. +6812.] + +[Note 379: _Mém. pour la Vie de Pétrarque_, t. I, p. 22. Ce fut au +mois de mars 1309.] + +[Note 380: Elle se nommait Brunissende de Foix, et était femme +d'Archambaud, comte de Périgord: c'était une des plus belles femmes de +son siècle. Jean Villani, lib. IX, ch. 58, en parlant de ce pape, dit +dans son style simple et naïf: _Questi fu huomo molto cupido di moneta e +simoniaco.... E fu lussurioso, che palese si dicea che tenea per amica +la contessa di Palagorgo, bellissima donna, figliota del conte di Fos. E +lasriò i suoi nipoti, e suo lignaggio con grandissimo et innumerabile +tesoro_, etc.] + +L'autorité du siége pontifical en souffrit. Les Gibelins, toujours +opposés aux papes, profitèrent de leur absence pour les décréditer et +pour s'agrandir. Rome respecta moins leurs décrets, les traita même +avec mépris; l'Europe entière craignit et révéra moins les papes +d'Avignon que les papes de Rome. Que pouvaient-ils dans cet éloignement? +traiter d'hérésies les révoltes, faire jouer avec plus d'activité, +tendre outre mesure le ressort de l'Inquisition: ils le firent; mais les +confiscations et les bûchers ne leur rendirent ni l'autorité ni la +vénération des peuples; remplacer par mille inventions fiscales de la +chancellerie apostolique les revenus que les factions et les séditions +leur enlevaient en Italie? ils le firent encore: ils devinrent plus +riches, mais aussi plus odieux. + +C'est entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis de Bavière, +qu'éclatèrent des différents non moins scandaleux que ceux de Boniface +VIII et du roi Philippe-le-Bel. Le pape commença par déposer Louis comme +hérétique et contumace; Louis n'en marcha pas moins vers Rome, où il se +fit couronner solennellement trois mois après avec plus de solennité, il +y fit déposer publiquement _le prêtre Jacques de Cahors, évêque de Rome, +qui se nommait le pape Jean_, le livra au bras séculier pour être brûlé +comme hérétique, et lui donna pour successeur un cordelier napolitain: +mais il ne put soutenir son anti-pape; et Jean XXII, avant de mourir, +eut la consolation de le voir remis entre ses mains, et de lui faire +faire une abjuration en bonne forme. + +On voudrait en vain dissimuler tous ces scandales. L'histoire les +dénonce: elle veut qu'ils soient indiqués, si l'on s'abstient de les +décrire. Ceux qui nous en feraient un crime devaient au moins nous +apprendre comment on pourrait parler de la littérature italienne sans +parler de l'Italie, ou de l'Italie sans parler des papes, ou des papes +autrement que l'Histoire. + +Parmi les princes qui profitaient de ces divisions pour s'agrandir, on +remarque surtout Robert, roi de Naples et comte de Provence. Charles II, +fils de Charles d'Anjou, fondateur de cette dynastie[381], n'avait pas +eu un règne beaucoup plus paisible que celui de son père: il avait +cependant commencé à protéger les sciences et les lettres. Robert, son +fils, les protégea bien davantage; mais principalement occupé du soin de +s'agrandir, il en saisit avidement l'occasion. Il étendit pendant +quelque temps sa domination sur la Romagne d'un côté, de l'autre sur la +Toscane, et même sur plusieurs petits états du Piémont et de la +Lombardie. Son ambition, s'il l'avait pu, était de devenir maître de +l'Italie entière; c'était d'ailleurs un excellent roi, un prince +très-éclairé. Boccace et d'autres auteurs le placent, pour la science, à +côté de Salomon[382]. Quoique fils de roi, et né pour le trône, il avait +dès son enfance, aimé passionnément l'étude[383]. Dans sa jeunesse, au +milieu des agitations politiques, des guerres souvent malheureuses, +quelquefois même captif, quelquefois aussi entouré des délices d'une +cour et de toutes les séductions de son âge, il ne laissa jamais passer +un jour sans étudier. Devenu roi, dans la paix et dans la guerre, au +milieu des projets les plus ambitieux et les plus vastes, on le voyait +toujours entouré de livres, il lisait même à la promenade, et tirait de +ses lectures des sujets instructifs et quelquefois sublimes de +conversation. Il était orateur éloquent, philosophe habile, savant +médecin, et profondément versé dans les matières théologiques les plus +abstraites. Il avait négligé la poésie, et s'en repentit dans sa +vieillesse, trop tard pour pouvoir la cultiver lui-même. On lui attribue +cependant un Traité _des vertus morales_ en vers italiens; mais le +savant Tiraboschi a prouvé que ce roi n'en était pas l'auteur[384]. + +[Note 381: Voy. t. I, pag. 355 et 356.] + +[Note 382: Boccace, _Genealogia Deorum_, l. XIV, c. 9; _Benvenuto da +Imola_, Comment. in Dant., _Antiq. Ital._, v. I, p. 1035.] + +[Note 383: Pétrarque, _Rerum memorandarum_.] + +[Note 384: Tom. V, l. I, c. I. Il avertit que le docte abbé Mehus +lui-même s'y est trompé dans la _Vie d'Ambr. Camald_, p. 273. Robert ne +perd rien à ce que ce poëme, ou plutôt ce recueil de sentences morales, +ne soit pas de lui. Il est en vers irréguliers, et partagé d'abord en +quatre divisions, qui traitent 1°. de l'amour; 2°. des quatre vertus +cardinales, la prudence, la justice, la force et la tempérance; 3°. des +vices, c'est-à-dire, des sept péchés mortels. Chacune de ces divisions +est ensuite partagée en petites subdivisions de trois vers au moins et +de dix au plus, ayant toutes un titre particulier, et traitant des +différentes espèces ou des diverses nuances de chaque vertu et de chaque +vice. Les vers sont communément rimés, tantôt à rimes croisées, tantôt +de deux en deux, mais presque tous médiocres et sans couleur.] + +Robert ne se plaisait que dans la conversation des savants; il aimait à +les entendre lire leurs ouvrages, et leur donnait des applaudissements +et des récompenses. Il invitait à venir à sa cour tous ceux qui avaient +quelque renommée, et ceux même qu'il n'appelait pas s'y rendaient, +certains d'y recevoir l'accueil qui leur était dû. Enfin il avait +rassemblé à grands frais une riche bibliothèque dont il confia la garde +à Paul de Pérouse, l'un des plus savants hommes de son temps. + +Les _Scaligeri_ ou seigneurs de _la Scala_ étaient, depuis la fin du +siècle précédent, maîtres de Vérone. Deux frères, _Alboin_ et _Cane_, +que les Italiens appellent toujours _Can Grande_[385], y tenaient une +cour brillante. Elle était le refuge de tous les hommes distingués que +les guerres civiles et les révolutions chassaient de leur patrie. Nous +avons vu qu'elle le fut du Dante. Ils n'y trouvaient pas seulement un +asyle, mais toutes les attentions de l'hospitalité, les recherches du +goût et les jouissances de la vie. Ils y étaient magnifiquement logés et +meublés; ils avaient chacun à leurs ordres des domestiques particuliers, +et étaient, à leur choix, ou abondamment servis chez eux, ou admis à la +table des princes. La bonne chère y était assaisonnée par les plaisirs +de la musique, et, selon l'usage du temps, par des bouffons et des +jongleurs. Les chambres étaient décorées de peintures et de devises +analogues à la situation, à l'état ou aux différents goûts des hôtes. +On y représentait la victoire pour les guerriers, l'espérance pour les +exilés, les bosquets des muses pour les poëtes, Mercure pour les +artistes, le Paradis pour les prédicateurs, ainsi du reste[386]. + +[Note 385: Beaucoup de ces guerriers, qui devinrent de très grands +seigneurs, prenaient des noms singuliers, et qu'ils tiraient souvent de +quelque circonstance de leur vie qui nous est inconnue aujourd'hui. Sans +doute le premier de ces seigneurs de _la Scala_ s'était distingué à +l'assaut de quelque forteresse, en y montant avec une échelle qu'il +avait portée lui-même, d'où il fut appelé en latin _Scaliger_. Mais on +ignore pourquoi l'un des plus grands personnages de cette famille prit +le nom de _Cane_, chien. Cet animal fidèle et quelquefois courageux, +plaisait tant aux _Scaligeri_, que le fils ou le neveu de _Can Grande_ +s'appela _Mastino_, mâtin, comme s'était déjà nommé l'oncle de _Cane_ +lui-même, frère de son père Albert; et que les deux fils de ce _Mastino_ +se nommèrent, l'un _Can Grande_ second, qui fut loin de valoir le +premier, et l'autre _Can Signore_, qui valut encore moins, puisqu'il tua +son frère. Il fit aussi tuer son autre frère, Paul Alboin, dans la +prison où il l'avait renfermé. Ce _Can Signore_ ne laissa que deux +bâtards, qui lui succédèrent. Le plus jeune tua l'aîné, fut chassé de +Vérone, et mourut de misère, en 1388. Ainsi finit dans une espèce de +rage, cette race de _Mastini_ et de _Cani_, parmi lesquels il n'y eut +guère que le premier _Can Grande_ qui eut une véritable grandeur.] + +[Note 386: Tiraboschi, t. V, l. I, c. II.] + +Les _Visconti_ à Milan, les _Carrara_ à Padoue, les Gonzague à Mantoue, +les princes d'Est à Ferrare, n'étaient pas moins favorables aux lettres; +l'exemple des chefs étant presque partout imité par les plus simples +citoyens, l'enthousiasme devint si général, qu'il n'y a peut-être aucun +autre siècle où les savants aient reçu plus d'encouragements et +d'honneurs. C'était eux que l'on chargeait des ambassades les plus +importantes. Dans toutes les villes où ils passaient, on allait +au-devant d'eux; on leur prodiguait tous les témoignages d'admiration et +de respect; et, à leur mort, les seigneurs des villes où ils avaient +cessé de vivre se faisaient honneur d'assister à leurs funérailles. Les +universités et les écoles déjà fondées prenaient plus de consistance et +d'activité. Le tumulte des armes, qui ne les empêchait point de fleurir, +n'empêchait pas non plus qu'il ne s'en élevât de nouvelles. Ce même +esprit de rivalité qui armait l'un contre l'autre les princes et les +peuples, les portait à chercher à l'envi tous les moyens de donner +chacun à leurs petits états plus de réputation et plus de grandeur. +Quelquefois on voyait des professeurs occuper tranquillement leurs +chaires, tandis qu'on se battait sous les murs d'une ville, ou même sur +les places et dans les rues. Quelquefois aussi les chaires étaient +renversées, les professeurs chassés, les écoliers mis en fuite; mais ils +revenaient bientôt, soit sous le même gouvernement, soit sous celui qui +en avait pris la place; et les études reprenaient leur cours. + +L'Université de Bologne éprouvait des vicissitudes continuelles. Tantôt +excommuniée par Clément V, elle vit le plus grand nombre de ses élèves +émigrer dans celle de Padoue, sa rivale[387]; tantôt, par une suite de +querelles élevées entre les professeurs et les magistrats, ou entre les +écoliers et les citoyens, des classes nombreuses désertèrent et allèrent +s'établir dans les villes voisines[388]. Mais tous ces torts furent +réparés. Jean XXII leva l'interdit de Clément, confirma et augmenta les +priviléges de l'Université; les magistrats et les citoyens donnèrent aux +professeurs et aux disciples les satisfactions qu'ils désiraient; et +cette école, déjà célèbre, n'en eut que plus d'éclat et de célébrité. +Bientôt Milan, Pise, Pavie, Plaisance, Sienne, et surtout Florence, +rivalisèrent avec Padoue, Bologne, et cette Université de Naples fondée +par Frédéric II, qui avait pris sous Robert de nouveaux accroissements. +Boniface VIII avait fondé celle de Rome; ses successeurs en confirmèrent +et en étendirent même les priviléges; mais leurs bulles ne pouvaient +réparer le mal que leur absence faisait à cette université naissante; +elle ne put jamais que languir, tandis que leur résidence à Avignon +laissait la malheureuse Rome presque déserte, et, pour comble de maux, +toujours en proie à des séditions et bouleversée par des troubles. + +[Note 387: En 1306.] + +[Note 388: En 1316 et 1321. Voy. Tiraboschi, t. V, l. I, c. 3.] + +Il faut toujours se rappeler que, dans ces universités et dans ces +écoles, on n'enseignait encore, comme dans le siècle précédent, que ce +qu'on appelait les sept arts. La littérature proprement dite y était +presque entièrement ignorée. On commençait à peine à retrouver quelques +uns des anciens auteurs qui devaient être la base des études +littéraires. Les bibliothèques des écoles et des monastères, celles +mêmes que plusieurs princes s'empressaient de former, ne contenaient, +pour la plupart, que quelques œuvres des Pères[389], quelques livres de +théologie, de droit, de médecine, d'astrologie et de philosophie +scolastique; encore étaient-ils en petit nombre. C'est dans la suite du +siècle qui commençait alors, que l'on vit naître en Italie, et à +l'exemple de l'Italie, dans toute l'Europe, une avidité louable pour la +découverte des anciens manuscrits. C'est alors qu'on chercha dans les +coins les plus abandonnés et les plus poudreux des maisons particulières +et des couvents, les ouvrages de ces auteurs, dont il n'était +jusqu'alors resté, pour ainsi dire, que le nom, et de ceux qui avaient +laissé beaucoup d'ouvrages dont on ne connaissait que la moindre partie. +Ce fut principalement à Pétrarque, comme nous le verrons dans sa vie, +que l'on dut cette révolution, et c'est un des plus solides fondements +de sa gloire. + +[Note 389: Tiraboschi, t. V, l. I, c. 4.] + +On peut juger, par un seul exemple, de tout ce qu'il avait à faire et +combien les savants eux-mêmes étaient alors peu avancés. Un professeur +de l'Université de Bologne, qui lui écrivait au sujet des auteurs +anciens, et surtout des poëtes, voulait que l'on comptât parmi ces +derniers, Platon et Cicéron, ignorait le nom de Nœvius et même celui de +Plaute, et croyait qu'Eunius et Stace étaient contemporains[390]. A +l'imperfection des connaissances et à la rareté des livres, ajoutons +l'ignorance des copistes. En transcrivant les meilleurs livres, ils les +défiguraient souvent de manière que les auteurs eux-mêmes les auraient à +peine reconnus. C'est sur ces notions qu'il faut réduire ce qu'on trouve +dans les histoires littéraires sur les riches bibliothèques données à +telle Université, fondées dans telles villes, formées par tel prince, +et ouvertes par ses ordres aux savants et au public. Si on les compare +avec nos grandes bibliothèques, ce sont de chétifs cabinets de livres: +c'est une véritable disette opposée à un effrayant excès. + +[Note 390: Voy. Pétrarque, _Lett. famil._, l. IV, ép. 9. Tirab. +_loc. cit._] + +La science qui y trouvait le plus de secours et qui était le plus +abondamment pourvue de livres, était la théologie scolastique; aussi la +cultivait-on avec plus d'ardeur que jamais. Ce n'était plus le siècle +des Thomas d'Aquin et des Bonaventure; mais leur exemple était récent, +et entretenait parmi leurs admirateurs et leurs disciples, l'espérance +de les égaler et même de les surpasser en gloire. De là, parmi les +théologiens, cet empressement, cette ferveur générale à interpréter les +mêmes livres qu'avaient interprétés leurs prédécesseurs, à expliquer les +explications mêmes; à commenter les commentaires; à épaissir les +ténèbres en y voulant porter la lumière, et à rendre obscur en +l'expliquant, ce qui d'abord était clair. Ce sont ici non seulement les +idées, mais les propres expressions du sage Tiraboschi[391]; il y joint +le vœu très-raisonnable que dans l'oubli profond et dans la poudre des +bibliothèques, où ces infatigables commentateurs sont ensevelis, +personne ne s'avise jamais de troubler leur repos. Il ne confond +pourtant pas avec eux une douzaine de docteurs dont il paraît que la +renommée fut très-éclatante dans ce siècle. Nous y distinguerons +seulement un religieux augustin nommé Denis, du bourg St.-Sépulcre, +parce qu'il fut l'ami et le directeur de Pétrarque; nous en dirons ce +peu de mots, et nous renverrons tout le reste au même asyle, dont +Tiraboschi désire l'inviolabilité pour la tourbe des théologiens de ce +siècle. Il ne doit point y avoir de rangs dans la poussière et dans +l'oubli. Tous les auteurs de livres qu'on ne peut lire, et où il n'y a +rien à apprendre, doivent y dormir également. + +[Note 391: Tom. V, l. II, c. I.] + +C'est à peu près dans la même catégorie qu'il faut ranger les auteurs de +quelques Vies de saints et de quelques chroniques prétendues sacrées, à +moins qu'on ne veuille prendre parti dans la discussion élevée entre +ceux qui préfèrent les douze livres de la Vie des Saints écrits par +l'évêque Pierre _Natali_, à la légende dorée de Jacques de _Voragine_, +et ceux qui sont de l'opinion contraire; ou, dans d'autres questions de +cette espèce, dont les hommes d'ailleurs respectables[392] ne laissent +pas de s'être occupés sérieusement. De grandes disputes, qui s'élevèrent +alors dans l'un des ordres mendiants, sur les habits courts et les +habits longs, sur les grands et les petits frocs[393], sur la pauvreté +religieuse, et sur la vision béatifique, produisirent de hautes +clameurs et d'innombrables volumes; elles reposent aujourd'hui dans le +même silence. Il couvre aussi les querelles très-animées qui eurent pour +objet la philosophie d'Aristote. Grâce aux commentaires d'_Averroës_, et +aux commentateurs de ses commentaires, cette philosophie était devenue +en quelque sorte une seconde théologie, aussi obscure et aussi vaine que +la première. L'astrologie judiciaire y joignait ses savantes visions; ce +n'était pas seulement un abus, ou, si l'on veut, une erreur de +l'astronomie; c'était une science à part, qui avait des chaires +spéciales et des professeurs particuliers dans l'Université de Bologne +et dans celle de Padoue[394], les deux premières universités d'Italie, +qui donnaient le ton à toutes les autres. Deux de ces professeurs firent +dans leur temps un tel bruit, qu'on ne peut se dispenser de leur +accorder une mention particulière; on ne peut la refuser surtout à la +mort tragique de l'un d'eux. + +[Note 392: Apostolo Zeno, _Dissert. Vossian._, t. II, p. 32.] + +[Note 393: Ces querelles étaient fondamentalement ridicules, comme +toutes celles de même espèce; mais il s'y mêla quelque chose d'horrible. +Le pape Jean XXII ne pouvant accorder les deux partis, traita +d'hérétique celui qui soutenait les petits frocs, les petits habits, et +la pauvreté évangélique, et le livra comme tel à l'Inquisition. Quatre +de ces malheureux entêtés furent brûlés vifs à Marseille, en 1318. (Voy. +entre autres auteurs, Baluze, _Vitœ Pontif. Avenion._, t. I, p. 116; t. +II, p. 341, et _Miscellan._, t. I.) Les capucins rigoristes n'en furent +que plus attachés à leur petit froc et à leur sac; ils crièrent à la +persécution de l'église, traitèrent le pape d'Ante-Christ, se firent +brûler par centaines, et crurent être des martyrs. Mosheim, _Hist. +Eccles._, siècle XIV, part. II, ch. 2, cite une pièce authentique, +intitulée _Martyrologium spiritualium et fraticellorum_, qui contient +les noms de 113 personnes brûlées pour cette même cause. «Je suis +persuadé, ajoute-t-il, que, d'après ces monuments et d'autres publiés et +non publiés, on pourrait faire une liste de deux mille martyrs de cette +espèce.» Voyez son _Hist. Eccles._ traduite en français par Eidous, +Maëstricht, 1776, in-8°., t. III, p. 350 et 351.] + +[Note 394: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 2.] + +Le premier est Pierre d'Abano[395], né au village de ce nom, près de +Padoue, en 1250. On l'appelle aussi Pierre de Padoue. Il passa, dans sa +jeunesse, à Constantinople exprès pour apprendre le grec, dans une école +de philosophie et de médecine alors très-fréquentée. Il fit de si grands +progrès qu'il y obtint lui-même une chaire de professeur. Rappelé à +Padoue par les lettres les plus pressantes, il y revint, et voyagea +ensuite en France. Il était à Paris vers la fin du treizième siècle, et +y composa un livre sur la science physionomique[396]. On croit même +qu'il y était encore en 1313, et qu'il y publia son _Conciliateur_, +ouvrage qui fit beaucoup de bruit, dans lequel il entreprit de concilier +les opinions discordantes des médecins et des philosophes, sur +plusieurs questions de médecine et de philosophie. + +[Note 395: Tiraboschi, _loc. cit._] + +[Note 396: Il est en manuscrit à la Bibliothèque impériale, sous ce +titre: _Liber compilationis physionomicœ, à Petro di Padua in civitate +Parisiensi editus_, etc., et sous le n°. 2598, in-fol.] + +Ce fut aussi à Paris qu'il fut accusé, pour la première fois, de +sortiléges et de magie. Ayant fait, dit-on, des cures admirables comme +médecin, et d'autres choses surprenantes, l'inquisiteur dominicain que +Paris avait alors le bonheur de posséder, le manda, l'examina, décida +qu'il y avait dans son fait de la magie et de l'hérésie, commença d'en +parler publiquement sur ce ton, et se préparait à le faire arrêter pour +le livrer aux flammes. Mais Pierre, qui était en grand crédit à la Cour +et dans l'Université, obtint que sa cause fût jugée devant l'Université +assemblée, en présence du roi[397]. Il triompha pleinement de ses +ennemis; et même, selon quelques historiens, il prouva par quarante-cinq +arguments en bonne forme, que c'étaient les dominicains eux-mêmes qui +étaient des hérétiques. Cette victoire lui sauva la vie; mais elle +n'empêcha pas ceux qu'il avait convaincus d'hérésie, d'être, comme +auparavant, inquisiteurs pour la foi. Cité dans la suite à Rome par le +même tribunal, il se justifia de même, et fut définitivement déclaré +innocent par le pape. + +[Note 397: Philippe-le-Bel.] + +Mais s'il n'était pas magicien, il était du moins plus entêté que +personne des rêveries astrologiques. Il voulut persuader aux habitants +de Padoue de rebâtir leur ville sous une certaine conjonction de +planètes qui parut de son temps, et qu'il jugeait la plus heureuse du +monde; ils trouvèrent l'expérience un peu trop chère, et laissèrent +Padoue telle qu'elle était. Il l'embellit pourtant d'un monument de sa +science favorite; il fit peindre sur les murs du palais un grand nombre +de figures représentant les planètes, les étoiles et les diverses +actions qui dépendaient de leur influence. + +Lors même qu'il opérait comme médecin, il n'oubliait pas qu'il était +astrologue, et il rapportait au cours des astres les périodes de la +fièvre. A cela près, ce fut un des plus savants médecins de son siècle. +On croit qu'il fut le premier à professer publiquement la médecine dans +l'Université de Padoue. Il y acquit une grande réputation et une grande +fortune; mais il attira aussi l'envie, qui renouvela plusieurs fois +contre lui les accusations d'hérésie et de sortilége. Comme magicien, il +avait, prétendait-on, sept esprits familiers renfermés dans un vase de +cristal, et toujours prêts à exécuter ses ordres; comme hérétique, une +des erreurs dont on l'accusait était de ne pas croire au diable; et il +lui fallut se justifier de ces deux accusations à la fois. Le dernier +procès de cette espèce qu'il eut à soutenir ne fut point achevé. Il +mourut en 1315, avant le jugement, et ôta ainsi aux charitables +inquisiteurs l'espérance de le purifier de ses erreurs dans les bûchers +du Saint-Office. + +Ils s'obstinèrent à l'y vouloir jeter après sa mort. Quoique à ses +derniers moments il eût déclaré aux médecins et à ses amis, qu'il +reconnaissait pour faux et trompeur l'art de l'astrologie auquel il +s'était livré; quoique dans son testament, et même dans une profession +de foi expresse il eût déclaré être bon catholique, et croire tout ce +que l'Église enseigne, et qu'en conséquence il eût été enterré +solennellement dans l'église de St.-Antoine, les inquisiteurs suivirent +imperturbablement la procédure commencée contre lui, le jugèrent +coupable d'hérésie, le condamnèrent au feu, et ordonnèrent aux +magistrats de Padoue, sous peine d'excommunication, de déterrer son +cadavre et de le faire brûler publiquement. Mais cette sentence resta +sans effet, ou n'en eut du moins qu'en apparence. Une certaine Mariette, +qui vivait avec lui, que les uns disent sa concubine, les autres +seulement sa domestique, ayant appris le soir même cette sentence, fit +secrètement exhumer le corps pendant la nuit, et le fit enterrer dans +l'église de St.-Pierre. Les inquisiteurs, furieux d'avoir perdu leur +proie, se mirent à procéder contre ceux qui la leur avaient enlevée, et +contre tous ceux qui auraient eu connaissance de ce délit. Les +magistrats de Padoue ne purent les apaiser et mettre fin à tous ces +scandales qu'en faisant brûler sur la place publique l'effigie du mort, +ou une statue qui le représentait, après y avoir lu à haute voix sa +sentence[398]. + +Le second astrologue fut moins heureux. Il se nommait _Francesco +Stabili_; mais comme de _Francesco_ vient le petit nom _Cecco_, et qu'il +était d'Ascoli, dans la marche d'Ancône, c'est sous le nom de _Cecco +d'Ascoli_ qu'il est généralement connu. Les auteurs qui ont écrit sa +vie, ont commis des erreurs et des anachronismes que Tiraboschi a +patiemment rectifiés[399]. Les faits essentiels sont, qu'étant encore +jeune, il professa l'astrologie dans l'université de Bologne; qu'il y +publia dans la suite un livre sur cette prétendue science, et que ce +livre l'ayant fait accuser devant l'inquisition, il y fut condamné, par +une première sentence, à des peines correctives; mais que trois ans +après, les mêmes accusations s'étant renouvelées à Florence, il y +succomba, et fut brûlé vif, en 1327, âgé de soixante-dix ans. + +[Note 398: Voy. Mazzuchelli, _Scrittori ital._, t. I, part. I.] + +[Note 399: _Storia della Letter. ital._, t. V, l. II, c. 2.] + +La cause apparente, ou le prétexte d'une mort si cruelle fut que, dans +un livre sur la sphère[400], il avait écrit que, par le moyen de +certains démons, qui habitaient la première sphère céleste, on pouvait +faire des choses merveilleuses et des enchantements. C'était une folie +et une sottise, mais assurément ce n'était pas un crime à punir par le +feu. Les causes réelles et secrètes furent, à ce qu'il paraît, la haine +et la jalousie d'un médecin fameux, nommé _Dino del Garbo_, et les +violentes inimitiés que le malheureux _Cecco_ excita contre lui, en +parlant mal, dans un autre de ses ouvrages, de deux poëtes que les +Florentins admiraient depuis leur mort après les avoir persécutés de +leur vivant, Dante et _Guido Cavalcanti. Guido_ était mort depuis vingt +ans; Dante l'était depuis six ans lors de la sentence de _Cecco_. Ils +avaient été liés autrefois, et même pendant les premiers temps de l'exil +du Dante, ils avaient entretenu une correspondance d'amitié. On ignore +ce qui les avait brouillés; mais dans un poëme fort bizarre, et ce qui +est bien pis, fort plat et fort mauvais, intitulé, sans qu'on sache trop +pourquoi, l'_Acerba_, _Cecco_ parla mal du Dante et se moqua de son +poëme[401]. Il tourna aussi en ridicule[402] la fameuse _canzone_ de +_Guido Cavalcanti_ sur l'amour[403]. Que ces traits satiriques lui aient +fait des ennemis dans une ville où la réputation de ces deux poëtes +était alors dans un grand crédit, il n'y a rien là de bien étonnant, et +cela pourrait arriver dans notre siècle tout aussi bien qu'au +quatorzième. Mais nous n'avons pas aujourd'hui un tribunal où l'on +puisse accuser d'hérésie et de magie l'écrivain qu'on veut perdre, ni +des bûchers où l'on puisse le faire expirer à petit feu, en couvrant sa +haine littéraire des intérêts du ciel: c'est la différence qu'il y a +entre les deux siècles, et peut-être, selon quelques gens, cette +différence n'est-elle pas en faveur du nôtre. + +[Note 400: Dans un commentaire sur la sphère de _Giovanni de +Sacrobosco_.] + +[Note 401: _Acerba_, l. Il, c. I; l. III, c. I, et l. IV, c. 13. +Nous reviendrons plus bas sur ces traits de médisance peu redoutables +pour le Dante.] + +[Note 402: _Ibid._, l. III, c. I.] + +[Note 403: Quoi qu'il en soit de la part que les traits lancés +contre ces deux poëtes purent avoir à la condamnation de _Cecco_, ce +qu'il y a de certain, c'est que le poëme de l'_Acerba_, dans lequel ces +critiques se trouvent, fut une des causes de son arrêt de mort. +L'inquisiteur, frère _Accurse_, de l'ordre des Frères Mineurs, qui le +fit brûler avec ses livres, le dit expressément dans sa sentence, citée +par Tiraboschi, _ub. supr._, p. 164: _Librum quoque ejus in astrologiâ +latinè scriptum, et quemdam alium vulgarem, Acerba nomine, reprobavit, +et igni mandari decrevit._ Et le _Quadrio_ (_Storia e ragione d'ogni +poesia_, t. VI, p. 39,) rapporte un autre passage de la même sentence, +où le frère inquisisiteur, jouant sur le mot _acerbus_, qui signifie et +le défaut de maturité, et quelque chose d'aigre et de dur, dit qu'il a +trouvé ce titre d'_Acerba_ fort significatif, parce que le livre ne +contient aucune maturité ni douceur catholique, mais au contraire +beaucoup d'aigreurs hérétiques, _multas acerbitates hereticas_.] + +_Cecco_ n'était pas médecin, comme quelques auteurs l'ont prétendu; mais +plusieurs médecins donnaient alors dans les mêmes folies que lui, et, +suivant l'exemple de Pierre d'Abano, ils jugeaient de la fièvre par les +astres, et traitaient les maladies par la méthode des influences et des +conjonctions. La médecine, quoique cultivée avec beaucoup d'émulation +dès le siècle précédent, était pour ainsi dire encore naissante. Elle se +traînait toujours sur les pas des Arabes, et n'avait aucun de ces +principes fixes que l'expérience a dictés, mais dont les applications +sont encore si incertaines. On l'enseignait dans les universités, on la +pratiquait avec un grand appareil d'érudition et d'orgueil doctoral; on +écrivait d'énormes volumes de commentaires sur Hippocrate et sur Galien, +tels qu'on les connaissait par les Arabes; mais rien ne devait rester de +tout cela, que les noms très-inutiles de quelques docteurs; et l'art +était toujours dans son enfance. + +L'alchimie était encore pour les esprits une source d'égarement dont on +était alors fort avide. Changer de vils métaux en or était devenu +l'objet d'une passion presque générale. Thomas d'Aquin lui-même[404] +avait cru à cette transmutation, quoiqu'on ne le range pas ordinairement +parmi les sectateurs de la science hermétique; tandis qu'on place au +premier rang le célèbre Raymond Lulle, que des écrivains, dignes de foi, +disculpent de cette erreur[405]. Quelques alchimistes furent pendus pour +avoir falsifié les monnaies, et d'autres brûlés vifs pour +sortilége[406]. La société avait le droit de punir les premiers: les +autres étaient des fous condamnés par des barbares. + +[Note 404: Tiraboschi, t. V, l. II, chap. II, 26.] + +[Note 405: Tiraboschi, t. V, liv. II, chap. II, 26.] + +[Note 406: _Grifolino_ d'Arezzo, et _Capoccio_ de Florence, dont +_Benvenuto da Imola_, parle fort au long dans son Comment. sur Dante. +Voy. Tirab., _loc. cit._] + +Le droit civil et le droit canon soutenaient l'essor qu'ils avaient pris +dans le siècle précédent. Le premier surtout avait à Bologne, à Padoue, +et dans plusieurs autres universités, un grand nombre de professeurs +célèbres, et, parmi eux, un des poëtes les plus fameux de ce temps, +_Cino da Pistoia_. Son nom de famille était _Sinibaldi_, ou plutôt +_Sinibuldi_, et son prénom _Guittoncino_[407], diminutif de _Guittone_, +dont on fit, par abréviation _Cino_. C'est sous ce dernier nom et sous +celui de _Pistoia_, sa patrie, qu'il est parvenu à la postérité. Son +père et sa famille, qui était ancienne et distinguée, prirent le plus +grand soin de sa première éducation. Le goût dominant de son siècle le +décida pour l'étude des lois; mais la nature l'avait fait poëte, et il +se livra dès sa jeunesse à ces deux études à la fois. Il prit ses +premiers degrés à Bologne, dans la faculté de droit. Il put dès-lors +être revêtu d'un emploi de judicature, et il en exerçait un en 1307 dans +sa patrie[408], quand la faction des Noirs rentra de force à _Pistoia_ +d'où elle avait été chassée de même. _Cino_ était Gibelin et du parti +des Blancs: il ne put tenir à la position critique où cette révolution +le plaçait; il s'exila volontairement, et se retira d'abord vers la +Lombardie. Une de ses raisons pour prendre ce chemin, fut son amour pour +la belle _Selvaggia_, qu'il a tant célébrée dans ses vers. Philippe +_Vergiolesi_, père de _Selvaggia_, était à _Pistoia_ le chef des Blancs. +Forcé par les mêmes circonstances à chercher un asyle, il s'était retiré +avec sa famille dans un château fort sur des montagnes voisines des +frontières de la Lombardie. _Cino_ l'alla trouver, et en fut +parfaitement accueilli; mais, pendant son séjour auprès du père, il eut +la douleur d'y voir mourir la fille, sa jeune et chère _Selvaggia_. + +[Note 407: C'est son véritable prénom, et non pas _Ambrogino_, comme +le _Quadrio_ et d'autres l'ont écrit: son aïeul paternel s'était appelé +de même.] + +[Note 408: Il y était assesseur des causes civiles.] + +Après cette perte, il erra quelque temps dans les villes de Lombardie, +d'où l'on croit qu'il passa en France; l'université de Paris y attirait +alors un grand nombre d'étrangers: il paraît que _Cino_, après y avoir +fait quelque séjour, retourna en Italie, lorsque l'entrée de l'empereur +Henri VII rendit aux Gibelins des espérances que sa mort imprévue[409] +leur ôta bientôt. Toutes ces vicissitudes ne l'avaient point détourné de +ses travaux. Il en donna une preuve à Bologne, en 1314, en y publiant +son Commentaire sur les neuf premiers livres du code, ouvrage +volumineux, et rempli d'une érudition immense, qu'il composa cependant +en deux années, et qui le plaça, dès qu'il parut, au premier rang des +jurisconsultes de son temps[410]. Ce fut avec un si beau titre qu'il se +présenta pour demander le doctorat, et qu'il l'obtint, en 1314, plus de +dix ans après qu'il eût été reçu bachelier. Sa réputation le fit bientôt +appeler dans plusieurs villes pour y enseigner le droit. Il professa +trois ans à Trévise, et environ sept ans à Pérouse. Il eut pour disciple +dans cette dernière ville le célèbre Bartole, qui suivit ses leçons +pendant six ans, et qui avoua dans la suite qu'il devait aux écrits et +aux leçons de _Cino_ son savoir et même son génie. + +[Note 409: A Bonconvento, près de Sienne, en 1313.] + +[Note 410: Ce commentaire a été imprimé plusieurs fois; la première +édition parut à Pavie, en 1483. La meilleure et la plus belle est celle +qui fut donnée par _Cisnerus_, avec des notes et des additions +marginales, à Francfort-sur-le-Mein, en 1578.] + +De Pérouse, _Cino_ alla professer à Florence; il est bon de remarquer +que ce ne fut jamais qu'en droit civil: les canonistes et les légistes +formaient comme deux sectes ennemies; et non seulement en sa qualité de +légiste, mais comme ardent Gibelin, il avait un grand éloignement pour +les décrétales, les canons et pour tout ce qui composait la +jurisprudence papale. Il est faux qu'il ait été, dans les lois, maître +de Pétrarque, et plus encore, qu'il l'ait été en droit canon, de +Boccace: il ne le fut du premier des deux que dans l'art d'écrire[411], +et seulement en lui offrant dans ses poésies, comme nous le verrons +bientôt, un modèle que Plutarque se plut à imiter. + +[Note 411: Voy. _Memorie della Vita di messer Cino da Pistoja, +raccolte ed illustrate dall' ab. Sebastiano Ciampi,_ etc. Pisa, 1808.] + +_Cino_ professait encore à Florence[412], quand il fut nommé gonfalonier +à _Pistoia_, où, depuis quelques années, les affaires de son parti +avaient repris le dessus; mais soit par attachement pour sa chaire, soit +par tout autre motif, il refusa cet honneur. Il était cependant, en +1336, de retour dans sa patrie; il y fut attaqué d'une maladie grave, et +mourut cette même année, ou au plus tard au commencement de 1337[413], +laissant après lui deux renommées qui se sont conservées long-temps sans +que l'une nuisit à l'autre, et regardé en même temps comme l'un des +restaurateurs de la jurisprudence civile, et comme l'un des créateurs de +la poésie toscane. Nous considérerons bientôt en lui le poëte: comme +jurisconsulte, s'il a été surpassé depuis, il surpassa lui-même tous les +glossateurs qui l'avaient précédé; et il paraît que depuis le célèbre +Irnérius, aucun légiste n'avait apporté autant de lumière que lui dans +des matières que la plupart semblaient au contraire s'être étudiés à +obscurcir[414]. + +[Note 412: En 1334.] + +[Note 413: Tiraboschi, t. V, p. 242, avait pensé que cette mort +n'était arrivée qu'en 1341; mais voyez les _Mémoires_ cités ci-dessus, +p. 104.] + +[Note 414: _Memorie_, etc., p. 53 et suiv.] + +Il fut enterré dans la cathédrale de _Pistoia_, au pied d'un autel +qu'avait fait construire un de ses oncles, évêque de Foligno. Un artiste +habile fut aussitôt chargé de faire pour lui un cénotaphe magnifique en +marbre de Sienne, qui fut placé dans cette église plusieurs années +après, et qu'on y voit encore. _Cino_ y est représenté tenant école, ce +qui prouve combien ce noble état de professeur était alors honoré. On +remarque, auprès des disciples attentifs à l'écouter, une figure de +femme, appuyée contre une des colonnes torses qui soutiennent le +monument. L'artiste aura peut-être voulu représenter l'aimable +_Selvaggia_, dont le souvenir poursuivait le jurisconsulte-poëte au +milieu de ses graves fonctions[415]. Les ossements de _Cino_, retrouvés +en 1614, furent placés alors sous le cénotaphe avec une inscription qui +énonce simplement le fait[416]. Pétrarque lui avait élevé un monument +plus précieux, dans un fort beau sonnet[417], qui suffirait pour prouver +que s'il avait été son disciple en poésie, l'élève s'était placé bien +au-dessus du maître. + +[Note 415: Cette conjecture vraisemblable est due à M. l'abbé +_Ciampi_, qui a le premier distingué cette figure de femme, et cherché à +en deviner l'intention. Voyez _Memorie_, etc., note 31, p. 153.] + +[Note 416: + + _Ossa damini Cini + Ad cenotaphium suum recollecta._ + An. D. 1624.] + +[Note 417: + + _Piangete, donne, e con voi pianga amore_, etc.] + +Le fonds déjà si riche de la jurisprudence canonique s'accrut à cette +époque, du recueil des Clémentines, c'est-à-dire, des Décrétales de +Clément V, publiées par Jean XXII. Ce dernier pape, dans le cours de son +long pontificat, eut le temps d'ajouter lui-même à toutes les +collections précédentes un grand nombre de décrétales. Mais comme elles +ne furent point revêtues de l'approbation d'un autre pape, ou de celle +de l'Église, ni envoyées aux écoles avec les femmes proscrites, elles +restèrent simplement annexées au corps des ecclésiastiques, sous le +titre singulier d'_Extravagantes_, que personne ne s'est avisé de leur +ôter. + +On regarde comme le plus savant des canonistes de ce temps, et même de +tous ceux qui avaient existé jusqu'alors, Jean d'André, ou _Giovanni +d'Andrea_, né à Bologne, non pas d'un prêtre, comme l'ont voulu quelques +auteurs, mais d'un certain André qui se fit prêtre lorsque son fils +avait huit ans[418]. Ce fils s'éleva par son mérite et par son savoir, +et devint le professeur le plus célèbre, et l'un des citoyens les plus +considérés de cette ville, où il était né de parents pauvres. Il y +mourut en 1348, de cette peste fatale qui désola l'Italie entière. Il +laissa plusieurs enfants, et entre autres deux filles, dont l'aînée, +nommée _Novella_, était si savante en droit canon, que quand son père +était occupé ou malade, il l'envoyait professer à sa place; et si jolie, +que, pour ne pas tourner toutes ces jeunes têtes, au lieu de les +instruire, elle lisait et expliquait les lois, cachée derrière un rideau +ou courtine. C'est ce que dit, dans son vieux langage, une femme +contemporaine, Christine de Pisan: _Et afin que la biauté d'icelle +n'empeschast la pensée des oyants, elle avait une petite courtine +au-devant d'elle_[419]; précaution peut-être insuffisante si on la +voyait arriver et monter à sa chaire, si le rideau ne se tirait que +quand elle commençait à lire, et si elle avait une voix aussi douce que +sa figure était jolie. + +[Note 418: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 5.] + +[Note 419: Dans un ouvrage manuscrit intitulé la _Cité des Dames_, +cité par Wolf, _de Mulier. erudit_, pag. 406, Tiraboschi, _ub. supr._ ne +donne point d'autre indication. Nous avons à la Bibliothèque impériale, +un grand nombre de manuscrits de Christine de Pisan. Le plus beau est +cotté 7396, in-fol.; le passage se trouve folio 97, _verso_. Le livre de +Wolf, où il est cité, a pour titre: _Mulierum Grœcarum quœ oratione_ +_prosâ usœ sunt fragmenta et elegia_, etc. _Curante Joan. Christiano +Wolfio, Gottingœ_, 1739, in-4°.: la citation est à l'article _Novella, +jurisperita_, dans le _Catalogus Fœminarum olim illustrium_, qui occupe +la dernière moitié du volume. Voici le passage entier, tel qu'il est +dans le manuscrit: «Quant à sa belle et noble fille (de Jean André), que +il tant ama, qui ot nom Nouvelle, fist apprendre lettres et si avant es +drois que quant il estoit occupez d'aucune ensoine, parquoy ne povoit +vacquier à lire les leçons à ses escoliers, il envoyoit Nouvelle, sa +fille, en son lieu lire aux escoles en chaiere, et afin que la beauté +d'elle n'empeschast la pensée des oyans, elle avait une petite courtine +au devant d'elle, et par celle manière, suppléoit et allégeoit aucune +fois les occupacions de son père, lequel l'ama tant, que pour mettre le +nom d'elle en mémoire, fist une noctable lecture d'un livre de droit, +que il nomma du nom de sa fille la _Nouvelle_.»] + +L'histoire, l'un des genres de littérature dans lequel les Italiens se +sont le plus distingués, commençait dès-lors à avoir des écrivains qui +font autorité, tant pour la langue que pour les faits. _Dino Compagni_, +Florentin, qui fut deux fois l'un des prieurs de la république, une fois +gonfalonier de justice, et qui eut une grande part aux événements de sa +patrie, en écrivit l'histoire dans sa Chronique qui ne s'étend que +depuis 1280 jusqu'à 1312, quoiqu'il vécût encore dix ou onze ans +après[420]. Jean Villani, beaucoup plus célèbre que _Dino_, posséda +comme lui les premiers emplois de la république, et en écrivit aussi +l'histoire; mais avec beaucoup plus d'étendue, de talent, et avec une +sorte de dignité, quoique dans un style naïf et simple. Cette +histoire[421] embrasse depuis la fondation de Florence jusqu'à l'an +1348, où l'auteur mourut de cette même peste dont j'ai déjà rappelé les +ravages, et dont Boccace nous a laissé, au commencement de son +Décameron, une description si éloquente. + +[Note 420: Cette chronique, imprimée pour la première fois par +Muratori, _Script. rer. Ital._, vol. IX, l'a été depuis séparément à +Florence, 1728, in-4°.] + +[Note 421: Imprimée d'abord à Venise, en 1537, in-fol., sous le nom +de _Chronique_: elle l'a été plusieurs fois depuis. La meilleure édition +est celle des Juntes, Florence, 1587, in-4°.] + +Villani raconte lui-même[422] que dans un pélerinage qu'il fit à Rome, +en 1300, pour le jubilé, la vue de ces grands et antiques monuments, et +la lecture qu'il fit ensuite des histoires et des belles actions des +Romains, écrites par Salluste, Tite-Live, Valère-Maxime, Paul Orose et +autres historiens, auxquels il est à remarquer qu'il joint aussi Lucain +et Virgile, il conçut le projet d'écrire à leur exemple l'histoire de sa +patrie, et de se modeler sur eux pour la forme et pour le style. Son +ouvrage est divisé en douze livres. Il y fait marcher de front avec +l'histoire de Florence, celle des autres états d'Italie. S'il fait +autorité, ce n'est pas dans ce qu'il dit des anciens temps; il y adopte +sans examen toutes les erreurs et toutes les fables qui infectaient +alors l'histoire, et dont on doit supposer le goût dans un écrivain qui +rangeait Virgile et Lucain parmi les auteurs de celle de Rome. Mais +lorsqu'il traite des faits arrivés de son temps, ou dans les temps +voisins, et principalement de ceux qui regardent la Toscane, personne +n'est ni mieux instruit ni plus digne de foi, partout où l'esprit de +parti ne l'égare pas. Mais il était trop fortement attaché aux Guelfes +pour que les lois de la bonne critique permettent de le regarder comme +impartial quand il parle de son parti ou du parti contraire. Après sa +mort, Mathieu Villani, son frère, et Philippe, fils de Mathieu, +continuèrent son histoire que ce dernier conduisit jusqu'à l'an +1364[423]. Elle est rangée, pour l'élégance, le naturel et la pureté du +style, parmi les principaux livres classiques italiens. + +[Note 422: Lib. VIII, c. 36.] + +[Note 423: La continuation de Mathieu, qui contient neuf livres, fut +imprimée par les Juntes, d'abord seule en 1562, ensuite avec le +complément de Philippe son fils, en 1567, in-4°.] + +La république de Venise, rivale à beaucoup d'égards de celle de +Florence, qui, ayant fixé depuis long-temps la forme de son +gouvernement, et garantie, tant par cette forme même que par sa +position locale, de l'influence contradictoire de la cour de Rome et de +l'Empire, jouissait d'un état beaucoup plus tranquille, eut aussi, vers +cette même époque, le premier historien dont elle s'honore. André +Dandolo, élevé en 1343 à la dignité de Doge, quoiqu'il n'eût que +trente-six ans, était fort versé dans les lois, dans les belles-lettres +et surtout dans l'histoire; plein de vertu, de dignité, de gravité, +d'amour pour sa patrie, doué d'une éloquence merveilleuse, d'une +prudence consommée et d'une grande affabilité, il avait toutes les +qualités nécessaires dans le chef d'une république. Pendant sa suprême +magistrature, il soutint avec gloire le fardeau des affaires, et +conduisit avec autant d'habileté que de courage plusieurs négociations +et plusieurs guerres. Celle qui s'alluma entre Venise et Gênes fut cause +de sa mort. Les Gênois, d'abord vaincus, reprirent de tels avantages, +que les Vénitiens se crurent à deux doigts de leur perte. Dandolo en +conçut tant de chagrin qu'il tomba malade et mourut. L'histoire qu'il a +laissée et qui jouit de beaucoup d'estime est écrite en latin[424]. Elle +comprend celle de Venise depuis les premières années de l'ère chrétienne +jusqu'à l'an 1342, qui précéda son élection; ce qui prouve que, depuis +le moment où il fut chargé de la conduite des événemens qui sont la +matière de l'histoire, il n'eut plus le loisir de l'écrire. + +[Note 424: Muratori est le premier qui l'ait publiée, _Script. rer. +Ital._, vol. XI.] + +Padoue eut aussi un historien de réputation dans _Albertino Mussato_, +qui remplit avec honneur plusieurs fonctions civiles et militaires, dans +des temps de troubles continuels, tels que la fin du treizième siècle et +le commencement du quatorzième; cela suppose une vie fort agitée, et +souvent privée du repos d'esprit qu'exige la culture des lettres. Il ne +laissa point de les cultiver parmi les vicissitudes très-variées de sa +fortune; il fut non-seulement historien, mais poëte; et la couronne +poétique lui fut même décernée publiquement à Padoue sa patrie. Il +mourut en 1330, âgé de soixante-dix ans. L'histoire latine qu'il a +laissée porte le titre d'_Augusta_, parce qu'elle contient en seize +livres la vie de l'empereur Henri VII. Dans huit autres livres, aussi en +prose, il raconte les événemens qui suivirent la mort de cet empereur +jusqu'en 1317[425]. Trois livres en vers héroïques ont ensuite pour +sujet le siége que _Can Grande de la Scala_ mit devant Padoue; et, dans +un dernier livre en prose, _Mussato_ décrit les troubles domestiques +qui déchirèrent cette malheureuse ville, et qui la firent passer sous +la domination du seigneur de Vérone. Cette série historique, qui +contient en tout vingt-huit livres, est regardée comme l'ouvrage le +mieux écrit en latin, depuis la décadence des lettres jusqu'alors[426]. +Ses poésies, aussi toutes latines, consistent en élégies, épîtres et +églogues écrites d'un style abondant et facile, mais encore privé +d'élégance, quoique moins dur et moins grossier que celui des poëtes des +âges précédents. Il composa de plus deux tragédies latines, les +premières qui aient été écrites en Italie; l'une intitulée _Eccerinis_, +dont le fameux Ezzelino est le héros, et l'autre _Achilleis_, qui a pour +sujet la mort d'Achille. L'auteur y fait tous ses efforts pour imiter le +style de Sénèque; mais quoiqu'il y réussisse souvent, il n'y a point +d'injustice à dire qu'il ne fit que d'assez mauvaises copies d'un +mauvais modèle[427]. + +[Note 425: Dans ces deux histoires, selon l'observation de +Tiraboschi (_Stor. della Letter. Ital._, t. V, pag. 347), quoique +l'auteur ne se borne pas à parler des actions des Padouans ses +compatriotes, il s'y étend cependant beaucoup plus que sur les autres +faits.] + +[Note 426: Tiraboschi, _loc. cit._] + +[Note 427: Les œuvres d'_Albertino Mussato_, d'abord imprimées à +Venise, en 1636, l'ont été plus complètement en Hollande, dans le +_Thesaurus Histor. Ital._, vol. VI, partie II. Ses poésies et ses deux +tragédies sont dans cette dernière édition. Muratori n'a imprimé que les +ouvrages historiques et la tragédie _d'Eccerinis, Script. rer. Ital._, +vol. X.] + +Il serait trop long de faire mention de tous les auteurs qui, dans +toutes les parties de l'Italie, écrivirent alors en latin des histoires, +soit particulières, soit générales. Quoique l'usage presque universel +fût encore d'écrire dans cette langue, la langue vulgaire prenait +cependant chaque jour de nouveaux accroissements; et parvenus comme nous +le sommes à la littérature italienne, nous devons passer légèrement sur +tout le reste, pour nous occuper plus à loisir des auteurs qui en ont +fait l'éclat et la gloire. + +Ce n'est pas tout-à-fait dans ce rang qu'on doit placer l'auteur de +certains cantiques spirituels, où l'on reconnaît pourtant de la verve et +une sorte de génie parmi beaucoup de duretés, de grossièretés et +d'incorrections de toute espèce. C'était un moine de l'ordre de +St.-François, ou plutôt un frère convers, et qui ne voulut jamais être +autre chose; nommé _Iacopone_ ou _Iacopo da Todi_, parce qu'il était né +dans cette ville. Il appartient au treizième siècle plus qu'au suivant, +puisqu'il mourut en 1306. C'est un oubli qu'il est encore temps de +réparer. _Iacopo_, par un esprit de sainteté fort extraordinaire, +imagina de passer pour fou. On le prit au mot; les petits enfants +couraient après lui, en l'appelant par dérision _Iacopone_: c'est ce nom +qui lui est resté. Ses supérieurs contribuèrent encore à sa +sanctification en le jetant en prison dans l'endroit le plus infect du +couvent, pour je ne sais quelle faute, que, de l'humeur dont il était, +il fit peut-être exprès. Il y composa un cantique, où il ne parle que de +joie et d'amour. + + _O giubilo del cuore + Che fui cantar d'amore_, etc.[428] + +Tandis que le pape Boniface VIII assiégeait Palestrine, _Iacopone_, qui +s'y trouvait alors, fit contre lui quelques cantiques, entr'autres celui +qui commence par ces mots: + + _O papa Bonifazio + Quanto hai giocato al mondo_[429]_!_ + +[Note 428: C'est le 76e cant.] + +[Note 429: C'est le 58e.] + +Boniface, qui se dispensait fort bien du pardon des injures, ayant pris +Palestrine, fit mettre notre poëte en prison, aux fers, et au pain et à +l'eau. _Iacopone_, dans plusieurs cantiques, décrit sa dure captivité. +Boniface ajouta l'insulte à la vengeance. Un jour qu'il passait devant +sa prison, il lui demanda quand il comptait en sortir? Quand vous y +entrerez, répondit le moine; et peu de temps après, le pape, ayant été +fait prisonnier par les Français et par les Colonne, ses ennemis, la +prédiction se vérifia toute entière. _Iacopone_ mourut trois ans après +sa délivrance. Il fut élevé au rang des saints pour ses bonnes œuvres, +et au rang des auteurs qui font texte de langue, pour ses cantiques. Il +ne m'appartient de juger ni de l'une ni de l'autre de ces apothéoses. Il +y a peu d'inconvénients à la première; mais il pourrait y en avoir à la +seconde, si l'on s'avisait de prendre pour autorités les locutions +siciliennes, lombardes et populaires dont ses cantiques sont +remplis[430]. + +[Note 430: La première édition de ces cantiques est celle de +Florence, 1490, in-4°.; il y en a eu depuis un assez grand nombre +d'autres. Les deux meilleures sont celles de Rome, 1558, in-4°., avec +des discours moraux sur chaque cantique, et la vie du bienheureux +_Iacopone_ (ces discours sont de _Giamb. Modio_), et de Venise, 1617, +in-4°., avec les notes de _Fra Francisco Tresatti da Lugano_. C'est +cette dernière qui est citée par _la Crusca_.] + +Il est vrai qu'à travers ce mauvais style, qui dégénère quelquefois en +jargon, l'on y trouve de la verve, de la facilité, et une naïveté de +pensées et d'expressions qui n'est jamais sans quelque charme. +_Iacopone_ a du rapport, pour les idées, avec notre abbé Pellegrin, +quoiqu'il vaille mieux que lui. Dans l'un de ses cantiques, par +exemple[431], il fait dialoguer ensemble l'âme et le corps: l'âme +propose au corps les mortifications de la pénitence; le corps y répugne +et les refuse tant qu'il peut. L'âme lui présente une discipline à gros +nœuds; elle s'en sert, et le fustige rudement en lui disant des injures: +le corps crie au secours contre cette âme sans pitié; cette âme cruelle +qui l'a tué, battu, ensanglanté, etc.[432]. Dans un autre cantique[433], +le bon _Iacopone_ s'emporte contre la parure des femmes: il les compare +au basilic. «Le basilic, dit-il, tue l'homme par les yeux: sa vue +empoisonnée fait mourir le corps; la vôtre est bien pire; elle tue +l'âme.» Il les appelle servantes du diable[434], à qui elles envoient un +grand nombre d'âmes. Quand il en vient à leur parure, il va des pieds à +la tête, depuis la chaussure qui fait paraître la naine une géante, +jusqu'à la coiffure et aux faux cheveux. Dans un troisième +cantique[435], l'âme et le corps sont de nouveau mis en scène: le lieu +et l'instant de cette scène sont terribles; c'est le jour du jugement +dernier: l'âme revient chercher son corps pour se rendre devant le juge; +elle lui reproche de l'avoir entraînée dans le crime dont il va +partager la peine: l'Ange fait résonner l'effrayante trompette[436]. Ce +serait le sujet d'une ode à faire frémir; mais il faudrait qu'au lieu +d'être faite par _Iacopone_, elle le fût par un _Chiabrera_ ou par un +_Guidi_. + +[Note 431: Cant. 3.] + +[Note 432: + + _Sozo, malvascio corpo + Luxurioso, engordo_, + . . . . . . . . . . . . + Sostieni lo flagello + Desto nodoso cordo. + . . . . . . . . . . . . + Succurrite vicini + Che l'anima m'a morto, + Alliso, ensanguenato, + Disciplinato a torto. + O impia, crudele_, etc.] + +[Note 433: Cant. 8.] + +[Note 434: + + _Serve del diavolo + Sollecite i servite, + Colle vostre schirmite + Molt'aneme i mandate._] + +[Note 435: Cant. 15.] + +[Note 436: + + _L'agnolo sta a trombare + Voce de gran paura._] + +Un autre poëte, dont la vie fut partagée entre les deux siècles, mais +qui poussa sa longue carrière jusqu'au milieu du quatorzième, est +_Francesco da Barberino_. Il était né en 1264, au château de Barberino +en Toscane, et fut, à Florence, un des disciples de _Brunetto Latini_. +Il suivit avec distinction la carrière des lois, à Bologne, à Padoue, à +Florence même, et devint un jurisconsulte célèbre. Mais ses graves +études ne l'empêchèrent point de cultiver la poésie; son principal +ouvrage, intitulé _les Documents d'Amour_ (_i Documenti d'Amore_), est +en vers de différentes mesures. Son style manque souvent de facilité, +d'élégance, et se sent un peu trop des tours et des expressions de la +langue provençale que l'auteur cultivait autant que sa propre langue. +Cependant les Académiciens de la Crusca l'ont aussi rangé parmi les +auteurs classiques; mais ils n'offrent de lui pour exemple que ce qui +est d'un toscan pur, attention qu'ils ont eue de même pour _Iacopone da +Todi_. Nous ne devons donc pas, nous autres Français, croire que ce qui +est jargon dans ces deux vieux poëtes, fasse autorité. Au reste +l'ouvrage de _Francesco da Barberino_ n'est pas, comme le titre paraît +l'annoncer, un livre d'amour, mais un traité de philosophie morale, +divisé en douze parties, dans chacune desquelles l'auteur parle de +quelque vertu et des récompenses qui y sont destinées. Ce poëme, resté +long-temps manuscrit, parut pour la première fois à Rome, en 1640, avec +de fort belles gravures, précédé de la vie de l'auteur, écrite par +Ubaldini, et suivi de tables alphabétiques très-utiles, vu le grand +nombre de locutions et de mots étrangers que ce poëte a employés dans +ses vers. Il mourut à Florence, à quatre-vingt-quatre ans; et fut encore +une des victimes de cette peste terrible de 1348, qui frappa +indistinctement tous les âges. + +Ce serait ici le lieu de faire connaître plus particulièrement le poëme +de l'_Acerba_, qui fit la réputation de _Cecco d'Ascoli_, et fut en +partie la cause de sa fin tragique; mais à parler franchement, quoique +tous les curieux l'aient dans leur bibliothèque[437], il n'en vaut pas +trop la peine. + +[Note 437: La plus ancienne édition connue de ce poëme, est celle de +Venise, chez _Philippo di Piero_, 1476, in-4°. avec un Commentaire de +_Nicolo Massetti_; répétée _ibid._ en 1478. Haym (Biblioth. ital., +Milan, 1771, in-4°.), cite une première édition, _in Bessalibus_, 1458, +dont aucun autre bibliographe n'a parlé. Il s'en fit quatre ou cinq +autres éditions avant la fin du quinzième siècle, et il en parut encore +plusieurs dans le siècle suivant; les première sont devenues +très-rares.] + +C'est un Traité en cinq livres, divisés chacun en un assez grand nombre +de chapitres. Le premier livre traite du ciel, des éléments, et des +phénomènes célestes; le second, des vertus et des vices; le troisième, +de l'amour, et ensuite de la nature des animaux et de celle des pierres +précieuses; le quatrième, contient des questions ou problèmes sur divers +points d'histoire naturelle; enfin le cinquième, qui n'a qu'un seul +chapitre, traite de la religion et de la foi. Le tout est écrit en +sixains, d'un style sec, dur, dépourvu d'harmonie, d'élégance et de +grâce; et de plus tout rempli de ces rêveries astrologiques, qui étaient +la passion favorite de l'auteur, et le conduisirent à sa perte. + +Il paraît y avoir un grand rapport entre ce chétif ouvrage et une partie +du _Trésor_ de _Brunetto Latini_. On y parle de même du ciel, des +éléments, de la terre, des oiseaux, des poissons, des quadrupèdes, des +vertus et des vices. L'un semblerait n'être qu'un extrait de l'autre mis +en vers et revêtu seulement dans les détails, des imaginations de +l'auteur. Je trouve dans le titre même, tel qu'il était, suivant +l'opinion du savant Quadrio, avant les altérations qu'on y a faites, une +raison de plus pour croire que _Cecco_ eût en vue, dans son poëme, le +grand traité de _Brunetto_. L'_Acerbo_, selon cet auteur[438], était le +premier titre de l'ouvrage, et c'est l'ignorance des copistes, qui en +fait depuis L'_Acerba_ qu'on n'a jamais pu expliquer. Or, dans _acerbo_, +le _b_ était employé, comme il arrivait souvent, pour un _v_. Le +véritable mot était donc _acervo_, qui signifie poétiquement, comme le +latin _acervus_, un tas, un amas, un monceau, et _Cecco_ lui donna ce +titre pour désigner un rassemblement, un amas d'objets de toute espèce. +Ce fut une raison semblable qui engagea _Brunetto Latini_ à donner au +sien le nom de Trésor; les deux ouvrages se ressemblaient donc, non +seulement par la matière, mais par le titre. Aucun auteur, italien, je +crois, n'a fait ce rapprochement, ni formé cette conjecture, sur +laquelle je me garderai bien d'insister, malgré le vraisemblance qu'elle +a pour moi. + +[Note 438: _Storia e ragione d'ogni Poesia_, t. VI, p. 40.] + +On est peut-être curieux de savoir comment ce poëte astrologue s'y était +pris pour mettre jusqu'à trois fois, dans cette espèce de _farrago_ des +traits de satyre contre le Dante. Le premier est peu de chose. Dante +avait attribué à la Fortune une influence à laquelle la sagesse humaine +ne pouvait résister[439]. Cela déplaît à _Cecco_, qui, parlant aussi de +la Fortune, mais dans un style un peu différent, reproche au poëte +florentin de s'être trompé; et soutient qu'il n'y a point de fortune +qui ne puisse être vaincue par la raison[440]. La seconde attaque est +plus forte: elle a pour sujet l'amour, dont _Cecco_ assigne la cause aux +influences du troisième ciel, ou de la planète de Vénus. Il accuse +_Guido Cavalcanti_ de lui avoir donné une autre origine dans sa fameuse +_canzone_ sur la nature de l'amour; il enveloppe le Dante dans cette +même accusation; et il revient, dans un seul chapitre, quatre ou cinq +fois contre lui avec une sorte d'acharnement[441]. Enfin, le dernier +trait est à la fin de son quatrième livre. Il se félicite, et, à ce +qu'il paraît, de très-bonne foi, de n'avoir usé dans son poëme d'aucun +des ressorts que Dante avait employés dans le sien. «Ici, dit-il d'un +air de triomphe, on ne chante pas comme les grenouilles dans un étang; +ici on ne chante pas comme ce poëte qui n'imagine que des choses vaines; +mais ici brille et resplendit toute la nature qui rend, à qui sait +l'entendre, le cœur et l'esprit joyeux. Ici l'on ne rêve pas à travers +la forêt obscure[442]. Ici, je ne vois ni Paul ni Françoise, ni les +Mainfroy, ni le vieux ni le jeune _de la Scala_, ni les massacres et les +guerres de leurs alliés les Français. Je ne vois point ce comte qui, +dans sa fureur, tient sous lui l'archevêque Roger, et fait de sa tête un +repas horrible. Je laisse là les fables et ne cherche que la vérité.» Eh +non, malheureux _Cecco_! tu ne vois ni ne fais rien voir de tout cela. +C'est pourquoi, depuis plusieurs siècles, ton triste poëme est à peine +connu de nom, tandis que celui du Dante est, et sera toujours, pour les +amis de la poésie, un objet d'admiration et d'étude. + +[Note 439: C'est dans ce beau morceau du septième chant de son +_Enfer_, où il fait dire par Virgile, que Dieu a donné aux splendeurs +mondaines cette conductrice générale qui y préside, qui les fait passer +de peuple en peuple et de race en race: + + _Oltre la difension de' senni umani._ + +Voy. ci-dessus, p. 57.] + +[Note 440: + + _In ciò peccasti Fiorentin poeta, + Panendo che gli ben de la fortuna + Necessitati sieno con lar meta. + Non è fortuna che rason non vinca. + Hor pensa, Dante, se prova nessuna + Se può più fare che questa convinca._ + (L. II, c. I.)] + +[Note 441: L. III, c I.] + +[Note 442: + + _Quì non se sogna per la selva oscura, + Quì non vego nè Paolo nè Francesca._ + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + _Non vego'l conte che per ira et asto_[B] + _Ten forte l'arcivescovo Rugiero, + Prendendo del suo Cieffo el fiero pasto._ + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + _Lasso le ciancie e torno su nel vero, + Le favole mi son sempre nemiche._ + (L. IV, c. 13.)] + +[Note B: Pour _astio_.] + +_Fazio degli Uberti_, poëte qui jouissait dès lors de plus de renommée +que _Cecco_, dont la réputation s'accrut beaucoup dans la suite, et +s'est mieux conservée depuis, au lieu de critiquer Dante, entreprit de +l'imiter, ou du moins de composer un grand poëme qui pût être placé à +côté du sien. Mais ce fut seulement vers la fin de sa vie. Pendant celle +du Dante, et long-temps après, il ne fut connu que par des sonnets et +des _canzoni_, où l'on remarque surtout une force et une vivacité de +style qui étaient alors les qualités les moins communes. On n'en a +imprimé qu'un petit nombre. Les sept sonnets que contient un Recueil +d'anciennes poésies[443], ont pour sujet les sept péchés mortels. L'un +des péchés parle dans chacun de ces sonnets et se caractérise lui-même. +Ils furent peut-être faits pour ces représentations pieuses où +figuraient les anges et les démons, les vertus et les vices +personnifiés, et qui furent, en Italie comme en France, les premiers +essais de l'art dramatique. + +[Note 443: _Poeti Antichi raccolti da monsig. Leone Allaci_, etc., +Napoli, 1661, p. 296 et suiv.] + +Dans l'une des deux _canzoni_ de ce poëte, qui nous ont été conservées, +il se plaint poétiquement des peines que l'amour lui fait éprouver, en +se comparant avec tous les objets de la nature, embellis par le retour +du printemps[444]. L'herbe des prés, les fleurs, les collines riantes, +les parfums de la rose, enchantent la terre et les airs; partout l'amour +paraît sourire; mais lui, le désir le consume; il ne cessera de souffrir +que quand il reverra la beauté dont il est séparé depuis long-temps. Les +chants, les amours, les nids, les tendres soins des oiseaux, le +ramènent aussi tristement sur lui-même. Les animaux les plus sauvages, +les serpens et les dragons les plus terribles, s'unissent et jouissent +ensemble; tandis que, mille fois le jour, il passe de la vie à la mort, +selon les espérances ou les craintes de son cœur. Les claires eaux, les +fraîches fontaines baignent toutes les campagnes, arrosent les arbres et +les fleurs; les poissons, délivrés des chaînes de l'hiver, parcourent +les fleuves et en repeuplent les eaux, tandis que d'autres se jouent et +s'unissent dans les vastes mers; lui, toujours seul et loin de ce qu'il +aime, est brûlé d'un feu que rien ne peut éteindre. Les jeunes filles et +leurs jeunes amans ne s'occupent que de plaisirs et de fêtes, de danses, +de chants et de rendez-vous d'amour; lui, sans cesse occupé de celle qui +serait comme un soleil au milieu de cette jeunesse, et dans un état qui +arrache des larmes à ceux qui sont témoins de sa douleur. + +[Note 444: _Raccolta di Antiche rime_, etc., à la fin de _la Bella +mano_ de _Giosta de' Conti_, Paris, 1595: + + _Io guardo infra l'erbette per li prati_, etc.] + +Dans l'autre _canzone_[445] il se plaint encore, mais s'est de l'extrême +indigence où il se trouve réduit. Toutes ses expressions sont celles du +désespoir. Il invoque la mort, elle le refuse: sa destinée est de +souffrir, il faut qu'il la remplisse. Lorsqu'il sortit du sein de sa +mère, la pauvreté s'assit auprès de lui, et lui prédit qu'elle ne s'en +détacherait jamais. Cette prédiction ne s'est que trop accomplie. Dans +l'excès de ses maux, il maudit la nature et la fortune, et quiconque a +le pouvoir de le faire ainsi souffrir; qui que ce soit que cela regarde, +il s'en met peu en peine; sa douleur et sa rage sont si grandes, qu'il +ne peut avoir rien de pis, quelque chose qui lui arrive[446], etc. + +[Note 445: Elle est la seconde du livre IX, dans le recueil +intitulé: _Sonetti e Canzoni di diversi antichi autori Toscani in dieci +libri raccolti_; Florence, _Philippo Giunti_, 1527. + + _Lasso! che quando imaginando vegno + Il forte e crudel punto dov'io narqui_, etc.] + +[Note 446: + + _Però bestemmio in prima la natura, + E la fortuna, con chi n'ha potere + Di farmi si dolere; + E tocchi a chi si vuol, ch'io non ho cura; + Che tanto è 'l mia dolore e la mia rabbia, + Che io non posso aver peggio, ch'io m'abbia._ + +Cette malédiction s'adressait fort haut, si l'on y prend bien garde; et +l'Inquisition a repris des hardiesses moins directes et moins claires.] + +_Fazio_ ou _Bonifazio degli Uberti_ était petit-fils du célèbre +_Farinata_ que nous avons vu dans l'Enfer du Dante[447]. Sa famille fut +exilée de Florence, et il paraît qu'il naquit dans l'exil. Cette pièce +est apparemment un ouvrage de sa jeunesse; plus tard, il parvint à +corriger sa mauvaise fortune. Selon Villani[448], ce fut un des hommes +les plus agréables et de la meilleure société de son temps: «On n'eut +qu'un reproche à lui faire, c'est que, par amour du gain, il +fréquentait, dit cet historien, les cours des tyrans; qu'il flattait les +vices et les mœurs corrompues des hommes en pouvoir; et, qu'exilé de sa +patrie, il chantait leurs louanges dans ses discours et dans ses +écrits.» Cette conduite réussit presque toujours aux hommes de quelque +talent, quand ils ont la bassesse de préférer une fortune ainsi acquise +à une honorable pauvreté. Il paraît cependant que si elle tira _Fazio +degli Uberti_ de la misère, elle ne la mena point à la fortune; car, +selon le même Villani, il mourut et fut enterré à Vérone, après avoir, +dans sa vieillesse, passé modestement et tranquillement de longs +jours[449]. Je ne le considère ici que comme poëte lyrique, je parlerai +ailleurs de son grand poëme, qui appartient à la dernière moitié du +siècle. + +[Note 447: Voy. ci-dessus, p. 65.] + +[Note 448: _Vite d'uomini illustri Fiorentini_, p. 70 et suiv.] + +[Note 449: _Ibid._] + +Celui de tous les poëtes de la première moitié qui passe pour avoir le +plus approché du lyrique italien par excellence, pour avoir le mieux +annoncé par les grâces de son style, les grâces inimitables du style de +Pétrarque, et pour avoir donné avant lui aux vers italiens le plus +d'élégance et de douceur, est, comme je l'ai dit, _Cino da Pistoia_, qui +fut aussi l'un des jurisconsultes les plus célèbres de son temps[450]. + +[Note 450: Voy. ci-dessus, p. 294 et suiv.] + +Les poésies de _Cino_ ont été imprimées à Rome en 1559[451], et +réimprimées avec une seconde partie, trente ans après[452]. Elles sont +d'ailleurs insérées dans plusieurs recueils de poésies anciennes, +publiés, soit avant, soit après ces éditions[453]. Il est impossible de +croire que Dante, qui a beaucoup loué ce poëte[454], et Pétrarque qui +l'a loué peut-être encore davantage, qui l'avait choisi pour un de ses +modèles, et qui a beaucoup emprunté de lui, et plusieurs critiques plus +récents, qui lui ont aussi donné de grands éloges, se soient trompés, et +que ce soit nous qui puissions en juger plus sainement aujourd'hui; mais +il l'est aussi d'adopter sans restriction ces louanges; il nous est +vraiment impossible de trouver, par exemple, le mérite d'un grand +naturel et d'une extrême clarté[455] dans ce qui est aussi obscur et +aussi recherché que la plupart de ces poésies, il l'est de ne pas +reconnaître que les raffinements platoniques, auxquels on donne ce nom, +sans qu'il soit possible de trouver dans Platon rien qui y ressemble, et +les subtilités théologiques dont il serait plus facile d'y montrer +l'influence, forment en quelque sorte tout le tissu du style dans les +sonnets et dans les _canzoni_ de _Cino_. Ce tissu est souvent si obscur +et si délié en même temps, qu'on ne peut ni le pénétrer ni le saisir. +Qui pourrait se flatter, par exemple, d'entendre le vrai sens de ce +sonnet que je ne choisis pas, mais qui se présente le premier[456]? «Ah! +que ce serait une douce société si ma Dame, l'amour et la pitié étaient +ensemble dans une amitié parfaite, selon la vertu que l'honneur désire! +si l'un avait l'empire sur l'autre, et chacun cependant la liberté dans +sa nature, en sorte que le cœur n'eût que par complaisance[457] +l'apparence de l'humilité! si enfin je voyais cette union, et que j'en +portasse la nouvelle à mon âme affligée! Vous l'entendriez alors +chanter dans mon cœur, délivrée de la douleur qui s'est emparée d'elle, +et qui, écoutant une pensée qui en parle, s'y jette en soupirant pour se +reposer.» Cela est presque littéralement traduit; mais je n'ose me +flatter que la traduction, toute inintelligible qu'elle est, le soit +autant que le texte. + +[Note 451: Par _Niccolò Pilli_.] + +[Note 452: Par _Faustino Tasso_.] + +[Note 453: Elles composent le cinquième livre du recueil des Juntes, +1527, et les sixième et septième de la réimpression de ce recueil; +Venise, 1740, in-8°. On en trouve de plus quelques pièces, à la suite de +_la Bella Mano_, et d'autres dans les _Poeti antichi_, publiés par +l'_Allacci_; recueils que j'ai déjà cités plusieurs fois.] + +[Note 454: Dans son traité _de Vulgari eloquentiâ_, l. I, c. 17, l. +II, c. 2 et ailleurs.] + +[Note 455: L'auteur des _Memorie della Vita di Messer Cino_, etc., +trouve ses métaphores aussi faciles et aussi naturelles qu'agréables; il +trouve que ses figures ne sont point trop recherchées, et qu'il se +montre toujours facile, aimable et clair.... _Le metafore quanto +leggiadre e vezzose, tanto facili e naturali;.... senza troppo ricercate +figure del favellare, mostrandosi sempre facile, amabile et chiaro._] + +[Note 456: + + _Deh, com' sarebbe dolce compagnia, + Se questa Donna, Amore e pietate + Fossero insieme in perfetta amistate, + Secondo la vertù c'honor disia_, etc. + (Recueil de 1527, p. 47.)] + +[Note 457: _Per cortesia_.] + +D'autres sonnets tout entiers ne le sont pas davantage. Essayez, par +exemple, d'entendre celui où le poëte s'adresse à cette voix qui +encourage son cœur, et qui crie, et qui porte des paroles dans un lieu +où ne peut plus rester son âme[458]; ou celui dans lequel il voit sa +dame qui vient assiéger sa vie, et qui est si irritée, qu'elle tue ou +renvoie tout ce qui la rend (cette vie) vivante[459]: si vous ne vous +trompez pas, comme il arrive quelquefois, sur ce que c'est véritablement +qu'entendre, vous verrez que vous n'y parviendrez pas. Lizez tous ces +sonnets: il n'y en a presque aucun où l'on ne trouve quelques vers à peu +près du même style: c'est _un cœur qui se place dans les yeux_ d'un +amant, quand il regarde sa dame[460], et qui, voulant fuir l'amour, est +assez insensé _pour s'asseoir ainsi devant sa flèche_, cette flèche +armée de plaisir au lieu de fer[461]: c'est un amant qui meurt, et que +l'amour tue _en lui livrant assaut avec tant de soupirs, que son âme +sort en fuyant_[462]; ou bien c'est un soupir qui sort du cœur _par le +chemin que lui a ouvert une pensée, et qui se cache au désir sous les +dehors de la pitié_[463]; ou c'est encore un amant qui voit dans sa +pensée _son âme serrée entre les mains de l'amour_[464], et l'amour _qui +la tient liée dans le cœur déjà mort, où il la bat souvent_, et cette +âme qui appelle aussi la mort, _tant elle souffre des coups qu'elle a +reçus_; et des yeux que la beauté a rendus si fous, _qu'ils mènent le +cœur au combat où il est tué par l'amour_[465]; et une infinité d'autres +expressions pareilles. + +[Note 458: _Tu che sei voce che lo cor conforte_, etc. + (_Ibid._ p. 48, _verso_.)] + +[Note 459: + + _Ahi me, ch'io veggio, ch'una donna viene + Al grande assedio della vita mia_, etc. + (Recueil de 1527, p. 56, _verso_.)] + +[Note 460: + + _Lo core mio che negli occhi si mise_, etc. + (_Ibid._ p. 47, _verso_.)] + +[Note 461: Le texte dit: ferrée de plaisir; _ferrata di piacer_.] + +[Note 462: + + _Ch'amor m'ancide + Che mi salisce con tanti sospiri + Che l'anima ne va di fuor fuggendo._ + +Dans le sonnet: _Signore, io son colui_, etc. (_Ibid._ p. 48)] + +[Note 463: _Hora sen'esce lo sospiro mio_, etc. (_Ibid._ p. 53.)] + +[Note 464: + + _Ahime, ch'io veggio per entro un pensiero + L'anima stretta nelle man d'amore_, etc. + (Recueil de 1527, p. 55.)] + +[Note 465: + + _Madonna, la biltà vostra infollìo + Si gli occhi mici_, etc. (_Ibid._ p. 54, _verso_.)] + +Quelquefois on croit entendre, ou à peu près; on voit un sentiment +personnifié qui agit et qui parle; on est même touché par le mouvement +du style, par la vivacité des tours, et par l'harmonie des vers; mais le +fait est qu'on n'a rien lu de clair, d'intelligible et de naturel, que +l'esprit et le cœur n'ont, pour ainsi dire, vu et embrassé qu'un +fantôme. Je citerai pour exemple, ces deux sonnets qui se suivent, et +dont l'un est le complément nécessaire de l'autre. Ce sont à peu près +les plus agréables et les moins alambiques de cette partie du Recueil. + +Ier. _Sonnet_.--«O pitié[466]! va, prends une forme visible, et couvre +si bien de tes vêtements ces messagers que j'envoie (ce sont ses vers), +qu'ils paraissent nourris et remplis de la force que Dieu t'a donnée! +Mais avant de commencer ta journée, tâche, s'il plaît à l'amour, +d'appeler à toi mes esprits égarés, et de leur faire approuver ce +message. Quand tu verras de belles femmes, tu les aborderas, car c'est à +elles que je t'adresse; et tu leur demanderas audience. Dis ensuite à +ceux que j'envoie: jetez-vous à leurs pieds, et dites-leur de la part de +qui vous venez, et pourquoi. O belles! écoutez ces humbles interprètes!» + +[Note 466: + + _Moviti, pietate, e và incarnata_, etc. + (_Ibid._ p. 51, _verso_.)] + +IIe. _Sonnet_.--«Un homme, dont le nom indique la privation des +jouissances de l'amour[467], et riche seulement de tristesse et de +douleur, nous envoie vers vous, comme vous l'a dit la pitié. Il se +serait présenté lui-même devant vous, s'il avait encore son cœur; mais +il est avili par la crainte, et la douleur lui trouble l'esprit. Si vous +le voyiez de près, il vous ferait trembler vous-mêmes, tant la pitié est +visible dans tous ses traits. Ah! ne lui refusez pas la merci qu'il +implore; c'est par vous qu'il espère sortir de peine, et c'est ce qui +attache encore à la vie son âme désolée.» + +[Note 467: + + _Homo, lo cui nome per effetto + Importa povertà di gìoì' d'amore_, etc. + (Recueil de 1527.)] + +La pitié que le poëte charge de porter ses vers, de les présenter aux +belles, amies de sa maîtresse, et ces vers jetés à leurs pieds, qui +parlent et intercèdent pour lui, voila ce que l'on croit saisir dans ces +deux sonnets, qui ne manquent au reste ni de grâce, ni d'harmonie; mais +au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire? et qu'y a-t-il de vraiment +amoureux dans de pareils vers d'amour? C'est cependant presque toujours +ainsi que ce poëte s'exprime quand il se plaint ou quand il cherche à +plaire; mais quand il se fâche, il parle plus clairement, et son dépit +s'énonce avec plus de naturel que son amour. Je pourrais citer pour +preuve, un sonnet qui commence par ce vers: + + _Gia trapassato oggi è l'undecimo anno_[468]. + +[Note 468: _Rime di diversi antichi autori toscani_, réimpression de +Venise, 1740, p. 164.] + +Il finit par des injures contre les femmes[469], qu'on ne pardonnerait +pas à un homme qui ne serait pas en colère, mais qu'elles pardonnent +facilement elles-mêmes, quand cette colère est, comme il arrive souvent, +une preuve d'amour. _Cino_ fut mis, comme nous l'avons vu dans sa vie, à +une épreuve plus cruelle; il perdit sa chère _Selvaggia_, et quelques +sonnets qu'il fit après sa mort, ont aussi plus de naturel et de vérité +que les autres. On a fait la même observation sur Pétrarque, après la +mort de Laure. Mais personne n'a observé, du moins en Italie, que l'un +des sonnets de _Cino_, faits depuis son malheur[470], a été imité, ou +plutôt étendu et paraphrasé par Pétrarque, dans une de ses _canzoni_ les +plus célèbres, celle où il cite l'amour devant le tribunal de la +raison[471]. La scène, le dialogue, le fond des idées, la décision sont +les mêmes, comme on le verra quand nous en serons aux poésies de +Pétrarque. On ne sera pas surpris, sans doute, qu'un poëte, quelque +grand qu'il soit, ait emprunté quelque chose d'un autre poëte; mais +peut-être le sera-t-on que, dans de si nombreux et de si volumineux +commentaires sous lesquels on a comme écrasé les poésies de Pétrarque, +personne n'ait fait la remarque d'une si évidente conformité[472]. + +[Note 469: + + _Cieco è qualunque de' mortali agnogna + In donna ritrovar pietate e fede._] + +[Note 470: Il commence par ce vers: + + _Mille dubbj in un dì, mille querele._ + +Muratori le cite avec de grands éloges, _Perfetta poesia_, P. II, p. 273 +et suiv.] + +[Note 471: + + _Quel antico mio dolce empio signore_, etc.] + +[Note 472: M. _Giamb. Corniani_ est le premier auteur italien qui +l'ait faite. (Voy. _I secoli della Letteratura italiana_, etc., Brescia, +1805, t. I, p. 261.) Et ce qui rend cela plus étonnant, c'est que les +Mémoires pour la vie de Pétrarque sont fort connus depuis long-temps en +Italie, et que l'abbé de Sade a fait le premier cette remarque, t. I, p. +46, note.] + +Deux de ces sonnets paraissent avoir été faits lorsque _Cino_ fut revenu +de France. En passant l'Apennin, peut-être pour aller à Bologne, il +visita le tombeau de _Selvaggia_. «Jamais, dit-il, dans l'un de ces +sonnets adressé au Dante, jamais ni pélerin, ni aucun autre voyageur ne +suivit son chemin avec des yeux si tristes et si chargés de douleur que +moi, lorsque je passai l'Apennin[473]. J'ai pleuré ce beau visage, ces +tresses blondes, ce regard doux et fin, que l'amour remet devant mes +yeux, etc.» Il dit, dans l'autre sonnet: «J'allai sur la haute et +heureuse montagne, où j'adorai, où je baisai la pierre sacrée[474]; je +tombai sur cette pierre, hélas! où l'honnêteté même repose. Elle enferma +la source de toutes les vertus, le jour où la dame de mon cœur, naguère +remplie de tant de charmes, franchit le cruel passage de la mort. Là, +j'invoquai ainsi l'Amour: Dieu bienfaisant, fais que d'ici la mort +m'attire à elle, car c'est ici qu'est mon cœur: mais il ne m'entendit +pas; je partis en appelant _Selvaggia_, et je passai les monts avec les +accents de la douleur.» Cette douleur ingénieuse, et cependant profonde, +intéresse; et quand on pense que le poëte, qui est allé nourrir ses +regrets, et donner l'essor à son génie sur ce tombeau, était un grave +jurisconsulte, un savant professeur, qui allait peut-être en ce moment +mettre le dernier sceau à sa renommée, par son commentaire sur le +Code[475], on se sent doublement intéressé par ce mélange de +sensibilité, de talent et de science. + +[Note 473: + + _Signore, e' non passò mai peregrino,_ etc. + (_Rime di diversi antichi, etc._, réimpr. 1740, p. 340.)] + +[Note 474: + + _Io fu' in sull' alto, e'n sul beato monte, + Ove adorai baciando il santo sasso,_ etc. + (_Ibid._ p. 164.)] + +[Note 475: Voyez ci-dessus, p. 296.] + +Je trouve un autre sonnet de _Cino_, dont le tour est vif, le sentiment +vrai, et l'expression naturelle; il ne serait pas indigne de Pétrarque, +si l'auteur, qui s'était imposé la tâche de le faire tout entier sur +deux seules rimes, n'y eût pas employé quelques adverbes, et surtout +_malvagiamente_, que Pétrarque, je crois, n'y eût pas mis. Voici le sens +du sonnet de _Cino_: «Homme égaré, qui marches tout pensif, +qu'as-tu[476]? quel est le sujet de ta douleur? que vas-tu méditant dans +ton âme? pourquoi tant de soupirs et tant de plaintes? Il ne semble pas +que tu aies jamais senti aucun des biens que le cœur sent dans la vie. +Il paraît au contraire à tes mouvements, à ton air, que tu meurs +douloureusement; si tu ne reprends courage, tu tomberas dans un +désespoir si funeste, que tu perdras et ce monde-ci et l'autre. Invoque +la pitié; c'est elle qui te sauvera. Voilà ce que me dit la foule émue +qui m'environne.» Ce dernier vers qui applique tout d'un coup au poëte +ce qu'on croit, dans tout le cours du sonnet, que le poëte, lui-même, +adresse à un inconnu, ajoute aux autres mérites de cette petite pièce, +celui de l'originalité. On peut distinguer encore dans ces poésies, une +ode ou _canzone_ sur la mort de l'empereur Henri VII[477], qui ne manque +ni de naturel ni de noblesse, et deux _canzoni_ satiriques; l'une contre +les Blancs et les Noirs de Florence[478], qui n'est pas d'un sel bien +piquant, l'autre adressée au Dante[479], où il y en a davantage; elle +est dirigée contre une ville où le poëte s'ennuie, et cette ville est +Naples[480], quoique aucun des auteurs qui ont parlé de _Cino_, ne dise +qu'il y ait voyagé[481]. Ou c'est une particularité de sa vie qui leur a +échappé, ou cette satire que les anciens recueils lui attribuent, n'est +pas de lui. + +[Note 476: + + _Homo smarrito, che pensaso vai_, etc. + (Recueil de l'_Allacci_, p. 279.)] + +[Note 477: + + _L'alta virtù che si ritrasse al cielo_, etc. + (Recueil de l'_Allacci_, p. 264 et suiv.)] + +[Note 478: + + _Si m'ha conquiso la selvaggia gente_, etc. + (_Rime dì diversi, etc._ 1740, p. 172.)] + +[Note 479: + + _Deh quando rivedrò 'l dolce paese + Di Toscana gentile? etc._ + (_Ibid._ pag. 171.)] + +[Note 480: Il le dit positivement à la fin: + + _Vera satira mia, va per lo mondo + E di Napoli conta, etc._] + +[Note 481: M. Ciampi, dans ses _Mém. della Vita di M. Cino_, parle +bien d'un Voyage à Naples, mais il fonde l'idée de ce voyage sur cette +satire même, et n'en dit rien autre chose.] + +Ces mêmes recueils contiennent encore des vers de quelques autres poëtes +du même âge, qui eurent plus ou moins de réputation; un _Benuccio +Salimbeni_, un _Bindo Bonichi_, un _Antonio da Ferrara_, un _Franscesco +degli Albizzi_, un _Sennuccio del Bene_, intime ami de Pétrarque, avec +qui tous les autres eurent aussi des liaisons d'amitié. Ce qui reste +d'eux nous les fait voir tous occupés du même sujet, qui est l'amour, et +l'on pourrait en quelque sorte les croire tous amoureux du même objet, +puisqu'aucun d'eux ne dit le nom de sa maîtresse, aucun ne la peint sous +des traits particuliers et sensibles; tous parlent de même de leurs +peines, de leurs soupirs, de leur vie languissante, de la mort qu'ils +implorent, de la pitié qu'on leur refuse, du feu qui les brûle et du +froid qui les glace. Ils suivent obstinément les fausses routes que les +premiers poëtes leur avaient ouvertes dans le treizième siècle. Ils s'y +engagent plus avant: ils défigurent de plus en plus l'expression d'un +sentiment dont ils parlent sans cesse et qu'ils ne peignent jamais: ils +s'écartent de plus en plus de la nature. + +Un grand poëte qui les surpassa tous, fut entraîné trop souvent par leur +exemple; mais lors même qu'il n'écouta comme eux que son esprit, il y +joignit ce qu'ils n'avaient pas, le génie. Il eut ce qui ne leur +manquait pas moins, un sentiment profond dont son esprit; son +imagination et son cœur furent pénétrés toute sa vie; partout où il fut +vrai, touchant, mélancolique, il le fut avec un charme que personne, +excepté Dante, n'avait donné avant lui aux affections douces et tristes. +C'est là ce qui fait aujourd'hui la gloire poétique de Pétrarque, mais +il s'en faut bien que ce soit là tout ce que nous devons considérer en +lui. Le poëte le plus aimable de son siècle, fut à la fois un personnage +politique, un philosophe supérieur aux vaines arguties de l'école, un +orateur éloquent, un érudit zélé pour la gloire des anciens, mais +surtout curieux de tout ce qui pouvait servir à celle de son pays, de +son siècle, et à l'instruction des hommes de tous les pays et de tous +les temps. + + + + +CHAPITRE XII. + +PÉTRARQUE. + +_Notice sur sa Vie_[482]. + + +[Note 482: Il existe un grand nombre de Vies de Pétrarque. La plus +complète est celle que l'abbé de Sade, qui était de la famille de Laure, +a donné sous le titre de _Mémoires pour la Vie de Pétrarque_, Amsterdam, +1764--1767, 3 vol. in-4°. Tout ce qu'on a écrit depuis en français, sur +le mème sujet, en est tiré. Mais quelque soin que l'abbé de Sade eût mis +à ses recherches, il lui est échappé des inexactitudes et des erreurs, +qui se sont multipliées par les copies qu'on en a faites. Il n'y a donc +point encore en français de Vie exacte de Pétrarque: c'est ce qui m'a +engagé à donner plus d'étendue à celle-ci. _Tiraboschi_, en +reconnaissant le mérite et l'utilité du travail de l'abbé de Sade, a +relevé ses fautes avec cette saine critique qui le distingue. (Voy. la +Préface du tome V de son _Histoire de la Littér. ital._; et dans ce même +volume, tout ce qui a rapport à Pétrarque.) M. _Baldelli_ a publié +depuis à Florence un fort bon ouvrage, intitulé: _Del Petrarca e delle +sue opere_, 1797, in-4°., dans lequel il ajoute encore à tout ce que +l'abbé de Sade et Tiraboschi avaient donné de plus satisfaisant et de +meilleur; il a puisé comme eux, mais avec une attention nouvelle, dans +la source la plus riche et la plus pure, les œuvres mêmes de Pétrarque, +et il a consulté des manuscrits qu'ils avaient ignorés. J'ai tiré +principalement de ces trois auteurs la notice que l'on va lire: je l'ai +revue, ayant sous les yeux les œuvres latines de Pétrarque, imprimées, +et de précieux manuscrits. Quelque jugement que l'on porte de la manière +dont j'ai traité ce sujet intéressant, on peut du moins, d'après les +garants que je présente, être parfaitement assuré de l'exactitude et de +la vérité des faits. Ceux dans lesquels je ne m'accorde pas avec l'abbé +de Sade et les autres biographes français, ont été rectifiés ou ajoutés +par _Tiraboschi_ et _Baldelli_. J'ai cru inutile de noter en détail ces +variantes; mais il est bon qu'on en soit averti.] + + + +SECTION Ire. + +_Depuis sa naissance jusqu'à l'an_ 1348. + +La vie de la plupart des hommes célèbres dans les lettres et dans les +arts est peu fertile en événements. Le biographe, qui veut y donner +quelque étendue, est obligé de suppléer à la sécheresse du sujet par les +accessoires dont il l'embellit. Leurs études et leurs travaux +littéraires en font presque le seul fond; et l'Histoire ne peut pas en +tirer un grand parti, si ces études et ces travaux n'ont pas exercé une +grande influence sur les lumières de leur siècle. Les sentiments et les +passions qui les ont agités ont peu d'intérêt, quand ils n'en ont pas +fait le sujet de leurs ouvrages, quand il n'y a pas eu chez eux un +rapport immédiat entre les affections du cœur et les créations du génie: +ces affections sont mises au rang des faiblesses peu dignes d'occuper +une place dans le souvenir des hommes, lorsque ce n'est pas par +l'expression de ces faiblesses mêmes que ceux qui les ont eues s'y sont +placés. + +Il en est tout autrement de la vie de Pétrarque. Evénements, travaux, +passions, tout y intéresse; la carrière d'un homme, qui joua un rôle sur +le théâtre du monde, est en même temps celle d'un savant, littérateur et +philosophe; et les agitations d'une âme tendre et d'un cœur passionné, +quittent en lui le caractère du roman et prennent celui de l'histoire, +parce que ses longues et constantes amours furent l'éternel objet de ses +chants, et par ceux-ci la source même de sa gloire. L'embarras que je +dois éprouver en traitant un sujet si riche est donc de le resserrer +dans de justes bornes; je dois l'assortir à la nature de cet ouvrage +plus qu'à celle du sujet, et ne pas demander à l'attention tout ce +qu'elle m'accorderait sans doute, mais aux dépens des autres objets qui +nous appellent. Vouloir tout dire en trop peu d'espace m'exposerait à +une sécheresse de faits et de style que le nom même de Pétrarque +rendrait plus sensible; je choisirai donc, et je traiterai légèrement ce +qui n'influa ni sur les progrès de son siècle, ni sur les productions de +son génie, pour développer davantage ce qui, sous ces deux rapports, +appartient à l'histoire du cœur humain ou à celle des lettres. + +La famille de Pétrarque était ancienne et considérée à Florence, non par +les titres, les grands emplois ou les richesses, mais par une grande +réputation d'honneur et de probité, qui est aussi une illustration et un +patrimoine. Son père était notaire, comme l'avaient été ses aïeux; et +cette fonction était alors relevée par tout ce que la confiance publique +peut avoir de plus honorable. Il se nommait _Pietro_; les Florentins qui +aiment à modifier les noms, pour leur donner une signification +augmentative ou diminutive, l'appelèrent _Petracco_, _Petraccolo_, parce +qu'il était petit. + +_Petracco_ était ami du Dante, et du parti des Blancs comme lui. Exilé +de Florence en même temps et par le même arrêt, il partagea avec lui les +dangers d'une tentative nocturne que les Blancs firent, en 1304, pour y +rentrer[483]. Il revint tristement à Arezzo, où il s'était réfugié avec +sa femme _Eletta Canigiani_. Il trouva que, dans cette même nuit, si +périlleuse pour lui, elle lui avait donner un fils, après un +accouchement difficile qui avait mis aussi sa vie en danger. Ce fils +reçut le nom de François, _Francesco di Petracco_, François, fils de +_Petracco_. Dans la suite, dès qu'il commença à rendre ce nom célèbre, +on changea par une sorte d'ampliation ce _di Petracco_ en _Petrarcha_, +et ce fut le nom qu'il porta toujours depuis. + +[Note 483: Pendant la nuit du 19 au 20 juillet.] + +Sept mois après, sa mère eut la permission de revenir à Florence; elle +se retira à _Incisa_, dans le Val d'Arno, où son mari avait un petit +bien. C'est là que Pétrarque fut élevé jusqu'à sept ans. Son père +s'étant alors établi à Pise, y appela sa famille, et y donna pour +premier maître à son fils un vieux grammairien nommé _Convennole da +Prato_, mais il n'y resta pas long-temps. Les espérances qu'il avait +fondées sur l'empereur Henri VII, pour rentrer dans sa patrie, furent +détruites par la mort de ce prince; alors _Petracco_ partit pour +Livourne avec sa femme et ses deux fils (car il en avait eu un second +nommé Gérard); ils s'embarquèrent pour Marseille, y arrivèrent après un +naufrage où ils faillirent tous périr, et se rendirent de Marseille à +Avignon[484]. Clément V venait d'y fixer sa cour; c'était le refuge des +Italiens proscrits: _Petracco_ espéra y trouver de l'emploi: mais la +cherté des logements et de la vie l'obligea peu de temps après à se +séparer de sa famille, et à l'envoyer à quatre lieues de là, dans la +petite ville de Carpentras. Pétrarque y retrouva son premier maître +_Convennole_, alors fort vieux, toujours pauvre, et qui, là comme en +Italie, enseignait aux enfans la grammaire et ce qu'il savait de +rhétorique et de logique. _Petracco_ y venait souvent visiter ses +enfants et sa femme. Dans un de ces voyages, il eut le désir d'aller +avec un de ses amis voir la fontaine de Vaucluse que son fils a depuis +rendue si célèbre. Ce fils, alors âgé de dix ans, voulut y aller avec +lui. L'aspect de ce lieu solitaire le saisit d'un enthousiasme au-dessus +de son âge, et laissa une impression ineffaçable dans cette âme sensible +et passionnée avant le temps. + +[Note 484: 1313.] + +C'était avec cette même ardeur qu'il suivait ses études. Il eut bientôt +devancé tous ses camarades. Mais des études purement littéraires ne +pouvaient lui procurer un état. Son père voulut qu'il y joignit celle du +droit, et surtout du droit canon qui était alors le chemin de la +fortune. Il l'envoya d'abord à l'Université de Montpellier, où le jeune +Pétrarque resta quatre ans sans pouvoir prendre de goût pour cette +science, et sentant augmenter de plus en plus celui qu'il avait pour les +lettres, surtout pour Cicéron, à qui, dès ses premières années, il avait +voué une sorte de culte. Cicéron, Virgile et quelques autres auteurs +anciens, dont il s'était fait une petite bibliothèque, le charmaient +plus que les Décrétales; _Petracco_ l'apprend, part pour Montpellier, +découvre l'endroit où son fils les avait cachés dès qu'il avait appris +son arrivée, les prend et les jette au feu; mais le désespoir et les +cris affreux de son fils le touchent; il retire du feu, et lui rend à +demi-brûlés, Cicéron et Virgile. Pétrarque ne les en aima que mieux et +n'en conçut que plus d'horreur pour le jargon barbare et le fatras des +canonistes. + +De Montpellier, son père le fit passer à Bologne[485], école beaucoup +plus fameuse, mais qui ne lui profita pas davantage, malgré les leçons +de Jean d'Andréa, ce célèbre professeur en droit dont j'ai parlé +précédemment[486]. Le poëte _Cino da Pistoia_ était aussi alors +jurisconsulte à Bologne; ce fut le goût de la poésie, et non celui des +lois, qui lia Pétrarque avec lui. Ce goût se développait en lui de plus +en plus; il n'en avait pas moins pour la philosophie et pour +l'éloquence. Il avait vingt ans, et aucune autre passion ne le dominait +encore. Ce fut alors qu'ayant appris la mort de son père, il revint de +Bologne à Avignon, où, peu de temps après, il perdit aussi sa mère, +morte à trente-huit ans. Son frère Gérard et lui restèrent avec un +médiocre patrimoine, que l'infidélité de leurs tuteurs diminua encore: +ils spolièrent la succession et laissèrent les deux pupilles sans +fortune, sans appui, sans autre ressource que l'état +ecclésiastique[487]. + +[Note 485: 1322.] + +[Note 486: Voyez ci-dessus, pag. 299.] + +[Note 487: 1326.] + +Jean XXII occupait alors à Avignon la chaire pontificale. Sa cour était +horriblement corrompue; et la ville, comme il arrive toujours, s'était +réglée sur ce modèle. Dans cette dépravation des mœurs publiques, +Pétrarque, à vingt-deux ans, livré à lui-même, sans parens et sans +guide, avec un cœur sensible et un tempérament plein de feu, sut +conserver les siennes; mais il ne put échapper aux dissipations qui +étaient l'occupation générale de la cour et de la ville. Il fut +distingué dans les sociétés les plus brillantes, par sa figure, par le +soin qu'il prenait de plaire, par les grâces de son esprit, et par son +talent poétique, dont les premiers essais lui avaient déjà fait une +réputation dans le monde. Ils étaient pourtant en langue latine; mais +bientôt, à l'exemple du Dante, de _Cino_ et des autres poëtes qui +l'avaient précédé, il préféra la langue vulgaire, plus connue des gens +du monde, et seule entendue des femmes. Des études plus graves +remplissaient une partie de son temps. Il le partageait entre les +mathématiques, qu'il ne poussa cependant pas très-loin, les antiquités, +l'histoire, l'analyse des systèmes de toutes les sectes de philosophie, +et surtout de philosophie morale. La poésie, et la société, où il +jouissait de ses succès, occupaient tout le reste. + +Jacques Colonne, l'un des fils du fameux Etienne Colonne qui était +encore à Rome le chef de cette famille et de ce parti, vint s'établir à +Avignon peu de temps après Pétrarque. Ils avaient déjà été compagnons +d'études à l'Université de Bologne. C'était un jeune homme accompli, qui +réunissait au plus haut degré les agréments de la personne, les +qualités de l'esprit et celles du cœur. Ils se retrouvèrent avec un +plaisir égal dans le tumulte de la cour d'Avignon, et la conformité des +caractères et des goûts forma entre eux une amitié aussi solide +qu'honorable pour tous les deux. Mais l'amitié, l'étude et les plaisirs +du monde ne suffisaient pas pour remplir une âme aussi ardente: il lui +manquait un objet à qui il pût rapporter toutes ses pensées comme tous +ses vœux, le fruit de ses études, et cet amour même pour la gloire, qui +semble vide et presque sans but dans la jeunesse, quand il n'est pas +soutenu par un autre amour. Il vit Laure, et il ne lui manqua plus +rien[488]. + +[Note 488: 6 avril 1327.] + +Laure, dont le portrait séduisant est épars dans les vers qu'elle lui a +inspirés, et qui ressemblait; dit-on, à ce portrait, était fille +d'Audibert de Noves, chevalier riche et distingué. Elle avait épousé, +après la mort de son père, Hugues de Sade, patricien, originaire +d'Avignon, jeune, mais peu aimable et d'un caractère difficile et +jaloux. Laure, qui avait alors vingt ans[489], était aussi sage que +belle; aucune espérance coupable ne pouvait naître dans le cœur du jeune +poëte. La pureté d'un sentiment que ni le temps, ni l'âge, ni la mort +même de celle qui en était l'objet ne purent éteindre, a trouvé beaucoup +d'incrédules: mais on est aujourd'hui forcé de reconnaître, d'une part, +que ce sentiment fut très-réel et très-profond dans le cœur de +Pétrarque; de l'autre, que si Pétrarque toucha celui de Laure, il +n'obtint jamais d'elle rien de contraire à son devoir. Chanter dans ses +vers l'objet qu'il avait choisi, sans doute s'efforcer de lui plaire, +suivre ses études, cultiver des relations utiles et surtout l'amitié des +Colonne, tel fut, pendant trois ans, tout l'emploi de la vie de +Pétrarque. Jacques Colonne ayant obtenu l'évêché de Lombès, pour prix +d'une action téméraire, qui était plutôt d'un guerrier que d'un +prêtre[490], arracha enfin son ami à cette vie obscure et sédentaire, et +l'emmena dans son évêché[491]. Pétrarque aimait à changer de lieu: +d'ailleurs, il combattait de bonne foi sa passion pour Laure: il crut y +faire, en s'éloignant, une diversion utile, et satisfaire à la fois par +ce voyage, la curiosité, la raison et l'amitié. + +[Note 489: Elle était née en 1307.] + +[Note 490: Ce fut lui qui, étant chanoine de Saint-Jean de Latran +(en même temps qu'il l'était de Sainte-Marie-Majeure, de Cambrai, de +Noyon et de Liége), lorsque l'empereur Louis de Bavière était à Rome, où +il venait de faire déposer Jean XXII, osa paraître dans la place +Saint-Marcel, suivi de quatre hommes masqués, lire publiquement la bulle +d'excommunication et de destitution que le pape avait lancée contre +l'empereur, le déclarer déchu du trône, afficher lui-même cette bulle à +la porte de l'église, soutenir à haute voix que le pape Jean était +catholique et pape légitime, que celui qui se disait empereur ne l'était +pas, mais qu'il était excommunié avec ses adhérents, et qu'il offrait, +lui, Jacques Colonne, de prouver ce qu'il disait, par raisons, et l'épée +à la main, s'il le fallait, en lieu neutre. Il monta ensuite à cheval, +et s'enfuit à Palestrine, sans que personne osât s'y opposer, et sans +être atteint par les gens de l'Empereur, qui apprit ce trait d'audace +lorsqu'il était à Saint-Pierre, et qui donna inutilement ordre d'en +arrêter l'auteur. Ce fut pour cette action plus chevaleresque +qu'apostolique, que ce brave chanoine eut l'évêché de Lombès (Voy. Jean +Villani, _Istor._, l. X, c. 71.)] + +[Note 491: 1330.] + +Lombès, petite ville mal bâtie, et non moins mal située, eût été pour +lui une triste prison, sans la société du jeune prélat et de deux hommes +du plus haut mérite qu'il y avait menés avec lui. L'un était un +gentilhomme romain nommé _Lello_; l'autre, né sur les bords du Rhin, +près Bois-le-Duc, s'appelait Louis. Pétrarque en fit ses amis les plus +intimes. Ce sont eux qu'il désigne si souvent dans ses lettres, l'un +sous le nom de Lœlius, et l'autre sous celui de Socrate. Après un été +aussi agréable qu'il pouvait l'être dans une telle ville, et loin de +Laure, il revint à Avignon avec l'évêque, qui le présenta comme son +meilleur ami à son frère aîné, le cardinal Jean Colonne. + +Ce cardinal ne ressemblait point à la plupart de ses confrères. Il était +tout ce que l'évêque de Lombès promettait d'être un jour, et joignait à +la plus grande simplicité de mœurs, la dignité du caractère et un esprit +aussi délicat qu'éclairé. Il goûta Pétrarque, le logea dans son palais, +et l'admit dans sa société particulière. C'était le rendez-vous de tout +ce qu'il y avait à la cour d'Avignon d'étrangers distingués par leur +rang, leurs talens et leur savoir; et c'est dans ce cercle choisi que +Pétrarque acheva son éducation par celle du monde. Il jouit dans peu de +l'amitié de tous les frères du cardinal, et bientôt après de celle du +chef même de cette famille illustre. Étienne Colonne vint passer +quelques mois à Avignon[492]; l'esprit, l'humeur et les manières de +notre poëte lui inspirèrent une telle tendresse, qu'il ne mit presque +plus de différence entre lui et ses enfants. Pétrarque, déjà passionné +pour l'Italie et pour la grandeur de l'ancienne Rome, puisa dans les +entretiens familiers de ce vieux Romain, un nouvel amour pour sa patrie, +et une aversion plus forte pour tout ce qui pouvait en prolonger les +malheurs, ou en obscurcir la gloire. + +[Note 492: 1331.] + +Cependant son amour pour Laure prenait chaque jour plus de forces. A la +ville, à la campagne, dans le monde et dans la solitude, il ne +paraissait plus occupé d'autre chose. Tout lui en retraçait l'image; et +confondant cet amour avec celui de la gloire poétique, le nom de Laure +lui rappelait la laurier qui en est l'emblême; la vue ou l'idée même +d'un laurier le transportait comme celle de Laure. Ses vers, où il +retraçait toutes les petites scènes d'un amour dont ils étaient les +seuls interprètes, jouent trop souvent sur cette équivoque; mais, comme +beaucoup d'autres jeux de son esprit, celui-ci trouve une sorte d'excuse +dans cette préoccupation continuelle du même sentiment et du même objet. + +Laure l'évitait, ou par prudence, ou peut-être pour qu'il la cherchât +davantage. Il ne la voyait point chez elle. L'humeur jalouse de son mari +ne l'aurait pas souffert. Les sociétés de femmes, les assemblées, les +promenades champêtres étaient les seuls lieux où il pût la voir; et +partout il la voyait briller parmi ses compagnes, et les effacer par ses +grâces naturelles et par l'élégance de sa parure. Ses assiduités étaient +remarquées; Laure se crut obligée à plus de réserve encore, et même de +rigueur. Pétrarque fit un effort pour se distraire d'une passion qui ne +lui causait plus que des peines. Il entreprit un long voyage, et ayant +obtenu, sous différents prétextes, l'agrément de ses protecteurs et de +ses amis, il partit[493], traversa le midi de la France, vint à Paris, +qui lui parut sale, infect, et fort au-dessous de sa renommée, se rendit +en Flandre, parcourut les Pays-Bas, poussa jusqu'à Cologne, toujours, et +à chaque nouvel objet de comparaison, regrettant de plus en plus +l'Italie: de là, revenant à travers la forêt des Ardennes, il arriva à +Lyon, où il séjourna quelque temps, s'embarqua sur le Rhône, et rentra +enfin dans Avignon, après environ huit mois d'absence. + +[Note 493: 1333.] + +Il n'y trouva plus l'évêque de Lombès, que les affaires de sa famille +avaient appelé à Rome. Dans l'éloignement des empereurs et des papes, +les Colonne et les Ursins s'y disputaient le pouvoir. Deux factions +aussi acharnées que l'avaient été à Florence celle des Blancs et des +Noirs, y marchaient sous leurs enseignes. Le parti des Colonne l'avait +emporté dans des actions sanglantes; celui des Ursins méditait sa +vengeance; et Jacques Colonne était allé renforcer de ses conseils et de +son courage sa famille et son parti. L'absence n'avait pu ni guérir +Pétrarque de son amour, ni adoucir les rigueurs de Laure. Il la retrouva +aussi réservée, aussi sévère qu'auparavant. Ce fut alors qu'il prit plus +de goût pour la solitude et surtout pour le séjour enchanté de +Vaucluse[494]. Il s'y retirait souvent: il errait au bord des eaux, dans +les bois, sur les montagnes. Il calmait les agitations de son ame en les +exprimant dans ses vers. Ceux qu'il fit à cette époque de sa vie ont +cette expression vraie et mélancolique qui ne peut venir que d'un cœur +profondément touché. Il cherchait inutilement des consolations dans la +philosophie; il essaya d'en trouver dans la religion. Il avait connu à +Paris un religieux augustin nommé Denis _de Robertis_, né au bourg +St.-Sépulcre près de Florence, l'un des plus savants hommes de son +temps, orateur, poëte, philosophe, théologien et même astrologue. Charmé +de trouver un compatriote dans un pays qu'il regardait comme barbare, il +lui avait ouvert son cœur: il lui écrivit d'Avignon, pour lui demander +des directions dans l'état de souffrance, d'anxiété et presque de +désespoir où il était réduit. Il en obtint sans doute de très-bons +conseils, et prit, pour se guérir de son amour, d'excellentes +résolutions; mais il suffisait d'un coup-d'œil de Laure pour les faire +évanouir. Une maladie singulière et presque pestilentielle, qui se +répandit alors dans le Comtat, pensa la lui ravir, et il l'en aima +encore davantage. + +[Note 494: 1334.] + +Le pape paraissait alors principalement occupé de deux grandes +entreprises; une nouvelle croisade et le rétablissement du saint-siège à +Rome. Dans la première, il fut joué par Philippe de Valois, qu'il en +avait déclaré le chef, et qui en profita pour se faire donner pendant +six ans les décimes du clergé de France; dans la seconde, il amusait +lui-même les Romains et les Italiens de belles promesses, qu'il était +résolu de ne point tenir. Pétrarque trouva dans ces deux projets +quelque diversion à son amour. Il eut, malgré ses lumières, la faiblesse +d'approuver le premier: son amour pour Rome lui fit épouser ardemment le +second; c'est sur les deux ensemble, mais particulièrement sur le projet +de croisade, qu'il adressa une de ses plus belles odes[495] à son ami +l'évêque de Lombès. + +[Note 495: + + _O aspettata in ciel, beata e bella, + Anima_, etc.] + +La mort de Jean XXII fit évanouir ses espérances. Ce pape mourut à +quatre-vingt-dix ans, et conserva jusqu'à la fin sa force de tête et sa +vivacité d'esprit; homme simple dans ses mœurs, sobre, économe si l'on +veut, mais économe jusqu'à la plus sordide avarice de trésors acquis par +la simonie et par de criantes exactions[496]. Entêté dans ses idées et +opiniâtre dans ses desseins, il ne put cependant réussir ni à déposer, +comme il le voulait, l'empereur Louis de Bavière, ni à détruire les +Gibelins en Italie, ni à faire adopter par l'Église son opinion sur la +_vision béatifique_[497]. Il avait eu beau donner de bons bénéfices à +ceux qui lui apportaient en faveur de cette opinion quelques passages +des Pères, persécuter ceux qui l'attaquaient, les emprisonner ou les +citer et les rechercher sur leur foi, il y eut un soulèvement général +contre cette aberration de la sienne; son _infaillibilité_ fut +contrainte d'avouer avant sa mort qu'elle avait été surprise, et il se +rétracta, comme d'une hérésie, de ce qu'il avait employé tant de +violence à faire adopter comme un point de doctrine. + +[Note 496: Il vendait ouvertement les bénéfices, et surtout les +évêchés, dont il s'attribua le premier la nomination, faite jusqu'alors +par les Églises. Avant de conférer les bénéfices, il les laissait vaquer +long-temps et en percevait les revenus, etc. Il amassa un trésor de +quinze millions de florins, selon quelques historiens, et de dix-huit +selon Jean Villani, qui le savait de son frère, banquier du pape à +Avignon, et l'un de ceux qui, après la mort de Jean XXII, furent +employés à compter ce trésor. On n'y comprend pas sept millions en +joyaux, argenterie et vases sacrés. Voyez Giov. Villani, _Istor_, lib. +XI, c. 19 et 201.] + +[Note 497: Il croyait, prêchait et soutenait que les ames des justes +ne jouiraient de la vision intuitive de Dieu, qu'ils ne verraient Dieu +face à face qu'après le jugement universel. En attendant, elles sont, +disait-il, sous l'autel, c'est-à-dire sous la protection de l'humanité +de J.-C. Il fondait son opinion sur ce passage de l'Apocalypse: _Vidi +animas interfectorum propter verbum Dei._ c. 6, v. 19. On dit que cette +opinion n'était pas nouvelle, et que S. Irenée, Tertullien, Origène, +Lactance, S. Hilaire, S. Chrysostôme, etc. avaient pensé comme lui. +_Mém. pour la Vie de Petr._ t. I, p. 252.] + +Jacques Fournier, son successeur sous le nom de Benoît XII, ne remplit +pas plus que lui le vœu de Pétrarque pour le retour de la cour romaine +en Italie, malgré une très-belle épître en vers latins, que le poëte lui +adressa sur ce sujet. Le nouveau pape lui en ôta même tout-à-fait +l'espoir par le soin qu'il prit le premier de bâtir à Avignon un palais +pontifical, et d'encourager, par son exemple, les cardinaux à y élever +pour eux des palais et des tours. Mais il fit pour la fortune de +Pétrarque, qui avait alors trente ans, ce que Jean XXII n'avait pas +fait; il lui donna un canonicat de Lombès et l'expectative d'une +prébende[498]. Notre poëte acquit alors deux nouveaux amis dans Azon de +Corrège et Guillaume de _Pastrengo_, qui étaient venus défendre auprès +du pape les intérêts des seigneurs de Vérone contre les _Rossi_, au +sujet de la ville de Parme; et cette amitié, qui l'engagea, malgré son +aversion pour le barreau, à plaider en public pour Azon, personnellement +attaqué par Marsile _de Rossi_, lui fournit l'occasion de prouver qu'il +eût été le plus grand orateur de son temps, s'il n'eût mieux aimé en +être le plus grand poëte[499]. + +[Note 498: 1335.] + +[Note 499: _Mém. sur la Vie de Pétr._, t. I, p. 274.] + +Parmi ces faveurs de la fortune et ce nouvel éclat de renommée, l'état +de son âme était toujours le même. Au moment où il concevait quelques +espérances, Laure les lui ôtait par de nouvelles rigueurs; et lorsqu'il +se voyait près de vaincre sa passion pour elle, une rencontre, un +regard, un mot plus favorable, le rendait plus amoureux que jamais. Il +prit enfin le parti de se réfugier auprès de son meilleur ami, l'évêque +de Lombès, et de l'aller trouver à Rome, où il était appelé depuis +long-temps. Il s'y rendit par mer, et, dans la traversée de Marseille à +_Civita-Vecchia_ il ne s'occupa que de Laure. A son arrivée, la guerre +entre les Colonne et les Ursins remplissait la campagne de troupes des +deux partis. II se rendit d'abord au château de _Capranica_; l'évêque de +Lombès et son frère même, Etienne Colonne, sénateur, c'est-à-dire +magistrat suprême de Rome, vinrent l'y trouver, et l'emmenèrent à Rome +avec eux[500]. Mais ni l'amitié de toute cette illustre famille, ni +l'admiration que lui inspirèrent les monuments de l'ancienne capitale du +monde, ne purent l'y retenir long-temps. Il reprit le chemin de la +France, et, après quelques voyages sur terre et sur mer, dont on ignore +également les détails et le but, il fut de retour à Avignon dans l'été +de la même année. Quelques mois après, ayant acheté à Vaucluse une +petite maison avec un petit champ, il alla s'y établir avec ses livres, +ses projets de travaux et d'études, et l'ineffaçable souvenir de Laure. + +[Note 500: 1337.] + +Dans cette solitude profonde, pleine de ces beautés agrestes et sauvages +qui ne plaisent qu'aux cœurs sensibles, il resta une année entière, +seul, même sans domestiques, servi par un pauvre pêcheur, et seulement +visité de temps en temps par ses plus intimes amis. L'évêque de +Cavaillon, Philippe de Cabassole, fut bientôt du nombre; Vaucluse était +dans son évêché; il y avait même une maison de campagne. C'était un +homme distingué par ses talents et par l'étendue de ses connaissances; +c'était, comme dit Pétrarque, un petit évêque et un grand homme[501]. +Ils étaient dignes l'un de l'autre; leur liaison ne tarda pas à devenir +une étroite amitié. Pétrarque était appelé de temps en temps à Avignon, +soit par quelques affaires, soit par ces impulsions secrètes qui nous +ramènent souvent, à notre insu, aux lieux mêmes que nous voulons fuir. +Laure qui l'aimait sans se l'avouer peut-être, et qui ne voulait pas le +perdre, employait dans ces petits voyages toutes ces innocentes ruses, +qui sont dit-on, le partage du sexe le plus faible, et qui lui donnent +tant d'empire sur celui qui se dit le plus fort. C'étaient autant +d'événements dans cette passion singulière qui n'en a point d'autres. +Pétrarque de retour dans sa solitude, livré à des agitations toujours +plus fortes, n'avait point de soulagement plus doux que d'épancher dans +ses poésies touchantes les sentiments dont il était comme oppressé. +Parmi celles de cette époque on distingue surtout ces trois célèbres +_canzoni_ sur les yeux de Laure, que les Italiens appellent les trois +Sœurs, les trois Grâces, et dont ils ne parlent qu'avec un enthousiasme +qui ne permet ni la critique, ni même en quelque sorte l'examen. + +[Note 501: _Purvo episcopo et magno viro._] + +Un autre art vint l'aider à retracer les traits de Laure; Simon de +Sienne, élève de _Giotto_, qui venait de mourir, fut appelé à Avignon, +pour embellir de quelques tableaux, le palais pontifical[502]. Pétrarque +obtint de lui un petit portrait de sa maîtresse, et l'en paya par deux +sonnets qui, selon l'expression de Vasari, ont donné plus de renommée à +ce peintre, que n'auraient fait tous ses ouvrages. Laure consentit-elle +à se laisser peindre pour celui qui avait immortalisé sa beauté par des +traits plus durables; ou fut-elle peinte pour sa famille, et Pétrarque +obtint-il seulement du peintre, son ami, une copie de ce portrait; ou +enfin la figure de Laure, frappa-t-elle assez les yeux de Simon Sienne, +pour qu'il pût, après l'avoir vue, en fixer les traits sur la toile? +C'est ce que l'histoire ne dit pas. Ce que l'on sait, c'est qu'elle lui +parut assez belle pour qu'il en ait fait, dans la suite, sous diverses +formes, la figure principale de plusieurs de ses meilleurs tableaux. + +[Note 502: 1339.] + +L'étude n'est pas un remède contre l'amour, c'est au contraire +l'occupation qui s'allie le mieux avec lui; elle entretient l'esprit +dans un état de fermentation, elle lui donne une activité et des élans +qui le mettent en équilibre avec les mouvements du cœur. Dans ses +aspirations vers la gloire, elle promet un noble hommage à la beauté qui +en est digne; elle offre un moyen de plus d'obtenir et de fixer son +choix. Pétrarque, dans sa retraite de Vaucluse, n'oubliait point les +grands projets qu'il y avait apportés; il entreprit, en latin, une +Histoire romaine, depuis la fondation de Rome jusqu'à Titus; les études +qu'il fit pour l'écrire, l'enflammèrent d'une admiration nouvelle pour +Scipion l'Africain, qu'il avait préféré de tout temps à tous les autres +héros de Rome, et il conçut le plan d'un poëme épique en vers latins, +dont la seconde guerre d'Afrique lui fournit le sujet et le titre. Il se +mit aussitôt à l'ouvrage, et travailla avec tant d'ardeur, que, dans +l'espace d'une année, le poëme se trouva déjà assez avancé pour qu'il +pût le communiquer à ses amis. Un poëme de ce genre, était, à cette +époque, une chose si nouvelle, qu'elle devait exciter dans tous ceux qui +en entendraient parler, un redoublement d'admiration pour l'auteur. +Aussi, le bruit en fut à peine répandu, à peine eût-on pu juger par ses +poésies latines déjà connues, de la manière dont il pouvait traiter un +si beau sujet, qu'il devint l'objet de l'attention générale, et d'une +espèce de fanatisme qui lui faisait donner, sur de simples espérances, +les noms de sublime et de divin[503]. + +[Note 503: Tiraboschi, _Istoria della Letter. italiana_, t. V, l. +III, c. 2.] + +Mais il portait plus haut son ambition. Dès sa première jeunesse, il +avait aspiré à la couronne poétique. Il avait obtenu dans le cours de +ses études, si l'on en croit Selden[504], le degré de maître ou de +docteur en poésie; le souvenir des jeux capitolins, où les poëtes +étaient couronnés; la croyance populaire qu'Horace et Virgile l'avaient +été au Capitole, échauffaient son imagination, et lui inspiraient le +désir d'obtenir les mêmes honneurs: enfin le laurier avait pour lui un +attrait de plus par son rapport avec le nom de Laure; mais il était bien +difficile de faire revivre ces antiques usages dans une ville où l'on +n'avait plus depuis long-temps, d'activité que pour les troubles, où les +hommes, plongés dans l'ignorance et dans l'oisiveté d'esprit, n'avaient +plus ni admiration pour la poésie, ni estime pour les poëtes. + +[Note 504: _Titles of Honour_, t. III de ses Œuvres, cité par +Gibbon, _Decline and fall_, etc., c. 70.] + +Sa persévérance et celle de ses amis vinrent à bout de tous les +obstacles: cette couronne, objet de tous ses vœux, lui fut offerte par +une lettre du sénat romain. Il la reçut, à Vaucluse, le 23 août 1340, +et, circonstance bien remarquable, six ou sept heures après, le même +jour, il reçut une lettre pareille, du chancelier de l'Université de +Paris[505], qui lui proposait le même triomphe. Il donna la préférence à +Rome; mais il ne s'y rendit pas directement. Il s'embarqua pour Naples, +où la grande renommée du roi Robert et l'assurance d'en être bien reçu +l'attiraient. C'était, comme nous l'avons vu, le prince le plus célèbre +de l'Europe par son esprit, ses connaissances, et son amour éclairé pour +les lettres. L'opinion qu'on avait de lui en Italie, était telle, que +Pétrarque ne crut point avoir mérité la couronne qu'on lui décernait, si +Robert, après l'avoir examiné publiquement, ne prononçait qu'il en était +digne. Ce roi avait beaucoup contribué à la lui faire offrir. C'était +l'ami de Pétrarque, le bon père Denis, du bourg de Saint-Sépulcre, qui +lui avait ménagé la faveur de Robert, qui avait fait connaître au roi +ses ouvrages, et avait inspiré à ce monarque, une juste admiration pour +le génie de son ami. Robert passa de l'admiration à la confiance. Il +consulta par écrit Pétrarque, sur une épitaphe qu'il avait faite pour sa +nièce qui venait de mourir[506]. Le poëte répondit au roi par de grands +éloges, et sema sa lettre de traits d'érudition et de philosophie, qui +ne pouvaient qu'augmenter l'opinion que Robert avait conçue de lui. Il +écrivit peu de jours après[507] au père Denis, et lui dit +très-clairement, qu'occupé comme il l'était du projet d'obtenir le +laurier poétique, il ne voulait, tout considéré, le devoir qu'au roi +Robert[508]. Cette résolution fut sans doute communiquée au roi. Robert +alors employa son influence, qui était toute puissante à Rome, pour +déterminer le sénat romain. Il désirait avec passion de connaître +personnellement Pétrarque. Il fut charmé de le voir arriver à sa cour, +et flatté du motif qui l'y amenait. Il lui fit l'accueil le plus +distingué, eut avec lui ces entretiens où chacun d'eux se confirma dans +l'opinion qu'il avait conçue de l'autre, et voulut le conduire lui-même +dans les environs de Naples, surtout à la grotte de Pausilippe, et au +prétendu tombeau de Virgile[509]. + +[Note 505: Robert de Bardi. Il était en même temps chancelier de +l'Église métropolitaine de Paris, place qu'il tenait du pape Benoît XII. +Robert de Bardi était Florentin, et ami de Pétrarque.] + +[Note 506: Elle se nommait Clémence, et était veuve de Louis X ou +Louis Hutin, roi de France.] + +[Note 507: La réponse au roi est du 26 décembre 1339, et la lettre +au père Denis, du 4 janvier suivant. La lettre de Robert ne s'est point +conservée; la réponse de Pétrarque et sa lettre au père Denis, ne se +trouvent ni dans l'édition de Bâle, ni dans celle de Genève; mais elles +sont dans le beau manuscrit, n°. 8568, de la Bibliothèque impériale, +_Familiar._ l. IV, ép. 1 et 2.] + +[Note 508: _Nosti enim quod de laurea cogito, quam, singula librans, +prœter ipsum de quo loquimur regem, nulli omninò mortalium debere +institui._ Loc. cit. ép. I.] + +[Note 509: 1341.] + +Le roi fut curieux de connaître le poëme de l'Afrique. Pétrarque lui en +lut quelques livres, dont il fut si enchanté, qu'il témoigna le désir +d'en recevoir la dédicace. Le poëte promit, et il tint parole au prince, +même après sa mort. Robert ne se lassait point d'avoir avec lui, soit +des conférences publiques sur la poésie ou sur l'histoire, soit des +entretiens particuliers. Il en remportait chaque jour plus d'estime. +Voulant donner à ce sentiment un grand éclat, et répondre au vœu que +Pétrarque lui-même avait formé, il lui fit subir publiquement un examen +sur toutes sortes de matières de littérature, d'histoire et de +philosophie. Cet examen dura trois jours, depuis midi jusqu'au soir. Le +troisième jour il le déclara solennellement digne de la couronne +poétique, et consigna dans des lettres-patentes son examen et son +jugement. Dans son audience de congé, après lui avoir fait promettre +qu'il reviendrait bientôt le voir, le roi se dépouilla de la robe qu'il +portait ce jour-là, et la lui donna, en disant qu'il voulait qu'il en +fût revêtu le jour de son couronnement au Capitole: enfin, pour se +l'attacher au moins par un titre, il lui fit expédier un brevet de son +aumônier ordinaire. + +Dans un de leurs derniers entretiens Robert avait demandé à Pétrarque +s'il n'était jamais allé à la cour du roi de France, Philippe de Valois. +Le poëte lui répondit qu'il n'en avait jamais eu la pensée. Le roi +sourit, et lui en demanda la raison. C'est, dit Pétrarque, parce que je +n'ai pas voulu jouer le rôle d'un homme inutile et importun auprès d'un +roi étranger aux lettres. J'aime mieux être fidèle à l'alliance que j'ai +faite avec la pauvreté que de me présenter dans le palais des rois, où +je n'entendrais personne, et où personne ne m'entendrait. Il m'est +revenu, reprit Robert, que son fils aîné ne négligeait pas l'étude. Je +l'ai ouï dire aussi, répartit Pétrarque; mais cela déplaît au père, et +l'on assure, sans que je veuille le garantir, qu'il regarde les +précepteurs de son fils comme ses ennemis personnels; c'est ce qui m'a +ôté jusqu'à la plus légère tentation de l'aller voir. «Alors cette ame +généreuse, c'est Pétrarque lui-même qui le raconte ainsi[510], frémit et +se montra pénétrée d'horreur. Après un moment de silence, pendant lequel +il était resté les yeux fixés sur la terre et l'indignation peinte sur +le visage, il releva la tête en disant: «Telle est la vie des hommes, +telle est la diversité des jugements, des goûts et des volontés. Pour +moi, je jure que les lettres me sont beaucoup plus douces et plus chères +que ma couronne, et que s'il fallait renoncer à l'un ou à l'autre, je me +priverais plus volontiers de mon diadême que des lettres.» + +[Note 510: Ce récit intéressant termine le premier livre de ses +_Rerum memorandarum_, v. Éd. de Bâle, 1581, p. 405.] + +Pétrarque partit enfin de Naples, arriva à Rome le second jour, et fut +couronné solennellement deux jours après au Capitole[511]. Revêtu de la +robe que le roi de Naples lui avait donnée, il marchait au milieu de six +principaux citoyens de Rome, habillés de vert, et précédés par douze +jeunes gens de quinze ans vêtus d'écarlate, choisis dans les meilleures +maisons de la ville. Le sénateur Orso, comte de l'Anguillara, ami de +Pétrarque, venait ensuite accompagné des principaux du conseil de ville, +et suivi d'une foule innombrable, attirée par le spectacle d'une fête +interrompue depuis tant de siècles. L'histoire en a conservé les +détails[512], qui occuperaient ici trop de place. Ils sont faits pour +enflammer l'imagination des amants de la gloire; mais la manière dont +Pétrarque envisageait ce triomphe dans sa vieillesse est capable de la +refroidir. «Cette couronne, écrivait-il[513], ne m'a rendu ni plus +savant, ni plus éloquent; elle n'a servi qu'a déchaîner l'envie contre +moi, et à me priver du repos dont je jouissais. Depuis ce temps, il m'a +fallu être toujours sous les armes; toutes les plumes, toutes les +langues étaient aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis; +j'ai porté la peine de mon audace et de ma présomption.» Au reste il est +peut-être aussi bon pour l'homme qu'inhérent à sa nature, d'éprouver de +fortes illusions dans sa jeunesse, et d'y renoncer à son déclin. + +[Note 511: Le jour de Pâques, 8 avril 1341.] + +[Note 512: Voy. _Rer. ital. script._, vol XII, p. 540, B. C'est vers +la fin des fragments des Annales romaines de _Lodovico Monaldesco_. «_In +questo tempo_, dit l'annaliste, _misser Urso venne a coronar misser +Francesco Petrarca, nobile poeta et saputo, etc._» Et il fait ensuite +la description de toute la cérémonie.] + +[Note 513: _Senit._, I. XV, ép. I.] + +Empressé de reparaître à Avignon avec sa couronne, Pétrarque en reprit +la route peu de jours après, mais par terre, et en traversant la +Lombardie. Il se détourna un peu pour aller voir à Parme son ami Azon de +Corrége et sa famille. C'était le moment où, après avoir commandé dans +cette principauté pour son neveu, _Mastino della Scala_, Azon venait de +s'en rendre maître sous prétexte de l'affranchir. Il retint Pétrarque +auprès de lui par tous les témoignages d'amitié, de confiance; il le +consultait sur son gouvernement, sur ses opérations, sur toutes ses +affaires; il ne lui parlait que du bonheur qu'il voulait répandre, que +de suppression d'impôts, de bonne administration, de libéralités, de +liberté; mais rien ne pouvait changer dans Pétrarque son goût pour le +recueillement, la méditation, la solitude. Dès qu'il pouvait disposer de +lui, il errait dans les environs de Parme avec ses deux compagnes +inséparables, la poésie et l'image de Laure. Il choisit dans la ville +même une petite maison avec un jardin et un ruisseau; il la loua +d'abord, l'acheta ensuite, et la fit rebâtir selon son goût. C'est là +qu'il termina son poëme de l'Afrique; c'est là qu'il aurait passé +l'année peut-être la plus heureuse de sa vie s'il n'y avait été troublé +presque coup sur coup par la perte de ses meilleurs amis. + +Le premier fut un de ses anciens camarades d'études à l'Université de +Bologne[514], et le second, le meilleur et le plus cher de tous, +l'évêque de Lombès. Pétrarque se disposait à l'aller rejoindre dans son +diocèse. Il le vit la nuit en songe; il lui vit la pâleur de la mort. +Frappé de cette vision, il en fit part à plusieurs amis. Vingt-cinq +jours après il apprit que Jacques Colonne était mort précisément le jour +où il lui était apparu. Un esprit faible eût tiré de là des +conséquences. La douleur n'égara point celui du poëte philosophe. «Je +n'en ai pas pour cela, écrivait-il, plus de foi aux songes que Cicéron +qui avait eu, comme moi, un rêve confirmé par le hasard.» Enfin son bon +père Denis du bourg Saint-Sépulcre, mourut aussi à Naples, peu de temps +après[515]. + +[Note 514: _Thomas Caloria_, de Messine.] + +[Note 515: 1342.] + +Ces pertes accumulées firent tant d'impression sur lui, qu'il ne +recevait plus de lettres sans trembler et sans pâlir[516]. Il venait +d'être nommé archidiacre de l'église de Parme; il partageait son temps +entre ses études et les fonctions de sa place, entre son cabinet et son +église. Un événement imprévu l'obligea de repasser les Alpes. Benoît XII +était mort, et Clément VI lui avait succédé. Les Romains envoyèrent au +nouveau pape une députation solennelle, composée de dix-huit de leurs +principaux citoyens, pour lui demander plusieurs grâces, et surtout pour +tâcher d'obtenir de lui qu'il rapportât la tiare aux trois couronnes +dans la ville aux sept collines. Pétrarque, qui avait reçu lors de son +couronnement le titre de citoyen romain, fut du nombre de ces +ambassadeurs, et même chargé de porter la parole. Il quitta, mais à +regret, sa douce retraite, et s'acquitta de sa commission avec son +éloquence ordinaire, mais avec aussi peu de fruit pour l'objet qu'il +avait le plus à cœur, le retour du pape en Italie. Clément VI, né +Français[517], et élevé dans le grand monde, aimait le luxe et le +plaisir; ses manières étaient nobles et polies, son goût pour les +femmes, peu édifiant dans un pape, était accompagné d'autres goûts +délicats qui le rendaient un souverain très-aimable. Sa cour ne fut +guère plus vicieuse que les précédentes, cela eût été difficile, mais +elle fut plus agréable et plus brillante. Il récompensa Pétrarque de sa +harangue par un prieuré dans l'évêché de Pise[518]; et, comme il avait +dans l'esprit toute la pénétration et la culture qui pouvaient lui faire +apprécier le premier homme de son siècle, il l'admit dans sa familiarité +et dans son commerce intime. Pétrarque crut pouvoir en profiter pour le +succès de ses vues sur l'Italie; mais il ne put réussir, même à lui +inspirer le désir de la voir. + +[Note 516: _Fam._, l. IV, ép. 6.] + +[Note 517: Il se nommait Pierre Roger, et avait été chancelier de +France.] + +[Note 518: Le prieuré de _Migliarino_.] + +Il se délassait du spectacle de cette cour, scandaleux et fatigant pour +un esprit aussi sage, dans le commerce de ses deux amis, Lello et Louis, +qu'il nommait toujours Lœlius et Socrate. Il avait revu Laure; le temps, +la persévérance, la gloire qu'il avait acquise, la lui avaient rendue +plus favorable. Elle ne le fuyait plus; et lui, plus amoureux que +jamais, ne cherchait qu'elle dans le monde, ne rêvait qu'a elle dans la +solitude. Un de ses plus chers amis, _Sennuccio del Bene_, poëte +florentin, attaché au cardinal Colonne, et qui vivait dans la société de +Laure, était le confident de ses amours. Mais il n'eut jamais à lui +confier que des peines, des désirs, de faibles espérances; et, loin de +s'affaiblir, sa passion semblait s'accroître: et il aimait ainsi depuis +quinze ou seize ans[519]. Il avait pourtant un autre confident que +_Sennuccio_, c'était le public, c'était le monde entier, où ses poésies +avaient rendu célèbre la beauté de Laure, la délicatesse, la durée; et, +si l'on ose ainsi parler, l'obstination de son amour pour elle. Tous +les étrangers qui venaient à Avignon voulaient la voir; mais déjà le +temps lui imprimait quelques unes de ses traces: quelque surprise +involontaire se mêlait à l'admiration de ceux qui la voyaient pour la +première fois. Pétrarque était aussi fort changé; mais son cœur était +toujours le même, et Laure était, à ses yeux, aussi belle et aussi +touchante que dans la fleur de la jeunesse et dans les premiers temps de +son amour. + +[Note 519: 1343.] + +Une mission politique vint l'en distraire pour quelque temps. Le bon roi +Robert était mort, et n'avait laissé que deux petites filles, dont +l'aînée, Jeanne, avait été mariée à neuf ans avec André, fils du roi de +Hongrie, qui n'en avait que six. Il y avait dix ans de ce mariage, et +les deux jeunes époux, au lieu de prendre du goût l'un pour l'autre, +avaient conçu une aversion qui eut bientôt des suites funestes et +terribles. Robert leur avait laissé en mourant un conseil de régence. Le +pape, seigneur suzerain de Naples, prétendait que le gouvernement du +royaume lui appartenait pendant la minorité de Jeanne; et ce fut +Pétrarque qu'il choisit pour aller faire valoir ses droits. Le cardinal +Colonne, qui avait beaucoup servi à diriger ce choix, en profita, et +chargea l'envoyé du pape de solliciter la liberté de quelques +prisonniers injustement détenus dans les prisons de Naples. Pétrarque, +malgré son aversion pour la mer, prit cette voie, plus courte et plus +sûre, à cause des brigands qui continuaient d'infester l'Italie. Il +trouva la cour de Naples remplie d'intrigues et de divisions qui +présageaient de prochains orages, et gouvernée par un petit moine +cordelier, sale, débauché, cruel et hypocrite, que le roi de Hongrie +avait donné pour précepteur à son fils André, et dont je paraîtrais +former à plaisir le portrait hideux, si je copiais celui qu'en a laissé +Pétrarque[520]. Ce moine, selon l'esprit des gens de sa robe, s'était +emparé du gouvernement des affaires; et c'est avec lui qu'un homme tel +que Pétrarque fut obligé de traiter. + +[Note 520: Pour qu'on ne croie pas que j'exagère, voici +textuellement ce portrait. _Nulla pictas, nulla veritas, nulla fides; +horrendum tripes animal, nudis pedibus, aperto capite, paupertate +superbum, marcidum deliciis vidi, homunculum vulsum ac rubicundum, +obesis clunibus, inopi vix pallio contectum, et bonam corporis partem +industriâ retegentem, utque in hoc habitu non solum tuos (nempe +cardinalis Joannis de Columna) sed romani quoque pontificis affatûs, +velut ex altâ sanctitatis speculâ insolentissimè contemnentem. Nec +miratus sum: radicatam in auro superbiam secum fert; multum enim, ut +omnium fama est, arca ejus et toga dissentiunt, etc._ Familiar. l, V, +ep. 3.] + +Il en fut reçu avec une hauteur et une dureté révoltantes. Pendant les +longueurs de ces deux négociations, il visita de nouveau les environs de +Naples, avec deux de ses amis, Jean _Barili_ et _Barbato_ de Sulmone. La +jeune reine, qui peut-être, sans les intrigues qui l'entouraient et les +mauvais conseils dont elle était obsédée, aurait eu un meilleur sort, +aimait les lettres. Elle eut quelques conversations avec Pétrarque, qui +lui donnèrent pour lui beaucoup d'estime. A l'exemple de son grand-père, +elle se l'attacha par le titre de son chapelain particulier. Mais ni +cette cour, ni les mœurs qu'il y voyait régner, ne pouvaient lui plaire. +Une fête où il fut entraîné sans en connaître l'objet, le décida à en +sortir. Il regardait la cour qui assistait à cette fête en grande pompe, +et entourée d'un peuple immense. Tout à coup il s'élève de grands cris +de joie, Pétrarque se détourne: il voit un jeune homme d'une beauté et +d'une force extraordinaires, couvert de poussière et de sang, qui vient +expirer presque à ses pieds. C'était un spectacle de gladiateurs. +L'horreur qu'il en conçut lui fit hâter son départ. Il n'avait +d'ailleurs pu rien obtenir pour l'élargissement des prisonniers. Quant à +l'affaire de la régence, sur le compte qu'il en avait rendu au pape, +Clément VI, après avoir cassé celle que le roi Robert avait établie, +venait d'envoyer un cardinal légat, pour prendre en son nom le +gouvernement de Naples, jusqu'à la majorité de la reine. Pétrarque put +alors quitter cette ville: il partit en détestant la barbarie de ses +habitants, qui, au lieu des vertus de l'ancienne Rome, n'imitaient que +sa férocité[521]. + +[Note 521: _Famil._, l. V, ép. 5.] + +Il avait été dangereusement malade à Naples; le bruit de sa mort s'était +même répandu dans l'Italie: un médecin de Ferrare, qui était aussi +poëte, se hâta de faire à ce sujet un poëme allégorique et bizarre, +intitulé: _la Pompe funèbre de Pétrarque_[522]. Cette triste folie +accrédita si bien le faux bruit de sa mort, qu'en revenant de Naples, il +fut pris par des hommes crédules pour un spectre ou pour une ombre, et +que plusieurs eurent besoin, pour le croire vivant, de joindre le +témoignage du toucher à celui des yeux. Il se rendit sans difficultés +jusqu'à Parme; mais là, il trouva le pays en feu, les Corrége divisés +entre eux, en guerre avec les princes voisins[523], et bloqués par une +armée ennemie; la Lombardie inondée de compagnies d'armes qui y +mettaient tout au pillage, enfin sa chère Italie en proie aux horreurs +des guerres de parti, et comme au temps des barbares, couverte de sang +en de ruines[524]. Il ne pouvait, sans danger, ni rester à Parme, ni en +sortir. Il préféra ce dernier parti. Ce ne fut qu'avec des risques +infinis et après des accidents graves, qu'il parvint, pour ainsi dire, à +s'échapper de l'Italie. Il se revit avec enchantement dans cette ville +d'Avignon, dont il disait, écrivait et pensait tant de mal, et où il +revenait toujours. Il se hâta d'aller goûter quelque repos dans son +Parnasse transalpin, c'est ainsi qu'il nommait sa maison de Vaucluse. +Son Parnasse cisalpin était à Parme. La ville où habitait Laure, les +campagnes environnantes où elle se promenait souvent, donnèrent une +nouvelle ardeur à son amour, et rendirent à sa verve poétique son +heureuse fécondité. + +[Note 522: Ce médecin se nommait Antoine _de' Beccari_. Pétrarque +était depuis long-temps en liaison avec lui, et ne lui sut point mauvais +gré de cette plaisanterie; il y répondit même par un sonnet, qui est le +95e. du _Canzoniere_. La pièce d'Antoine, qu'on appelle communément +Antoine de Ferrare, se trouve dans le Recueil qui suit _la Bella Mano_, +éd. de Paris, 1595; elle commence par ce vers: + + _Io ho già letto il pianto de' Romani._] + +[Note 523: Azon avait promis de remettre au bout de cinq ans la +ville de Parme à _Luchino Visconti_, qui lui en avait fait obtenir la +seigneurie: le terme arrivé, il la vendit au marquis de Ferrare. Cette +perfidie excita contre lui la haine des _Visconti_, et de leurs alliés +les _Gonzague_; c'était le sujet de cette guerre peu honorable pour les +_Corrége_.] + +[Note 524: 1344.] + +Mais s'il était constant en amour, il avait dans l'esprit une agitation +qui le portait sans cesse à changer de lieu, et qui peut-être avait pour +première cause, son amour même. Cette passion, toujours au même degré de +force, et toujours aussi peu récompensée, lui paraissait peut-être moins +convenable dans un archidiacre de quarante ans. Plusieurs causes lui +rendaient le séjour d'Avignon de plus en plus insupportable. Le luxe et +le désordre des mœurs y étaient au comble: sa fortune n'y avançait +point, et son plus chaud protecteur lui-même, le cardinal Colonne, +n'avait encore rien fait pour lui: Ason de Corrége, réconcilié avec +_Mastino della Scala_, le pressait vivement de revenir. Il prit enfin le +parti de quitter pour toujours Avignon, Laure et Vaucluse. Il eut mille +peines à se séparer du cardinal sans rompre leur amitié. En prenant +congé de Laure, il la vit pâlir, et chancela dans résolutions; mais +enfin il partit[525], alla directement à Parme, où il resta peu de temps +pour ses affaires, et de là, s'embarqua sur le Pô; il descendit à +Vérone, où Azon l'attendait. A peine y était-il établi, que ses +incertitudes recommencèrent. Ses amis d'Avignon faisaient tous leurs +efforts pour l'y rappeler. L'un lui peignait la tristesse et les regrets +de Laure; l'autre le désir que le cardinal Colonne avait de le revoir; +un troisième, le même vœu formé par le pape, et le soin que ce pontife +prenait souvent de s'informer de sa santé. Pétrarque résista quelque +temps, mais il céda, comme il cédait toujours, et revint à Avignon par +la Suisse. + +[Note 525: 1345.] + +L'accueil que lui fit Clément VI, fut proportionné à la crainte qu'il +avait eue de le perdre, et aux progrès de sa renommée qui allait +toujours croissant. Il voulut le fixer par une faveur plus solide. La +charge de secrétaire apostolique était vacante, il la lui offrit. +C'était une place d'intime confiance et de grand crédit, mais laborieuse +et assujétissante; Pétrarque, qui ne voulait point de chaînes, même +dorées, la refusa. Ses autres chaînes, celles que son cœur ne pouvait +briser, devinrent plus légères au moment de son retour. Laure, charmée +de le revoir, le traita mieux; mais bientôt elle reprit ses rigueurs +accoutumées, et la lyre de Pétrarque ses chants plaintifs. + +Jamais elle ne fut plus fertile que cette année[526]. Les moindres +bontés de Laure, et ses fréquentes sévérités, ses maladies, ses +chagrins, les petites querelles qui peuvent exister entre deux amants +qui se parlent à peine, tout dans cette imagination poétique, devenait +un sujet pour ses vers. Un hommage public que reçut la beauté de Laure, +lui en fournit un singulier. Charles de Luxembourg, qui fut peu de temps +après l'empereur Charles IV, était à Avignon. Parmi les fêtes qu'on lui +donna, il y eut un bal paré où l'on avait réuni toutes les beautés de la +ville et de la province. Charles, qui avait beaucoup entendu parler de +Laure, la chercha dans le bal, et l'ayant aperçue, il écarta, par un +geste, toutes les autres dames, s'approcha d'elle et lui baisa les yeux +et le front. Tout le monde applaudit, et Pétrarque, selon sa coutume, +célébra cet événement par un sonnet[527]. Il avoue, dans le dernier +vers, que cet acte, un peu étrange, le _remplit d'envie_[528]; le terme +est doux, pour exprimer un sentiment qui ne devait pas l'être. Il +fallait, on en conviendra, que l'illusion des priviléges du rang fût +bien forte, pour qu'un amant pût prendre plaisir à voir un prince jeune +et galant, imprimer un baiser sur le front et surtout sur les yeux de +sa maîtresse! + +[Note 526: 1346.] + +[Note 527: _Real natura, angelico intelletto_, etc.] + +[Note 528: + + _M'empiè d'invidia l'atto dolce e strano_,] + +Telle était la mobilité du génie de Pétrarque et la souplesse de son +esprit, qu'il passait rapidement de ses rêveries d'amour à des études +graves, à des méditations philosophiques et même pieuses. Un voyage +qu'il fit à la Chartreuse de Moutrieu[529], où son frère Gérard avait +pris l'habit depuis cinq ans, lui laissa des impressions auxquelles il +obéit dès qu'il fut de retour à Vaucluse; il y composa un traité _du +Loisir des Religieux_[530], qu'il envoya aussitôt à ces bons pères, et +dont l'objet était de leur faire sentir les douceurs et les avantages de +leur état, comparé à la vie inquiète et agitée des gens du monde[531]. +Que l'état monastique eût des avantages pour ceux qui le professaient, +quand ils avaient pu vaincre les affections les plus naturelles et les +plus douces, cela n'a jamais été mis en question; la vraie question +était de savoir de quelle utilité il pouvait être pour la société civile +qu'une classe nombreuse d'hommes jouit de tels avantages, en consommant +une partie considérable de ses produits, sans prendre la moindre part +aux travaux, aux dangers et aux agitations qu'elle impose. Mais cette +question est décidée, ou plutôt n'en est plus une depuis long-temps. + +[Note 529: 1347.] + +[Note 530: _De otio religiosorum_.] + +[Note 531: _Mém. pour la Vie de Pétrarque_, t. II, p. 315.] + +Un objet plus grand et d'un plus haut intérêt, vint réclamer l'attention +de Pétrarque. On a vu quels avaient toujours été son amour pour +l'Italie, son admiration pour Rome, quels étaient ses vœux pour sa +prospérité et pour sa grandeur. Il crut qu'ils allaient être réalisés +par un homme qu'il connaissait, et que peut-être il avait entretenu +autrefois du désir d'une révolution pareille. Parmi les dix-huit +embassadeurs que la ville de Rome avait envoyés à Clément VI, et du +nombre desquels avait été Pétrarque, se trouvait un homme obscur, fils +d'un cabaretier et d'une porteuse d'eau, mais qui s'était donné à +lui-même une éducation au dessus de son état, et qui, dès sa jeunesse, +s'était rempli l'imagination des grands auteurs de l'ancienne Rome, et +de l'étude de ses vieux monuments. On l'appelait _Cola di Rienzi_, +c'est-à-dire Nicolas, fils de Laurent[532]. Un enthousiasme égal pour +les mêmes objets, forma entre Pétrarque et lui, réunis dans la même +embassade, des liens assez étroits d'amitié. Depuis long-temps ils +s'étaient perdus de vue, lorsque Pétrarque apprit, d'abord par la voix +de la renommée, et ensuite par les couriers envoyés à la cour d'Avignon, +que ce Rienzi avait rétabli la liberté romaine, et chassé les nobles qui +en étaient les tyrans; qu'il avait été revêtu par le peuple d'une +dictature voilée sous la titre modeste du tribun; que son gouvernement +s'annonçait par une conduite ferme et des réglements sages; que ses vues +s'étendaient sur l'Italie entière; que déjà la plupart des villes, et +même par politique la plupart des princes, lui avaient adressé des +députations ou des lettres; qu'enfin Rome et l'Italie allaient sortir, +sous ses auspices, de l'état de trouble, de servitude et d'anarchie où +elles étaient plongées. + +[Note 532: _Filius Laurentii_; par corruption en latin _Rentii_, en +vulgaire _Renzi_ et _Rienzi_.] + +Transporté de joie à ces nouvelles, il écrivit à Rienzi, une lettre +éloquente, pour le féliciter de ses succès, et l'encourager dans son +entreprise. Il le défendit avec toute la chaleur et l'énergie de la +persuasion et de l'amitié à la cour du pape. La première impression y +avait été celle d'une terreur panique, et malgré les moyens adroits que +le Tribun avait employés pour se rendre cette cour favorable, il s'en +fallait beaucoup qu'il obtînt une approbation aussi générale que l'avait +été la terreur. Bientôt les folies de Rienzi diminuèrent encore le +nombre de ses partisans, et redonnèrent à ses ennemis plus d'audace. +Pétrarque les ignorait ou refusait d'y croire, et continuait de +correspondre avec lui sur le ton de l'amitié, de l'approbation et du +conseil. Il voulut aller lui-même le diriger et le soutenir. Tous ses +anciens motifs pour s'établir définitivement en Italie, se présentèrent +de nouveau à son esprit. Ses amis de Lombardie et de Toscane, +renouvelèrent leurs instances. Il dit encore une fois adieu à ceux +d'Avignon, à son Parnasse de Vaucluse, au pape, au cardinal Colonne, à +sa chère Laure. Il la vit dans un cercle de femmes où elle allait +ordinairement; elle était sans parure, sérieuse et pensive. Son air +était plus triste encore qu'à leurs premiers adieux. Son amant ému +jusqu'aux larmes, se retira sans rien dire, en s'efforçant de les +cacher. Laure le suivit avec un regard si pénétrant et si tendre, qu'il +fut toujours gravé dans sa mémoire et dans son cœur. De tristes +présentiments semblaient dire à l'un et à l'autre qu'ils ne se verraient +plus. + +En arrivant à Gênes, d'où il comptait aller à Florence, Pétrarque apprit +que son tribun ne faisait plus à Rome, que des folies. Il changea +d'avis, se rendit à Parme, et des nouvelles plus tristes encore lui +annoncèrent le massacre de tous les nobles romains et celui de la +famille presque entière des Colonne, fait par les ordres de Rienzi. +Cette catastrophe lui causa la plus vive douleur, mais il ne perdait pas +encore l'espérance de voir Rome libre, et il aurait tout souffert à ce +prix. Aucune illustre famille, écrivait-il, ne m'est aussi chère dans +le monde; mais la république; mais Rome; mais l'Italie, me sont encore +plus chères[533]. Il ne garda cependant pas long-temps l'illusion qui +lui faisait supporter ce désastre. La chute de Rienzi était inévitable; +il tomba, et _son œuvre fantastique_, comme l'appelle Villani[534], fut +renversée avec lui. Pétrarque, tristement détrompé, passa de Parme à +Vérone. Il y éprouva, le 25 janvier 1348, une secousse de ce terrible +tremblement de terre dont parlent tous les historiens de ce temps. La +superstition crut qu'il avait était annoncé par une colonne de feu qu'on +avait vue à Avignon, environ un mois auparavant sur le palais du pape; +elle put aussi le regarder comme l'annonce d'une calamité la plus +terrible, de cette peste affreuse qui, après avoir dévasté l'Asie, et +ravagé les côtes d'Afrique, apportée de là en Sicile, se répandit cette +même année en Italie, en Espagne, en France, et changea partout en +déserts les villes et les campagnes. + +[Note 533: _Famil._, l. II, ép. 16. _Nulla toto orbe principum +familia carior, carior tamen respublica, carior Roma, carior Italia._] + +[Note 534: _Per li savi è discreti si disse in fino allora che la +detta impresa del tribuno era una opera fantastica e da poco durare._ + + (L. XII, c. 89.)] + +Pendant les premiers mois de cette fatale année, lorsque la peste +n'avait fait encore que peu de progrès, Pétrarque fit de petits voyages +à Parme, à Padoue, partout accueilli par l'admiration et par l'amitié. +De retour à Vérone, il perd plusieurs de ses amis; il apprend que la +contagion a gagné le Comtat; il se rappelle dans quel état il a laissé +ce qu'il a de plus cher au monde. Des pressentiments funestes, des +songes lugubres, de continuelles terreurs l'agitent. L'esprit toujours +tendu sur Avignon, l'âme élancée, pour ainsi dire, vers son malheur, il +voudrait hâter les courriers; mais les communications sont rompues, les +courriers n'arrivent qu'avec d'insupportables lenteurs. Le 19 mai, il +espérait encore; et depuis plus de quarante jours l'objet de tant +d'espérances et de tant de craintes n'était plus. Laure était morte, le +6 avril, environnée à ses derniers moments de ses parentes, de ses +amies, qui bravaient, pour lui rendre ces tristes devoirs, l'effrayante +contagion dont elle mourait victime, tant elle était bonne et aimable +pour elles, tant elle avait su s'en faire aimer! Par une fatalité +singulière, elle mourut dans le même mois, le même jour et à la même +heure que Pétrarque l'avait vue pour la première fois. Que devint-il à +cette affreuse nouvelle? Personne n'a entrepris de le peindre; mais le +reste de sa vie prouve quelle fut sa douleur; il ne cessa, jusqu'à la +fin, de s'occuper de Laure. Ses souvenirs, ses regrets, ses chants s'en +nourrirent sans cesse. Il perdit avec elle ce qui lui restait de goût +dans le monde; il en prit un plus vif pour la retraite et pour la +solitude, où il pouvait ne s'entretenir que d'elle, et où il la +retrouvait toujours. + +On voudrait connaître l'objet d'une passion si constante; on désirerait +pouvoir se le représenter sous des traits sensibles, et il n'est point +d'imagination qui n'essaie de s'en tracer le portrait; mais +l'imagination peut s'en épargner les frais. Ce portrait est répandu dans +des poésies où il est à l'abri du temps et des siècles. En le +dépouillant de ses ornemens, ou, si l'on veut, de ses exagérations +poétiques, et ne laissant que ce qui paraît être l'exacte vérité, on +voit que Laure était une des plus aimables et des plus belles femmes de +son temps. Ses yeux étaient à-la-fois brillants et tendres, ses sourcils +noirs et ses cheveux blonds; son teint blanc et animé, sa taille fine, +souple et légère: sa démarche, son air avaient quelque chose de céleste. +Une grâce noble et facile régnait dans toute sa personne. Ses regards +étaient pleins de gaîté, d'honnêteté, de douceur. Rien de si expressif +que sa physionomie, de si modeste que son maintien, de si angélique et +de si touchant que le son de sa voix. Sa modestie ne l'empêchait pas de +prendre soin de sa parure, de se mettre avec goût, et lorsqu'il le +fallait avec magnificence. Souvent l'éclat de sa belle chevelure était +relevé d'or ou de perles; plus souvent elle n'y mêlait que des fleurs. +Dans les fêtes et dans le grand monde, elle portait une robe verte +parsemée d'étoiles d'or, ou une robe couleur de pourpre, bordée d'azur +semé de roses, ou enrichie d'or et de pierreries. Chez elle, et avec ses +compagnes, délivrée de ce luxe, dont on faisait une loi dans des cercles +de cardinaux, de prélats et à la cour d'un pape, elle préférait, dans +ses habits, une élégante simplicité. + +Avec tout ce qui inspire les désirs, Laure avait ce qui les contient et +ce qui imprime le respect. Ses yeux semblaient purifier l'air autour +d'elle, et rien que de chaste comme elle n'aurait osé l'approcher. Elle +n'était pourtant pas insensible. Sa pâleur, sa tristesse quand son amant +s'éloignait d'elle, quelques mots, quelques doux reproches dont on voit +les traces dans les vers de Pétrarque, et quelques particularités que +l'on peut recueillir dans ses autres ouvrages, le prouvent assez; mais +jamais l'impression qu'un si long amour, des soins si soutenus et si +tendres, firent sur son cœur, ne coûtèrent rien à sa sagesse. Tout +l'esprit naturel que peut avoir une femme, toute l'adresse qu'elle peut +employer pour retenir en même temps qu'elle enflamme, pour alimenter +l'espérance sans donner des droits, elle sut en faire usage; et c'est +ainsi qu'elle parvint à captiver, pendant vingt ans, le plus grand génie +et l'homme le plus passionné de son siècle. + +J'ai déjà dit que la pureté de ce sentiment a trouvé un grand nombre +d'incrédules. Ajoutons que malheureusement elle en doit trouver plus que +jamais. Les preuves en sont pourtant irrécusables; mais pour les +connaître il faut lire, ce qui fatigue beaucoup d'esprits; et pour les +admettre il faut avoir en soi l'amour du beau et de l'honnête, devenu +plus rare encore que le goût de la lecture et de l'étude. On avait cru +que la corruption des mœurs était au comble quand on parvint à jeter du +ridicule sur la vertu; il était cependant encore un degré de plus à +atteindre: on ne prend la peine de se moquer que de ce qui existe, et la +vertu a cessé d'être un ridicule aux yeux du monde, en devenant pour lui +un être de raison. Il est vrai qu'il ne s'agit pas seulement ici de +croire à une affection vertueuse et délicate, mais au sacrifice absolu +des penchants que la nature donne, que l'on peut combattre sans doute, +mais que l'on est plus sûr de vaincre dans l'absence des passions et +dans le silence du cœur, que dans cette fermentation des sens, source +première et compagne presque toujours inséparable de l'amour. Ce ne +serait pas faire injure à la noblesse de cette passion et à sa pureté, +que d'examiner ce qui put la maintenir si long-temps dans des bornes si +aisées à franchir; on pourrait rechercher ce qui la rend vraisemblable, +sans l'admirer, sans la respecter moins, et l'expliquer ne serait pas +l'avilir; mais ces explications pourraient nous mener loin, et +conviendraient d'ailleurs moins ici que dans un cours de philosophie +morale. Tenons-nous-en donc à deux faits, qui peut-être font +disparaître de cet amour une partie de ce qu'il y a de romanesque et de +merveilleux, mais qui, en le ramenant au vrai, le rendent aussi plus +croyable. + +Laure avait un mari dont son cœur n'avait pas fait choix; mais cette +union lui imposait des devoirs: non-seulement elle était mère, mais, par +une fécondité peu commune, elle le fut onze fois, et neuf de ses enfants +lui survécurent. Il ne manquait à la prospérité de son hymen que +l'amour; et si celui de Pétrarque toucha son cœur, il est aisé de +concevoir comment, parmi tant de soins domestiques, et de si fréquentes +épreuves pour sa santé, elle ne permit à ce sentiment de lui offrir que +les seules consolations dont elle eût besoin. Pétrarque était libre; la +licence des mœurs de ce siècle ne faisait pas regarder comme un obstacle +aux jouissances les fonctions ecclésiastiques dont il était revêtu. Son +tempérament le portait aux plaisirs de l'amour, comme la sensibilité de +son âme le rendait susceptible de ses plus douces émotions. Quelque +délicate que soit dans toutes ses poésies l'expression de son amour, on +voit que si Laure lui eût permis quelques espérances, il les eût portées +très-loin: un sentiment purement platonique ne donne point les +agitations et le trouble où on le voit sans cesse plongé. Si l'on peut +croire que, dans ses vers, c'était plutôt la chaleur de l'imagination +que le désordre des sens et les tourmentes du cœur qui lui dictaient +des expressions si passionnées, qu'on lise ses lettres et ses autres +œuvres latines; on y verra que partout et à tout propos, du ton le plus +sérieux et le plus sincère, il se plaint de ces combats qu'il éprouve, +de ces mouvements impétueux qui le bouleversent, et de ces feux qui le +consument. + +Enfin, il le faut avouer, il chercha, sinon un remède, au moins une +diversion à cette passion si impérieuse et si violente, dans quelques +liaisons passagères dont il rougissait sans doute, puisque nulle part il +n'en a nommé les objets, quoiqu'il parle, dans plusieurs endroits de ses +lettres, de deux enfants naturels qui en avaient été le fruit. Je sais +ce qu'en lisant ceci on en peut tirer d'avantages, et contre Pétrarque, +et en général contre les hommes; je ne défendrai ni sa cause ni la +nôtre; et c'est encore une question à renvoyer au cours de philosophie +morale. Mais que conclure de ces faits? que Laure ne lui permit jamais, +qu'il ne se permit jamais avec elle que l'expression d'un amour pur; que +cet amour fit quelquefois le tourment, mais encore plus le bonheur comme +la gloire de sa vie; que ce fut, comme il l'avoue cent fois, ce qui le +retira des sentiers du vice, et ce qui le maintint dans le chemin de la +vertu; que s'il eut la faiblesse de céder à l'entraînement des sens, à +celui de l'exemple, et peut-être à d'autres séductions, il se releva +toujours, soutenu comme il l'était, par un sentiment qui ne pouvait +admettre long-temps ce bas et impur alliage; qu'enfin si l'on refusait +de croire à une passion de vingt années, exempte d'erreurs et de désirs +vulgaires, ces erreurs et ces désirs dirigés vers un autre objet, +doivent lui concilier plus de croyance; mais que dans un amour si +constant, exprimé avec tant d'élévation et tant de charme, avec des +couleurs si vives, si fort au-dessus des conceptions ordinaires, si +dignes d'un objet céleste et presque divin, il reste encore, malgré ces +faiblesses, un phénomène du génie et du cœur qui dut remplir d'un noble +orgueil l'âme de Laure, et que lui envieront sans doute à jamais toutes +les femmes aimables, fières et sensibles. + + + +SECTION DEUXIÈME. + +_Depuis 1348 jusqu'à la mort de Pétrarque. Son influence sur l'esprit de +son siècle et sur la renaissance des lettres._ + + +Pétrarque pleurait depuis deux mois la mort de Laure, quand une autre +perte douloureuse lui fit verser de nouvelles larmes. Le cardinal +Colonne, son protecteur et son ami, mourut à Avignon[535], soit de la +peste, qui emporta cette année cinq cardinaux, soit des suites du +profond chagrin que lui donna la catastrophe ou sa famille presque +entière avait péri. De toute cette famille, peu de temps auparavant si +nombreuse et si puissante, il ne restait donc plus que le vieux Étienne +Colonne. Ainsi se vérifia une prédiction singulière de ce vieillard, +dont Pétrarque nous a conservé le souvenir. Plus de dix ans auparavant, +Étienne s'entretenait librement avec lui à Rome, sur ses affaires +domestiques, sur les guerres dans lesquelles il s'était engagé avec les +Ursins, et qui pouvaient être, après sa mort, pour sa famille, un +héritage de haines, de querelles et de dangers. Après s'être expliqué +franchement sur tous les autres points: «Quant à ma succession, +ajouta-t-il, en regardant fixement Pétrarque, et les yeux mouillés de +larmes, je voudrais, je devrais en laisser une à mes enfants; mais les +destins en ont disposé autrement. Par un renversement de l'ordre de la +nature, que je ne saurais trop déplorer, c'est moi, c'est ce vieillard +décrépit que vous voyez, qui héritera de tous ses enfants[536].» Il ne +leur survécut pas de beaucoup, et mourut lui-même peu de temps après. + +[Note 535: 1348.] + +[Note 536: _Famil._, l. VIII, ép. I.] + +La mort du cardinal Colonne dispersa les amis que Pétrarque avait encore +auprès de lui. Socrate resta à Avignon, d'où il fit de nouveaux efforts +pour y rappeler son ami. Un Romain, nommé Luc Chrétien, à qui Pétrarque +avait résigné son canonicat de Modène, quand il fut fait archidiacre de +Parme, et Mainard Accurse, descendant du fameux jurisconsulte de +Florence, retournèrent en Italie pour le voir et s'arranger avec lui sur +le plan de vie qu'ils devaient suivre[537]. Le jour qu'ils arrivèrent à +Parme, il en était parti pour un petit voyage à Padoue et à Vérone. +Pétrarque, de retour au bout d'un mois, apprit avec un vif regret +l'occasion qu'il avait manquée; il leur députa un de ses domestiques, +qu'il vit bientôt revenir avec les nouvelles les plus affreuses. En +approchant de Florence, ils avaient été assassinés par des brigands. +Mainard Accurse était mort, et Luc était mourant de ses blessures. Ces +brigands étaient des bannis de Florence, soutenus par les Ubaldini, +maison ancienne et puissante, qui possédait, près de Mugello, plusieurs +forteresses dans l'Apennin. Ils y donnaient retraite aux bandits, +favorisaient leurs voleries, et partageaient avec eux le butin[538]. +Pétrarque, pénétré de douleur, écrivit une lettre véhémente aux prieurs +et au gonfalonnier de la république, pour leur demander vengeance de cet +assassinat. Il l'obtint. Les Florentins envoyèrent contre les Ubaldini +et leurs brigands, une armée qui fit le dégât sur leurs terres, et prit +en moins de deux mois leurs châteaux. Ainsi, la Toscane dut sa +tranquillité aux réclamations éloquentes d'un de ses concitoyens encore +banni de son sein, ou du moins fils d'un banni, et à qui les biens de sa +famille n'avaient pas encore été rendus. + +[Note 537: 1349.] + +[Note 538: _Mém. pour la vie de Pètr._, t. III, l. IV, p. 20.] + +D'autres intérêts, des pertes plus sensibles l'occupaient. A celles +qu'il avait déjà faites, se joignit, cette même année, la mort de +plusieurs de ses anciens et de ses nouveaux amis. Parmi les anciens, il +pleura surtout le bon _Sennuccio del Bene_, le plus intime confident de +ses amours. Il voyagea dans la Lombardie pour se distraire et pour se +serrer, en quelque sorte, auprès des amis qui lui restaient. Le vieux +Louis de Gonzague, seigneur de Mantoue, l'appelait depuis long-temps à +sa cour. Il y alla passer quelques moments dont il profita pour visiter +le petit village d'Andès, caché aujourd'hui sous le nom obscur de +_Pietola_, mais qui sera célèbre, dans tous les temps, par la naissance +de Virgile. Parmi ces chagrins et ces distractions, un grand objet +revenait souvent à sa pensée: c'était le sort de l'Italie, toujours +déchirée par les guerres que s'y faisaient de petits princes, dont aucun +ne devenait assez puissant pour en fixer la destinée. Depuis la chute de +Rienzi, à qui il ne s'était attaché que dans cette espérance, Pétrarque +n'en conçut une nouvelle que lorsqu'il crut Charles de Luxembourg +disposé à descendre en Italie. La bonne intelligence de cet empereur +avec le pape, le rendait propre à réunir le parti Guelfe au parti +Gibelin; Pétrarque lui écrivit à ce sujet une lettre remplie d'art, +d'éloquence et de force[539]. Charles IV y répondit, mais, ce qui n'est +pas encourageant pour les hommes le plus en état de donner aux princes +les conseils qu'il leur importerait le plus de suivre, il n'y répondit +que trois ans après. + +[Note 539: 1350. Cette lettre est imprimée dans l'édition de Bâle, +1581, page 531, non parmi les épîtres, mais sous ce titre particulier: +_De pacificandâ Italiâ exhortatio_.] + +Un grand mouvement, non pas politique, mais religieux, se dirigeait +alors vers Rome. Le jubilé de 1350 y était ouvert. Pétrarque y voulut +aller, soit pour gagner les indulgences, soit pour revoir le théâtre de +son triomphe poétique, ou simplement pour obéir à cette inquiétude +naturelle que le portait sans cesse à changer de lieu. Il partit de +Parme, et se dirigea par la Toscane: il entra pour la première fois à +Florence, où le temps de la justice n'était pas encore venu pour lui, +mais où il avait à voir ce qui partout l'intéressait le plus, des amis. +Un homme presque aussi célèbre que lui dans la littérature de ce siècle, +Jean Boccace était du nombre. Il était plus jeune de neuf ans. Ils +s'étaient connus à Naples, où des rapports de goûts, d'objets d'étude et +de caractère les avaient liés. Ils resserrèrent à Florence les nœuds de +leur amitié, qui dura autant que leur vie. + +Dans la route de Florence à Rome, que Pétrarque faisait à cheval, il +éprouva un accident[540] qui le retarda de quelques jours, et le retînt +au lit pendant plusieurs autres, après qu'il y fut arrivé. Sa pieuse +impatience souffrait beaucoup de ces retards. Elle était en lui +très-réelle. Il s'était disposé avec autant de sincérité que d'ardeur, à +tirer tout le fruit possible de cette institution alors nouvelle[541], +qui attirait à Rome un prodigieux concours; le fruit principal qu'elle +eut pour lui eût été plus miraculeux quelques années auparavant, lorsque +Laure, encore vivante, et toujours aimée, le rendait plus difficile à +obtenir. Ce fut alors, pour me servir de ses expressions, que Dieu lui +fit la grâce de le délivrer tout-à-fait de ce goût pour les femmes qui +l'avait si fortement tyrannisé depuis sa jeunesse. Mais au reste, à en +juger par les paroles méprisantes dont il se sert, et que je me garderai +bien de traduire[542], il n'était ici question ni de cet amour pur, +angélique, et presque surnaturel, dont Laure voulut être aimée, ni même +de cet amour conforme à la fois et à la faiblesse humaine, et au goût +des âmes délicates, où l'on se donne tout entier l'un à l'autre, où les +plaisirs du cœur épurent et ennoblissent d'autres plaisirs. La grâce +qu'il obtint n'eut pour objet que ce penchant vague et général, qui +conduit plutôt au libertinage qu'à l'amour, et dont nous avons vu que +l'amour même ne l'avait pas toujours garanti. Quoi qu'il en soit, c'est +au jubilé que Pétrarque attribue cette révolution qui se fit en lui, +mais dans laquelle, sans qu'il le dise, le progrès de l'âge aida +peut-être un peu la grâce. + +[Note 540: Le cheval d'un vieil abbé qui marchait à sa gauche, +voulant frapper le sien, détacha un coup de pied qui atteignit Pétrarque +au-dessous du genou; la plaie qu'il lui avait faite s'envenima; il fut +obligé de s'arrêter trois jours à Viterbe, et eut ensuite beaucoup de +peine à se traîner jusqu'à Rome.] + +[Note 541: On croit qu'elle eut pour origine le souvenir des jeux +séculaires de l'ancienne Rome. De siècle en siècle, il se trouvait +toujours quelques gens attachés aux anciens usages, qui se rendaient à +Rome, parce que d'autres s'y étaient rendus un siècle auparavant. En +1300, Boniface VIII accorda de grandes indulgences à tous les fidèles +qui iraient pendant cette année, _et toutes les centièmes années +suivantes_, visiter l'église du prince des apôtres. Le gain que les +Romains y firent, les engagea à obtenir de Clément VI que le terme fût +réduit à cinquante ans. Ce fut alors qu'ils donnèrent à cette +institution, qui était un sujet de jubilation pour eux, le nom de +jubilé. Urbain VI trouva une nouvelle raison pour le réduire à +trente-trois ans, c'est que J.-C. avait passé ce nombre d'années sur la +terre; et Paul II, eu égard à la fragilité humaine, ordonna qu'il serait +ouvert tous les vingt-cinq ans. (_Mém. pour la Vie de Pétrarque_, t. +III, p. 76 et 77.)] + +[Note 542: _Pestis illa..... ea fœditas_. (_Senil._, l. VIII, ép. +I.)] + +Il revint à Florence, en passant par Arezzo, lieu de sa naissance, où il +fut reçu avec tous les honneurs dus à son mérite et à sa renommée. Une +des choses qui le flatta le plus, fut d'être conduit, sans s'en douter, +par les principaux de la ville, à la maison où il était né, et +d'apprendre d'eux, que le propriétaire avait voulu plusieurs fois y +faire des changements, mais que la ville s'y était toujours opposée, +exigeant que l'on conservât dans le même état, le lieu sacré par sa +naissance[543]. De Florence, il se rendit à Padoue[544]. Un nouveau +chagrin l'y attendait. Jacques de Carrare en était maître; c'était un +des seigneurs les plus aimables, et qui témoignait à Pétrarque le plus +d'amitié: c'était auprès de lui qu'il revenait, et, en arrivant, il +apprit sa mort. Jacques de Carrare venait d'être assassiné dans son +palais, par un de ses parents[545], qu'il y avait élevé et nourri. +Quelque aversion que ce crime donnât à Pétrarque pour le séjour de +Padoue, il y resta encore quelque temps. Il y était trop près de Venise, +pour qu'il n'allât pas quelquefois dans cette ville qu'il appelait _la +merveille_ des cités. Il y fit connaissance et bientôt amitié avec le +célèbre doge André Dandolo, brave guerrier, habile politique, homme +distingué dans les lettres, et chef d'une république dont il fut le +premier historien[546]. La guerre était alors prête à éclater entre +Venise et Gênes. Pétrarque, qui voyait dans cette guerre la perte de +l'une ou de l'autre république, et de nouveaux malheurs pour l'Italie, +écrivit au doge, son ami, et réunit dans sa lettre, tous les motifs qui +pouvaient engager les Vénitiens à la paix. Dandolo loua beaucoup, dans +sa réponse, l'éloquence de Pétrarque; mais malheureusement pour lui et +pour Venise, il ne suivit point son conseil. + +[Note 543: Ces attentions délicates seraient dignes d'un siècle où +la civilisation serait plus perfectionnée; ou peut-être nous +exagérons-nous la grossièreté de ce siècle et la civilisation du nôtre.] + +[Note 544: 1352.] + +[Note 545: Il se nommait Guillaume; c'était un fils naturel de son +cousin Jacques Ier.] + +[Note 546: Voy. ci-dessus, p. 303.] + +En rompant tout commerce avec les femmes, Pétrarque n'avait pas fait vœu +de se priver du souvenir de Laure. Il la pleurait, et consacrait ses +regrets dans des poésies où l'on trouve souvent l'accent d'une douleur +vraie, quoique toujours ingénieuse, et où la voix de l'imagination se +fait toujours entendre avec celle du cœur. Le 6 avril de cette année, +se rappelant que ce jour revenait pour la troisième fois depuis la mort +de Laure, il fixa dans un vers plein de sentiment, ce funeste +anniversaire. «Ah! dit-il, qu'il était beau de mourir il y a aujourd'hui +trois ans[547].» Mais ce jour-là même, il reconnut qu'il était heureux +de vivre encore, et qu'il lui restait à goûter quelques plaisirs. Il +reçut un message de Florence, qui le rétablissait dans ses biens et dans +ses droits de citoyen. + +[Note 547: + + _O che bel morir era oggi è'l terzo anno!_ + +C'est le dernier vers du sonnet: + + _Nell'età sua più bella e più fiorita_, etc.] + +Pour ajouter la grâce à la justice, on avait chargé l'amitié de ce +message. C'était Boccace qu'on avait député vers Pétrarque, et qui +venait reconquérir un citoyen et féliciter un ami. Le sénat désirait de +plus, qu'il voulût être directeur de l'Université qu'on venait de fonder +à Florence. Le désir de réparer par tous les moyens reproductifs, les +ravages affreux de la peste, avait fait imaginer cette fondation. Celui +de l'illustrer dès sa naissance, avait fixé les esprits sur Pétrarque, +et c'est ce qui avait fait prononcer son rappel. Son message et son +objet le remplirent de joie: maïs il ne voulut point accepter l'honneur +qu'on lui offrait, et au lieu de s'aller engager dans des soins si peu +compatibles avec ses habitudes et ses goûts, il tourna toutes ses +pensées vers sa douce et libre retraite de Vaucluse, où ses livres, +écrivait-il, l'attendaient depuis quatre ans. Il y arriva vers la fin de +juin. C'était le temps où les beautés de la nature l'invitaient le plus +à s'y fixer; mais le devoir l'appelait à la cour pontificale, et, après +un mois de repos, il quitta pour le tumulte et les scandales d'Avignon, +l'innocente paix de Vaucluse. + +Le goût de Clément VI, pour le luxe et les plaisirs, semblait aller en +augmentant. La vicomtesse de Turenne, sa maîtresse, donnait le ton aux +femmes pour la parure et pour la conduite. Le pape recevait des rois à +sa cour, et leur donnait des fêtes; il faisait des cardinaux de dix-huit +ans; il en faisait, dit l'historien Mathieu Villani, de si jeunes et +d'une vie si dissolue, qu'il en résulta des choses d'une grande +abomination[548]. Parmi tout ce désordre, on traitait, comme dans toutes +les cours, de grandes affaires. Celles de Rome n'en allaient pas mieux +depuis la chute de Rienzi. Rome ne pouvait plus être ni libre ni +soumise. L'anarchie et les désordres qu'elle entraîne, étaient au comble +dans les murs et hors des murs. Les assassinats et les brigandages +étaient impunis: les nobles les favorisaient et retiraient, comme ceux +de Toscane, les assassins et les brigands dans leurs châteaux. Le pape +voulant mettre fin à ces désordres, nomma une commission de quatre +cardinaux pour en chercher les moyens. Pétrarque fut consulté. Rendre au +peuple romain ses anciens droits, humilier l'orgueil des nobles, exclure +du sénatoriat et des autres charges, les étrangers; enfin établir la +république sur les lois de la justice et de l'égalité, tels furent les +conseils qu'il développa dans une des plus belles lettres qui se soient +conservées de lui[549]; on ignore s'ils convinrent beaucoup aux +cardinaux et au pape; mais le peuple de Rome ne laissa pas le temps de +les suivre. Il se réveilla encore une fois, choisit un nouveau chef +nommé Jean Cerroni; et comme les droits du pape furent assez bien +conservés dans cette révolution qui ne coûta pas une goutte de sang; +comme elle terminait à la fois les troubles de Rome, et les +incertitudes de Clément VI, qui d'ailleurs était malade, il y donna son +approbation, et il n'est pas douteux que Pétrarque y donna aussi la +sienne. + +[Note 548: _Math. Villani_, l. II, c. 43.] + +[Note 549: Elle n'est point imprimée dans la grande édition de ses +œuvres; mais elle se trouve dans le manuscrit de la Bibliothèque +impériale, n°. 8568. L'abbé de Sade l'a traduite dans ses Mémoires, t. +III, p. 157 et suiv.; elle est datée du 19 novembre.] + +Cette maladie du pape, fut pour notre poëte, la source de quelques +démêlés qu'il eut avec la faculté de médecine, avec qui l'on prétend +qu'il ne faut jamais être ni trop bien ni trop mal. Clément VI avait le +malheur, je ne dirai pas de croire à la médecine; mais de consulter à la +fois un grand nombre de médecins; Pétrarque, à qui tout fournissait des +sujets de discussion et d'éloquence, lui écrivit sur cet objet, après en +avoir reçu la permission du S. Père. Il n'épargna pas les ridicules que +se donnaient les médecins de son temps; le S. Père n'eut pas la +discrétion de le leur cacher. Ils se déchaînèrent avec fureur contre +Pétrarque. Une controverse pleine d'aigreur et d'injures en fut la +suite, et la plume de l'amant de Laure s'abaissa jusqu'au ton de ses +adversaires. Plusieurs de ses pièces se sont heureusement perdues. Il en +reste une beaucoup trop longue, qu'on est réduit à regretter qui n'ait +pas eu le sort des autres. Elle porte le titre d'_Invectives_ qu'elle ne +justifie que trop[550]. + +[Note 550: Elle est divisée en quatre livres, et n'occupe pas moins +de trente pages dans la grande édition de Bâle, 1581, in-fol°., où elle +est intitulée: _Contra medicum quemdam_, lib. IV. (Voyez p. +1087--1117.)] + +Vaucluse calmait l'humeur de Pétrarque, ou plutôt remettait son esprit +et son caractère dans leur assiette naturelle, dont le bruit de la cour +et l'agitation des affaires les faisaient sortir. Il s'y réfugiait dès +qu'il avait quelques moments de liberté. L'image de Laure était pour lui +une compagnie triste, mais douce, et son souvenir bannissait les +sentiments haineux, comme autrefois sa présence faisait taire ceux qui +n'étaient pas aussi purs qu'elle. C'est au printemps de cette année +qu'on fixe l'époque de plusieurs sonnets où il s'entretient de sa +douleur au milieu des images champêtres si propres à la renouveler et à +l'adoucir tout à la fois. C'est là aussi que reprenant, dans la querelle +où il se trouvait engagé, le ton qui convenait à l'élévation de son +génie, réduit à faire son apologie, mais voulant la faire sur un ton qui +en garantît le succès et la durée, il écrivit son _Epitre à la +Postérité_, qui contient les principaux événements de sa vie, et qui, +plus heureuse que d'autres lettres qui ont porté le même titre, est +arrivée à son adresse[551]. De Vaucluse, il s'entretenait avec ses amis +d'Italie; son âme, faite pour les sentiments tendres, ne pouvait presque +passer un jour sans ces épanchements de l'amitié. Il leur prodiguait ou +les conseils de la philosophie, ou ses douces consolations; il les +réconciliait entre eux lorsqu'ils étaient en mésintelligence. Quoique +relégué en deçà des Alpes, il exerçait jusqu'à la pointe de l'Italie +cette autorité bienfaisante. La cour de Naples avait été cruellement +agitée depuis dix ans qu'il n'y avait paru. On y avait vu un roi +assassiné; la jeune reine, la fille du bon roi Robert plus que +soupçonnée d'avoir trempé dans cet attentat; ses états envahis, sa +personne menacée par le roi de Hongrie, armé pour la vengeance de son +frère; Jeanne fugitive en Provence, mise en cause devant la cour +pontificale; réduite à y prouver que tout s'était passé par les suites +d'un sortilége qui l'avait forcé d'avoir pour son mari une aversion +invincible; rétablie dans ses états avec Louis de Tarente, première +cause de son crime, et devenu son époux, enfin rentrant à Naples et +couronnée solennellement avec lui. + +[Note 551: M. Baldelli ne veut pas que l'Épître à la postérité ait +été écrite alors; il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, après +que Pétrarque eût fait une autre invective, en réponse à un Français qui +l'avait attaqué. (_V. le sommario cronologico_, à la fin de son ouvrage, +p. 319.) Sa raison paraît très bonne, et je m'y étais d'abord rendu. +Mais, après un plus mûr examen, je suis revenu à l'opinion commune, et +j'ai rétabli ce passage que j'avais d'abord effacé. Je dirai ailleurs +mes motifs qu'il serait trop long de déduire ici.] + +Un Florentin, homme de naissance et d'un mérite au-dessus du commun, +Nicolas Acciajuoli, qui avait été en grande faveur auprès du roi Robert, +et fait par lui gouverneur de Louis de Tarente, avait servi, encouragé, +soutenu son élève dans ces circonstances fortes au niveau desquelles le +caractère de ce jeune prince ne se trouvait pas. Louis, qui lui devait +la couronne, l'en paya par le plus haut crédit et par sa première +dignité du royaume, dont il le fit grand sénéchal. Boccace et d'autres +Florentins avaient mis en correspondance Acciajuoli et Pétrarque. Leur +liaison s'était resserrée à la cour d'Avignon. Pétrarque, porté +d'inclination pour la reine, et sans doute ne la croyant pas coupable, +avait pris beaucoup de part à cet heureux événement. Il en avait +félicité le grand sénéchal, en lui donnant pour son jeune roi les +conseils d'une morale élevée et d'une sage politique[552], lorsqu'il +apprit qu'Acciajuoli s'était brouillé avec un seigneur napolitain avec +lequel il avait lui-même, de plus anciennes liaisons d'amitié: c'était +Jean Barrili, qui avait été, dans la cérémonie de son couronnement à +Rome, le représentant du roi Robert. Pétrarque sachant que cette rupture +était la suite d'un malentendu, et que de tels hommes n'avaient besoin +que de se revoir pour s'entendre, imagina pour les rassembler de leur +écrire une lettre _à tous les deux ensemble_, qui ne pouvait être +ouverte et lue qu'en commun; elle contenait des raisons auxquelles ni +l'un ni l'autre ne put résister. Leur ami était en quelque sorte au +milieu d'eux; il ne leur parla pas en vain; ils s'embrassèrent, et tout +fut oublié. + +[Note 552: _Epist. Variar._ 10.] + +Pétrarque prit alors quelque part à une affaire singulière par sa +nature, et surtout par son dénoûment. Rienzi, errant depuis quatre ans +dans plusieurs cours, après un grand nombre d'aventures, fut enfin livré +au pape par l'empereur Charles IV. Jeté dans les prisons de Prague, et +de là conduit dans celles d'Avignon sous bonne escorte, le pape chargea +trois cardinaux d'instruire son procès. Rienzi demanda à être jugé +suivant les lois. Il ne put l'obtenir. Pétrarque, justement indigné de +ce déni de justice, écrivit au peuple romain une lettre gui est imprimée +parmi les siennes[553], quoiqu'il n'osât pas la signer, et par laquelle +il presse ses concitoyens d'intervenir dans cette affaire; on ne voit +pas que le peuple ait ni répondu ni agi; mais tout-à-coup un bruit se +répandit à Avignon que Rienzi, qui de sa vie n'avait peut-être fait un +seul vers, était un grand poëte. On regarda comme un sacrilége d'ôter +la vie à un homme d'une _profession sacrée_[554]; il dut son salut à +cette erreur bizarre; il lui dut au moins d'être plus doucement traité +dans sa prison, et d'être réservé à de nouvelles aventures; il l'était +aussi à une mort tragique, mais qu'il devait recevoir dans Rome, et +revêtu, avec le consentement du pape, de cette même dignité de tribun +qui faisait alors son crime. + +[Note 553: C'est la quatrième des épîtres _sine titulo_.] + +[Note 554: Cicéron, _pro Archia poeta_.] + +Plusieurs cardinaux qui aimaient Pétrarque, et surtout ceux de Boulogne +et de Taillerand, conspirèrent contre sa liberté en s'occupant de sa +fortune. Ils firent tous leurs efforts pour qu'il acceptât la place de +secrétaire apostolique que Clément VI lui offrait pour la seconde fois. +Après avoir épuisé toutes ses défenses, il saisit celle que lui +fournissait le seul défaut que ses puissants amis prétendissent trouver +en lui; c'était l'élévation de son style qui ne s'accordait pas, +avouaient-ils, avec l'humilité de l'église romaine. Rien de plus aisé, +selon eux, que de se corriger de ce défaut, et de s'abaisser jusqu'au +style des bulles et de la chancellerie. Il consentit à un essai; mais au +lieu de s'abaisser, il déploya les ailes de son génie, et prit un vol si +haut qu'il échappa, pour ainsi dire, aux regards de ceux qui voulaient +le rendre esclave, et qu'ils renoncèrent au projet de l'asservir. + +C'était toujours à Vaucluse qu'il se réfugiait pour être libre. Il y +apprit bientôt la mort de Clément VI et l'élection d'Innocent VI son +successeur[555]. C'était encore un pape français, et qui ne pouvait par +conséquent avoir le vœu de Pétrarque, toujours occupé du désir de voir +rétablir à Rome la cour romaine. Innocent VI avait encore un grand tort +à ses yeux. Il était ignare et non lettré, au point qu'il avait adopté +l'opinion d'un vieux cardinal qui soutenait que Pétrarque était +magicien, parce qu'il lisait continuellement Virgile. Enfin c'était, +comme dit Villani, un homme de bonne vie et de petit savoir[556]. Sous +un tel pape les amis de Pétrarque eurent beau faire pour l'arracher à sa +retraite et l'engager dans des emplois qu'ils auraient obtenus +facilement, malgré les préventions du pontife, il leur fut impossible de +le tirer de Vaucluse, où il passa même l'hiver[557]. Il le quitta enfin, +mais ce fut pour retourner en Italie. Il partit sans avoir pu se +résoudre à voir le nouveau pape, malgré les instances réitérées des +cardinaux ses amis. Je craignais, dit-il dans une de ses lettres, de lui +faire du mal par ma magie, ou qu'il ne m'en fit par sa crédulité[558]. + +[Note 555: Étienne Alberti, cardinal d'Ostie, né à Beissac, diocèse +de Limoges. Clément VI était aussi Limousin.] + +[Note 556: Math. Villani, l. III, c. 44.] + +[Note 557: 1353.] + +[Note 558: _Ne aut illi mea magia, aut mihi molesta sua credulitas +esset._ (_Senil._, l. I, ép. 3.)] + +Il allait donc revoir sa chère Italie; mais où devait-il se fixer? +Nicolas Acciajuoli l'appelait à Naples, André Dandolo à Venise, son +inclination particulière à Rome; mais différents motifs l'éloignaient de +chacune de ces villes: en France aussi, le roi Jean, plein d'admiration +pour lui sans le connaître, avait inutilement essayé de l'attirer à +Paris. Descendu en Italie par le mont Genèvre, il était encore incertain +entre le séjour de Parme, de Vérone et de Padoue. Il ne voulait que +passer à Milan; mais il y fut arrêté par Jean Visconti, qui en était +alors maître, qui aimait les lettres, et qui regardait les savants comme +un des ornemens de sa cour. Il était archevêque de Milan, lorsque son +frère, _Luchino_ Visconti, mourut: il réunit, en lui succédant, la +puissance temporelle au pouvoir spirituel. L'Italie et le pape lui-même +virent cette réunion avec effroi. Clément VI lui fit ordonner par un +nonce de choisir entre les deux pouvoirs. Visconti renvoya le nonce au +dimanche suivant, après la messe. Il la célébra pontificalement, fit +ensuite avancer l'envoyé du pape, et prenant d'une main sa croix, de +l'autre son épée nue: voilà, lui dit-il, mon spirituel, et voilà mon +temporel; dites au S. Père qu'avec l'un je défendrai l'autre. Tel était +ce Jean Visconti, dont l'ambition démesurée aspirait à régner sur +l'Italie entière, et qui avait, pour y réussir, autant d'adresse dans +l'esprit que de puissance et de courage. Il employa, pour retenir +Pétrarque, tout ce qu'a de séduisant un grand pouvoir quand il est +caressant et affable. Il répondit à toutes ses objections, prévint +toutes ses demandes, et le réduisit enfin à l'impossibilité d'un refus. + +Pétrarque fut logé dans une maison commode, dont la vue était admirable +et la situation charmante. Il n'avait aucun titre, aucune fonction, si +ce n'est une place dans le conseil du prince, sans obligation d'y +assister. Il était libre à la cour de celui que l'histoire appelle le +tyran de la Lombardie, et qui l'était en effet; mais c'était un tyran +aimable, qui savait couvrir de fleurs les liens dont il enchaînait un +homme si passionné pour son indépendance. Pétrarque ne put cependant +refuser l'ambassade qu'il lui proposa pour engager Venise à faire la +paix avec Gênes. La dernière de ces deux républiques, après une défaite +terrible, venait de se livrer à Visconti; l'autre, enorgueillie de ses +victoires, soutenue par une ligue italienne et par l'espérance de +l'arrivée de l'empereur, était dans les dispositions les moins +pacifiques. Pétrarque, chef d'une ambassade composée d'hommes habiles et +éloquents, plus éloquent lui-même qu'eux tous[559] et plus versé dans +les affaires, aidé encore par l'amitié qui l'unissait avec le doge André +Dandolo, échoua dans cette négociation qu'il avait regardée comme +facile. Mais Venise et son doge payèrent cher leur refus. Les Génois, +soutenus par Visconti, reprirent de tels avantages que Venise se vit à +deux doigts de sa perte, et que Dandolo, qui aimait la gloire et sa +patrie, mourut accablé de travaux et de chagrins. Jean Visconti fut +emporté environ un mois après par une mort presque subite; ainsi deux +états voisins se trouvèrent en même temps privés de leurs chefs, et +Pétrarque de deux puissants amis. + +[Note 559: La harangue qu'il prononça dans cette occasion est +conservée parmi les manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne. +Voyez le Catalogue imprimé de ces manuscrits, part. I, p. 509, cité par +M. Baldelli, _del Petrarca e dell sue opere_, p. 107, note.] + +Ce qu'il attendait depuis long-temps arriva enfin. L'empereur Charles IV +descendit en Italie, et lui fit dire de venir le trouver à Mantoue. +Charles avait répondu, mais seulement depuis un an, à la lettre que +Pétrarque lui avait écrite[560]; il montrait encore des irrésolutions +que Pétrarque essaya de vaincre par une seconde lettre plus pressante +que la première; mais ce n'était point son éloquence qui avait décidé +Charles IV, c'était l'or des Vénitiens, qui, sans se décourager de +leurs pertes, ayant formé en Lombardie une ligue puissante, et voulant +mettre à la tête de cette ligue l'empereur, lui avaient proposé d'entrer +en Italie à leurs frais. Pétrarque obéit avec empressement aux ordres du +monarque, et se rendit à Mantoue. Il y passa huit jours auprès de ce +prince, et fut témoin de toutes ses négociations avec les seigneurs de +la ligue lombarde réunis contre les trois Visconti, Mathieu, Barnabé et +Galéas, qui avaient partagé entre eux, d'un très-bon accord, les états +de leur oncle, et avaient hérité de son ambition plus que de ses talens; +mais il étaient forts par leur union; et pouvant opposer à la ligue une +armée de trente mille hommes de bonnes troupes bien payées, ils +gardaient une attitude calme et presque menaçante. Pendant tout ce +temps, Pétrarque ne quitta presque pas l'empereur: Charles employa +chaque jour à s'entretenir avec lui tous les moments qu'il pouvait +dérober au cérémonial et aux affaires. Ces entretiens, dont Pétrarque a +fixé le souvenir dans une de ses lettres[561], honoreraient le caractère +de l'empereur par la noble liberté des discours et des réponses du +poëte, si la permission qu'il accordait de lui parler ainsi n'était pas +venue plutôt de sa faiblesse que de cette élévation des grandes âmes qui +les met au-dessus des petitesses de l'orgueil. N'ayant pu faire la paix, +et forcé à se contenter d'une trève, il voulait emmener Pétrarque avec +lui jusqu'à Rome lorsqu'il alla s'y faire couronner; mais Pétrarque +s'en défendit avec un mélange adroit de politesse et de fermeté. Au +moment où il prit congé de Charles à cinq milles au-delà de Plaisance, +un chevalier toscan de la suite de ce prince, prenant Pétrarque par la +main, dit à l'empereur: «Voilà l'homme dont je vous ai souvent parlé; +c'est lui qui célébrera votre nom si vos actions sont dignes d'éloges; +s'il en est autrement, il sait et parler et se taire.» + +[Note 560: Voyez ci-dessus, p. 388.] + +[Note 561: Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 380 et +suiv.] + +C'est ce dernier talent que Charles lui donna sujet d'employer par la +conduite qu'il tint à Rome. Il passa deux jours à visiter les églises en +habit de pélerin. Il avait toujours promis au pape qu'il n'entrerait à +Rome que le jour de son couronnement, et qu'_il n'y coucherait pas_: +fidèle à cette dernière promesse, plus qu'attentif à conserver ses +droits, il sortit de la ville le jour même qu'il y fut couronné. Il se +hâta de traverser l'Italie et les Alpes, recevant partout des marques du +mépris que méritait sa faiblesse; la bourse pleine d'argent, dit +Villani, mais couvert de honte par l'abaissement de la majesté +impériale[562]. Pétrarque, déchu de son attente, et n'espérant plus rien +d'un tel prince pour le bonheur de l'Italie, s'attacha plus que jamais +aux Visconti, dont il ne cessait de recevoir des preuves de +considération et de confiance. Il eut cette année là[563] des accès plus +forts qu'à l'ordinaire d'une fièvre tierce qui l'attaquait ordinairement +en septembre. Ces accès duraient encore quand Mathieu Visconti mourut +subitement, soit de ses débauches excessives, soit, si l'on en croit des +bruits que quelques historiens ont adoptés, empoisonné ou étouffé par +ses deux frères. Barnabé était un guerrier barbare et très-capable d'un +fratricide; mais Galéas avait des qualités aimables, et mêmes des +vertus. C'est à lui que Pétrarque s'était particulièrement attaché. Il +fut très-affecté des bruits qui se répandirent; mais une preuve bien +forte qu'il les crut sans fondement, c'est qu'il ne quitta pas celui +qu'ils accusaient d'un si grand crime. + +[Note 562: Math. Villani, l. V, c. 53.] + +[Note 563: 1355.] + +Il était à peine rétabli quand Galéas le choisit pour une ambassade +importante auprès de l'empereur, que l'on croyait prêt à porter la +guerre en Italie[564]. Pétrarque l'alla chercher à Bâle, où il attendit +un mois inutilement. Il venait d'en partir quand cette ville fut presque +entièrement détruite par un affreux tremblement de terre. Il se rendit +à Prague, où il trouva l'empereur tout occupé de la bulle d'or qu'il +venait de faire recevoir à la diète de Nuremberg. Charles lui fit le +même accueil qu'à l'ordinaire, et le rassura sur les craintes qui +étaient l'objet de son voyage. Quoique très-irrité contre les Visconti +et contre l'Italie, il ne songeait point à y porter la guerre. Les +affaires de l'Allemagne l'occupaient assez. Quelque temps après le +retour de Pétrarque à Milan[565] il reçut de la part de l'empereur un +diplôme de comte palatin, dignité qui n'était pas alors avilie, et dont +ce diplôme lui conférait tous les droits et priviléges. Il était revêtu +d'un sceau ou bulle enfermée dans une boîte d'or d'un poids +considérable. Pétrarque accepta le titre avec reconnaissance; mais il +renvoya l'étui de la bulle au chancelier de l'Empire. La fortune dont il +jouissait diminue peut-être le mérite de ce refus; mais il l'aurait fait +sans doute lors même qu'il était pauvre, et d'autres bien plus riches +que lui ne le feraient pas. + +[Note 564: 1356.] + +[Note 565: 1357.] + +Pour goûter le repos dont il se sentait plus de besoin que jamais, et +pour fuir les grandes chaleurs, il s'alla établir à trois milles de +Milan, dans une jolie maison de campagne, au village de _Garignano_, +près de l'Adda; il lui donna le nom de _Linterno_, en mémoire du +_Linternum_ de Scipion l'Africain. Ses projets de travaux étaient +immenses, et, comme il le dit lui-même, effrayants pour l'espace de +temps qu'il lui restait peut-être à vivre. Sa santé était bonne et +robuste; elle l'était même trop pour certaines résolutions que nous +l'avons vu prendre; il s'en plaignait à ses amis; mais il mettait sa +confiance dans la grâce, et l'on ne voit en effet dans aucune de ses +lettres qu'elle lui ait manqué. Il a plu cependant à quelques historiens +de sa vie, de lui attribuer avec une demoiselle des environs de +_Garignano_ et de l'illustre nom de Beccaria, une intrigue dont sa fille +Françoise fut le fruit, mais c'est un anachronisme et une fable. +Françoise sa fille, comme Jean son fils, étaient nés à Avignon, sans +doute de la même femme et dans le temps de ces distractions par +lesquelles il donnait le change à sa passion pour Laure. + +Au lieu de visites de cette espèce, il en faisait souvent de fort +différentes à la chartreuse de Milan, qui était toute voisine de son +village, et il passait avec les chartreux ou dans leur église presque +tous les moments qu'il ne donnait pas à l'étude. L'ouvrage le plus +considérable qu'il fit dans cette délicieuse retraite, est son Traité +philosophique intitulé _Remèdes contre l'une et l'autre fortune_[566]. +Le désir de consoler son ancien ami Azon de Corrège, que des +catastrophes inattendues avaient plongé dans le malheur, lui en fit +naître l'idée, et celui de l'honorer dans son infortune l'engagea à le +lui dédier; c'était aussi s'honorer lui-même. + +[Note 566: _De remediis utriusque fortunæ_, 1358.] + +Un accident assez simple qu'il eut alors, mais dont la cause mérite +d'être remarquée, fut sur le point d'avoir des suites graves. Il avait +pris la peine de copier lui-même un gros volume des épîtres de Cicéron, +les copistes, disait-il, n'y entendant rien. Il le tenait toujours à sa +portée, et s'en servait, à ce qu'il paraît, aussi habituellement que de +son Virgile. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs +en cuivre, selon l'usage du temps[567], tomba plusieurs fois sur sa +jambe gauche, et la frappant au même endroit, y fit une plaie qui +s'envenima. Les médecins crurent qu'il faudrait lui couper la jambe. Le +régime, les fomentations et le repos la guérirent. Dès qu'il put monter +à cheval, il fit à Bergame, un petit voyage, plus remarquable encore par +son motif. Son nom était alors parvenu au plus haut point de célébrité: +l'Italie entière avait en quelque sorte les yeux sur lui: les orateurs, +les philosophes, les poëtes, le regardaient comme leur maître; des +hommes même d'une profession étrangère aux lettres, partageaient +l'admiration générale. + +[Note 567: C'est ce qu'on pourrait vérifier: ce livre précieux, +écrit de la main de Pétrarque, est à Florence, dans la bibliothèque +Laurentienne. (_Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 495, en note.)] + +Un orfèvre de Bergame, nommé _Capra_, homme d'un esprit cultivé, riche, +et le premier dans son art, devint presque fou d'enthousiasme: il obtint +à force de prières, que Pétrarque le vînt voir à Bergame. Le gouverneur, +le commandant, la ville entière lui firent une réception de prince, et +se disputèrent l'honneur de le loger. Il donna la préférence à son +orfèvre, qui faillit en mourir de joie, le reçut avec une magnificence +que les plus grands seigneurs auraient pu à peine égaler, et lui prouva, +par le nombre et le choix des livres qui composaient sa bibliothèque, +par sa conversation, par la chaleur et l'empressement délicat de ses +soins, qu'il méritait cette préférence. + +L'hiver suivant, Boccace fit un voyage à Milan, tout exprès pour le +voir[568]. Plusieurs jours s'écoulèrent pour eux dans de doux +entretiens, et ils ne se séparèrent qu'à regret. Pétrarque avait donné à +son ami un exemplaire de ses églogues latines, écrit de sa main. +Boccace, de retour à Florence, lui en envoya un du poëme de Dante, qu'il +avait aussi copié de la sienne[569]. Pétrarque n'avait pas ce poëme dans +sa bibliothèque, et cela pouvait accréditer l'opinion qu'il était jaloux +de son auteur. Boccace avait joint à cette copie, de très-grands éloges +du Dante. Il s'en justifiait en quelque sorte, en lui écrivant que ce +poëte avait été son premier maître, _la première lumière qui avait +éclairé son esprit_. La réponse de Pétrarque est très-curieuse[570]. On +y voit, que s'il n'était pas positivement jaloux du Dante, la réputation +de ce grand poëte lui portait cependant quelque ombrage. Il attribue le +peu d'empressement qu'il avait montré pour son poëme, au projet qu'il +avait eu, dès sa jeunesse, d'écrire aussi en langue vulgaire, et à la +crainte de devenir plagiaire ou copiste sans le vouloir. On voit +clairement par les expressions dont il se sert qu'il ne lui accordait de +supériorité que dans cette langue vulgaire, dont il croyait la vogue peu +durable; qu'il ne regardait pas comme un objet d'envie, un homme qui +avait fait sa principale et peut-être son unique occupation de ce qui +n'avait été pour lui qu'un jeu et un essai de son esprit; que lui-même +faisait alors très-peu de cas de ce qu'il avait écrit dans cette langue, +et qu'il fondait pour l'avenir sa renommée sur des titres qu'il +regardait comme plus solides; mais dont le temps, qui fait la destinée +des langues et des ouvrages, a tout autrement décidé. + +[Note 568: 1359.] + +[Note 569: Ce beau manuscrit était à la bibliothèque du Vatican, N°. +3199: il est maintenant sous le même numéro à la Bibliothèque impériale. +C'est, sans contredit, le plus précieux qui existe de ce poëme.] + +[Note 570: Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 508 et suiv. +Cette lettre, qui n'est pas dans l'édition de Bâle, est dans celle des +lettres de Pétrarque, Genève (Lyon), 1601, in-8°, fol. 445.] + +Il continuait de se partager entre sa jolie retraite de Linterno et le +séjour de Milan. Il avait depuis peu avec lui Jean, son fils naturel, +qui, parvenu à l'âge des passions, lui donnait des chagrins et de +l'inquiétude. Il fut volé de tout ce qu'il avait à Milan, et ne put en +accuser que son fils. Ce vol fut la cause qui le fît changer de demeure, +ou le prétexte qu'il donna de ce changement. Il alla s'établir dans une +abbaye hors des murs de la ville, entre la porte de Côme et celle de +Verceil[571]. Peu de temps après[572], sa vie paisible et studieuse fut +encore interrompue pour une ambassade honorable. Le roi Jean, prisonnier +en Angleterre depuis la bataille de Poitiers, était enfin sorti de sa +longue captivité; Isabelle, sa fille, venait d'épouser, à Milan, le fils +de Galéas Visconti. Galéas députa Pétrarque auprès du roi, pour le +complimenter sur sa délivrance[573]. L'état déplorable où il trouva +Paris et ce qu'il traversa du royaume, le toucha jusqu'aux larmes, +quoiqu'il n'aimât pas la France. Le roi Jean et le dauphin, son fils, +lui firent l'accueil le plus distingué. Le peu qu'il y avait de gens de +lettres et de savants capables de l'entendre, s'empressèrent de jouir de +ses entretiens et de rendre hommage à ses lumières. Le roi voulut le +retenir à sa cour: le dauphin l'en pressa encore davantage; mais +l'Italie le rappelait; il y revint dès que sa mission fut remplie. Les +instances du roi Jean, ses présents, ses promesses plus magnifiques +encore, le poursuivirent jusqu'à Milan; il reçut aussi de l'empereur, +peu de temps après son retour[574], des invitations non moins +pressantes, accompagnées de l'envoi d'une coupe d'or d'un travail +admirable; mais ni la France, ni l'Allemagne ne le tentèrent. Il opposa +à toutes les sollicitations ses deux passions dominantes, l'amour de la +patrie, et ce qu'il appelait sa paresse. + +[Note 571: C'est le monastère de St.-Simplicien, de l'ordre des +Bénédictins du mont Cassin.] + +[Note 572: 1360.] + +[Note 573: La harangue qu'il adressa au roi est conservée parmi les +mêmes manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne, où se trouve +celle qu'il avait prononcée devant le sénat de Venise. (Baldelli, _ub. +supr._, p. 113, note.)] + +[Note 574: 1361.] + +Cet amour était mis à de grandes épreuves. L'Italie était dévastée par +la peste et par la guerre. Les compagnies étrangères y redoublaient +leurs ravages et y répandaient la contagion. Le Milanais était en proie +à ces deux fléaux à la fois; c'est sans doute ce qui força Pétrarque à +quitter Milan et l'agréable séjour de Linterno, et à se réfugier à +Padoue. Il s'était réconcilié avec son fils Jean, et commençait à en +espérer mieux: il le perdit. Ses amis firent de nouveaux efforts pour +l'attirer, les uns à Naples, les autres à Avignon. L'empereur renouvela +aussi ses instances. Pétrarque fut près de céder. Il se mit même en +route pour Avignon, alla jusqu'à Milan, et de là, changeant d'avis, +voulut s'acheminer vers l'Allemagne, mais les compagnies franches +étaient partout, obstruaient tous les passages: il revint à Padoue et en +fut chassé par la peste[575]. Elle n'avait point encore gagné Venise: il +y chercha un asyle: jamais il ne se transportait ainsi sans ses livres, +qui le suivaient chargés sur plusieurs chevaux[576]. C'était un embarras +dont il trouva le moyen de se délivrer honorablement, en faisant à la +république de Venise le don de sa bibliothèque. Ce don fut accepté par +un décret, qui assigna un palais pour le logement de Pétrarque et de ses +livres[577]. Il avait mis pour condition que jamais ils ne seraient +séparés ni vendus. Il espérait qu'on prendrait soin de les conserver +après lui; mais ce soin a été négligé. Les livres ont péri, et il ne +reste plus que la mémoire d'une donation que le temps aurait dû +respecter. + +[Note 575: 1362.] + +[Note 576: C'est ce qui l'obligeait à en avoir toujours un grand +nombre.] + +[Note 577: Il s'appelait le palais des _Deux-Tours_, et appartenait +aux _Molini_: Il a servi depuis de monastère aux religieuses du +St.-Sépulcre. (_Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 616.)] + +Pétrarque eut encore une fois à Venise la consolation de recevoir chez +lui son ami Boccace, que la peste avait chassé de Florence[578]. Ils +passèrent délicieusement ensemble les trois mois les plus chauds de +l'année. Ils auraient voulu ne se plus quitter. Plus Pétrarque perdait +de ses amis, plus ceux qui lui restaient lui devenaient chers. Cette +seconde peste lui fut aussi fatale que la première: elle venait de lui +enlever Azon de Corrège et son cher Socrate: à peine eut-il reçu les +adieux de Boccace, qu'il apprit coup sur coup la perte de Lélius, d'un +autre intime ami qu'il appelait Simonide[579] et de Barbate de Sulmone. +Un chagrin moins sensible, mais qui ne laissa pas de l'affecter +vivement, fut de voir accueillie par des critiques amères la publication +de ses Églogues latines et de quelques fragments de son poëme de +l'Afrique. Cette sensibilité du génie est assez généralement blâmée par +ceux qui n'en ont pas. Ses souffrances sont une partie de ses secrets +qu'ils ne conçoivent pas plus que les autres. Mais Pétrarque avait assez +de quoi s'en consoler dans les témoignages d'admiration que le suivaient +partout et qu'on lui adressait de toutes parts. + +[Note 578: 1363.] + +[Note 579: _Francesco Nelli_, prieur des Saints-Apôtres.] + +Peu de temps après son établissement à Venise, il rendit à cette +république un bon office, qui accrut encore la considération dont il y +jouissait[580]. Une révolte qui venait d'éclater dans l'île de Candie, +exigeait qu'on y envoyât une expédition prompte, sous un général habile +et renommé. Le sénat jeta les yeux sur _Luchino del Verme_, qui +commandait les troupes des seigneurs de Milan. Le doge, en lui écrivant +pour lui proposer ce commandement, engagea Pétrarque à lui écrire aussi +de son côté. Pétrarque s'était intimement lié à Milan avec ce général, +qui joignait des qualités aimables à ses talents militaires. Sa lettre +et celle du doge eurent un plein succès. Les Visconti étant alors en +paix, _Luchino_ accepta, partit, vainquit, délivra les prisonniers que +les révoltés avaient faits, prit toutes leurs places, pacifia l'île, et +revint à Venise présider et distribuer des prix aux jeux équestres, à la +manière antique, qui furent donnés pendant quatre jours pour célébrer sa +victoire. Le doge y assistait, à la tête du sénat, dans une tribune de +marbre, au-dessus du vestibule de l'église Saint-Marc. La place de +Pétrarque y fut marquée à la droite du doge. Sans charge, sans fonctions +dans la république de Venise, il en exerçait une suprême; il était en +Italie, le chef et, pour ainsi dire, le doge de la république des +lettres. + +[Note 580: 1364.] + +Il ne sortait plus de Venise que pour aller de temps en temps à Pavie, +où Galéas Visconti, qui y avait fixé son séjour, ne le voyait jamais +assez, et à Padoue, que ses amis, les seigneurs de Carrare, possédaient +toujours[581]. Il y allait à certains temps de l'année desservir son +canonicat. Déjà très-riche en bénéfices, il en eut alors un nouveau, +qu'il ne garda pas long-temps. Les Florentins désiraient toujours qu'il +revînt habiter parmi eux. Ils n'imaginèrent pour cela rien de mieux que +de demander pour lui au pape un canonicat dans leur ville. Urbain V, qui +avait succédé à Innocent VI, et qui avait d'autres vues sur Pétrarque, +lui en donna un à Carpentras[582]; mais, dans ce moment même, le bruit +de sa mort se répandit, on ne sait pourquoi, en Italie. On le crut à +Avignon; et l'ardeur pour les promotions y étaient si grande, qu'en peu +de jours le pape disposa de ce canonicat, de celui de Padoue, de +l'archidiaconé de Parme, et de tous ses autres bénéfices. Quand on sut +qu'il était vivant, toutes ces nominations furent annulées, excepté +celle du canonicat de Carpentras. + +[Note 581: Après la mort de Jacques de Carrare, assassiné en 1350, +_Giacomino_ son frère, et _Francesco_ son fils, gouvernèrent d'abord +ensemble; mais ils se divisèrent; l'oncle conspira contre le neveu en +1355; celui-ci le fit enfermer pour le reste de ses jours. François de +Carrare, qui gouvernait seul alors depuis dix ans, semblait avoir hérité +de l'amitié que son père avait eue pour Pétrarque.] + +[Note 582: 1365.] + +L'ancien évêque de ce diocèse, Philippe de Cabassoles, alors patriarche +de Jérusalem, était le plus cher des amis que Pétrarque avait encore à +Avignon. Il promettait depuis long-temps à ce prélat un _Traité de la +vie solitaire_, qu'il avait commencé à Vaucluse. L'ayant achevé à +Venise, il le lui envoya, avec la dédicace qui lui est adressée, et +qu'on lit à la tête de ce Traité. Le pape Urbain faisait concevoir de +grandes espérances, opérait des réformes dans toutes les parties de la +discipline, et donnait l'exemple de celle des mœurs, dont il était plus +que temps d'arrêter l'effrayante corruption. Pétrarque le crut digne de +remplir enfin ses vues sur l'Italie. Il lui écrivit une lettre longue, +éloquente et hardie, pour l'engager à y revenir[583]. Cette lettre, +aussi remplie de traits d'érudition que de hardiesse, étonna doublement +Urbain, qui était plus savant en droit canon qu'en littérature et en +histoire[584]. Il chargea François Bruni d'Arezzo, alors secrétaire +apostolique, d'y faire quelques commentaires qui lui en facilitassent +l'intelligence. Tout le monde, dans Avignon, fut surpris au ton que +Pétrarque osait prendre avec un souverain pontife; cependant, soit que +le pape eût déjà conçu le dessein de son retour, soit qu'il y fût porté +par les raisonnements et par l'éloquence de Pétrarque, il déclara, peu +de temps après avoir reçu cette lettre, son départ pour Rome, dont il +fixa l'époque après Pâques de l'année suivante. Malgré les efforts que +le roi de France fit pour le retenir, et tous les petits moyens qu'y +employèrent les cardinaux, fâchés de quitter les beaux palais qu'ils +avaient fait bâtir, et beaucoup d'agréments et de jouissances qu'ils +n'étaient pas sûrs de retrouver ailleurs, Urbain tint sa parole; il +partit d'Avignon, le 30 avril[585], alla s'embarquer à Marseille, +s'arrêta quelques jours à Gênes, resta quatre mois à Viterbe, et fit, au +mois d'octobre, son entrée solennelle à Rome. On doit penser qu'il ne +tarda pas à y recevoir une lettre de félicitation de Pétrarque, qui lui +exprima, de Venise, la joie dont il était transporté. + +[Note 583: 1366.] + +[Note 584: _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 691.] + +[Note 585: 1367.] + +Dans son dernier voyage à Padoue, il avait éprouvé un de ces chagrins +domestiques auxquels ni la supériorité d'esprit, ni l'étude de la +philosophie ne peuvent empêcher d'être sensible. Il avait depuis environ +trois ans auprès de lui un jeune homme sans fortune, mais d'un heureux +naturel, et qui montrait de grandes dispositions pour les lettres. Il +était né à Ravenne[586], de parents pauvres et obscurs. Lorsqu'il prit +ensuite sa place dans le monde littéraire, il joignit à son prénom le +nom de sa patrie, et se rendit célèbre sous celui de Jean de +Ravenne[587]. Pétrarque, à qui il servait de secrétaire, charmé de sa +douceur et des talents qu'il annonçait, l'admettait à sa table, à ses +plus secrets entretiens: dans ses promenades, dans ses voyages, il le +menait partout avec lui; il le dirigeait dans ses études; il s'occupait +de son avenir, et, lui ayant fait prendre l'état ecclésiastique, il +attendait pour lui un bénéfice qui devait lui procurer l'indépendance; +il l'aimait enfin avec toute la tendresse d'un père. Un matin, ce jeune +homme entre dans son cabinet, et lui déclare qu'il va partir, qu'il ne +veut plus rester dans sa maison. Pétrarque, sans se fâcher, le +questionne, cherche à le ramener, à l'attendrir, à l'effrayer sur les +suites du parti qu'il va prendre. Jean persiste à vouloir partir. +Pétrarque part lui-même pour Venise, l'emmène avec lui, tâche de lui +remettre la tête, qu'en effet il semblait avoir perdue. Il voulait aller +à Naples voir le tombeau de Virgile; en Calabre, chercher le berceau +d'Ennius; à Constantinople et en Grèce, apprendre le grec. Il partit +enfin, mais pour Avignon. Des accidents fâcheux l'arrêtèrent en route: +il revint sur ses pas jusqu'à Pavie, mourant de faim, de fatigue et de +misère. Il y attendit Pétrarque, qui s'y rendit peu de temps après, le +reçut avec bonté, lui pardonna, mais ne se fia plus à lui. Un an fut à +peine écoulé, que la tête de Jean se monta de nouveau. Il voulut +absolument aller en Calabre. Pétrarque souffrit sans se plaindre ce +retour qu'il avait prévu, lui donna des lettres de recommendation pour +Rome et pour Naples, continua de s'y intéresser, et même de +correspondre avec lui, l'exhortant toujours de loin, comme il l'avait +fait de près pendant quatre ans, à l'étude et à la vertu. Jean de +Ravenne acquit dans la suite une grande célébrité, et l'Italie eut en +lui un des principaux restaurateurs des lettres, qu'il dut aux bienfaits +de Pétrarque et à ses leçons. + +[Note 586: Vers l'an 1350.] + +[Note 587: Son nom de famille était _Malpighino_.] + +Pétrarque apprit à Venise que si le nouveau pape faisait le bonheur de +Rome par son retour, il se disposait à compromettre celui de l'Italie +entière par la guerre qu'il suscitait aux Visconti. Urbain V les +haïssait mortellement, et, résolu de les exterminer, il fit une ligue +avec les Gonzague, les seigneurs d'Est, de Carrare, les Malatesta et +plusieurs autres. L'empereur était à la tête; il venait d'entrer en +Italie. Barnabé Visconti, qui, au milieu de tous ses vices, avait +l'esprit belliqueux, ne songeait qu'à se défendre. Galéas, plus prudent, +préférait de négocier. Il appela Pétrarque à Pavie et le chargea d'aller +à Bologne trouver le cardinal Grimoard, frère et légat du pape, et de +traiter avec lui des moyens de prévenir la guerre[588]. Mais il n'était +plus temps, et quelque bon négociateur que fût Pétrarque, il échoua +encore une fois. + +[Note 588: 1368.] + +Outre son amitié pour Galéas qui le rendait sensible à ses dangers, il +était effrayé de voir l'Italie en proie à des troupes étrangères et +féroces. Le pape faisait marcher à sa solde des Espagnols, des +Napolitains, des Bretons, des Provençaux; l'empereur, des Bohémiens, des +Esclavons, des Polonais, des Suisses; Barnabé, outre les Italiens, des +Anglais, des Allemands, des Bourguignons, des Hongrois. Quelques maux +que Barnabé eût faits à l'Italie, qu'étaient-ils auprès de ceux qu'un +ministre de paix avait préparés pour l'en punir? Mais Barnabé n'était +pas moins adroit que méchant et intrépide. Il parvint à conjurer +l'orage. Il connaissait le faible de Charles IV. L'or qu'il lui prodigua +paralysa tous les mouvements de la ligue; et l'empereur, qui en était +chef, borna ses triomphes à mener à Rome le cheval du pape par la bride, +à y faire couronner Elisabeth, sa quatrième femme, et à remplir les +fonctions de diacre à la messe du couronnement. + +Urbain désirait ardemment voir Pétrarque[589]. Il le fit presser par ses +amis de venir à Rome, et l'en pressa enfin lui-même par une lettre +remplie des expressions les plus flatteuses. Pétrarque, quoique malade, +passa l'hiver à faire ses dispositions pour ce voyage. La première fut +de faire et d'écrire de sa propre main son testament[590], que l'on +trouve dans la plupart des éditions de ses œuvres. Parmi plusieurs legs +de piété, d'amitié, de bienfaisance, on y remarque deux articles, dont +l'un prouve son goût pour les arts, l'autre son amitié pour Boccace, et +en même temps le mauvais état de fortune où il le savait réduit. Il +lègue par le premier, au seigneur de Padoue, son tableau de la Vierge, +peint par Giotto, _dont les ignorants_, dit-il, _ne connaissent pas la +beauté, mais qui fait l'étonnement des maîtres de l'art_. Par le second, +il lègue à Jean de Certaldo, ou Boccace, cinquante florins d'or, pour +acheter un habit d'hiver pour ses études et ses travaux de nuit; et il +ajoute qu'il est honteux de laisser si peu de chose à un si grand +homme[591]. + +[Note 589: 1369.] + +[Note 590: Avril 1370.] + +[Note 591: _Domino Joanni de Certaldo seu Boccatio, verecundè +admodum tanto viro tam modicum, lego quinquaginta florenos auri, pro unâ +veste hyemali, ad studium lucubrationesque nocturnas._] + +Peu de jours après, il se mit en route, encore faible, et seulement +soutenu par son courage. Mais il ne put aller que jusqu'à Ferrare. Il y +tomba comme mort, et resta plus de trente heures sans connaissance, ne +sentant pas plus, comme il l'écrivait quelque temps après, les remèdes +violents qu'on lui administrait _qu'une statue de Phidias ou de +Polyclète l'aurait pu faire_. Revenu enfin de cet état par les soins des +seigneurs d'Est, qui le reçurent dans leur palais, il voulut inutilement +continuer sa route; il fut obligé de revenir à Padoue, couché dans un +bateau. Dès qu'il eut pris quelques forces, il chercha, pour se +rétablir, une demeure champêtre aux environs de cette ville. Son choix +se fixa sur Arqua, gros village à quatre lieues de Padoue, situé sur le +penchant d'une colline dans les monts Euganéens, pays fameux par la +salubrité de l'air, par sa position riante et la beauté de ses vergers. + +Il fit bâtir au haut de ce village une maison petite, mais agréable et +commode. Dès qu'il y fut établi avec sa famille, entouré de sa fille +qu'il avait mariée, de son gendre, d'un bon ecclésiastique qui +l'accompagnait à l'église, reprenant avec un peu de santé toute son +ardeur pour le travail, occupant quelquefois jusqu'à cinq secrétaires, +il mit la dernière main à un ouvrage qu'il avait commencé depuis trois +ans, et qui a pour titre: _De sa propre ignorance et de cette de +beaucoup d'autres_[592]. Nous en verrons bientôt le sujet, qu'il serait +trop long d'expliquer ici. Peut-être eût-il fallu, pour se rétablir +entièrement, qu'il renonçât tout-à-fait à travailler; mais, pour les +esprits tels que le sien, c'est presque renoncer à vivre. Il aurait +fallu aussi qu'il observât un autre régime: son médecin, qui était son +ami[593], le lui recommandait sans cesse. Mais Pétrarque le voyait avec +plaisir comme ami, et ne le croyait pas du tout comme médecin. Il se +fatiguait d'austérités, ne mangeait qu'une fois le jour quelques +légumes, quelques fruits, buvait de l'eau pure, jeûnait souvent, et les +jours de jeûne, ne se permettait que le pain et l'eau. Il eût fallu +enfin qu'il n'apprît pas une nouvelle capable de retarder encore sa +guérison, celle du départ subit et imprévu du pape et de son retour à +Avignon. Sainte Brigitte avait dit au S. Père: _Si vous allez à Avignon, +vous mourrez bientôt_. Il n'en voulut rien croire; mais, à peine arrivé +dans la Babylone d'Occident, il tomba malade et mourut. + +[Note 592: _De ignorantiâ sui ipsius et multorum_.] + +[Note 593: Il se nommait Jean Dondi: c'était le fils de Jacques +Dondi, célèbre philosophe, médecin et astronome, auteur de la fameuse +horloge qui fut placée sur la tour du palais de Padoue, en 1344. Le fils +fut aussi astronome en même temps que médecin. Il inventa et exécuta +lui-même une autre horloge encore plus fameuse, qui fut placée à Pavie +dans la bibliothèque de Jean Galeaz Visconti. C'est de là que cette +famille Dondi avait pris le surnom de _Degli Orologi_. Plusieurs auteurs +français et italiens ont confondu le père et le fils, et leurs deux +horloges. Tiraboschi a rectifié ces erreurs. _Stor. della Let. it._ t. +V, p. 177-184.] + +Grégoire XI, qui remplaça Urbain V, aussi vertueux que son prédécesseur, +eut la même bienveillance pour Pétrarque, et Pétrarque ne se refusait +pas à profiter de ses bonnes dispositions pour sa fortune, quoique le +dépérissement total de ses forces l'avertît de sa fin prochaine. Il eut +un moment de joie qui fut bientôt suivi d'une affliction nouvelle. Son +bon et ancien ami, l'évêque de Cabassole, devenu cardinal, fut envoyé +légat à Pérouse. Dès qu'il fut arrivé, il en instruisit Pétrarque, qui +lui témoigna dans sa réponse un vif désir de le revoir. Il essaya de +monter à cheval pour satisfaire ce désir, mais sa faiblesse lui permit à +peine de faire quelques pas. Le cardinal, de son côté, n'était pas dans +un meilleur état. Il ne fit que languir depuis son arrivée en Italie; il +mourut peu de mois après[594], et la faiblesse de ces deux amis, +rapprochés après une séparation si longue, les priva de la consolation +de s'embrasser. + +[Note 594: 1372] + +Pétrarque parut reprendre quelques forces et remplit bientôt après, sur +la scène du monde, un dernier rôle que lui confia l'amitié. La guerre +s'était élevée entre les Vénitiens et François de Carrare, seigneur de +Padoue. Cette ville était menacée d'un siége; mais la campagne remplie +de troupes, était encore un séjour plus dangereux. Pétrarque sortit +d'Arqua pour se réfugier à Padoue avec ses livres; car, après s'être +défait des premiers, il en avait acquis de nouveaux, comme il arrive +toujours quand on les aime. A Padoue, il trouva dans un libelle qui +excita sa bile, une occasion d'exercer sa plume. Le pape, mécontent de +cette guerre, envoya, en qualité de nonce, un jeune professeur en droit, +nommé Ugution, ou Uguzzon de Thiennes, pour rétablir la paix. Ce nonce +se rendit d'abord à Padoue. Il connaissait Pétrarque; il l'alla voir, et +lui communiqua un écrit injurieux qu'un moine français, dont il ignorait +le nom, venait de publier à Avignon contre lui. C'était une critique +amère de la lettre qu'il avait adressée quatre ans auparavant à Urbain +V, pour le féliciter de son retour à Rome. Rome et l'Italie n'y étaient +pas plus ménagées que Pétrarque. Peut-être n'eût-il pas répondu à des +attaques uniquement dirigées contre lui; mais il ne put souffrir qu'un +moine barbare osât écrire contre l'objet de ses adorations. La colère ne +lui donna que trop de forces. Il s'emporta dans cette réponse en +expressions indignes de lui, comme il l'avait fait vingt ans auparavant +contre le médecin du pape. Cette seconde invective s'est malheureusement +conservée comme la première[595]: toutes deux prouvent que le caractère +le plus doux peut quelquefois s'aigrir, et l'esprit le plus élevé +descendre de sa hauteur; mais c'était descendre bien bas, que de se +ravaler jusqu'aux injures avec un moine. + +[Note 595: Voy. _Œuvres de Pétrarque_, Bâle, 1581, fol. 1068. Elle +est adressée à Ugution lui-même. L'abbé de Sade dit (t. III, p. 790), +que ce nonce logea chez Pétrarque à Padoue; mais on voit, par les +expressions dont Pétrarque se sert, qu'il était seulement aller le +visiter. _Nuper alliud agenti mihi et jam dudum certaminis hujus oblito, +scholastici nescia eujus epistolam, imo librum dicam.... attulisti, dum +è longinquo veniens, amice, hanc exiguam domum tuam, me visurus, +adisses._ Ces éditions de Bâle sont fort corrompues; il paraît que dans +ces derniers mots _tuam_ est de trop, ou qu'il faut lire _meam_.] + +Cependant la guerre continuait avec fureur. François de Carrare avait eu +d'abord l'avantage; mais le roi de Hongrie, qui lui avait envoyé des +troupes, menaça de les tourner contre lui s'il ne consentait à la paix. +Venise se voyant soutenue, la proposait à des conditions humiliantes; il +fallut pourtant l'accepter[596]. Un article du traité portait qu'il +irait eu personne à Venise, ou qu'il enverrait son fils demander pardon +à la république, des insultes qu'il lui avait faites, et lui jurer +fidélité. Le seigneur de Padoue envoya son fils, et pria Pétrarque de +l'accompagner et de porter pour lui la parole devant le sénat. Cette +mission était désagréable; mais l'attachement de Pétrarque pour un +prince, fils de son ancien ami et de son bienfaiteur, ne lui permit pas +de chercher dans son âge et dans sa santé toujours chancelante, des +raisons pour s'en dispenser. Le jeune Carrare[597], Pétrarque et une +suite nombreuse arrivés à Venise, eurent dès le lendemain audience. Soit +fatigue, ou soit que la majesté du sénat vénitien troublât Pétrarque, il +ne put prononcer son discours, et la séance fut remise au jour suivant. +Ce discours, qui ne s'est point conservé, fut vivement applaudi. Les +Vénitiens témoignèrent la plus grande joie de revoir dans leur ville +celui qui, pendant plusieurs années, en avait fait l'ornement. + +[Note 596: 1373.] + +[Note 597: Il se nommait _Francesco Novello_.] + +La paix faite, il revint à Arqua, plus faible qu'auparavant. Une fièvre +sourde le minait, sans qu'il voulût rien changer à son train de vie. Il +lisait ou écrivait sans cesse. Il écrivait surtout à son ami Boccace, +dont il lut alors le Décaméron pour la première fois[598]. Il fut +enchanté de cet ouvrage. Ce qu'on y trouve de trop libre, lui parut +suffisamment excusé par l'âge qu'avait l'auteur quand il le fit, par la +langue vulgaire dans laquelle il l'avait écrit, par la légèreté du sujet +et celles des personnes qui devaient le lire. L'histoire de Griselidis +le toucha jusqu'aux larmes[599] Il l'apprit par cœur pour la réciter à +ses amis: enfin il la traduisit en latin pour ceux qui n'entendaient pas +la langue vulgaire, et il envoya cette traduction à Boccace[600]. + +[Note 598: 1374.] + +[Note 599: C'est la dernière Nouvelle du Décaméron.] + +[Note 600: Elle est dans l'édition de Bâle, page 541, sous ce titre: +_De obedientiâ ac fide uxoriâ, Mythologia_.] + +La lettre dont il l'accompagna est peut-être la dernière qu'il ait +écrite. Peu de temps après, ses domestiques le trouvèrent dans sa +bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement. Comme ils le +voyaient souvent passer des jours entiers dans cette attitude, ils n'en +furent point d'abord effrayés: mais ils reconnurent bientôt qu'il ne +donnait aucun signe de vie; la maison retentit de leurs cris: il n'était +plus. Il mourut d'apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix +ans. + +Le bruit de sa mort, qui se répandit aussitôt, causa une aussi grande +consternation que si elle eût été imprévue. François de Carrare et toute +la noblesse de Padoue, l'évêque, son chapitre, le clergé, le peuple même +se rendirent à Arqua pour assister à ses obsèques; elles furent +magnifiques, et cependant accompagnées de larmes. Peu de temps après, +François de Brossano, qui avait épousé sa fille, fit élever un tombeau +de marbre sur quatre colonnes, vis-à-vis l'église d'Arqua, y fit +transporter le corps et graver une épitaphe fort simple en trois assez +mauvais vers latins. On y voit encore ce monument, que visitent tous les +amis de la poésie, de la vertu et des lettre, assez heureux pour voyager +dans ces belles contrées, et dont ils n'approchent qu'avec une émotion +profonde et un saint respect. + +Les honneurs qui furent rendus à Pétrarque après sa mort, dans presque +toute l'Italie, et ceux qu'il avait reçus de son vivant, l'exemple que +la faveur dont il avait joui auprès des Grands offrait de la +considération où les lettres pouvaient prétendre, et l'idée que son +caractère avait donnée aux Grands du prix et de la dignité des lettres +contribuèrent puissamment à en répandre le goût. Ses ouvrages et le soin +qu'il prit constamment de ramener les gens de lettres et les gens du +monde à l'étude et à l'admiration des anciens, y contribuèrent encore +davantage. Supérieur à tous les préjugés nuisibles qui subjuguaient +alors les esprits, il combattit sans relâche dans ses Traités +philosophiques, dans ses lettres, dans ses entretiens, l'astrologie, +l'alchimie, la philosophie scholastique, la foi aveugle dans Aristote et +dans l'autorité d'Averroës. Sa compassion et son mépris pour les erreurs +de son temps le remplissaient d'admiration pour la saine vénérable +antiquité. Il se réfugiait parmi les anciens pour se consoler de tout ce +qui blessait ses yeux chez les modernes. + +Il apprit à ses contemporains, le prix qu'on devait attacher aux +monuments des arts et des lettres que le temps n'avait pas détruits. Ce +fut lui qui eut le premier l'idée d'une collection chronologique de +médailles impériales, secours indispensable pour l'étude de l'histoire. +Il mit à former cette collection, le zèle qui l'animait pour tout ce qui +intéressait les lettres. Lorsqu'il alla trouver l'empereur Charles IV, à +Mantoue, il lui offrit plusieurs de ces belles médailles d'or et +d'argent dont il faisait ses délices. Il y en avait surtout une +d'Auguste, si bien conservée, qu'il y paraissait vivant. «Voilà, dit +Pétrarque, à l'empereur, les grands hommes dont vous occupez maintenant +la place, et qui doivent être vos modèles.» Ce présent était un grand +sacrifice dont Charles sentit vraisemblablement très-peu le prix, et ce +mot une leçon qu'il se soucia fort peu de suivre. + +Un autre guide nécessaire, la géographie, manquait alors presque +entièrement à l'étude de l'histoire. Pétrarque tourna de ce côté, +l'ardeur de ses recherches, et rendit plus facile aux autres, +l'instruction qu'il y avait acquise. Son _Itinéraire de Syrie_[601], +prouve que cette instruction était très-étendue pour son temps. On voit, +par une de ses lettres[602], qu'il avait fait de grands efforts pour +fixer d'une manière certaine, le plan de l'île de Thulé ou Thylé, dont +il est si souvent parlé dans les anciens. N'oubliant jamais, dans aucun +de ses travaux, l'intérêt de sa patrie, il avait fait dessiner, sous les +yeux du roi Robert, une carte d'Italie, plus exacte que toutes celles +qui existaient alors[603]. Enfin, il avait rassemblé dans sa +bibliothèque, tout ce qu'il put trouver de cartes et de livres de +géographie. Cette bibliothèque était considérable; on a vu qu'après +avoir libéralement donné la première, il avait cédé au besoin de s'en +former une seconde; et ce mot de bibliothèque, qui ne signifie +aujourd'hui que quelques soins pris, quelques recherches faites, et +souvent même une simple commission donnée à un libraire, signifiait +alors tout autre chose. Les bons manuscrits étaient d'une rareté +extrême, surtout ceux des anciens auteurs grecs et latins, dont on +n'avait même encore retrouvé qu'un petit nombre. On peut dire que +Pétrarque mit le premier, une sorte de passion à en suivre la trace, à +en faire lui-même, et à en favoriser la recherche. Ses lettres sont +remplies de ces détails intéressants. Souvent un auteur lui en fait +connaître un autre; en en cherchant un, il en trouve plusieurs, et son +insatiable curiosité s'augmente à mesure qu'il fait plus de +découvertes[604]. Il recommande sans cesse qu'on cherche d'anciens +livres, principalement en Toscane, qu'on examine les archives des +maisons religieuses, et il adresse les mêmes prières à ses amis, en +Angleterre, en France, en Espagne. Son avidité pour cette recherche +était connue si généralement et si loin, que Nicolas Sigeros, grec +distingué à la cour de Constantinople, lui envoya pour présent, une +copie complète des poëmes d'Homère; et la lettre de remercîment que lui +écrivit Pétrarque, prouve quel fut l'excès de sa joie à la présence +inattendue du prince des poëtes. + +[Note 601: _Itinerarium Syriacum_, éd. de Bâle 1581, p. 557.] + +[Note 602: _Rer. Familiar._, lib. III, ép. I.] + +[Note 603: _Flavio Biondo_, écrivain du siècle suivant, avait +consulté cette carte; il en parle dans son _Italia illustrata_.] + +[Note 604: Voyez, sur cette passion toujours croissante, sa lettre à +son frère Gérard, _Familiar._, l. III, ép. 18.] + +Il n'avait point appris le grec dans sa première jeunesse; quoiqu'il +restât toujours en Italie quelque culture de cette langue, elle n'était +point comprise encore dans le cours des études communes. Il saisit pour +la première fois, à Avignon, l'occasion de l'apprendre lorsque le moine +Barlaam, né en Calabre, mais qui avait passé en Grèce, fut envoyé par +l'empereur Andronic, à la cour de Benoît XII[605], sous prétexte de +négocier la réunion des deux églises, et en effet, pour solliciter des +secours contre les Turcs. Les dialogues de Platon furent le principal +objet de leurs leçons. Pétrarque fut enthousiasmé des hautes idées de ce +philosophe sur l'amour, sur la nature et l'union des âmes; et comme ces +leçons ne durèrent pas long-temps, on peut dire qu'il y apprit plus de +platonisme que de grec. Son second maître fut Léonce Pilate, qui était +aussi un Calabrois devenu Grec. Quelque désagréable qu'il fût de sa +personne et dans ses manières, Boccace qui l'avait attiré à Florence, le +conduisit à Venise lorsqu'il alla voir son ami[606]; Léonce y resta +quelque temps, et Pétrarque en tira les deux seules choses qu'il pût +gagner dans un commerce de cette espèce, une connaissance un peu plus +approfondie du grec, qu'il ne sut cependant jamais parfaitement, et +quelques livres grecs, entièrement inconnus jusqu'alors en Italie, parmi +lesquels était un beau manuscrit de Sophocle. Ce même Léonce Pilate +avait fait, à la prière de Boccace, et en société avec lui, une +traduction latine, la plus ancienne que l'on connaisse, de l'Iliade et +d'une grande partie de l'Odyssée. Boccace la promit pendant long-temps à +Pétrarque. Il lui en envoya enfin une copie faite par lui-même, que son +ami reçut avec de nouveaux transports. + +[Note 605: Barlaam vint, pour la première fois, à Avignon, en 1339, +et y revint en 1342. L'abbé de Sade veut qu'à ces deux voyages, +Pétrarque ait pris de ses leçons. Tiraboschi croit, avec plus de +vraisemblance, que ce ne fut qu'au second voyage. Voyez _Stor. della +lett. ital._, t. V, p. 368.] + +[Note 606: En 1363.] + +Son ardeur pour les livres latins était encore plus vive. On ne +possédait de son temps que trois décades de Tite-Live, la première, la +troisième et la quatrième. Encouragé par le roi Robert, il n'épargna +rien pour retrouver au moins la seconde; mais tous ses soins furent +inutiles. Il entreprit aussi de retrouver un ouvrage perdu de +Varon[607], qu'il avait vu dans sa jeunesse, et ne fut pas plus heureux. +Il avait eu en sa possession le traité de Cicéron _de Gloriâ_[608]. Il +le prêta à son vieux maître de grammaire _Convennole_, qui le vendit +pour vivre; cet exemplaire fut perdu, et il ne put jamais depuis en +retrouver un autre. Il chercha vainement aussi un livre d'épigrammes et +des lettres d'Auguste, qu'il avait vu dans son jeune âge. Il eut plus de +succès dans la recherche des Institutions de Quintilien. Il les trouva, +en 1350, à Florence, lorsqu'il y passait pour aller à Rome. Sa joie fut +grande; il la répandit dans une lettre adressée à Quintilien +lui-même[609]; ce manuscrit était cependant imparfait, gâté et mutilé. +Il était réservé au Pogge, d'en retrouver, environ un siècle après, un +exemplaire entier. + +[Note 607: _Rerum humanarum et divinarum antiquitates_.] + +[Note 608: Raimond Soranzo, l'un de ses amis, lui en avait fait +présent.] + +[Note 609: C'est la sixième du livre des épîtres adressées aux +grands hommes de l'antiquité, _Ad viros illustres veteres_, édition de +Genève, 1601, in-8°.] + +Mais c'était surtout pour Cicéron que Pétrarque poussait l'admiration +jusqu'à une sorte de fanatisme. Lire et relire ce qu'il avait de lui, +chercher partout ce qu'il n'avait pas, c'est ce qui l'occupait sans +cesse; il n'épargnait pour cela, ni prières auprès de ses amis, ni +déplacements, ni dépenses. Cicéron revenait toujours dans ses +conversations, dans ses lettres. A Liége, où il avait trouvé deux de ses +Oraisons, il eut de la peine à se procurer un peu d'encre, encore +était-elle toute jaune, pour en tirer lui-même une copie. Il se donna, +long-temps après, la même peine pour un recueil considérable de ces +mêmes discours qu'il fut quatre ans à copier, ne voulant pas les confier +à des scribes ignorants, qui défiguraient les plus beaux ouvrages. Et +dans quel enchantement ne fut-il pas à Vérone, lorsqu'il y retrouva les +lettres familières! On conserve précieusement, et à juste titre, à +Florence, dans la bibliothèque Laurentienne, cet ancien manuscrit +retrouvé par lui, et la copie qu'il en avait faite. On y conserve aussi +les lettres à Atticus, écrites de la main de Pétrarque; mais le +manuscrit ancien d'où il les avait tirées, a péri[610]. Voilà par quels +travaux et à quel prix on pouvait alors se composer une bibliothèque de +bons livres. + +[Note 610: Tiraboschi, t. V, p. 79 et suiv.] + +Ses livres et ses amis, à qui il en parlait sans cesse, étaient devenus +les deux objets de ses plus fortes affections. Ses lettres familières, +qui forment la partie la plus précieuse comme la plus considérable de +ses Œuvres, réveillaient ou entretenaient d'un bout de l'Italie à +l'autre, en France et dans d'autres parties de l'Europe, l'amour des +anciens. Elles pourraient le rallumer encore. Il y parle aux souverains, +aux grands, aux savants, aux jeunes gens, aux vieillards le même +langage; il prêche à tous l'amour et l'admiration des anciens. Ce n'est +pas là, il s'en faut beaucoup, leur seul mérite, mais c'est celui que +nous devons considérer ici. C'est par tous ces moyens réunis, non moins +que par son exemple, qu'il exerça une si puissante influence sur +l'esprit de son siècle, et sur la renaissance des lettres. + +Je n'ai rien dit de sa figure et des avantages extérieurs dont la nature +l'avait doué; ils étaient très-remarquables dans sa jeunesse. Une taille +élégante, de beaux yeux, un teint fleuri, des traits nobles et réguliers +le distinguaient parmi ses compagnons d'âge et de galanterie. Le soin +recherché qu'il avait pris de sa parure, et les succès dont il avait +joui dans le monde, lui faisaient pitié dans un âge mûr. Il les avouait +comme des faiblesses; mais peut-être par une autre faiblesse en +parlait-il trop en détail, et trop souvent. Les agréments de son esprit, +sa conversation confiante et animée, ses manières ouvertes et polies lui +donnaient un attrait particulier, et la sûreté de son commerce, sa +disposition à aimer et sa fidélité inviolable dans les liaisons +d'amitié, lui attachaient invinciblement ceux que ce premier attrait +avait une fois approchés de lui. + +Un dernier trait fera voir combien il fut constant dans ses affections, +et quelle fut, jusqu'à la fin de sa vie, la disposition habituelle de +son âme. On connaît sa vénération et son amour pour Virgile. Virgile, +comme Cicéron, était sans cesse auprès de lui. Le beau manuscrit sur +vélin, avec le commentaire de Servius, qui servait à son usage, et sur +lequel sont écrites des notes de sa main, est un des plus célèbres qui +existent. Il a fait long-temps le principal ornement de la bibliothèque +Ambroisienne à Milan: il fera sans doute plus long-temps encore, à +Paris, celui de la bibliothèque Impériale. Parmi les notes latines dont +il est enrichi, on distingue surtout la première, qui est en tête du +volume. Comme elle peut servir à lever les doutes qui resteraient encore +sur Laure, sur la passion de Pétrarque pour elle, et sur la nature de +cette passion extraordinaire, je la traduirai ici littéralement[611]. + +[Note 611: On a donné, dans le _Publiciste_ du 18 octobre 1809, une +traduction inexacte de cette note; on annonçait de plus le manuscrit de +Virgile, d'où elle est tirée, comme existant encore à Milan, tandis +qu'il était, depuis plusieurs années, à Paris. + +L'authenticité de cette note a été contestée en Italie; quelques +critiques du seizième siècle ont douté qu'elle fût écrite de la main de +Pétrarque; mais leurs doutes ont été éclaircis, et leurs objections +réfutées. Les faits relatifs au précieux manuscrit où elle se trouve, +recueillis d'abord par Tomasini, dans son _Petrarca redivivus_, ont été +répétés par l'abbé de Sade, note 8, à la fin du volume II de ses +Mémoires. M. Baldelli les a exposés à son tour avec de nouveaux +développements et de nouvelles preuves, en faveur de l'authenticité de +la note sur Laure, article II des éclaircissements ou _illustrazioni_ +qui sont à la suite de son ouvrage, pag. 177 et suiv. Voici les +principaux faits. La bibliothèque de Pétrarque fut vendue et dispersée +après sa mort. Son Virgile passa à son ami et son médecin Jean Dondi; de +celui-ci, qui mourut en 1380, à son frère Gabriel, et de Gabriel à son +fils Gaspard Dondi. Il paraît que Gaspard le vendit, et qu'il fut placé, +vers 1390, dans la bibliothèque de Pavie; il y resta plus d'un siècle. +En 1499, les Français s'étant emparés de Pavie, enlevèrent beaucoup de +manuscrits qui furent transportés à Paris, dans la bibliothèque du roi. +Plusieurs sont apostilles et annotés de la main de Pétrarque. Quelque +adroit Pavesan trouva le moyen de soustraire à cette exécution militaire +le manuscrit de Virgile. Il était encore à Pavie, au commencement du +seizième siècle, dans la bibliothèque d'un gentilhomme nommé _Antonio di +Piero_. Deux autres propriétaires le possédèrent successivement; à la +mort du second, _Fulvia Orsino_, il fut vendu, à très-haut prix, au +cardinal Frédéric Borromée, fondateur illustre de la bibliothèque +Ambroisienne, où il le plaça parmi les manuscrits les plus précieux. Il +y est resté jusqu'en 1796; ce fut alors un des principaux objets d'arts, +recueillis à Milan par les premiers commissaires français qui y furent +envoyés après la conquête.] + +«Laure, illustre par ses propres vertus, et long-temps célébrée par mes +vers, parut pour la première fois à mes yeux au premier temps de mon +adolescence, l'an 1327, le 6 du mois d'avril, à la première heure du +jour (c'est-à-dire six heures du matin), dans l'église de Sainte-Claire +d'Avignon; et dans la même ville, au même mois d'avril, le même jour 6, +et à la même heure, l'an 1348, cette lumière fut enlevée au monde, +lorsque j'étais à Vérone: hélas! ignorant mon triste sort. La +malheureuse nouvelle m'en fut apportée par une lettre de mon ami Louis. +Elle me trouva à Parme la même année, le 19 mai au matin. Ce corps, si +chaste, et si beau, fut déposé dans l'église des Frères mineurs, le soir +du même jour de sa mort. Son âme, je n'en doute pas, est retournée, +comme Sénèque le dit de Scipion l'Africain, au ciel, d'où elle était +venue. Pour conserver la mémoire douloureuse de cette perte, je trouve +une certaine douceur mêlée d'amertume à écrire ceci, et je l'écris +préférablement sur ce livre qui revient souvent sous mes yeux, afin +qu'il n'y ait plus rien qui me plaise dans cette vie, et que mon lien le +plus fort étant rompu, je sois averti, par la vue fréquente de ces +paroles, et par la juste appréciation d'une vie fugitive, qu'il est +temps de sortir de Babylone; ce qui, avec le secours de la grâce divine, +me deviendra facile par la contemplation mâle et courageuse des soins +superflus, des vaines espérances, et des événements inattendus qui +m'ont agité pendant le temps que j'ai passé sur la terre.» + +Il y a de bien beaux sonnets dans Pétrarque, il y en a de bien +touchants; mais je n'en connais point qui le soient autant que ces +lignes d'un grand homme studieux et sensible, sur ce qui était sans +cesse l'objet de son étude, de ses méditations, de ses tristes et doux +souvenirs. + + + + +CHAPITRE XIII. + +_Œuvres latines de Pétrarque; Traités de philosophie morale; Ouvrages +historiques; Dialogues qu'il appelait son_ Secret; _ses douze Églogues; +son Poëme de_ l'Afrique; _trois livres d'Épitres en vers._ + + +Les Œuvres latines de Pétrarque, sur lesquelles il fondait, comme nous +l'avons vu dans sa vie, tout l'espoir de sa renommée, forment un volume +_in-fol_. de douze cents pages[612]. Environ quatre-vingts pages de +poésies en langage toscan ou vulgaire sont comme jetées à la fin de cet +énorme volume. Elles y sont à la place que Pétrarque lui-même leur +donnait dans son estime; et ce sont ces poésies vulgaires qui font, +depuis plus de quatre siècles, les délices de l'Italie et de l'Europe, +où l'on ne connaît plus aucune des productions latines, objet de la +prédilection de leur auteur; c'est ce qui l'a placé parmi les poëtes +modernes du premier rang. + +[Note 612: Dans l'édition de Bâle, 1581, qui est la plus complète.] + +Il ne faut pas croire cependant que ces ouvrages latins, si complètement +oubliés, soient sans mérite; ils en ont un très-grand au contraire, +surtout si l'on n'oublie pas le temps où ils furent écrits, et si l'on a +quelquefois lu d'autres ouvrages latins du même temps. Pétrarque sentit +le premier que, pour écrire véritablement en latin, il fallait oublier +le langage barbare de l'école, et remonter du style de la dialectique, +de la théologie et du droit, jusqu'à celui de l'éloquence et de la +poésie, de Cicéron et de Virgile. Ce furent les deux modèles qu'il se +proposa dans sa prose et dans ses vers. Sa plume y est partout libre et +facile, quelquefois élégante; quelquefois ses pensées y paraissent +revêtues des couleurs de ces deux grands maîtres: enfin, quel que soit +aujourd'hui le sort de ces compositions, elles rendirent alors un grand +service aux lettres; elles montrèrent la route qu'il fallait prendre +pour revenir à la bonne latinité; et si les grands écrivains qui +fixèrent entièrement au seizième siècle les destinées de la langue +italienne, et qui ne purent ni surpasser Pétrarque, ni même l'égaler +dans la poésie vulgaire, le laissèrent loin d'eux dans la poésie latine, +ainsi que dans la prose, il lui reste cependant la gloire d'avoir, le +premier de tous les modernes, retrouvé les traces des anciens, et de les +avoir indiquées à ceux qui devaient le suivre. + +Je ne parlerai pas de tous les ouvrages ou opuscules qui entrent dans ce +recueil. Pour satisfaire une curiosité raisonnable, il suffit d'avoir +des principaux une idée exacte et sommaire. Le premier qui se présente +est le _Traité des remèdes contre l'une et l'autre fortune_[613]. L'idée +en est heureuse et vraiment philosophique. Peu d'hommes savent supporter +la mauvaise fortune avec force et dignité; mais moins encore savent +supporter la bonne avec modération et tranquillité d'âme. Pétrarque +appelle la raison au secours des hommes mis à l'une et à l'autre de ces +deux épreuves, mais surtout à la dernière. «Nous avons, dit-il dans sa +préface adressée à son ami Azon de Corrége, deux luttes à soutenir avec +la fortune, et le danger est en quelque sorte égal dans toutes deux, +quoique le vulgaire n'en connaisse qu'une, celle que l'on nomme +_adversité_. Si les philosophes connaissent l'une et l'autre, c'est +cependant aussi celle des deux qu'ils regardent comme la plus +difficile.... Oserai-je n'être pas de leur avis? Oui, si mettant à part +l'autorité de ces grands hommes, je veux parler d'après l'expérience. +Elle m'apprend que la bonne fortune est plus difficile à gouverner que +la mauvaise, et je la trouve, je l'avoue, plus à craindre et plus +dangereuse quand elle caresse que quand elle menace. Si je pense ainsi, +ce n'est pas la réputation des auteurs, ce ne sont point les piéges de +la parole, ni la force des sophismes qui m'y ont conduit: c'est +l'expérience des choses, ce sont les exemples tirés de la vie et la +preuve de difficulté la moins suspecte, la rareté. J'ai vu beaucoup de +gens souffrir avec courage de grandes pertes, la pauvreté, l'exil, la +prison, les supplices, la mort, et, ce qui est pire que la mort, des +maladies graves; je n'en ai vu aucun qui sût soutenir les richesses, les +honneurs ni la puissance.» + +[Note 613: _De Remediis utriusque Fortunœ_. Pétrarque le composa +presque entièrement en 1358, dans son délicieux _Linternum_, Voyez sa +Vie.] + +Le Traité est divisé en deux parties, dont la forme est moins heureuse +que le fond. Ce sont des dialogues entre des êtres moraux personnifiés. +Dans la première partie, la Joie et l'Espérance vantent les biens, les +agréments, les plaisirs de la vie. La Raison démontre que tous ces biens +sont faux, frivoles et périssables. Dans la seconde, la Douleur et la +Crainte passent en revue les malheurs, les chagrins, les maladies, les +calamités de toute espèce, dont la vie est empoisonnée. La Raison fait +voir que ce ne sont point là de vrais maux, qu'ils ne sont point sans +remède, et qu'on en peut même tirer quelques biens. Les dialogues sont +secs et dépourvus d'art. Il y en a autant dans chaque partie, qu'il y a +de circonstances dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qui +contribuent à l'une et à l'autre. La fleur de la jeunesse, la beauté du +corps, la santé florissante, la force, la vitesse, l'esprit, +l'éloquence, la vertu même, la liberté, la richesse et tous les autres +avantages physiques et moraux, qui constituent le bonheur, sont dans la +première partie, chacun le sujet d'un dialogue particulier. Il n'y en a +pas moins de cent vingt-deux. La Joie ou l'Espérance, et, quelquefois +toutes deux ensemble, vantent l'avantage annoncé au titre de chaque +dialogue, et la Raison fait voir par une maxime, une sentence, que cet +avantage est faux ou insuffisant, ou fragile. La Joie et l'Espérance +insistent; la Raison est inflexible, et cela va ainsi jusqu'à la fin. La +laideur, la faiblesse, la mauvaise santé, la naissance obscure, la +pauvreté, les pertes d'argent, celle du temps, celle d'une femme, son +infidélité, sa mauvaise humeur, le déshonneur, l'infamie et tout ce qui, +au moral comme au physique, peut contribuer au malheur, sont les sujets +d'autant de dialogues de la seconde partie, et il y en a dix de plus que +dans la première. La Douleur et la Crainte exposent de même chacun des +maux et les circonstances qui les aggravent. La Raison les atténue ou +prouve même qu'ils ne sont pas des maux, et que quelquefois ils peuvent +être des biens. Les deux interlocutrices allèguent en vain tout ce qui +justifie, l'une ses appréhensions, l'autre ses plaintes; la Raison tient +ferme, et prouve par des maximes, des raisonnements ou des exemples, +qu'il y a du bien dans les maux, comme elle a prouvé dans la première +partie, qu'il y a du mal dans tous les biens. + +Cette marche est imperturbablement la même depuis le commencement +jusqu'à la fin. On conçoit aisément qu'il en doit résulter de la fatigue +et de l'ennui, malgré les traits d'esprit, l'érudition, la philosophie +et les maximes vraies, puisées dans l'expérience et dans les écrits des +philosophes, surtout de Sénèque et de Cicéron, que l'auteur y a su +répandre, et les traits nombreux de l'histoire ancienne et moderne qui +lui servent à approfondir et quelquefois à égayer son sujet. L'ouvrage +fit beaucoup de bruit quand il parut, non seulement en Italie, mais en +France. Le roi Charles V, qui avait connu Pétrarque à la cour de son +père, et qui avait fait tous ses efforts pour l'y retenir, voulut avoir +ce Traité dans sa bibliothèque. Il le fit traduire en français par +Nicolas Oresme, l'un des savants que Pétrarque avait le plus goûtés +pendant son ambassade auprès du roi Jean; et cette traduction, beaucoup +plus fatigante à lire que l'original, a même été imprimée à Paris, en +1534. + +Le Traité _de la Vie solitaire_, commencé à Vaucluse, repris et terminé +en Italie dix ans après[614], contient la doctrine d'une philosophie +misantrope qui n'était pas dans le caractère de Pétrarque, mais que des +idées religieuses mal entendues et son amour excessif pour l'étude lui +avaient fait adopter. Il est divisé en deux livres, ces livres en +sections, et les sections en chapitres. Dans le premier livre il met en +opposition l'homme occupé dans la vie sociale et dans les villes, avec +la _solitaire_, pendant leur sommeil, à leur réveil, au dîner, après le +repas, au coucher du soleil, au retour de la nuit, pendant sa durée; et, +dans toute cette distribution du temps, il donne l'avantage au +solitaire. Les inconvénients que peut avoir la solitude et les remèdes +qu'on peut y appliquer, ses douceurs, l'utilité qu'on en retire, les +lieux que l'on doit préférer pour en jouir, et plusieurs autres +questions de cette espèce viennent ensuite; on croirait que c'est ici +l'ouvrage d'un cénobite plutôt que d'un homme sensible et d'un sage; +mais on reconnaît Pétrarque dans un chapitre ou paragraphe qui a pour +titre: _Qu'il ne faut point persuader à ceux qui se plaisent dans la +solitude de mépriser les droits de l'amitié, et qu'ils doivent éviter la +foule, mais non pas les amis_[615]. + +[Note 614: Il est adressé à son ami Philippe de Cabassole, simple +évêque de Cavaillon quand Pétrarque le commença, et devenu, quand il +l'eut achevé, patriarche de Jérusalem, cardinal du titre de Ste.-Sabine, +et légat du pape.] + +[Note 615: _Quod iis quibus opportuna est solitudo non sit suadendum +ut amicitiœ jura conremnant, et quod turbas, non amicos fugiant._ Cap +4.] + +Dans le second livre il met à la suite l'un de l'autre les exemples de +tous les hommes connus pour avoir aimé la solitude, à commencer depuis +Adam, Abraham, Isaac et les autres patriarches, jusqu'aux Pères et aux +principaux personnages du christianisme. Les philosophes et les poëtes +anciens qui ont aimé la solitude lui servent ensuite à démontrer qu'elle +est aussi convenable à ce qu'on appelle sagesse, selon le monde, qu'à ce +qui l'est aux yeux de la religion. En retranchant ou modérant dans cet +ouvrage ce qui s'y trouve d'excessif, il resterait d'excellentes choses +en faveur de la retraite, préférable en effet au tumulte du monde. +L'érudition y est prodiguée comme dans le premier. On y voit toujours un +esprit nourri des maximes de la philosophie antique, et souvent une +éloquence plus persuasive et plus ornée que dans l'autre, parce que +l'auteur n'y a pas été gêné par la coupe brisée du dialogue et par +l'emploi d'êtres allégoriques, qu'on ne sait le plus souvent comment +faire parler. + +J'ai donné dans sa Vie une idée suffisante du Traité _sur le loisir des +religieux_[616], qu'il dédia aux chartreux de Montrieu, après y avoir +passé quelques jours auprès de son frère Gérard. C'est une production +tout-à-fait monacale, excellente pour ceux à qui elle était adressée, +bonne en général pour la vie du cloître, mais dont il n'y a rien à tirer +pour celle du monde. + +[Note 616: Voy. ci-dessus, p. 372.] + +Je ne dirai pas la même chose d'un autre ouvrage qui est intitulé dans +ses Œuvres: _Du mépris du Monde_, et qu'il appelait _son secret_[617]. +On en tire de grandes lumières sur les événements de sa vie, sur ses +goûts, son caractère et ses plus secrets sentiments. Il le fit à Avignon +ou à Vaucluse dans le temps où sa passion pour Laure lui causait le plus +d'agitation et de trouble[618]. Ce sont des dialogues entre lui et saint +Augustin. Les Confessions de l'évêque d'Hippone lui en donnèrent l'idée. +C'était celui de tous les Pères de l'église qu'il aimait le plus. Les +rapports de caractère et de goûts qu'il avait avec lui contribuaient +sans doute à cette préférence. Le père Denis, son directeur, lui avait +fait présent d'un exemplaire des Confessions; il le portait toujours +avec lui. Quand je lis les Confessions, disait-il, je ne crois pas lire +l'histoire de la vie d'un autre, mais de la mienne. A l'exemple +d'Augustin, il voulut développer tous les secrets de son âme, tous les +replis de son cœur. Ni Augustin, ni Montaigne, ni même J.-J. Rousseau +n'ont découvert plus naïvement leur intérieur, ni fait avec plus de +franchise l'aveu de leurs faiblesses. A la fin de sa préface il +s'adresse ainsi à son livre. «Toi donc, fuis les assemblées des hommes, +sois content de rester avec moi, et n'oublie pas le nom que tu portes; +car tu es et l'on t'appelera _mon secret_[619].» Ce titre et ce peu de +mots font croire que son intention n'était pas de rendre cette espèce de +confession publique; et, selon toute apparence, elle n'a vu le jour +qu'après sa mort. + +[Note 617: _De Contemptu Mundi, colloquiorum liber, quem secretum +suum inscripsit._] + +[Note 618: En 1343. Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. II, p. +101.] + +[Note 619: _Secretum enim meum es et diceris._] + +Voici quel est le dessein de l'ouvrage. Pétrarque méditait profondément +sur sa destinée, lorsqu'une femme d'une beauté que les hommes ne +connaissent pas assez, et environnée d'un éclat extraordinaire, lui +apparaît. Il est d'abord ébloui des rayons qui sortent de ses yeux, et +n'ose lever les siens sur elle. Mais elle l'enhardit et se fait +connaître à lui. C'est la Vérité qu'il a si bien peinte dans son poëme +de l'_Afrique_. Un homme d'un aspect vénérable l'accompagne. Pétrarque +croit reconnaître en lui S.-Augustin: c'était lui en effet, à qui la +Vérité adresse la parole. «Voila, lui dit-elle, ton disciple le plus +dévoué: tu n'ignores pas de quelle dangereuse et longue maladie il est +atteint: il est d'autant plus près de sa perte qu'il est plus éloigné +de connaître son mal: c'est à toi de le guérir: tu y réussiras mieux que +personne: il t'a toujours aimé, et tu fus toi-même sujet à des +infirmités pareilles, quand tu étais captif dans un corps mortel. Essaie +donc si ta voix persuasive pourra le tirer de sa langueur et remédier à +ses maux. Saint-Augustin promet d'obéir par respect pour elle et par +amitié pour le malade. Il le tire à l'écart, et commence avec lui, en +présence de la Vérité, une conférence qui dure trois jours, et qui forme +les trois dialogues dont tout l'ouvrage est composé. + +Le premier est une sorte de préliminaire ou de prolégomènes. +Saint-Augustin établit d'abord pour maximes, que nul n'est misérable +s'il ne veut l'être; qu'une parfaite connaissance de nos misères produit +le désir d'en être délivré; que ce désir n'est sincère et efficace que +dans le cœur de ceux qui ont éteint tout autre désir: enfin qu'il n'y a +que la pensée de la mort qui puisse produire cet effet, en détachant +entièrement l'âme de toutes les vanités du monde. Doctrine fausse, +triste et nuisible, qu'on est toujours fâché de trouver dans une +philosophie, d'ailleurs si élevée et si pure, et qui, rangeant parmi les +vanités à peu près tout ce qui se trouve dans le monde et constitue la +société humaine, tend toujours à rendre ceux qui la professent au moins +inutiles à la société et au monde. Pétrarque assure qu'il connaît son +état, qu'il en veut sortir; mais que les efforts qu'il a faits jusqu'à +présent ont été inutiles. Saint-Augustin le fait convenir qu'il ne l'a +jamais bien voulu. Il analyse tous les symptômes de cette volonté +douteuse, et ceux d'une volonté plus constante et plus ferme, la seule +qui, dans une entreprise si difficile, puisse garantir le succès. + +Dans le second dialogue, Saint-Augustin examine l'un après l'autre tous +les défauts de Pétrarque qui mettent obstacle à son repos autant qu'à sa +perfection. Le premier est la vanité qu'il tire de son esprit, de sa +science, de son éloquence, des agréments de sa figure et de sa personne. +Il rabaisse tous ces avantages, et lui en fait voir la vanité, la +fragilité, le néant. Le second défaut est l'avarice, ou plutôt la +cupidité. Pétrarque se récrie sur ce reproche, et affirme qu'aucun vice +ne lui est plus étranger; mais son sévère examinateur lui prouve que ce +goût qu'il a pris pour une vie commode, pour une fortune aisée qui peut +seul la procurer, pour la société des grands et pour le séjour des +villes et des cours n'est au fond qu'une cupidité déguisée. Pétrarque a +beau répondre qu'il ne désire point de superflu, mais qu'il voudrait ne +manquer de rien; qu'il n'ambitionne pas de commander, mais qu'il +voudrait ne pas obéir, Augustin lui fait voir que ce qu'il désire est le +comble des richesses et de la puissance; que les plus grands monarques +manquent de quelque chose; que ceux qui commandent sont souvent forcés +d'obéir; qu'enfin la vertu seule peut lui procurer cet état +d'indépendance qui est le terme de ses désirs; vérité aussi +incontestable qu'elle est ancienne, et qui découle en quelque sorte de +toutes les parties de la philosophie antique; mais qui, dans +l'antiquité profane comme dans le christianisme, sans avoir jamais eu de +contradicteurs en théorie, a toujours eu peu de sectateurs dans la +pratique. Mais, insiste Pétrarque, je suis loin d'avoir en effet ce goût +que l'on m'attribue pour le séjour des villes, pour la société des +grands, et les vues d'ambition que ce goût suppose. Je les fuis au +contraire autant que je puis. S'ensevelir, comme je le fais, dans les +bois et dans les rochers, combattre les opinions vulgaires, haïr, +mépriser les honneurs, se moquer de ceux qui les recherchent et de tout +ce qu'ils font pour y parvenir, cela ne suffit-il pas pour mettre à +l'abri du reproche d'ambition? Soyez de meilleure foi, répond Augustin, +ce ne sont pas les honneurs que vous haïssez, mais les démarches +nécessaires dans ce siècle pour les obtenir. Vous avez pris une route +plus cachée et plus détournée pour arriver au même but. Convenez que +c'est là le véritable objet de vos études et du parti que vous avez pris +de vivre dans la retraite. Tel entreprend d'aller à Rome, qui revient +sur ses pas, effrayé du chemin qu'il faut faire pour y arriver. Ce n'est +pas Rome qui lui déplaît, c'est le chemin[620]. + +[Note 620: Dans l'extrait de ces dialogues, je me sers, en +l'abrégéant, de la traduction de l'abbé de Sade, lorsqu'il ne s'est pas +trop éloigné du texte que j'ai sous les yeux.] + +La gourmandise et la colère ont leur tour, mais ne font pas l'objet +d'un reproche très-grave, parce qu'au fond cela se borne à quelques +vivacités passagères, et dans une vie habituellement sobre, à quelques +parties de plaisir et de bonne chère avec ses amis. Saint Augustin se +hâte d'arriver à un article plus important et plus délicat, sur lequel +Pétrarque se rend d'abord justice, et qui fait, de son aveu, la honte et +le malheur de sa vie, c'est celui de l'incontinence. Il exprime avec +beaucoup de force, et la révolte de ses sens, et ses inutiles efforts +pour les dompter. La prière fréquente, humble, fervente et accompagnée +de larmes, est le seul remède que saint Augustin, qui doit s'y +connaître, lui indique contre ce mal. Mais j'ai prié, répond Pétrarque, +et si souvent que je crains que Dieu n'en ait été importuné. Augustin +lui soutient qu'il n'a pas bien prié, qu'il a prié pour un temps trop +éloigné, qu'il a voulu se réserver les plaisirs de la jeunesse, et +remettre à un âge plus avancé l'effet de ses prières. C'est ce qui lui +était arrivé à lui-même; mais prier ainsi, c'est vouloir une chose et en +demander une autre. Il l'exhorte à être plus sincère avec Dieu et avec +lui même, et lui promet qu'il obtiendra sur ce chapitre difficile, comme +sur tous les autres, ce qu'il aura demandé de bonne foi. + +Dans le reste de ce dialogue, il lui reproche un certain penchant à la +mélancolie et à la mauvaise humeur, auquel Pétrarque convient qu'il +s'abandonne trop souvent. Il en accuse la vie qu'il mène, les injustices +de la fortune, le spectacle choquant qu'il a sous les yeux, les mœurs +dégoûtantes d'Avignon, le tumulte qui y règne, et tout ce que ce séjour +a d'incompatible avec la paisible société des Muses et l'étude de la +sagesse. «Si le tumulte de votre ame cessait, répond saint Augustin, +vous ne vous plaindriez pas de ce tumulte extérieur qui n'affecte que +les sens. On peut s'y accoutumer comme au murmure d'une eau qui tombe. +Quand l'âme est dans un état serein et tranquille, les nuages passagers +qui l'environnent, le tonnerre même qui gronde autour d'elle, ne peuvent +la troubler. Apaisez donc les mouvements de la vôtre, vous serez alors +en sûreté sur le rivage; vous verrez les naufrages des autres +hommes[621]; vous écouterez en silence les voix plaintives de ceux qui +flottent sur les ondes; et si vous éprouvez à ce cruel spectacle les +tourments de la pitié, vous sentirez aussi une secrète joie à vous voir +vous-même à l'abri des mêmes dangers.» Au reste, de quoi se plaint-il? +ce séjour qui lui déplaît tant n'est-il pas de son choix? n'est-il pas +le maître d'en sortir? Pétrarque l'avoue, et finit par convenir que son +état, comparé à celui de beaucoup d'autres, n'est pas aussi malheureux +qu'il le croyait. + +[Note 621: On sent ici l'imitation de ces beaux vers de Lucrèce: + + _Suave mari magno turbantibus œquora ventis, + E terrâ magnum alterius spectare laborem_; etc.] + +Le troisième dialogue est le plus intéressant. Saint Augustin dit à +Pétrarque qu'il porte deux chaînes aussi dures que le diamant, dont il +craint bien qu'il ne veuille pas qu'on le délivre; ces deux chaînes sont +l'amour et la gloire. Il commence par l'amour, et veut lui faire avouer +que c'est une extrême folie; mais il ne trouve pas sur ce point la même +docilité que sur tout le reste. Pétrarque ne permet pas, même à son +maître, d'avilir un sentiment délicat et généreux qui élève et épure +l'âme quand il a pour objet une femme digne de l'inspirer. +Particularisant ensuite ces idées générales, il peint sous les couleurs +les plus nobles et les images les plus attachantes le mérite et la +vertu de Laure, la pureté de son amour pour elle, l'influence qu'a eu +cet amour sur son goût pour la vertu, pour l'étude et pour la véritable +gloire. Mais le bon directeur ne lâche pas prise, il le retourne de tant +de façons qu'il le force d'avouer que si cet amour lui a fait quelque +bien, c'est en le détournant d'autres biens plus grands encore: enfin il +l'engage à reconnaître la nécessité d'un remède. Mais quel remède +choisir? c'est là la difficulté. Chasser, selon le conseil d'Ovide et +même de Cicéron, un amour par un autre, un ancien par un nouveau, c'est +ce dont Pétrarque ne peut supporter même la pensée. Changer de lieu, +voyager pour se distraire serait fort bon; mais il a souvent éprouvé que +son amour le suit partout, que pour être éloigné de Laure il ne l'en +aime pas moins et n'en souffre que davantage. La pensée du progrès de +l'âge ne peut rien sur lui. Il n'a point passé l'âge d'aimer, puisqu'il +est encore sensible. D'ailleurs, Laure vieillit aussi; mais puisque +c'est son âme qu'il aime, peu lui importe que son corps change: enfin, +quelques objections que lui fasse saint Augustin, il y repond; quelques +remèdes qu'il lui propose, il les rejette, et le Saint est réduit à lui +conseiller la même recette qu'il lui a donnée pour des passions moins +nobles, la prière. + +Il le trouve de meilleure composition sur la gloire que sur l'amour. Il +lui reproche le temps qu'il consume à rassembler des paroles sonores +uniquement pour flatter les oreilles de ce monde qu'il méprise, et même +celui qu'il donne à des entreprises plus graves, telles que l'Histoire +romaine depuis Romulus jusqu'à Titus, telles encore que son Poëme de +l'Afrique, sans compter d'autres petits ouvrages qu'on le voit produire +tous les jours. Quelle perte d'un temps qu'il pourrait employer à +apprendre à bien vivre! Et cette gloire même qu'il espère, +l'obtiendra-t-il? sera-t-elle durable? vaut-elle tous les sacrifices +qu'elle lui coûte? «Vous qui, surtout à l'âge où vous êtes, vous +consumez de travail pour faire des livres, vous êtes dans une grande +erreur. Vous négligez vos propres affaires pour vous occuper de celles +des autres, et sous une vaine espérance de gloire vous laissez, sans +vous en apercevoir, s'écouler ce temps si court de la vie. Que ferai-je? +répond Pétrarque. Abandonnerai-je des travaux commencés? Ne vaut-il pas +mieux que je me hâte de les finir pour m'occuper ensuite de choses plus +sérieuses? car enfin ces ouvrages sont trop importants pour les laisser +imparfaits.--Je vois ce qui vous tient, réplique Augustin; vous aimez +mieux vous abandonner vous-même que vos livres. Eh! laissez-là toutes +ces histoires; les exploits des Romains sont assez célèbres et par leur +propre renommée et par les travaux de bien d'autres génies. Laissez +l'Afrique à ceux qui en sont en possession; vous n'ajouterez rien à la +gloire de votre Scipion ni à la vôtre. Rendez-vous à vous-même; songez à +la mort; ayez toujours vos pensées et vos regards fixés sur elle, +puisque tout vous y conduit.» Pétrarque le remercie de ses conseils et +fait des vœux pour obtenir la force de les suivre. + +Cet écrit est curieux, comme le sont tous ceux où les hommes célèbres +ont parlé d'eux-mêmes. Il est étonnant que depuis sa publication tant +de choses vagues et conjecturales aient été dites et écrites sur +Pétrarque, sur Laure et sur sa passion pour elle. La manière aussi +positive qu'intéressante dont il en parle ici, dans un ouvrage étranger +aux fictions de la poésie, devait suffire pour lever toutes les +incertitudes. La première édition en est pourtant de 1496, et les +incertitudes ont duré depuis, pendant près de trois siècles; et pour +beaucoup de gens qui restent toujours au même point, parce qu'ils ne +lisent ni écoutent, elles durent même encore. + +Pétrarque avait amassé pendant plusieurs années des matériaux pour une +Histoire Romaine qu'il n'acheva point, qu'il ne commença même jamais à +écrire d'une manière suivie. Il n'en est resté que des fragments divisés +en quatre livres, sous le titre de _Choses mémorables_[622], et d'autres +moins considérables, intitulés _Abrégé des vies des hommes +illustres_[623]. Ces derniers sont tous tirés des premiers siècles de +Rome, et divisés en petits chapitres qui contiennent les principaux +traits de la vie de Romulus, de Numa, de Tullus-Hostillius, de Junius +Brutus, etc. Il a fait des autres fragments un autre usage. Il les a +rangés sous différents titres dans chacun des quatre livres de ses +Choses mémorables. Dans le premier, par exemple, qu'il divise en deux +chapitres, il consacre l'un au repos ou au loisir, l'autre à l'étude et +au savoir. Le premier chapitre fait voir quel usage des hommes célèbres +dans l'histoire savaient faire de leur loisir. Les traits dont il se +sert sont d'abord puisés chez les Romains; il y ajoute, sous le titre +d'_étrangers_[624], d'autres faits tirés de l'histoire des autres +peuples anciens, surtout des Grecs; et ensuite sous celui de +_modernes_[625], il en joint encore de plus nouveaux, la plupart même +arrivés de son temps. C'est ainsi, qu'à la fin du second chapitre, où il +traite de l'étude et du savoir, il rapporte le beau trait de Robert, roi +de Sicile, qui préférait les lettres à sa couronne[626]. Il suit le même +ordre dans chacun des trois autres livres; et si ce traité ne renferme +sur les peuples anciens, rien qui ne soit déjà connu par les récits de +l'histoire, il a conservé beaucoup de faits particuliers des temps +modernes qui méritaient aussi d'être transmis à la postérité. + +[Note 622: _Rerum memorandarum_ libri IV.] + +[Note 623: _Vitarum illustrium virorum epitome_.] + +[Note 624: _Externi_.] + +[Note 625: _Recentiores_.] + +[Note 626: Voy. ci-dessus, p. 359.] + +Nous avons vu quel était l'attachement que François de Carrare, +souverain de Padoue, eut pour Pétrarque dans ses dernières années. Il se +plaisait singulièrement à s'entretenir avec lui, et il allait souvent le +voir dans sa petite maison d'Arqua[627]. Il se plaignait un jour, sur le +ton de l'amitié, de ce qu'il avait écrit pour tout le monde, excepté +pour lui. Pétrarque pensait depuis long-temps à prévenir ce reproche; +mais il était embarrassé pour le choix, et ne savait à quoi se +déterminer. Enfin il imagina de lui adresser un petit Traité _sur la +meilleure façon de gouverner une république_[628], et sur les qualités +que doit avoir celui qui en est chargé. Ce sujet lui fournissait une +occasion naturelle de donner à ce prince des louanges indirectes, sans +exagération et sans fadeur; et en même temps, ce qui est toujours plus +difficile, de relever quelques défauts de son gouvernement qu'il avait +remarqués[629]. Cet opuscule est rempli de maximes excellentes, tirées +pour la plupart de Platon et de Cicéron, et l'application en est faite +avec beaucoup de jugement; mais ce même sujet a été traité depuis avec +tant de supériorité, qu'il n'y a plus ici rien à apprendre pour +personne. Le seul bien que fasse cette lecture, c'est de montrer que, +dans un temps où les principes d'un bon gouvernement étaient peu connus, +où l'Italie était partagée entre de petits princes, qui presque tous +étaient de petits tyrans, un philosophe, nourri des leçons de la sagesse +antique, ne louait dans un prince son ami, que ce qui était conforme à +ses principes, et blâmait tout ce qui y était contraire; et que ce +philosophe était un poëte aimable, qui réunissait ainsi, dès le +quatorzième siècle, à cette première aurore de la renaissance des +lettres, ce qu'elles ont de plus solide et ce qu'elles ont de plus doux. + +[Note 627: En 1372 et 1373.] + +[Note 628: _De Republicâ optimè administrandâ_.] + +[Note 629: _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 794.] + +Il avait fini, deux ans auparavant[630], dans la même retraite, un autre +ouvrage commencé depuis quelques années, dont le titre est d'une +simplicité piquante, et le sujet assez singulier; c'est celui qu'il +intitula: _De sa propre ignorance et de celle de beaucoup +d'autres_[631]. Voici quelle en fut l'occasion. Lorsqu'il alla s'établir +à Venise, la philosophie d'Aristote y était fort à la mode, ainsi que +dans toute l'Italie. On ne la connaissait pourtant que par de mauvaises +versions latines faites sur des traductions arabes, et par les +Commentaires d'Averroès qui étaient bien loin d'y répandre de la clarté. +Mais plus Aristote était obscur, plus il y avait de gens disposés à +l'admirer. C'était l'oracle des écoles; on n'y jurait que par lui. Ce +siècle était assurément très-religieux, et cependant Aristote, expliqué +par Averroès, niait la création, la providence, les peines et les +récompenses de l'autre vie. Ses disciples, à Venise, croyaient, comme +leur maître, le monde infini et coéternel à Dieu: ils se moquaient de +Moïse, de la Genèse, de Jésus-Christ même, des Pères de l'Église, enfin +de tous les objets respectables pour les chrétiens. Cela devint une +espèce de secte fort tranchante dans ses opinions, et disposée à jeter +du ridicule sur tous ceux qui n'en étaient pas. + +[Note 630: En 1370.] + +[Note 631: De Ignorantiâ sui ipsius et multorum.] + +Quatre jeunes gens qui en étaient, trouvèrent moyen de faire +connaissance avec Pétrarque. Ils s'insinuèrent dans ses bonnes grâces +par leur douceur, leur complaisance et l'honnêteté de leurs manières. Il +se livra bientôt à eux sans défiance. Tous quatre avaient de l'esprit. +Le premier ne savait rien, le second peu, le troisième un peu plus, et +le quatrième plus encore; mais c'était un savoir incertain, embrouillé, +joint, comme dit Cicéron, à tant de légèreté, de jactance, qu'il aurait +peut-être mieux valu qu'il ne sût rien. «Car les lettres, ajoute +sagement Pétrarque, sont pour beaucoup de gens une source de folie, pour +presque tous elles en sont une d'orgueil, à moins qu'elles ne tombent, +ce qui est fort rare dans un esprit naturellement bon, et qui ait été +bien conduit[632].» Ils s'étaient appliqués principalement à l'histoire +naturelle; ils savaient beaucoup de choses sur les animaux, les oiseaux, +les poissons, «ils vous auraient dit, c'est Pétrarque qui parle, combien +le lion a de poils à la tête, l'épervier de plumes à la queue[633]; et +un nombre infini d'autres choses tout aussi vraies et aussi importantes +que celles-là.» Pétrarque s'expliquait avec sa liberté ordinaire, et sur +ces belles connaissances, et sur Aristote; ils en furent d'abord +surpris, ensuite indignés. Ils finirent par tenir conseil entre eux; +«pour condamner, dit Pétrarque, comme convaincue d'ignorance, non pas ma +personne qu'ils aiment, mais ma renommée, qu'ils n'aiment pas.» Ils +s'étaient donc rassemblés seuls, pour que la sentence qu'ils voulaient +porter fût unanime; mais, pour se donner un air d'équité, ils voulurent +qu'elle fût contradictoire. Ils alléguaient d'abord ce qui était +favorable à Pétrarque, et répondaient ensuite de manière à détruire tout +le bien qu'ils en avaient dit. Ainsi l'opinion publique, qui était en sa +faveur, l'amitié des grands et même de plusieurs souverains, son +éloquence universellement reconnue, son style dont personne ne +contestait le mérite, furent successivement allégués, et l'on trouva +toujours des raisons pour réduire à rien tous ces éloges. Enfin, ce +singulier tribunal prononça tout d'une voix que Pétrarque était un +ignorant, homme de bien[634]. Cette sentence avait été réellement portée +et avait fait beaucoup de bruit à Venise. Pétrarque s'en était moqué +d'abord; mais ses amis prirent la chose sérieusement, et voulurent +absolument qu'il écrivît pour se défendre. C'est ce qu'il fit par ce +Traité _De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres._ + +[Note 632: C'est le même sens qui est renfermé en moins de mots dans +ce vers si vrai de notre Molière: + + Et je vous suis garant + Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.] + +[Note 633: _Quot Leo pilos in vertice, quot plumas Accipiter in +caudâ_, etc., _ub. sup._] + +[Note 634: _Scilicet me sine litteris virum bonum._] + +Après avoir fait l'histoire de ce jugement bizarre porté contre lui, +Pétrarque paraît y souscrire et reconnaître son ignorance. Il s'en +console, pourvu qu'en effet on le reconnaisse pour homme de bien. «Je me +soucie peu, dit-il, de ce qu'on m'ôte, pourvu que j'aie en effet ce +qu'on me laisse. Je ferais volontiers ce partage avec mes juges: qu'ils +soient savants, et moi vertueux.» Mais ensuite, malgré ces traits de +modestie, il fait un assez grand étalage d'érudition pour prouver +l'injustice de cette sentence dictée par l'envie; et il en appelle à la +postérité, par qui il ne doute point qu'elle ne soit réformée. Il passe +en revue, dans ce Traité, la philosophie ancienne, et tourne en ridicule +les atômes de Démocrite et d'Épicure, la Métempsycose de Pytagore, etc. +Il fait voir que notre science se réduit à rien, ou à peu de chose, et +il cite les plus grands philosophes qui en sont convenus de bonne foi. +Presque tout ce qu'il dit est tiré des Tusculanes de Cicéron, de son +Traité _De la Nature des Dieux_, et du livre _De la Cité de Dieu_, de +saint Augustin. Il termine de la manière la plus digne d'un philosophe +aimable, et que tout homme qui aurait, je ne dis pas son génie, mais son +caractère, et qui se verrait, comme lui, poursuivi par l'injustice et +par la haine, pourrait se rappeler avec plaisir et avec fruit. Après +avoir passé en revue tous les grands hommes qui ont été en butte aux +traits de la satire, Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile, et tant +d'autres, qui osera, dit-il, se plaindre qu'on écrive ou que l'on parle +contre lui, lorsque de telles gens ont osé parler et écrire ainsi contre +de tels hommes? «Il ne me reste donc plus que de m'adresser +non-seulement à vous (Donat le grammairien, à qui il dédie ce Traité) et +à un petit nombre d'autres, qui n'avez pas besoin d'être excités pour +m'aimer, mais à mes autres amis et à mes censeurs eux-mêmes, de les +prier et de les conjurer tous de m'aimer désormais, sinon comme un homme +de lettres, au moins comme un homme de bien; sinon comme tel encore, du +moins comme un ami; si enfin, par défaut de mérite, je ne suis pas +digne de ce nom d'ami, que ce soit au moins comme un homme bienveillant +et aimant qu'ils m'aiment[635].» + +[Note 635: _Ut deinceps me, si non ut hominem litteratum, at ut +varum bonum; si ne id quidem, ut amicum; denique si amici nomen prœ +virtutis inopiâ non meremur, at saltem ut benevolum et amantem ament._] + +Imitateur en tout de Cicéron, il semblait avoir pris de lui le besoin et +l'habitude d'une correspondance épistolaire très-active avec ses amis et +avec les principaux personnages de son temps. Les choses les plus +simples de la vie et les affaires les plus importantes, tout lui +fournissait un sujet de lettre. Il en avait brûlé des paquets, des +coffres entiers, et cependant on a imprimé de lui dix-sept livres +d'épîtres. Ils en contiennent près de trois cents, dont un assez grand +nombre sont, par leur étendue, moins des lettres que de véritables +traités, et on en connaît beaucoup encore qui n'ont jamais vu le jour. +C'est là surtout qu'il faut chercher l'âme de Pétrarque et les détails +les plus intéressants de sa vie. «Il avait, dit avec raison l'abbé de +Sade[636], une amitié babillarde, et un cœur qui aimait à s'épancher.» +Ce qui veut dire qu'il était un homme confiant, sensible, et un +véritable ami. Ces lettres sont très-importantes pour l'histoire +littéraire, pour celle des événements, et plus encore des mœurs du +quatorzième siècle. Les portraits de la cour papale d'Avignon y sont +horribles. Peut-être aussi sont-ils un peu chargés. Le style n'a pas, à +beaucoup près, l'élégance et la pureté de celui de l'auteur qu'il avait +choisi pour modèle; mais on y voit cependant, ainsi que dans ses autres +œuvres latines, combien il avait gagné à l'avoir toujours sous les yeux, +à le lire et à l'imiter sans cesse. Il écrivait avec abandon et +sentiment à ses amis, aux Grands avec des égards, mais sans renoncer +jamais à son ton habituel de franchise et d'indépendance; en écrivant, +non-seulement à cette illustre et puissante famille des Colonne, ses +bienfaiteurs, et qu'il appelle même ses maîtres, ou à ce tribun Rienzi, +qui fut un instant le maître de Rome, ou à des prélats et à des +cardinaux, mais même aux différents papes qu'il vit se succéder sur le +trône d'Avignon et qu'il voulut toujours ramener en Italie, aux +souverains de Milan, de Vérone, de Parme, de Padoue, au doge de Venise, +au roi Robert, enfin à l'Empereur, il garde cet air de liberté noble et +décente, qui convient à la philosophie et aux lettres, même avec les +puissants de la terre, parce que, quand elles savent se respecter +elles-mêmes, elles sont aussi une puissance. + +[Note 636: _Mém. pour la Vie de Pétr._, Préf. p. XLVIII.] + +Pétrarque ne gagna pas moins, dans sa poésie latine, à son commerce +continuel avec Virgile, que dans sa prose à celui qu'il entretenait +avec Cicéron. Si l'on compare ses vers avec tous ceux qui avaient été +faits depuis les siècles de décadence, on y voit une différence telle, +qu'il semble avoir retrouvé, du moins en partie, la langue qui +paraissait totalement perdue. Les formes, les tours, les expressions, +tout semble renaître. Il n'y manque qu'un degré de plus d'élégance et de +poésie de style; mais ce degré est si considérable, qu'il le sépare +presque autant de Virgile, que lui-même est séparé des versificateurs du +moyen âge. Il ne se contenta pas de composer, à l'exemple du Cygne de +Mantoue, douze églogues qu'il appela aussi ses Bucoliques; la palme de +l'épopée le tenta; il entreprit et termina un poëme épique, dont le +héros est ce grand Scipion, qui se couvrit de tant de gloire dans sa +guerre d'Afrique, que, le premier de tous les Romains, il obtint de +joindre à son nom celui du peuple qu'il avait vaincu. + +Pétrarque n'intitula point son poëme Scipion, mais l'_Afrique_. Si +l'essence de l'épopée est l'invention, si elle doit offrir à +l'imagination une grande machine poétique, en même temps qu'une grande +action historique à la mémoire, l'_Afrique_ n'est point une épopée, mais +un simple récit en vers. Ce qu'elle a de merveilleux occupe les deux +premiers livres; et ce merveilleux se réduit à un songe, dans lequel le +héros du poëme voit Publius Scipion son père; et encore l'idée de ce +songe et plusieurs des traits dont il est rempli, sont-ils pris du +fragment de Cicéron, si connu sous le titre de _Songe de Scipion_. Dans +le premier livre, Publius Scipion raconte à son fils l'origine et les +principaux faits de la première guerre punique, sans oublier la bataille +où il fut tué en Espagne avec son frère Cnéus. Dans le second, il lui +prédit l'heureux événement de la guerre qu'il va soutenir contre +Carthage, son triomphe et l'abaissement de cette orgueilleuse rivale, et +les effets qu'aura cette victoire sur les mœurs et la destinée de Rome. +Il donne au jeune Scipion d'excellents avis sur les moyens de délivrer +sa patrie des dangers extérieurs et intérieurs qui la menacent; mais +quoiqu'il y ait dans tous ces discours de fort belles choses, souvent +même très-heureusemeut exprimées, comme sur neuf livres que contient le +poëme, ce songe en remplit deux entiers, on ne peut se dispenser, en le +lisant, de trouver que le héros rêve beaucoup trop long-temps. + +Scipion, encouragé par les conseils de son père, commence par envoyer +son ami Lélius auprès de Syphax, pour l'engager à une alliance avec +Rome. La description magnifique de la cour de ce roi maure, la réception +qu'il fait à Lélius, le repas splendide qu'il lui donne, l'origine de +Carthage chantée par un jeune musicien pendant ce repas, le récit que +Lélius fait à Syphax de celle de Rome, des belles actions des anciens +Romains, et de la mort de Lucrèce, qui fut la source de leur liberté, +mort qui est ici racontée dans un morceau très-étendu, très-soigné, et +où le poëte paraît avoir fait tous ses efforts pour se surpasser +lui-même, tout cela remplit le troisième livre, sans que l'action du +poëme soit, pour ainsi dire, encore entamée. Elle fait un pas au +quatrième; mais c'est encore par un récit. Lélius, interrogé par Syphax, +lui raconte la vie de Scipion, qu'il représente aussi grand à Rome que +dans les camps, et dans la paix que dans la guerre. Il s'étend surtout +avec complaisance sur le siége et la prise de Carthagène, où Scipion +traita avec une bonté délicate et généreuse de jeunes et belles +captives, et rendit la plus belle de toutes à un jeune prince son amant. + +Mais cette dernière partie de l'action n'est point finie: il y a ici une +lacune considérable, qu'aucun auteur italien n'a remarquée, tant ce +poëme de l'Afrique, si souvent nommé dans les écrits dont Pétrarque est +le sujet, est peu connu et peu lu. Le quatrième livre finit au moment où +Lélius raconte à Syphax que, dans un appartement du palais, on entendait +les cris des princesses et des jeunes femmes de leur suite, et que +Scipion, sachant le danger qu'elles pouvaient courir si elles +paraissaient aux yeux de son armée, défendit que l'on entrât dans leur +asyle, et les fit conduire en sûreté loin du théâtre de la guerre. Au +commencement du cinquième, ce n'est plus Lélius qui parle: on n'est plus +à la cour de Syphax, pour assister à un festin et entendre des récits: +l'alliance a été refusée: la guerre a éclaté: Syphax est vaincu; +Scipion entre dans Cyrthe, capitale de ses états; et au lieu de +l'histoire de la jeune princesse espagnole qui fut rendue à son amant, +c'est celle de Sophonisbe, épouse de Syphax, que la ruine de ce roi, +l'amour de Massinissa et l'horreur de la servitude forcent à se donner +la mort. Ce poëme, que Pétrarque termina, mais auquel il ne mit jamais +la dernière main, éprouva, après sa mort, quelques vicissitudes, dans +lesquelles il est vraisemblable qu'il se sera perdu un livre entier. Ce +livre devait contenir la fin du récit de Lélius, le refus de Syphax de +s'allier avec les Romains, sa résolution subite de les attaquer +lui-même, la marche de Scipion contre lui, le siége de Cyrthe et la +prise de cette ville. Cette perte est peu regrettable, puisque le poëme +a excité si peu d'intérêt qu'on ne s'est pas aperçu de la lacune qu'elle +y a laissée. + +L'action une fois reprise, marche jusqu'à la fin d'accord avec +l'histoire; et quoiqu'il y ait d'assez longues digressions, l'invention +y a si peu de part, qu'il paraît inutile de pousser plus loin cette +analyse, pour arriver par une route directe à un événement prévu. La +première idée de cet ouvrage avait transporté Pétrarque: ce fut sur son +_Africa_ qu'il voulut fonder sa gloire: ce fut le bruit que firent dans +le monde les premiers livres, l'espérance qu'ils faisaient concevoir du +reste, et le plaisir qu'eut le roi Robert à les entendre, qui firent +décerner à l'auteur la couronne poétique. Mais le refroidissement où il +tomba bientôt sur ce travail, la peine qu'il eut à le reprendre, +l'imperfection où il le laissa toujours, prouvent que, dans le fond, il +ne le sentait point en proportion avec ses forces, ni analogue à son +génie. Dans sa vieillesse, il n'aimait point qu'on lui en parlât, ni que +l'on témoignât la curiosité de le voir, et encore moins que l'infidélité +de quelques amis en répandit des fragments. Un jour, à Vérone, plusieurs +d'entre eux l'étant allé voir, firent tomber la conversation sur son +poëme, et croyant lui faire plaisir, ils en chantèrent quelques +vers[637]. Les larmes lui vinrent aux yeux, et il les pria en grâce de +ne pas aller plus loin. Comme ils lui témoignaient leur surprise: «Je +voudrais, dit-il, qu'il me fût permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet +ouvrage, et rien ne me serait plus agréable que de le brûler de mes +propres mains.» Aussi, quelques instances qu'on pût lui faire, il se +refusa toujours à le rendre public; les copies ne s'en multiplièrent +qu'après sa mort, et ce fut par les soins de Coluccio Salutati et de +Bocace, qui l'obtinrent de ses héritiers à force de prières. Malgré les +défauts qui y dominent, et qui l'emportent de beaucoup sur les beautés, +il est heureux qu'il se soit conservé, non pas pour la réputation du +poëte, mais pour l'histoire de la poésie. C'est un monument précieux de +cette époque de renaissance, bon à garder, comme ces tableaux et ces +statues, productions de l'enfance de l'art, qui n'en augmentent ni la +gloire ni les jouissances, mais que l'on n'examine pas sans fruit, quand +on en veut étudier l'histoire. + +[Note 637: _Squarzafichus. Vita Petr._] + +Les douze Eglogues latines de Pétrarque sont aussi bonnes à connaître +par un autre motif. La plupart ont rapport à des circonstances de sa +vie, et les interlocuteurs qu'il y emploie sont quelquefois, sous des +noms déguisés, les personnages les plus illustres de son temps. Quelques +unes sont de vraies satires, telles que la sixième et la septième, où le +pape Clément VI est évidemment représenté sous le nom de _Mition_[638]. +Dans la première des deux, saint Pierre, sous celui de Pamphile, lui +reproche durement l'état de langueur et d'abandon où se trouve son +troupeau. Qu'a-t-il fait de ces richesses champêtres que leur maître lui +avait confiées? qu'en a-t-il su conserver? Mition répond qu'il conserve +l'or que lui a produit la vente des agneaux, qu'il garde des vases +précieux, les seuls dont il veuille se servir, ne daignant plus tremper +ses lèvres dans ces vases grossiers dont leurs pères se servaient +autrefois. Il a changé ses habits trop simples en vêtements magnifiques. +Le lait dont il a fait des présents lui a procuré de puissants amis. +Son épouse, bien différente de cette vieille qu'avait Pamphile, est +toute brillante d'or et de pierreries. Les boucs et les béliers jouent +dans la prairie, et lui, mollement couché, s'amuse à voir leurs jeux et +leurs ébats. Pamphile entre dans une nouvelle colère contre ce berger +coupable et efféminé; tu mérites, lui dit-il, les fouets, les fers, les +douleurs même de la prison éternelle, ou quelque chose de pis encore. + +[Note 638: De _mitis_, doux, clément.] + +Mition, malgré sa douceur, perd patience. Il apostrophe à son tour son +aigre censeur. «Serviteur infidèle et fuyard, ingrat pour le meilleur +des maîtres, c'est à toi qu'appartiennent les fers, la croix, tous les +supplices. On sait que la crainte d'un tyran superbe te fit abandonner +ton troupeau.» Pamphile répond qu'il s'est repenti, qu'il a lavé ses +taches dans le fleuve, et que sa pâleur s'est dissipée. «Que ne +reviens-tu-donc, reprend Mition, habiter ces belles demeures? Pour moi +je ne veux plus les quitter; je n'aime plus que les grandeurs; je ne +serai plus le pasteur d'un pauvre troupeau. J'ai acquis par mes chants +une aimable amie; j'aime à me parer pour lui plaire. Je fuis le soleil; +je cherche des antres frais; je lave mes mains et mon visage dans une +eau limpide; le berger de Bysance[639] m'a fait présent de ce miroir; +je me plais à en faire usage. Mon épouse sait tout cela, et le souffre; +je lui pardonne à mon tour bien des choses. Vous autres, vantez-vous +d'amies obscures et inconnues; mais moi, que ma chère Epy me retienne +toujours dans ses embrassements!..» Malheureux reprend Pamphile, est-ce +ainsi que tu sers ton maître? Tu crois être en sûreté sous l'ombrage; +mais il viendra changer en deuil tes plaisirs. Tu crois, réplique +Mition, m'effrayer par de vaines paroles, mais les hommes de courage +méprisent les dangers présents; les périls les plus éloignés font peur à +ceux qui sont timides.» + +[Note 639: Selon l'abbé de Sade, c'est Constantin; mais c'est plutôt +l'empereur d'Orient qui régnait alors. Du reste, les extraits qu'il +donne de ces églogues sont tout-à-fait différents de ce qu'on voit ici. +J'ignore où il avait pris plusieurs détails qui sont dans les siens; je +sais seulement que je me suis, le plus que j'ai pu, conformé au texte, +et que je me sers de la même édition de Bâle, 1581, dont il s'est servi +lui-même.] + +Cette nymphe Epy, dont Mition adore les charmes, est la ville d'Avignon +que Clément VI ne pouvait se résoudre à quitter. Dans la seconde de ces +deux Eglogues, il est mis en scène avec elle. Il lui parle de la +querelle qu'il vient d'avoir avec Pamphile, et de la menace que celui-ci +lui a faite de l'arrivée du maître. Ils font ensemble le dénombrement du +troupeau pour en pouvoir rendre compte. C'est là que la nymphe faisant +passer en revue les cardinaux l'un après l'autre, déguisés sous des +emblêmes tirés des troupeaux et de la vie pastorale, après avoir dit du +bien de quelques uns en petit nombre, peint les autres sous les traits +les plus hideux et les couleurs les plus noires. Il ne serait pas +impossible, à l'aide de l'histoire et d'une liste des cardinaux de ce +temps-là, de mettre les noms au bas de ces portraits. Ce travail +d'érudition en vaudrait peut-être bien d'autres: mais peut-être aussi ne +serait-il pas sans scandale; il est fâcheux pour une bergerie qu'on ne +puisse, à de trop fréquentes époques, dévoiler la vie de ses bergers +sans scandaliser le troupeau. + +Le sujet de l'Eglogue suivante, qui est la huitième, est très-différent, +et pourtant on y trouve encore des traits assez vifs contre Avignon et +contre la cour. Pétrarque y a voulu consacrer l'explication orageuse +qu'il eut avec le cardinal Colonne, lorsqu'à l'âge de quarante ans il +prit la résolution de briser tous ses liens et d'aller se fixer en +Italie. Il fait parler ce cardinal sous le nom de _Ganymède_, sans que +l'on puisse deviner le motif ou l'à-propos de ce nom; il parle lui-même +sous celui d'_Amyclas_, et il intitule cette Eglogue _Divortium_, la +séparation, le divorce. Ganymède lui demande quelle est la cause de +cette résolution subite, et pourquoi il veut quitter des lieux où +autrefois il paraissait tant se plaire. «Mon père, répond Amyclas, le +sage varie à propos dans ses desseins, c'est l'insensé qui s'y +attache.... Que voulez-vous que je fasse? Je ne trouve ici ni des eaux +pures, ni des pâturages salutaires; l'air même me fait craindre de le +respirer. Pardonnez cette fuite nécessaire, et plaignez-moi d'y être +forcé. Je suis entré pauvre dans votre bergerie; je retourne plus pauvre +chez moi. Je ne possède ni plus de lait ni plus d'agneaux; je n'ai +acquis que plus d'envieux et plus d'années. J'ai plus de peine à +supporter l'orgueil; je le souffrais patiemment autrefois; l'âge avancé +s'en irrite davantage. Il est honteux de vieillir dans la servitude. Que +ma vieillesse au moins soit indépendante, et qu'une mort libre termine +une vie esclave.» + +Ganymède a beau lui reprocher son ingratitude: il continue à peindre +sous des images pastorales les dégoûts qu'il éprouve, la vie plus douce +et plus faite pour son âge que lui promet la voix de la patrie et qu'il +veut désormais goûter. «Vous méprisez donc, reprend Ganymède, tout ce +que vous aimiez autrefois, les entretiens de vos amis, les amusements +champêtres, le doux repos?.... Je ne méprise, répond Amyclas, que cette +forêt sauvage, ce pasteur licencieux, ce terrain fertile en poisons, ce +triste vent du midi, ces sources que le plomb enferme et rend malsaines, +ces tourbillons de poussière, cette ombre nuisible et cette grêle +bruyante.--Mais ne connaissiez-vous pas auparavant tous les +désagréments de ce séjour?--Je les connaissais, je l'avoue; l'habitude, +votre amitié, et peut-être plus encore les charmes d'une bergère me les +faisaient supporter; mais tout change avec le temps; ce qui plaît au +jeune âge déplaît à la vieillesse, et nos inclinations varient avec la +couleur de nos cheveux, etc.» + +Dans une autre Eglogue[640] qu'il intitule _Conflictatio_, un berger +raconte une querelle de Pan et d'Articus. Les rois de France et +d'Angleterre sont cachés sous ces deux noms. Articus reproche à Pan les +faveurs qu'il reçoit de Faustula, et à Faustula les bontés qu'elle lui +accorde. Cette courtisane, qu'il appelle bien de ce nom, _Meretrix_, est +la ville d'Avignon, ou plutôt la cour pontificale. Le pape avait +abandonné au roi de France les décimes de son royaume, et ce secours +mettait le roi Jean en état de soutenir la guerre, ce que le monarque +anglais ne pardonnait ni au pape ni au roi. Presque toutes les Eglogues +de Pétrarque sont dans ce genre énigmatique et mystérieux: sans une +clef, qu'on ne trouve pas toujours, il est impossible de les entendre. + +[Note 640: La XIIe.] + +Trois livres d'Epîtres terminent ses poésies latines. Elles sont +adressées, soit aux personnes puissantes, telles que les papes Benoît +XII et Clément VI, ou le roi Robert, ou le cardinal Colonne, soit à +d'intimes amis, à Lélius, à Socrate, à Boccace, à Guillaume de +Pastrengo, à Barbate de Sulmone, au bon père Denis. Le poëte y laisse +courir librement ses pensées et son style à la manière d'Horace, et y +parle comme lui, des événements et des circonstances particulières de sa +vie. Fait-il bâtir à Parme cette jolie maison qu'il appelait son +_Parnasse Cisalpin_, il écrit, à Guillaume de Pastrengo, qui habitait +Vérone[641]; il lui rend compte de la vie qu'il mène, des occupations +qu'il s'est faites. La première est de travailler à son poëme de +l'_Afrique_; «la seconde, dit-il, est de bâtir une maison convenable à +ma fortune. J'y emploie peu de marbre; je regrette souvent que vos +montagnes soient si loin de nous, ou que l'Adige ne descende pas +directement ici. Peut-être l'embellirais-je davantage; mais les vers +d'Horace m'arrêtent: le tombeau revient à ma mémoire[642], et je me +souviens de ma dernière demeure; je suis tenté d'épargner les pierres et +de les réserver à un autre usage.» Prêt à quitter cette entreprise, à +prendre en haine les maisons, à vouloir habiter les bois, si par hasard +il aperçoit, dans le mur qu'on bâtit, une fente, une crevasse, il se met +à gronder les ouvriers; ils lui répondent; il tire de leurs réponses des +réflexions morales; il rentre en lui-même, et se reproche de vouloir une +habitation durable pour un corps qui ne l'est pas; puis il presse de +nouveau l'ouvrage, trop lent pour ses désirs. Il peint avec beaucoup de +vérité ses retours de raison et de folie. Ce qui le console c'est que +les autres hommes ne sont pas plus sages que lui: enfin, tout bien +considéré, il rit de lui-même et de tout le monde. On voit que cela est +tout-à-fait dans le goût d'Horace. + +[Note 641: L. II, ép. 19.] + +[Note 642: Et non pas: Je me souviens de mon buste, _busti_, comme +l'a plaisamment traduit l'abbé de Sade.] + +C'est de cette maison qu'il écrivait à Barbate de Sulmone, une jolie +épître qui n'a que dix-huit vers. «J'ai, dit-il, une paisible campagne +au milieu de la ville, et la ville au milieu de la campagne[643]. Ainsi +quand je suis seul, le monde est tout près de moi; et quand la foule +m'importune, j'ai à ma portée la solitude.... Je jouis ici d'un repos +tel que les hommes studieux ne le trouvèrent ni dans le vallon +retentissant du Parnasse, ni dans les murs de la ville de Cécrops[644], +tel que les pieux habitans des sables de l'Egypte le goûtèrent à peine +dans leurs déserts silencieux. O Fortune! épargne, je t'en supplie, un +homme qui se cache: passe loin de son modeste seuil, et ne vas attaquer +que la porte superbe des rois.» + +[Note 643: L. III, ép. 18.] + +[Note 644: Athènes.] + +Des ordres imprévus, des affaires, l'obligation de se joindre à +l'ambassade de Rome, viennent-ils le forcer à quitter sa douce retraite, +et à retourner dans des lieux qu'il avait cru quitter pour toujours, il +confie encore à Barbate le chagrin qu'il éprouve; il adresse à la +Fortune ces plaintes, que peuvent s'appliquer ceux qui, nés comme lui +avec des passions douces et des goûts paisibles, se trouvent lancés, +malgré eux, dans les flots orageux du monde et des affaires. «O +Fortune[645]! je n'ambitionne pas tes faveurs. Laisse-moi jouir d'une +pauvreté tranquille: laisse-moi passer dans cette retraite champêtre le +peu de jours qui me restent. Je ne connais ni l'ambition ni l'avarice; +et tu me condamnes à des travaux sans fin! Ils semblent croître sans +cesse avec la rapidité du temps. Quel port puis-je espérer pour ma +vieillesse? O de combien de misères on est assailli dans ce monde! Les +hauteurs tremblent; le milieu glisse; au bas on est foulé. Ce sont les +bas lieux que je préfère; et je tremble comme si j'étais dans les nues. +Voilà surtout de quoi je me plains. Si je voulais monter au sommet ou +m'élancer sur les ondes, et que je fusse atteint de la foudre ou +englouti par la tempête, j'aurais tort de gémir; mais les flots viennent +me chercher sur le rivage, et des tourbillons m'engloutissent dans +l'humble poussière où je suis caché.» + +[Note 645: L. III, ép. 19.] + +Ce mélange de philosophie, d'imagination et de sentiment règne en +général dans toutes ses épîtres latines. S'il n'y a pas atteint +l'élégance et la pureté d'Horace, il a cependant cette abondance et +cette facilité qui prouvent qu'on est tout-à-fait maître de l'idiome +qu'on emploie. Les formes et les tours de la langue latine lui sont +aussi familiers que ceux de sa langue naturelle: il ne paraît lui +manquer que quelques unes de ses grâces. Elles existaient dans les +modèles anciens, et sans doute il les sentait, quoiqu'il ne put +entièrement les atteindre. Ces grâces manquaient encore en partie à une +autre langue, nouvellement née de la première. C'est lui qui contribua +le plus à les y fixer, et qui lui en donna de nouvelles, que d'autres +poëtes purent sentir à leur tour, mais que personne encore n'est parvenu +à égaler. Ses poésies italiennes, qui ne furent pour la plupart que +l'expression de son amour, et les jeux de sa plume, sont à la fois ce +qu'il y a de plus agréable dans sa langue, de plus solide et de plus +brillant dans sa gloire. + + + + +CHAPITRE XIV. + +_Poésies italiennes de Pétrarque, ou son CANZONIERE. De la Poésie +érotique chez les anciens Grecs et Latins: Ovide, Properce, Tibulle. +Éléments dont se composa la Poésie érotique de Pétrarque; caractère de +cette poésie, ses beautés, ses défauts. Poésies lyriques de Pétrarque +sur d'autres sujets que l'Amour._ + + +Les poëtes qui ont peint la passion la plus forte et le sentiment le +plus doux, les poëtes érotiques, forment dans la littérature une classe +intéressante que l'on croirait d'abord ne devoir l'être que pour la +jeunesse; mais on reconnaît ensuite que c'est pour les âmes sensibles +qu'à tout âge ces poëtes ont de l'intérêt; dans la jeunesse, parce +qu'ils peignent ce qu'elles éprouvent; dans la suite de la vie, parce +qu'ils leur rappellent de touchants souvenirs. Les âmes froides, celles +qui s'occupent trop du matériel de la vie pour s'ouvrir aux affections +qui en font le charme, n'aiment à aucun âge l'expression d'un sentiment +qu'elles ignorent; à aucun âge un poëte _sentimental_ n'est pour elles +autre chose qu'un diseur de vaines paroles et de phrases vides de sens. +Plus il se dégage de la matière, moins elles le goûtent et se soucient +de le lire ou de l'entendre. Si enfin c'est une passion tout-à-fait +libre du joug des sens, si c'est le pur idéal de l'amour que ce poëte a +peint dans ses vers, parce que c'est là qu'il aspirait et qu'il +s'élevait sans cesse, à quel petit nombre d'admirateurs et même de +lecteurs est-il réduit? ou quel mérite ne lui faut-il pas pour vaincre +cette défaveur de son sujet, née de sa sublimité même? + +De toutes les preuves qui attestent le mérite extraordinaire de +Pétrarque, c'est peut-être ici la plus frappante. Aucun poëte n'a +exprimé de sentiments aussi épurés, disons-le franchement, aussi hors de +la portée de la plupart des hommes, et aucun, depuis les temps modernes, +n'a été plus généralement lu et admiré. Il parut dans un siècle où la +corruption était aussi forte que l'ignorance était générale: il a +traversé d'autres siècles où les connaissances, sans épurer les mœurs, +les avaient du moins raffinées, pour arriver jusqu'à nos jours, où les +connaissances de l'esprit et le raffinement des mœurs ont encore fait +des progrès, sans que nous nous soyons pour cela rapprochés de la vertu; +il n'a chanté que pour elle, et cependant il n'est jamais déchu du rang +où il était une fois monté. On ne se lasse point de relire ses poésies, +qui sont un hymme perpétuel à cette déesse dont le culte a si peu de +sectateurs, à peu près comme on lit dans d'autres poëtes des hymnes à +Diane et à Pallas, sans adorer ces divinités et sans y croire. + +Ce qui nous reste des poëtes grecs qui ont chanté l'amour prouve qu'ils +n'y voyaient comme Sapho, qu'un délire des sens, ou, comme Anacréon, +qu'un amusement pour les sens et pour l'esprit à la fois. Si d'autres +surent lui donner le langage du cœur et l'accent de la tendresse, leurs +poésies ne sont point parvenues jusqu'à nous. Nous n'avons rien, ni de +l'ancien Simonide qui fut, selon Suidas, l'inventeur de l'élégie, ni du +Simonide de Céos, dont les poésies étaient si tristes que Catulle les +appelle _les larmes de Simonide_[646], ni d'Evenus, ni presque rien de +Callimaque, et ce ne sont pas ses élégies que nous avons. Les Romains +prirent des Grecs, comme presque tout le reste, la forme du vers +élégiaque, et sans doute aussi son caractère. Ils ont excellé dans +l'élégie. Tibulle, Properce, Ovide, sont des poëtes si connus, loués, +définis, comparés tant de fois, ils l'ont été depuis peu de temps avec +tant de talent et dans une occasion si solennelle[647], qu'il n'y a plus +rien à dire d'eux, quand c'est d'eux et de la poésie élégiaque que l'on +veut parler. Mais on en peut dire quelque chose encore, quand il s'agit +de reconnaître en eux la nature de leurs passions et l'objet essentiel +de leurs vers, pour comparer avec eux un poëte qui vint, quatorze +siècles après, donner aux sentiments passionnés une autre direction et à +la poésie d'amour un autre langage. + +[Note 646: _Mœstiùs lacrymis Simonideis_. (CATUL.)] + +[Note 647: Dans l'éloquent et ingénieux discours de M. Garat, +président de la classe de la langue et de la littérature française de +l'institut, pour la réception de M. de Parny. Cette séance avait eu lieu +depuis peu de temps, quand je lus ce chapitre à l'Athénée de Paris.] + +Tous trois vivaient à la même époque, dans le plus beau siècle de la +littérature latine, dans le siècle d'Auguste. Ils parlent la même langue +et peignent les mêmes mœurs. Leurs maîtresses sont des beautés +coquettes, infidèles et vénales. Ils ne cherchent avec elles que le +plaisir; ils ont la fougue et l'emportement de la jeunesse. Le brillant +esprit d'Ovide, l'imagination riche de Properce, l'ame sensible de +Tibulle, s'expriment avec les diverses nuances qui doivent résulter, +dans le style, de la différence de ces trois sources; mais tous les +trois aiment à peu près de la même manière des objets à peu près de même +espèce. Ils désirent; ils possèdent; ils ont des rivaux heureux. Ils +sont jaloux; ils se brouillent et se raccommodent. Ils sont infidèles à +leur tour; on leur fait grâce, et ils retrouvent un bonheur qui est +bientôt troublé de même. + +Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui +apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari, quels signes +ils doivent se faire devant lui, devant tout le monde, pour s'entendre +et n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près, bientôt +les querelles, et ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant +qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le +pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, +au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite +vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or, à un +vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette +des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé; +il maudit ses tablettes qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient +un plus heureux; il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas +interrompre son bonheur. + +Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour +toutes les femmes. Un instant après, Corinne aussi est infidèle; il ne +peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite +avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme +plus colère que tendre. Elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui +jure qu'il n'en est rien; et il écrit à cette esclave; et tout ce qui +avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels +indices les ont trahis! Il demande à la jeune esclave un nouveau +rendez-vous. Si elle lui refuse, il menace de tout révéler, de tout +avouer à Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la +peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu après, c'est Corinne +seule qui l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme +si c'était sa première victoire. Après quelques incidents que, pour plus +d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop +long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop +facile. Il n'est plus jaloux: cela déplaît à l'amant, qui le menace de +quitter sa femme s'il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il +fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il +se plaint de cette surveillance qu'il a provoquée; mais il saura bien la +tromper. Par malheur, il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités +de Corinne recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si +publiques que la seule grâce qu'Ovide lui demande c'est qu'elle prenne +quelque peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins +évidemment ce qu'elle est.--Telles sont les mœurs d'Ovide et de sa +maîtresse; tel est le caractère de leurs amours. + +Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès +qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui +recommande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré +lui-même à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend +qu'au matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve +endormie; elle est long-temps sans que tout le bruit qu'il fait, sans +que ses caresses mêmes la réveillent: elle ouvre enfin les yeux, et lui +fait les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie, il +fait à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la +perdre: elle part avec un militaire: elle va suivre les camps, elle +s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point; il +pleure: il fait des vœux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira point +de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui +l'auront vue: il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est +touchée de tant d'amour. Elle abandonne le soldat, et reste avec poëte. +Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur +est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par +l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que +d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La +mort ne l'effraye point, il ne craint que de perdre Cinthie, qu'il soit +sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau. + +Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais +bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa +maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour +le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour. +Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans +toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut +plus l'aimer sans honte. Il en rougit; mais il ne peut se détacher +d'elle. Il sera son amant, son époux, jamais il n'aimera que Cinthie. +Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse: il la +rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une +seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède +jamais assez. Il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à +lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi +vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se +distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il +feint qu'une troupe d'amours le rencontre, et le ramène aux pieds de +Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans +un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui +jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles +perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va +voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage: mais il +renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux +outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de +ses rivaux; mais une maladie imprévue vient la saisir: elle meurt. Elle +lui apparaît en songe; il la voit, il l'entend. Elle lui reproche ses +infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à ses derniers +moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui fut toujours +fidèle.--Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa +maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours. + +Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais ne furent point +inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là +leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne. +Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales; elles n'en ont +particulièrement aucune. La Muse de ces deux poëtes est fidèle, si leur +amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie +ne figurent dans leurs vers. Tibulle, amant et poëte plus tendre, moins +vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance. +Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses +vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée. +Tibulle a perdu sa fortune; mais il lui reste la campagne et Délie; +qu'il la possède dans la paix des champs; qu'il puisse, en expirant, +presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive, en pleurant, sa +pompe funèbre, il ne forme point d'autres vœux. Délie est enfermée par +un mari jaloux; il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les +triples verroux. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe +malade, et Délie seule l'occupe. Il l'engage à être toujours chaste, à +mépriser l'or, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais +Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son +infidélité; il y succombe, et demande grâce à Délie et à Vénus. Il +cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni +adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de +Délie trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se sert +pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder, +qu'il la lui confie; il saura bien les écarter et garantir de leurs +piéges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise; il revient à elle; +il se souvient de la mère de Délie qui protégeait leurs amours. Le +souvenir de cette bonne vieille rouvre son cœur à des sentiments +tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt +de plus graves. Elle s'est laissée corrompre par l'or et les présents; +elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne +honteuse; il lui dit adieu pour toujours. + +Il passe sous les lois de Némésis, et n'en est pas plus heureux. Elle +n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis +est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice, +mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la +fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune sœur; il ira +pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette cendre muette. +Les mânes de la sœur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis +fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste +image de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces +tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce +prix acheter même le bonheur.--Nééra est sa troisième maîtresse. Il a +joui long-temps de son amour. Il ne demande aux dieux que de vivre et de +mourir avec elle. Mais elle part; elle est absente; il ne peut s'occuper +que d'elle, il ne redemande qu'elle aux dieux. Il a vu en songe Apollon, +qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe; +il ne pourrait survivre à ce malheur, et pourtant ce malheur existe. +Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné.--Tel fut le +caractère et le sort de Tibulle; tel est le triple et assez triste roman +de ses amours. + +Il sauve par le charme des détails le peu d'intérêt du fond. C'est en +lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même au +plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme. +S'il y eut un poëte ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut +Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien sont en +lui: il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les +faire naître dans ses maîtresses. Leurs grâces, leur beauté sont tout ce +qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette; +leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De +toutes ces femmes, devenues célèbres par les vers de trois grands +poëtes, Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint +en elle à tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais pour +tous ces talents, qui étaient souvent ceux des courtisannes d'un certain +ordre, elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont +pas moins ce qui la gouverne; et Properce, qui vante, une ou deux fois +seulement, en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa +passion pour elle, maîtrisé par une toute autre puissance. + +Le style de ces trois poëtes est très-différent: le fond de leurs idées +diffère autant que leur génie et leur style; mais les idées accessoires +qu'ils emploient sont assez semblables. Ils n'ont à peu près que les +mêmes éloges à donner à leurs belles, les mêmes reproches à leur faire. +Ils invoquent les dieux et les déesses, comme témoins des serments ou +comme vengeurs du parjure. Les exemples de fidélité ou de perfidie pris +dans la mythologie et dans l'histoire, ne leur manquent pas au besoin. +L'abondance en va jusqu'à l'excès dans Properce, comme celle des traits +d'esprit dans Ovide. Il croient tous ou feignent de croire à la magie; +et les évocations et ses filtres reviennent souvent dans leurs vers. +Mais aux dieux et à la magie près, tout est matériel et physique dans +les accessoires, comme dans le fond de leurs amours et de leur poésie. +L'accord des esprits, l'union des âmes, le besoin d'épanchement, la +confiance mutuelle, les doux entretiens, l'élan de deux cœurs l'un vers +l'autre, ou leur élan mutuel vers ce qui est délicat, beau et honnête, +rien de tout cela ne se trouve ni chez eux, ni en général chez aucun des +poëtes anciens; et cela n'est point dans leur poésie, parce que cela +n'était point dans les mœurs. + +A la renaissance des lettres, après les siècles de barbarie, il y avait +dans les mœurs, avec beaucoup de corruption et de férocité, une +exaltation et un penchant à l'exagération des sentiments, qui se +portèrent principalement sur l'amour. L'empire que les femmes eurent de +tout temps chez la plupart des peuples du Nord, tandis qu'à l'Orient et +au Midi, elles étaient presque partout esclaves, s'étendit de proche en +proche avec les conquêtes des Francs, des Germains et des Goths. La +chevalerie fit de cet empire une espèce de religion. La religion, +proprement dite, y influa beaucoup elle-même. Le platonisme, se +combinant avec la doctrine des chrétiens, lui donna un caractère de +ferveur contemplative et d'amour extratique qui, ressemblant quelquefois +par l'expression à l'amour terrestre, habitua insensiblement cet amour à +s'exprimer lui-même dans un langage mystique et religieux. Ce fut celui +que parlèrent quelquefois les Troubadours. Les questions débattues dans +les cours d'amour le subtilisèrent encore. Les premiers poëtes italiens, +plus raffinés que les provençaux, parce qu'ils étaient presque tous +instruits dans les écoles naissantes du platonisme, s'éloignèrent +tellement, dans leurs poésies amoureuses, de tout ce qui est vulgaire +et terrestre, qu'ils s'écartèrent même souvent de tout ce qui est +intelligible et humain. Les femmes, qui étaient l'objet de leurs chants, +étaient flattées de cette élévation du style, comme de celle des +sentiments. Les mœurs publiques étaient corrompues; mais les mœurs +domestiques étaient chastes. Les hommes qui ne pouvaient obtenir des +beautés les plus brillantes, que la permission de les aimer, de le leur +dire, d'afficher en quelque sorte le nom de ces beautés sur leurs armes +ou dans leurs vers, s'honoraient de la publicité de cet hommage; et les +femmes qui y voyaient un témoignage public, qu'il n'en coûtait rien à +leur sagesse, s'en tenaient aussi fières et honorées. La plupart +avaient, dans les devoirs et dans les douceurs de l'hymen, des motifs et +à la fois des dédommagements des rigueurs que leurs amants éprouvaient +d'elles; et eux, de leur côté, satisfaits de voir dans la maîtresse de +leur cœur, dans la dame de leurs pensées, l'objet d'une espèce de culte, +ne se faisaient pas scrupule de chercher auprès des femmes plus faciles +des distractions et des amusements. + +C'est là ce qu'il faut bien se rappeler en lisant les poésies du Cygne +de Vaucluse. Des mœurs de son siècle et des siennes en particulier, il +doit résulter un roman qui n'aura rien de commun avec ceux de Tibulle, +de Properce et d'Ovide, et un style particulier, composé d'expressions +platoniques, religieuses, ascétiques, d'images pures, délicates, et +souvent même trop subtiles: mais cependant ces images, soit par la +vérité du sentiment, soit par la force du génie poétique, seront +vivantes et sensibles. Il y aura cette différence immense entre lui et +les premiers poëtes qui ont bagayé dans sa langue: on ne sait jamais ni +où ils sont, ni ce qu'ils font, ni de qui ils parlent: on verra au +contraire dans presque chacune de ces pièces de vers le portrait de +celle qu'il aime, le tableau des lieux qui les environnent et celui des +petits événemens de leurs amours. Les yeux de l'objet aimé seront deux +astres qui lanceront des feux célestes; sa voix sera celle des anges; sa +démarche et l'ensemble de sa personne auront quelque chose de +surnaturel, de saint et de sacré. Elle paraîtra souvent environnée de +femmes qu'elle surpassera toutes, comme une déesse est au-dessus des +mortelles; elle sera entourée de ses rivales comme d'une cour. A défaut +d'une action véritable, ce roman sans incidents, sans progrès, se +composera de tous les actes les plus simples, et les plus indifférents +pour tout autre qu'un amant poëte. Un geste, un sourire, un regard, une +pâleur, une promenade champêtre, la campagne où se font ces promenades, +les arbres, les eaux, les fleurs, le ciel, les oiseaux, les vents, la +nature entière, seront les sujets de ses chants. Tout se revêtira des +couleurs de la poésie, et s'animera des feux de l'amour. Son cœur, +habitué à séparer sa cause de celle des sens, parlera seul, et deviendra +pour lui un être indépendant, qui agira, s'élancera hors de lui, +reviendra, se montrera dans ses yeux, sur son visage, sera éternellement +agité par l'espérance et par la crainte. Enfin s'il se plaint de ses +souffrances, ce ne sera qu'en s'enorgueillissant de leur cause, en +bénissant ses chaînes, et le lieu et l'heure où il fut jugé digne de les +porter. + +Cherchons quelques applications de cette espèce de poétique dans les +ouvrages mêmes du poëte dont elle est tirée, comme toutes les poétiques +l'ont été des œuvres des grands poëtes, qui se trouvent ainsi toujours +conformes aux règles, sans qu'ils y aient songé. N'oublions pas que les +sonnets sont de petites odes à la manière de quelques unes de celles +d'Horace, et que les _canzoni_ sont de grandes odes, non à la façon de +celles des Grecs et des Latins, mais d'un genre particulier, inventé par +les Troubadours, et perfectionné chez les Italiens par leurs premiers +poëtes. Le sonnet suivant n'est-il pas rempli de ce sentiment aussi vrai +que noble d'un amant fier de sa maîtresse, et devenu meilleur par le +désir de lui plaire? «Quand au milieu des autres femmes[648] l'amour +vient à paraître sur le visage de celle que j'aime, autant chacune lui +cède en beautés, autant s'accroît le désir qui m'enflamme. Je bénis le +lieu, le temps et l'heure où j'osai adresser si haut mes regards; et je +dis: O mon âme! tu dois bien remercier celle qui t'a jugée digne de tant +d'honneur. C'est d'elle que te vient ton amoureux penser, et c'est en le +suivant que tu aspires au souverain bien, que tu apprends à mépriser ce +que le commun des hommes désire, etc.» En voici un autre, où ces +bénédictions sont accumulées avec une abondance passionnée et une sorte +de verve de poésie et d'amour. «Béni soit le jour[649], et le mois, et +l'année, et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant, et le beau +pays, et le lieu où je fus atteint par les beaux yeux qui m'enchaînent! +Béni soit le doux tourment que j'éprouvai pour la première fois en me +sentant lié par l'amour, et l'arc et les flèches dont je fus percé, et +les blessures qui vont jusqu'au fond de mon cœur! Bénies soient les +paroles que j'ai si souvent répétées en invoquant le nom de ma dame, et +mes soupirs, et mes larmes, et mes désirs! Et bénis soient tous les +écrits où je tâche de lui acquérir de la gloire, et ma pensée, qui est +si entièrement remplie d'elle, qu'aucune autre beauté ni pénètre plus!» + +[Note 648: _Quando fra l'altre donne adhora adhora_, etc. Son. 12.] + +[Note 649: _Benedetto sia'l giorno, e'l mese, e l'anno_, etc, Son. +47.] + +Assez d'autres poëtes ont fait le portrait de leur maîtresse; mais qui +d'entre eux a jamais pris pour peindre la sienne, un vol aussi élevé, et +qui l'a aussi bien soutenu que Pétrarque l'a fait dans ce sonnet, émané +du système des idées archétypes de Platon, et qui participe de sa +grandeur? «Dans quelle partie du ciel, dans quelle idée[650] était le +modèle dont la nature tira ce beau visage, où elle voulut montrer +ici-bas ce qu'elle peut dans les régions célestes? Quelle nymphe dans +les fontaines, quelle déesse dans les bois, déploya jamais aux vents des +cheveux d'un or aussi pur? quand y eut-il un cœur qui réunit tant de +vertus? C'est pourtant l'ensemble de tous ces charmes qui est cause de +ma mort. Il cherche en vain une image de la beauté divine, celui qui n'a +jamais vu ses yeux et leurs tendres et doux mouvements: il ne sait pas +comment l'amour guérit et comment il blesse, celui qui ne connaît pas la +douceur de ses soupirs, et la douceur de ses paroles, et la douceur de +son sourire.» Il ne faut pas croire que cette traduction fidèle, mais +sans force et sans couleur, puisse donner la moindre idée de la haute +poésie et de l'harmonie divine de l'original. Pétrarque est entre les +mains de tout le monde: que ceux à qui la langue italienne est +familière, y cherchent à l'instant cet admirable sonnet, et qu'ils se +dédommagent de ma prose en relisant de si beaux vers. + +[Note 650: _In qual parte del cielo, in quale idea_, etc. Son. 126.] + +Pour bien goûter la plus grande partie des poésies de Pétrarque, il +faut se rappeler les événements de sa vie, et les vicissitudes de sa +passion pour Laure. On sait que dans les commencemens de cet amour, las +de n'éprouver que des rigueurs, il fit, pour se distraire, un voyage en +France et dans les Pays-Bas, d'où il revint par la forêt des Ardennes; +mais qu'il fut poursuivi pendant tout ce voyage, par le souvenir de +Laure, qu'il voulait fuir. Dans cette forêt même, alors fort dangereuse, +infestée de brigands, plus sombre et plus déserte qu'elle ne l'est +aujourd'hui, voici de quelles images douces et riantes son imagination +se nourrissait. «Au milieu des bois inhabités et sauvages[651], où ne +vont point, sans de grands périls, les hommes et les guerriers armés, je +marche avec sécurité: rien ne peut m'inspirer de crainte, que le soleil +qui lance les rayons de l'amour. Je vais (ô que mes pensées ont peu de +sagesse!), je vais chantant celle que le ciel même ne pourrait éloigner +de moi. Elle est toujours présente à mes yeux; et je crois voir avec +elle des femmes et de jeunes filles; et ce sont des sapins et des +hêtres. Je crois l'entendre en entendant les rameaux, et les zéphirs, et +les feuillages, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en +murmurant sur l'herbe verdoyante: rarement le silence et jamais +l'horreur solitaire d'une forêt n'avait autant plu à mon cœur.» + +[Note 651: _Per mezz'i boschi inhospiti e selvaggi_, Son. 143.] + +On sait aussi qu'il avait pour le laurier une prédilection inspirée par +le rapport du nom de cet arbre avec celui de Laure, plus encore que par +la propriété qu'avait cet arbre lui-même de former la couronne des +poëtes. Il ne voyait jamais un laurier sans éprouver les mêmes +transports qu'à la vue de Laure. Elle se promenait souvent sur les bords +d'un ruisseau. Il y plante un laurier, et, réunissant tous les souvenirs +poétiques que cet arbre rappelle, il s'adresse ainsi au dieu des poëtes +et à l'amant de Daphné. «Apollon[652]! si tu conserves encore le noble +désir qui t'enflammait aux bords du fleuve de Thessalie; si le cours des +années ne t'a point fait oublier la blonde chevelure que tu aimais, +défends de la froide gelée et des rigueurs de l'âpre saison qui dure +tout le temps que ta lumière est cachée, cet arbre chéri, ce feuillage +sacré qui t'enchaîna le premier, et qui me tient aujourd'hui dans ses +chaînes.» Quelques années après, il revoit ce ruisseau et ce laurier; +l'un lui rappelle tous les fleuves, et l'autre tous les arbres; et ni le +Tesin[653], le Pô, le Var et tous les autres fleuves, ni le sapin, le +chêne, le hêtre et tous les autres arbres ne pourraient, dit-il, aussi +bien consoler mon triste cœur que ce ruisseau qui semble pleurer avec +moi, que cet arbrisseau qui est l'éternel sujet de mes chants. Puisse +ce beau laurier croître toujours sur ce frais rivage, et puisse celui +qui l'a planté, écrire de tendres et nobles pensées sous ce doux ombrage +et au murmure de ces eaux!» On a beau dire qu'il y a trop d'esprit dans +cet amour et dans cette poésie; il y a certainement aussi beaucoup de +sentiment. D'autres sonnets en ont encore davantage; le coloris en est +plus sombre, et les idées les plus mélancoliques et les plus tristes y +sont exprimées sans adoucissement et sans mélange. Je citerai celui-ci +pour exemple. + +[Note 652: _Apollo, s'ancor vive il bel desio_, etc. Son. 27.] + +[Note 653: _Non Tesin, Pô, Varo, Arno, Adige, e Tebro_, etc. Son. +116.] + +«Plus j'approche du dernier jour[654], qui abrège la misère humaine, +plus je vois le temps rapide et léger dans sa course, et s'évanouir +l'espérance trompeuse que je fondais sur lui. Je dis à mes pensées: Nous +n'irons pas désormais long-temps parlant d'amour; cet incommode et +pesant fardeau terrestre se dissout comme la neige nouvelle, et bientôt +nous serons en paix, parce qu'avec lui tomberont ces espérances qui +m'ont fait rêver si long-temps, et les ris et les pleurs, et la crainte +et la colère. Nous verrons alors clairement comme souvent on s'avance +dans la vie au milieu de choses incertaines, et combien on pousse de +vains soupirs.» + +[Note 654: _Quanto più m'avvicino al giorno estremo_, etc. Son. 25.] + +Souvent aussi (et c'est là même en général un des attraits les plus +puissants des poésies de Pétrarque) il porte ses tendres rêveries au +milieu des bois, des champs, sur les montagnes, parmi les plus doux ou +les plus imposants objets de la nature. Avant de parler de sa tristesse, +il s'entoure des lieux qui l'entretiennent, mais qui l'adoucissent; et +quand il se peint mélancolique et solitaire, il répand sur sa mélancolie +le charme de sa solitude. C'est ce que l'on sent beaucoup mieux que je +ne puis le dire dans un grand nombre de ses sonnets; on le sent surtout +dans celui qui commence par ces mots _Solo e pensoso_[655], peut-être, +selon moi, le plus beau, le plus touchant de tous les siens, et où il a +porté au plus haut point d'intimité l'alliance de ces deux grandes +sources d'intérêt, la solitude champêtre et la mélancolie. J'ai tâche de +le traduire en vers, et même ce qui est, comme on sait, le comble de la +difficulté dans notre langue, de rendre un sonnet par un sonnet. Il y a +peut-être beaucoup d'imprudence à hasarder de si faibles essais, et pour +faire l'imprudence toute entière, j'engagerai encore ici à relire dans +l'original le sonnet de Pétrarque. Peut-être au reste quand on s'en sera +rafraîchi la mémoire, appréciant mieux les difficultés de l'entreprise, +en aura-t-on pour le mien plus d'indulgence. + +[Note 655: Son. 28.] + + Je vais seul et pensif, des champs les plus déserts, + A pas tardifs et lents, mesurant l'étendue, + Prêt à fuir, sur le sable aussitôt qu'à ma vue + De vestiges humains quelques traits sont offerts. + + Je n'ai que cet abri pour y cacher mes fers, + Pour brûler d'une flamme aux mortels inconnue; + On lit trop dans mes yeux, de tristesse couverts, + Quelle est en moi l'ardeur de ce feu qui me tue. + + Ainsi, tandis que l'onde et les sombres forêts, + Et la plaine, et les monts, savent quelle est ma peine, + Je dérobe ma vie aux regards indiscrets; + + Mais je ne puis trouver de route si lointaine + Où l'amour, qui de moi ne s'éloigne jamais, + Ne fasse ouïr sa voix et n'entende la mienne. + +On pourrait suivre, le recueil ou le _Canzoniere_ de Pétrarque à la +main, les bons et les mauvais succès qu'il éprouvait auprès de Laure. On +y verrait que quelquefois il affectait de l'éviter, qu'alors elle +faisait vers lui quelques pas et lui accordait un regard plus +doux[656]; que quand il avait passé quelques jours sans la voir et sans +la chercher dans le monde, il en était mieux accueilli[657], qu'alors il +épiait l'occasion de lui parler de son amour; mais qu'elle recommençait +à le fuir[658]: qu'il s'armait quelquefois de courage pour obtenir +qu'elle voulût l'entendre; mais que la violence de son amour enchaînait +sa langue, et ne lui laissait pour interprêtes que ses yeux[659]; que +cette agitation continuelle ayant altéré sa santé, et lui ayant donné +une pâleur extraordinaire, Laure le voit dans cet état, en est touchée, +et lui dit, en passant, quelques paroles consolantes[660]; que même une +fois elle lui donne des espérances d'une telle nature que, les voyant +détruites, il se plaint de ce qu'un orage a ravagé les fruits qu'il +comptait cueillir[661], et de ce qu'un mur s'est élevé entre sa main et +les épis; qu'enfin rebuté de tant de peines et de si peu de progrès, il +appelle la raison et la religion à son secours; qu'il espère guérir, +mais qu'il se retrouve ensuite plus malade[662]. On y verrait encore +qu'un jour qu'il s'était montré plus froid et plus réservé avec Laure, +elle lui dit d'un ton de reproche: _Vous avez bientôt été las de +m'aimer_! (en effet il n'y avait encore que dix ans) et qu'il lui répond +d'un ton assez piqué, pour faire voir qu'il avait eu réellement le +dessein de se dégager[663]; que bientôt il reprend ses chaînes, et +promet de ne les rompre désormais que lorsqu'il sera glacé par le froid +de l'âge[664]; qu'au moment où il se croit libre, il regrette ses +fers[665]; qu'à l'instant où il les a repris il regrette sa +liberté[666]. + +[Note 656: _Io temo sì de' begli occhi l'assalto_, etc. Son. 31.] + +[Note 657: _Io sentia dentr' al cor già venir meno_, etc. Son. 39.] + +[Note 658: _Se mai foco per foco non si spense_, etc. Son. 40.] + +[Note 659: _Perch'io t'abbia guardato di menzogna_, etc. Son. 41.] + +[Note 660: _Volgendo gli occhi al mio nuovo colore_, etc. Canz. 15.] + +[Note 661: _Se co'l cieco desir che'l cor distrugge_, etc. Son 43.] + +[Note 662: _Quel foco ch'io pensai che fosse spento_, etc. Canz. 13. +_Lasso! che mal accorto fui da prima_, etc. Son. 50.] + +[Note 663: _Io non fu' d'amar voi lassato unquanco_, etc. Son. 51.] + +[Note 664: _Se bianche non son prima ambe le tempie_, etc. Son. 62.] + +[Note 665: _Io son dell' aspettare omai si vinto_, etc. Son. 75.] + +[Note 666: _Ahi bella libertà_, etc. Son. 76.] + +Tels sont les incidents des amours de notre poëte pendant leur première +époque; tels sont les petits détails qu'il sut embellir des couleurs +d'une poésie élégante et ingénieuse; et l'on voit que cela ne ressemble +guère aux amours des trois poëtes romains. Après qu'il fut revenu +d'Italie, où il avait compté se fixer, Laure, qui avait craint de le +perdre, et pour qui sans doute il en avait plus de prix, le traite mieux +qu'elle n'avait fait encore. Une rencontre dans un lieu public où il +était occupé d'elle, un doux regard, un salut obligeant, quelques mots +qu'il ne peut entendre, le transportent de tant de joie, qu'il ne lui +faut pas moins de trois sonnets pour l'exprimer[667]. Mais cette faveur +dure peu: il recommence bientôt à souffrir et à se plaindre. Le bon +Sennuccio est toujours son confident le plus intime; c'est à lui qu'il +adresse cette vive peinture de ses tristes alternatives et de ses +anxiétés[668]. «Sennuccio, je veux que tu saches de quelle manière on me +traite, et quelle vie est la mienne. Je brûle, je me consume encore, +c'est toujours Laure qui me gouverne, et je suis toujours ce que +j'étais. Ici je l'ai vue humble et modeste, là, orguilleuse et fière, +pleine tour à tour de dureté ou de douceur, tantôt impitoyable et tantôt +émue de pitié, se revêtir de tristesse ou de grâces, et se montrer +tantôt affable, tantôt dédaigneuse et cruelle. C'est là qu'elle chanta +si doucement, là qu'elle s'assit, ici qu'elle se retourna, ici qu'elle +retint ses pas. C'est ici qu'elle perça mon cœur d'un trait de ses beaux +yeux, ici qu'elle dit une parole, ici qu'elle sourit, ici qu'elle +changea de couleur: hélas? c'est dans ces pensées que l'amour notre +maître me fait passer et les nuits et les jours.» + +[Note 667: _Aventuroso più d'altro terreno_, etc. Son. 185. +_Perseguendo mi amor al luogo usato_, etc. Son. 187. _La donna che'l mio +cor nel viso porta_, etc. Son. 188.] + +[Note 668: _Sennuccio, io vo' che sappi in qual maniera_, etc. S. +189.] + +On ne peut se figurer quelles idées poétiques, recherchées quelquefois, +mais pleines de grâce, de finesse, de nouveauté et toujours +ingénieusement et poétiquement exprimées, les plus petits événements +lui inspirent. Il apperçoit Laure dans la campagne. Tout à coup elle est +surprise par les rayons du soleil; elle se tourne, pour l'éviter, du +côté où est Pétrarque, et dans le même instant il paraît un nuage qui +éclipse le soleil. Voici ce qu'il imagine là-dessus, et comment il peint +cette scène, dont Laure, le soleil, le nuage et lui sont les +acteurs[669]. «J'ai vu entre deux amants une dame honnête et fière, et +avec elle ce souverain qui règne sur les hommes et sur les dieux. Le +soleil était d'un côté, j'étais de l'autre. Dès qu'elle se vit arrêtée +par les rayons du plus beau de ses amants, elle se tourna vers moi d'un +air gai: je voudrais que jamais elle ne m'eût été plus cruelle. Aussitôt +je sentis se changer en allégresse la jalousie qu'à la première vue un +tel rival avait fait naître dans mon cœur. Je le regardai; sa face +devint triste et chagrine; un nuage la couvrit et l'environna, comme +pour cacher la honte de sa défaite.» + +[Note 669: _In mezzo di duo amanti onesta altera_, etc. Son. 92.] + +Dans une assemblée où était Pétrarque, Laure laisse tomber un de ses +gants. Il s'en aperçoit et le ramasse. Laure le reprend avec vivacité, +et il faut qu'il le lui cède. Ce n'est pas trop de quatre sonnets[670] +pour peindre cette main d'ivoire qui vient reprendre son bien, et le +plaisir d'un moment qu'il avait eu à se saisir de cette dépouille, et la +peine mêlée d'enchantement que lui avait faite l'action de cette main +charmante, et l'éclat dont avait brillé ce beau visage, et tout ce que +ce triomphe passager et cette défaite avaient eu de ravissant et de +triste pour lui. Au retour du printemps, et le premier jour de mai, +Laure se promenait avec ses compagnes; Pétrarque la suit; on s'arrête +devant le jardin d'un vieillard aimable, _qui avait consacré toute sa +vie à l'amour_, c'était apparemment _Sennucio del Bene_[671], et qui +s'amusait à cultiver des fleurs. Laure et Pétrarque entrent dans ce +jardin. Le vieillard enchanté de les voir, va cueillir ses deux plus +belles roses et leur donne en disant: non, le soleil ne voit pas un +pareil couple d'amants. Ce mot, ces deux roses et toute cette petite +action fournissent à Pétrarque un sonnet coloré pour ainsi dire de toute +la grâce du sujet et toute la fraîcheur du printemps[672]. + +[Note 670: + + _O bella man che mi distringi'l core_, etc. + _Non pur quell' una bella ignuda mano_, etc. + _Mia ventura ed amor m'havean si adorno_, etc. + _D'un bel, chiaro, polito e vivo ghiaccio_, etc. + Son. 166--169.] + +[Note 671: J'adopte ici l'opinion de l'abbé de Sade. Plusieurs +commentateurs, et entre autres Muratori, disent que ce fut le roi +Robert, dans un voyage à Avignon: cela me paraît manquer de +vraisemblance.] + +[Note 672: _Due rose fresche e colte in Paradiso_, etc. Son. 207.] + +Une douzaine de jolies femmes vont avec Laure se promener en bateau sur +le Rhône: elles montent, au retour, sur un charriot qui les ramène, +Laure; assise à l'extrémité du char, dominait sur ses compagnes et les +ravissait par les sons de sa voix. Pétrarque, témoin de ce spectacle, le +retrace dans un sonnet et en fait un tableau charmant.[673] Un autre +jour, il était auprès de Laure, ou dans une assemblée, ou dans une +promenade. Il avait les yeux fixés sur elle, et paraissait rêver +doucement: elle lui mit la main devant les yeux sans rien dire. Il y +avait dans cette rêverie, dans ce genre et dans ce silence un sujet pour +des vers pleins de sentiment, et malheureusement dans ceux que fit +Pétrarque, il n'y a que de l'esprit[674]. Il y a de l'esprit encore, +mais beaucoup de sentiment et de poésie dans plusieurs sonnets qu'il fit +pour consoler Laure d'un chagrin très-grand, sans doute, mais dont on +ignore le sujet[675]. «J'ai vu sur la terre des mœurs angéliques et des +beautés célestes, qui n'ont rien d'égal au monde. Leur souvenir m'est +doux et pénible, car tout ce que je vois ailleurs n'est plus que songe, +ombre et fumée. J'ai vu pleurer ces deux beaux yeux, qui ont fait mille +fois envie au soleil: et j'ai entendu prononcer, en soupirant, des +paroles, qui feraient mouvoir les montagnes et s'arrêter les fleuves. +L'amour, la sagesse, le courage, la pitié, la douleur formaient en +pleurant un concert plus doux que tout ce qu'on entend dans le monde; et +le ciel était si attentif à cette divine harmonie, qu'on ne voyait sur +aucun rameau s'agiter le feuillage, tant l'air et les vents en étaient +devenus plus doux.--Partout où je repose mes yeux fatigués, dit-il dans +un autre de ses sonnets[676], partout où je les tourne pour apaiser le +désir qui les enflamme, je trouve des images de la beauté que j'aime, +qui rendent à mes feux toute leur ardeur. Il semble que, dans sa belle +douleur, respire une pitié noble, qui est pour un cœur bien né la chaîne +la plus forte. Ce n'est pas assez de la vue, elle y ajoute encore, pour +charmer l'oreille, sa douce voix et ses soupirs, qui ont quelque chose +de céleste. L'amour et la vérité furent d'accord avec moi pour dire que +les beautés que j'avais vues étaient seules dans l'univers, et n'avaient +jamais eu rien de semblable sous le ciel; jamais on n'entendit de si +touchantes et de si douces paroles, et jamais le soleil ne vit de si +beaux yeux verser de si belles larmes.» + +[Note 673: _Dodici donne onestamente lasse_, etc. Son. 189.] + +[Note 674: _In quel bel viso ch'io sospiro e bramo_, etc. Son. 219.] + +[Note 675: _I vidi in terra angelici costami_, etc. Son. 123.] + +[Note 676: _Ove ch' i' posi gli occhi lassi, ò gíri_, etc. Son. +125.] + +J'ai parlé, dans la vie de Pétrarque, des adieux qu'il fit à Laure, en +lui annonçant son départ pour l'Italie, et de la pâleur subite qu'elle +ne put lui cacher. S'il interpréta trop favorablement, peut-être, cette +surprise et cette pâleur, on doit lui pardonner une illusion qu'il a +rendue avec tant de charme. «Cette belle pâleur[677], qui couvrit un +doux sourire, comme d'un nuage d'amour, s'offrit à mon cœur avec tant de +majesté, qu'il vint au-devant d'elle, et s'élança sur mon visage[678]. +Je connus alors comment on se voit l'un l'autre dans le séjour céleste, +je le connus en découvrant un sentiment de pitié que d'autres +n'aperçurent pas, mais je vis, parce que jamais je ne fixe les yeux +ailleurs. L'aspect le plus angélique, l'attitude la plus touchante qui +parut jamais dans une femme attendrie par l'amour, serait de la colère +auprès de ce que je vis alors. Elle tenait ses beaux yeux attachés su la +terre: elle se taisait; mais je croyais l'entendre dire: Qui donc +éloigne de moi mon fidèle ami?» + +[Note 677: Je demande grâce pour ces mouvements du cœur personnifié, +inconnus aux anciens, et dont les modernes ont abusé, mais conformes, +comme nous l'avons vu plus haut, à la poétique de Pétrarque.] + +[Note 678: _Quel vago impallidir che'l dolce riso_, etc. Son. 98.] + +Lorsqu'il fut revenu auprès d'elle, et pendant le séjour de quelques +années qu'il fit encore à Avignon et à Vaucluse, sa veine poétique et +amoureuse n'eut pas moins de fécondité, ni ses productions moins de +sensibilité, d'esprit et de grâce. On pourrait former, pour cette +dernière époque, une seconde chaîne de petits incidents qui furent le +sujet de ses vers; mais elle paraîtrait quelquefois une répétition de la +première, et les mêmes petites choses n'auraient peut-être pas le même +intérêt, si l'on se rappelait l'âge qu'avait Pétrarque, et les dix-huit +ou vingt ans qu'avait alors son amour. Il est temps d'ailleurs de +choisir parmi ses compositions plus étendues que les sonnets, parmi ses +_canzoni_, quelques pièces qui puissent donner une plus grande idée de +son génie poétique, de son talent de peindre la nature, et d'en ramener +tous les objets à l'objet éternel de ses rêveries et de ses pensées. + +L'une des plus belles et des plus justement célèbres de ces _canzoni_, +l'un des morceaux connus de poésie où il y a le plus d'images +délicieuses et de tableaux magiques, est celle qui commence par ce vers: +_Chiare, fresche e dolci acque_[679]. Le lieu de cette scène charmante +était une belle campagne auprès d'Avignon. Une fontaine claire et +limpide y rafraîchissait la verdure dans les plus fortes chaleurs. Laure +venait quelquefois se baigner dans cette fontaine: elle se reposait sur +les gazons, au pied des arbres et parmi les fleurs. Ce lieu était plein +d'elle. Pétrarque y allait souvent rêver et contempler avec ravissement +tous les objets encore empreints de son image. Cette pièce les retrace +si fidèlement, qu'on est frappé, en la lisant, comme s'ils étaient sous +les yeux. Ce mérite n'avait pas échappé à un juge aussi délicat et aussi +judicieux que l'était Voltaire, quand quelque passion ne l'aveuglait +pas. Il imita librement la première strophe, et trop librement sans +doute; mais il voulut surtout y conserver la grâce et la mollesse du +texte, et qui mieux que lui pouvait y réussir? Je citerai d'abord ces +vers: on verra ensuite, par la traduction en prose, les licences qu'il +s'est données, surtout les additions qu'il a faites; mais on n'oubliera +pas qu'il est plus facile au génie d'inventer, ou d'imiter directement +la nature, que d'en copier les imitations. + +[Note 679: Canz. 27.] + + Claire fontaine, onde aimable, onde pure, + Où la beauté qui consume mon cœur, + Seule beauté qui soit dans la nature, + Des feux du jour évitait la chaleur + Arbre heureux, dont le feuillage, + Agité par les zéphyrs, + La couvrit de son ombrage, + Qui rappelle mes soupirs + En rappelant son image; + Ornements de ces bords et filles du matin, + Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu'elle, + Fleurs qu'elle embellissait quand vous touchiez son sein, + Rossignol dont la voix est moins douce et moins belle, + Air devenu plus pur, adorable séjour + Immortalisé par ses charmes, + Lieux dangereux et chers, où de ses tendres armes + L'Amour a blessé tous mes sens, + Ecoutez mes derniers accents, + Recevez mes dernières larmes. + +Ces dix-neuf vers sont admirables pour le but que Voltaire s'était +proposé. Ce n'est point une copie, c'est un second portrait du même +modèle, qu'on peut mettre à côté du premier; mais enfin ce n'est pas le +premier. En voici une image moins brillante et moins vive; mais une +copie plus fidèle. Dans l'original, chaque strophe est de treize vers, +non pas libres comme ceux de Voltaire: mais soumis, pour la mesure et +pour la rime, à des entrelacemens réguliers, difficultés dont le poëte +se joue, et dont il ne semble même pas s'être aperçu. + +La seconde et la troisième strophes sont remplies d'images tristes et +lugubres, qui contrastent avec les tableaux riants de la première +strophe et des suivantes. Leur couleur sombre fait mieux ressortir la +grâce et la fraîcheur des autres. C'était un des secrets de l'art des +anciens; et Pétrarque l'avait emprunté d'eux, ou l'avait comme eux +trouvé dans son génie. + +«Claires, fraîches et douces ondes, où celle qui me paraît la seule +femme qui soit sur la terre, a plongé ses membres délicats; heureux +rameau (je me le rappelle en soupirant), dont il lui plut de se faire un +appui; herbes et fleurs que sa robe élégante renferma dans son sein pur +comme celui des anges, air serein et sacré, où planait l'amour quand il +ouvrit mon cœur d'un trait de ses beaux yeux, écoutez tous ensemble mes +plaintifs et derniers accents. + +«S'il est de ma destinée, si c'est un ordre du ciel que l'amour ferme +mes yeux et les éteigne dans les larmes, que du moins mon corps +malheureux soit enseveli parmi vous, et que mon âme, libre de sa +dépouille, retourne à sa première demeure. La mort me sera moins +cruelle, si j'emporte, à ce passage douteux, une si douce espérance. +Mon âme fatiguée ne pourrait déposer dans un port plus sûr ni dans un +plus paisible asyle, cette chair et ces os éprouvés par de si longs +tourments. + +«Un temps viendra peut-être où cette beauté douce et cruelle reviendra +visiter ce séjour. Elle reverra ce lieu où, dans un jour heureux à +jamais, elle jeta sur moi les yeux. Ses regards curieux s'y porteront +avec joie; mais, ô douleur! elle ne verra plus qu'un peu de terre entre +les rochers. Alors, inspirée par l'amour, elle soupirera si doucement +qu'elle obtiendra mon pardon, et, qu'essuyant ses yeux avec son beau +voile, elle fera violence au ciel même. + +«De ces rameaux (j'en garde le délicieux souvenir) tombait une pluie de +fleurs qui descendait sur son sein. Elle était assise, humble au milieu +de tant de gloire, et couverte de cet amoureux nuage. Des fleurs +volaient sur les pans de sa robe, d'autres sur ses tresses blondes, qui +ressemblaient alors à de l'or poli, garni de perles. Les unes jonchaient +la terre, et les autres flottaient sur les ondes; d'autres, en +voltigeant légèrement dans les airs, semblaient dire: Ici règne l'amour. + +«Combien de fois alors, frappé d'étonnement, ne répétai-je pas: Sans +doute elle est née dans les cieux! Son port divin, son visage, ses +paroles et son doux sourire m'avaient fait oublier tout ce qui n'est pas +elle: ils m'avaient tellement séparé de moi-même, que je disais en +soupirant: Comment suis-je ici, et quand y suis-je venu? Je croyais être +au ciel, et non où j'étais en effet. Depuis ce jour, je me plais tant +sur cette herbe fleurie que partout ailleurs je ne puis rester en paix.» + +Une autre _canzone_ non moins célèbre, et où des images champêtres se +trouvent aussi mêlées avec des idées mélancoliques, est celle qui +commence par ces mots: _Di pensier in pensier, di monte in monte_[680]. +Elle est très-belle; mais longue et un peu triste. Je ne la traduirai +point ici toute entière. Je me hasarderai seulement à en imiter en vers +les trois plus belles strophes. Je m'y suis astreint à un rhythme +régulier, et les strophes ont à peu près la même coupe que celle du +texte. Mais une traduction peut avoir ce genre de fidélité, et être +cependant très-infidèle. Je prie le lecteur d'oublier qu'il vient de +lire des vers de Voltaire, et que ce sont des vers de Pétrarque que j'ai +essayé de traduire. + +[Note 680: Canz. 30.] + + De pensers en pensers, de montagne en montagne, + L'amour guide mes pas; tout chemin fréquenté + Troublerait la tranquillité + D'un cœur que l'amour accompagne. + Dans un lieu retiré s'il est de clairs ruisseaux, + Si de sombres vallons séparent deux côteaux, + J'y cherche quelque trêve à mon inquiétude. + Au gré de mon amour, dans cette solitude, + Je puis ou sourire ou pleurer, + Je puis craindre ou me rassurer. + Mon visage, où se peint la même incertitude, + Tour à tour est triste ou serein; + Mon teint de chaque jour change le lendemain; + Tout homme initié dans les secrets de l'âme + Dirait en me voyant: C'est l'amour qui l'enflâme, + Et lui rend douteux son destin. + + Sur des monts escarpés, dans un bois solitaire, + Je trouve du repos; l'aspect des plus beaux lieux, + S'ils sont peuplés, blesse mes yeux; + C'est un désert que je préfère. + Chaque pas m'y rappelle un nouveau souvenir + De celle à qui les maux qu'elle me fait souffrir + N'inspirent trop souvent qu'une joie inhumaine. + Doux et cruel état, dont je voudrais à peine, + Changer pour un état meilleur + Et l'amertume et la douceur. + Je me dis: Souffre encor; le dieu d'Amour, ton maître, + Te promet de plus heureux temps. + + Vil à tes yeux, ailleurs on te chérit peut-être: + Tu peux voir à l'hiver succéder le printemps. + Je rêve, je soupire: eh! comment pourront naître, + Quand viendront-ils ces doux instants? + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + Souvent, qui le croirait? vivante, je l'ai vue + Sur le vert des gazons, dans le cristal des eaux, + Sur le tronc noueux des ormeaux, + Dans le sein brillant de la nue, + Quand elle y vient montrer son visage riant, + Léda verrait pâlir la beauté de sa fille, + Comme, lorsque Phébus paraît à l'Orient, + Pâlissent devant lui les feux dont le ciel brille. + Plus les déserts où je la vois + Sont reculés au fond des bois, + Parmi d'âpres rochers, sur un triste rivage, + Plus belle est sa divine image; + Et quand ma douce erreur fuit loin de mes esprits, + Je demeure immobile; en ce lieu même assis, + En pierre transformé, sur la pierre sauvage + Je pense, et je pleure, et j'écris, etc. + +Mais je n'ai point encore parlé des trois _canzoni_ qui ont eu en Italie +le plus de célébrité, que Pétrarque paraît lui-même avoir préférées à +toutes les autres, et qu'il appelait _les trois Sœurs_. On ne peut se +dispenser de connaître des pièces qui ont tant de réputation, ni n'être +pas un peu tenté d'examiner à quel point elles la méritent. Il n'y en a +peut-être aucune dans la poësie italienne, qui soit plus travaillée, +d'un style plus pur, d'une élégance plus soutenue. Elles forment un +ensemble, et comme un petit poëme en trois chants réguliers, en grandes +strophes de quinze vers, sur des objets dont l'effet rapide ne se +concilie pas communément avec tant d'ordre et de méthode: ce sont les +yeux de sa maîtresse. Le devinerait-on à ce début de la première? «La +vie est courte[681], et mon génie s'effraye d'une si haute entreprise. +Je ne me fie ni sur l'une ni sur l'autre; mais j'espère faire entendre +le cri de ma douleur où je veux qu'elle soit et où elle doit être +entendue.» Mais tout à coup il s'adresse aux yeux de Laure; ce n'est +plus sa douleur, c'est le plaisir qu'il éprouve, qui le force à leur +consacrer son style, faible et lent par lui-même, et qui recevra d'un si +beau sujet, sa force et sa vivacité. «Ce sujet l'élevant sur les ailes +de l'amour, le séparera de toute pensée vile; et, prenant ainsi son +essor, il pourra dire des choses qu'il a tenues long-temps cachées dans +son cœur.» + +[Note 681: _Perchè la vita è breve_, etc. Canz. 18.] + +Ce n'est pas qu'il ne sente combien sa louange leur fait injure; mais il +ne peut résister au désir qui le presse depuis qu'il les a vus, eux que +la pensée peut à peine égaler, loin que ni son langage, ni celui de tout +autre puisse les peindre. Quand il devient de glace[682] devant leurs +rayons ardents, peut-être alors la noble fierté de Laure +s'offense-t-elle de l'indignité de celui qui les regarde. Oh! si cette +crainte qu'il éprouve ne tempérait pas l'ardeur qui le brûle! il +s'estimerait heureux d'être dissous; car il aime mieux mourir en leur +présence que de vivre sans eux. «S'il ne se fond pas, lui, si frêle +objet devant un feu si puissant, c'est la crainte seule qui l'en +garantit; c'est elle qui gèle son sang dans ses veines et qui durcit son +cœur, pour qu'il brûle plus long-temps. On commence à se lasser de tout +ce feu et de toute cette glace, lorsqu'un mouvement plus digne de +Pétrarque, et auquel on ne s'attend pas, réveille et dédommage le +lecteur. «O collines, ô vallées, ô fleuves, ô forêts, ô campagnes, ô +témoins de ma pénible vie, combien de fois m'entendites-vous invoquer la +mort! Cruelle destinée! je me perds si je reste, et ne puis me sauver si +je fuis. Si une crainte plus forte ne m'arrêtait, une voie courte et +prompte mettrait fin à ma peine; et la faute en est à celle qui n'y +songe pas.» + +[Note 682: Le texte dit _de neige_; mais il vaudrait mieux qu'il ne +dit ni l'un ni l'autre.] + +«O douleur! pourquoi me conduis-tu hors de ma route? Pourquoi me +dictes-tu ce que je ne voulais pas dire? Laisse-moi donc aller où le +plaisir m'appelle. Beaux yeux, plus sereins que des yeux mortels, ce +n'est ni de vous que je me plains, ni de celui qui me tient dans vos +chaînes. Vous voyez de combien de couleurs l'amour teint souvent mon +visage; jugez de ce qu'il doit faire au dedans de moi, où il règne le +jour et la nuit, fort du pouvoir qu'il tient de vous. Astres heureux et +riants, il ne manque à notre bonheur que de vous contempler vous-mêmes; +mais quand vous daignez vous fixer sur moi, vous voyez par vos effets ce +que vous êtes. Il continue de s'étendre sur cette pensée et sur ce qu'il +est heureux pour les yeux de Laure qu'ils ignorent toute leur beauté. +C'est encore par un élan du cœur qu'il s'arrache à ces subtilités de +l'esprit. «Heureuse l'âme qui soupire pour vous, ô lumières célestes! +C'est pour vous que je rends grâce de la vie, qui n'aurait pour moi rien +d'agréable sans vous. Hélas! pourquoi m'accordez-vous si rarement ce +dont je ne me rassassie jamais? Pourquoi ne regardez-vous pas plus +souvent les ravages qu'exerce sur moi l'amour? et pourquoi me +privez-vous, à instant même, du bonheur dont mon âme commence à peine à +jouir?» + +Dans les deux dernières strophes, il peint encore cette douleur +qu'éprouve son âme, et le pouvoir qu'ont ces deux beaux yeux d'en +chasser les tristes pensées. Si ce bien était durable, aucun bonheur ne +serait égal au sien; mais il exciterait l'envie dans les autres, et dans +lui-même l'orgueil. Il vaut mieux qu'il réprime cette chaleur de ses +esprits, qu'il rentre en lui-même, et qu'il y ramène ses pensées. Celles +de Laure lui sont connues. Elles font toute sa joie. C'est pour se +rendre digne d'en être l'objet, qu'il parle, qu'il écrit, qu'il désire +de se rendre immortel. S'il produit quelques heureux fruits, c'est elle +seule qui les fait naître. «Je suis, dit-il, comme un terrain sec et +aride, cultivé par vous, et dont le prix vous appartient tout entier.» + +L'objet de la seconde _canzone_[683], dont tous les commentateurs et +Muratori lui-même admirent la noblesse et la force, est d'insister sur +les effets moraux des yeux de Laure dans l'âme et dans l'esprit du +poëte. Ce sont eux qui lui montrent la route du ciel, qui le dirigent +dans ses travaux et qui l'éloignent du vulgaire. «Jamais, dit-il, +aucune langue humaine ne pourrait exprimer ce que ces divines lumières +me font sentir, et quand l'hiver répand les frimas, et quand l'année +rajeunit, comme au temps de mes premières souffrances. Si dans le ciel, +les autres ouvrages de l'éternel sont aussi beaux, il veut briser la +prison qui le retient et qui le prive de la vie où il en pourrait jouir. +Il revient ensuite aux sentiments qui l'attachent à la terre: il +remercie la nature, et le jour où il naquit, et celle qui éleva son cœur +à de si hautes espérances. Jusqu'alors, il était à charge à lui-même: +c'est depuis ce temps qu'il a pu se plaire, en remplissant de hautes et +de douces pensées ce cœur dont les yeux de Laure ont la clef. Il n'est +point de bonheur au monde qu'il ne changeât pour un de leurs regards. +Son repos vient d'eux, comme l'arbre vient de ses racines. Ils chassent +de son cœur tout autre objet, toute autre pensée: l'amour seul y reste +avec eux. Toutes les douceurs rassemblées dans le cœur des plus heureux +amants ne sont rien auprès de celles qu'il éprouve quand il les regarde. +Dès son berceau, le ciel les avait destinés pour remède à ses +imperfections et à sa mauvaise fortune. A la fin de cette strophe, il se +plaint du voile qui les lui cache, de la main qui se place quelquefois +au-devant d'eux: cela est froid et peu digne du reste. Il se relève dans +la dernière strophe, et revient à ces idées de perfection dont ils sont +pour lui la source. «Voyant avec regret, dit-il, que mes qualités +naturelles n'ont pas assez de valeur et ne me rendent pas digne d'un si +précieux regard, je tâche de me rendre tel qu'il convient à mes hautes +espérances et au noble feu qui me brûle. Si je puis devenir, par une +étude constante, prompt au bien, lent au mal, et dédaigner ce que le +monde désire, cela peut m'aider à obtenir d'eux un jugement favorable. +Certes la fin de mes douleurs (et mon cœur malheureux n'en demande point +d'autre), peut venir d'un regard de ses beaux yeux, enfin doucement +émus, dernière espérance d'un pur et honnête amour.» + +[Note 683: _Gentil mia donna, i' veggio_, etc. Canz. 19.] + +La dernière _canzone_ n'est pas la meilleure des trois. Muratori +l'avoue. Il n'est pas étonnant, dit-il, que Pétrarque, ayant fait dans +les deux précédentes un grand voyage, paraisse un peu las dans celui-ci. +En effet, le commencement en est traînant et pénible, et trop semblable +à ces exordes des Troubadours, dont nous avons remarqué l'uniformité et +la pesanteur. Puisque son destin lui ordonne de chanter[684], et qu'il y +est forcé par cette ardente volonté qui le contraint à soupirer sans +cesse, il prie l'amour d'être son guide et de mettre d'accord ses rimes +avec son désir. Il se prépare ainsi pendant deux strophes entières, pour +dire dans la troisième, que si, dans les siècles où les âmes étaient +éprises du véritable honneur, l'industrie de quelques hommes les avait +conduits à travers les monts et les mers, cherchant les objets les plus +rares, et recueillant les plus beaux fruits, puisque Dieu, la nature et +l'amour ont voulu placer toutes les vertus dans les beaux yeux qui font +toute sa joie, il faut qu'ils soient pour lui, comme deux rivages qu'il +ne doit point franchir, comme une terre qu'il ne doit jamais quitter. + +[Note 684: _Poichè per mio destino_, etc. Canz. 20.] + +«De même, continue-t-il, que le rocher battu par les vents pendant la +nuit, lève la tête vers ces deux astres qui brillent toujours à notre +pôle, de même, dans la tempête qu'amour excite contre moi, ces deux yeux +brillants sont mes astres et mon seul recours.» Mais ce qu'il peut leur +dérober en suivant les conseils que l'amour lui donne, est beaucoup plus +que ce qu'il lui accordent volontairement. Persuadé du peu qu'il vaut, +il les prend toujours pour règle; et, depuis qu'il les a vus, il n'a +point fait de pas dans la route du bien, sans suivre leurs traces. Il +revient aussi à leurs effets moraux. Il reparle ensuite de la douceur +qu'il éprouve en les voyant. Le sourire amoureux dont ils brillent lui +donne l'idée de cette paix éternelle qui règne dans les cieux. Il +voudrait, seulement pendant un jour entier, les regarder de près et +étudier comment l'amour les fait mouvoir si doucement, sans que les +cercles célestes continuassent de tourner, sans qu'il pensât ni à rien +autre chose, ni à lui même, et en suspendant le battement de ses propres +yeux. Mais ce sont là des vœux qui ne peuvent être exaucés, et des +désirs sans espérance. Il se borne donc à demander que l'amour délie le +nœud dont il enchaîne sa langue. Il oserait alors dire des paroles si +nouvelles, qu'elles arracheraient des larmes à tous ceux qui pourraient +l'entendre. Le reste est si alambiqué et si obscur, qu'on n'entend +réellement pas ce qu'il veut dire. Ses blessures sont si profondes, +qu'elles forcent son cœur à se détourner de sa route. Il reste presque +sans vie: son sang se cache, il ne sait où. Il ne demeure pas tel qu'il +était, et il s'aperçoit enfin que c'est de ce coup que l'amour le tue. + +La plupart des critiques italiens, ou plutôt des commentateurs sans +critique, Vellutello, Gesualdo, Daniello, ont admiré cette dernière sœur +comme les deux aînées, et cette fin comme le reste. Castelvetro, tout +rempli d'Aristote, se borne à analyser, dans toutes les trois, les +divisions et subdivisions du sujet, l'ordre que l'auteur y observe, +l'enchaînement de ses raisonnements et de ses preuves. Le mordant +Tassoni lui-même est désarmé par la perfection de ces trois +chefs-d'œuvre, qui suffisaient, selon lui, pour obtenir à Pétrarque la +couronne poétique. Le judicieux Muratori[685] a seul osé reprendre les +défauts qui en obscurcissent les beautés. On lui en a fait un crime. +Trois académiciens des Arcades[686] ont écrit un livre pour lui prouver +qu'il avait tort, et pour défendre corps à corps toutes les strophes et +tous les vers de Pétrarque qu'il avait attaqués. L'idée fidèle que j'ai +donnée des trois _canzoni_ peut faire entrevoir qu'ils n'ont pas +toujours raison dans leurs défenses; et à moins d'être un de ces +Pétrarquistes effrénés, qui n'entendent raison ni sur un sonnet, ni sur +un vers, ni sur une rime, on peut se permettre de penser comme Muratori +lui-même, «qu'enfin Pétrarque n'est pas infaillible, qu'on ne doit pas +regarder comme un sacrilège de ne pas respecter également tout ce qui +est sorti de sa plume, qu'il n'en sera pas moins un grand homme et un +grand maître, que ces trois _canzoni_ n'en seront pas moins des morceaux +précieux et supérieurs; si l'on veut, à tous ses autres ouvrages, parce +qu'on y aura découvert quelques taches[687].» Au reste, la supériorité +de ces trois odes sur tous les ouvrages de Pétrarque, ne peut être +entendue que relativement au style, à la délicatesse des expressions et +des tours, à l'harmonie, à l'enchaînement mélodieux des mots, des rimes +et des mesures de vers. Sur tout cela, les Italiens seuls sont juges +compétents, et je n'ai rien à dire; mais je ne croirai pas plus que ne +l'a cru Muratori, faire un sacrilège en préférant à ces trois pièces, +pour la vérité des sentiments, la richesse et la variété des images, et +cette douce mélancolie qui fait le principal attrait des poésies +d'amour, les _canzoni: Di pensier in pensier; Chiare fresche e dolci +acque_, et _Se'l pensier che mi strugge_, qui la précèdent[688], et même +_In quella parte dov' amor mi sprana_[689], qui la suit, _Ne la stagion +che'l ciel rapido inchina_[690], si riche en comparaisons tirées de la +vie champêtre, et si poétiquement exprimées, et peut-être quelques +autres encore. + +[Note 685: D'abord dans son Traité _della perfetta Poesia_, et +ensuite dans ses Observations sur Pétrarque, jointes à celles du +Tassoni.] + +[Note 686: Bartolommeo Casaregi, Tomaso Canevari, Antonio +Tomasi.--_Difesa delle tre canzoni_, etc. Lucca, 1730.] + +[Note 687: _Della perfetta Poesia_, t. II, p. 198.] + +[Note 688: Canz. 26.] + +[Note 689: Canz. 28.] + +[Note 690: Canz. 9.] + +La seconde partie du _canzonière_, qui contient les poésies faites après +la mort de Laure, est généralement préférée à la première pour le +naturel et la vérité. Sans vouloir discuter cette préférence, que +beaucoup de gens ont accordée sur parole, on doit reconnaître qu'en +effet, dans un grand nombre de pièces, la douleur est vraie, touchante +et même profonde, sans cesser d'être poétique et ingénieuse. On le sent +dès le premier sonnet, qui est tout en exclamations et en phrases +interrompues[691]; mais mieux encore à la première _canzone_, dont voici +les principaux traits. «Que dois-je faire? Amour, que me +conseilles-tu[692]? N'est-il pas temps de mourir? Ah! j'ai trop tardé: +ma Dame est morte; elle a emporté mon cœur. Je n'espère plus la voir ici +bas, et je ne puis attendre sans ennui le moment de la rejoindre. Son +départ a changé en pleurs toute ma joie et m'a enlevé toute la douceur +de ma vie. Amour! tu sens combien cette perte est cruelle; elle l'est +pour nous deux également.... O monde ingrat, qu'elle laisse dans le +veuvage, tu devrais la pleurer avec moi. Tout ce qu'il y avait de bon et +de précieux en toi tu l'as perdu avec elle. Ta gloire est tombée; et tu +ne le vois pas! Tant qu'elle vécut sur la terre, tu ne fus pas digne de +la connaître et d'être foulé par ses pieds sacrés, dignes du séjour +céleste. Mais moi, qui sans elle ne puis aimer ni la vie ni moi-même, je +l'appelle en pleurant: c'est tout ce qui me reste de tant d'espérances, +et c'est tout ce qui me retient encore ici bas.--Hélas! il est devenu +terre et poussière ce visage qui nous donnait l'idée du ciel et du +bonheur dont on y jouit. Sa forme invisible y est montée, débarrassée du +voile qui dérobait aux yeux la fleur de ses années, pour s'en revêtir +encore et ne le dépouiller jamais, au jour où nous la verrons d'autant +plus belle et plus divine qu'une éternelle beauté est au dessus des +beantés mortelles. + +[Note 691: _Oime il bel viso! oime il soave sguardo!_ etc.] + +[Note 692: _Che debb'io far? che mi consigli, amore?_] + +«Elle se présente à mes yeux plus belle et plus charmante que jamais; +elle y vient comme aux lieux où sa vue peut répandre le plus de bonheur. +C'est l'un des seuls soutiens de ma vie. L'autre est son nom, qui +résonne si doucement dans mon cœur; mais quand je me rappelle que toute +mon espérance est morte lorsqu'elle était dans toute sa fleur, l'amour +sait ce que je deviens et ce que j'espère; elle le voit aussi, elle qui +est maintenant auprès de l'éternelle vérité. Vous, femmes, qui connûtes +sa beauté, sa vie pure et angélique, et sa conduite céleste sur la +terre, plaignez-moi et laissez-vous toucher de pitié, non pour elle, qui +est allée dans le séjour de paix, mais pour moi qu'elle laisse au milieu +d'une horrible guerre. Si je tarde encore à la suivre, à briser mes +liens mortels, je ne suis retenu que par l'amour. Il me parle; il se +fait entendre ainsi dans mon cœur.--«Mets un frein à la douleur qui +t'égare. On perd par l'excès des désirs ce ciel où ton cœur aspire, où +est vivante à jamais celle qui paraît morte aux yeux des hommes, celle +qui sourit en elle-même de la perte de sa belle dépouille, et qui ne +s'afflige que pour toi. Sa renommée vit encore en cent lieux dans tes +vers; elle te prie de ne la pas laisser s'éteindre, mais de rendre son +nom encore plus célèbre par tes chants, s'il est vrai que tu aies chéri +le doux empire de ses yeux.» + +La finale même de cette _canzone_, ce que les Italiens appelent la +_chiusa_, qui est ordinairement un envoi ou une adresse si insignifiante +que je n'ai point parlé de celle qui termine les autres _canzoni_ que +j'ai citées, est ici du même ton que le reste, et porte l'empreinte de +l'émotion et de la douleur. «Fuis, lui dit le poëte, les couleurs gaies +et riantes; ne t'approche point des lieux où sont les ris et les +concerts. Tu n'es pas un chant, mais une plainte. Tu serais déplacée au +milieu des troupes joyeuses, toi veuve inconsolable et vêtue de deuil.» + +Ces idées d'une éternelle vie acquise par la perte d'une vie fragile et +d'une âme qui jouit, dégagée de sa dépouille mortelle, reviennent +souvent dans cette partie des poésies de Pétrarque. La croyance y venait +en quelque sorte au secours du sentiment. Quoique l'on sente souvent +dans le style et dans les pensées de la première partie l'influence des +idées et du langage religieux, on la sent encore beaucoup plus dans la +seconde; et il est surprenant que l'auteur du _Génie du Christianisme_, +qui a vu souvent cette influence où elle n'était pas, ne l'ait pas +aperçue et développée dans celui des poëtes modernes où elle est si +générale et si visible. Cette même idée termine encore heureusement ce +sonnet touchant et poétique. «Si j'entends se plaindre les oiseaux[693], +ou s'agiter doucement le vert feuillage au souffle du zéphyr, ou +murmurer avec bruit des eaux limpides qui baignent une rive fraîche et +fleurie, où je me suis assis pour penser à l'amour et pour écrire mes +pensées, je vois, j'entends, j'écoute celle que le ciel ne fit que +montrer, que la terre nous cache, et qui, de si loin, comme si elle +était encore vivante, répond à mes soupirs. Eh! pourquoi te consumer +avant le temps? me dit-elle avec une douce pitié. Pourquoi tes tristes +yeux versent-ils un fleuve de larmes? Ne pleure pas sur moi: la mort m'a +procuré des jours sans fin; et quand je parus fermer les yeux, je les +ouvris à l'éternelle lumière.» + +[Note 693: _Se lamentar' augelti_, etc. Son. 238.] + +Les mêmes lieux qui enchantaient notre poëte lorsque, pendant la vie de +Laure, il y portait ou y trouvait partout son image, les campagnes qui +environnent Avignon, le charmaient encore quand il y revint après la +mort de Laure, et qu'il put s'y livrer à ses amoureux souvenirs. +Quelques sonnets choisis parmi ceux qu'il fit à cette époque, quoique +faiblement traduits en prose, conserveront peut-être encore l'empreinte +de ces beaux lieux et de ces tristes sentiments. «Vallon qui retentis de +mes gémissements[694], fleuve qui t'accroîs souvent de mes larmes, +animaux des forêts, charmants oiseaux, et vous poissons que renferment +ces deux verdoyants rivages, air qu'échauffent et que rendent plus +sereins mes soupirs; doux sentier où je trouve aujourd'hui tant +d'amertume; colline qui me plaisais, qui maintenant m'affliges, où, par +habitude, l'amour me conduit encore; je reconnais bien en vous les +formes accoutumées; mais hélas! je ne les reconnais plus en moi, qui, +d'une si douce vie, me vois plongé dans d'inconsolables douleurs. C'est +d'ici que je voyais celle que j'aime, et c'est en suivant les mêmes +traces que je reviens voir le lieu d'où elle s'est élevée au ciel, +laissant sur la terre sa dépouille mortelle.» + +[Note 694: _V alle che de' lamenti miei se' piena_, etc. Son. 260.] + +«Zéphir revient[695]; il ramène le beau temps, et les fleurs, et les +gazons, sa douce famille, et le gazouillement de Progné, et les plaintes +de Philomèle, et le printemps paré de couleurs blanches et vermeilles. +Les prés sont plus riants, le ciel plus serein....[696], l'air, et les +eaux, et la terre, sont remplis d'amour; toute créature animée se livre +au plaisir d'aimer. Mais rien, hélas! ne revient pour moi que de plus +profonds soupirs, tirés du fond de mon cœur par celle qui en a emporté +les clefs au séjour céleste. Et le chant des oiseaux, et les plaines +fleuries, et la douce présence de femmes honnêtes et belles, sont pour +moi comme un désert peuplé de bêtes sauvages.» + +[Note 695: _Zeffiro torna e'l bel tempo rimena_, etc. Son. 268.] + +[Note 696: Je passe ici un vers aussi agréable que les autres; mais +dont l'idée mythologique s'assortit mal avec le reste; et en refroidit +le sentiment: + + _Giove s'allegra di mirar sua figlia._ + +Muratori croit y voir une imitation éloignée de Lucrèce; je le veux +bien; mais Jupiter qui regarde avec joie Vénus sa fille, et Laure qui, +quelques vers plus bas, emporte au ciel les clefs du cœur de son amant, +ne sont point de la même croyance ni de la même langue poétique.] + +Mais le plus beau de ces sonnets[697] est sans contredit celui-ci; je le +mets, dans cette seconde partie, au même rang que le sonnet _Solo e +pensoso_ dans la première, et même encore au-dessus. «Je m'élevai par ma +pensée[698] jusqu'aux lieux où était celle que je cherche et que je ne +retrouve plus sur la terre; là, parmi les habitants du troisième cercle +céleste, je la revis plus belle et moins fière. Elle prit ma main, et me +dit: Tu seras avec moi dans cette sphère, si mon désir ne me trompe +pas. Je suis celle qui te fis une si rude guerre, et qui terminai ma +journée avant le soir. Mon bonheur est au-dessus de l'intelligence +humaine; je n'attends plus que toi, et ce beau voile qui m'enveloppait, +que tu aimais tant, et qui est resté sur la terre. Ah! pourquoi +cessa-t-elle de parler? et pourquoi ouvrit-elle sa main qui tenait la +mienne? Au son de ces douces et chastes paroles, peu s'en fallut que je +ne restasse dans les cieux.» C'est une vision dont l'idée est sublime, +quoique simple, et qui est rendue dans l'original en vers aussi sublimes +que l'idée. + +[Note 697: J'en aurais pu citer beaucoup d'autres, principalement +ceux-ci: + + _Alma felice, che sovente torni_, etc. Son. 241. + _Anima bella, da quel nodo sciolta_, etc. Son. 264. + _Ite, rime dolenti, al duro sasso_. Son. 287. + _Tornami a mente, anzi v'è d'entro quella_, etc. Son. 290. + _Quel rossignuol che si soave piagne_, etc. Son. 270. + _Vago augeletto, che cantando vai_. Son. 317. + _Dolce mio caro a pretioso pegno_. Son. 296. + _Gli angeli eletti e l'anime beate_, etc. Son. 302.] + +[Note 698: _Levomini il mio pensiero_, etc. Son. 261.] + +Voici un songe où les critiques trouvent moins de grandeur et de poésie +dans le style, mais qui a encore plus d'intérêt, parce qu'il est plus +étendu, qu'il renferme, dans une _canzone_ tout entière, une plus grande +abondance de sentiments, et qu'ils y sont exprimés, sous la forme du +dialogue, avec un abandon qui se rapproche davantage de la nature. +«Quand celle en qui je trouve mon doux et fidèle appui[699] vint, pour +donner quelque repos à ma vie fatiguée, s'asseoir sur l'un des bords de +ma couche avec son parler doux et sage, à demi-mort de crainte et de +pitié, je lui dis: D'où viens-tu maintenant, âme heureuse? Elle tire +alors de son sein une palme et une branche de laurier, et me dit: Je +viens du séjour serein de l'Empyrée; je descends de ces régions saintes, +et c'est pour te consoler que je les quitte.--Je la remercie humblement +par mes gestes et par mes paroles, et puis je lui demande: D'où sais-tu +donc l'état où je suis? Elle me répond: Les ruisseaux de larmes dont tu +ne te rassasies jamais, passent avec tes soupirs jusqu'au ciel à travers +tant d'espace, et ils y troublent ma paix. Il te déplaît donc que je +sois partie de ce lieu de misère, et parvenue à une meilleure vie? Ce +départ devrait te plaire, si tu ne m'avais autant aimée que tu le +montrais dans tes actions et dans tes discours. Je réponds alors: Je ne +pleure que sur moi-même, qui suis resté parmi les ténèbres et les +douleurs.» + +[Note 699: _Quando il soave mio fido conforto_, etc. Canz. 47.] + +C'est sur ce ton que continue le dialogue. Elle lui explique le double +emblême de la palme et du laurier, qui lui rappellent, l'une la victoire +qu'elle a remportée sur elle-même, et l'autre l'arbre que Pétrarque a +tant honoré par ses chants. Il veut lui parler de ces tresses blondes +qui l'enchaînaient, de ces beaux yeux qui étaient son soleil, et qu'il +croit voir encore. Elle lui dit de laisser ces vains discours aux +insensés; elle est un pur esprit qui jouit du séjour céleste; elle ne +paraît sous ces dehors qui le charmaient autrefois que pour se prêter à +sa faiblesse. Un jour elle sera pour lui plus belle encore et plus +chère, quand elle aura obtenu qu'il la rejoigne dans les cieux. Alors je +pleurai, dit le poëte; de ses mains elle essuya mon visage, puis elle +soupira doucement, puis elle fit entendre quelques plaintes qui +auraient fendu les rochers. Elle disparut enfin, et mon songe partit +avec elle. «Et l'on a pu mettre en doute si Pétrarque aimait +véritablement Laure, et de quel amour il l'avait aimée, et même s'il y +avait eu une Laure au monde! Et dans quel autre fond que dans un amour +qui avait pénétré toutes les facultés de son âme, aurait-il pris ces +visions mélancoliques et touchantes? Il faudrait donc croire qu'il était +fou (mais de quelle heureuse et sublime folie!) pour s'occuper ainsi de +Laure dans ses songes, plus de dix ans après l'époque de sa mort, ou +plus fou encore pour imaginer tout éveillé de pareils rêves. + +Un dialogue non moins remarquable et d'un genre encore plus élevé fait +le sujet de la _canzone_ qui suit immédiatement cette dernière. La +première idée n'en appartient point à Pétrarque; mais à _Cino da +Pistoia_. En parlant de ce qui nous reste de ce poëte[700], j'ai annoncé +cette imitation évidente de l'un de ses sonnets, qu'aucun des +commentateurs de Pétrarque n'a remarquée. Voici ce que dit le sonnet: +«L'amour irrité forma un jour contre moi mille doutes et mille +plaintes[701], au tribunal de l'impératrice suprême, et il lui dit: Juge +qui de nous deux est le plus fidèle. C'est par moi seul que celui-ci +déploie dans le monde les voiles de la renommée: sans moi, il y serait +malheureux. Au contraire, répondis-je, tu es la source de tous mes maux; +j'ai depuis long-temps éprouvé l'amertume de tes douceurs. Il reprit: +Esclave menteur et fugitif, est-ce donc là la reconnaissance que tu me +dois pour t'avoir donné une beauté qui n'avait point son égale sur la +terre? Que vaut pour moi ce don, répartis-je, si tu m'en as privé sitôt? +Ce n'est pas moi, répondit-il; et notre souveraine prononça que, dans un +si grand procès, il fallait plus de temps pour juger avec équité.» + +[Note 700: Voy. ci-dessus, p. 327.] + +[Note 701: _Mille dubbj in un dì, mille querele_, etc. Voy. _Rime di +diversi antichi autori Toscani_, Venise, 1740, p. 164.] + +Voici maintenant comment Pétrarque a développé l'idée de _Cino_, dans +cette _canzone_, l'une de ses plus belles, mais la plus longue de +toutes, et que je resserrerai ici, ne pouvant la donner tout entière. La +seule différence qui soit entre le fond des deux pièces, est que dans +l'une c'est l'amour qui cite le poëte au tribunal de la raison, et que +dans l'autre c'est le poëte qui y cite l'amour. «Je fis citer un jour +mon ancien, doux et cruel maître[702] devant la reine qui occupe la +partie divine de notre nature, et qui est assise au sommet. Je m'y +présentai moi-même accablé de douleur, de crainte et d'horreur, comme un +homme qui redoute la mort, et qui veut faire entendre sa défense. Je +commençai: O reine, dès ma tendre jeunesse, j'ai mis, pour mon malheur, +le pied dans les états de celui que tu vois. Depuis ce temps, je n'ai +plus éprouvé que des peines et des tourments si cruels, que ma patience +fut vaincue et que je détestai la vie. Il m'a fuit mépriser les voies +utiles et honnêtes: les fêtes et les plaisirs, je quittai tout pour le +suivre. Qui pourrait exprimer combien j'eus de sujets de m'en plaindre? +Un peu de miel, mêlé de beaucoup d'absynthe, a suffi par sa fausse +douceur pour m'attirer dans sa foule amoureuse, moi qui, si je ne me +trompe, étais né pour m'élever très-haut au-dessus de la terre. Il m'a +fait moins aimer Dieu que je ne devais, et prendre moins de soin de +moi-même. J'ai mis également en oubli toute autre pensée pour une femme. +A quoi m'ont servi les dons du génie que j'avais reçus du ciel? Mes +cheveux ont changé de couleur, et je ne puis rien changer à +l'obstination de mes vœux. Il m'a fait chercher des pays déserts et +sauvages, remplis de brigands, de bois affreux, d'habitants barbares; +j'ai parcouru les monts, les vallées, les fleuves et les mers. L'hiver, +dans les mois les plus tristes, j'ai bravé les périls et les fatigues, +et ni lui, ni mon autre ennemi ne me laissaient un instant de repos ... +Mes nuits n'ont plus connu le sommeil; et il n'est plus de filtres ni de +charmes qui puissent le leur rendre. Par ruse et par force, il s'est +rendu le maître absolu de mes esprits. Établi dans mon cœur, il le ronge +comme un ver ronge le bois desséché par le temps. Enfin c'est de lui que +naissent les larmes et les souffrances, les paroles et les soupirs dont +je me fatigue moi-même, et dont peut-être je fatigue aussi les autres. +Juge maintenant entre lui et moi, toi qui nous connais tous les deux. + +[Note 702: _Quell' antico mio dolce empio signore_, etc. Canz. 48.] + +«Mon adversaire prit alors la parole: O reine, dit-il, écoute l'autre +partie: elle te dira la vérité que cet ingrat te cache. Il s'adonna dans +son premier âge à l'art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges; +et lorsque je lui ai fait quitter tant d'ennui pour mes plaisirs, il n'a +pas honte de se plaindre de moi, et d'appeler misérable une vie +honorable et douce! C'est moi qui ai purifié ses désirs; s'il a obtenu +quelque renommée, il ne l'a due qu'à moi, qui ai élevé son esprit à une +hauteur où il n'aurait jamais atteint de lui-même. Il connaît quelle fut +autrefois la destinée d'Atride, d'Achille, d'Annibal et d'autres héros +aussi célèbres; il sait que je les laissai s'avilir par l'amour de +quelques esclaves: et pour lui, entre mille femmes choisies, j'en ai +encore choisi une, telle qu'on n'en reverra jamais sur la terre. Je lui +ai donné un parler si suave et un chant si doux, qu'aucune pensée basse +ou triste ne put exister devant elle. Tels furent avec lui mes +artifices, tels furent les dégoûts et les amertumes dont je l'abreuvai; +telle est la récompense qu'on obtient en servant un ingrat. Je l'élevai +si haut sur mes ailes, que les dames et les chevaliers se plaisaient à +l'entendre, et que son nom brille parmi ceux des plus grands génies, +tandis qu'il n'eût peut-être été sans moi qu'un vil flatteur de cour et +un homme vulgaire. Il ne s'est élevé et rendu célèbre que parce qu'il a +appris de moi et de celle qui n'eut point d'égale au monde. Pour tout +dire enfin, je l'ai fait renoncer, pour un si noble esclavage, à mille +actions déshonnêtes: rien de vil ne peut plus lui plaire. Jeune encore, +la délicatesse et la pudeur dirigèrent et sa conduite et ses pensées, +depuis qu'il appartient à celle qui s'était gravée dans son cœur en +nobles caractères, et qui le rendait semblable à elle. C'est de nous +qu'il tient tout ce qu'il a de rare et de distingué, et c'est de nous +qu'il ose se plaindre! Enfin je lui avais, à lui-même, donné des ailes +pour s'élever par la connaissance des choses mortelles jusqu'à celle du +Créateur. Il pouvait, en contemplant les vertus de celle qui faisait son +espérance, remonter jusqu'à la cause première: mais il m'a mis en oubli, +moi et cette beauté que je lui avais donnée pour être l'appui de sa vie +fragile. A ces mots, je jetai un cri plaintif. Oui, m'écriai-je, il me +l'a donnée; mais il me l'a bientôt ravie. Ce n'est pas moi, répondit-il, +mais celui qui la voulait pour lui-même. Nous nous tournâmes enfin tous +les deux vers le siége de notre juge, moi tout tremblant, et lui en +prononçant des paroles dures et hautaines. Nous la priâmes à la fois de +prononcer la sentence; elle nous dit en souriant: je suis charmée +d'avoir entendu vos raisons; mais il faut plus de temps, pour juger un +si grand procès.» + +On connaît maintenant par ces grandes compositions lyriques, mieux que +par des sonnets, le génie poétique de Pétrarque[703]. Mais il en est +d'autres où ce génie se montre peut-être encore davantage, parce qu'au +lieu de l'amour et de Laure, sujet qui exigeait dans l'esprit plus de +délicatesse que de grandeur, il y traite des matières ou politiques ou +morales, qui demandaient dans le talent du poëte une élévation et une +force proportionnées au sujet même. Telle est la _canzone_ adressée à +son ami Jacques Colonne, évêque de Lombès[704], au sujet d'un projet de +croisade qui fermentait à la cour du pape, et dont Pétrarque eut le +malheur de partager l'illusion. Elle commence par ces beaux vers: + + _O aspettata in ciel beata e bella_[705] + _Anima, che di nostra umanitade + Vestita vai, non come l'altre carca_, etc. + +[Note 703: Le fil d'idées que j'ai suivi dans l'examen de la seconde +partie du _Canzoniere_, ne m'a pas conduit à y faire entrer l'ingénieuse +et charmante _canzone_: + + _Amor, se vuo'ch'i torni al giogo antico_. Canz. 41. + +que Pétrarque semble avoir faite dans un moment où l'amour voulait lui +tendre de nouveaux piéges; il y en a peu de plus connues, et qui +méritent mieux de l'être.] + +[Note 704: Voy. _Mem. pour la Vie de Pétr._, t. I, p. 245.] + +[Note 705: Canz. 5.] + +Telle est encore celle qui commence par ces mots: _Spirto gentil che +quelle membra reggi_[706] que Voltaire a cru, d'après plusieurs auteurs, +adressée au fameux tribun _Cola Rienzi_; mais qui l'est évidemment à +l'un des frères de l'évêque de Lombès, au jeune Etienne Colonne, +lorsqu'il fut nommé sénateur de Rome[707]. Pétrarque y reprend avec +force les vices et surtout l'oisive et lâche indifférence où l'Italie +était plongée, tandis que des étrangers se partageaient ses dépouilles; +il y fait entendre ce grand nom de peuple de Mars; il rappelle ceux des +Brutus, des Scipion et des Fabricius; il les fait résonner aux oreilles +des Romains assoupis, et il espère que son héros les réveillera de leur +honteuse léthargie. + +[Note 706: Canz. 11.] + +[Note 707: Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, etc., t. I, p. 276.] + +Mais ces idées et ces sentiments, dignes de l'ancienne Rome, brillent +surtout dans cette belle ode que lui dicta son amour pour sa chère +Italie, dans un moment où il la voyait déchirée par les guerres +sanglantes que se faisaient entre eux de petits princes, sans qu'il pût +résulter de cette longue effusion de sang, rien de bon ni d'honorable +pour elle. Cette _canzone_[708] est une des plus belles productions de +la lyre italienne. La gravité du style y répond à celle de la matière. +Tout y est noble et revêtu d'une sorte de majesté. Au lieu de figures +vives et brillantes, ce sont des images et des pensées pleines de +magnificence et de dignité. Le poëte se représente lui-même, dans la +première strophe, désirant que l'expression de ses soupirs soit telle +que l'espèrent le Tibre, l'Arno et le Pô, près des bords duquel il est +assis; ce qui fait conjecturer qu'a Rome, à Florence et à Parme, où l'on +croit qu'il était alors, on l'avait engagé à composer sur ce sujet qui +intéressait toute l'Italie[709], et à se jeter, pour ainsi dire, le +rameau poétique à la main, au milieu de ces furieux. C'est donc une +sorte de mission sacrée qu'il remplit, et c'est sans doute ce qui lui a +inspiré le ton qu'il prend et qu'il soutient dans toute cette ode. Il +s'adresse à l'Italie elle-même, dont le beau corps est couvert de plaies +mortelles, et à Dieu pour qu'il prenne en pitié sa nation chérie, qu'il +fléchisse les cœurs endurcis par le bruit des armes, et qu'il les +dispose à écouter la vérité qui va s'énoncer par sa voix. + +[Note 708: _Italia mia, ben che'l parlar sia indarno_, etc. Part. I, +canz. 29.] + +[Note 709: Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. II, p. 186.] + +«O vous, dit-il ensuite à ces princes, vous à qui la Fortune a remis le +gouvernement des belles contrées dont il ne paraît pas que vous ayez la +moindre pitié, que font ici toutes ces armes étrangères? Est-ce pour que +vos plaines verdoyantes soient teintes du sang des barbares? Une vaine +erreur vous flatte: vous cherchez dans un cœur vénal l'amour et la +fidélité. Celui de vous qui soudoie plus de soldats est environné de +plus d'ennemis. Oh! de quels étranges déserts ce torrent est-il descendu +pour inonder nos douces campagnes? Si nous ne l'arrêtons de nos propres +mains, qui pourra nous en garantir? La Nature avait pourvu à notre +sûreté, quand elle plaça les Alpes comme un rempart entre nous et la +fureur germanique; mais le désir aveugle, et constant à vouloir ce qui +est contraire au bien; n'a point eu de repos qu'il n'ait procuré à un +corps sain une maladie mortelle. Maintenant que, dans une même enceinte, +habitent des bêtes sauvages et de paisibles brebis, c'est toujours aux +bons à gémir. Et, pour comble de maux, ce sont ici les descendants de ce +peuple barbare et sans lois, à qui Marius fit de si profondes blessures, +que la mémoire s'en conserve encore, quand, accablé de soif et de +fatigue, il but dans le cours du fleuve, moins de l'eau que du +sang[710]. + +[Note 710: Expression de Florus: _Ut victor Romanus de cruento +flumine non plus aquœ biberit quam sanguinis barbarorum._ Lib. III, c. +3.] + +Après deux autres strophes qui ne sont pas tout-à-fait de la même force, +quoiqu'il y ait encore de beaux sentiments et de beaux vers, il met dans +la bouche des Italiens eux-mêmes des paroles qui doivent émouvoir les +princes auxquels il s'adresse; et c'est avec un mouvement si rapide que +les interprètes s'y sont trompés, et qu'ils ont cru qu'il parlait de +lui-même, de sa patrie et de la sépulture de ses ancêtres. Ils ont +oublié qu'il était natif d'Arezzo, que ses parents étaient morts à +Avignon, et qu'il était alors à Parme. «N'est-ce pas là cette terre que +je foulai dans mes premiers ans? N'est-ce pas dans cet asyle que je fus +nourri si doucement? N'est-ce pas cette patrie, mère tendre et +indulgente, qui couvre de son sein mes deux parents? Au nom de Dieu! que +ces paroles touchent votre âme, et regardez en pitié ces plaintes d'un +peuple baigné de larmes qui, après Dieu, n'attend son repos que de vous. +Pour peu que vous vous montriez sensibles à ses maux, le courage +s'armera contre la fureur et le combat ne sera pas long; car l'antique +valeur n'est pas encore éteinte dans les cœurs italiens. + + _Che l'antico valore + Negli italici cor non è ancor morto._ + +Voilà de ces traits nationaux que tout un peuple répète avec orgueil, et +qui l'attachent au nom d'un poëte par d'autres sentiments que ceux qu'on +a pour de beaux vers. + +Cet amour pour sa patrie, qui forme un des plus beaux traits du +caractère de Pétrarque, et son goût naturel pour l'honnêteté des mœurs, +encore augmenté par la pureté du sentiment dont il était rempli, lui +donnaient, comme on l'a vu dans sa Vie, une forte aversion pour le +séjour d'Avignon, et pour les mœurs qu'il voyait régner à la cour des +papes. Il ne pouvait souffrir que le scandale partît, comme cela n'est +arrivé que trop souvent, du centre même d'où l'édification devait +sortir. L'indignation qu'il en conçut, et qui s'exhale souvent dans ses +lettres, lui dicta aussi des sonnets violens contre la nouvelle +Babylone. Son zèle pour son pays et pour la vertu le rendit le censeur +âcre du vice, et changea en satyrique mordant et emporté l'amant de +Laure et le poëte de l'amour. Tantôt il personnifie, dans le style des +prophètes, cette ville, objet de sa haine. «Que la flamme du ciel, lui +dit-il[711], tombe sur les tresses de ta chevelure, méchante, qui t'es +élevée, aux dépens d'autrui, de la vie frugale des premiers hommes +jusqu'à la richesse et à la grandeur! repaire des trahisons où se +prépare tout le mal aujourd'hui répandu dans le monde! esclave du vin, +du lit et de la bonne chère, chez qui la luxure exerce tout son pouvoir! +On voit dans les chambres de tes palais, danser ensemble des jeunes +filles et des vieillards, et Belzébuth au milieu, avec ses soufflets, +ses feux et ses miroirs. Puisses-tu n'être plus nourrie sur la plume, au +frais et à l'ombre, mais exposée nue aux vents, et sans chaussure aux +ronces et aux épines! Vis alors, jusqu'à ce que ton odeur infecte +s'élève jusqu'au trône de Dieu!» Tantôt il prédit sa chute prochaine: +«L'avare Babylone[712] a comblé la mesure de la colère céleste et de ses +vices impies. Il faut enfin que cette colère éclate. L'infâme s'est +donné pour dieux, non pas Jupiter ni Pallas, mais Vénus et Bacchus. En +attendant le jour de la justice, je me détruis et me ronge moi-même; +mais ce jour approche: ses idoles seront renversées éparses sur la +terre, et ses tours, superbes ennemies du ciel, et ceux qui les habitent +seront, au-dedans et au-dehors, consumés par les flammes. De belles +âmes, amies de la vertu, gouverneront alors le monde, nous le verrons +reprendre les mœurs du siècle d'or, et se renouveler tous les antiques +exemples.» + +[Note 711: _Fiamma dal ciel sul le tue treccie piava_, etc. Son. +109.] + +[Note 712: _L'avara Babilonia ha colma'l sacco_, etc. Son. 106.] + +Une autre fois encore, il épuise contre la cour romaine, et contre +l'Église telle qu'elle était devenue dans cette cour, toute la violence +de sa bile, et tout le fiel de sa plume. Il accumule ainsi contre elle, +avec plus d'emportement que de goût, les apostrophes et les injures. +«Source de maux[713], asyle de colère, école d'erreurs et temple de +l'hérésie, Rome autrefois, aujourd'hui Babylone fausse et coupable, +pour qui sont répandus tant de pleurs et poussés tant de soupirs; ô +forge d'artifices! ô cruelle prison, où le bien expire, où tout le mal +est produit et nourri! ô enfer des vivans! ce serait un grand miracle si +le Christ ne te faisait enfin sentir son courroux. Fondée jadis dans une +chaste et humble pauvreté, tu lèves contre tes fondateurs ta tête +menaçante. Courtisane effrontée! où as-tu placé ton espérance? dans tes +adultères et dans tes richesses immenses et mal acquises. Constantin ne +reviendra plus pour les accroître; c'est au monde pervers à te les +fournir, puisqu'il le souffre.» Je conviens que cette poësie, qui sent +plus l'école hébraïque que celle d'Horace et de Tibulle, est peu séante +dans un ecclésiastique assez bien venu, après tout, et même distingué +dans cette même cour qu'il traitait avec si peu de mesure. Je n'ai cité +ces morceaux que pour faire connaître le talent de Pétrarque dans tous +les genres où il s'est exercé. + +[Note 713: _Fontana di dolore, albergo d'ira_, etc. Son. 107.] + +Il ne reste plus à parler que d'un genre dont il s'occupa surtout dans +sa vieillesse, c'est celui de ces poëmes auxquels il donna le titre de +_Triomphes_, et dans lesquels on retrouve encore des beautés dignes de +son meilleur temps. Ce sont des visions qu'il y raconte. Elles étaient +alors à la mode; les Provençaux les y avaient mises. Après eux, +_Bru__netto Latini_, et surtout le Dante, avaient fondé sur des visions +le merveilleux de leurs poëmes. _Fazio degli Uberti_, comme nous le +verrons bientôt, suivit leur exemple. Pétrarque voulut aussi traiter ce +genre de poésie. Comme le Dante, et sans doute à son imitation, car ce +fut plusieurs années après en avoir reçu de Boccace un exemplaire, il +composa ces _Triomphes_ en _terza rima_ ou tercets; peut-être même se +flatta-t-il de pouvoir lutter avec l'auteur de la _Divina Commedia_, +après s'être élevé, dans le lyrique, au-dessus de lui et de tous les +autres. Quoiqu'il en soit, ces Triomphes sont au nombre de cinq, divisés +chacun en plusieurs _capitoli_ ou chapitres. Le premier est le Triomphe +de l'Amour. Le poëte feint qu'il voit, comme dans un songe, l'Amour sur +son char, avec tous ses attributs, entouré du nombreux cortége de tous +les personnages anciens des deux sexes, tant de l'histoire que de la +fable, et même de quelques personnages modernes, célèbres par des +aventures d'amour, ou par une mort tragique dont l'amour a été la cause. +La liste en est si considérable qu'elle remplit presque tous les quatre +_capitoli_ du poëme, et que ce n'est en effet, à peu près, qu'une liste +assez dépourvue de poësie et d'intérêt. Le Triomphe de la Chasteté n'a +qu'un chapitre et n'est qu'une suite de celui de l'Amour. Ce dieu, dans +sa marche victorieuse, rencontre Laure. Il l'attaque et veut triompher +d'elle; mais il est vaincu, fait prisonnier et chargé de chaînes. Laure +jouit de sa victoire, entourée des vierges et des matrones de +l'antiquité que leur chasteté a rendues célèbres. + +Le Triomphe de la Mort est le troisième. C'est le meilleur, le plus +poétique et le plus intéressant de tous. Dans le premier des deux +_capitoli_ qui le composent, Laure, environnée de ses compagnes, revient +avec honneur de ce combat où elle a vaincu l'Amour. Tout à coup une +enseigne noire paraît: une femme la suit, vêtue de noir elle-même, dans +une attitude et avec une voix terrible. Elle arrête cette troupe +aimable, menace celle qui la conduit, et la frappe. Pétrarque place ici +tous les détails des derniers moments de Laure, tels qu'il les avait +appris, et peut-être embellis par son imagination et par les illusions +de son cœur. On la voit entourée de ses compagnes qui la pleurent et +l'admirent: elle expire enfin et paraît s'endormir d'un doux sommeil. +Elle ne perd rien de sa beauté; la mort est belle sur son visage. Dans +le second chapitre, le poëte raconte que la nuit même qui suit cette +perte cruelle, Laure lui apparaît, lui tend la main, d'un air pensif, +modeste et sage, et le fait asseoir avec elle, au bord d'un ruisseau, à +l'ombre d'un laurier et d'un hêtre. Leur entretien roule quelque temps +sur la mort, qu'elle lui apprend à ne point craindre, qui n'est +redoutable que pour les méchants, et qui a eu pour elle des douceurs +auxquelles on ne peut rien comparer de ce qu'on éprouve de plus doux +dans la vie. Pétrarque ose ensuite lui demander si jamais, sans renoncer +aux lois de l'honneur, elle ne fut disposée à payer, par un égal amour, +celui qu'il avait eu pour elle. Elle sourit, et lui répond que son cœur +fut toujours d'accord avec le sien, qu'une mère n'aima peut-être jamais +plus tendrement, mais que, voyant les dangers qu'ils pouvaient courir, +c'était elle qui s'était chargée de le contenir dans de justes bornes, +et de réprimer ses désirs. Elle lui retrace alors toutes les petites +ruses qu'elle employait, tantôt pour l'empêcher, de se livrer à trop +d'espérance, tantôt pour ne la lui pas ôter tout entière, surtout +lorsqu'elle le voyait triste et pâle de douleur ou de crainte. Elle +avoue qu'elle l'a vu avec plaisir uniquement occupé d'elle, rendre son +nom célèbre par ses vers, que même elle l'a véritablement aimé; qu'ils +brûlaient tous deux à peu près du même feu, mais que l'un osait le +déclarer et l'autre était forcée de se taire. Toute la conduite de Laure +pendant sa vie, prouve la vérité de ce que dit ici son fantôme ou son +ombre; et l'on est vraiment touché de voir que, dans un âge avancé, +Pétrarque ne se consolait encore de l'avoir perdue qu'en se rappelant et +en retraçant dans ses vers tout ce qui lui faisait croire que Laure en +effet l'avait aimé. Le jour est prêt à paraître: elle est forcée de le +quitter. Il lui dit, en peu de mots, combien ses discours ont porté de +consolation dans son âme. Mais il ne peut vivre sans elle: ne +pourra-t-il obtenir bientôt la permission de la suivre? Elle lui prédit, +en le quittant, qu'il sera encore long-temps séparé d'elle. + +Telle est l'idée de ce petit poëme, où l'on chercherait en vain la même +richesse et la même perfection de style que dans les poésies lyriques de +Pétrarque; mais qui a de l'intérêt par le sujet même, par le ton de +vérité qui y règne, et parce qu'il contient comme le complément de cette +histoire, des amours de notre poëte, dont il fixe tout-à-fait la +réalité, la nature et le caractère. Les Triomphes de la Renommée, du +Temps et de la Divinité, qui viennent ensuite et qui terminent le +recueil, n'ont pas, à beaucoup près, le même mérite. D'ailleurs, +lorsque, prêt à finir l'examen de ces poésies qui sont remplies du nom +de Laure, comme la vie du poëte fut remplie de son amour, on l'a +retrouvée encore une fois, lorsqu'on a encore entendu sa douce voix, +appris d'elle-même son secret, et recueilli ses consolantes paroles, +c'est là qu'il faut s'arrêter, c'est par-là que l'esprit et le cœur sont +d'accord pour nous ordonner de finir. + +Si l'on veut apprécier exactement les poésies de Pétrarque, il faut +beaucoup s'écarter de l'opinion qu'il en avait lui-même. Il n'avait +jamais cru qu'elles dussent contribuer à sa réputation, qu'il fondait +sur ses ouvrages philosophiques et sur ses poésies latines. Il avait +destiné ses poésies vulgaires à exprimer sans effort les divers +mouvements de son cœur, et à plaire aux femmes et aux hommes du monde, +pour qui la langue latine était moins familière que l'italienne. Il ne +s'attendait pas à un succès si grand et si général, et fut surpris de +leur renommée. C'est ce qu'il dit lui-même très-clairement dans ce +sonnet de sa seconde partie[714]. «Si j'avais pensé que le son de mes +soupirs répandu dans mes vers pût obtenir tant de succès, j'en aurais +augmenté le nombre, et j'en aurais plus travaillé le style. Mais depuis +la mort de celle qui me faisait parler, et qui était toujours en tête de +mes pensées, je ne puis plus donner à des rimes incultes et obscures la +douceur et la clarté qui leur manquent. Certes, tout mon désir était +alors de soulager les tourments de mon cœur, et non d'acquérir de la +gloire. Je ne voulais que pleurer, et non me faire honneur de mes +larmes. Maintenant je voudrais plaire; mais cette fière beauté +m'appelle, et veut que je la suive en silence, tout fatigué que je +suis.» + +[Note 714: _S'io havessi pensato_, etc. Son. 252.] + +Ce même jugement est souvent répété, dans ses lettres, sur ces +productions de sa jeunesse, qu'il appelait _ses bagatelles_[715]; mais +la postérité en a jugé différemment. Elle a regardé Pétrarque, pour ses +prétendues bagatelles, comme le créateur de la poésie lyrique chez les +modernes, et en effet quelques autres poëtes lui avaient préparé les +voies, et avaient fait entendre avant lui de ces grandes odes ou +_canzoni_ qui diffèrent beaucoup de l'ode antique, et dont la première +invention appartient aux Troubadours; mais il y mit plus de perfection, +et réunit lui seul toutes les qualités partagées entre ses +prédécesseurs. Il joignit à la gravité du Dante la finesse de _Guido +Cavalcanti_ et la noblesse de _Cino da Pistoia_[716]. Le sonnet, déjà +beaucoup amélioré par _Guittone d'Arezzo_, devint entre ses mains si +parfait qu'on n'a pu y rien ajouter depuis. Et les odes et les sonnets +sont remplis et surabondent en quelque sorte de pensées neuves et +choisies, d'expressions fortes et délicates à la fois, tantôt nouvelles +et tantôt renouvelées, soit par l'acception où elles sont prises, soit +par le coloris dont elles brillent; de mots, de phrases et de tours +propres à la langue italienne, ou cueillis, pour ainsi dire, à la racine +commune de l'idiome vulgaire et de la langue latine. Les sentiments +qu'il exprime paraissent, il est vrai, quelquefois ou trop raffinés en +eux-mêmes, ou trop assaisonnés par l'esprit, pour partir véritablement +du cœur; mais on ne peut y méconnaître une élévation, une noblesse et +une pureté qui, s'il est vrai qu'elles aient cessé de régner dans +l'amour, doivent exciter des regrets. + +[Note 715: _Nugellas vulgares; Senil._, l. XIII, ép. 10.] + +[Note 716: Gravina, _Ragione Poet._, l. II, n°. 27.] + +On voit qu'il ne voulut point, comme les poëtes anciens, peindre les +effets extérieurs de la passion et les plaisirs sensibles qu'ils ont su +rendre avec tant de fidélité, et que l'on goûte d'autant plus dans leurs +vers, que l'on y reconnaît davantage ses propres affections et ses +faiblesses[717]; mais qu'ayant élevé son âme par la contemplation du +beau moral, et par l'espèce de culte que Laure obtint de lui, jusqu'à un +amour dégagé des sens, il sut donner à cette passion le langage le plus +naturel, puisqu'il est le plus convenable à sa nature presque céleste. +Le cours des opinions et des mœurs a emporté loin de nous les passions +de cette espèce; mais elles n'étaient pas sans exemple de son temps; et, +certain une fois, comme on doit l'être, que ce qu'il exprima d'une +manière si ingénieuse et, si l'on veut, si extraordinaire, il le sentait +réellement, on doit trouver un plaisir secret à reconnaître dans ses +poésies au moins comme un objet de curiosité, les traces de cet amour +presque entièrement disparu de la terre. + +[Note 717: Gravina, _ibid._, n°. 28.] + +Elles peuvent même servir comme de pierre de touche pour juger et les +autres et soi-même. Sans aspirer à la sublimité de ces sentiments, trop +supérieurs à l'imperfection humaine, il est sûr que plus on aimera les +poésies de Pétrarque, plus on aura en soi, si jamais ces passions pures +revenaient à la mode, ce qui rendrait capable de les sentir. + +Il faut au reste être aussi insensible aux beautés poétiques qu'aux +beautés morales pour n'y pas apercevoir un caractère original et, pour +ainsi dire, primitif, un pathétique d'un genre particulier, mais +cependant réel, et qui naît de la persuasion intime et des affections +profondes du poëte; une richesse d'images qui va quelquefois jusqu'à la +profusion, mais qui, même avec ses excès, vaut toujours mieux que +l'indigence; une grande dignité de pensées philosophiques et morales, +une érudition choisie et sagement employée, et surtout un style si pur, +si harmonieux et si doux, que parmi un grand nombre de morceaux dont il +est aisé de faire choix, il en est peu qui, comme les vers d'Horace, de +Virgile, de Racine et de La Fontaine, ne se gravent dans la mémoire sans +effort et comme d'eux-mêmes. + +On croit qu'il profita beaucoup des poëtes provençaux, et l'on voit en +effet dans ses vers quelques traces de ces imitations dont on ne peut +lui faire un reproche, puisque partout où il imite il embellit. Il peut +aussi avoir connu la poésie des Arabes, au moins dans des traductions, +et l'un de ses premiers sonnets sur la mort de Laure paraît presque +copié d'une pièce de vers sur la mort du fameux Salah-Eddin ou Saladin +qu'on trouve dans la Bibliothèque Orientale[718]; mais il ne prit de +personne l'abondance de ses sentiments et de ses pensées, la grâce et la +facilité de son élocution, ni toutes les qualités éminentes de son +style. Après tous les poëtes qui l'avaient précédé, après Dante +lui-même, il restait encore à faire, quant au choix des expressions et à +la fixation de la langue: après Pétrarque, il ne resta plus rien. Il n'y +a peut-être pas, selon M. l'abbé Denina[719], dans tout le _canzoniere_, +deux expressions, même parmi celles que lui arrachait la nécessité de la +rime, qui aient vieilli, ou qui soient hors d'usage. Il joignit au choix +des mots le soin de les placer de manière à en augmenter l'effet, l'art +d'assortir la coupe des vers à la nature des sentiments et des pensées, +d'entremêler les vers les plus gracieux et les plus doux de vers forts, +énergiques et qui ont quelquefois une sorte d'âpreté; et les vers +simples et naturels, de vers travaillés avec le plus grand artifice. +Dans tout ce qu'il a écrit, même lorsqu'il s'égare, ou reconnaît à la +fois le naturel et le travail du poëte. La nature lui avait donné le +génie poétique, sans lequel on se fatigue en vain, et il y ajouta cette +étude constante des grands modèles et ce travail obstiné qui font seuls +fructifier le génie. Enfin, dans ce choix de mots et d'expressions qui +était alors si difficile, puisque la langue était pour ainsi dire encore +à son enfance, et dans toutes ces autres parties si essentielles de +l'art, il fut guidé par un goût délicat que le génie n'a pas toujours, +que l'étude développe, mais qu'elle ne donne pas. + +[Note 718: Voy. Herbelot, au mot _Salah-Eddin_; Denina, _Vicende +della Letteratura_, l. II, c. 12.] + +[Note 719: _Loc. cit._] + +Je n'oserais pas ajouter à cette délicatesse de goût la sûreté, car +c'est ce dont il manqua quelquefois, et ce que les restes de barbarie de +son siècle, et les abus qui s'étaient introduits avant lui ne lui +permettaient pas d'avoir. Il ne put se refuser à ces jeux antithétiques +du chaud et du froid, de la glace et de la flamme, de la paix et de la +guerre qui viennent quelquefois défigurer ses morceaux les plus +agréables et les plus intéressants. C'est encore son siècle qu'il faut +accuser de ces idées froidement alambiquées, nées de l'espèce de fureur +platonique qui régnait alors, et dont nous avons vu de malheureux +exemples dès les premiers pas de la langue et de la poésie +italiennes[720]. Mais si ces défauts se font trop sentir dans Pétrarque, +par combien de beautés ne sont-ils pas rachetés? Avec quelque rigueur +que l'on veuille juger les uns, de quelle trempe ne doivent pas être +les autres pour que, ni le temps, ni les variations du goût et des mœurs +ne leur aient rien ôté de leur prix? La rouille de la barbarie couvrait +encore une partie de l'Europe; l'Italie même s'en dégageait à peine. + +[Note 720: Je ne lui reprocherais donc pas cette manière de mettre +en action le cœur, les yeux, la vertu qui se retire autour du cœur et +dans les yeux pour se défendre contre l'amour, l'âme qui sort du cœur +pour suivre l'objet aimé; ni ces allusions fréquentes du nom de Laure au +laurier, arbre poétique et sacré, ou du nom de l'illustre famille +Colonne à des colonnes qui soutiennent un temple ou un palais; ni ces +froides _sixtines_, qu'il imita des Provençaux[C], et qui, à une seule +près, peut-être, ne sentent que l'effort, la recherche et le travail; ni +ces rimes gratuitement difficiles et pénibles, dont il avait pris l'idée +dans la même source; ni quelques autres vices de ce genre, nés de +l'esprit de son temps, auquel il fut supérieur, mais dont il ne put +entièrement se garantir. Je lui reprocherais plutôt des jeux de mots +puérils, tels surtout que cette étrange décomposition du nom de Laure, +ou plutôt de _Laureta_, en trois parties (sonnet 5); je lui +reprocherais, pour d'autres motifs, ces comparaisons de la maison de +Bethléem, où naquit le Sauveur du monde, avec l'humble demeure où Laure +était née, et du soin qu'il se donne de chercher dans les traits des +autres femmes quelques traits de Laure, avec la peine que se donne un +vieux pélerin d'aller à Rome pour adorer la sainte Face; je lui +reprocherais encore ces métamorphoses qu'il a eu la patience de décrire +dans les huit stances d'une _canzone_, d'ailleurs très-poétiquement +écrite, où il prétend qu'il a été changé successivement en laurier, en +cygne, en pierre, en fontaine, en rocher, d'où sort un plaintif écho, +enfin en cerf, comme Actéon, pour avoir regardé Laure dans un bain; je +lui reprocherais enfin plusieurs autres écarts d'imagination qui +paraissent lui appartenir en propre, et qui tiennent à un tour +particulier d'esprit qui eût peut-être été le même dans tout autre +siècle que le sien; ou plutôt il vaut encore mieux ne lui reprocher +rien, noter une fois ce qui déplaît et doit déplaire, relire et admirer +ce qui est exquis, c'est-à-dire, à peu près tout le reste, et ne pas +oser opposer sans cesse à son plaisir les scrupules du goût et les +vétilleries de la critique.] + +[Note C: Voy. t. I de cette _Histoire Littéraire_, p. 300 et 301.] + +Dante avait paru; mais il était loin de la célébrité qu'il acquit +ensuite; l'imprimerie manquait encore à la publication rapide et +générale d'un poëme aussi long que le sien. Nous avons vu que Pétrarque +ne le connaissait pas dans sa jeunesse. Ce fut de son propre génie qu'il +tira toutes ses forces, et l'on pourrait dire qu'il vint le second +presque sans avoir de premier. Il prit et garda le premier rang parmi +les poëtes lyriques. Il parla, disons mieux, il créa, dans le +quatorzième siècle, et idiome poétique et une langue du cœur qu'on n'a +pu surpasser depuis, et qui ont conservé jusqu'à nos jours tout leur +éclat et tout leur charme. + +Dante et Pétrarque avaient donné à la poésie italienne le vol le plus +rapide et le plus haut. Il restait à en faire prendre un pareil à la +prose. C'est à un écrivain que nous avons compté parmi les plus intimes +amis de Pétrarque, c'est à Boccace qu'était réservé cet honneur; c'est +lui qui vint compléter le Triumvirat littéraire dont ce grand siècle +s'enorgueillit. + + + + +NOTES AJOUTÉES. + + +Page 43, ligne 15--La nécessité d'abréger cet extrait de la _Divina +Commédia_, m'a fait retrancher ce que dit ici Minos, et la réponse de +Virgile. Cette réponse a pourtant un caractère qu'il est bon de +remarquer. «O toi qui viens dans ces douloureuses demeures, dit Minos en +s'adressant au Dante, garde-toi d'y entrer témérairement et sans un +guide à qui tu puisses te fier; ne te laisse pas tromper à la largeur +de cette entrée (allusion sensible au _facilis descensus Averni_, etc. +de Virgile; _Æneid._, l. VI.)» Virgile prend la parole et lui répond: +«Pourquoi ces cris? ne t'oppose point à son voyage ordonné par les +destins. On le veut ainsi, là où l'on peut tout ce qu'on veut: ne +demande rien de plus.» Cette réponse est mot pour mot la même que +Virgile a déjà faite à Caron (c. 3. Voy. ci-dessus pag. 38). Cette +répétition des mêmes mots leur donne l'air d'une espèce de formule, et a +quelque chose d'imposant. Ni avec Caron, ni avec Minos, Virgile ne +daigne employer le raisonnement ou la prière. Le maître de toutes choses +a voulu ce voyage; il n'appartient à aucune puissance de s'y opposer. +Cette répétition paraît d'ailleurs imitée d'Homère, qui ne manque +presque jamais de faire redire par un envoyé les propres paroles dont +s'est servi celui qui l'envoie. On s'est très-injustement moqué de cette +sorte de formule; elle donne aux messages, dans Homère, comme ici à +cette réponse de Virgile, de l'autorité et de la dignité. + +Page 60, ligne 1.--«Une tour au haut de laquelle brillent deux flammes.» +C'est le télégraphe à feu dont les anciens se servaient, et dont parle +Polybe; il en est aussi parlé dans l'_Agamemnon_ d'Eschyle. Clytemnestre +annonce au chœur que Troie est prise; qu'elle l'a été cette nuit même; +que Vulcain en a apporté la nouvelle; que ses feux ont brillé +successivement sur huit montagnes, etc. Voyez l'extrait d'un Mémoire de +M. Mongez, page 10 de mon Rapport sur les travaux de la classe +d'Histoire et de Littérature ancienne, année 1808. + +Page 112, addition à la note 1. Voici les deux vers du c. 28 de +l'_Enfer_, où Dante fait parler Bertrand de Born. + + Sappi ch'i' son Bertram dal Bornio, quelli + Che diedi al re Giovanni i ma' conforti. + +C'est dans ce dernier vers qu'il y a nécessairement ou une altération du +texte, ou une faute dans le texte même. Personne ne l'a observé +jusqu'ici. J'ai besoin, pour le démontrer, d'explications historiques +qui allongeront beaucoup cette note; mais à la place où je la mets, sa +longueur a peu d'inconvénients, et il y en a beaucoup à laisser +subsister plus long-temps, ou une erreur grave du Dante ou les fausses +explications de tous ses commentateurs. + +Bertrand de Born était vicomte de Hautefort, dans le diocèse de +Périgueux: c'était un très-brave chevalier et en même temps un ingénieux +troubadour, mais un homme d'un caractère aussi mobile qu'il était +ardent, se brouillant avec tout le monde, et aimant à tout brouiller. Il +vivait au douzième siècle, dans le temps des querelles de Henri II, roi +d'Angleterre, avec ses fils qui avaient en France des apanages. Henri, +qui était l'aîné, avait le duché de Normandie et était déjà couronné roi +d'Angleterre: il en portait le titre; et, pour le distinguer de son +père, on l'appelait _le jeune roi_. Richard était comte de Guienne et +de Poitou. Bertrand de Born était lié avec tous les deux, mais beaucoup +plus intimement avec Henri. Ces deux princes et leur frère Geoffroy, +comte de Bretagne, qui avaient déjà plusieurs fois fait la guerre contre +leur père Henri II, venaient de la lui déclarer de nouveau, lorsque le +frère aîné mourut. Le roi d'Angleterre était passé en France avec une +armée pour réduire ses fils; il accusait Bertrand de Born d'avoir excité +Henri à la révolte; il l'assiégea dans son château de Hautefort, et le +fit prisonnier avec sa garnison. Conduit devant le roi, Bertrand ne +craignit point de nommer avec regret le jeune prince qu'il avait perdu. +Au nom de son fils, Henri II versa des larmes, pardonna à Bertrand de +Born, lui rendit son château, ses biens et son amitié. Ce roi étant +mort, son fils Richard lui succéda, et Bertrand se trouva engagé pour +lui dans de nouvelles guerres, mais qui n'ont plus aucun rapport avec ce +passage du Dante. + +«Je rendis ennemis le fils et le père, continue Bertrand de Born, après +les deux vers cités plus haut, Achitophel n'en fit pas plus entre +Absalon et David par ses coupables instigations; et, parce que je +divisai ainsi des personnes que la nature avait unies, je porte, hélas! +ma cervelle séparée de son principe, qui est resté dans mon corps.» Tout +cela conviendrait parfaitement s'il était question de Henri II et de son +fils Henri, ou de son fils Richard; mais le texte dit le roi Jean, _al +re Giovanni_, dont on voit qu'il n'a pas été question dans cet exposé. +Jean était le dernier des quatre fils de Henri II. Il n'entra point dans +les révoltes de ses frères contre leur père; il était sans doute trop +jeune. Il se joignit cependant en secret à eux dans la dernière, et ce +fut même après avoir vu le nom de ce fils en tête de la liste des +seigneurs ligués contre lui avec le roi de France Philippe-Auguste, que +Henri II tomba malade de chagrin et mourut. Il faut remarquer que, dans +un assez grand nombre de chansons provençales qui nous restent de +Bertrand de Born, il n'est nullement question de Jean, mais seulement de +ses trois frères, et qu'il n'en est point non plus parlé dans les +notices historiques que l'on trouve sur ce troubadour dans les +manuscrits provençaux. Il doit donc paraître étonnant que Dante, qui +connaissait très-bien les poésies de nos Troubadours, n'ait rien dit de +Henri, de Richard ni de Geoffroy, que Bertrand avait en effet excités +contre leur père, et qu'il l'ait damné pour avoir semé la division entre +ce père et le seul de ses fils avec lequel rien n'annonce que Bertrand +ait eu aucune intimité. Il est naturel d'en conclure que le texte de ce +vers est altéré. Tous les commentateurs se sont trompés comme à l'envi +en l'expliquant. _Benvenuto da Imola_ a fait de Bertrand de Born un +chevalier du roi Richard, et de Jean un fils de ce roi. Jean, selon lui, +se révolte contre son père Richard, par les conseils de Bertrand, et est +tué dans cette guerre. _Landino_ a dit, je crois, le premier, que +_Beltramo dal Bornio_ fut chargé de la garde (_custodia_) de Jean, dont +le surnom était _le Jeune_, fils de Henri II, roi d'Angleterre, et que +Jean fut nourri à la cour du roi de France; il fait de ce prince un +prodigue, et donne pour cause de sa prodigalité les conseils de +Bertrand. Selon lui, Jean se conduisit si mal, que son père fut obligé +de lui déclarer la guerre, et Jean fut blessé à mort dans une bataille. +_Daniello_ parle de même de l'éducation de Jean à la cour de France, +avec son gouverneur Bertrand, et de sa prodigalité; seulement il ne fait +pas déclarer la guerre au fils par son père, mais au père par son fils, +ce qu'il attribue aux conseils de Bertrand de Born. _Vellutello_ dit les +mêmes choses, avec cette différence très-remarquable, que quand le roi +Henri II apprit que son fils Jean lui avait déclaré la guerre, il marcha +contre lui avec une forte armée; qu'il l'assiégea dans _Altaforte_, +Hautefort; que le jeune homme en étant un jour sorti pour combattre, et +ayant montré beaucoup de valeur fut blessé à mort d'un coup d'arbalête; +laquelle mort, ajoute-t-il, causa au père les plus vifs regrets, surtout +lorsqu'il eût appris de Bertrand combien son fils possédait de vertus. +Ceci se rapproche, comme on voit, de l'histoire de Henri, frère aîné de +Jean. Ce fut ce Henri, surnommé _au Court-Mantel_, qui fut, non pas +élevé à la cour de France, mais marié fort jeune avec Marguerite, fille +du roi Louis VII: il séjourna souvent dans cette cour, et y reçut de +mauvais conseils qui contribuèrent à l'engager à se révolter contre son +père. Ce fut lui qui périt au moment où sa dernière révolte venait +d'éclater, et il périt non dans une bataille ni dans un siège, mais, +selon tous les historiens, de maladie. Le roman que donnent ces +commentateurs est d'ailleurs inconciliable avec la succession des rois +d'Angleterre, puisqu'ils font mourir dans sa jeunesse le roi Jean, qui +régna après son père, et qui n'en fut même pas le successeur immédiat, +mais celui de son frère aîné Richard Cœur-de-Lion. Les commentateurs du +dix-huitième siècle n'ont pas été plus instruits que ceux des siècles +précédents, et ne se sont pas arrêtés davantage à cette altération si +visible de l'histoire dans un vers de leur auteur. Le P. _Venturi_, sur +ce vers, dit à peu près les mêmes choses que _Vellutello_, mais sans +parler de Hautefort. _Volpi_ ajoute que Dante appelle _roi_ le prince +Jean, parce qu'il jouissait des revenus d'une partie du royaume. Le P. +_Lombardi_ ne fait que copier la note de _Venturi_. Tous ces +commentateurs tombent dans de nouveaux embarras, dont ils ne se tirent +que par de nouvelles absurdités, lorsque, dans le chant suivant, Virgile +dit au Dante: + + _Tu eri allor si del tutto impedito + Sovra colui che già tenne Altaforte._; + +«Tu étais alors si entièrement occupé de celui qui posséda jadis +Hautefort.» La plupart font de ce Hautefort un château en Angleterre, +dont la garde fut confiée à Bertrand de Born, et où il tint pour Jean +contre son père. Ainsi, selon eux, Jean, qui n'avait même pas d'apanage +en France, avait des châteaux en Angleterre, et dans ces châteaux, des +troupes et des garnisons, qui pouvaient tenir contre le roi. Hautefort, +au contraire, était, comme on l'a vu, dans le Périgord: c'était le +château seigneurial et patrimonial de Bertrand de Born. Il y fut assiégé +plus d'une fois, et notamment par Henri II. Cette expression: _Colui che +già tenne Altaforte_ dont se sert le Dante pour désigner Bertrand, fait +voir qu'il le connaissait très-bien, et rend plus difficile à croire +qu'il se soit si lourdement trompé sur son compte. De nos jours, +l'_Enfer_ du Dante a été traduit deux fois en français; les deux +traducteurs ont adopté sans examen et sans scrupule, et ce texte du c. +28, et ces explications des commentateurs. Moutonnet copie _Dandino_ et +_Vellutello_, et dit, d'après le second, que Henri II assiégea son fils +Jean dans _Altaforte_, où ce fils fut tué dans une sortie, sans +s'embarrasser même de savoir ce que c'était que cette place française, +dont il conserve le nom italien, ni comment ce roi Jean fut tué du +vivant de son père, quoiqu'il ait régné après lui. Rivarol ne parle +point d'_Altaforte_, mais il copie du reste les autres commentateurs; il +laisse les choses dans la même obscurité où elles étaient avant lui. Il +faut donc se retourner vers l'Italie pour y chercher quelques lumières. + +Crescimbeni, qui a traduit en Italien les Vies des poëtes provençaux, de +Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, y a joint ensuite des _giume_ ou +additions tirées des manuscrits provençaux des bibliothèques Vaticane et +Laurentienne. L'article de Bertrand de Born y est conforme, dans ses +principales circonstances, au récit que j'ai tiré des mêmes sources, et +le passage du Dante y est cité tout entier. Le vers dont il s'agit porte +cette petite note: «Ce que dit ici le Dante, on le lit aussi dans le +_Novelliere antico_, Nouvelles 18 et 19 de l'édition de Florence.... et +au lieu du _Re Giovanni_, le roi Jean, on y lit _il Re Giovane_, le jeune +roi.» En effet, cet ancien recueil de Nouvelles, intitulé _Libro di +Novelle e di bel parlar gentile_, publié pour la première fois à +Bologne, en 1522, in-4°, et réimprimé à Florence par les Giunti, en +1572, paraît contenir dans les deux Nouvelles indiquées par Crescimbeni, +la source et la clef de toutes ces erreurs. La 18e. Nouvelle a pour +titre; _Della grande libertà e cortesia del Re Giovane_ (je crois que +c'est _fiberalità_ et non pas _libertà_ qu'il faut lire); l'auteur +commence ainsi: _Leggesi della bontà del Re Giovane guerreggiando col +padre per lo consiglio di Beltrama dal Bornio_, etc. «On lit des traits +de la bonté du _jeune Roi_, qui était en guerre avec son père par le +conseil de Bertrand de Born, etc.» Viennent ensuite plusieurs +circonstances qui appartiennent au jeune roi Henri et à son conseiller +Bertrand de Born. La Nouvelle 19 est intitulée: _Ancora della grande +libertà_ (lisons toujours _liberalità_) _e cortesia del Re +d'Ingkillerra_. Toute la première partie contient des traits de +générosité et de présence d'esprit du jeune Roi. L'auteur raconte +ensuite que le vieux Roi, son père, _lo Re vecchio, padre di questo +giovane Re_, déclara la guerre à son fils pour une cause qu'il serait +trop long de rapporter; que celui-ci se renferma dans un château, et +Bertrand de Born avec lui; que son père y mit le siège, que le jeune Roi +y fut tué d'un coup de flèche au front; qu'enfin Bertrand de Born ayant +été fait prisonnier, fut amené devant le vieux Roi, et que la scène se +passa comme elle est rapportée dans nos manuscrits. Il ne serait pas +difficile de démêler dans ces récits ce qui est historiquement vrai et +ce que le conteur y a ajouté, soit par ignorance de l'histoire, soit +uniquement par fantaisie; mais cela est inutile: il suffit d'y +reconnaître l'original de toutes ces fausses copies. + +On objectera peut-être que, dans la Nouvelle 18, _Giovane_ est mis pour +_Gioanni_, comme il l'est souvent dans les anciens auteurs; que +d'ailleurs _Re giovane_, pour roi jeune ou jeune roi, serait trop +indéterminé, et que cette expression ne pourrait pas s'appliquer à tel +roi jeune plus qu'à tel autre. Mais cette indétermination n'existait pas +alors; il est de fait que ce jeune prince Henri, et non pas un autre, +était communément appelé, de son vivant, _il Giovane re_ ou _il Re +Giovane_, pour le distinguer du _Vecchio Re_ ou _Re Vecchio_, son père; +il est probable que cette dénomination lui fut encore donnée long-temps +après, d'autant plus qu'étant mort du vivant de son père, il ne porta +jamais le titre absolu de Roi. Il n'y eut guère qu'un siècle et demi +entre ce temps et la composition des deux Nouvelles. Leur auteur, quel +qu'il fût, avait recueilli une tradition ou purement verbale ou +consignée dans quelque chronique contemporaine où cette dénomination +était employée, et ne s'était même pas mis en peine de savoir +précisément quel roi était ainsi désigné. + +On sait que les _Novelle antiche_ ne sont pas toutes de la même main, ni +du même siècle; il y en a d'antérieures au Décaméron de Boccace, et qui +paraissent être de la fin du treizième siècle. Ces deux Nouvelles +portent dans leur style et dans leur extrême simplicité, les caractères +qui appartiennent à ces premiers temps. Le Dante, qui florissait alors, +et qui peut-être même avait commencé son poëme, voulant y employer ce +trait, n'était-il pas trop instruit pour se tromper si grossièrement, +pour attribuer au roi Jean ce qui appartient à l'aîné de ses trois +frères, et pour donner à l'un de ces Troubadours, dont il connaissait si +bien la poésie et l'histoire, une influence sur la mauvaise conduite de +Jean, qu'il n'exerça que sur celle de Henri? J'ai de la répugnance à +penser que cette erreur vienne de lui; j'aime mieux croire que son vers, +tel qu'on le lit dans toutes les éditions, est cependant altéré; qu'il +avait écrit conformément à ces deux Nouvelles, et d'accord avec +l'histoire: + + _Che diedi al Re giovane i ma' conforti_; + +(je prie les lecteurs italiens de ne pas se laisser prévenir par la +mauvaise accentuation de ce vers); qu'après sa mort les copistes +n'entendant pas ce que c'était que ce _Re giovane_, et sachant par +hasard qu'il y avait eu en Angleterre un _Re Giovanni_, un roi Jean, +prirent sur eux de mettre l'un pour l'autre, et que ce fut sur une de +ces copies que se fit, en 1472, la première édition de _la Divina +Commedia_. Les premiers commentateurs, lisant dans les manuscrits et +dans les éditions le _Re Giovanni_, le roi Jean, dirent de lui dans +leurs notes ce que la tradition et les deux _Novelle antiche_ +racontaient du _Re Giovane_, du jeune Roi. Les commentateurs qui +suivirent firent pour le premier des poëtes modernes ce que tant de +commentateurs ont fait pour les anciens; ils ne se permirent ni doute, +ni examen; ils copièrent ceux qui les avaient précédés, et se copièrent +l'un l'autre. C'est dans les manuscrits provençaux et dans _Novelle +antiche_ qu'était le remède à cette altération du texte, et ils ne l'y +ont pas cherché. + +Il y a ici une difficulté que j'ai fait pressentir plus haut; la coupe +de ce vers, tel que je crois qu'il a dû être écrit par le poëte, paraît +défectueuse, en ce que le troisième accent n'y est pas bien placé. Dans +les vers en décasyllabes, lorsqu'il y a cinq accents, le troisième doit +toujours être sur la sixième syllabe, et il semblerait ici être sur la +cinquième: + + _Che diedi al Re giovane i ma' conforti_? + +Mais ne se peut-il pas que ce soit une licence, et que le Dante ait +allongé la seconde syllabe de _giovane_, jeune, quoiqu'elle soit brève, +comme lui. Pétrarque et tous les poëtes italiens allongent quelquefois +la première de _pictà_, quoique ce soit la dernière qui soit longue. Je +ne connais point d'autre exemple de cette licence; mais je ne connais +point non plus dans le poëme du Dante d'autre exemple d'une faute +historique aussi forte que le serait celle-là. Pourquoi cette licence ne +se prendrait-elle aussi sur le mot _giovane_, quand la nécessité du vers +l'exige, que sur beaucoup d'autres qui n'en paraissent pas plus +susceptibles? Je puis m'appuyer ici de l'autorité de Varchi. «Il y a, +dit-il, dans son _Ercolano_, des vers qui, si on les prononçait tels +qu'ils sont, ne seraient plus des vers; ils ont besoin d'être aidés par +la prononciation, c'est-à-dire d'être prononcés avec l'accent aigu, dans +les endroits où il doit être, quoique cet accent n'y soit pas +ordinairement. Tel est ce vers du Dante: _Che la mia commedia cantar non +cura_ (on voit que dans _commedia_, l'accent qui doit être sur la +seconde syllabe est ici, par licence, sur la troisième, et que l'on +prononce l'_i_ dans _commedia_ comme on le ferait dans _energia_), et +cet autre vers: _Flegías, Flegías, tu gridi a voto_ (dans _Flegías_, il +faut prononcer la syllabe _as_, comme si elle portait l'accent, en +s'appuyant et en s'arrêtant sur l'_a_), et encore cet autre vers du +Bembo: _O Ercolè che travagliando vai_, etc. Dans ce dernier exemple, +auquel Varchi en ajoute quelques uns de licences encore plus fortes, +l'accent est sur la dernière syllabe d'_Ercolè_, quoique cela soit +contraire à la prononciation usitée; mais la nécessité du vers le veut +ainsi: en prononçant _Ercole_ comme à l'ordinaire, ce vers ne serait +plus vers. La question se réduit donc à savoir s'il ne vaut pas mieux +croire à une licence de prononciation, quelque forte qu'elle, puisse +être, qu'à une erreur aussi grossière dans un poëte aussi savant. + +Je ne veux point dissimuler ici une circonstance qui doit porter à +croire que la faute est du Dante lui-même, et que le vers en question +est, dans les éditions et dans les manuscrits, tels qu'il était sorti de +ses mains. Un manuscrit bien précieux de son poëme, copié tout entier +par Boccace, pour en faire présent à Pétrarque, et dont j'ai parlé dans +la vie de ce dernier (_voy._ pag. 12 de ce vol.), existe à la +Bibliothèque impériale, sous le N°. 3199. On y lit très-exactement: _Che +diedi al re Giovanni_, etc. Or, il n'est guère probable que Boccace, +qui, dès sa jeunesse avait admiré et étudié _la Divina Commedia_ (_voy._ +sa Vie dans le vol. suivant), et qui était si curieux de bons +manuscrits, n'en eût pas un de cet ouvrage, purgé de toutes les fautes +qui se multipliaient sous la main des copistes. A défaut d'une copie +autographe, il semble qu'on n'en peut pas trouver de plus authentique et +de plus sûre que la sienne. Cependant il serait possible que la faute se +fût glissée dans le texte dès les premières copies qui ne passèrent +point sous les yeux de l'auteur, et qu'elle eût ensuite échappé à +Boccace qui était très-savant lui-même, mais qui pouvait savoir +imparfaitement l'histoire d'Angleterre; et pourvu qu'il ne soit pas +absolument impossible d'admettre que le Dante ait pu se permettre un +vers tel que je le propose, je préférerai toujours de croire que c'est +ainsi qu'il l'avait écrit. Enfin, si c'est lui qui a commis cette faute, +il reste encore inconcevable que de tous ses commentateurs il n'y en ait +pas un qui l'ait aperçue, qui l'ait relevée, ni qui ait cherché à la +rectifier par l'histoire; qu'enfin personne en Italie n'ait vu jusqu'à +présent dans ce vers ou une faute grave du poëte, ou une altération +importante de son texte; et dans l'un comme dans l'autre cas, une +horrible confusion et des anachronismes ridicules dans tous les +commentateurs, sans exception. Si les commentateurs ou les éditeurs à +venir veulent être plus exacts, j'ai cru que cette note pourrait leur +être de quelque utilité. + +Page 122, add. à la note 1.--Quatre traducteurs français ont rendu de la +manière suivante ce passage si difficile: _Padre, assai ci fia men +doglia_, etc. On peut choisir entre leurs versions et la mienne. «Mon +père, que ne nous manges-tu plutôt? C'est toi qui nous a donné cette +misérable chair, reprends-la.» Watelet, dans la _Poétique_ de Marmontel. + +«Mon père, mange-nous plutôt, nous souffrirons beaucoup moins; c'est toi +qui nous a donné cette misérable chair, reprends-la.» Moutonnet de +Clairfons. + +«Mon père, il nous sera moins dur d'être mangés par toi; reprends de +nous ces corps, ces misérables chairs que tu nous a données». Rivarol. + +«Mon père, c'est vous qui nous avez donné cette misérable chair, +reprenez-la, et plutôt que de vous dévorer vous-même, nourrissez-vous de +vos enfants.» Detouteville, édition de Salior. + +Page 155, ligne 1.--«Homère lui-même n'est pas au-dessus de notre poëte, +etc.» Dans ces beaux vers: + + Οιη περ φολλων ϑενεη, τοιηδε και ανδρων + Ψ'υλλα τα μεν γ'ανεμος χαμαδις χεει, etc. + (_Iliad_. lib. VI, v. 146 et suiv.) + +Page 161, ligne 24.--«Il voit la métamorphose de Philomèle en oiseau.» +J'ai suivi Venturi, Lombardi, et la plupart des interprètes, qui +entendent ici Philomèle, quoique le texte paraisse d'abord convenir +davantage à Progné. + + _Dell' empiezza di lei che mutò forma + Nell' uccel che a cantar più si diletta + Nell' imagine mia apparve l'orma._ + +Ce fut Progné qui fut vraiment impie, en tuant son fils Itys pour le +faire manger à Térée; mais Philomèle prit part à ce crime: ce fut elle +qui égorgea Itys après que Progné lui eût percé le flanc: + + _Jugulum Philomela resolvit._ (Métam., lib. VI.) + +Et quand Térée eut fait cet horrible repas, ce fut encore elle qui mit +sous les yeux du père la tête sanglante de son fils: + + _Ityosque caput Philomela cruentam + Misit in ora patris._ (Ibid.) + +C'est elle cependant qui passe le plus généralement pour avoir été +changée en rossignol; et quand on parle des causes de sa métamorphose, +on ne cite que son malheur, et l'on ne dit rien de cette vengeance +barbare. Mais tous les auteurs ne sont pas d'accord au sujet de ces deux +sœurs. Il y en a qui prétendent que Philomèle fut changée en hirondelle +et Progné en rossignol. De ce nombre sont _Probus_, sur la sixième +églogue de Virgile, _Libanius_, voy. _Excerpta Grœcorum sophistarum ac +rhetorum Leonis Allatii_, Narrat. 12; et Strabon, cité par _Natalis +Comes_, ou Noel Conti, Mythol., lib. VII, c. 10. C'est leur autorité que +Dante paraît avoir suivie; ce qui le prouve, c'est que plus haut, dans +le neuvième chant, il dit que vers le matin l'hirondelle commence ses +tristes plaintes, peut être au souvenir des ses anciens malheurs. Voy. +ci-dessus, p. 187. + + _Nell' ora che comincia i tristi lai + La rondinella presso alla matina, + Forse a memoria de' suoi primi guai._ + (_Purg._, c. 9, v. 13.) + +Page 239, ligne 23.--«Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas, que la +fortune changeant le cours des vents, etc.» La plupart des interprètes +entendent ici que Dante met son espérance dans l'arrivée de l'empereur +Henri VII en Italie; mais Lombardi croit qu'il désigne plutôt _Can +Grande della Scala_, annoncé dès le premier chant de l'_Enfer_, comme +celui qui devait ramener l'ordre et le bonheur sur la terre; +c'est-à-dire, faire triompher le parti Gibelin, dont il venait d'être +nommé chef. + +Page 265, lig. 23.--«Mais il est temps de quitter le Dante.» Au lieu de +cette fin du chapitre X, j'avais d'abord mis la suivante, que j'aurais +peut-être mieux fait d'y laisser: «Le travail long et pénible que j'ai +entrepris sur le plus célèbre et le moins connu des poëtes italiens, +atteindra-t-il le but que je me suis proposé? J'ai voulu qu'il laissât +dans l'esprit une idée nette du plan général de son poëme et de +l'exécution de ce plan dans toutes ses parties. J'ai voulu que l'on pût +suivre avec moi la marche de ce génie extraordinaire, et qu'il restât, +après avoir lu ce que je dirais de lui, une notion claire et précise, au +lieu de ces notions vagues et confuses qui en existent, non seulement en +France, mais même en Italie. La difficulté de ce travail, qu'on n'avait +encore tenté dans aucune langue, ne peut être sentie que de ceux à qui +Dante est connu dans la sienne. Mais il en est de la difficulté comme du +temps; elle ne fait rien à l'affaire. J'aurais pu m'épargner beaucoup de +peine, et réduire infiniment cette analyse; j'aurais mieux satisfait mon +goût, j'aurais peut-être plu davantage, mais j'aurais été moins utile. +On aurait su ce que je pense sur Dante; on n'aurait eu aucun moyen de +plus de savoir ce qu'on en doit penser. Le vague et la confusion dans +les idées qu'on s'en forme et dans les jugements qu'on en porte, +seraient restés les mêmes. C'est ce que je n'ai pas voulu; et, j'ose le +dire, c'est ce qui en effet ne sera pas, si l'on veut lire avec quelque +attention cette partie de mon ouvrage, celle de toutes, sans nulle +comparaison, que j'ai le plus soignée, et si j'ai réussi à y mettre +autant de clarté que j'ai eu d'amour du vrai, d'application, de patience +et de zèle.» + +Page 328, addition à la note 3.--Ce qui m'étonne plus que tout le reste, +c'est que M. l'abbé Ciampi, qui; dans ses _Memorie della Vita di messer +Cino_, etc., Pise, 1808, indique un grand nombre de vers de ce poëte, ou +imités, ou même pris tout entiers par Pétrarque; lui qui dit +positivement, qu'à chaque pas on rencontre dans les poésies de _Cino_, +les mouvements de Pétrarque, _le masse Petrarchesche_, et qui en cite +plusieurs exemples, ne dit rien, ni de ce sonnet de _Cino_, ni de cette +_canzone_ de Pétrarque. (Voyez _Memor. della Vita_, etc., p. 95 à 98.) +Cet auteur attribue à _Cino_, p. 26 de ces mêmes Mémoires, la _canzone_: +_Ohimè lasso quelle treccie bionde_, que _Pilli_ a insérée dans son +édition des Poésies de _Cino_, mais qui passe pour être du Dante, et qui +est aussi imprimée dans ses Œuvres. Il appuie avec beaucoup de raison, +selon moi, son opinion sur les vers suivants qui terminent la dernière +strophe: + + _Ohimè vasel compiuta + Di ben sopra natura, + Per volta di ventura[721] + Condotto fosti suso gli aspri monti, + Dove t'ha chiuso, ahimè, tra durisas. + La morte, che due fonti + Fatte ha di lagrimar gli occhi miei lassi._ + +[Note 721: M. l'abbé Ciampi a passé ce vers, qui est pourtant +essentiel au sens.] + +«Hélas! toi qui renfermais des perfections et des biens au-dessus de la +nature, un revers de fortune t'a conduite au haut de ces âpres +montagnes, où la mort t'a renfermée sous la pierre; elle y a changé mes +tristes yeux en deux sources de larmes.» Il est certain que cela +convient parfaitement à _Selvaggia_, et n'a aucun rapport avec Béatrix. +En attribuant au Dante, cette _canzone_, selon l'opinion commune, comme +je l'ai fait, t. I, p. 462, avant de connaître l'ouvrage de M. Ciampi, +ou plutôt avant qu'il fût fait, j'ai observé que cette figure de style, +ce retour de l'interjection _oimè_! répétée plusieurs fois dans la même +strophe, et dans toutes les strophes de la _canzone_, avait été imitée +par Pétrarque, dans le sonnet _Oimè il bel viso, oimè il soave sguardo_, +etc. J'ajouterai qu'il est plus naturel que Pétrarque ait emprunté cela +de plus à _Cino_, qu'il aimait et qu'il imitait souvent, que du Dante, +qu'il connaissait moins et qu'il enviait peut-être, comme on le voit +dans sa Vie; mais je remarque encore avec quelque surprise, que M. +Ciampi n'a point observé cette ressemblance, ou plutôt cette évidente +imitation. + +Page 397, sur l'épître à la Postérité.--M. Baldelli ne veut pas que +l'épître à la Postérité ait été écrite alors (1352); il veut que ce soit +beaucoup plus tard, en 1372, après que Pétrarque eût fait une autre +invective en réponse à un Français qui l'avait attaqué. Sa raison paraît +très-bonne, et je m'y étais d'abord rendu. Pétrarque trace, dans cette +épître, le tableau de sa vie. Après avoir dit, qu'à l'âge de neuf ans il +fut amené en France, à Avignon, il ajoute que le Pontife romain y tient +l'église du Christ en exil, et l'a tenue long-temps, quoiqu'il eût paru, +il y avait peu d'années, la remettre à sa place; mais cela s'était +réduit à rien, du vivant même d'Urbain, comme s'il s'était repenti de +cette bonne action. Si ce pape eût vécu quelque temps de plus, Pétrarque +lui eût fait voir ce qu'il pensait de ce retour; déjà il tenait la plume +pour lui écrire; mais ce malheureux Pontife avait abandonné trop tôt et +son noble dessein et la vie, etc. Or, Urbain V ne fut élu pape, qu'en +1362; il rétablit le siége pontifical à Rome, en 1367, retourna, en +1370, à Avignon, et mourut presque en y arrivant. Pétrarque ne peut donc +avoir écrit ce passage en 1352; la date de 1372, époque de sa réponse +aux attaques d'un Français, y convient donc beaucoup mieux. Ce +raisonnement me paraissait sans réplique; voici ce qui m'a fait changer +d'avis. En finissant cette épître, destinée à retracer aux yeux de la +Postérité, la carrière qu'il avait parcourue, Pétrarque s'arrête au +moment où, ayant perdu le bon seigneur de Padoue, Jacques de Carrare, il +était retourné en France. «Quoique son fils, dit-il, prince très-sage et +qui m'est très-cher, lui ait succédé, et qu'à l'exemple de son père, il +m'aye toujours chéri et honoré, cependant, ayant perdu celui avec qui +j'avais plus de rapports, surtout à l'égard de l'âge, je suis revenu en +France (à Avignon), ne pouvant me fixer; et non pas tant par le désir +de revoir ce que j'avais vu mille fois, que par le besoin de remédier à +mon ennui, comme le font les malades, par le changement de lieu.» _Ego +tamen illo amisso cum quo magis mihi, prœsertim de œtate, convenerat, +redii rursus in Gallias, stare nescius; non tam desiderio visa millies +revisendi, quam studio, more œgrorum, loci mutatione tœdiis consulendi._ +Ce sont les derniers mots de l'épître. Il est évident que cela ne peut +avoir été écrit que peu de temps après la mort de Jacques de Carrare, et +lorsque Pétrarque était de retour dans Avignon. Il n'eût pas terminé +ainsi le compte qu'il rendait à la Postérité, des événements de sa vie, +lorsque déjà depuis vingt ans, il avait quitté pour toujours Avignon et +la France; lorsque, après avoir fait de longs séjours à Milan, à Venise, +après avoir éprouvé toutes les vicissitudes dont cette période de sa vie +fut agitée, aussi intimement lié avec François de Carrare, qu'il l'avait +été jadis avec son père, devenu languissant, affaibli par l'âge et par +l'étude, il s'était enfin réfugié, comme en un port, dans sa douce +retraite d'Arqua, où il mourut deux ans après. Cette impossibilité n'est +pas pour moi moins absolue ni moins démontrée que la première. Ce qui me +paraît donc vraisemblable, c'est que tout ce qui a trait à Urbain V, +dans le premier passage, ait été interpolé ou ajouté après coup, par +Pétrarque lui-même. Sans doute il conservait une copie de cette épître, +qui contenait la réfutation des calomnies répandues autrefois contre +lui; elle lui revint sous les yeux, peu de temps après le retour en +France et la mort d'Urbain V. Préoccupé comme il l'était, de cet +événement qui renversait toutes ses espérances, il écrivit, ou en marge, +ou en interligne, ce qui regarde ce Pontife; et c'est sur cette copie +qu'auront été faites, après sa mort, celles qui ont servi, plus de cent +ans après, pour l'édition de ses œuvres. Cela est beaucoup plus naturel +que de penser que, dans la position où il était, en 1372, il eût pu +terminer aussi imparfaitement une pièce à laquelle il devait attacher +tant d'importance. D'ailleurs, dans la première de ces deux époques, il +était calomnié vivement par les médecins du pape, et tourmenté par ces +calomnies, dans une cour où il était souvent obligé de paraître; dans la +seconde, on lui apportait, en Italie, une invective écrite contre lui, +en France. C'était déjà beaucoup que de répondre par une autre +invective, à une libelliste anonyme; il n'y avait rien là d'assez fort +ni d'assez inquiétant pour engager Pétrarque à réclamer devant le +tribunal de la Postérité, contre les injures lointaines d'un auteur +inconnu. J'ai donc rétabli, tel qu'il était d'abord, ce passage que +j'avais effacé. Je prie ceux qui penseraient autrement que moi, de +suspendre leur jugement, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus, dans cette +Vie de Pétrarque, à la date de 1372, et de relire alors la fin de +l'épître à la Postérité, telle que je l'ai fidèlement citée, et telle +qu'on la trouve en tête des Œuvres latines de Pétrarque, dans les deux +éditions de Bâle. + +Page 407, ligne 14.--«C'est à lui (à Galéas Visconti) que Pétrarque +s'était principalement attaché.» Galéas avait fixé son séjour à Pavie. +Pétrarque y passa plusieurs années auprès de lui. Ce prince s'y occupa +constamment de l'encouragement des lettres, et y fonda une université +qui ne tarda pas à devenir célèbre. Il paraît hors de doute, quoique les +historiens n'en parlent pas, que Pétrarque eut, par ses conseils, une +grande part à cette fondation, et à tout ce que Galéas fit en faveur des +lettres. + +Page 458, ligne 29.--«D'autres biens plus grands encore.» Entre les +détails précieux que l'on peut recueillir de ce dialogue, il s'en trouve +un qui prouve, que si Laure fut toujours sage, Pétrarque n'oublia rien +pour qu'elle cessât de l'être, et qu'il y eut, entre eux, plus de +rapprochements et plus d'intimité qu'on ne le voit dans les poésies de +Pétrarque ni dans aucun de ses autres ouvrages. Saint-Augustin lui +demande pourquoi cette femme qu'il vante tant, pourquoi cet excellent +guide, le voyant hésiter et chanceler dans la route, ne l'a pas dirigé +vers les choses célestes, ne l'a pas conduit par la main comme on +conduit les aveugles, et ne lui a pas indiqué par où il fallait monter? +«Elle l'a fait autant qu'elle a pu, répond Pétrarque. Et qu'a-t-elle +fait autre chose, lorsque, sans se laisser toucher par mes prières, ni +vaincre par les discours les plus flatteurs, elle est restée fidèle à +l'honneur de son sexe; lorsque, résistant en même temps à son âge et au +mien, à mille choses qui auraient fléchi toute autre qu'elle, elle est +restée ferme et inébranlable? L'esprit d'une femme m'enseignait ce qui +était du devoir d'un homme. Pour m'engager à suivre les lois de la +pudeur, sa conduite était, à la fois, un exemple et un reproche. Enfin, +quand elle m'a vu briser mes rênes et courir au précipice, elle a mieux +aimé m'abandonner que de m'y suivre.» Cette conduite est admirable; mais +pour la tenir, pour résister à de si dangereux assauts, il faut y être +exposée, il faut voir un homme assez en particulier et avec assez de +suite pour qu'il puisse les livrer. + +Page 441, addition à la note.--Il existe à Florence, dans la +bibliothèque Marcienne, ou des Dominicains de Saint-Marc, maintenant +réunie à la bibliothèque Laurentienne, un très-ancien manuscrit des +épîtres de Pétrarque, qui, s'il n'est pas de sa main, est au moins du +même siècle que lui. La même note qui est sur le Virgile, est transcrite +sur ce manuscrit, d'une écriture un peu moins ancienne; et avec cette +observation: «Ce qui suit se trouve écrit et à ce qu'on dit, de la +propre main de François Pétrarque, sur un Virgile qui lui appartenait, +et qui est maintenant à Pavie, dans la bibliothèque du duc de Milan.» +_Pietro Candida Decembria_, écrivain du quinzième siècle, dans une +lettre écrite, en 1468, qui est en manuscrit dans la bibliothèque +Ambroisienne, dit que le Virgile même, avec les Commentaires de Servius, +fut écrit par Pétrarque, dans sa jeunesse; que l'ayant revu dans sa +vieillesse, il y ajouta plusieurs notes, et réfuta, en plus d'un +endroit, les remarques de Servius. Bernard _Ilicinio_, contemporain de +_Decembrio_, et auteur d'une Vie de Pétrarque, cite, comme originale, la +note dont il s'agit. Ce Virgile est enrichi d'une miniature représentant +le sujet de l'_Enéide_, que les connaisseurs s'accordent à regarder +comme un ouvrage de Simon de Sienne. Il se peut que Pétrarque, ayant +retrouvé, en 1338, ce manuscrit qu'il avait perdu, ait prié Simon, qui +fut appelé à Avignon l'année suivante, et qui devint son ami, d'y +ajouter cet ornement pour en augmenter le prix. Le manuscrit resta dans +le même état pendant près de deux siècles, dans la bibliothèque de +Milan. En 1795, une partie de la feuille sur laquelle cette note est +écrite, s'étant détachée de la couverture, et même un peu déchirée, les +bibliothécaires aperçurent des caractères qu'on n'y avait pas soupçonnés +jusqu'alors. La curiosité les engagea à décoller entièrement la feuille; +ils y mirent le plus grand soin; mais le parchemin était si fortement +collé, que les caractères laissant leur empreinte sur le bois de la +couverture, restèrent presqu'entièrement effacés; en sorte que l'on put +à peine y lire une autre notice, qui est aussi écrite de la main de +Pétrarque. Il y a d'abord consigné l'époque de la perte qu'il avait +faite et de la restitution du manuscrit; il lui avait été volé aux +kalendes de novembre 1326, et il lui fut rendu à Avignon, le 17 avril +1338. Il met ensuite, par ordre, les pertes qu'il avait faites de +plusieurs de ses amis, avec la date de la nouvelle qu'il en avait reçue, +et avec des expressions de regret et de douleur, et des plaintes sur la +solitude où il se trouve de plus en plus dans le monde. Tous ces détails +prouvent une âme aussi profondément sensible que son esprit était étendu +et élevé. + +Page 469, ligne 11.--«Il en avait brûlé des paquets, des coffres entiers +(de ses lettres et de ses papiers).» En 1134, avant de partir de Parme, +pour faire un voyage en Lombardie, Pétrarque fit une revue dans ses +papiers. Plusieurs coffres en étaient confusément remplis. Son premier +mouvement fut de les jeter tous au feu; mais il lui prit envie de les +relire, et il y passa plusieurs jours. Il y avait des écrits en prose et +en vers, les uns latins, les autres rimés en langue vulgaire. Il voulut +d'abord les corriger; mais se rappelant ensuite de grands ouvrages qu'il +avait entrepris, et qui lui paraissaient mieux mériter qu'il y consacrât +tout son temps, il reprit sa première idée, et se mit à livrer aux +flammes tout ce qui lui venait sous la main. Plus de mille épîtres ou +poëmes de toute espèce y périrent. Des paquets existaient encore. Il +s'aperçut heureusement, quoique un peu tard, qu'il brûlait un bien qui +appartenait à ses amis: il se souvint que son cher Socrate lui avait +demandé sa prose, Barbate de Sulmone ses vers. Il commença alors un +triage de ce qui lui restait, et c'est ce qui nous a procuré les huit +livres de ses _Choses familières_, dédiés à Socrate, et les trois livres +de ses vers latins, adressés à Barbate de Sulmone. + +Page 469, ligne 22.--«Ces lettres sont très-importantes, etc.» Pétrarque +destinant lui-même à la postérité, le choix qu'il avait fait de ses +lettres, les avait distribuées en quatre classes. La première, divisée +en vingt-quatre livres, est intitulé _Familiarum rerum_, et comprend +tous les événements de sa vie, depuis son premier voyage à Paris, en +1331, jusqu'à son départ de Milan, en 1361. Il intitula la seconde +classe, _Semtium_. Elle contient dix-sept livres, et renferme les +épîtres qu'il écrivit depuis 1361 jusqu'à sa mort; la troisième classe +est celle des épîtres en vers; elle est partagée en trois livres; la +quatrième enfin, contient les lettres écrites contre le clergé et contre +la cour Romaine. Il supprima les noms de ceux à qui elles étaient +adressées, et les intitula: _Epistolœ sine nomine_ ou _sine titulo_. Les +lettres de Pétrarque ont été imprimées deux fois dans le XVe. siècle, +conjointement avec toutes ses œuvres latines, et deux fois séparément, +mais toujours incomplètes. Les derniers éditeurs de Bâle, eux-mêmes, au +XVIe. siècle, en donnant les seize livres des _Senilium_ qui n'étaient +pas dans les premières éditions, et les trois livres d'épîtres en vers, +n'ont imprimé que huit livres des _Familiarium rerum_. Il parut, en +1601, à Genève, une édition in-8°. des seules lettres en prose, divisées +en dix-sept livres, mais où les _Senilium_ ne sont pas. L'éditeur assure +qu'il s'y trouve soixante-cinq lettres de plus que dans toutes les +éditions précédentes; mais il en reste encore beaucoup d'inédites[722]. + +[Note 722: La première édition des Œuvres latines de Pétrarque est +de 1495, Bâle, in-fol., répétée aussi à Bâle, 1496, in-4°. gr.; la +seconde est de 1496, Venise, in-fol. Il y eut quatre autres à Venise, +deux en 1501, et les deux autres en 1503 et 1516. C'est d'après ces +anciennes éditions qu'ont été faites les deux de Bâle, 1554 et 1481, +in-fol. La première édition des Lettres, sans les autres œuvres, remonte +jusqu'en 1484, sans nom de lieu.] + +Les vingt-quatre livres complets des _Familiarium_, sont dans le beau +manuscrit de la Bibliothèque impériale, n°. 8568, sur vélin, copié l'an +1388, selon M. _Baldelli_, qui cite le catalogue imprimé de la +Bibliothèque du Roi. (Voyez _Del Petrarca e delle sue opere_, page 213). +C'est, dans ce Catalogue, une erreur dont je crois que voici la cause. +On lit, à la fin de la dernière lettre du manuscrit, ces mots écrits +d'une très-jolie écriture: _Jo. legit completè_ 1388, 23 _februarii +hora_ 4e. Ce _Jo._ (_Johannes_) fut sans doute l'un des premiers +possesseurs du manuscrit qui l'avait lu et complètement collationné, le +23 février 1388. Il l'avait lu à loisir, car tout le volume est rempli +de notes marginales, écrites de la même main. Cette copie avait donc été +faite avant l'année dont cette date ne porte que le second mois. +Peut-être même l'avait-elle été du vivant, et sous les yeux de +Pétrarque, qui n'était mort que trente-cinq ans auparavant. La +Bibliothèque impériale possède un autre manuscrit des lettres, +entièrement conforme au premier, quant à ce qu'il contient, mais sur +papier, et copié dans le XVe siècle, n°. 8569. Il est du fonds de +Colbert. + +M. _Baldelli_, dans l'article 5 de ses _Illustrazioni_, cite encore +plusieurs manuscrits très-précieux des Bibliothèques de Venise, de Rome +et de Florence, qu'il a consultés avec fruit pour son ouvrage. Ce savant +estimable projetait une édition complète des œuvres latines de +Pétrarque, dont ses épîtres forment la plus importante partie; et l'on +voit, par cet article même, qu'il s'était parfaitement préparé à cette +entreprise. Il est bien à désirer, pour l'intérêt des lettres, qu'il n'y +ait pas renoncé. + +Page 476.--Un fragment du poëme de l'_Afrique_ a fait tomber un érudit +français, dans une erreur bien extraordinaire. Lefebvre de Villebrune +donna, en 1781, une édition du poëme de _Silius Italicus_. Il prétendit +restituer à ce poëte, un fragment qu'il accusa Pétrarque de lui avoir +dérobé; et il l'inséra effrontément dans son édition, sans savoir ou +sans se rappeler que le poëme de _Silius_ n'était pas retrouvé au temps +de Pétrarque, et ne le fut que dans le siècle suivant, par le Pogge; +sans s'appercevoir, à plusieurs expressions très-remarquables, que la +latinité de ce fragment ne s'accorde pas avec le latin très-pur de +_Silius_; que, par exemple, ces phrases: _Vicinia mortis, fortunœ +terminus altœ, homo natus sortis iniquœ, transire labores_, et plusieurs +autres, sont du latin du XIVe siècle; qu'un substantif avec deux +épithètes, comme _aurea alla palatia_, est tout-à-fait italien, etc.; +sans prendre garde enfin que ce fragment, qui contient un discours de +Magon mourant, va très-bien dans l'endroit de l'_Africa_, de Pétrarque, +où il est placé, à la fin du septième livre, mais qu'il est au contraire +fort déplacé vers le commencement du dix-septième siècle des _Punicôrum_ +de _Silius_; que Magon y parle de la blessure dont il meurt, et qu'on ne +l'a point vu blessé auparavant; que, dans la suite du poëme, +non-seulement il n'est plus question de sa mort; mais que, dans +plusieurs passages, il est encore censé vivant; qu'entre autres, Annibal +parle deux fois, dans le dernier livre de _Silius_, de la mort d'un seul +de ses frères, Asdrubal (v. 260 et 460), et qu'il ne dit rien de son +autre frère Magon, ce qu'il n'eût pas manqué de faire, s'il l'eût en +effet perdu. Tant de bévues dans un prétendu savant, qui osait accuser +Pétrarque de plagiat, et parler de lui avec mépris, qui n'en témoignait +pas moins pour des savants, tels que Ileinsius, Drakemborek, et tous +ceux qui avaient travaillé avant lui sur _Silius Italicus_, l'ont +couvert, et en Italie, et en Allemagne, d'un ridicule ineffaçable, et +ont compromis l'érudition française aux yeux des savants étrangers. +Voyez sur cette bévue de Villebrune, sur ce qui en fut cause, et sur ce +qui aurait dû l'en garantir, l'article IV des _Illustrazioni_, à la fin +de l'ouvrage de M. _Baldelli_, page 199. + +Page 525, ligne 25.--«Il ne manque à votre bonheur que de vous +contempler vous-mêmes, etc.» Nous avons vu plusieurs exemples de +passages de _Cino da Pistoia_, imités par Pétrarque; celui-ci est un de +ceux où l'imitation est la plus évidente. _Cino_ termine ainsi sa +_canzone_ sur les yeux de _Selvaggia_: + + _Poichè veder voi stessi non potete, + Vedete in altri almen quel che voi sete._ + (_Rime di div. ant. Aut. Tosc._, 1740, _p._ 139.) + +Et Pétrarque dit ici aux yeux de Laure: + + _Luci beate e liete + Se non che'l veder voi stesse v'è tolto: + Ma quante volte a me vi rivolgete + Conoscete in altrui quel che voi sete._ + + + +FIN DU SECOND VOLUME. + + + +MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N°. 27. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire littéraire d'Italie (2/9), by +Pierre-Louis Ginguené + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (2/9) *** + +***** This file should be named 31636-0.txt or 31636-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/6/3/31636/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/31636-0.zip b/31636-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..88a34de --- /dev/null +++ b/31636-0.zip diff --git a/31636-8.txt b/31636-8.txt new file mode 100644 index 0000000..6be647e --- /dev/null +++ b/31636-8.txt @@ -0,0 +1,14972 @@ +The Project Gutenberg EBook of Histoire littraire d'Italie (2/9), by +Pierre-Louis Ginguen + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire littraire d'Italie (2/9) + +Author: Pierre-Louis Ginguen + +Editor: Pierre-Claude-Franois Daunou + +Release Date: March 14, 2010 [EBook #31636] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTRAIRE D'ITALIE (2/9) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +HISTOIRE LITTRAIRE +D'ITALIE. + +MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIRE, N 27. + + + + +HISTOIRE LITTRAIRE +D'ITALIE, + +PAR P.L. GINGUEN,DE L'INSTITUT DE FRANCE. + +SECONDE DITION, +REVUE ET CORRIGE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR, +ORNE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTE D'UNE NOTICE HISTORIQUE +PAR M. DAUNOU. + + +TOME SECOND. + + +A PARIS, +CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR, +PLACE DES VICTOIRES, N. 3. + +M. DCCC. XXIV. + + + + +PREMIRE PARTIE. + + + + +CHAPITRE VIII. + +SUITE DU DANTE. + +_Analyse de la Divina Commedia_. + + + + +SECTION PREMIRE. + +_Plan gnral du pome; Invention; Sources o le Dante a pu puiser_. + + +L'invention est la premire des qualits potiques: le premier rang +parmi les potes est unanimement accord aux inventeurs. Mais en +convenant de cette vrit, est-on toujours bien sr de s'entendre? La +posie a t cultive dans toutes les langues. Toutes ont eu de grands +potes; quels sont parmi eux les vritables inventeurs? Quels sont ceux +qui ont cr de nouvelles machines potiques, fait mouvoir de nouveaux +ressorts, ouvert l'imagination un nouveau champ, et fray des routes +nouvelles? A la tte des anciens, Homre se prsente le premier, et si +loin devant tous les autres, qu'on peut dire mme qu'il se prsente +seul. Dans l'antiquit grecque, il eut des imitateurs, et n'eut point de +rivaux. Il n'en eut point dans l'antiquit latine, si l'on excepte un +seul pote, qui encore emprunta de lui les agents suprieurs de sa fable +et les ressorts de son merveilleux. La posie, jusqu' l'extinction +totale des lettres, vcut des inventions mythologiques d'Homre, et n'y +ajouta presque rien. A la renaissance des tudes, elle balbutia quelque +temps, n'osant en quelque sorte rien inventer, parce qu'elle n'avait pas +une langue pour exprimer ses inventions. Dante parut enfin; il parut +vingt-deux sicles aprs Homre[1]; et le premier depuis ce crateur de +la posie antique, il cra une nouvelle machine potique, une posie +nouvelle. Il n'y a sans doute aucune comparaison faire entre +l'_Iliade_ et la _Divina Commedia_; mais c'est prcisment parce qu'il +n'y a aucun rapport entre les deux pomes qu'il y en a un grand entre +les deux potes, celui de l'invention potique et du gnie crateur. Un +parallle entre eux serait le sujet d'un ouvrage; et ce n'est point cet +ouvrage que je veux faire. Je me bornerai les observer comme +inventeurs, ou plutt considrer de quels lments se composrent +leurs inventions. + +[Note 1: On croit communment qu'Homre vivait 900 ans avant J.-C.] + +Long-temps avant Homre, des figures et des symboles imagins pour +exprimer les phnomnes du ciel et de la nature, avaient t +personnifis et difis. Dsormais inintelligibles dans leur sens +primitif, ils avaient cess d'tre l'objet d'une tude, pour devenir +l'objet d'un culte. Ils remplissaient l'Olympe, couvraient la terre, +prsidaient aux lments et aux saisons, aux fleuves et aux forts, aux +moissons, aux fleurs et aux fruits. Des hommes, d'un gnie suprieur +ces temps grossiers et barbares, s'taient empars de ces croyances +populaires, pour frapper l'imagination des autres hommes et les porter +la vertu. Orphe, Linus, Muse chantrent ces Dieux, et furent presque +diviniss eux-mmes pour la beaut de leurs chants. D'autres avaient +racont dans leurs vers les exploits des premiers hros. La matire +potique existait; il ne manquait plus qu'un grand pote qui en +rassemblt les lments pars, et dont la tte puissante, combinant les +faits des hros avec ceux des tres surnaturels, embrassant la fois +l'Olympe et la terre, st diriger vers un but unique tant d'agents +divers, et les faire concourir tous une action, intressante pour un +seul pays, par son objet particulier, et pour tous, par la peinture des +sentiments et des passions: ce pote fut Homre. Je ne sais s'il faut +croire, avec des critiques philosophes[2], qu'il voulut reprsenter dans +ses deux fables la vie humaine toute entire; dans l'_Iliade_, les +affaires publiques et la vie politique; dans l'_Odysse_, les affaires +domestiques et la vie prive; dans le premier pome, la vie active, et +la contemplative dans le second; dans l'un, l'art de la guerre et celui +du gouvernement; dans l'autre, les caractres de pre, de mre, de fils, +de serviteur, et tous les soins de la famille; en un mot, si l'on doit +admettre que dans ces deux actions gnrales, et dans chacune des +actions particulires qui y concourent, Homre se proposa de donner aux +hommes des leons de morale, et de leur prsenter des exemples suivre +et fuir; mais ce qui est certain, c'est que l'_Iliade_ entire a ce +caractre politique et guerrier; l'_Odysse_, cet intrt tir des +affections domestiques; c'est que les enseignements de la philosophie +dcoulent en quelque sorte de toutes les parties de ces deux grands +ouvrages. Enfin, il est vident qu'Homre, soit de dessein form, soit +par l'instinct seul de son gnie, runit dans ses pomes les croyances +adoptes de son temps, les faits clbres qui intressaient sa nation et +qui avaient fix l'attention des hommes, et les opinions philosophiques, +fruits des mditations des anciens sages. + +[Note 2: Gravina, _Della ragion potica_, l. I, c. XVI.] + +C'est aussi ce que fit Dante; mais avec quelle diffrence dans les +temps, dans les vnements publics, dans les croyances, dans les maximes +de la morale! Une barbarie plus froce que celle des premiers sicles de +la Grce, avait couvert l'Europe; on en sortait peine, ou plutt elle +rgnait encore. Il n'y avait point eu, entre elle et le pote, des +sicles hroques qui laissassent de grands souvenirs, qui pussent +fournir la posie des peintures de moeurs touchantes, des rcits +d'exploits et de travaux entrepris pour le bonheur des hommes, ou de +grands actes de dvouement et de vertu. Ceux de ces vnements qui +pouvaient, certains gards, avoir ce caractre n'avaient point encore +acquis par l'loignement l'espce d'optique qui efface les petits +dtails et ne fait briller que les grands objets. Les querelles entre le +Sacerdoce et l'Empire, les Gibelins et les Guelfes, les Blancs et les +Noirs, c'tait l tout ce qui, en Italie, occupait les esprits, parce +que c'tait ce qui touchait tous les intrts, disposait des fortunes +et presque de l'existence de tous. Dante, plus qu'aucun autre, +personnellement compromis dans ces troubles, devenu Gibelin passionn, +en devenant victime d'une faction forme dans le parti des Guelfes, ne +pouvait, lorsqu'il conut et surtout lorsqu'il excuta le plan de son +pome, voir d'autres faits publics y placer que ceux de ces querelles +et de ces guerres. + +Des croyances abstraites, et peu faites pour frapper l'imagination et +les sens; tristes, et qui, selon l'expression trs-juste de Boileau, + + D'ornements gays ne sont point susceptibles; + +terribles, comme il le dit encore, et qui tenaient les esprits fixs +presque toujours sur des images de supplices, d'pouvante et de +dsespoir, avaient pris la place des ingnieuses et potiques fictions +de la Mythologie. Ces croyances taient devenues l'objet d'une science +subtile et complique, o notre pote avait le malheur d'tre si habile, +qu'il y avait obtenu la palme dans l'universit mme qui l'emportait sur +toutes les autres. La morale des premiers sicles de la philosophie, ni +celle des premiers sicles du christianisme, la morale d'Homre, ni +celle de l'Evangile n'existaient plus; des pratiques superstitieuses, de +vtilleuses momeries, qui ne pouvaient tre ni la source ni l'expression +d'aucune vertu grande et utile, et qui par l'abus des pardons et des +indulgences s'accordaient avec tous les vices, tenaient lieu de toutes +les vertus. + +C'est dans de telles circonstances, c'est avec ces matriaux si +diffrents de ceux qu'avait employs le prince des potes, que Dante +conut le dessein d'lever un monument qui frappe l'imagination par sa +hardiesse, et l'tonne par sa grandeur. Des terreurs qui redoublaient +surtout la fin de chaque sicle, comme s'il pouvait y avoir des +sicles et des divisions de temps dans la pense de l'ternel, +prsageaient au monde une fin prochaine et un dernier jugement. Les +missionnaires intresss qui prchaient cette catastrophe la +reprsentaient comme imminente, pour acclrer et pour grossir les dons +qui pouvaient la rendre moins redoutable aux donataires. Au milieu des +rvolutions et des agitations de la vie prsente, les esprits se +portaient avec frayeur vers cette vie future dont on ne cessait de les +entretenir. C'est cette vie future que le pote entreprit de peindre: +sr de remuer toutes les mes par des tableaux dont l'original tait +empreint dans toutes les imaginations, il voulut les frapper par des +formes varies et terribles de supplices sans fin et sans esprance, par +des peines non moins douloureuses, mais que l'espoir pouvait adoucir; +enfin par les jouissances d'un bonheur au-dessus de toute expression, +comme l'abri de tout revers. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis +s'offrirent lui comme trois grands thtres o il pouvait exposer et +en quelque sorte personnifier tous les dogmes, faire agir tous les vices +et toutes les vertus, punir les uns, rcompenser les autres, placer au +gr de ses passions ses amis et ses ennemis, et distribuer au gr de son +gnie tous les tres surnaturels et tous les objets de la nature. + +Mais comment se transportera-t-il sur ces trois thtres pour y voir +lui-mme ce qu'il veut reprsenter? Les visions taient la mode; son +matre, _Brunetto Latini_, avait employ ce moyen avec succs, et c'est +ici le moment de faire connatre l'usage qu'il en avait fait. Son +_Tesoretto_ est cit dans tous les livres qui traitent de la littrature +et de la posie italienne; mais aucun n'a donn la moindre ide de ce +qu'il contient[3]. Nous avons vu prcdemment que Tiraboschi lui-mme +s'est tromp en ne l'annonant que comme un Trait des vertus et des +vices et comme un abrg du grand _Trsor_. Un coup-d'oeil rapide nous +apprendra que c'tait autre chose, et qu'il est au moins possible que le +Dante en ait profit. + +[Note 3: J'ai observ dans le chapitre prcdent qu'il fallait en +excepter M. Corniani, le dernier qui ait crit sur l'Histoire littraire +d'Italie; mais l'ide qu'il donne du _Tesoretto_ est trs-succinte; et +ce n'est que par une seule phrase qu'il reconnat la possibilit du +parti que Dante en avait pu tirer. Voyez que j'ai dit ce sujet, t. I, +p. 490, note (2).] + +_Brunetto Latini_, qui tait Guelfe, raconte qu'aprs la dfaite et +l'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoy en ambassade +auprs du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par la +Navarre, lorsqu'il apprend qu'aprs de nouveaux troubles les Guelfes ont +t bannis leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est si +forte qu'il perd son chemin _et s'gare dans une fort_[4]. Il revient + lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrable +d'animaux de toute espce, hommes, femmes, btes, serpents, oiseaux, +poissons, et une grande quantit de fleurs, d'herbes, de fruits, de +pierres prcieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tous +obir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ils +reoivent d'une femme qui parat tantt toucher le ciel, et s'en servir +comme d'un voile; tantt s'tendre en surface, au point qu'elle semble +tenir le monde entier dans ses bras. Il ose se prsenter elle, et lui +demander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande +tous les tres; mais qu'elle obit elle-mme Dieu qui l'a cre, et +qu'elle ne fait que transmettre et faire excuter ses ordres. Elle lui +explique les mystres de la cration et de la reproduction; elle passe +la chute des anges et celle de l'homme, source de tous les maux de la +race humaine; elle tire de l des considrations morales et des rgles +de conduite: elle quitte enfin le voyageur aprs lui avoir indiqu le +chemin qu'il doit suivre, la fort dans laquelle il faut qu'il +s'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera la +Philosophie et les vertus ses soeurs; dans l'autre, les vices qui lui +sont contraires; dans une troisime, le dieu d'amour avec sa cour, ses +attributs et ses armes. La Nature disparat; _Brunetto_ suit son +chemin[5], et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annonc. Dans le +sjour changeant et mobile qu'habite l'amour, _il rencontre Ovide_, qui +rassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers[6]. Il +s'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu; +mais il s'y sent comme attach malgr lui, et ne serait pas venu bout +d'en sortir, _si Ovide ne lui et fait trouver son chemin_[7]. Plus loin +et dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussi +Ptolome, l'ancien astronome[8], qui commence l'instruire. + +[Note 4: + + _Pensando a capo chino, + Perdei il gran camino, + Et tenni alla traversa + D'una selva diversa_. + + Tesoretto.] + +[Note 5: + + _Or va mastro Brunetto + Per un sentieri stretto + Cercando di vedere + E toccare e sapere + Cio' che gli destinato_, etc.] + +[Note 6: + + _Vidi Ovidio maggiore + Che gli atti dell'amore + Che son cos diversi + Rassembra e mette in versi_.] + +[Note 7: + + _Ch'io v'era si invescato + Che gia da nullo lato + Potea mover passo. + Cos fui giunto lasso_ + _E messo in mala parte; + Ma Ovidio per arte + Mi diede maestria + Si ch'io trovai la via_, etc.] + +[Note 8: + + _Or mi volsi di canto + E vidi un bianco manto: + Et io guardai pi fiso + E vidi un bianco viso + Con una barba grande + Che su 'l petto si spande. + + Li domandai del nome, + E chi egli era, e come + Si stava si soletto + Senza niun ricetto. + + Cola dove fue nato + Fu Tolomeo chiamato + Mastro di strolomia[A] + E di filosofia_, etc.] + +[Note A: Pour _Astronomia_.] + +Voil donc une vision du pote, une description de lieux et d'objets +fantastiques, un garement dans une fort, une peinture idale de vertus +et de vices; la rencontre d'un ancien pote latin qui sert de guide au +pote moderne, et celle d'un ancien astronome qui lui explique les +phnomnes du ciel; et voil peut-tre aussi le premier germe de la +conception du pome du Dante, ou du moins de l'ide gnrale dans +laquelle il jeta et fondit en quelque sorte ses trois ides +particulires du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer[9]. Il aura une +vision comme son matre; il s'garera _dans une fort_, dans des lieux +dserts et sauvages, d'o il se trouvera transport en ide partout o +l'exigera son plan, et o le voudra son gnie. Il lui faut un guide: +Ovide en avait servi _Brunetto_; dans un sujet plus grand, il choisira +un plus grand pote, celui qui tait l'objet continuel de ses tudes, et +dont il ne se sparait jamais. Il choisira Virgile, qui la descente +d'Ene aux enfers donne d'ailleurs pour l'y conduire une convenance de +plus. Mais s'il est permis de feindre que Virgile peut pntrer dans les +lieux de peines et de supplices, son titre de Paen l'exclut du lieu des +rcompenses. Une autre guide y conduira le voyageur. Lorsque dans un de +ses premiers crits[10] il avait consacr le souvenir de Batrix, objet +de son premier amour; il avait promis, il s'tait promis lui-mme de +dire d'elle _des choses qui n'avaient jamais t dites d'une femme_. Le +temps est venu d'acquitter sa promesse. Ce sera Batrix qui le conduira +dans le sjour de gloire, et qui lui en expliquera les phnomnes +mystrieux. + +[Note 9: On nous a donn dans le _Publiciste_, 30 juillet 1809, des +renseignements _sur l'origine du pome du Dante_, tirs d'un journal +allemand intitul _Morgenblatt_, d'aprs lesquels ce serait dans une +source trs-diffrente que le Dante aurait puis. On y annonce qu'un +abb du Mont-Cassin, nomm Joseph _Costanzo_, a rcemment dcouvert +qu'un certain Albric, moine du mme monastre, eut une vision qu'il eut +soin d'crire, et pendant laquelle il se crut conduit par saint Pierre, +assist de deux anges et d'une colombe, en Enfer et en Purgatoire, d'o +il fut transport dans les sept cieux et dans le Paradis. D'autres +documents, dit-on, prouvent que cet Albric fut reu moine au +Mont-Cassin en 1123, par l'abb Gerardo, et que, par ordre d'un autre +abb, un diacre alors clbre sous le nom de Paolo rdigea de nouveau la +vision d'Albric. On ajoute que le manuscrit du diacre Paolo existe, et +que sa date ne peut tomber qu'entre les annes 1159 et 1181. Albric, +qu'il ne faut pas confondre avec un autre Albric, son contemporain, +aussi moine du Mont-Cassin, et de plus cardinal, a comme lui un article +dans les _Scrittori Italiani_ du comte Mazzuchelli. On y trouve tous ces +faits, si ce n'est qu'au lieu d'un nomm Paul, c'est un nomm Pierre +diacre, qui retoucha la _vision_ d'Albric. C'est de celui-ci que la +chronique d'Ostie dit positivement: _Visionem Alberici monaci +Cassinensis corruptam emendavit_. Pierre diacre n'est pas tout--fait +inconnu dans l'histoire littraire de ce temps: il est auteur du livre +_De Viris illustribus Cassinensibus_, cit dans le mme article du +_Publiciste_, et qui a t publi, avec de savantes notes, par l'abb +Mari. Enfin, selon Mazzuchelli, il existe un exemplaire du livre +d'Albric, _De visione sua_, dans la Bibliothque de la Sapience Rome. +Le pre Joseph _Costanzo_ n'a donc pas eu beaucoup de peine faire sa +dcouverte: il faudrait avoir sous les yeux l'ouvrage dans lequel il +l'annonce, et qui parat avoir t publi Rome au commencement de ce +sicle; ne l'ayant pas, ne connaissant tous ces faits que par un journal +franais qui les a tirs d'un journal allemand, qui les tirait lui-mme +d'une lettre crite par un professeur italien, on doit s'abstenir de +juger. Le journaliste franais, le seul que je puisse citer, allgue +plusieurs ressemblances entre la vision d'Albric et le pome du Dante: +il y en a de frappantes; je ne sais seulement o il a pu voir que +l'_aigle qui transporte le pote aux portes du Purgatoire est une +colombe chez le moine_. Il n'est pas du tout question d'aigle dans le +passage que fait le Dante de l'Enfer au Purgatoire, et il arrive cette +seconde partie de son voyage par de tout autres moyens. Je n'ai jamais +vu non plus de fort dans le vingt-troisime chant de l'_Enfer_. Mais, +demandera-t-on, comment le Dante eut-il connaissance de cette vision +pour l'imiter? La notice rpond que l'on conserve Florence, dans la +Bibliothque Laurentienne, un manuscrit du Dante enrichi de notes par le +savant Bandini; que d'aprs ces notes, le Dante avait fait deux fois le +voyage de Naples avant son exil, et que dans ces voyages il dut entendre +parler de la vision d'Albric, qui tait sans doute connue dans le pays, +puisque des artistes en empruntaient des sujets de tableaux, comme le +prouve un vieux tableau situ, dit-on, dans l'glise de Frossa. _Il est +mme vraisemblable que cette vision lui fut communique l'abbaye mme +du Mont-Cassin, car on trouve dans le vingt-deuxime chant de son pome +un passage qui prouve qu'il la visita_. J'ignore si cette conjecture est +due au chanoine Bandini, ou l'auteur italien de la lettre, ou celui +du journal allemand ou enfin au journaliste franais; mais ce qu'il y a +de certain, c'est que, dans le vingt-deuxime chant de l'_Enfer_, il n'y +a rien et ne peut rien y avoir qui ait rapport une visite au +Mont-Cassin. Quant au double voyage Naples, ce serait un fait d'autant +plus intressant claircir, qu'il n'en est rien dit dans aucune des +Vies du Dante publies jusqu' prsent, depuis celle qu'crivit Boccace +qui avait sjourn lui-mme assez long-temps Naples et qui n'aurait pu +ignorer ce voyage, jusqu'aux excellents Mmoires de Pelli, qui a mis +tant de soin et une critique si claire dans ses recherches. L'autorit +de Bandini est trs-respectable, mais il faudrait voir soi-mme les +notes de lui que l'on cite, ou en avoir une copie authentique. Ce fait +vaut la peine d'tre vrifi, et j'espre qu'il le sera.] + +[Note 10: Dans la _Vita nuova_. Voyez ce qui en a t dit, t. I, p. +466.] + +A mesure que dans cette tte forte un si vaste plan se dveloppe, les +richesses de la posie viennent s'y placer comme d'elles-mmes; les +beauts qui naissent du sujet l'enflamment, et les difficults +l'irritent sans l'arrter; il s'en offre cependant une qui dut sembler +d'abord invincible. Comment ces trois parties si diffrentes +formeront-elles un seul tout! Comment dans un seul difice les ordonner +toutes trois ensemble? Comment passer de l'une l'autre? Aura-t-il +trois visions? Et s'il n'en a qu'une, comme la raison et cet instinct +naturel du got qui en prcde les rgles paraissent l'exiger, comment, +dans un seul voyage, parcourra-t-il l'Enfer, le Purgatoire et le +Paradis? Comment d'ailleurs, dans ces trois enceintes de douleurs et de +flicits, pourra-t-il graduer sans confusion, selon les mrites, et +l'infortune et le bonheur? Ces obstacles taient grands, et tels +peut-tre qu'il les faut au gnie pour qu'il exerce toute sa force. +Celui du Dante y trouva l'ide de la machine potique la plus +extraordinaire et de l'ordonnance la plus neuve et la plus hardie. + +Aprs des fictions, des allgories et des descriptions prparatoires, il +arrive avec son guide l'entre d'un cercle immense, o dj commencent +les supplices; de ce cercle ils descendent dans un second plus petit, de +celui-ci dans un troisime, et ainsi jusqu' neuf cercles, dont le +dernier est le plus troit. Chaque cercle est partag en plusieurs +divisions, que le pote appelle _bolge_, cavits, ou fosses, o les +tourments varient comme les crimes, et augmentent d'intensit +proportion que le diamtre du cercle se rtrcit. Parvenus au dernier +cercle, et comme au fond de cet immense et terrible entonnoir, ils +rencontrent Lucifer, qui est enchan l, au centre de la terre et comme + la base de l'Enfer. Ils se servent de lui pour en sortir. A l'instant +o ils arrivent au point central de la terre, ils tournent sur +eux-mmes; leur tte s'lve vers un autre hmisphre, et ils continuent +de monter jusqu' ce qu'ils voient paratre d'autres cieux. + +Ils arrivent au pied d'une montagne qu'ils commencent gravir; ils +montent jusqu' une certaine hauteur, o se trouve l'entre du +Purgatoire, divis en degrs ascendants comme l'Enfer en degrs +contraires. Dans chacun, ils voient des pcheurs qui expient leurs +fautes et qui attendent leur dlivrance. Chaque cercle ou degr est le +lieu d'expiation d'un pch mortel; et comme on compte sept de ces +pchs, il y a sept cercles qui leur correspondent. Au-del du +septime, la montagne s'lve encore jusqu' ce que, sur son sommet, on +trouve le Paradis terrestre. C'est l que Virgile est oblig de quitter +son lve et de le livrer lui-mme. Dante n'y reste pas long-temps. +Batrix descend du ciel, vient au-devant de lui, et lui ayant fait subir +quelques preuves expiatoires, l'introduit dans le sjour cleste. Elle +parcourt avec lui les cieux des sept plantes, s'lve jusqu' +l'empire, et le conduit au pied du trne de l'ternel, aprs avoir, +dans chaque degr, rpondu ses questions, clairci ses doutes, et lui +avoir expliqu les difficults les plus embarassantes de la thologie et +ses plus secrets mystres, avec toute la clart que ces matires peuvent +permettre, avec une posie de style qui se soutient toujours, et une +orthodoxie laquelle les docteurs les plus difficiles n'ont jamais rien +pu reprocher. + +Telle est cette immense machine dans laquelle on ne sait ce qu'on doit +admirer le plus, ou l'audace du premier dessin, ou la fermet du pinceau +qui, dans un tableau si vaste, ne parat pas s'tre repos un seul +instant. trange et admirable entreprise, s'crie un homme d'esprit[11] +qui n'avait pas celui qu'il fallait pour traduire le Dante, mais qui +avait une tte assez forte pour comprendre et pour admirer un pareil +plan! Entreprise trange sans doute, et admirable dans l'ensemble de +ses trois grandes divisions! Il reste voir si elle l'est autant dans +l'excution particulire de chaque partie, et considrer ce qu'au +travers des vices du temps, de ceux du sujet et de ceux de son propre +gnie, un grand pote a pu y rpandre de peintures varies, de richesses +et de beauts. + +[Note 11: Rivarol.] + +L'ide mlancolique d'une seconde vie o sont punis les crimes de la +premire, se trouve dans toutes les religions, d'o elle a pass dans +toutes les posies. Une crmonie funbre de l'antique gypte donna en +quelque sorte un corps cette ide, et fournit aux reprsentations qui +se pratiquaient dans les Mystres, le lac, le fleuve, la barque, le +nocher, les juges et le jugement des morts. Homre s'empara de cette +croyance comme de toutes les autres. Il plaa dans l'_Odysse_[12] la +premire descente aux Enfers, qui ait pu donner au Dante l'ide de la +sienne. Ulysse, instruit par Circ, va chez les Cimmriens, o tait +l'entre de ces lieux de tnbres, pour consulter l'ombre de Tirsias +sur ce qui lui reste faire avant de rentrer dans sa patrie. Ds qu'il +a fait les sacrifices et pratiqu les crmonies de l'vocation, une +foule d'ombres accourt du fond de l'rbe. On y voit confondus les +pouses, les jeunes gens, les vieillards, les jeunes filles, les +guerriers. Cette foule carte, Tirsias parat, et donne Ulysse les +conseils qu'il lui demandait. Il indique aussi au roi d'Ithaque les +moyens d'appeler lui d'autres ombres, et de recevoir d'elles des +instructions sur le pass qu'il ignore et des directions pour l'avenir. +C'est alors qu'il voit apparatre sa vnrable mre Anticle, et qu'il +s'entretient avec elle. Aprs cette ombre, viennent celles des plus +clbres hrones. Les hros paraissent ensuite, les ombres d'Agamemnon +et d'Achille rpondent aux questions d'Ulysse, et l'interrogent leur +tour. Le seul Ajax garde un silence obstin devant celui qui avait t +cause de sa mort; et tous les sicles ont admir cet loquent silence. +Ulysse en poursuivant Ajax pour tcher de le flchir, aperoit dans les +Enfers Minos jugeant les ombres sur son trne, et les supplices de +quelques fameux coupables, Titye, Tantale et Sysiphe. + +[Note 12: L. XI.] + +Virgile, en empruntant Homre, cet pisode, y ajouta ce que la fable +avait acquis depuis ces anciens temps, ce que la philosophie +platonicienne y pouvait mler de sduisant pour l'imagination, et ce qui +pouvait intresser les Romains et flatter Auguste. ne conduit par la +Sybille pntre avec elle dans les Enfers. Des monstres, des fantmes +horribles semblent en dfendre l'entre; le deuil, les soucis vengeurs, +les ples maladies, la triste vieillesse, la crainte, la faim qui +conseille le crime, la pauvret honteuse, la mort, le travail, le +sommeil, frre de la mort, les joies criminelles, la guerre meurtrire, +les Eumnides sur leurs lits de fer, la Discorde aux crins de +couleuvres, et d'autres monstres encore, forment cette garde terrible; +mais ce ne sont que des fantmes. ne, sans en tre effray, parvint +aux bords du Styx. Les ombres des morts qui n'ont point reu la +spulture y errent en foule et ne peuvent le passer. Le vieux nocher +Caron prend dans sa barque ne et la Sybille, et les conduit l'autre +bord. + +Les mes des enfants, morts l'entre mme de la vie, et celles des +hommes injustement condamns au supplice, se prsentent eux les +premires. Minos juge les morts cits devant son tribunal. Ceux qui se +sont tus eux-mmes voudraient remonter la vie; ceux dont un amour +malheureux a caus la mort errent tristement dans une fort de myrtes. +ne y aperoit Didon; il voit sa blessure rcente; il lui parle en +versant des larmes; mais elle garde devant lui le mme silence qu'Ajax +devant Ulysse. C'est ainsi que le gnie imite, et qu'il sait +s'approprier les inventions du gnie. Les hros viennent aprs les +hrones. L'ombre sanglante et horriblement mutile de Diphobus, fils +de Priam, arrte ne quelques instants; mais la Sybille le presse de +marcher vers l'Elyse. En passant devant l'entre du Tartare elle lui en +dvoile les affreux secrets, et lui explique les supplices des grands +coupables, de l'impie Salmone, de Titye, dont un vautour dchire le +coeur, des Lapithes, d'Ixion, de Pirithos, qui voient un norme rocher +toujours suspendu sur leur tte; les mauvais frres, les parricides, les +patrons qui ont tromp leurs clients, les avares, les adultres, ceux +qui ont port les armes contre leur patrie, ceux qui l'ont vendue, ou +qui ont port et rapport des lois prix d'argent, les pres qui ont +souill le lit de leur fille, subissent diffrentes peines, roulent des +rochers, ou sont attachs des roues. Thse, ravisseur de Proserpine, +sera ternellement assis; Phlgyas, qui brla le temple de Delphes, +instruit les hommes par son supplice ne pas mpriser les dieux. + +Faut-il encore aller chercher bien loin o Dante a pris l'ide de son +Enfer? Avait-il besoin, comme l'ont cru des auteurs mme italiens, d'un +Fabliau franais de Raoul de Houdan, ou _du Jongleur qui va en Enfer_, +ou de tout autre conte moderne pour s'y transporter par la pense, quand +il pouvait y descendre sur les pas d'Homre et de Virgile? Le premier de +ces fabliaux est misrable, et mrite peu qu'on s'y arrte[13]. L'auteur +songe qu'il fait un plerinage en Enfer. Il entre, et trouve les tables +servies. Le roi d'Enfer invite le voyageur la sienne, dne gament, et +vers la fin du repas fait apporter son grand livre noir, o sont crits +tous les pchs faits ou faire, et les noms de tous les pcheurs. Le +plerin ne manque pas d'y trouver ceux des mntriers ses confrres. Ce +que cette satire prouve le mieux, c'est que dans ces bons sicles o +l'on ne parlait que de l'Enfer et du Diable, o c'taient en quelque +sorte la loi et les prophtes, c'tait aussi un sujet de contes +plaisants, dont on riait comme des autres, et que ce frein si vant des +passions devait les retenir faiblement, puisqu'on s'en faisait un jeu. + +[Note 13: V. Fabliaux ou Contes du XII et du XIIIe sicle, traduits +par le Grand d'Aussy, t. II, p. 17, d. de 1779, in 8. Ce Fabliau y est +intitul _le Songe d'Enfer_ alias _le Chemin d'Enfer_. Il est parmi les +manuscrits de la Bibliothque Impriale, N 7615, in-4. Ce manuscrit a +appartenu au prsident Fauchet qui le cite; il est charg d'observations +de sa main.] + +_Le Jongleur qui va en Enfer_ le prouve mieux encore[14]. Ce jongleur y +est emport aprs sa mort par un petit diable encore novice. Lucifer, +assis sur son trne passe en revue ceux que chacun des diables lui +apporte, prtres, vques, abbs, et moines, et les fait jeter dans sa +chaudire. Il charge le jongleur d'entretenir le feu qui la fait +bouillir. Un jour qu'avec tous ses suppts il va faire une battue +gnrale sur la terre, saint Pierre, qui guettait ce moment, se dguise, +prend une longue barbe noire et des moustaches, descend en enfer, et +propose au jongleur une partie de dez. Il lui montre une bourse remplie +d'or. Le jongleur voudrait jouer; mais il n'a pas le sou. Pierre +l'engage jouer des mes contre son or. Aprs quelque rsistance, la +passion du jeu l'emporte; il joue quelques damns, les perd, double, +triple son jeu, perd toujours, se fche contre Pierre, qui continue de +jouer avec le mme bonheur; car, dit l'auteur, heureusement pour les +damns, leur sort tait entre les mains d'un homme miracles. Enfin, +dans un grand va-tout, le jongleur perd toute sa chaudire, larrons, +moines, catins, chevaliers, prtres et vilains, chanoines et +chanoinesses; Pierre s'en empare lestement, et part avec eux pour le +Paradis[15]. Voil sans doute un beau miracle, et pour des malheureux +damns un joli moyen de salut! C'est se moquer que de croire qu'un +esprit aussi grave que celui de Dante ait pu s'arrter un instant de +pareilles balivernes; les auteurs italiens qui l'ont pens ne +connaissaient vraisemblablement de ces Fabliaux que les titres. + +[Note 14: Le Grand d'Aussy a traduit ce Fabliau sous ce titre, dans +son tome II, in-8. p. 36. Il est intitul dans les manuscrits, et dans +l'dition donne par Barbazan, _de St. Pierre et du Jougleor_. On le +trouve dans celle de M. Mon, Paris, 1808, 4-vol. in-8., vol III, p. +282. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothque Impriale, Nos. 7218 +et 1836, in-f., de l'abbaye de St.-Germain.] + +[Note 15: Ibid, p. 36.] + +Il n'en est peut-tre pas de mme du Puits et du Purgatoire de saint +Patrice, pisode d'un vieux roman, d'o Fontanini et d'autres +critiques[16] pensent que notre pote a pu tirer l'ide de la forme de +son Enfer. Ce roman est intitul _Guerino il Meschino_, Gurin le +malheureux ou le misrable; la fable du puits de saint Patrice, tire +des lgendes du temps, y forme un long pisode[17]. Ce Puits tait situ +dans une petite le au milieu d'un lac, deux lieues de Dungal en +Irlande. Gurin y descend, et voit toutes les merveilles que la +superstition y supposait; les preuves des mes dans le Purgatoire, +leurs supplices dans l'Enfer, leurs joies dans le Paradis. Dans le +Purgatoire ce sont diffrents lacs remplis de flammes, ou de serpents, +ou de matires infectes qui servent purger les mes des diffrents +pchs; dans l'Enfer, ce sont des cercles disposs concentriquement l'un +au-dessous de l'autre. Il y en a sept, et dans chacun de ces cercles, +les damns sont punis par des supplices divers pour chacun des sept +pchs capitaux. Satan est plac au fond dans un lac de glace, et ce lac +est au centre de la terre. Gurin passe dans tous ces cercles l'un aprs +l'autre; il y retrouve plusieurs personnes qu'il avait connues sur la +terre; les lieux qu'il parcourt et les peines qu'il voit souffrir +l'effroyable aspect du chef des anges rebelles, sont dcrits avec assez +de force. Au-del des cercles infernaux, il est introduit dans le +Paradis par noch et lie, qui lui en font connatre les beauts, et +rsolvent tous les doutes qu'il leur expose. + +[Note 16: Pelli. _Memorie per la vita di Dante Alighieri_. . XVII.] + +[Note 17: C'est au sixime livre de ce roman, depuis le ch. 160 +jusqu'au chap. 188.] + +Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports; +mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, au +temps de notre pote. Fontanini[18] et d'autres auteurs[19] sont de +cette opinion, et attribuent ce trs-ancien roman un certain Andr de +Florence. Le savant Bottarie pense[20], au contraire, que le roman de +Gurin est d'origine franaise, qu'il fut ensuite traduit par cet Andr +en italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperu +de son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouvent +furent transports de son pome dans la traduction du roman. Un fait +vient l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice, +fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dans +notre ancienne littrature. Marie de France, qui vivait au commencement +du treizime sicle, la premire qui ait crit des fables dans notre +langue, crivit aussi le conte dvot de ce Purgatoire[21]; elle dit +l'avoir tir d'un livre plus ancien qu'elle[22], et ce livre tait +vraisemblablement le roman franais de Gurin. Or, dans ce conte de +Marie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saint +Patrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dans +la description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dans +le reste il n'y a aucune des particularits qui semblent rapprocher l'un +de l'autre le pome du Dante et cet pisode du roman de Gurin. Il est +donc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant sa +traduction dans le moment o la _Divina Commedia_ occupait le plus +l'attention publique, en emprunta les dtails qu'il crut propres +enrichir cette partie des aventures du hros[23]. + +[Note 18: _Eloq. ital._, l. I, c. XXVI.] + +[Note 19: Michel _Poccianti, Catalogo de' scrittori fiorentini_, +etc.] + +[Note 20: Dans une lettre crite sous le nom d'un acadmicien de la +Crusca, imprime Rome dans les _Simbole Goriane_, tom. VII.] + +[Note 21: Voy. Contes et Fabliaux, etc., t. IV, p. 71. Il se trouve +parmi les manuscrits de la Bibliothque Impriale, N. n. 5, fonds de +l'glise de Paris, in-4., f. 241.] + +[Note 22: Contes et Fabliaux, etc., _ub. sup._, p. 76.] + +[Note 23: Ce roman est connu en italien sous le nom de _Guerino il +Meschina_, mais le titre entier de la premire dition, qui est de 1473, +in-fol. (Padoue. _Bartholomeo Valdezochio_), et celui de la seconde, +faite Venise en 1477, aussi in-fol., sont beaucoup plus tendus. +Debure les rapporte dans leur entier. Bibl. instr. Belles-lettres, t. +II, no. 3823 et 24. Ces deux belles ditions sont la Bibliothque +Impriale. Le roman de _Guerino_, quoique d'origine franaise, a t +traduit de l'italien en franais, par Jean de Cachermois, et imprim +Lyon en 1530, in-fol. got., sous le titre de Gurin-Mesquin, traduction +fausse et ridicule de _Meschino_, qui en italien ne dsigne que les +malheurs qu'prouve le hros, l'un des descendants de Charlemagne. +Gurin-Mesquin, abrg et rimprim plusieurs fois, fait partie de ce +que nous appelons la Bibliothque bleue: _et habent sua fata libelli_.] + +Le rsultat de ces recherches, o je ne veux pas m'enfoncer davantage, +o peut-tre mme je dois craindre de m'tre trop arrt, intresse au +fond beaucoup plus notre curiosit, que la gloire du Dante. S'il connut +la fable de saint Patrice, il en fit le mme usage qu'Homre avait fait +des fables gyptiennes et grecques; il l'agrandit et la revtit des +couleurs de la posie: il en revtit de mme les ides de son matre +_Brunetto Latini_, si en effet il les emprunta de lui, et si la nature +mme de son sujet ne lui en dicta pas de semblables. Ce sont ces +couleurs cratrices qui font vivre les fictions, et qui les gravent dans +la mmoire des hommes. C'est la nature qui les donne; elles +n'appartiennent qu'au gnie; et si, pour apprendre les employer, il a +besoin de leons et d'exemples, c'est d'Homre, et surtout de Virgile, +et non d'aucun de ces obscurs romanciers, que Dante en apprit l'emploi. +Les pomes d'Homre n'taient point encore traduits en latin; mais, quoi +qu'en ait pu dire Maffi[24], il parat certain que notre pote savait +assez le grec pour pouvoir lire ces pomes dans la langue originale. Les +mots grecs dont il se sert souvent[25], et l'loge mme qu'il fait +d'Homre dans son quatrime chant, le prouvent assez. Quant Virgile, +c'tait, comme je l'ai dj dit, son matre et l'objet continuel de son +tude. Nous l'allons voir videmment ds le commencement de son ouvrage, +et nous verrons dans l'ouvrage entier comment il profita de ses leons. + +[Note 24: Dans son _Examen_ du livre de Fontanini, _dell' Eloq. +ital._] + + + + +SECTION DEUXIME. + +_L'Enfer_. + + +Les commentateurs ont prodigieusement raffin sur le gnie allgorique +du Dante; ils ont voulu voir partout des allgories, et le plus souvent +il les ont moins vues que rves; mais il y a pourtant beaucoup +d'endroits de son pome qui ne peuvent s'entendre autrement. Le +commencement est de ce nombre[26]. Au milieu du chemin de cette vie +humaine, le pote se trouve gar dans une fort obscure et sauvage. Il +ne peut dire comment il y tait entr, tant il tait alors accabl de +sommeil. Il arrive au pied d'une colline, lve les yeux, et voit poindre +sur son sommet les premiers rayons du soleil. Ce spectacle calme un peu +sa frayeur; il se retourne pour voir l'espace horrible qu'il avait +franchi, comme un voyageur hors d'haleine, descendu sur le rivage, +tourne ses regards vers la mer o il a couru tant de dangers[27]. + +[Note 25: _Perizoma_, inf. c. XXX, v. 61. _Entomata_ pour _insetti_, +Purg., c. X, v. 128. _Geomanti_, Purg. c. XIX, v. 4. _Euno_, pour +_buona mente_, IV. c. XXVIII, v. 131, etc., etc.] + +[Note 26: C. I.] + +[Note 27: + + _E come quei che con lena affannata + Uscito fuor del pelago alla riva, + Si volge all'acqua perigliosa, e guata._] + +Aprs quelques moments de repos, il commence gravir la colline: une +panthre peau tigre vient lui barrer le chemin. Un lion parat +ensuite, et accourt vers lui la tte haute, comme prt le dvorer. Une +louve maigre et affame se joint eux, et lui cause tant d'effroi qu'il +perd l'esprance d'arriver au haut de la montagne. Il reculait vers le +soleil couchant, et redescendait malgr lui, lorsqu'une figure d'homme +se prsente, d'abord muette, et la voix affaiblie par un long silence. +Dante l'interroge; c'est Virgile. Ds qu'il s'est fait connatre: Es-tu +donc, s'crie le pote, en rougissant devant lui, es-tu ce Virgile, +cette source qui rpand un si vaste fleuve d'loquence? toi! +l'honneur et le flambeau des autres potes, puisse la longue tude et +l'ardent amour qui m'ont fait rechercher ton livre, me servir auprs de +toi! Tu es mon matre et mon modle, c'est toi seul que je dois ce +beau style qui m'a fait tant d'honneur. Je ne puis me rsoudre +altrer, par des priphrases, cette simplicit nave. C'est ce que nos +traducteurs n'ont pas vu; ils se sont cru obligs de donner de l'esprit + de si beaux vers: + + _Or se' tu quel Virgilio, e quella fonte, + Che spande di parlar si largo fiume? + Risposi lui con vergognosa fronte. + + O degli altri poeti onore e lume, + Vagliami'l lungo studio e'l grand' amore + Che m'han fatto cerrar lo tuo volume. + + Tu se' lo mio maestro, e'l mio autore: + Tu se' solo colui, da cu'io tolsi + Lo bello stile, che m' ha fatto onore_. + +Oui certes, voil un beau style, et le plus beau qu'ait employ aucun +pote, depuis que Virgile lui-mme avait cess de se faire entendre. + +Le matre avertit son disciple qu'il a pris une fausse route; qu'il est +impossible de parvenir au haut de la colline malgr le monstre qui lui a +caus tant de frayeur, monstre si dvorant et si terrible, que rien ne +le peut assouvir; il va le conduire par une voie plus sre, quoique +dangereuse et pnible. Il lui fera voir le sjour des supplices +ternels, et celui des tourments qui sont adoucis par l'esprance. S'il +veut s'lever ensuite jusqu' la demeure des bienheureux, c'est un +autre que lui qui sera son guide. Dante consent se laisser conduire, +et Virgile marche devant lui. De quelque manire qu'on entende cette +allgorie, c'en est une incontestablement, et ce n'est pas chercher des +explications trop raffines, que d'y voir que le pote, parvenu au +milieu de sa carrire, aprs s'tre gar dans les sentiers de +l'ambition et des passions humaines, veut enfin s'lever jusqu'aux +hauteurs qu'habite la vertu. L'amour des plaisirs s'oppose d'abord son +dessein; l'orgueil, ou l'amour des distinctions vient ensuite; +l'avarice, ou l'amour des richesses est l'ennemi le plus redoutable. Le +sage, qui vient son secours, lui apprend qu'on ne peut vaincre de +front tous ces obstacles; que ce n'est pas en quittant le chemin du +vice, qu'on peut arriver immdiatement la vertu; que pour y parvenir, +il faut s'en rendre digne par la mditation des leons de la sagesse. +Or, en ce temps-l, ces leons consistaient dans la contemplation des +destines de l'homme aprs sa mort, et dans la connaissance qu'on +croyait pouvoir acqurir de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis. C'est +l sans doute le sens et le but de cette vision; elle n'a rien +d'trange, d'aprs l'esprit qui rgnait dans ce sicle; mais ce qui +surprend toujours davantage, c'est que l'auteur ait pu tirer d'un pareil +fonds un si grand nombre de beauts. + +Le jour dclinait, continue-t-il dans des vers dignes de Virgile[28], +et l'air sombre dlivrait de leurs travaux les animaux qui sont sur la +terre; lui seul se prparait soutenir la fatigue du chemin et les +assauts de la piti. Il invoque le secours des Muses et celui de sa +mmoire qui doit lui retracer ces grands spectacles. Il soumet ensuite +Virgile quelques doutes et quelques craintes. Le pote romain, pour +rponse, lui apprend quelle est la cause qui l'a fait venir sa +rencontre. Il reposait dans une espce de limbe, o Dante place ceux qui +n'avaient pu connatre la vraie religion, lorsqu'une belle femme est +descendue du ciel, et lui a dit avec une voix anglique: Mon ami, et +non celui de la Fortune[29], est arrt dans une plaine dserte et dans +un chemin pnible. Je crains qu'il ne s'gare: va le trouver et lui +servir de guide. C'est Batrix qui t'envoie, et qui retourne au sjour +cleste. Dans cette apparition de Batrix, et dans cette mission dont +elle charge Virgile, on entend gnralement la Thologie, ou la +connaissance des choses divines; et il est certain que la suite de ce +dialogue le fait assez voir; mais c'est sous la figure de cette Batrix +qui lui avait t, qui lui tait toujours si chre, qu'il reprsente la +science alors regarde comme la premire, et presque comme une science +surnaturelle. Quelle femme a jamais reu aprs sa mort un plus noble +hommage? et quelle preuve plus forte pourrait-on avoir de l'lvation et +de la puret des sentiments qui avaient uni l'une l'autre, pendant +quinze annes, deux mes si dignes de s'aimer? C'est un exemple, +peut-tre unique, du parti qu'on pourrait tirer en posie de la +combinaison d'un personnage allgorique avec un tre rel. L'effet +mlancolique et attachant qu'il produit ici aurait d engager +l'imiter, s'il n'y avait pas quelque chose d'inimitable dans ce qu'une +sensibilit profonde peut seule dicter au gnie. + +[Note 28: + + _Lo giorno se n'andava, e l'aer bruno + Toglieva gli animai che sono'n terra + Dalle fatiche loro; ed io sol'uno. + + M'apparechiava a sostener la guerra + Si del cammino e s della pietate, + Che ritrarra la mente che non erra_. + (C. II.)] + +[Note 29: + + _L'amico mio, e non della ventura, + Nella diserta piaggia impedito_, etc.] + +Les explications qu'il reoit de Virgile rendent au pote tout son +courage; ce qu'il exprime par cette comparaison charmante: Tel[30] que +de tendres fleurs courbes et fermes par le froid de la nuit, quand le +soleil revient les clairer, se rouvrent et se relvent sur leur tige, +je sentis renatre en moi ma force abattue. Il ne craint plus ni les +dangers ni la fatigue; son guide marche, il le suit. Tout coup et sans +prparation, ces mots clbres et terribles frappent le lecteur[31]: + + PER ME SI VA NELLA CITTA DOLENTE: + PER ME SI VA NELL' ETERNO DOLORE: + PER ME SI VA TRA LA PERDUTA GENTE, + + _Giustizia mosse'l mia alto fattore: + Fece mi la divina potestate, + La somma sapienza, e'l primo amore._ + + _Dinanzi a me non fur cose create + Se non eterne, ed io eterno dura_: + LASCIATE OGNI SPERANZA, VOI CH'ENTRATE. + +[Note 30: + + _Quale i fioretti dal notturno gelo + Chinati e chiusi, poiche'l sol gl'imbianca, + Si drizzan tutti aperti in loro stelo, + Tal mi fec' io di mia virtute stanca_.] + +[Note 31: C. III.] + +Il est peine besoin de les traduire, tant l'harmonie mme des vers est +expressive, tant leur beaut mille fois cite les a rendus en quelque +sorte communs toutes les langues. On n'y peut regretter qu'une chose, +c'est que Dante, trop souvent thologien, lors mme qu'il est grand +pote, ait cru devoir exprimer en dtail l'opration des trois personnes +de la Trinit dans la cration des portes de l'Enfer. Cela peut s'allier +avec l'ide de la _divine Puissance_ et de la _suprme Sagesse_, telles +du moins que l'homme aussi prsomptueux que born ose les figurer dans +sa pense; mais on ne peut sans rpugnance, y voir cooprer +explicitement le _premier Amour_. Si l'on en excepte ce seul trait, +quelle sublime inscription! quelle loquente prosopope que celle de +cette porte qui se prsente d'elle-mme, et qui prononce, pour ainsi +dire, ces sombres et menaantes paroles: + +C'est par moi que l'on va dans la cit des pleurs; c'est par moi que +l'on va aux douleurs ternelles; c'est par moi que l'on va parmi la race +proscrite. La Justice inspira le Trs-Haut dont je suis l'ouvrage..... +Rien avant moi ne fut cr, sinon les choses ternelles; et moi, je dure +ternellement. Laissez toute esprance, vous qui entrez ici! +L'intrieur rpond cette redoutable annonce: L, des soupirs, des +pleurs, de hauts gmissements, retentissent sous un ciel qu'aucun astre +n'claire. Des idiomes divers[32], d'horribles langages, des paroles de +douleur, des accents de colre, des voix aigus et des voix rauques, et +le choc des mains qui les accompagne, font un bruit qui retentit sans +cesse dans cet air ternellement sombre, comme le sable, quand un noir +tourbillon l'agite. + +[Note 32: + + _Diverse lingue, orribili favelle, + Parole di dolore, accenti d'ira, + Voci alte e fioche, e suon di man con elle + Facevan un tumulto, il qual s'aggira + Sempre'n quell' aria senza tempo tinta, + Come la rena, quando'l turbo spira_.] + +Ce sjour affreux n'est pourtant encore que celui de ces hommes +indiffrents qui ont vcu sans honte et sans gloire. Dante les place +avec les anges qui ne furent ni rebelles ni fidles Dieu; qui furent +chasss du ciel, mais que les profondeurs de l'Enfer ne voulurent pas +recevoir. On a beaucoup dissert sur cette troisime espce d'anges +qu'il semble crer ici de sa propre autorit. Mais ne peut-on pas dire +qu'habitu aux agitations d'une rpublique o les partis se heurtaient +et se combattaient sans cesse, il a voulu dsigner et couvrir du mpris +qu'ils mritent, ces hommes qui, lorsqu'il s'agit des intrts de la +patrie, gardent une neutralit coupable, exempts des sacrifices qu'elle +impose, des services qu'elle rclame, des prils auxquels elle a le +droit de vouloir qu'on s'expose pour elle, et toujours prts, quoi qu'il +arrive, se ranger du parti du vainqueur? Si ce n'a pas t l'intention +du pote, du moins semble-t-il aller au-devant des applications, surtout +quand il se fait dire par Virgile: Le monde ne conserve d'eux aucun +souvenir; la misricorde et la justice les ddaignent galement: cessons +de parler d'eux; regarde, et suis ton chemin[33]. Ces misrables, qui +ne vcurent jamais[34], sont forcs de se prcipiter en foule aprs une +enseigne qui court rapidement devant eux: ils sont nus et piqus sans +cesse par des gupes et par des taons. Le sang coule sur leur visage, se +confond avec leurs larmes, et tombe jusqu' leurs pieds, o des vers +dgotants s'en nourrissent. + +[Note 33: + + _Fama di loro il mondo esser non lassa. + Misericordia et giustizia gli sdegna: + Non ragioniam di lor, ma guarda, e passa_.] + +[Note 34: + + _Questi sciaurati, che mai non fur vivi_.] + +Les deux voyageurs s'avancent jusqu'au fleuve de l'Achron, car Dante ne +fait nulle difficult de mler ainsi l'ancien Enfer et le nouveau. +Caron, pour plus de ressemblance, y passe les mes dans sa barque. C'est +un dmon sous la figure d'un vieillard barbe grise, mais qui a les +yeux entours d'un cercle de flammes, et ardents comme la braise. +Malheur vous, mes coupables, s'crie-t-il en approchant du bord; +n'esprez jamais voir le ciel: je viens pour vous mener l'autre rive, +dans les tnbres ternelles, dans l'ardeur des feux et dans la +glace[35]. Il s'indigne de voir se prsenter lui une me vivante, et +veut la repousser. Caron, lui dit Virgile avec un ton d'autorit, ne te +mets pas en courroux; on le veut ainsi la ou l'on peut tout ce qu'on +veut; ne demande rien de plus[36]. Caron se tait; mais les mes qui +bordent le fleuve, nues et accables de fatigue, changent de couleur +ses menaces, grincent des dents, blasphment Dieu, leurs parents, +l'espce humaine, le lieu, le temps de leur gnration et de leur +naissance. Caron les prend chacune leur tour, et frappe de sa rame +celles qui sont trop lentes. Comme on voit en automne les feuilles se +dtacher l'une aprs l'autre, jusqu' ce que les branches aient rendu +la terre toutes leurs dpouilles, ainsi la malheureuse race d'Adam se +jette du rivage dans la barque, aux ordres du nocher, comme un oiseau au +signal de l'oiseleur[37]. On reconnat encore dans cette belle +comparaison l'lve et l'imitateur de Virgile. + +[Note 35: + + _Ed ecco verso noi venir, per nave, + Un vecchio bianco, per antico pelo, + Griduado: Guai a voi, anime prave: + + Non isperate mai veder lo cielo: + I'vegno per menarvi all'altra riva + Nelle tenebre eterne, in caldo e'n grelo_.] + +[Note 36: + + _Caron, non ti crucciare: + Vuolsi cos col, dove si puote + Cio che si vuole; e pi non dimandare_.] + +[Note 37: + + _Come d'autunno si levan le foglie, + L'una appresso dell'altra, in fin che'l ramo + Rende alla terra tutte le sue spoglie; + Similemente il mal seme d'Adamo + Gittan si di quel lito ad una ad una + Per cenni, com' augele suo richiamo_.] + +Tandis que Dante interroge son matre et qu'il coute ses rponses, la +sombre campagne s'branle: cette terre baigne de larmes exhale un vent +imptueux qui lance des clairs d'une lumire sanglante[38]. Le pote +perd tout sentiment; il tombe comme un homme accabl de sommeil. Un +tonnerre clatant le rveille[39]; il se trouve de l'autre ct du +fleuve, et sur le bord de l'abme de douleurs, o retentit le bruit d'un +nombre infini de supplices. Dans cette cavit obscure et profonde, l'oeil +a beau se fixer vers le fond, il n'y distingue rien; c'est le gouffre +immense des Enfers o les deux potes vont descendre de cercle en +cercle. Dans le premier qui fait le tour entier de l'abme, il n'y a +point de cris ni de larmes, mais seulement des soupirs dont l'air +ternel retentit. Ce sont les limbes, o une foule innombrable +d'enfants, d'hommes et de femmes, souffre une douleur sans martyre[40]. +Leur seul crime est d'avoir ignor une religion qu'ils ne pouvaient +connatre. Virgile, qui explique au Dante leur destine, ajoute qu'il +est lui-mme de ce nombre; que, pour cette seule faute, ils sont perdus + jamais; mais que leur seul supplice est un dsir sans esprance[41]. + +[Note 38: + + _La terra lagrimosa diede vento, + Che baleno una luce vermiglia_.] + +[Note 39: + + _Ruppe mi l'alto sonno nella testa + Un greve tuono, si ch' i' mi riscossi_, etc. + (C. IV.)] + +[Note 40: + + _E ci avvenia di duol senza martiri, + Ch' avean le turbe, ch' eran molte e grandi, + D'infanti, e di femmine e di viri_.] + +[Note 41: + + _Per tai difetti, e non per altro rio, + Semo perduti, e sol di tanto offesi + Che senza speme vivemo in disio._] + +Cependant un feu brillant vient clairer ce tnbreux hmisphre. Quatre +ombres s'avancent, et tout ce qui les entoure parat leur rendre +hommage. Une voix fait entendre ces mots: Honorez ce pote sublime; son +ombre qui nous avait quitts revient nous[42]. Dante voit marcher +vers lui ces quatre grandes ombres, dont l'aspect n'annonce ni la +tristesse ni la joie. Regarde, lui dit Virgile, celui qui tient en main +une pe, et qui devance les trois autres, comme leur matre: c'est +Homre, pote souverain; les autres sont Horace, Ovide, et Lucain. J'ai +de commun avec eux ce nom que la voix a fait entendre; et ils me rendent +les honneurs qui me sont dus. Ainsi, continue Dante, je vis se runir la +noble cole de ce matre des chants sublimes, qui vole, tel qu'un aigle, +au-dessus de tous les autres[43]. Quand ils se furent entretenus +quelque temps, ils se tournrent vers moi et me salurent: mon matre +sourit; alors ils me traitrent plus honorablement encore; ils +m'admirent enfin dans leur troupe, et je me trouvai le sixime, parmi de +si grands gnies[44]. + +[Note 42: + + _In tanto voce fu per me udita: + Onorate l'altissimo poeta; + L'ombra sua torna ch'era dipartta._] + +[Note 43: + + _Cos vidi adunar la bella scuola + Di quel signor dell'actissimo canto, + Che sovra gli altri, com'aquila vola._] + +[Note 44: _Si ch'io fui sesto tra cotanto senno._] + +Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignit simple, qui +frappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui ne +pardonnent pas au gnie de se sentir lui-mme et de se mettre sa +place, comme l'ont fait presque tous les grands potes, y trouveront +peut-tre trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilge, +et qui savent qu'en ne le donnant qu'au gnie, on ne risque jamais de le +voir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonne +d'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moins + l'gard de l'un de ces anciens potes, est peut-tre ici plus svre +que la justice. + +Les six potes, en poursuivant leurs entretiens, arrivent au pied d'un +chteau environn de sept murailles et dfendu tout alentour par un +fleuve; ils le passent pied sec, et pntrent par sept portes dans une +vaste prairie. Quel que soit le sens allgorique de ces sept murs et de +ce fleuve, car les commentateurs sont partags cet gard, les uns y +voyant les sept arts, les autres, quatre vertus morales et trois +spculatives, et d'autres encore autre chose; c'est dans cette enceinte +que Dante place une espce d'Elyse. Les mes dont il le remplt ont le +regard lent et grave, leur maintien est imposant, et, selon l'expression +du pote, plein d'une grande autorit: elles parlent rarement et avec de +douces voix[45]. On ne peut mieux peindre le calme inaltrable et la +dignit de la sagesse. + +Des hrones et d'antiques hros sont mls avec les sages. On y voit +lectre, non la soeur d'Oreste, mais la mre de Dardanus; Hector, ne, +Camille, Pentsile, le roi Latinus et Lavinie sa fille, Brutus qui +chassa les Tarquins, et Csar, qui le pote donne les yeux d'un oiseau +de proie, _Con gli occhi grifagni_; Lucrce, Julie, Marcia, Cornlie, et +le grand Saladin, seul part; trait d'indpendance remarquable, d'avoir +os placer dans l'lyse ce terrible ennemi des Chrtiens! Dante lve un +peu plus les yeux, et il voit le matre de toute science, Aristote, _il +maestro di color che sanno_, assis au milieu de sa famille +philosophique; tous l'admirent et l'honorent. Socrate et Platon sont +placs le plus prs de lui; ensuite Dmocrite, Diogne, Anaxagore, +Thals, Empdocle, Hraclite, Znon et plusieurs autres, tant grecs que +latins, jusqu' l'arabe Averros. Virgile et Dante se sparent ensuite +des quatre autres potes; ils passent de ce sjour paisible dans un +lieu bruyant, plein de trouble, et priv de la clart du jour. + +[Note 45: + + _Genti v'eran ion occh tardi e graoi, + Di grande autorita ne lor semb anti: + Parlavan rado con voci soavi_.] + +C'est l, c'est au second cercle de l'abme[46], que commence proprement +l'Enfer. Minos est assis l'entre, avec un aspect horrible et des +grincements de dents. C'est un juge de l'ancien Enfer, mais c'est un +dmon de l'Enfer moderne. Sa longue queue lui sert pour marquer les +degrs de svrit de ses sentences. Selon les crimes commis par les +mes qui paraissent devant lui, il fait autour de son corps plus ou +moins de tours avec sa queue, et l'me descend dans le cercle indiqu +par le nombre des tours[47]. Au-del de son tribunal, on entend des voix +plaintives, des gmissements et des pleurs. L'air, priv de toute +lumire, mugit comme une mer orageuse, battue par des vents +contraires[48]. L'ouragan infernal qui ne s'apaise jamais, emporte avec +lui les mes, les tourmente, et les fait tourner sans cesse dans ses +tourbillons. Quand elles arrivent au bord du prcipice, alors se font +entendre les cris, les lamentations et les blasphmes. Ce sont les mes +des voluptueux qui ont soumis la raison leurs dsirs. Le pote compare +leurs essaims nombreux aux troupes d'tourneaux qui s'envolent +l'arrive de la froide saison, et celles des grues, qui tracent dans +l'air de longues files, en jetant des cris plaintifs[49]. + +[Note 46: C. V.] + +[Note 47: + + _E quel conoscitor delle peccata + Vede qual luogo d'inferno da essa_: (_anima_) + _Cignesi con la coda tante volte + Quantunque gradi vuol che gi sia messa._] + +[Note 48: + + _Io venni in luogo d'ogni luce muto, + Che mugghia, come fa mar per tempesta, + Se da contrari venti combattuto. + La bufera infernal che mai non resta;_ + + _Mena gli spirti con la sua rapina, + Voltando e percuotendo gli molesta._] + +[Note 49: + + _E come gli stornei ne portan l'ali, + Nel freddo tempo, a schiera larga e piena; + Cos quel fiato gli spiriti mali + Di qu, di l, di gi, di s li mena. + + E come i gru van contando lor lai, + Facendo in aer di se lunga riga, + Cosi vid' io venir, traendo guai, + Ombre portate dalla detta briga._] + +Les premires qui se prsentent sont celles de Smiramis, de Didon, de +Cloptre, d'Hlne; puis les ombres d'Achille, de Pris, et de Tristan. +D'autres suivent par milliers, et Virgile les nomme mesure que le vent +les fait passer sous leurs yeux; mais il en est deux qui attirent plus +particulirement les regards de notre pote, et qui lui inspirent plus +de piti. Nous voici arrivs ce touchant pisode de _Francesca da +Rimini_, l'un des deux que l'on cite toujours quand on parle de l'Enfer +du Dante, qui est en effet au-dessus de tout le reste, et que les +Italiens comparent avec raison aux beauts les plus exquises de tous les +pomes anciens et modernes. Malgr sa grande rputation, il est assez +mal connu en France. Ceux qui ont essay de le traduire dans notre +langue, ont fait disparatre son plus grand charme, qui est celui d'une +tendresse et d'une simplicit naves; peut-tre ne serai-je pas plus +heureux; mais je ne puis rsister au dsir de le tenter. + +L'histoire amoureuse et tragique qui en est le sujet avait d faire +beaucoup de bruit; elle touchait de prs la famille dans laquelle Dante +avait trouv son dernier asyle. _Guido da Polento_ avait une fille +charmante nomme Franoise. Elle tait tendrement aime de Paul, son +jeune cousin; mais des arrangements de fortune engagrent Guido la +marier avec _Lanciotto_, fils de _Malatesta_, seigneur de Rimini. Ce +Lanciotto tait contrefait et peu aimable. Paul continua de voir sa +cousine. L'amour reprit tous les droits que lui avait enlevs ce +mariage; mais le mari jaloux surprit les deux jeunes amants, et les +sacrifia tous deux sa vengeance. Ce sont leurs ombres qui passent en +ce moment devant le pote, et qu'il regarde avec autant de curiosit que +de tristesse. Il poursuit en ces mots son rcit: + +Je dis mon guide: Pote[50], je voudrais parler ces deux ombres +qui vont ensemble et paraissent voler si lgrement au gr du vent. Tu +verras, me rpondit-il, quand elles seront plus prs de nous. Prie-les +alors au nom de cet amour qui les conduit; elles viendront toi. +Aussitt que le vent les amena vers nous, j'levai la voix: Ames +infortunes, venez nous parler, si rien ne vous arrte.--Telles que deux +colombes, excites par le dsir, les ailes tendues et immobiles, +viennent en traversant les airs au doux nid o la mme volont les +appelle, telles ces deux ombres sortirent de la troupe o est Didon, et +vinrent nous travers cet air malfaisant; tant le son de ma voix +avait eu d'expression et de force!--O mortel bienfaisant et sensible, +qui viens nous visiter dans ces paisses tnbres, nous qui avons teint +la terre de notre sang, si le roi de l'univers pouvait nous tre +favorable, nous le prierions pour toi, puisque tu as piti de nos maux. +Ce que tu dsires d'entendre et de nous dire, nous le dirons et nous +l'entendrons volontiers, tandis que le vent se tait, comme il le fait en +ce moment. Le pays o je suis ne[51] est situ prs de la mer, +l'endroit o le P descend pour s'y reposer avec les fleuves qui le +suivent. L'amour, qui dans un coeur bien n s'allume si rapidement, +enflamma celui-ci pour la beaut qui me fut bientt ravie par un coup +que je ressens encore. L'amour, qui ne dispense jamais d'aimer qui nous +aime, m'inspira un dsir si fort de ce qui pouvait lui plaire, qu'ici +mme, comme tu vois, ce dsir ne me quitte pas. L'amour nous conduisit +ensemble la mort: le fond des enfers attend celui qui nous ta la +vie.--C'est ainsi que nous parla cette ombre malheureuse. En l'coutant, +je courbai la tte, et je la tins si long-temps baisse, que le Pote +me dit enfin: Que penses tu? Je lui rpondis: Hlas! combien de douces +penses, combien de dsirs ont conduit ces infortuns leur fin +douloureuse! Puis, je me retournai vers eux, et leur dis: Franoise, tes +souffrances m'arrachent des larmes de tristesse et de piti. Mais +dis-moi: dans le temps de vos doux soupirs, quoi et comment l'amour +vous permit-il de connatre des dsirs qui ne se dclaraient point +encore?--Elle me rpondit: Il n'est point de plus grande douleur que de +se rappeler des temps heureux quand on est dans l'infortune; et ton +matre ne l'ignore pas; mais si tu as si grand dsir de connatre la +premire origine de notre amour, je ferai comme les malheureux qui +parlent en versant des pleurs. Un jour nous prenions plaisir lire, +dans l'histoire de Lancelot, comment il fut enchan par l'amour. Nous +tions seuls et sans dfiance. Plus d'une fois cette lecture fit que nos +yeux se cherchrent, et que nous changemes de couleur; mais il vint un +moment qui acheva notre dfaite. Quand nous lmes qu'un tel amant avait +cueilli sur un doux sourire le baiser long-temps dsir; celui-ci, que +rien ne sparera plus de moi, colla sur mes lvres sa bouche tremblante: +le livre et son auteur furent nos messagers d'amour, et ce jour-l nous +n'en lmes pas davantage.--Tandis que l'une de ces ombres parlait ainsi, +l'autre soupirait si amrement que la piti me saisit, je dfaillis, +comme si j'eusse t prs de mourir, et je tombai comme tombe un corps +sans vie[52]. + +[Note 50: + + _I' cominciai: Poeta volentieri + Parlerei a que' duo che'nsieme vanno, + E pajon s al vento esser leggieri. + Ed egli a me: vedrai quando saranno + Pi presso a noi: e tu allor gli prega + Per quell'amor ch'ei mena; e quei verranno. + Si tosto come'l vento a noi gli piega, + Mossi la voce: O anime affanate, + Venite a noi parlar, s'altri nol niega. + Quali colombe dal disio chiamate + Con l'ali aperte e ferme al dolce nido + Volan per l'aer dal voler portate: + Cotale uscir della schiera ov' Dido, + A noi venendo per l'aer maligno; + Si forte fu l'affetuoso grido_, etc.] + +[Note 51: Je ne sais si les Franais, qui n'entendent pas l'Italien, +pourront entrevoir dans ma traduction les beauts simples, touchantes, +et le caractre vraiment antique de ce morceau; quand ceux qui la +langue italienne est familire, et surtout aux Italiens mmes, je sens +autant qu'eux tout ce qu'un original si parfait perd dans une si faible +copie, et c'est pour eux que, sacrifiant tout amour-propre, je vais +mettre ici le texte mme, depuis l'endroit o _Francesca_ commence le +rcit de ses malheurs. + + _Siede la terra dove nata fui + Su la marina, dove'l Po discende + Per aver pace co' seguaci sui. + Amor, ch'a cor gentil ratto s'apprende, + Prese cosuti della bella persona + Che mi fu tolta, e'l modo ancor m'offende. + Amor, ch'a nullo amato amar perdona, + Mi prese del costui piacer s forte + Che, come vedi, ancor non m'abbandona. + Amor condusse noi ad una morte: + Caina attende chi vita ci spense. + Queste parole da lor ci fur porte_. + + _Da ch'io intesi quell' anime offense, + Chinai'l viso, e tanto'l tenni basso, + Fin che'l Poeta mi disse: che pense? + Quando risposi, cominciai: o lasso, + Quanti dolci pensier, quanto disio, + Men costoro al doloroso passo! + Poi mi rivolsi a loro, e parlai io, + E cominciai: Francesca, i tuoi martiri + A lagrimar mi fanno tristo e pio. + Ma dimmi: al tempo de' dolci sospiri, + A che, e come concedette amore + Che conosceste i dubbiosi desiri? + Ed ella a me: nessun maggior dolore + Che ricordarsi del tempo felice + Nella miseria; e ci sa'l tuo dottore. + Ma se a conoscer la prima radice + Del nostro amor tu hai cotanto affetto_, + _Dir, come colui che piange e dice. + Noi leggevamo un giorno per diletto + Di Lancilotto, come amor lo strinse; + Soli eravamo, e senza alcun sospetto. + Per pi fiate gli occhi ci sospinse + Quella lettura, e scolorocci'l viso. + Ma solo un punto fu quel che ci vinse. + Quando leggemmo il disiato riso + Esser baciato da cotanto amante; + Questi, che mai da me non fia diviso, + La bocca mi bacci tutto tremanie: + Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse: + Quel giorno pi non vi leggemmo avante. + Mentre che l'uno spirto questo disse, + L'altro piangeva si che di pietade + Io venni meno come s'io morisse; + E caddi, come corpo morto cade_.] + +[Note 52: J'ai voulu, dans ces derniers mots, rendre par une mesure + peu prs semblable l'harmonie tombante des derniers mots italiens. + + Co_me cor_po mor_to ca_de. + Comme tombe un corps sans vie. + +Mais je n'ai pu trouver pour la dernire syllabe longue qu'une voyelle +moins grave et moins sonore. Cette version offrait mille difficults; il +fallait conserver la rptition lgante et imitative du mot _tomber_ au +dernier vers: + + _E caddi, come corpo morto cade_; + +_Corpo morto_ n'a rien que de noble en italien: _un corps mort_ serait +ridicule en franais; enfin l'harmonie de la phrase tait en quelque +sorte sacre, et c'tait un devoir de la conserver. C'est quoi n'ont +song ni Moutonnet, ni Rivarol, dans leurs traductions, qu'il est +inutile de citer. Ce soin de l'harmonie imitative qui manque dans +presque toutes les traductions de vers en prose, donnerait beaucoup de +peine au traducteur, et il faut l'avouer, ne serait apprci que par un +petit nombre de lecteurs; mais c'est ce petit nombre qu'il faut toujours +s'efforcer de satisfaire.] + +C'est peut-tre la millime fois que j'ai relu dans l'original cet +pisode justement clbre, et l'impression qu'il me fait est toujours la +mme, et je comprends moins que jamais comment dans ce sicle, dans +cette disposition d'esprit, dans un pareil sujet, au milieu de tous ces +tableaux sombres et terribles, Dante put trouver pour celui-ci des +couleurs si harmonieuses et si douces, comment il les cra, puisqu'elles +n'existaient pas avant lui, et comment il sut les approprier une +langue rude encore et presque naissante. Ce ne fut ni dans la force ni +dans l'lvation de son gnie, ni dans l'tendue de son savoir qu'il +trouva le secret de ces couleurs si neuves et si vraies, c'est dans son +me sensible et passionne, c'est dans le souvenir de ses tendres +motions, de ses innocentes amours. Ce n'tait point le philosophe +profond, l'imperturbable thologien, ni mme le pote sublime qui +pouvait peindre et inventer ainsi: c'tait l'amant de Batrix. + +Si l'on a d'abord peine comprendre comment il a pu placer dans l'Enfer +ce couple aimable, pour une si passagre et si pardonnable erreur, on +voit ensuite qu'il a t comme au-devant de ce reproche, en mettant Paul +et Franoise dans le cercle o les peines sont le moins cruelles, en ne +les condamnant qu'a tre agits par un vent imptueux, image allgorique +du tumulte des passions, et surtout en ne les sparant pas l'un de +l'autre. Ce sont des infortuns sans doute, mais ce ne sont pas des +damns, puisqu'ils sont et puisqu'ils seront toujours ensemble. + +Quand le pote revient lui[53], il se trouve entour de nouveaux +tourments, de quelque ct qu'il aille, qu'il se tourne ou qu'il +regarde. Il est descendu au troisime cercle, o tombe une pluie +ternelle, froide, accablante. Une forte grle, une eau sale, mle de +neige, est verse par torrents dans cet air tnbreux; la terre qui la +reoit exhale une vapeur infecte. Cerbre la triple gueule aboie aprs +les malheureux qui y sont plongs. Ce dmon Cerbre[54], qu'il nomme +aussi le grand Serpent, _il gran Vermo_, a les yeux ardents[55], la +barbe immonde et noire, le ventre large et des griffes aigus, dont il +gratte, corche et dchire les damns. C'est ainsi que Dante habille +la moderne les monstres de l'ancien Enfer. La pluie fait jeter ces +malheureux des hurlements. Ils se retournent sans cesse d'un ct sur +l'autre pour s'en garantir. Toutes ces ombres sont couches dans la +fange; ce sont celles des gourmands. Une seule se lve en voyant passer +le pote, et se fait connatre lui. C'tait un parasite, qui les +Florentins avaient donn le nom de _Ciacco_, qui dans leur dialecte +signifie un porc, un pourceau, et c'est par lui que Dante se fait +prdire ce qui doit arriver des partis qui agitaient la rpublique, la +ruine de celui des Guelfes, l'arrive de Charles de Valois et ses +suites. Ce chant est trs-infrieur aux prcdents. On est surpris que +Dante voulant parler des vnements de sa patrie ait choisi pour +interlocuteur un homme sans nom, connu seulement par le sobriquet +honteux qu'il devait sa gourmandise, et qu'aprs un pisode +enchanteur, il en ait imagin un si dgotant et si commun. Enfin l'on +n'aime pas le voir donner des larmes au sort de ce vil _Ciacco_[56], +lorsqu'il vient d'en donner de si touchantes aux souffrances de deux +amants. On a souvent lui pardonner ces ingalits choquantes, dont il +faut moins accuser son gnie que son sicle. + +[Note 53: C. VI.] + +[Note 54: _Dello demonio Cerbero_.] + +[Note 55: + + _Gli occhi ha vermigli, e la barba unta e atra_, + _E'l ventre largo, e unghiate le mani: + Graffia gli spirti, gli scuoia ed isquabra_.] + +[Note 56: + + _Ciacco, il tuo affanno + Mi pesa s ch'a lagrimar m'invita_.] + +Nous avons vu Minos l'entre du second cercle, et le troisime gard +par Cerbre; Pluton en personne prside au quatrime[57]. Pluton, le +grand ennemi, hurle d'une voix enroue, et prononce des paroles +tranges, o l'on ne distingue que le nom de _Satan_[58]. Dans ce +cercle, les mes lances les unes contre les autres se poussent et se +heurtent sans cesse comme, dans le gouffre de Caribde, une onde se +brise contre une autre onde qu'elle rencontre. Elles jettent de grands +cris; et quand leurs poitrines se sont choques, elles se retournent en +criant plus horriblement encore, et reviennent jusqu' la moiti du +cercle, o elles trouvent de nouveau des poitrines ennemies qui les +repoussent. Ce sont les prodigues et les avares qui se tourmentent +mutuellement ainsi. Ceux qui ont la tte tonsure attirent l'attention +du pote; il demande son guide si ce sont tous des gens d'glise. Ce +sont, rpond Virgile, des prtres, des cardinaux et des papes, qui ont +pouss l'avarice au dernier excs. Dante voudrait en reconnatre +quelques uns; mais, lui dit son matre, le vice honteux dont ils se sont +souills les rend mconnaissables et inaccessibles toute recherche. Il +prend de-l occasion de couvrir d'un juste mpris les biens et les +faveurs de la fortune, dont le commun des hommes tire tant d'orgueil. +Tout l'or, dit-il, qui est sous le globe de la lune, ou qui appartint +jadis ces mes fatigues, ne pourrait procurer l'une d'entre elles +un seul instant de repos[59]. Dante demande ce que c'est donc que cette +fortune qui dispose de tous les biens, et Virgile lui fait cette belle +rponse; cratures insenses! dans quelle ignorance vous +croupissez[60]! Celui dont la science est au-dessus de tout, cra les +cieux; il leur donna des guides qui les conduisent, qui en font briller +chaque partie vers la partie qu'elle doit clairer, et distribuent +galement la lumire; de mme il donna aux splendeurs mondaines une +conductrice gnrale qui y prside, qui change quand le temps en est +venu ces biens fragiles, et les fait passer de peuple en peuple et d'une +race une autre race, sans que la sagesse humaine y puisse mettre +obstacle. Les uns commandent, les autres languissent au gr de ses +jugements, qui sont cachs comme le serpent sous l'herbe. Tout votre +savoir lui rsiste en vain; elle pourvoit, juge, conserve son empire +comme les autres intelligences. Ses permutations n'ont point de trve; +la ncessit la force un mouvement rapide; tant arrivent souvent des +vicissitudes nouvelles. C'est elle que blment et que maudissent ceux +mmes qui lui devraient des remercments et des loges; mais elle a su +se rendre heureuse, et ne les entend pas. Avec une joie gale celle +des autres cratures suprieures, elle fait comme elles tourner sa +sphre, et jouit de sa flicit. + +[Note 57: C. VII.] + +[Note 58: + + _Pape Satan, pape Satan aleppe, + Cominci Pluto, con la voce chioccia_. + +Les commentateurs sont curieux voir s'vertuer sur ce dbut de chant. +Boccace y a vu le premier la surprise et la douleur. Selon lui, _Pape_ +vient du latin _papoe_, et c'est de ce mot que s'est form le nom de Pape +donn au souverain Pontife, dont l'autorit, dit-il, est si grande, +qu'elle fait natre la surprise et l'admiration dans tous les esprits. +_Pape Satan_ est rpt deux fois pour marquer mieux cette surprise. +_Aleppe_ vient d'_aleph_, premire lettre de l'alphabet des Hbreux. +Chez eux _aleppe_, comme _ah_ chez les Latins, est un adverbe qui +exprime la douleur. Pluton, qui est le dmon de l'avarice, s'crie donc +en voyant des hommes vivants; il invoque Satan, chef de tous les dmons, +et par cette interjection douloureuse, il l'appelle son secours. +Landino l'explique de mme, sans oublier l'tymologie du nom du Pape, +ainsi appel, dit-il, comme chose trs-admirable parmi les Chrtiens. A +cela prs, Velutello, Daniello, et dans un temps plus rapproch Venturi, +donnent la mme explication. Le P. Lombardi est de leur avis sur +l'interjection _pape_, mais non pas sur le sens qu'ils donnent au mot +_aleppe_, ni sur l'appel qu'ils supposent que Pluton fait Satan. +_Aleppe_ est en effet, selon lui, l'_aleph_ des Hbreux ajust +l'italienne, comme on dt _Giuseppe_ pour _Joseph_; mais il ne connat +aucun matre de langue hbraque qui attribue l'_aleph_ cette +signification plaintive. _Aleph_ signifie, entr'autres choses, chef, +prince, etc., et c'est dans ce sens qu'il doit tre pris ici. _Satan_, +qui en hbreu veut dire adversaire, ennemi, et _Pluton_, dmon des +richesses, le plus dangereux ennemi de l'homme, et qui prside au cercle +o sont punis les prodigues et les avares, ne sont qu'un seul et mme +personnage. Pluton s'apostrophe lui-mme: Satan, dit-il, Satan, chef +des Enfers! comme s'il voulait continuer: a-t-on pour toi si peu de +respect que de pntrer vivant dans ton empire? Du reste, Lombardi pense +que le pote a employ ce mlange d'idiomes divers, afin de rendre plus +horrible le langage de Pluton. Malheureusement, il ajoute cette +conjecture sage celle-ci, qui le parat un peu moins: Ou peut-tre +est-ce pour nous montrer Pluton savant dans toutes les langues. +Benvenuto Cellini, artiste clbre et esprit bizarre du seizime sicle, +donne, dans les mmoires de sa vie, une explication plus plaisante. Il +prtend que le Dante avait pris au chtelet de Paris, ce qu'il met ici +dans la bouche de Pluton. L'huissier, pour faire faire silence; criait: +_Paix! paix! Satan, allez! paix_. Benvenuto tant Paris, s'tait +attir un procs par l'extravagance de ses manires, et ayant t oblig +de comparatre au Chtelet, il y entendit l'huissier crier plusieurs +fois: _Paix! paix! Satan, allez! paix_. Il est vrai que c'tait au temps +de Franois Ier., mais cet original de Cellini assure que cela tait +ainsi ds le sicle du Dante, et donne trs-srieusement cette origine +aux paroles nigmatiques de Pluton.] + +[Note 59: + + _Che tutto l'oro ch' sotto la luna + O che gi fu di quest'anime stanche + Non poterebbe farne posar una_.] + +[Note 60: + + _O creature sciocche + Quanta ignoranza quella che v'offende_! + + _Colui lo cui saver tutto trascende + Fece li cieli; e di lor chi conduce, + Si ch'ogni parte ad ogni parte splende, + Distribuendo ugualmente la luce: + Similemente agli splendor mondani + Ordin general ministra e duce, + Che permutasse a tempo li ben vani + Di gente in gente e d'uno in altro sangue, + Oltre la difension de'senni umani; + Perch'una gente impera, e l'altra langue, + Seguendo lo giudicio di costei + Ched' occulto, com' in erba l'angue. + Vostvo saver non ha contrasto a lei: + Ella provvede, giudica e persegue + Suo regno, come il loro gli altri dei. + Le sue permutazion non hanno triegue; + Necessit la fa esser velore, + Si spesso vien chi vicenda consegue. + Quest' colei ch' tanto posta in croce + Pur da color che le dovrian dar lode, + Dandole biasmo a torto e mala voce. + Ma ella s' beata e ci non ode: + Con l'altre prime creature lieta + Volve sua spera, e beata si gode_.] + +On ne trouve dans aucun pote un plus beau portrait de la fortune, +peut-tre pas mme dans cette belle ode d'Horace (_ Diva gratum quoe +regis Antium_), au-dessus de laquelle il n'y a rien, sur le mme sujet, +dans la posie antique. Dante a profit d'une ide de l'ancienne +philosophie, adopte par le christianisme, de cette ide d'une +intelligence secondaire charge de prsider chacune des sphres +clestes; et il a en quelque sorte ressuscit et rajeuni la desse de la +Fortune, en plaant une de ces intelligences la direction de la +sphre des biens de ce monde. C'est un de ces morceaux du Dante qui sont +rarement cits, mais que relisent souvent ceux qui ont une fois vaincu +les difficults et got les beauts svres de ce pote ingal et +sublime. + +Les deux voyageurs traversent dans sa largeur ce quatrime cercle. Ils +trouvent sur l'autre bord une source bouillonnante, dont l'eau trouble +et noirtre descend dans le cercle infrieur, et y forme le marais du +Styx. Des ombres nues et furieuses sont plonges dans la fange de ce +marais; elles se frappent non seulement des mains, mais de la tte, de +la poitrine, des pieds, et se dchirent par morceaux avec les dents[61]. +Ce sont les ombres des hommes qui ont t sujets la colre. Il y en a +qui sont plus enfonces encore, et qui font bouillonner la fange en +voulant exhaler, du fond o elles sont plonges, des plaintes qu'on ne +peut entendre. Dante et Virgile descendent au cinquime cercle, en +suivant le cours du ruisseau. A l'entre de ce cercle, et sur le bord du +Styx, ils trouvent une tour, au haut de laquelle brillent deux +flammes[62]. Une troisime rpond ce signal. Aussitt ils voient +travers la fume qui couvre le marais, venir eux une barque conduite +par Phlgias, charg de faire passer le Styx aux mes qui se prsentent. +Ils entrent dans la barque. Quand ils sont au milieu du marais, couvert +de ces mes qui se frappent et se dchirent, une d'elles se lve, saisit +le bord de la barque, et veut y entrer. Dante et Virgile la repoussent. +Virgile flicite son lve de la colre qu'il vient de montrer; il +l'embrasse, et bnit celle qui l'a port dans ses flancs. Cet homme, lui +dit-il, fut rempli d'orgueil, et n'a laiss la mmoire d'aucun acte de +bont; aussi son ombre est-elle toujours en fureur. Combien n'y a-t-il +pas l haut de grands rois qui seront ici plongs comme des porcs dans +la fange[63]! Dante voudrait voir cette ombre replonge dans le limon +bourbeux; ce dsir est satisfait. Tous les autres damns se runissent +contre ce misrable; tous crient Philippe _Argenti_; et cet esprit +bizarre se mord de ses propres dents. + +[Note 61: + + _Vidi genti fangose in quel pantano, + Ignude tutte e con sembiante offeso. + Questi si percotean, non pur con mano, + Ma con la testa, e col petto, e co' piedi, + Troncandosi co' denti a brano a brano_.] + +[Note 62: C. VIII.] + +[Note 63: + + _Quanti si tengon or lass gran regi + Che qu staranno come porci in brago, + Di se lasciando orribili dispregi_!] + +_Argenti_ avait t un Florentin riche, puissant, d'une force +extraordinaire, et qui tait d'une violence gale sa force. On ne sait +pour quel motif particulier, parmi tant de Florentins qui, dans ce temps +de factions, devaient s'tre livrs des fureurs et des emportements +coupables, Dante a choisi celui-ci, qui figura peu dans les affaires; ni +pourquoi de l'incendiaire Phlgias qui, dans l'enfer de Virgile, apprend +aux hommes _ ne pas mpriser les Dieux_, il a fait dans le sien un +conducteur de barque et un second Caron. Cependant, c'est la cit mme +du prince des Enfers que Phlgias passe les mes; il les passe de la +partie des supplices les plus doux celle des plus terribles: en un +mot, il les dpose l'entre de cette horrible cit, qui s'tend depuis +le sixime cercle jusqu'au fond, o est enchan Lucifer. C'est l que +sont punis les incrdules, les hrsiarques, et tous ceux dont les +crimes attaquent plus directement la Divinit. Phlgias semble donc dans +cet Enfer, comme dans l'autre, apprendre aux mes, non plus par son +propre supplice, mais par ceux auxquels il les conduit, respecter les +dieux. + +La cit se prsente avec ses tours enflammes et ses murs de fer. +Phlgias dpose les deux potes l'une des portes. Elle est garde par +des milliers de dmons, qui s'irritent en voyant un homme vivant, et +s'opposent son passage. Virgile entre en pour-parler avec eux, et +Dante attend avec crainte le rsultat de la confrence: elle est rompue. +Les dmons rentrent dans la ville, et ferment la porte devant Virgile, +qui veut y pntrer avec eux. Il est sensible cette offense; mais il +annonce son disciple qu'elle sera punie, et que quelqu'un va bientt +leur ouvrir l'entre de ce sjour. Cependant, au haut de l'une des +tours[64], ils voient paratre trois furies teintes de sang, ceintes de +serpents verts, et portant aussi des serpents pour chevelures. Virgile +reconnat les suivantes _de la reine des pleurs ternels_; il reconnat +Mgre, Alecton, Tisiphone. Elles se dchirent le sein avec leurs +ongles, ou le frappent avec leurs mains, en jetant des cris si terribles +que Dante effray se serre auprs de son matre[65]. Tout ce tableau est +peint avec les plus fortes couleurs et la touche la plus fire. + +[Note 64: C. IX.] + +[Note 65: + + _Vidi dritte ratto + Tre furie infernal di sangutte tinte, + Che membra femminili avean ed atto + E con idre verdissime eran cinte: + Serpentelli e ceraste avean per crine + Onde le fiere tempie eran avvinte. + E quei che ben conobbe le meschine + Della regina dell'eterno pianto, + Guarda, mi disse, le feroci Erine_. + + _Con l'unghie si fendea ciascuna il petto; + Battean si a palme e gridavan s alto + Che mi strinsi al poeta per sospetto_.] + +Les furies veulent lui montrer la tte de Mduse, la terrible Gorgone. +Virgile lui crie de fermer les yeux, et les lui couvre de ses deux +mains. Le pote s'interrompt ici; il avertit les hommes qui ont un +entendement sain d'admirer la doctrine secrte cache sous le voile +trange de ses vers. Cet avis ne convient peut-tre pas plus cet +endroit de son pome qu' beaucoup d'autres, o il voulait en effet que +l'on chercht toujours quelque sens cach, intention que les +commentateurs ont plus que remplie; mais ces trois vers sont trs-beaux; +tous les Italiens les savent et les citent souvent: + + _O voi ch'avete gl'intelletti sani, + Mirate la dottrina che s'asconde + Sotto'l velame degli versi strani_. + +Dj s'avanait sur les noires eaux du Styx un bruit qui rpandait +l'pouvante et faisait trembler les deux rivages[66]. Tel qu'un vent +imptueux, n du choc des vapeurs contraires, frappe la fort, rompt les +branches, les abat, les emporte, s'avance avec orgueil parmi des +tourbillons de poussire, et met en fuite les animaux et les bergers. +Un ange, annonc par ce bruit terrible, traverse le Styx pied sec. +Tout exprime en lui la colre. Arriv la porte, il la touche d'une +baguette; elle s'ouvre sans rsistance. Il fait aux dmons les reproches +les plus durs et les plus sanglants; il leur ordonne de laisser entrer +Dante et son guide, mais sans parler aux deux potes, et de l'air d'un +homme occup d'objets plus graves et plus importants que ceux qui sont +devant lui[67]. Ils entrent, et voient s'tendre de toutes parts une +vaste campagne pleine de douleurs et d'affreux tourments[68]. + +[Note 66: + + _E gi venia su per le torbid onde + Un fracasso d'un suon pien di spavento, + Per cui tremavan amendue le sponde; + Non altrimenti fatto che d'un vento + Impetuoso per gli avversi ardor, + Che fier la selva e senza alcun rattento + Li rami schianta, abbatte e porta i fiori: + Dinanzi polveroso va superbo, + E fa fuggir le fiere e gli pastor_.] + +[Note 67: + + _E non fe' motto a noi, ma fe' sembiante + D'uomo cui altra cura stringa e morda + Che quella di colui che gli davante._] + +[Note 68: + + _E veggio ad ogni man grande campagna, + Piena di duolo e di tormento rio_.] + +L'imagination du pote lui rappelle les plaines d'Arles, ou tait un +grand nombre de tombeaux clbres par des traditions fabuleuses, et les +environs de Pola, ville d'Istrie, qu'entouraient aussi de nombreuses +spultures; c'est ainsi que se prsente ses yeux cette triste +campagne, mais avec un aspect plus terrible. Elle est toute remplie de +tombeaux spars par des flammes qui les brlent et les rougissent, +comme la fournaise rougit le fer. Leurs couvercles taient levs, et il +en sortait des gmissements qui paraissaient arrachs par les plus +horribles souffrances. Virgile passe par un sentier troit entre les +tombes enflammes et le mur de la cit[69]. Dante le suit; il apprend +que les malheureux enferms dans ces tombeaux sont les hrsiarques; il +serait plus juste de dire les incrdules, car une partie de ce vaste +cimetire renferme picure et tous ses sectateurs, qui font mourir l'me +avec le corps[70]. Dante tmoignait Virgile le dsir de voir quelques +uns de ces infortuns, lorsque la voix de l'un d'eux se fait entendre. +O Toscan, dit cette voix, toi qui parcours vivant la cit du feu, en +parlant avec tant de sagesse, reste dans ce lieu, je te prie; ton +langage atteste que tu es n dans cette noble patrie, qui n'eut +peut-tre que trop se plaindre de moi. C'tait _Farinata degli +Uberti_ qui s'tait lev dans son tombeau, o on le voyait jusqu' la +ceinture. La poitrine et la tte leves, il semblait tmoigner pour +l'Enfer un grand mpris. _Farinata_ avait t Gibelin dans le temps que +Dante et sa famille taient Guelfes; il passait de son vivant pour un +esprit fort, ne croyait point une autre vie, et en concluait que +pendant celle-ci il fallait ne songer qu' jouir. + +[Note 69: C. X.] + +[Note 70: + + _Suo cimitero da questa parte hanno + Con Epicuro tutti i suoi seguaci + Che l'anima col corpo morta fanno._] + +Tandis que Dante et lui, aprs s'tre reconnus, se parlent avec quelque +aigreur, une autre ombre se lve d'un tombeau voisin, regarde alentour +du pote, comme pour voir si quelqu'un est avec lui, et voyant qu'il n'y +a personne, elle lui dit en pleurant: Si c'est l'lvation de ton gnie +qui t'a fait pntrer dans cette sombre prison, o est mon fils, et +pourquoi n'est-il pas avec toi? Dante le reconnat ces paroles et au +genre de son supplice pour _Cavalcante Cavalcanti_, pre de son ami +_Guido_, et qui avait eu la rputation d'un picurien et d'un athe. +Dante parle, dans sa rponse, de _Guido Cavalcanti_ comme de quelqu'un +qui n'est plus. Comment, reprend son pre, est-ce qu'il a perdu la vie? +est-ce que ses yeux ne jouissent plus de la douce lumire? Il s'aperoit +que Dante hsite rpondre; il retombe dans son spulcre, et ne +reparat plus[71]. Voil encore une de ces beauts fortes et neuves qui +n'avaient point de modle avant notre pote, et qui sont jamais dignes +d'en servir. + +[Note 71: + + _Quando s'accorse d'alcuna dimora + Ch'io faceva dinanzi alla riposta, + Supin ricadde e pi non parve fuora._] + +Avant de sortir de cette enceinte, Dante apprend de _Farinata_ que +l'empereur Frdric II et le cardinal Ubaldini sont dans deux tombeaux +voisins. Frdric ne fut cependant point hrsiarque, mais en querelle +ouverte avec les papes, et excommuni par eux; ce qui n'est pas +tout--fait la mme chose. Quant au cardinal, c'tait, dit Landino dans +son commentaire sur ce vers, un homme d'un grand mrite et d'un grand +courage, mais qui avait les moeurs d'un tyran plutt que d'un prtre; il +tait Gibelin, et ne se faisait point scrupule d'aider ce parti aux +dpens de l'autorit pontificale. Les Gibelins l'ayant pay +d'ingratitude, il dit navement que cependant _s'il avait une me_, il +l'avait perdue pour eux. Ce propos marquait sur la nature de l'me une +opinion peu canonique, et qu'il n'est pas sant d'avouer en habit de +cardinal. + +Au centre de tous ces tombeaux[72], dont le dernier est celui d'un pape, +Anastase II, des pierres brises forment l'ouverture d'un profond abme, +d'o sort une vapeur empeste. Les deux potes arrivent au bord, et +Virgile explique au Dante ce que contient cet abme. Il est divis dans +sa profondeur en trois cercles, tels que ceux qu'ils ont dj parcourus, +mais o les crimes sont plus grands et les peines plus cruelles. Tout +mal se fait ou par violence ou par fraude. La fraude tant le vice +propre la nature de l'homme[73], dplat le plus Dieu; les tratres +sont donc jets dans le cercle infrieur pour y prouver plus de +tourments. Dans le premier des trois cercles c'est la violence qui est +punie, et dans trois divisions diffrentes de ce cercle, selon les trois +sortes de violence, selon que par ce vice on a offens Dieu, soi-mme ou +le prochain. On offense le prochain par la ruine, l'incendie ou +l'homicide; on s'offense soi-mme en portant sur soi une main violente, +en dissipant et perdant au jeu tout son bien; on offense Dieu en le +blasphmant, en outrageant la nature, en mconnaissant sa bont. Les +homicides, les incendiaires et les brigands sont tourments dans la +premire des trois divisions; les suicides et les prodigues de leur +propre bien, dans la seconde; les blasphmateurs, les hommes coupables +du vice contre nature et les usuriers[74], dans la troisime. + +[Note 72: C. XI.] + +[Note 73: Parce qu'elle consiste, non dans l'abus des forces qui lui +sont communes avec les autres animaux, mais dans l'abus de +l'intelligence et de la raison, qualits qui lui sont propres. +(VENTURI.)] + +[Note 74: Le texte dit: + + _E per la minor giron suggella + Del segno suo e Sodomma e Caorsa_. + +On n'entend que trop bien ce que signifie le nom de cette ville de +Palestine: quant celui de Cahors, on l'explique en disant que cette +ville de Guienne tait alors un repaire d'usuriers, et que le pote la +nomme ici pour signifier l'usure. Du Cange, dans son glossaire de la +basse latinit, lui donne en effet cette signification au mot +_Caorcini_. Boccace dit, dans son commentaire sur ce vers, en parlant du +penchant gnral des habitants de Cahors pour l'usure, et de l'ardeur +avec laquelle ils l'exeraient: _Per ta qual cosa tanto questo lor +miserabile esercizio divulgato, e massimamente appo noi, che come l'huom +dice d'alcuno, egli Caorsino, cos s'intende che egli sia usurajo_.] + +La fraude s'exerce ou contre l'homme qui se fie nous, ou contre celui +qui n'a pas cette confiance. Les hypocrites, les faussaires, les +simoniaques, etc. sont tous dans cette dernire classe de criminels, et +sont punis dans diffrentes divisions du second cercle. Les tratres ou +ceux qui ont trahi la confiance et l'amiti occupent seuls le troisime +cercle, qui est le neuvime et dernier de tout l'enfer. Tel est le +formidable espace qui leur reste franchir. + +Dante, avant de s'y engager, fait quelques questions son guide. +Pourquoi, lui demande-t-il, les criminels qu'ils ont vus jusqu' +prsent, les paresseux, les voluptueux et les autres, sont-ils moins +cruellement punis que ces derniers coupables? Virgile rpond en lui +rappelant la distinction que la morale tablit entre l'incontinence, la +mchancet et la frocit brutale, trois vices que le ciel rprouve, +mais dont le premier l'offense moins que les deux autres. Cette +distinction est dans la morale d'Aristote[75], ce qui prouve que +l'tude de ce philosophe tait familire notre pote[76]. Pourquoi, +demande-t-il encore, l'usure est-elle mise au rang des actes de violence +qui outragent Dieu et la nature? Virgile prend sa rponse dans la +philosophie gnrale, dans la physique d'Aristote et dans la Gense. +Mettant part la singularit de cette dernire citation, dans la bouche +de celui qui la fait, son explication, un peu obscure, est, dans sa +premire partie surtout, pleine de force et de dignit. La philosophie, +dit-il, apprend en plus d'un endroit ceux qui s'y appliquent que la +Nature tire sa source de la divine intelligence et de son art[77]. +Rappelle-toi bien ta physique[78]; tu y trouveras que votre art, vous +autres mortels, suit autant qu'il le peut la Nature, comme le disciple +suit son matre: votre art est donc, pour ainsi dire, le petit-fils de +Dieu. Souviens-toi encore que, selon la Gense, c'est de la Nature et de +l'Art que l'homme, ds le commencement, dut tirer sa vie, et ensuite ses +progrs[79]. + +[Note 75: Au commencement du septime livre.] + +[Note 76: L'expression dont se sert Virgile fait voir combien le +Dante avait particulirement tudi ce trait de morale. Il ne nomme +point, il ne dsigne mme pas Aristote; il dit simplement: Ne te +rappelles-tu pas la manire dont _ta morale_ traite des trois +dispositions que le ciel rprouve? + + _Non ti rimembra di quelle parole + Con le quai la tua etica pertratta + Le tre disposizion che'l ciel non vuole_, etc.] + +[Note 77: + + _Filosofia, mi disse, a chi l'attende, + Nota, non pure in una sola parte, + Come natura lo suo corso prende + Dal divino intelletto, e da sua arte_. + +Il distingue ici, la manire de Platon et des thologiens, les ides +divines qui sont ternelles, et l'opration ou la volont qu'il nomme +art, et dont il fait le prototype de l'art humain.] + +[Note 78: Virgile dit encore ici _la tua fisica_, pour la physique +d'Aristote, dans laquelle on trouve en effet au second livre, et par +consquent, comme dit le texte, _non dopo molte carte_, cette +comparaison de l'art humain, qui suit la nature, avec le disciple qui +suit son matre. Dante ne pouvait pas faire une profession plus ouverte +d'aristotlisme, et il tait en mme temps Platonicien.] + +[Note 79: Ce n'est qu'implicitement que la Gense dit cela. Le +Paradis terrestre fut donn l'homme _ut operaretur et custodiret +illum_. Gen. II. 15. Aprs l'en avoir chass, Dieu lui dit: _In sudore +vults tui vesceris_. Gen. III. 19. Cela suffit au pote pour y voir que +Dieu destina la nature et ses productions aux besoins de l'homme; mais +que l'homme dut employer l'art ou le travail, pour en tirer sa +subsistance, et les progrs de la socit. + + _Da queste_ (la nature et l'art), _se tu ti rechi a mente + Lo Genesi, dal principio convene + Prender sua vita ed avanzar la gente_. + +Cela et t trs bon dans la bouche de Dante lui-mme: il ne s'est pas +aperu de l'inconvenance que cette citation de la Gense avait dans +celle de Virgile.] + +Or, l'usurier tient une route contraire; il mprise et la Nature et +l'Art, puisqu'il met ailleurs toute son esprance. + +Ces explications finies, les deux voyageurs s'avancent vers le premier +de ces trois cercles redoutables. Le monstre qui garde l'entre du +premier cercle est le Minotaure[80], et une foule de Centaures arms de +flches errent au bas des rochers, dans l'intrieur du cercle, sur les +bords d'un fleuve de sang. Les commentateurs disent, avec assez +d'apparence, que Dante a voulu dsigner par ces monstres moiti btes et +moiti hommes, la frocit brutale des hommes livrs la violence qui +sont punis dans ce cercle de l'Enfer. Il descend, avec son guide, de +pointe en pointe de rochers, et arrive enfin au bord de ce fleuve de +sang bouillant, o des damns plongs jusqu'aux yeux jettent des cris +horribles. Ici, leur dit un des Centaures, sont punis les tyrans qui ont +vers le sang et envahi la fortune des hommes[81], et il leur en nomme +plusieurs, tant anciens que modernes, Alexandre, le cruel Denys de +Sicile, Azzolino, Obizzo d'Est[82] et d'autres encore, parmi lesquels +Dante se garde bien d'oublier Attila. + +[Note 80: C. XII. Le pote appelle nergiquement ce monstre +l'_Infamia di Creti_. On s'apercevra que dans ce chant, comme dans +quelques autres, je passe sous silence beaucoup de dtails, dont +plusieurs cependant ont dans l'original un grand mrite potique; mais +j'ai d me borner ce qui est ncessaire pour saisir le fil de l'action +et indiquer les principales beauts du pome. En me prescrivant de faire +une analyse trs-rapide, j'ai encore craindre de l'avoir faite +beaucoup trop longue.] + +[Note 81: + + _E'l gran Centauro disse: ei son tiranni + Che dier nel sangue e nell' aver di piglio: + Quivi si piangon gli spielati danni_.] + +[Note 82: Denys de Syracuse, Azzolino, nomm plus communment +Eccelino, tyran de Padoue, Obizzo d'Est, marquis de Ferrare et de la +Marche d'Ancne, tyran cruel et rapace, ne font ici aucune difficult: +il n'y en a que sur Alexandre. Vellutello le premier, ensuite Daniello, +et plus rcemment Venturi, ont prtendu dans leurs commentaires que ce +tyran tait Alexandre de Phre; Landino et les autres premiers +commentateurs avaient tabli que c'tait Alexandre surnomm le Grand, et +le pre Lombardi a embrass leur opinion. D'aprs Justin, qui raconte +des traits nombreux de cruaut exercs par ce conqurant, sur ses +parents et ses plus intimes amis, et d'aprs l'nergique expression de +Lucain, qui l'appelle _felix proedo_, Pharsale, X. 21, on peut, dit-il, +le placer avec justice parmi les tyrans _che dier nel sangue e nell' +aver di piglio_. Le nom d'Alexandre seul, et sans autre dsignation, dit +assez l'intention du pote; et l'omission qu'il a faite de lui parmi les +grandes mes, _Spiriti magni_, qu'il place dans les Limbes, prouve qu'il +le rservait pour ce lieu de supplices.] + +Le centaure transporte ensuite les deux potes sur sa croupe de l'autre +ct du fleuve, o ils trouvent un bois pais qui n'est perc d'aucune +route, plant d'arbres feuilles noires, dont les branches tortueuses +portent au lieu de fruits, des pines et des poisons[83]. Les harpies, +dont notre pote trace le hideux portrait d'aprs celui qu'en a fait +Virgile, habitent ce bois affreux; il entend de toutes parts des +gmissements, et ne voit point ceux qui les poussent. Son matre lui dit +d'arracher une branche de quelqu'un de ces arbres; au moment o il lui +obit, une voix sort du tronc de l'arbre, et s'crie: Pourquoi +m'arraches-tu? Un sang noir coule de la branche, et la voix continue: +Pourquoi me dchires-tu? n'as-tu donc aucun sentiment de piti? Nous +fmes autrefois des hommes, et nous sommes devenus des arbres; ta main +devrait tre moins cruelle, quand nos mes eussent anim des +serpents[84]. Cette fiction est, comme on voit, imite de Virgile, et +le fut ensuite par le Tasse. Le pote continue: Comme un tison de bois +vert brl par un de ses bouts gmit par l'autre, lorsque l'air s'en +chappe avec bruit, ainsi des paroles et du sang sortaient la fois de +ce tronc d'arbre. Dante laisse tomber sa branche, et reste comme un +homme frapp de crainte. Je suis, reprend l'arbre, celui qui possdait +le coeur et toute la confiance de Frdric. La vile courtisane qui ne +dtourna jamais ses yeux lascifs de la cour de Csar, la peste commune +et le vice de toutes les cours[85], enflamma contre moi des mes +envieuses qui enflammrent celle de l'empereur. Mes honneurs furent +changs en deuil. Je voulus chapper par la mort l'infortune; ami de +la justice, je fus injuste envers moi. Je le jure par les racines de ce +tronc que j'habite; je ne manquai jamais la foi que je devais mon +matre. Si quelqu'un de vous retourne sur la terre, je le conjure de +prendre soin de ma mmoire encore abattue sous les coups que lui porta +l'envie. On reconnat ici Pierre des Vignes, chancelier de Frdric +II[86]. Ce bois est donc le lieu o sont punies les mes des suicides ou +de ceux qui ont t violents envers eux-mmes. Celle du malheureux +chancelier explique aux deux potes d'une manire curieuse, mais qu'il +serait trop long de rapporter, comment elles y sont prcipits, et ce +qu'elles feront de leurs corps aprs le dernier jugement. D'autres +suicides moins clbres, mais qui l'taient peut-tre alors, occupent +avec moins d'intrt le reste de cette scne. + +[Note 83: C. XIII.] + +[Note 84: + + _Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi: + Ben dovrebb' esser la tua man pi pia, + Se state fossim' anime di serpi_.] + +[Note 85: Pour caractriser plus fortement l'envie, poison des +cours, Le Dante n'a pas craint d'employer les termes de _meretrice_ et +d'_occhi putti_ dont aucun pote n'oserait peut-tre se servir +aujourd'hui dans le style noble. Mais que gagne-t-on avec cette +dlicatesse? ces quatre vers en sont-ils moins beaux? + + _La meretrice che mai dall' ospizio + Di Cesare non torse gli occhi putti, + Morte commune e delle corti vizio + Infiamm contra me gli animi tutti_, etc. + +Tout ce morceau, o le pathtique est joint la force, est d'une grande +beaut.] + +[Note 86: Voy. ce que nous avons dit de lui, t. I, pages 338 et +345.] + +Celle qui la suit est toute diffrente. En avanant vers le centre du +cercle, on passe de ce bois dans une plaine dserte qui en forme la +troisime division[87]; elle est remplie d'un sable sec, pais et +brlant, et couverte d'ombres nues qui pleurent misrablement, et qui +souffrent dans diverses postures. Les unes gisent la renverse sur le +sable, d'autres sont assises, et d'autres marchent sans repos. De larges +flocons de feu pleuvent lentement sur toute cette plaine, comme la neige +tombe sur les Alpes quand elle n'est pas pousse par le vent. Telle que +dans les plaines brlantes de l'Inde Alexandre vit tomber sur ses +troupes des flammes qui, mme terre, ne perdirent point leur +solidit[88], telle descendait cette pluie d'un feu ternel. Le sable en +la recevant s'enflammait, comme l'amorce sous les coups de la pierre, +pour redoubler la rigueur des supplices. + +[Note 87: C. XIV.] + +[Note 88: Ceci n'est racont ni dans Quinte-Curce, ni dans Justin, +ni dans Plutarque, mais se trouve dans une lettre suppose d'Alexandre +Aristote.] + +L sont tourments ceux qui ont t violents contre Dieu. Au milieu +d'eux est Capane, qui dans son attitude et dans ses discours conserve +son caractre indomptable, et ne parat s'apercevoir ni du sable brlant +ni de la pluie enflamme. Un ruisseau de sang sort de la fort, et se +perd dans la plaine de sable; les flammes qui y tombent s'amortissent. +Virgile interrog par le Dante donne ce ruisseau une explication +mystrieuse. Au milieu de l'le de Crte, dans les flancs du mont Ida, +est l'immense statue d'un vieillard. Sa tte est d'or pur, sa poitrine +et ses bras d'argent; le reste du tronc est d'airain, et les extrmits +sont de fer, l'exception du pied sur lequel il s'appuie, et qui est +d'argile. Ce vieillard est le Temps. Toutes les parties de son corps, +except la tte, ont des ouvertures, d'o coulent des larmes qui +filtrent jusqu'au centre de la terre, forment les fleuves des Enfers, +l'Achron, le Styx, le Phlgton et, jusqu'au plus profond du gouffre, +se runissent dans le Cocyte, le plus terrible de tous. Cette grande +image, potiquement rendue, couvre des allgories que tous les +commentateurs depuis Boccace ont trs-amplement expliques, mais o il +vaut peut-tre mieux ne voir que ce qui y est, c'est--dire, une ide un +peu gigantesque, mais potique du Temps, des quatre ges du monde et des +maux qui ont fait pleurer la race humaine dans chacun de ces ges, +except dans le premier, qui la posie de tous les autres sicles et +les regrets de tous les hommes ont donn le nom d'ge d'or. Cette ide +des fleuves de l'Enfer ns des larmes de tous les hommes porte l'me +une motion mlancolique o se combinent les deux grands ressorts de la +tragdie, la terreur et la piti. + +Ce ruisseau[89] coule entre deux bords levs comme les digues qui +mettent la Flandre l'abri de la mer, ou comme celles qui garantissent +Padoue des inondations de la Brenta. Dante marchait sur l'un de ces +bords; il voit sur le sable enflamm un grand nombre d'mes qui le +regardent d'en bas avec des yeux faibles et tremblants. L'une d'elles +l'arrte par sa robe, et s'crie en le reconnaissant. Il la reconnat +aussi malgr sa face noire et brle. Il se baisse, et mettant la main +sur son visage: Est-ce vous, lui dit-il, _Brunetto Latini_? C'tait lui +en effet que, malgr tout son savoir, un vice honteux et qui outrage la +Nature avait prcipit dans ce lieu de douleurs. + +[Note 89: C. XV.] + +Dante, qui ne peut ni s'arrter ni descendre auprs de _Brunetto_, +marche courb vers lui pour l'entendre, dans l'attitude du respect. Si +tu suis ta destine, lui dit son ancien matre[90], tu ne peux +qu'arriver glorieusement au port. Je m'en suis convaincu quand je +jouissais de la vie; et si je n'tais mort avant le temps, voyant que +le ciel t'avait si heureusement dou, je t'aurais encourag suivre ta +carrire. Un peuple ingrat et mchant paiera tes bienfaits de sa haine, +et cela est juste, car des fruits doux ne peuvent prosprer parmi des +arbustes sauvages. Peuple avare, envieux et superbe! mon fils, ne +te laisse jamais souiller par ses moeurs. La Fortune te rserve l'honneur +d'tre appel par les deux partis; mais tu t'loigneras de tous deux. +Dante lui rpond toujours avec la mme tendresse. Si mes voeux taient +accomplis, vous ne seriez point encore banni du sein de la Nature +humaine; je conserve empreinte dans mon coeur, et je contemple en ce +moment avec tristesse votre bonne et chre image, et cet air paternel +que vous aviez dans le monde quand vous m'enseigniez chaque jour comment +l'homme peut se rendre immortel. Tandis que je vivrai, je veux que ma +langue exprime la reconnaissance que je vous dois. Il n'y a rien dans +aucun pome de plus profondment senti, ni de mieux exprim. Si l'on +reconnat, dans ce qui prcde cette belle rponse, le ressentiment que +le Dante conservait contre son ingrate patrie, on reconnat aussi dans +cette rponse mme que son me s'ouvrait facilement aux affections +douces, et que son style se pliait naturellement les rendre. Ce pote +terrible est, toutes les fois que son sujet le comporte ou l'exige, le +pote le plus sensible et le plus touchant[91]. + +[Note 90: + + _Se tu segui tua stella_, etc. + +J'ai cit ces vers dans le chapitre prcdent, t. I, pag. 425, note(1): +ils font allusion l'horoscope que _Brunetto Latini_ avait tir de la +conjonction des astres, la naissance du Dante.] + +[Note 91: Fort bien; mais il fallait commencer par ne point placer +son cher matre dans cette excrable catgorie de pcheurs. La +dpravation des moeurs, sur ce point, tait-elle donc alors assez +gnrale pour expliquer cette disparate choquante?] + +Reprenant ensuite son caractre ferme et lev, il ajoute qu'il est +prpar tous les coups du sort; que ces prdictions ne sont point +nouvelles pour lui, et que pourvu que sa conscience ne lui fasse aucun +reproche, la Fortune peut faire, comme elle voudra, tourner sa roue. +Puis il demande _Brunetto_ les principaux noms de ceux qui, pour le +mme pch, souffrent avec lui les mmes peines. Ils sont trop nombreux, +lui rpond son matre, et il faudrait pour cela trop de temps. Apprends, +en peu de mots, que ce sont tous des gens d'glise, de grands +littrateurs, des hommes clbres. Il nomme Priscien, Franois Accurce, +et indique un certain vque de Florence[92] qui s'tait souill de ce +crime, et que le _serviteur des serviteurs de Dieu_, c'est l'expression +dont se sert ici le pote, se borna le transfrer au sige piscopal +de Vicence o il mourut[93]. Enfin, aprs lui avoir recommand son +_Trsor_, ouvrage qu'il regardait comme son plus beau titre de gloire, +il le quitte et s'loigne rapidement. + +[Note 92: _Andrea de' Mozzi_.] + +[Note 93: Il dit cela brivement et potiquement, en mettant le nom +des rivires qui passent Florence et Vicence, au lieu du nom de ces +deux villes. + + _Che dal servo de' servi + Fa trasmutato d'Arno in Bacchiglione_.] + +Dante est encore arrt par les ombres de trois guerriers florentins[94] +punis pour le mme vice, sans doute trs-connus alors, mais qui ne sont +aujourd'hui d'aucun intrt, et avec lesquels il s'entretient quelque +temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur +habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout--fait sorties, +comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui +rpondre, lve la tte, et s'adressant sa patrie elle-mme, il lui +crie: Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont +produit en toi tant d'orgueil et des passions si dmesures que tu +commences t'en plaindre. On voit qu'il ne perd aucune occasion +d'exhaler ses ressentiments, ou plutt qu'il en fait natre chaque +instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il et +exist pour lui un art et des rgles, on pourrait l'accuser d'y avoir +manqu en plaant ainsi la fin la plus faible partie d'un de ses +tableaux; mais il marchait sans guide et sans thorie dans un monde +inconnu et dans un art nouveau. Son plan gnral est tout ce qui +l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la rgle des +convenances et des proportions. Il songe enfin sortir de ce septime +cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire. + +[Note 94: C. XVI. L'un des trois est _Guidoguerra_, l'autre +_Tegghiajo Aldobrandi_, et le troisime, qui est celui qui parle dans +cet pisode, _Jacopo Rusticucci_, trois braves guerriers, connus dans ce +temps-l de tout Florence, dont on retrouve mme les noms dans +l'histoire; mais dont le vice honteux suffirait pour obscurcir leur +gloire, s'ils en avaient acquis une durable. Dante dit du premier que + + _In sua vita + Fece col senno assai e con la spada_; + +vers dont le Tasse s'est souvenu quand il a dit de Godefroy, au +commencement de son pome: + + _Molto egli opr col senno e con la mano_.] + +Le ruisseau, ou plutt le fleuve du Phlgton; qu'il ctoie toujours, +tombe dans le huitime cercle par une cascade si bruyante que l'oreille +en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la +suivre[95]. Le pote tait ceint d'une corde, soit que ce ft la mode de +son temps, o l'on tait vtu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici +quelque sens allgorique sur lequel les interprtes ne sont pas +d'accord. Virgile la lui demande; il la dtache, et la lui donne roule +en peloton. Virgile la jette par un bout dans le prcipice, et ils +attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin paratre quelque +chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les +destines de son pome[96] qu'il a rellement vu cette figure sortir du +noir abme. Elle nageait dans les tnbres, et montait l'aide de la +corde, comme un marin qui a plong dans la mer pour dgager une ancre +embarrasse dans les rochers, et qui remonte en tendant les bras et +s'accrochant avec les pieds. Voici, s'crie Virgile[97], voici le +monstre la queue acre qui passe les monts, brise les murs et les +armes; voici celle qui empoisonne tout l'Univers. C'est la Fraude +personnifie qui est annonce ainsi, et qui sort du huitime cercle, o +tous les genres de fraude sont punis. Le monstre lve hors du prcipice +sa tte et son buste, mais il y laisse pendre sa queue. Sa figure est +celle d'un homme juste et bon; son corps est celui d'un serpent; ses +deux bras, termins en griffes, sont velus jusqu'aux aisselles. Son dos, +sa poitrine et ses flancs sont couverts de noeuds et de taches rondes, +d'autant de diverses couleurs que les tapis des Turcs et des Tartares, +et tissus avec tout l'art d'Arachn. Comme les barques sont quelquefois +tires en partie sur le rivage et encore en partie dans l'eau, ou comme +sur les bords du Danube, les castors se tiennent prts faire la guerre +aux poissons, ainsi cette bte excrable se tenait sur les rochers qui +terminent la plaine de sable; sa queue entire s'agitait dans le vide, +et recourbait en haut la fourche venimeuse qui en arme la pointe comme +celle du scorpion. + +[Note 95: Il y ici une fort belle comparaison du bruit que fait ce +torrent avec celui que le _Montone_ fait entendre, quand, descendu des +Apennins, il se prcipite vers la mer. Mais si je m'arrtais dans cette +analyse toutes les beauts potiques, je ne la finirais jamais.] + +[Note 96: + + _E per le note + Di questa Commedia, lettor, ti giuro, + S'elle non sien di lunga grazia vote, + Ch'io vidi_, etc.] + +[Note 97: C. XVII.] + +Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour +descendre, Dante visite les dernires extrmits du cercle. Les avares y +sont tourments, ils s'agitent sur le sable brlant comme s'ils taient +mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue +au cou. Dante ne reconnat la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait +de satyre ingnieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs, +lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs +nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de +dnonciateur l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux +vices la fois. Cependant Virgile tait dj mont sur la croupe du +monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le +Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se +place devant son matre, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence +par reculer lentement comme une barque qui se dtache du rivage, puis se +sentant comme flot dans l'air pais, il se retourne et descend dans le +vide en nageant au milieu des tnbres. Le pote compare la crainte dont +il est saisi en se sentant descendre environn d'air de toutes parts, et +ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, celle qu'prouva +Phaton quand il abandonna les rnes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre +ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et +descend. Dante ne s'aperoit d'abord de l'espace qu'il traverse que par +le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est +frapp du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre; +bientt il entend des plaintes et il aperoit des feux qui lui annoncent +qu'il approche d'un nouveau sjour de tourments. Enfin Geryon arrive au +bas des rochers, les y dpose, et disparat comme un trait. Cette +descente extraordinaire est peinte avec une effrayante vrit. On +partage les terreurs du pote ainsi suspendu sur l'abme, et l'on se +sent, pour ainsi dire, la tte tourner en le regardant descendre. + +Le huitime cercle o il arrive[98] est d'une construction +particulire. C'est celui o les fourbes sont punis. Dante distingue dix +espces de fraudes, et trouve le moyen de leur attribuer toutes une +nuance diffrente de peines. Au centre du cercle est un puits large et +profond, et entre ce puits et le pied des rochers, le cercle se divise +en dix espaces ou fosses concentriques qui sont creuses de manire que, +dans chacune de ces fosses, est enfonce une des dix classes de fourbes. +Enfin depuis l'extrieur du grand cercle jusqu'au puits qui est au +milieu, des rochers jets d'une fosse l'autre, servent de +communications et comme de ponts pour y passer. C'est toute cette +enceinte; aussi bizarre que terrible, que le pote a donn le nom de +_Malebolge_ ou de _fosses maudites_. Dans la premire de ces _bolges_ ou +fosses, sont plongs les fourbes qui ont tromp les femmes ou pour leur +propre compte ou pour celui d'autrui. Partags en deux files, ils +courent en sens contraire. Des dmons, arms de grands fouets, les +battent cruellement et les forcent de courir sans cesse. Dante reconnat +dans l'une de ces deux files _Caccia Nemico_, Bolonais, qui avait vendu +sa propre soeur au marquis de Ferrare[99]; il apprend de lui qu'il n'est +pas beaucoup prs le seul de son pays qui soit l pour le mme crime. +Un diable interrompt _Caccia Nemico_, et le fait courir grands coups +de fouet. Le pote va chercher plus loin un exemple de ceux qui ont +tromp des femmes pour eux-mmes. C'est Jason, que son matre lui fait +reconnatre dans la seconde file, et qui, comme on voit, courait et +tait fouett depuis long-temps pour avoir tromp Hypsipyle et Mde. La +seconde fosse contient les flatteurs, ceux qui se sont rendus coupables +de la plus basse peut-tre, mais aussi de la plus utile de toutes les +fraudes, l'adulation. Leur supplice est plus sale et plus dgotant +qu'il n'est permis de le dire; ils sont plongs tout entiers dans ce +qu'il y a de plus infect et de plus immonde; et si l'on ne peut en +vouloir au pote pour les avoir placs dans un lment si digne d'eux, +on peut au moins lui reprocher une franchise d'expression que ne peut +accuser le manque de got ni la grossiret d'aucun sicle. + +[Note 98: C. XVIII.] + +[Note 99: _Obizzo du Este_, le mme qu'il a compt ci-dessus parmi +les tyrans sanguinaires.] + +Les simoniaques remplissent la troisime fosse[100]. Le pote, avant de +la dcrire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint +Pierre le pouvoir de confrer la grce divine, et qui donna son nom un +vice que l'on peut nommer ecclsiastique[101]; il s'adresse en mme +temps ses misrables sectateurs, dont la rapacit prostitue prix +d'or les choses de Dieu qui ne devraient tre donnes qu'aux plus +dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la +trompette[102]. Cela ressemble une dclaration de guerre; et nous +l'allons voir joindre en effet corps corps ceux qu'il regardait sans +doute comme les gnraux ennemis, puisque, Gibelin dclar, il tait +exil, ruin, perscut par le parti des Guelfes, dont les papes taient +les chefs. Il marche eux avec tant de fracas; il est si ingnieux et +si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'ide +de ce chant est une des premires qui s'tait prsente lui dans la +conception de son pome, qui l'avait le plus engag l'entreprendre, et +qui tait entre le plus ncessairement dans son plan. + +[Note 100: C. XIX.] + +[Note 101: La simonie n'est autre chose que la vente ou la +transmission intresse des emplois et des biens de l'glise.] + +[Note 102: + + _Or convien che per voi suoni la tromba_.] + +Le fond de cette fosse est divis en trous enflamms, o les Simoniaques +sont plongs la tte la premire; leurs jambes et leurs pieds tout en +feu paraissent seul au dehors, et font des mouvements qui leur sont +arrachs par la souffrance. Dante en remarque un dont les pieds +s'agitent avec plus de rapidit, il dsire l'interroger. Virgile le fait +descendre presque au fond de la fosse en le soutenant le long du bord. +L, il parle au malheureux damn en se courbant vers lui, comme le +confesseur se courbe vers le perfide assassin lorsqu'il subit son +supplice. Le damn, au lieu de rpondre, lui dit: Est-ce toi Boniface? +es-tu dj las de t'enrichir, de tromper et d'avilir l'glise? Le pote +surpris n'entend rien ce langage. Quand le malheureux voit qu'il s'est +tromp, ses pieds s'agitent avec plus de force; il soupire et d'une voix +plaintive, il avoue qu'il est le pape Nicolas III, de la maison des +Ursins, qui ne songea qu'a amasser des trsors pour lui et pour son +avide famille. Au-dessous de sa tte sont enfoncs ceux de ses +prdcesseurs qui ont t coupables du mme crime. Il y tombera lui-mme +quand ce Boniface VIII qu'il attend sera venu; mais Boniface n'agitera +pas long-temps ses pieds hors de ce trou brlant; aprs lui viendra de +l'occident un pasteur sans foi et sans loi, qui les enfoncera et les +couvrira tous deux, Boniface et lui. Il dsigne ainsi Clment V, que fit +nommer le roi de France Philippe-le-Bel[103]. Ce trait satirique est +aussi piquant et aussi nouveau que hardi. On doit se rappeler que Dante +en commenant son pome feint que c'est l'anne mme de la rvolution du +sicle, ou en 1300, qu'il eut la vision qui en est le sujet. Nicolas III +tait mort vingt ans auparavant[104], et Boniface VIII, mort en 1303, +n'attendit en effet que onze ans, dans ce trou brlant, Clment V. +Pouvait-on reprsenter plus vivement la simonie successive de ces trois +papes? Mais furent-ils en effet tous trois simoniaques? Voyez +l'histoire. + +[Note 103: Voy. sur cette lection, ci-aprs, chap. XI, vers le +commencement.] + +[Note 104: En 1280.] + +Le pote une fois en verve sur ce sujet fcond, n'en reste pas l. Il +interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de +St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. Certes, il ne +lui demanda rien; il ne lui dit que ces mots: Suis-moi. Ni Pierre, ni +les autres, ne demandrent Mathias de l'or ou de l'argent, quand il +fut lu la place du tratre Judas. Tu es donc justement puni. Garde +bien maintenant ces trsors qui te rendaient si fier. Et si je n'tais +retenu par un vieux respect pour la thiare[105], je vous ferais encore +des reproches plus graves. Votre avarice corrompt le monde entier, foule +les bons, lve les mchants. C'est vous, pasteurs iniques, que +l'vangliste avait en vue, quand il voyait celle qui tait assise sur +les eaux se prostituer aux rois. Vous vous tes fait des dieux d'or et +d'argent; et quelle diffrence y a-t-il entre vous et l'idoltre, si non +qu'il en adore un, et vous cent[106]? + +[Note 105: + + _E se non fosse ch'ancor lo mi vieta + La riverenza delle somme chiavi_, etc.] + +[Note 106: Le pre Lombardi me parat expliquer cela mieux que les +autres interprtes. Selon lui, _un_ et _cent_ sont ici des nombres +dtermins pour des nombres indtermins, et marquant seulement la +proportion qu'il y a entre cent et un. C'est comme si le Dante disait: +quelque nombre d'idoles ou de dieux qu'adorassent les idoltres, vous en +adorez cent fois plus. Il est difficile autrement d'entendre comment les +idoltres, c'est--dire, les polythistes n'adoraient qu'un seul dieu.] + +Ah! Constantin! que de maux a produits, non ta conversion, mais la dot +dont tu fus le premier enrichir le chef de l'glise[107]. A ce +discours, Nicolas III, soit colre, soit remords, agitait ses pieds avec +plus de violence. Dante le quitte enfin; Virgile le prend dans ses bras +et le fait remonter sur le bord d'o ils taient descendus. + +[Note 107: Au temps du Dante, on croyait encore la donation de +Constantin.] + +Si cette virulente sortie scandalise des mes timores, dont tout le +monde connat le zle aussi dsintress et surtout aussi charitable que +sincre, il faut leur rappeler qu'il y a eu des papes plus traitables +cet gard, et de meilleure composition que les papistes, puisqu'ils ont +accept la ddicace de plusieurs ditions de la _Divine Comdie_, sans +exiger qu'on en retrancht un seul vers. + +La quatrime fosse[108], ou valle laquelle passent les deux potes, +renferme les prtendus devins. Leur supplice est assorti leur crime. +Ils ont voulu, par des moyens coupables, pntrer dans l'avenir: ils ont +maintenant la tte et le cou renverss, et leur visage tourn +contre-sens, ne voit que derrire leurs paules, qui sont inondes de +leurs larmes[109]. Ce sont d'abord les devins de l'antiquit, +Amphiaras, Tiresias, Arons[110], et enfin la devineresse Manto. Dante +s'arrte parler d'elle, ou plutt couter ce que lui en dit Virgile, +qui ne paraissant que raconter son histoire, et les voyages qu'elle +avait faits avant de se fixer, pour exercer son art, aux lieux o fut +ensuite btie Mantoue, fait en effet l'histoire de la fondation de cette +ville, qu'il reconnat pour sa patrie[111]. Parmi les autres devins +antiques, Virgile lui montre encore Eurypyle qui partageait avec Calchas +les fonctions d'augure, dans le camp des Grecs, au sige de Troie[112]. +Quelques devins modernes viennent ensuite, tels que Michel Scot, l'un +des astrologues de Frdric II, _Guido Bonatti_ de Forli, Asdent de +Parme, charlatans obscurs qui avaient sans doute alors de la rputation, +et quelques vieilles sorcires qu'heureusement le pote ne nomme pas. + +[Note 108: C. XX.] + +[Note 109: Ce ne sont pas leurs paules qui en sont baignes: le +teste dit tout simplement: + + _Che'l pianto degli occhi + Le natiche bagnava per lo fesso_. + +Mais il n'est pas permis en franais d'tre si naf.] + +[Note 110: Devin qui habitait les carrires de marbre des montagnes +de Luni prs de Carrare. Lucain a dit de lui, Pharsale, l. I, v. 586. + + _Aruns incoluit desertoe moenia Lunoe_, etc.] + +[Note 111: Il n'tait pourtant pas n dans cette ville mme, mais +dans un village voisin appel Ands: c'est ce qui a fait dire Silius +Italicus, l. 8, + + _Mantua musarum domus, atque ad sydera cantu. + Erecta Andino_.] + +[Note 112: Cet Eurypile est cit dans le discours du tratre Simon, +quelques vers aprs qu'il a parl de Calchas, nide, l. II, v. 114. Le +texte italien donne ici lieu une observation. Dante fait dire +Virgile: + + _E cos'l canta. + L'alta mia tragedia in alcun loco_. + +Par cette haute tragdie, il entend son nide, conformment l'ide +que Dante s'tait faite des trois styles, tragique, comique et +lgiaque. C'est cette ide qui l'avait dtermin donner son pome +le titre de Comdie. Cela confirme ce que j'en ai dit, t. I, p. 484.] + +Un autre pont le conduit la cinquime valle[113], o sont jets dans +de la poix brlante ceux qui ont fait un mauvais trafic et prvariqu +dans leurs emplois. Ici se trouve cette comparaison justement vante o +il emploie potiquement et en trs-beaux vers, dans la description de +l'arsenal de Venise, un grand nombre d'expressions techniques. Telle +que dans l'arsenal des Vnitiens, on voit pendant l'hiver bouillir la +poix tenace destine radouber leurs vaisseaux endommags[114], et +hors d'tat de tenir la mer; l'un remet neuf son navire, l'autre +calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages: l'un +retravaille la proue, l'autre la poupe: celui-ci fait des rames, +celui-l tourne des cordages, un autre raccommode ou la misaine ou +l'artimon; telle bouillait dans ces profondeurs, non par l'ardeur du +feu, mais par un effet du pouvoir divin, une poix paisse et gluante, +qui de toutes parts en enduisait les bords. Un diable noir, accourt les +ailes ouvertes, saute lgrement de rochers en rochers, et vient jeter +dans cette fosse un des Anciens de la rpublique de Lucques, ville o, +s'il faut en croire le Dante, il tait si commun de trafiquer des +emplois publics, que personne n'y tait exempt de ce vice[115]. Le damn +va au fond, et revient la surface; mais tous les diables se moquent +de lui; il n'y a point l, lui disent-ils, de sainte Face[116], comme +Lucques, pour le dfendre; et quand il veut s'lever au-dessus de la +poix bouillante, ils l'y replongent avec de longs crocs dont ils sont +arms. Lorsque les voyageurs vont pour passer dans la valle suivante, +une foule de ces diables arms de crocs se poste au bas du pont pour les +arrter. Ici commence un long pisode o les diables trompent d'abord +les deux potes, leur font prendre un dtour, sous prtexte que le pont +est rompu, et s'offrent les conduire vers une autre arcade. Le chef de +cette troupe leur donne pour escorte dix des diables qui la composent, +et les dsigne tous par leurs noms. Ces noms sont de la faon du pote. +Ce sont _Alichino, Calcabrina, Cagnazzo, Barbariccia, Libicocco_, ainsi +des autres. Beau sujet commentaires que de chercher savoir o il les +avait pris, et le sens qu'il y attachait. Les interprtes n'y ont pas +manqu, et le rsultat est qu'aucun d'eux n'a pu y rien entendre[117]. + +[Note 113: C. XXI.] + +[Note 114: + + _Quale nell' Arzan de' Viniziani + Bolle l'inverno la tenace pece, + A rimpalmar li legni lor non sani_, etc.] + +[Note 115: Il dit cela dans un vers satyrique d'excellent got. + + _Ogni uom v' baratlier, fuor che Bonturo_. + +Ce _Bonturo Bonturi_, de la famille des _Dati_, tait, selon tous les +commentateurs, le plus effront de tous les _barattieri_, ou trafiquants +d'emplois, de la ville de Lucques. Cette ironie spirituelle et piquante +ne serait pas dplace dans une satyre d'Horace. En italien, la +_baratteria_ est pour les emplois publics ce qu'est _la simonia_ pour +ceux de l'glise.] + +[Note 116: + + _Qu non ha luogo il santo Volto_. + +Allusion une sainte Face miraculeuse que les Lucquois prtendaient +possder, et dont il parat qu'ils taient trs-fiers.] + +[Note 117: Je passe ici, pour abrger, beaucoup de dtails que les +adorateurs du Dante regretteront peut-tre: je crois pourtant qu'il en a +peu qui soient vraiment regretter. Ils me pardonneront du moins de +n'avoir rien dit du dernier vers de ce vingt et unime chant.] + +La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des ides +militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa posie devient pompeuse et +bruyante comme elles. J'ai vu, dit-il[118], des cavaliers marcher en +bataille, ou commencer l'attaque, ou passer en revue, et quelquefois +battre en retraite; j'ai vu, gens d'Arezzo, des troupes lgres +insulter votre territoire et y faire des expditions rapides: j'ai vu +des tournois et des joutes guerrires, tantt au son des trompettes, ou +au son des cloches portes sur des chars, tantt au bruit des tambours, +ou signal donn par les chteaux avec des instruments, soit de notre +pays, soit des nations trangres; mais je n'ai jamais vu marcher au son +d'instruments si bizarres ni cavaliers ni pitons; on n'entendit jamais +un pareil bruit sur un vaisseau quand on signale la terre ou les +toiles. C'est dans cet appareil qu'ils ctoyent l'tang de poix +bouillante ou les prvaricateurs sont plongs. Il se passe entre les +damns et les diables des scnes horribles et ridicules. Ces diables, +quand ils sont en gat ne sont pas de trop bons plaisants. C'est, ce +qu'il parat, quelqu'une de ces farces grossires qu'on reprsentait +alors devant le peuple, et o l'on mettait aux prises de pauvres mes +avec des diables arms de tisons et de fourches (spectacles un peu +diffrents de ceux qui amusaient les loisirs, levaient et anoblissaient +les sentiments et les penses des anciens peuples), c'est quelqu'une de +ces reprsentations fanatiques et burlesques, qui aura donn au Dante +l'ide de cette espce de comdie dans l'Enfer. L'action en est vive, +ptulante, mais elle ne produit rien que de triste et de rebutant pour +le got. Plus on reconnat le pote dans quelques comparaisons et dans +quelques dtails, plus on regrette de voir la posie employe un tel +usage. Un Navarrois[119], favori du bon roi Thibault, comte de +Champagne, et un moine de Gallura en Sardaigne[120], tourments pour le +trafic honteux qu'ils firent sur la terre, ne sont pas des morts assez +connus pour donner le moindre intrt ces dtails. + +[Note 118: C. XXII. + + _Io vidi gi cavalier muover campo, + E cominciare stormo, e far la mostra, + E talvolta partir per loro scampo_, etc.] + +[Note 119: _Giampolo_, ou _Ciampolo_.] + +[Note 120: _Frate Gomita_, favori de _Nino de' Visconti_ de Pise, +gouverneur ou prsident de Gallura.] + +Les deux potes ont enfin l'adresse d'chapper ces diables tapageurs, + cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixime valle[121]. +Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte +et le sauve. Cette action rveille la sensibilit exquise et profonde +de notre pote: quelque naturelle qu'elle ft en lui, on ne comprend pas +comment il pouvait la retrouver au fond de ces abmes, et parmi d'aussi +tristes fictions, Mon guide m'enleva, dit-il, comme une mre rveille +par le bruit et qui voit prs d'elle les flammes de l'incendie, prend +son fils, fuit sans s'arrter, plus occupe de lui que d'elle-mme, et +sans prendre mme le temps de se vtir[122]. Il se laisse aller la +renverse en me tenant ainsi sur la pente de ces rochers. L'eau qui se +prcipite par un canal pour tourner la roue d'un moulin, ne coule pas +aussi rapidement que mon matre descendit alors, en me portant sur sa +poitrine, plutt comme son fils que comme un compagnon de voyage[123]. + +[Note 121: C. XXIII.] + +[Note 122: + + _Che prende'l figlio, e fugge, e non s'arresta, + Avendo pi di lui che di se cura, + Tanto che solo una camicia vesta_. + +Mot mot: Tant qu'elle sort vtue de sa seule chemise. Mais, encore +une fois, il nous est dfendu d'tre aussi simples que les italiens, +qui nous reprochons tant de ne l'tre pas.] + +[Note 123: + + _Portando sene me sovra'l suo petto + Come suo figlio, e non come compagno_.] + +Dans cette sixime fosse, o les voil parvenus, ils trouvent les +hypocrites marchant pas lents, peints de diverses couleurs, vtus de +grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les +yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or blouissant, mais en +dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont +courbs sous leur poids. Cet emblme est clair et significatif, mais le +pote en tire peu de parti. Entour pendant sa vie de tant d'hypocrites +sur la terre, il n'en reconnat que deux dans les Enfers, et ce sont +deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont lis aucun souvenir +historique[124]. Les autres restent enfoncs dans leurs capuces. Chacun +peut se figurer qui il lui plat sous ces pesantes enveloppes. Depuis le +sicle du Dante jusqu'au ntre, on n'a manqu dans aucun temps de gens +dont le mtier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne +connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs. + +[Note 124: Il faut cependant tre juste: Dante pouvait croire que +ces noms, qui avaient brill un instant Florence, brilleraient aussi +dans l'histoire. Ces deux hypocrites se nommaient, l'un _Catalano_, et +l'autre _Loderingo_. Il taient chevaliers de l'ordre religieux et +militaire des _Frati Godenti_, ou _Gaudenti_, dont nous avons parl dans +le chap. VII, au sujet du pote _Guittone d'Arezzo_. Florence crut, en +1266, apaiser les deux partis qui la divisaient, en mettant ces deux +chevaliers, l'un Gibelin, l'autre Guelfe, la tte du gouvernement. Il +se trouva que c'taient deux hypocrites; vendus tous deux aux Guelfes, +ils opprimrent les Gibelins, firent brler leurs maisons, et les firent +chasser de la ville. _Ind iroe_.] + +Avant de sortir de cette fosse, une rponse de l'un des deux Bolonais +fait prouver Virgile un instant de trouble et mme de colre; mais ce +nuage se dissipe bientt. L'ide de ce double mouvement suffit pour +inspirer au Dante cette belle comparaison tire des objets les plus +simples, mais exprime avec toutes les richesses de la posie homrique. +Dans cette partie de la renaissante anne[125], o le soleil trempe ses +cheveux dors dans l'onde du verseau, et o dj les nuits perdent de +leur longue dure, quand le givre du matin ressemble sur la terre la +neige, sa blanche soeur, mais qu'il doit se dissiper en peu de temps, le +villageois qui manque de provisions pour ses troupeaux, se lve, +regarde, et voyant la campagne toute blanchie, se livre au plus profond +chagrin. Il retourne sa maison, et se plaint, errant a et l, comme +un malheureux qui ne sait quel parti prendre. Il revient ensuite, et +reprend l'esprance, en voyant la face de la terre change en peu de +moments; il prend sa houlette et conduit ses brebis au pturage. C'est +ainsi que mon matre me fit plir de crainte, quand je vis son front se +troubler, et c'est ainsi qu'il gurit bientt lui-mme le mal qu'il +m'avait fait. + +[Note 125: C. XXIV. + + _In quella parte dei giovinetto anno + Che'l sole i crin sotto l'Aquario tempra, + E gi le nutti al mezzod s'envanno_, etc.] + +Du fond de la sixime valle o marchent les deux potes, il leur faut +beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit la septime. +Cette marche pnible est dcrite avec toutes les couleurs de la posie; +mais il est impossible d'entrer dans tous ces dtails; de plus grandes +beauts nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce +trait que Virgile adresse son lve, dans un moment o il le voit +manquer de force et de courage. Ce n'est, lui dit-il, ni en s'asseyant +sur la plume ni sous des courtines qu'on acquiert de la renomme, et +celui qui sans renomme consume sa vie, ne laisse aprs lui de traces +sur la terre que comme la fume dans l'air ou l'cume sur l'onde[126]. + +[Note 126: + + _Che seggendo in piuma + In fama non sivien, n sotto coltre: + Sanza la qual chi sua vita consuma, + Cotal vestigio in terra di se lascia, + Qual fummo in aere, ed in acqua la schiuma_.] + +Les voleurs qui ont joint la fraude au brigandage sont punis dans cette +fosse. Le fond en est combl d'un pais amas de serpents, tels que la +sabloneuse Lybie, l'thiopie ni l'gypte n'en produisirent jamais de +plus affreux. Parmi ces serpents les ombres coupables courent nues et +pouvantes; elles courent les mains lies derrire le dos avec des +couleuvres, dont la tte et la queue leur percent les reins, et se +renouent ensemble devant eux. Un serpent s'lance sur une de ces ombres, +la pique, la fait tomber en cendres; mais cette cendre se rassemble +d'elle-mme, et l'ombre se relve telle qu'elle tait auparavant. C'est +ainsi, dit le pote, en se servant d'expressions et d'images imites +d'Ovide, et qu'il est bien extraordinaire que ces damns lui rappellent, +c'est ainsi que de l'aveu des anciens sages, le Phnix meurt et renat +quand la fin de son cinquime sicle approche[127]. Il ne se nourrit ni +d'herbes ni de grains pendant sa vie, mais seulement de parfums, et des +larmes de l'encens; et les parfums et la myrrhe sont le dernier lit o +il repose. Cela est peut-tre beaucoup trop potique et trop beau pour +un _Vanni Fucci_, voleur de vases sacrs Pistoie[128], qui n'est l +que pour dire quelque mots obscurs, et qui ont besoin de commentaire, +sur les _Blancs_ et les _Noirs_, ces deux factions nes dans sa patrie, +et qui avaient fait ensuite tant de mal aux Florentins. Il prend la +fuite aprs avoir maudit Dieu, Pistoie et Florence. Il est poursuivi par +un Centaure[129] couvert de serpents depuis la croupe jusqu' la face. +Un dragon enflamm se tient, les ailes tendues, debout sur ses paules. +Ce Centaure est Cacus, ce brigand du mont Aventin, tu par Hercule, +quoique Cacus ne ft point un Centaure. + +[Note 127: Imitation ou traduction abrge de ce beau passage des +Mtamorphoses d'Ovide: + + _Una est, quoe reparet, seque ipsa reseminet ales. + Assyrii Phoenica vocant: non fruge, neque herbis, + Sed turis lacrimis, et succo vivit amomi_. + Mtam., l. XV, v. 392 et suiv.] + +[Note 128: Ce misrable avait vol le trsor de la sacristie du dme +de Pistoie: un de ses amis, nomm _Vanni della Nona_, aussi honnte +homme que lui sans doute, les avait recls. On souponna de ce vol un +autre homme que l'on mit en prison. _Fucci_ le tira d'affaire en lui +conseillant de faire faire, par le podestat, une recherche dans la +maison de _Vanni della Nona_. Les effets furent trouvs, et le +malheureux _Vanni_ pendu. Dante met quelquefois de bien vils coquins +dans son Enfer.] + +[Note 129: C. XXV.] + +Trois ombres s'lvent la fois du fond de la fosse. Deux serpents +normes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement +chacune d'elles, se collent tout entiers leurs corps, enlacent leurs +pattes leurs bras, leurs flancs, leurs jambes. Par une +mtamorphose trange et par trois procds diffrents, dcrits tous les +trois avec une varit prodigieuse, les membres et le corps des +serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns +dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures +d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du +serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent +vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie +imitative, perdrait trop tre abrg ou mme traduit. Il est plein de +verve, d'inspiration, de nouveaut. C'est peut-tre un de ceux o l'on +peut le plus admirer le talent potique du Dante, cet art de peindre par +les mots, de reprsenter des objets fantastiques, des tres ou des faits +hors de la nature et de toute possibilit, avec tant de vrit, de +naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant +lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus. + +Dans cette trange mtamorphose, les serpents qui se transforment en +hommes et les hommes mtamorphoss en serpents sont des damns les uns +comme les autres. Tous ont t des citoyens distingus de Florence, qui +sont punis dans cette fosse rserve aux voleurs, non pour des vols +particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus +clairs, pour avoir, dans les premiers emplois, dtourn leur profit +les impts, ou fait de toute autre manire leur fortune aux dpens de la +rpublique[130]. Ayant ainsi consacr et comme immortalis leur +opprobre, le pote triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur +cette odieuse Florence qui l'a proscrit. Jouis, Florence, +s'crie-t-il[131]! tu t'es leve si haut que ta renomme vole sur la +terre et sur la mer, et que ton nom se rpand dans l'Enfer mme. J'ai +trouv parmi les voleurs cinq de tes citoyens d'un tel rang que j'en +rougis, et qu'il t'en revient peu de gloire. Il prsage ensuite son +ennemie des malheurs que ses plus proches voisins dsirent, et qu'il ne +saurait voir arriver trop tt. Puis reprenant sa route avec son guide, +ils entrent dans la huitime valle. + +[Note 130: Les cinq prvaricateurs qu'il nomme avec un art +particulier, et mesure qu'il les peint comme agents ou patients de ce +singulier supplice, sont _Cianfa Donati, Agnel Brunelleschi, Buoso +Donati, Puccio Sciancato_ et _Francesco Guercio Cavalcante_. Le +quatrime nom seul est obscur; les _Donati_, les _Brunelleschi_, et les +_Cavalcanti_ taient des premires familles de Florence.] + +[Note 131: C. XXV. + + _Godi, Firenze, poi che se' si grande + Che per mare e per terra butti l'ali, + E per lo'nferno il tuo nome si spande_.] + +Elle est remplie de flammes tincelantes, divises en groupes enflamms +et mobiles, dont chacun contient une me criminelle qu'on ne voit pas. +Un spectacle si nouveau que le pote se cre lui-mme, lui inspire +deux comparaisons trs-diffrentes entre elles; l'une tire des objets +champtres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous +les grands potes, l'autre des traditions de l'criture et de l'Histoire +des Prophtes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le +villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs +jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la valle, peut-tre +l'endroit mme o sont ses vignes et ses champs; et les damns sont +envelopps et cachs dans ces flammes, de mme qu'Elyse vit disparatre +le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux, +il n'aperut plus que la flamme qui s'levait contre un lger nuage. + +Une de ces flammes est double, et Virgile lui apprend qu'elle renferme +Ulysse et Diomde; ils y expient l'invention frauduleuse du cheval de +Troie, l'enlvement du Palladium et la mort de Didamie. Le premier, +interrog par Virgile, raconte ses voyages et sa mort tout autrement +qu'on ne les lit dans l'_Odysse_. Il erra long-temps avec ces +compagnons dans la Mditerrane. Passant ensuite le dtroit de +Gibraltar, ils s'avancrent dans l'Ocan; le cinquime mois, ils +aperurent de loin une haute montagne. Ils essayaient d'en approcher +lorsqu'un tourbillon s'leva de cette terre nouvelle, et les enfona, +eux et leur vaisseau, jusqu'au fond des mers. Les commentateurs[132] +veulent que Dante, en suivant une tradition diffrente de celle +d'Homre, et dont on trouve quelques traces dans Pline et dans +Solin[133], dsigne ainsi la montagne du haut de laquelle on feint +qu'tait le Paradis terrestre, o il doit monter dans la seconde partie +de son pome; mais rien dans le texte n'indique cette intention. Il faut +peut-tre aller plus loin que les commentateurs. En effet, ne serait-il +pas possible que le Dante et eu quelque connaissance ou quelque ide de +la grande catastrophe de l'le Atlantide, qui parat avoir t place +dans l'Ocan qui porte encore son nom; que cette montagne, d'o s'lve +un tourbillon destructeur, ft le volcan de Tnriffe, qui, depuis +long-temps teint, domine sur les Canaries, anciens dbris de la grande +le, et qu'enfin le pote et voulu consigner cette tradition dans son +ouvrage? Je livre aux studieux amateurs du Dante cette conjecture, que +ce n'est pas ici le lieu d'approfondir, mais qui s'accorderait peut-tre +avec ce que les anciens ont dit des les Fortunes, o ils plaaient le +sjour des bienheureux, et avec ce qu'en ont crit quelques modernes. +Ne pourrait-on pas croire aussi, et peut-tre avec plus de +vraisemblance, que, quoique l'Amrique ne ft pas encore dcouverte, il +courait dj des bruits de l'existence d'un autre monde, au-del des +mers; et que le Dante, attentif recueillir dans son pome toutes les +connaissances acquises de son temps, ne ngligea pas mme ce bruit, si +important par son objet, tout confus qu'il tait encore[134]? + +[Note 132: _Daniello, Landino, Vellutello, Venturi_, et plus +rcemment _Lombardi_.] + +[Note 133: Ils donnent Ulysse pour fondateur Lisbonne, ou +Ulisbonne, ville situe sur cette mer.] + +[Note 134: Le discours d'Ulysse ses compagnons parat plus +favorable cette dernire vue Ne refusez pas, leur dit-il, ce peu de +vie qui vous reste, la connaissance d'un monde sans habitants, que vous +pouvez acqurir en suivant le cours du soleil. + + _A questa tanto picciola vigilia + De' vostri sensi, ch' del rimanente, + Non vogliate negar l'esperienza, + Diretro al sol, del mondo senza gente_.] + +Une autre flamme s'avance[135]; ses pointes recourbes s'agitent en +forme de langue, comme celles de la premire, et font entendre des +gmissements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau +brlant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son +inventeur[136]. + +[Note 135: C. XXVII.] + +[Note 136: + + _Come'l bue Civilian che mugghi prima + Col pianta di colui_ (_e ci fu dritto_) + _Che l'avea temperato con sua lima, + Mugghiava con la voce dell' afflitto_, etc. + +littralement: Ce taureau d'airain _mugissait avec la voix du +malheureux_ qui y tait enferm, expression neuve et aussi juste que +potique.] + +C'est l'me de Gui de Montefeltro qui est renferme dans cette flamme. +Gui reconnat Dante, et l'interroge le premier sur l'tat actuel de la +Romagne, qu'il avoue avoir t sa patrie. Dante l'en instruit en peu de +mois, et l'interroge son tour. Gui lui raconte alors son histoire. Il +avait t homme de guerre, clbre par des actions d'clat, mais o la +ruse avait plus de part que le courage. Il s'tait fait ensuite +Cordelier[137], et ne songeait qu' son salut, quand le prince des +nouveaux Pharisiens, qui tait en guerre, non avec les Sarrazins ou les +Juifs, mais avec des Chrtiens[138], vint dans son clotre, et lui +demanda quelque ruse pour perdre ses ennemis, et pour leur prendre +Preneste. Il vit en lui des scrupules; mais il parvint les lever, et +lui arracher cette espce d'oracle, qu'au reste celui qui le demandait +tait fort en tat de se prononcer lui-mme: Beaucoup promettre et +tenir peu t'assurera la victoire[139]. Ce pape, car on reconnat ici +Bonifaoe VIII, qui notre pote ne perd aucune occasion de rendre le +mal que Boniface lui avait fait; ce pape avait promis Gui le ciel pour +rcompense. Je puis, comme tu sais, lui avait-il dit, fermer et ouvrir +le ciel, et c'est pour cela que nous avons deux clefs[140]; mais sa +mort, lorsque saint Franois vint pour s'emparer de son me, un diable +plus prompt la saisit et la jeta dans le brasier ternel. Cela est +racont trs-srieusement, et mme en trs-bons vers. Je l'abrge en +prose tout aussi srieuse, et crois inutile de rpter ici des +rflexions que chacun fait assez de soi-mme. + +[Note 137: + + _I fui uom d'arme, e po' fui cordigliero_. + +Ces moines taient ainsi nomms en France, dit le P. Lombardi, cause +de la corde qui leur servait de ceinture. Le vritable mot italien est +_francescano_.] + +[Note 138: + + _Lo Principe de' nuovi Farisei_. + +Ce prince est le Pape, et ces nouveaux Pharisiens, les cardinaux et les +prlats de sa cour: les Chrtiens avec lesquels il tait en guerre, +taient les Colonna, dont le palais tait voisin de +Saint-Jean-de-Latran; + + _Avendo guerra presso a Laterano_.] + +[Note 139: + + _Lunga proniessa, con l'attender corto + Ti far trionfar nell' alto seggio_. + +D'aprs ce conseil, le vieux pape feignit d'tre touch du sort des +Colonna qui taient renferms dans cette ville; il promit de leur +pardonner, et de les rtablir dans leurs biens, s'ils lui remettaient +Preneste, et s'ils s'humiliaient devant lui. Ils rendirent la ville, et +le pape la fit raser tout entire, et les perscuta plus obstinment que +jamais.] + +[Note 140: + + _Lo ciel poss'io serrare e disserrare, + Come tu sai: per son due le chiavi_.] + +Dans la neuvime fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont rpandu des +hrsies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de +sang, et prsentent des spectacles hideux. Dante frmit lui-mme du sang +et des plaies dont il va parler[141]. Toute autre langue que la sienne +ne pourrait rendre de tels objets, qui sont gravs dans sa pense, et se +sentirait dfaillir. Les champs fertiles de la Pouille, baigns +autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal, +ensanglants depuis par les combats de Robert Guiscard, et rcemment par +cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les +morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutils et leurs +blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil. + +[Note 141: C. XXVIII.] + +Mahomet parat le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre, +fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres +endroits, reprocher au pote, non, certes, la faiblesse de ses +peintures, mais leur hideuse et dgotante fidlit. Ali et tous les +autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de mme, vont en +troupe avec le prophte des Musulmans. Des hrtiques, des intrigants et +des brouillons plus modernes, mais plus obscurs[142], viennent ensuite. +Les uns ont les lvres, la langue, les oreilles ou le nez coups, les +autres les deux mains. Ils lvent les bras, et le sang ruisselle sur +leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre tte, spare de +son corps, et la porte devant les yeux de ceux qui il parle. Ce +dernier qui n'est ici prsent que comme un artisan de fraude, confident +d'un jeune prince qui il donna de perfides conseils, figure des +titres plus honorables dans l'Histoire littraire de France: c'est +Bertrand de Born[143], l'un de nos plus clbres Troubadours. + +[Note 142: L'un d'eux avait fait rcemment beaucoup de bruit. C'est +un certain _Fr Dolcino_, ermite hrtique, qui prchait, entr'autres +erreurs, que la communaut des biens, et mme celle des femmes, tait +permise aux chrtiens. Il ne manqua pas de proslytes. Suivi de plus de +trois mille hommes et femmes, il vivait avec eux, dans cet tat de +nature et de promiscuit qui tait le fond de sa doctrine. Quand les +vivres leur manquaient, ils fondaient sur les proprits et pillaient +tout aux environs. Ils commirent pendant deux ans toutes sortes d'excs. +Ils furent enfin surpris dans les environs de Novarre. _Fr Dolcino_ fut +brl comme hrtique, avec Marguerite sa compagne, et plusieurs autres +de ses complices des deux sexes. C'est peut-tre un des caractres les +plus extraordinaires de ce genre qui aient jamais exist. Voyez son +histoire (_Historia Dulcini_), dans le recueil de Muratori, _Script. +rer. italic._ t. IX.] + +[Note 143: Ou, comme Dante l'appelle, _Bertram dal Bornio_. Il tait +sans doute peu connu en Italie, parce qu'il appartient l'histoire +d'Angleterre et de France; et cette ignorance o l'on tait son gard +a jet tous les commentateurs sans exception dans des erreurs qu'ils se +sont successivement transmises. Le texte mme du Dante, qu'ils ne +comprenaient pas, en a t altr. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer +dans la discussion de ce passage, o j'ai, le premier, souponn de +l'altration et de l'erreur. C'est le sujet d'une dissertation +particulire, et non d'une note, qui excderait toute proportion.] + +Les yeux du Dante, fatigus de ces tristes spectacles, sentaient le +besoin de pleurer[144]. Virgile le presse de hter le pas. Le temps +s'coule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont voir +encore. Ils ont aperu de loin une ombre qui montrait le Dante, et +semblait le menacer; c'tait celle d'un de ses parents, homme de +mauvaise vie[145], qui avait t tu dans une rixe, et qui lui en +voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas t venge par sa +famille. Aprs un dialogue peu intressant sur ce sujet, les deux potes +arrivent la dixime et dernire de ces fosses, qui, toutes comprises +dans le huitime cercle, vont toujours s'inclinant par degrs vers le +centre, sur lequel toutes psent la fois. Des cris plaintifs et divers +frappent l'oreille et blessent le coeur des pointes aigus de la +piti[146]. Tous les maux entasss dans les hpitaux les plus malsains +galeraient peine ceux qui sont accumuls dans cette fosse. Les damns +s'y tranent, comme des moribonds couverts de lpre ou comme des +pestifrs. Leur peau cailleuse est tourmente de dmangeaisons +insupportables; ils la dchirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs +espces de faussaires: l'un avait falsifi les mtaux; il tait +d'Arezzo[147], et avait tromp un certain Albert de Sienne, homme +simple, que l'vque de cette ville avait veng en faisant brler vif, +comme magicien, le faussaire. Ceci amne contre les Siennois une tirade +satirique, o l'on distingue ce trait dcoch la fois contre eux et +contre les Franais. Fut-il jamais nation plus vaine que la Siennoise? +Certes, la Franaise elle-mme ne l'est pas autant de beaucoup[148]. +Nation vaine ou frivole si l'on veut; mais quel rapport y a-t-il alors +entre nous et ce crdule Albert? Nation sotte et de peu d'esprit, comme +quelques commentateurs l'entendent[149]; mais quel rapport entre ces +dfauts et les ntres? + +[Note 144: C. XXIX.] + +[Note 145: Il se nommait _Geri del Bello_.] + +[Note 146: Comment rendre autrement ces expressions, si hardiment +figures? + + _Lamenti saettaron me diversi + Che di piet ferrati avean gli strali_.] + +[Note 147: Son nom tait Griffolin. Il avait fait croire +l'imbcille Albert qu'il savait l'art de voler dans l'air, et lui avait +promis de le lui apprendre. N'ayant pu remplir sa promesse, Albert se +plaignit l'vque de Sienne, qui le regardait comme son fils; cet +vque fit un procs Griffolin, et le condamna au feu comme magicien. +Mais ce n'est pas pour cela que celui-ci est damn. Minos, qui on n'en +impose pas, lui a inflig cette peine parce qu'il avait fait dans le +monde le mtier trompeur d'alchymiste.] + +[Note 148: + + . . . . . . . _Hor fu giamai + Gente si vana come la Senese? + Certo non la Francesca si d'assai_.] + +[Note 149: + + _Per gente vana intende egli gente di poco senno_. + (LOMBARDI.)] + +C'est par des exemples tirs des fureurs d'Athamas et de celles d'Hcube +que Dante essaie de nous faire comprendre[150] la rage que paraissaient +prouver deux ombres qui couraient comme des forcenes: ce sont celles +de deux faussaires qui le furent dans deux genres bien diffrents; mais +on doit tre maintenant fait ces disparates. L'une est l'me antique +de la sclrate Myrrha[151], qui se rendit plus amie de son pre qu'une +fille ne doit l'tre, en se cachant sous de fausses apparences; l'autre +est un Florentin qui avait escroqu une belle jument, en dictant et +signant un testament faux, dans le got de celui de notre comdie du +_Lgataire_. Matre Adam, faux monnoyeur de Brescia, est gonfl par +l'hydropisie et brl par la soif. Les clairs ruisseaux qui des vertes +collines du Casentin tombent dans l'Arno, et leurs canaux bords de +frais ombrages, lui sont toujours prsents, et leur image le dessche +plus encore que la maladie qui le consume[152]. Sentiment naturel et +profond que le Tasse a trs-heureusement imit dans le treizime chant +de son pome, lorsqu'il fait cette admirable description de la +scheresse qui dsola l'arme chrtienne, et qu'il peint, comme le +Dante, l'effet que produisait sur des malheureux tourments par la soif +l'image frache et humide des torrents des Alpes, des vertes prairies et +des fraches eaux, qui bouillonnait dans leur pense[153]. Dante, qui se +plat toujours mler des personnages anciens avec les modernes, place +dans cet Enfer des faussaires, non seulement l'incestueuse Myrrha, mais +le tratre Sinon et la femme de Putiphar, qui accusa faussement Joseph. +Toutes ces ombres se querellent et s'injurient. Dante prte +involontairement l'oreille et s'arrte. Virgile le rappelle lui-mme, +et lui reproche de vouloir entendre ce qu'il y a de la bassesse +couter. Dante rougit, et continue de suivre son matre. + +[Note 150: C. XXX.] + +[Note 151: + + _Quell' l'anima antica + Di Mirra scelerata, che divenne + Al padre fuor del dritto amore, amica_.] + +[Note 152: + + _Li ruscelletti, che de' verdi colli + Del Casentin discendon giuso in Arno, + Facendo i lor canali freddi e molli, + Sempre mi stanno innanzi, e non indarno, + Che l'immagine lor via pi m'asciuga + Che'l male ond'io nel volto mi discarno_.] + +[Note 153: + + _Che l'immagine lor gelida, e molle + L'asciuga e scalda, e nel pensier ribolle._ + (_Gierusal. lib._ c. XIII., st. 80.)] + +Ils marchent tous deux en silence[154] vers le puits central qui conduit +au neuvime et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'abme. +Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit +et moins que le jour[155]. Tout coup le son clatant d'un cor se fait +entendre, tel que Roland ne sonna point d'une manire aussi terrible +aprs la douloureuse dfaite de Charlemagne Roncevaux. Dante tourne la +tte de ce ct; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois +gants normes, Nembroth, phialte, Ante, qui s'lvent en effet comme +des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le +pote s'arrte dcrire leur stature prodigieuse, et peindre par des +comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui +fait connatre l'un aprs l'autre, avec des circonstances historiques et +potiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arrter. C'est Ante +qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Ante les soulve +tous deux d'une seule main, les dpose lgrement au fond du gouffre, et +se redresse comme le mt d'un vaisseau. + +[Note 154: C. XXXI.] + +[Note 155: + + _Quivi era men che notte e men che giorno_.] + +Dante, frapp de l'ide des terribles objets qui l'attendent, voudrait +pouvoir former des sons plus pres[156] et plus convenables cet +affreux sjour. Il invoque de nouveau les Muses, et s'enfonce, pour +ainsi dire, dans toute l'horreur de son sujet. Dans ce cercle sont punis +les tratres. Il se partage en quatre fosses ou valles. La premire +porte le nom de _Can_: c'est celle des assassins qui ont tu en +trahison. Un lac glac la remplit. Les criminels sont plongs jusqu'au +cou dans la glace, et leurs ttes hideuses s'agitent, se haussent et se +baissent la surface, versant, force de douleurs, des larmes qui se +glent autour de leurs yeux et sur leurs joues. Deux ttes colles front +contre front, et dont les cheveux sont entremls, sont celles de deux +frres qui s'taient tus l'un l'autre, comme Etocle et Polinice[157]. +Dante, en avanant sur la glace, au milieu de toutes ces ttes, en +heurte une qu'il croit reconnatre. Il la saisit par les cheveux, et +veut, malgr sa rsistance, la contraindre de se nommer. C'est une autre +tte qui prononce le nom de _Bocca_, misrable qui, dans la bataille de +Montaperti, marchant avec les Guelfes, et gagn par l'or des Gibelins, +coupa la main de celui qui portait l'tendard, et causa la droute et le +massacre de l'arme. Ce tratre est accompagn de quelques autres, dont +le pote fait justice. Leurs ttes sont l'entre de la seconde +division de ce cercle, qui porte le nom d'_Antenor_, et o sont enfoncs +tous les tratres leur patrie. + +[Note 156: C. XXXII.] + +[Note 157: Ils taient fils d'_Alberto degli Alberti_, noble +florentin, et s'appelaient, l'un Alexandre, et l'autre Napolon _degli +Alberti_.] + +Dante dtournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aperut deux ombres +plonges dans la mme fosse et acharnes l'une sur l'autre.... Oserai-je +le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si clbre, et +qui est peut-tre encore au-dessus de sa renomme? Trouverai-je dans une +langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes +couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai +du moins. Ce qui fait la difficult de l'entreprise y donne de +l'attrait. D'autres l'ont essay avant moi; mais ils semblent avoir +craint d'tre simples, et je tcherai surtout de conserver cette +peinture son effroyable simplicit. + +Je vis, continue le pote, deux ombres glaces dans une seule fosse: +l'une des ttes couvrait l'autre, et comme un homme affam mange du +pain, de mme la tte qui tait dessus enfonait dans l'autre ses dents, + l'endroit o le cerveau se joint la nuque du cou[158]. O toi, lui +dis-je, qui montres par une action si froce ta haine pour celui que tu +dvores, dis-m'en la cause, afin que si tu as raison de le har, sachant +qui vous tes et quel fut son crime, je puisse, de retour au monde, +venger ta mmoire, si ma langue ne se dessche pas! + +[Note 158: + + _E come'l pan per fame si manduca + Cosi'l sovran li denti all' altro pose + La' ve'l cervel s'aggiunge colla nuca_, etc. + +Une fausse dlicatesse peut trouver dans ces vers et dans leur +traduction une espce de crudit de style; mais ce n'est ni au Dante, ni + sa langue, qu'il faut la reprocher; c'est nous et la ntre.] + +Le coupable dtourna sa bouche de cette horrible pture[159], et +l'essuyant avec les cheveux de la tte dont il avait rong le crne, il +me dit: Tu veux que je renouvelle une douleur aigrie par le dsespoir, +et dont la seule pense m'oppresse le coeur, avant que je commence +parler, mais si mes paroles doivent tre un germe qui ait pour fruit +l'opprobre de celui que je dvore, tu me verras la fois parler et +verser des larmes. Je ne sais qui tu es, ni de quelle manire tu es +descendu ici-bas; mais tu me parais Florentin ton langage. Tu dois +savoir que je suis le comte Ugolin, et celui-ci l'archevque Roger. Je +t'apprendrai maintenant pourquoi je le traite ainsi. Je n'ai pas besoin +de dire que m'tant fi lui, je fus pris et mis mort par l'effet de +ses perfides conseils; mais ce que tu ne peux avoir appris, mais combien +ma mort fut cruelle, tu vas l'entendre, et tu sauras alors s'il m'a +offens. + +[Note 159: C. XXXIII. + + _La bocca sollev dal fiero pasto + Quel peccator, forbendola a' capelli + Del capo ch'egli avea diretro guasto_; etc.] + +Dans la tour obscure qui a reu de moi le nom de _Tour de la Faim_, et +o tant d'autres ont d tre enferms depuis, une ouverture troite +m'avait dj laiss voir plus de clart[160], lorsqu'un songe affreux +dchira pour moi le voile de l'avenir. Je crus voir celui-ci, devenu +matre et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux vers la montagne +qui empche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoy en avant les +_Gualandi_, les _Sismondi_ et les _Lanfranchi_, avec des chiennes +maigres, avides et dresses la chasse. Aprs avoir couru peu de temps, +le pre et ses petits me parurent fatigus, et je crus voir les dents +aigus de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m'veillai vers +le matin, j'entendis mes enfants, qui taient auprs de moi, pleurer en +dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel, si dj tu n'es mu en +pensant ce que mon coeur m'annonait; et si tu ne pleures pas, +qu'est-ce donc qui peut t'arracher des larmes? + +[Note 160: Je lis _pi lume_ avec _Landino_, _Vellutello_, Alde +_Lombardi_, et le plus grand nombre des manuscrits. Si on lit _pi +lune_, comme l'dition des acadmiciens de la Crusca, et quelques +autres, il faut traduire: m'avait dj laiss voir plusieurs fois la +clart de la lune.] + +Dj ils taient veills; l'heure approchait o l'on apportait notre +nourriture, et chacun de nous, cause de son rve, doutait de la +recevoir. J'entendis qu'on fermait la porte au bas de l'horrible tour. +Alors je regardai mes fils sans dire une parole. Je ne pleurais point; +je me sentais en dedans ptrifi. Ils pleuraient, eux; et mon petit +Anselme me dit: Comme tu nous regardes, mon pre! qu'as-tu? Je ne +pleurai point encore; je ne rpondis point pendant tout ce jour, ni la +nuit suivante, jusqu'au retour du soleil. Lorsque quelques rayons +pntrrent dans cette prison douloureuse, et que je vis sur quatre +visages les propres traits du mien, transport de douleur, je me mordis +les deux mains. Eux, pensant que j'y tais pouss par la faim, se +levrent tout coup, et me dirent: Mon pre[161], nous souffrirons +beaucoup moins, si tu veux te nourrir de nous. Tu nous as revtus de +ces chairs misrables; dpouille-nous-en aussi. Alors je me calmai, pour +ne pas augmenter leur peine. Ce jour et le suivant nous restmes tous en +silence. O terre impitoyable! pourquoi ne t'ouvris-tu pas? Quand nous +fmes parvenus au quatrime jour, Gaddi se jeta tendu mes pieds, en +me disant: Mon pre, que ne viens-tu me secourir? et il mourut; et je +vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l'un aprs +l'autre, du cinquime au sixime jour. Je me mis alors me traner en +aveugle sur chacun d'eux, et je ne cessai de les appeler trois jours +entiers aprs leur mort. La faim acheva ensuite ce que n'avait pu la +douleur.--Quand il et dit ces mots, roulant les yeux, il reprit entre +ses dents le malheureux crne, et comme un chien dvorant, il les y +enfona jusqu'aux os. + +[Note 161: + + _Padre, assai ci fia men doglia + Se tu mangi di noi: tu ne vestisti + Queste misere carni, e tu le spoglia_. + +Ce tercet paraissait au Tasse plein d'une expression si tendre et si +noble, il lui plaisait tant, au rapport du pre Venturi, qu'il ne se +lassait point de le citer et d'en faire l'loge. Mais ce mme tercet est +excessivement difficile traduire. _Se tu mangi di noi_, est mme +tout--fait intraduisible: il est impossible de dire en franais, +_manger de nous_, comme on dit _manger du pain_, et c'est cependant +cette ressemblance d'expression qui, dans l'italien, est en mme temps +nave et terrible. _Dpouille-nous-en aussi_, paratra peut-tre bien +nu; mais comment rendre autrement ces mots si touchants: _e tu le +spoglia_. J'ai du moins sauv cette figure potique: _Vestire spogliare +le carni_, qui est du style religieux, ou mme biblique si l'on veut, +mais qui n'en avait ici qu'une proprit de plus, et laquelle aucun +des traducteurs franais du Dante n'a song. Enfin j'ai respect, autant +que je l'ai pu, cette effrayante, sans doute, mais admirable +simplicit.] + +Loin d'tre fatigue par un rcit aussi nergique, la voix du Dante +s'lve encore avec une force nouvelle, pour lancer des imprcations +contre Pise, qui avait souffert dans ses murs cette action barbare. Si +le comte Ugolin passait pour l'avoir trahie, il ne fallait pas du moins +envelopper dans son supplice ses fils, dont un ge si tendre attestait +l'innocence. Il appelle cette ville nouvelle Thbes et la honte de +l'Italie. Puisque les peuples voisins n'en font pas justice, il dsire +que les petites les de _Capraia_ et de la _Gorgone_, situes prs +l'embouchure de l'Arno, se dtachent, ferment le cours du fleuve, et en +fassent remonter les eaux, pour aller dans Pise mme submerger tous ses +habitants. + +Cette effrayante et terrible scne doit rendre languissant et faible +tout ce que l'Enfer mme peut encore offrir. On se soucie peu d'un +_Alberic_[162] qui avait fait massacrer tous ses parents dans un repas +o ils taient ses convives, et de quelques autres misrables plongs +dans la glace, la tte renverse, et les larmes geles et amonceles +dans les yeux. On regrette que Dante ne l'ait pas senti, et n'ait pas vu +que du moment o il avait fait parler Ugolin au fond du gouffre, il +n'avait rien de mieux faire que d'en sortir. Il n'y reste pas +long-temps. Entr dans la quatrime et dernire division de ce dernier +cercle, o sont punis les tratres les plus coupables, il voit flotter +l'tendard du prince des Enfers[163]. Il aperoit, en traversant cet +espace, les damns qui le remplissent, couverts d'une glace +transparente, dans diverses attitudes, et comme des objets conservs +dans du verre. Tout se tait. Aprs l'agitation bruyante des autres +cercles, il ne restait peut-tre plus, pour frapper l'imagination, et +pour lui faire concevoir le dernier excs de la douleur, d'autre moyen +que le silence. Au centre, rgne Lucifer, enfonc jusqu'aux reins dans +la glace. Sa taille plus que gigantesque, son pouvantable difformit, +sont peintes des traits les plus forts qu'ait pu tracer le pote. Cela +dut faire une grande sensation de son temps, o le seul ressort de la +morale tait la crainte, o celui de la crainte tait le diable, et o +chacun s'tudiait donner au diable tout ce qui pouvait inspirer le +plus d'effroi. Aujourd'hui cela perd tout son effet, et rien de plus +froid qu'une peinture terrible qui n'inspire point de terreur. + +[Note 162: C'tait encore un _Cavalier Gaudente_, qu'on appelait +pour cela _Frate Alberigo_, quoiqu'il ft militaire. Il tait de la +maison des Manfrdi, seigneurs des Faenza.] + +[Note 163: C. XXXIV. + + _Vexilla regis prodeunt inferni_, etc.] + +Sans nous occuper donc des trois normes faces du monstre, l'une rouge, +l'autre noire et l'autre jauntre, de ses trois gueules cumantes qui +mchent ternellement trois damns[164], de ses six ailes dmesures, et +de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler +que le centre de l'Enfer, o l'archange rebelle est plong, est aussi le +centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tir de cette ide. +Virgile le prend sur ses paules, saisit le moment o Lucifer cesse +d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les +flancs du monstre sont couverts comme d'une paisse toison, et descend +ainsi jusqu' sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il +tourne, avec beaucoup d'efforts, sa tte o il avait les pieds, et monte +au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, dpose +Dante sur le bord, et y monte aprs lui. Les jambes renverses de Satan +sortent par ce soupirail; il est l toujours debout, la place o il +tomba du ciel. Il s'enfona jusqu'au centre de la terre, et il y resta +fix. C'est-l que cesse d'agir cette force de gravitation qui entrane +tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu' travers la +mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des +effets produits sur la forme de la terre, par la chute mme de Satan, +le Dante et dj cette ide[165]. Au-dessus de l'endroit o les deux +potes se sont assis, un ruisseau tombe travers les rochers; ils +montent l'un aprs l'autre par la route troite et difficile que l'eau a +creuse; ils voient enfin reparatre la lumire, et se trouvent, aprs +tant de fatigues, rendus la clart du jour. + +[Note 164: Le premier est Judas Iscariotte, et les deux autres, sans +qu'on puisse voir quel rapport ont avec Judas ces deux meurtriers +clbres, Brutus et Cassius.] + +[Note 165: Il l'nonce clairement par ces mots qu'il met dans la +bouche de Virgile: + + _Tu passasti il punto + Al qual si traggon d'ogni parte i pesi_.] + + + + +CHAPITRE IX. + +_Suite de l'Analyse de la Divina Commedia_. + +_Le Purgatoire_. + + +Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un pote, c'est +certainement dans les premiers vers que Dante laisse chapper avec une +sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des rgions moins +affreuses, o du moins l'esprance accompagne et adoucit les tourments. +Son style prend tout coup un clat, une srnit qui annonce son +nouveau sujet. Ses mtaphores sont toutes empruntes d'objets riants. Il +prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne +la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et +qu'elle n'a jamais surpass depuis. Pour voguer sur une onde plus +favorable[166], la nacelle de mon gnie dresse ses voiles, et laisse +derrire elle cette mer si terrible. Je vais chanter ce second rgne, o +l'me humaine se purifie et devient digne de monter au Ciel. Mais ici, +muses sacres, puisque je suis tout vous, que la posie morte +renaisse, que Calliope relve un peu mes chants, qu'elle les accompagne +de ces accords, dont les malheureuses filles de Pirius se sentirent +frappes, et qui leur trent tout espoir de pardon. Puis, commenant +tout de suite son rcit par une description presque magique: La douce +couleur du saphir oriental, qui se condensait, dit-il, dans la +perspective riante d'un air pur, jusqu'au premier cercle des cieux, +rendit mes yeux tous leurs plaisirs, aussitt que j'eus quitt l'air +infernal qui avait attrist mes yeux et mon coeur[167]. Sa lyre est +monte sur ce ton; il continue: Le bel astre qui invite l'amour, +rjouissait tout l'Orient, lorsque je me tournai vers l'un des ples, et +que j'y vis briller quatre toiles qui ne furent jamais vues que de la +premire race des mortels. Le ciel paraissait jouir de leurs rayons. +Malheureux Septentrion, tu es veuf et jamais plaindre, puisque tu +ne peux les voir[168]! Laissant part le sens allgorique de ces +toiles, et les quatre vertus dont les commentateurs y voient l'emblme, +y a-t-il une posie plus brillante, plus rayonnante, pour ainsi dire, et +qui fasse mieux sentir le passage ravissant des tnbres la lumire! + +[Note 166: C. I. + + _Per correr miglior acqua alza le vele + Omai la navicela del mia ingegno + Che lascia dictro a se mar si crudele_, etc.] + +[Note 167: + + _Dolce color d'oriental zaffiro + Che s'accoglieva nel sereno aspetto + Dell' aer puro, infino al primo giro, + Agli occhi miei ricominci diletto_, etc.] + +[Note 168: + + _O Settentrional vedovo sito + Po' che privato se' di mirar quelle_!] + +Observons que le pote ne se livre pas ce transport en entrant dans le +Purgatoire; o il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et o l'esprance +mme est encore attriste par des souffrances: le lieu de la nouvelle +scne qu'il va parcourir est divis en trois parties; le bas de la +montagne, jusqu' la premire enceinte du Purgatoire: les sept cercles +du Purgatoire qui, s'levant les uns sur les autres, occupent la plus +grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au +sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace +qui la spare de la mer, qu'il voit se lever ou se dchirer tout coup +le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les clatantes beauts +de la nature. En se tournant vers le nord, il voit prs de lui un +vieillard d'un aspect si vnrable, que celui d'un pre ne doit pas +l'tre davantage pour son fils. Sa longue barbe tait mle de blanc, +comme l'taient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux cts sur sa +poitrine. Les rayons des quatre toiles saintes clairaient si vivement +son visage, que Dante le voyait comme la clart du soleil. Ce +vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de +les voir chapps au noir abme, et parvenus aux lieux qu'il habite. +Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa prsence, et de baisser les +yeux devant lui. Il rpond ensuite aux questions du vieillard, et +l'instruit du sujet qui a engag son disciple ce prilleux voyage. +C'est surtout le dsir de la libert, de cette libert si chre, et dont +celui qui a renonc pour elle la vie sait si bien le prix[169]. +Jusque-l, on ignore quelle est cette ombre vnrable. On l'apprend ici +de Virgile. Tu le sais, continue-t-il, toi qui, pour elle, dans Utique, +ne craignis point de te donner la mort, et laissas ta dpouille +mortelle, qui, au grand jour, sera revtue de tant d'clat. + +[Note 169: + + Libert va cercando, ch' si cara + Come sa chi per lei vita rifiuta.] + +Des objections thologiques ont t faites notre pote, sur la place +qu'il assigne Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'esprance +qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier +commentateur du Dante, le P. Lombardi, rpond ces objections comme il +peut, mais cela n'importe gure ceux qui, comme nous, ne considrent +ce pome que du ct potique. + +Caton apprend aux deux potes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette +montagne d'expiations et d'preuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne +d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer[170], et qu'il se +lave le visage, pour en effacer la fume des brasiers infernaux. Aprs +ces instructions, il disparat. Dante se lve, et se dispose suivre de +nouveau son matre. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les +formalits expiatoires qui leur ont t prescrites. Le soleil +parat[171], et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait +rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'mes qui vont au +Purgatoire, et un ange clatant de blancheur et de lumire qui les y +conduit[172]. Elles chantent, en approchant, le cantique que les Hbreux +chantrent aprs la sortie d'gypte. L'ange, quand il les a dposes sur +le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu[173]. Ces +mes vont errant comme des trangres dans un pays inconnu: elles +aperoivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles +doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont trangers comme elles, +et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la +route qu'ils doivent faire en montant ne leur paratra qu'un jeu. Les +mes, en s'approchant du Dante, s'aperoivent sa respiration qu'il vit +encore. Elles sont frappes d'tonnement, et l'entourent en foule, comme +le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager +qui porte en signe de paix une branche d'olivier. + +[Note 170: Le jonc, disent ici les commentateurs, est par son corce +unie et lisse le symbole de la puret et de la simplicit; il est, par +sa souplesse, celui de la patience, toutes vertus ncessaires dans le +chemin du ciel.] + +[Note 171: C. II.] + +[Note 172: Je ne dis rien de plus ici de cet ange qui est peint; +comme tout le reste, d'une manire admirable. Je reviendrai plus loin +sur cet objet.] + +[Note 173: + + _Ed el sen g, come venne, veloce_.] + +L'une des ombres s'avance vers lui pour l'embrasser, avec tant +d'affection qu'il fait vers elle un mouvement pareil. Mais il sent alors +le vide de ces ombres, qui n'ont de rel que l'apparence. Trois fois il +tend ses bras, et trois fois, sans rien saisir, ils reviennent sur sa +poitrine. L'ombre sourit, et se montre enfin si bien lui, qu'il +reconnat en elle _Casella_, son matre de musique et son ami. Ils +s'entretiennent quelque temps avec toute la tendresse de l'amiti; +ensuite le pote, fidle son got pour la musique, prie _Casella_, +s'il n'a point perdu la mmoire ou l'usage de ce bel art, de le consoler +dans ses peines, par la douceur de son chant; le musicien ne se fait +point prier; il chante une _canzone_ de Dante lui-mme[174], avec une +voix si douce et si touchante, que Dante et Virgile, et toutes les mes +venues avec _Casella_, restent enchantes de plaisir. Cette petite scne +lyrique, au bord de la mer, a un charme particulier, surtout pour ceux +qui ont vou, comme notre pote, une affection constante cet art +consolateur. Mais le svre Caton vient troubler leur jouissance; il +leur rappelle qu'ils ont autre chose faire que d'entendre chanter, et +qu'ils doivent, avant tout, s'avancer vers la montagne. Ils se +dispersent comme des colombes occupes becqueter un champ de bl, et +qui voient paratre tout coup un objet qui les effraye[175]. + +[Note 174: + + _Amor che nella mente mi ragiona_.] + +[Note 175: + + _Come quando, cogliendo biada o loglio, + Gli colombi adunati alla pastura_, etc.] + +Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne[176], +et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une +troupe d'mes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si +lentement, qu'on n'aperoit point les mouvements de leurs pas. Virgile +leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les +premires d'abord, les autres leur suite, comme des brebis qui sortent +du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la +tte et les yeux baisss vers la terre; simples et paisibles, ce que la +premire fait, les autres le font de mme; si elle s'arrte, elles +s'arrtent comme elle, et ne savent pas pourquoi[177]. Cette comparaison +nave, et presque triviale, tire des objets champtres, qui paraissent +avoir eu pour notre pote un charme particulier, est exprime dans le +texte avec une vrit, une lgance et une grce qui la relvent, sans +lui rien faire perdre de sa simplicit. Il y donne le dernier trait, en +peignant ce troupeau d'mes simples et heureuses, s'avanant avec un air +pudique et une dmarche honnte. L'ombre de son corps, que le soleil +projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premires; +elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en +font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant +que celui qu'il avoue tre un homme vivant, n'est point venu sans +l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin troit, o ils +peuvent pntrer avec elles. L'une de ces mes se fait connatre; c'est +Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Frdric II, mort excommuni comme +son pre. On n'avait pas voulu qu'il ft enterr en terre sainte: il le +fut auprs du pont de Bnvent. Mais ce ne fut pas assez, au gr du pape +Clment IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le +cadavre, et de l'envoyer hors des tats de l'glise. + +[Note 176: C. III. J'omets ici beaucoup de descriptions, de +discours, d'explications philosophiques; il s'agit de gravir la montagne +du Purgatoire; et ne pouvant pas faire d'une analyse une traduction, +j'carte tout ce qui ne conduit pas ce but.] + +[Note 177: + + _Come le pecorelle escon del chiuso_, etc.] + +L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit +sa peine, que la misricorde de Dieu est infinie, et que +l'excommunication d'un pape n'te pas tout moyen de rentrer en grce +auprs de l'ternel, pourvu que l'on ait une ferme esprance; seulement, +si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente +fois autant de temps qu'on a persist dans son obstination, moins que +ce temps ne soit abrg par de bonnes prires. Je ne sais si les papes +admettaient alors cette espce de tarif: depuis long-temps leur prudence +l'a rendu peu prs inutile; ils ont excommuni beaucoup moins, et +n'envoient plus de cardinaux dterrer les cendres des rois. + +Dante s'aperoit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est +coul sans qu'il y ait pris garde, pendant le rcit de Mainfroy[178]. +Cela inspire un pote philosophe des vers philosophiques d'un style +ferme, exact, et, comme celui de Lucrce, toujours potique, sur la +puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou +par la peine qu'il nous cause, et sur cette facult auditive qu'exerce +alors notre me, indpendante de la facult de penser et de sentir. Il +reconnat enfin qu'ils sont arrivs ce passage troit et difficile que +les mes leur avaient indiqu. Ils y gravissent avec beaucoup de peine, +arrivent sur une premire, plate-forme qui fait le tour de la montagne; +et de l, sur une seconde, par un chemin non moins pnible. Ils +s'asseyent alors, tourns vers le levant, d'o ils taient partis; le +spectacle du ciel et de l'immensit occasionne entr'eux des questions et +des rponses astronomiques et gographiques, o Dante s'exprime toujours +en pote, en mme temps qu'en gographe et en astronome. Les mes des +ngligents sont retenues dans ces enceintes, qui prcdent le +Purgatoire. Le pote en dcrit une troupe nonchalamment assise l'ombre +derrire des rochers, et peint avec sa fidlit ordinaire leur +contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui tait +assise, se tenant les genoux embrasss, et courbant entre eux son +visage[179]. Quelques mots qu'il adresse son guide attirent +l'attention de cette ombre: elle lve un peu les yeux et le regarde, +mais seulement jusqu' la moiti du corps; dernier coup de pinceau qui +achve ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins +bien son caractre. Dante la reconnat: il lui parle et la nomme[180]; +mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir +jamais entendu parler. + +[Note 178: C. IV.] + +[Note 179: + + _Sedeva ed abbroecciava le ginocchia, + Tenendo 'l viso gi tra esse basso_.] + +[Note 180: Ce nom est _Belacqua_; mais l'on n'en est pas plus +avanc.] + +D'autres ombres un peu moins inactives[181] s'aperoivent que le corps +du Dante n'est pas diaphane, que c'est un corps vivant, un mortel; +Virgile le leur confirme: aussitt elles remontent vers leurs compagnes, +aussi rapidement que des vapeurs enflammes fendent l'air pur au +commencement de la nuit, ou que le soleil d't fend un lger nuage; +elles reviennent aussi promptement toutes ensemble. Dante en est bientt +entour. Toutes veulent qu'il fasse mention d'elles quand il retournera +sur la terre, et qu'il leur obtienne des prires qui doivent abrger +leurs preuves. Plusieurs lui racontent leurs tristes aventures. Celle +de _Buonconte_ de Montefeltro est la seule remarquable. + +[Note 181: C. V.] + +Buonconte avait t tu la bataille de Campaldino[182], et l'on +n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine +cette fable pisodique. Ce guerrier Gibelin, bless mort dans la +bataille, parvint auprs d'une petite rivire qui descend des Apennins, +et se jette dans l'Arno. L il tomba, en prononant le nom de Marie. +L'ange de Dieu vint aussitt prendre son me, et celui de l'Enfer +criait: O toi qui viens du ciel, pourquoi m'tes-tu ce qui est moi? +Tu emportes ce que celui-ci avait d'ternel, pour une petite larme qui +me l'enlve[183]. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui. +Alors il lve des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combine +avec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute la +campagne est inonde; les ruisseaux se dbordent; le corps de Buonconte +est entran par le torrent et prcipit dans l'Arno. Ses bras qu'il +avait pris, en expirant, la prcaution de mettre en croix sur sa +poitrine, sont spars; il est jet d'un rivage l'autre, et enfin +plong au fond du fleuve, o il est recouvert de sable. Cette machine +potique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs, +bouleversant les lments, et mettant partout le dsordre dans l'oeuvre +du grand ordonnateur, se trouvait bien dj dans quelques lgendes et +dans quelques contes ou fabliaux; mais elle parat ici pour la premire +fois revtue des couleurs de la posie, et c'est du pome de Dante +qu'elle a pass dans l'pope moderne, o elle joue presque toujours un +grand rle. + +[Note 182: 11 juin 1289.] + +[Note 183: + + _Tu te ne porti di costui l'eterno, + Per una lagrimetta che'l mi toglie_.] + +Environn de ces ombres importunes, le pote se compare un homme qui +vient de gagner une forte partie de dez[184], et qui, pendant que son +adversaire s'loigne seul et triste, se retire entour de tous les +spectateurs empresss le suivre, le prcder, s'en faire voir, et +obstins ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme +plusieurs de ces ombres d'hommes assassins de diverses manires, qui le +conjurent de prier pour elles. Dgag de cette foule, il questionne son +guide sur l'efficacit que ses prires pourront avoir. Virgile l'engage + ne se point occuper de ces difficults, qui seront toutes rsolues par +Batrix, quand il l'aura trouve sur le sommet de la montagne. Dante +double alors le pas, et se sent anim d'un nouveau courage. Mais part +de toutes ces ombres, dont ils commencent s'loigner, ils aperoivent +celle d'un pote alors clbre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens +qui s'tait le plus distingu dans la langue et la posie des +Provenaux. Sordel tait assis; son attitude tait fire et presque +ddaigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de dcence. Il ne +rpond point une premire question que lui fait Virgile, et le laisse +approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose[185]. Mais +ds que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui tait aussi +de Mantoue, se lve, se nomme, et les deux potes s'embrassent. + +[Note 184: C. VI. + + _Quando si parte'l guoco della zara_, etc.] + +[Note 185: + + _Solo guardando + A guisa di leon quando si posa_.] + +Cet lan d'un sentiment patriotique en fait natre un dans l'me du +Dante; il s'emporte avec vhmence contre l'esprit de discorde qui +perdait alors l'Italie: Ah! malheureuse esclave, s'crie-t-il, Italie, +sjour de douleur, vaisseau sans pilote au sein de la tempte[186], toi +qui n'es plus la matresse des peuples, mais un lieu de prostitution: +cette me gnreuse n'a eu besoin que du doux nom de sa patrie pour +faire son concitoyen l'accueil le plus tendre et le plus empress, et +maintenant tous ceux qui vivent dans ton sein sont en guerre: ceux +qu'une mme enceinte et un mme foss renferment se dvorent entre eux. +Cherche, malheureuse, cherche le long de tes rivages; regarde ensuite +dans ton sein, et vois s'il est en toi quelque partie qui jouisse de la +paix. Que te sert le frein des lois que t'imposa Justinien, si tu n'as +plus personne qui le gouverne? Sans ce frein, tu aurais moins rougir. +Ce n'est pas seulement comme Italien, mais comme Gibelin qu'il s'emporte +ainsi. Il finit en exhortant les peuples d'Italie reconnatre +l'autorit de Csar; l'empereur Albert d'Autriche dompter ces esprits +rebelles, et Dieu, qui est mort pour tous les hommes, se laisser enfin +toucher par tant de malheurs. + +[Note 186: + + _Ahi serva Italia di dolore ostello, + Nave senza nocchiero in gran tempesta, + Non donna di provincie, ma b_....., etc. + +Ce dernier mot, trs-mal sonnant aujourd'hui, tait alors de la langue +commune. Il n'te rien la force et l'loquence de ce morceau.] + +De l'Italie en gnral il en vient Florence sa patrie, et lui adresse +une apostrophe assaisonne de l'ironie la plus amre: O Florence! tu +dois tre satisfaite de cette digression[187]. Elle ne peut te regarder, +grce ton peuple, qui s'tudie te procurer un autre sort. Beaucoup +d'autres peuples ont la justice dans le coeur, mais elle y agit avec +lenteur pour ne pas agir sans prudence; le tien l'a toujours la +bouche. Beaucoup se refusent aux charges publiques; mais ton peuple +rpond sans tre appel, et s'crie: J'en veux supporter le poids. +Maintenant rjouis-toi, tu en as bien sujet. Tu es riche; tu es en paix, +tu es sage. Si je dis la vrit, ce sont les effets qui le prouvent. + +[Note 187: + + _Fiorenza mia, ben puoi esser contenta + Di questa digression, che non ti tocca + Merc del popol tuo_, etc.] + +Athne et Lacdmone qui firent des lois si sages et rglrent si bien +la cit, ne firent que peu de progrs dans l'art de bien vivre, auprs +de toi qui fais des rglements si subtils, que ce que tu ourdis en +octobre ne va pas jusqu' la moiti de novembre[188]. Combien de fois, +en peu de temps, as-tu chang de lois, de monnaies, d'offices publics, +d'usages, et renouvel tes citoyens! Si tu as bonne mmoire, et un +jugement sain, tu te verras toi-mme comme une malade, qui ne trouve sur +la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour +donner le change ses douleurs[189]. En lisant cette loquente +invective, on est tent d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-mme de +Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconnatre en lui + + _Quella fonte + Che spande di parlar si largo fiume_. + +[Note 188: + + _Ch'a mezzo novembre + Non giunge quel che tu d'ottobre fili_.] + +[Note 189: + + _Vedrai te simigliante a quella'nferma + Che non pu trovar posa in su le piume, + Ma con dar volta suo dolore scherma_.] + +Cependant le pote Sordel ne connat encore que comme Mantouan celui +qu'il a si bien accueilli sur ce seul titre; il veut enfin en savoir +davantage[190]. Virgile se nomme: Sordel, frapp de surprise et de +respect, tombe ses pieds: O gloire du pays latin, lui dit-il, toi par +qui notre ancienne langue montra tout son pouvoir! ternel honneur du +lieu de ma naissance, quel mrite ou plutt quelle faveur te montre +mes yeux? Alors Virgile l'instruit du sujet de son voyage, et lui +demande le chemin le plus court et le plus facile pour arriver au +Purgatoire. Sordel, avant de leur indiquer une issue pour s'lever plus +haut sur la montagne, les conduit vers une espce de vallon, dont notre +pote fait une description riche et brillante. Les plus vives couleurs +et les parfums les plus dlicieux y charmaient les yeux et +l'odorat[191]. Couches entre des fleurs, des mes y chantaient avec des +voix mlodieuses l'hymne du _Salve Regina_. C'taient des mes +d'empereurs et de rois, bons et mauvais, mais qui le furent avec assez +d'indolence pour trouver ici place parmi les ngligents. L'empereur +Rodolphe, son gendre Ottaker ou Ottocar; Philippe-le-Hardi, roi de +France, et Henri, roi de Navarre, qu'il peint tous deux affligs des +moeurs dpraves de Philippe-le-Bel, fils de l'un et gendre de l'autre, +et qu'il nomme, cause de ce dernier roi, pre et beau-pre du mal +franais[192]; Pierre III d'Aragon, Charles d'Anjou, roi de Naples, +Henri III, roi d'Angleterre, et quelques autres encore qui ne paraissent +pas tous galement bien placs dans cette catgorie de princes. + +[Note 190: C. VII.] + +[Note 191: Cette description se termine par ces trois vers +charmants; + + _Non avea pur natura ivi dipinto, + Ma di soavit di mille odori + Vi facea un incognito indistinto_.] + +[Note 192: + + _Padre, e suocero son del mal di Francia_.] + +Le soir tait venu quand ces ombres cessrent leurs chants et +commencrent un autre hymne. C'est peut-tre tout ce qu'et dit un autre +pote; mais le ntre le dit avec une richesse de posie sentimentale et +d'ides mlancoliques et touchantes, qui parat en lui vritablement +inpuisable[193]. Il tait dj l'heure qui renouvelle les regrets des +navigateurs et leur attendrit le coeur, le jour o ils ont dit adieu +leurs plus chers amis, et qui pntre d'amour le nouveau plerin, s'il +entend de loin le son de la cloche qui parat pleurer le jour, quand il +expire: alors je commenai ne plus rien entendre, etc. + +[Note 193: C. VIII. + + _Era gi l'ora che volge'l disio + A' naviganti e'ntenerisce il cuore, + Lo di ch' han detto a' dolci amici a dio; + E che lo nuovo peregrin d'amore + Punge, se ode squilla di lontano, + Che paia'l giorno pianger che si muore, + Quand' io' ncominciai_, etc. + +On reconnat dans ce dernier vers l'original de celui-ci de la belle +lgie de Gray, sur un cimetire de campagne. + + _The curfew tells the knell of parting day_.] + +Les mes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants +sont interrompus par l'arrive de deux anges arms d'pes flamboyantes, +mais dont la pointe est mousse[194]. Ils sont envoys par la vierge +Marie pour dfendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y pntrer. Ils +s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps aprs, le serpent +arrive et commence se glisser entre les fleurs. Les deux anges +s'lvent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit +de leurs ailes, et viennent se remettre leur poste. Nino, juge, +c'est--dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille +des Malaspina, qui avaient donn au Dante un asyle dans son exil, +reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu +l'arrive du serpent. + +[Note 194: Nous reviendrons bientt sur ces deux anges, connue sur +celui que nous avons dj trouv plus haut.] + +Ils taient assis tous cinq sur l'herbe frache, au lever de +l'aurore[195]. Dante se sent accabl de sommeil; il s'endort. C'tait +l'heure du matin[196] o l'hirondelle commence ses tristes plaintes, +peut-tre au souvenir de ses anciens malheurs, et que notre me plus +trangre aux sens, et moins esclave de nos penses, a dans ses visions +quelque chose de divin. Le pote voit en songe un aigle aux ailes d'or +qui fond sur lui comme la foudre, et l'enlve jusqu' la sphre du feu, +o ils s'embrasent et sont consums tous les deux. son rveil, il ne +reconnat plus autour de lui les mmes objets; il apprend de Virgile ce +qui s'est pass pendant son sommeil. Une femme nomme Lucie, qui est, +selon les interprtes, le symbole de la grce divine, est venue +l'enlever et l'a port au nouveau lieu o il se trouve. Sordel et les +autres sont rests o ils taient auparavant. Virgile a suivi les traces +de la belle Lucie, qui lui a indiqu, prs de l, l'entre du +Purgatoire, et a disparu en mme temps que Dante rouvrait les yeux. Il +se lve et marche vers la porte avec son guide. Elle tait garde par un +ange, arm d'une pe tincelante. Lorsque cet ange apprend que c'est +Lucie qui les a conduits, il leur permet d'approcher des trois degrs de +marbres de diffrentes couleurs, au haut desquels il se tient immobile. +Dante, soutenu par Virgile, monte pniblement jusqu' lui, se prosterne + ses pieds et le conjure, en se frappant la poitrine, de lui permettre +l'entre de ce lieu redoutable. L'ange le lui permet enfin. La porte +s'ouvre, et tourne sur ses gonds avec un fracas horrible. A ce bruit +succde une harmonie dlicieuse. Le pote, en entrant dans cette +enceinte, entend les louanges de l'ternel chantes par des voix si +mlodieuses qu'elles lui rappellent l'impression qu'il a souvent +prouve quand l'orgue accompagnait le chant des fidles, et que tantt +on entendait les paroles, tantt elles cessaient de se faire entendre. + +[Note 195: C. IX.] + +[Note 196: + + _Nell' ora che comincia i tristi lai + La rondinella presso alla mattina_, etc.] + +Toute cette premire division de la seconde partie du pome est, comme +on voit, fertile en descriptions et en scnes dramatiques. Les +descriptions surtout y sont d'une richesse, qu'une sche analyse peut +peine laisser entrevoir; les cieux, les astres, les mers, les campagnes, +les fleurs, tout est peint des couleurs les plus fraches et les plus +vives. Les objets surnaturels ne cotent pas plus au pote que ceux dont +il prend le modle dans la nature. Ses anges ont quelque chose de +cleste; chaque fois qu'il en introduit de nouveaux, il varie leurs +habits, leurs attitudes et leurs formes. Le premier, qui passe les mes +dans une barque[197], a de grandes ailes blanches dployes, et un +vtement qui les gale en blancheur. Il ne se sert ni de rames, ni de +voiles, ni d'aucun autre moyen humain; ses ailes suffisent pour le +conduire. Il les tient dresses vers le ciel, et frappe l'air de ses +plumes ternelles qui ne changent et ne tombent jamais. Plus l'oiseau +divin[198] approche, plus son clat augmente; et l'oeil humain ne peut +plus enfin le soutenir. Les deux anges qui descendent avec des glaives +enflamms pour chasser le serpent[199], sont vtus d'une robe verte +comme la feuille frache close; le vent de leurs ailes, qui sont de la +mme couleur, l'agite et la fait voltiger aprs eux dans les airs: on +distingue de loin leur blonde chevelure; mais l'oeil se trouble en +regardant leur face et ne peut en discerner les traits. Enfin, le +dernier que l'on a vu garder l'entre du Purgatoire, porte une pe qui +lance des tincelles que le regard ne peut soutenir; et ses habits sont +au contraire d'une couleur obscure, qui ressemble la cendre ou la +terre dessche, soit pour faire entendre ceux qui vont expier leurs +fautes que l'homme n'est que poussire; soit pour signifier, comme le +veulent d'autres commentateurs[200], que les ministres de la religion +doivent se rappeler sans cesse ces mots de l'Ecclsiastique, dont on les +souponne apparemment de ne se pas souvenir toujours: _De quoi +s'norgueillit ce qui n'est que terre et que cendre[201]?_ + +[Note 197: C. II, v. 23 et suiv.] + +[Note 198: _L'uccel divino._] + +[Note 199: C. VIII, v. 25 et suiv.] + +[Note 200: Velutello et Lombardi.] + +[Note 201: _Quid superbit terra et cinis?_ (ECCLSIASTIC, c. X, v. +9.)] + +On se rappelle que l'enceinte gnrale du Purgatoire est compose de +sept cercles, placs l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et +Virgile commencent gravir. Chacune de ces enceintes particulires +dcrit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept +pchs mortels. Le passage par o l'on monte de l'un l'autre est +presque toujours long, troit et difficile. Le premier cercle est celui +des orgueilleux[202]; leur punition est de marcher courbs sous des +fardeaux normes. Avant de les voir paratre, Dante regarde avec +admiration sur le flanc de la montagne, qui s'lve jusqu'au second +cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief +suprieures aux chefs-d'oeuvre de Policlte et mme ceux de la Nature. +Ce sont des exemples d'humilit qu'elles retracent; l'Annonciation de +l'ange l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait +devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre pote dans son +style nigmatique, tait plus et moins qu'un roi[203]; enfin, un trait +d'humanit de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce +qu'on prtend que saint Grgoire en fut si touch qu'il demanda et +obtint que ce bon empereur ft retir de l'Enfer; trait, au reste, qui +n'est rapport que par des historiens trs-suspects[204], et que +Baronius et Bellarmin eux-mmes traitent de fable. Mais un pote n'est +pas oblig d'tre si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition +populaire: il a parfaitement reprsent dans ses vers, ce qu'il dit +avoir vu sculpt sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage. + +[Note 202: C. X.] + +[Note 203: _E pi e men che re era'n quel caso._] + +[Note 204: Le moine Helinant ou Elinant, dans sa _Chronique_; Jean +Diacre, dans la _Vie de S. Grgoire_, l'_Eucologe des Grecs_; et mme S. +Thomas, au rapport du P. Lombardi. Une veuve plore se jeta, selon eux, + la bride du cheval de Trajan, au milieu du cortge militaire qui +l'accompagnait, et au moment o il partait pour une expdition +lointaine. Elle le conjurait de venger la mort de son fils, massacr par +des soldats. Trajan promit d'abord de lui rendre justice son retour; +mais, sur les instances de cette malheureuse mre, il s'arrta, et ne +partit qu'aprs l'avoir satisfaite. Dion Cassius, et son compilateur +Xiphilin, rapportent le mme trait de l'empereur Adrien.] + +A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement +courbs sous d'normes fardeaux, qu'ils conservent peine la forme +humaine, il s'lve contre l'orgueil des chrtiens qui contraste avec la +misre et les infirmits de l'me. C'est l que se trouve cette image +emblmatique de l'me humaine, dont le texte est souvent cit, mais +qui, dans une traduction, ne conserve peut-tre pas le mme clat et la +mme grce: + + _Non v'accorgete voi che noi siam vermi + Nati a formar l'angelica farfalla + Che vola alla giustizia senza schermi?_ + +C'est--dire, ou du moins peu prs, Ne voyez-vous pas que nous sommes +des vermisseaux ns pour former le papillon anglique qui doit voler +vers l'invitable justice? Ces orgueilleux, plis et presque crass +sous les charges qu'ils portent, rcitent l'Oraison dominicale toute +entire. Ce n'est pas pour eux, disent-ils, qu'ils en adressent Dieu +la dernire prire[205], mais pour ceux qui sont rests au monde aprs +eux; en sorte que ce sont ici, contre la coutume, les mes du Purgatoire +qui prient pour celles des vivants. + +[Note 205: _Sed libera nos malo_; ce que Dante traduit avec S. +Chrysostme (_in Matth._, c. 6) par: _Dlivre-nous du malin esprit_, ou +du dmon, au lieu de _dlivre-nous du mal_, comme on le dit en +franais.] + +Quelques-unes de ces ombres se font connatre, ou sont reconnues par le +pote. Il reconnat celle d'un peintre en miniature, nomm _Oderisi da +Gubbio_, qui avait eu de son temps une grande clbrit; c'est dans sa +bouche que Dante met cette belle tirade, sur l'tat o la peinture tait +dj parvenue en Italie, sur l'orgueil des artistes et sur la vanit de +la gloire. Il se fait donner par lui le titre de frre; est-ce pour +rappeler l'amiti qui les avait unis, ou l'tude qu'il avait faite +lui-mme de l'art du dessin? Cela peut tre, mais au reste c'est en +gnral le style dont se servent les ombres dans le Purgatoire. +L'galit y rgne, et l'on dirait que ce titre, qui en est le doux +symbole, serait un des moyens qu'elles emploient pour calmer leurs +peines. Mon frre, lui dit Oderisi, les tableaux de _Franco_ de Bologne +plaisent aujourd'hui plus que les miens; tout l'honneur est maintenant +pour lui; je n'en ai plus qu'une partie. Je ne lui aurais pas tant +accord quand je vivais, tant j'avais le dsir d'exceller et d'tre le +premier dans mon art..... O vaine gloire des talens humains; combien +l'clat dont ils brillent dure peu, si des sicles grossiers ne leur +succdent! Cimabu crut remporter la palme dans la peinture, et +maintenant _Giotto_ a tant de renomme qu'il obscurcit celle de son +matre. Ainsi dans l'art des vers, le second _Guido_ efface la gloire du +premier[206]; et peut-tre est-il n maintenant un pote qui les +surpassera tous deux[207]. Tout ce vain bruit du monde ressemble au +souffle des vents qui vient tantt d'un ct de l'horizon, tantt de +l'autre, et qui change de nom parce que sa direction change. Avant que +mille annes s'coulent; quelle rputation auras-tu de plus, si tu es +parvenu jusqu' l'extrme vieillesse, que si tu tais mort avant de +quitter le balbutiement de l'enfance? Mille ans compars l'ternit +sont un espace plus court que n'est un mouvement de l'oeil compar +celui du cercle le plus lent et le plus immense des cieux ... Votre +renomme est comme la couleur de l'herbe qui vient et s'en va, que +fltrit et dcolore ce mme soleil qui la fait sortir verte du sein de +la terre. + + _La vostra nominanza colar d'erba, + Che viene e va, e quei la discolora + Per cui ell'esce della terra acerba_. + +[Note 206: C'est--dire, que _Guido Cavalcanti_ surpasse _Guido +Guinizzelli_.] + +[Note 207: Quelques interprtes ont pens que Dante se dsigne ici +lui-mme; et si ce mouvement d'orgueil potique est dplac dans un +moment o il peint la punition de l'orgueil, il n'est pas tout--fait +tranger son caractre. Lombardi me parat cependant observer avec +raison, qu'alors le pote aurait dit: Il en est maintenant n un qui +peut-tre les surpassera tous deux; mais qu'ayant dit: Il est peut-tre +n un, etc.: + + _E forse nato chi l'uno e l'altro + Caccer del nido_, + +il est probable qu'il n'a parl qu'en gnral, et en se fondant +uniquement sur le cours habituel des vicissitudes humaines.] + +Quelle comparaison juste et mlancolique! quel beau langage et quels +vers! Homre lui-mme, n'est pas au-dessus de notre pote, lorsqu'il +compare les gnrations des hommes aux gnrations des feuilles qui +jonchent la terre en automne. + +Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre[208], +aperoit des figures graves sur le pav de marbre; elles retracent aux +yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le pote s'abandonne ici plus +que jamais son got pour les mlanges de la fable avec l'histoire, et +du sacr avec le profane. Ces figures graves reprsentent Lucifer et +Briare; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de +foudroyer les gants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la +confusion des langues; Niob et les corps inanims de ses enfants; Sal, +qui se tua sur les monts Gelbo, Arachn, demi-change en araigne; +Roboam, au moment o ses sujets le prcipitent de son char; Alcmon qui +tue sa mre, et Sennachrib tu par ses enfants; Thomiris plongeant dans +le sang la tte de Cyrus; les Assyriens fuyant aprs la mort +d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie. + +[Note 208: C. XII.] + +Un ange apparat aux deux voyageurs. Sa robe tait blanche et sa face +brillait comme l'toile tincelante du matin: il ouvre les bras, ensuite +les ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au second +cercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume, +avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur. +Ah! s'crie le pote, que ces routes sont diffrentes de celles de +l'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et l bas au milieu de +lamentations horribles. Ils arrivent cependant au second cercle, o +sont purifis les envieux[209]. L, il n'y a ni statues ni gravures; le +mur et le pav sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sont +couvertes de manteaux peu prs de la mme couleur, et vtues en +dessous d'un vil silice. Elles sont appuyes la tte de l'une sur +l'paule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intrieur du +cercle, comme de malheureux aveugles qui mendient la porte des +glises, et tchent par une attitude pareille d'exciter la piti. Une de +leurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles que +des chants et des paroles de charit, sentiment si discordant avec le +pch qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumire, leurs +paupires sont fermes et comme cousues par un fil de fer. Le temps a +rendu peu intressantes pour nous les rencontres que les deux potes +font dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sont +pour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'une +diatribe contre les Toscans[210], dans laquelle, en suivant le cours de +l'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux o il s'largit, grossi par +plusieurs rivires, l'ombre d'un certain _Guido del Duca_, de la petite +ville de Brettinoro dans la Romagne, caractrise, sous l'emblme +d'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et de +Florence. + +[Note 209: C. XIII.] + +[Note 210: C. XIV.] + +Le soleil couchant dardait ses rayons sur le visage du pote, quand tout + coup une autre lumire frappe ses yeux si vivement qu'il est oblig +d'y porter la main[211]: il compare l'clat de ce coup de lumire +celui d'un rayon rflchi par la surface de l'eau ou d'un miroir. Cet +objet, dont il ne peut soutenir la vue, est un ange qui vient leur +indiquer le passage par o ils doivent s'lever au troisime cercle. +Tandis qu'ils en montent les degrs, Dante expose Virgile quelques +doutes qui lui sont rests sur ce que _Guido del Duca_ vient de leur +dire. Virgile lui en explique une partie, et lui promet que Batrix, +qu'il verra bientt, achvera de les rsoudre. Le vritable but du +pote, dans cet entretien, parat tre de rappeler aux lecteurs qui +pourraient l'oublier, ce personnage principal de son pome, cette +Batrix qu'il n'oublie jamais. + +[Note 211: C. XV.] + +Dans le troisime cercle, destin l'expiation de la colre, il a +voulu opposer ce pch des exemples de la vertu contraire; mais, pour +varier ses moyens, au lieu de reprsenter ces exemples sculpts ou +gravs, il les encadre dans une vision ou dans une extase qu'il prouve + la vue de tant de merveilles. Il suit toujours son systme de +mlanges, et place dans cette vision la Vierge qui reprend son fils avec +douceur quand elle l'a retrouv dans le temple, disputant au milieu des +docteurs; Pisistrate, matre d'Athnes, calmant par une rponse +indulgente sa femme qui l'exhorte punir une insolence faite +publiquement leur fille, et saint tienne demandant Dieu la grce de +ceux qui le lapident. Le supplice des colriques est d'tre envelopps +dans un brouillard aussi pais que la fume la plus noire[212], mais qui +ne leur te ni la parole ni la voix; ils chantent un hymne de paix et de +misricorde, l'_Agnus Dei_; l'un d'eux parle au pote, et s'entretient +avec lui sur _le libre arbitre_. C'est un certain Marc, de Venise, homme +vertueux, qui avait t son ami, et qui n'avait d'autre dfaut pendant +sa vie que d'tre fort sujet la colre. On remarque dans son discours +cette peinture nave de l'me, telle qu'elle est dans son innocence +primitive. L'me sort des mains de celui qui se complat en elle avant +de la crer, simple comme un jeune enfant qui rit et pleure tour +tour, qui ne sait rien, sinon qu'ayant reu la vie d'un tre +bienfaisant, elle se tourne volontiers vers tout ce qui la fait jouir. +Elle savoure d'abord des biens de peu de valeur; dans son erreur elle +les poursuit ardemment, si un guide ou un frein ne l'en dtourne et ne +lui fait porter ailleurs son amour[213]. + +[Note 212: C. XVI.] + +[Note 213: + + _Esce di mano a lui che la vagheggia + Prima che sia, a guisa di fanciulla, + Che, piangendo e ridendo, pargoleggia. + + L'anima semplicetta, che sa nulla, + Salvo che mossa da lieto futtore, + Volentier torna a ci che la trastulla_, etc.] + +De l il s'lve des ides politiques, la ncessit des lois et +celle d'un chef habile qui sache rgir la cit. C'est encore le Gibelin +qui parle ici autant que le pote. Les lois existent, dit-il, mais qui +les excute? personne: parce que le pasteur qui marche la tte du +troupeau peut tre sage, mais manque de vigueur; parce que la multitude +qui voit son chef poursuivre les biens dont elle est si avide, s'en +nourrit elle-mme et ne demande rien de plus. C'est parce qu'il est mal +gouvern que le monde est devenu si coupable, ce n'est point que de sa +nature il soit ncessairement corrompu[214]. Rome, qui a rgnr le +monde, avait autrefois deux soleils qui clairaient l'une et l'autre +voie, celle du monde et celle de Dieu. L'un des deux a teint l'autre; +l'pe a t jointe au bton pastoral, et ils vont invitablement mal +ensemble, parce qu'tant runis, l'un n'a plus rien craindre de +l'autre. Si tu ne me crois pas, vois en les fruits: c'est au grain que +l'on connat l'herbe. On voit que Dante revient toujours son systme +de division des deux pouvoirs; que toujours il attribue le pouvoir +spirituel aux papes, le temporel aux empereurs, et tous les maux de +l'Italie et du monde la confusion impolitique des deux puissances dans +une seule main. + +[Note 214: + + _Ben puoi veder che la mata condotta + E la cagion che'l mondo ha fatio reo + E non natura che'n voi sia corrotta_. + +Cette opinion saine et philosophique parat fortement en contradiction +avec certaines doctrines sur la corruption de la nature humaine. Les +commentateurs du Dante, Landino, Velutello, Daniello, Venturi, Lombardi, +ont tous pass sur cette difficult sans mme l'indiquer dans leurs +notes. Il nous conviendrait mal d'tre plus difficiles qu'eux.] + +Marc, la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui +restent encore comme des modles des moeurs antiques, mais qui ne peuvent +arrter le torrent. Aprs qu'il s'est retir, en voyant le crpuscule du +soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-mme de +cette brume paisse, et revoit le beau spectacle du soleil son +couchant[215]. Son imagination en est si fortement mue qu'il tombe dans +une rverie profonde. Il s'tonne lui-mme de la force de cette +imagination imprieuse qui le poursuit. O imagination! s'crie-t-il, +toi qui enlves souvent l'homme lui-mme, au point qu'il n'entend pas +mille trompettes qui sonnent autour de lui, qu'est-ce donc qui t'excite? +Qui fait natre en toi des objets que les sens ne te prsentent pas? La +rponse qu'il fait cette question n'est pas fort claire. Ce qui +t'excite, dit-il, est une lumire qui se forme dans le ciel, ou +d'elle-mme, ou par une volont qui la conduit ici-bas[216]. Alors, on +se payait dans l'cole de ces mots qu'on croyait entendre, et l'on avait +fait de cette sorte de solutions une science o Dante tait trs-vers. +Mais il n'y a lumire cleste qui puisse expliquer l'incohrence des +objets que runit cette espce de vision. Ce sont purement des rves, et +les rves d'un esprit malade. Il voit la mtamorphose de Philomle en +oiseau. Cet objet disparat, et il lui tombe dans la pense[217] un +homme crucifi: c'est l'impie Aman qui garde dans son supplice son air +fier et ddaigneux, devant le grand Assurus, Esther et le juste +Mardoche. Cette image se dissipe d'elle-mme comme une bulle d'eau qui +s'vapore, et dans sa vision s'lve alors la jeune Lavinie, qui +reproche tendrement sa mre de s'tre tue pour elle. + +[Note 215: C. XVII.] + +[Note 216: + + _Muove il lume che nel ciel s'informa, + Per se o per voler che gi lo scorge_.] + +[Note 217: + + _Piovve dentro alla fantasia_, etc.] + +Il est enfin rendu lui-mme, et retir comme d'un songe par l'clat +d'une lumire plus vive que toutes celles dont il avait t frapp. +C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par o il doit monter au +cercle suprieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des +paresseux. Ici Dante se fait donner par son matre une longue +explication mtaphysique sur l'amour, passion de la nature toujours +bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volont, qui, selon +qu'elle est bien ou mal dirige, fait natre en nous des affections +haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont +expies dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la +ngligence poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le +quatrime, o nous sommes; et ces affections pousses l'excs +deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles suprieurs +qui nous restent parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise +une seconde fois[218]; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en +philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage +est celui de l'cole; on peut regretter qu'il ne soit pas plutt celui +du coeur. Virgile mle ses explications quelques nouvelles solutions +sur le libre arbitre; et toujours il renvoie Batrix (c'est--dire, +sous ce nom si cher, la Thologie personnifie) les dernires rponses +que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient +briser ce long entretien. Elles courent, comme les Thbains couraient +pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ismne, en cherchant le +dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en +rappelant haute voix des exemples tirs de l'Histoire sainte et de +l'Histoire profane, o la clrit de l'action en dcida le succs[219]. +Quand cette espce de tourbillon s'est dissip[220], le pote est +encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau +songe. + +[Note 218: C. XVIII.] + +[Note 219: C'est Marie qui courut en allant visiter Elisabeth dans +les montagnes; et Csar qui, pour soumettre Herda (aujourd'hui Lrida), +partit de Rome, alla faire assiger Marseille par un de ses lieutenants, +et courut de-l en Espagne. Ce mlange que fait le Dante du sacr avec +le profane, dans ses citations historiques, est si frquent, qu'il en +faut conclure que ce n'tait point en lui un effet des caprices de +l'imagination, mais un systme.] + +[Note 220: J'omets ici dessein ce que Dante fait dire par une de +ces ombres, celle d'un abb de St.-Zenon Vrone; elle lance en courant +un trait contre un homme puissant, et lui prdit qu'il se repentira +bientt d'avoir un pied dj dans la tombe (_l'un piede entro la +fossa_), donn par force pour abb ce couvent son fils naturel, +difforme de corps et plus encore d'esprit. Ces traits de satire +particulire sont sans intrt pour nous, si nous n'en connaissons pas +l'objet; et si nous apprenons des commentateurs que celui-ci est dirig +contre le vieil Albert de la Scala, l'un de ces seigneurs de Vrone chez +qui Dante avait t si bien accueilli dans son infortune, c'est une +raison de plus pour ne nous y pas arrter.] + +A l'heure de la nuit o ce qui restait de la chaleur du jour ne peut +plus rsister au froid de la lune, de la terre, et peut-tre, +ajoute-t-il, de Saturne, une femme bgue, boiteuse et difforme lui +apparat, et devient ses yeux une sirne qui le charme par sa beaut +et par son chant. Mais une autre femme belle et svre parat, s'lance +sur la sirne, dchire ses vtemens, et ne fait voir dans ce qu'elle +dcouvre qu'un objet hideux et si infect que le pote se rveille; +emblme nergique, mais peut-tre un peu crment exprim, des trois +vices expis dans les trois cercles suprieurs. + +Une voix bien diffrente appelle Dante pour le conduire au premier de +ces trois cercles, qui est le cinquime du Purgatoire: c'est la voix +d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable +dans ce sjour mortel. Ses deux ailes tendues ressemblaient celles du +cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement +l'air en promettant le bonheur ceux qui pleurent, parce qu'ils seront +consols. Cette image douce et d'une suavit cleste contraste +admirablement avec la premire; et cet ange qui promet des consolations +en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition mme. Les +avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds +et les mains lis, forcs de regarder la terre o ils eurent toujours +les yeux attachs pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de +la maison de Fiesque; il ne rgna qu'un mois et quelques jours, mais ce +peu de temps lui suffit pour reconnatre que le manteau pontifical est +si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau +parat lger comme la plume. + +Une autre de ces ombres avares, parmi des plaintes qui ressemblent +celles d'une femme dans les douleurs de l'enfantement[221], tient des +discours qui feraient difficilement deviner ce qu'elle fut sur la terre. +Elle invoque la vierge Marie; qui fut si pauvre qu'elle ne trouva qu'une +table o dposer son saint fardeau; le bon Fabricius, qui prfra la +pauvret des richesses mal acquises, et enfin saint Nicolas, dont la +libralit sauva trois jeunes filles du dshonneur o allait les plonger +la pauvret de leur pre.... C'est Hugues Capet qui parle ainsi; non +pas le premier roi de la race captienne, mais son pre Hugues-le-Grand, +duc de France et comte de Paris, qui fut, avant son fils, surnomm +_Cappatus_, Capet, pour des raisons sur lesquelles nos historiens ne +s'accordent pas[222]: Je fus, dit-il, la tige de cet arbre maudit, qui +tend son ombre malfaisante sur toute la chrtient. C'est sur ce ton, +dict par les ressentiments du pote, que Hugues fait sa propre +confession et celle de ses descendants. Le Dante n'a garde d'oublier +parmi eux ce Charles de Valois, qui l'avait chass de sa patrie. Par +ses ruses, fait-il dire Hugues Capet, par les seules armes dont se +servit le tratre Judas, il causera la perte de Florence; mais la fin +il n'y gagnera que de la honte, et une honte d'autant plus ineffaable +qu'une telle peine lui parat plus lgre supporter. C'est l qu'il +en voulait venir; c'est pour arriver Charles de Valois qu'il a fait se +confesser Hugues Capet, qu'il l'a plac parmi les princes avares, et +surtout qu'il l'a fait fils d'un boucher de Paris, + + _Figliuol d'un beccaio di Parigi_. + +[Note 221: C. XX.] + +[Note 222: Voyez, sur ce sujet, l'extrait d'un Mmoire de M. Brial, +imprim dans mon Rapport sur les travaux de la Classe d'histoire et de +littrature ancienne de l'Institut, anne 1808.] + +On ne sait dans quelles vieilles chroniques il put trouver cette +origine, que sans doute il n'inventa pas; mais on peut croire qu'il ne +l'et pas adopte et consigne dans son pome, si Charles, descendant de +Hugues, n'et t son perscuteur. Hugues tend ses accusations contre +sa race, jusqu' Philippe-le-Bel, ses querelles avec Boniface VIII, et + la captivit de ce pape dans Anagni. Il avoue ensuite au pote que +pendant le jour, lui et les autres habitants de ce cercle, invoquent les +noms qu'il lui a entendu prononcer; mais que pendant la nuit ils ne +citent entre eux que des exemples du vice pour lequel ils sont punis. +C'est alors Pygmalion, que l'amour de l'or rendit tratre, voleur et +parricide; et l'avare Midas, dont la demande avide eut des suites qui +font encore rire ses dpens; et l'insens Acham qui droba le butin de +Jricho, et fut lapid par ordre de Josu; c'est la punition d'Ananias +et de sa femme Saphira, et celle que subit Hliodore: tantt le cercle +entier voue l'infamie Polymnestor, assassin du jeune Polidore; tantt +ils crient tous ensemble: O Crassus, dis-nous, toi qui le sais, quelle +est la saveur de l'or[223]. + +[Note 223: Allusion la mort de Crassus, que les Parthes, +connaissant son avarice, attirrent dans un pige par l'appt d'un riche +butin: son arme y prit tout entire. Il se fit tuer pour ne pas tomber +entre les mains des Parthes. Ayant trouv son corps, ils lui couprent +la tte et la jetrent dans un vase rempli d'or fondu, en disant ces +mots, qui furent aussi adresss la tte de Cyrus: C'est d'or que tu as +eu soif, bois de l'or: _Aurum sitisti, aurum bibe_. Au reste, le systme +dont j'ai parl plus haut (page 161, note 1) parat ici plus videmment +que jamais, dans ce mlange alternatif et symtrique de la fable, de la +bible et de l'histoire.] + +Hugues Capet avait enfin termin ses aveux; tout coup la montagne +tremble, Dlos n'prouva pas une secousse si forte avant que Latone y +descendt pour mettre au monde les deux lumires des cieux. Le chant de +gloire et de joie, le _Gloria in excelsis Deo_ se fait entendre. Toute +cette haute partie de la montagne, d'ailleurs inacessible aux vents, aux +mtores et aux orages, s'agite ainsi lorsqu'une me est purifie, et +qu'elle est prte s'lever vers le ciel[224]. Celle qui en sort en ce +moment est l'me du pote Stace, que Dante, d'aprs une fausse +tradition[225], fait natif de Toulouse, quoiqu'il ft napolitain[226]. +Stace aborde les deux potes, et, en leur racontant son histoire, il +tmoigne, sans connatre Virgile, avoir eu toujours pour lui une +vnration profonde. Son feu potique fut excit par cette flamme qui +en a tant allum d'autres: c'est de l'_nide_ qu'il veut parler; c'est +elle qui fut sa mre, sa nourrice dans l'art des vers[227]: sans elle, +il n'aurait rien produit qui et la moindre valeur. Pour avoir t sur +la terre contemporain de Virgile, il consentirait prolonger d'une +anne son exil. Dante sourit, et, en ayant reu la permission de +Virgile, il nomme au pote Stace, celui qu'ils reconnaissaient tous deux +pour leur matre. Stace se jette ses pieds; Virgile le relve en lui +disant, avec une simplicit qu'on pourrait appeler virgilienne: cessez, +mon frre: vous tes une ombre, et vous voyez une ombre aussi[228]. + +[Note 224: C. XXI.] + +[Note 225: Placide Lactance, dans ses Comment. sur Stace, imprims +Paris en 1600. Voy. Vossius _de poet. lat._, c. III, et Fabricius, +_Bibliot. lat._ c. XVI, _de Statia Poeta_.] + +[Note 226: Il y eut sous Nron un _Statius Surculus_, qui tait de +Toulouse, et qui enseigna la rhtorique dans les Gaules: c'est avec lui +que Dante a confondu le pote Stace. (Vossius, _loc. cit._)] + +[Note 227: Cette admiration de Stace pour Virgile n'est point +exagre; il dit lui-mme en s'adressant sa _Thbade_. + + _Nec tu divinam neida tenta, + Sed long sequere et vestigia semper adora_.] + +[Note 228: + + _Frate, + Non far; che tu se' ombra, ed ombra vedi_.] + +Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux potes latins, +aprs ces premires effusions de coeur, Virgile, qui a rencontr Stace +dans le cercle des avares, lui demande[229] comment, avec tant de +sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu +trouver place dans son coeur. Stace, sourit, et lui rpond qu'il ne fut +que trop loign de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a +t puni; qu'il l'et mme t dans le cercle de l'Enfer, o les avares +et les prodigues, s'entrechoquent ternellement[230], s'il n'avait t +port au repentir par ces beaux vers o Virgile s'lve contre la +coupable soif de l'or[231], car, disent ici les commentateurs, l'avare +et le prodigue, sont galement altrs d'or, l'un pour l'entasser, +l'autre pour le rpandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en +Enfer, ils sont runis dans le mme cercle. Mais comment, insiste +Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas +de bien faire, as tu ensuite t assez clair pour entrer dans la bonne +route et pour la suivre? C'est toi, lui rpond Stace, qui m'appris +boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'clairas le premier, +Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus pote, et par toi que je fus +chrtien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derrire lui +une lumire: il n'est pour lui-mme d'aucun secours, mais il claire +ceux qui le suivent. Tu avais prdit un grand et nouvel ordre de +sicles, le retour du rgne d'Astre et de Saturne, et une nouvelle race +d'hommes envoye du ciel[232]. Cette prdiction s'accordait avec ce +qu'annonaient ceux qui prchaient la foi nouvelle. Je les visitai, je +fus frapp de la saintet de leur vie. Quand Domitien les perscuta, je +pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils +me firent mpriser toutes les autres sectes: je reus enfin le baptme; +mais la crainte m'empcha de me dclarer chrtien, et je continuai de +professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette tideur +qu'avant d'arriver au cercle d'o nous sortons, je fus retenu plus de +quatre sicles dans celui des paresseux[233]. + +[Note 229: C. XXII.] + +[Note 230: _Inferno_, c. VII. Voy. ci-dessus, pag. 55 et 56.] + +[Note 231: + + _Quid non mortalia pectora cogis, + Auri sacra fames_? (neid., t. III. v. 56.)] + +[Note 232: Allusion ces vers clbres de la IVe. glogue de +Virgile: + + _Magnus ab integro soeclorum nascitur ordo; + Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna: + Jam nova progenies coelo demittitur alto_.] + +[Note 233: Depuis l'an 96 de notre re, poque de la mort de Stace, +jusqu' l'an 1300, o Dante a plac celle de sa vision, il s'tait +coul douze sicles et quatre ans. Stace a dit plus haut, C. XXI, v. +67, qu'il a pass cinq sicles et plus dans le cercle des avares: il en +avait pass plus de quatre dans celui des paresseux, ce ne sont en tout +qu' peu prs mille ans, passs dans ces deux cercles; les deux autres +sicles s'taient couls, selon le P. Lombardi, dans les lieux qui +prcdent les cercles du Purgatoire.] + +Stace apprend son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont +devenus Trence, Plaute et tous les autres potes latins clbres. Ils +sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-mme, et les plus +fameux potes grecs, dans ces limbes o sont aussi les hros et les +hrones[234]. Cependant les trois potes montaient au sixime cercle. +Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en coutant +leurs discours, qui lui rvlaient, dit-il, les secrets de l'art des +vers[235]. Un arbre mystrieux se prsente au milieu du chemin, +interrompt leur conversation, et arrte leurs pas. Il est charg de +fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas +qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit +notre pote, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide +qui se prcipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de +l'arbre, aprs en avoir arros les feuilles. De cet arbre sort une voix +qui clbre d'anciens exemples d'abstinence et de sobrit tirs, selon +la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du +nouveau. Des ombres maigres et livides[236] errent alentour, sans +pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fracheur du +ruisseau, font natre en elles une faim et une soif dvorantes qu'elles +ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands +expient leur pch. + +[Note 234: _Inferno_, c. IV. Voy. ci-dessus, pag. 39-42.] + +[Note 235: _Ch'a poetar mi davano intelletto_.] + +[Note 236: C. XXIII.] + +Dante reconnat parmi eux _Forse_[237], un de ses amis, dont la mort +lui avait cot des larmes. _Forse_ doit _Nella_ son pouse d'tre +admis dans le sjour des expiations, au lieu d'tre plong dans celui +des ternels supplices. L'loge qu'il fait de sa chre _Nella_ amne une +sortie peu mesure de ce Florentin contre les dames de Florence et +contre les modes, trs-anciennes ce qu'il parat, mais qui de temps en +temps redeviennent nouvelles. Ma _Nella_ que j'ai tant aime, dit-il, +est d'autant plus agrable Dieu qu'elle trouve moins de femmes qui lui +ressemblent. Dans les lieux sauvages de la Sardaigne, o les femmes vont +sans vtement, elles ont plus de pudeur que dans ceux o je l'ai +laisse. O mon frre! que veux-tu que je te dise? Je vois dans un avenir +prochain un temps o l'on dfendra en chaire aux dames effrontes de +Florence de se montrer le sein tout dcouvert. Quelles femmes barbares +eurent jamais besoin qu'on et recours des peines spirituelles ou +d'autres censures pour les contraindre se couvrir[238]? Peut-tre +cette rprimande est-elle un peu trop dure; elle ne vient pourtant pas +d'un cnobite, ni d'un ennemi du sexe qui elle peut dplaire. L'me +sensible du Dante est aussi connue que son gnie, et les femmes auraient +beaucoup gagner si elles trouvaient souvent parmi les hommes de +pareils ennemis; mais plus on est capable de les aimer, plus on les +respecte, et plus on aime aussi qu'elles se respectent elles-mmes. + +[Note 237: Frre de _Corso Donati_, et non pas du clbre +jurisconsulte Franois Accurse, comme le disent presque tous les +commentateurs. Forse parle, dans le chant suivant, v. 13, de sa soeur +_Piccarda Donati_, que l'on sait avoir t soeur de _Corso_. (Lombardi.)] + +[Note 238: + + _Quai barbare fur mai, quai Saracine. + Cui bisognasse, per far le ir coverte + O spiritali o altre discipline_?] + +Forse fait connatre son ancien ami plusieurs des ombres maigres qui +l'accompagnent[239]. On y distingue le pape tourangeau Martin IV, qui +expie par le jene ses bonnes anguilles du lac de Bolsena[240], cuites +dans les vins les plus exquis; un certain Boniface, archevque de +Ravenne, qui dpensait en bons repas les revenus de son glise; +_Buonaggiunta_ de Lucques et quelques autres. _Buonaggiunta_, l'un des +potes italiens du treizime sicle, avait fait, selon l'usage de ce +temps, beaucoup de posies amoureuses o il n'y avait point d'amour. Il +n'en tait pas ainsi du Dante, qui l'amour avait dict ses premiers +vers. C'est ce qu'il fait sentir par ce petit dialogue entre +_Buonaggiunta_ et lui. Vois-je en vous, lui dit le Lucquois, celui qui +a publi des posies d'un nouveau style, qui commencent par ce vers: + + Femmes, qui connaissez le pouvoir de l'amour[241]? + +[Note 239: C. XXIV.] + +[Note 240: Bolsena est une petite ville de Toscane, prs de laquelle +est un lac de mme nom, o l'on pchait d'excellentes anguilles.] + +[Note 241: + + _Donne, ch' avete intelletto d'amore_. + +C'est le premier vers de l'une des plus belles _canzoni_ du Dante.] + +Je suis, lui rpond le Dante, un homme qui, lorsque l'amour l'inspire, +crit, et se contente de publier ce qu'il lui dicte au fond du +coeur[242]. O mon frre, reprend le vieux pote, je vois maintenant ce +qui nous a retenus, moi et les potes de mon temps[243], loin de ce +nouveau style, de ce style si doux que j'entends aujourd'hui. Je vois +que vos plumes se tiennent strictement attaches aux paroles de celui +qui vous dicte; c'est ce que ne firent certainement pas les ntres; et +plus dans le dessein de plaire on veut ajouter d'ornements, moins il +peut y avoir de rapports de l'un l'autre style. Dante donne ici en +peu de mots toute la potique d'un genre aimable, ou pour obtenir de +vrais succs il ne faut point crire d'aprs son imagination, mais +d'aprs son coeur. + +[Note 242: + + _Io mi son' un che, quando + Amore spira, noto, ed in quel modo + Ch' ei detta dentro, vo significando_.] + +[Note 243: Il nomme le Notaire, _il Notaio_, c'est--dire, _Jaropo +da Lentino_, qui tait notaire en Sicile, et _Guittone_, ou _Fr +Guittone d'Arezzo_. J'ai parl de ces deux potes, t. I, pages 403 et +418.] + +Pendant un entretien du Dante avec Forse, dans lequel le pote se fait +prdire la chute et la fin tragique du chef de la faction des Noirs, qui +l'avait fait bannir de Florence[244], les ombres s'loignent avec la +double lgret que leur donnent leur maigreur et leur volont[245]. +Forse va les rejoindre, et Dante continue sa route avec les deux +autres potes. Un second arbre, diffrent du premier, parat encore +devant eux; ses branches plient sous le fruit. Une foule empresse +l'entoure, en tendant les mains vers ses branches, et criant comme des +enfants qui demandent un objet qu'on leur refuse. Une voix qui sort de +cet arbre, apprend aux trois voyageurs qu'au-dessus se trouve l'arbre +dont ve mangea la pomme, et que celui-ci en est un de ses rejetons. +Cette voix leur rappelle aussi deux traits, l'un de la Fable, et l'autre +de l'criture, o l'on voit des malheurs causs par l'intemprance[246]. + +[Note 244: _Corso Donati_ se rendit si puissant Florence aprs en +avoir fait chasser les Blancs, qu'il devint suspect au peuple. Dans un +tumulte populaire excit contre lui, il fut cit et condamn. Le peuple +se porta sa maison avec l'tendard ou gonfalon de justice. _Corso_ se +dfendit courageusement avec quelques amis; mais, vers la fin du jour, +il essaya de s'chapper. Poursuivi par des soldats catalans qu'il ne put +gagner, il tomba de cheval; son pied s'engagea dans l'trier; il fut +tran quelque temps sur la terre, et enfin massacr par les soldats. +Cet vnement arriva en 1308. Il parat qu'il tait alors rcent; et +l'on voit par-l o en tait le Dante de la composition de son pome +l'an 1308 ou au plus tard en 1309. Au reste Forse, dans cette +prdiction du pass, ne nomme point Corso, et parle avec une obscurit +mystrieuse, qui non seulement est le style ordinaire des prophties, +mais qui convenait particulirement un frre parlant du meurtre de son +frre, quoiqu'ils fussent de deux partis opposs.] + +[Note 245: + + _E per magrezza e per voler leggiera_.] + +[Note 246: Les Centaures qui voulurent, dans l'ivresse, enlever +Pirithos sa jeune pouse, et furent vaincus par Thse; et les Hbreux, +que Gdon, marchant contre les Madianites, ne voulut point admettre +dans son arme, parce que, brls par la soif, ils avaient bu trop +abondamment et trop leur aise, de l'eau d'une fontaine. O notre pote +allait-il donc chercher tout moment des contrastes et des disparates +aussi bizarres?] + +Un ange parat, le plus brillant qui leur ait encore servi de guide. Le +verre ou le mtal embras dans la fournaise, ont moins d'clat que son +visage; mais sa voix n'en est pas moins suave, ni le vent de ses ailes +moins rafrachissant et moins doux. Tel que Zphir au mois de mai, +lorsqu'il annonce l'aurore, s'agite et rpand les parfums qu'il exprime +de l'herbe et des fleurs, tel, dit le pote, je sentis sur mon front un +vent lger, telles je sentis s'agiter les ailes d'o s'exhalait un +souffle parfum d'ambroisie[247]. + +En montant, sous la conduite de cet ange, vers le septime et dernier +cercle, Dante occup de ce qu'il vient de voir, voudrait apprendre +comment des mes, qui n'ont aucun besoin de se nourrir, peuvent prouver +la maigreur et la faim[248]; Stace, invit par Virgile, entreprend de le +lui expliquer. Sa thorie sur la partie du sang destine la +reproduction de l'homme; sur cette reproduction, sur la formation de +l'me vgtative et de l'me sensitive dans l'enfant avant sa naissance, +sur leur dveloppement lorsqu'il est n, sur ce que devient cette me +aprs la mort, emportant avec elle dans l'air qui l'environne une +empreinte et comme une image du corps qu'elle animait sur la terre; tout +cela n'est ni d'une bonne physique, ni d'une mtaphysique saine; mais +dans ce morceau de plus de soixante vers, on peut, comme dans plusieurs +morceaux de Lucrce, admirer la force de l'expression, la posie de +style, et l'art de rendre avec clart, en beaux vers, les dtails les +plus difficiles d'une mauvaise philosophie, et d'une physique pleine +d'erreurs. + +[Note 247: + + _E quale annunziatrice degli albori + L'aura di maggio muovesi, e olezza + Tutta impregnata dall'erba e da' fiori_, etc.] + +[Note 248: C. XXV.] + +Dans le dernier cercle o nos potes sont parvenus, des flammes ardentes +s'lvent de toutes parts; peine, entre elles et le bord du prcipice, +peuvent-ils trouver un passage. Des chants qui partent du sein mme de +ces flammes, en faisant l'loge de la chastet, et en rappelant +d'anciens exemples de cette vertu[249], leur apprennent que c'est ici +qu'est puni le vice contraire. Parmi ceux qui en furent atteints, et +dont le pote distingue les diffrentes espces plus clairement que je +ne le puis faire[250], Dante reconnat _Guido Guinizzelli_, qui l'avait +prcd dans la carrire potique, et dont il admirait les vers. Il +n'ose approcher de lui pour l'embrasser, cause des flammes qui +l'environnent; mais il regarde avec attendrissement celui qu'il nomme +son pre, et le pre d'autres potes meilleurs que lui, qui leur apprit + chanter avec douceur et avec grce des posies d'amour. _Guido_, +surpris de tant de marques de respect et de tendresse, lui en demande la +cause. Ce sont, rpond le Dante, vos doux crits, qu'on ne cessera +d'aimer tant que durera le style moderne[251]. _Guido_, sensible ses +loges, mais peut-tre plus modeste en Purgatoire qu'il ne l'tait dans +ce monde, lui montre un autre pote qu'il dit les mriter mieux: c'est +Arnault Daniel, troubadour provenal, qui surpassa tous les crits +d'amour en vers, et tous les romans en prose[252]. Ceci indique +clairement l'influence qu'avaient eue les Troubadours sur la posie +italienne, dans ses premiers temps, et l'admiration que Dante conservait +pour eux une poque o c'tait bien de lui qu'on pouvait dire qu'il +les avait surpasss tous. Il les aurait gals dans leur propre langue; +aussi met-il dans la bouche d'Arnault une rponse en huit vers +provenaux, que ce Troubadour finit en le suppliant de se souvenir de sa +douleur; c'est--dire, de faire pour lui des prires qui la terminent: +Arnault rentre ensuite dans les flammes qui le drobent la vue, comme +_Guido_ y est rentr, aprs avoir fait la mme demande. + +[Note 249: Ils font entendre les paroles de Marie l'ange qui lui +annonce qu'elle concevra: _Virum non cognosco_; et un moment aprs c'est +Diane, qui chassa Calisto parce qu'elle avait cd au poison de Vnus: + + _Che di Venere avea sentito il tosco_. + +Puis toutes ces voix clbrent des maris et des femmes qui ont vcu +chastement. Toujours le mme systme; et jamais un trait de la Bible, +qui n'en amne, par opposition, un de la Fable.] + +[Note 250: C. XXVI. Je passe ici tous les dtails, les uns comme +inutiles, les autres comme impossibles rendre dans notre langue et +dans nos moeurs.] + +[Note 251: Nous avons vu prcdemment, t. I, p. 410, note 1, qu'on +avait eu tort de vouloir s'appuyer de ce passage pour prouver que _Guido +Guinizzelli_ avait t l'un des matres du Dante; il prouve positivement +le contraire.] + +[Note 252: + + _Versi d'amore e prose di romanzi + Soverchi tutti_.] + +Un obstacle reste encore franchir pour sortir de ce dernier +cercle[253]; ce sont ces flammes mmes qui en remplissent l'enceinte. +Quoique invit par l'ange, et fortement encourag par Virgile, Dante +craint d'approcher de ce feu qu'il faut traverser; mais son matre +emploie enfin un motif tout puissant sur lui. Vois, mon fils, lui +dit-il, entre Batrix et toi, il n'y a plus que ce seul mur. Comme au +nom de Thisb, continue le pote, Pyrame, prs de mourir, ouvrit les +yeux et la regarda, lorsque le fruit du mrier prit une couleur +vermeille[254], ainsi cda toute ma rsistance, et je me tournai vers +mon sage guide, quand j'entendis le nom qui renat sans cesse dans mon +coeur. Virgile entre dans les flammes; Stace et Dante le suivent. Le +matre, pour soutenir le courage de son lve, lui parle encore de +Batrix, dont il croit, dit-il, voir dj briller les yeux. Je ne sais, +mais il me semble qu'il y a un grand charme dans ce souvenir puissant +d'une passion si ancienne et si pure. + +[Note 253: C. XXVII.] + +[Note 254: + + _Come al nome di Tisbe op rse'l ciglio + Piramo, in su la morte, e riguardalla, + Allor che'l gelso divent vermiglio_, etc.] + +En s'chappant, pour la dernire fois, de ce sjour o le sentiment de +l'esprance est toujours fltri par le spectacle des peines, le pote, +dsormais tout entier l'esprance, parat s'lancer dans un ordre tout +nouveau d'ides, de sentiments et d'images. Entour, par la force de son +imagination cratrice, d'objets riants et mystrieux, il donne son +style pour les peindre, la teinte mme de ces objets. Sa marche, son +repos, ses moindres gestes sont fidlement retracs; il puise ses +comparaisons, comme ses images, dans les tableaux les plus simples et +les plus doux de la vie champtre. Il monte les degrs o le soleil, qui +se couche derrire lui, projette au loin l'ombre de son corps. Cette +ombre s'accrot, et disparat bientt dans l'obscurit gnrale: la nuit +s'tend sur la montagne. Les trois potes se couchent, en attendant le +jour, chacun sur un des chelons qui y conduisent. Tels que des chvres +lgres et capricieuses sur la cime des monts avant d'avoir pris leur +pture[255], se reposent en silence, et ruminent l'ombre, pendant la +plus grande chaleur du jour, gardes par le berger, qui s'appuie sur sa +houlette, et qui veille leur sret; ou tel que le pasteur, loin de sa +chaumire, reste veill toute la nuit auprs de son troupeau, +regardant sans cesse si quelque bte froce ne vient point le disperser; +tels nous tions tous trois, moi comme la chvre, eux comme les bergers, +renferms dans l'espace troit qui conduisait sur la montagne. + +[Note 255: + + _Quali si fanno, ruminando, manse + Le capre, state rapide e proterve, + Sopra le cime, prima che sien pranse, + Tacite all'ombra, mentre che'l sol ferve_, etc.] + +Couch sur ces marches pendant une belle nuit, il regarde briller les +toiles qui lui paraissent plus clatantes et plus grandes qu' +l'ordinaire; il s'endort enfin l'heure o l'astre de Vnus parat vers +l'orient. Voici encore un songe, une vision, mais qui n'a plus rien +d'incohrent et de funeste. Il voit dans une riche campagne la belle et +jeune _Lia_ qui va chantant et cueillant des fleurs pour se faire une +guirlande. Ma soeur Rachel, dit-elle dans son chant, ne peut se dtacher +de son miroir; elle y est assise tout le jour. Elle se plat +contempler la beaut de ses yeux, comme je me plais voir l'ouvrage de +mes mains; voir est pour elle un plaisir, comme agir en est un pour +moi. Sous l'emblme de ces deux filles de Laban, les interprtes +reconnaissent tous ici l'image de la vie active et de la vie +contemplative; et cette allgorie du moins est pleine de mouvement et de +grce. + +Le sommeil du Dante se dissipe en mme temps que les tnbres de la +nuit. Virgile lui annonce qu'il touche au terme de son voyage; que ce +jour mme le doux fruit que les mortels recherchent avec tant de soins +et de peines, apaisera la faim qui le dvore. Ils arrivent ensemble au +haut de ces degrs rapides; Virgile lui dit alors: Mon fils, tu as vu +le feu qui doit s'teindre et le feu ternel; tu es arriv au point +au-del duquel ma vue ne peut plus s'tendre. J'ai employ t'y +conduire mon gnie et mon art. Prends dsormais ton plaisir pour guide. +Tu es hors des routes difficiles, et des voies troites. Vois ce soleil +qui rayonne sur ton visage, vois l'herbe tendre, les fleurs et les +arbrisseaux que cette terre produit sans culture: tu peux t'y asseoir; +tu peux y marcher ton gr, en attendant l'arrive de celle dont les +beaux yeux m'ont engag par leurs larmes venir toi. N'attends plus +de moi ni discours ni conseils. En toi le libre arbitre est maintenant +droit et sain, et ce serait une erreur que de ne pas agir d'aprs lui: +je te couronne donc roi et souverain de toi mme. En effet, depuis ce +moment, ou l'allgorie gnrale du pome se fait si clairement sentir, +Virgile reste encore auprs du Dante jusqu' l'arrive de Batrix, mais +il ne lui parle plus: il n'est plus l que pour remettre en quelque +sorte Batrix elle-mme celui qu'elle lui avait recommand. + +L'allgorie de ce qui suit dans les six derniers chants, n'est pas moins +sensible. Le Dante s'est purg de ses pchs par toutes les preuves +qu'il vient de subir. En sortant de chaque cercle du Purgatoire, il a +senti s'effacer de son front l'une des sept lettres P qu'un ange y avait +graves. Il est parvenu au sjour du Paradis terrestre, qui n'est ici +que l'emblme de l'innocence primitive. Des savants thologiens avaient +dit que ce Paradis tait le type, ou le modle de l'glise: c'est pour +cela, sans doute, que Dante y fait paratre l'glise mme, avec les +symboles de tout ce qu'elle croit et de ce qu'elle enseigne[256]. +Impatient de visiter la fort divine, dont l'ombre paisse et vive +tempre l'clat du nouveau jour, il y tourne ses pas, et traverse +lentement la campagne, en foulant ce sol qui exhale de toutes parts les +plus suaves odeurs[257]. Un air doux et toujours gal, frappe son front +comme les coups d'un vent lger. Il agite et fait ployer les feuillages, +mais sans courber les branches, et sans empcher les oiseaux qui +clbrent avec joie, sur leurs cimes, les premires heures du jour, de +continuer leurs concerts. Le feuillage les accompagne de son doux +murmure, pareil celui qui parcourt les forts de pins sur les rivages +de l'Adriatique, quand ole y laisse errer le vent du midi. + +[Note 256: _Lombardi_, t. II de son Commentaire, p. 410.] + +[Note 257: C. XXVIII.] + +Malgr la lenteur de ses pas, le pote tait arriv dans l'antique +fort: dj mme il ne voyait plus par o il tait entr: tout coup il +est arrt par un ruisseau dont les ondes font plier l'herbe qui crot +sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures qui coulent sur la terre +sembleraient troubles auprs de cette eau si transparente, qu'elle ne +peut rien cacher, quoique tout son cours soit couvert d'une ombre +ternelle, qui n'y laisse jamais pntrer les rayons, ni du soleil, ni +de l'astre des nuits. Tandis qu'il admire la fracheur et la beaut des +arbres qui bordent l'autre rive, il y voit paratre une femme jeune et +charmante, qui chante en cueillant des fleurs dont sa route est +parseme. Il la prie d'approcher du bord, pour qu'il puisse mieux +entendre ses doux chants. Elle s'approche aussi lgrement qu'une +danseuse dont l'oeil a peine suivre les pas; elle s'avance parmi les +fleurs, les yeux baisss comme une vierge timide; et lorsqu'elle est au +bord du ruisseau elle recommence ses chansons. Elle lve les yeux, et +ceux de Vnus avaient moins d'clat quand elle fut blesse par son +fils[258]. Elle rit, et se met encore cueillir des fleurs pleines +mains. Elle s'arrte et parle enfin; elle apprend au Dante ce que c'est +que ce beau sjour, qui fut destin tre l'habitation du premier +homme, et ce fleuve limpide, qui se partage en deux ruisseaux, dont l'un +fait oublier le mal, et l'autre fixe dans la mmoire le bien qu'on a +fait pendant sa vie. Les anciens potes qui ont chant l'ge d'or et +son tat heureux, avaient peut-tre rv ce beau sjour sur le Parnasse. +L vcut dans l'innocence la premire race des hommes; l, rgne un +printemps ternel; l, sont toutes les fleurs et tous les fruits: c'est +l ce nectar tant vant dans leurs vers. Dante tourne alors les yeux +vers les deux potes, qui ne l'ont point encore quitt: il voit qu'ils +ont ri en entendant ces derniers mots[259]; et il se retourne aussitt +vers cette femme charmante. + +[Note 258: J'abrge beaucoup ici, et je supprime des dtails moins +intressants que ces descriptions charmantes.] + +[Note 259: Manire ingnieuse de rappeler au lecteur Virgile et +Stace, qui sont toujours prsents, et que leur silence pouvait faire +oublier.] + +Elle reprend ses chants remplis d'amour[260], et comme les nymphes +solitaires qui, sous l'ombrage des forts, tantt y fuyaient les rayons +du soleil, tantt en sortaient pour les revoir, elle suit lgrement le +cours du fleuve, tandis que sur l'autre bord le pote fait les mmes +mouvements, et rgle ses pas sur les siens. Elle lui dit enfin: Mon +frre, regarde et coute. Alors un clat extraordinaire traverse de +tous cts la fort. Une douce mlodie se fait entendre, et parcourt cet +air lumineux. Un nouveau spectacle s'annonce. Dante, pour en tracer le +tableau, n'a point assez de son inspiration accoutume; il invoque de +nouveau les muses. Vierges sacres[261], si jamais je souffris pour +vous la faim, le froid et les veilles, je me sens forc de vous en +demander la rcompense. Qu'Hlicon verse pour moi toutes les eaux de sa +fontaine; qu'Uranie et toutes ses soeurs viennent mon secours, et +donnent de la force mes penses et mes vers. + +[Note 260: C. XXIX.] + +[Note 261: + + _O sacrosante vergini, se fami, + Freddi o vigilie mai per voi soffersi, + Cagion mi sprona ch'io merc ne chiami_, etc.] + +Sept candlabres d'or plus resplendissants que des astres, vingt-quatre +vieillards couronns de lys, et tout un peuple vtu de blanc prcdaient +un char, qui s'avanait au milieu de quatre animaux ails; ils avaient +chacun six ailes, dont les plumes taient parsemes d'yeux semblables +ceux d'Argus; le char tait tran par un griffon, dont les ailes +dployes s'levaient si haut, qu'on les perdait de vue. Sept jeunes +filles, vtues de diffrentes couleurs, dansaient aux cts du char, +trois auprs de la roue droite, et quatre auprs de la gauche. Ce char +et tout son cortge sont pris, comme on le voit assez, dans Ezchiel et +dans l'Apocalypse. C'est la figure ou le symbole de l'glise, ou plus +particulirement du Saint-Sige; et toutes ces descriptions, o le pote +a prodigu les richesses de son style, et les autres descriptions qui +vont suivre, ne sont que des allgories religieuses, dont il est ais de +pntrer le sens. Le char est donc l'glise, les quatre animaux sont les +vanglistes, les danseuses sont les sept vertus, et le griffon, animal +qui rassemblait en lui les deux natures de l'aigle et du lion, est +Jsus-Christ lui-mme, chef de tout le cortge et conducteur du char. +Sept autres vieillards ferment la marche, et les commentateurs +reconnaissent en eux S. Luc et S. Paul, l'un auteur des Actes des +Aptres, l'autre des ptres; quatre autres aptres, qui ont crit les +lettres dites _canoniques_, et S.-Jean, l'auteur de l'Apocalypse. Enfin, +ce qu'il serait plus difficile de deviner, et ce qui a partag les +commentateurs, la jeune femme qui chantait en cueillant des fleurs, et +qui a prpar Dante au spectacle dont il jouit, est cette affection vive +ou cet amour qui doit attacher l'glise ceux qui veulent avoir part +ses bienfaits. Le pote ne dit que vers la fin le nom de cette beaut +symbolique. Il l'appelle Mathilde, et ne pouvait en effet trouver dans +l'histoire aucune femme qui et montr plus d'affection pour l'glise, +que la clbre Mathilde[262], et dont le nom indiqut mieux ce qu'il a +voulu cacher sous cet emblme. + +[Note 262: Nous avons parl de cette comtesse Mathilde, de la +donation de ses tats l'glise, et de son directeur Grgoire VII, ou +Hildebrand, tom. I, p. 108 et 109.] + +Le char s'arrte[263]: tous ceux qui composent l'escorte se tournent +vers ce char dans l'attitude du respect: les anges font entendre des +cantiques de flicitation et de joie[264], et leurs mains jettent sur +le char un nuage de fleurs. Une femme parat au milieu de ce nuage, la +tte couverte d'un voile blanc et couronne d'olivier, vtue d'un +manteau de couleur verte et d'un habit rouge et brillant comme la +flamme. Ici se montre dans tout son clat ce personnage en partie +allgorique et partie rel, annonc ds le commencement du pome, cette +Batrix, l'emblme de la science des choses divines, mais qui retrace en +mme temps, au milieu de ce cortge cleste et de cette pompe +triomphale, l'objet d'une passion dont ni la mort, ni le temps, ni +l'ge, n'ont pu effacer le souvenir. Mon esprit, dit le pote, qui +depuis si long-temps n'avait pas prouv cette crainte et ce tremblement +dont il tait toujours saisi en sa prsence, mon esprit, sans avoir +besoin que mes yeux l'instruisissent davantage, et par la seule vertu +secrte qui se rpandit autour d'elle, sentit la grande puissance d'un +ancien amour[265]. + +[Note 263: C. XXX.] + +[Note 264: Selon la coutume du Dante, ces cantiques sont moiti +sacrs et moiti profanes, et les anges mlent dans leurs chants le +Psalmiste et Virgile. + + _Tutti dicen_ BENEDICTUS QUI VENIS, + _E fior gittando di sopra e d'intorno_, + MANIBUS O DATE LILIA PLENIS.] + +[Note 265: + + _Sanza degli occhi aver pi conoscenza. + Per occulta virt, che da lei mosse, + D'antico amor senti la gran potenza_.] + +C'est quand son coeur est mu par ces touchantes images, qu'il s'ouvre au +regret que lui inspire l'absence de son matre chri. Jusque-l Virgile +le suivait encore; Dante se dtourne vers lui, et ne le voit plus. Ce +morceau est empreint de cette sensibilit profonde, l'un des principaux +attributs de son gnie, et qui mme dans le dlire de l'imagination la +plus exalte ne l'abandonne jamais. Aussitt, dit-il, que je me sentis +frapp des mmes coups qui m'avaient bless avant que je fusse sorti de +l'enfance[266], je me retournai avec respect, comme un enfant court dans +le sein de sa mre quand il est saisi de frayeur ou de tristesse.... Je +voulais dire Virgile en son langage: + + De mes feux mal teints je reconnais la trace[267]. + +[Note 266: + + _Che gi m'avea trafitto + Prima ch'io fuor della puerizia fosse_.] + +[Note 267: Vers de Racine, qui rend fidlement celui du Dante: + + _Conosco i segni d'ell' antica fiamma_; + +parce qu'ils sont tous deux traduits de ce vers de Virgile: + + _Agnosco veteris vestigia flamm_. (NEID., l. IV.)] + +Mais Virgile nous avait quitts, Virgile, ce tendre pre, Virgile qui +elle avait remis le soin de me guider et de me dfendre! L'aspect de ce +sjour dlicieux ne put empcher que mes joues ne se couvrissent de +larmes. Dante, quoique Virgile t'abandonne, ne pleure pas, ne pleure +pas encore; tu en auras bientt d'autres sujets. C'est Batrix qui lui +parle ainsi, et bientt en effet, de ce char o elle est assise, et d'un +bord de la rivire l'autre, elle lui fait entendre des reproches qui +lui arrachent des larmes de regret et de repentir. Comment a-t-il enfin +daign approcher de cette montagne? Ne savait-il pas que l'homme y est +souverainement heureux? Elle l'accuse enfin devant les anges qui, par +leurs chants, semblent demander son pardon. Mais il espre en vain qu' +leur prire elle se laissera flchir. Elle poursuit du ton le plus +solennel l'accusation qu'elle a commence. + +Combl des plus beaux dons de la nature, il aurait atteint le plus haut +degr de vertu, s'il avait suivi ses heureux penchants. Ds son enfance, +elle l'avait maintenu dans la bonne voie par l'innocent pouvoir de ses +yeux; mais ds qu'il l'et perdue, il s'gara dans des sentiers +trompeurs. Elle eut beau le rappeler par des inspirations et par des +songes. Il poussa si loin l'aveuglement, qu'il a fallu pour l'en +retirer, qu'elle le ft conduire dans les Enfers, d'o il est mont +jusqu' l'entre du sjour de gloire. Il ne peut maintenant pntrer +plus loin, ni passer le Lth, avant d'avoir pay son tribut de repentir +et de pleurs. Elle l'interpelle et lui ordonne de rpondre si elle a dit +la vrit[268]. Pntr de confusion et de regrets, il peut peine +laisser chapper un aveu, presque touff par un dluge de larmes. +L'interrogatoire continue. Ici le pote place dans la bouche de Batrix +des loges pour Batrix elle-mme, et des censures pour lui: il y place +des reproches qu'il s'tait faits cent fois en secret, et qu'il prend +enfin le parti de se faire publiquement. Ni la nature, ni l'art, lui +dit-elle, ne t'offrirent jamais autant de plaisir que ce beau corps[269] +o je fus renferme, et qui, maintenant spar de moi, n'est plus que +terre. Si tu fus priv par ma mort de ce plaisir suprme, quel objet +mortel devait ensuite t'attirer lui, et t'inspirer un dsir? Instruit +par ce premier trait qui t'avait bless, tu devais t'lever au-dessus +des objets trompeurs et me suivre toujours, moi qui ne leur ressemblais +plus. Ce n'tait ni de jeunes femmes, ni d'autres vanits aussi +prissables, qui devaient rabaisser ton vol, et te faire sentir de +nouveaux coups. Le jeune oiseau peut tomber dans un second, dans un +troisime pige, mais ceux dont la plume a vieilli ne craignent plus ni +les filets ni les flches. Enfin, elle lui ordonne de lever la tte +qu'il baisse avec confusion: et, en lui donnant cet ordre, l'expression +dont elle se sert, lui rappelle encore son ge, qui rendait plus +honteuses de pareilles erreurs[270]. + +[Note 268: C. XXXI.] + +[Note 269: Est-il besoin d'avertir qu'il ne s'agit ici que du +plaisir de la vue et de la contemplation?] + +[Note 270: Elle ne dit pas: lve la tte, mais: lve la barbe, _Alza +la barba_. On ne peut pas se tromper sur le but de cette expression, qui +parat d'abord singulire; Dante l'indique lui-mme dans ces deux vers: + + _E quando per la barba il viso chiese, + Ben connobi'l velen dell' argumento_. + +C'est--dire: Et quand elle dsigna mon visage par ma barbe, je compris +bien ce que ce mot avait d'amer.] + +Malgr la svrit de ses rprimandes, Batrix renouvelle par sa beaut, +dans le coeur du pote, toutes les douces impressions que sa prsence y +faisait natre autrefois. Sous son voile, et au-del de cette rivire +verdoyante, elle lui parat surpasser l'ancienne Batrix elle-mme, plus +encore qu'elle ne surpassait les autres femmes quand elle tait ici bas. +Le moment des dernires preuves est arriv; Mathilde le prend par la +main, le dirige vers le fleuve, l'y plonge tout entier, l'en retire et +le conduit, plein d'esprance et de joie, sur l'autre bord. L'allgorie +devient de plus en plus sensible: quatre nymphes, qui dansaient sur la +prairie, et qui sont dans le ciel les quatre toiles qu'il a vu briller +au commencement de sa vision, le conduisent auprs du char. Trois autres +nymphes suprieures aux premires, s'avancent, intercdent pour lui par +leurs chants auprs de Batrix, et la prient de tourner enfin ses +regards vers son adorateur fidle, qui a fait tant de pas pour la voir. +Conduit par les quatre vertus cardinales, recommand par les trois +vertus thologales, il ne peut plus manquer de tout obtenir. + +Le reste de ces allgories[271], le cortge qui remonte aux cieux, le +char qui reprend sa marche, et ce qui arrive au pied de l'arbre de la +science o Batrix est descendue, et l'aigle qui se prcipite sur le +char, qui le heurte de toute sa force et le laisse couvert d'une partie +de ses plumes, et le renard qui s'y glisse, et le dragon qui y enfonce +la pointe de sa queue, et les nouveaux ornements dont le char +s'embellit, et la prostitue qui s'y vient asseoir, avec un gant qui +l'embrasse, qui entrane dans la fort cette noble conqute et le char; +tous ces dtails que de longs commentaires expliquent, mais qu'ils +n'claircissent pas toujours, n'ajouteraient rien l'ide que nous +avons voulu nous faire de la machine entire et des principales beauts +du pome[272]: ce serait perdre du temps que de s'y arrter. + +[Note 271: C. XXXII.] + +[Note 272: On sait dj que le char est l'glise ou plutt le Sige +apostolique. L'aigle reprsente les empereurs, qui d'abord le +perscutrent, et finirent par l'enrichir aux depens de l'empire. Le +renard est l'astucieuse hrsie; le dragon est Mahomet, selon quelques +interprtes; selon d'autres plus rcents (_Lombardi_) c'est le serpent, +tentateur de la premire femme, et qui dsigne ici l'insatiable cupidit +que Dante reproche sans cesse la cour de Rome. La prostitue, qu'il +nomme d'une manire plus franche _la_ _p...ana_, est le symbole de tous +les genres de corruption qui s'taient introduits dans cette cour; et le +gant qui l'embrasse, l'emporte dans la fort, et y entrane le char, +dsigne Philippe-le-Bel, qui fit transporter en France, en 1305, le pape +et le trne papal, etc.] + +Batrix, qui tait reste au pied de l'arbre, afflige de ce spectacle, +se lve[273], reprend pied sa marche, prcde des sept nymphes qui +l'accompagnent; elle fait un signe son ami, Mathilde, au pote +Stace, qui n'a point quitt le cortge, et leur ordonne de la suivre. +Elle fixe enfin avec bont ses yeux sur les yeux du Dante, l'appelle du +doux nom de frre, et l'invite s'approcher d'elle, pour tre mieux +entendue de lui. Ses sages entretiens le disposent la dernire preuve +qui lui reste subir. Enfin, le moment venu, Mathilde le conduit au +second fleuve, qui ranime le souvenir et l'amour de la vertu, comme le +premier efface le souvenir du vice. Le pote sort des ondes, renouvel, +comme au printemps un arbre par de nouveaux rameaux et de feuilles +nouvelles, l'me entirement purifie, et digne de monter au cleste +sjour. + +[Note 273: C. XXXIII.] + + + + +CHAPITRE X. + +_Fin de l'Analyse de la Divina Commedia._ + +_Le Paradis._ + + +Aprs une course aussi longue et aussi pnible, aprs avoir descendu +tous les degrs de l'Enfer et remont tous ceux du Purgatoire, Dante +arrive enfin au sjour des flicits ternelles et nous y fait arriver +avec lui. Mais pourrons-nous le suivre pas pas dans le bonheur, comme +nous l'avons fait au milieu des peines? C'est ce dont, en examinant bien +cette dernire partie de son pome, on reconnat l'impossibilit. + +Dans l'Enfer, le spectacle des supplices frappe de terreur. +L'imagination forte, sombre et mlancolique du pote meut l'me la plus +froide et fixe l'attention la plus distraite. Dans le Purgatoire, +l'esprance est partout. Ses riantes couleurs parent tous les objets, +adoucissent le sentiment de toutes les douleurs. Dans l'un et dans +l'autre, des aventures touchantes et terribles, de fidles tableaux des +choses humaines, ou des peintures fantastiques, mais que l'on croit +relles et palpables, parce qu'elles donnent aux beauts idales des +traits qui tombent sous les sens; enfin des satyres piquantes et +varies, rveillent chaque instant la sensibilit, l'imagination ou la +malignit. + +Le Paradis n'offre presque aucune de ces ressources. Tout y est clat et +lumire. Une contemplation intellectuelle y est la seule jouissance. Des +solutions de difficults et des explications de mystres remplissent +presque tous les degrs par o l'on arrive la connaissance intime et +l'intuition ternelle et fixe du souverain bien. Cela peut tre +admirable sans doute, mais cela est trop disproportionn avec la +faiblesse de l'entendement, trop tranger ces affections humaines qui +constituent minemment la nature de l'homme, peut-tre enfin trop +purement cleste pour la posie, qui dans les premiers ges du monde +fut, il est vrai, presque uniquement consacre aux choses du ciel, mais +qui, depuis long-temps, ne peut plus les traiter avec succs, si elle ne +prend soin d'y mler des objets, des intrts et des passions +terrestres. + +C'est un soin qu'elle prend beaucoup trop peu, dans cette partie de la +_Divina Commedia_ qui nous reste connatre. Dante a voulu s'y montrer +philosophe et surtout grand thologien. Il s'y est entour de tout +l'appareil de cette science, et a mis sa gloire l'embellir des fleurs +de la posie. On peut le louer; l'admirer mme d'y avoir russi; mais +sans tre thologien soi-mme, on ne peut que difficilement se plaire +ce tour de force continuel. On suit encore avec curiosit la marche de +son gnie; mais on ne s'arrte plus aussi volontiers avec lui; on n'aime +plus autant couter ses personnages, trop savants pour ne pas fatiguer +notre ignorance; et quelque importante que soit l'affaire du salut, on +ne peut trouver de plaisir s'en occuper pendant trente-trois chants +entiers, quand on ne cherche qu'un exercice agrable de l'attention et +un utile amusement de l'esprit. Suivons donc rapidement le pote et sa +conductrice, et ne choisissons d'autres dtails dans leur dernier +voyage, que ce qui s'accorde avec l'objet purement littraire qui nous +l'a fait entreprendre avec eux. + +Le dbut en est grave et mme svre. Il n'annonce pas, comme le +prcdent, une jouissance vive ou un lan de l'me, mais le +recueillement et la contemplation. La gloire de celui qui meut ce grand +tout pntre l'univers entier et brille dans une partie plus que dans +l'autre[274]. C'est dans le ciel que se runit le plus de sa splendeur: +j'y montai; je vis des choses que l'on ne saurait plus redire quand on +est descendu ici-bas: en approchant de l'objet de son dsir, notre +intelligence s'enfonce dans de telles profondeurs, que la mmoire ne +peut retourner en arrire[275]. Il faut donc qu'il invoque un secours +surnaturel; et, comme pour annoncer qu'il se prpare encore mler +quelquefois le profane avec le sacr, il commence par invoquer +Apollon[276]: c'est le vainqueur de Marsyas[277], qu'il prie de lui +accorder son inspiration divine, pour qu'il puisse rvler aux hommes +les beauts du Paradis. Si tu daignes m'inspirer, dit-il, tu me verras +m'approcher de ton arbre chri et me couronner de ses feuilles, dont mon +sujet et toi, vous m'aurez rendu digne. O mon pre! par l'effet et la +honte des passions humaines, on en cueille si rarement pour le triomphe +ou d'un Csar, ou d'un pote, que ce devrait tre un grand sujet de joie +pour toi de voir quelqu'un dsirer ardemment ce feuillage.[278] + +[Note 274: C. I.] + +[Note 275: Il reconnat dans notre esprit deux facults, +l'intelligence et la mmoire. La seconde suit la premire, et ne peut +revenir sur ses pas, pour se rappeler ce qu'a vu l'intelligence, que +quand celle-ci a cess d'aller en avant et de s'enfoncer dans l'objet de +ses recherches.] + +[Note 276: + + _O buono Apollo all' ultimo lavoro + Fammi del tuo valor si fatto vaso, + Come dimanda dar l'amato alloro_, etc.] + +[Note 277: + + _Si come quando Marsia traesti + Della vagina delle membra sue._] + +[Note 278: Il dit cela plus potiquement, et, s'il se peut, trop +potiquement peut-tre: Que la feuille du Pne (c'est--dire, de +l'arbre dans lequel fut change Daphn, fille de ce fleuve) devrait +apporter beaucoup de joie au dieu de Delphes, quand quelqu'un est +passionn pour elle. + + _Che partorir letizia in su la lieta + Delfica deita dovria la fronda + Peneia, quando alcun di se asseta._] + +C'est par un moyen extraordinaire, et qui porte bien le caractre de +l'inspiration, que Batrix, avec qui il est encore sur la montagne, +l'enlve au haut des cieux. Il la voit regarder le soleil plus fixement +que fit jamais un aigle; il puise dans ses regards une force qui lui +permet d'arrter lui-mme ses yeux sur cet astre, plus qu'il +n'appartient un mortel. A l'instant, il le voit tinceler de toutes +parts, comme le fer qui sort bouillant de la fournaise: il lui semble +qu'un nouveau jour se joint au jour, comme si celui qui en a le pouvoir +avait orn les cieux d'un second soleil. Batrix restait l'oeil attach +sur les sphres ternelles; et lui, cessant de regarder le soleil, +fixait les yeux sur ceux de Batrix. En les regardant, il se sent lever +au-dessus de la nature humaine: il n'existe plus en lui de lui-mme, que +ce qui vient d'y crer le divin amour, qui l'enlve aux cieux par sa +lumire. En approchant des sphres clestes, il entend leur immortelle +harmonie, et il croit voir une partie du ciel, plus tendue qu'un lac +immense, enflamme par les feux du soleil. + +Batrix, tmoin de sa surprise, prvient ses questions. Parmi plusieurs +explications o il ne faut pas chercher une exactitude rigoureuse, elle +lui apprend que ce qui lui parat tre un grand lac de feu est le globe +de la lune; que dans l'ordre tabli par le crateur de l'univers, tous +les tres, anims et inanims, ont un penchant, un instinct qui les +entrane. C'est pourquoi, dit-elle, ils se dirigent vers diffrents +ports dans l'ocan immense de l'tre[279]. C'est cet instinct qui porte +le feu vers la lune; c'est lui qui est la source des mouvements du coeur; +c'est lui qui resserre et unit les lments qui composent la terre. Les +cratures doues d'intelligence et d'amour ne sont point trangres ce +puissant mobile. La lumire cleste est ce qui les attire: c'est l que +tendent sans cesse celles qui sont les plus ardentes: c'est l que nous +emporte, en ce moment, comme au terme qui nous est prescrit, la force de +cet arc qui dirige tout ce qu'il lance vers le but le plus heureux. + +[Note 279: + + _Onde si muovono a diversi parti + Per lo gran mar dell' essere, e ciascuna + Con instinto a lei dato che la porti._] + +Entran par son enthousiasme, le pote voit alors les hommes comme +partags en deux classes; ceux qui ne peuvent pas le suivre dans son +essor, et le petit nombre de ceux qui le peuvent. O vous, dit-il[280], +qui, attirs par le dsir de m'entendre, avez, dans une frle barque, +suivi de loin le navire o je vogue en chantant, retournez sur vos pas, +allez revoir le rivage: ne vous hasardez pas sur cette mer, o +peut-tre, si vous me perdiez, vous seriez perdu. Jamais on ne parcourut +l'onde o j'ose m'avancer. Minerve m'inspire; Apollon me conduit, et les +neuf muses me montrent l'toile polaire. Vous autres, voyageurs peu +nombreux, qui avez de bonne heure lev vos dsirs vers ce pain des +anges dont on se nourrit ici, mais dont on ne se rassasie jamais, vous +pouvez lancer votre vaisseau sur cette haute mer, en suivant le sillon +que je trace, avant que l'onde se referme derrire moi. + +[Note 280: C. II.] + +Batrix regardant toujours le ciel, et lui toujours les yeux de Batrix, +ils arrivent enfin au globe de la lune, qui s'agrandissait sa vue, +mesure qu'il en approchait. Les cercles que dcrivent les plantes +forment autant de cieux o il va s'lever successivement jusqu' +l'Empyre, dont ses yeux auront appris par degrs soutenir l'clat. En +arrivant dans cette premire plante, il se fait expliquer par Batrix +la cause des taches que l'on voit la surface de la lune; elle entre +ce sujet dans l'explication d'un systme astronomique o les influences +clestes jouent un grand rle. C'tait l'astronomie de son sicle, un +peu diffrente de celle du sicle des Herschels, des Laplaces et des +Delambres. + +Toutes les plantes sont habites par des mes heureuses: la lune l'est +par les mes des femmes qui avaient fait voeu de virginit et qui l'ont +rompu malgr elles, pour contracter des mariages o elles ont +constamment suivi le chemin de la vertu[281]. Dante interroge une de ces +mes qui se fait connatre lui: c'est la soeur de ce _Forse_, qu'il a +rencontr dans l'un des cercles du Purgatoire[282]. Elle tait +religieuse de Ste.-Claire et avait t retire, par force, du clotre +pour un mariage qui convenait sa famille. Aprs un entretien o elle +satisfait aux questions du pote, elle lui montre prs d'elle +l'impratrice Constance, qu'on avait retire, aussi par force, d'un +couvent du mme ordre, pour lui faire pouser Henri V, fils de Frdric +Barberouse, et qui fut mre de Frdric II. + +[Note 281: C. III.] + +[Note 282: Elle se nommait _Piccarda_. (Voy. Purg., c. XXIII, et +ci-dessus, pag. 171, note 2.)] + +Le sjour de ces mes dans la dernire des plantes, quoique leurs +mrites ne pussent tre diminus par la violence qui avait rompu leurs +voeux, embarrassait le Dante: il avait encore d'autres doutes qu'il +n'osait exposer Batrix. Il ne sait s'il doit se blmer ou se louer de +son silence involontaire. Il peint l'incertitude qui l'y avait forc par +trois comparaisons communes[283], mais qu'il exprime, son ordinaire, +avec beaucoup de prcision et de grce. Entre deux mets placs gale +distance, et galement faits pour le tenter, un homme libre mourrait de +faim ayant de porter la dent sur l'un des deux: ainsi un agneau serait +arrt par une crainte gale entre deux loups affams; ainsi un chien de +chasse s'arrterait entre deux daims. Mais son dsir de s'instruire +tait si vivement exprim sur son visage, que Batrix le devine, en +pntre l'objet, et va au-devant de ses demandes par des explications +sur les places graduelles que les bienheureux occupent dans le ciel, +sans qu'il y ait entre eux diffrentes mesures de flicit, et ensuite +sur la violence qu'on peut faire la volont, sur la volont absolue, +et sur la volont mixte, enfin sur les diverses causes qui peuvent faire +que des voeux soient rompus sans crime[284]. Elle s'lve ensuite au ciel +de Mercure, et y entrane Dante avec elle. La joie qu'elle tmoigne en y +arrivant est si vive, que la plante en redouble d'clat. Si un astre +changea ainsi et prit une face riante, que devint donc le pote, +demande-t-il lui-mme, lui qui de sa nature est si mobile et si prompt +changer au gr de tous les objets? + +[Note 283: C. IV.] + +[Note 284: C. V.] + +Des milliers d'mes rayonnantes qui habitent cette plante, accourent +vers lui et sa compagne avec un empressement qu'il compare celui des +poissons, qui, dans l'eau tranquille et pure d'un vivier, courent vers +ce qu'on y jette, et qu'ils regardent comme leur pture. A mesure +qu'elles s'approchent, chacune d'elles leur parat remplie de joie dans +cette vive splendeur qui sort d'elle-mme. L'une de ces mes lumineuses +leur offre de les instruire de ce qu'ils dsireront savoir. Dante lui +demande qui elle est et pourquoi elle habite cet astre? Alors, comme le +soleil qui se voile par l'excs mme de sa lumire, quand la chaleur a +consum les vapeurs qui en tempraient l'clat, l'me sainte, dans +l'excs de sa joie, se cache dans ses rayons et lui rpond, ainsi +renferme. C'est l'empereur Justinien, qui fait en peu de mots sa propre +histoire[285], et ensuite celle de l'aigle romaine, qu'il prend de trop +haut, puisqu'il remonte jusqu'aux combats d'ne et de Turnus; mais il +la conduit par poques distinctes, en citant les principaux faits et les +principaux noms de l'histoire romaine, jusqu'aux empereurs, montrant +toujours l'aigle victorieuse et triomphante. Enfin, conduite par Titus, +elle vengea sur les Juifs le crime qu'ils avaient commis[286]; et depuis +encore, Charlemagne vainquit l'abri de ses ailes, et secourut l'glise +sainte attaque par les Lombards[287]. + +[Note 285: C. VI. Les dix premiers vers de ce rcit fournissent un +exemple remarquable de l'originalit d'ides et d'expression du Dante, +et des tournures savantes et nouvelles qu'il emploie pour exprimer les +choses les plus simples. Justinien avait dire: Depuis que Constantin +et transfr le sige de l'empire, l'aigle rgna pendant plusieurs +sicles dans la ville qu'il avait fonde; elle passa de main en main +jusque dans la mienne, etc. Voici maintenant comme il s'exprime: Depuis +que Constantin tourna le vol de l'aigle contre le cours du ciel, qui la +suivait au contraire quand elle obissait l'antique hros qui fut +poux de Lavinie; pendant cent et cent annes, et plus, l'oiseau divin +se tint l'extrmit de l'Europe, voisin des monts dont il tait +d'abord sorti; de l il gouverna le monde, l'ombre de ses ailes +sacres, et passant de main en main, il vint enfin jusqu' la mienne; je +fus empereur, et je suis Justinien. Pour entendre ce dbut du VIe. +chant, il faut se rappeler que Constantin, en passant de Rome Bysance, +allait du couchant au levant; qu'il portait ainsi l'aigle romaine contre +le cours du ciel ou des astres, qui est du levant au couchant (ce qui +renferme une allusion sensible aux suites, funestes pour la puissance +romaine, de la translation de l'empire); qu'au contraire ne, que le +pote suppose avoir eu dj des aigles pour enseignes, venant de Troie +en Italie, allait d'orient en occident, et qu'ainsi le ciel semblait +suivre ses aigles; enfin, l'oiseau de dieu rgna pendant plusieurs +sicles auprs des monts d'o il tait d'abord sorti, parce que la ville +de Constantinople, situe aux confins de l'Asie, est assez voisine des +monts de la Troade, d'o tait parti ne, premier fondateur de +l'empire. Ce n'est pas, comme on le croit, au langage du Dante, c'est +ce style rempli d'allusions des choses peu connues de son temps, et +qui ne le sont pas gnralement dans le ntre, qu'il faut le plus +souvent attribuer la difficult de l'entendre.] + +[Note 286: La mort de J.-C.] + +[Note 287: Il y a encore dans ce dernier trait quelque confusion de +temps. L'empire romain ni son enseigne n'existaient plus en Occident +depuis prs de trois sicles, quand Charlemagne dtruisit le rgne des +Lombards, et ce ne fut que vingt-cinq ou vingt-six ans aprs qu'il +releva le trne et l'aigle imprial; mais dans tout ce morceau +historique, qui est de prs de cent vers, il y a une prcision, une +justesse, et en mme temps qu'une posie de style, qu'on ne saurait trop +admirer.] + +Ici le pote qui fait parler Justinien, se montre dcouvert. +L'empereur conclut de tout ce qu'il a racont, que le parti qui obit +l'aigle de l'Empire et celui qui y rsiste, c'est--dire les _Gibelins_ +et les _Guelfes_, sont galement coupables. Les uns opposent cette +enseigne publique celle des lys[288]; les autres se l'approprient et la +font servir leurs desseins. Les Gibelins en doivent choisir une autre: +on n'est plus digne de la suivre, quand on veut la sparer de la +justice. Elle ne sera point abattue par ce nouveau Charles[289], avec +ses Guelfes. Qu'il craigne plutt les serres de l'aigle; elles ont +enlev la crinire de plus forts lions que lui. + +[Note 288: Les Franais appels en Italie par les papes.] + +[Note 289: Charles de Valois qui le Dante en veut toujours pour +l'avoir fait bannir de Florence.] + +Justinien rpond enfin la seconde question du Dante. Les mes qui +habitent cette petite plante, ont suivi la vertu, mais pour en retirer +de l'honneur et de la renomme. Ce but, en diminuant leur mrite, leur a +interdit un plus vaste sjour de gloire; mais elles sont contentes de +leur partage. La lumire dont brille Romo le console de ses disgrces, +et de l'ingratitude qui paya ses grands services. Ce Romo tait un +personnage alors clbre, qui avait t dans sa vie plerin et ministre: +en revenant de St.-Jacques en Galice, il tait arriv a la cour de +Raimond Brenger, comte de Provence, qui lui confia la conduite de ses +affaires. Il les conduisit si bien, que Brenger maria ses quatre filles +avec quatre rois. Au lieu de l'en rcompenser, il couta ses flatteurs, +ennemis de Romo, qui fut oblig de s'en aller pauvre et dj vieux, et +de reprendre son bourdon et ses plerinages. + +En terminant ce rcit, l'me de Justinien va rejoindre les autres mes +heureuses[290]. Elles reprennent ensemble leur danse qu'elles avaient +interrompue, et comme des tincelles rapides elles disparaissent dans +l'loignement. Batrix, reste seule avec le Dante, s'empresse de +rsoudre des doutes qu'elle lit dans ses yeux, et dont l'objet est cette +vengeance que Titus tira des Juifs. Justinien a dit que ce prince courut +venger la vengeance de l'ancien pch[291]. Comment une vengeance +peut-elle tre juste, quand elle punit la vengeance d'un crime? Mais ce +crime, ou ce pch tait celui du premier homme: la vengeance qui en +avait t prise, tait la mort laquelle Jsus-Christ s'tait soumis: +cette mort tait elle-mme un crime commis par les Juifs, qui exigeait +une vengeance, et c'est cette vengeance qui fut exerce par Titus. +Batrix entre, ce sujet, dans des explications trs-longues et +trs-thologiques, sur la rdemption, sur le pch originel qui la +rendait ncessaire, et sur d'autres questions de cette nature; l'on +regrette toujours que Dante s'y soit engag; mais toujours aussi l'on +est surpris de voir avec quelle force, quelle proprit de termes, et, +autant que la matire le comporte, avec quelle clart il les traite. + +[Note 290: C. VII.] + +[Note 291: + + _A far vendetta corse + Della vendetta del peccato antico._] + +Il se trouve transport dans la plante de Vnus[292], sans s'tre +aperu du voyage; il n'en est averti qu'en voyant Batrix devenir plus +belle. Les mes qui y font leur sjour brillent dans la lumire de cet +astre, comme des tincelles dans la flamme, comme une voix se distingue +d'une autre voix, quand l'une est stable et que l'autre varie ses +intonations. Ces lumires si brillantes tournent en rond, avec plus ou +moins de vivacit, sans doute, dit le pote, selon qu'elles participent +plus ou moins la vision ternelle. Le vent le plus imptueux qui +s'chappe d'un nuage glac paratrait lent auprs du mouvement de ces +mes, qui le reoivent de la danse circulaire des sraphins autour du +trne de l'ternel. L'une de ces mes sort du cercle, s'approche et +adresse la parole au Dante. Nous sommes prts, lui dit-elle, faire +tout ce qui te fera plaisir. Nous tournons ainsi avec les princes de la +cour cleste: mmes mouvements, mme soif d'amour divin que ces princes + qui tu adressas un de tes chants[293]. Nous sommes si pleins d'amour +que, pour te plaire, nous ne trouverons pas moins doux quelques instants +de repos. + +[Note 292: C. VIII.] + +[Note 293: C'est la premire _canzone_ qui se trouve dans le +_Convito_ du Dante, et dont cette me cite le premier vers: + + _Voi che intendendo il terzo ciel movete._] + +Dante, du consentement de Batrix, demande cette me qui elle tait +sur la terre. J'y restai peu de temps, rpond-elle; si j'y eusse t +davantage, j'aurais prvenu beaucoup de maux. L'clat qui m'environne et +me cache, t'empche de me reconnatre. Tu m'as beaucoup aim, et tu en +avais bien raison: si j'tais rest au monde, je t'aurais fait goter +les fruits de mon amiti. La Provence et l'extrmit de l'Italie +attendaient en moi leur matre; la couronne de Hongrie brillait dj sur +ma tte; la Sicile avait reu mes fils pour ses rois[294], si les excs +d'un mauvais gouvernement n'avaient fait lever, dans Palerme, le cri +de mort[295]. Celui qui se dsigne ainsi sans se nommer, est Charles, +qu'on appela Charles Martel, roi de Hongrie et fils an de Charles II +d'Anjou, roi de Naples. Ce prince vertueux, mort la fleur de l'ge, +avait beaucoup aim notre pote, qui a voulu consacrer, dans son pome, +sa reconnaissance et son amiti pour lui. Charles blme la conduite et +surtout l'avarice de son frre Robert. Dante lui demande comment il se +peut que d'une semence douce, il naisse une plante amre. Charles traite +philosophiquement cette question: il fait voir la ncessit dont est la +diffrence des penchants et des dispositions dans les hommes, pour la +conservation de l'ordre social. Le bien et le mal naissent de cette +diffrence; mais le mal vient, presque toujours, par la faute des +hommes. Ils ne consultent point le voeu et l'indication de la nature; ils +envoient dans le clotre tel qui tait n pour ceindre l'pe, et ils +font roi celui qui n'tait bon que pour tre un orateur[296]. + +[Note 294: Ces diffrents pays ne sont point nomms dans le texte, +mais dsigns potiquement, par des circonstances gographiques et +historiques.] + +[Note 295: Dans la terrible soire qui l'on a donn le nom de +_vpres siciliennes_.] + +[Note 296: + + _E fate r di tal ch' da sermone._] + +Charles s'loigne aprs quelques autres discours: une autre me lui +succde[297]. Dante l'interroge son tour: elle lui rpond du sein de +sa lumire: C'est l'me de _Cunizza_, soeur d'_Azzolino_ ou +_Eccellino_, tyran de Padoue et de la Marche-Trvisane, dont on a parl +plusieurs fois dans cet ouvrage[298]. Elle avoue que si elle habite la +plante de Vnus, c'est qu'elle fut trs-sujette ses influences. Elle +n'en a point de regret, puisque c'est ce qui a li son sort celui du +fameux troubadour Foulques de Marseille, qui est l prs d'elle, tout +resplendissant de lumire. Foulques s'entretient aussi avec Dante et lui +fait, comme _Cunizza_, l'aveu de son penchant l'amour[299]. Non loin +de lui est Raab, cette bonne fille de Jrico, qui fut sauve du sac de +cette ville pour avoir recueilli quelques soldats de Josu dans sa +maison, o elle en recueillait tant d'autres, et avoir ainsi favoris la +conqute de la terre promise. Il y avait donc, dans cette plante, de +quoi employer fort bien le temps; mais Foulques, devenu trs-grave +depuis qu'il est un saint, ne fait que s'emporter, assez hors de propos, +contre Florence, Rome, les cardinaux, le pape et les dcrtales. + +[Note 297: C. IX.] + +[Note 298: Voyez surtout t. I, p. 340 et 455, note _a_.] + +[Note 299: La fille de Blus (Didon) ne brla pas de plus de feux, +quand elle offensa et Siche et Cruse (en manquant ce qu'elle devait + l'un, et faisant manquer ne ce qu'il devait l'autre), que lui, +tandis qu'il fut en ge d'aimer; ni cette souveraine du Rhodope +(Phillis), qui fut trompe par Demophoon; ni Alcide, quand Iole se +rendit matresse de son coeur. Ce n'est pas cette accumulation +d'exemples tirs de la fable, qui est ici le trait le plus singulier, +c'est que ce Foulques, qui avait commenc par tre troubadour, et livr, +comme ils l'taient tous, au plaisir, finit par tre dvot, se faire +moine, et devenir vque de Toulouse, o il se distingua par son +fanatisme perscuteur, dans la croisade contre les malheureux Albigeois. +tait-ce depuis sa conversion qu'il s'tait li avec la tendre +_Cunizza_? Pourquoi Dante, qui savait sans doute fort bien comment il +avait fini, ne parle-t-il point de lui comme vque, mais seulement +comme pote, et comme excessivement enclin l'amour? N'est-ce pas le +dernier tat o l'on vit, le dernier sentiment o l'on meurt, qui dcide +du sort de l'me? C'est en cela que consiste ici la plus forte +singularit.] + +Dante le quitte pour monter dans le Soleil[300]. A chaque nouvel astre +o il s'lve, l'clat de Batrix, sa compagne, augmente, et il a +bientt autant de peine fixer les yeux sur elle que sur les astres +mmes. C'est dans le soleil qu'il place les saints et les docteurs qui +ont t comme les lumires centrales de l'glise. Salomon y figure seul +pour l'ancien Testament; mais on y voit pour le nouveau, Thomas d'Aquin +Gratien le canoniste, le matre des sentences Pierre Lombard, Denis +l'aropagite, Paul Orose, le philosophe Boce, l'Espagnol Isidore, et le +vnrable Bde, et deux thologiens franais, Richard et Sigier, qui +taient alors des docteurs trs-clbres[301]. + +[Note 300: C. X.] + +[Note 301: Le premier tait un chanoine de St.-Victor, crivain +dit-on trs-sublime; l'autre un professeur de philosophie, qui tenait +cole dans la rue que le Dante appelle _il vico degli Strami_; c'est la +rue du Fouare, que l'on nomme encore ainsi, et qui est prs de la place +Maubert. _Feurre_, et ensuite _fouare_, signifiaient en vieux langage ce +que signifie aujourd'hui _fourrage_, paille, foin, en italien _strame_. +Dante avait peut-tre suivi les leons de ce Sigier ou Sguier, pendant +son sjour Paris. Son vieux traducteur, Grangier, a rendu +trs-fidlement cette expression: + + L'ternelle clart c'est du docte Sigier, + Qui, lisant en la rue aux Feurres en sa vie, + Syllogisoit discours dont on lui porte envie.] + +C'est S. Thomas qui les fait tous connatre notre pote. Il lui fait +ensuite l'histoire et l'loge, d'abord de S. Franois d'Assise[302], qui +pousa la Pauvret, veuve depuis plus de onze cents ans[303]; ensuite de +l'ordre qu'il fonda, et des premiers solitaires qui se _dchaussrent_ +comme lui. Or saint Thomas, qui fait ce pangyrique, tait dominicain, +pour lui rendre la pareille; S. Bonaventure, qui tait franciscain, +fait, plus pompeusement encore, celui de S. Dominique et de son +ordre[304]. Il fait ensuite connatre au Dante plusieurs autres docteurs +qui l'accompagnent; Hugues de S. Victor, et Pierre Manducator ou +Comestor, que nous appelons Pierre-le-Mangeur, et un autre Pierre, +Espagnol, auteur d'une dialectique en douze livres, et quelqu'un que +l'on ne s'attend gure voir au milieu d'eux, le prophte Nathan, et le +mtropolitain Chrysostme, et S. Anselme, et Donat le grammairien, et +Raban Maur, et un certain abb calabrois, nomm _Giovacchino_, dou de +l'esprit prophtique. Pendant cette espce de dnombrement, et pendant +les deux loges de S. Dominique et de S. Franois, les saints sont +rangs en double cercle et forment comme deux guirlandes lumineuses, au +centre desquelles Batrix et Dante sont placs. Aprs chacun des +discours, les saints chantent un hymne et dansent en rond avec une +vlocit au-del de toute expression humaine. Ils s'arrtent pour un +troisime loge que S. Thomas prononce encore, au milieu d'une +explication philosophique sur quelques doutes que Dante ne lui a point +exposs, mais qu'il lui a laiss lire dans ses regards[305]. C'est +l'loge de Salomon. Le saint orateur dmontre comment ce roi, qui n'eut +pas, comme on sait, une sagesse trop austre, fut pourtant le plus sage +et le plus parfait des hommes. Dante reoit encore quelques explications +sur l'ternit du bonheur des justes[306], sur l'accroissement de ce +bonheur aprs la rsurrection des corps, sur quelques autres points de +doctrine, et n'ayant plus rien apprendre dans le Soleil, il monte +dans l'toile de Mars. + +[Note 302: C. XI.] + +[Note 303: Veuve de J.-C. son premier poux.] + +[Note 304: C. XII.] + +[Note 305: C. XIII.] + +[Note 306: C. XIV.] + +La foule innombrable des bienheureux y est range en forme de croix +branches gales. Ils y fourmillent en quelque sorte comme les toiles +dans la voie lacte, et jettent un si vif clat qu'il fait plir toute +autre lumire. Le nom du _Christ_ rayonne au centre de cette croix; et +un concert de voix mlodieuses sort de toutes ses parties. Ce sont les +mes de ceux qui sont morts en portant les armes dans les croisades, +pour la dfense de la foi. L'un de ces esprits clestes se dtache de la +croix[307], comme, dans une belle nuit d't, un feu subit sillonne les +airs, et semble une toile qui change de place; il vient au-devant du +Dante avec l'expression de la joie la plus vive. Il commence par lui +parler un langage si exalt, qu'un mortel ne peut le comprendre; mais +quand l'ardeur de son amour a jet ce premier feu, son parler redescend +au niveau de l'intelligence humaine. Il se fait connatre lui pour +_Caccia Guida_, le plus illustre de ses anctres, pre du premier des +_Alighieri_, bisaeul du pote, et qui transmit ce nom sa famille. Il +avait suivi l'empereur Conrad III dans une croisade, et y avait t tu. +Il fait son arrire petit-fils un tableau des anciennes moeurs de +Florence, qui est une satyre des nouvelles. Ce morceau, dans +l'original, est plein de grce et de navet. C'est une de ces beauts +primitives qu'on ne trouve, chez toutes les nations qui ont une posie, +que dans leurs potes les plus anciens. + +[Note 307: C. XV.] + +Florence, dit-il, renferme dans l'antique enceinte d'o elle revoit +encore le signal des heures du jour, reposait en paix dans la sobrit +et dans la pudeur. Les femmes n'y connaissaient ni chanes d'or, ni +couronnes, ni chaussures travailles, ni ceintures, plus belles +regarder que leur personne[308]. La fille en naissant n'effrayait pas +encore son pre par l'ide de la richesse de la dot et de la brivet du +temps. Il n'y avait point de maisons vides d'habitants. Sardanapale +n'avait point encore enseign tout ce qu'on peut se permettre dans une +chambre[309]. Votre ville ne prsentait pas, des hauteurs qui la +dominent, plus de magnificence que celle mme de Rome. Elle ne s'tait +pas leve si haut, pour descendre plus rapidement encore. J'ai vu vos +plus nobles citoyens vtus de simples habits de peau, leurs femmes +quitter la toilette sans avoir le visage peint, et ne connatre +d'amusements que le lin et le fuseau. Femmes heureuses! chacune alors +tait assure de sa spulture, aucune ne voyait sa couche abandonne +pour des voyages en France. L'une veillait auprs du berceau, et pour +apaiser son enfant, lui parlait ce petit langage dont les pres et les +mres font leur plaisir. L'autre, tirant le fil de sa quenouille, +contait sa famille les vieilles histoires des Troyens, de Fiesole et +de Rome. Une femme galante, un libertin[310], auraient paru alors une +merveille, comme paratraient aujourd'hui un Cincinnatus et une +Cornlie. Ce fut pour jouir d'une vie si pnible et si heureuse, des +avantages d'une cit si bien ordonne et d'une si douce patrie, que ma +mre me donna le jour. + +[Note 308: + + _Non avea catenella, non corona, + Non donne contigiate, non cintura + Che fosse a veder pi che la persona_, etc.] + +[Note 309: _A mostrar ci che'n camera s puote._] + +[Note 310: Il les nomme: c'est une _Cianghella_, qui tait d'une +famille noble de Florence, et qui, tant reste veuve de bonne heure, +porta la galanterie jusqu' la dissolution la plus effrne; c'est un +_Lapo Saltarello_, jurisconsulte florentin, qui avait eu querelle avec +le Dante, et qui sans doute tait d'assez mauvaise moeurs, pour que ce +trait de satyre personnelle ne part pas une calomnie.] + +Au milieu des jouissances du luxe, des arts et d'une socit toute la +fois perfectionne et corrompue, qui ne se sent pas attendri par la +peinture de ces antiques moeurs, et qui ne tournerait pas les yeux avec +un regret amer vers ces temps de simplicit, s'ils n'avaient t aussi +des temps de barbarie; si les douceurs de la vie domestique n'y avaient +t sans cesse altres et troubles par les dsordres civils et +religieux, par une horrible et presque continuelle effusion de sang +humain, par l'oppression des puissants, la souffrance ou la rvolte des +faibles, et les chocs dsordonns des factions et des partis? + +Une histoire abrge de Florence, depuis son origine, suit le tableau de +ces anciennes moeurs[311]. _Caccia Guida_ retrace les vicissitudes de la +fortune et de la prosprit florentine, et passe en revue les hommes +clbres de cette rpublique et ses familles les plus illustres. Cette +partie de son discours, qui occupe un chant tout entier, devait, ainsi +que le prcdent, intresser vivement les Florentins. Celle qui +suit[312], intresse particulirement le Dante, qui se fait prdire par +son trisaeul toutes les circonstances de son exil. Tu quitteras, +dit-il, tout ce que tu as de plus cher au monde; et c'est l le premier +trait que lance l'arc de l'exil. Tu prouveras combien est amer le pain +d'autrui, et combien il est dur de descendre et de monter les degrs +d'une maison trangre[313]. + +[Note 311: C. XVI.] + +[Note 312: C. XVII.] + +[Note 313: + + _Tu proverai si come sa di sale + Lo pane altrui, e com' daro calle + Lo scendere e'l salir per l'altrui scale._ + +Vers admirables et profonds, que le gnie mme ne crerait pas, s'il +n'tait initi tous les secrets de l'infortune.] + +Ce qui te psera le plus sera la socit d'hommes mchants et borns, +avec laquelle tu seras tomb dans l'infortune. Leur ingratitude, leur +folie, leur impit clateront contre toi; mais bientt aprs ce seront +eux et non toi, qui auront sujet de rougir.... Il lui prdit que son +premier refuge sera chez les deux illustres frres _Alboin_ et _Can de +la Scala_, qui le combleront de bienfaits. Il ajoute ces prdictions, +des conseils que Dante lui promet de suivre. Je vois, lui dit-il, mon +pre, que je dois m'armer de prvoyance, afin que si j'ai perdu l'asyle +qui m'tait le plus cher, mes vers ne me fassent pas perdre aussi les +autres. J'ai visit le monde o les tourments seront sans fin, et la +montagne du sommet de laquelle les yeux de Batrix m'ont enlev; +transport ensuite dans les cieux, j'ai appris, en parcourant les +flambeaux qui y brillent, des choses qui, si je les redis, doivent +paratre dsagrables beaucoup de gens; et cependant si je ne suis +qu'un timide ami du vrai, je crains de ne pas vivre dans la mmoire de +ceux qui appelleront ancien le temps o nous vivons. + +Il met dans la bouche de son trisaeul la rponse que lui dictait son +courage. Une conscience trouble, ou par sa propre honte, ou par celle +des siens, sera seule sensible la duret de tes paroles. Evite donc +tout mensonge, rvle ta vision toute entire, et laisse se plaindre +ceux qui en seront blesss. Si ce que tu diras parat amer au premier +moment, il deviendra ensuite un aliment sain quand il sera bien digr. +Le cri que tu jetteras, sera comme le vent qui frappe avec plus de force +les plus hauts sommets; et ce ne sera pas l ta moindre gloire. C'est +pour cela qu'on t'a fait voir dans les cercles clestes, sur la montagne +et dans la valle des pleurs, les mes de ceux qui ont eu le plus de +renomme; l'esprit des hommes se fixe mieux par des exemples que par de +simples discours, et s'arrte, par prfrence, sur les exemples les plus +connus. + +Aprs s'tre recueillie un instant dans sa gloire, et avoir joui de ses +penses[314], l'me heureuse reprend la parole et fait briller aux yeux +du Dante les principales lumires qui composent avec lui cette croix. A +mesure qu'elle les nomme, ces mes font le mme effet sur les branches +de la croix lumineuse qu'un clair sur un nuage. C'est Josu, Judas +Machabe, Charlemagne, Roland; et ensuite les hros plus modernes qui +avaient conquis la Sicile et Naples, Guillaume, Renaud, Robert Guiscard; +et ce Godefroy de Bouillon, qui parat attendre ici, dans la foule, +qu'un autre grand pote vienne l'en tirer pour le couvrir d'un clat +immortel. Enfin cette me qui lui avait parl[315], lui montre quel +rang elle tient dans les choeurs clestes, en allant se mettre sa place +et se rejoindre aux autres lumires. + +[Note 314: C. XVIII.] + +[Note 315: Celle de son trisaeul _Caccia Guida_.] + +Le pote, arrt long-temps dans le ciel de Mars, s'aperoit qu'il est +mont dans une plante suprieure par le nouveau degr de feu divin qui +brille dans les yeux de Batrix. Il est arriv avec elle dans Jupiter. +Les mes des saints y paraissent sous une forme tout--fait +extraordinaire. Elles y voltigent en chantant chacune dans sa lumire; +et de mme que des oiseaux qui s'lvent des bords d'une rivire, comme +pour se fliciter de leur pture, volent tantt en rond, tantt rangs +en longues files, de mme ces mes clestes s'arrtent de temps en temps +dans leur vol, interrompent leurs chants et forment, en se runissant +dans l'air, diffrentes figures de lettres. Ici, Dante invoque de +nouveau sa muse, pour pouvoir expliquer ces figures, telles qu'elles +sont graves dans son esprit. + +Aprs avoir form d'abord trois seules lettres, o les interprtes +voient les initiales de trois mots latins qui commandent d'aimer la +justice des lois[316], ces flammes voltigeantes figurent trente-cinq +lettres[317], voyelles et consonnes, et se rangent en deux files, dont +la premire trace ces mots: _Diligite justitiam_, et la seconde ceux-ci: +_Qui judicatis terram_. Aimez la justice, vous qui jugez la terre! Le +fond de la plante est d'argent, et ces lettres enflammes y brillent +comme des caractres d'or. Tout coup elles se sparent, se combinent +de nouveau, et forment, par leur runion, la figure d'un grand aigle. +Les unes en font la tte surmonte d'une couronne, d'autres le cou, +d'autres enfin les ailes tendues, le corps et les pieds. Au souvenir de +ces merveilles, Dante s'adresse l'toile qui les lui a offertes: il +reconnat que s'il est encore de la justice sur la terre, c'est ses +influences qu'elle est due. Il prie le moteur ternel de regarder d'o +s'lve l'paisse fume qui en ternit les rayons. Qu'il vienne, il en +est temps, chasser une seconde fois du temple ceux qui n'y font +qu'acheter et vendre. La simonie, l'abus que l'on fait du pouvoir +spirituel, pour enlever le pain aux malheureux sans dfense, allument +l'indignation du pote, qui finit, comme il le fait peut-tre trop +souvent, par invectiver, en mots couverts, mais intelligibles, le pape +Boniface VIII, son oppresseur. + +[Note 316: D. J. L. _Diligite Justitiam Legum._] + +[Note 317: + + _Mostrarsi dunque cinque volte sette + Vovali e consonanti._] + +L'aigle mystrieux, compos de bienheureux, qui paraissent tous +enchants de la place qu'ils occupent dans sa forme immense[318], ouvre +son bec, et parle au nom de tous, comme si c'tait en son propre nom. +Il claircit des doutes qui s'taient levs dans l'me du Dante, sur +quelques points de foi; puis il bat des ailes, s'lve, vole en rond, et +chante au-dessus de sa tte. C'est une satyre qu'il chante, et une +satyre trs-emporte, d'abord contre les mauvais chrtiens qui seront au +jour du jugement moins avancs que tel qui ne connut jamais le Christ, +et ensuite contre les mauvais rois qui, dans ce sicle, opprimaient les +peuples et surchargeaient la terre. + +[Note 318: C. XIX.] + +Qu'est-ce que les rois perses, dit cet aigle, ne pourront pas reprocher + vos rois, quand ils verront ouvert ce grand livre o sont crits tous +leurs mfaits? L, on verra, parmi les oeuvres d'Albert (d'Autriche) +celle qui bientt y sera inscrite, et qui livrera la Bohme au +ravage[319]; l, on verra la fourberie qu'emploie, sur les bords de la +Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra des coups d'un +sanglier[320]; on verra l'orgueil qui rend fous les rois d'cosse et +d'Angleterre[321], et qui leur donne une telle soif de pouvoir, +qu'aucun d'eux ne veut rester dans ses limites; on verra le luxe et la +mollesse de celui d'Espagne et celui de Bohme, qui ne connurent et +n'eurent jamais aucune vertu[322]; on verra, dans le boiteux de +Jrusalem[323], pour une bonne qualit, mille qualits contraires[324]; +on verra l'avarice et la bassesse de celui qui garde l'le de feu, o +Anchise finit sa longue carrire[325], et pour indiquer son peu de +valeur, ses hauts faits seront tracs en criture abrge, qui en +contiendra beaucoup en peu d'espace; et chacun y verra les actions +honteuses de son oncle[326] et de son frre[327], qui ont dshonor une +si illustre race et deux couronnes; et l'on y connatra celui de +Portugal[328], et celui de Norwge[329], et celui de Dalmatie[330], qui +a mal imit le coin des ducats de Venise. Heureuse la Hongrie, si elle +ne se laissait plus mal gouverner! et heureuse la Navarre, si elle se +faisait un rempart des montagnes qui l'environnent[331]! Chacun en voit +la preuve dans les plaintes et dans les murmures qu'lvent Nicosie et +Famagoste contre le tyran qui les opprime et qui ressemble tous les +autres[332]. + +[Note 319: Invasion de la Bohme par cet empereur, en 1303.] + +[Note 320: Philippe-le-Bel, qui mourut des suites d'une chute qu'il +fit la chasse, occasione par un sanglier qui se jeta dans les jambes +de son cheval. On l'accusait d'avoir altr la monnaie, pour payer une +arme contre les Flamands, aprs la droute de Courtrai, en 1302.] + +[Note 321: douard Ier, roi d'Angleterre, et Robert d'cosse.] + +[Note 322: Alphonse, roi d'Espagne, et Venceslas, de Bohme.] + +[Note 323: Charles II, dit le Boiteux, fils de Charles d'Anjou, roi +de la Pouille ou de Naples, et qui prenait le titre de roi de +Jrusalem.] + +[Note 324: Cela est singulirement exprim dans le texte. Sa bont +sera marque par un I, taudis que le contraire sera marqu par un M.] + +[Note 325: Frdric III, roi de Sicile, fils de Pierre d'Aragon, et +son successeur.] + +[Note 326: Jacques, roi de Maorque et Minorque.] + +[Note 327: Jacques, roi d'Aragon.] + +[Note 328: Denis, surnomm l'Agriculteur, _Agricola_, qui rgna +depuis 1279 jusqu' 1325.] + +[Note 329: Qui avait alors ses propres rois, et n'tait pas runie +au Danemarck.] + +[Note 330: Ou d'Esclavonie, ou de _Rascia_, comme dit le texte, qui +tait une partie de l'Esclavonie, et dont le roi, au temps du Dante, +falsifia les ducats de Venise.] + +[Note 331: Pour se dfendre contre la France, et se soustraire la +domination de Philippe-le-Bel.] + +[Note 332: Henri II, roi de Chipre en 1300. Nicosie et Famagoste, +deux villes principales de cette le, sont ici pour l'le entire. (Voy. +Giblet, _Hist. des Rois de Chipre de la maison de Lusignan_).] + +Aprs cette sortie contre les rois qui vivaient alors, l'aigle fait +l'loge des bons rois des anciens temps; mais on devinerait +difficilement la forme de cet loge[333]. On se souvient que ce sont des +mes de saints qui ont form, dans la plante de Jupiter, les diffrents +membres et le corps entier de cet aigle imprial (car c'est cette +enseigne de l'Empire qui a donn au pote l'ide d'une invention si +gigantesque et si bizarre). L'aigle donc, tournant du ct du Dante un +de ses yeux, lui fait remarquer un roi qui en forme la prunelle, et +cinq autres qui en composent le tour. Dans la prunelle, c'est David. +Celui des cinq qui est le plus prs du bec est Trajan; Ezchias vient +ensuite, puis Constantin, malgr la faute qu'il fit de cder Rome au +Pape pour aller fonder l'empire grec[334]; aprs lui, Guillaume-le-Bon, +roi de Sicile; et enfin, par une inversion chronologique un peu forte, +ce Riphe, que Virgile appelle le plus juste des Troyens et le plus ami +de la justice[335]. Trajan et Riphe dans l'oeil d'un aigle compos tout +entier de saints du christianisme, peuvent causer quelque surprise, et +Dante ne peut dissimuler la sienne; mais l'aigle fait ce sujet une +discussion thologique qui ne lui laisse plus aucun doute; les +commentateurs les plus verss dans cette matire disent que cela est +conforme la doctrine de S. Augustin. Cela est donc trs-orthodoxe, et +nous pouvons tre tranquilles l-dessus, comme Dante le fut lui-mme. + +[Note 333: C. XX.] + +[Note 334: + + _Per cedere al pastor si fece Greco._] + +[Note 335: + + _Justissimus unus. + Qui fuit in Teucris, et servantissimus oequi._ + (_n._, l. II, v. 426.)] + +Il monte au septime ciel, qui est celui de Saturne[336]; une immense +chelle d'or occupait le centre de cette plante, et s'levait perte +de vue. Tous les chellons en taient couverts d'toiles qui +descendaient en si grand nombre, qu'il semblait que toutes les lumires +du ciel s'coulassent par cette voie. Ds que ces esprits lumineux sont +parvenus au bas de l'chelle, ils se dispersent a et l. Dante +interroge celui qui se trouve le plus sa porte, et qui se trouve tre +S. Pierre-Damien. En racontant son histoire, il n'oublie pas qu'il fut +cardinal, et cette dignit lui rappelle quel est le train actuel des +cardinaux et des papes. Encore une petite satyre, o le pote n'a pas +craint de faire entrer jusqu' ce mot populaire: Les chapes qui les +couvrent, couvrent aussi leurs montures, et ce sont deux btes qui vont +sous la mme peau[337]. patience divine, ajoute-t-il, peux-tu donc en +tant souffrir?-- colre, ajouterai-je mon tour, peux-tu faire +descendre si bas un aussi grand gnie? + +[Note 336: C. XXI.] + +[Note 337: + + _Cuopron de' manti lor gli palafreni, + S che duo bestie van sott'una pelle._] + +Batrix dirige sur une autre lumire les regards du pote[338]; c'est S. +Benot, fondateur d'un ordre clbre. Dante l'aborde et lui parle. +Quoique saint Benot dise que dans cette plante tout n'est qu'amour et +charit, il dclame aussi vivement contre les moines, que Pierre Damien +l'a fait contre les puissances de l'glise. Il est vrai que la charit +des saints ne doit pas se croire oblige de respecter des scandales, qui +n'ont d'apologistes que les dfenseurs, non de la religion, mais des +superstitions les plus dangereuses et les plus grossires. + +[Note 338: C. XXII.] + +Quand cette dernire me a cess de parler, elle va se runir la +troupe d'o elle tait sortie. La troupe se resserre, et toutes ces mes +remontent l'chelle d'or aussi rapidement qu'elles l'avaient descendue. +Dante, sur un seul signe que Batrix lui fait de les suivre, y monte +avec la mme rapidit, tant la vertu de celle qui le conduit a vaincu sa +propre nature. En un instant, il se trouve transport dans le signe des +Gmeaux: cette constellation avait prsid sa naissance; il espre que +son me y puisera la force ncessaire pour le passage difficile qui lui +reste franchir. Avant qu'il s'lve plus haut, sa conductrice lui dit +de baisser ses regards vers la terre: il obit, jette les yeux sur les +sept plantes qu'il a parcourues, et ne peut s'empcher de sourire de la +chtive figure que fait la terre. + + toutes ces ascensions successives, Batrix a toujours augment de +lumire et d'clat. Mais une lumire plus vive encore que celle dont +elle brille vient clairer ces hautes rgions[339]. Elle l'attend +elle-mme, les yeux fixs vers le point o cette lumire doit paratre. +Tel un oiseau sous le feuillage qu'il aime[340], pos sur le nid de sa +douce famille, pendant la nuit qui cache les objets, impatient de jouir +de l'aspect dsir de ses petits, et de pouvoir trouver leur +nourriture, soin qui lui rend agrables les travaux les plus fatigants, +prvient le temps, et, sur la cime d'un buisson, attend le soleil avec +le plus ardent dsir, regardant fixement, jusqu' ce qu'il voie natre +l'aube du jour. Voici, dit-elle enfin, le cortge qui entoure le +triomphe du Christ; voici runie toute la clart que ces sphres +rpandent dans leur cours. Comme au temps le plus serein de la pleine +lune, Diane brille entre les nymphes ternelles qui colorent la vote +des cieux, ainsi, au-dessus de plusieurs milliers de lumires, rayonnait +un soleil qui leur communiquait sa splendeur. Les yeux du pote sont +trop faibles pour la soutenir. Batrix lui apprend que dans ce soleil +est la sagesse et la puissance mme qui rouvrit les communications si +long-temps interrompues entre le ciel et la terre. ce spectacle, Dante +tomba dans le ravissement, son me s'agrandit, sortit d'elle-mme, et ne +peut plus se rappeler ce qu'elle devint. Il n'osait, depuis quelque +temps, regarder sa conductrice, dont l'allgresse divine avait un clat +qu'il ne pouvait soutenir. Ouvre maintenant les yeux, lui dit-elle, tu +as vu des choses qui le rendent capable de les fixer sur les miens. +ces mots, il se sentit tel qu'un homme qui revient d'un songe qu'il a +oubli, et qui s'efforce en vain de le rappeler dans sa mmoire. Quand +toutes les langues que Polymnie et ses soeurs ont nourries de leur lait +le plus doux viendraient aider la sienne, il ne pourrait atteindre au +millime de la vrit, en chantant la sainte joie qu'il vit alors +briller sur le visage de Batrix. + +[Note 339: C. XXIII.] + +[Note 340: + + _Come l'angello intra l'amate fronde, + Posato al nido de' suoi dolci nati_, etc.] + +Mais elle l'avertit de porter ses regards sur un autre objet. Sous les +rayons de ce soleil o Jsus-Christ rside, fleurit un jardin maill de +mille couleurs, et, au milieu, la rose o le verbe divin prit une chair +mortelle.... On connat ce mystrieux emblme. Dante dcrit avec +l'enthousiasme de la posie et de la pit, le triomphe de la Vierge +Marie, entoure de tous les bienheureux, qui chantent des hymnes sa +gloire, et qui, revtus de flammes brillantes, en tendent vers elle les +cimes, comme l'enfant tend les bras vers sa mre, quand il s'est nourri +de son lait. + +Batrix s'approche d'eux et leur prsente son ami, en se servant du +langage mystique qui est parmi eux la langue commune[341]. La prire +qu'elle leur adresse est entendue. Toutes ces mes, flamboyantes comme +des comtes, commencent se mouvoir autour du Dante et de Batrix, +comme les sphres autour du ple. De mme que tournent les cercles +d'une horloge, dont l'un parat tranquille, tandis que le dernier de +tous semble voler, de mme ces danses clestes tournent d'un mouvement +ingal, selon les divers degrs de batitude. De celle de ces danses que +Dante remarquait comme la plus belle, sort la lumire la plus brillante. +Elle tourne trois fois autour de Batrix, en faisant entendre un chant +si divin, que l'imagination du pote ne peut le lui retracer. Batrix +reconnat dans cette flamme le prince des aptres. Elle le prie +d'interroger Dante sur la foi, l'esprance et la charit. Pierre, +toujours enferm dans sa flamme, l'interroge en effet dans les rgles +sur la premire de ces vertus; et ses questions, et les rponses du +Dante, sont en quelque sorte la quintessence la plus substantielle de la +doctrine thologique sur cette matire. On voit que le pote y est +l'aise, qu'il s'y plat, et que tous les dtours de ce labyrinthe +d'arguments et de distinctions lui sont connus. L'aptre en est si +satisfait, qu'il le bnit en chantant, et l'environne trois fois de sa +lumire. + +[Note 341: C. XXIV. + + _O Sodalizio eletto alla gran cena + Del benedetto agnello, il qual vi ciba_, etc.] + +Dante est lui-mme enchant de ce succs qui lui rappelle sans doute des +triomphes semblables, obtenus plus d'une fois dans les coles. Il ne +veut plus tre pote que pour traiter de pareils sujets; et c'est bien +potiquement qu'il en fait le voeu. S'il arrive jamais, dit-il[342], que +le pome sacr auquel ont contribu le ciel et la terre, et qui pendant +plusieurs annes m'a fait maigrir, puisse vaincre la cruaut qui me +retient hors du bercail o je dormis comme un agneau ennemi des loups +qui lui font la guerre, c'est dsormais avec une autre voix et sous +d'autres formes[343] que je redeviendrai pote; c'est sur les fonds de +mon baptme que j'irai prendre ma couronne de laurier. Cependant, une +seconde lumire se dtache de la danse cleste, et s'avance vers +Batrix, le Dante et saint Pierre: c'est l'aptre S. Jacques: il +s'approche d'abord de l'autre aptre; et comme lorsqu'une colombe +s'arrte auprs de sa compagne, toutes deux, en tournant et en +murmurant, expriment leur tendre affection[344], de mme ces deux +princes couverts de gloire s'accueillent mutuellement. Jacques interroge +Dante sur l'esprance; et il est aussi content que Pierre l'a t de ses +rponses. + +[Note 342: C. XXV.] + +[Note 343: Le texte dit: _con altro vello_, avec une autre toison. +Le pote vient de se comparer un agneau; c'est ce qui lui a dict +cette expression, impossible rendre en franais, et qui n'est +peut-tre pas trs-regrettable.] + +[Note 344: + + _Si come quando'l colombo si pone + Presso al compagno, l'uno e l'altro pande, + Girando e marmorando, l'affezione_, etc.] + +Une troisime flamme s'avance; c'est celle de l'aptre S. Jean. Le pote +peint son maintien, sa dmarche et l'accueil qu'il reoit des deux +autres saints, par une comparaison o il y a beaucoup de grce, mais +qu'on est tout tonn, quoiqu'elle prsente une image dcente et +modeste, de trouver applique, dans le Paradis, trois aptres. De +mme, dit-il, qu'une jeune vierge se lve, marche et entre dans la +danse, seulement pour faire honneur la nouvelle pouse, et non par +aucun mauvais dessein[345]; de mme je vis cet astre blouissant venir +se joindre aux deux autres qui tournaient en dansant, comme l'exigeait +leur ardent amour. Aprs que cette danse et le chant mlodieux, +au-dessus de toute expression et de toute ide, dont les trois saints +l'accompagnent, ont cess, Saint-Jean interroge Dante sur la +charit[346]; et, dans ce troisime interrogatoire, la question n'est +pas moins approfondie; l'habilet du rpondant et la satisfaction de +l'examinateur ne sont pas moindres que dans les deux premiers. + +[Note 345: + + _E come surge e va edentra in ballo, + Vergine lieta, sol per fare onore + Alla novizia, non per alcun fallo_, etc.] + +[Note 346: C. XXVI.] + +Le pre du genre humain, Adam, vient se joindre aux trois aptres, +envelopp comme eux d'une flamme du plus grand clat. Dante, quand +Batrix le lui a nomm, s'incline vers lui, comme le feuillage qui +courbe sa cime au souffle passager du vent, et se relve ensuite par sa +propre force. Il prie le premier homme de lui rpondre, et d'claircir +des doutes qu'il ne lui explique pas, pour ne point retarder le plaisir +de l'entendre, mais qu'Adam lit dans son me plus clairement que Dante +ne les y voit lui-mme. Ils ont pour objet de savoir combien de temps +s'est coul depuis que Dieu plaa l'homme dans le Paradis terrestre, +combien dura son bonheur; et la vritable cause du courroux cleste; et +quelle fut la langue qu'il parla et qu'il se cra lui-mme. Adam rpond +en peu de mots sur les premires questions. Ce ne fut point d'avoir +got d'un fruit qui fut la cause de son exil, mais d'avoir transgress +l'ordre qu'il avait reu. Le soleil avait achev 4302 fois son tour +annuel pendant qu'il tait rest dans le sjour des limbes; et il avait +vu cet astre parcourir 930 fois tous les signes clestes tandis qu'il +tait rest sur la terre. Il entre dans plus de dtails sur la langue +primitive qui avait t la sienne, et peut-tre il s'arrte trop sur +quelques particularits, telles que certains changements oprs dans +cette langue, o _El_ d'abord, et ensuite _li_ ou _lo_ signifirent +le nom de Dieu. Quant au sjour qu'il fit dans le Paradis terrestre, et +au temps de son innocence et de sa flicit, il ne dura en tout que six +heures, ou, comme il le dit en langage astronomique, depuis la premire +heure jusqu' celle qui suit la sixime, quand le soleil passe d'une +rgion du ciel l'autre[347]. + +[Note 347: + + _Dalla prim'ora a quella ch' seconda + Come'l sol muta quadra, all'ora sesta._] + +Le Paradis entier retentit alors du chant de gloire[348]. Dante en tait +enivr: il croyait voir et entendre l'expression de la joie de l'univers +entier; et il prouvait lui-mme l'extase d'une joie ineffable. Tout +coup une rougeur plus vive et plus ardente se montre sur le visage de S. +Pierre. Aux premiers mots qu'il laisse chapper dans sa colre, le ciel +entier rougit comme un nuage frapp des rayons du soleil; Batrix mme, +change de couleur comme une femme honnte, qui est sre d'elle-mme, +mais que la faute d'autrui et les discours qu'elle est force +d'entendre, rendent timide. Aprs ces prparations oratoires, S. Pierre +commence un discours contre la corruption, le luxe et les abus de la +cour de Rome. Son sang et celui des premiers papes n'avaient pas lev +l'glise pour qu'elle devnt un objet de commerce, et qu'elle ft vendue + prix d'or. Ce ne fut point, continue-t-il, d'une voix formidable, ce +ne fut point notre intention qu'une partie du peuple chrtien ft la +droite de nos successeurs, et l'autre partie la gauche, ni que les +clefs qui me furent accordes, devinssent sur des tendards, l'enseigne +sous laquelle on combattrait contre des peuples qui ont reu le baptme; +ni que ma figure servt de sceau des privilges vendus et menteurs; +c'est l ce qui souvent me fait rougir et m'enflamme de colre. On ne +voit l-bas dans les pturages, que loups ravissants en habit de +bergers. Vengeance de Dieu! pourquoi restes-tu oisive? Des gens de +Cahors et de Gascogne s'apprtent boire de notre sang[349]: quelle +avilissante fin d'un commencement si glorieux! Enfin la Providence +viendra bientt notre secours. Et toi, mon fils, qui dois retourner +encore sur la terre, parles-y avec franchise, et ne cherche point +cacher ce que je ne cache pas. + +[Note 348: C. XXVII.] + +[Note 349: Trait lanc contra les papes Jean XXII qui tait de +Cahors, et Clment V qui tait Gascon.] + +Ds que l'aptre a cess de parler, toutes ces lumires triomphantes qui +s'taient arrtes l'entendre, s'agitent dans l'air enflamm, +remontent avec lui vers l'empyre, et disparaissent aux yeux du pote +qui les regarde avec ravissement. Il s'y trouve bientt transport +lui-mme, comme il l'a t jusqu'alors, par la force surnaturelle des +regards de Batrix. En s'levant encore avec lui, elle s'enrichit de +beauts nouvelles et d'une nouvelle lumire; et l'oeil de son ami, devenu +plus fort mesure qu'il pntre plus avant dans les cieux, ne peut plus +se dtacher d'elle. Cette ide allgorique qui reprsente, si l'on veut, +la force de l'amour divin, est rendue avec des expressions videmment +dictes par le souvenir d'un autre amour[350]. Batrix lui explique la +nature de l'empyre, de ce neuvime ciel qui renferme tous les autres, +et leur imprime le mouvement. Il le reoit d'un cercle de lumire et +d'amour qui l'environne de toutes parts, et qui n'est autre chose que +l'me divine elle-mme, dans laquelle et par laquelle tout se meut dans +le systme gnral des sphres. + +[Note 350: + + _E se natura o arte fe' pasture + Du pigliare occhi per aver la mente, + In carne umana, o nelle sue pinture, + Tutte adunate parrebber niente + Ver lo piacer divin che mi rifulse, + Quando mi vulsi al suo viso ridente._] + +Dante n'a pas voulu que Batrix fint de parler sans revenir au sujet +qui l'occupait et l'intressait le plus lui-mme, aux dsordres dont il +tait victime, et l'esprance d'un meilleur temps, cupidit, +s'crie-t-elle tout--coup, tu tiens sous ton joug tous les hommes; tu +les empches de lever les yeux sur de si grands objets; tu fais qu'ils +s'en tiennent toujours une volont strile et qui ne porte jamais de +fruit; la bonne foi et l'innocence ne sont plus le partage que des +enfants: peine cessent-ils de balbutier que ces vertus se changent en +vices. Tous ces dsordres viennent de ce qu'il n'y a personne qui +gouverne sur la terre. Mais la fin du sicle ne s'coulera pas que la +fortune, changeant le cours des vents, ne fasse voguer heureusement le +vaisseau public, et les fruits viendront aprs les fleurs. + +De retour dans l'empyre, d'o cette digression l'a cart, Dante, aprs +avoir donn ses yeux une nouvelle force, en regardant ceux de +Batrix[351], les porte sur un point de lumire si rayonnant, que l'oeil +qui s'y fixe est oblig de se fermer. Autour de ce point, et peu de +distance, un cercle de feu tourne avec plus de vitesse que le mouvement +le plus rapide des cieux. Ce cercle est environn d'un second, celui-ci +d'un troisime, et ainsi jusqu'au neuvime cercle, augmentant toujours +d'tendue, et diminuant de rapidit et d'clat mesure qu'ils +s'loignent de ce point unique d'o ils reoivent le mouvement et la +lumire. Ce sont les neuf choeurs des Anges, qui brlent ternellement du +feu d'amour, et dont l'ardeur est plus grande selon qu'ils tournent de +plus prs autour de ce point enflamm. Les Sraphins et les Chrubins +sont les premiers, ensuite les Trnes qui compltent le premier +ternaire: le second est compos des Dominations, des Vertus et des +Puissances; les Principauts et les Archanges forment les deux cercles +suivants, et le troisime de ce dernier ternaire est rempli par les +Anges. + +[Note 351: C. XXVIII.] + +Ce grand tableau, sur lequel Batrix fixe long-temps les yeux[352], +comme le Dante ne l'avait pu faire, amne des explications sur l'essence +divine et sur la nature des Anges. Ces explications qui ne sont pas les +mmes dans toutes les coles de thologie, amnent leur tour des +rflexions contre la vanit de la science, contre les savants et contre +les philosophes; mais Batrix les maltraite encore moins que les +prdicateurs. Elle reproche ceux-ci de dbiter en chaire des fables et +des contes absurdes pour tromper le peuple. Ils ne cherchent, dit-elle, +en prchant, que des bons mots et des bouffonneries; et pourvu qu'ils +fassent bien rire, ils se gonflent dans leur froc et n'en demandent pas +davantage. Mais ce froc renferme quelquefois un tel oiseau, que si le +peuple pouvait le voir, il ne viendrait pas lui pour recevoir les +pardons sur lesquels il se fie[353]; on en est devenu si fou sur la +terre, que sans tmoin et sans preuve, on court tous ceux qui sont +promis. C'est de cela que s'engraisse le porc de S. Antoine, et tant +d'autres qui sont pis que des porcs, et qui nous vendent de la fausse +monnaie pour de la bonne. On voit que l'esprit satyrique du Dante ne +l'abandonne jamais, et que le bon got l'abandonne souvent. Ces traits +contre les prdicateurs bouffons et contre les moines taient vrais, +surtout contre ceux de son temps; mais lorsqu'on plane dans l'Empyre, +au milieu des neufs choeurs des anges, il est dgotant de se sentir +rappel de si vils objets, et d'tre forc d'abaisser ses regards des +Trnes et des Dominations jusque sur le cochon de S. Antoine. + +[Note 352: C. XXIX.] + +[Note 353: + + _Ma tale uccel nel bechetto s'annida + Che se'l volgo il vedesse, non torrebbe + La perdonanza di che si confida._] + +On les relve bientt: on se trouve au-dessus du neuvime ciel[354], +dans ce cercle, dit Batrix, qui est toute lumire, cette lumire +intellectuelle qui est tout amour, cet amour du vrai bien qui est toute +joie, cette joie qui est au-dessus de toutes les douceurs[355]. Une +lumire blouissante y coule en forme de rivire, entre deux bords +maills des plus admirables couleurs du printemps. Il en sort de vives +tincelles, qui vont s'abattre dans les fleurs et y paraissent +enchsses comme des rubis dans de l'or. Ensuite, comme enivres de +douces odeurs, elles se replongent dans le fleuve miraculeux, et lorsque +l'une y rentre, une autre en sort. Batrix lit dans les regards du Dante +le dsir qu'il a de savoir ce que sont toutes ces merveilles; mais elle +veut qu'auparavant il boive de l'eau de cette rivire. Il se courbe +l'instant vers cette onde, comme un enfant se prcipite vers le lait +maternel, quand il s'est rveill beaucoup plus tard qu' l'ordinaire. +Aussitt que ses paupires s'y sont dsaltres, ces fleurs et ces +tincelles se changent ses yeux en un plus grand spectacle: il voit +les deux cours du ciel, c'est--dire, selon les interprtes, les anges +au lieu des tincelles, et les mes humaines la place des fleurs. Dans +un cercle de lumire mane d'un rayon mme de l'ternel, cercle si +vaste que sa circonfrence formerait autour du soleil une trop large +ceinture, sont disposs concentriquement, comme les feuilles d'une rose, +des milliers de siges glorieux o sont assises ces deux divisions de la +cour cleste. La lumire ternelle est au centre, autour duquel les mes +heureuses, qui sont revenues de leur exil sur la terre, occupent le +dernier rang. Elles se mirent incessamment dans la divine lumire; ainsi +qu'une colline riante se mire dans l'eau qui coule ses pieds, comme +pour se voir pare d'une abondance d'herbes et de fleurs[356]. Si le +plus bas degr brille d'un si grand clat, et s'il s'tend dans un si +prodigieux espace, quelle doit donc tre l'tendue de cette rose, au +rang le plus lev de feuilles? Batrix fait admirer au pote le nombre +de ces mes revtues de gloire, et le prodigieux contour de la cit +cleste. Presque tous ces siges sont tellement remplis, qu'il y reste +dsormais peu de places. On en voit un, surmont d'une couronne, destin + l'empereur Henri VII; le mme pour qui Dante crivit son trait de la +_Monarchie_; l'ide de cet empereur lui rappelle le pape Clment V, son +ennemi, et la place qu'il lui a dj promise en Enfer avec les +simoniaques, dans ce trou enflamm o Boniface VIII doit enfoncer +Innocent III, et Clment V enfoncer Boniface[357]. + +[Note 354: C. XXX.] + +[Note 355: Je passe une trs-belle et trs-savante comparaison par +laquelle ce chant commence; je passe encore un nouvel loge que le pote +fait de Batrix, en protestant plus que jamais de son impuissance la +louer. Je cours au but, o le lecteur n'est pas plus impatient d'arriver +que je ne le suis moi-mme.] + +[Note 356: + + _E, come clivo in acqua di suo imo + Si specchia, quasi per veder si adorno, + Quanto nell' erbe e ne' fioretti opimo_, etc. + +Il faut que l'on me passe l'expression _elles se mirent_, un peu commune +en franais. Il n'y en avait point d'autre ici pour rendre le verbe +_specchiarsi_, qui est trs-noble en italien.] + +[Note 357: Voy. ci-dessus, p. 91 et 92.] + +Au dessus de cette rose immense voltigeait l'innombrable milice des +anges[358], comme un essaim d'abeilles, qui tantt vont chercher des +fleurs, et tantt retournent au lieu o elles en parfument leurs +travaux; ces anges descendaient sans cesse sur la rose, et de-l +remontaient au sjour qu'habite ternellement l'objet de leur amour. +Leur visage brillait comme la flamme; leurs ailes taient d'or, et le +reste de leur corps d'une blancheur qui effaait celle de la neige. +Quand ils descendaient sur la fleur, ils y portaient de sige en sige +cette paix et cette ardeur qu'ils allaient puiser eux-mmes en agitant +leurs ailes. Le pote, aprs avoir peint avec complaisance tous les +dtails de ce ravissant spectacle, exprime l'enchantement qu'il prouve +par ce rapprochement singulier, o il trouve encore placer un trait +contre son ingrate patrie. Si les barbares venus des rgions qui sont +sous la constellation de l'Ourse, s'tonnrent l'aspect de Rome et de +ses monuments, lorsque le Capitole dominait sur le reste du monde, moi +qui avais pass de l'humain au divin, du temps l'ternit, et de +Florence chez un peuple juste et sens[359], quelle fut la stupeur dont +je dus tre rempli? Il se compare un plerin qui se dlasse en +regardant le temple o il est venu accomplir son voeu, et dont il espre +dj redire toutes les merveilles. Il promenait ses regards sur tous ces +degrs lumineux, en haut, en bas, tout alentour. Il contemplait ces +visages qui inspirent la charit, orns de la lumire qu'ils empruntent +et de leur propre joie, et sur lesquels respire tout ce qu'il y a de +sentimens honntes[360]. Dans le ravissement dont il est plein, il +prouve le besoin d'interroger Batrix; il veut se tourner vers elle, et +ne la trouve plus; mais sa place un vieillard vnrable et tout +rayonnant de gloire, qu'elle a charg de le guider pendant le reste de +son voyage. Elle est alle se replacer sur le sige de lumire qui lui +tait destin au troisime rang des mes heureuses. Dante l'y voit de +loin, brillante d'un nouvel clat et couverte des rayons de la divinit, +qu'elle rflchit tout autour d'elle. De la plus haute rgion o se +forme le tonnerre, quand un oeil mortel plonge sur les mers, il ne +parcourt point une distance gale celle qui spare de Batrix les yeux +de celui qui la regarde; mais il ne perd rien de sa beaut, parce +qu'aucun milieu n'intercepte ou n'altre son image. Il lui adresse +enfin, et les plus vives actions de grce pour le soin qu'elle a pris de +le ramener, par des voies si extraordinaires, de l'esclavage la +libert, et la prire la plus ardente pour qu'elle conserve en lui, +jusqu' son dernier moment, les magnifiques dons qu'elle lui a faits. +Batrix, dans l'immense loignement o elle est place, le regarde, lui +sourit, et se retourne vers la source de l'ternelle lumire. + +[Note 358: C. XXXI.] + +[Note 359: _E di Fiorenza in popol giusto e sano._] + +[Note 360: Rien de plus naf et de plus doux que cette fin d'un +description magnifique: + + _E vedea visi a carit suadi, + D'altrui lume fregiati e del suo viso, + E d'atti ornati di tutte onestadi._] + +Le nouveau guide qu'elle lui a donn est saint Bernard. C'est avec lui +qu'il contemple le triomphe de Marie, assise au sommet du premier cercle +de la rose, et qui de-l domine sur toute la cour cleste. C'est de lui +qu'il apprend les causes des diffrents degrs qu'occupent, au-dessous +d'elle, les saints de l'ancien Testament et ceux du nouveau; qu'il +obtient, en un mot, toutes les explications qu'il avait jusqu'alors +reues de Batrix[361]. C'est lui enfin qui adresse, en faveur du Dante, +une longue et fervente prire Marie[362], et qui obtient d'elle qu'il +soit permis celui que Batrix protge, de contempler la source de +l'ternelle flicit. Dante y fixe en effet les yeux; mais ni sa mmoire +ne peut lui rappeler, ni son langage ne peut exprimer tant de +merveilles. Il essaie cependant de rendre comment il a vu runi par +l'amour en un seul faisceau, dans les profondeurs de l'essence divine, +tout ce qui est dispers dans l'univers; la substance, l'accident et les +proprits de l'une et de l'autre; et comment il a cru voir trois +cercles de trois couleurs diffrentes et de la mme grandeur, dont l'un +semblait rflchi par l'autre, comme l'arc d'Iris par un arc semblable, +et le troisime paraissait un feu galement allum par tous les deux. +Tandis qu'il regarde attentivement ce prodige, en s'efforant de le +comprendre, il s'aperoit que le second des trois cercles porte en soi, +peinte de sa propre couleur, l'effigie humaine. Ses efforts pour +pntrer ce nouveau mystre, sont aussi vains que ceux du gomtre qui +cherche un principe pour expliquer l'exacte mesure du cercle[363]. Il y +renonait enfin, lorsqu'un clair frappe son me, l'illumine et remplit +tout son dsir. Mais il manque de pouvoir pour se retracer cette grande +image. Il reconnat enfin son impuissance, et soumet sa volont cet +amour qui fait mouvoir le soleil et les autres toiles. + +[Note 361: C. XXXII.] + +[Note 362: C. XXXIII.] + +[Note 363: C'est--dire, pour en trouver la quadrature, ou pour +trouver le rapport exact d'un carr avec la circonfrence du cercle, +problme dont les gomtres ont renonc depuis long-temps chercher la +solution.] + +C'est ainsi que se termine ce grand drame, qui, aprs avoir, pendant +plusieurs actes, mis sous les yeux du spectateur des vnements varis +et de grands coups de thtre, parat manquer un peu par le dnoment. +Mais ce dnoment, dans sa simplicit, n'est-il pas, quand on l'examine +de plus prs, le meilleur, et peut-tre le seul que comportait le sujet +du pome? C'est sur quoi je me permettrai quelques rflexions rapides. + +_Dernires Observations._ + +Le dsir de connatre, ou plutt celui de communiquer ses connaissances + son sicle, d'clairer les hommes sur le sort qui les attendait dans +cette vie future dont tout le monde s'occupait alors, sans que la vie +prsente en ft meilleure, et de revtir des couleurs de la posie, les +profondeurs thologiques o il s'tait enfonc toute sa vie; ce dsir, +joint celui de satisfaire ses passions politiques et de se venger de +ses oppresseurs, fut ce qui inspira au pote l'ide de cet ouvrage, +auquel on donnera maintenant le titre qu'on voudra, mais qu'on ne peut +se dispenser, aprs l'avoir examin dans toutes ses parties, de ranger +parmi les plus tonnantes productions de l'esprit humain. Il s'y +reprsente lui-mme, avec toutes les faiblesses de l'humanit, sujet +la crainte, la piti; flottant dans le doute, mais toujours avide de +savoir, et s'levant du gouffre des Enfers jusqu'au-dessus de l'Empyre, +avec la soif ardente de s'instruire, et l'esprance d'apprendre enfin +par tant de moyens surnaturels, ce qu'il n'est pas donn aux autres +hommes de connatre. + +L'objet le plus loign de la porte de leur faible intelligence, et +celui que, dans tous les temps, ils se sont le plus obstins dfinir, +est ce rgulateur universel, cet auteur de la premire impulsion donne +au mouvement gnral de la nature, cet tre, en un mot, par qui on +explique ce qui est incomprhensible sans lui, mais plus +incomprhensible lui-mme que tout ce qui sert expliquer. Toutes les +religions le reconnaissent; chacune le reprsente sa manire. Le +christianisme a des mystres qui lui sont propres; il en a aussi qui lui +sont communs avec des religions plus anciennes: le mystre fondamental +qui sert de base tous les autres, celui qui a pour objet l'essence +divine, est de ce nombre. La foi se soumet et s'humilie devant ses +obscurits, mais elle ne les dissipe pas. En voyant Dante s'lever +toujours de lumire en lumire, escort de diffrents guides +successivement chargs d'claircir ses doutes, et de ne laisser aucun +voile impntrable ses yeux, on ne doit pas s'attendre que celui qui +couvre le premier anneau de la chane mystrieuse soit entirement lev; +mais l'aspect des grandes machines qu'il employe pour expliquer des +mystres du second ordre, on sent natre et s'accrotre de plus en plus +l'esprance de le voir crer, pour le premier de tous, une machine plus +grande et plus imposante encore, qui laissera dans l'esprit, au dfaut +des claircissements qu'il n'est pas en son pouvoir de donner, une image +au-dessus de toutes les proportions connues, dont l'apparition +terrassera pour ainsi dire la fois, et l'incrdulit rebelle, et +l'insatiable curiosit. + +Mais quelque grande, quelque prodigieuse qu'et t cette image, +n'et-elle pas encore t plus dmesurment au-dessous de ce qu'elle et +voulu rendre, qu'au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir? +Supposons que le pote et voulu tirer un autre parti de l'emblme +ingnieux des trois cercles, dont l'un est empreint de l'effigie +humaine; que dou du talent de faire parler, quand il le veut, tous les +objets de la nature et tous ceux que cre son gnie, il et essay de +donner une voix surnaturelle cet emblme de la Divinit une et +triple, l'abme de lumire o il est plac comme dans un sanctuaire, +aurait trembl: tous les saints et tous les anges dont est peupl +l'Empyre auraient tressailli de respect et seraient rests en silence; +la la triple voix, fondue en une seule harmonie, se serait fait +entendre; elle aurait nonc ce que l'ternel permet que l'on connaisse +de sa nature, et reproch l'homme, avec la vhmence que l'criture +donne souvent _Jhovah_, sa curiosit sur ce que cette nature a +d'obscurits impntrables. Voil sans doute un dnoment dans le got +moderne, et qui, rendu en vers dignes du Dante, aurait fait beaucoup de +fracas; mais tout ce fracas n'et-il pas t en pure perte? N'et-il pas +t froid et mesquin par cette affectation mme de grandeur, par cette +ambition dplace de donner un langage celui que notre oreille ne peut +entendre, et d'oser faire parler l'homme par la voix de Dieu? Dante a +donc fait sagement de finir avec cette brivet religieuse, et de nous +donner une dernire leon en trompant, pour ainsi dire, l'attente o il +nous avait mis lui-mme d'une chose impossible et hors de la porte du +gnie humain. Un rayon de la grce l'illumine et lui montre tout coup +le fond de l'inexplicable mystre. Cette faveur est pour lui seul: il ne +peut trouver dans son imagination ni dans sa mmoire aucune image pour +la rendre sensible; l'tre ternel ne lui permet pas, et il se soumet +sa volont. Ce dnoment est tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait +tre: le pote n'a plus rien nous dire, et l'objet de son pome, comme +celui de son voyage est rempli. + +Aprs l'avoir suivi dans ce voyage, d'aussi prs que nous l'avons fait, +nous sommes plus en tat qu'on ne l'est d'ordinaire d'en apprcier la +marche hardie et l'tonnante conception. Le pome du Dante a cela de +particulier, que seul de son espce, n'ayant point eu de modle, et ne +pouvant en servir, ses beauts sont toutes au profit de l'art, et ses +dfauts n'y sont d'aucun danger. Quel pote aujourd'hui, ayant peindre +un Enfer, y mettrait des objets ou dgotants, ou ridicules, ou d'une +exagration gigantesque, tels que ceux que nous y avons vus, et surtout +tels que ceux que je n'ai os y faire voir? Quel pote, voulant +reprsenter le sjour cleste, figurerait en croix ou en aigle, sur +toute la surface d'une plante, d'innombrables lgions d'mes heureuses, +ou les ferait couler en torrent? Quel autre prfrerait d'expliquer sans +cesse des dogmes, plutt que de peindre des jouissances et +d'inaltrables flicits? Il en est ainsi des autres vices de +composition que l'on aperoit aisment dans la _Divina Commedia_, et sur +lesquels il est par consquent inutile de s'appesantir. + +La distribution faite par le pote, dans les diffrentes parties de son +ouvrage, des matriaux potiques qui existaient de son temps, et la +manire dont il a su les y employer, peuvent donner lieu d'autres +observations. + +Le gnie du mal et le gnie du bien, personnifis dans les plus +anciennes mythologies de l'orient, et toujours aux prises l'un avec +l'autre, devinrent dans le christianisme, les anges de lumire et les +anges de tnbres, ou, populairement parlant, les anges et les diables. +On se servit surtout des derniers pour effrayer le peuple: on reprsenta +ces mauvais gnies sous les traits les plus hideux; lorsqu'on les fit +paratre dans des farces grossires, destines exalter l'esprit de la +multitude par la peur, on voulut aussi que ces spectacles ne fussent pas +assez tristes pour qu'elle ne pt s'y plaire; les diables furent chargs +de l'gayer par des bouffonneries; on ajouta des traits ridicules +leurs attributs effrayants; on leur donna des queues et des cornes; on +les arma de fourches; on en fit la fois des monstres horribles et de +mauvais plaisants. Il et t difficile que Dante cartt de son Enfer, +ces honteuses caricatures. Il tait rserv un autre grand pote de +concevoir et de peindre le gnie du mal sous de plus nobles traits; de +le reprsenter sous ceux d'un ange, dont le front porte encore la +cicatrice des foudres de l'ternel, et qui n'est en quelque sorte +dpouill que de l'excs de sa splendeur. Mais il ne faut pas oublier +que Milton, qui a beaucoup profit du Dante, crivit trois cent +cinquante ans aprs lui. + +Le christianisme n'attribue son Enfer, que deux genres de supplices; +le feu et la damnation ternelle, c'est--dire l'ternelle privation du +souverain bien. Dante emprunta de l'Enfer des anciens, l'ide d'une +varit de tourments assortie la diversit des crimes; et cette ide, +qui le sauva d'une uniformit fatigante, lui fournit des tableaux +nombreux, des contrastes et des gradations de terreur. Les vents, la +pluie, la grle, des insectes dvorants et rongeurs, des tombeaux +embrass, des sables brlants, des serpents monstrueux, des flammes, des +plaines glaces, et enfin un ocan de glace transparente, sous laquelle +les damns souffrent et se taisent ternellement, telles sont les +terribles ressources qu'il trouva dans cette ide fconde; nous avons vu +le parti qu'il en sut tirer, et les couleurs aussi fidles +qu'nergiques, qu'il rpandit sur ces tableaux lugubres et douloureux. + +Ce sont encore des tortures que prsente le _Purgatoire_; mais elles ne +sont plus aussi tristes, aussi pnibles pour le lecteur. Un mot, ou +plutt le sentiment qu'il exprime, fait seul ce changement; c'est +l'esprance. On eut ordre de la laisser aux portes de l'Enfer; aux +portes du Purgatoire on la retrouve toute entire. Elle y est; elle en +pntre toutes les parties. Elle anime les sites varis et champtres +que le pote nous fait parcourir; elle est dans les airs, dans les +rayons de la lumire, dans les souffrances mmes, ou du moins dans les +chants de ceux qui souffrent; elle est enfin comme personnifie dans +ces beaux anges, dans ces lgers et brillants messagers du ciel, +prposs la garde de chaque cercle, et dont la vue rappelle sans cesse +qu'on n'y est que pour en sortir. + +Le _Paradis_ ne pouvait offrir qu'un bonheur pur, sans gradation et sans +mlange. C'tait un cueil dangereux pour le pote, et il n'a pas su +l'viter. Les saints, placs dans diffrentes sphres, n'ont dcrire +que la mme flicit. Le seul moyen de varit, quelques digressions +prs, qui ne sont pas toutes galement heureuses, est dans l'explication +des difficults que la thologie se charge de rsoudre; et ce moyen, +trs-satisfaisant sans doute pour ceux qui sont par tat livrs ces +sortes d'tudes, l'est trs-peu pour les autres lecteurs. Aussi, dans le +pays mme de l'auteur, o ces tudes sont toujours, par de bonnes +raisons, les premires et les plus importantes de toutes, le Paradis est +ce qu'on lit le moins, quoique Dante n'y ait pas rpandu moins de posie +de style que dans les deux autres parties, et que peut-tre mme, parce +qu'il avait des choses plus difficiles exprimer, il ait mis dans son +expression potique une lvation plus continue, plus d'invention et de +nouveaut. Que n'a-t-il pris, pour le bonheur des lus, la mme licence +que pour les tourments des damns! Que n'a-t-il gradu l'un comme il a +fait les autres! Il avait pour modle les occupations diverses des +hros dans l'lyse antique, comme il avait eu les supplices varis du +Tartare; et sans doute on lui aurait aussi volontiers pardonn cette +seconde innovation que la premire. + +Dans les trois parties de son pome, il eut pour fonds inpuisable son +imagination vaste, fconde, leve, sensible, habituellement porte la +mlancolie, susceptible pourtant des impressions les plus agrables et +les plus douces, comme des plus douloureuses et des plus terribles. Mais +il donna pour aliment cette facult cratrice, dans l'Enfer, les +tristes et menaantes superstitions des lgendes; dans le Purgatoire, +les visions quelquefois brillantes de l'Apocalypse et des Prophtes; +dans le Paradis, les graves autorits des thologiens et des Pres. Il +en rsulte dans le premier, des impressions lugubres, mais souvent +profondes; dans le second, des motions agrables et consolantes; dans +le troisime, de l'admiration pour la science, pour le gnie +d'expression, pour la difficult vaincue; mais, ce qui est toujours +fcheux dans un pome, tout cela ml d'un peu d'ennui. + +J'ai beaucoup parl des beauts de ce pome, et fort peu de ses dfauts. +Ce n'est pas que je ne reconnaisse ceux que ses plus grands admirateurs +en Italie mme, ont avous[364]. Le plus grand, dans l'ensemble, est de +manquer d'action, et par consquent d'intrt. Que Dante achve ou non +son voyage, que sa vision aille jusqu' la fin ou soit interrompue, +c'est ce qui nous importe assez peu. O manque une action principale, il +n'y a de point d'appui que les pisodes, et un pome tout en pisodes +ne peut ni soutenir toujours l'attention, ni ne la pas fatiguer +quelquefois. Le dfaut le plus choquant dans les dtails est peut-tre +ce mlange continuel, cet _accozzamento_, comme disent les Italiens, de +l'antique avec le moderne, et de l'Histoire sainte, avec la Fable. +L'obscurit habituelle en est un autre qui n'est pas moins importun. +Cette obscurit est aussi souvent dans les choses que dans les mots; +elle est dans le tour singulier, quelquefois dur et contraint des +phrases, dans la hardiesse des figures, nous dirions en vieux langage, +dans leur _tranget_. Un bon commentaire fait disparatre en partie les +dsagrments de ce dfaut; mais lors mme qu'avec ce secours et celui +d'une longue tude, on est parvenu se rendre familires la langue de +l'auteur, ses illusions, ses hardiesses et la frquente bizarrerie de +ses tours, on l'entend, mais toujours avec quelque peine; et quand on a +vaincu les difficults, on n'est pas encore dispens de la fatigue. + +[Note 364: C'est ce qu'a fait rcemment Naples un critique +judicieux, M. _Giuseppe di Cesare_, membre de l'Acadmie italienne, de +l'Acadmie florentine et d'autres Acadmies toscanes, et associ +correspondant de la socit royale d'encouragement, tablie Naples. +Dans un examen de la _Divina Commedia_, divis en trois discours, qu'il +a publi en 1807, petit in-4., il apprcie avec got le mrite du plan, +de la conduite et du style de ce pome; mais il avoue aussi les dfauts, +et de la conduite et du style. Il convient que le mlange du sacr avec +le profane, que certains dtails bas et ignobles, que plusieurs +imitations serviles et hors de propos de Virgile, que l'affectation de +s'enfoncer dans un chaos thologique et symbolique vers la fin du +_Purgatoire_, et d'y rester envelopp dans presque tout le _Paradis_, +sont des vices de conduite qu'on ne peut excuser. Il en reconnat de +cinq espces dans le style: penses fausses, expressions triviales et +proverbes vulgaires, froids jeux de mots, images basses et quelquefois +indcentes, abus frquents de la langue latine; il ne dissimule rien, il +prouve l'existence de chacun de ces dfauts par des exemples. Mais il +n'en soutient pas moins, ni avec moins de raison, que malgr les vices +du premier genre, il y a dans la conduite et dans le plan de la _Divina +Commedia_, plus de jugement et de rgularit qu'on ne le croit +communment, et qu'on devra toujours regarder ce pome comme l'un des +plus ingnieux et des plus sublimes qu'ait produit l'esprit humain; que +malgr les dfauts du second genre, le style du Dante sera toujours un +vrai modle d'locution potique, et qu'on doit mme le prfrer encore + celui de tous les autres grands potes qui sont venus aprs lui. + +Je saisirai cette occasion de remercier M. _di Cesare_, au nom de la +littrature franaise et en mon propre nom. Les lettres franaises +doivent lui savoir gr de la modration et des gards avec lesquels il +relve les jugements inconsidrs que Voltaire a ports sur le Dante. +De tout ce qui prcde, dit-il, on peut conclure que Voltaire n'a rien +ajout sa rputation quand il a parl de la _Divina Commedia_ comme +d'un pome extravagant et monstrueux, parce qu'il en a parl peut-tre +sans l'entendre. Mais je n'oserai accuser ce franais illustre (_quel +sommo francese_) d'autre chose que d'un jugement prcipit; persuad +comme je le suis, que, sans une trs-longue tude, et une patience +infinie, on ne peut absolument sentir le prix et goter les beauts du +pre de la posie italienne, et que si cela n'est pas tout--fait +impossible un ultramontain, comme l'a montr M. de Mrian, et +dernirement Paris M. Ginguen, _nelle sue belle lezioni su Dante_, +cela est certainement d'une difficult incalculable, puisqu'on ne peut +pas dire que ce soit chose facile mme pour les Italiens. _Esame della +Divina Commedia_, etc., cap. IV, p. 19 et 20. Ces leons dont l'auteur +parle avec tant d'indulgence sont celles que j'avais faites quelques +annes auparavant l'Athne, que plusieurs Italiens instruits +voulaient bien venir entendre, et que je publie aujourd'hui.] + +Mais il ne faut pas oublier que Dante crait sa langue; il choisissait +entre les diffrents dialectes ns la fois en Italie, et dont aucun +n'tait encore dcidment la langue italienne; il tirait du latin, du +grec, du franais, du provenal, des mots nouveaux; il empruntait +surtout de la langue de Virgile, ces tours nobles, serrs et potiques +qui manquaient entirement un idiome born jusqu'alors rendre les +choses vulgaires de la vie, ou tout au plus, des penses et des +sentiments de galanterie et d'amour. Il faut se rappeler encore qu'en +donnant son pome le nom de _Commedia_ par des motifs que j'ai +prcdemment expliqus, il se rserva la privilge d'crire dans ce +style moyen et mme souvent familier qui est en effet celui de la +comdie, et que ce fut pour ainsi dire son insu, ou du moins sans +projet comme sans effort, qu'il s'leva si souvent jusqu'au sublime. + +Dans un sicle si recul, aprs une si longue barbarie et de si faibles +commencements, on est surpris de voir la posie et la langue prendre une +dmarche si ferme et un vol si lev. Dans ses vers on voit agir et se +mouvoir chaque personne, chaque objet qu'il a voulu peindre. L'nergie +de ses expressions frappe et ravit; leur pathtique touche; quelquefois +leur fracheur enchante; leur originalit donne chaque instant le +plaisir de la surprise. Ses comparaisons frquentes et ordinairement +trs-courtes, quelquefois pourtant de longue haleine et arrondies, comme +celles d'Homre, tantt nobles et releves, tantt communes et prises +mme des objets les plus bas, toujours pittoresques et potiquement +exprimes, prsentent un nombre infini d'images vives et naturelles, et +les peignent avec tant de vrit qu'on croit les avoir sous les yeux. +Enfin si l'on excepte la puret continue du style, que l'poque et les +circonstances o il crivait ne lui permettait pas d'avoir, il possda +au plus haut degr toutes les qualits du pote, et partout o il est +pur, ce qui est beaucoup plus frquent qu'on ne pense, il est rest le +premier et fort au-dessus de tous les autres. + +Cette supriorit qu'il conserve est une sorte de phnomne digne de +quelques rflexions[365]. Par un effort bien remarquable de la nature, +tous les arts renaissaient alors presque la fois dans la Toscane +libre. _Giotto_, ami du Dante, y faisait fleurir la peinture. Il avait +t prcd de _Giunta_, de Pise; de _Guido_, de Sienne; de _Cimabu_, +de Florence. Il les effaa tous; et l'on crut que personne ne pourrait +l'effacer. _Masaccio_ vint, et fit faire l'art un pas immense par la +perspective des corps solides, et par la perspective arienne que +_Giotto_ avait ignores; mais bientt il fut surpass lui-mme dans +toutes les parties de la peinture, par Andr _Mantegna_, et plus encore +par Michel-Ange et par les autres grands peintres qui s'levrent +presque en mme temps dans l'Italie entire. Si l'on regarde auprs des +tableaux d'un Raphal, d'un Lonard de Vinci, d'un Titien, d'un Corrge, +d'un Carrache et de tant d'autres, les tableaux de ce _Giotto_ qui eut +de son vivant tant de renomme, on n'y trouve plus aucune des qualits +qui constituent le grand peintre, et l'on est forc de reconnatre +l'enfance de l'art dans ce qui en parut alors la perfection. + +[Note 365: Voy. dans les _Elogj di Dante Alighieri, Angelo +Poliziano_, etc., publis par _Angelo Fabroni_, Parme, 1800, la lettre +de _Tamaso Puccini_, la fin de l'loge du Dante.] + +La sculpture faisait ses premiers essais sous le ciseau de Nicolas et de +Jean de Pise, et l'on regardait comme des prodiges les chaires et les +autres ornements dont ils dcoraient les glises de Pise, leur patrie, +de Sienne, de _Pistoia_; ils ne faisaient pourtant qu'ouvrir la route +un _Donatello_, un _Ghiberti_, un _Cellini_; et ceux-ci ne parurent +plus rien auprs du grand Michel-Ange. Dans l'architecture, _Arnolpho di +Lapo_ avait lev Florence le grand palais de la rpublique; son +style, qu'on appelait sublime, ne fut plus que du vieux style quand on +vit l'_Orcagna_ lever, ct de ce palais, sa loge des _Lanzi_. +L'_Orcagna_ devint petit auprs de _Brunelleschi_. Et que devint son +tour le style tourment de cet architecte clbre devant le caractre +imposant et _grandiose_ de ce Michel-Ange Buonarotti, qu'on retrouve au +premier rang dans tous les arts, et devant la puret exquise des +_Peruzzi_ et des _Palladio_? + +Dans la posie, au contraire, Dante s'lve tout--coup comme un gant +parmi des pygmes; non seulement il efface tout ce qui l'avait prcd, +mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succdent ne peut lui +ter. Ptrarque lui-mme, le tendre, l'lgant, le divin Ptrarque, ne +le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche +dans le grand ni dans le terrible. Sans doute le caractre principal du +Dante n'est pas cette mlodie pure qu'on admire avec tant de raison dans +Ptrarque; sans doute la duret, l'pret de son style choque souvent +les oreilles sensibles l'harmonie, et blesse cet organe superbe que +Ptrarque flatte toujours; mais, dans ses tableaux nergiques, o il +prend son style de matre, il ne conserve de cette pret que ce qui est +imitatif, et dans les peintures plus douces elle fait place tout ce +que la grce et la fracheur du coloris ont de plus suave et de plus +dlicieux. Le peintre terrible d'Ugolin est aussi le peintre touchant de +Franoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de +son pome n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de +reprsentations naves des objets les plus familiers, et surtout des +objets champtres, o la douceur, l'harmonie, le charme potique sont +au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne les lit pas dans la +langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et +prcieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un +trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment ou un +tableau de nature. Il est naf comme la nature elle-mme, et comme les +anciens, ses fidles imitateurs. + +Deux sicles entiers aprs lui, l'Arioste et ensuite le Tasse, dans des +sujets moins abstraits et plus attachants, dgags de cette obscurit +qui nat ou des allusions ignores, ou des mots que Dante crait et que +la nation ne conserva point, ou des tours anciens qui n'ont pu rester +dans la langue, composrent deux pomes trs-suprieurs celui du +Dante, par l'intrt qu'ils inspirent et le plaisir continu qu'ils +procurent: mais on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient au-dessus de +lui, puisque partout o il est beau, ses beauts sont rivales des leurs, +et le plus souvent mme les surpassent. On sent moins d'attrait le +relire, mais quand il s'agit de le juger, ou n'ose plus le mettre +au-dessous de personne. + +Pendant un ou deux sicles, sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie; +on cessa de le tant admirer, de l'tudier, mme de le lire. Aussi la +langue s'affaiblit, la posie perdit sa force et sa grandeur. On est +revenu au _gran Padre Alighier_, comme l'appelle celui des potes +modernes qui a le plus profit son cole[366]; et la langue italienne +a repris sa vigueur, sans rien perdre de sa grce et de son clat; et +les _Alfieri_, les _Parini_, pour ne parler que de ceux qui ne sont +plus, ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes long-temps +amollies et dtendues de la lyre toscane. _Alfieri_ surtout eut bien +raison de l'appeler son pre: un seul trait fera connatre jusqu'o +allait son admiration pour lui; et je terminerai ce que j'avais dire +sur Dante par ce jugement d'un grand pote, si digne de l'apprcier. + +[Note 366: Alfiri.] + +_Alfieri_ avait entrepris d'extraire de la _Divina Commedia_ tous les +vers remarquables par l'harmonie, par l'expression, ou par la pense. +Cet extrait, tout entier de sa main, a 200 pages in-4. de sa petite +criture, et n'est pas fini. Il en est rest au 19e. chant du Paradis; +j'ai lu ce cahier prcieux, et j'ai remarqu au haut de la premire page +ces propres mots, crits en 1790: _Se avessi il coraggio di rifare +questa fatica, tutto ricopierei, senza lasciarne un' iota, convinto per +esperienza che pi s'impara negli errori di questo, che nelle bellezze +degli altri._ Si j'avais le courage de recommencer ce travail, je +recopierais tout, sans en laisser une syllabe, convaincu par exprience +qu'on apprend plus dans les fautes de celui-ci que dans les beauts des +autres. + +Mais il est temps de quitter le Dante. Nous nous sommes arrts plus +long-temps avec lui que nous ne le ferons avec aucun autre pote +italien. On le lit peu; on lira peut-tre plus volontiers cette analyse: +peut-tre fera-t-elle trouver de l'attrait et de la facilit tudier +l'original mme; et alors on aura beaucoup gagn. Sparons-nous donc de +lui, mais ne l'oublions pas; et avant de nous occuper d'un autre grand +pote qui tient aprs lui, ou si l'on veut, avec lui le premier rang, +revenons sur toute la partie de ce sicle o nous n'avons jusqu'ici vu +que le Dante, et o d'autres objets mritent de fixer notre attention. + + + + +CHAPITRE XI. + +_Coup-d'oeil gnral sur la situation politique et littraire de l'Italie +au commencement du quatorzime sicle. Renaissance des arts, en mme +temps que des lettres, universits, tudes thologiques; philosophie, +astrologie, mdecine, alchimie; droit civil et droit canon; histoire; +posie; potes italiens avant Ptrarque._ + + +Cette ardeur pour l'indpendance et pour la libert, qui avait arm les +villes d'Italie, et en avait fait presque autant de rpubliques, avait +eu pour la plupart un effet tout contraire leurs dsirs. Presque +toutes rivales entre elles, il avait fallu que chacune remit l'un de +ses citoyens les plus puissants le soin de son gouvernement et de sa +dfense. Une fois matres du pouvoir, ils ne voulaient plus s'en +dessaisir; pour les y forcer, il fallait choisir quelqu'autre chef +capable de les combattre et de les vaincre; et il en rsultait souvent +qu'au lieu d'un matre, la mme ville en avait deux, ne sachant auquel +obir, et divise en deux factions contraires. Dans la Lombardie et dans +la Romagne, tel tait, au quatorzime sicle, l'tat de la plupart des +villes. Celles de Toscane, et surtout Florence, taient plus que jamais +dchires par les trop fameuses querelles des Blancs et des Noirs. Il +n'y avait, en un mot, presque aucun point dans toute l'Italie qui ne ft +boulevers par les factions et par la guerre. + +Et cependant, au milieu de ces chocs violents qui avaient eu presque +partout de si tristes rsultats politiques, on avait vu natre pour les +arts d'imagination et pour d'autres arts plus utiles auxquels il manque +un nom, mais qu'on peut appeler les arts d'utilit publique, une poque +glorieuse, et qui n'est pas assez remarque. Pour rehausser dans la +suite l'clat de quelques noms et l'influence de quelques princes sur +les arts, on leur en a trop attribu la renaissance. C'est jusqu'au +treizime sicle qu'il faut remonter pour les voir renatre en Italie. +C'est alors que ces petites rpubliques[367], rivalisant entre elles de +richesses et de dpenses comme de pouvoir, levrent l'envi de vastes +et magnifiques difices publics. Partout l'htel ou le palais de la +commune, habitation de son premier magistrat, joignit la solidit tous +les embellissemens qu'on pouvait lui donner alors. Les villes +s'entourrent de nouveaux murs, dcorrent leurs portes, en +construisirent de marbre, levrent des tours et des fortifications +redoutables. Milan, Vicence, Padoue, Modne, Reggio, tant de fois +dtruites par la guerre, renaissaient de leurs dcombres. De longs +canaux taient creuss pour les communications du commerce; on y +construisait des ponts, on en jetait de plus hardis sur les rivires et +sur les fleuves. Gnes semblait crer des prodiges: les parties internes +de son port, son mle, ses immenses aqueducs, toutes ces fabriques +importantes datent de cette mme poque. Le grand recueil de +_Muratori_[368] contient, dans des chroniques obscures, des dtails sans +nombre de ces travaux somptueux, que l'exact et patient _Tiraboschi_ a +runis comme en un seul faisceau dans son histoire, pour la gloire de ce +sicle et pour celle de l'Italie[369]. + +[Note 367: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. IV, l. III, +ch. 6.] + +[Note 368: _Script. rer. Ital._, t. VIII.] + +[Note 369: _Ub. supr._] + +Consultons les historiens des beaux-arts[370], ils nous diront leurs +premiers pas chez ce peuple ingnieux, et leurs rapides progrs. Ils +nous feront connatre Nicolas de Pise, Jean, son fils, que nous avons +dj nomms, et d'autres sculpteurs habiles dont plusieurs ouvrages +existent encore Pise, Florence, Bologne, Milan et ailleurs. Dans +la peinture, Florence vante encore son _Cimabu_, son _Giotto_. Bologne +prtend avoir eu des peintres plus anciens qu'eux[371]. Venise rclame +la priorit sur Florence et sur Bologne[372]. Pise eut son _Guido_, son +_Diotisalvi_, son _Giunta_; Lucques son _Buonagiunta_; mais aucun d'eux +n'a pu prvaloir sur _Cimabu_, et sur _Giotto_ son disciple. Ceux-ci +sont rests dans la mmoire des hommes, les premiers restaurateurs de la +peinture en Italie: leurs prdcesseurs et leurs contemporains sont +oublis, peut-tre par la mme raison qui priva de l'immortalit tant de +hros antrieurs aux Atrides: + + Un pote divin ne les a point chants[373]. + +[Note 370: Vasari, _Vite de' Pittori_, etc. Baldinucci, _Natizie de +professori del Disegno_, etc.] + +[Note 371: Voy. _Carlo Cesare Malvasia, Felsina Pittrice_.] + +[Note 372: Voy. _Carlo Ridolfi, le Maraviglie dell' arte_.] + +[Note 373: + + _Carent quia vate sacro_ (HOR.)] + +Au lieu que _Giotto_ et _Cimabu_ ont t clbrs par le Dante, par +Boccace et par d'autres potes toscans. + +L'architecture prenait Florence un caractre qu'elle tenait des moeurs +du temps, et qui les atteste encore aujourd'hui. La petite ville +d'Assise voyait le gnral[374] d'un ordre mendiant lever un temple +magnifique S. Franois, son humble et pauvre fondateur. La peinture en +mosaque qui ternise les trop fragiles productions de l'autre +peinture, tait drobe aux Grecs, et rpandait en Italie des monuments +durables dans les palais, dans les temples. On dirait que les papes et +les rois de Naples et de Sicile ne voulaient pas tre vaincus en +magnificence par des rpubliques: plusieurs des monuments rigs alors +dans leurs capitales et dans les autres villes de leurs tats, semblent +des fruits de cette noble mulation. La posie et les lettres suivaient, +ou mme devanaient l'essor des arts: nous avons vu quels avaient t +leurs progrs, surtout dans les dernires annes de ce sicle, et que +lorsqu'il finit, le plus grand pote du quatorzime et mme des sicles +suivants, le Dante tait dj parvenu la moiti de sa carrire. Mais +ds le commencement de ce nouveau sicle, l'Italie, aprs tant de +dsastres, reut encore un nouveau coup. + +[Note 374: Il se nommait frre Elie. Tiraboschi (_ubi supr_) avoue +que ce gnral des capucins oubliait trop tt l'humilit et la pauvret +du saint fondateur de l'ordre. En effet, S. Franois tait mort il n'y +avait qu'un demi-sicle (en 1226.) Mais il y aurait d'autres rflexions + faire sur cet difice somptueux bti par des moines besace, dans le +mme sicle o on les avait appels la pauvret vanglique.] + +Philippe-le-Bel, dj trop veng de Boniface VIII, poursuivait encore sa +vengeance. Il voulait que la mmoire de ce pape ft condamne; il avait +d'autres passions satisfaire; il voulait surtout abolir l'ordre des +Templiers, dont le procs inique et l'horrible supplice souillent ce +rgne et ce sicle. Il lui fallait, dans un nouveau pape, un instrument +qu'il n'avait pas trouv assez docile dans le sage et prudent Benot XI. +Ce pontife lui donnait mme quelques sujets de crainte, lorsqu'il mourut +empoisonn, dit Jean Villani, par des cardinaux ses ennemis[375]. Soit +que ce crime ft l'effet de leur propre haine, ou qu'ils ne fussent que +les instruments de celle du roi[376], Philippe eut tout souhait, +lorsqu'aprs plus de dix mois de conclave, o son parti et le parti +contraire luttrent force gale, il russit faire lire pape +Bertrand de Gotte, archevque de Bordeaux, qui prit le nom de Clment V, +et qu'on appela le pape gascon. Ce pape, qui avait fait auparavant ses +conditions avec Philippe[377], resta en France, et aprs avoir tran +pendant quelques annes l'glise errante sa suite dans la Gascogne et +dans le Poitou, _dvorant_, dit un ancien historien[378], _ tort et +travers tout ce qui se trouva sur sa route, ville, cit, abbaye, +prieur_, il alla fixer son sjour Avignon[379], accompagn de ses +cardinaux et, selon de graves auteurs, de la comtesse de Prigord, sa +matresse[380]. L'exemple fatal pour l'Italie, qu'il avait donn de +rsider hors de son sein, fut suivi par Jean XXII; il le fut encore par +cinq autres papes; et cette absence, que tous les auteurs italiens +blment autant qu'ils la dplorent, et qui a conserv long-temps parmi +eux le nom de _captivit de Babilone_, dura prs de soixante-six ans. + +[Note 375: Ce fut, selon cet historien (liv. VIII, ch. 80), dans des +figues, qu'un jeune homme, vtu en fille, vint lui offrir de la part des +religieuses d'un monastre de Prouse, ville o le fait se passa.] + +[Note 376: M. Simonde Sismondi, dans son _Hist. des Rpub. ital. du +moyen ge_, t. IV, p. 234, cite un historien contemporain qui accuse +positivement Philippe-le-Bel de cet empoisonnement. Cet historien est +_Ferreto_ de Vicence, dont l'histoire est insre dans la grande +collection de Muratori, _Script. rer. Ital._, t. IX. Il raconte que le +roi sduisit force d'or, par le moyen du cardinal Napolon des Ursins +et d'un cardinal franais, deux cuyers du pape, qui empoisonnrent des +figues-fleurs, et les lui prsentrent.] + +[Note 377: Villani, _ub. supr._ raconte avec le plus grand dtail et +la plus grande navet, l'entrevue de Bertrand de Gotte et du roi, dans +une fort prs de Bordeaux, les conditions faites entr'eux, et la +manire dont Bertrand fut lu pape. Voyez aussi Mosheim, _Hist. +Eccles._, XIVe sicle, part. 2, ch. 2.; _Abrg de l'Hist. Eccles._, +seconde partie, p. 97, etc.] + +[Note 378: Godefroy de Paris, manusc. de la Biblioth. impr., n. +6812.] + +[Note 379: _Mm. pour la Vie de Ptrarque_, t. I, p. 22. Ce fut au +mois de mars 1309.] + +[Note 380: Elle se nommait Brunissende de Foix, et tait femme +d'Archambaud, comte de Prigord: c'tait une des plus belles femmes de +son sicle. Jean Villani, lib. IX, ch. 58, en parlant de ce pape, dit +dans son style simple et naf: _Questi fu huomo molto cupido di moneta e +simoniaco.... E fu lussurioso, che palese si dicea che tenea per amica +la contessa di Palagorgo, bellissima donna, figliota del conte di Fos. E +lasri i suoi nipoti, e suo lignaggio con grandissimo et innumerabile +tesoro_, etc.] + +L'autorit du sige pontifical en souffrit. Les Gibelins, toujours +opposs aux papes, profitrent de leur absence pour les dcrditer et +pour s'agrandir. Rome respecta moins leurs dcrets, les traita mme +avec mpris; l'Europe entire craignit et rvra moins les papes +d'Avignon que les papes de Rome. Que pouvaient-ils dans cet loignement? +traiter d'hrsies les rvoltes, faire jouer avec plus d'activit, +tendre outre mesure le ressort de l'Inquisition: ils le firent; mais les +confiscations et les bchers ne leur rendirent ni l'autorit ni la +vnration des peuples; remplacer par mille inventions fiscales de la +chancellerie apostolique les revenus que les factions et les sditions +leur enlevaient en Italie? ils le firent encore: ils devinrent plus +riches, mais aussi plus odieux. + +C'est entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis de Bavire, +qu'clatrent des diffrents non moins scandaleux que ceux de Boniface +VIII et du roi Philippe-le-Bel. Le pape commena par dposer Louis comme +hrtique et contumace; Louis n'en marcha pas moins vers Rome, o il se +fit couronner solennellement trois mois aprs avec plus de solennit, il +y fit dposer publiquement _le prtre Jacques de Cahors, vque de Rome, +qui se nommait le pape Jean_, le livra au bras sculier pour tre brl +comme hrtique, et lui donna pour successeur un cordelier napolitain: +mais il ne put soutenir son anti-pape; et Jean XXII, avant de mourir, +eut la consolation de le voir remis entre ses mains, et de lui faire +faire une abjuration en bonne forme. + +On voudrait en vain dissimuler tous ces scandales. L'histoire les +dnonce: elle veut qu'ils soient indiqus, si l'on s'abstient de les +dcrire. Ceux qui nous en feraient un crime devaient au moins nous +apprendre comment on pourrait parler de la littrature italienne sans +parler de l'Italie, ou de l'Italie sans parler des papes, ou des papes +autrement que l'Histoire. + +Parmi les princes qui profitaient de ces divisions pour s'agrandir, on +remarque surtout Robert, roi de Naples et comte de Provence. Charles II, +fils de Charles d'Anjou, fondateur de cette dynastie[381], n'avait pas +eu un rgne beaucoup plus paisible que celui de son pre: il avait +cependant commenc protger les sciences et les lettres. Robert, son +fils, les protgea bien davantage; mais principalement occup du soin de +s'agrandir, il en saisit avidement l'occasion. Il tendit pendant +quelque temps sa domination sur la Romagne d'un ct, de l'autre sur la +Toscane, et mme sur plusieurs petits tats du Pimont et de la +Lombardie. Son ambition, s'il l'avait pu, tait de devenir matre de +l'Italie entire; c'tait d'ailleurs un excellent roi, un prince +trs-clair. Boccace et d'autres auteurs le placent, pour la science, +ct de Salomon[382]. Quoique fils de roi, et n pour le trne, il avait +ds son enfance, aim passionnment l'tude[383]. Dans sa jeunesse, au +milieu des agitations politiques, des guerres souvent malheureuses, +quelquefois mme captif, quelquefois aussi entour des dlices d'une +cour et de toutes les sductions de son ge, il ne laissa jamais passer +un jour sans tudier. Devenu roi, dans la paix et dans la guerre, au +milieu des projets les plus ambitieux et les plus vastes, on le voyait +toujours entour de livres, il lisait mme la promenade, et tirait de +ses lectures des sujets instructifs et quelquefois sublimes de +conversation. Il tait orateur loquent, philosophe habile, savant +mdecin, et profondment vers dans les matires thologiques les plus +abstraites. Il avait nglig la posie, et s'en repentit dans sa +vieillesse, trop tard pour pouvoir la cultiver lui-mme. On lui attribue +cependant un Trait _des vertus morales_ en vers italiens; mais le +savant Tiraboschi a prouv que ce roi n'en tait pas l'auteur[384]. + +[Note 381: Voy. t. I, pag. 355 et 356.] + +[Note 382: Boccace, _Genealogia Deorum_, l. XIV, c. 9; _Benvenuto da +Imola_, Comment. in Dant., _Antiq. Ital._, v. I, p. 1035.] + +[Note 383: Ptrarque, _Rerum memorandarum_.] + +[Note 384: Tom. V, l. I, c. I. Il avertit que le docte abb Mehus +lui-mme s'y est tromp dans la _Vie d'Ambr. Camald_, p. 273. Robert ne +perd rien ce que ce pome, ou plutt ce recueil de sentences morales, +ne soit pas de lui. Il est en vers irrguliers, et partag d'abord en +quatre divisions, qui traitent 1. de l'amour; 2. des quatre vertus +cardinales, la prudence, la justice, la force et la temprance; 3. des +vices, c'est--dire, des sept pchs mortels. Chacune de ces divisions +est ensuite partage en petites subdivisions de trois vers au moins et +de dix au plus, ayant toutes un titre particulier, et traitant des +diffrentes espces ou des diverses nuances de chaque vertu et de chaque +vice. Les vers sont communment rims, tantt rimes croises, tantt +de deux en deux, mais presque tous mdiocres et sans couleur.] + +Robert ne se plaisait que dans la conversation des savants; il aimait +les entendre lire leurs ouvrages, et leur donnait des applaudissements +et des rcompenses. Il invitait venir sa cour tous ceux qui avaient +quelque renomme, et ceux mme qu'il n'appelait pas s'y rendaient, +certains d'y recevoir l'accueil qui leur tait d. Enfin il avait +rassembl grands frais une riche bibliothque dont il confia la garde + Paul de Prouse, l'un des plus savants hommes de son temps. + +Les _Scaligeri_ ou seigneurs de _la Scala_ taient, depuis la fin du +sicle prcdent, matres de Vrone. Deux frres, _Alboin_ et _Cane_, +que les Italiens appellent toujours _Can Grande_[385], y tenaient une +cour brillante. Elle tait le refuge de tous les hommes distingus que +les guerres civiles et les rvolutions chassaient de leur patrie. Nous +avons vu qu'elle le fut du Dante. Ils n'y trouvaient pas seulement un +asyle, mais toutes les attentions de l'hospitalit, les recherches du +got et les jouissances de la vie. Ils y taient magnifiquement logs et +meubls; ils avaient chacun leurs ordres des domestiques particuliers, +et taient, leur choix, ou abondamment servis chez eux, ou admis la +table des princes. La bonne chre y tait assaisonne par les plaisirs +de la musique, et, selon l'usage du temps, par des bouffons et des +jongleurs. Les chambres taient dcores de peintures et de devises +analogues la situation, l'tat ou aux diffrents gots des htes. +On y reprsentait la victoire pour les guerriers, l'esprance pour les +exils, les bosquets des muses pour les potes, Mercure pour les +artistes, le Paradis pour les prdicateurs, ainsi du reste[386]. + +[Note 385: Beaucoup de ces guerriers, qui devinrent de trs grands +seigneurs, prenaient des noms singuliers, et qu'ils tiraient souvent de +quelque circonstance de leur vie qui nous est inconnue aujourd'hui. Sans +doute le premier de ces seigneurs de _la Scala_ s'tait distingu +l'assaut de quelque forteresse, en y montant avec une chelle qu'il +avait porte lui-mme, d'o il fut appel en latin _Scaliger_. Mais on +ignore pourquoi l'un des plus grands personnages de cette famille prit +le nom de _Cane_, chien. Cet animal fidle et quelquefois courageux, +plaisait tant aux _Scaligeri_, que le fils ou le neveu de _Can Grande_ +s'appela _Mastino_, mtin, comme s'tait dj nomm l'oncle de _Cane_ +lui-mme, frre de son pre Albert; et que les deux fils de ce _Mastino_ +se nommrent, l'un _Can Grande_ second, qui fut loin de valoir le +premier, et l'autre _Can Signore_, qui valut encore moins, puisqu'il tua +son frre. Il fit aussi tuer son autre frre, Paul Alboin, dans la +prison o il l'avait renferm. Ce _Can Signore_ ne laissa que deux +btards, qui lui succdrent. Le plus jeune tua l'an, fut chass de +Vrone, et mourut de misre, en 1388. Ainsi finit dans une espce de +rage, cette race de _Mastini_ et de _Cani_, parmi lesquels il n'y eut +gure que le premier _Can Grande_ qui eut une vritable grandeur.] + +[Note 386: Tiraboschi, t. V, l. I, c. II.] + +Les _Visconti_ Milan, les _Carrara_ Padoue, les Gonzague Mantoue, +les princes d'Est Ferrare, n'taient pas moins favorables aux lettres; +l'exemple des chefs tant presque partout imit par les plus simples +citoyens, l'enthousiasme devint si gnral, qu'il n'y a peut-tre aucun +autre sicle o les savants aient reu plus d'encouragements et +d'honneurs. C'tait eux que l'on chargeait des ambassades les plus +importantes. Dans toutes les villes o ils passaient, on allait +au-devant d'eux; on leur prodiguait tous les tmoignages d'admiration et +de respect; et, leur mort, les seigneurs des villes o ils avaient +cess de vivre se faisaient honneur d'assister leurs funrailles. Les +universits et les coles dj fondes prenaient plus de consistance et +d'activit. Le tumulte des armes, qui ne les empchait point de fleurir, +n'empchait pas non plus qu'il ne s'en levt de nouvelles. Ce mme +esprit de rivalit qui armait l'un contre l'autre les princes et les +peuples, les portait chercher l'envi tous les moyens de donner +chacun leurs petits tats plus de rputation et plus de grandeur. +Quelquefois on voyait des professeurs occuper tranquillement leurs +chaires, tandis qu'on se battait sous les murs d'une ville, ou mme sur +les places et dans les rues. Quelquefois aussi les chaires taient +renverses, les professeurs chasss, les coliers mis en fuite; mais ils +revenaient bientt, soit sous le mme gouvernement, soit sous celui qui +en avait pris la place; et les tudes reprenaient leur cours. + +L'Universit de Bologne prouvait des vicissitudes continuelles. Tantt +excommunie par Clment V, elle vit le plus grand nombre de ses lves +migrer dans celle de Padoue, sa rivale[387]; tantt, par une suite de +querelles leves entre les professeurs et les magistrats, ou entre les +coliers et les citoyens, des classes nombreuses dsertrent et allrent +s'tablir dans les villes voisines[388]. Mais tous ces torts furent +rpars. Jean XXII leva l'interdit de Clment, confirma et augmenta les +privilges de l'Universit; les magistrats et les citoyens donnrent aux +professeurs et aux disciples les satisfactions qu'ils dsiraient; et +cette cole, dj clbre, n'en eut que plus d'clat et de clbrit. +Bientt Milan, Pise, Pavie, Plaisance, Sienne, et surtout Florence, +rivalisrent avec Padoue, Bologne, et cette Universit de Naples fonde +par Frdric II, qui avait pris sous Robert de nouveaux accroissements. +Boniface VIII avait fond celle de Rome; ses successeurs en confirmrent +et en tendirent mme les privilges; mais leurs bulles ne pouvaient +rparer le mal que leur absence faisait cette universit naissante; +elle ne put jamais que languir, tandis que leur rsidence Avignon +laissait la malheureuse Rome presque dserte, et, pour comble de maux, +toujours en proie des sditions et bouleverse par des troubles. + +[Note 387: En 1306.] + +[Note 388: En 1316 et 1321. Voy. Tiraboschi, t. V, l. I, c. 3.] + +Il faut toujours se rappeler que, dans ces universits et dans ces +coles, on n'enseignait encore, comme dans le sicle prcdent, que ce +qu'on appelait les sept arts. La littrature proprement dite y tait +presque entirement ignore. On commenait peine retrouver quelques +uns des anciens auteurs qui devaient tre la base des tudes +littraires. Les bibliothques des coles et des monastres, celles +mmes que plusieurs princes s'empressaient de former, ne contenaient, +pour la plupart, que quelques oeuvres des Pres[389], quelques livres de +thologie, de droit, de mdecine, d'astrologie et de philosophie +scolastique; encore taient-ils en petit nombre. C'est dans la suite du +sicle qui commenait alors, que l'on vit natre en Italie, et +l'exemple de l'Italie, dans toute l'Europe, une avidit louable pour la +dcouverte des anciens manuscrits. C'est alors qu'on chercha dans les +coins les plus abandonns et les plus poudreux des maisons particulires +et des couvents, les ouvrages de ces auteurs, dont il n'tait +jusqu'alors rest, pour ainsi dire, que le nom, et de ceux qui avaient +laiss beaucoup d'ouvrages dont on ne connaissait que la moindre partie. +Ce fut principalement Ptrarque, comme nous le verrons dans sa vie, +que l'on dut cette rvolution, et c'est un des plus solides fondements +de sa gloire. + +[Note 389: Tiraboschi, t. V, l. I, c. 4.] + +On peut juger, par un seul exemple, de tout ce qu'il avait faire et +combien les savants eux-mmes taient alors peu avancs. Un professeur +de l'Universit de Bologne, qui lui crivait au sujet des auteurs +anciens, et surtout des potes, voulait que l'on comptt parmi ces +derniers, Platon et Cicron, ignorait le nom de Noevius et mme celui de +Plaute, et croyait qu'Eunius et Stace taient contemporains[390]. A +l'imperfection des connaissances et la raret des livres, ajoutons +l'ignorance des copistes. En transcrivant les meilleurs livres, ils les +dfiguraient souvent de manire que les auteurs eux-mmes les auraient +peine reconnus. C'est sur ces notions qu'il faut rduire ce qu'on trouve +dans les histoires littraires sur les riches bibliothques donnes +telle Universit, fondes dans telles villes, formes par tel prince, +et ouvertes par ses ordres aux savants et au public. Si on les compare +avec nos grandes bibliothques, ce sont de chtifs cabinets de livres: +c'est une vritable disette oppose un effrayant excs. + +[Note 390: Voy. Ptrarque, _Lett. famil._, l. IV, p. 9. Tirab. +_loc. cit._] + +La science qui y trouvait le plus de secours et qui tait le plus +abondamment pourvue de livres, tait la thologie scolastique; aussi la +cultivait-on avec plus d'ardeur que jamais. Ce n'tait plus le sicle +des Thomas d'Aquin et des Bonaventure; mais leur exemple tait rcent, +et entretenait parmi leurs admirateurs et leurs disciples, l'esprance +de les galer et mme de les surpasser en gloire. De l, parmi les +thologiens, cet empressement, cette ferveur gnrale interprter les +mmes livres qu'avaient interprts leurs prdcesseurs, expliquer les +explications mmes; commenter les commentaires; paissir les +tnbres en y voulant porter la lumire, et rendre obscur en +l'expliquant, ce qui d'abord tait clair. Ce sont ici non seulement les +ides, mais les propres expressions du sage Tiraboschi[391]; il y joint +le voeu trs-raisonnable que dans l'oubli profond et dans la poudre des +bibliothques, o ces infatigables commentateurs sont ensevelis, +personne ne s'avise jamais de troubler leur repos. Il ne confond +pourtant pas avec eux une douzaine de docteurs dont il parat que la +renomme fut trs-clatante dans ce sicle. Nous y distinguerons +seulement un religieux augustin nomm Denis, du bourg St.-Spulcre, +parce qu'il fut l'ami et le directeur de Ptrarque; nous en dirons ce +peu de mots, et nous renverrons tout le reste au mme asyle, dont +Tiraboschi dsire l'inviolabilit pour la tourbe des thologiens de ce +sicle. Il ne doit point y avoir de rangs dans la poussire et dans +l'oubli. Tous les auteurs de livres qu'on ne peut lire, et o il n'y a +rien apprendre, doivent y dormir galement. + +[Note 391: Tom. V, l. II, c. I.] + +C'est peu prs dans la mme catgorie qu'il faut ranger les auteurs de +quelques Vies de saints et de quelques chroniques prtendues sacres, +moins qu'on ne veuille prendre parti dans la discussion leve entre +ceux qui prfrent les douze livres de la Vie des Saints crits par +l'vque Pierre _Natali_, la lgende dore de Jacques de _Voragine_, +et ceux qui sont de l'opinion contraire; ou, dans d'autres questions de +cette espce, dont les hommes d'ailleurs respectables[392] ne laissent +pas de s'tre occups srieusement. De grandes disputes, qui s'levrent +alors dans l'un des ordres mendiants, sur les habits courts et les +habits longs, sur les grands et les petits frocs[393], sur la pauvret +religieuse, et sur la vision batifique, produisirent de hautes +clameurs et d'innombrables volumes; elles reposent aujourd'hui dans le +mme silence. Il couvre aussi les querelles trs-animes qui eurent pour +objet la philosophie d'Aristote. Grce aux commentaires d'_Averros_, et +aux commentateurs de ses commentaires, cette philosophie tait devenue +en quelque sorte une seconde thologie, aussi obscure et aussi vaine que +la premire. L'astrologie judiciaire y joignait ses savantes visions; ce +n'tait pas seulement un abus, ou, si l'on veut, une erreur de +l'astronomie; c'tait une science part, qui avait des chaires +spciales et des professeurs particuliers dans l'Universit de Bologne +et dans celle de Padoue[394], les deux premires universits d'Italie, +qui donnaient le ton toutes les autres. Deux de ces professeurs firent +dans leur temps un tel bruit, qu'on ne peut se dispenser de leur +accorder une mention particulire; on ne peut la refuser surtout la +mort tragique de l'un d'eux. + +[Note 392: Apostolo Zeno, _Dissert. Vossian._, t. II, p. 32.] + +[Note 393: Ces querelles taient fondamentalement ridicules, comme +toutes celles de mme espce; mais il s'y mla quelque chose d'horrible. +Le pape Jean XXII ne pouvant accorder les deux partis, traita +d'hrtique celui qui soutenait les petits frocs, les petits habits, et +la pauvret vanglique, et le livra comme tel l'Inquisition. Quatre +de ces malheureux entts furent brls vifs Marseille, en 1318. (Voy. +entre autres auteurs, Baluze, _Vitoe Pontif. Avenion._, t. I, p. 116; t. +II, p. 341, et _Miscellan._, t. I.) Les capucins rigoristes n'en furent +que plus attachs leur petit froc et leur sac; ils crirent la +perscution de l'glise, traitrent le pape d'Ante-Christ, se firent +brler par centaines, et crurent tre des martyrs. Mosheim, _Hist. +Eccles._, sicle XIV, part. II, ch. 2, cite une pice authentique, +intitule _Martyrologium spiritualium et fraticellorum_, qui contient +les noms de 113 personnes brles pour cette mme cause. Je suis +persuad, ajoute-t-il, que, d'aprs ces monuments et d'autres publis et +non publis, on pourrait faire une liste de deux mille martyrs de cette +espce. Voyez son _Hist. Eccles._ traduite en franais par Eidous, +Mastricht, 1776, in-8., t. III, p. 350 et 351.] + +[Note 394: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 2.] + +Le premier est Pierre d'Abano[395], n au village de ce nom, prs de +Padoue, en 1250. On l'appelle aussi Pierre de Padoue. Il passa, dans sa +jeunesse, Constantinople exprs pour apprendre le grec, dans une cole +de philosophie et de mdecine alors trs-frquente. Il fit de si grands +progrs qu'il y obtint lui-mme une chaire de professeur. Rappel +Padoue par les lettres les plus pressantes, il y revint, et voyagea +ensuite en France. Il tait Paris vers la fin du treizime sicle, et +y composa un livre sur la science physionomique[396]. On croit mme +qu'il y tait encore en 1313, et qu'il y publia son _Conciliateur_, +ouvrage qui fit beaucoup de bruit, dans lequel il entreprit de concilier +les opinions discordantes des mdecins et des philosophes, sur +plusieurs questions de mdecine et de philosophie. + +[Note 395: Tiraboschi, _loc. cit._] + +[Note 396: Il est en manuscrit la Bibliothque impriale, sous ce +titre: _Liber compilationis physionomicoe, Petro di Padua in civitate +Parisiensi editus_, etc., et sous le n. 2598, in-fol.] + +Ce fut aussi Paris qu'il fut accus, pour la premire fois, de +sortilges et de magie. Ayant fait, dit-on, des cures admirables comme +mdecin, et d'autres choses surprenantes, l'inquisiteur dominicain que +Paris avait alors le bonheur de possder, le manda, l'examina, dcida +qu'il y avait dans son fait de la magie et de l'hrsie, commena d'en +parler publiquement sur ce ton, et se prparait le faire arrter pour +le livrer aux flammes. Mais Pierre, qui tait en grand crdit la Cour +et dans l'Universit, obtint que sa cause ft juge devant l'Universit +assemble, en prsence du roi[397]. Il triompha pleinement de ses +ennemis; et mme, selon quelques historiens, il prouva par quarante-cinq +arguments en bonne forme, que c'taient les dominicains eux-mmes qui +taient des hrtiques. Cette victoire lui sauva la vie; mais elle +n'empcha pas ceux qu'il avait convaincus d'hrsie, d'tre, comme +auparavant, inquisiteurs pour la foi. Cit dans la suite Rome par le +mme tribunal, il se justifia de mme, et fut dfinitivement dclar +innocent par le pape. + +[Note 397: Philippe-le-Bel.] + +Mais s'il n'tait pas magicien, il tait du moins plus entt que +personne des rveries astrologiques. Il voulut persuader aux habitants +de Padoue de rebtir leur ville sous une certaine conjonction de +plantes qui parut de son temps, et qu'il jugeait la plus heureuse du +monde; ils trouvrent l'exprience un peu trop chre, et laissrent +Padoue telle qu'elle tait. Il l'embellit pourtant d'un monument de sa +science favorite; il fit peindre sur les murs du palais un grand nombre +de figures reprsentant les plantes, les toiles et les diverses +actions qui dpendaient de leur influence. + +Lors mme qu'il oprait comme mdecin, il n'oubliait pas qu'il tait +astrologue, et il rapportait au cours des astres les priodes de la +fivre. A cela prs, ce fut un des plus savants mdecins de son sicle. +On croit qu'il fut le premier professer publiquement la mdecine dans +l'Universit de Padoue. Il y acquit une grande rputation et une grande +fortune; mais il attira aussi l'envie, qui renouvela plusieurs fois +contre lui les accusations d'hrsie et de sortilge. Comme magicien, il +avait, prtendait-on, sept esprits familiers renferms dans un vase de +cristal, et toujours prts excuter ses ordres; comme hrtique, une +des erreurs dont on l'accusait tait de ne pas croire au diable; et il +lui fallut se justifier de ces deux accusations la fois. Le dernier +procs de cette espce qu'il eut soutenir ne fut point achev. Il +mourut en 1315, avant le jugement, et ta ainsi aux charitables +inquisiteurs l'esprance de le purifier de ses erreurs dans les bchers +du Saint-Office. + +Ils s'obstinrent l'y vouloir jeter aprs sa mort. Quoique ses +derniers moments il et dclar aux mdecins et ses amis, qu'il +reconnaissait pour faux et trompeur l'art de l'astrologie auquel il +s'tait livr; quoique dans son testament, et mme dans une profession +de foi expresse il et dclar tre bon catholique, et croire tout ce +que l'glise enseigne, et qu'en consquence il et t enterr +solennellement dans l'glise de St.-Antoine, les inquisiteurs suivirent +imperturbablement la procdure commence contre lui, le jugrent +coupable d'hrsie, le condamnrent au feu, et ordonnrent aux +magistrats de Padoue, sous peine d'excommunication, de dterrer son +cadavre et de le faire brler publiquement. Mais cette sentence resta +sans effet, ou n'en eut du moins qu'en apparence. Une certaine Mariette, +qui vivait avec lui, que les uns disent sa concubine, les autres +seulement sa domestique, ayant appris le soir mme cette sentence, fit +secrtement exhumer le corps pendant la nuit, et le fit enterrer dans +l'glise de St.-Pierre. Les inquisiteurs, furieux d'avoir perdu leur +proie, se mirent procder contre ceux qui la leur avaient enleve, et +contre tous ceux qui auraient eu connaissance de ce dlit. Les +magistrats de Padoue ne purent les apaiser et mettre fin tous ces +scandales qu'en faisant brler sur la place publique l'effigie du mort, +ou une statue qui le reprsentait, aprs y avoir lu haute voix sa +sentence[398]. + +Le second astrologue fut moins heureux. Il se nommait _Francesco +Stabili_; mais comme de _Francesco_ vient le petit nom _Cecco_, et qu'il +tait d'Ascoli, dans la marche d'Ancne, c'est sous le nom de _Cecco +d'Ascoli_ qu'il est gnralement connu. Les auteurs qui ont crit sa +vie, ont commis des erreurs et des anachronismes que Tiraboschi a +patiemment rectifis[399]. Les faits essentiels sont, qu'tant encore +jeune, il professa l'astrologie dans l'universit de Bologne; qu'il y +publia dans la suite un livre sur cette prtendue science, et que ce +livre l'ayant fait accuser devant l'inquisition, il y fut condamn, par +une premire sentence, des peines correctives; mais que trois ans +aprs, les mmes accusations s'tant renouveles Florence, il y +succomba, et fut brl vif, en 1327, g de soixante-dix ans. + +[Note 398: Voy. Mazzuchelli, _Scrittori ital._, t. I, part. I.] + +[Note 399: _Storia della Letter. ital._, t. V, l. II, c. 2.] + +La cause apparente, ou le prtexte d'une mort si cruelle fut que, dans +un livre sur la sphre[400], il avait crit que, par le moyen de +certains dmons, qui habitaient la premire sphre cleste, on pouvait +faire des choses merveilleuses et des enchantements. C'tait une folie +et une sottise, mais assurment ce n'tait pas un crime punir par le +feu. Les causes relles et secrtes furent, ce qu'il parat, la haine +et la jalousie d'un mdecin fameux, nomm _Dino del Garbo_, et les +violentes inimitis que le malheureux _Cecco_ excita contre lui, en +parlant mal, dans un autre de ses ouvrages, de deux potes que les +Florentins admiraient depuis leur mort aprs les avoir perscuts de +leur vivant, Dante et _Guido Cavalcanti. Guido_ tait mort depuis vingt +ans; Dante l'tait depuis six ans lors de la sentence de _Cecco_. Ils +avaient t lis autrefois, et mme pendant les premiers temps de l'exil +du Dante, ils avaient entretenu une correspondance d'amiti. On ignore +ce qui les avait brouills; mais dans un pome fort bizarre, et ce qui +est bien pis, fort plat et fort mauvais, intitul, sans qu'on sache trop +pourquoi, l'_Acerba_, _Cecco_ parla mal du Dante et se moqua de son +pome[401]. Il tourna aussi en ridicule[402] la fameuse _canzone_ de +_Guido Cavalcanti_ sur l'amour[403]. Que ces traits satiriques lui aient +fait des ennemis dans une ville o la rputation de ces deux potes +tait alors dans un grand crdit, il n'y a rien l de bien tonnant, et +cela pourrait arriver dans notre sicle tout aussi bien qu'au +quatorzime. Mais nous n'avons pas aujourd'hui un tribunal o l'on +puisse accuser d'hrsie et de magie l'crivain qu'on veut perdre, ni +des bchers o l'on puisse le faire expirer petit feu, en couvrant sa +haine littraire des intrts du ciel: c'est la diffrence qu'il y a +entre les deux sicles, et peut-tre, selon quelques gens, cette +diffrence n'est-elle pas en faveur du ntre. + +[Note 400: Dans un commentaire sur la sphre de _Giovanni de +Sacrobosco_.] + +[Note 401: _Acerba_, l. Il, c. I; l. III, c. I, et l. IV, c. 13. +Nous reviendrons plus bas sur ces traits de mdisance peu redoutables +pour le Dante.] + +[Note 402: _Ibid._, l. III, c. I.] + +[Note 403: Quoi qu'il en soit de la part que les traits lancs +contre ces deux potes purent avoir la condamnation de _Cecco_, ce +qu'il y a de certain, c'est que le pome de l'_Acerba_, dans lequel ces +critiques se trouvent, fut une des causes de son arrt de mort. +L'inquisiteur, frre _Accurse_, de l'ordre des Frres Mineurs, qui le +fit brler avec ses livres, le dit expressment dans sa sentence, cite +par Tiraboschi, _ub. supr._, p. 164: _Librum quoque ejus in astrologi +latin scriptum, et quemdam alium vulgarem, Acerba nomine, reprobavit, +et igni mandari decrevit._ Et le _Quadrio_ (_Storia e ragione d'ogni +poesia_, t. VI, p. 39,) rapporte un autre passage de la mme sentence, +o le frre inquisisiteur, jouant sur le mot _acerbus_, qui signifie et +le dfaut de maturit, et quelque chose d'aigre et de dur, dit qu'il a +trouv ce titre d'_Acerba_ fort significatif, parce que le livre ne +contient aucune maturit ni douceur catholique, mais au contraire +beaucoup d'aigreurs hrtiques, _multas acerbitates hereticas_.] + +_Cecco_ n'tait pas mdecin, comme quelques auteurs l'ont prtendu; mais +plusieurs mdecins donnaient alors dans les mmes folies que lui, et, +suivant l'exemple de Pierre d'Abano, ils jugeaient de la fivre par les +astres, et traitaient les maladies par la mthode des influences et des +conjonctions. La mdecine, quoique cultive avec beaucoup d'mulation +ds le sicle prcdent, tait pour ainsi dire encore naissante. Elle se +tranait toujours sur les pas des Arabes, et n'avait aucun de ces +principes fixes que l'exprience a dicts, mais dont les applications +sont encore si incertaines. On l'enseignait dans les universits, on la +pratiquait avec un grand appareil d'rudition et d'orgueil doctoral; on +crivait d'normes volumes de commentaires sur Hippocrate et sur Galien, +tels qu'on les connaissait par les Arabes; mais rien ne devait rester de +tout cela, que les noms trs-inutiles de quelques docteurs; et l'art +tait toujours dans son enfance. + +L'alchimie tait encore pour les esprits une source d'garement dont on +tait alors fort avide. Changer de vils mtaux en or tait devenu +l'objet d'une passion presque gnrale. Thomas d'Aquin lui-mme[404] +avait cru cette transmutation, quoiqu'on ne le range pas ordinairement +parmi les sectateurs de la science hermtique; tandis qu'on place au +premier rang le clbre Raymond Lulle, que des crivains, dignes de foi, +disculpent de cette erreur[405]. Quelques alchimistes furent pendus pour +avoir falsifi les monnaies, et d'autres brls vifs pour +sortilge[406]. La socit avait le droit de punir les premiers: les +autres taient des fous condamns par des barbares. + +[Note 404: Tiraboschi, t. V, l. II, chap. II, 26.] + +[Note 405: Tiraboschi, t. V, liv. II, chap. II, 26.] + +[Note 406: _Grifolino_ d'Arezzo, et _Capoccio_ de Florence, dont +_Benvenuto da Imola_, parle fort au long dans son Comment. sur Dante. +Voy. Tirab., _loc. cit._] + +Le droit civil et le droit canon soutenaient l'essor qu'ils avaient pris +dans le sicle prcdent. Le premier surtout avait Bologne, Padoue, +et dans plusieurs autres universits, un grand nombre de professeurs +clbres, et, parmi eux, un des potes les plus fameux de ce temps, +_Cino da Pistoia_. Son nom de famille tait _Sinibaldi_, ou plutt +_Sinibuldi_, et son prnom _Guittoncino_[407], diminutif de _Guittone_, +dont on fit, par abrviation _Cino_. C'est sous ce dernier nom et sous +celui de _Pistoia_, sa patrie, qu'il est parvenu la postrit. Son +pre et sa famille, qui tait ancienne et distingue, prirent le plus +grand soin de sa premire ducation. Le got dominant de son sicle le +dcida pour l'tude des lois; mais la nature l'avait fait pote, et il +se livra ds sa jeunesse ces deux tudes la fois. Il prit ses +premiers degrs Bologne, dans la facult de droit. Il put ds-lors +tre revtu d'un emploi de judicature, et il en exerait un en 1307 dans +sa patrie[408], quand la faction des Noirs rentra de force _Pistoia_ +d'o elle avait t chasse de mme. _Cino_ tait Gibelin et du parti +des Blancs: il ne put tenir la position critique o cette rvolution +le plaait; il s'exila volontairement, et se retira d'abord vers la +Lombardie. Une de ses raisons pour prendre ce chemin, fut son amour pour +la belle _Selvaggia_, qu'il a tant clbre dans ses vers. Philippe +_Vergiolesi_, pre de _Selvaggia_, tait _Pistoia_ le chef des Blancs. +Forc par les mmes circonstances chercher un asyle, il s'tait retir +avec sa famille dans un chteau fort sur des montagnes voisines des +frontires de la Lombardie. _Cino_ l'alla trouver, et en fut +parfaitement accueilli; mais, pendant son sjour auprs du pre, il eut +la douleur d'y voir mourir la fille, sa jeune et chre _Selvaggia_. + +[Note 407: C'est son vritable prnom, et non pas _Ambrogino_, comme +le _Quadrio_ et d'autres l'ont crit: son aeul paternel s'tait appel +de mme.] + +[Note 408: Il y tait assesseur des causes civiles.] + +Aprs cette perte, il erra quelque temps dans les villes de Lombardie, +d'o l'on croit qu'il passa en France; l'universit de Paris y attirait +alors un grand nombre d'trangers: il parat que _Cino_, aprs y avoir +fait quelque sjour, retourna en Italie, lorsque l'entre de l'empereur +Henri VII rendit aux Gibelins des esprances que sa mort imprvue[409] +leur ta bientt. Toutes ces vicissitudes ne l'avaient point dtourn de +ses travaux. Il en donna une preuve Bologne, en 1314, en y publiant +son Commentaire sur les neuf premiers livres du code, ouvrage +volumineux, et rempli d'une rudition immense, qu'il composa cependant +en deux annes, et qui le plaa, ds qu'il parut, au premier rang des +jurisconsultes de son temps[410]. Ce fut avec un si beau titre qu'il se +prsenta pour demander le doctorat, et qu'il l'obtint, en 1314, plus de +dix ans aprs qu'il et t reu bachelier. Sa rputation le fit bientt +appeler dans plusieurs villes pour y enseigner le droit. Il professa +trois ans Trvise, et environ sept ans Prouse. Il eut pour disciple +dans cette dernire ville le clbre Bartole, qui suivit ses leons +pendant six ans, et qui avoua dans la suite qu'il devait aux crits et +aux leons de _Cino_ son savoir et mme son gnie. + +[Note 409: A Bonconvento, prs de Sienne, en 1313.] + +[Note 410: Ce commentaire a t imprim plusieurs fois; la premire +dition parut Pavie, en 1483. La meilleure et la plus belle est celle +qui fut donne par _Cisnerus_, avec des notes et des additions +marginales, Francfort-sur-le-Mein, en 1578.] + +De Prouse, _Cino_ alla professer Florence; il est bon de remarquer +que ce ne fut jamais qu'en droit civil: les canonistes et les lgistes +formaient comme deux sectes ennemies; et non seulement en sa qualit de +lgiste, mais comme ardent Gibelin, il avait un grand loignement pour +les dcrtales, les canons et pour tout ce qui composait la +jurisprudence papale. Il est faux qu'il ait t, dans les lois, matre +de Ptrarque, et plus encore, qu'il l'ait t en droit canon, de +Boccace: il ne le fut du premier des deux que dans l'art d'crire[411], +et seulement en lui offrant dans ses posies, comme nous le verrons +bientt, un modle que Plutarque se plut imiter. + +[Note 411: Voy. _Memorie della Vita di messer Cino da Pistoja, +raccolte ed illustrate dall' ab. Sebastiano Ciampi,_ etc. Pisa, 1808.] + +_Cino_ professait encore Florence[412], quand il fut nomm gonfalonier + _Pistoia_, o, depuis quelques annes, les affaires de son parti +avaient repris le dessus; mais soit par attachement pour sa chaire, soit +par tout autre motif, il refusa cet honneur. Il tait cependant, en +1336, de retour dans sa patrie; il y fut attaqu d'une maladie grave, et +mourut cette mme anne, ou au plus tard au commencement de 1337[413], +laissant aprs lui deux renommes qui se sont conserves long-temps sans +que l'une nuisit l'autre, et regard en mme temps comme l'un des +restaurateurs de la jurisprudence civile, et comme l'un des crateurs de +la posie toscane. Nous considrerons bientt en lui le pote: comme +jurisconsulte, s'il a t surpass depuis, il surpassa lui-mme tous les +glossateurs qui l'avaient prcd; et il parat que depuis le clbre +Irnrius, aucun lgiste n'avait apport autant de lumire que lui dans +des matires que la plupart semblaient au contraire s'tre tudis +obscurcir[414]. + +[Note 412: En 1334.] + +[Note 413: Tiraboschi, t. V, p. 242, avait pens que cette mort +n'tait arrive qu'en 1341; mais voyez les _Mmoires_ cits ci-dessus, +p. 104.] + +[Note 414: _Memorie_, etc., p. 53 et suiv.] + +Il fut enterr dans la cathdrale de _Pistoia_, au pied d'un autel +qu'avait fait construire un de ses oncles, vque de Foligno. Un artiste +habile fut aussitt charg de faire pour lui un cnotaphe magnifique en +marbre de Sienne, qui fut plac dans cette glise plusieurs annes +aprs, et qu'on y voit encore. _Cino_ y est reprsent tenant cole, ce +qui prouve combien ce noble tat de professeur tait alors honor. On +remarque, auprs des disciples attentifs l'couter, une figure de +femme, appuye contre une des colonnes torses qui soutiennent le +monument. L'artiste aura peut-tre voulu reprsenter l'aimable +_Selvaggia_, dont le souvenir poursuivait le jurisconsulte-pote au +milieu de ses graves fonctions[415]. Les ossements de _Cino_, retrouvs +en 1614, furent placs alors sous le cnotaphe avec une inscription qui +nonce simplement le fait[416]. Ptrarque lui avait lev un monument +plus prcieux, dans un fort beau sonnet[417], qui suffirait pour prouver +que s'il avait t son disciple en posie, l'lve s'tait plac bien +au-dessus du matre. + +[Note 415: Cette conjecture vraisemblable est due M. l'abb +_Ciampi_, qui a le premier distingu cette figure de femme, et cherch +en deviner l'intention. Voyez _Memorie_, etc., note 31, p. 153.] + +[Note 416: + + _Ossa damini Cini + Ad cenotaphium suum recollecta._ + An. D. 1624.] + +[Note 417: + + _Piangete, donne, e con voi pianga amore_, etc.] + +Le fonds dj si riche de la jurisprudence canonique s'accrut cette +poque, du recueil des Clmentines, c'est--dire, des Dcrtales de +Clment V, publies par Jean XXII. Ce dernier pape, dans le cours de son +long pontificat, eut le temps d'ajouter lui-mme toutes les +collections prcdentes un grand nombre de dcrtales. Mais comme elles +ne furent point revtues de l'approbation d'un autre pape, ou de celle +de l'glise, ni envoyes aux coles avec les femmes proscrites, elles +restrent simplement annexes au corps des ecclsiastiques, sous le +titre singulier d'_Extravagantes_, que personne ne s'est avis de leur +ter. + +On regarde comme le plus savant des canonistes de ce temps, et mme de +tous ceux qui avaient exist jusqu'alors, Jean d'Andr, ou _Giovanni +d'Andrea_, n Bologne, non pas d'un prtre, comme l'ont voulu quelques +auteurs, mais d'un certain Andr qui se fit prtre lorsque son fils +avait huit ans[418]. Ce fils s'leva par son mrite et par son savoir, +et devint le professeur le plus clbre, et l'un des citoyens les plus +considrs de cette ville, o il tait n de parents pauvres. Il y +mourut en 1348, de cette peste fatale qui dsola l'Italie entire. Il +laissa plusieurs enfants, et entre autres deux filles, dont l'ane, +nomme _Novella_, tait si savante en droit canon, que quand son pre +tait occup ou malade, il l'envoyait professer sa place; et si jolie, +que, pour ne pas tourner toutes ces jeunes ttes, au lieu de les +instruire, elle lisait et expliquait les lois, cache derrire un rideau +ou courtine. C'est ce que dit, dans son vieux langage, une femme +contemporaine, Christine de Pisan: _Et afin que la biaut d'icelle +n'empeschast la pense des oyants, elle avait une petite courtine +au-devant d'elle_[419]; prcaution peut-tre insuffisante si on la +voyait arriver et monter sa chaire, si le rideau ne se tirait que +quand elle commenait lire, et si elle avait une voix aussi douce que +sa figure tait jolie. + +[Note 418: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 5.] + +[Note 419: Dans un ouvrage manuscrit intitul la _Cit des Dames_, +cit par Wolf, _de Mulier. erudit_, pag. 406, Tiraboschi, _ub. supr._ ne +donne point d'autre indication. Nous avons la Bibliothque impriale, +un grand nombre de manuscrits de Christine de Pisan. Le plus beau est +cott 7396, in-fol.; le passage se trouve folio 97, _verso_. Le livre de +Wolf, o il est cit, a pour titre: _Mulierum Groecarum quoe oratione_ +_pros usoe sunt fragmenta et elegia_, etc. _Curante Joan. Christiano +Wolfio, Gottingoe_, 1739, in-4.: la citation est l'article _Novella, +jurisperita_, dans le _Catalogus Foeminarum olim illustrium_, qui occupe +la dernire moiti du volume. Voici le passage entier, tel qu'il est +dans le manuscrit: Quant sa belle et noble fille (de Jean Andr), que +il tant ama, qui ot nom Nouvelle, fist apprendre lettres et si avant es +drois que quant il estoit occupez d'aucune ensoine, parquoy ne povoit +vacquier lire les leons ses escoliers, il envoyoit Nouvelle, sa +fille, en son lieu lire aux escoles en chaiere, et afin que la beaut +d'elle n'empeschast la pense des oyans, elle avait une petite courtine +au devant d'elle, et par celle manire, supploit et allgeoit aucune +fois les occupacions de son pre, lequel l'ama tant, que pour mettre le +nom d'elle en mmoire, fist une noctable lecture d'un livre de droit, +que il nomma du nom de sa fille la _Nouvelle_.] + +L'histoire, l'un des genres de littrature dans lequel les Italiens se +sont le plus distingus, commenait ds-lors avoir des crivains qui +font autorit, tant pour la langue que pour les faits. _Dino Compagni_, +Florentin, qui fut deux fois l'un des prieurs de la rpublique, une fois +gonfalonier de justice, et qui eut une grande part aux vnements de sa +patrie, en crivit l'histoire dans sa Chronique qui ne s'tend que +depuis 1280 jusqu' 1312, quoiqu'il vct encore dix ou onze ans +aprs[420]. Jean Villani, beaucoup plus clbre que _Dino_, possda +comme lui les premiers emplois de la rpublique, et en crivit aussi +l'histoire; mais avec beaucoup plus d'tendue, de talent, et avec une +sorte de dignit, quoique dans un style naf et simple. Cette +histoire[421] embrasse depuis la fondation de Florence jusqu' l'an +1348, o l'auteur mourut de cette mme peste dont j'ai dj rappel les +ravages, et dont Boccace nous a laiss, au commencement de son +Dcameron, une description si loquente. + +[Note 420: Cette chronique, imprime pour la premire fois par +Muratori, _Script. rer. Ital._, vol. IX, l'a t depuis sparment +Florence, 1728, in-4.] + +[Note 421: Imprime d'abord Venise, en 1537, in-fol., sous le nom +de _Chronique_: elle l'a t plusieurs fois depuis. La meilleure dition +est celle des Juntes, Florence, 1587, in-4.] + +Villani raconte lui-mme[422] que dans un plerinage qu'il fit Rome, +en 1300, pour le jubil, la vue de ces grands et antiques monuments, et +la lecture qu'il fit ensuite des histoires et des belles actions des +Romains, crites par Salluste, Tite-Live, Valre-Maxime, Paul Orose et +autres historiens, auxquels il est remarquer qu'il joint aussi Lucain +et Virgile, il conut le projet d'crire leur exemple l'histoire de sa +patrie, et de se modeler sur eux pour la forme et pour le style. Son +ouvrage est divis en douze livres. Il y fait marcher de front avec +l'histoire de Florence, celle des autres tats d'Italie. S'il fait +autorit, ce n'est pas dans ce qu'il dit des anciens temps; il y adopte +sans examen toutes les erreurs et toutes les fables qui infectaient +alors l'histoire, et dont on doit supposer le got dans un crivain qui +rangeait Virgile et Lucain parmi les auteurs de celle de Rome. Mais +lorsqu'il traite des faits arrivs de son temps, ou dans les temps +voisins, et principalement de ceux qui regardent la Toscane, personne +n'est ni mieux instruit ni plus digne de foi, partout o l'esprit de +parti ne l'gare pas. Mais il tait trop fortement attach aux Guelfes +pour que les lois de la bonne critique permettent de le regarder comme +impartial quand il parle de son parti ou du parti contraire. Aprs sa +mort, Mathieu Villani, son frre, et Philippe, fils de Mathieu, +continurent son histoire que ce dernier conduisit jusqu' l'an +1364[423]. Elle est range, pour l'lgance, le naturel et la puret du +style, parmi les principaux livres classiques italiens. + +[Note 422: Lib. VIII, c. 36.] + +[Note 423: La continuation de Mathieu, qui contient neuf livres, fut +imprime par les Juntes, d'abord seule en 1562, ensuite avec le +complment de Philippe son fils, en 1567, in-4.] + +La rpublique de Venise, rivale beaucoup d'gards de celle de +Florence, qui, ayant fix depuis long-temps la forme de son +gouvernement, et garantie, tant par cette forme mme que par sa +position locale, de l'influence contradictoire de la cour de Rome et de +l'Empire, jouissait d'un tat beaucoup plus tranquille, eut aussi, vers +cette mme poque, le premier historien dont elle s'honore. Andr +Dandolo, lev en 1343 la dignit de Doge, quoiqu'il n'et que +trente-six ans, tait fort vers dans les lois, dans les belles-lettres +et surtout dans l'histoire; plein de vertu, de dignit, de gravit, +d'amour pour sa patrie, dou d'une loquence merveilleuse, d'une +prudence consomme et d'une grande affabilit, il avait toutes les +qualits ncessaires dans le chef d'une rpublique. Pendant sa suprme +magistrature, il soutint avec gloire le fardeau des affaires, et +conduisit avec autant d'habilet que de courage plusieurs ngociations +et plusieurs guerres. Celle qui s'alluma entre Venise et Gnes fut cause +de sa mort. Les Gnois, d'abord vaincus, reprirent de tels avantages, +que les Vnitiens se crurent deux doigts de leur perte. Dandolo en +conut tant de chagrin qu'il tomba malade et mourut. L'histoire qu'il a +laisse et qui jouit de beaucoup d'estime est crite en latin[424]. Elle +comprend celle de Venise depuis les premires annes de l're chrtienne +jusqu' l'an 1342, qui prcda son lection; ce qui prouve que, depuis +le moment o il fut charg de la conduite des vnemens qui sont la +matire de l'histoire, il n'eut plus le loisir de l'crire. + +[Note 424: Muratori est le premier qui l'ait publie, _Script. rer. +Ital._, vol. XI.] + +Padoue eut aussi un historien de rputation dans _Albertino Mussato_, +qui remplit avec honneur plusieurs fonctions civiles et militaires, dans +des temps de troubles continuels, tels que la fin du treizime sicle et +le commencement du quatorzime; cela suppose une vie fort agite, et +souvent prive du repos d'esprit qu'exige la culture des lettres. Il ne +laissa point de les cultiver parmi les vicissitudes trs-varies de sa +fortune; il fut non-seulement historien, mais pote; et la couronne +potique lui fut mme dcerne publiquement Padoue sa patrie. Il +mourut en 1330, g de soixante-dix ans. L'histoire latine qu'il a +laisse porte le titre d'_Augusta_, parce qu'elle contient en seize +livres la vie de l'empereur Henri VII. Dans huit autres livres, aussi en +prose, il raconte les vnemens qui suivirent la mort de cet empereur +jusqu'en 1317[425]. Trois livres en vers hroques ont ensuite pour +sujet le sige que _Can Grande de la Scala_ mit devant Padoue; et, dans +un dernier livre en prose, _Mussato_ dcrit les troubles domestiques +qui dchirrent cette malheureuse ville, et qui la firent passer sous +la domination du seigneur de Vrone. Cette srie historique, qui +contient en tout vingt-huit livres, est regarde comme l'ouvrage le +mieux crit en latin, depuis la dcadence des lettres jusqu'alors[426]. +Ses posies, aussi toutes latines, consistent en lgies, ptres et +glogues crites d'un style abondant et facile, mais encore priv +d'lgance, quoique moins dur et moins grossier que celui des potes des +ges prcdents. Il composa de plus deux tragdies latines, les +premires qui aient t crites en Italie; l'une intitule _Eccerinis_, +dont le fameux Ezzelino est le hros, et l'autre _Achilleis_, qui a pour +sujet la mort d'Achille. L'auteur y fait tous ses efforts pour imiter le +style de Snque; mais quoiqu'il y russisse souvent, il n'y a point +d'injustice dire qu'il ne fit que d'assez mauvaises copies d'un +mauvais modle[427]. + +[Note 425: Dans ces deux histoires, selon l'observation de +Tiraboschi (_Stor. della Letter. Ital._, t. V, pag. 347), quoique +l'auteur ne se borne pas parler des actions des Padouans ses +compatriotes, il s'y tend cependant beaucoup plus que sur les autres +faits.] + +[Note 426: Tiraboschi, _loc. cit._] + +[Note 427: Les oeuvres d'_Albertino Mussato_, d'abord imprimes +Venise, en 1636, l'ont t plus compltement en Hollande, dans le +_Thesaurus Histor. Ital._, vol. VI, partie II. Ses posies et ses deux +tragdies sont dans cette dernire dition. Muratori n'a imprim que les +ouvrages historiques et la tragdie _d'Eccerinis, Script. rer. Ital._, +vol. X.] + +Il serait trop long de faire mention de tous les auteurs qui, dans +toutes les parties de l'Italie, crivirent alors en latin des histoires, +soit particulires, soit gnrales. Quoique l'usage presque universel +ft encore d'crire dans cette langue, la langue vulgaire prenait +cependant chaque jour de nouveaux accroissements; et parvenus comme nous +le sommes la littrature italienne, nous devons passer lgrement sur +tout le reste, pour nous occuper plus loisir des auteurs qui en ont +fait l'clat et la gloire. + +Ce n'est pas tout--fait dans ce rang qu'on doit placer l'auteur de +certains cantiques spirituels, o l'on reconnat pourtant de la verve et +une sorte de gnie parmi beaucoup de durets, de grossirets et +d'incorrections de toute espce. C'tait un moine de l'ordre de +St.-Franois, ou plutt un frre convers, et qui ne voulut jamais tre +autre chose; nomm _Iacopone_ ou _Iacopo da Todi_, parce qu'il tait n +dans cette ville. Il appartient au treizime sicle plus qu'au suivant, +puisqu'il mourut en 1306. C'est un oubli qu'il est encore temps de +rparer. _Iacopo_, par un esprit de saintet fort extraordinaire, +imagina de passer pour fou. On le prit au mot; les petits enfants +couraient aprs lui, en l'appelant par drision _Iacopone_: c'est ce nom +qui lui est rest. Ses suprieurs contriburent encore sa +sanctification en le jetant en prison dans l'endroit le plus infect du +couvent, pour je ne sais quelle faute, que, de l'humeur dont il tait, +il fit peut-tre exprs. Il y composa un cantique, o il ne parle que de +joie et d'amour. + + _O giubilo del cuore + Che fui cantar d'amore_, etc.[428] + +Tandis que le pape Boniface VIII assigeait Palestrine, _Iacopone_, qui +s'y trouvait alors, fit contre lui quelques cantiques, entr'autres celui +qui commence par ces mots: + + _O papa Bonifazio + Quanto hai giocato al mondo_[429]_!_ + +[Note 428: C'est le 76e cant.] + +[Note 429: C'est le 58e.] + +Boniface, qui se dispensait fort bien du pardon des injures, ayant pris +Palestrine, fit mettre notre pote en prison, aux fers, et au pain et +l'eau. _Iacopone_, dans plusieurs cantiques, dcrit sa dure captivit. +Boniface ajouta l'insulte la vengeance. Un jour qu'il passait devant +sa prison, il lui demanda quand il comptait en sortir? Quand vous y +entrerez, rpondit le moine; et peu de temps aprs, le pape, ayant t +fait prisonnier par les Franais et par les Colonne, ses ennemis, la +prdiction se vrifia toute entire. _Iacopone_ mourut trois ans aprs +sa dlivrance. Il fut lev au rang des saints pour ses bonnes oeuvres, +et au rang des auteurs qui font texte de langue, pour ses cantiques. Il +ne m'appartient de juger ni de l'une ni de l'autre de ces apothoses. Il +y a peu d'inconvnients la premire; mais il pourrait y en avoir la +seconde, si l'on s'avisait de prendre pour autorits les locutions +siciliennes, lombardes et populaires dont ses cantiques sont +remplis[430]. + +[Note 430: La premire dition de ces cantiques est celle de +Florence, 1490, in-4.; il y en a eu depuis un assez grand nombre +d'autres. Les deux meilleures sont celles de Rome, 1558, in-4., avec +des discours moraux sur chaque cantique, et la vie du bienheureux +_Iacopone_ (ces discours sont de _Giamb. Modio_), et de Venise, 1617, +in-4., avec les notes de _Fra Francisco Tresatti da Lugano_. C'est +cette dernire qui est cite par _la Crusca_.] + +Il est vrai qu' travers ce mauvais style, qui dgnre quelquefois en +jargon, l'on y trouve de la verve, de la facilit, et une navet de +penses et d'expressions qui n'est jamais sans quelque charme. +_Iacopone_ a du rapport, pour les ides, avec notre abb Pellegrin, +quoiqu'il vaille mieux que lui. Dans l'un de ses cantiques, par +exemple[431], il fait dialoguer ensemble l'me et le corps: l'me +propose au corps les mortifications de la pnitence; le corps y rpugne +et les refuse tant qu'il peut. L'me lui prsente une discipline gros +noeuds; elle s'en sert, et le fustige rudement en lui disant des injures: +le corps crie au secours contre cette me sans piti; cette me cruelle +qui l'a tu, battu, ensanglant, etc.[432]. Dans un autre cantique[433], +le bon _Iacopone_ s'emporte contre la parure des femmes: il les compare +au basilic. Le basilic, dit-il, tue l'homme par les yeux: sa vue +empoisonne fait mourir le corps; la vtre est bien pire; elle tue +l'me. Il les appelle servantes du diable[434], qui elles envoient un +grand nombre d'mes. Quand il en vient leur parure, il va des pieds +la tte, depuis la chaussure qui fait paratre la naine une gante, +jusqu' la coiffure et aux faux cheveux. Dans un troisime +cantique[435], l'me et le corps sont de nouveau mis en scne: le lieu +et l'instant de cette scne sont terribles; c'est le jour du jugement +dernier: l'me revient chercher son corps pour se rendre devant le juge; +elle lui reproche de l'avoir entrane dans le crime dont il va +partager la peine: l'Ange fait rsonner l'effrayante trompette[436]. Ce +serait le sujet d'une ode faire frmir; mais il faudrait qu'au lieu +d'tre faite par _Iacopone_, elle le ft par un _Chiabrera_ ou par un +_Guidi_. + +[Note 431: Cant. 3.] + +[Note 432: + + _Sozo, malvascio corpo + Luxurioso, engordo_, + . . . . . . . . . . . . + Sostieni lo flagello + Desto nodoso cordo. + . . . . . . . . . . . . + Succurrite vicini + Che l'anima m'a morto, + Alliso, ensanguenato, + Disciplinato a torto. + O impia, crudele_, etc.] + +[Note 433: Cant. 8.] + +[Note 434: + + _Serve del diavolo + Sollecite i servite, + Colle vostre schirmite + Molt'aneme i mandate._] + +[Note 435: Cant. 15.] + +[Note 436: + + _L'agnolo sta a trombare + Voce de gran paura._] + +Un autre pote, dont la vie fut partage entre les deux sicles, mais +qui poussa sa longue carrire jusqu'au milieu du quatorzime, est +_Francesco da Barberino_. Il tait n en 1264, au chteau de Barberino +en Toscane, et fut, Florence, un des disciples de _Brunetto Latini_. +Il suivit avec distinction la carrire des lois, Bologne, Padoue, +Florence mme, et devint un jurisconsulte clbre. Mais ses graves +tudes ne l'empchrent point de cultiver la posie; son principal +ouvrage, intitul _les Documents d'Amour_ (_i Documenti d'Amore_), est +en vers de diffrentes mesures. Son style manque souvent de facilit, +d'lgance, et se sent un peu trop des tours et des expressions de la +langue provenale que l'auteur cultivait autant que sa propre langue. +Cependant les Acadmiciens de la Crusca l'ont aussi rang parmi les +auteurs classiques; mais ils n'offrent de lui pour exemple que ce qui +est d'un toscan pur, attention qu'ils ont eue de mme pour _Iacopone da +Todi_. Nous ne devons donc pas, nous autres Franais, croire que ce qui +est jargon dans ces deux vieux potes, fasse autorit. Au reste +l'ouvrage de _Francesco da Barberino_ n'est pas, comme le titre parat +l'annoncer, un livre d'amour, mais un trait de philosophie morale, +divis en douze parties, dans chacune desquelles l'auteur parle de +quelque vertu et des rcompenses qui y sont destines. Ce pome, rest +long-temps manuscrit, parut pour la premire fois Rome, en 1640, avec +de fort belles gravures, prcd de la vie de l'auteur, crite par +Ubaldini, et suivi de tables alphabtiques trs-utiles, vu le grand +nombre de locutions et de mots trangers que ce pote a employs dans +ses vers. Il mourut Florence, quatre-vingt-quatre ans; et fut encore +une des victimes de cette peste terrible de 1348, qui frappa +indistinctement tous les ges. + +Ce serait ici le lieu de faire connatre plus particulirement le pome +de l'_Acerba_, qui fit la rputation de _Cecco d'Ascoli_, et fut en +partie la cause de sa fin tragique; mais parler franchement, quoique +tous les curieux l'aient dans leur bibliothque[437], il n'en vaut pas +trop la peine. + +[Note 437: La plus ancienne dition connue de ce pome, est celle de +Venise, chez _Philippo di Piero_, 1476, in-4. avec un Commentaire de +_Nicolo Massetti_; rpte _ibid._ en 1478. Haym (Biblioth. ital., +Milan, 1771, in-4.), cite une premire dition, _in Bessalibus_, 1458, +dont aucun autre bibliographe n'a parl. Il s'en fit quatre ou cinq +autres ditions avant la fin du quinzime sicle, et il en parut encore +plusieurs dans le sicle suivant; les premire sont devenues +trs-rares.] + +C'est un Trait en cinq livres, diviss chacun en un assez grand nombre +de chapitres. Le premier livre traite du ciel, des lments, et des +phnomnes clestes; le second, des vertus et des vices; le troisime, +de l'amour, et ensuite de la nature des animaux et de celle des pierres +prcieuses; le quatrime, contient des questions ou problmes sur divers +points d'histoire naturelle; enfin le cinquime, qui n'a qu'un seul +chapitre, traite de la religion et de la foi. Le tout est crit en +sixains, d'un style sec, dur, dpourvu d'harmonie, d'lgance et de +grce; et de plus tout rempli de ces rveries astrologiques, qui taient +la passion favorite de l'auteur, et le conduisirent sa perte. + +Il parat y avoir un grand rapport entre ce chtif ouvrage et une partie +du _Trsor_ de _Brunetto Latini_. On y parle de mme du ciel, des +lments, de la terre, des oiseaux, des poissons, des quadrupdes, des +vertus et des vices. L'un semblerait n'tre qu'un extrait de l'autre mis +en vers et revtu seulement dans les dtails, des imaginations de +l'auteur. Je trouve dans le titre mme, tel qu'il tait, suivant +l'opinion du savant Quadrio, avant les altrations qu'on y a faites, une +raison de plus pour croire que _Cecco_ et en vue, dans son pome, le +grand trait de _Brunetto_. L'_Acerbo_, selon cet auteur[438], tait le +premier titre de l'ouvrage, et c'est l'ignorance des copistes, qui en +fait depuis L'_Acerba_ qu'on n'a jamais pu expliquer. Or, dans _acerbo_, +le _b_ tait employ, comme il arrivait souvent, pour un _v_. Le +vritable mot tait donc _acervo_, qui signifie potiquement, comme le +latin _acervus_, un tas, un amas, un monceau, et _Cecco_ lui donna ce +titre pour dsigner un rassemblement, un amas d'objets de toute espce. +Ce fut une raison semblable qui engagea _Brunetto Latini_ donner au +sien le nom de Trsor; les deux ouvrages se ressemblaient donc, non +seulement par la matire, mais par le titre. Aucun auteur, italien, je +crois, n'a fait ce rapprochement, ni form cette conjecture, sur +laquelle je me garderai bien d'insister, malgr le vraisemblance qu'elle +a pour moi. + +[Note 438: _Storia e ragione d'ogni Poesia_, t. VI, p. 40.] + +On est peut-tre curieux de savoir comment ce pote astrologue s'y tait +pris pour mettre jusqu' trois fois, dans cette espce de _farrago_ des +traits de satyre contre le Dante. Le premier est peu de chose. Dante +avait attribu la Fortune une influence laquelle la sagesse humaine +ne pouvait rsister[439]. Cela dplat _Cecco_, qui, parlant aussi de +la Fortune, mais dans un style un peu diffrent, reproche au pote +florentin de s'tre tromp; et soutient qu'il n'y a point de fortune +qui ne puisse tre vaincue par la raison[440]. La seconde attaque est +plus forte: elle a pour sujet l'amour, dont _Cecco_ assigne la cause aux +influences du troisime ciel, ou de la plante de Vnus. Il accuse +_Guido Cavalcanti_ de lui avoir donn une autre origine dans sa fameuse +_canzone_ sur la nature de l'amour; il enveloppe le Dante dans cette +mme accusation; et il revient, dans un seul chapitre, quatre ou cinq +fois contre lui avec une sorte d'acharnement[441]. Enfin, le dernier +trait est la fin de son quatrime livre. Il se flicite, et, ce +qu'il parat, de trs-bonne foi, de n'avoir us dans son pome d'aucun +des ressorts que Dante avait employs dans le sien. Ici, dit-il d'un +air de triomphe, on ne chante pas comme les grenouilles dans un tang; +ici on ne chante pas comme ce pote qui n'imagine que des choses vaines; +mais ici brille et resplendit toute la nature qui rend, qui sait +l'entendre, le coeur et l'esprit joyeux. Ici l'on ne rve pas travers +la fort obscure[442]. Ici, je ne vois ni Paul ni Franoise, ni les +Mainfroy, ni le vieux ni le jeune _de la Scala_, ni les massacres et les +guerres de leurs allis les Franais. Je ne vois point ce comte qui, +dans sa fureur, tient sous lui l'archevque Roger, et fait de sa tte un +repas horrible. Je laisse l les fables et ne cherche que la vrit. Eh +non, malheureux _Cecco_! tu ne vois ni ne fais rien voir de tout cela. +C'est pourquoi, depuis plusieurs sicles, ton triste pome est peine +connu de nom, tandis que celui du Dante est, et sera toujours, pour les +amis de la posie, un objet d'admiration et d'tude. + +[Note 439: C'est dans ce beau morceau du septime chant de son +_Enfer_, o il fait dire par Virgile, que Dieu a donn aux splendeurs +mondaines cette conductrice gnrale qui y prside, qui les fait passer +de peuple en peuple et de race en race: + + _Oltre la difension de' senni umani._ + +Voy. ci-dessus, p. 57.] + +[Note 440: + + _In ci peccasti Fiorentin poeta, + Panendo che gli ben de la fortuna + Necessitati sieno con lar meta. + Non fortuna che rason non vinca. + Hor pensa, Dante, se prova nessuna + Se pu pi fare che questa convinca._ + (L. II, c. I.)] + +[Note 441: L. III, c I.] + +[Note 442: + + _Qu non se sogna per la selva oscura, + Qu non vego n Paolo n Francesca._ + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + _Non vego'l conte che per ira et asto_[B] + _Ten forte l'arcivescovo Rugiero, + Prendendo del suo Cieffo el fiero pasto._ + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + _Lasso le ciancie e torno su nel vero, + Le favole mi son sempre nemiche._ + (L. IV, c. 13.)] + +[Note B: Pour _astio_.] + +_Fazio degli Uberti_, pote qui jouissait ds lors de plus de renomme +que _Cecco_, dont la rputation s'accrut beaucoup dans la suite, et +s'est mieux conserve depuis, au lieu de critiquer Dante, entreprit de +l'imiter, ou du moins de composer un grand pome qui pt tre plac +ct du sien. Mais ce fut seulement vers la fin de sa vie. Pendant celle +du Dante, et long-temps aprs, il ne fut connu que par des sonnets et +des _canzoni_, o l'on remarque surtout une force et une vivacit de +style qui taient alors les qualits les moins communes. On n'en a +imprim qu'un petit nombre. Les sept sonnets que contient un Recueil +d'anciennes posies[443], ont pour sujet les sept pchs mortels. L'un +des pchs parle dans chacun de ces sonnets et se caractrise lui-mme. +Ils furent peut-tre faits pour ces reprsentations pieuses o +figuraient les anges et les dmons, les vertus et les vices +personnifis, et qui furent, en Italie comme en France, les premiers +essais de l'art dramatique. + +[Note 443: _Poeti Antichi raccolti da monsig. Leone Allaci_, etc., +Napoli, 1661, p. 296 et suiv.] + +Dans l'une des deux _canzoni_ de ce pote, qui nous ont t conserves, +il se plaint potiquement des peines que l'amour lui fait prouver, en +se comparant avec tous les objets de la nature, embellis par le retour +du printemps[444]. L'herbe des prs, les fleurs, les collines riantes, +les parfums de la rose, enchantent la terre et les airs; partout l'amour +parat sourire; mais lui, le dsir le consume; il ne cessera de souffrir +que quand il reverra la beaut dont il est spar depuis long-temps. Les +chants, les amours, les nids, les tendres soins des oiseaux, le +ramnent aussi tristement sur lui-mme. Les animaux les plus sauvages, +les serpens et les dragons les plus terribles, s'unissent et jouissent +ensemble; tandis que, mille fois le jour, il passe de la vie la mort, +selon les esprances ou les craintes de son coeur. Les claires eaux, les +fraches fontaines baignent toutes les campagnes, arrosent les arbres et +les fleurs; les poissons, dlivrs des chanes de l'hiver, parcourent +les fleuves et en repeuplent les eaux, tandis que d'autres se jouent et +s'unissent dans les vastes mers; lui, toujours seul et loin de ce qu'il +aime, est brl d'un feu que rien ne peut teindre. Les jeunes filles et +leurs jeunes amans ne s'occupent que de plaisirs et de ftes, de danses, +de chants et de rendez-vous d'amour; lui, sans cesse occup de celle qui +serait comme un soleil au milieu de cette jeunesse, et dans un tat qui +arrache des larmes ceux qui sont tmoins de sa douleur. + +[Note 444: _Raccolta di Antiche rime_, etc., la fin de _la Bella +mano_ de _Giosta de' Conti_, Paris, 1595: + + _Io guardo infra l'erbette per li prati_, etc.] + +Dans l'autre _canzone_[445] il se plaint encore, mais s'est de l'extrme +indigence o il se trouve rduit. Toutes ses expressions sont celles du +dsespoir. Il invoque la mort, elle le refuse: sa destine est de +souffrir, il faut qu'il la remplisse. Lorsqu'il sortit du sein de sa +mre, la pauvret s'assit auprs de lui, et lui prdit qu'elle ne s'en +dtacherait jamais. Cette prdiction ne s'est que trop accomplie. Dans +l'excs de ses maux, il maudit la nature et la fortune, et quiconque a +le pouvoir de le faire ainsi souffrir; qui que ce soit que cela regarde, +il s'en met peu en peine; sa douleur et sa rage sont si grandes, qu'il +ne peut avoir rien de pis, quelque chose qui lui arrive[446], etc. + +[Note 445: Elle est la seconde du livre IX, dans le recueil +intitul: _Sonetti e Canzoni di diversi antichi autori Toscani in dieci +libri raccolti_; Florence, _Philippo Giunti_, 1527. + + _Lasso! che quando imaginando vegno + Il forte e crudel punto dov'io narqui_, etc.] + +[Note 446: + + _Per bestemmio in prima la natura, + E la fortuna, con chi n'ha potere + Di farmi si dolere; + E tocchi a chi si vuol, ch'io non ho cura; + Che tanto 'l mia dolore e la mia rabbia, + Che io non posso aver peggio, ch'io m'abbia._ + +Cette maldiction s'adressait fort haut, si l'on y prend bien garde; et +l'Inquisition a repris des hardiesses moins directes et moins claires.] + +_Fazio_ ou _Bonifazio degli Uberti_ tait petit-fils du clbre +_Farinata_ que nous avons vu dans l'Enfer du Dante[447]. Sa famille fut +exile de Florence, et il parat qu'il naquit dans l'exil. Cette pice +est apparemment un ouvrage de sa jeunesse; plus tard, il parvint +corriger sa mauvaise fortune. Selon Villani[448], ce fut un des hommes +les plus agrables et de la meilleure socit de son temps: On n'eut +qu'un reproche lui faire, c'est que, par amour du gain, il +frquentait, dit cet historien, les cours des tyrans; qu'il flattait les +vices et les moeurs corrompues des hommes en pouvoir; et, qu'exil de sa +patrie, il chantait leurs louanges dans ses discours et dans ses +crits. Cette conduite russit presque toujours aux hommes de quelque +talent, quand ils ont la bassesse de prfrer une fortune ainsi acquise + une honorable pauvret. Il parat cependant que si elle tira _Fazio +degli Uberti_ de la misre, elle ne la mena point la fortune; car, +selon le mme Villani, il mourut et fut enterr Vrone, aprs avoir, +dans sa vieillesse, pass modestement et tranquillement de longs +jours[449]. Je ne le considre ici que comme pote lyrique, je parlerai +ailleurs de son grand pome, qui appartient la dernire moiti du +sicle. + +[Note 447: Voy. ci-dessus, p. 65.] + +[Note 448: _Vite d'uomini illustri Fiorentini_, p. 70 et suiv.] + +[Note 449: _Ibid._] + +Celui de tous les potes de la premire moiti qui passe pour avoir le +plus approch du lyrique italien par excellence, pour avoir le mieux +annonc par les grces de son style, les grces inimitables du style de +Ptrarque, et pour avoir donn avant lui aux vers italiens le plus +d'lgance et de douceur, est, comme je l'ai dit, _Cino da Pistoia_, qui +fut aussi l'un des jurisconsultes les plus clbres de son temps[450]. + +[Note 450: Voy. ci-dessus, p. 294 et suiv.] + +Les posies de _Cino_ ont t imprimes Rome en 1559[451], et +rimprimes avec une seconde partie, trente ans aprs[452]. Elles sont +d'ailleurs insres dans plusieurs recueils de posies anciennes, +publis, soit avant, soit aprs ces ditions[453]. Il est impossible de +croire que Dante, qui a beaucoup lou ce pote[454], et Ptrarque qui +l'a lou peut-tre encore davantage, qui l'avait choisi pour un de ses +modles, et qui a beaucoup emprunt de lui, et plusieurs critiques plus +rcents, qui lui ont aussi donn de grands loges, se soient tromps, et +que ce soit nous qui puissions en juger plus sainement aujourd'hui; mais +il l'est aussi d'adopter sans restriction ces louanges; il nous est +vraiment impossible de trouver, par exemple, le mrite d'un grand +naturel et d'une extrme clart[455] dans ce qui est aussi obscur et +aussi recherch que la plupart de ces posies, il l'est de ne pas +reconnatre que les raffinements platoniques, auxquels on donne ce nom, +sans qu'il soit possible de trouver dans Platon rien qui y ressemble, et +les subtilits thologiques dont il serait plus facile d'y montrer +l'influence, forment en quelque sorte tout le tissu du style dans les +sonnets et dans les _canzoni_ de _Cino_. Ce tissu est souvent si obscur +et si dli en mme temps, qu'on ne peut ni le pntrer ni le saisir. +Qui pourrait se flatter, par exemple, d'entendre le vrai sens de ce +sonnet que je ne choisis pas, mais qui se prsente le premier[456]? Ah! +que ce serait une douce socit si ma Dame, l'amour et la piti taient +ensemble dans une amiti parfaite, selon la vertu que l'honneur dsire! +si l'un avait l'empire sur l'autre, et chacun cependant la libert dans +sa nature, en sorte que le coeur n'et que par complaisance[457] +l'apparence de l'humilit! si enfin je voyais cette union, et que j'en +portasse la nouvelle mon me afflige! Vous l'entendriez alors +chanter dans mon coeur, dlivre de la douleur qui s'est empare d'elle, +et qui, coutant une pense qui en parle, s'y jette en soupirant pour se +reposer. Cela est presque littralement traduit; mais je n'ose me +flatter que la traduction, toute inintelligible qu'elle est, le soit +autant que le texte. + +[Note 451: Par _Niccol Pilli_.] + +[Note 452: Par _Faustino Tasso_.] + +[Note 453: Elles composent le cinquime livre du recueil des Juntes, +1527, et les sixime et septime de la rimpression de ce recueil; +Venise, 1740, in-8. On en trouve de plus quelques pices, la suite de +_la Bella Mano_, et d'autres dans les _Poeti antichi_, publis par +l'_Allacci_; recueils que j'ai dj cits plusieurs fois.] + +[Note 454: Dans son trait _de Vulgari eloquenti_, l. I, c. 17, l. +II, c. 2 et ailleurs.] + +[Note 455: L'auteur des _Memorie della Vita di Messer Cino_, etc., +trouve ses mtaphores aussi faciles et aussi naturelles qu'agrables; il +trouve que ses figures ne sont point trop recherches, et qu'il se +montre toujours facile, aimable et clair.... _Le metafore quanto +leggiadre e vezzose, tanto facili e naturali;.... senza troppo ricercate +figure del favellare, mostrandosi sempre facile, amabile et chiaro._] + +[Note 456: + + _Deh, com' sarebbe dolce compagnia, + Se questa Donna, Amore e pietate + Fossero insieme in perfetta amistate, + Secondo la vert c'honor disia_, etc. + (Recueil de 1527, p. 47.)] + +[Note 457: _Per cortesia_.] + +D'autres sonnets tout entiers ne le sont pas davantage. Essayez, par +exemple, d'entendre celui o le pote s'adresse cette voix qui +encourage son coeur, et qui crie, et qui porte des paroles dans un lieu +o ne peut plus rester son me[458]; ou celui dans lequel il voit sa +dame qui vient assiger sa vie, et qui est si irrite, qu'elle tue ou +renvoie tout ce qui la rend (cette vie) vivante[459]: si vous ne vous +trompez pas, comme il arrive quelquefois, sur ce que c'est vritablement +qu'entendre, vous verrez que vous n'y parviendrez pas. Lizez tous ces +sonnets: il n'y en a presque aucun o l'on ne trouve quelques vers peu +prs du mme style: c'est _un coeur qui se place dans les yeux_ d'un +amant, quand il regarde sa dame[460], et qui, voulant fuir l'amour, est +assez insens _pour s'asseoir ainsi devant sa flche_, cette flche +arme de plaisir au lieu de fer[461]: c'est un amant qui meurt, et que +l'amour tue _en lui livrant assaut avec tant de soupirs, que son me +sort en fuyant_[462]; ou bien c'est un soupir qui sort du coeur _par le +chemin que lui a ouvert une pense, et qui se cache au dsir sous les +dehors de la piti_[463]; ou c'est encore un amant qui voit dans sa +pense _son me serre entre les mains de l'amour_[464], et l'amour _qui +la tient lie dans le coeur dj mort, o il la bat souvent_, et cette +me qui appelle aussi la mort, _tant elle souffre des coups qu'elle a +reus_; et des yeux que la beaut a rendus si fous, _qu'ils mnent le +coeur au combat o il est tu par l'amour_[465]; et une infinit d'autres +expressions pareilles. + +[Note 458: _Tu che sei voce che lo cor conforte_, etc. + (_Ibid._ p. 48, _verso_.)] + +[Note 459: + + _Ahi me, ch'io veggio, ch'una donna viene + Al grande assedio della vita mia_, etc. + (Recueil de 1527, p. 56, _verso_.)] + +[Note 460: + + _Lo core mio che negli occhi si mise_, etc. + (_Ibid._ p. 47, _verso_.)] + +[Note 461: Le texte dit: ferre de plaisir; _ferrata di piacer_.] + +[Note 462: + + _Ch'amor m'ancide + Che mi salisce con tanti sospiri + Che l'anima ne va di fuor fuggendo._ + +Dans le sonnet: _Signore, io son colui_, etc. (_Ibid._ p. 48)] + +[Note 463: _Hora sen'esce lo sospiro mio_, etc. (_Ibid._ p. 53.)] + +[Note 464: + + _Ahime, ch'io veggio per entro un pensiero + L'anima stretta nelle man d'amore_, etc. + (Recueil de 1527, p. 55.)] + +[Note 465: + + _Madonna, la bilt vostra infollo + Si gli occhi mici_, etc. (_Ibid._ p. 54, _verso_.)] + +Quelquefois on croit entendre, ou peu prs; on voit un sentiment +personnifi qui agit et qui parle; on est mme touch par le mouvement +du style, par la vivacit des tours, et par l'harmonie des vers; mais le +fait est qu'on n'a rien lu de clair, d'intelligible et de naturel, que +l'esprit et le coeur n'ont, pour ainsi dire, vu et embrass qu'un +fantme. Je citerai pour exemple, ces deux sonnets qui se suivent, et +dont l'un est le complment ncessaire de l'autre. Ce sont peu prs +les plus agrables et les moins alambiques de cette partie du Recueil. + +Ier. _Sonnet_.--O piti[466]! va, prends une forme visible, et couvre +si bien de tes vtements ces messagers que j'envoie (ce sont ses vers), +qu'ils paraissent nourris et remplis de la force que Dieu t'a donne! +Mais avant de commencer ta journe, tche, s'il plat l'amour, +d'appeler toi mes esprits gars, et de leur faire approuver ce +message. Quand tu verras de belles femmes, tu les aborderas, car c'est +elles que je t'adresse; et tu leur demanderas audience. Dis ensuite +ceux que j'envoie: jetez-vous leurs pieds, et dites-leur de la part de +qui vous venez, et pourquoi. O belles! coutez ces humbles interprtes! + +[Note 466: + + _Moviti, pietate, e v incarnata_, etc. + (_Ibid._ p. 51, _verso_.)] + +IIe. _Sonnet_.--Un homme, dont le nom indique la privation des +jouissances de l'amour[467], et riche seulement de tristesse et de +douleur, nous envoie vers vous, comme vous l'a dit la piti. Il se +serait prsent lui-mme devant vous, s'il avait encore son coeur; mais +il est avili par la crainte, et la douleur lui trouble l'esprit. Si vous +le voyiez de prs, il vous ferait trembler vous-mmes, tant la piti est +visible dans tous ses traits. Ah! ne lui refusez pas la merci qu'il +implore; c'est par vous qu'il espre sortir de peine, et c'est ce qui +attache encore la vie son me dsole. + +[Note 467: + + _Homo, lo cui nome per effetto + Importa povert di go' d'amore_, etc. + (Recueil de 1527.)] + +La piti que le pote charge de porter ses vers, de les prsenter aux +belles, amies de sa matresse, et ces vers jets leurs pieds, qui +parlent et intercdent pour lui, voila ce que l'on croit saisir dans ces +deux sonnets, qui ne manquent au reste ni de grce, ni d'harmonie; mais +au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire? et qu'y a-t-il de vraiment +amoureux dans de pareils vers d'amour? C'est cependant presque toujours +ainsi que ce pote s'exprime quand il se plaint ou quand il cherche +plaire; mais quand il se fche, il parle plus clairement, et son dpit +s'nonce avec plus de naturel que son amour. Je pourrais citer pour +preuve, un sonnet qui commence par ce vers: + + _Gia trapassato oggi l'undecimo anno_[468]. + +[Note 468: _Rime di diversi antichi autori toscani_, rimpression de +Venise, 1740, p. 164.] + +Il finit par des injures contre les femmes[469], qu'on ne pardonnerait +pas un homme qui ne serait pas en colre, mais qu'elles pardonnent +facilement elles-mmes, quand cette colre est, comme il arrive souvent, +une preuve d'amour. _Cino_ fut mis, comme nous l'avons vu dans sa vie, +une preuve plus cruelle; il perdit sa chre _Selvaggia_, et quelques +sonnets qu'il fit aprs sa mort, ont aussi plus de naturel et de vrit +que les autres. On a fait la mme observation sur Ptrarque, aprs la +mort de Laure. Mais personne n'a observ, du moins en Italie, que l'un +des sonnets de _Cino_, faits depuis son malheur[470], a t imit, ou +plutt tendu et paraphras par Ptrarque, dans une de ses _canzoni_ les +plus clbres, celle o il cite l'amour devant le tribunal de la +raison[471]. La scne, le dialogue, le fond des ides, la dcision sont +les mmes, comme on le verra quand nous en serons aux posies de +Ptrarque. On ne sera pas surpris, sans doute, qu'un pote, quelque +grand qu'il soit, ait emprunt quelque chose d'un autre pote; mais +peut-tre le sera-t-on que, dans de si nombreux et de si volumineux +commentaires sous lesquels on a comme cras les posies de Ptrarque, +personne n'ait fait la remarque d'une si vidente conformit[472]. + +[Note 469: + + _Cieco qualunque de' mortali agnogna + In donna ritrovar pietate e fede._] + +[Note 470: Il commence par ce vers: + + _Mille dubbj in un d, mille querele._ + +Muratori le cite avec de grands loges, _Perfetta poesia_, P. II, p. 273 +et suiv.] + +[Note 471: + + _Quel antico mio dolce empio signore_, etc.] + +[Note 472: M. _Giamb. Corniani_ est le premier auteur italien qui +l'ait faite. (Voy. _I secoli della Letteratura italiana_, etc., Brescia, +1805, t. I, p. 261.) Et ce qui rend cela plus tonnant, c'est que les +Mmoires pour la vie de Ptrarque sont fort connus depuis long-temps en +Italie, et que l'abb de Sade a fait le premier cette remarque, t. I, p. +46, note.] + +Deux de ces sonnets paraissent avoir t faits lorsque _Cino_ fut revenu +de France. En passant l'Apennin, peut-tre pour aller Bologne, il +visita le tombeau de _Selvaggia_. Jamais, dit-il, dans l'un de ces +sonnets adress au Dante, jamais ni plerin, ni aucun autre voyageur ne +suivit son chemin avec des yeux si tristes et si chargs de douleur que +moi, lorsque je passai l'Apennin[473]. J'ai pleur ce beau visage, ces +tresses blondes, ce regard doux et fin, que l'amour remet devant mes +yeux, etc. Il dit, dans l'autre sonnet: J'allai sur la haute et +heureuse montagne, o j'adorai, o je baisai la pierre sacre[474]; je +tombai sur cette pierre, hlas! o l'honntet mme repose. Elle enferma +la source de toutes les vertus, le jour o la dame de mon coeur, nagure +remplie de tant de charmes, franchit le cruel passage de la mort. L, +j'invoquai ainsi l'Amour: Dieu bienfaisant, fais que d'ici la mort +m'attire elle, car c'est ici qu'est mon coeur: mais il ne m'entendit +pas; je partis en appelant _Selvaggia_, et je passai les monts avec les +accents de la douleur. Cette douleur ingnieuse, et cependant profonde, +intresse; et quand on pense que le pote, qui est all nourrir ses +regrets, et donner l'essor son gnie sur ce tombeau, tait un grave +jurisconsulte, un savant professeur, qui allait peut-tre en ce moment +mettre le dernier sceau sa renomme, par son commentaire sur le +Code[475], on se sent doublement intress par ce mlange de +sensibilit, de talent et de science. + +[Note 473: + + _Signore, e' non pass mai peregrino,_ etc. + (_Rime di diversi antichi, etc._, rimpr. 1740, p. 340.)] + +[Note 474: + + _Io fu' in sull' alto, e'n sul beato monte, + Ove adorai baciando il santo sasso,_ etc. + (_Ibid._ p. 164.)] + +[Note 475: Voyez ci-dessus, p. 296.] + +Je trouve un autre sonnet de _Cino_, dont le tour est vif, le sentiment +vrai, et l'expression naturelle; il ne serait pas indigne de Ptrarque, +si l'auteur, qui s'tait impos la tche de le faire tout entier sur +deux seules rimes, n'y et pas employ quelques adverbes, et surtout +_malvagiamente_, que Ptrarque, je crois, n'y et pas mis. Voici le sens +du sonnet de _Cino_: Homme gar, qui marches tout pensif, +qu'as-tu[476]? quel est le sujet de ta douleur? que vas-tu mditant dans +ton me? pourquoi tant de soupirs et tant de plaintes? Il ne semble pas +que tu aies jamais senti aucun des biens que le coeur sent dans la vie. +Il parat au contraire tes mouvements, ton air, que tu meurs +douloureusement; si tu ne reprends courage, tu tomberas dans un +dsespoir si funeste, que tu perdras et ce monde-ci et l'autre. Invoque +la piti; c'est elle qui te sauvera. Voil ce que me dit la foule mue +qui m'environne. Ce dernier vers qui applique tout d'un coup au pote +ce qu'on croit, dans tout le cours du sonnet, que le pote, lui-mme, +adresse un inconnu, ajoute aux autres mrites de cette petite pice, +celui de l'originalit. On peut distinguer encore dans ces posies, une +ode ou _canzone_ sur la mort de l'empereur Henri VII[477], qui ne manque +ni de naturel ni de noblesse, et deux _canzoni_ satiriques; l'une contre +les Blancs et les Noirs de Florence[478], qui n'est pas d'un sel bien +piquant, l'autre adresse au Dante[479], o il y en a davantage; elle +est dirige contre une ville o le pote s'ennuie, et cette ville est +Naples[480], quoique aucun des auteurs qui ont parl de _Cino_, ne dise +qu'il y ait voyag[481]. Ou c'est une particularit de sa vie qui leur a +chapp, ou cette satire que les anciens recueils lui attribuent, n'est +pas de lui. + +[Note 476: + + _Homo smarrito, che pensaso vai_, etc. + (Recueil de l'_Allacci_, p. 279.)] + +[Note 477: + + _L'alta virt che si ritrasse al cielo_, etc. + (Recueil de l'_Allacci_, p. 264 et suiv.)] + +[Note 478: + + _Si m'ha conquiso la selvaggia gente_, etc. + (_Rime d diversi, etc._ 1740, p. 172.)] + +[Note 479: + + _Deh quando rivedr 'l dolce paese + Di Toscana gentile? etc._ + (_Ibid._ pag. 171.)] + +[Note 480: Il le dit positivement la fin: + + _Vera satira mia, va per lo mondo + E di Napoli conta, etc._] + +[Note 481: M. Ciampi, dans ses _Mm. della Vita di M. Cino_, parle +bien d'un Voyage Naples, mais il fonde l'ide de ce voyage sur cette +satire mme, et n'en dit rien autre chose.] + +Ces mmes recueils contiennent encore des vers de quelques autres potes +du mme ge, qui eurent plus ou moins de rputation; un _Benuccio +Salimbeni_, un _Bindo Bonichi_, un _Antonio da Ferrara_, un _Franscesco +degli Albizzi_, un _Sennuccio del Bene_, intime ami de Ptrarque, avec +qui tous les autres eurent aussi des liaisons d'amiti. Ce qui reste +d'eux nous les fait voir tous occups du mme sujet, qui est l'amour, et +l'on pourrait en quelque sorte les croire tous amoureux du mme objet, +puisqu'aucun d'eux ne dit le nom de sa matresse, aucun ne la peint sous +des traits particuliers et sensibles; tous parlent de mme de leurs +peines, de leurs soupirs, de leur vie languissante, de la mort qu'ils +implorent, de la piti qu'on leur refuse, du feu qui les brle et du +froid qui les glace. Ils suivent obstinment les fausses routes que les +premiers potes leur avaient ouvertes dans le treizime sicle. Ils s'y +engagent plus avant: ils dfigurent de plus en plus l'expression d'un +sentiment dont ils parlent sans cesse et qu'ils ne peignent jamais: ils +s'cartent de plus en plus de la nature. + +Un grand pote qui les surpassa tous, fut entran trop souvent par leur +exemple; mais lors mme qu'il n'couta comme eux que son esprit, il y +joignit ce qu'ils n'avaient pas, le gnie. Il eut ce qui ne leur +manquait pas moins, un sentiment profond dont son esprit; son +imagination et son coeur furent pntrs toute sa vie; partout o il fut +vrai, touchant, mlancolique, il le fut avec un charme que personne, +except Dante, n'avait donn avant lui aux affections douces et tristes. +C'est l ce qui fait aujourd'hui la gloire potique de Ptrarque, mais +il s'en faut bien que ce soit l tout ce que nous devons considrer en +lui. Le pote le plus aimable de son sicle, fut la fois un personnage +politique, un philosophe suprieur aux vaines arguties de l'cole, un +orateur loquent, un rudit zl pour la gloire des anciens, mais +surtout curieux de tout ce qui pouvait servir celle de son pays, de +son sicle, et l'instruction des hommes de tous les pays et de tous +les temps. + + + + +CHAPITRE XII. + +PTRARQUE. + +_Notice sur sa Vie_[482]. + + +[Note 482: Il existe un grand nombre de Vies de Ptrarque. La plus +complte est celle que l'abb de Sade, qui tait de la famille de Laure, +a donn sous le titre de _Mmoires pour la Vie de Ptrarque_, Amsterdam, +1764--1767, 3 vol. in-4. Tout ce qu'on a crit depuis en franais, sur +le mme sujet, en est tir. Mais quelque soin que l'abb de Sade et mis + ses recherches, il lui est chapp des inexactitudes et des erreurs, +qui se sont multiplies par les copies qu'on en a faites. Il n'y a donc +point encore en franais de Vie exacte de Ptrarque: c'est ce qui m'a +engag donner plus d'tendue celle-ci. _Tiraboschi_, en +reconnaissant le mrite et l'utilit du travail de l'abb de Sade, a +relev ses fautes avec cette saine critique qui le distingue. (Voy. la +Prface du tome V de son _Histoire de la Littr. ital._; et dans ce mme +volume, tout ce qui a rapport Ptrarque.) M. _Baldelli_ a publi +depuis Florence un fort bon ouvrage, intitul: _Del Petrarca e delle +sue opere_, 1797, in-4., dans lequel il ajoute encore tout ce que +l'abb de Sade et Tiraboschi avaient donn de plus satisfaisant et de +meilleur; il a puis comme eux, mais avec une attention nouvelle, dans +la source la plus riche et la plus pure, les oeuvres mmes de Ptrarque, +et il a consult des manuscrits qu'ils avaient ignors. J'ai tir +principalement de ces trois auteurs la notice que l'on va lire: je l'ai +revue, ayant sous les yeux les oeuvres latines de Ptrarque, imprimes, +et de prcieux manuscrits. Quelque jugement que l'on porte de la manire +dont j'ai trait ce sujet intressant, on peut du moins, d'aprs les +garants que je prsente, tre parfaitement assur de l'exactitude et de +la vrit des faits. Ceux dans lesquels je ne m'accorde pas avec l'abb +de Sade et les autres biographes franais, ont t rectifis ou ajouts +par _Tiraboschi_ et _Baldelli_. J'ai cru inutile de noter en dtail ces +variantes; mais il est bon qu'on en soit averti.] + + + +SECTION Ire. + +_Depuis sa naissance jusqu' l'an_ 1348. + +La vie de la plupart des hommes clbres dans les lettres et dans les +arts est peu fertile en vnements. Le biographe, qui veut y donner +quelque tendue, est oblig de suppler la scheresse du sujet par les +accessoires dont il l'embellit. Leurs tudes et leurs travaux +littraires en font presque le seul fond; et l'Histoire ne peut pas en +tirer un grand parti, si ces tudes et ces travaux n'ont pas exerc une +grande influence sur les lumires de leur sicle. Les sentiments et les +passions qui les ont agits ont peu d'intrt, quand ils n'en ont pas +fait le sujet de leurs ouvrages, quand il n'y a pas eu chez eux un +rapport immdiat entre les affections du coeur et les crations du gnie: +ces affections sont mises au rang des faiblesses peu dignes d'occuper +une place dans le souvenir des hommes, lorsque ce n'est pas par +l'expression de ces faiblesses mmes que ceux qui les ont eues s'y sont +placs. + +Il en est tout autrement de la vie de Ptrarque. Evnements, travaux, +passions, tout y intresse; la carrire d'un homme, qui joua un rle sur +le thtre du monde, est en mme temps celle d'un savant, littrateur et +philosophe; et les agitations d'une me tendre et d'un coeur passionn, +quittent en lui le caractre du roman et prennent celui de l'histoire, +parce que ses longues et constantes amours furent l'ternel objet de ses +chants, et par ceux-ci la source mme de sa gloire. L'embarras que je +dois prouver en traitant un sujet si riche est donc de le resserrer +dans de justes bornes; je dois l'assortir la nature de cet ouvrage +plus qu' celle du sujet, et ne pas demander l'attention tout ce +qu'elle m'accorderait sans doute, mais aux dpens des autres objets qui +nous appellent. Vouloir tout dire en trop peu d'espace m'exposerait +une scheresse de faits et de style que le nom mme de Ptrarque +rendrait plus sensible; je choisirai donc, et je traiterai lgrement ce +qui n'influa ni sur les progrs de son sicle, ni sur les productions de +son gnie, pour dvelopper davantage ce qui, sous ces deux rapports, +appartient l'histoire du coeur humain ou celle des lettres. + +La famille de Ptrarque tait ancienne et considre Florence, non par +les titres, les grands emplois ou les richesses, mais par une grande +rputation d'honneur et de probit, qui est aussi une illustration et un +patrimoine. Son pre tait notaire, comme l'avaient t ses aeux; et +cette fonction tait alors releve par tout ce que la confiance publique +peut avoir de plus honorable. Il se nommait _Pietro_; les Florentins qui +aiment modifier les noms, pour leur donner une signification +augmentative ou diminutive, l'appelrent _Petracco_, _Petraccolo_, parce +qu'il tait petit. + +_Petracco_ tait ami du Dante, et du parti des Blancs comme lui. Exil +de Florence en mme temps et par le mme arrt, il partagea avec lui les +dangers d'une tentative nocturne que les Blancs firent, en 1304, pour y +rentrer[483]. Il revint tristement Arezzo, o il s'tait rfugi avec +sa femme _Eletta Canigiani_. Il trouva que, dans cette mme nuit, si +prilleuse pour lui, elle lui avait donner un fils, aprs un +accouchement difficile qui avait mis aussi sa vie en danger. Ce fils +reut le nom de Franois, _Francesco di Petracco_, Franois, fils de +_Petracco_. Dans la suite, ds qu'il commena rendre ce nom clbre, +on changea par une sorte d'ampliation ce _di Petracco_ en _Petrarcha_, +et ce fut le nom qu'il porta toujours depuis. + +[Note 483: Pendant la nuit du 19 au 20 juillet.] + +Sept mois aprs, sa mre eut la permission de revenir Florence; elle +se retira _Incisa_, dans le Val d'Arno, o son mari avait un petit +bien. C'est l que Ptrarque fut lev jusqu' sept ans. Son pre +s'tant alors tabli Pise, y appela sa famille, et y donna pour +premier matre son fils un vieux grammairien nomm _Convennole da +Prato_, mais il n'y resta pas long-temps. Les esprances qu'il avait +fondes sur l'empereur Henri VII, pour rentrer dans sa patrie, furent +dtruites par la mort de ce prince; alors _Petracco_ partit pour +Livourne avec sa femme et ses deux fils (car il en avait eu un second +nomm Grard); ils s'embarqurent pour Marseille, y arrivrent aprs un +naufrage o ils faillirent tous prir, et se rendirent de Marseille +Avignon[484]. Clment V venait d'y fixer sa cour; c'tait le refuge des +Italiens proscrits: _Petracco_ espra y trouver de l'emploi: mais la +chert des logements et de la vie l'obligea peu de temps aprs se +sparer de sa famille, et l'envoyer quatre lieues de l, dans la +petite ville de Carpentras. Ptrarque y retrouva son premier matre +_Convennole_, alors fort vieux, toujours pauvre, et qui, l comme en +Italie, enseignait aux enfans la grammaire et ce qu'il savait de +rhtorique et de logique. _Petracco_ y venait souvent visiter ses +enfants et sa femme. Dans un de ces voyages, il eut le dsir d'aller +avec un de ses amis voir la fontaine de Vaucluse que son fils a depuis +rendue si clbre. Ce fils, alors g de dix ans, voulut y aller avec +lui. L'aspect de ce lieu solitaire le saisit d'un enthousiasme au-dessus +de son ge, et laissa une impression ineffaable dans cette me sensible +et passionne avant le temps. + +[Note 484: 1313.] + +C'tait avec cette mme ardeur qu'il suivait ses tudes. Il eut bientt +devanc tous ses camarades. Mais des tudes purement littraires ne +pouvaient lui procurer un tat. Son pre voulut qu'il y joignit celle du +droit, et surtout du droit canon qui tait alors le chemin de la +fortune. Il l'envoya d'abord l'Universit de Montpellier, o le jeune +Ptrarque resta quatre ans sans pouvoir prendre de got pour cette +science, et sentant augmenter de plus en plus celui qu'il avait pour les +lettres, surtout pour Cicron, qui, ds ses premires annes, il avait +vou une sorte de culte. Cicron, Virgile et quelques autres auteurs +anciens, dont il s'tait fait une petite bibliothque, le charmaient +plus que les Dcrtales; _Petracco_ l'apprend, part pour Montpellier, +dcouvre l'endroit o son fils les avait cachs ds qu'il avait appris +son arrive, les prend et les jette au feu; mais le dsespoir et les +cris affreux de son fils le touchent; il retire du feu, et lui rend +demi-brls, Cicron et Virgile. Ptrarque ne les en aima que mieux et +n'en conut que plus d'horreur pour le jargon barbare et le fatras des +canonistes. + +De Montpellier, son pre le fit passer Bologne[485], cole beaucoup +plus fameuse, mais qui ne lui profita pas davantage, malgr les leons +de Jean d'Andra, ce clbre professeur en droit dont j'ai parl +prcdemment[486]. Le pote _Cino da Pistoia_ tait aussi alors +jurisconsulte Bologne; ce fut le got de la posie, et non celui des +lois, qui lia Ptrarque avec lui. Ce got se dveloppait en lui de plus +en plus; il n'en avait pas moins pour la philosophie et pour +l'loquence. Il avait vingt ans, et aucune autre passion ne le dominait +encore. Ce fut alors qu'ayant appris la mort de son pre, il revint de +Bologne Avignon, o, peu de temps aprs, il perdit aussi sa mre, +morte trente-huit ans. Son frre Grard et lui restrent avec un +mdiocre patrimoine, que l'infidlit de leurs tuteurs diminua encore: +ils spolirent la succession et laissrent les deux pupilles sans +fortune, sans appui, sans autre ressource que l'tat +ecclsiastique[487]. + +[Note 485: 1322.] + +[Note 486: Voyez ci-dessus, pag. 299.] + +[Note 487: 1326.] + +Jean XXII occupait alors Avignon la chaire pontificale. Sa cour tait +horriblement corrompue; et la ville, comme il arrive toujours, s'tait +rgle sur ce modle. Dans cette dpravation des moeurs publiques, +Ptrarque, vingt-deux ans, livr lui-mme, sans parens et sans +guide, avec un coeur sensible et un temprament plein de feu, sut +conserver les siennes; mais il ne put chapper aux dissipations qui +taient l'occupation gnrale de la cour et de la ville. Il fut +distingu dans les socits les plus brillantes, par sa figure, par le +soin qu'il prenait de plaire, par les grces de son esprit, et par son +talent potique, dont les premiers essais lui avaient dj fait une +rputation dans le monde. Ils taient pourtant en langue latine; mais +bientt, l'exemple du Dante, de _Cino_ et des autres potes qui +l'avaient prcd, il prfra la langue vulgaire, plus connue des gens +du monde, et seule entendue des femmes. Des tudes plus graves +remplissaient une partie de son temps. Il le partageait entre les +mathmatiques, qu'il ne poussa cependant pas trs-loin, les antiquits, +l'histoire, l'analyse des systmes de toutes les sectes de philosophie, +et surtout de philosophie morale. La posie, et la socit, o il +jouissait de ses succs, occupaient tout le reste. + +Jacques Colonne, l'un des fils du fameux Etienne Colonne qui tait +encore Rome le chef de cette famille et de ce parti, vint s'tablir +Avignon peu de temps aprs Ptrarque. Ils avaient dj t compagnons +d'tudes l'Universit de Bologne. C'tait un jeune homme accompli, qui +runissait au plus haut degr les agrments de la personne, les +qualits de l'esprit et celles du coeur. Ils se retrouvrent avec un +plaisir gal dans le tumulte de la cour d'Avignon, et la conformit des +caractres et des gots forma entre eux une amiti aussi solide +qu'honorable pour tous les deux. Mais l'amiti, l'tude et les plaisirs +du monde ne suffisaient pas pour remplir une me aussi ardente: il lui +manquait un objet qui il pt rapporter toutes ses penses comme tous +ses voeux, le fruit de ses tudes, et cet amour mme pour la gloire, qui +semble vide et presque sans but dans la jeunesse, quand il n'est pas +soutenu par un autre amour. Il vit Laure, et il ne lui manqua plus +rien[488]. + +[Note 488: 6 avril 1327.] + +Laure, dont le portrait sduisant est pars dans les vers qu'elle lui a +inspirs, et qui ressemblait; dit-on, ce portrait, tait fille +d'Audibert de Noves, chevalier riche et distingu. Elle avait pous, +aprs la mort de son pre, Hugues de Sade, patricien, originaire +d'Avignon, jeune, mais peu aimable et d'un caractre difficile et +jaloux. Laure, qui avait alors vingt ans[489], tait aussi sage que +belle; aucune esprance coupable ne pouvait natre dans le coeur du jeune +pote. La puret d'un sentiment que ni le temps, ni l'ge, ni la mort +mme de celle qui en tait l'objet ne purent teindre, a trouv beaucoup +d'incrdules: mais on est aujourd'hui forc de reconnatre, d'une part, +que ce sentiment fut trs-rel et trs-profond dans le coeur de +Ptrarque; de l'autre, que si Ptrarque toucha celui de Laure, il +n'obtint jamais d'elle rien de contraire son devoir. Chanter dans ses +vers l'objet qu'il avait choisi, sans doute s'efforcer de lui plaire, +suivre ses tudes, cultiver des relations utiles et surtout l'amiti des +Colonne, tel fut, pendant trois ans, tout l'emploi de la vie de +Ptrarque. Jacques Colonne ayant obtenu l'vch de Lombs, pour prix +d'une action tmraire, qui tait plutt d'un guerrier que d'un +prtre[490], arracha enfin son ami cette vie obscure et sdentaire, et +l'emmena dans son vch[491]. Ptrarque aimait changer de lieu: +d'ailleurs, il combattait de bonne foi sa passion pour Laure: il crut y +faire, en s'loignant, une diversion utile, et satisfaire la fois par +ce voyage, la curiosit, la raison et l'amiti. + +[Note 489: Elle tait ne en 1307.] + +[Note 490: Ce fut lui qui, tant chanoine de Saint-Jean de Latran +(en mme temps qu'il l'tait de Sainte-Marie-Majeure, de Cambrai, de +Noyon et de Lige), lorsque l'empereur Louis de Bavire tait Rome, o +il venait de faire dposer Jean XXII, osa paratre dans la place +Saint-Marcel, suivi de quatre hommes masqus, lire publiquement la bulle +d'excommunication et de destitution que le pape avait lance contre +l'empereur, le dclarer dchu du trne, afficher lui-mme cette bulle +la porte de l'glise, soutenir haute voix que le pape Jean tait +catholique et pape lgitime, que celui qui se disait empereur ne l'tait +pas, mais qu'il tait excommuni avec ses adhrents, et qu'il offrait, +lui, Jacques Colonne, de prouver ce qu'il disait, par raisons, et l'pe + la main, s'il le fallait, en lieu neutre. Il monta ensuite cheval, +et s'enfuit Palestrine, sans que personne ost s'y opposer, et sans +tre atteint par les gens de l'Empereur, qui apprit ce trait d'audace +lorsqu'il tait Saint-Pierre, et qui donna inutilement ordre d'en +arrter l'auteur. Ce fut pour cette action plus chevaleresque +qu'apostolique, que ce brave chanoine eut l'vch de Lombs (Voy. Jean +Villani, _Istor._, l. X, c. 71.)] + +[Note 491: 1330.] + +Lombs, petite ville mal btie, et non moins mal situe, et t pour +lui une triste prison, sans la socit du jeune prlat et de deux hommes +du plus haut mrite qu'il y avait mens avec lui. L'un tait un +gentilhomme romain nomm _Lello_; l'autre, n sur les bords du Rhin, +prs Bois-le-Duc, s'appelait Louis. Ptrarque en fit ses amis les plus +intimes. Ce sont eux qu'il dsigne si souvent dans ses lettres, l'un +sous le nom de Loelius, et l'autre sous celui de Socrate. Aprs un t +aussi agrable qu'il pouvait l'tre dans une telle ville, et loin de +Laure, il revint Avignon avec l'vque, qui le prsenta comme son +meilleur ami son frre an, le cardinal Jean Colonne. + +Ce cardinal ne ressemblait point la plupart de ses confrres. Il tait +tout ce que l'vque de Lombs promettait d'tre un jour, et joignait +la plus grande simplicit de moeurs, la dignit du caractre et un esprit +aussi dlicat qu'clair. Il gota Ptrarque, le logea dans son palais, +et l'admit dans sa socit particulire. C'tait le rendez-vous de tout +ce qu'il y avait la cour d'Avignon d'trangers distingus par leur +rang, leurs talens et leur savoir; et c'est dans ce cercle choisi que +Ptrarque acheva son ducation par celle du monde. Il jouit dans peu de +l'amiti de tous les frres du cardinal, et bientt aprs de celle du +chef mme de cette famille illustre. tienne Colonne vint passer +quelques mois Avignon[492]; l'esprit, l'humeur et les manires de +notre pote lui inspirrent une telle tendresse, qu'il ne mit presque +plus de diffrence entre lui et ses enfants. Ptrarque, dj passionn +pour l'Italie et pour la grandeur de l'ancienne Rome, puisa dans les +entretiens familiers de ce vieux Romain, un nouvel amour pour sa patrie, +et une aversion plus forte pour tout ce qui pouvait en prolonger les +malheurs, ou en obscurcir la gloire. + +[Note 492: 1331.] + +Cependant son amour pour Laure prenait chaque jour plus de forces. A la +ville, la campagne, dans le monde et dans la solitude, il ne +paraissait plus occup d'autre chose. Tout lui en retraait l'image; et +confondant cet amour avec celui de la gloire potique, le nom de Laure +lui rappelait la laurier qui en est l'emblme; la vue ou l'ide mme +d'un laurier le transportait comme celle de Laure. Ses vers, o il +retraait toutes les petites scnes d'un amour dont ils taient les +seuls interprtes, jouent trop souvent sur cette quivoque; mais, comme +beaucoup d'autres jeux de son esprit, celui-ci trouve une sorte d'excuse +dans cette proccupation continuelle du mme sentiment et du mme objet. + +Laure l'vitait, ou par prudence, ou peut-tre pour qu'il la chercht +davantage. Il ne la voyait point chez elle. L'humeur jalouse de son mari +ne l'aurait pas souffert. Les socits de femmes, les assembles, les +promenades champtres taient les seuls lieux o il pt la voir; et +partout il la voyait briller parmi ses compagnes, et les effacer par ses +grces naturelles et par l'lgance de sa parure. Ses assiduits taient +remarques; Laure se crut oblige plus de rserve encore, et mme de +rigueur. Ptrarque fit un effort pour se distraire d'une passion qui ne +lui causait plus que des peines. Il entreprit un long voyage, et ayant +obtenu, sous diffrents prtextes, l'agrment de ses protecteurs et de +ses amis, il partit[493], traversa le midi de la France, vint Paris, +qui lui parut sale, infect, et fort au-dessous de sa renomme, se rendit +en Flandre, parcourut les Pays-Bas, poussa jusqu' Cologne, toujours, et + chaque nouvel objet de comparaison, regrettant de plus en plus +l'Italie: de l, revenant travers la fort des Ardennes, il arriva +Lyon, o il sjourna quelque temps, s'embarqua sur le Rhne, et rentra +enfin dans Avignon, aprs environ huit mois d'absence. + +[Note 493: 1333.] + +Il n'y trouva plus l'vque de Lombs, que les affaires de sa famille +avaient appel Rome. Dans l'loignement des empereurs et des papes, +les Colonne et les Ursins s'y disputaient le pouvoir. Deux factions +aussi acharnes que l'avaient t Florence celle des Blancs et des +Noirs, y marchaient sous leurs enseignes. Le parti des Colonne l'avait +emport dans des actions sanglantes; celui des Ursins mditait sa +vengeance; et Jacques Colonne tait all renforcer de ses conseils et de +son courage sa famille et son parti. L'absence n'avait pu ni gurir +Ptrarque de son amour, ni adoucir les rigueurs de Laure. Il la retrouva +aussi rserve, aussi svre qu'auparavant. Ce fut alors qu'il prit plus +de got pour la solitude et surtout pour le sjour enchant de +Vaucluse[494]. Il s'y retirait souvent: il errait au bord des eaux, dans +les bois, sur les montagnes. Il calmait les agitations de son ame en les +exprimant dans ses vers. Ceux qu'il fit cette poque de sa vie ont +cette expression vraie et mlancolique qui ne peut venir que d'un coeur +profondment touch. Il cherchait inutilement des consolations dans la +philosophie; il essaya d'en trouver dans la religion. Il avait connu +Paris un religieux augustin nomm Denis _de Robertis_, n au bourg +St.-Spulcre prs de Florence, l'un des plus savants hommes de son +temps, orateur, pote, philosophe, thologien et mme astrologue. Charm +de trouver un compatriote dans un pays qu'il regardait comme barbare, il +lui avait ouvert son coeur: il lui crivit d'Avignon, pour lui demander +des directions dans l'tat de souffrance, d'anxit et presque de +dsespoir o il tait rduit. Il en obtint sans doute de trs-bons +conseils, et prit, pour se gurir de son amour, d'excellentes +rsolutions; mais il suffisait d'un coup-d'oeil de Laure pour les faire +vanouir. Une maladie singulire et presque pestilentielle, qui se +rpandit alors dans le Comtat, pensa la lui ravir, et il l'en aima +encore davantage. + +[Note 494: 1334.] + +Le pape paraissait alors principalement occup de deux grandes +entreprises; une nouvelle croisade et le rtablissement du saint-sige +Rome. Dans la premire, il fut jou par Philippe de Valois, qu'il en +avait dclar le chef, et qui en profita pour se faire donner pendant +six ans les dcimes du clerg de France; dans la seconde, il amusait +lui-mme les Romains et les Italiens de belles promesses, qu'il tait +rsolu de ne point tenir. Ptrarque trouva dans ces deux projets +quelque diversion son amour. Il eut, malgr ses lumires, la faiblesse +d'approuver le premier: son amour pour Rome lui fit pouser ardemment le +second; c'est sur les deux ensemble, mais particulirement sur le projet +de croisade, qu'il adressa une de ses plus belles odes[495] son ami +l'vque de Lombs. + +[Note 495: + + _O aspettata in ciel, beata e bella, + Anima_, etc.] + +La mort de Jean XXII fit vanouir ses esprances. Ce pape mourut +quatre-vingt-dix ans, et conserva jusqu' la fin sa force de tte et sa +vivacit d'esprit; homme simple dans ses moeurs, sobre, conome si l'on +veut, mais conome jusqu' la plus sordide avarice de trsors acquis par +la simonie et par de criantes exactions[496]. Entt dans ses ides et +opinitre dans ses desseins, il ne put cependant russir ni dposer, +comme il le voulait, l'empereur Louis de Bavire, ni dtruire les +Gibelins en Italie, ni faire adopter par l'glise son opinion sur la +_vision batifique_[497]. Il avait eu beau donner de bons bnfices +ceux qui lui apportaient en faveur de cette opinion quelques passages +des Pres, perscuter ceux qui l'attaquaient, les emprisonner ou les +citer et les rechercher sur leur foi, il y eut un soulvement gnral +contre cette aberration de la sienne; son _infaillibilit_ fut +contrainte d'avouer avant sa mort qu'elle avait t surprise, et il se +rtracta, comme d'une hrsie, de ce qu'il avait employ tant de +violence faire adopter comme un point de doctrine. + +[Note 496: Il vendait ouvertement les bnfices, et surtout les +vchs, dont il s'attribua le premier la nomination, faite jusqu'alors +par les glises. Avant de confrer les bnfices, il les laissait vaquer +long-temps et en percevait les revenus, etc. Il amassa un trsor de +quinze millions de florins, selon quelques historiens, et de dix-huit +selon Jean Villani, qui le savait de son frre, banquier du pape +Avignon, et l'un de ceux qui, aprs la mort de Jean XXII, furent +employs compter ce trsor. On n'y comprend pas sept millions en +joyaux, argenterie et vases sacrs. Voyez Giov. Villani, _Istor_, lib. +XI, c. 19 et 201.] + +[Note 497: Il croyait, prchait et soutenait que les ames des justes +ne jouiraient de la vision intuitive de Dieu, qu'ils ne verraient Dieu +face face qu'aprs le jugement universel. En attendant, elles sont, +disait-il, sous l'autel, c'est--dire sous la protection de l'humanit +de J.-C. Il fondait son opinion sur ce passage de l'Apocalypse: _Vidi +animas interfectorum propter verbum Dei._ c. 6, v. 19. On dit que cette +opinion n'tait pas nouvelle, et que S. Irene, Tertullien, Origne, +Lactance, S. Hilaire, S. Chrysostme, etc. avaient pens comme lui. +_Mm. pour la Vie de Petr._ t. I, p. 252.] + +Jacques Fournier, son successeur sous le nom de Benot XII, ne remplit +pas plus que lui le voeu de Ptrarque pour le retour de la cour romaine +en Italie, malgr une trs-belle ptre en vers latins, que le pote lui +adressa sur ce sujet. Le nouveau pape lui en ta mme tout--fait +l'espoir par le soin qu'il prit le premier de btir Avignon un palais +pontifical, et d'encourager, par son exemple, les cardinaux y lever +pour eux des palais et des tours. Mais il fit pour la fortune de +Ptrarque, qui avait alors trente ans, ce que Jean XXII n'avait pas +fait; il lui donna un canonicat de Lombs et l'expectative d'une +prbende[498]. Notre pote acquit alors deux nouveaux amis dans Azon de +Corrge et Guillaume de _Pastrengo_, qui taient venus dfendre auprs +du pape les intrts des seigneurs de Vrone contre les _Rossi_, au +sujet de la ville de Parme; et cette amiti, qui l'engagea, malgr son +aversion pour le barreau, plaider en public pour Azon, personnellement +attaqu par Marsile _de Rossi_, lui fournit l'occasion de prouver qu'il +et t le plus grand orateur de son temps, s'il n'et mieux aim en +tre le plus grand pote[499]. + +[Note 498: 1335.] + +[Note 499: _Mm. sur la Vie de Ptr._, t. I, p. 274.] + +Parmi ces faveurs de la fortune et ce nouvel clat de renomme, l'tat +de son me tait toujours le mme. Au moment o il concevait quelques +esprances, Laure les lui tait par de nouvelles rigueurs; et lorsqu'il +se voyait prs de vaincre sa passion pour elle, une rencontre, un +regard, un mot plus favorable, le rendait plus amoureux que jamais. Il +prit enfin le parti de se rfugier auprs de son meilleur ami, l'vque +de Lombs, et de l'aller trouver Rome, o il tait appel depuis +long-temps. Il s'y rendit par mer, et, dans la traverse de Marseille +_Civita-Vecchia_ il ne s'occupa que de Laure. A son arrive, la guerre +entre les Colonne et les Ursins remplissait la campagne de troupes des +deux partis. II se rendit d'abord au chteau de _Capranica_; l'vque de +Lombs et son frre mme, Etienne Colonne, snateur, c'est--dire +magistrat suprme de Rome, vinrent l'y trouver, et l'emmenrent Rome +avec eux[500]. Mais ni l'amiti de toute cette illustre famille, ni +l'admiration que lui inspirrent les monuments de l'ancienne capitale du +monde, ne purent l'y retenir long-temps. Il reprit le chemin de la +France, et, aprs quelques voyages sur terre et sur mer, dont on ignore +galement les dtails et le but, il fut de retour Avignon dans l't +de la mme anne. Quelques mois aprs, ayant achet Vaucluse une +petite maison avec un petit champ, il alla s'y tablir avec ses livres, +ses projets de travaux et d'tudes, et l'ineffaable souvenir de Laure. + +[Note 500: 1337.] + +Dans cette solitude profonde, pleine de ces beauts agrestes et sauvages +qui ne plaisent qu'aux coeurs sensibles, il resta une anne entire, +seul, mme sans domestiques, servi par un pauvre pcheur, et seulement +visit de temps en temps par ses plus intimes amis. L'vque de +Cavaillon, Philippe de Cabassole, fut bientt du nombre; Vaucluse tait +dans son vch; il y avait mme une maison de campagne. C'tait un +homme distingu par ses talents et par l'tendue de ses connaissances; +c'tait, comme dit Ptrarque, un petit vque et un grand homme[501]. +Ils taient dignes l'un de l'autre; leur liaison ne tarda pas devenir +une troite amiti. Ptrarque tait appel de temps en temps Avignon, +soit par quelques affaires, soit par ces impulsions secrtes qui nous +ramnent souvent, notre insu, aux lieux mmes que nous voulons fuir. +Laure qui l'aimait sans se l'avouer peut-tre, et qui ne voulait pas le +perdre, employait dans ces petits voyages toutes ces innocentes ruses, +qui sont dit-on, le partage du sexe le plus faible, et qui lui donnent +tant d'empire sur celui qui se dit le plus fort. C'taient autant +d'vnements dans cette passion singulire qui n'en a point d'autres. +Ptrarque de retour dans sa solitude, livr des agitations toujours +plus fortes, n'avait point de soulagement plus doux que d'pancher dans +ses posies touchantes les sentiments dont il tait comme oppress. +Parmi celles de cette poque on distingue surtout ces trois clbres +_canzoni_ sur les yeux de Laure, que les Italiens appellent les trois +Soeurs, les trois Grces, et dont ils ne parlent qu'avec un enthousiasme +qui ne permet ni la critique, ni mme en quelque sorte l'examen. + +[Note 501: _Purvo episcopo et magno viro._] + +Un autre art vint l'aider retracer les traits de Laure; Simon de +Sienne, lve de _Giotto_, qui venait de mourir, fut appel Avignon, +pour embellir de quelques tableaux, le palais pontifical[502]. Ptrarque +obtint de lui un petit portrait de sa matresse, et l'en paya par deux +sonnets qui, selon l'expression de Vasari, ont donn plus de renomme +ce peintre, que n'auraient fait tous ses ouvrages. Laure consentit-elle + se laisser peindre pour celui qui avait immortalis sa beaut par des +traits plus durables; ou fut-elle peinte pour sa famille, et Ptrarque +obtint-il seulement du peintre, son ami, une copie de ce portrait; ou +enfin la figure de Laure, frappa-t-elle assez les yeux de Simon Sienne, +pour qu'il pt, aprs l'avoir vue, en fixer les traits sur la toile? +C'est ce que l'histoire ne dit pas. Ce que l'on sait, c'est qu'elle lui +parut assez belle pour qu'il en ait fait, dans la suite, sous diverses +formes, la figure principale de plusieurs de ses meilleurs tableaux. + +[Note 502: 1339.] + +L'tude n'est pas un remde contre l'amour, c'est au contraire +l'occupation qui s'allie le mieux avec lui; elle entretient l'esprit +dans un tat de fermentation, elle lui donne une activit et des lans +qui le mettent en quilibre avec les mouvements du coeur. Dans ses +aspirations vers la gloire, elle promet un noble hommage la beaut qui +en est digne; elle offre un moyen de plus d'obtenir et de fixer son +choix. Ptrarque, dans sa retraite de Vaucluse, n'oubliait point les +grands projets qu'il y avait apports; il entreprit, en latin, une +Histoire romaine, depuis la fondation de Rome jusqu' Titus; les tudes +qu'il fit pour l'crire, l'enflammrent d'une admiration nouvelle pour +Scipion l'Africain, qu'il avait prfr de tout temps tous les autres +hros de Rome, et il conut le plan d'un pome pique en vers latins, +dont la seconde guerre d'Afrique lui fournit le sujet et le titre. Il se +mit aussitt l'ouvrage, et travailla avec tant d'ardeur, que, dans +l'espace d'une anne, le pome se trouva dj assez avanc pour qu'il +pt le communiquer ses amis. Un pome de ce genre, tait, cette +poque, une chose si nouvelle, qu'elle devait exciter dans tous ceux qui +en entendraient parler, un redoublement d'admiration pour l'auteur. +Aussi, le bruit en fut peine rpandu, peine et-on pu juger par ses +posies latines dj connues, de la manire dont il pouvait traiter un +si beau sujet, qu'il devint l'objet de l'attention gnrale, et d'une +espce de fanatisme qui lui faisait donner, sur de simples esprances, +les noms de sublime et de divin[503]. + +[Note 503: Tiraboschi, _Istoria della Letter. italiana_, t. V, l. +III, c. 2.] + +Mais il portait plus haut son ambition. Ds sa premire jeunesse, il +avait aspir la couronne potique. Il avait obtenu dans le cours de +ses tudes, si l'on en croit Selden[504], le degr de matre ou de +docteur en posie; le souvenir des jeux capitolins, o les potes +taient couronns; la croyance populaire qu'Horace et Virgile l'avaient +t au Capitole, chauffaient son imagination, et lui inspiraient le +dsir d'obtenir les mmes honneurs: enfin le laurier avait pour lui un +attrait de plus par son rapport avec le nom de Laure; mais il tait bien +difficile de faire revivre ces antiques usages dans une ville o l'on +n'avait plus depuis long-temps, d'activit que pour les troubles, o les +hommes, plongs dans l'ignorance et dans l'oisivet d'esprit, n'avaient +plus ni admiration pour la posie, ni estime pour les potes. + +[Note 504: _Titles of Honour_, t. III de ses OEuvres, cit par +Gibbon, _Decline and fall_, etc., c. 70.] + +Sa persvrance et celle de ses amis vinrent bout de tous les +obstacles: cette couronne, objet de tous ses voeux, lui fut offerte par +une lettre du snat romain. Il la reut, Vaucluse, le 23 aot 1340, +et, circonstance bien remarquable, six ou sept heures aprs, le mme +jour, il reut une lettre pareille, du chancelier de l'Universit de +Paris[505], qui lui proposait le mme triomphe. Il donna la prfrence +Rome; mais il ne s'y rendit pas directement. Il s'embarqua pour Naples, +o la grande renomme du roi Robert et l'assurance d'en tre bien reu +l'attiraient. C'tait, comme nous l'avons vu, le prince le plus clbre +de l'Europe par son esprit, ses connaissances, et son amour clair pour +les lettres. L'opinion qu'on avait de lui en Italie, tait telle, que +Ptrarque ne crut point avoir mrit la couronne qu'on lui dcernait, si +Robert, aprs l'avoir examin publiquement, ne prononait qu'il en tait +digne. Ce roi avait beaucoup contribu la lui faire offrir. C'tait +l'ami de Ptrarque, le bon pre Denis, du bourg de Saint-Spulcre, qui +lui avait mnag la faveur de Robert, qui avait fait connatre au roi +ses ouvrages, et avait inspir ce monarque, une juste admiration pour +le gnie de son ami. Robert passa de l'admiration la confiance. Il +consulta par crit Ptrarque, sur une pitaphe qu'il avait faite pour sa +nice qui venait de mourir[506]. Le pote rpondit au roi par de grands +loges, et sema sa lettre de traits d'rudition et de philosophie, qui +ne pouvaient qu'augmenter l'opinion que Robert avait conue de lui. Il +crivit peu de jours aprs[507] au pre Denis, et lui dit +trs-clairement, qu'occup comme il l'tait du projet d'obtenir le +laurier potique, il ne voulait, tout considr, le devoir qu'au roi +Robert[508]. Cette rsolution fut sans doute communique au roi. Robert +alors employa son influence, qui tait toute puissante Rome, pour +dterminer le snat romain. Il dsirait avec passion de connatre +personnellement Ptrarque. Il fut charm de le voir arriver sa cour, +et flatt du motif qui l'y amenait. Il lui fit l'accueil le plus +distingu, eut avec lui ces entretiens o chacun d'eux se confirma dans +l'opinion qu'il avait conue de l'autre, et voulut le conduire lui-mme +dans les environs de Naples, surtout la grotte de Pausilippe, et au +prtendu tombeau de Virgile[509]. + +[Note 505: Robert de Bardi. Il tait en mme temps chancelier de +l'glise mtropolitaine de Paris, place qu'il tenait du pape Benot XII. +Robert de Bardi tait Florentin, et ami de Ptrarque.] + +[Note 506: Elle se nommait Clmence, et tait veuve de Louis X ou +Louis Hutin, roi de France.] + +[Note 507: La rponse au roi est du 26 dcembre 1339, et la lettre +au pre Denis, du 4 janvier suivant. La lettre de Robert ne s'est point +conserve; la rponse de Ptrarque et sa lettre au pre Denis, ne se +trouvent ni dans l'dition de Ble, ni dans celle de Genve; mais elles +sont dans le beau manuscrit, n. 8568, de la Bibliothque impriale, +_Familiar._ l. IV, p. 1 et 2.] + +[Note 508: _Nosti enim quod de laurea cogito, quam, singula librans, +proeter ipsum de quo loquimur regem, nulli omnin mortalium debere +institui._ Loc. cit. p. I.] + +[Note 509: 1341.] + +Le roi fut curieux de connatre le pome de l'Afrique. Ptrarque lui en +lut quelques livres, dont il fut si enchant, qu'il tmoigna le dsir +d'en recevoir la ddicace. Le pote promit, et il tint parole au prince, +mme aprs sa mort. Robert ne se lassait point d'avoir avec lui, soit +des confrences publiques sur la posie ou sur l'histoire, soit des +entretiens particuliers. Il en remportait chaque jour plus d'estime. +Voulant donner ce sentiment un grand clat, et rpondre au voeu que +Ptrarque lui-mme avait form, il lui fit subir publiquement un examen +sur toutes sortes de matires de littrature, d'histoire et de +philosophie. Cet examen dura trois jours, depuis midi jusqu'au soir. Le +troisime jour il le dclara solennellement digne de la couronne +potique, et consigna dans des lettres-patentes son examen et son +jugement. Dans son audience de cong, aprs lui avoir fait promettre +qu'il reviendrait bientt le voir, le roi se dpouilla de la robe qu'il +portait ce jour-l, et la lui donna, en disant qu'il voulait qu'il en +ft revtu le jour de son couronnement au Capitole: enfin, pour se +l'attacher au moins par un titre, il lui fit expdier un brevet de son +aumnier ordinaire. + +Dans un de leurs derniers entretiens Robert avait demand Ptrarque +s'il n'tait jamais all la cour du roi de France, Philippe de Valois. +Le pote lui rpondit qu'il n'en avait jamais eu la pense. Le roi +sourit, et lui en demanda la raison. C'est, dit Ptrarque, parce que je +n'ai pas voulu jouer le rle d'un homme inutile et importun auprs d'un +roi tranger aux lettres. J'aime mieux tre fidle l'alliance que j'ai +faite avec la pauvret que de me prsenter dans le palais des rois, o +je n'entendrais personne, et o personne ne m'entendrait. Il m'est +revenu, reprit Robert, que son fils an ne ngligeait pas l'tude. Je +l'ai ou dire aussi, rpartit Ptrarque; mais cela dplat au pre, et +l'on assure, sans que je veuille le garantir, qu'il regarde les +prcepteurs de son fils comme ses ennemis personnels; c'est ce qui m'a +t jusqu' la plus lgre tentation de l'aller voir. Alors cette ame +gnreuse, c'est Ptrarque lui-mme qui le raconte ainsi[510], frmit et +se montra pntre d'horreur. Aprs un moment de silence, pendant lequel +il tait rest les yeux fixs sur la terre et l'indignation peinte sur +le visage, il releva la tte en disant: Telle est la vie des hommes, +telle est la diversit des jugements, des gots et des volonts. Pour +moi, je jure que les lettres me sont beaucoup plus douces et plus chres +que ma couronne, et que s'il fallait renoncer l'un ou l'autre, je me +priverais plus volontiers de mon diadme que des lettres. + +[Note 510: Ce rcit intressant termine le premier livre de ses +_Rerum memorandarum_, v. d. de Ble, 1581, p. 405.] + +Ptrarque partit enfin de Naples, arriva Rome le second jour, et fut +couronn solennellement deux jours aprs au Capitole[511]. Revtu de la +robe que le roi de Naples lui avait donne, il marchait au milieu de six +principaux citoyens de Rome, habills de vert, et prcds par douze +jeunes gens de quinze ans vtus d'carlate, choisis dans les meilleures +maisons de la ville. Le snateur Orso, comte de l'Anguillara, ami de +Ptrarque, venait ensuite accompagn des principaux du conseil de ville, +et suivi d'une foule innombrable, attire par le spectacle d'une fte +interrompue depuis tant de sicles. L'histoire en a conserv les +dtails[512], qui occuperaient ici trop de place. Ils sont faits pour +enflammer l'imagination des amants de la gloire; mais la manire dont +Ptrarque envisageait ce triomphe dans sa vieillesse est capable de la +refroidir. Cette couronne, crivait-il[513], ne m'a rendu ni plus +savant, ni plus loquent; elle n'a servi qu'a dchaner l'envie contre +moi, et me priver du repos dont je jouissais. Depuis ce temps, il m'a +fallu tre toujours sous les armes; toutes les plumes, toutes les +langues taient aiguises contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis; +j'ai port la peine de mon audace et de ma prsomption. Au reste il est +peut-tre aussi bon pour l'homme qu'inhrent sa nature, d'prouver de +fortes illusions dans sa jeunesse, et d'y renoncer son dclin. + +[Note 511: Le jour de Pques, 8 avril 1341.] + +[Note 512: Voy. _Rer. ital. script._, vol XII, p. 540, B. C'est vers +la fin des fragments des Annales romaines de _Lodovico Monaldesco_. _In +questo tempo_, dit l'annaliste, _misser Urso venne a coronar misser +Francesco Petrarca, nobile poeta et saputo, etc._ Et il fait ensuite +la description de toute la crmonie.] + +[Note 513: _Senit._, I. XV, p. I.] + +Empress de reparatre Avignon avec sa couronne, Ptrarque en reprit +la route peu de jours aprs, mais par terre, et en traversant la +Lombardie. Il se dtourna un peu pour aller voir Parme son ami Azon de +Corrge et sa famille. C'tait le moment o, aprs avoir command dans +cette principaut pour son neveu, _Mastino della Scala_, Azon venait de +s'en rendre matre sous prtexte de l'affranchir. Il retint Ptrarque +auprs de lui par tous les tmoignages d'amiti, de confiance; il le +consultait sur son gouvernement, sur ses oprations, sur toutes ses +affaires; il ne lui parlait que du bonheur qu'il voulait rpandre, que +de suppression d'impts, de bonne administration, de libralits, de +libert; mais rien ne pouvait changer dans Ptrarque son got pour le +recueillement, la mditation, la solitude. Ds qu'il pouvait disposer de +lui, il errait dans les environs de Parme avec ses deux compagnes +insparables, la posie et l'image de Laure. Il choisit dans la ville +mme une petite maison avec un jardin et un ruisseau; il la loua +d'abord, l'acheta ensuite, et la fit rebtir selon son got. C'est l +qu'il termina son pome de l'Afrique; c'est l qu'il aurait pass +l'anne peut-tre la plus heureuse de sa vie s'il n'y avait t troubl +presque coup sur coup par la perte de ses meilleurs amis. + +Le premier fut un de ses anciens camarades d'tudes l'Universit de +Bologne[514], et le second, le meilleur et le plus cher de tous, +l'vque de Lombs. Ptrarque se disposait l'aller rejoindre dans son +diocse. Il le vit la nuit en songe; il lui vit la pleur de la mort. +Frapp de cette vision, il en fit part plusieurs amis. Vingt-cinq +jours aprs il apprit que Jacques Colonne tait mort prcisment le jour +o il lui tait apparu. Un esprit faible et tir de l des +consquences. La douleur n'gara point celui du pote philosophe. Je +n'en ai pas pour cela, crivait-il, plus de foi aux songes que Cicron +qui avait eu, comme moi, un rve confirm par le hasard. Enfin son bon +pre Denis du bourg Saint-Spulcre, mourut aussi Naples, peu de temps +aprs[515]. + +[Note 514: _Thomas Caloria_, de Messine.] + +[Note 515: 1342.] + +Ces pertes accumules firent tant d'impression sur lui, qu'il ne +recevait plus de lettres sans trembler et sans plir[516]. Il venait +d'tre nomm archidiacre de l'glise de Parme; il partageait son temps +entre ses tudes et les fonctions de sa place, entre son cabinet et son +glise. Un vnement imprvu l'obligea de repasser les Alpes. Benot XII +tait mort, et Clment VI lui avait succd. Les Romains envoyrent au +nouveau pape une dputation solennelle, compose de dix-huit de leurs +principaux citoyens, pour lui demander plusieurs grces, et surtout pour +tcher d'obtenir de lui qu'il rapportt la tiare aux trois couronnes +dans la ville aux sept collines. Ptrarque, qui avait reu lors de son +couronnement le titre de citoyen romain, fut du nombre de ces +ambassadeurs, et mme charg de porter la parole. Il quitta, mais +regret, sa douce retraite, et s'acquitta de sa commission avec son +loquence ordinaire, mais avec aussi peu de fruit pour l'objet qu'il +avait le plus coeur, le retour du pape en Italie. Clment VI, n +Franais[517], et lev dans le grand monde, aimait le luxe et le +plaisir; ses manires taient nobles et polies, son got pour les +femmes, peu difiant dans un pape, tait accompagn d'autres gots +dlicats qui le rendaient un souverain trs-aimable. Sa cour ne fut +gure plus vicieuse que les prcdentes, cela et t difficile, mais +elle fut plus agrable et plus brillante. Il rcompensa Ptrarque de sa +harangue par un prieur dans l'vch de Pise[518]; et, comme il avait +dans l'esprit toute la pntration et la culture qui pouvaient lui faire +apprcier le premier homme de son sicle, il l'admit dans sa familiarit +et dans son commerce intime. Ptrarque crut pouvoir en profiter pour le +succs de ses vues sur l'Italie; mais il ne put russir, mme lui +inspirer le dsir de la voir. + +[Note 516: _Fam._, l. IV, p. 6.] + +[Note 517: Il se nommait Pierre Roger, et avait t chancelier de +France.] + +[Note 518: Le prieur de _Migliarino_.] + +Il se dlassait du spectacle de cette cour, scandaleux et fatigant pour +un esprit aussi sage, dans le commerce de ses deux amis, Lello et Louis, +qu'il nommait toujours Loelius et Socrate. Il avait revu Laure; le temps, +la persvrance, la gloire qu'il avait acquise, la lui avaient rendue +plus favorable. Elle ne le fuyait plus; et lui, plus amoureux que +jamais, ne cherchait qu'elle dans le monde, ne rvait qu'a elle dans la +solitude. Un de ses plus chers amis, _Sennuccio del Bene_, pote +florentin, attach au cardinal Colonne, et qui vivait dans la socit de +Laure, tait le confident de ses amours. Mais il n'eut jamais lui +confier que des peines, des dsirs, de faibles esprances; et, loin de +s'affaiblir, sa passion semblait s'accrotre: et il aimait ainsi depuis +quinze ou seize ans[519]. Il avait pourtant un autre confident que +_Sennuccio_, c'tait le public, c'tait le monde entier, o ses posies +avaient rendu clbre la beaut de Laure, la dlicatesse, la dure; et, +si l'on ose ainsi parler, l'obstination de son amour pour elle. Tous +les trangers qui venaient Avignon voulaient la voir; mais dj le +temps lui imprimait quelques unes de ses traces: quelque surprise +involontaire se mlait l'admiration de ceux qui la voyaient pour la +premire fois. Ptrarque tait aussi fort chang; mais son coeur tait +toujours le mme, et Laure tait, ses yeux, aussi belle et aussi +touchante que dans la fleur de la jeunesse et dans les premiers temps de +son amour. + +[Note 519: 1343.] + +Une mission politique vint l'en distraire pour quelque temps. Le bon roi +Robert tait mort, et n'avait laiss que deux petites filles, dont +l'ane, Jeanne, avait t marie neuf ans avec Andr, fils du roi de +Hongrie, qui n'en avait que six. Il y avait dix ans de ce mariage, et +les deux jeunes poux, au lieu de prendre du got l'un pour l'autre, +avaient conu une aversion qui eut bientt des suites funestes et +terribles. Robert leur avait laiss en mourant un conseil de rgence. Le +pape, seigneur suzerain de Naples, prtendait que le gouvernement du +royaume lui appartenait pendant la minorit de Jeanne; et ce fut +Ptrarque qu'il choisit pour aller faire valoir ses droits. Le cardinal +Colonne, qui avait beaucoup servi diriger ce choix, en profita, et +chargea l'envoy du pape de solliciter la libert de quelques +prisonniers injustement dtenus dans les prisons de Naples. Ptrarque, +malgr son aversion pour la mer, prit cette voie, plus courte et plus +sre, cause des brigands qui continuaient d'infester l'Italie. Il +trouva la cour de Naples remplie d'intrigues et de divisions qui +prsageaient de prochains orages, et gouverne par un petit moine +cordelier, sale, dbauch, cruel et hypocrite, que le roi de Hongrie +avait donn pour prcepteur son fils Andr, et dont je paratrais +former plaisir le portrait hideux, si je copiais celui qu'en a laiss +Ptrarque[520]. Ce moine, selon l'esprit des gens de sa robe, s'tait +empar du gouvernement des affaires; et c'est avec lui qu'un homme tel +que Ptrarque fut oblig de traiter. + +[Note 520: Pour qu'on ne croie pas que j'exagre, voici +textuellement ce portrait. _Nulla pictas, nulla veritas, nulla fides; +horrendum tripes animal, nudis pedibus, aperto capite, paupertate +superbum, marcidum deliciis vidi, homunculum vulsum ac rubicundum, +obesis clunibus, inopi vix pallio contectum, et bonam corporis partem +industri retegentem, utque in hoc habitu non solum tuos (nempe +cardinalis Joannis de Columna) sed romani quoque pontificis affats, +velut ex alt sanctitatis specul insolentissim contemnentem. Nec +miratus sum: radicatam in auro superbiam secum fert; multum enim, ut +omnium fama est, arca ejus et toga dissentiunt, etc._ Familiar. l, V, +ep. 3.] + +Il en fut reu avec une hauteur et une duret rvoltantes. Pendant les +longueurs de ces deux ngociations, il visita de nouveau les environs de +Naples, avec deux de ses amis, Jean _Barili_ et _Barbato_ de Sulmone. La +jeune reine, qui peut-tre, sans les intrigues qui l'entouraient et les +mauvais conseils dont elle tait obsde, aurait eu un meilleur sort, +aimait les lettres. Elle eut quelques conversations avec Ptrarque, qui +lui donnrent pour lui beaucoup d'estime. A l'exemple de son grand-pre, +elle se l'attacha par le titre de son chapelain particulier. Mais ni +cette cour, ni les moeurs qu'il y voyait rgner, ne pouvaient lui plaire. +Une fte o il fut entran sans en connatre l'objet, le dcida en +sortir. Il regardait la cour qui assistait cette fte en grande pompe, +et entoure d'un peuple immense. Tout coup il s'lve de grands cris +de joie, Ptrarque se dtourne: il voit un jeune homme d'une beaut et +d'une force extraordinaires, couvert de poussire et de sang, qui vient +expirer presque ses pieds. C'tait un spectacle de gladiateurs. +L'horreur qu'il en conut lui fit hter son dpart. Il n'avait +d'ailleurs pu rien obtenir pour l'largissement des prisonniers. Quant +l'affaire de la rgence, sur le compte qu'il en avait rendu au pape, +Clment VI, aprs avoir cass celle que le roi Robert avait tablie, +venait d'envoyer un cardinal lgat, pour prendre en son nom le +gouvernement de Naples, jusqu' la majorit de la reine. Ptrarque put +alors quitter cette ville: il partit en dtestant la barbarie de ses +habitants, qui, au lieu des vertus de l'ancienne Rome, n'imitaient que +sa frocit[521]. + +[Note 521: _Famil._, l. V, p. 5.] + +Il avait t dangereusement malade Naples; le bruit de sa mort s'tait +mme rpandu dans l'Italie: un mdecin de Ferrare, qui tait aussi +pote, se hta de faire ce sujet un pome allgorique et bizarre, +intitul: _la Pompe funbre de Ptrarque_[522]. Cette triste folie +accrdita si bien le faux bruit de sa mort, qu'en revenant de Naples, il +fut pris par des hommes crdules pour un spectre ou pour une ombre, et +que plusieurs eurent besoin, pour le croire vivant, de joindre le +tmoignage du toucher celui des yeux. Il se rendit sans difficults +jusqu' Parme; mais l, il trouva le pays en feu, les Corrge diviss +entre eux, en guerre avec les princes voisins[523], et bloqus par une +arme ennemie; la Lombardie inonde de compagnies d'armes qui y +mettaient tout au pillage, enfin sa chre Italie en proie aux horreurs +des guerres de parti, et comme au temps des barbares, couverte de sang +en de ruines[524]. Il ne pouvait, sans danger, ni rester Parme, ni en +sortir. Il prfra ce dernier parti. Ce ne fut qu'avec des risques +infinis et aprs des accidents graves, qu'il parvint, pour ainsi dire, +s'chapper de l'Italie. Il se revit avec enchantement dans cette ville +d'Avignon, dont il disait, crivait et pensait tant de mal, et o il +revenait toujours. Il se hta d'aller goter quelque repos dans son +Parnasse transalpin, c'est ainsi qu'il nommait sa maison de Vaucluse. +Son Parnasse cisalpin tait Parme. La ville o habitait Laure, les +campagnes environnantes o elle se promenait souvent, donnrent une +nouvelle ardeur son amour, et rendirent sa verve potique son +heureuse fcondit. + +[Note 522: Ce mdecin se nommait Antoine _de' Beccari_. Ptrarque +tait depuis long-temps en liaison avec lui, et ne lui sut point mauvais +gr de cette plaisanterie; il y rpondit mme par un sonnet, qui est le +95e. du _Canzoniere_. La pice d'Antoine, qu'on appelle communment +Antoine de Ferrare, se trouve dans le Recueil qui suit _la Bella Mano_, +d. de Paris, 1595; elle commence par ce vers: + + _Io ho gi letto il pianto de' Romani._] + +[Note 523: Azon avait promis de remettre au bout de cinq ans la +ville de Parme _Luchino Visconti_, qui lui en avait fait obtenir la +seigneurie: le terme arriv, il la vendit au marquis de Ferrare. Cette +perfidie excita contre lui la haine des _Visconti_, et de leurs allis +les _Gonzague_; c'tait le sujet de cette guerre peu honorable pour les +_Corrge_.] + +[Note 524: 1344.] + +Mais s'il tait constant en amour, il avait dans l'esprit une agitation +qui le portait sans cesse changer de lieu, et qui peut-tre avait pour +premire cause, son amour mme. Cette passion, toujours au mme degr de +force, et toujours aussi peu rcompense, lui paraissait peut-tre moins +convenable dans un archidiacre de quarante ans. Plusieurs causes lui +rendaient le sjour d'Avignon de plus en plus insupportable. Le luxe et +le dsordre des moeurs y taient au comble: sa fortune n'y avanait +point, et son plus chaud protecteur lui-mme, le cardinal Colonne, +n'avait encore rien fait pour lui: Ason de Corrge, rconcili avec +_Mastino della Scala_, le pressait vivement de revenir. Il prit enfin le +parti de quitter pour toujours Avignon, Laure et Vaucluse. Il eut mille +peines se sparer du cardinal sans rompre leur amiti. En prenant +cong de Laure, il la vit plir, et chancela dans rsolutions; mais +enfin il partit[525], alla directement Parme, o il resta peu de temps +pour ses affaires, et de l, s'embarqua sur le P; il descendit +Vrone, o Azon l'attendait. A peine y tait-il tabli, que ses +incertitudes recommencrent. Ses amis d'Avignon faisaient tous leurs +efforts pour l'y rappeler. L'un lui peignait la tristesse et les regrets +de Laure; l'autre le dsir que le cardinal Colonne avait de le revoir; +un troisime, le mme voeu form par le pape, et le soin que ce pontife +prenait souvent de s'informer de sa sant. Ptrarque rsista quelque +temps, mais il cda, comme il cdait toujours, et revint Avignon par +la Suisse. + +[Note 525: 1345.] + +L'accueil que lui fit Clment VI, fut proportionn la crainte qu'il +avait eue de le perdre, et aux progrs de sa renomme qui allait +toujours croissant. Il voulut le fixer par une faveur plus solide. La +charge de secrtaire apostolique tait vacante, il la lui offrit. +C'tait une place d'intime confiance et de grand crdit, mais laborieuse +et assujtissante; Ptrarque, qui ne voulait point de chanes, mme +dores, la refusa. Ses autres chanes, celles que son coeur ne pouvait +briser, devinrent plus lgres au moment de son retour. Laure, charme +de le revoir, le traita mieux; mais bientt elle reprit ses rigueurs +accoutumes, et la lyre de Ptrarque ses chants plaintifs. + +Jamais elle ne fut plus fertile que cette anne[526]. Les moindres +bonts de Laure, et ses frquentes svrits, ses maladies, ses +chagrins, les petites querelles qui peuvent exister entre deux amants +qui se parlent peine, tout dans cette imagination potique, devenait +un sujet pour ses vers. Un hommage public que reut la beaut de Laure, +lui en fournit un singulier. Charles de Luxembourg, qui fut peu de temps +aprs l'empereur Charles IV, tait Avignon. Parmi les ftes qu'on lui +donna, il y eut un bal par o l'on avait runi toutes les beauts de la +ville et de la province. Charles, qui avait beaucoup entendu parler de +Laure, la chercha dans le bal, et l'ayant aperue, il carta, par un +geste, toutes les autres dames, s'approcha d'elle et lui baisa les yeux +et le front. Tout le monde applaudit, et Ptrarque, selon sa coutume, +clbra cet vnement par un sonnet[527]. Il avoue, dans le dernier +vers, que cet acte, un peu trange, le _remplit d'envie_[528]; le terme +est doux, pour exprimer un sentiment qui ne devait pas l'tre. Il +fallait, on en conviendra, que l'illusion des privilges du rang ft +bien forte, pour qu'un amant pt prendre plaisir voir un prince jeune +et galant, imprimer un baiser sur le front et surtout sur les yeux de +sa matresse! + +[Note 526: 1346.] + +[Note 527: _Real natura, angelico intelletto_, etc.] + +[Note 528: + + _M'empi d'invidia l'atto dolce e strano_,] + +Telle tait la mobilit du gnie de Ptrarque et la souplesse de son +esprit, qu'il passait rapidement de ses rveries d'amour des tudes +graves, des mditations philosophiques et mme pieuses. Un voyage +qu'il fit la Chartreuse de Moutrieu[529], o son frre Grard avait +pris l'habit depuis cinq ans, lui laissa des impressions auxquelles il +obit ds qu'il fut de retour Vaucluse; il y composa un trait _du +Loisir des Religieux_[530], qu'il envoya aussitt ces bons pres, et +dont l'objet tait de leur faire sentir les douceurs et les avantages de +leur tat, compar la vie inquite et agite des gens du monde[531]. +Que l'tat monastique et des avantages pour ceux qui le professaient, +quand ils avaient pu vaincre les affections les plus naturelles et les +plus douces, cela n'a jamais t mis en question; la vraie question +tait de savoir de quelle utilit il pouvait tre pour la socit civile +qu'une classe nombreuse d'hommes jouit de tels avantages, en consommant +une partie considrable de ses produits, sans prendre la moindre part +aux travaux, aux dangers et aux agitations qu'elle impose. Mais cette +question est dcide, ou plutt n'en est plus une depuis long-temps. + +[Note 529: 1347.] + +[Note 530: _De otio religiosorum_.] + +[Note 531: _Mm. pour la Vie de Ptrarque_, t. II, p. 315.] + +Un objet plus grand et d'un plus haut intrt, vint rclamer l'attention +de Ptrarque. On a vu quels avaient toujours t son amour pour +l'Italie, son admiration pour Rome, quels taient ses voeux pour sa +prosprit et pour sa grandeur. Il crut qu'ils allaient tre raliss +par un homme qu'il connaissait, et que peut-tre il avait entretenu +autrefois du dsir d'une rvolution pareille. Parmi les dix-huit +embassadeurs que la ville de Rome avait envoys Clment VI, et du +nombre desquels avait t Ptrarque, se trouvait un homme obscur, fils +d'un cabaretier et d'une porteuse d'eau, mais qui s'tait donn +lui-mme une ducation au dessus de son tat, et qui, ds sa jeunesse, +s'tait rempli l'imagination des grands auteurs de l'ancienne Rome, et +de l'tude de ses vieux monuments. On l'appelait _Cola di Rienzi_, +c'est--dire Nicolas, fils de Laurent[532]. Un enthousiasme gal pour +les mmes objets, forma entre Ptrarque et lui, runis dans la mme +embassade, des liens assez troits d'amiti. Depuis long-temps ils +s'taient perdus de vue, lorsque Ptrarque apprit, d'abord par la voix +de la renomme, et ensuite par les couriers envoys la cour d'Avignon, +que ce Rienzi avait rtabli la libert romaine, et chass les nobles qui +en taient les tyrans; qu'il avait t revtu par le peuple d'une +dictature voile sous la titre modeste du tribun; que son gouvernement +s'annonait par une conduite ferme et des rglements sages; que ses vues +s'tendaient sur l'Italie entire; que dj la plupart des villes, et +mme par politique la plupart des princes, lui avaient adress des +dputations ou des lettres; qu'enfin Rome et l'Italie allaient sortir, +sous ses auspices, de l'tat de trouble, de servitude et d'anarchie o +elles taient plonges. + +[Note 532: _Filius Laurentii_; par corruption en latin _Rentii_, en +vulgaire _Renzi_ et _Rienzi_.] + +Transport de joie ces nouvelles, il crivit Rienzi, une lettre +loquente, pour le fliciter de ses succs, et l'encourager dans son +entreprise. Il le dfendit avec toute la chaleur et l'nergie de la +persuasion et de l'amiti la cour du pape. La premire impression y +avait t celle d'une terreur panique, et malgr les moyens adroits que +le Tribun avait employs pour se rendre cette cour favorable, il s'en +fallait beaucoup qu'il obtnt une approbation aussi gnrale que l'avait +t la terreur. Bientt les folies de Rienzi diminurent encore le +nombre de ses partisans, et redonnrent ses ennemis plus d'audace. +Ptrarque les ignorait ou refusait d'y croire, et continuait de +correspondre avec lui sur le ton de l'amiti, de l'approbation et du +conseil. Il voulut aller lui-mme le diriger et le soutenir. Tous ses +anciens motifs pour s'tablir dfinitivement en Italie, se prsentrent +de nouveau son esprit. Ses amis de Lombardie et de Toscane, +renouvelrent leurs instances. Il dit encore une fois adieu ceux +d'Avignon, son Parnasse de Vaucluse, au pape, au cardinal Colonne, +sa chre Laure. Il la vit dans un cercle de femmes o elle allait +ordinairement; elle tait sans parure, srieuse et pensive. Son air +tait plus triste encore qu' leurs premiers adieux. Son amant mu +jusqu'aux larmes, se retira sans rien dire, en s'efforant de les +cacher. Laure le suivit avec un regard si pntrant et si tendre, qu'il +fut toujours grav dans sa mmoire et dans son coeur. De tristes +prsentiments semblaient dire l'un et l'autre qu'ils ne se verraient +plus. + +En arrivant Gnes, d'o il comptait aller Florence, Ptrarque apprit +que son tribun ne faisait plus Rome, que des folies. Il changea +d'avis, se rendit Parme, et des nouvelles plus tristes encore lui +annoncrent le massacre de tous les nobles romains et celui de la +famille presque entire des Colonne, fait par les ordres de Rienzi. +Cette catastrophe lui causa la plus vive douleur, mais il ne perdait pas +encore l'esprance de voir Rome libre, et il aurait tout souffert ce +prix. Aucune illustre famille, crivait-il, ne m'est aussi chre dans +le monde; mais la rpublique; mais Rome; mais l'Italie, me sont encore +plus chres[533]. Il ne garda cependant pas long-temps l'illusion qui +lui faisait supporter ce dsastre. La chute de Rienzi tait invitable; +il tomba, et _son oeuvre fantastique_, comme l'appelle Villani[534], fut +renverse avec lui. Ptrarque, tristement dtromp, passa de Parme +Vrone. Il y prouva, le 25 janvier 1348, une secousse de ce terrible +tremblement de terre dont parlent tous les historiens de ce temps. La +superstition crut qu'il avait tait annonc par une colonne de feu qu'on +avait vue Avignon, environ un mois auparavant sur le palais du pape; +elle put aussi le regarder comme l'annonce d'une calamit la plus +terrible, de cette peste affreuse qui, aprs avoir dvast l'Asie, et +ravag les ctes d'Afrique, apporte de l en Sicile, se rpandit cette +mme anne en Italie, en Espagne, en France, et changea partout en +dserts les villes et les campagnes. + +[Note 533: _Famil._, l. II, p. 16. _Nulla toto orbe principum +familia carior, carior tamen respublica, carior Roma, carior Italia._] + +[Note 534: _Per li savi discreti si disse in fino allora che la +detta impresa del tribuno era una opera fantastica e da poco durare._ + + (L. XII, c. 89.)] + +Pendant les premiers mois de cette fatale anne, lorsque la peste +n'avait fait encore que peu de progrs, Ptrarque fit de petits voyages + Parme, Padoue, partout accueilli par l'admiration et par l'amiti. +De retour Vrone, il perd plusieurs de ses amis; il apprend que la +contagion a gagn le Comtat; il se rappelle dans quel tat il a laiss +ce qu'il a de plus cher au monde. Des pressentiments funestes, des +songes lugubres, de continuelles terreurs l'agitent. L'esprit toujours +tendu sur Avignon, l'me lance, pour ainsi dire, vers son malheur, il +voudrait hter les courriers; mais les communications sont rompues, les +courriers n'arrivent qu'avec d'insupportables lenteurs. Le 19 mai, il +esprait encore; et depuis plus de quarante jours l'objet de tant +d'esprances et de tant de craintes n'tait plus. Laure tait morte, le +6 avril, environne ses derniers moments de ses parentes, de ses +amies, qui bravaient, pour lui rendre ces tristes devoirs, l'effrayante +contagion dont elle mourait victime, tant elle tait bonne et aimable +pour elles, tant elle avait su s'en faire aimer! Par une fatalit +singulire, elle mourut dans le mme mois, le mme jour et la mme +heure que Ptrarque l'avait vue pour la premire fois. Que devint-il +cette affreuse nouvelle? Personne n'a entrepris de le peindre; mais le +reste de sa vie prouve quelle fut sa douleur; il ne cessa, jusqu' la +fin, de s'occuper de Laure. Ses souvenirs, ses regrets, ses chants s'en +nourrirent sans cesse. Il perdit avec elle ce qui lui restait de got +dans le monde; il en prit un plus vif pour la retraite et pour la +solitude, o il pouvait ne s'entretenir que d'elle, et o il la +retrouvait toujours. + +On voudrait connatre l'objet d'une passion si constante; on dsirerait +pouvoir se le reprsenter sous des traits sensibles, et il n'est point +d'imagination qui n'essaie de s'en tracer le portrait; mais +l'imagination peut s'en pargner les frais. Ce portrait est rpandu dans +des posies o il est l'abri du temps et des sicles. En le +dpouillant de ses ornemens, ou, si l'on veut, de ses exagrations +potiques, et ne laissant que ce qui parat tre l'exacte vrit, on +voit que Laure tait une des plus aimables et des plus belles femmes de +son temps. Ses yeux taient -la-fois brillants et tendres, ses sourcils +noirs et ses cheveux blonds; son teint blanc et anim, sa taille fine, +souple et lgre: sa dmarche, son air avaient quelque chose de cleste. +Une grce noble et facile rgnait dans toute sa personne. Ses regards +taient pleins de gat, d'honntet, de douceur. Rien de si expressif +que sa physionomie, de si modeste que son maintien, de si anglique et +de si touchant que le son de sa voix. Sa modestie ne l'empchait pas de +prendre soin de sa parure, de se mettre avec got, et lorsqu'il le +fallait avec magnificence. Souvent l'clat de sa belle chevelure tait +relev d'or ou de perles; plus souvent elle n'y mlait que des fleurs. +Dans les ftes et dans le grand monde, elle portait une robe verte +parseme d'toiles d'or, ou une robe couleur de pourpre, borde d'azur +sem de roses, ou enrichie d'or et de pierreries. Chez elle, et avec ses +compagnes, dlivre de ce luxe, dont on faisait une loi dans des cercles +de cardinaux, de prlats et la cour d'un pape, elle prfrait, dans +ses habits, une lgante simplicit. + +Avec tout ce qui inspire les dsirs, Laure avait ce qui les contient et +ce qui imprime le respect. Ses yeux semblaient purifier l'air autour +d'elle, et rien que de chaste comme elle n'aurait os l'approcher. Elle +n'tait pourtant pas insensible. Sa pleur, sa tristesse quand son amant +s'loignait d'elle, quelques mots, quelques doux reproches dont on voit +les traces dans les vers de Ptrarque, et quelques particularits que +l'on peut recueillir dans ses autres ouvrages, le prouvent assez; mais +jamais l'impression qu'un si long amour, des soins si soutenus et si +tendres, firent sur son coeur, ne cotrent rien sa sagesse. Tout +l'esprit naturel que peut avoir une femme, toute l'adresse qu'elle peut +employer pour retenir en mme temps qu'elle enflamme, pour alimenter +l'esprance sans donner des droits, elle sut en faire usage; et c'est +ainsi qu'elle parvint captiver, pendant vingt ans, le plus grand gnie +et l'homme le plus passionn de son sicle. + +J'ai dj dit que la puret de ce sentiment a trouv un grand nombre +d'incrdules. Ajoutons que malheureusement elle en doit trouver plus que +jamais. Les preuves en sont pourtant irrcusables; mais pour les +connatre il faut lire, ce qui fatigue beaucoup d'esprits; et pour les +admettre il faut avoir en soi l'amour du beau et de l'honnte, devenu +plus rare encore que le got de la lecture et de l'tude. On avait cru +que la corruption des moeurs tait au comble quand on parvint jeter du +ridicule sur la vertu; il tait cependant encore un degr de plus +atteindre: on ne prend la peine de se moquer que de ce qui existe, et la +vertu a cess d'tre un ridicule aux yeux du monde, en devenant pour lui +un tre de raison. Il est vrai qu'il ne s'agit pas seulement ici de +croire une affection vertueuse et dlicate, mais au sacrifice absolu +des penchants que la nature donne, que l'on peut combattre sans doute, +mais que l'on est plus sr de vaincre dans l'absence des passions et +dans le silence du coeur, que dans cette fermentation des sens, source +premire et compagne presque toujours insparable de l'amour. Ce ne +serait pas faire injure la noblesse de cette passion et sa puret, +que d'examiner ce qui put la maintenir si long-temps dans des bornes si +aises franchir; on pourrait rechercher ce qui la rend vraisemblable, +sans l'admirer, sans la respecter moins, et l'expliquer ne serait pas +l'avilir; mais ces explications pourraient nous mener loin, et +conviendraient d'ailleurs moins ici que dans un cours de philosophie +morale. Tenons-nous-en donc deux faits, qui peut-tre font +disparatre de cet amour une partie de ce qu'il y a de romanesque et de +merveilleux, mais qui, en le ramenant au vrai, le rendent aussi plus +croyable. + +Laure avait un mari dont son coeur n'avait pas fait choix; mais cette +union lui imposait des devoirs: non-seulement elle tait mre, mais, par +une fcondit peu commune, elle le fut onze fois, et neuf de ses enfants +lui survcurent. Il ne manquait la prosprit de son hymen que +l'amour; et si celui de Ptrarque toucha son coeur, il est ais de +concevoir comment, parmi tant de soins domestiques, et de si frquentes +preuves pour sa sant, elle ne permit ce sentiment de lui offrir que +les seules consolations dont elle et besoin. Ptrarque tait libre; la +licence des moeurs de ce sicle ne faisait pas regarder comme un obstacle +aux jouissances les fonctions ecclsiastiques dont il tait revtu. Son +temprament le portait aux plaisirs de l'amour, comme la sensibilit de +son me le rendait susceptible de ses plus douces motions. Quelque +dlicate que soit dans toutes ses posies l'expression de son amour, on +voit que si Laure lui et permis quelques esprances, il les et portes +trs-loin: un sentiment purement platonique ne donne point les +agitations et le trouble o on le voit sans cesse plong. Si l'on peut +croire que, dans ses vers, c'tait plutt la chaleur de l'imagination +que le dsordre des sens et les tourmentes du coeur qui lui dictaient +des expressions si passionnes, qu'on lise ses lettres et ses autres +oeuvres latines; on y verra que partout et tout propos, du ton le plus +srieux et le plus sincre, il se plaint de ces combats qu'il prouve, +de ces mouvements imptueux qui le bouleversent, et de ces feux qui le +consument. + +Enfin, il le faut avouer, il chercha, sinon un remde, au moins une +diversion cette passion si imprieuse et si violente, dans quelques +liaisons passagres dont il rougissait sans doute, puisque nulle part il +n'en a nomm les objets, quoiqu'il parle, dans plusieurs endroits de ses +lettres, de deux enfants naturels qui en avaient t le fruit. Je sais +ce qu'en lisant ceci on en peut tirer d'avantages, et contre Ptrarque, +et en gnral contre les hommes; je ne dfendrai ni sa cause ni la +ntre; et c'est encore une question renvoyer au cours de philosophie +morale. Mais que conclure de ces faits? que Laure ne lui permit jamais, +qu'il ne se permit jamais avec elle que l'expression d'un amour pur; que +cet amour fit quelquefois le tourment, mais encore plus le bonheur comme +la gloire de sa vie; que ce fut, comme il l'avoue cent fois, ce qui le +retira des sentiers du vice, et ce qui le maintint dans le chemin de la +vertu; que s'il eut la faiblesse de cder l'entranement des sens, +celui de l'exemple, et peut-tre d'autres sductions, il se releva +toujours, soutenu comme il l'tait, par un sentiment qui ne pouvait +admettre long-temps ce bas et impur alliage; qu'enfin si l'on refusait +de croire une passion de vingt annes, exempte d'erreurs et de dsirs +vulgaires, ces erreurs et ces dsirs dirigs vers un autre objet, +doivent lui concilier plus de croyance; mais que dans un amour si +constant, exprim avec tant d'lvation et tant de charme, avec des +couleurs si vives, si fort au-dessus des conceptions ordinaires, si +dignes d'un objet cleste et presque divin, il reste encore, malgr ces +faiblesses, un phnomne du gnie et du coeur qui dut remplir d'un noble +orgueil l'me de Laure, et que lui envieront sans doute jamais toutes +les femmes aimables, fires et sensibles. + + + +SECTION DEUXIME. + +_Depuis 1348 jusqu' la mort de Ptrarque. Son influence sur l'esprit de +son sicle et sur la renaissance des lettres._ + + +Ptrarque pleurait depuis deux mois la mort de Laure, quand une autre +perte douloureuse lui fit verser de nouvelles larmes. Le cardinal +Colonne, son protecteur et son ami, mourut Avignon[535], soit de la +peste, qui emporta cette anne cinq cardinaux, soit des suites du +profond chagrin que lui donna la catastrophe ou sa famille presque +entire avait pri. De toute cette famille, peu de temps auparavant si +nombreuse et si puissante, il ne restait donc plus que le vieux tienne +Colonne. Ainsi se vrifia une prdiction singulire de ce vieillard, +dont Ptrarque nous a conserv le souvenir. Plus de dix ans auparavant, +tienne s'entretenait librement avec lui Rome, sur ses affaires +domestiques, sur les guerres dans lesquelles il s'tait engag avec les +Ursins, et qui pouvaient tre, aprs sa mort, pour sa famille, un +hritage de haines, de querelles et de dangers. Aprs s'tre expliqu +franchement sur tous les autres points: Quant ma succession, +ajouta-t-il, en regardant fixement Ptrarque, et les yeux mouills de +larmes, je voudrais, je devrais en laisser une mes enfants; mais les +destins en ont dispos autrement. Par un renversement de l'ordre de la +nature, que je ne saurais trop dplorer, c'est moi, c'est ce vieillard +dcrpit que vous voyez, qui hritera de tous ses enfants[536]. Il ne +leur survcut pas de beaucoup, et mourut lui-mme peu de temps aprs. + +[Note 535: 1348.] + +[Note 536: _Famil._, l. VIII, p. I.] + +La mort du cardinal Colonne dispersa les amis que Ptrarque avait encore +auprs de lui. Socrate resta Avignon, d'o il fit de nouveaux efforts +pour y rappeler son ami. Un Romain, nomm Luc Chrtien, qui Ptrarque +avait rsign son canonicat de Modne, quand il fut fait archidiacre de +Parme, et Mainard Accurse, descendant du fameux jurisconsulte de +Florence, retournrent en Italie pour le voir et s'arranger avec lui sur +le plan de vie qu'ils devaient suivre[537]. Le jour qu'ils arrivrent +Parme, il en tait parti pour un petit voyage Padoue et Vrone. +Ptrarque, de retour au bout d'un mois, apprit avec un vif regret +l'occasion qu'il avait manque; il leur dputa un de ses domestiques, +qu'il vit bientt revenir avec les nouvelles les plus affreuses. En +approchant de Florence, ils avaient t assassins par des brigands. +Mainard Accurse tait mort, et Luc tait mourant de ses blessures. Ces +brigands taient des bannis de Florence, soutenus par les Ubaldini, +maison ancienne et puissante, qui possdait, prs de Mugello, plusieurs +forteresses dans l'Apennin. Ils y donnaient retraite aux bandits, +favorisaient leurs voleries, et partageaient avec eux le butin[538]. +Ptrarque, pntr de douleur, crivit une lettre vhmente aux prieurs +et au gonfalonnier de la rpublique, pour leur demander vengeance de cet +assassinat. Il l'obtint. Les Florentins envoyrent contre les Ubaldini +et leurs brigands, une arme qui fit le dgt sur leurs terres, et prit +en moins de deux mois leurs chteaux. Ainsi, la Toscane dut sa +tranquillit aux rclamations loquentes d'un de ses concitoyens encore +banni de son sein, ou du moins fils d'un banni, et qui les biens de sa +famille n'avaient pas encore t rendus. + +[Note 537: 1349.] + +[Note 538: _Mm. pour la vie de Ptr._, t. III, l. IV, p. 20.] + +D'autres intrts, des pertes plus sensibles l'occupaient. A celles +qu'il avait dj faites, se joignit, cette mme anne, la mort de +plusieurs de ses anciens et de ses nouveaux amis. Parmi les anciens, il +pleura surtout le bon _Sennuccio del Bene_, le plus intime confident de +ses amours. Il voyagea dans la Lombardie pour se distraire et pour se +serrer, en quelque sorte, auprs des amis qui lui restaient. Le vieux +Louis de Gonzague, seigneur de Mantoue, l'appelait depuis long-temps +sa cour. Il y alla passer quelques moments dont il profita pour visiter +le petit village d'Ands, cach aujourd'hui sous le nom obscur de +_Pietola_, mais qui sera clbre, dans tous les temps, par la naissance +de Virgile. Parmi ces chagrins et ces distractions, un grand objet +revenait souvent sa pense: c'tait le sort de l'Italie, toujours +dchire par les guerres que s'y faisaient de petits princes, dont aucun +ne devenait assez puissant pour en fixer la destine. Depuis la chute de +Rienzi, qui il ne s'tait attach que dans cette esprance, Ptrarque +n'en conut une nouvelle que lorsqu'il crut Charles de Luxembourg +dispos descendre en Italie. La bonne intelligence de cet empereur +avec le pape, le rendait propre runir le parti Guelfe au parti +Gibelin; Ptrarque lui crivit ce sujet une lettre remplie d'art, +d'loquence et de force[539]. Charles IV y rpondit, mais, ce qui n'est +pas encourageant pour les hommes le plus en tat de donner aux princes +les conseils qu'il leur importerait le plus de suivre, il n'y rpondit +que trois ans aprs. + +[Note 539: 1350. Cette lettre est imprime dans l'dition de Ble, +1581, page 531, non parmi les ptres, mais sous ce titre particulier: +_De pacificand Itali exhortatio_.] + +Un grand mouvement, non pas politique, mais religieux, se dirigeait +alors vers Rome. Le jubil de 1350 y tait ouvert. Ptrarque y voulut +aller, soit pour gagner les indulgences, soit pour revoir le thtre de +son triomphe potique, ou simplement pour obir cette inquitude +naturelle que le portait sans cesse changer de lieu. Il partit de +Parme, et se dirigea par la Toscane: il entra pour la premire fois +Florence, o le temps de la justice n'tait pas encore venu pour lui, +mais o il avait voir ce qui partout l'intressait le plus, des amis. +Un homme presque aussi clbre que lui dans la littrature de ce sicle, +Jean Boccace tait du nombre. Il tait plus jeune de neuf ans. Ils +s'taient connus Naples, o des rapports de gots, d'objets d'tude et +de caractre les avaient lis. Ils resserrrent Florence les noeuds de +leur amiti, qui dura autant que leur vie. + +Dans la route de Florence Rome, que Ptrarque faisait cheval, il +prouva un accident[540] qui le retarda de quelques jours, et le retnt +au lit pendant plusieurs autres, aprs qu'il y fut arriv. Sa pieuse +impatience souffrait beaucoup de ces retards. Elle tait en lui +trs-relle. Il s'tait dispos avec autant de sincrit que d'ardeur, +tirer tout le fruit possible de cette institution alors nouvelle[541], +qui attirait Rome un prodigieux concours; le fruit principal qu'elle +eut pour lui et t plus miraculeux quelques annes auparavant, lorsque +Laure, encore vivante, et toujours aime, le rendait plus difficile +obtenir. Ce fut alors, pour me servir de ses expressions, que Dieu lui +fit la grce de le dlivrer tout--fait de ce got pour les femmes qui +l'avait si fortement tyrannis depuis sa jeunesse. Mais au reste, en +juger par les paroles mprisantes dont il se sert, et que je me garderai +bien de traduire[542], il n'tait ici question ni de cet amour pur, +anglique, et presque surnaturel, dont Laure voulut tre aime, ni mme +de cet amour conforme la fois et la faiblesse humaine, et au got +des mes dlicates, o l'on se donne tout entier l'un l'autre, o les +plaisirs du coeur purent et ennoblissent d'autres plaisirs. La grce +qu'il obtint n'eut pour objet que ce penchant vague et gnral, qui +conduit plutt au libertinage qu' l'amour, et dont nous avons vu que +l'amour mme ne l'avait pas toujours garanti. Quoi qu'il en soit, c'est +au jubil que Ptrarque attribue cette rvolution qui se fit en lui, +mais dans laquelle, sans qu'il le dise, le progrs de l'ge aida +peut-tre un peu la grce. + +[Note 540: Le cheval d'un vieil abb qui marchait sa gauche, +voulant frapper le sien, dtacha un coup de pied qui atteignit Ptrarque +au-dessous du genou; la plaie qu'il lui avait faite s'envenima; il fut +oblig de s'arrter trois jours Viterbe, et eut ensuite beaucoup de +peine se traner jusqu' Rome.] + +[Note 541: On croit qu'elle eut pour origine le souvenir des jeux +sculaires de l'ancienne Rome. De sicle en sicle, il se trouvait +toujours quelques gens attachs aux anciens usages, qui se rendaient +Rome, parce que d'autres s'y taient rendus un sicle auparavant. En +1300, Boniface VIII accorda de grandes indulgences tous les fidles +qui iraient pendant cette anne, _et toutes les centimes annes +suivantes_, visiter l'glise du prince des aptres. Le gain que les +Romains y firent, les engagea obtenir de Clment VI que le terme ft +rduit cinquante ans. Ce fut alors qu'ils donnrent cette +institution, qui tait un sujet de jubilation pour eux, le nom de +jubil. Urbain VI trouva une nouvelle raison pour le rduire +trente-trois ans, c'est que J.-C. avait pass ce nombre d'annes sur la +terre; et Paul II, eu gard la fragilit humaine, ordonna qu'il serait +ouvert tous les vingt-cinq ans. (_Mm. pour la Vie de Ptrarque_, t. +III, p. 76 et 77.)] + +[Note 542: _Pestis illa..... ea foeditas_. (_Senil._, l. VIII, p. +I.)] + +Il revint Florence, en passant par Arezzo, lieu de sa naissance, o il +fut reu avec tous les honneurs dus son mrite et sa renomme. Une +des choses qui le flatta le plus, fut d'tre conduit, sans s'en douter, +par les principaux de la ville, la maison o il tait n, et +d'apprendre d'eux, que le propritaire avait voulu plusieurs fois y +faire des changements, mais que la ville s'y tait toujours oppose, +exigeant que l'on conservt dans le mme tat, le lieu sacr par sa +naissance[543]. De Florence, il se rendit Padoue[544]. Un nouveau +chagrin l'y attendait. Jacques de Carrare en tait matre; c'tait un +des seigneurs les plus aimables, et qui tmoignait Ptrarque le plus +d'amiti: c'tait auprs de lui qu'il revenait, et, en arrivant, il +apprit sa mort. Jacques de Carrare venait d'tre assassin dans son +palais, par un de ses parents[545], qu'il y avait lev et nourri. +Quelque aversion que ce crime donnt Ptrarque pour le sjour de +Padoue, il y resta encore quelque temps. Il y tait trop prs de Venise, +pour qu'il n'allt pas quelquefois dans cette ville qu'il appelait _la +merveille_ des cits. Il y fit connaissance et bientt amiti avec le +clbre doge Andr Dandolo, brave guerrier, habile politique, homme +distingu dans les lettres, et chef d'une rpublique dont il fut le +premier historien[546]. La guerre tait alors prte clater entre +Venise et Gnes. Ptrarque, qui voyait dans cette guerre la perte de +l'une ou de l'autre rpublique, et de nouveaux malheurs pour l'Italie, +crivit au doge, son ami, et runit dans sa lettre, tous les motifs qui +pouvaient engager les Vnitiens la paix. Dandolo loua beaucoup, dans +sa rponse, l'loquence de Ptrarque; mais malheureusement pour lui et +pour Venise, il ne suivit point son conseil. + +[Note 543: Ces attentions dlicates seraient dignes d'un sicle o +la civilisation serait plus perfectionne; ou peut-tre nous +exagrons-nous la grossiret de ce sicle et la civilisation du ntre.] + +[Note 544: 1352.] + +[Note 545: Il se nommait Guillaume; c'tait un fils naturel de son +cousin Jacques Ier.] + +[Note 546: Voy. ci-dessus, p. 303.] + +En rompant tout commerce avec les femmes, Ptrarque n'avait pas fait voeu +de se priver du souvenir de Laure. Il la pleurait, et consacrait ses +regrets dans des posies o l'on trouve souvent l'accent d'une douleur +vraie, quoique toujours ingnieuse, et o la voix de l'imagination se +fait toujours entendre avec celle du coeur. Le 6 avril de cette anne, +se rappelant que ce jour revenait pour la troisime fois depuis la mort +de Laure, il fixa dans un vers plein de sentiment, ce funeste +anniversaire. Ah! dit-il, qu'il tait beau de mourir il y a aujourd'hui +trois ans[547]. Mais ce jour-l mme, il reconnut qu'il tait heureux +de vivre encore, et qu'il lui restait goter quelques plaisirs. Il +reut un message de Florence, qui le rtablissait dans ses biens et dans +ses droits de citoyen. + +[Note 547: + + _O che bel morir era oggi 'l terzo anno!_ + +C'est le dernier vers du sonnet: + + _Nell'et sua pi bella e pi fiorita_, etc.] + +Pour ajouter la grce la justice, on avait charg l'amiti de ce +message. C'tait Boccace qu'on avait dput vers Ptrarque, et qui +venait reconqurir un citoyen et fliciter un ami. Le snat dsirait de +plus, qu'il voult tre directeur de l'Universit qu'on venait de fonder + Florence. Le dsir de rparer par tous les moyens reproductifs, les +ravages affreux de la peste, avait fait imaginer cette fondation. Celui +de l'illustrer ds sa naissance, avait fix les esprits sur Ptrarque, +et c'est ce qui avait fait prononcer son rappel. Son message et son +objet le remplirent de joie: mas il ne voulut point accepter l'honneur +qu'on lui offrait, et au lieu de s'aller engager dans des soins si peu +compatibles avec ses habitudes et ses gots, il tourna toutes ses +penses vers sa douce et libre retraite de Vaucluse, o ses livres, +crivait-il, l'attendaient depuis quatre ans. Il y arriva vers la fin de +juin. C'tait le temps o les beauts de la nature l'invitaient le plus + s'y fixer; mais le devoir l'appelait la cour pontificale, et, aprs +un mois de repos, il quitta pour le tumulte et les scandales d'Avignon, +l'innocente paix de Vaucluse. + +Le got de Clment VI, pour le luxe et les plaisirs, semblait aller en +augmentant. La vicomtesse de Turenne, sa matresse, donnait le ton aux +femmes pour la parure et pour la conduite. Le pape recevait des rois +sa cour, et leur donnait des ftes; il faisait des cardinaux de dix-huit +ans; il en faisait, dit l'historien Mathieu Villani, de si jeunes et +d'une vie si dissolue, qu'il en rsulta des choses d'une grande +abomination[548]. Parmi tout ce dsordre, on traitait, comme dans toutes +les cours, de grandes affaires. Celles de Rome n'en allaient pas mieux +depuis la chute de Rienzi. Rome ne pouvait plus tre ni libre ni +soumise. L'anarchie et les dsordres qu'elle entrane, taient au comble +dans les murs et hors des murs. Les assassinats et les brigandages +taient impunis: les nobles les favorisaient et retiraient, comme ceux +de Toscane, les assassins et les brigands dans leurs chteaux. Le pape +voulant mettre fin ces dsordres, nomma une commission de quatre +cardinaux pour en chercher les moyens. Ptrarque fut consult. Rendre au +peuple romain ses anciens droits, humilier l'orgueil des nobles, exclure +du snatoriat et des autres charges, les trangers; enfin tablir la +rpublique sur les lois de la justice et de l'galit, tels furent les +conseils qu'il dveloppa dans une des plus belles lettres qui se soient +conserves de lui[549]; on ignore s'ils convinrent beaucoup aux +cardinaux et au pape; mais le peuple de Rome ne laissa pas le temps de +les suivre. Il se rveilla encore une fois, choisit un nouveau chef +nomm Jean Cerroni; et comme les droits du pape furent assez bien +conservs dans cette rvolution qui ne cota pas une goutte de sang; +comme elle terminait la fois les troubles de Rome, et les +incertitudes de Clment VI, qui d'ailleurs tait malade, il y donna son +approbation, et il n'est pas douteux que Ptrarque y donna aussi la +sienne. + +[Note 548: _Math. Villani_, l. II, c. 43.] + +[Note 549: Elle n'est point imprime dans la grande dition de ses +oeuvres; mais elle se trouve dans le manuscrit de la Bibliothque +impriale, n. 8568. L'abb de Sade l'a traduite dans ses Mmoires, t. +III, p. 157 et suiv.; elle est date du 19 novembre.] + +Cette maladie du pape, fut pour notre pote, la source de quelques +dmls qu'il eut avec la facult de mdecine, avec qui l'on prtend +qu'il ne faut jamais tre ni trop bien ni trop mal. Clment VI avait le +malheur, je ne dirai pas de croire la mdecine; mais de consulter la +fois un grand nombre de mdecins; Ptrarque, qui tout fournissait des +sujets de discussion et d'loquence, lui crivit sur cet objet, aprs en +avoir reu la permission du S. Pre. Il n'pargna pas les ridicules que +se donnaient les mdecins de son temps; le S. Pre n'eut pas la +discrtion de le leur cacher. Ils se dchanrent avec fureur contre +Ptrarque. Une controverse pleine d'aigreur et d'injures en fut la +suite, et la plume de l'amant de Laure s'abaissa jusqu'au ton de ses +adversaires. Plusieurs de ses pices se sont heureusement perdues. Il en +reste une beaucoup trop longue, qu'on est rduit regretter qui n'ait +pas eu le sort des autres. Elle porte le titre d'_Invectives_ qu'elle ne +justifie que trop[550]. + +[Note 550: Elle est divise en quatre livres, et n'occupe pas moins +de trente pages dans la grande dition de Ble, 1581, in-fol., o elle +est intitule: _Contra medicum quemdam_, lib. IV. (Voyez p. +1087--1117.)] + +Vaucluse calmait l'humeur de Ptrarque, ou plutt remettait son esprit +et son caractre dans leur assiette naturelle, dont le bruit de la cour +et l'agitation des affaires les faisaient sortir. Il s'y rfugiait ds +qu'il avait quelques moments de libert. L'image de Laure tait pour lui +une compagnie triste, mais douce, et son souvenir bannissait les +sentiments haineux, comme autrefois sa prsence faisait taire ceux qui +n'taient pas aussi purs qu'elle. C'est au printemps de cette anne +qu'on fixe l'poque de plusieurs sonnets o il s'entretient de sa +douleur au milieu des images champtres si propres la renouveler et +l'adoucir tout la fois. C'est l aussi que reprenant, dans la querelle +o il se trouvait engag, le ton qui convenait l'lvation de son +gnie, rduit faire son apologie, mais voulant la faire sur un ton qui +en garantt le succs et la dure, il crivit son _Epitre la +Postrit_, qui contient les principaux vnements de sa vie, et qui, +plus heureuse que d'autres lettres qui ont port le mme titre, est +arrive son adresse[551]. De Vaucluse, il s'entretenait avec ses amis +d'Italie; son me, faite pour les sentiments tendres, ne pouvait presque +passer un jour sans ces panchements de l'amiti. Il leur prodiguait ou +les conseils de la philosophie, ou ses douces consolations; il les +rconciliait entre eux lorsqu'ils taient en msintelligence. Quoique +relgu en de des Alpes, il exerait jusqu' la pointe de l'Italie +cette autorit bienfaisante. La cour de Naples avait t cruellement +agite depuis dix ans qu'il n'y avait paru. On y avait vu un roi +assassin; la jeune reine, la fille du bon roi Robert plus que +souponne d'avoir tremp dans cet attentat; ses tats envahis, sa +personne menace par le roi de Hongrie, arm pour la vengeance de son +frre; Jeanne fugitive en Provence, mise en cause devant la cour +pontificale; rduite y prouver que tout s'tait pass par les suites +d'un sortilge qui l'avait forc d'avoir pour son mari une aversion +invincible; rtablie dans ses tats avec Louis de Tarente, premire +cause de son crime, et devenu son poux, enfin rentrant Naples et +couronne solennellement avec lui. + +[Note 551: M. Baldelli ne veut pas que l'ptre la postrit ait +t crite alors; il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, aprs +que Ptrarque et fait une autre invective, en rponse un Franais qui +l'avait attaqu. (_V. le sommario cronologico_, la fin de son ouvrage, +p. 319.) Sa raison parat trs bonne, et je m'y tais d'abord rendu. +Mais, aprs un plus mr examen, je suis revenu l'opinion commune, et +j'ai rtabli ce passage que j'avais d'abord effac. Je dirai ailleurs +mes motifs qu'il serait trop long de dduire ici.] + +Un Florentin, homme de naissance et d'un mrite au-dessus du commun, +Nicolas Acciajuoli, qui avait t en grande faveur auprs du roi Robert, +et fait par lui gouverneur de Louis de Tarente, avait servi, encourag, +soutenu son lve dans ces circonstances fortes au niveau desquelles le +caractre de ce jeune prince ne se trouvait pas. Louis, qui lui devait +la couronne, l'en paya par le plus haut crdit et par sa premire +dignit du royaume, dont il le fit grand snchal. Boccace et d'autres +Florentins avaient mis en correspondance Acciajuoli et Ptrarque. Leur +liaison s'tait resserre la cour d'Avignon. Ptrarque, port +d'inclination pour la reine, et sans doute ne la croyant pas coupable, +avait pris beaucoup de part cet heureux vnement. Il en avait +flicit le grand snchal, en lui donnant pour son jeune roi les +conseils d'une morale leve et d'une sage politique[552], lorsqu'il +apprit qu'Acciajuoli s'tait brouill avec un seigneur napolitain avec +lequel il avait lui-mme, de plus anciennes liaisons d'amiti: c'tait +Jean Barrili, qui avait t, dans la crmonie de son couronnement +Rome, le reprsentant du roi Robert. Ptrarque sachant que cette rupture +tait la suite d'un malentendu, et que de tels hommes n'avaient besoin +que de se revoir pour s'entendre, imagina pour les rassembler de leur +crire une lettre _ tous les deux ensemble_, qui ne pouvait tre +ouverte et lue qu'en commun; elle contenait des raisons auxquelles ni +l'un ni l'autre ne put rsister. Leur ami tait en quelque sorte au +milieu d'eux; il ne leur parla pas en vain; ils s'embrassrent, et tout +fut oubli. + +[Note 552: _Epist. Variar._ 10.] + +Ptrarque prit alors quelque part une affaire singulire par sa +nature, et surtout par son dnoment. Rienzi, errant depuis quatre ans +dans plusieurs cours, aprs un grand nombre d'aventures, fut enfin livr +au pape par l'empereur Charles IV. Jet dans les prisons de Prague, et +de l conduit dans celles d'Avignon sous bonne escorte, le pape chargea +trois cardinaux d'instruire son procs. Rienzi demanda tre jug +suivant les lois. Il ne put l'obtenir. Ptrarque, justement indign de +ce dni de justice, crivit au peuple romain une lettre gui est imprime +parmi les siennes[553], quoiqu'il n'ost pas la signer, et par laquelle +il presse ses concitoyens d'intervenir dans cette affaire; on ne voit +pas que le peuple ait ni rpondu ni agi; mais tout--coup un bruit se +rpandit Avignon que Rienzi, qui de sa vie n'avait peut-tre fait un +seul vers, tait un grand pote. On regarda comme un sacrilge d'ter +la vie un homme d'une _profession sacre_[554]; il dut son salut +cette erreur bizarre; il lui dut au moins d'tre plus doucement trait +dans sa prison, et d'tre rserv de nouvelles aventures; il l'tait +aussi une mort tragique, mais qu'il devait recevoir dans Rome, et +revtu, avec le consentement du pape, de cette mme dignit de tribun +qui faisait alors son crime. + +[Note 553: C'est la quatrime des ptres _sine titulo_.] + +[Note 554: Cicron, _pro Archia poeta_.] + +Plusieurs cardinaux qui aimaient Ptrarque, et surtout ceux de Boulogne +et de Taillerand, conspirrent contre sa libert en s'occupant de sa +fortune. Ils firent tous leurs efforts pour qu'il acceptt la place de +secrtaire apostolique que Clment VI lui offrait pour la seconde fois. +Aprs avoir puis toutes ses dfenses, il saisit celle que lui +fournissait le seul dfaut que ses puissants amis prtendissent trouver +en lui; c'tait l'lvation de son style qui ne s'accordait pas, +avouaient-ils, avec l'humilit de l'glise romaine. Rien de plus ais, +selon eux, que de se corriger de ce dfaut, et de s'abaisser jusqu'au +style des bulles et de la chancellerie. Il consentit un essai; mais au +lieu de s'abaisser, il dploya les ailes de son gnie, et prit un vol si +haut qu'il chappa, pour ainsi dire, aux regards de ceux qui voulaient +le rendre esclave, et qu'ils renoncrent au projet de l'asservir. + +C'tait toujours Vaucluse qu'il se rfugiait pour tre libre. Il y +apprit bientt la mort de Clment VI et l'lection d'Innocent VI son +successeur[555]. C'tait encore un pape franais, et qui ne pouvait par +consquent avoir le voeu de Ptrarque, toujours occup du dsir de voir +rtablir Rome la cour romaine. Innocent VI avait encore un grand tort + ses yeux. Il tait ignare et non lettr, au point qu'il avait adopt +l'opinion d'un vieux cardinal qui soutenait que Ptrarque tait +magicien, parce qu'il lisait continuellement Virgile. Enfin c'tait, +comme dit Villani, un homme de bonne vie et de petit savoir[556]. Sous +un tel pape les amis de Ptrarque eurent beau faire pour l'arracher sa +retraite et l'engager dans des emplois qu'ils auraient obtenus +facilement, malgr les prventions du pontife, il leur fut impossible de +le tirer de Vaucluse, o il passa mme l'hiver[557]. Il le quitta enfin, +mais ce fut pour retourner en Italie. Il partit sans avoir pu se +rsoudre voir le nouveau pape, malgr les instances ritres des +cardinaux ses amis. Je craignais, dit-il dans une de ses lettres, de lui +faire du mal par ma magie, ou qu'il ne m'en fit par sa crdulit[558]. + +[Note 555: tienne Alberti, cardinal d'Ostie, n Beissac, diocse +de Limoges. Clment VI tait aussi Limousin.] + +[Note 556: Math. Villani, l. III, c. 44.] + +[Note 557: 1353.] + +[Note 558: _Ne aut illi mea magia, aut mihi molesta sua credulitas +esset._ (_Senil._, l. I, p. 3.)] + +Il allait donc revoir sa chre Italie; mais o devait-il se fixer? +Nicolas Acciajuoli l'appelait Naples, Andr Dandolo Venise, son +inclination particulire Rome; mais diffrents motifs l'loignaient de +chacune de ces villes: en France aussi, le roi Jean, plein d'admiration +pour lui sans le connatre, avait inutilement essay de l'attirer +Paris. Descendu en Italie par le mont Genvre, il tait encore incertain +entre le sjour de Parme, de Vrone et de Padoue. Il ne voulait que +passer Milan; mais il y fut arrt par Jean Visconti, qui en tait +alors matre, qui aimait les lettres, et qui regardait les savants comme +un des ornemens de sa cour. Il tait archevque de Milan, lorsque son +frre, _Luchino_ Visconti, mourut: il runit, en lui succdant, la +puissance temporelle au pouvoir spirituel. L'Italie et le pape lui-mme +virent cette runion avec effroi. Clment VI lui fit ordonner par un +nonce de choisir entre les deux pouvoirs. Visconti renvoya le nonce au +dimanche suivant, aprs la messe. Il la clbra pontificalement, fit +ensuite avancer l'envoy du pape, et prenant d'une main sa croix, de +l'autre son pe nue: voil, lui dit-il, mon spirituel, et voil mon +temporel; dites au S. Pre qu'avec l'un je dfendrai l'autre. Tel tait +ce Jean Visconti, dont l'ambition dmesure aspirait rgner sur +l'Italie entire, et qui avait, pour y russir, autant d'adresse dans +l'esprit que de puissance et de courage. Il employa, pour retenir +Ptrarque, tout ce qu'a de sduisant un grand pouvoir quand il est +caressant et affable. Il rpondit toutes ses objections, prvint +toutes ses demandes, et le rduisit enfin l'impossibilit d'un refus. + +Ptrarque fut log dans une maison commode, dont la vue tait admirable +et la situation charmante. Il n'avait aucun titre, aucune fonction, si +ce n'est une place dans le conseil du prince, sans obligation d'y +assister. Il tait libre la cour de celui que l'histoire appelle le +tyran de la Lombardie, et qui l'tait en effet; mais c'tait un tyran +aimable, qui savait couvrir de fleurs les liens dont il enchanait un +homme si passionn pour son indpendance. Ptrarque ne put cependant +refuser l'ambassade qu'il lui proposa pour engager Venise faire la +paix avec Gnes. La dernire de ces deux rpubliques, aprs une dfaite +terrible, venait de se livrer Visconti; l'autre, enorgueillie de ses +victoires, soutenue par une ligue italienne et par l'esprance de +l'arrive de l'empereur, tait dans les dispositions les moins +pacifiques. Ptrarque, chef d'une ambassade compose d'hommes habiles et +loquents, plus loquent lui-mme qu'eux tous[559] et plus vers dans +les affaires, aid encore par l'amiti qui l'unissait avec le doge Andr +Dandolo, choua dans cette ngociation qu'il avait regarde comme +facile. Mais Venise et son doge payrent cher leur refus. Les Gnois, +soutenus par Visconti, reprirent de tels avantages que Venise se vit +deux doigts de sa perte, et que Dandolo, qui aimait la gloire et sa +patrie, mourut accabl de travaux et de chagrins. Jean Visconti fut +emport environ un mois aprs par une mort presque subite; ainsi deux +tats voisins se trouvrent en mme temps privs de leurs chefs, et +Ptrarque de deux puissants amis. + +[Note 559: La harangue qu'il pronona dans cette occasion est +conserve parmi les manuscrits de la bibliothque impriale de Vienne. +Voyez le Catalogue imprim de ces manuscrits, part. I, p. 509, cit par +M. Baldelli, _del Petrarca e dell sue opere_, p. 107, note.] + +Ce qu'il attendait depuis long-temps arriva enfin. L'empereur Charles IV +descendit en Italie, et lui fit dire de venir le trouver Mantoue. +Charles avait rpondu, mais seulement depuis un an, la lettre que +Ptrarque lui avait crite[560]; il montrait encore des irrsolutions +que Ptrarque essaya de vaincre par une seconde lettre plus pressante +que la premire; mais ce n'tait point son loquence qui avait dcid +Charles IV, c'tait l'or des Vnitiens, qui, sans se dcourager de +leurs pertes, ayant form en Lombardie une ligue puissante, et voulant +mettre la tte de cette ligue l'empereur, lui avaient propos d'entrer +en Italie leurs frais. Ptrarque obit avec empressement aux ordres du +monarque, et se rendit Mantoue. Il y passa huit jours auprs de ce +prince, et fut tmoin de toutes ses ngociations avec les seigneurs de +la ligue lombarde runis contre les trois Visconti, Mathieu, Barnab et +Galas, qui avaient partag entre eux, d'un trs-bon accord, les tats +de leur oncle, et avaient hrit de son ambition plus que de ses talens; +mais il taient forts par leur union; et pouvant opposer la ligue une +arme de trente mille hommes de bonnes troupes bien payes, ils +gardaient une attitude calme et presque menaante. Pendant tout ce +temps, Ptrarque ne quitta presque pas l'empereur: Charles employa +chaque jour s'entretenir avec lui tous les moments qu'il pouvait +drober au crmonial et aux affaires. Ces entretiens, dont Ptrarque a +fix le souvenir dans une de ses lettres[561], honoreraient le caractre +de l'empereur par la noble libert des discours et des rponses du +pote, si la permission qu'il accordait de lui parler ainsi n'tait pas +venue plutt de sa faiblesse que de cette lvation des grandes mes qui +les met au-dessus des petitesses de l'orgueil. N'ayant pu faire la paix, +et forc se contenter d'une trve, il voulait emmener Ptrarque avec +lui jusqu' Rome lorsqu'il alla s'y faire couronner; mais Ptrarque +s'en dfendit avec un mlange adroit de politesse et de fermet. Au +moment o il prit cong de Charles cinq milles au-del de Plaisance, +un chevalier toscan de la suite de ce prince, prenant Ptrarque par la +main, dit l'empereur: Voil l'homme dont je vous ai souvent parl; +c'est lui qui clbrera votre nom si vos actions sont dignes d'loges; +s'il en est autrement, il sait et parler et se taire. + +[Note 560: Voyez ci-dessus, p. 388.] + +[Note 561: Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 380 et +suiv.] + +C'est ce dernier talent que Charles lui donna sujet d'employer par la +conduite qu'il tint Rome. Il passa deux jours visiter les glises en +habit de plerin. Il avait toujours promis au pape qu'il n'entrerait +Rome que le jour de son couronnement, et qu'_il n'y coucherait pas_: +fidle cette dernire promesse, plus qu'attentif conserver ses +droits, il sortit de la ville le jour mme qu'il y fut couronn. Il se +hta de traverser l'Italie et les Alpes, recevant partout des marques du +mpris que mritait sa faiblesse; la bourse pleine d'argent, dit +Villani, mais couvert de honte par l'abaissement de la majest +impriale[562]. Ptrarque, dchu de son attente, et n'esprant plus rien +d'un tel prince pour le bonheur de l'Italie, s'attacha plus que jamais +aux Visconti, dont il ne cessait de recevoir des preuves de +considration et de confiance. Il eut cette anne l[563] des accs plus +forts qu' l'ordinaire d'une fivre tierce qui l'attaquait ordinairement +en septembre. Ces accs duraient encore quand Mathieu Visconti mourut +subitement, soit de ses dbauches excessives, soit, si l'on en croit des +bruits que quelques historiens ont adopts, empoisonn ou touff par +ses deux frres. Barnab tait un guerrier barbare et trs-capable d'un +fratricide; mais Galas avait des qualits aimables, et mmes des +vertus. C'est lui que Ptrarque s'tait particulirement attach. Il +fut trs-affect des bruits qui se rpandirent; mais une preuve bien +forte qu'il les crut sans fondement, c'est qu'il ne quitta pas celui +qu'ils accusaient d'un si grand crime. + +[Note 562: Math. Villani, l. V, c. 53.] + +[Note 563: 1355.] + +Il tait peine rtabli quand Galas le choisit pour une ambassade +importante auprs de l'empereur, que l'on croyait prt porter la +guerre en Italie[564]. Ptrarque l'alla chercher Ble, o il attendit +un mois inutilement. Il venait d'en partir quand cette ville fut presque +entirement dtruite par un affreux tremblement de terre. Il se rendit + Prague, o il trouva l'empereur tout occup de la bulle d'or qu'il +venait de faire recevoir la dite de Nuremberg. Charles lui fit le +mme accueil qu' l'ordinaire, et le rassura sur les craintes qui +taient l'objet de son voyage. Quoique trs-irrit contre les Visconti +et contre l'Italie, il ne songeait point y porter la guerre. Les +affaires de l'Allemagne l'occupaient assez. Quelque temps aprs le +retour de Ptrarque Milan[565] il reut de la part de l'empereur un +diplme de comte palatin, dignit qui n'tait pas alors avilie, et dont +ce diplme lui confrait tous les droits et privilges. Il tait revtu +d'un sceau ou bulle enferme dans une bote d'or d'un poids +considrable. Ptrarque accepta le titre avec reconnaissance; mais il +renvoya l'tui de la bulle au chancelier de l'Empire. La fortune dont il +jouissait diminue peut-tre le mrite de ce refus; mais il l'aurait fait +sans doute lors mme qu'il tait pauvre, et d'autres bien plus riches +que lui ne le feraient pas. + +[Note 564: 1356.] + +[Note 565: 1357.] + +Pour goter le repos dont il se sentait plus de besoin que jamais, et +pour fuir les grandes chaleurs, il s'alla tablir trois milles de +Milan, dans une jolie maison de campagne, au village de _Garignano_, +prs de l'Adda; il lui donna le nom de _Linterno_, en mmoire du +_Linternum_ de Scipion l'Africain. Ses projets de travaux taient +immenses, et, comme il le dit lui-mme, effrayants pour l'espace de +temps qu'il lui restait peut-tre vivre. Sa sant tait bonne et +robuste; elle l'tait mme trop pour certaines rsolutions que nous +l'avons vu prendre; il s'en plaignait ses amis; mais il mettait sa +confiance dans la grce, et l'on ne voit en effet dans aucune de ses +lettres qu'elle lui ait manqu. Il a plu cependant quelques historiens +de sa vie, de lui attribuer avec une demoiselle des environs de +_Garignano_ et de l'illustre nom de Beccaria, une intrigue dont sa fille +Franoise fut le fruit, mais c'est un anachronisme et une fable. +Franoise sa fille, comme Jean son fils, taient ns Avignon, sans +doute de la mme femme et dans le temps de ces distractions par +lesquelles il donnait le change sa passion pour Laure. + +Au lieu de visites de cette espce, il en faisait souvent de fort +diffrentes la chartreuse de Milan, qui tait toute voisine de son +village, et il passait avec les chartreux ou dans leur glise presque +tous les moments qu'il ne donnait pas l'tude. L'ouvrage le plus +considrable qu'il fit dans cette dlicieuse retraite, est son Trait +philosophique intitul _Remdes contre l'une et l'autre fortune_[566]. +Le dsir de consoler son ancien ami Azon de Corrge, que des +catastrophes inattendues avaient plong dans le malheur, lui en fit +natre l'ide, et celui de l'honorer dans son infortune l'engagea le +lui ddier; c'tait aussi s'honorer lui-mme. + +[Note 566: _De remediis utriusque fortun_, 1358.] + +Un accident assez simple qu'il eut alors, mais dont la cause mrite +d'tre remarque, fut sur le point d'avoir des suites graves. Il avait +pris la peine de copier lui-mme un gros volume des ptres de Cicron, +les copistes, disait-il, n'y entendant rien. Il le tenait toujours sa +porte, et s'en servait, ce qu'il parat, aussi habituellement que de +son Virgile. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs +en cuivre, selon l'usage du temps[567], tomba plusieurs fois sur sa +jambe gauche, et la frappant au mme endroit, y fit une plaie qui +s'envenima. Les mdecins crurent qu'il faudrait lui couper la jambe. Le +rgime, les fomentations et le repos la gurirent. Ds qu'il put monter + cheval, il fit Bergame, un petit voyage, plus remarquable encore par +son motif. Son nom tait alors parvenu au plus haut point de clbrit: +l'Italie entire avait en quelque sorte les yeux sur lui: les orateurs, +les philosophes, les potes, le regardaient comme leur matre; des +hommes mme d'une profession trangre aux lettres, partageaient +l'admiration gnrale. + +[Note 567: C'est ce qu'on pourrait vrifier: ce livre prcieux, +crit de la main de Ptrarque, est Florence, dans la bibliothque +Laurentienne. (_Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 495, en note.)] + +Un orfvre de Bergame, nomm _Capra_, homme d'un esprit cultiv, riche, +et le premier dans son art, devint presque fou d'enthousiasme: il obtint + force de prires, que Ptrarque le vnt voir Bergame. Le gouverneur, +le commandant, la ville entire lui firent une rception de prince, et +se disputrent l'honneur de le loger. Il donna la prfrence son +orfvre, qui faillit en mourir de joie, le reut avec une magnificence +que les plus grands seigneurs auraient pu peine galer, et lui prouva, +par le nombre et le choix des livres qui composaient sa bibliothque, +par sa conversation, par la chaleur et l'empressement dlicat de ses +soins, qu'il mritait cette prfrence. + +L'hiver suivant, Boccace fit un voyage Milan, tout exprs pour le +voir[568]. Plusieurs jours s'coulrent pour eux dans de doux +entretiens, et ils ne se sparrent qu' regret. Ptrarque avait donn +son ami un exemplaire de ses glogues latines, crit de sa main. +Boccace, de retour Florence, lui en envoya un du pome de Dante, qu'il +avait aussi copi de la sienne[569]. Ptrarque n'avait pas ce pome dans +sa bibliothque, et cela pouvait accrditer l'opinion qu'il tait jaloux +de son auteur. Boccace avait joint cette copie, de trs-grands loges +du Dante. Il s'en justifiait en quelque sorte, en lui crivant que ce +pote avait t son premier matre, _la premire lumire qui avait +clair son esprit_. La rponse de Ptrarque est trs-curieuse[570]. On +y voit, que s'il n'tait pas positivement jaloux du Dante, la rputation +de ce grand pote lui portait cependant quelque ombrage. Il attribue le +peu d'empressement qu'il avait montr pour son pome, au projet qu'il +avait eu, ds sa jeunesse, d'crire aussi en langue vulgaire, et la +crainte de devenir plagiaire ou copiste sans le vouloir. On voit +clairement par les expressions dont il se sert qu'il ne lui accordait de +supriorit que dans cette langue vulgaire, dont il croyait la vogue peu +durable; qu'il ne regardait pas comme un objet d'envie, un homme qui +avait fait sa principale et peut-tre son unique occupation de ce qui +n'avait t pour lui qu'un jeu et un essai de son esprit; que lui-mme +faisait alors trs-peu de cas de ce qu'il avait crit dans cette langue, +et qu'il fondait pour l'avenir sa renomme sur des titres qu'il +regardait comme plus solides; mais dont le temps, qui fait la destine +des langues et des ouvrages, a tout autrement dcid. + +[Note 568: 1359.] + +[Note 569: Ce beau manuscrit tait la bibliothque du Vatican, N. +3199: il est maintenant sous le mme numro la Bibliothque impriale. +C'est, sans contredit, le plus prcieux qui existe de ce pome.] + +[Note 570: Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 508 et suiv. +Cette lettre, qui n'est pas dans l'dition de Ble, est dans celle des +lettres de Ptrarque, Genve (Lyon), 1601, in-8, fol. 445.] + +Il continuait de se partager entre sa jolie retraite de Linterno et le +sjour de Milan. Il avait depuis peu avec lui Jean, son fils naturel, +qui, parvenu l'ge des passions, lui donnait des chagrins et de +l'inquitude. Il fut vol de tout ce qu'il avait Milan, et ne put en +accuser que son fils. Ce vol fut la cause qui le ft changer de demeure, +ou le prtexte qu'il donna de ce changement. Il alla s'tablir dans une +abbaye hors des murs de la ville, entre la porte de Cme et celle de +Verceil[571]. Peu de temps aprs[572], sa vie paisible et studieuse fut +encore interrompue pour une ambassade honorable. Le roi Jean, prisonnier +en Angleterre depuis la bataille de Poitiers, tait enfin sorti de sa +longue captivit; Isabelle, sa fille, venait d'pouser, Milan, le fils +de Galas Visconti. Galas dputa Ptrarque auprs du roi, pour le +complimenter sur sa dlivrance[573]. L'tat dplorable o il trouva +Paris et ce qu'il traversa du royaume, le toucha jusqu'aux larmes, +quoiqu'il n'aimt pas la France. Le roi Jean et le dauphin, son fils, +lui firent l'accueil le plus distingu. Le peu qu'il y avait de gens de +lettres et de savants capables de l'entendre, s'empressrent de jouir de +ses entretiens et de rendre hommage ses lumires. Le roi voulut le +retenir sa cour: le dauphin l'en pressa encore davantage; mais +l'Italie le rappelait; il y revint ds que sa mission fut remplie. Les +instances du roi Jean, ses prsents, ses promesses plus magnifiques +encore, le poursuivirent jusqu' Milan; il reut aussi de l'empereur, +peu de temps aprs son retour[574], des invitations non moins +pressantes, accompagnes de l'envoi d'une coupe d'or d'un travail +admirable; mais ni la France, ni l'Allemagne ne le tentrent. Il opposa + toutes les sollicitations ses deux passions dominantes, l'amour de la +patrie, et ce qu'il appelait sa paresse. + +[Note 571: C'est le monastre de St.-Simplicien, de l'ordre des +Bndictins du mont Cassin.] + +[Note 572: 1360.] + +[Note 573: La harangue qu'il adressa au roi est conserve parmi les +mmes manuscrits de la bibliothque impriale de Vienne, o se trouve +celle qu'il avait prononce devant le snat de Venise. (Baldelli, _ub. +supr._, p. 113, note.)] + +[Note 574: 1361.] + +Cet amour tait mis de grandes preuves. L'Italie tait dvaste par +la peste et par la guerre. Les compagnies trangres y redoublaient +leurs ravages et y rpandaient la contagion. Le Milanais tait en proie + ces deux flaux la fois; c'est sans doute ce qui fora Ptrarque +quitter Milan et l'agrable sjour de Linterno, et se rfugier +Padoue. Il s'tait rconcili avec son fils Jean, et commenait en +esprer mieux: il le perdit. Ses amis firent de nouveaux efforts pour +l'attirer, les uns Naples, les autres Avignon. L'empereur renouvela +aussi ses instances. Ptrarque fut prs de cder. Il se mit mme en +route pour Avignon, alla jusqu' Milan, et de l, changeant d'avis, +voulut s'acheminer vers l'Allemagne, mais les compagnies franches +taient partout, obstruaient tous les passages: il revint Padoue et en +fut chass par la peste[575]. Elle n'avait point encore gagn Venise: il +y chercha un asyle: jamais il ne se transportait ainsi sans ses livres, +qui le suivaient chargs sur plusieurs chevaux[576]. C'tait un embarras +dont il trouva le moyen de se dlivrer honorablement, en faisant la +rpublique de Venise le don de sa bibliothque. Ce don fut accept par +un dcret, qui assigna un palais pour le logement de Ptrarque et de ses +livres[577]. Il avait mis pour condition que jamais ils ne seraient +spars ni vendus. Il esprait qu'on prendrait soin de les conserver +aprs lui; mais ce soin a t nglig. Les livres ont pri, et il ne +reste plus que la mmoire d'une donation que le temps aurait d +respecter. + +[Note 575: 1362.] + +[Note 576: C'est ce qui l'obligeait en avoir toujours un grand +nombre.] + +[Note 577: Il s'appelait le palais des _Deux-Tours_, et appartenait +aux _Molini_: Il a servi depuis de monastre aux religieuses du +St.-Spulcre. (_Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 616.)] + +Ptrarque eut encore une fois Venise la consolation de recevoir chez +lui son ami Boccace, que la peste avait chass de Florence[578]. Ils +passrent dlicieusement ensemble les trois mois les plus chauds de +l'anne. Ils auraient voulu ne se plus quitter. Plus Ptrarque perdait +de ses amis, plus ceux qui lui restaient lui devenaient chers. Cette +seconde peste lui fut aussi fatale que la premire: elle venait de lui +enlever Azon de Corrge et son cher Socrate: peine eut-il reu les +adieux de Boccace, qu'il apprit coup sur coup la perte de Llius, d'un +autre intime ami qu'il appelait Simonide[579] et de Barbate de Sulmone. +Un chagrin moins sensible, mais qui ne laissa pas de l'affecter +vivement, fut de voir accueillie par des critiques amres la publication +de ses glogues latines et de quelques fragments de son pome de +l'Afrique. Cette sensibilit du gnie est assez gnralement blme par +ceux qui n'en ont pas. Ses souffrances sont une partie de ses secrets +qu'ils ne conoivent pas plus que les autres. Mais Ptrarque avait assez +de quoi s'en consoler dans les tmoignages d'admiration que le suivaient +partout et qu'on lui adressait de toutes parts. + +[Note 578: 1363.] + +[Note 579: _Francesco Nelli_, prieur des Saints-Aptres.] + +Peu de temps aprs son tablissement Venise, il rendit cette +rpublique un bon office, qui accrut encore la considration dont il y +jouissait[580]. Une rvolte qui venait d'clater dans l'le de Candie, +exigeait qu'on y envoyt une expdition prompte, sous un gnral habile +et renomm. Le snat jeta les yeux sur _Luchino del Verme_, qui +commandait les troupes des seigneurs de Milan. Le doge, en lui crivant +pour lui proposer ce commandement, engagea Ptrarque lui crire aussi +de son ct. Ptrarque s'tait intimement li Milan avec ce gnral, +qui joignait des qualits aimables ses talents militaires. Sa lettre +et celle du doge eurent un plein succs. Les Visconti tant alors en +paix, _Luchino_ accepta, partit, vainquit, dlivra les prisonniers que +les rvolts avaient faits, prit toutes leurs places, pacifia l'le, et +revint Venise prsider et distribuer des prix aux jeux questres, la +manire antique, qui furent donns pendant quatre jours pour clbrer sa +victoire. Le doge y assistait, la tte du snat, dans une tribune de +marbre, au-dessus du vestibule de l'glise Saint-Marc. La place de +Ptrarque y fut marque la droite du doge. Sans charge, sans fonctions +dans la rpublique de Venise, il en exerait une suprme; il tait en +Italie, le chef et, pour ainsi dire, le doge de la rpublique des +lettres. + +[Note 580: 1364.] + +Il ne sortait plus de Venise que pour aller de temps en temps Pavie, +o Galas Visconti, qui y avait fix son sjour, ne le voyait jamais +assez, et Padoue, que ses amis, les seigneurs de Carrare, possdaient +toujours[581]. Il y allait certains temps de l'anne desservir son +canonicat. Dj trs-riche en bnfices, il en eut alors un nouveau, +qu'il ne garda pas long-temps. Les Florentins dsiraient toujours qu'il +revnt habiter parmi eux. Ils n'imaginrent pour cela rien de mieux que +de demander pour lui au pape un canonicat dans leur ville. Urbain V, qui +avait succd Innocent VI, et qui avait d'autres vues sur Ptrarque, +lui en donna un Carpentras[582]; mais, dans ce moment mme, le bruit +de sa mort se rpandit, on ne sait pourquoi, en Italie. On le crut +Avignon; et l'ardeur pour les promotions y taient si grande, qu'en peu +de jours le pape disposa de ce canonicat, de celui de Padoue, de +l'archidiacon de Parme, et de tous ses autres bnfices. Quand on sut +qu'il tait vivant, toutes ces nominations furent annules, except +celle du canonicat de Carpentras. + +[Note 581: Aprs la mort de Jacques de Carrare, assassin en 1350, +_Giacomino_ son frre, et _Francesco_ son fils, gouvernrent d'abord +ensemble; mais ils se divisrent; l'oncle conspira contre le neveu en +1355; celui-ci le fit enfermer pour le reste de ses jours. Franois de +Carrare, qui gouvernait seul alors depuis dix ans, semblait avoir hrit +de l'amiti que son pre avait eue pour Ptrarque.] + +[Note 582: 1365.] + +L'ancien vque de ce diocse, Philippe de Cabassoles, alors patriarche +de Jrusalem, tait le plus cher des amis que Ptrarque avait encore +Avignon. Il promettait depuis long-temps ce prlat un _Trait de la +vie solitaire_, qu'il avait commenc Vaucluse. L'ayant achev +Venise, il le lui envoya, avec la ddicace qui lui est adresse, et +qu'on lit la tte de ce Trait. Le pape Urbain faisait concevoir de +grandes esprances, oprait des rformes dans toutes les parties de la +discipline, et donnait l'exemple de celle des moeurs, dont il tait plus +que temps d'arrter l'effrayante corruption. Ptrarque le crut digne de +remplir enfin ses vues sur l'Italie. Il lui crivit une lettre longue, +loquente et hardie, pour l'engager y revenir[583]. Cette lettre, +aussi remplie de traits d'rudition que de hardiesse, tonna doublement +Urbain, qui tait plus savant en droit canon qu'en littrature et en +histoire[584]. Il chargea Franois Bruni d'Arezzo, alors secrtaire +apostolique, d'y faire quelques commentaires qui lui en facilitassent +l'intelligence. Tout le monde, dans Avignon, fut surpris au ton que +Ptrarque osait prendre avec un souverain pontife; cependant, soit que +le pape et dj conu le dessein de son retour, soit qu'il y ft port +par les raisonnements et par l'loquence de Ptrarque, il dclara, peu +de temps aprs avoir reu cette lettre, son dpart pour Rome, dont il +fixa l'poque aprs Pques de l'anne suivante. Malgr les efforts que +le roi de France fit pour le retenir, et tous les petits moyens qu'y +employrent les cardinaux, fchs de quitter les beaux palais qu'ils +avaient fait btir, et beaucoup d'agrments et de jouissances qu'ils +n'taient pas srs de retrouver ailleurs, Urbain tint sa parole; il +partit d'Avignon, le 30 avril[585], alla s'embarquer Marseille, +s'arrta quelques jours Gnes, resta quatre mois Viterbe, et fit, au +mois d'octobre, son entre solennelle Rome. On doit penser qu'il ne +tarda pas y recevoir une lettre de flicitation de Ptrarque, qui lui +exprima, de Venise, la joie dont il tait transport. + +[Note 583: 1366.] + +[Note 584: _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 691.] + +[Note 585: 1367.] + +Dans son dernier voyage Padoue, il avait prouv un de ces chagrins +domestiques auxquels ni la supriorit d'esprit, ni l'tude de la +philosophie ne peuvent empcher d'tre sensible. Il avait depuis environ +trois ans auprs de lui un jeune homme sans fortune, mais d'un heureux +naturel, et qui montrait de grandes dispositions pour les lettres. Il +tait n Ravenne[586], de parents pauvres et obscurs. Lorsqu'il prit +ensuite sa place dans le monde littraire, il joignit son prnom le +nom de sa patrie, et se rendit clbre sous celui de Jean de +Ravenne[587]. Ptrarque, qui il servait de secrtaire, charm de sa +douceur et des talents qu'il annonait, l'admettait sa table, ses +plus secrets entretiens: dans ses promenades, dans ses voyages, il le +menait partout avec lui; il le dirigeait dans ses tudes; il s'occupait +de son avenir, et, lui ayant fait prendre l'tat ecclsiastique, il +attendait pour lui un bnfice qui devait lui procurer l'indpendance; +il l'aimait enfin avec toute la tendresse d'un pre. Un matin, ce jeune +homme entre dans son cabinet, et lui dclare qu'il va partir, qu'il ne +veut plus rester dans sa maison. Ptrarque, sans se fcher, le +questionne, cherche le ramener, l'attendrir, l'effrayer sur les +suites du parti qu'il va prendre. Jean persiste vouloir partir. +Ptrarque part lui-mme pour Venise, l'emmne avec lui, tche de lui +remettre la tte, qu'en effet il semblait avoir perdue. Il voulait aller + Naples voir le tombeau de Virgile; en Calabre, chercher le berceau +d'Ennius; Constantinople et en Grce, apprendre le grec. Il partit +enfin, mais pour Avignon. Des accidents fcheux l'arrtrent en route: +il revint sur ses pas jusqu' Pavie, mourant de faim, de fatigue et de +misre. Il y attendit Ptrarque, qui s'y rendit peu de temps aprs, le +reut avec bont, lui pardonna, mais ne se fia plus lui. Un an fut +peine coul, que la tte de Jean se monta de nouveau. Il voulut +absolument aller en Calabre. Ptrarque souffrit sans se plaindre ce +retour qu'il avait prvu, lui donna des lettres de recommendation pour +Rome et pour Naples, continua de s'y intresser, et mme de +correspondre avec lui, l'exhortant toujours de loin, comme il l'avait +fait de prs pendant quatre ans, l'tude et la vertu. Jean de +Ravenne acquit dans la suite une grande clbrit, et l'Italie eut en +lui un des principaux restaurateurs des lettres, qu'il dut aux bienfaits +de Ptrarque et ses leons. + +[Note 586: Vers l'an 1350.] + +[Note 587: Son nom de famille tait _Malpighino_.] + +Ptrarque apprit Venise que si le nouveau pape faisait le bonheur de +Rome par son retour, il se disposait compromettre celui de l'Italie +entire par la guerre qu'il suscitait aux Visconti. Urbain V les +hassait mortellement, et, rsolu de les exterminer, il fit une ligue +avec les Gonzague, les seigneurs d'Est, de Carrare, les Malatesta et +plusieurs autres. L'empereur tait la tte; il venait d'entrer en +Italie. Barnab Visconti, qui, au milieu de tous ses vices, avait +l'esprit belliqueux, ne songeait qu' se dfendre. Galas, plus prudent, +prfrait de ngocier. Il appela Ptrarque Pavie et le chargea d'aller + Bologne trouver le cardinal Grimoard, frre et lgat du pape, et de +traiter avec lui des moyens de prvenir la guerre[588]. Mais il n'tait +plus temps, et quelque bon ngociateur que ft Ptrarque, il choua +encore une fois. + +[Note 588: 1368.] + +Outre son amiti pour Galas qui le rendait sensible ses dangers, il +tait effray de voir l'Italie en proie des troupes trangres et +froces. Le pape faisait marcher sa solde des Espagnols, des +Napolitains, des Bretons, des Provenaux; l'empereur, des Bohmiens, des +Esclavons, des Polonais, des Suisses; Barnab, outre les Italiens, des +Anglais, des Allemands, des Bourguignons, des Hongrois. Quelques maux +que Barnab et faits l'Italie, qu'taient-ils auprs de ceux qu'un +ministre de paix avait prpars pour l'en punir? Mais Barnab n'tait +pas moins adroit que mchant et intrpide. Il parvint conjurer +l'orage. Il connaissait le faible de Charles IV. L'or qu'il lui prodigua +paralysa tous les mouvements de la ligue; et l'empereur, qui en tait +chef, borna ses triomphes mener Rome le cheval du pape par la bride, + y faire couronner Elisabeth, sa quatrime femme, et remplir les +fonctions de diacre la messe du couronnement. + +Urbain dsirait ardemment voir Ptrarque[589]. Il le fit presser par ses +amis de venir Rome, et l'en pressa enfin lui-mme par une lettre +remplie des expressions les plus flatteuses. Ptrarque, quoique malade, +passa l'hiver faire ses dispositions pour ce voyage. La premire fut +de faire et d'crire de sa propre main son testament[590], que l'on +trouve dans la plupart des ditions de ses oeuvres. Parmi plusieurs legs +de pit, d'amiti, de bienfaisance, on y remarque deux articles, dont +l'un prouve son got pour les arts, l'autre son amiti pour Boccace, et +en mme temps le mauvais tat de fortune o il le savait rduit. Il +lgue par le premier, au seigneur de Padoue, son tableau de la Vierge, +peint par Giotto, _dont les ignorants_, dit-il, _ne connaissent pas la +beaut, mais qui fait l'tonnement des matres de l'art_. Par le second, +il lgue Jean de Certaldo, ou Boccace, cinquante florins d'or, pour +acheter un habit d'hiver pour ses tudes et ses travaux de nuit; et il +ajoute qu'il est honteux de laisser si peu de chose un si grand +homme[591]. + +[Note 589: 1369.] + +[Note 590: Avril 1370.] + +[Note 591: _Domino Joanni de Certaldo seu Boccatio, verecund +admodum tanto viro tam modicum, lego quinquaginta florenos auri, pro un +veste hyemali, ad studium lucubrationesque nocturnas._] + +Peu de jours aprs, il se mit en route, encore faible, et seulement +soutenu par son courage. Mais il ne put aller que jusqu' Ferrare. Il y +tomba comme mort, et resta plus de trente heures sans connaissance, ne +sentant pas plus, comme il l'crivait quelque temps aprs, les remdes +violents qu'on lui administrait _qu'une statue de Phidias ou de +Polyclte l'aurait pu faire_. Revenu enfin de cet tat par les soins des +seigneurs d'Est, qui le reurent dans leur palais, il voulut inutilement +continuer sa route; il fut oblig de revenir Padoue, couch dans un +bateau. Ds qu'il eut pris quelques forces, il chercha, pour se +rtablir, une demeure champtre aux environs de cette ville. Son choix +se fixa sur Arqua, gros village quatre lieues de Padoue, situ sur le +penchant d'une colline dans les monts Euganens, pays fameux par la +salubrit de l'air, par sa position riante et la beaut de ses vergers. + +Il fit btir au haut de ce village une maison petite, mais agrable et +commode. Ds qu'il y fut tabli avec sa famille, entour de sa fille +qu'il avait marie, de son gendre, d'un bon ecclsiastique qui +l'accompagnait l'glise, reprenant avec un peu de sant toute son +ardeur pour le travail, occupant quelquefois jusqu' cinq secrtaires, +il mit la dernire main un ouvrage qu'il avait commenc depuis trois +ans, et qui a pour titre: _De sa propre ignorance et de cette de +beaucoup d'autres_[592]. Nous en verrons bientt le sujet, qu'il serait +trop long d'expliquer ici. Peut-tre et-il fallu, pour se rtablir +entirement, qu'il renont tout--fait travailler; mais, pour les +esprits tels que le sien, c'est presque renoncer vivre. Il aurait +fallu aussi qu'il observt un autre rgime: son mdecin, qui tait son +ami[593], le lui recommandait sans cesse. Mais Ptrarque le voyait avec +plaisir comme ami, et ne le croyait pas du tout comme mdecin. Il se +fatiguait d'austrits, ne mangeait qu'une fois le jour quelques +lgumes, quelques fruits, buvait de l'eau pure, jenait souvent, et les +jours de jene, ne se permettait que le pain et l'eau. Il et fallu +enfin qu'il n'apprt pas une nouvelle capable de retarder encore sa +gurison, celle du dpart subit et imprvu du pape et de son retour +Avignon. Sainte Brigitte avait dit au S. Pre: _Si vous allez Avignon, +vous mourrez bientt_. Il n'en voulut rien croire; mais, peine arriv +dans la Babylone d'Occident, il tomba malade et mourut. + +[Note 592: _De ignoranti sui ipsius et multorum_.] + +[Note 593: Il se nommait Jean Dondi: c'tait le fils de Jacques +Dondi, clbre philosophe, mdecin et astronome, auteur de la fameuse +horloge qui fut place sur la tour du palais de Padoue, en 1344. Le fils +fut aussi astronome en mme temps que mdecin. Il inventa et excuta +lui-mme une autre horloge encore plus fameuse, qui fut place Pavie +dans la bibliothque de Jean Galeaz Visconti. C'est de l que cette +famille Dondi avait pris le surnom de _Degli Orologi_. Plusieurs auteurs +franais et italiens ont confondu le pre et le fils, et leurs deux +horloges. Tiraboschi a rectifi ces erreurs. _Stor. della Let. it._ t. +V, p. 177-184.] + +Grgoire XI, qui remplaa Urbain V, aussi vertueux que son prdcesseur, +eut la mme bienveillance pour Ptrarque, et Ptrarque ne se refusait +pas profiter de ses bonnes dispositions pour sa fortune, quoique le +dprissement total de ses forces l'avertt de sa fin prochaine. Il eut +un moment de joie qui fut bientt suivi d'une affliction nouvelle. Son +bon et ancien ami, l'vque de Cabassole, devenu cardinal, fut envoy +lgat Prouse. Ds qu'il fut arriv, il en instruisit Ptrarque, qui +lui tmoigna dans sa rponse un vif dsir de le revoir. Il essaya de +monter cheval pour satisfaire ce dsir, mais sa faiblesse lui permit +peine de faire quelques pas. Le cardinal, de son ct, n'tait pas dans +un meilleur tat. Il ne fit que languir depuis son arrive en Italie; il +mourut peu de mois aprs[594], et la faiblesse de ces deux amis, +rapprochs aprs une sparation si longue, les priva de la consolation +de s'embrasser. + +[Note 594: 1372] + +Ptrarque parut reprendre quelques forces et remplit bientt aprs, sur +la scne du monde, un dernier rle que lui confia l'amiti. La guerre +s'tait leve entre les Vnitiens et Franois de Carrare, seigneur de +Padoue. Cette ville tait menace d'un sige; mais la campagne remplie +de troupes, tait encore un sjour plus dangereux. Ptrarque sortit +d'Arqua pour se rfugier Padoue avec ses livres; car, aprs s'tre +dfait des premiers, il en avait acquis de nouveaux, comme il arrive +toujours quand on les aime. A Padoue, il trouva dans un libelle qui +excita sa bile, une occasion d'exercer sa plume. Le pape, mcontent de +cette guerre, envoya, en qualit de nonce, un jeune professeur en droit, +nomm Ugution, ou Uguzzon de Thiennes, pour rtablir la paix. Ce nonce +se rendit d'abord Padoue. Il connaissait Ptrarque; il l'alla voir, et +lui communiqua un crit injurieux qu'un moine franais, dont il ignorait +le nom, venait de publier Avignon contre lui. C'tait une critique +amre de la lettre qu'il avait adresse quatre ans auparavant Urbain +V, pour le fliciter de son retour Rome. Rome et l'Italie n'y taient +pas plus mnages que Ptrarque. Peut-tre n'et-il pas rpondu des +attaques uniquement diriges contre lui; mais il ne put souffrir qu'un +moine barbare ost crire contre l'objet de ses adorations. La colre ne +lui donna que trop de forces. Il s'emporta dans cette rponse en +expressions indignes de lui, comme il l'avait fait vingt ans auparavant +contre le mdecin du pape. Cette seconde invective s'est malheureusement +conserve comme la premire[595]: toutes deux prouvent que le caractre +le plus doux peut quelquefois s'aigrir, et l'esprit le plus lev +descendre de sa hauteur; mais c'tait descendre bien bas, que de se +ravaler jusqu'aux injures avec un moine. + +[Note 595: Voy. _OEuvres de Ptrarque_, Ble, 1581, fol. 1068. Elle +est adresse Ugution lui-mme. L'abb de Sade dit (t. III, p. 790), +que ce nonce logea chez Ptrarque Padoue; mais on voit, par les +expressions dont Ptrarque se sert, qu'il tait seulement aller le +visiter. _Nuper alliud agenti mihi et jam dudum certaminis hujus oblito, +scholastici nescia eujus epistolam, imo librum dicam.... attulisti, dum + longinquo veniens, amice, hanc exiguam domum tuam, me visurus, +adisses._ Ces ditions de Ble sont fort corrompues; il parat que dans +ces derniers mots _tuam_ est de trop, ou qu'il faut lire _meam_.] + +Cependant la guerre continuait avec fureur. Franois de Carrare avait eu +d'abord l'avantage; mais le roi de Hongrie, qui lui avait envoy des +troupes, menaa de les tourner contre lui s'il ne consentait la paix. +Venise se voyant soutenue, la proposait des conditions humiliantes; il +fallut pourtant l'accepter[596]. Un article du trait portait qu'il +irait eu personne Venise, ou qu'il enverrait son fils demander pardon + la rpublique, des insultes qu'il lui avait faites, et lui jurer +fidlit. Le seigneur de Padoue envoya son fils, et pria Ptrarque de +l'accompagner et de porter pour lui la parole devant le snat. Cette +mission tait dsagrable; mais l'attachement de Ptrarque pour un +prince, fils de son ancien ami et de son bienfaiteur, ne lui permit pas +de chercher dans son ge et dans sa sant toujours chancelante, des +raisons pour s'en dispenser. Le jeune Carrare[597], Ptrarque et une +suite nombreuse arrivs Venise, eurent ds le lendemain audience. Soit +fatigue, ou soit que la majest du snat vnitien troublt Ptrarque, il +ne put prononcer son discours, et la sance fut remise au jour suivant. +Ce discours, qui ne s'est point conserv, fut vivement applaudi. Les +Vnitiens tmoignrent la plus grande joie de revoir dans leur ville +celui qui, pendant plusieurs annes, en avait fait l'ornement. + +[Note 596: 1373.] + +[Note 597: Il se nommait _Francesco Novello_.] + +La paix faite, il revint Arqua, plus faible qu'auparavant. Une fivre +sourde le minait, sans qu'il voult rien changer son train de vie. Il +lisait ou crivait sans cesse. Il crivait surtout son ami Boccace, +dont il lut alors le Dcamron pour la premire fois[598]. Il fut +enchant de cet ouvrage. Ce qu'on y trouve de trop libre, lui parut +suffisamment excus par l'ge qu'avait l'auteur quand il le fit, par la +langue vulgaire dans laquelle il l'avait crit, par la lgret du sujet +et celles des personnes qui devaient le lire. L'histoire de Griselidis +le toucha jusqu'aux larmes[599] Il l'apprit par coeur pour la rciter +ses amis: enfin il la traduisit en latin pour ceux qui n'entendaient pas +la langue vulgaire, et il envoya cette traduction Boccace[600]. + +[Note 598: 1374.] + +[Note 599: C'est la dernire Nouvelle du Dcamron.] + +[Note 600: Elle est dans l'dition de Ble, page 541, sous ce titre: +_De obedienti ac fide uxori, Mythologia_.] + +La lettre dont il l'accompagna est peut-tre la dernire qu'il ait +crite. Peu de temps aprs, ses domestiques le trouvrent dans sa +bibliothque, courb sur un livre et sans mouvement. Comme ils le +voyaient souvent passer des jours entiers dans cette attitude, ils n'en +furent point d'abord effrays: mais ils reconnurent bientt qu'il ne +donnait aucun signe de vie; la maison retentit de leurs cris: il n'tait +plus. Il mourut d'apoplexie, le 18 juillet 1374, g de soixante-dix +ans. + +Le bruit de sa mort, qui se rpandit aussitt, causa une aussi grande +consternation que si elle et t imprvue. Franois de Carrare et toute +la noblesse de Padoue, l'vque, son chapitre, le clerg, le peuple mme +se rendirent Arqua pour assister ses obsques; elles furent +magnifiques, et cependant accompagnes de larmes. Peu de temps aprs, +Franois de Brossano, qui avait pous sa fille, fit lever un tombeau +de marbre sur quatre colonnes, vis--vis l'glise d'Arqua, y fit +transporter le corps et graver une pitaphe fort simple en trois assez +mauvais vers latins. On y voit encore ce monument, que visitent tous les +amis de la posie, de la vertu et des lettre, assez heureux pour voyager +dans ces belles contres, et dont ils n'approchent qu'avec une motion +profonde et un saint respect. + +Les honneurs qui furent rendus Ptrarque aprs sa mort, dans presque +toute l'Italie, et ceux qu'il avait reus de son vivant, l'exemple que +la faveur dont il avait joui auprs des Grands offrait de la +considration o les lettres pouvaient prtendre, et l'ide que son +caractre avait donne aux Grands du prix et de la dignit des lettres +contriburent puissamment en rpandre le got. Ses ouvrages et le soin +qu'il prit constamment de ramener les gens de lettres et les gens du +monde l'tude et l'admiration des anciens, y contriburent encore +davantage. Suprieur tous les prjugs nuisibles qui subjuguaient +alors les esprits, il combattit sans relche dans ses Traits +philosophiques, dans ses lettres, dans ses entretiens, l'astrologie, +l'alchimie, la philosophie scholastique, la foi aveugle dans Aristote et +dans l'autorit d'Averros. Sa compassion et son mpris pour les erreurs +de son temps le remplissaient d'admiration pour la saine vnrable +antiquit. Il se rfugiait parmi les anciens pour se consoler de tout ce +qui blessait ses yeux chez les modernes. + +Il apprit ses contemporains, le prix qu'on devait attacher aux +monuments des arts et des lettres que le temps n'avait pas dtruits. Ce +fut lui qui eut le premier l'ide d'une collection chronologique de +mdailles impriales, secours indispensable pour l'tude de l'histoire. +Il mit former cette collection, le zle qui l'animait pour tout ce qui +intressait les lettres. Lorsqu'il alla trouver l'empereur Charles IV, +Mantoue, il lui offrit plusieurs de ces belles mdailles d'or et +d'argent dont il faisait ses dlices. Il y en avait surtout une +d'Auguste, si bien conserve, qu'il y paraissait vivant. Voil, dit +Ptrarque, l'empereur, les grands hommes dont vous occupez maintenant +la place, et qui doivent tre vos modles. Ce prsent tait un grand +sacrifice dont Charles sentit vraisemblablement trs-peu le prix, et ce +mot une leon qu'il se soucia fort peu de suivre. + +Un autre guide ncessaire, la gographie, manquait alors presque +entirement l'tude de l'histoire. Ptrarque tourna de ce ct, +l'ardeur de ses recherches, et rendit plus facile aux autres, +l'instruction qu'il y avait acquise. Son _Itinraire de Syrie_[601], +prouve que cette instruction tait trs-tendue pour son temps. On voit, +par une de ses lettres[602], qu'il avait fait de grands efforts pour +fixer d'une manire certaine, le plan de l'le de Thul ou Thyl, dont +il est si souvent parl dans les anciens. N'oubliant jamais, dans aucun +de ses travaux, l'intrt de sa patrie, il avait fait dessiner, sous les +yeux du roi Robert, une carte d'Italie, plus exacte que toutes celles +qui existaient alors[603]. Enfin, il avait rassembl dans sa +bibliothque, tout ce qu'il put trouver de cartes et de livres de +gographie. Cette bibliothque tait considrable; on a vu qu'aprs +avoir libralement donn la premire, il avait cd au besoin de s'en +former une seconde; et ce mot de bibliothque, qui ne signifie +aujourd'hui que quelques soins pris, quelques recherches faites, et +souvent mme une simple commission donne un libraire, signifiait +alors tout autre chose. Les bons manuscrits taient d'une raret +extrme, surtout ceux des anciens auteurs grecs et latins, dont on +n'avait mme encore retrouv qu'un petit nombre. On peut dire que +Ptrarque mit le premier, une sorte de passion en suivre la trace, +en faire lui-mme, et en favoriser la recherche. Ses lettres sont +remplies de ces dtails intressants. Souvent un auteur lui en fait +connatre un autre; en en cherchant un, il en trouve plusieurs, et son +insatiable curiosit s'augmente mesure qu'il fait plus de +dcouvertes[604]. Il recommande sans cesse qu'on cherche d'anciens +livres, principalement en Toscane, qu'on examine les archives des +maisons religieuses, et il adresse les mmes prires ses amis, en +Angleterre, en France, en Espagne. Son avidit pour cette recherche +tait connue si gnralement et si loin, que Nicolas Sigeros, grec +distingu la cour de Constantinople, lui envoya pour prsent, une +copie complte des pomes d'Homre; et la lettre de remercment que lui +crivit Ptrarque, prouve quel fut l'excs de sa joie la prsence +inattendue du prince des potes. + +[Note 601: _Itinerarium Syriacum_, d. de Ble 1581, p. 557.] + +[Note 602: _Rer. Familiar._, lib. III, p. I.] + +[Note 603: _Flavio Biondo_, crivain du sicle suivant, avait +consult cette carte; il en parle dans son _Italia illustrata_.] + +[Note 604: Voyez, sur cette passion toujours croissante, sa lettre +son frre Grard, _Familiar._, l. III, p. 18.] + +Il n'avait point appris le grec dans sa premire jeunesse; quoiqu'il +restt toujours en Italie quelque culture de cette langue, elle n'tait +point comprise encore dans le cours des tudes communes. Il saisit pour +la premire fois, Avignon, l'occasion de l'apprendre lorsque le moine +Barlaam, n en Calabre, mais qui avait pass en Grce, fut envoy par +l'empereur Andronic, la cour de Benot XII[605], sous prtexte de +ngocier la runion des deux glises, et en effet, pour solliciter des +secours contre les Turcs. Les dialogues de Platon furent le principal +objet de leurs leons. Ptrarque fut enthousiasm des hautes ides de ce +philosophe sur l'amour, sur la nature et l'union des mes; et comme ces +leons ne durrent pas long-temps, on peut dire qu'il y apprit plus de +platonisme que de grec. Son second matre fut Lonce Pilate, qui tait +aussi un Calabrois devenu Grec. Quelque dsagrable qu'il ft de sa +personne et dans ses manires, Boccace qui l'avait attir Florence, le +conduisit Venise lorsqu'il alla voir son ami[606]; Lonce y resta +quelque temps, et Ptrarque en tira les deux seules choses qu'il pt +gagner dans un commerce de cette espce, une connaissance un peu plus +approfondie du grec, qu'il ne sut cependant jamais parfaitement, et +quelques livres grecs, entirement inconnus jusqu'alors en Italie, parmi +lesquels tait un beau manuscrit de Sophocle. Ce mme Lonce Pilate +avait fait, la prire de Boccace, et en socit avec lui, une +traduction latine, la plus ancienne que l'on connaisse, de l'Iliade et +d'une grande partie de l'Odysse. Boccace la promit pendant long-temps +Ptrarque. Il lui en envoya enfin une copie faite par lui-mme, que son +ami reut avec de nouveaux transports. + +[Note 605: Barlaam vint, pour la premire fois, Avignon, en 1339, +et y revint en 1342. L'abb de Sade veut qu' ces deux voyages, +Ptrarque ait pris de ses leons. Tiraboschi croit, avec plus de +vraisemblance, que ce ne fut qu'au second voyage. Voyez _Stor. della +lett. ital._, t. V, p. 368.] + +[Note 606: En 1363.] + +Son ardeur pour les livres latins tait encore plus vive. On ne +possdait de son temps que trois dcades de Tite-Live, la premire, la +troisime et la quatrime. Encourag par le roi Robert, il n'pargna +rien pour retrouver au moins la seconde; mais tous ses soins furent +inutiles. Il entreprit aussi de retrouver un ouvrage perdu de +Varon[607], qu'il avait vu dans sa jeunesse, et ne fut pas plus heureux. +Il avait eu en sa possession le trait de Cicron _de Glori_[608]. Il +le prta son vieux matre de grammaire _Convennole_, qui le vendit +pour vivre; cet exemplaire fut perdu, et il ne put jamais depuis en +retrouver un autre. Il chercha vainement aussi un livre d'pigrammes et +des lettres d'Auguste, qu'il avait vu dans son jeune ge. Il eut plus de +succs dans la recherche des Institutions de Quintilien. Il les trouva, +en 1350, Florence, lorsqu'il y passait pour aller Rome. Sa joie fut +grande; il la rpandit dans une lettre adresse Quintilien +lui-mme[609]; ce manuscrit tait cependant imparfait, gt et mutil. +Il tait rserv au Pogge, d'en retrouver, environ un sicle aprs, un +exemplaire entier. + +[Note 607: _Rerum humanarum et divinarum antiquitates_.] + +[Note 608: Raimond Soranzo, l'un de ses amis, lui en avait fait +prsent.] + +[Note 609: C'est la sixime du livre des ptres adresses aux +grands hommes de l'antiquit, _Ad viros illustres veteres_, dition de +Genve, 1601, in-8.] + +Mais c'tait surtout pour Cicron que Ptrarque poussait l'admiration +jusqu' une sorte de fanatisme. Lire et relire ce qu'il avait de lui, +chercher partout ce qu'il n'avait pas, c'est ce qui l'occupait sans +cesse; il n'pargnait pour cela, ni prires auprs de ses amis, ni +dplacements, ni dpenses. Cicron revenait toujours dans ses +conversations, dans ses lettres. A Lige, o il avait trouv deux de ses +Oraisons, il eut de la peine se procurer un peu d'encre, encore +tait-elle toute jaune, pour en tirer lui-mme une copie. Il se donna, +long-temps aprs, la mme peine pour un recueil considrable de ces +mmes discours qu'il fut quatre ans copier, ne voulant pas les confier + des scribes ignorants, qui dfiguraient les plus beaux ouvrages. Et +dans quel enchantement ne fut-il pas Vrone, lorsqu'il y retrouva les +lettres familires! On conserve prcieusement, et juste titre, +Florence, dans la bibliothque Laurentienne, cet ancien manuscrit +retrouv par lui, et la copie qu'il en avait faite. On y conserve aussi +les lettres Atticus, crites de la main de Ptrarque; mais le +manuscrit ancien d'o il les avait tires, a pri[610]. Voil par quels +travaux et quel prix on pouvait alors se composer une bibliothque de +bons livres. + +[Note 610: Tiraboschi, t. V, p. 79 et suiv.] + +Ses livres et ses amis, qui il en parlait sans cesse, taient devenus +les deux objets de ses plus fortes affections. Ses lettres familires, +qui forment la partie la plus prcieuse comme la plus considrable de +ses OEuvres, rveillaient ou entretenaient d'un bout de l'Italie +l'autre, en France et dans d'autres parties de l'Europe, l'amour des +anciens. Elles pourraient le rallumer encore. Il y parle aux souverains, +aux grands, aux savants, aux jeunes gens, aux vieillards le mme +langage; il prche tous l'amour et l'admiration des anciens. Ce n'est +pas l, il s'en faut beaucoup, leur seul mrite, mais c'est celui que +nous devons considrer ici. C'est par tous ces moyens runis, non moins +que par son exemple, qu'il exera une si puissante influence sur +l'esprit de son sicle, et sur la renaissance des lettres. + +Je n'ai rien dit de sa figure et des avantages extrieurs dont la nature +l'avait dou; ils taient trs-remarquables dans sa jeunesse. Une taille +lgante, de beaux yeux, un teint fleuri, des traits nobles et rguliers +le distinguaient parmi ses compagnons d'ge et de galanterie. Le soin +recherch qu'il avait pris de sa parure, et les succs dont il avait +joui dans le monde, lui faisaient piti dans un ge mr. Il les avouait +comme des faiblesses; mais peut-tre par une autre faiblesse en +parlait-il trop en dtail, et trop souvent. Les agrments de son esprit, +sa conversation confiante et anime, ses manires ouvertes et polies lui +donnaient un attrait particulier, et la sret de son commerce, sa +disposition aimer et sa fidlit inviolable dans les liaisons +d'amiti, lui attachaient invinciblement ceux que ce premier attrait +avait une fois approchs de lui. + +Un dernier trait fera voir combien il fut constant dans ses affections, +et quelle fut, jusqu' la fin de sa vie, la disposition habituelle de +son me. On connat sa vnration et son amour pour Virgile. Virgile, +comme Cicron, tait sans cesse auprs de lui. Le beau manuscrit sur +vlin, avec le commentaire de Servius, qui servait son usage, et sur +lequel sont crites des notes de sa main, est un des plus clbres qui +existent. Il a fait long-temps le principal ornement de la bibliothque +Ambroisienne Milan: il fera sans doute plus long-temps encore, +Paris, celui de la bibliothque Impriale. Parmi les notes latines dont +il est enrichi, on distingue surtout la premire, qui est en tte du +volume. Comme elle peut servir lever les doutes qui resteraient encore +sur Laure, sur la passion de Ptrarque pour elle, et sur la nature de +cette passion extraordinaire, je la traduirai ici littralement[611]. + +[Note 611: On a donn, dans le _Publiciste_ du 18 octobre 1809, une +traduction inexacte de cette note; on annonait de plus le manuscrit de +Virgile, d'o elle est tire, comme existant encore Milan, tandis +qu'il tait, depuis plusieurs annes, Paris. + +L'authenticit de cette note a t conteste en Italie; quelques +critiques du seizime sicle ont dout qu'elle ft crite de la main de +Ptrarque; mais leurs doutes ont t claircis, et leurs objections +rfutes. Les faits relatifs au prcieux manuscrit o elle se trouve, +recueillis d'abord par Tomasini, dans son _Petrarca redivivus_, ont t +rpts par l'abb de Sade, note 8, la fin du volume II de ses +Mmoires. M. Baldelli les a exposs son tour avec de nouveaux +dveloppements et de nouvelles preuves, en faveur de l'authenticit de +la note sur Laure, article II des claircissements ou _illustrazioni_ +qui sont la suite de son ouvrage, pag. 177 et suiv. Voici les +principaux faits. La bibliothque de Ptrarque fut vendue et disperse +aprs sa mort. Son Virgile passa son ami et son mdecin Jean Dondi; de +celui-ci, qui mourut en 1380, son frre Gabriel, et de Gabriel son +fils Gaspard Dondi. Il parat que Gaspard le vendit, et qu'il fut plac, +vers 1390, dans la bibliothque de Pavie; il y resta plus d'un sicle. +En 1499, les Franais s'tant empars de Pavie, enlevrent beaucoup de +manuscrits qui furent transports Paris, dans la bibliothque du roi. +Plusieurs sont apostilles et annots de la main de Ptrarque. Quelque +adroit Pavesan trouva le moyen de soustraire cette excution militaire +le manuscrit de Virgile. Il tait encore Pavie, au commencement du +seizime sicle, dans la bibliothque d'un gentilhomme nomm _Antonio di +Piero_. Deux autres propritaires le possdrent successivement; la +mort du second, _Fulvia Orsino_, il fut vendu, trs-haut prix, au +cardinal Frdric Borrome, fondateur illustre de la bibliothque +Ambroisienne, o il le plaa parmi les manuscrits les plus prcieux. Il +y est rest jusqu'en 1796; ce fut alors un des principaux objets d'arts, +recueillis Milan par les premiers commissaires franais qui y furent +envoys aprs la conqute.] + +Laure, illustre par ses propres vertus, et long-temps clbre par mes +vers, parut pour la premire fois mes yeux au premier temps de mon +adolescence, l'an 1327, le 6 du mois d'avril, la premire heure du +jour (c'est--dire six heures du matin), dans l'glise de Sainte-Claire +d'Avignon; et dans la mme ville, au mme mois d'avril, le mme jour 6, +et la mme heure, l'an 1348, cette lumire fut enleve au monde, +lorsque j'tais Vrone: hlas! ignorant mon triste sort. La +malheureuse nouvelle m'en fut apporte par une lettre de mon ami Louis. +Elle me trouva Parme la mme anne, le 19 mai au matin. Ce corps, si +chaste, et si beau, fut dpos dans l'glise des Frres mineurs, le soir +du mme jour de sa mort. Son me, je n'en doute pas, est retourne, +comme Snque le dit de Scipion l'Africain, au ciel, d'o elle tait +venue. Pour conserver la mmoire douloureuse de cette perte, je trouve +une certaine douceur mle d'amertume crire ceci, et je l'cris +prfrablement sur ce livre qui revient souvent sous mes yeux, afin +qu'il n'y ait plus rien qui me plaise dans cette vie, et que mon lien le +plus fort tant rompu, je sois averti, par la vue frquente de ces +paroles, et par la juste apprciation d'une vie fugitive, qu'il est +temps de sortir de Babylone; ce qui, avec le secours de la grce divine, +me deviendra facile par la contemplation mle et courageuse des soins +superflus, des vaines esprances, et des vnements inattendus qui +m'ont agit pendant le temps que j'ai pass sur la terre. + +Il y a de bien beaux sonnets dans Ptrarque, il y en a de bien +touchants; mais je n'en connais point qui le soient autant que ces +lignes d'un grand homme studieux et sensible, sur ce qui tait sans +cesse l'objet de son tude, de ses mditations, de ses tristes et doux +souvenirs. + + + + +CHAPITRE XIII. + +_OEuvres latines de Ptrarque; Traits de philosophie morale; Ouvrages +historiques; Dialogues qu'il appelait son_ Secret; _ses douze glogues; +son Pome de_ l'Afrique; _trois livres d'pitres en vers._ + + +Les OEuvres latines de Ptrarque, sur lesquelles il fondait, comme nous +l'avons vu dans sa vie, tout l'espoir de sa renomme, forment un volume +_in-fol_. de douze cents pages[612]. Environ quatre-vingts pages de +posies en langage toscan ou vulgaire sont comme jetes la fin de cet +norme volume. Elles y sont la place que Ptrarque lui-mme leur +donnait dans son estime; et ce sont ces posies vulgaires qui font, +depuis plus de quatre sicles, les dlices de l'Italie et de l'Europe, +o l'on ne connat plus aucune des productions latines, objet de la +prdilection de leur auteur; c'est ce qui l'a plac parmi les potes +modernes du premier rang. + +[Note 612: Dans l'dition de Ble, 1581, qui est la plus complte.] + +Il ne faut pas croire cependant que ces ouvrages latins, si compltement +oublis, soient sans mrite; ils en ont un trs-grand au contraire, +surtout si l'on n'oublie pas le temps o ils furent crits, et si l'on a +quelquefois lu d'autres ouvrages latins du mme temps. Ptrarque sentit +le premier que, pour crire vritablement en latin, il fallait oublier +le langage barbare de l'cole, et remonter du style de la dialectique, +de la thologie et du droit, jusqu' celui de l'loquence et de la +posie, de Cicron et de Virgile. Ce furent les deux modles qu'il se +proposa dans sa prose et dans ses vers. Sa plume y est partout libre et +facile, quelquefois lgante; quelquefois ses penses y paraissent +revtues des couleurs de ces deux grands matres: enfin, quel que soit +aujourd'hui le sort de ces compositions, elles rendirent alors un grand +service aux lettres; elles montrrent la route qu'il fallait prendre +pour revenir la bonne latinit; et si les grands crivains qui +fixrent entirement au seizime sicle les destines de la langue +italienne, et qui ne purent ni surpasser Ptrarque, ni mme l'galer +dans la posie vulgaire, le laissrent loin d'eux dans la posie latine, +ainsi que dans la prose, il lui reste cependant la gloire d'avoir, le +premier de tous les modernes, retrouv les traces des anciens, et de les +avoir indiques ceux qui devaient le suivre. + +Je ne parlerai pas de tous les ouvrages ou opuscules qui entrent dans ce +recueil. Pour satisfaire une curiosit raisonnable, il suffit d'avoir +des principaux une ide exacte et sommaire. Le premier qui se prsente +est le _Trait des remdes contre l'une et l'autre fortune_[613]. L'ide +en est heureuse et vraiment philosophique. Peu d'hommes savent supporter +la mauvaise fortune avec force et dignit; mais moins encore savent +supporter la bonne avec modration et tranquillit d'me. Ptrarque +appelle la raison au secours des hommes mis l'une et l'autre de ces +deux preuves, mais surtout la dernire. Nous avons, dit-il dans sa +prface adresse son ami Azon de Corrge, deux luttes soutenir avec +la fortune, et le danger est en quelque sorte gal dans toutes deux, +quoique le vulgaire n'en connaisse qu'une, celle que l'on nomme +_adversit_. Si les philosophes connaissent l'une et l'autre, c'est +cependant aussi celle des deux qu'ils regardent comme la plus +difficile.... Oserai-je n'tre pas de leur avis? Oui, si mettant part +l'autorit de ces grands hommes, je veux parler d'aprs l'exprience. +Elle m'apprend que la bonne fortune est plus difficile gouverner que +la mauvaise, et je la trouve, je l'avoue, plus craindre et plus +dangereuse quand elle caresse que quand elle menace. Si je pense ainsi, +ce n'est pas la rputation des auteurs, ce ne sont point les piges de +la parole, ni la force des sophismes qui m'y ont conduit: c'est +l'exprience des choses, ce sont les exemples tirs de la vie et la +preuve de difficult la moins suspecte, la raret. J'ai vu beaucoup de +gens souffrir avec courage de grandes pertes, la pauvret, l'exil, la +prison, les supplices, la mort, et, ce qui est pire que la mort, des +maladies graves; je n'en ai vu aucun qui st soutenir les richesses, les +honneurs ni la puissance. + +[Note 613: _De Remediis utriusque Fortunoe_. Ptrarque le composa +presque entirement en 1358, dans son dlicieux _Linternum_, Voyez sa +Vie.] + +Le Trait est divis en deux parties, dont la forme est moins heureuse +que le fond. Ce sont des dialogues entre des tres moraux personnifis. +Dans la premire partie, la Joie et l'Esprance vantent les biens, les +agrments, les plaisirs de la vie. La Raison dmontre que tous ces biens +sont faux, frivoles et prissables. Dans la seconde, la Douleur et la +Crainte passent en revue les malheurs, les chagrins, les maladies, les +calamits de toute espce, dont la vie est empoisonne. La Raison fait +voir que ce ne sont point l de vrais maux, qu'ils ne sont point sans +remde, et qu'on en peut mme tirer quelques biens. Les dialogues sont +secs et dpourvus d'art. Il y en a autant dans chaque partie, qu'il y a +de circonstances dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qui +contribuent l'une et l'autre. La fleur de la jeunesse, la beaut du +corps, la sant florissante, la force, la vitesse, l'esprit, +l'loquence, la vertu mme, la libert, la richesse et tous les autres +avantages physiques et moraux, qui constituent le bonheur, sont dans la +premire partie, chacun le sujet d'un dialogue particulier. Il n'y en a +pas moins de cent vingt-deux. La Joie ou l'Esprance, et, quelquefois +toutes deux ensemble, vantent l'avantage annonc au titre de chaque +dialogue, et la Raison fait voir par une maxime, une sentence, que cet +avantage est faux ou insuffisant, ou fragile. La Joie et l'Esprance +insistent; la Raison est inflexible, et cela va ainsi jusqu' la fin. La +laideur, la faiblesse, la mauvaise sant, la naissance obscure, la +pauvret, les pertes d'argent, celle du temps, celle d'une femme, son +infidlit, sa mauvaise humeur, le dshonneur, l'infamie et tout ce qui, +au moral comme au physique, peut contribuer au malheur, sont les sujets +d'autant de dialogues de la seconde partie, et il y en a dix de plus que +dans la premire. La Douleur et la Crainte exposent de mme chacun des +maux et les circonstances qui les aggravent. La Raison les attnue ou +prouve mme qu'ils ne sont pas des maux, et que quelquefois ils peuvent +tre des biens. Les deux interlocutrices allguent en vain tout ce qui +justifie, l'une ses apprhensions, l'autre ses plaintes; la Raison tient +ferme, et prouve par des maximes, des raisonnements ou des exemples, +qu'il y a du bien dans les maux, comme elle a prouv dans la premire +partie, qu'il y a du mal dans tous les biens. + +Cette marche est imperturbablement la mme depuis le commencement +jusqu' la fin. On conoit aisment qu'il en doit rsulter de la fatigue +et de l'ennui, malgr les traits d'esprit, l'rudition, la philosophie +et les maximes vraies, puises dans l'exprience et dans les crits des +philosophes, surtout de Snque et de Cicron, que l'auteur y a su +rpandre, et les traits nombreux de l'histoire ancienne et moderne qui +lui servent approfondir et quelquefois gayer son sujet. L'ouvrage +fit beaucoup de bruit quand il parut, non seulement en Italie, mais en +France. Le roi Charles V, qui avait connu Ptrarque la cour de son +pre, et qui avait fait tous ses efforts pour l'y retenir, voulut avoir +ce Trait dans sa bibliothque. Il le fit traduire en franais par +Nicolas Oresme, l'un des savants que Ptrarque avait le plus gots +pendant son ambassade auprs du roi Jean; et cette traduction, beaucoup +plus fatigante lire que l'original, a mme t imprime Paris, en +1534. + +Le Trait _de la Vie solitaire_, commenc Vaucluse, repris et termin +en Italie dix ans aprs[614], contient la doctrine d'une philosophie +misantrope qui n'tait pas dans le caractre de Ptrarque, mais que des +ides religieuses mal entendues et son amour excessif pour l'tude lui +avaient fait adopter. Il est divis en deux livres, ces livres en +sections, et les sections en chapitres. Dans le premier livre il met en +opposition l'homme occup dans la vie sociale et dans les villes, avec +la _solitaire_, pendant leur sommeil, leur rveil, au dner, aprs le +repas, au coucher du soleil, au retour de la nuit, pendant sa dure; et, +dans toute cette distribution du temps, il donne l'avantage au +solitaire. Les inconvnients que peut avoir la solitude et les remdes +qu'on peut y appliquer, ses douceurs, l'utilit qu'on en retire, les +lieux que l'on doit prfrer pour en jouir, et plusieurs autres +questions de cette espce viennent ensuite; on croirait que c'est ici +l'ouvrage d'un cnobite plutt que d'un homme sensible et d'un sage; +mais on reconnat Ptrarque dans un chapitre ou paragraphe qui a pour +titre: _Qu'il ne faut point persuader ceux qui se plaisent dans la +solitude de mpriser les droits de l'amiti, et qu'ils doivent viter la +foule, mais non pas les amis_[615]. + +[Note 614: Il est adress son ami Philippe de Cabassole, simple +vque de Cavaillon quand Ptrarque le commena, et devenu, quand il +l'eut achev, patriarche de Jrusalem, cardinal du titre de Ste.-Sabine, +et lgat du pape.] + +[Note 615: _Quod iis quibus opportuna est solitudo non sit suadendum +ut amicitioe jura conremnant, et quod turbas, non amicos fugiant._ Cap +4.] + +Dans le second livre il met la suite l'un de l'autre les exemples de +tous les hommes connus pour avoir aim la solitude, commencer depuis +Adam, Abraham, Isaac et les autres patriarches, jusqu'aux Pres et aux +principaux personnages du christianisme. Les philosophes et les potes +anciens qui ont aim la solitude lui servent ensuite dmontrer qu'elle +est aussi convenable ce qu'on appelle sagesse, selon le monde, qu' ce +qui l'est aux yeux de la religion. En retranchant ou modrant dans cet +ouvrage ce qui s'y trouve d'excessif, il resterait d'excellentes choses +en faveur de la retraite, prfrable en effet au tumulte du monde. +L'rudition y est prodigue comme dans le premier. On y voit toujours un +esprit nourri des maximes de la philosophie antique, et souvent une +loquence plus persuasive et plus orne que dans l'autre, parce que +l'auteur n'y a pas t gn par la coupe brise du dialogue et par +l'emploi d'tres allgoriques, qu'on ne sait le plus souvent comment +faire parler. + +J'ai donn dans sa Vie une ide suffisante du Trait _sur le loisir des +religieux_[616], qu'il ddia aux chartreux de Montrieu, aprs y avoir +pass quelques jours auprs de son frre Grard. C'est une production +tout--fait monacale, excellente pour ceux qui elle tait adresse, +bonne en gnral pour la vie du clotre, mais dont il n'y a rien tirer +pour celle du monde. + +[Note 616: Voy. ci-dessus, p. 372.] + +Je ne dirai pas la mme chose d'un autre ouvrage qui est intitul dans +ses OEuvres: _Du mpris du Monde_, et qu'il appelait _son secret_[617]. +On en tire de grandes lumires sur les vnements de sa vie, sur ses +gots, son caractre et ses plus secrets sentiments. Il le fit Avignon +ou Vaucluse dans le temps o sa passion pour Laure lui causait le plus +d'agitation et de trouble[618]. Ce sont des dialogues entre lui et saint +Augustin. Les Confessions de l'vque d'Hippone lui en donnrent l'ide. +C'tait celui de tous les Pres de l'glise qu'il aimait le plus. Les +rapports de caractre et de gots qu'il avait avec lui contribuaient +sans doute cette prfrence. Le pre Denis, son directeur, lui avait +fait prsent d'un exemplaire des Confessions; il le portait toujours +avec lui. Quand je lis les Confessions, disait-il, je ne crois pas lire +l'histoire de la vie d'un autre, mais de la mienne. A l'exemple +d'Augustin, il voulut dvelopper tous les secrets de son me, tous les +replis de son coeur. Ni Augustin, ni Montaigne, ni mme J.-J. Rousseau +n'ont dcouvert plus navement leur intrieur, ni fait avec plus de +franchise l'aveu de leurs faiblesses. A la fin de sa prface il +s'adresse ainsi son livre. Toi donc, fuis les assembles des hommes, +sois content de rester avec moi, et n'oublie pas le nom que tu portes; +car tu es et l'on t'appelera _mon secret_[619]. Ce titre et ce peu de +mots font croire que son intention n'tait pas de rendre cette espce de +confession publique; et, selon toute apparence, elle n'a vu le jour +qu'aprs sa mort. + +[Note 617: _De Contemptu Mundi, colloquiorum liber, quem secretum +suum inscripsit._] + +[Note 618: En 1343. Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. II, p. +101.] + +[Note 619: _Secretum enim meum es et diceris._] + +Voici quel est le dessein de l'ouvrage. Ptrarque mditait profondment +sur sa destine, lorsqu'une femme d'une beaut que les hommes ne +connaissent pas assez, et environne d'un clat extraordinaire, lui +apparat. Il est d'abord bloui des rayons qui sortent de ses yeux, et +n'ose lever les siens sur elle. Mais elle l'enhardit et se fait +connatre lui. C'est la Vrit qu'il a si bien peinte dans son pome +de l'_Afrique_. Un homme d'un aspect vnrable l'accompagne. Ptrarque +croit reconnatre en lui S.-Augustin: c'tait lui en effet, qui la +Vrit adresse la parole. Voila, lui dit-elle, ton disciple le plus +dvou: tu n'ignores pas de quelle dangereuse et longue maladie il est +atteint: il est d'autant plus prs de sa perte qu'il est plus loign +de connatre son mal: c'est toi de le gurir: tu y russiras mieux que +personne: il t'a toujours aim, et tu fus toi-mme sujet des +infirmits pareilles, quand tu tais captif dans un corps mortel. Essaie +donc si ta voix persuasive pourra le tirer de sa langueur et remdier +ses maux. Saint-Augustin promet d'obir par respect pour elle et par +amiti pour le malade. Il le tire l'cart, et commence avec lui, en +prsence de la Vrit, une confrence qui dure trois jours, et qui forme +les trois dialogues dont tout l'ouvrage est compos. + +Le premier est une sorte de prliminaire ou de prolgomnes. +Saint-Augustin tablit d'abord pour maximes, que nul n'est misrable +s'il ne veut l'tre; qu'une parfaite connaissance de nos misres produit +le dsir d'en tre dlivr; que ce dsir n'est sincre et efficace que +dans le coeur de ceux qui ont teint tout autre dsir: enfin qu'il n'y a +que la pense de la mort qui puisse produire cet effet, en dtachant +entirement l'me de toutes les vanits du monde. Doctrine fausse, +triste et nuisible, qu'on est toujours fch de trouver dans une +philosophie, d'ailleurs si leve et si pure, et qui, rangeant parmi les +vanits peu prs tout ce qui se trouve dans le monde et constitue la +socit humaine, tend toujours rendre ceux qui la professent au moins +inutiles la socit et au monde. Ptrarque assure qu'il connat son +tat, qu'il en veut sortir; mais que les efforts qu'il a faits jusqu' +prsent ont t inutiles. Saint-Augustin le fait convenir qu'il ne l'a +jamais bien voulu. Il analyse tous les symptmes de cette volont +douteuse, et ceux d'une volont plus constante et plus ferme, la seule +qui, dans une entreprise si difficile, puisse garantir le succs. + +Dans le second dialogue, Saint-Augustin examine l'un aprs l'autre tous +les dfauts de Ptrarque qui mettent obstacle son repos autant qu' sa +perfection. Le premier est la vanit qu'il tire de son esprit, de sa +science, de son loquence, des agrments de sa figure et de sa personne. +Il rabaisse tous ces avantages, et lui en fait voir la vanit, la +fragilit, le nant. Le second dfaut est l'avarice, ou plutt la +cupidit. Ptrarque se rcrie sur ce reproche, et affirme qu'aucun vice +ne lui est plus tranger; mais son svre examinateur lui prouve que ce +got qu'il a pris pour une vie commode, pour une fortune aise qui peut +seul la procurer, pour la socit des grands et pour le sjour des +villes et des cours n'est au fond qu'une cupidit dguise. Ptrarque a +beau rpondre qu'il ne dsire point de superflu, mais qu'il voudrait ne +manquer de rien; qu'il n'ambitionne pas de commander, mais qu'il +voudrait ne pas obir, Augustin lui fait voir que ce qu'il dsire est le +comble des richesses et de la puissance; que les plus grands monarques +manquent de quelque chose; que ceux qui commandent sont souvent forcs +d'obir; qu'enfin la vertu seule peut lui procurer cet tat +d'indpendance qui est le terme de ses dsirs; vrit aussi +incontestable qu'elle est ancienne, et qui dcoule en quelque sorte de +toutes les parties de la philosophie antique; mais qui, dans +l'antiquit profane comme dans le christianisme, sans avoir jamais eu de +contradicteurs en thorie, a toujours eu peu de sectateurs dans la +pratique. Mais, insiste Ptrarque, je suis loin d'avoir en effet ce got +que l'on m'attribue pour le sjour des villes, pour la socit des +grands, et les vues d'ambition que ce got suppose. Je les fuis au +contraire autant que je puis. S'ensevelir, comme je le fais, dans les +bois et dans les rochers, combattre les opinions vulgaires, har, +mpriser les honneurs, se moquer de ceux qui les recherchent et de tout +ce qu'ils font pour y parvenir, cela ne suffit-il pas pour mettre +l'abri du reproche d'ambition? Soyez de meilleure foi, rpond Augustin, +ce ne sont pas les honneurs que vous hassez, mais les dmarches +ncessaires dans ce sicle pour les obtenir. Vous avez pris une route +plus cache et plus dtourne pour arriver au mme but. Convenez que +c'est l le vritable objet de vos tudes et du parti que vous avez pris +de vivre dans la retraite. Tel entreprend d'aller Rome, qui revient +sur ses pas, effray du chemin qu'il faut faire pour y arriver. Ce n'est +pas Rome qui lui dplat, c'est le chemin[620]. + +[Note 620: Dans l'extrait de ces dialogues, je me sers, en +l'abrgant, de la traduction de l'abb de Sade, lorsqu'il ne s'est pas +trop loign du texte que j'ai sous les yeux.] + +La gourmandise et la colre ont leur tour, mais ne font pas l'objet +d'un reproche trs-grave, parce qu'au fond cela se borne quelques +vivacits passagres, et dans une vie habituellement sobre, quelques +parties de plaisir et de bonne chre avec ses amis. Saint Augustin se +hte d'arriver un article plus important et plus dlicat, sur lequel +Ptrarque se rend d'abord justice, et qui fait, de son aveu, la honte et +le malheur de sa vie, c'est celui de l'incontinence. Il exprime avec +beaucoup de force, et la rvolte de ses sens, et ses inutiles efforts +pour les dompter. La prire frquente, humble, fervente et accompagne +de larmes, est le seul remde que saint Augustin, qui doit s'y +connatre, lui indique contre ce mal. Mais j'ai pri, rpond Ptrarque, +et si souvent que je crains que Dieu n'en ait t importun. Augustin +lui soutient qu'il n'a pas bien pri, qu'il a pri pour un temps trop +loign, qu'il a voulu se rserver les plaisirs de la jeunesse, et +remettre un ge plus avanc l'effet de ses prires. C'est ce qui lui +tait arriv lui-mme; mais prier ainsi, c'est vouloir une chose et en +demander une autre. Il l'exhorte tre plus sincre avec Dieu et avec +lui mme, et lui promet qu'il obtiendra sur ce chapitre difficile, comme +sur tous les autres, ce qu'il aura demand de bonne foi. + +Dans le reste de ce dialogue, il lui reproche un certain penchant la +mlancolie et la mauvaise humeur, auquel Ptrarque convient qu'il +s'abandonne trop souvent. Il en accuse la vie qu'il mne, les injustices +de la fortune, le spectacle choquant qu'il a sous les yeux, les moeurs +dgotantes d'Avignon, le tumulte qui y rgne, et tout ce que ce sjour +a d'incompatible avec la paisible socit des Muses et l'tude de la +sagesse. Si le tumulte de votre ame cessait, rpond saint Augustin, +vous ne vous plaindriez pas de ce tumulte extrieur qui n'affecte que +les sens. On peut s'y accoutumer comme au murmure d'une eau qui tombe. +Quand l'me est dans un tat serein et tranquille, les nuages passagers +qui l'environnent, le tonnerre mme qui gronde autour d'elle, ne peuvent +la troubler. Apaisez donc les mouvements de la vtre, vous serez alors +en sret sur le rivage; vous verrez les naufrages des autres +hommes[621]; vous couterez en silence les voix plaintives de ceux qui +flottent sur les ondes; et si vous prouvez ce cruel spectacle les +tourments de la piti, vous sentirez aussi une secrte joie vous voir +vous-mme l'abri des mmes dangers. Au reste, de quoi se plaint-il? +ce sjour qui lui dplat tant n'est-il pas de son choix? n'est-il pas +le matre d'en sortir? Ptrarque l'avoue, et finit par convenir que son +tat, compar celui de beaucoup d'autres, n'est pas aussi malheureux +qu'il le croyait. + +[Note 621: On sent ici l'imitation de ces beaux vers de Lucrce: + + _Suave mari magno turbantibus oequora ventis, + E terr magnum alterius spectare laborem_; etc.] + +Le troisime dialogue est le plus intressant. Saint Augustin dit +Ptrarque qu'il porte deux chanes aussi dures que le diamant, dont il +craint bien qu'il ne veuille pas qu'on le dlivre; ces deux chanes sont +l'amour et la gloire. Il commence par l'amour, et veut lui faire avouer +que c'est une extrme folie; mais il ne trouve pas sur ce point la mme +docilit que sur tout le reste. Ptrarque ne permet pas, mme son +matre, d'avilir un sentiment dlicat et gnreux qui lve et pure +l'me quand il a pour objet une femme digne de l'inspirer. +Particularisant ensuite ces ides gnrales, il peint sous les couleurs +les plus nobles et les images les plus attachantes le mrite et la +vertu de Laure, la puret de son amour pour elle, l'influence qu'a eu +cet amour sur son got pour la vertu, pour l'tude et pour la vritable +gloire. Mais le bon directeur ne lche pas prise, il le retourne de tant +de faons qu'il le force d'avouer que si cet amour lui a fait quelque +bien, c'est en le dtournant d'autres biens plus grands encore: enfin il +l'engage reconnatre la ncessit d'un remde. Mais quel remde +choisir? c'est l la difficult. Chasser, selon le conseil d'Ovide et +mme de Cicron, un amour par un autre, un ancien par un nouveau, c'est +ce dont Ptrarque ne peut supporter mme la pense. Changer de lieu, +voyager pour se distraire serait fort bon; mais il a souvent prouv que +son amour le suit partout, que pour tre loign de Laure il ne l'en +aime pas moins et n'en souffre que davantage. La pense du progrs de +l'ge ne peut rien sur lui. Il n'a point pass l'ge d'aimer, puisqu'il +est encore sensible. D'ailleurs, Laure vieillit aussi; mais puisque +c'est son me qu'il aime, peu lui importe que son corps change: enfin, +quelques objections que lui fasse saint Augustin, il y repond; quelques +remdes qu'il lui propose, il les rejette, et le Saint est rduit lui +conseiller la mme recette qu'il lui a donne pour des passions moins +nobles, la prire. + +Il le trouve de meilleure composition sur la gloire que sur l'amour. Il +lui reproche le temps qu'il consume rassembler des paroles sonores +uniquement pour flatter les oreilles de ce monde qu'il mprise, et mme +celui qu'il donne des entreprises plus graves, telles que l'Histoire +romaine depuis Romulus jusqu' Titus, telles encore que son Pome de +l'Afrique, sans compter d'autres petits ouvrages qu'on le voit produire +tous les jours. Quelle perte d'un temps qu'il pourrait employer +apprendre bien vivre! Et cette gloire mme qu'il espre, +l'obtiendra-t-il? sera-t-elle durable? vaut-elle tous les sacrifices +qu'elle lui cote? Vous qui, surtout l'ge o vous tes, vous +consumez de travail pour faire des livres, vous tes dans une grande +erreur. Vous ngligez vos propres affaires pour vous occuper de celles +des autres, et sous une vaine esprance de gloire vous laissez, sans +vous en apercevoir, s'couler ce temps si court de la vie. Que ferai-je? +rpond Ptrarque. Abandonnerai-je des travaux commencs? Ne vaut-il pas +mieux que je me hte de les finir pour m'occuper ensuite de choses plus +srieuses? car enfin ces ouvrages sont trop importants pour les laisser +imparfaits.--Je vois ce qui vous tient, rplique Augustin; vous aimez +mieux vous abandonner vous-mme que vos livres. Eh! laissez-l toutes +ces histoires; les exploits des Romains sont assez clbres et par leur +propre renomme et par les travaux de bien d'autres gnies. Laissez +l'Afrique ceux qui en sont en possession; vous n'ajouterez rien la +gloire de votre Scipion ni la vtre. Rendez-vous vous-mme; songez +la mort; ayez toujours vos penses et vos regards fixs sur elle, +puisque tout vous y conduit. Ptrarque le remercie de ses conseils et +fait des voeux pour obtenir la force de les suivre. + +Cet crit est curieux, comme le sont tous ceux o les hommes clbres +ont parl d'eux-mmes. Il est tonnant que depuis sa publication tant +de choses vagues et conjecturales aient t dites et crites sur +Ptrarque, sur Laure et sur sa passion pour elle. La manire aussi +positive qu'intressante dont il en parle ici, dans un ouvrage tranger +aux fictions de la posie, devait suffire pour lever toutes les +incertitudes. La premire dition en est pourtant de 1496, et les +incertitudes ont dur depuis, pendant prs de trois sicles; et pour +beaucoup de gens qui restent toujours au mme point, parce qu'ils ne +lisent ni coutent, elles durent mme encore. + +Ptrarque avait amass pendant plusieurs annes des matriaux pour une +Histoire Romaine qu'il n'acheva point, qu'il ne commena mme jamais +crire d'une manire suivie. Il n'en est rest que des fragments diviss +en quatre livres, sous le titre de _Choses mmorables_[622], et d'autres +moins considrables, intituls _Abrg des vies des hommes +illustres_[623]. Ces derniers sont tous tirs des premiers sicles de +Rome, et diviss en petits chapitres qui contiennent les principaux +traits de la vie de Romulus, de Numa, de Tullus-Hostillius, de Junius +Brutus, etc. Il a fait des autres fragments un autre usage. Il les a +rangs sous diffrents titres dans chacun des quatre livres de ses +Choses mmorables. Dans le premier, par exemple, qu'il divise en deux +chapitres, il consacre l'un au repos ou au loisir, l'autre l'tude et +au savoir. Le premier chapitre fait voir quel usage des hommes clbres +dans l'histoire savaient faire de leur loisir. Les traits dont il se +sert sont d'abord puiss chez les Romains; il y ajoute, sous le titre +d'_trangers_[624], d'autres faits tirs de l'histoire des autres +peuples anciens, surtout des Grecs; et ensuite sous celui de +_modernes_[625], il en joint encore de plus nouveaux, la plupart mme +arrivs de son temps. C'est ainsi, qu' la fin du second chapitre, o il +traite de l'tude et du savoir, il rapporte le beau trait de Robert, roi +de Sicile, qui prfrait les lettres sa couronne[626]. Il suit le mme +ordre dans chacun des trois autres livres; et si ce trait ne renferme +sur les peuples anciens, rien qui ne soit dj connu par les rcits de +l'histoire, il a conserv beaucoup de faits particuliers des temps +modernes qui mritaient aussi d'tre transmis la postrit. + +[Note 622: _Rerum memorandarum_ libri IV.] + +[Note 623: _Vitarum illustrium virorum epitome_.] + +[Note 624: _Externi_.] + +[Note 625: _Recentiores_.] + +[Note 626: Voy. ci-dessus, p. 359.] + +Nous avons vu quel tait l'attachement que Franois de Carrare, +souverain de Padoue, eut pour Ptrarque dans ses dernires annes. Il se +plaisait singulirement s'entretenir avec lui, et il allait souvent le +voir dans sa petite maison d'Arqua[627]. Il se plaignait un jour, sur le +ton de l'amiti, de ce qu'il avait crit pour tout le monde, except +pour lui. Ptrarque pensait depuis long-temps prvenir ce reproche; +mais il tait embarrass pour le choix, et ne savait quoi se +dterminer. Enfin il imagina de lui adresser un petit Trait _sur la +meilleure faon de gouverner une rpublique_[628], et sur les qualits +que doit avoir celui qui en est charg. Ce sujet lui fournissait une +occasion naturelle de donner ce prince des louanges indirectes, sans +exagration et sans fadeur; et en mme temps, ce qui est toujours plus +difficile, de relever quelques dfauts de son gouvernement qu'il avait +remarqus[629]. Cet opuscule est rempli de maximes excellentes, tires +pour la plupart de Platon et de Cicron, et l'application en est faite +avec beaucoup de jugement; mais ce mme sujet a t trait depuis avec +tant de supriorit, qu'il n'y a plus ici rien apprendre pour +personne. Le seul bien que fasse cette lecture, c'est de montrer que, +dans un temps o les principes d'un bon gouvernement taient peu connus, +o l'Italie tait partage entre de petits princes, qui presque tous +taient de petits tyrans, un philosophe, nourri des leons de la sagesse +antique, ne louait dans un prince son ami, que ce qui tait conforme +ses principes, et blmait tout ce qui y tait contraire; et que ce +philosophe tait un pote aimable, qui runissait ainsi, ds le +quatorzime sicle, cette premire aurore de la renaissance des +lettres, ce qu'elles ont de plus solide et ce qu'elles ont de plus doux. + +[Note 627: En 1372 et 1373.] + +[Note 628: _De Republic optim administrand_.] + +[Note 629: _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 794.] + +Il avait fini, deux ans auparavant[630], dans la mme retraite, un autre +ouvrage commenc depuis quelques annes, dont le titre est d'une +simplicit piquante, et le sujet assez singulier; c'est celui qu'il +intitula: _De sa propre ignorance et de celle de beaucoup +d'autres_[631]. Voici quelle en fut l'occasion. Lorsqu'il alla s'tablir + Venise, la philosophie d'Aristote y tait fort la mode, ainsi que +dans toute l'Italie. On ne la connaissait pourtant que par de mauvaises +versions latines faites sur des traductions arabes, et par les +Commentaires d'Averros qui taient bien loin d'y rpandre de la clart. +Mais plus Aristote tait obscur, plus il y avait de gens disposs +l'admirer. C'tait l'oracle des coles; on n'y jurait que par lui. Ce +sicle tait assurment trs-religieux, et cependant Aristote, expliqu +par Averros, niait la cration, la providence, les peines et les +rcompenses de l'autre vie. Ses disciples, Venise, croyaient, comme +leur matre, le monde infini et coternel Dieu: ils se moquaient de +Mose, de la Gense, de Jsus-Christ mme, des Pres de l'glise, enfin +de tous les objets respectables pour les chrtiens. Cela devint une +espce de secte fort tranchante dans ses opinions, et dispose jeter +du ridicule sur tous ceux qui n'en taient pas. + +[Note 630: En 1370.] + +[Note 631: De Ignoranti sui ipsius et multorum.] + +Quatre jeunes gens qui en taient, trouvrent moyen de faire +connaissance avec Ptrarque. Ils s'insinurent dans ses bonnes grces +par leur douceur, leur complaisance et l'honntet de leurs manires. Il +se livra bientt eux sans dfiance. Tous quatre avaient de l'esprit. +Le premier ne savait rien, le second peu, le troisime un peu plus, et +le quatrime plus encore; mais c'tait un savoir incertain, embrouill, +joint, comme dit Cicron, tant de lgret, de jactance, qu'il aurait +peut-tre mieux valu qu'il ne st rien. Car les lettres, ajoute +sagement Ptrarque, sont pour beaucoup de gens une source de folie, pour +presque tous elles en sont une d'orgueil, moins qu'elles ne tombent, +ce qui est fort rare dans un esprit naturellement bon, et qui ait t +bien conduit[632]. Ils s'taient appliqus principalement l'histoire +naturelle; ils savaient beaucoup de choses sur les animaux, les oiseaux, +les poissons, ils vous auraient dit, c'est Ptrarque qui parle, combien +le lion a de poils la tte, l'pervier de plumes la queue[633]; et +un nombre infini d'autres choses tout aussi vraies et aussi importantes +que celles-l. Ptrarque s'expliquait avec sa libert ordinaire, et sur +ces belles connaissances, et sur Aristote; ils en furent d'abord +surpris, ensuite indigns. Ils finirent par tenir conseil entre eux; +pour condamner, dit Ptrarque, comme convaincue d'ignorance, non pas ma +personne qu'ils aiment, mais ma renomme, qu'ils n'aiment pas. Ils +s'taient donc rassembls seuls, pour que la sentence qu'ils voulaient +porter ft unanime; mais, pour se donner un air d'quit, ils voulurent +qu'elle ft contradictoire. Ils allguaient d'abord ce qui tait +favorable Ptrarque, et rpondaient ensuite de manire dtruire tout +le bien qu'ils en avaient dit. Ainsi l'opinion publique, qui tait en sa +faveur, l'amiti des grands et mme de plusieurs souverains, son +loquence universellement reconnue, son style dont personne ne +contestait le mrite, furent successivement allgus, et l'on trouva +toujours des raisons pour rduire rien tous ces loges. Enfin, ce +singulier tribunal pronona tout d'une voix que Ptrarque tait un +ignorant, homme de bien[634]. Cette sentence avait t rellement porte +et avait fait beaucoup de bruit Venise. Ptrarque s'en tait moqu +d'abord; mais ses amis prirent la chose srieusement, et voulurent +absolument qu'il crivt pour se dfendre. C'est ce qu'il fit par ce +Trait _De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres._ + +[Note 632: C'est le mme sens qui est renferm en moins de mots dans +ce vers si vrai de notre Molire: + + Et je vous suis garant + Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.] + +[Note 633: _Quot Leo pilos in vertice, quot plumas Accipiter in +caud_, etc., _ub. sup._] + +[Note 634: _Scilicet me sine litteris virum bonum._] + +Aprs avoir fait l'histoire de ce jugement bizarre port contre lui, +Ptrarque parat y souscrire et reconnatre son ignorance. Il s'en +console, pourvu qu'en effet on le reconnaisse pour homme de bien. Je me +soucie peu, dit-il, de ce qu'on m'te, pourvu que j'aie en effet ce +qu'on me laisse. Je ferais volontiers ce partage avec mes juges: qu'ils +soient savants, et moi vertueux. Mais ensuite, malgr ces traits de +modestie, il fait un assez grand talage d'rudition pour prouver +l'injustice de cette sentence dicte par l'envie; et il en appelle la +postrit, par qui il ne doute point qu'elle ne soit rforme. Il passe +en revue, dans ce Trait, la philosophie ancienne, et tourne en ridicule +les atmes de Dmocrite et d'picure, la Mtempsycose de Pytagore, etc. +Il fait voir que notre science se rduit rien, ou peu de chose, et +il cite les plus grands philosophes qui en sont convenus de bonne foi. +Presque tout ce qu'il dit est tir des Tusculanes de Cicron, de son +Trait _De la Nature des Dieux_, et du livre _De la Cit de Dieu_, de +saint Augustin. Il termine de la manire la plus digne d'un philosophe +aimable, et que tout homme qui aurait, je ne dis pas son gnie, mais son +caractre, et qui se verrait, comme lui, poursuivi par l'injustice et +par la haine, pourrait se rappeler avec plaisir et avec fruit. Aprs +avoir pass en revue tous les grands hommes qui ont t en butte aux +traits de la satire, Homre, Dmosthne, Cicron, Virgile, et tant +d'autres, qui osera, dit-il, se plaindre qu'on crive ou que l'on parle +contre lui, lorsque de telles gens ont os parler et crire ainsi contre +de tels hommes? Il ne me reste donc plus que de m'adresser +non-seulement vous (Donat le grammairien, qui il ddie ce Trait) et + un petit nombre d'autres, qui n'avez pas besoin d'tre excits pour +m'aimer, mais mes autres amis et mes censeurs eux-mmes, de les +prier et de les conjurer tous de m'aimer dsormais, sinon comme un homme +de lettres, au moins comme un homme de bien; sinon comme tel encore, du +moins comme un ami; si enfin, par dfaut de mrite, je ne suis pas +digne de ce nom d'ami, que ce soit au moins comme un homme bienveillant +et aimant qu'ils m'aiment[635]. + +[Note 635: _Ut deinceps me, si non ut hominem litteratum, at ut +varum bonum; si ne id quidem, ut amicum; denique si amici nomen proe +virtutis inopi non meremur, at saltem ut benevolum et amantem ament._] + +Imitateur en tout de Cicron, il semblait avoir pris de lui le besoin et +l'habitude d'une correspondance pistolaire trs-active avec ses amis et +avec les principaux personnages de son temps. Les choses les plus +simples de la vie et les affaires les plus importantes, tout lui +fournissait un sujet de lettre. Il en avait brl des paquets, des +coffres entiers, et cependant on a imprim de lui dix-sept livres +d'ptres. Ils en contiennent prs de trois cents, dont un assez grand +nombre sont, par leur tendue, moins des lettres que de vritables +traits, et on en connat beaucoup encore qui n'ont jamais vu le jour. +C'est l surtout qu'il faut chercher l'me de Ptrarque et les dtails +les plus intressants de sa vie. Il avait, dit avec raison l'abb de +Sade[636], une amiti babillarde, et un coeur qui aimait s'pancher. +Ce qui veut dire qu'il tait un homme confiant, sensible, et un +vritable ami. Ces lettres sont trs-importantes pour l'histoire +littraire, pour celle des vnements, et plus encore des moeurs du +quatorzime sicle. Les portraits de la cour papale d'Avignon y sont +horribles. Peut-tre aussi sont-ils un peu chargs. Le style n'a pas, +beaucoup prs, l'lgance et la puret de celui de l'auteur qu'il avait +choisi pour modle; mais on y voit cependant, ainsi que dans ses autres +oeuvres latines, combien il avait gagn l'avoir toujours sous les yeux, + le lire et l'imiter sans cesse. Il crivait avec abandon et +sentiment ses amis, aux Grands avec des gards, mais sans renoncer +jamais son ton habituel de franchise et d'indpendance; en crivant, +non-seulement cette illustre et puissante famille des Colonne, ses +bienfaiteurs, et qu'il appelle mme ses matres, ou ce tribun Rienzi, +qui fut un instant le matre de Rome, ou des prlats et des +cardinaux, mais mme aux diffrents papes qu'il vit se succder sur le +trne d'Avignon et qu'il voulut toujours ramener en Italie, aux +souverains de Milan, de Vrone, de Parme, de Padoue, au doge de Venise, +au roi Robert, enfin l'Empereur, il garde cet air de libert noble et +dcente, qui convient la philosophie et aux lettres, mme avec les +puissants de la terre, parce que, quand elles savent se respecter +elles-mmes, elles sont aussi une puissance. + +[Note 636: _Mm. pour la Vie de Ptr._, Prf. p. XLVIII.] + +Ptrarque ne gagna pas moins, dans sa posie latine, son commerce +continuel avec Virgile, que dans sa prose celui qu'il entretenait +avec Cicron. Si l'on compare ses vers avec tous ceux qui avaient t +faits depuis les sicles de dcadence, on y voit une diffrence telle, +qu'il semble avoir retrouv, du moins en partie, la langue qui +paraissait totalement perdue. Les formes, les tours, les expressions, +tout semble renatre. Il n'y manque qu'un degr de plus d'lgance et de +posie de style; mais ce degr est si considrable, qu'il le spare +presque autant de Virgile, que lui-mme est spar des versificateurs du +moyen ge. Il ne se contenta pas de composer, l'exemple du Cygne de +Mantoue, douze glogues qu'il appela aussi ses Bucoliques; la palme de +l'pope le tenta; il entreprit et termina un pome pique, dont le +hros est ce grand Scipion, qui se couvrit de tant de gloire dans sa +guerre d'Afrique, que, le premier de tous les Romains, il obtint de +joindre son nom celui du peuple qu'il avait vaincu. + +Ptrarque n'intitula point son pome Scipion, mais l'_Afrique_. Si +l'essence de l'pope est l'invention, si elle doit offrir +l'imagination une grande machine potique, en mme temps qu'une grande +action historique la mmoire, l'_Afrique_ n'est point une pope, mais +un simple rcit en vers. Ce qu'elle a de merveilleux occupe les deux +premiers livres; et ce merveilleux se rduit un songe, dans lequel le +hros du pome voit Publius Scipion son pre; et encore l'ide de ce +songe et plusieurs des traits dont il est rempli, sont-ils pris du +fragment de Cicron, si connu sous le titre de _Songe de Scipion_. Dans +le premier livre, Publius Scipion raconte son fils l'origine et les +principaux faits de la premire guerre punique, sans oublier la bataille +o il fut tu en Espagne avec son frre Cnus. Dans le second, il lui +prdit l'heureux vnement de la guerre qu'il va soutenir contre +Carthage, son triomphe et l'abaissement de cette orgueilleuse rivale, et +les effets qu'aura cette victoire sur les moeurs et la destine de Rome. +Il donne au jeune Scipion d'excellents avis sur les moyens de dlivrer +sa patrie des dangers extrieurs et intrieurs qui la menacent; mais +quoiqu'il y ait dans tous ces discours de fort belles choses, souvent +mme trs-heureusemeut exprimes, comme sur neuf livres que contient le +pome, ce songe en remplit deux entiers, on ne peut se dispenser, en le +lisant, de trouver que le hros rve beaucoup trop long-temps. + +Scipion, encourag par les conseils de son pre, commence par envoyer +son ami Llius auprs de Syphax, pour l'engager une alliance avec +Rome. La description magnifique de la cour de ce roi maure, la rception +qu'il fait Llius, le repas splendide qu'il lui donne, l'origine de +Carthage chante par un jeune musicien pendant ce repas, le rcit que +Llius fait Syphax de celle de Rome, des belles actions des anciens +Romains, et de la mort de Lucrce, qui fut la source de leur libert, +mort qui est ici raconte dans un morceau trs-tendu, trs-soign, et +o le pote parat avoir fait tous ses efforts pour se surpasser +lui-mme, tout cela remplit le troisime livre, sans que l'action du +pome soit, pour ainsi dire, encore entame. Elle fait un pas au +quatrime; mais c'est encore par un rcit. Llius, interrog par Syphax, +lui raconte la vie de Scipion, qu'il reprsente aussi grand Rome que +dans les camps, et dans la paix que dans la guerre. Il s'tend surtout +avec complaisance sur le sige et la prise de Carthagne, o Scipion +traita avec une bont dlicate et gnreuse de jeunes et belles +captives, et rendit la plus belle de toutes un jeune prince son amant. + +Mais cette dernire partie de l'action n'est point finie: il y a ici une +lacune considrable, qu'aucun auteur italien n'a remarque, tant ce +pome de l'Afrique, si souvent nomm dans les crits dont Ptrarque est +le sujet, est peu connu et peu lu. Le quatrime livre finit au moment o +Llius raconte Syphax que, dans un appartement du palais, on entendait +les cris des princesses et des jeunes femmes de leur suite, et que +Scipion, sachant le danger qu'elles pouvaient courir si elles +paraissaient aux yeux de son arme, dfendit que l'on entrt dans leur +asyle, et les fit conduire en sret loin du thtre de la guerre. Au +commencement du cinquime, ce n'est plus Llius qui parle: on n'est plus + la cour de Syphax, pour assister un festin et entendre des rcits: +l'alliance a t refuse: la guerre a clat: Syphax est vaincu; +Scipion entre dans Cyrthe, capitale de ses tats; et au lieu de +l'histoire de la jeune princesse espagnole qui fut rendue son amant, +c'est celle de Sophonisbe, pouse de Syphax, que la ruine de ce roi, +l'amour de Massinissa et l'horreur de la servitude forcent se donner +la mort. Ce pome, que Ptrarque termina, mais auquel il ne mit jamais +la dernire main, prouva, aprs sa mort, quelques vicissitudes, dans +lesquelles il est vraisemblable qu'il se sera perdu un livre entier. Ce +livre devait contenir la fin du rcit de Llius, le refus de Syphax de +s'allier avec les Romains, sa rsolution subite de les attaquer +lui-mme, la marche de Scipion contre lui, le sige de Cyrthe et la +prise de cette ville. Cette perte est peu regrettable, puisque le pome +a excit si peu d'intrt qu'on ne s'est pas aperu de la lacune qu'elle +y a laisse. + +L'action une fois reprise, marche jusqu' la fin d'accord avec +l'histoire; et quoiqu'il y ait d'assez longues digressions, l'invention +y a si peu de part, qu'il parat inutile de pousser plus loin cette +analyse, pour arriver par une route directe un vnement prvu. La +premire ide de cet ouvrage avait transport Ptrarque: ce fut sur son +_Africa_ qu'il voulut fonder sa gloire: ce fut le bruit que firent dans +le monde les premiers livres, l'esprance qu'ils faisaient concevoir du +reste, et le plaisir qu'eut le roi Robert les entendre, qui firent +dcerner l'auteur la couronne potique. Mais le refroidissement o il +tomba bientt sur ce travail, la peine qu'il eut le reprendre, +l'imperfection o il le laissa toujours, prouvent que, dans le fond, il +ne le sentait point en proportion avec ses forces, ni analogue son +gnie. Dans sa vieillesse, il n'aimait point qu'on lui en parlt, ni que +l'on tmoignt la curiosit de le voir, et encore moins que l'infidlit +de quelques amis en rpandit des fragments. Un jour, Vrone, plusieurs +d'entre eux l'tant all voir, firent tomber la conversation sur son +pome, et croyant lui faire plaisir, ils en chantrent quelques +vers[637]. Les larmes lui vinrent aux yeux, et il les pria en grce de +ne pas aller plus loin. Comme ils lui tmoignaient leur surprise: Je +voudrais, dit-il, qu'il me ft permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet +ouvrage, et rien ne me serait plus agrable que de le brler de mes +propres mains. Aussi, quelques instances qu'on pt lui faire, il se +refusa toujours le rendre public; les copies ne s'en multiplirent +qu'aprs sa mort, et ce fut par les soins de Coluccio Salutati et de +Bocace, qui l'obtinrent de ses hritiers force de prires. Malgr les +dfauts qui y dominent, et qui l'emportent de beaucoup sur les beauts, +il est heureux qu'il se soit conserv, non pas pour la rputation du +pote, mais pour l'histoire de la posie. C'est un monument prcieux de +cette poque de renaissance, bon garder, comme ces tableaux et ces +statues, productions de l'enfance de l'art, qui n'en augmentent ni la +gloire ni les jouissances, mais que l'on n'examine pas sans fruit, quand +on en veut tudier l'histoire. + +[Note 637: _Squarzafichus. Vita Petr._] + +Les douze Eglogues latines de Ptrarque sont aussi bonnes connatre +par un autre motif. La plupart ont rapport des circonstances de sa +vie, et les interlocuteurs qu'il y emploie sont quelquefois, sous des +noms dguiss, les personnages les plus illustres de son temps. Quelques +unes sont de vraies satires, telles que la sixime et la septime, o le +pape Clment VI est videmment reprsent sous le nom de _Mition_[638]. +Dans la premire des deux, saint Pierre, sous celui de Pamphile, lui +reproche durement l'tat de langueur et d'abandon o se trouve son +troupeau. Qu'a-t-il fait de ces richesses champtres que leur matre lui +avait confies? qu'en a-t-il su conserver? Mition rpond qu'il conserve +l'or que lui a produit la vente des agneaux, qu'il garde des vases +prcieux, les seuls dont il veuille se servir, ne daignant plus tremper +ses lvres dans ces vases grossiers dont leurs pres se servaient +autrefois. Il a chang ses habits trop simples en vtements magnifiques. +Le lait dont il a fait des prsents lui a procur de puissants amis. +Son pouse, bien diffrente de cette vieille qu'avait Pamphile, est +toute brillante d'or et de pierreries. Les boucs et les bliers jouent +dans la prairie, et lui, mollement couch, s'amuse voir leurs jeux et +leurs bats. Pamphile entre dans une nouvelle colre contre ce berger +coupable et effmin; tu mrites, lui dit-il, les fouets, les fers, les +douleurs mme de la prison ternelle, ou quelque chose de pis encore. + +[Note 638: De _mitis_, doux, clment.] + +Mition, malgr sa douceur, perd patience. Il apostrophe son tour son +aigre censeur. Serviteur infidle et fuyard, ingrat pour le meilleur +des matres, c'est toi qu'appartiennent les fers, la croix, tous les +supplices. On sait que la crainte d'un tyran superbe te fit abandonner +ton troupeau. Pamphile rpond qu'il s'est repenti, qu'il a lav ses +taches dans le fleuve, et que sa pleur s'est dissipe. Que ne +reviens-tu-donc, reprend Mition, habiter ces belles demeures? Pour moi +je ne veux plus les quitter; je n'aime plus que les grandeurs; je ne +serai plus le pasteur d'un pauvre troupeau. J'ai acquis par mes chants +une aimable amie; j'aime me parer pour lui plaire. Je fuis le soleil; +je cherche des antres frais; je lave mes mains et mon visage dans une +eau limpide; le berger de Bysance[639] m'a fait prsent de ce miroir; +je me plais en faire usage. Mon pouse sait tout cela, et le souffre; +je lui pardonne mon tour bien des choses. Vous autres, vantez-vous +d'amies obscures et inconnues; mais moi, que ma chre Epy me retienne +toujours dans ses embrassements!.. Malheureux reprend Pamphile, est-ce +ainsi que tu sers ton matre? Tu crois tre en sret sous l'ombrage; +mais il viendra changer en deuil tes plaisirs. Tu crois, rplique +Mition, m'effrayer par de vaines paroles, mais les hommes de courage +mprisent les dangers prsents; les prils les plus loigns font peur +ceux qui sont timides. + +[Note 639: Selon l'abb de Sade, c'est Constantin; mais c'est plutt +l'empereur d'Orient qui rgnait alors. Du reste, les extraits qu'il +donne de ces glogues sont tout--fait diffrents de ce qu'on voit ici. +J'ignore o il avait pris plusieurs dtails qui sont dans les siens; je +sais seulement que je me suis, le plus que j'ai pu, conform au texte, +et que je me sers de la mme dition de Ble, 1581, dont il s'est servi +lui-mme.] + +Cette nymphe Epy, dont Mition adore les charmes, est la ville d'Avignon +que Clment VI ne pouvait se rsoudre quitter. Dans la seconde de ces +deux Eglogues, il est mis en scne avec elle. Il lui parle de la +querelle qu'il vient d'avoir avec Pamphile, et de la menace que celui-ci +lui a faite de l'arrive du matre. Ils font ensemble le dnombrement du +troupeau pour en pouvoir rendre compte. C'est l que la nymphe faisant +passer en revue les cardinaux l'un aprs l'autre, dguiss sous des +emblmes tirs des troupeaux et de la vie pastorale, aprs avoir dit du +bien de quelques uns en petit nombre, peint les autres sous les traits +les plus hideux et les couleurs les plus noires. Il ne serait pas +impossible, l'aide de l'histoire et d'une liste des cardinaux de ce +temps-l, de mettre les noms au bas de ces portraits. Ce travail +d'rudition en vaudrait peut-tre bien d'autres: mais peut-tre aussi ne +serait-il pas sans scandale; il est fcheux pour une bergerie qu'on ne +puisse, de trop frquentes poques, dvoiler la vie de ses bergers +sans scandaliser le troupeau. + +Le sujet de l'Eglogue suivante, qui est la huitime, est trs-diffrent, +et pourtant on y trouve encore des traits assez vifs contre Avignon et +contre la cour. Ptrarque y a voulu consacrer l'explication orageuse +qu'il eut avec le cardinal Colonne, lorsqu' l'ge de quarante ans il +prit la rsolution de briser tous ses liens et d'aller se fixer en +Italie. Il fait parler ce cardinal sous le nom de _Ganymde_, sans que +l'on puisse deviner le motif ou l'-propos de ce nom; il parle lui-mme +sous celui d'_Amyclas_, et il intitule cette Eglogue _Divortium_, la +sparation, le divorce. Ganymde lui demande quelle est la cause de +cette rsolution subite, et pourquoi il veut quitter des lieux o +autrefois il paraissait tant se plaire. Mon pre, rpond Amyclas, le +sage varie propos dans ses desseins, c'est l'insens qui s'y +attache.... Que voulez-vous que je fasse? Je ne trouve ici ni des eaux +pures, ni des pturages salutaires; l'air mme me fait craindre de le +respirer. Pardonnez cette fuite ncessaire, et plaignez-moi d'y tre +forc. Je suis entr pauvre dans votre bergerie; je retourne plus pauvre +chez moi. Je ne possde ni plus de lait ni plus d'agneaux; je n'ai +acquis que plus d'envieux et plus d'annes. J'ai plus de peine +supporter l'orgueil; je le souffrais patiemment autrefois; l'ge avanc +s'en irrite davantage. Il est honteux de vieillir dans la servitude. Que +ma vieillesse au moins soit indpendante, et qu'une mort libre termine +une vie esclave. + +Ganymde a beau lui reprocher son ingratitude: il continue peindre +sous des images pastorales les dgots qu'il prouve, la vie plus douce +et plus faite pour son ge que lui promet la voix de la patrie et qu'il +veut dsormais goter. Vous mprisez donc, reprend Ganymde, tout ce +que vous aimiez autrefois, les entretiens de vos amis, les amusements +champtres, le doux repos?.... Je ne mprise, rpond Amyclas, que cette +fort sauvage, ce pasteur licencieux, ce terrain fertile en poisons, ce +triste vent du midi, ces sources que le plomb enferme et rend malsaines, +ces tourbillons de poussire, cette ombre nuisible et cette grle +bruyante.--Mais ne connaissiez-vous pas auparavant tous les +dsagrments de ce sjour?--Je les connaissais, je l'avoue; l'habitude, +votre amiti, et peut-tre plus encore les charmes d'une bergre me les +faisaient supporter; mais tout change avec le temps; ce qui plat au +jeune ge dplat la vieillesse, et nos inclinations varient avec la +couleur de nos cheveux, etc. + +Dans une autre Eglogue[640] qu'il intitule _Conflictatio_, un berger +raconte une querelle de Pan et d'Articus. Les rois de France et +d'Angleterre sont cachs sous ces deux noms. Articus reproche Pan les +faveurs qu'il reoit de Faustula, et Faustula les bonts qu'elle lui +accorde. Cette courtisane, qu'il appelle bien de ce nom, _Meretrix_, est +la ville d'Avignon, ou plutt la cour pontificale. Le pape avait +abandonn au roi de France les dcimes de son royaume, et ce secours +mettait le roi Jean en tat de soutenir la guerre, ce que le monarque +anglais ne pardonnait ni au pape ni au roi. Presque toutes les Eglogues +de Ptrarque sont dans ce genre nigmatique et mystrieux: sans une +clef, qu'on ne trouve pas toujours, il est impossible de les entendre. + +[Note 640: La XIIe.] + +Trois livres d'Eptres terminent ses posies latines. Elles sont +adresses, soit aux personnes puissantes, telles que les papes Benot +XII et Clment VI, ou le roi Robert, ou le cardinal Colonne, soit +d'intimes amis, Llius, Socrate, Boccace, Guillaume de +Pastrengo, Barbate de Sulmone, au bon pre Denis. Le pote y laisse +courir librement ses penses et son style la manire d'Horace, et y +parle comme lui, des vnements et des circonstances particulires de sa +vie. Fait-il btir Parme cette jolie maison qu'il appelait son +_Parnasse Cisalpin_, il crit, Guillaume de Pastrengo, qui habitait +Vrone[641]; il lui rend compte de la vie qu'il mne, des occupations +qu'il s'est faites. La premire est de travailler son pome de +l'_Afrique_; la seconde, dit-il, est de btir une maison convenable +ma fortune. J'y emploie peu de marbre; je regrette souvent que vos +montagnes soient si loin de nous, ou que l'Adige ne descende pas +directement ici. Peut-tre l'embellirais-je davantage; mais les vers +d'Horace m'arrtent: le tombeau revient ma mmoire[642], et je me +souviens de ma dernire demeure; je suis tent d'pargner les pierres et +de les rserver un autre usage. Prt quitter cette entreprise, +prendre en haine les maisons, vouloir habiter les bois, si par hasard +il aperoit, dans le mur qu'on btit, une fente, une crevasse, il se met + gronder les ouvriers; ils lui rpondent; il tire de leurs rponses des +rflexions morales; il rentre en lui-mme, et se reproche de vouloir une +habitation durable pour un corps qui ne l'est pas; puis il presse de +nouveau l'ouvrage, trop lent pour ses dsirs. Il peint avec beaucoup de +vrit ses retours de raison et de folie. Ce qui le console c'est que +les autres hommes ne sont pas plus sages que lui: enfin, tout bien +considr, il rit de lui-mme et de tout le monde. On voit que cela est +tout--fait dans le got d'Horace. + +[Note 641: L. II, p. 19.] + +[Note 642: Et non pas: Je me souviens de mon buste, _busti_, comme +l'a plaisamment traduit l'abb de Sade.] + +C'est de cette maison qu'il crivait Barbate de Sulmone, une jolie +ptre qui n'a que dix-huit vers. J'ai, dit-il, une paisible campagne +au milieu de la ville, et la ville au milieu de la campagne[643]. Ainsi +quand je suis seul, le monde est tout prs de moi; et quand la foule +m'importune, j'ai ma porte la solitude.... Je jouis ici d'un repos +tel que les hommes studieux ne le trouvrent ni dans le vallon +retentissant du Parnasse, ni dans les murs de la ville de Ccrops[644], +tel que les pieux habitans des sables de l'Egypte le gotrent peine +dans leurs dserts silencieux. O Fortune! pargne, je t'en supplie, un +homme qui se cache: passe loin de son modeste seuil, et ne vas attaquer +que la porte superbe des rois. + +[Note 643: L. III, p. 18.] + +[Note 644: Athnes.] + +Des ordres imprvus, des affaires, l'obligation de se joindre +l'ambassade de Rome, viennent-ils le forcer quitter sa douce retraite, +et retourner dans des lieux qu'il avait cru quitter pour toujours, il +confie encore Barbate le chagrin qu'il prouve; il adresse la +Fortune ces plaintes, que peuvent s'appliquer ceux qui, ns comme lui +avec des passions douces et des gots paisibles, se trouvent lancs, +malgr eux, dans les flots orageux du monde et des affaires. O +Fortune[645]! je n'ambitionne pas tes faveurs. Laisse-moi jouir d'une +pauvret tranquille: laisse-moi passer dans cette retraite champtre le +peu de jours qui me restent. Je ne connais ni l'ambition ni l'avarice; +et tu me condamnes des travaux sans fin! Ils semblent crotre sans +cesse avec la rapidit du temps. Quel port puis-je esprer pour ma +vieillesse? O de combien de misres on est assailli dans ce monde! Les +hauteurs tremblent; le milieu glisse; au bas on est foul. Ce sont les +bas lieux que je prfre; et je tremble comme si j'tais dans les nues. +Voil surtout de quoi je me plains. Si je voulais monter au sommet ou +m'lancer sur les ondes, et que je fusse atteint de la foudre ou +englouti par la tempte, j'aurais tort de gmir; mais les flots viennent +me chercher sur le rivage, et des tourbillons m'engloutissent dans +l'humble poussire o je suis cach. + +[Note 645: L. III, p. 19.] + +Ce mlange de philosophie, d'imagination et de sentiment rgne en +gnral dans toutes ses ptres latines. S'il n'y a pas atteint +l'lgance et la puret d'Horace, il a cependant cette abondance et +cette facilit qui prouvent qu'on est tout--fait matre de l'idiome +qu'on emploie. Les formes et les tours de la langue latine lui sont +aussi familiers que ceux de sa langue naturelle: il ne parat lui +manquer que quelques unes de ses grces. Elles existaient dans les +modles anciens, et sans doute il les sentait, quoiqu'il ne put +entirement les atteindre. Ces grces manquaient encore en partie une +autre langue, nouvellement ne de la premire. C'est lui qui contribua +le plus les y fixer, et qui lui en donna de nouvelles, que d'autres +potes purent sentir leur tour, mais que personne encore n'est parvenu + galer. Ses posies italiennes, qui ne furent pour la plupart que +l'expression de son amour, et les jeux de sa plume, sont la fois ce +qu'il y a de plus agrable dans sa langue, de plus solide et de plus +brillant dans sa gloire. + + + + +CHAPITRE XIV. + +_Posies italiennes de Ptrarque, ou son CANZONIERE. De la Posie +rotique chez les anciens Grecs et Latins: Ovide, Properce, Tibulle. +lments dont se composa la Posie rotique de Ptrarque; caractre de +cette posie, ses beauts, ses dfauts. Posies lyriques de Ptrarque +sur d'autres sujets que l'Amour._ + + +Les potes qui ont peint la passion la plus forte et le sentiment le +plus doux, les potes rotiques, forment dans la littrature une classe +intressante que l'on croirait d'abord ne devoir l'tre que pour la +jeunesse; mais on reconnat ensuite que c'est pour les mes sensibles +qu' tout ge ces potes ont de l'intrt; dans la jeunesse, parce +qu'ils peignent ce qu'elles prouvent; dans la suite de la vie, parce +qu'ils leur rappellent de touchants souvenirs. Les mes froides, celles +qui s'occupent trop du matriel de la vie pour s'ouvrir aux affections +qui en font le charme, n'aiment aucun ge l'expression d'un sentiment +qu'elles ignorent; aucun ge un pote _sentimental_ n'est pour elles +autre chose qu'un diseur de vaines paroles et de phrases vides de sens. +Plus il se dgage de la matire, moins elles le gotent et se soucient +de le lire ou de l'entendre. Si enfin c'est une passion tout--fait +libre du joug des sens, si c'est le pur idal de l'amour que ce pote a +peint dans ses vers, parce que c'est l qu'il aspirait et qu'il +s'levait sans cesse, quel petit nombre d'admirateurs et mme de +lecteurs est-il rduit? ou quel mrite ne lui faut-il pas pour vaincre +cette dfaveur de son sujet, ne de sa sublimit mme? + +De toutes les preuves qui attestent le mrite extraordinaire de +Ptrarque, c'est peut-tre ici la plus frappante. Aucun pote n'a +exprim de sentiments aussi purs, disons-le franchement, aussi hors de +la porte de la plupart des hommes, et aucun, depuis les temps modernes, +n'a t plus gnralement lu et admir. Il parut dans un sicle o la +corruption tait aussi forte que l'ignorance tait gnrale: il a +travers d'autres sicles o les connaissances, sans purer les moeurs, +les avaient du moins raffines, pour arriver jusqu' nos jours, o les +connaissances de l'esprit et le raffinement des moeurs ont encore fait +des progrs, sans que nous nous soyons pour cela rapprochs de la vertu; +il n'a chant que pour elle, et cependant il n'est jamais dchu du rang +o il tait une fois mont. On ne se lasse point de relire ses posies, +qui sont un hymme perptuel cette desse dont le culte a si peu de +sectateurs, peu prs comme on lit dans d'autres potes des hymnes +Diane et Pallas, sans adorer ces divinits et sans y croire. + +Ce qui nous reste des potes grecs qui ont chant l'amour prouve qu'ils +n'y voyaient comme Sapho, qu'un dlire des sens, ou, comme Anacron, +qu'un amusement pour les sens et pour l'esprit la fois. Si d'autres +surent lui donner le langage du coeur et l'accent de la tendresse, leurs +posies ne sont point parvenues jusqu' nous. Nous n'avons rien, ni de +l'ancien Simonide qui fut, selon Suidas, l'inventeur de l'lgie, ni du +Simonide de Cos, dont les posies taient si tristes que Catulle les +appelle _les larmes de Simonide_[646], ni d'Evenus, ni presque rien de +Callimaque, et ce ne sont pas ses lgies que nous avons. Les Romains +prirent des Grecs, comme presque tout le reste, la forme du vers +lgiaque, et sans doute aussi son caractre. Ils ont excell dans +l'lgie. Tibulle, Properce, Ovide, sont des potes si connus, lous, +dfinis, compars tant de fois, ils l'ont t depuis peu de temps avec +tant de talent et dans une occasion si solennelle[647], qu'il n'y a plus +rien dire d'eux, quand c'est d'eux et de la posie lgiaque que l'on +veut parler. Mais on en peut dire quelque chose encore, quand il s'agit +de reconnatre en eux la nature de leurs passions et l'objet essentiel +de leurs vers, pour comparer avec eux un pote qui vint, quatorze +sicles aprs, donner aux sentiments passionns une autre direction et +la posie d'amour un autre langage. + +[Note 646: _Moestis lacrymis Simonideis_. (CATUL.)] + +[Note 647: Dans l'loquent et ingnieux discours de M. Garat, +prsident de la classe de la langue et de la littrature franaise de +l'institut, pour la rception de M. de Parny. Cette sance avait eu lieu +depuis peu de temps, quand je lus ce chapitre l'Athne de Paris.] + +Tous trois vivaient la mme poque, dans le plus beau sicle de la +littrature latine, dans le sicle d'Auguste. Ils parlent la mme langue +et peignent les mmes moeurs. Leurs matresses sont des beauts +coquettes, infidles et vnales. Ils ne cherchent avec elles que le +plaisir; ils ont la fougue et l'emportement de la jeunesse. Le brillant +esprit d'Ovide, l'imagination riche de Properce, l'ame sensible de +Tibulle, s'expriment avec les diverses nuances qui doivent rsulter, +dans le style, de la diffrence de ces trois sources; mais tous les +trois aiment peu prs de la mme manire des objets peu prs de mme +espce. Ils dsirent; ils possdent; ils ont des rivaux heureux. Ils +sont jaloux; ils se brouillent et se raccommodent. Ils sont infidles +leur tour; on leur fait grce, et ils retrouvent un bonheur qui est +bientt troubl de mme. + +Corinne est marie. La premire leon que lui donne Ovide est pour lui +apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari, quels signes +ils doivent se faire devant lui, devant tout le monde, pour s'entendre +et n'tre entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de prs, bientt +les querelles, et ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant +qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le +pardon. Il s'adresse quelquefois des subalternes, des domestiques, +au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, une maudite +vieille qui la corrompt et lui apprend se donner prix d'or, un +vieil eunuque qui la garde, une jeune esclave pour qu'elle lui remette +des tablettes o il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refus; +il maudit ses tablettes qui ont eu un si mauvais succs. Il en obtient +un plus heureux; il s'adresse l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas +interrompre son bonheur. + +Bientt il s'accuse de ses nombreuses infidlits, de son got pour +toutes les femmes. Un instant aprs, Corinne aussi est infidle; il ne +peut supporter l'ide qu'il lui a donn des leons dont elle profite +avec un autre. Corinne son tour est jalouse; elle s'emporte en femme +plus colre que tendre. Elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui +jure qu'il n'en est rien; et il crit cette esclave; et tout ce qui +avait fch Corinne tait vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels +indices les ont trahis! Il demande la jeune esclave un nouveau +rendez-vous. Si elle lui refuse, il menace de tout rvler, de tout +avouer Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la +peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu aprs, c'est Corinne +seule qui l'occupe. Elle est toute lui. Il chante son triomphe comme +si c'tait sa premire victoire. Aprs quelques incidents que, pour plus +d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop +long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop +facile. Il n'est plus jaloux: cela dplat l'amant, qui le menace de +quitter sa femme s'il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obit trop; il +fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il +se plaint de cette surveillance qu'il a provoque; mais il saura bien la +tromper. Par malheur, il n'est pas le seul y parvenir. Les infidlits +de Corinne recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si +publiques que la seule grce qu'Ovide lui demande c'est qu'elle prenne +quelque peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins +videmment ce qu'elle est.--Telles sont les moeurs d'Ovide et de sa +matresse; tel est le caractre de leurs amours. + +Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Ds +qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui +recommande de fuir le luxe et d'aimer la simplicit. Il est livr +lui-mme plus d'un genre de dbauche. Cinthie l'attend; il ne se rend +qu'au matin auprs d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve +endormie; elle est long-temps sans que tout le bruit qu'il fait, sans +que ses caresses mmes la rveillent: elle ouvre enfin les yeux, et lui +fait les reproches qu'il mrite. Un ami veut le dtacher de Cinthie, il +fait cet ami l'loge de sa beaut, de ses talents. Il est menac de la +perdre: elle part avec un militaire: elle va suivre les camps, elle +s'expose tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point; il +pleure: il fait des voeux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira point +de la maison qu'elle a quitte; il ira au-devant des trangers qui +l'auront vue: il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est +touche de tant d'amour. Elle abandonne le soldat, et reste avec pote. +Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur +est bientt troubl par de nouveaux accs de jalousie, interrompu par +l'loignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que +d'elle. Ses infidlits passes lui en font craindre de nouvelles. La +mort ne l'effraye point, il ne craint que de perdre Cinthie, qu'il soit +sr qu'elle lui sera fidle, il descendra sans regret au tombeau. + +Aprs de nouvelles trahisons, il s'est cru dlivr de son amour, mais +bientt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa +matresse, de sa beaut, de l'lgance de sa parure, de ses talents pour +le chant, la posie et la danse; tout redouble et justifie son amour. +Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se dshonore dans +toute la ville par des aventures d'un tel clat, que Properce ne peut +plus l'aimer sans honte. Il en rougit; mais il ne peut se dtacher +d'elle. Il sera son amant, son poux, jamais il n'aimera que Cinthie. +Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse: il la +rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une +seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possde +jamais assez. Il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler +lui-mme, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi +vives que si jamais il n'et t infidle lui-mme. Il veut fuir. Il se +distrait par la dbauche. Il s'tait enivr comme son ordinaire. Il +feint qu'une troupe d'amours le rencontre, et le ramne aux pieds de +Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans +un de leurs soupers, s'chauffe de vin comme lui, renverse la table, lui +jette les coupes la tte; il trouve cela charmant. De nouvelles +perfidies le forcent enfin rompre sa chane; il veut partir; il va +voyager dans la Grce; il fait tout le plan de son voyage: mais il +renonce ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux +outrages. Cinthie ne se borne plus le trahir, elle le rend la rise de +ses rivaux; mais une maladie imprvue vient la saisir: elle meurt. Elle +lui apparat en songe; il la voit, il l'entend. Elle lui reproche ses +infidlits, ses caprices, l'abandon o il l'a laisse ses derniers +moments, et jure qu'elle-mme, malgr les apparences, lui fut toujours +fidle.--Telles sont les moeurs et les aventures de Properce et de sa +matresse; telle est en abrg l'histoire de leurs amours. + +Ovide et Properce furent souvent infidles, mais ne furent point +inconstants. Ce sont deux libertins fixs qui portent souvent et l +leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la mme chane. +Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales; elles n'en ont +particulirement aucune. La Muse de ces deux potes est fidle, si leur +amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie +ne figurent dans leurs vers. Tibulle, amant et pote plus tendre, moins +vif et moins emport qu'eux dans ses gots, n'a pas la mme constance. +Trois beauts sont l'une aprs l'autre les objets de son amour et de ses +vers. Dlie est la premire, la plus clbre et aussi la plus aime. +Tibulle a perdu sa fortune; mais il lui reste la campagne et Dlie; +qu'il la possde dans la paix des champs; qu'il puisse, en expirant, +presser la main de Dlie dans la sienne; qu'elle suive, en pleurant, sa +pompe funbre, il ne forme point d'autres voeux. Dlie est enferme par +un mari jaloux; il pntrera dans sa prison malgr les Argus et les +triples verroux. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe +malade, et Dlie seule l'occupe. Il l'engage tre toujours chaste, +mpriser l'or, n'accorder qu' lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais +Dlie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son +infidlit; il y succombe, et demande grce Dlie et Vnus. Il +cherche dans le vin un remde qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni +adoucir ses regrets, ni se gurir de son amour. Il s'adresse au mari de +Dlie tromp comme lui; il lui rvle toutes les ruses dont elle se sert +pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder, +qu'il la lui confie; il saura bien les carter et garantir de leurs +piges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise; il revient elle; +il se souvient de la mre de Dlie qui protgeait leurs amours. Le +souvenir de cette bonne vieille rouvre son coeur des sentiments +tendres, et tous les torts de Dlie sont oublis. Mais elle en a bientt +de plus graves. Elle s'est laisse corrompre par l'or et les prsents; +elle est un autre, d'autres. Tibulle rompt enfin une chane +honteuse; il lui dit adieu pour toujours. + +Il passe sous les lois de Nmsis, et n'en est pas plus heureux. Elle +n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du gnie. Nmsis +est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice, +mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aim. Il tche de la +flchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune soeur; il ira +pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins cette cendre muette. +Les mnes de la soeur de Nmsis s'offenseront des larmes que Nmsis +fait rpandre. Qu'elle n'aille pas mpriser leur colre. La triste +image de sa soeur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces +tristes souvenirs arrachent des pleurs Nmsis. Il ne veut point ce +prix acheter mme le bonheur.--Nra est sa troisime matresse. Il a +joui long-temps de son amour. Il ne demande aux dieux que de vivre et de +mourir avec elle. Mais elle part; elle est absente; il ne peut s'occuper +que d'elle, il ne redemande qu'elle aux dieux. Il a vu en songe Apollon, +qui lui a annonc que Nra l'abandonne. Il refuse de croire ce songe; +il ne pourrait survivre ce malheur, et pourtant ce malheur existe. +Nra est infidle; il est encore une fois abandonn.--Tel fut le +caractre et le sort de Tibulle; tel est le triple et assez triste roman +de ses amours. + +Il sauve par le charme des dtails le peu d'intrt du fond. C'est en +lui surtout qu'une douce mlancolie domine, qu'elle donne mme au +plaisir une teinte de rverie et de tristesse qui en fait le charme. +S'il y eut un pote ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut +Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien sont en +lui: il ne songe pas plus que les deux autres les chercher ou les +faire natre dans ses matresses. Leurs grces, leur beaut sont tout ce +qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il dsire ou ce qu'il regrette; +leur perfidie, leur vnalit, leur abandon, ce qui le tourmente. De +toutes ces femmes, devenues clbres par les vers de trois grands +potes, Cinthie parat la plus aimable. L'attrait des talents se joint +en elle tous les autres; elle cultive le chant, la posie; mais pour +tous ces talents, qui taient souvent ceux des courtisannes d'un certain +ordre, elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont +pas moins ce qui la gouverne; et Properce, qui vante, une ou deux fois +seulement, en elle ce got pour les arts, n'en est pas moins, dans sa +passion pour elle, matris par une toute autre puissance. + +Le style de ces trois potes est trs-diffrent: le fond de leurs ides +diffre autant que leur gnie et leur style; mais les ides accessoires +qu'ils emploient sont assez semblables. Ils n'ont peu prs que les +mmes loges donner leurs belles, les mmes reproches leur faire. +Ils invoquent les dieux et les desses, comme tmoins des serments ou +comme vengeurs du parjure. Les exemples de fidlit ou de perfidie pris +dans la mythologie et dans l'histoire, ne leur manquent pas au besoin. +L'abondance en va jusqu' l'excs dans Properce, comme celle des traits +d'esprit dans Ovide. Il croient tous ou feignent de croire la magie; +et les vocations et ses filtres reviennent souvent dans leurs vers. +Mais aux dieux et la magie prs, tout est matriel et physique dans +les accessoires, comme dans le fond de leurs amours et de leur posie. +L'accord des esprits, l'union des mes, le besoin d'panchement, la +confiance mutuelle, les doux entretiens, l'lan de deux coeurs l'un vers +l'autre, ou leur lan mutuel vers ce qui est dlicat, beau et honnte, +rien de tout cela ne se trouve ni chez eux, ni en gnral chez aucun des +potes anciens; et cela n'est point dans leur posie, parce que cela +n'tait point dans les moeurs. + +A la renaissance des lettres, aprs les sicles de barbarie, il y avait +dans les moeurs, avec beaucoup de corruption et de frocit, une +exaltation et un penchant l'exagration des sentiments, qui se +portrent principalement sur l'amour. L'empire que les femmes eurent de +tout temps chez la plupart des peuples du Nord, tandis qu' l'Orient et +au Midi, elles taient presque partout esclaves, s'tendit de proche en +proche avec les conqutes des Francs, des Germains et des Goths. La +chevalerie fit de cet empire une espce de religion. La religion, +proprement dite, y influa beaucoup elle-mme. Le platonisme, se +combinant avec la doctrine des chrtiens, lui donna un caractre de +ferveur contemplative et d'amour extratique qui, ressemblant quelquefois +par l'expression l'amour terrestre, habitua insensiblement cet amour +s'exprimer lui-mme dans un langage mystique et religieux. Ce fut celui +que parlrent quelquefois les Troubadours. Les questions dbattues dans +les cours d'amour le subtilisrent encore. Les premiers potes italiens, +plus raffins que les provenaux, parce qu'ils taient presque tous +instruits dans les coles naissantes du platonisme, s'loignrent +tellement, dans leurs posies amoureuses, de tout ce qui est vulgaire +et terrestre, qu'ils s'cartrent mme souvent de tout ce qui est +intelligible et humain. Les femmes, qui taient l'objet de leurs chants, +taient flattes de cette lvation du style, comme de celle des +sentiments. Les moeurs publiques taient corrompues; mais les moeurs +domestiques taient chastes. Les hommes qui ne pouvaient obtenir des +beauts les plus brillantes, que la permission de les aimer, de le leur +dire, d'afficher en quelque sorte le nom de ces beauts sur leurs armes +ou dans leurs vers, s'honoraient de la publicit de cet hommage; et les +femmes qui y voyaient un tmoignage public, qu'il n'en cotait rien +leur sagesse, s'en tenaient aussi fires et honores. La plupart +avaient, dans les devoirs et dans les douceurs de l'hymen, des motifs et + la fois des ddommagements des rigueurs que leurs amants prouvaient +d'elles; et eux, de leur ct, satisfaits de voir dans la matresse de +leur coeur, dans la dame de leurs penses, l'objet d'une espce de culte, +ne se faisaient pas scrupule de chercher auprs des femmes plus faciles +des distractions et des amusements. + +C'est l ce qu'il faut bien se rappeler en lisant les posies du Cygne +de Vaucluse. Des moeurs de son sicle et des siennes en particulier, il +doit rsulter un roman qui n'aura rien de commun avec ceux de Tibulle, +de Properce et d'Ovide, et un style particulier, compos d'expressions +platoniques, religieuses, asctiques, d'images pures, dlicates, et +souvent mme trop subtiles: mais cependant ces images, soit par la +vrit du sentiment, soit par la force du gnie potique, seront +vivantes et sensibles. Il y aura cette diffrence immense entre lui et +les premiers potes qui ont bagay dans sa langue: on ne sait jamais ni +o ils sont, ni ce qu'ils font, ni de qui ils parlent: on verra au +contraire dans presque chacune de ces pices de vers le portrait de +celle qu'il aime, le tableau des lieux qui les environnent et celui des +petits vnemens de leurs amours. Les yeux de l'objet aim seront deux +astres qui lanceront des feux clestes; sa voix sera celle des anges; sa +dmarche et l'ensemble de sa personne auront quelque chose de +surnaturel, de saint et de sacr. Elle paratra souvent environne de +femmes qu'elle surpassera toutes, comme une desse est au-dessus des +mortelles; elle sera entoure de ses rivales comme d'une cour. A dfaut +d'une action vritable, ce roman sans incidents, sans progrs, se +composera de tous les actes les plus simples, et les plus indiffrents +pour tout autre qu'un amant pote. Un geste, un sourire, un regard, une +pleur, une promenade champtre, la campagne o se font ces promenades, +les arbres, les eaux, les fleurs, le ciel, les oiseaux, les vents, la +nature entire, seront les sujets de ses chants. Tout se revtira des +couleurs de la posie, et s'animera des feux de l'amour. Son coeur, +habitu sparer sa cause de celle des sens, parlera seul, et deviendra +pour lui un tre indpendant, qui agira, s'lancera hors de lui, +reviendra, se montrera dans ses yeux, sur son visage, sera ternellement +agit par l'esprance et par la crainte. Enfin s'il se plaint de ses +souffrances, ce ne sera qu'en s'enorgueillissant de leur cause, en +bnissant ses chanes, et le lieu et l'heure o il fut jug digne de les +porter. + +Cherchons quelques applications de cette espce de potique dans les +ouvrages mmes du pote dont elle est tire, comme toutes les potiques +l'ont t des oeuvres des grands potes, qui se trouvent ainsi toujours +conformes aux rgles, sans qu'ils y aient song. N'oublions pas que les +sonnets sont de petites odes la manire de quelques unes de celles +d'Horace, et que les _canzoni_ sont de grandes odes, non la faon de +celles des Grecs et des Latins, mais d'un genre particulier, invent par +les Troubadours, et perfectionn chez les Italiens par leurs premiers +potes. Le sonnet suivant n'est-il pas rempli de ce sentiment aussi vrai +que noble d'un amant fier de sa matresse, et devenu meilleur par le +dsir de lui plaire? Quand au milieu des autres femmes[648] l'amour +vient paratre sur le visage de celle que j'aime, autant chacune lui +cde en beauts, autant s'accrot le dsir qui m'enflamme. Je bnis le +lieu, le temps et l'heure o j'osai adresser si haut mes regards; et je +dis: O mon me! tu dois bien remercier celle qui t'a juge digne de tant +d'honneur. C'est d'elle que te vient ton amoureux penser, et c'est en le +suivant que tu aspires au souverain bien, que tu apprends mpriser ce +que le commun des hommes dsire, etc. En voici un autre, o ces +bndictions sont accumules avec une abondance passionne et une sorte +de verve de posie et d'amour. Bni soit le jour[649], et le mois, et +l'anne, et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant, et le beau +pays, et le lieu o je fus atteint par les beaux yeux qui m'enchanent! +Bni soit le doux tourment que j'prouvai pour la premire fois en me +sentant li par l'amour, et l'arc et les flches dont je fus perc, et +les blessures qui vont jusqu'au fond de mon coeur! Bnies soient les +paroles que j'ai si souvent rptes en invoquant le nom de ma dame, et +mes soupirs, et mes larmes, et mes dsirs! Et bnis soient tous les +crits o je tche de lui acqurir de la gloire, et ma pense, qui est +si entirement remplie d'elle, qu'aucune autre beaut ni pntre plus! + +[Note 648: _Quando fra l'altre donne adhora adhora_, etc. Son. 12.] + +[Note 649: _Benedetto sia'l giorno, e'l mese, e l'anno_, etc, Son. +47.] + +Assez d'autres potes ont fait le portrait de leur matresse; mais qui +d'entre eux a jamais pris pour peindre la sienne, un vol aussi lev, et +qui l'a aussi bien soutenu que Ptrarque l'a fait dans ce sonnet, man +du systme des ides archtypes de Platon, et qui participe de sa +grandeur? Dans quelle partie du ciel, dans quelle ide[650] tait le +modle dont la nature tira ce beau visage, o elle voulut montrer +ici-bas ce qu'elle peut dans les rgions clestes? Quelle nymphe dans +les fontaines, quelle desse dans les bois, dploya jamais aux vents des +cheveux d'un or aussi pur? quand y eut-il un coeur qui runit tant de +vertus? C'est pourtant l'ensemble de tous ces charmes qui est cause de +ma mort. Il cherche en vain une image de la beaut divine, celui qui n'a +jamais vu ses yeux et leurs tendres et doux mouvements: il ne sait pas +comment l'amour gurit et comment il blesse, celui qui ne connat pas la +douceur de ses soupirs, et la douceur de ses paroles, et la douceur de +son sourire. Il ne faut pas croire que cette traduction fidle, mais +sans force et sans couleur, puisse donner la moindre ide de la haute +posie et de l'harmonie divine de l'original. Ptrarque est entre les +mains de tout le monde: que ceux qui la langue italienne est +familire, y cherchent l'instant cet admirable sonnet, et qu'ils se +ddommagent de ma prose en relisant de si beaux vers. + +[Note 650: _In qual parte del cielo, in quale idea_, etc. Son. 126.] + +Pour bien goter la plus grande partie des posies de Ptrarque, il +faut se rappeler les vnements de sa vie, et les vicissitudes de sa +passion pour Laure. On sait que dans les commencemens de cet amour, las +de n'prouver que des rigueurs, il fit, pour se distraire, un voyage en +France et dans les Pays-Bas, d'o il revint par la fort des Ardennes; +mais qu'il fut poursuivi pendant tout ce voyage, par le souvenir de +Laure, qu'il voulait fuir. Dans cette fort mme, alors fort dangereuse, +infeste de brigands, plus sombre et plus dserte qu'elle ne l'est +aujourd'hui, voici de quelles images douces et riantes son imagination +se nourrissait. Au milieu des bois inhabits et sauvages[651], o ne +vont point, sans de grands prils, les hommes et les guerriers arms, je +marche avec scurit: rien ne peut m'inspirer de crainte, que le soleil +qui lance les rayons de l'amour. Je vais ( que mes penses ont peu de +sagesse!), je vais chantant celle que le ciel mme ne pourrait loigner +de moi. Elle est toujours prsente mes yeux; et je crois voir avec +elle des femmes et de jeunes filles; et ce sont des sapins et des +htres. Je crois l'entendre en entendant les rameaux, et les zphirs, et +les feuillages, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en +murmurant sur l'herbe verdoyante: rarement le silence et jamais +l'horreur solitaire d'une fort n'avait autant plu mon coeur. + +[Note 651: _Per mezz'i boschi inhospiti e selvaggi_, Son. 143.] + +On sait aussi qu'il avait pour le laurier une prdilection inspire par +le rapport du nom de cet arbre avec celui de Laure, plus encore que par +la proprit qu'avait cet arbre lui-mme de former la couronne des +potes. Il ne voyait jamais un laurier sans prouver les mmes +transports qu' la vue de Laure. Elle se promenait souvent sur les bords +d'un ruisseau. Il y plante un laurier, et, runissant tous les souvenirs +potiques que cet arbre rappelle, il s'adresse ainsi au dieu des potes +et l'amant de Daphn. Apollon[652]! si tu conserves encore le noble +dsir qui t'enflammait aux bords du fleuve de Thessalie; si le cours des +annes ne t'a point fait oublier la blonde chevelure que tu aimais, +dfends de la froide gele et des rigueurs de l'pre saison qui dure +tout le temps que ta lumire est cache, cet arbre chri, ce feuillage +sacr qui t'enchana le premier, et qui me tient aujourd'hui dans ses +chanes. Quelques annes aprs, il revoit ce ruisseau et ce laurier; +l'un lui rappelle tous les fleuves, et l'autre tous les arbres; et ni le +Tesin[653], le P, le Var et tous les autres fleuves, ni le sapin, le +chne, le htre et tous les autres arbres ne pourraient, dit-il, aussi +bien consoler mon triste coeur que ce ruisseau qui semble pleurer avec +moi, que cet arbrisseau qui est l'ternel sujet de mes chants. Puisse +ce beau laurier crotre toujours sur ce frais rivage, et puisse celui +qui l'a plant, crire de tendres et nobles penses sous ce doux ombrage +et au murmure de ces eaux! On a beau dire qu'il y a trop d'esprit dans +cet amour et dans cette posie; il y a certainement aussi beaucoup de +sentiment. D'autres sonnets en ont encore davantage; le coloris en est +plus sombre, et les ides les plus mlancoliques et les plus tristes y +sont exprimes sans adoucissement et sans mlange. Je citerai celui-ci +pour exemple. + +[Note 652: _Apollo, s'ancor vive il bel desio_, etc. Son. 27.] + +[Note 653: _Non Tesin, P, Varo, Arno, Adige, e Tebro_, etc. Son. +116.] + +Plus j'approche du dernier jour[654], qui abrge la misre humaine, +plus je vois le temps rapide et lger dans sa course, et s'vanouir +l'esprance trompeuse que je fondais sur lui. Je dis mes penses: Nous +n'irons pas dsormais long-temps parlant d'amour; cet incommode et +pesant fardeau terrestre se dissout comme la neige nouvelle, et bientt +nous serons en paix, parce qu'avec lui tomberont ces esprances qui +m'ont fait rver si long-temps, et les ris et les pleurs, et la crainte +et la colre. Nous verrons alors clairement comme souvent on s'avance +dans la vie au milieu de choses incertaines, et combien on pousse de +vains soupirs. + +[Note 654: _Quanto pi m'avvicino al giorno estremo_, etc. Son. 25.] + +Souvent aussi (et c'est l mme en gnral un des attraits les plus +puissants des posies de Ptrarque) il porte ses tendres rveries au +milieu des bois, des champs, sur les montagnes, parmi les plus doux ou +les plus imposants objets de la nature. Avant de parler de sa tristesse, +il s'entoure des lieux qui l'entretiennent, mais qui l'adoucissent; et +quand il se peint mlancolique et solitaire, il rpand sur sa mlancolie +le charme de sa solitude. C'est ce que l'on sent beaucoup mieux que je +ne puis le dire dans un grand nombre de ses sonnets; on le sent surtout +dans celui qui commence par ces mots _Solo e pensoso_[655], peut-tre, +selon moi, le plus beau, le plus touchant de tous les siens, et o il a +port au plus haut point d'intimit l'alliance de ces deux grandes +sources d'intrt, la solitude champtre et la mlancolie. J'ai tche de +le traduire en vers, et mme ce qui est, comme on sait, le comble de la +difficult dans notre langue, de rendre un sonnet par un sonnet. Il y a +peut-tre beaucoup d'imprudence hasarder de si faibles essais, et pour +faire l'imprudence toute entire, j'engagerai encore ici relire dans +l'original le sonnet de Ptrarque. Peut-tre au reste quand on s'en sera +rafrachi la mmoire, apprciant mieux les difficults de l'entreprise, +en aura-t-on pour le mien plus d'indulgence. + +[Note 655: Son. 28.] + + Je vais seul et pensif, des champs les plus dserts, + A pas tardifs et lents, mesurant l'tendue, + Prt fuir, sur le sable aussitt qu' ma vue + De vestiges humains quelques traits sont offerts. + + Je n'ai que cet abri pour y cacher mes fers, + Pour brler d'une flamme aux mortels inconnue; + On lit trop dans mes yeux, de tristesse couverts, + Quelle est en moi l'ardeur de ce feu qui me tue. + + Ainsi, tandis que l'onde et les sombres forts, + Et la plaine, et les monts, savent quelle est ma peine, + Je drobe ma vie aux regards indiscrets; + + Mais je ne puis trouver de route si lointaine + O l'amour, qui de moi ne s'loigne jamais, + Ne fasse our sa voix et n'entende la mienne. + +On pourrait suivre, le recueil ou le _Canzoniere_ de Ptrarque la +main, les bons et les mauvais succs qu'il prouvait auprs de Laure. On +y verrait que quelquefois il affectait de l'viter, qu'alors elle +faisait vers lui quelques pas et lui accordait un regard plus +doux[656]; que quand il avait pass quelques jours sans la voir et sans +la chercher dans le monde, il en tait mieux accueilli[657], qu'alors il +piait l'occasion de lui parler de son amour; mais qu'elle recommenait + le fuir[658]: qu'il s'armait quelquefois de courage pour obtenir +qu'elle voult l'entendre; mais que la violence de son amour enchanait +sa langue, et ne lui laissait pour interprtes que ses yeux[659]; que +cette agitation continuelle ayant altr sa sant, et lui ayant donn +une pleur extraordinaire, Laure le voit dans cet tat, en est touche, +et lui dit, en passant, quelques paroles consolantes[660]; que mme une +fois elle lui donne des esprances d'une telle nature que, les voyant +dtruites, il se plaint de ce qu'un orage a ravag les fruits qu'il +comptait cueillir[661], et de ce qu'un mur s'est lev entre sa main et +les pis; qu'enfin rebut de tant de peines et de si peu de progrs, il +appelle la raison et la religion son secours; qu'il espre gurir, +mais qu'il se retrouve ensuite plus malade[662]. On y verrait encore +qu'un jour qu'il s'tait montr plus froid et plus rserv avec Laure, +elle lui dit d'un ton de reproche: _Vous avez bientt t las de +m'aimer_! (en effet il n'y avait encore que dix ans) et qu'il lui rpond +d'un ton assez piqu, pour faire voir qu'il avait eu rellement le +dessein de se dgager[663]; que bientt il reprend ses chanes, et +promet de ne les rompre dsormais que lorsqu'il sera glac par le froid +de l'ge[664]; qu'au moment o il se croit libre, il regrette ses +fers[665]; qu' l'instant o il les a repris il regrette sa +libert[666]. + +[Note 656: _Io temo s de' begli occhi l'assalto_, etc. Son. 31.] + +[Note 657: _Io sentia dentr' al cor gi venir meno_, etc. Son. 39.] + +[Note 658: _Se mai foco per foco non si spense_, etc. Son. 40.] + +[Note 659: _Perch'io t'abbia guardato di menzogna_, etc. Son. 41.] + +[Note 660: _Volgendo gli occhi al mio nuovo colore_, etc. Canz. 15.] + +[Note 661: _Se co'l cieco desir che'l cor distrugge_, etc. Son 43.] + +[Note 662: _Quel foco ch'io pensai che fosse spento_, etc. Canz. 13. +_Lasso! che mal accorto fui da prima_, etc. Son. 50.] + +[Note 663: _Io non fu' d'amar voi lassato unquanco_, etc. Son. 51.] + +[Note 664: _Se bianche non son prima ambe le tempie_, etc. Son. 62.] + +[Note 665: _Io son dell' aspettare omai si vinto_, etc. Son. 75.] + +[Note 666: _Ahi bella libert_, etc. Son. 76.] + +Tels sont les incidents des amours de notre pote pendant leur premire +poque; tels sont les petits dtails qu'il sut embellir des couleurs +d'une posie lgante et ingnieuse; et l'on voit que cela ne ressemble +gure aux amours des trois potes romains. Aprs qu'il fut revenu +d'Italie, o il avait compt se fixer, Laure, qui avait craint de le +perdre, et pour qui sans doute il en avait plus de prix, le traite mieux +qu'elle n'avait fait encore. Une rencontre dans un lieu public o il +tait occup d'elle, un doux regard, un salut obligeant, quelques mots +qu'il ne peut entendre, le transportent de tant de joie, qu'il ne lui +faut pas moins de trois sonnets pour l'exprimer[667]. Mais cette faveur +dure peu: il recommence bientt souffrir et se plaindre. Le bon +Sennuccio est toujours son confident le plus intime; c'est lui qu'il +adresse cette vive peinture de ses tristes alternatives et de ses +anxits[668]. Sennuccio, je veux que tu saches de quelle manire on me +traite, et quelle vie est la mienne. Je brle, je me consume encore, +c'est toujours Laure qui me gouverne, et je suis toujours ce que +j'tais. Ici je l'ai vue humble et modeste, l, orguilleuse et fire, +pleine tour tour de duret ou de douceur, tantt impitoyable et tantt +mue de piti, se revtir de tristesse ou de grces, et se montrer +tantt affable, tantt ddaigneuse et cruelle. C'est l qu'elle chanta +si doucement, l qu'elle s'assit, ici qu'elle se retourna, ici qu'elle +retint ses pas. C'est ici qu'elle pera mon coeur d'un trait de ses beaux +yeux, ici qu'elle dit une parole, ici qu'elle sourit, ici qu'elle +changea de couleur: hlas? c'est dans ces penses que l'amour notre +matre me fait passer et les nuits et les jours. + +[Note 667: _Aventuroso pi d'altro terreno_, etc. Son. 185. +_Perseguendo mi amor al luogo usato_, etc. Son. 187. _La donna che'l mio +cor nel viso porta_, etc. Son. 188.] + +[Note 668: _Sennuccio, io vo' che sappi in qual maniera_, etc. S. +189.] + +On ne peut se figurer quelles ides potiques, recherches quelquefois, +mais pleines de grce, de finesse, de nouveaut et toujours +ingnieusement et potiquement exprimes, les plus petits vnements +lui inspirent. Il apperoit Laure dans la campagne. Tout coup elle est +surprise par les rayons du soleil; elle se tourne, pour l'viter, du +ct o est Ptrarque, et dans le mme instant il parat un nuage qui +clipse le soleil. Voici ce qu'il imagine l-dessus, et comment il peint +cette scne, dont Laure, le soleil, le nuage et lui sont les +acteurs[669]. J'ai vu entre deux amants une dame honnte et fire, et +avec elle ce souverain qui rgne sur les hommes et sur les dieux. Le +soleil tait d'un ct, j'tais de l'autre. Ds qu'elle se vit arrte +par les rayons du plus beau de ses amants, elle se tourna vers moi d'un +air gai: je voudrais que jamais elle ne m'et t plus cruelle. Aussitt +je sentis se changer en allgresse la jalousie qu' la premire vue un +tel rival avait fait natre dans mon coeur. Je le regardai; sa face +devint triste et chagrine; un nuage la couvrit et l'environna, comme +pour cacher la honte de sa dfaite. + +[Note 669: _In mezzo di duo amanti onesta altera_, etc. Son. 92.] + +Dans une assemble o tait Ptrarque, Laure laisse tomber un de ses +gants. Il s'en aperoit et le ramasse. Laure le reprend avec vivacit, +et il faut qu'il le lui cde. Ce n'est pas trop de quatre sonnets[670] +pour peindre cette main d'ivoire qui vient reprendre son bien, et le +plaisir d'un moment qu'il avait eu se saisir de cette dpouille, et la +peine mle d'enchantement que lui avait faite l'action de cette main +charmante, et l'clat dont avait brill ce beau visage, et tout ce que +ce triomphe passager et cette dfaite avaient eu de ravissant et de +triste pour lui. Au retour du printemps, et le premier jour de mai, +Laure se promenait avec ses compagnes; Ptrarque la suit; on s'arrte +devant le jardin d'un vieillard aimable, _qui avait consacr toute sa +vie l'amour_, c'tait apparemment _Sennucio del Bene_[671], et qui +s'amusait cultiver des fleurs. Laure et Ptrarque entrent dans ce +jardin. Le vieillard enchant de les voir, va cueillir ses deux plus +belles roses et leur donne en disant: non, le soleil ne voit pas un +pareil couple d'amants. Ce mot, ces deux roses et toute cette petite +action fournissent Ptrarque un sonnet color pour ainsi dire de toute +la grce du sujet et toute la fracheur du printemps[672]. + +[Note 670: + + _O bella man che mi distringi'l core_, etc. + _Non pur quell' una bella ignuda mano_, etc. + _Mia ventura ed amor m'havean si adorno_, etc. + _D'un bel, chiaro, polito e vivo ghiaccio_, etc. + Son. 166--169.] + +[Note 671: J'adopte ici l'opinion de l'abb de Sade. Plusieurs +commentateurs, et entre autres Muratori, disent que ce fut le roi +Robert, dans un voyage Avignon: cela me parat manquer de +vraisemblance.] + +[Note 672: _Due rose fresche e colte in Paradiso_, etc. Son. 207.] + +Une douzaine de jolies femmes vont avec Laure se promener en bateau sur +le Rhne: elles montent, au retour, sur un charriot qui les ramne, +Laure; assise l'extrmit du char, dominait sur ses compagnes et les +ravissait par les sons de sa voix. Ptrarque, tmoin de ce spectacle, le +retrace dans un sonnet et en fait un tableau charmant.[673] Un autre +jour, il tait auprs de Laure, ou dans une assemble, ou dans une +promenade. Il avait les yeux fixs sur elle, et paraissait rver +doucement: elle lui mit la main devant les yeux sans rien dire. Il y +avait dans cette rverie, dans ce genre et dans ce silence un sujet pour +des vers pleins de sentiment, et malheureusement dans ceux que fit +Ptrarque, il n'y a que de l'esprit[674]. Il y a de l'esprit encore, +mais beaucoup de sentiment et de posie dans plusieurs sonnets qu'il fit +pour consoler Laure d'un chagrin trs-grand, sans doute, mais dont on +ignore le sujet[675]. J'ai vu sur la terre des moeurs angliques et des +beauts clestes, qui n'ont rien d'gal au monde. Leur souvenir m'est +doux et pnible, car tout ce que je vois ailleurs n'est plus que songe, +ombre et fume. J'ai vu pleurer ces deux beaux yeux, qui ont fait mille +fois envie au soleil: et j'ai entendu prononcer, en soupirant, des +paroles, qui feraient mouvoir les montagnes et s'arrter les fleuves. +L'amour, la sagesse, le courage, la piti, la douleur formaient en +pleurant un concert plus doux que tout ce qu'on entend dans le monde; et +le ciel tait si attentif cette divine harmonie, qu'on ne voyait sur +aucun rameau s'agiter le feuillage, tant l'air et les vents en taient +devenus plus doux.--Partout o je repose mes yeux fatigus, dit-il dans +un autre de ses sonnets[676], partout o je les tourne pour apaiser le +dsir qui les enflamme, je trouve des images de la beaut que j'aime, +qui rendent mes feux toute leur ardeur. Il semble que, dans sa belle +douleur, respire une piti noble, qui est pour un coeur bien n la chane +la plus forte. Ce n'est pas assez de la vue, elle y ajoute encore, pour +charmer l'oreille, sa douce voix et ses soupirs, qui ont quelque chose +de cleste. L'amour et la vrit furent d'accord avec moi pour dire que +les beauts que j'avais vues taient seules dans l'univers, et n'avaient +jamais eu rien de semblable sous le ciel; jamais on n'entendit de si +touchantes et de si douces paroles, et jamais le soleil ne vit de si +beaux yeux verser de si belles larmes. + +[Note 673: _Dodici donne onestamente lasse_, etc. Son. 189.] + +[Note 674: _In quel bel viso ch'io sospiro e bramo_, etc. Son. 219.] + +[Note 675: _I vidi in terra angelici costami_, etc. Son. 123.] + +[Note 676: _Ove ch' i' posi gli occhi lassi, gri_, etc. Son. +125.] + +J'ai parl, dans la vie de Ptrarque, des adieux qu'il fit Laure, en +lui annonant son dpart pour l'Italie, et de la pleur subite qu'elle +ne put lui cacher. S'il interprta trop favorablement, peut-tre, cette +surprise et cette pleur, on doit lui pardonner une illusion qu'il a +rendue avec tant de charme. Cette belle pleur[677], qui couvrit un +doux sourire, comme d'un nuage d'amour, s'offrit mon coeur avec tant de +majest, qu'il vint au-devant d'elle, et s'lana sur mon visage[678]. +Je connus alors comment on se voit l'un l'autre dans le sjour cleste, +je le connus en dcouvrant un sentiment de piti que d'autres +n'aperurent pas, mais je vis, parce que jamais je ne fixe les yeux +ailleurs. L'aspect le plus anglique, l'attitude la plus touchante qui +parut jamais dans une femme attendrie par l'amour, serait de la colre +auprs de ce que je vis alors. Elle tenait ses beaux yeux attachs su la +terre: elle se taisait; mais je croyais l'entendre dire: Qui donc +loigne de moi mon fidle ami? + +[Note 677: Je demande grce pour ces mouvements du coeur personnifi, +inconnus aux anciens, et dont les modernes ont abus, mais conformes, +comme nous l'avons vu plus haut, la potique de Ptrarque.] + +[Note 678: _Quel vago impallidir che'l dolce riso_, etc. Son. 98.] + +Lorsqu'il fut revenu auprs d'elle, et pendant le sjour de quelques +annes qu'il fit encore Avignon et Vaucluse, sa veine potique et +amoureuse n'eut pas moins de fcondit, ni ses productions moins de +sensibilit, d'esprit et de grce. On pourrait former, pour cette +dernire poque, une seconde chane de petits incidents qui furent le +sujet de ses vers; mais elle paratrait quelquefois une rptition de la +premire, et les mmes petites choses n'auraient peut-tre pas le mme +intrt, si l'on se rappelait l'ge qu'avait Ptrarque, et les dix-huit +ou vingt ans qu'avait alors son amour. Il est temps d'ailleurs de +choisir parmi ses compositions plus tendues que les sonnets, parmi ses +_canzoni_, quelques pices qui puissent donner une plus grande ide de +son gnie potique, de son talent de peindre la nature, et d'en ramener +tous les objets l'objet ternel de ses rveries et de ses penses. + +L'une des plus belles et des plus justement clbres de ces _canzoni_, +l'un des morceaux connus de posie o il y a le plus d'images +dlicieuses et de tableaux magiques, est celle qui commence par ce vers: +_Chiare, fresche e dolci acque_[679]. Le lieu de cette scne charmante +tait une belle campagne auprs d'Avignon. Une fontaine claire et +limpide y rafrachissait la verdure dans les plus fortes chaleurs. Laure +venait quelquefois se baigner dans cette fontaine: elle se reposait sur +les gazons, au pied des arbres et parmi les fleurs. Ce lieu tait plein +d'elle. Ptrarque y allait souvent rver et contempler avec ravissement +tous les objets encore empreints de son image. Cette pice les retrace +si fidlement, qu'on est frapp, en la lisant, comme s'ils taient sous +les yeux. Ce mrite n'avait pas chapp un juge aussi dlicat et aussi +judicieux que l'tait Voltaire, quand quelque passion ne l'aveuglait +pas. Il imita librement la premire strophe, et trop librement sans +doute; mais il voulut surtout y conserver la grce et la mollesse du +texte, et qui mieux que lui pouvait y russir? Je citerai d'abord ces +vers: on verra ensuite, par la traduction en prose, les licences qu'il +s'est donnes, surtout les additions qu'il a faites; mais on n'oubliera +pas qu'il est plus facile au gnie d'inventer, ou d'imiter directement +la nature, que d'en copier les imitations. + +[Note 679: Canz. 27.] + + Claire fontaine, onde aimable, onde pure, + O la beaut qui consume mon coeur, + Seule beaut qui soit dans la nature, + Des feux du jour vitait la chaleur + Arbre heureux, dont le feuillage, + Agit par les zphyrs, + La couvrit de son ombrage, + Qui rappelle mes soupirs + En rappelant son image; + Ornements de ces bords et filles du matin, + Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu'elle, + Fleurs qu'elle embellissait quand vous touchiez son sein, + Rossignol dont la voix est moins douce et moins belle, + Air devenu plus pur, adorable sjour + Immortalis par ses charmes, + Lieux dangereux et chers, o de ses tendres armes + L'Amour a bless tous mes sens, + Ecoutez mes derniers accents, + Recevez mes dernires larmes. + +Ces dix-neuf vers sont admirables pour le but que Voltaire s'tait +propos. Ce n'est point une copie, c'est un second portrait du mme +modle, qu'on peut mettre ct du premier; mais enfin ce n'est pas le +premier. En voici une image moins brillante et moins vive; mais une +copie plus fidle. Dans l'original, chaque strophe est de treize vers, +non pas libres comme ceux de Voltaire: mais soumis, pour la mesure et +pour la rime, des entrelacemens rguliers, difficults dont le pote +se joue, et dont il ne semble mme pas s'tre aperu. + +La seconde et la troisime strophes sont remplies d'images tristes et +lugubres, qui contrastent avec les tableaux riants de la premire +strophe et des suivantes. Leur couleur sombre fait mieux ressortir la +grce et la fracheur des autres. C'tait un des secrets de l'art des +anciens; et Ptrarque l'avait emprunt d'eux, ou l'avait comme eux +trouv dans son gnie. + +Claires, fraches et douces ondes, o celle qui me parat la seule +femme qui soit sur la terre, a plong ses membres dlicats; heureux +rameau (je me le rappelle en soupirant), dont il lui plut de se faire un +appui; herbes et fleurs que sa robe lgante renferma dans son sein pur +comme celui des anges, air serein et sacr, o planait l'amour quand il +ouvrit mon coeur d'un trait de ses beaux yeux, coutez tous ensemble mes +plaintifs et derniers accents. + +S'il est de ma destine, si c'est un ordre du ciel que l'amour ferme +mes yeux et les teigne dans les larmes, que du moins mon corps +malheureux soit enseveli parmi vous, et que mon me, libre de sa +dpouille, retourne sa premire demeure. La mort me sera moins +cruelle, si j'emporte, ce passage douteux, une si douce esprance. +Mon me fatigue ne pourrait dposer dans un port plus sr ni dans un +plus paisible asyle, cette chair et ces os prouvs par de si longs +tourments. + +Un temps viendra peut-tre o cette beaut douce et cruelle reviendra +visiter ce sjour. Elle reverra ce lieu o, dans un jour heureux +jamais, elle jeta sur moi les yeux. Ses regards curieux s'y porteront +avec joie; mais, douleur! elle ne verra plus qu'un peu de terre entre +les rochers. Alors, inspire par l'amour, elle soupirera si doucement +qu'elle obtiendra mon pardon, et, qu'essuyant ses yeux avec son beau +voile, elle fera violence au ciel mme. + +De ces rameaux (j'en garde le dlicieux souvenir) tombait une pluie de +fleurs qui descendait sur son sein. Elle tait assise, humble au milieu +de tant de gloire, et couverte de cet amoureux nuage. Des fleurs +volaient sur les pans de sa robe, d'autres sur ses tresses blondes, qui +ressemblaient alors de l'or poli, garni de perles. Les unes jonchaient +la terre, et les autres flottaient sur les ondes; d'autres, en +voltigeant lgrement dans les airs, semblaient dire: Ici rgne l'amour. + +Combien de fois alors, frapp d'tonnement, ne rptai-je pas: Sans +doute elle est ne dans les cieux! Son port divin, son visage, ses +paroles et son doux sourire m'avaient fait oublier tout ce qui n'est pas +elle: ils m'avaient tellement spar de moi-mme, que je disais en +soupirant: Comment suis-je ici, et quand y suis-je venu? Je croyais tre +au ciel, et non o j'tais en effet. Depuis ce jour, je me plais tant +sur cette herbe fleurie que partout ailleurs je ne puis rester en paix. + +Une autre _canzone_ non moins clbre, et o des images champtres se +trouvent aussi mles avec des ides mlancoliques, est celle qui +commence par ces mots: _Di pensier in pensier, di monte in monte_[680]. +Elle est trs-belle; mais longue et un peu triste. Je ne la traduirai +point ici toute entire. Je me hasarderai seulement en imiter en vers +les trois plus belles strophes. Je m'y suis astreint un rhythme +rgulier, et les strophes ont peu prs la mme coupe que celle du +texte. Mais une traduction peut avoir ce genre de fidlit, et tre +cependant trs-infidle. Je prie le lecteur d'oublier qu'il vient de +lire des vers de Voltaire, et que ce sont des vers de Ptrarque que j'ai +essay de traduire. + +[Note 680: Canz. 30.] + + De pensers en pensers, de montagne en montagne, + L'amour guide mes pas; tout chemin frquent + Troublerait la tranquillit + D'un coeur que l'amour accompagne. + Dans un lieu retir s'il est de clairs ruisseaux, + Si de sombres vallons sparent deux cteaux, + J'y cherche quelque trve mon inquitude. + Au gr de mon amour, dans cette solitude, + Je puis ou sourire ou pleurer, + Je puis craindre ou me rassurer. + Mon visage, o se peint la mme incertitude, + Tour tour est triste ou serein; + Mon teint de chaque jour change le lendemain; + Tout homme initi dans les secrets de l'me + Dirait en me voyant: C'est l'amour qui l'enflme, + Et lui rend douteux son destin. + + Sur des monts escarps, dans un bois solitaire, + Je trouve du repos; l'aspect des plus beaux lieux, + S'ils sont peupls, blesse mes yeux; + C'est un dsert que je prfre. + Chaque pas m'y rappelle un nouveau souvenir + De celle qui les maux qu'elle me fait souffrir + N'inspirent trop souvent qu'une joie inhumaine. + Doux et cruel tat, dont je voudrais peine, + Changer pour un tat meilleur + Et l'amertume et la douceur. + Je me dis: Souffre encor; le dieu d'Amour, ton matre, + Te promet de plus heureux temps. + + Vil tes yeux, ailleurs on te chrit peut-tre: + Tu peux voir l'hiver succder le printemps. + Je rve, je soupire: eh! comment pourront natre, + Quand viendront-ils ces doux instants? + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + Souvent, qui le croirait? vivante, je l'ai vue + Sur le vert des gazons, dans le cristal des eaux, + Sur le tronc noueux des ormeaux, + Dans le sein brillant de la nue, + Quand elle y vient montrer son visage riant, + Lda verrait plir la beaut de sa fille, + Comme, lorsque Phbus parat l'Orient, + Plissent devant lui les feux dont le ciel brille. + Plus les dserts o je la vois + Sont reculs au fond des bois, + Parmi d'pres rochers, sur un triste rivage, + Plus belle est sa divine image; + Et quand ma douce erreur fuit loin de mes esprits, + Je demeure immobile; en ce lieu mme assis, + En pierre transform, sur la pierre sauvage + Je pense, et je pleure, et j'cris, etc. + +Mais je n'ai point encore parl des trois _canzoni_ qui ont eu en Italie +le plus de clbrit, que Ptrarque parat lui-mme avoir prfres +toutes les autres, et qu'il appelait _les trois Soeurs_. On ne peut se +dispenser de connatre des pices qui ont tant de rputation, ni n'tre +pas un peu tent d'examiner quel point elles la mritent. Il n'y en a +peut-tre aucune dans la posie italienne, qui soit plus travaille, +d'un style plus pur, d'une lgance plus soutenue. Elles forment un +ensemble, et comme un petit pome en trois chants rguliers, en grandes +strophes de quinze vers, sur des objets dont l'effet rapide ne se +concilie pas communment avec tant d'ordre et de mthode: ce sont les +yeux de sa matresse. Le devinerait-on ce dbut de la premire? La +vie est courte[681], et mon gnie s'effraye d'une si haute entreprise. +Je ne me fie ni sur l'une ni sur l'autre; mais j'espre faire entendre +le cri de ma douleur o je veux qu'elle soit et o elle doit tre +entendue. Mais tout coup il s'adresse aux yeux de Laure; ce n'est +plus sa douleur, c'est le plaisir qu'il prouve, qui le force leur +consacrer son style, faible et lent par lui-mme, et qui recevra d'un si +beau sujet, sa force et sa vivacit. Ce sujet l'levant sur les ailes +de l'amour, le sparera de toute pense vile; et, prenant ainsi son +essor, il pourra dire des choses qu'il a tenues long-temps caches dans +son coeur. + +[Note 681: _Perch la vita breve_, etc. Canz. 18.] + +Ce n'est pas qu'il ne sente combien sa louange leur fait injure; mais il +ne peut rsister au dsir qui le presse depuis qu'il les a vus, eux que +la pense peut peine galer, loin que ni son langage, ni celui de tout +autre puisse les peindre. Quand il devient de glace[682] devant leurs +rayons ardents, peut-tre alors la noble fiert de Laure +s'offense-t-elle de l'indignit de celui qui les regarde. Oh! si cette +crainte qu'il prouve ne temprait pas l'ardeur qui le brle! il +s'estimerait heureux d'tre dissous; car il aime mieux mourir en leur +prsence que de vivre sans eux. S'il ne se fond pas, lui, si frle +objet devant un feu si puissant, c'est la crainte seule qui l'en +garantit; c'est elle qui gle son sang dans ses veines et qui durcit son +coeur, pour qu'il brle plus long-temps. On commence se lasser de tout +ce feu et de toute cette glace, lorsqu'un mouvement plus digne de +Ptrarque, et auquel on ne s'attend pas, rveille et ddommage le +lecteur. O collines, valles, fleuves, forts, campagnes, +tmoins de ma pnible vie, combien de fois m'entendites-vous invoquer la +mort! Cruelle destine! je me perds si je reste, et ne puis me sauver si +je fuis. Si une crainte plus forte ne m'arrtait, une voie courte et +prompte mettrait fin ma peine; et la faute en est celle qui n'y +songe pas. + +[Note 682: Le texte dit _de neige_; mais il vaudrait mieux qu'il ne +dit ni l'un ni l'autre.] + +O douleur! pourquoi me conduis-tu hors de ma route? Pourquoi me +dictes-tu ce que je ne voulais pas dire? Laisse-moi donc aller o le +plaisir m'appelle. Beaux yeux, plus sereins que des yeux mortels, ce +n'est ni de vous que je me plains, ni de celui qui me tient dans vos +chanes. Vous voyez de combien de couleurs l'amour teint souvent mon +visage; jugez de ce qu'il doit faire au dedans de moi, o il rgne le +jour et la nuit, fort du pouvoir qu'il tient de vous. Astres heureux et +riants, il ne manque notre bonheur que de vous contempler vous-mmes; +mais quand vous daignez vous fixer sur moi, vous voyez par vos effets ce +que vous tes. Il continue de s'tendre sur cette pense et sur ce qu'il +est heureux pour les yeux de Laure qu'ils ignorent toute leur beaut. +C'est encore par un lan du coeur qu'il s'arrache ces subtilits de +l'esprit. Heureuse l'me qui soupire pour vous, lumires clestes! +C'est pour vous que je rends grce de la vie, qui n'aurait pour moi rien +d'agrable sans vous. Hlas! pourquoi m'accordez-vous si rarement ce +dont je ne me rassassie jamais? Pourquoi ne regardez-vous pas plus +souvent les ravages qu'exerce sur moi l'amour? et pourquoi me +privez-vous, instant mme, du bonheur dont mon me commence peine +jouir? + +Dans les deux dernires strophes, il peint encore cette douleur +qu'prouve son me, et le pouvoir qu'ont ces deux beaux yeux d'en +chasser les tristes penses. Si ce bien tait durable, aucun bonheur ne +serait gal au sien; mais il exciterait l'envie dans les autres, et dans +lui-mme l'orgueil. Il vaut mieux qu'il rprime cette chaleur de ses +esprits, qu'il rentre en lui-mme, et qu'il y ramne ses penses. Celles +de Laure lui sont connues. Elles font toute sa joie. C'est pour se +rendre digne d'en tre l'objet, qu'il parle, qu'il crit, qu'il dsire +de se rendre immortel. S'il produit quelques heureux fruits, c'est elle +seule qui les fait natre. Je suis, dit-il, comme un terrain sec et +aride, cultiv par vous, et dont le prix vous appartient tout entier. + +L'objet de la seconde _canzone_[683], dont tous les commentateurs et +Muratori lui-mme admirent la noblesse et la force, est d'insister sur +les effets moraux des yeux de Laure dans l'me et dans l'esprit du +pote. Ce sont eux qui lui montrent la route du ciel, qui le dirigent +dans ses travaux et qui l'loignent du vulgaire. Jamais, dit-il, +aucune langue humaine ne pourrait exprimer ce que ces divines lumires +me font sentir, et quand l'hiver rpand les frimas, et quand l'anne +rajeunit, comme au temps de mes premires souffrances. Si dans le ciel, +les autres ouvrages de l'ternel sont aussi beaux, il veut briser la +prison qui le retient et qui le prive de la vie o il en pourrait jouir. +Il revient ensuite aux sentiments qui l'attachent la terre: il +remercie la nature, et le jour o il naquit, et celle qui leva son coeur + de si hautes esprances. Jusqu'alors, il tait charge lui-mme: +c'est depuis ce temps qu'il a pu se plaire, en remplissant de hautes et +de douces penses ce coeur dont les yeux de Laure ont la clef. Il n'est +point de bonheur au monde qu'il ne changet pour un de leurs regards. +Son repos vient d'eux, comme l'arbre vient de ses racines. Ils chassent +de son coeur tout autre objet, toute autre pense: l'amour seul y reste +avec eux. Toutes les douceurs rassembles dans le coeur des plus heureux +amants ne sont rien auprs de celles qu'il prouve quand il les regarde. +Ds son berceau, le ciel les avait destins pour remde ses +imperfections et sa mauvaise fortune. A la fin de cette strophe, il se +plaint du voile qui les lui cache, de la main qui se place quelquefois +au-devant d'eux: cela est froid et peu digne du reste. Il se relve dans +la dernire strophe, et revient ces ides de perfection dont ils sont +pour lui la source. Voyant avec regret, dit-il, que mes qualits +naturelles n'ont pas assez de valeur et ne me rendent pas digne d'un si +prcieux regard, je tche de me rendre tel qu'il convient mes hautes +esprances et au noble feu qui me brle. Si je puis devenir, par une +tude constante, prompt au bien, lent au mal, et ddaigner ce que le +monde dsire, cela peut m'aider obtenir d'eux un jugement favorable. +Certes la fin de mes douleurs (et mon coeur malheureux n'en demande point +d'autre), peut venir d'un regard de ses beaux yeux, enfin doucement +mus, dernire esprance d'un pur et honnte amour. + +[Note 683: _Gentil mia donna, i' veggio_, etc. Canz. 19.] + +La dernire _canzone_ n'est pas la meilleure des trois. Muratori +l'avoue. Il n'est pas tonnant, dit-il, que Ptrarque, ayant fait dans +les deux prcdentes un grand voyage, paraisse un peu las dans celui-ci. +En effet, le commencement en est tranant et pnible, et trop semblable + ces exordes des Troubadours, dont nous avons remarqu l'uniformit et +la pesanteur. Puisque son destin lui ordonne de chanter[684], et qu'il y +est forc par cette ardente volont qui le contraint soupirer sans +cesse, il prie l'amour d'tre son guide et de mettre d'accord ses rimes +avec son dsir. Il se prpare ainsi pendant deux strophes entires, pour +dire dans la troisime, que si, dans les sicles o les mes taient +prises du vritable honneur, l'industrie de quelques hommes les avait +conduits travers les monts et les mers, cherchant les objets les plus +rares, et recueillant les plus beaux fruits, puisque Dieu, la nature et +l'amour ont voulu placer toutes les vertus dans les beaux yeux qui font +toute sa joie, il faut qu'ils soient pour lui, comme deux rivages qu'il +ne doit point franchir, comme une terre qu'il ne doit jamais quitter. + +[Note 684: _Poich per mio destino_, etc. Canz. 20.] + +De mme, continue-t-il, que le rocher battu par les vents pendant la +nuit, lve la tte vers ces deux astres qui brillent toujours notre +ple, de mme, dans la tempte qu'amour excite contre moi, ces deux yeux +brillants sont mes astres et mon seul recours. Mais ce qu'il peut leur +drober en suivant les conseils que l'amour lui donne, est beaucoup plus +que ce qu'il lui accordent volontairement. Persuad du peu qu'il vaut, +il les prend toujours pour rgle; et, depuis qu'il les a vus, il n'a +point fait de pas dans la route du bien, sans suivre leurs traces. Il +revient aussi leurs effets moraux. Il reparle ensuite de la douceur +qu'il prouve en les voyant. Le sourire amoureux dont ils brillent lui +donne l'ide de cette paix ternelle qui rgne dans les cieux. Il +voudrait, seulement pendant un jour entier, les regarder de prs et +tudier comment l'amour les fait mouvoir si doucement, sans que les +cercles clestes continuassent de tourner, sans qu'il penst ni rien +autre chose, ni lui mme, et en suspendant le battement de ses propres +yeux. Mais ce sont l des voeux qui ne peuvent tre exaucs, et des +dsirs sans esprance. Il se borne donc demander que l'amour dlie le +noeud dont il enchane sa langue. Il oserait alors dire des paroles si +nouvelles, qu'elles arracheraient des larmes tous ceux qui pourraient +l'entendre. Le reste est si alambiqu et si obscur, qu'on n'entend +rellement pas ce qu'il veut dire. Ses blessures sont si profondes, +qu'elles forcent son coeur se dtourner de sa route. Il reste presque +sans vie: son sang se cache, il ne sait o. Il ne demeure pas tel qu'il +tait, et il s'aperoit enfin que c'est de ce coup que l'amour le tue. + +La plupart des critiques italiens, ou plutt des commentateurs sans +critique, Vellutello, Gesualdo, Daniello, ont admir cette dernire soeur +comme les deux anes, et cette fin comme le reste. Castelvetro, tout +rempli d'Aristote, se borne analyser, dans toutes les trois, les +divisions et subdivisions du sujet, l'ordre que l'auteur y observe, +l'enchanement de ses raisonnements et de ses preuves. Le mordant +Tassoni lui-mme est dsarm par la perfection de ces trois +chefs-d'oeuvre, qui suffisaient, selon lui, pour obtenir Ptrarque la +couronne potique. Le judicieux Muratori[685] a seul os reprendre les +dfauts qui en obscurcissent les beauts. On lui en a fait un crime. +Trois acadmiciens des Arcades[686] ont crit un livre pour lui prouver +qu'il avait tort, et pour dfendre corps corps toutes les strophes et +tous les vers de Ptrarque qu'il avait attaqus. L'ide fidle que j'ai +donne des trois _canzoni_ peut faire entrevoir qu'ils n'ont pas +toujours raison dans leurs dfenses; et moins d'tre un de ces +Ptrarquistes effrns, qui n'entendent raison ni sur un sonnet, ni sur +un vers, ni sur une rime, on peut se permettre de penser comme Muratori +lui-mme, qu'enfin Ptrarque n'est pas infaillible, qu'on ne doit pas +regarder comme un sacrilge de ne pas respecter galement tout ce qui +est sorti de sa plume, qu'il n'en sera pas moins un grand homme et un +grand matre, que ces trois _canzoni_ n'en seront pas moins des morceaux +prcieux et suprieurs; si l'on veut, tous ses autres ouvrages, parce +qu'on y aura dcouvert quelques taches[687]. Au reste, la supriorit +de ces trois odes sur tous les ouvrages de Ptrarque, ne peut tre +entendue que relativement au style, la dlicatesse des expressions et +des tours, l'harmonie, l'enchanement mlodieux des mots, des rimes +et des mesures de vers. Sur tout cela, les Italiens seuls sont juges +comptents, et je n'ai rien dire; mais je ne croirai pas plus que ne +l'a cru Muratori, faire un sacrilge en prfrant ces trois pices, +pour la vrit des sentiments, la richesse et la varit des images, et +cette douce mlancolie qui fait le principal attrait des posies +d'amour, les _canzoni: Di pensier in pensier; Chiare fresche e dolci +acque_, et _Se'l pensier che mi strugge_, qui la prcdent[688], et mme +_In quella parte dov' amor mi sprana_[689], qui la suit, _Ne la stagion +che'l ciel rapido inchina_[690], si riche en comparaisons tires de la +vie champtre, et si potiquement exprimes, et peut-tre quelques +autres encore. + +[Note 685: D'abord dans son Trait _della perfetta Poesia_, et +ensuite dans ses Observations sur Ptrarque, jointes celles du +Tassoni.] + +[Note 686: Bartolommeo Casaregi, Tomaso Canevari, Antonio +Tomasi.--_Difesa delle tre canzoni_, etc. Lucca, 1730.] + +[Note 687: _Della perfetta Poesia_, t. II, p. 198.] + +[Note 688: Canz. 26.] + +[Note 689: Canz. 28.] + +[Note 690: Canz. 9.] + +La seconde partie du _canzonire_, qui contient les posies faites aprs +la mort de Laure, est gnralement prfre la premire pour le +naturel et la vrit. Sans vouloir discuter cette prfrence, que +beaucoup de gens ont accorde sur parole, on doit reconnatre qu'en +effet, dans un grand nombre de pices, la douleur est vraie, touchante +et mme profonde, sans cesser d'tre potique et ingnieuse. On le sent +ds le premier sonnet, qui est tout en exclamations et en phrases +interrompues[691]; mais mieux encore la premire _canzone_, dont voici +les principaux traits. Que dois-je faire? Amour, que me +conseilles-tu[692]? N'est-il pas temps de mourir? Ah! j'ai trop tard: +ma Dame est morte; elle a emport mon coeur. Je n'espre plus la voir ici +bas, et je ne puis attendre sans ennui le moment de la rejoindre. Son +dpart a chang en pleurs toute ma joie et m'a enlev toute la douceur +de ma vie. Amour! tu sens combien cette perte est cruelle; elle l'est +pour nous deux galement.... O monde ingrat, qu'elle laisse dans le +veuvage, tu devrais la pleurer avec moi. Tout ce qu'il y avait de bon et +de prcieux en toi tu l'as perdu avec elle. Ta gloire est tombe; et tu +ne le vois pas! Tant qu'elle vcut sur la terre, tu ne fus pas digne de +la connatre et d'tre foul par ses pieds sacrs, dignes du sjour +cleste. Mais moi, qui sans elle ne puis aimer ni la vie ni moi-mme, je +l'appelle en pleurant: c'est tout ce qui me reste de tant d'esprances, +et c'est tout ce qui me retient encore ici bas.--Hlas! il est devenu +terre et poussire ce visage qui nous donnait l'ide du ciel et du +bonheur dont on y jouit. Sa forme invisible y est monte, dbarrasse du +voile qui drobait aux yeux la fleur de ses annes, pour s'en revtir +encore et ne le dpouiller jamais, au jour o nous la verrons d'autant +plus belle et plus divine qu'une ternelle beaut est au dessus des +beants mortelles. + +[Note 691: _Oime il bel viso! oime il soave sguardo!_ etc.] + +[Note 692: _Che debb'io far? che mi consigli, amore?_] + +Elle se prsente mes yeux plus belle et plus charmante que jamais; +elle y vient comme aux lieux o sa vue peut rpandre le plus de bonheur. +C'est l'un des seuls soutiens de ma vie. L'autre est son nom, qui +rsonne si doucement dans mon coeur; mais quand je me rappelle que toute +mon esprance est morte lorsqu'elle tait dans toute sa fleur, l'amour +sait ce que je deviens et ce que j'espre; elle le voit aussi, elle qui +est maintenant auprs de l'ternelle vrit. Vous, femmes, qui conntes +sa beaut, sa vie pure et anglique, et sa conduite cleste sur la +terre, plaignez-moi et laissez-vous toucher de piti, non pour elle, qui +est alle dans le sjour de paix, mais pour moi qu'elle laisse au milieu +d'une horrible guerre. Si je tarde encore la suivre, briser mes +liens mortels, je ne suis retenu que par l'amour. Il me parle; il se +fait entendre ainsi dans mon coeur.--Mets un frein la douleur qui +t'gare. On perd par l'excs des dsirs ce ciel o ton coeur aspire, o +est vivante jamais celle qui parat morte aux yeux des hommes, celle +qui sourit en elle-mme de la perte de sa belle dpouille, et qui ne +s'afflige que pour toi. Sa renomme vit encore en cent lieux dans tes +vers; elle te prie de ne la pas laisser s'teindre, mais de rendre son +nom encore plus clbre par tes chants, s'il est vrai que tu aies chri +le doux empire de ses yeux. + +La finale mme de cette _canzone_, ce que les Italiens appelent la +_chiusa_, qui est ordinairement un envoi ou une adresse si insignifiante +que je n'ai point parl de celle qui termine les autres _canzoni_ que +j'ai cites, est ici du mme ton que le reste, et porte l'empreinte de +l'motion et de la douleur. Fuis, lui dit le pote, les couleurs gaies +et riantes; ne t'approche point des lieux o sont les ris et les +concerts. Tu n'es pas un chant, mais une plainte. Tu serais dplace au +milieu des troupes joyeuses, toi veuve inconsolable et vtue de deuil. + +Ces ides d'une ternelle vie acquise par la perte d'une vie fragile et +d'une me qui jouit, dgage de sa dpouille mortelle, reviennent +souvent dans cette partie des posies de Ptrarque. La croyance y venait +en quelque sorte au secours du sentiment. Quoique l'on sente souvent +dans le style et dans les penses de la premire partie l'influence des +ides et du langage religieux, on la sent encore beaucoup plus dans la +seconde; et il est surprenant que l'auteur du _Gnie du Christianisme_, +qui a vu souvent cette influence o elle n'tait pas, ne l'ait pas +aperue et dveloppe dans celui des potes modernes o elle est si +gnrale et si visible. Cette mme ide termine encore heureusement ce +sonnet touchant et potique. Si j'entends se plaindre les oiseaux[693], +ou s'agiter doucement le vert feuillage au souffle du zphyr, ou +murmurer avec bruit des eaux limpides qui baignent une rive frache et +fleurie, o je me suis assis pour penser l'amour et pour crire mes +penses, je vois, j'entends, j'coute celle que le ciel ne fit que +montrer, que la terre nous cache, et qui, de si loin, comme si elle +tait encore vivante, rpond mes soupirs. Eh! pourquoi te consumer +avant le temps? me dit-elle avec une douce piti. Pourquoi tes tristes +yeux versent-ils un fleuve de larmes? Ne pleure pas sur moi: la mort m'a +procur des jours sans fin; et quand je parus fermer les yeux, je les +ouvris l'ternelle lumire. + +[Note 693: _Se lamentar' augelti_, etc. Son. 238.] + +Les mmes lieux qui enchantaient notre pote lorsque, pendant la vie de +Laure, il y portait ou y trouvait partout son image, les campagnes qui +environnent Avignon, le charmaient encore quand il y revint aprs la +mort de Laure, et qu'il put s'y livrer ses amoureux souvenirs. +Quelques sonnets choisis parmi ceux qu'il fit cette poque, quoique +faiblement traduits en prose, conserveront peut-tre encore l'empreinte +de ces beaux lieux et de ces tristes sentiments. Vallon qui retentis de +mes gmissements[694], fleuve qui t'accros souvent de mes larmes, +animaux des forts, charmants oiseaux, et vous poissons que renferment +ces deux verdoyants rivages, air qu'chauffent et que rendent plus +sereins mes soupirs; doux sentier o je trouve aujourd'hui tant +d'amertume; colline qui me plaisais, qui maintenant m'affliges, o, par +habitude, l'amour me conduit encore; je reconnais bien en vous les +formes accoutumes; mais hlas! je ne les reconnais plus en moi, qui, +d'une si douce vie, me vois plong dans d'inconsolables douleurs. C'est +d'ici que je voyais celle que j'aime, et c'est en suivant les mmes +traces que je reviens voir le lieu d'o elle s'est leve au ciel, +laissant sur la terre sa dpouille mortelle. + +[Note 694: _V alle che de' lamenti miei se' piena_, etc. Son. 260.] + +Zphir revient[695]; il ramne le beau temps, et les fleurs, et les +gazons, sa douce famille, et le gazouillement de Progn, et les plaintes +de Philomle, et le printemps par de couleurs blanches et vermeilles. +Les prs sont plus riants, le ciel plus serein....[696], l'air, et les +eaux, et la terre, sont remplis d'amour; toute crature anime se livre +au plaisir d'aimer. Mais rien, hlas! ne revient pour moi que de plus +profonds soupirs, tirs du fond de mon coeur par celle qui en a emport +les clefs au sjour cleste. Et le chant des oiseaux, et les plaines +fleuries, et la douce prsence de femmes honntes et belles, sont pour +moi comme un dsert peupl de btes sauvages. + +[Note 695: _Zeffiro torna e'l bel tempo rimena_, etc. Son. 268.] + +[Note 696: Je passe ici un vers aussi agrable que les autres; mais +dont l'ide mythologique s'assortit mal avec le reste; et en refroidit +le sentiment: + + _Giove s'allegra di mirar sua figlia._ + +Muratori croit y voir une imitation loigne de Lucrce; je le veux +bien; mais Jupiter qui regarde avec joie Vnus sa fille, et Laure qui, +quelques vers plus bas, emporte au ciel les clefs du coeur de son amant, +ne sont point de la mme croyance ni de la mme langue potique.] + +Mais le plus beau de ces sonnets[697] est sans contredit celui-ci; je le +mets, dans cette seconde partie, au mme rang que le sonnet _Solo e +pensoso_ dans la premire, et mme encore au-dessus. Je m'levai par ma +pense[698] jusqu'aux lieux o tait celle que je cherche et que je ne +retrouve plus sur la terre; l, parmi les habitants du troisime cercle +cleste, je la revis plus belle et moins fire. Elle prit ma main, et me +dit: Tu seras avec moi dans cette sphre, si mon dsir ne me trompe +pas. Je suis celle qui te fis une si rude guerre, et qui terminai ma +journe avant le soir. Mon bonheur est au-dessus de l'intelligence +humaine; je n'attends plus que toi, et ce beau voile qui m'enveloppait, +que tu aimais tant, et qui est rest sur la terre. Ah! pourquoi +cessa-t-elle de parler? et pourquoi ouvrit-elle sa main qui tenait la +mienne? Au son de ces douces et chastes paroles, peu s'en fallut que je +ne restasse dans les cieux. C'est une vision dont l'ide est sublime, +quoique simple, et qui est rendue dans l'original en vers aussi sublimes +que l'ide. + +[Note 697: J'en aurais pu citer beaucoup d'autres, principalement +ceux-ci: + + _Alma felice, che sovente torni_, etc. Son. 241. + _Anima bella, da quel nodo sciolta_, etc. Son. 264. + _Ite, rime dolenti, al duro sasso_. Son. 287. + _Tornami a mente, anzi v' d'entro quella_, etc. Son. 290. + _Quel rossignuol che si soave piagne_, etc. Son. 270. + _Vago augeletto, che cantando vai_. Son. 317. + _Dolce mio caro a pretioso pegno_. Son. 296. + _Gli angeli eletti e l'anime beate_, etc. Son. 302.] + +[Note 698: _Levomini il mio pensiero_, etc. Son. 261.] + +Voici un songe o les critiques trouvent moins de grandeur et de posie +dans le style, mais qui a encore plus d'intrt, parce qu'il est plus +tendu, qu'il renferme, dans une _canzone_ tout entire, une plus grande +abondance de sentiments, et qu'ils y sont exprims, sous la forme du +dialogue, avec un abandon qui se rapproche davantage de la nature. +Quand celle en qui je trouve mon doux et fidle appui[699] vint, pour +donner quelque repos ma vie fatigue, s'asseoir sur l'un des bords de +ma couche avec son parler doux et sage, demi-mort de crainte et de +piti, je lui dis: D'o viens-tu maintenant, me heureuse? Elle tire +alors de son sein une palme et une branche de laurier, et me dit: Je +viens du sjour serein de l'Empyre; je descends de ces rgions saintes, +et c'est pour te consoler que je les quitte.--Je la remercie humblement +par mes gestes et par mes paroles, et puis je lui demande: D'o sais-tu +donc l'tat o je suis? Elle me rpond: Les ruisseaux de larmes dont tu +ne te rassasies jamais, passent avec tes soupirs jusqu'au ciel travers +tant d'espace, et ils y troublent ma paix. Il te dplat donc que je +sois partie de ce lieu de misre, et parvenue une meilleure vie? Ce +dpart devrait te plaire, si tu ne m'avais autant aime que tu le +montrais dans tes actions et dans tes discours. Je rponds alors: Je ne +pleure que sur moi-mme, qui suis rest parmi les tnbres et les +douleurs. + +[Note 699: _Quando il soave mio fido conforto_, etc. Canz. 47.] + +C'est sur ce ton que continue le dialogue. Elle lui explique le double +emblme de la palme et du laurier, qui lui rappellent, l'une la victoire +qu'elle a remporte sur elle-mme, et l'autre l'arbre que Ptrarque a +tant honor par ses chants. Il veut lui parler de ces tresses blondes +qui l'enchanaient, de ces beaux yeux qui taient son soleil, et qu'il +croit voir encore. Elle lui dit de laisser ces vains discours aux +insenss; elle est un pur esprit qui jouit du sjour cleste; elle ne +parat sous ces dehors qui le charmaient autrefois que pour se prter +sa faiblesse. Un jour elle sera pour lui plus belle encore et plus +chre, quand elle aura obtenu qu'il la rejoigne dans les cieux. Alors je +pleurai, dit le pote; de ses mains elle essuya mon visage, puis elle +soupira doucement, puis elle fit entendre quelques plaintes qui +auraient fendu les rochers. Elle disparut enfin, et mon songe partit +avec elle. Et l'on a pu mettre en doute si Ptrarque aimait +vritablement Laure, et de quel amour il l'avait aime, et mme s'il y +avait eu une Laure au monde! Et dans quel autre fond que dans un amour +qui avait pntr toutes les facults de son me, aurait-il pris ces +visions mlancoliques et touchantes? Il faudrait donc croire qu'il tait +fou (mais de quelle heureuse et sublime folie!) pour s'occuper ainsi de +Laure dans ses songes, plus de dix ans aprs l'poque de sa mort, ou +plus fou encore pour imaginer tout veill de pareils rves. + +Un dialogue non moins remarquable et d'un genre encore plus lev fait +le sujet de la _canzone_ qui suit immdiatement cette dernire. La +premire ide n'en appartient point Ptrarque; mais _Cino da +Pistoia_. En parlant de ce qui nous reste de ce pote[700], j'ai annonc +cette imitation vidente de l'un de ses sonnets, qu'aucun des +commentateurs de Ptrarque n'a remarque. Voici ce que dit le sonnet: +L'amour irrit forma un jour contre moi mille doutes et mille +plaintes[701], au tribunal de l'impratrice suprme, et il lui dit: Juge +qui de nous deux est le plus fidle. C'est par moi seul que celui-ci +dploie dans le monde les voiles de la renomme: sans moi, il y serait +malheureux. Au contraire, rpondis-je, tu es la source de tous mes maux; +j'ai depuis long-temps prouv l'amertume de tes douceurs. Il reprit: +Esclave menteur et fugitif, est-ce donc l la reconnaissance que tu me +dois pour t'avoir donn une beaut qui n'avait point son gale sur la +terre? Que vaut pour moi ce don, rpartis-je, si tu m'en as priv sitt? +Ce n'est pas moi, rpondit-il; et notre souveraine pronona que, dans un +si grand procs, il fallait plus de temps pour juger avec quit. + +[Note 700: Voy. ci-dessus, p. 327.] + +[Note 701: _Mille dubbj in un d, mille querele_, etc. Voy. _Rime di +diversi antichi autori Toscani_, Venise, 1740, p. 164.] + +Voici maintenant comment Ptrarque a dvelopp l'ide de _Cino_, dans +cette _canzone_, l'une de ses plus belles, mais la plus longue de +toutes, et que je resserrerai ici, ne pouvant la donner tout entire. La +seule diffrence qui soit entre le fond des deux pices, est que dans +l'une c'est l'amour qui cite le pote au tribunal de la raison, et que +dans l'autre c'est le pote qui y cite l'amour. Je fis citer un jour +mon ancien, doux et cruel matre[702] devant la reine qui occupe la +partie divine de notre nature, et qui est assise au sommet. Je m'y +prsentai moi-mme accabl de douleur, de crainte et d'horreur, comme un +homme qui redoute la mort, et qui veut faire entendre sa dfense. Je +commenai: O reine, ds ma tendre jeunesse, j'ai mis, pour mon malheur, +le pied dans les tats de celui que tu vois. Depuis ce temps, je n'ai +plus prouv que des peines et des tourments si cruels, que ma patience +fut vaincue et que je dtestai la vie. Il m'a fuit mpriser les voies +utiles et honntes: les ftes et les plaisirs, je quittai tout pour le +suivre. Qui pourrait exprimer combien j'eus de sujets de m'en plaindre? +Un peu de miel, ml de beaucoup d'absynthe, a suffi par sa fausse +douceur pour m'attirer dans sa foule amoureuse, moi qui, si je ne me +trompe, tais n pour m'lever trs-haut au-dessus de la terre. Il m'a +fait moins aimer Dieu que je ne devais, et prendre moins de soin de +moi-mme. J'ai mis galement en oubli toute autre pense pour une femme. +A quoi m'ont servi les dons du gnie que j'avais reus du ciel? Mes +cheveux ont chang de couleur, et je ne puis rien changer +l'obstination de mes voeux. Il m'a fait chercher des pays dserts et +sauvages, remplis de brigands, de bois affreux, d'habitants barbares; +j'ai parcouru les monts, les valles, les fleuves et les mers. L'hiver, +dans les mois les plus tristes, j'ai brav les prils et les fatigues, +et ni lui, ni mon autre ennemi ne me laissaient un instant de repos ... +Mes nuits n'ont plus connu le sommeil; et il n'est plus de filtres ni de +charmes qui puissent le leur rendre. Par ruse et par force, il s'est +rendu le matre absolu de mes esprits. tabli dans mon coeur, il le ronge +comme un ver ronge le bois dessch par le temps. Enfin c'est de lui que +naissent les larmes et les souffrances, les paroles et les soupirs dont +je me fatigue moi-mme, et dont peut-tre je fatigue aussi les autres. +Juge maintenant entre lui et moi, toi qui nous connais tous les deux. + +[Note 702: _Quell' antico mio dolce empio signore_, etc. Canz. 48.] + +Mon adversaire prit alors la parole: O reine, dit-il, coute l'autre +partie: elle te dira la vrit que cet ingrat te cache. Il s'adonna dans +son premier ge l'art de vendre des paroles ou plutt des mensonges; +et lorsque je lui ai fait quitter tant d'ennui pour mes plaisirs, il n'a +pas honte de se plaindre de moi, et d'appeler misrable une vie +honorable et douce! C'est moi qui ai purifi ses dsirs; s'il a obtenu +quelque renomme, il ne l'a due qu' moi, qui ai lev son esprit une +hauteur o il n'aurait jamais atteint de lui-mme. Il connat quelle fut +autrefois la destine d'Atride, d'Achille, d'Annibal et d'autres hros +aussi clbres; il sait que je les laissai s'avilir par l'amour de +quelques esclaves: et pour lui, entre mille femmes choisies, j'en ai +encore choisi une, telle qu'on n'en reverra jamais sur la terre. Je lui +ai donn un parler si suave et un chant si doux, qu'aucune pense basse +ou triste ne put exister devant elle. Tels furent avec lui mes +artifices, tels furent les dgots et les amertumes dont je l'abreuvai; +telle est la rcompense qu'on obtient en servant un ingrat. Je l'levai +si haut sur mes ailes, que les dames et les chevaliers se plaisaient +l'entendre, et que son nom brille parmi ceux des plus grands gnies, +tandis qu'il n'et peut-tre t sans moi qu'un vil flatteur de cour et +un homme vulgaire. Il ne s'est lev et rendu clbre que parce qu'il a +appris de moi et de celle qui n'eut point d'gale au monde. Pour tout +dire enfin, je l'ai fait renoncer, pour un si noble esclavage, mille +actions dshonntes: rien de vil ne peut plus lui plaire. Jeune encore, +la dlicatesse et la pudeur dirigrent et sa conduite et ses penses, +depuis qu'il appartient celle qui s'tait grave dans son coeur en +nobles caractres, et qui le rendait semblable elle. C'est de nous +qu'il tient tout ce qu'il a de rare et de distingu, et c'est de nous +qu'il ose se plaindre! Enfin je lui avais, lui-mme, donn des ailes +pour s'lever par la connaissance des choses mortelles jusqu' celle du +Crateur. Il pouvait, en contemplant les vertus de celle qui faisait son +esprance, remonter jusqu' la cause premire: mais il m'a mis en oubli, +moi et cette beaut que je lui avais donne pour tre l'appui de sa vie +fragile. A ces mots, je jetai un cri plaintif. Oui, m'criai-je, il me +l'a donne; mais il me l'a bientt ravie. Ce n'est pas moi, rpondit-il, +mais celui qui la voulait pour lui-mme. Nous nous tournmes enfin tous +les deux vers le sige de notre juge, moi tout tremblant, et lui en +prononant des paroles dures et hautaines. Nous la primes la fois de +prononcer la sentence; elle nous dit en souriant: je suis charme +d'avoir entendu vos raisons; mais il faut plus de temps, pour juger un +si grand procs. + +On connat maintenant par ces grandes compositions lyriques, mieux que +par des sonnets, le gnie potique de Ptrarque[703]. Mais il en est +d'autres o ce gnie se montre peut-tre encore davantage, parce qu'au +lieu de l'amour et de Laure, sujet qui exigeait dans l'esprit plus de +dlicatesse que de grandeur, il y traite des matires ou politiques ou +morales, qui demandaient dans le talent du pote une lvation et une +force proportionnes au sujet mme. Telle est la _canzone_ adresse +son ami Jacques Colonne, vque de Lombs[704], au sujet d'un projet de +croisade qui fermentait la cour du pape, et dont Ptrarque eut le +malheur de partager l'illusion. Elle commence par ces beaux vers: + + _O aspettata in ciel beata e bella_[705] + _Anima, che di nostra umanitade + Vestita vai, non come l'altre carca_, etc. + +[Note 703: Le fil d'ides que j'ai suivi dans l'examen de la seconde +partie du _Canzoniere_, ne m'a pas conduit y faire entrer l'ingnieuse +et charmante _canzone_: + + _Amor, se vuo'ch'i torni al giogo antico_. Canz. 41. + +que Ptrarque semble avoir faite dans un moment o l'amour voulait lui +tendre de nouveaux piges; il y en a peu de plus connues, et qui +mritent mieux de l'tre.] + +[Note 704: Voy. _Mem. pour la Vie de Ptr._, t. I, p. 245.] + +[Note 705: Canz. 5.] + +Telle est encore celle qui commence par ces mots: _Spirto gentil che +quelle membra reggi_[706] que Voltaire a cru, d'aprs plusieurs auteurs, +adresse au fameux tribun _Cola Rienzi_; mais qui l'est videmment +l'un des frres de l'vque de Lombs, au jeune Etienne Colonne, +lorsqu'il fut nomm snateur de Rome[707]. Ptrarque y reprend avec +force les vices et surtout l'oisive et lche indiffrence o l'Italie +tait plonge, tandis que des trangers se partageaient ses dpouilles; +il y fait entendre ce grand nom de peuple de Mars; il rappelle ceux des +Brutus, des Scipion et des Fabricius; il les fait rsonner aux oreilles +des Romains assoupis, et il espre que son hros les rveillera de leur +honteuse lthargie. + +[Note 706: Canz. 11.] + +[Note 707: Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, etc., t. I, p. 276.] + +Mais ces ides et ces sentiments, dignes de l'ancienne Rome, brillent +surtout dans cette belle ode que lui dicta son amour pour sa chre +Italie, dans un moment o il la voyait dchire par les guerres +sanglantes que se faisaient entre eux de petits princes, sans qu'il pt +rsulter de cette longue effusion de sang, rien de bon ni d'honorable +pour elle. Cette _canzone_[708] est une des plus belles productions de +la lyre italienne. La gravit du style y rpond celle de la matire. +Tout y est noble et revtu d'une sorte de majest. Au lieu de figures +vives et brillantes, ce sont des images et des penses pleines de +magnificence et de dignit. Le pote se reprsente lui-mme, dans la +premire strophe, dsirant que l'expression de ses soupirs soit telle +que l'esprent le Tibre, l'Arno et le P, prs des bords duquel il est +assis; ce qui fait conjecturer qu'a Rome, Florence et Parme, o l'on +croit qu'il tait alors, on l'avait engag composer sur ce sujet qui +intressait toute l'Italie[709], et se jeter, pour ainsi dire, le +rameau potique la main, au milieu de ces furieux. C'est donc une +sorte de mission sacre qu'il remplit, et c'est sans doute ce qui lui a +inspir le ton qu'il prend et qu'il soutient dans toute cette ode. Il +s'adresse l'Italie elle-mme, dont le beau corps est couvert de plaies +mortelles, et Dieu pour qu'il prenne en piti sa nation chrie, qu'il +flchisse les coeurs endurcis par le bruit des armes, et qu'il les +dispose couter la vrit qui va s'noncer par sa voix. + +[Note 708: _Italia mia, ben che'l parlar sia indarno_, etc. Part. I, +canz. 29.] + +[Note 709: Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. II, p. 186.] + +O vous, dit-il ensuite ces princes, vous qui la Fortune a remis le +gouvernement des belles contres dont il ne parat pas que vous ayez la +moindre piti, que font ici toutes ces armes trangres? Est-ce pour que +vos plaines verdoyantes soient teintes du sang des barbares? Une vaine +erreur vous flatte: vous cherchez dans un coeur vnal l'amour et la +fidlit. Celui de vous qui soudoie plus de soldats est environn de +plus d'ennemis. Oh! de quels tranges dserts ce torrent est-il descendu +pour inonder nos douces campagnes? Si nous ne l'arrtons de nos propres +mains, qui pourra nous en garantir? La Nature avait pourvu notre +sret, quand elle plaa les Alpes comme un rempart entre nous et la +fureur germanique; mais le dsir aveugle, et constant vouloir ce qui +est contraire au bien; n'a point eu de repos qu'il n'ait procur un +corps sain une maladie mortelle. Maintenant que, dans une mme enceinte, +habitent des btes sauvages et de paisibles brebis, c'est toujours aux +bons gmir. Et, pour comble de maux, ce sont ici les descendants de ce +peuple barbare et sans lois, qui Marius fit de si profondes blessures, +que la mmoire s'en conserve encore, quand, accabl de soif et de +fatigue, il but dans le cours du fleuve, moins de l'eau que du +sang[710]. + +[Note 710: Expression de Florus: _Ut victor Romanus de cruento +flumine non plus aquoe biberit quam sanguinis barbarorum._ Lib. III, c. +3.] + +Aprs deux autres strophes qui ne sont pas tout--fait de la mme force, +quoiqu'il y ait encore de beaux sentiments et de beaux vers, il met dans +la bouche des Italiens eux-mmes des paroles qui doivent mouvoir les +princes auxquels il s'adresse; et c'est avec un mouvement si rapide que +les interprtes s'y sont tromps, et qu'ils ont cru qu'il parlait de +lui-mme, de sa patrie et de la spulture de ses anctres. Ils ont +oubli qu'il tait natif d'Arezzo, que ses parents taient morts +Avignon, et qu'il tait alors Parme. N'est-ce pas l cette terre que +je foulai dans mes premiers ans? N'est-ce pas dans cet asyle que je fus +nourri si doucement? N'est-ce pas cette patrie, mre tendre et +indulgente, qui couvre de son sein mes deux parents? Au nom de Dieu! que +ces paroles touchent votre me, et regardez en piti ces plaintes d'un +peuple baign de larmes qui, aprs Dieu, n'attend son repos que de vous. +Pour peu que vous vous montriez sensibles ses maux, le courage +s'armera contre la fureur et le combat ne sera pas long; car l'antique +valeur n'est pas encore teinte dans les coeurs italiens. + + _Che l'antico valore + Negli italici cor non ancor morto._ + +Voil de ces traits nationaux que tout un peuple rpte avec orgueil, et +qui l'attachent au nom d'un pote par d'autres sentiments que ceux qu'on +a pour de beaux vers. + +Cet amour pour sa patrie, qui forme un des plus beaux traits du +caractre de Ptrarque, et son got naturel pour l'honntet des moeurs, +encore augment par la puret du sentiment dont il tait rempli, lui +donnaient, comme on l'a vu dans sa Vie, une forte aversion pour le +sjour d'Avignon, et pour les moeurs qu'il voyait rgner la cour des +papes. Il ne pouvait souffrir que le scandale partt, comme cela n'est +arriv que trop souvent, du centre mme d'o l'dification devait +sortir. L'indignation qu'il en conut, et qui s'exhale souvent dans ses +lettres, lui dicta aussi des sonnets violens contre la nouvelle +Babylone. Son zle pour son pays et pour la vertu le rendit le censeur +cre du vice, et changea en satyrique mordant et emport l'amant de +Laure et le pote de l'amour. Tantt il personnifie, dans le style des +prophtes, cette ville, objet de sa haine. Que la flamme du ciel, lui +dit-il[711], tombe sur les tresses de ta chevelure, mchante, qui t'es +leve, aux dpens d'autrui, de la vie frugale des premiers hommes +jusqu' la richesse et la grandeur! repaire des trahisons o se +prpare tout le mal aujourd'hui rpandu dans le monde! esclave du vin, +du lit et de la bonne chre, chez qui la luxure exerce tout son pouvoir! +On voit dans les chambres de tes palais, danser ensemble des jeunes +filles et des vieillards, et Belzbuth au milieu, avec ses soufflets, +ses feux et ses miroirs. Puisses-tu n'tre plus nourrie sur la plume, au +frais et l'ombre, mais expose nue aux vents, et sans chaussure aux +ronces et aux pines! Vis alors, jusqu' ce que ton odeur infecte +s'lve jusqu'au trne de Dieu! Tantt il prdit sa chute prochaine: +L'avare Babylone[712] a combl la mesure de la colre cleste et de ses +vices impies. Il faut enfin que cette colre clate. L'infme s'est +donn pour dieux, non pas Jupiter ni Pallas, mais Vnus et Bacchus. En +attendant le jour de la justice, je me dtruis et me ronge moi-mme; +mais ce jour approche: ses idoles seront renverses parses sur la +terre, et ses tours, superbes ennemies du ciel, et ceux qui les habitent +seront, au-dedans et au-dehors, consums par les flammes. De belles +mes, amies de la vertu, gouverneront alors le monde, nous le verrons +reprendre les moeurs du sicle d'or, et se renouveler tous les antiques +exemples. + +[Note 711: _Fiamma dal ciel sul le tue treccie piava_, etc. Son. +109.] + +[Note 712: _L'avara Babilonia ha colma'l sacco_, etc. Son. 106.] + +Une autre fois encore, il puise contre la cour romaine, et contre +l'glise telle qu'elle tait devenue dans cette cour, toute la violence +de sa bile, et tout le fiel de sa plume. Il accumule ainsi contre elle, +avec plus d'emportement que de got, les apostrophes et les injures. +Source de maux[713], asyle de colre, cole d'erreurs et temple de +l'hrsie, Rome autrefois, aujourd'hui Babylone fausse et coupable, +pour qui sont rpandus tant de pleurs et pousss tant de soupirs; +forge d'artifices! cruelle prison, o le bien expire, o tout le mal +est produit et nourri! enfer des vivans! ce serait un grand miracle si +le Christ ne te faisait enfin sentir son courroux. Fonde jadis dans une +chaste et humble pauvret, tu lves contre tes fondateurs ta tte +menaante. Courtisane effronte! o as-tu plac ton esprance? dans tes +adultres et dans tes richesses immenses et mal acquises. Constantin ne +reviendra plus pour les accrotre; c'est au monde pervers te les +fournir, puisqu'il le souffre. Je conviens que cette posie, qui sent +plus l'cole hbraque que celle d'Horace et de Tibulle, est peu sante +dans un ecclsiastique assez bien venu, aprs tout, et mme distingu +dans cette mme cour qu'il traitait avec si peu de mesure. Je n'ai cit +ces morceaux que pour faire connatre le talent de Ptrarque dans tous +les genres o il s'est exerc. + +[Note 713: _Fontana di dolore, albergo d'ira_, etc. Son. 107.] + +Il ne reste plus parler que d'un genre dont il s'occupa surtout dans +sa vieillesse, c'est celui de ces pomes auxquels il donna le titre de +_Triomphes_, et dans lesquels on retrouve encore des beauts dignes de +son meilleur temps. Ce sont des visions qu'il y raconte. Elles taient +alors la mode; les Provenaux les y avaient mises. Aprs eux, +_Bru__netto Latini_, et surtout le Dante, avaient fond sur des visions +le merveilleux de leurs pomes. _Fazio degli Uberti_, comme nous le +verrons bientt, suivit leur exemple. Ptrarque voulut aussi traiter ce +genre de posie. Comme le Dante, et sans doute son imitation, car ce +fut plusieurs annes aprs en avoir reu de Boccace un exemplaire, il +composa ces _Triomphes_ en _terza rima_ ou tercets; peut-tre mme se +flatta-t-il de pouvoir lutter avec l'auteur de la _Divina Commedia_, +aprs s'tre lev, dans le lyrique, au-dessus de lui et de tous les +autres. Quoiqu'il en soit, ces Triomphes sont au nombre de cinq, diviss +chacun en plusieurs _capitoli_ ou chapitres. Le premier est le Triomphe +de l'Amour. Le pote feint qu'il voit, comme dans un songe, l'Amour sur +son char, avec tous ses attributs, entour du nombreux cortge de tous +les personnages anciens des deux sexes, tant de l'histoire que de la +fable, et mme de quelques personnages modernes, clbres par des +aventures d'amour, ou par une mort tragique dont l'amour a t la cause. +La liste en est si considrable qu'elle remplit presque tous les quatre +_capitoli_ du pome, et que ce n'est en effet, peu prs, qu'une liste +assez dpourvue de posie et d'intrt. Le Triomphe de la Chastet n'a +qu'un chapitre et n'est qu'une suite de celui de l'Amour. Ce dieu, dans +sa marche victorieuse, rencontre Laure. Il l'attaque et veut triompher +d'elle; mais il est vaincu, fait prisonnier et charg de chanes. Laure +jouit de sa victoire, entoure des vierges et des matrones de +l'antiquit que leur chastet a rendues clbres. + +Le Triomphe de la Mort est le troisime. C'est le meilleur, le plus +potique et le plus intressant de tous. Dans le premier des deux +_capitoli_ qui le composent, Laure, environne de ses compagnes, revient +avec honneur de ce combat o elle a vaincu l'Amour. Tout coup une +enseigne noire parat: une femme la suit, vtue de noir elle-mme, dans +une attitude et avec une voix terrible. Elle arrte cette troupe +aimable, menace celle qui la conduit, et la frappe. Ptrarque place ici +tous les dtails des derniers moments de Laure, tels qu'il les avait +appris, et peut-tre embellis par son imagination et par les illusions +de son coeur. On la voit entoure de ses compagnes qui la pleurent et +l'admirent: elle expire enfin et parat s'endormir d'un doux sommeil. +Elle ne perd rien de sa beaut; la mort est belle sur son visage. Dans +le second chapitre, le pote raconte que la nuit mme qui suit cette +perte cruelle, Laure lui apparat, lui tend la main, d'un air pensif, +modeste et sage, et le fait asseoir avec elle, au bord d'un ruisseau, +l'ombre d'un laurier et d'un htre. Leur entretien roule quelque temps +sur la mort, qu'elle lui apprend ne point craindre, qui n'est +redoutable que pour les mchants, et qui a eu pour elle des douceurs +auxquelles on ne peut rien comparer de ce qu'on prouve de plus doux +dans la vie. Ptrarque ose ensuite lui demander si jamais, sans renoncer +aux lois de l'honneur, elle ne fut dispose payer, par un gal amour, +celui qu'il avait eu pour elle. Elle sourit, et lui rpond que son coeur +fut toujours d'accord avec le sien, qu'une mre n'aima peut-tre jamais +plus tendrement, mais que, voyant les dangers qu'ils pouvaient courir, +c'tait elle qui s'tait charge de le contenir dans de justes bornes, +et de rprimer ses dsirs. Elle lui retrace alors toutes les petites +ruses qu'elle employait, tantt pour l'empcher, de se livrer trop +d'esprance, tantt pour ne la lui pas ter tout entire, surtout +lorsqu'elle le voyait triste et ple de douleur ou de crainte. Elle +avoue qu'elle l'a vu avec plaisir uniquement occup d'elle, rendre son +nom clbre par ses vers, que mme elle l'a vritablement aim; qu'ils +brlaient tous deux peu prs du mme feu, mais que l'un osait le +dclarer et l'autre tait force de se taire. Toute la conduite de Laure +pendant sa vie, prouve la vrit de ce que dit ici son fantme ou son +ombre; et l'on est vraiment touch de voir que, dans un ge avanc, +Ptrarque ne se consolait encore de l'avoir perdue qu'en se rappelant et +en retraant dans ses vers tout ce qui lui faisait croire que Laure en +effet l'avait aim. Le jour est prt paratre: elle est force de le +quitter. Il lui dit, en peu de mots, combien ses discours ont port de +consolation dans son me. Mais il ne peut vivre sans elle: ne +pourra-t-il obtenir bientt la permission de la suivre? Elle lui prdit, +en le quittant, qu'il sera encore long-temps spar d'elle. + +Telle est l'ide de ce petit pome, o l'on chercherait en vain la mme +richesse et la mme perfection de style que dans les posies lyriques de +Ptrarque; mais qui a de l'intrt par le sujet mme, par le ton de +vrit qui y rgne, et parce qu'il contient comme le complment de cette +histoire, des amours de notre pote, dont il fixe tout--fait la +ralit, la nature et le caractre. Les Triomphes de la Renomme, du +Temps et de la Divinit, qui viennent ensuite et qui terminent le +recueil, n'ont pas, beaucoup prs, le mme mrite. D'ailleurs, +lorsque, prt finir l'examen de ces posies qui sont remplies du nom +de Laure, comme la vie du pote fut remplie de son amour, on l'a +retrouve encore une fois, lorsqu'on a encore entendu sa douce voix, +appris d'elle-mme son secret, et recueilli ses consolantes paroles, +c'est l qu'il faut s'arrter, c'est par-l que l'esprit et le coeur sont +d'accord pour nous ordonner de finir. + +Si l'on veut apprcier exactement les posies de Ptrarque, il faut +beaucoup s'carter de l'opinion qu'il en avait lui-mme. Il n'avait +jamais cru qu'elles dussent contribuer sa rputation, qu'il fondait +sur ses ouvrages philosophiques et sur ses posies latines. Il avait +destin ses posies vulgaires exprimer sans effort les divers +mouvements de son coeur, et plaire aux femmes et aux hommes du monde, +pour qui la langue latine tait moins familire que l'italienne. Il ne +s'attendait pas un succs si grand et si gnral, et fut surpris de +leur renomme. C'est ce qu'il dit lui-mme trs-clairement dans ce +sonnet de sa seconde partie[714]. Si j'avais pens que le son de mes +soupirs rpandu dans mes vers pt obtenir tant de succs, j'en aurais +augment le nombre, et j'en aurais plus travaill le style. Mais depuis +la mort de celle qui me faisait parler, et qui tait toujours en tte de +mes penses, je ne puis plus donner des rimes incultes et obscures la +douceur et la clart qui leur manquent. Certes, tout mon dsir tait +alors de soulager les tourments de mon coeur, et non d'acqurir de la +gloire. Je ne voulais que pleurer, et non me faire honneur de mes +larmes. Maintenant je voudrais plaire; mais cette fire beaut +m'appelle, et veut que je la suive en silence, tout fatigu que je +suis. + +[Note 714: _S'io havessi pensato_, etc. Son. 252.] + +Ce mme jugement est souvent rpt, dans ses lettres, sur ces +productions de sa jeunesse, qu'il appelait _ses bagatelles_[715]; mais +la postrit en a jug diffremment. Elle a regard Ptrarque, pour ses +prtendues bagatelles, comme le crateur de la posie lyrique chez les +modernes, et en effet quelques autres potes lui avaient prpar les +voies, et avaient fait entendre avant lui de ces grandes odes ou +_canzoni_ qui diffrent beaucoup de l'ode antique, et dont la premire +invention appartient aux Troubadours; mais il y mit plus de perfection, +et runit lui seul toutes les qualits partages entre ses +prdcesseurs. Il joignit la gravit du Dante la finesse de _Guido +Cavalcanti_ et la noblesse de _Cino da Pistoia_[716]. Le sonnet, dj +beaucoup amlior par _Guittone d'Arezzo_, devint entre ses mains si +parfait qu'on n'a pu y rien ajouter depuis. Et les odes et les sonnets +sont remplis et surabondent en quelque sorte de penses neuves et +choisies, d'expressions fortes et dlicates la fois, tantt nouvelles +et tantt renouveles, soit par l'acception o elles sont prises, soit +par le coloris dont elles brillent; de mots, de phrases et de tours +propres la langue italienne, ou cueillis, pour ainsi dire, la racine +commune de l'idiome vulgaire et de la langue latine. Les sentiments +qu'il exprime paraissent, il est vrai, quelquefois ou trop raffins en +eux-mmes, ou trop assaisonns par l'esprit, pour partir vritablement +du coeur; mais on ne peut y mconnatre une lvation, une noblesse et +une puret qui, s'il est vrai qu'elles aient cess de rgner dans +l'amour, doivent exciter des regrets. + +[Note 715: _Nugellas vulgares; Senil._, l. XIII, p. 10.] + +[Note 716: Gravina, _Ragione Poet._, l. II, n. 27.] + +On voit qu'il ne voulut point, comme les potes anciens, peindre les +effets extrieurs de la passion et les plaisirs sensibles qu'ils ont su +rendre avec tant de fidlit, et que l'on gote d'autant plus dans leurs +vers, que l'on y reconnat davantage ses propres affections et ses +faiblesses[717]; mais qu'ayant lev son me par la contemplation du +beau moral, et par l'espce de culte que Laure obtint de lui, jusqu' un +amour dgag des sens, il sut donner cette passion le langage le plus +naturel, puisqu'il est le plus convenable sa nature presque cleste. +Le cours des opinions et des moeurs a emport loin de nous les passions +de cette espce; mais elles n'taient pas sans exemple de son temps; et, +certain une fois, comme on doit l'tre, que ce qu'il exprima d'une +manire si ingnieuse et, si l'on veut, si extraordinaire, il le sentait +rellement, on doit trouver un plaisir secret reconnatre dans ses +posies au moins comme un objet de curiosit, les traces de cet amour +presque entirement disparu de la terre. + +[Note 717: Gravina, _ibid._, n. 28.] + +Elles peuvent mme servir comme de pierre de touche pour juger et les +autres et soi-mme. Sans aspirer la sublimit de ces sentiments, trop +suprieurs l'imperfection humaine, il est sr que plus on aimera les +posies de Ptrarque, plus on aura en soi, si jamais ces passions pures +revenaient la mode, ce qui rendrait capable de les sentir. + +Il faut au reste tre aussi insensible aux beauts potiques qu'aux +beauts morales pour n'y pas apercevoir un caractre original et, pour +ainsi dire, primitif, un pathtique d'un genre particulier, mais +cependant rel, et qui nat de la persuasion intime et des affections +profondes du pote; une richesse d'images qui va quelquefois jusqu' la +profusion, mais qui, mme avec ses excs, vaut toujours mieux que +l'indigence; une grande dignit de penses philosophiques et morales, +une rudition choisie et sagement employe, et surtout un style si pur, +si harmonieux et si doux, que parmi un grand nombre de morceaux dont il +est ais de faire choix, il en est peu qui, comme les vers d'Horace, de +Virgile, de Racine et de La Fontaine, ne se gravent dans la mmoire sans +effort et comme d'eux-mmes. + +On croit qu'il profita beaucoup des potes provenaux, et l'on voit en +effet dans ses vers quelques traces de ces imitations dont on ne peut +lui faire un reproche, puisque partout o il imite il embellit. Il peut +aussi avoir connu la posie des Arabes, au moins dans des traductions, +et l'un de ses premiers sonnets sur la mort de Laure parat presque +copi d'une pice de vers sur la mort du fameux Salah-Eddin ou Saladin +qu'on trouve dans la Bibliothque Orientale[718]; mais il ne prit de +personne l'abondance de ses sentiments et de ses penses, la grce et la +facilit de son locution, ni toutes les qualits minentes de son +style. Aprs tous les potes qui l'avaient prcd, aprs Dante +lui-mme, il restait encore faire, quant au choix des expressions et +la fixation de la langue: aprs Ptrarque, il ne resta plus rien. Il n'y +a peut-tre pas, selon M. l'abb Denina[719], dans tout le _canzoniere_, +deux expressions, mme parmi celles que lui arrachait la ncessit de la +rime, qui aient vieilli, ou qui soient hors d'usage. Il joignit au choix +des mots le soin de les placer de manire en augmenter l'effet, l'art +d'assortir la coupe des vers la nature des sentiments et des penses, +d'entremler les vers les plus gracieux et les plus doux de vers forts, +nergiques et qui ont quelquefois une sorte d'pret; et les vers +simples et naturels, de vers travaills avec le plus grand artifice. +Dans tout ce qu'il a crit, mme lorsqu'il s'gare, ou reconnat la +fois le naturel et le travail du pote. La nature lui avait donn le +gnie potique, sans lequel on se fatigue en vain, et il y ajouta cette +tude constante des grands modles et ce travail obstin qui font seuls +fructifier le gnie. Enfin, dans ce choix de mots et d'expressions qui +tait alors si difficile, puisque la langue tait pour ainsi dire encore + son enfance, et dans toutes ces autres parties si essentielles de +l'art, il fut guid par un got dlicat que le gnie n'a pas toujours, +que l'tude dveloppe, mais qu'elle ne donne pas. + +[Note 718: Voy. Herbelot, au mot _Salah-Eddin_; Denina, _Vicende +della Letteratura_, l. II, c. 12.] + +[Note 719: _Loc. cit._] + +Je n'oserais pas ajouter cette dlicatesse de got la sret, car +c'est ce dont il manqua quelquefois, et ce que les restes de barbarie de +son sicle, et les abus qui s'taient introduits avant lui ne lui +permettaient pas d'avoir. Il ne put se refuser ces jeux antithtiques +du chaud et du froid, de la glace et de la flamme, de la paix et de la +guerre qui viennent quelquefois dfigurer ses morceaux les plus +agrables et les plus intressants. C'est encore son sicle qu'il faut +accuser de ces ides froidement alambiques, nes de l'espce de fureur +platonique qui rgnait alors, et dont nous avons vu de malheureux +exemples ds les premiers pas de la langue et de la posie +italiennes[720]. Mais si ces dfauts se font trop sentir dans Ptrarque, +par combien de beauts ne sont-ils pas rachets? Avec quelque rigueur +que l'on veuille juger les uns, de quelle trempe ne doivent pas tre +les autres pour que, ni le temps, ni les variations du got et des moeurs +ne leur aient rien t de leur prix? La rouille de la barbarie couvrait +encore une partie de l'Europe; l'Italie mme s'en dgageait peine. + +[Note 720: Je ne lui reprocherais donc pas cette manire de mettre +en action le coeur, les yeux, la vertu qui se retire autour du coeur et +dans les yeux pour se dfendre contre l'amour, l'me qui sort du coeur +pour suivre l'objet aim; ni ces allusions frquentes du nom de Laure au +laurier, arbre potique et sacr, ou du nom de l'illustre famille +Colonne des colonnes qui soutiennent un temple ou un palais; ni ces +froides _sixtines_, qu'il imita des Provenaux[C], et qui, une seule +prs, peut-tre, ne sentent que l'effort, la recherche et le travail; ni +ces rimes gratuitement difficiles et pnibles, dont il avait pris l'ide +dans la mme source; ni quelques autres vices de ce genre, ns de +l'esprit de son temps, auquel il fut suprieur, mais dont il ne put +entirement se garantir. Je lui reprocherais plutt des jeux de mots +purils, tels surtout que cette trange dcomposition du nom de Laure, +ou plutt de _Laureta_, en trois parties (sonnet 5); je lui +reprocherais, pour d'autres motifs, ces comparaisons de la maison de +Bethlem, o naquit le Sauveur du monde, avec l'humble demeure o Laure +tait ne, et du soin qu'il se donne de chercher dans les traits des +autres femmes quelques traits de Laure, avec la peine que se donne un +vieux plerin d'aller Rome pour adorer la sainte Face; je lui +reprocherais encore ces mtamorphoses qu'il a eu la patience de dcrire +dans les huit stances d'une _canzone_, d'ailleurs trs-potiquement +crite, o il prtend qu'il a t chang successivement en laurier, en +cygne, en pierre, en fontaine, en rocher, d'o sort un plaintif cho, +enfin en cerf, comme Acton, pour avoir regard Laure dans un bain; je +lui reprocherais enfin plusieurs autres carts d'imagination qui +paraissent lui appartenir en propre, et qui tiennent un tour +particulier d'esprit qui et peut-tre t le mme dans tout autre +sicle que le sien; ou plutt il vaut encore mieux ne lui reprocher +rien, noter une fois ce qui dplat et doit dplaire, relire et admirer +ce qui est exquis, c'est--dire, peu prs tout le reste, et ne pas +oser opposer sans cesse son plaisir les scrupules du got et les +vtilleries de la critique.] + +[Note C: Voy. t. I de cette _Histoire Littraire_, p. 300 et 301.] + +Dante avait paru; mais il tait loin de la clbrit qu'il acquit +ensuite; l'imprimerie manquait encore la publication rapide et +gnrale d'un pome aussi long que le sien. Nous avons vu que Ptrarque +ne le connaissait pas dans sa jeunesse. Ce fut de son propre gnie qu'il +tira toutes ses forces, et l'on pourrait dire qu'il vint le second +presque sans avoir de premier. Il prit et garda le premier rang parmi +les potes lyriques. Il parla, disons mieux, il cra, dans le +quatorzime sicle, et idiome potique et une langue du coeur qu'on n'a +pu surpasser depuis, et qui ont conserv jusqu' nos jours tout leur +clat et tout leur charme. + +Dante et Ptrarque avaient donn la posie italienne le vol le plus +rapide et le plus haut. Il restait en faire prendre un pareil la +prose. C'est un crivain que nous avons compt parmi les plus intimes +amis de Ptrarque, c'est Boccace qu'tait rserv cet honneur; c'est +lui qui vint complter le Triumvirat littraire dont ce grand sicle +s'enorgueillit. + + + + +NOTES AJOUTES. + + +Page 43, ligne 15--La ncessit d'abrger cet extrait de la _Divina +Commdia_, m'a fait retrancher ce que dit ici Minos, et la rponse de +Virgile. Cette rponse a pourtant un caractre qu'il est bon de +remarquer. O toi qui viens dans ces douloureuses demeures, dit Minos en +s'adressant au Dante, garde-toi d'y entrer tmrairement et sans un +guide qui tu puisses te fier; ne te laisse pas tromper la largeur +de cette entre (allusion sensible au _facilis descensus Averni_, etc. +de Virgile; _neid._, l. VI.) Virgile prend la parole et lui rpond: +Pourquoi ces cris? ne t'oppose point son voyage ordonn par les +destins. On le veut ainsi, l o l'on peut tout ce qu'on veut: ne +demande rien de plus. Cette rponse est mot pour mot la mme que +Virgile a dj faite Caron (c. 3. Voy. ci-dessus pag. 38). Cette +rptition des mmes mots leur donne l'air d'une espce de formule, et a +quelque chose d'imposant. Ni avec Caron, ni avec Minos, Virgile ne +daigne employer le raisonnement ou la prire. Le matre de toutes choses +a voulu ce voyage; il n'appartient aucune puissance de s'y opposer. +Cette rptition parat d'ailleurs imite d'Homre, qui ne manque +presque jamais de faire redire par un envoy les propres paroles dont +s'est servi celui qui l'envoie. On s'est trs-injustement moqu de cette +sorte de formule; elle donne aux messages, dans Homre, comme ici +cette rponse de Virgile, de l'autorit et de la dignit. + +Page 60, ligne 1.--Une tour au haut de laquelle brillent deux flammes. +C'est le tlgraphe feu dont les anciens se servaient, et dont parle +Polybe; il en est aussi parl dans l'_Agamemnon_ d'Eschyle. Clytemnestre +annonce au choeur que Troie est prise; qu'elle l'a t cette nuit mme; +que Vulcain en a apport la nouvelle; que ses feux ont brill +successivement sur huit montagnes, etc. Voyez l'extrait d'un Mmoire de +M. Mongez, page 10 de mon Rapport sur les travaux de la classe +d'Histoire et de Littrature ancienne, anne 1808. + +Page 112, addition la note 1. Voici les deux vers du c. 28 de +l'_Enfer_, o Dante fait parler Bertrand de Born. + + Sappi ch'i' son Bertram dal Bornio, quelli + Che diedi al re Giovanni i ma' conforti. + +C'est dans ce dernier vers qu'il y a ncessairement ou une altration du +texte, ou une faute dans le texte mme. Personne ne l'a observ +jusqu'ici. J'ai besoin, pour le dmontrer, d'explications historiques +qui allongeront beaucoup cette note; mais la place o je la mets, sa +longueur a peu d'inconvnients, et il y en a beaucoup laisser +subsister plus long-temps, ou une erreur grave du Dante ou les fausses +explications de tous ses commentateurs. + +Bertrand de Born tait vicomte de Hautefort, dans le diocse de +Prigueux: c'tait un trs-brave chevalier et en mme temps un ingnieux +troubadour, mais un homme d'un caractre aussi mobile qu'il tait +ardent, se brouillant avec tout le monde, et aimant tout brouiller. Il +vivait au douzime sicle, dans le temps des querelles de Henri II, roi +d'Angleterre, avec ses fils qui avaient en France des apanages. Henri, +qui tait l'an, avait le duch de Normandie et tait dj couronn roi +d'Angleterre: il en portait le titre; et, pour le distinguer de son +pre, on l'appelait _le jeune roi_. Richard tait comte de Guienne et +de Poitou. Bertrand de Born tait li avec tous les deux, mais beaucoup +plus intimement avec Henri. Ces deux princes et leur frre Geoffroy, +comte de Bretagne, qui avaient dj plusieurs fois fait la guerre contre +leur pre Henri II, venaient de la lui dclarer de nouveau, lorsque le +frre an mourut. Le roi d'Angleterre tait pass en France avec une +arme pour rduire ses fils; il accusait Bertrand de Born d'avoir excit +Henri la rvolte; il l'assigea dans son chteau de Hautefort, et le +fit prisonnier avec sa garnison. Conduit devant le roi, Bertrand ne +craignit point de nommer avec regret le jeune prince qu'il avait perdu. +Au nom de son fils, Henri II versa des larmes, pardonna Bertrand de +Born, lui rendit son chteau, ses biens et son amiti. Ce roi tant +mort, son fils Richard lui succda, et Bertrand se trouva engag pour +lui dans de nouvelles guerres, mais qui n'ont plus aucun rapport avec ce +passage du Dante. + +Je rendis ennemis le fils et le pre, continue Bertrand de Born, aprs +les deux vers cits plus haut, Achitophel n'en fit pas plus entre +Absalon et David par ses coupables instigations; et, parce que je +divisai ainsi des personnes que la nature avait unies, je porte, hlas! +ma cervelle spare de son principe, qui est rest dans mon corps. Tout +cela conviendrait parfaitement s'il tait question de Henri II et de son +fils Henri, ou de son fils Richard; mais le texte dit le roi Jean, _al +re Giovanni_, dont on voit qu'il n'a pas t question dans cet expos. +Jean tait le dernier des quatre fils de Henri II. Il n'entra point dans +les rvoltes de ses frres contre leur pre; il tait sans doute trop +jeune. Il se joignit cependant en secret eux dans la dernire, et ce +fut mme aprs avoir vu le nom de ce fils en tte de la liste des +seigneurs ligus contre lui avec le roi de France Philippe-Auguste, que +Henri II tomba malade de chagrin et mourut. Il faut remarquer que, dans +un assez grand nombre de chansons provenales qui nous restent de +Bertrand de Born, il n'est nullement question de Jean, mais seulement de +ses trois frres, et qu'il n'en est point non plus parl dans les +notices historiques que l'on trouve sur ce troubadour dans les +manuscrits provenaux. Il doit donc paratre tonnant que Dante, qui +connaissait trs-bien les posies de nos Troubadours, n'ait rien dit de +Henri, de Richard ni de Geoffroy, que Bertrand avait en effet excits +contre leur pre, et qu'il l'ait damn pour avoir sem la division entre +ce pre et le seul de ses fils avec lequel rien n'annonce que Bertrand +ait eu aucune intimit. Il est naturel d'en conclure que le texte de ce +vers est altr. Tous les commentateurs se sont tromps comme l'envi +en l'expliquant. _Benvenuto da Imola_ a fait de Bertrand de Born un +chevalier du roi Richard, et de Jean un fils de ce roi. Jean, selon lui, +se rvolte contre son pre Richard, par les conseils de Bertrand, et est +tu dans cette guerre. _Landino_ a dit, je crois, le premier, que +_Beltramo dal Bornio_ fut charg de la garde (_custodia_) de Jean, dont +le surnom tait _le Jeune_, fils de Henri II, roi d'Angleterre, et que +Jean fut nourri la cour du roi de France; il fait de ce prince un +prodigue, et donne pour cause de sa prodigalit les conseils de +Bertrand. Selon lui, Jean se conduisit si mal, que son pre fut oblig +de lui dclarer la guerre, et Jean fut bless mort dans une bataille. +_Daniello_ parle de mme de l'ducation de Jean la cour de France, +avec son gouverneur Bertrand, et de sa prodigalit; seulement il ne fait +pas dclarer la guerre au fils par son pre, mais au pre par son fils, +ce qu'il attribue aux conseils de Bertrand de Born. _Vellutello_ dit les +mmes choses, avec cette diffrence trs-remarquable, que quand le roi +Henri II apprit que son fils Jean lui avait dclar la guerre, il marcha +contre lui avec une forte arme; qu'il l'assigea dans _Altaforte_, +Hautefort; que le jeune homme en tant un jour sorti pour combattre, et +ayant montr beaucoup de valeur fut bless mort d'un coup d'arbalte; +laquelle mort, ajoute-t-il, causa au pre les plus vifs regrets, surtout +lorsqu'il et appris de Bertrand combien son fils possdait de vertus. +Ceci se rapproche, comme on voit, de l'histoire de Henri, frre an de +Jean. Ce fut ce Henri, surnomm _au Court-Mantel_, qui fut, non pas +lev la cour de France, mais mari fort jeune avec Marguerite, fille +du roi Louis VII: il sjourna souvent dans cette cour, et y reut de +mauvais conseils qui contriburent l'engager se rvolter contre son +pre. Ce fut lui qui prit au moment o sa dernire rvolte venait +d'clater, et il prit non dans une bataille ni dans un sige, mais, +selon tous les historiens, de maladie. Le roman que donnent ces +commentateurs est d'ailleurs inconciliable avec la succession des rois +d'Angleterre, puisqu'ils font mourir dans sa jeunesse le roi Jean, qui +rgna aprs son pre, et qui n'en fut mme pas le successeur immdiat, +mais celui de son frre an Richard Coeur-de-Lion. Les commentateurs du +dix-huitime sicle n'ont pas t plus instruits que ceux des sicles +prcdents, et ne se sont pas arrts davantage cette altration si +visible de l'histoire dans un vers de leur auteur. Le P. _Venturi_, sur +ce vers, dit peu prs les mmes choses que _Vellutello_, mais sans +parler de Hautefort. _Volpi_ ajoute que Dante appelle _roi_ le prince +Jean, parce qu'il jouissait des revenus d'une partie du royaume. Le P. +_Lombardi_ ne fait que copier la note de _Venturi_. Tous ces +commentateurs tombent dans de nouveaux embarras, dont ils ne se tirent +que par de nouvelles absurdits, lorsque, dans le chant suivant, Virgile +dit au Dante: + + _Tu eri allor si del tutto impedito + Sovra colui che gi tenne Altaforte._; + +Tu tais alors si entirement occup de celui qui possda jadis +Hautefort. La plupart font de ce Hautefort un chteau en Angleterre, +dont la garde fut confie Bertrand de Born, et o il tint pour Jean +contre son pre. Ainsi, selon eux, Jean, qui n'avait mme pas d'apanage +en France, avait des chteaux en Angleterre, et dans ces chteaux, des +troupes et des garnisons, qui pouvaient tenir contre le roi. Hautefort, +au contraire, tait, comme on l'a vu, dans le Prigord: c'tait le +chteau seigneurial et patrimonial de Bertrand de Born. Il y fut assig +plus d'une fois, et notamment par Henri II. Cette expression: _Colui che +gi tenne Altaforte_ dont se sert le Dante pour dsigner Bertrand, fait +voir qu'il le connaissait trs-bien, et rend plus difficile croire +qu'il se soit si lourdement tromp sur son compte. De nos jours, +l'_Enfer_ du Dante a t traduit deux fois en franais; les deux +traducteurs ont adopt sans examen et sans scrupule, et ce texte du c. +28, et ces explications des commentateurs. Moutonnet copie _Dandino_ et +_Vellutello_, et dit, d'aprs le second, que Henri II assigea son fils +Jean dans _Altaforte_, o ce fils fut tu dans une sortie, sans +s'embarrasser mme de savoir ce que c'tait que cette place franaise, +dont il conserve le nom italien, ni comment ce roi Jean fut tu du +vivant de son pre, quoiqu'il ait rgn aprs lui. Rivarol ne parle +point d'_Altaforte_, mais il copie du reste les autres commentateurs; il +laisse les choses dans la mme obscurit o elles taient avant lui. Il +faut donc se retourner vers l'Italie pour y chercher quelques lumires. + +Crescimbeni, qui a traduit en Italien les Vies des potes provenaux, de +Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, y a joint ensuite des _giume_ ou +additions tires des manuscrits provenaux des bibliothques Vaticane et +Laurentienne. L'article de Bertrand de Born y est conforme, dans ses +principales circonstances, au rcit que j'ai tir des mmes sources, et +le passage du Dante y est cit tout entier. Le vers dont il s'agit porte +cette petite note: Ce que dit ici le Dante, on le lit aussi dans le +_Novelliere antico_, Nouvelles 18 et 19 de l'dition de Florence.... et +au lieu du _Re Giovanni_, le roi Jean, on y lit _il Re Giovane_, le jeune +roi. En effet, cet ancien recueil de Nouvelles, intitul _Libro di +Novelle e di bel parlar gentile_, publi pour la premire fois +Bologne, en 1522, in-4, et rimprim Florence par les Giunti, en +1572, parat contenir dans les deux Nouvelles indiques par Crescimbeni, +la source et la clef de toutes ces erreurs. La 18e. Nouvelle a pour +titre; _Della grande libert e cortesia del Re Giovane_ (je crois que +c'est _fiberalit_ et non pas _libert_ qu'il faut lire); l'auteur +commence ainsi: _Leggesi della bont del Re Giovane guerreggiando col +padre per lo consiglio di Beltrama dal Bornio_, etc. On lit des traits +de la bont du _jeune Roi_, qui tait en guerre avec son pre par le +conseil de Bertrand de Born, etc. Viennent ensuite plusieurs +circonstances qui appartiennent au jeune roi Henri et son conseiller +Bertrand de Born. La Nouvelle 19 est intitule: _Ancora della grande +libert_ (lisons toujours _liberalit_) _e cortesia del Re +d'Ingkillerra_. Toute la premire partie contient des traits de +gnrosit et de prsence d'esprit du jeune Roi. L'auteur raconte +ensuite que le vieux Roi, son pre, _lo Re vecchio, padre di questo +giovane Re_, dclara la guerre son fils pour une cause qu'il serait +trop long de rapporter; que celui-ci se renferma dans un chteau, et +Bertrand de Born avec lui; que son pre y mit le sige, que le jeune Roi +y fut tu d'un coup de flche au front; qu'enfin Bertrand de Born ayant +t fait prisonnier, fut amen devant le vieux Roi, et que la scne se +passa comme elle est rapporte dans nos manuscrits. Il ne serait pas +difficile de dmler dans ces rcits ce qui est historiquement vrai et +ce que le conteur y a ajout, soit par ignorance de l'histoire, soit +uniquement par fantaisie; mais cela est inutile: il suffit d'y +reconnatre l'original de toutes ces fausses copies. + +On objectera peut-tre que, dans la Nouvelle 18, _Giovane_ est mis pour +_Gioanni_, comme il l'est souvent dans les anciens auteurs; que +d'ailleurs _Re giovane_, pour roi jeune ou jeune roi, serait trop +indtermin, et que cette expression ne pourrait pas s'appliquer tel +roi jeune plus qu' tel autre. Mais cette indtermination n'existait pas +alors; il est de fait que ce jeune prince Henri, et non pas un autre, +tait communment appel, de son vivant, _il Giovane re_ ou _il Re +Giovane_, pour le distinguer du _Vecchio Re_ ou _Re Vecchio_, son pre; +il est probable que cette dnomination lui fut encore donne long-temps +aprs, d'autant plus qu'tant mort du vivant de son pre, il ne porta +jamais le titre absolu de Roi. Il n'y eut gure qu'un sicle et demi +entre ce temps et la composition des deux Nouvelles. Leur auteur, quel +qu'il ft, avait recueilli une tradition ou purement verbale ou +consigne dans quelque chronique contemporaine o cette dnomination +tait employe, et ne s'tait mme pas mis en peine de savoir +prcisment quel roi tait ainsi dsign. + +On sait que les _Novelle antiche_ ne sont pas toutes de la mme main, ni +du mme sicle; il y en a d'antrieures au Dcamron de Boccace, et qui +paraissent tre de la fin du treizime sicle. Ces deux Nouvelles +portent dans leur style et dans leur extrme simplicit, les caractres +qui appartiennent ces premiers temps. Le Dante, qui florissait alors, +et qui peut-tre mme avait commenc son pome, voulant y employer ce +trait, n'tait-il pas trop instruit pour se tromper si grossirement, +pour attribuer au roi Jean ce qui appartient l'an de ses trois +frres, et pour donner l'un de ces Troubadours, dont il connaissait si +bien la posie et l'histoire, une influence sur la mauvaise conduite de +Jean, qu'il n'exera que sur celle de Henri? J'ai de la rpugnance +penser que cette erreur vienne de lui; j'aime mieux croire que son vers, +tel qu'on le lit dans toutes les ditions, est cependant altr; qu'il +avait crit conformment ces deux Nouvelles, et d'accord avec +l'histoire: + + _Che diedi al Re giovane i ma' conforti_; + +(je prie les lecteurs italiens de ne pas se laisser prvenir par la +mauvaise accentuation de ce vers); qu'aprs sa mort les copistes +n'entendant pas ce que c'tait que ce _Re giovane_, et sachant par +hasard qu'il y avait eu en Angleterre un _Re Giovanni_, un roi Jean, +prirent sur eux de mettre l'un pour l'autre, et que ce fut sur une de +ces copies que se fit, en 1472, la premire dition de _la Divina +Commedia_. Les premiers commentateurs, lisant dans les manuscrits et +dans les ditions le _Re Giovanni_, le roi Jean, dirent de lui dans +leurs notes ce que la tradition et les deux _Novelle antiche_ +racontaient du _Re Giovane_, du jeune Roi. Les commentateurs qui +suivirent firent pour le premier des potes modernes ce que tant de +commentateurs ont fait pour les anciens; ils ne se permirent ni doute, +ni examen; ils copirent ceux qui les avaient prcds, et se copirent +l'un l'autre. C'est dans les manuscrits provenaux et dans _Novelle +antiche_ qu'tait le remde cette altration du texte, et ils ne l'y +ont pas cherch. + +Il y a ici une difficult que j'ai fait pressentir plus haut; la coupe +de ce vers, tel que je crois qu'il a d tre crit par le pote, parat +dfectueuse, en ce que le troisime accent n'y est pas bien plac. Dans +les vers en dcasyllabes, lorsqu'il y a cinq accents, le troisime doit +toujours tre sur la sixime syllabe, et il semblerait ici tre sur la +cinquime: + + _Che diedi al Re giovane i ma' conforti_? + +Mais ne se peut-il pas que ce soit une licence, et que le Dante ait +allong la seconde syllabe de _giovane_, jeune, quoiqu'elle soit brve, +comme lui. Ptrarque et tous les potes italiens allongent quelquefois +la premire de _pict_, quoique ce soit la dernire qui soit longue. Je +ne connais point d'autre exemple de cette licence; mais je ne connais +point non plus dans le pome du Dante d'autre exemple d'une faute +historique aussi forte que le serait celle-l. Pourquoi cette licence ne +se prendrait-elle aussi sur le mot _giovane_, quand la ncessit du vers +l'exige, que sur beaucoup d'autres qui n'en paraissent pas plus +susceptibles? Je puis m'appuyer ici de l'autorit de Varchi. Il y a, +dit-il, dans son _Ercolano_, des vers qui, si on les prononait tels +qu'ils sont, ne seraient plus des vers; ils ont besoin d'tre aids par +la prononciation, c'est--dire d'tre prononcs avec l'accent aigu, dans +les endroits o il doit tre, quoique cet accent n'y soit pas +ordinairement. Tel est ce vers du Dante: _Che la mia commedia cantar non +cura_ (on voit que dans _commedia_, l'accent qui doit tre sur la +seconde syllabe est ici, par licence, sur la troisime, et que l'on +prononce l'_i_ dans _commedia_ comme on le ferait dans _energia_), et +cet autre vers: _Flegas, Flegas, tu gridi a voto_ (dans _Flegas_, il +faut prononcer la syllabe _as_, comme si elle portait l'accent, en +s'appuyant et en s'arrtant sur l'_a_), et encore cet autre vers du +Bembo: _O Ercol che travagliando vai_, etc. Dans ce dernier exemple, +auquel Varchi en ajoute quelques uns de licences encore plus fortes, +l'accent est sur la dernire syllabe d'_Ercol_, quoique cela soit +contraire la prononciation usite; mais la ncessit du vers le veut +ainsi: en prononant _Ercole_ comme l'ordinaire, ce vers ne serait +plus vers. La question se rduit donc savoir s'il ne vaut pas mieux +croire une licence de prononciation, quelque forte qu'elle, puisse +tre, qu' une erreur aussi grossire dans un pote aussi savant. + +Je ne veux point dissimuler ici une circonstance qui doit porter +croire que la faute est du Dante lui-mme, et que le vers en question +est, dans les ditions et dans les manuscrits, tels qu'il tait sorti de +ses mains. Un manuscrit bien prcieux de son pome, copi tout entier +par Boccace, pour en faire prsent Ptrarque, et dont j'ai parl dans +la vie de ce dernier (_voy._ pag. 12 de ce vol.), existe la +Bibliothque impriale, sous le N. 3199. On y lit trs-exactement: _Che +diedi al re Giovanni_, etc. Or, il n'est gure probable que Boccace, +qui, ds sa jeunesse avait admir et tudi _la Divina Commedia_ (_voy._ +sa Vie dans le vol. suivant), et qui tait si curieux de bons +manuscrits, n'en et pas un de cet ouvrage, purg de toutes les fautes +qui se multipliaient sous la main des copistes. A dfaut d'une copie +autographe, il semble qu'on n'en peut pas trouver de plus authentique et +de plus sre que la sienne. Cependant il serait possible que la faute se +ft glisse dans le texte ds les premires copies qui ne passrent +point sous les yeux de l'auteur, et qu'elle et ensuite chapp +Boccace qui tait trs-savant lui-mme, mais qui pouvait savoir +imparfaitement l'histoire d'Angleterre; et pourvu qu'il ne soit pas +absolument impossible d'admettre que le Dante ait pu se permettre un +vers tel que je le propose, je prfrerai toujours de croire que c'est +ainsi qu'il l'avait crit. Enfin, si c'est lui qui a commis cette faute, +il reste encore inconcevable que de tous ses commentateurs il n'y en ait +pas un qui l'ait aperue, qui l'ait releve, ni qui ait cherch la +rectifier par l'histoire; qu'enfin personne en Italie n'ait vu jusqu' +prsent dans ce vers ou une faute grave du pote, ou une altration +importante de son texte; et dans l'un comme dans l'autre cas, une +horrible confusion et des anachronismes ridicules dans tous les +commentateurs, sans exception. Si les commentateurs ou les diteurs +venir veulent tre plus exacts, j'ai cru que cette note pourrait leur +tre de quelque utilit. + +Page 122, add. la note 1.--Quatre traducteurs franais ont rendu de la +manire suivante ce passage si difficile: _Padre, assai ci fia men +doglia_, etc. On peut choisir entre leurs versions et la mienne. Mon +pre, que ne nous manges-tu plutt? C'est toi qui nous a donn cette +misrable chair, reprends-la. Watelet, dans la _Potique_ de Marmontel. + +Mon pre, mange-nous plutt, nous souffrirons beaucoup moins; c'est toi +qui nous a donn cette misrable chair, reprends-la. Moutonnet de +Clairfons. + +Mon pre, il nous sera moins dur d'tre mangs par toi; reprends de +nous ces corps, ces misrables chairs que tu nous a donnes. Rivarol. + +Mon pre, c'est vous qui nous avez donn cette misrable chair, +reprenez-la, et plutt que de vous dvorer vous-mme, nourrissez-vous de +vos enfants. Detouteville, dition de Salior. + +Page 155, ligne 1.--Homre lui-mme n'est pas au-dessus de notre pote, +etc. Dans ces beaux vers: + + [Grec:] Oi per pholln thene, toide kai andrn + Ps'ulla ta men g'anemos chamadis cheei, etc. + (_Iliad_. lib. VI, v. 146 et suiv.) + +Page 161, ligne 24.--Il voit la mtamorphose de Philomle en oiseau. +J'ai suivi Venturi, Lombardi, et la plupart des interprtes, qui +entendent ici Philomle, quoique le texte paraisse d'abord convenir +davantage Progn. + + _Dell' empiezza di lei che mut forma + Nell' uccel che a cantar pi si diletta + Nell' imagine mia apparve l'orma._ + +Ce fut Progn qui fut vraiment impie, en tuant son fils Itys pour le +faire manger Tre; mais Philomle prit part ce crime: ce fut elle +qui gorgea Itys aprs que Progn lui et perc le flanc: + + _Jugulum Philomela resolvit._ (Mtam., lib. VI.) + +Et quand Tre eut fait cet horrible repas, ce fut encore elle qui mit +sous les yeux du pre la tte sanglante de son fils: + + _Ityosque caput Philomela cruentam + Misit in ora patris._ (Ibid.) + +C'est elle cependant qui passe le plus gnralement pour avoir t +change en rossignol; et quand on parle des causes de sa mtamorphose, +on ne cite que son malheur, et l'on ne dit rien de cette vengeance +barbare. Mais tous les auteurs ne sont pas d'accord au sujet de ces deux +soeurs. Il y en a qui prtendent que Philomle fut change en hirondelle +et Progn en rossignol. De ce nombre sont _Probus_, sur la sixime +glogue de Virgile, _Libanius_, voy. _Excerpta Groecorum sophistarum ac +rhetorum Leonis Allatii_, Narrat. 12; et Strabon, cit par _Natalis +Comes_, ou Noel Conti, Mythol., lib. VII, c. 10. C'est leur autorit que +Dante parat avoir suivie; ce qui le prouve, c'est que plus haut, dans +le neuvime chant, il dit que vers le matin l'hirondelle commence ses +tristes plaintes, peut tre au souvenir des ses anciens malheurs. Voy. +ci-dessus, p. 187. + + _Nell' ora che comincia i tristi lai + La rondinella presso alla matina, + Forse a memoria de' suoi primi guai._ + (_Purg._, c. 9, v. 13.) + +Page 239, ligne 23.--Mais la fin du sicle ne s'coulera pas, que la +fortune changeant le cours des vents, etc. La plupart des interprtes +entendent ici que Dante met son esprance dans l'arrive de l'empereur +Henri VII en Italie; mais Lombardi croit qu'il dsigne plutt _Can +Grande della Scala_, annonc ds le premier chant de l'_Enfer_, comme +celui qui devait ramener l'ordre et le bonheur sur la terre; +c'est--dire, faire triompher le parti Gibelin, dont il venait d'tre +nomm chef. + +Page 265, lig. 23.--Mais il est temps de quitter le Dante. Au lieu de +cette fin du chapitre X, j'avais d'abord mis la suivante, que j'aurais +peut-tre mieux fait d'y laisser: Le travail long et pnible que j'ai +entrepris sur le plus clbre et le moins connu des potes italiens, +atteindra-t-il le but que je me suis propos? J'ai voulu qu'il laisst +dans l'esprit une ide nette du plan gnral de son pome et de +l'excution de ce plan dans toutes ses parties. J'ai voulu que l'on pt +suivre avec moi la marche de ce gnie extraordinaire, et qu'il restt, +aprs avoir lu ce que je dirais de lui, une notion claire et prcise, au +lieu de ces notions vagues et confuses qui en existent, non seulement en +France, mais mme en Italie. La difficult de ce travail, qu'on n'avait +encore tent dans aucune langue, ne peut tre sentie que de ceux qui +Dante est connu dans la sienne. Mais il en est de la difficult comme du +temps; elle ne fait rien l'affaire. J'aurais pu m'pargner beaucoup de +peine, et rduire infiniment cette analyse; j'aurais mieux satisfait mon +got, j'aurais peut-tre plu davantage, mais j'aurais t moins utile. +On aurait su ce que je pense sur Dante; on n'aurait eu aucun moyen de +plus de savoir ce qu'on en doit penser. Le vague et la confusion dans +les ides qu'on s'en forme et dans les jugements qu'on en porte, +seraient rests les mmes. C'est ce que je n'ai pas voulu; et, j'ose le +dire, c'est ce qui en effet ne sera pas, si l'on veut lire avec quelque +attention cette partie de mon ouvrage, celle de toutes, sans nulle +comparaison, que j'ai le plus soigne, et si j'ai russi y mettre +autant de clart que j'ai eu d'amour du vrai, d'application, de patience +et de zle. + +Page 328, addition la note 3.--Ce qui m'tonne plus que tout le reste, +c'est que M. l'abb Ciampi, qui; dans ses _Memorie della Vita di messer +Cino_, etc., Pise, 1808, indique un grand nombre de vers de ce pote, ou +imits, ou mme pris tout entiers par Ptrarque; lui qui dit +positivement, qu' chaque pas on rencontre dans les posies de _Cino_, +les mouvements de Ptrarque, _le masse Petrarchesche_, et qui en cite +plusieurs exemples, ne dit rien, ni de ce sonnet de _Cino_, ni de cette +_canzone_ de Ptrarque. (Voyez _Memor. della Vita_, etc., p. 95 98.) +Cet auteur attribue _Cino_, p. 26 de ces mmes Mmoires, la _canzone_: +_Ohim lasso quelle treccie bionde_, que _Pilli_ a insre dans son +dition des Posies de _Cino_, mais qui passe pour tre du Dante, et qui +est aussi imprime dans ses OEuvres. Il appuie avec beaucoup de raison, +selon moi, son opinion sur les vers suivants qui terminent la dernire +strophe: + + _Ohim vasel compiuta + Di ben sopra natura, + Per volta di ventura[721] + Condotto fosti suso gli aspri monti, + Dove t'ha chiuso, ahim, tra durisas. + La morte, che due fonti + Fatte ha di lagrimar gli occhi miei lassi._ + +[Note 721: M. l'abb Ciampi a pass ce vers, qui est pourtant +essentiel au sens.] + +Hlas! toi qui renfermais des perfections et des biens au-dessus de la +nature, un revers de fortune t'a conduite au haut de ces pres +montagnes, o la mort t'a renferme sous la pierre; elle y a chang mes +tristes yeux en deux sources de larmes. Il est certain que cela +convient parfaitement _Selvaggia_, et n'a aucun rapport avec Batrix. +En attribuant au Dante, cette _canzone_, selon l'opinion commune, comme +je l'ai fait, t. I, p. 462, avant de connatre l'ouvrage de M. Ciampi, +ou plutt avant qu'il ft fait, j'ai observ que cette figure de style, +ce retour de l'interjection _oim_! rpte plusieurs fois dans la mme +strophe, et dans toutes les strophes de la _canzone_, avait t imite +par Ptrarque, dans le sonnet _Oim il bel viso, oim il soave sguardo_, +etc. J'ajouterai qu'il est plus naturel que Ptrarque ait emprunt cela +de plus _Cino_, qu'il aimait et qu'il imitait souvent, que du Dante, +qu'il connaissait moins et qu'il enviait peut-tre, comme on le voit +dans sa Vie; mais je remarque encore avec quelque surprise, que M. +Ciampi n'a point observ cette ressemblance, ou plutt cette vidente +imitation. + +Page 397, sur l'ptre la Postrit.--M. Baldelli ne veut pas que +l'ptre la Postrit ait t crite alors (1352); il veut que ce soit +beaucoup plus tard, en 1372, aprs que Ptrarque et fait une autre +invective en rponse un Franais qui l'avait attaqu. Sa raison parat +trs-bonne, et je m'y tais d'abord rendu. Ptrarque trace, dans cette +ptre, le tableau de sa vie. Aprs avoir dit, qu' l'ge de neuf ans il +fut amen en France, Avignon, il ajoute que le Pontife romain y tient +l'glise du Christ en exil, et l'a tenue long-temps, quoiqu'il et paru, +il y avait peu d'annes, la remettre sa place; mais cela s'tait +rduit rien, du vivant mme d'Urbain, comme s'il s'tait repenti de +cette bonne action. Si ce pape et vcu quelque temps de plus, Ptrarque +lui et fait voir ce qu'il pensait de ce retour; dj il tenait la plume +pour lui crire; mais ce malheureux Pontife avait abandonn trop tt et +son noble dessein et la vie, etc. Or, Urbain V ne fut lu pape, qu'en +1362; il rtablit le sige pontifical Rome, en 1367, retourna, en +1370, Avignon, et mourut presque en y arrivant. Ptrarque ne peut donc +avoir crit ce passage en 1352; la date de 1372, poque de sa rponse +aux attaques d'un Franais, y convient donc beaucoup mieux. Ce +raisonnement me paraissait sans rplique; voici ce qui m'a fait changer +d'avis. En finissant cette ptre, destine retracer aux yeux de la +Postrit, la carrire qu'il avait parcourue, Ptrarque s'arrte au +moment o, ayant perdu le bon seigneur de Padoue, Jacques de Carrare, il +tait retourn en France. Quoique son fils, dit-il, prince trs-sage et +qui m'est trs-cher, lui ait succd, et qu' l'exemple de son pre, il +m'aye toujours chri et honor, cependant, ayant perdu celui avec qui +j'avais plus de rapports, surtout l'gard de l'ge, je suis revenu en +France ( Avignon), ne pouvant me fixer; et non pas tant par le dsir +de revoir ce que j'avais vu mille fois, que par le besoin de remdier +mon ennui, comme le font les malades, par le changement de lieu. _Ego +tamen illo amisso cum quo magis mihi, proesertim de oetate, convenerat, +redii rursus in Gallias, stare nescius; non tam desiderio visa millies +revisendi, quam studio, more oegrorum, loci mutatione toediis consulendi._ +Ce sont les derniers mots de l'ptre. Il est vident que cela ne peut +avoir t crit que peu de temps aprs la mort de Jacques de Carrare, et +lorsque Ptrarque tait de retour dans Avignon. Il n'et pas termin +ainsi le compte qu'il rendait la Postrit, des vnements de sa vie, +lorsque dj depuis vingt ans, il avait quitt pour toujours Avignon et +la France; lorsque, aprs avoir fait de longs sjours Milan, Venise, +aprs avoir prouv toutes les vicissitudes dont cette priode de sa vie +fut agite, aussi intimement li avec Franois de Carrare, qu'il l'avait +t jadis avec son pre, devenu languissant, affaibli par l'ge et par +l'tude, il s'tait enfin rfugi, comme en un port, dans sa douce +retraite d'Arqua, o il mourut deux ans aprs. Cette impossibilit n'est +pas pour moi moins absolue ni moins dmontre que la premire. Ce qui me +parat donc vraisemblable, c'est que tout ce qui a trait Urbain V, +dans le premier passage, ait t interpol ou ajout aprs coup, par +Ptrarque lui-mme. Sans doute il conservait une copie de cette ptre, +qui contenait la rfutation des calomnies rpandues autrefois contre +lui; elle lui revint sous les yeux, peu de temps aprs le retour en +France et la mort d'Urbain V. Proccup comme il l'tait, de cet +vnement qui renversait toutes ses esprances, il crivit, ou en marge, +ou en interligne, ce qui regarde ce Pontife; et c'est sur cette copie +qu'auront t faites, aprs sa mort, celles qui ont servi, plus de cent +ans aprs, pour l'dition de ses oeuvres. Cela est beaucoup plus naturel +que de penser que, dans la position o il tait, en 1372, il et pu +terminer aussi imparfaitement une pice laquelle il devait attacher +tant d'importance. D'ailleurs, dans la premire de ces deux poques, il +tait calomni vivement par les mdecins du pape, et tourment par ces +calomnies, dans une cour o il tait souvent oblig de paratre; dans la +seconde, on lui apportait, en Italie, une invective crite contre lui, +en France. C'tait dj beaucoup que de rpondre par une autre +invective, une libelliste anonyme; il n'y avait rien l d'assez fort +ni d'assez inquitant pour engager Ptrarque rclamer devant le +tribunal de la Postrit, contre les injures lointaines d'un auteur +inconnu. J'ai donc rtabli, tel qu'il tait d'abord, ce passage que +j'avais effac. Je prie ceux qui penseraient autrement que moi, de +suspendre leur jugement, jusqu' ce qu'ils soient parvenus, dans cette +Vie de Ptrarque, la date de 1372, et de relire alors la fin de +l'ptre la Postrit, telle que je l'ai fidlement cite, et telle +qu'on la trouve en tte des OEuvres latines de Ptrarque, dans les deux +ditions de Ble. + +Page 407, ligne 14.--C'est lui ( Galas Visconti) que Ptrarque +s'tait principalement attach. Galas avait fix son sjour Pavie. +Ptrarque y passa plusieurs annes auprs de lui. Ce prince s'y occupa +constamment de l'encouragement des lettres, et y fonda une universit +qui ne tarda pas devenir clbre. Il parat hors de doute, quoique les +historiens n'en parlent pas, que Ptrarque eut, par ses conseils, une +grande part cette fondation, et tout ce que Galas fit en faveur des +lettres. + +Page 458, ligne 29.--D'autres biens plus grands encore. Entre les +dtails prcieux que l'on peut recueillir de ce dialogue, il s'en trouve +un qui prouve, que si Laure fut toujours sage, Ptrarque n'oublia rien +pour qu'elle cesst de l'tre, et qu'il y eut, entre eux, plus de +rapprochements et plus d'intimit qu'on ne le voit dans les posies de +Ptrarque ni dans aucun de ses autres ouvrages. Saint-Augustin lui +demande pourquoi cette femme qu'il vante tant, pourquoi cet excellent +guide, le voyant hsiter et chanceler dans la route, ne l'a pas dirig +vers les choses clestes, ne l'a pas conduit par la main comme on +conduit les aveugles, et ne lui a pas indiqu par o il fallait monter? +Elle l'a fait autant qu'elle a pu, rpond Ptrarque. Et qu'a-t-elle +fait autre chose, lorsque, sans se laisser toucher par mes prires, ni +vaincre par les discours les plus flatteurs, elle est reste fidle +l'honneur de son sexe; lorsque, rsistant en mme temps son ge et au +mien, mille choses qui auraient flchi toute autre qu'elle, elle est +reste ferme et inbranlable? L'esprit d'une femme m'enseignait ce qui +tait du devoir d'un homme. Pour m'engager suivre les lois de la +pudeur, sa conduite tait, la fois, un exemple et un reproche. Enfin, +quand elle m'a vu briser mes rnes et courir au prcipice, elle a mieux +aim m'abandonner que de m'y suivre. Cette conduite est admirable; mais +pour la tenir, pour rsister de si dangereux assauts, il faut y tre +expose, il faut voir un homme assez en particulier et avec assez de +suite pour qu'il puisse les livrer. + +Page 441, addition la note.--Il existe Florence, dans la +bibliothque Marcienne, ou des Dominicains de Saint-Marc, maintenant +runie la bibliothque Laurentienne, un trs-ancien manuscrit des +ptres de Ptrarque, qui, s'il n'est pas de sa main, est au moins du +mme sicle que lui. La mme note qui est sur le Virgile, est transcrite +sur ce manuscrit, d'une criture un peu moins ancienne; et avec cette +observation: Ce qui suit se trouve crit et ce qu'on dit, de la +propre main de Franois Ptrarque, sur un Virgile qui lui appartenait, +et qui est maintenant Pavie, dans la bibliothque du duc de Milan. +_Pietro Candida Decembria_, crivain du quinzime sicle, dans une +lettre crite, en 1468, qui est en manuscrit dans la bibliothque +Ambroisienne, dit que le Virgile mme, avec les Commentaires de Servius, +fut crit par Ptrarque, dans sa jeunesse; que l'ayant revu dans sa +vieillesse, il y ajouta plusieurs notes, et rfuta, en plus d'un +endroit, les remarques de Servius. Bernard _Ilicinio_, contemporain de +_Decembrio_, et auteur d'une Vie de Ptrarque, cite, comme originale, la +note dont il s'agit. Ce Virgile est enrichi d'une miniature reprsentant +le sujet de l'_Enide_, que les connaisseurs s'accordent regarder +comme un ouvrage de Simon de Sienne. Il se peut que Ptrarque, ayant +retrouv, en 1338, ce manuscrit qu'il avait perdu, ait pri Simon, qui +fut appel Avignon l'anne suivante, et qui devint son ami, d'y +ajouter cet ornement pour en augmenter le prix. Le manuscrit resta dans +le mme tat pendant prs de deux sicles, dans la bibliothque de +Milan. En 1795, une partie de la feuille sur laquelle cette note est +crite, s'tant dtache de la couverture, et mme un peu dchire, les +bibliothcaires aperurent des caractres qu'on n'y avait pas souponns +jusqu'alors. La curiosit les engagea dcoller entirement la feuille; +ils y mirent le plus grand soin; mais le parchemin tait si fortement +coll, que les caractres laissant leur empreinte sur le bois de la +couverture, restrent presqu'entirement effacs; en sorte que l'on put + peine y lire une autre notice, qui est aussi crite de la main de +Ptrarque. Il y a d'abord consign l'poque de la perte qu'il avait +faite et de la restitution du manuscrit; il lui avait t vol aux +kalendes de novembre 1326, et il lui fut rendu Avignon, le 17 avril +1338. Il met ensuite, par ordre, les pertes qu'il avait faites de +plusieurs de ses amis, avec la date de la nouvelle qu'il en avait reue, +et avec des expressions de regret et de douleur, et des plaintes sur la +solitude o il se trouve de plus en plus dans le monde. Tous ces dtails +prouvent une me aussi profondment sensible que son esprit tait tendu +et lev. + +Page 469, ligne 11.--Il en avait brl des paquets, des coffres entiers +(de ses lettres et de ses papiers). En 1134, avant de partir de Parme, +pour faire un voyage en Lombardie, Ptrarque fit une revue dans ses +papiers. Plusieurs coffres en taient confusment remplis. Son premier +mouvement fut de les jeter tous au feu; mais il lui prit envie de les +relire, et il y passa plusieurs jours. Il y avait des crits en prose et +en vers, les uns latins, les autres rims en langue vulgaire. Il voulut +d'abord les corriger; mais se rappelant ensuite de grands ouvrages qu'il +avait entrepris, et qui lui paraissaient mieux mriter qu'il y consacrt +tout son temps, il reprit sa premire ide, et se mit livrer aux +flammes tout ce qui lui venait sous la main. Plus de mille ptres ou +pomes de toute espce y prirent. Des paquets existaient encore. Il +s'aperut heureusement, quoique un peu tard, qu'il brlait un bien qui +appartenait ses amis: il se souvint que son cher Socrate lui avait +demand sa prose, Barbate de Sulmone ses vers. Il commena alors un +triage de ce qui lui restait, et c'est ce qui nous a procur les huit +livres de ses _Choses familires_, ddis Socrate, et les trois livres +de ses vers latins, adresss Barbate de Sulmone. + +Page 469, ligne 22.--Ces lettres sont trs-importantes, etc. Ptrarque +destinant lui-mme la postrit, le choix qu'il avait fait de ses +lettres, les avait distribues en quatre classes. La premire, divise +en vingt-quatre livres, est intitul _Familiarum rerum_, et comprend +tous les vnements de sa vie, depuis son premier voyage Paris, en +1331, jusqu' son dpart de Milan, en 1361. Il intitula la seconde +classe, _Semtium_. Elle contient dix-sept livres, et renferme les +ptres qu'il crivit depuis 1361 jusqu' sa mort; la troisime classe +est celle des ptres en vers; elle est partage en trois livres; la +quatrime enfin, contient les lettres crites contre le clerg et contre +la cour Romaine. Il supprima les noms de ceux qui elles taient +adresses, et les intitula: _Epistoloe sine nomine_ ou _sine titulo_. Les +lettres de Ptrarque ont t imprimes deux fois dans le XVe. sicle, +conjointement avec toutes ses oeuvres latines, et deux fois sparment, +mais toujours incompltes. Les derniers diteurs de Ble, eux-mmes, au +XVIe. sicle, en donnant les seize livres des _Senilium_ qui n'taient +pas dans les premires ditions, et les trois livres d'ptres en vers, +n'ont imprim que huit livres des _Familiarium rerum_. Il parut, en +1601, Genve, une dition in-8. des seules lettres en prose, divises +en dix-sept livres, mais o les _Senilium_ ne sont pas. L'diteur assure +qu'il s'y trouve soixante-cinq lettres de plus que dans toutes les +ditions prcdentes; mais il en reste encore beaucoup d'indites[722]. + +[Note 722: La premire dition des OEuvres latines de Ptrarque est +de 1495, Ble, in-fol., rpte aussi Ble, 1496, in-4. gr.; la +seconde est de 1496, Venise, in-fol. Il y eut quatre autres Venise, +deux en 1501, et les deux autres en 1503 et 1516. C'est d'aprs ces +anciennes ditions qu'ont t faites les deux de Ble, 1554 et 1481, +in-fol. La premire dition des Lettres, sans les autres oeuvres, remonte +jusqu'en 1484, sans nom de lieu.] + +Les vingt-quatre livres complets des _Familiarium_, sont dans le beau +manuscrit de la Bibliothque impriale, n. 8568, sur vlin, copi l'an +1388, selon M. _Baldelli_, qui cite le catalogue imprim de la +Bibliothque du Roi. (Voyez _Del Petrarca e delle sue opere_, page 213). +C'est, dans ce Catalogue, une erreur dont je crois que voici la cause. +On lit, la fin de la dernire lettre du manuscrit, ces mots crits +d'une trs-jolie criture: _Jo. legit complet_ 1388, 23 _februarii +hora_ 4e. Ce _Jo._ (_Johannes_) fut sans doute l'un des premiers +possesseurs du manuscrit qui l'avait lu et compltement collationn, le +23 fvrier 1388. Il l'avait lu loisir, car tout le volume est rempli +de notes marginales, crites de la mme main. Cette copie avait donc t +faite avant l'anne dont cette date ne porte que le second mois. +Peut-tre mme l'avait-elle t du vivant, et sous les yeux de +Ptrarque, qui n'tait mort que trente-cinq ans auparavant. La +Bibliothque impriale possde un autre manuscrit des lettres, +entirement conforme au premier, quant ce qu'il contient, mais sur +papier, et copi dans le XVe sicle, n. 8569. Il est du fonds de +Colbert. + +M. _Baldelli_, dans l'article 5 de ses _Illustrazioni_, cite encore +plusieurs manuscrits trs-prcieux des Bibliothques de Venise, de Rome +et de Florence, qu'il a consults avec fruit pour son ouvrage. Ce savant +estimable projetait une dition complte des oeuvres latines de +Ptrarque, dont ses ptres forment la plus importante partie; et l'on +voit, par cet article mme, qu'il s'tait parfaitement prpar cette +entreprise. Il est bien dsirer, pour l'intrt des lettres, qu'il n'y +ait pas renonc. + +Page 476.--Un fragment du pome de l'_Afrique_ a fait tomber un rudit +franais, dans une erreur bien extraordinaire. Lefebvre de Villebrune +donna, en 1781, une dition du pome de _Silius Italicus_. Il prtendit +restituer ce pote, un fragment qu'il accusa Ptrarque de lui avoir +drob; et il l'insra effrontment dans son dition, sans savoir ou +sans se rappeler que le pome de _Silius_ n'tait pas retrouv au temps +de Ptrarque, et ne le fut que dans le sicle suivant, par le Pogge; +sans s'appercevoir, plusieurs expressions trs-remarquables, que la +latinit de ce fragment ne s'accorde pas avec le latin trs-pur de +_Silius_; que, par exemple, ces phrases: _Vicinia mortis, fortunoe +terminus altoe, homo natus sortis iniquoe, transire labores_, et plusieurs +autres, sont du latin du XIVe sicle; qu'un substantif avec deux +pithtes, comme _aurea alla palatia_, est tout--fait italien, etc.; +sans prendre garde enfin que ce fragment, qui contient un discours de +Magon mourant, va trs-bien dans l'endroit de l'_Africa_, de Ptrarque, +o il est plac, la fin du septime livre, mais qu'il est au contraire +fort dplac vers le commencement du dix-septime sicle des _Punicrum_ +de _Silius_; que Magon y parle de la blessure dont il meurt, et qu'on ne +l'a point vu bless auparavant; que, dans la suite du pome, +non-seulement il n'est plus question de sa mort; mais que, dans +plusieurs passages, il est encore cens vivant; qu'entre autres, Annibal +parle deux fois, dans le dernier livre de _Silius_, de la mort d'un seul +de ses frres, Asdrubal (v. 260 et 460), et qu'il ne dit rien de son +autre frre Magon, ce qu'il n'et pas manqu de faire, s'il l'et en +effet perdu. Tant de bvues dans un prtendu savant, qui osait accuser +Ptrarque de plagiat, et parler de lui avec mpris, qui n'en tmoignait +pas moins pour des savants, tels que Ileinsius, Drakemborek, et tous +ceux qui avaient travaill avant lui sur _Silius Italicus_, l'ont +couvert, et en Italie, et en Allemagne, d'un ridicule ineffaable, et +ont compromis l'rudition franaise aux yeux des savants trangers. +Voyez sur cette bvue de Villebrune, sur ce qui en fut cause, et sur ce +qui aurait d l'en garantir, l'article IV des _Illustrazioni_, la fin +de l'ouvrage de M. _Baldelli_, page 199. + +Page 525, ligne 25.--Il ne manque votre bonheur que de vous +contempler vous-mmes, etc. Nous avons vu plusieurs exemples de +passages de _Cino da Pistoia_, imits par Ptrarque; celui-ci est un de +ceux o l'imitation est la plus vidente. _Cino_ termine ainsi sa +_canzone_ sur les yeux de _Selvaggia_: + + _Poich veder voi stessi non potete, + Vedete in altri almen quel che voi sete._ + (_Rime di div. ant. Aut. Tosc._, 1740, _p._ 139.) + +Et Ptrarque dit ici aux yeux de Laure: + + _Luci beate e liete + Se non che'l veder voi stesse v' tolto: + Ma quante volte a me vi rivolgete + Conoscete in altrui quel che voi sete._ + + + +FIN DU SECOND VOLUME. + + + +MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIRE, N. 27. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire littraire d'Italie (2/9), by +Pierre-Louis Ginguen + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTRAIRE D'ITALIE (2/9) *** + +***** This file should be named 31636-8.txt or 31636-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/6/3/31636/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/31636-8.zip b/31636-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..02ab140 --- /dev/null +++ b/31636-8.zip diff --git a/31636-h.zip b/31636-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..dba8e3d --- /dev/null +++ b/31636-h.zip diff --git a/31636-h/31636-h.htm b/31636-h/31636-h.htm new file mode 100644 index 0000000..3c220d0 --- /dev/null +++ b/31636-h/31636-h.htm @@ -0,0 +1,17883 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Histoire littéraire d'Italie II, par P. L. Guingené</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} + +span.pagenum {font-size: 8pt; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 25%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Histoire littéraire d'Italie (2/9), by +Pierre-Louis Ginguené + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire littéraire d'Italie (2/9) + +Author: Pierre-Louis Ginguené + +Editor: Pierre-Claude-François Daunou + +Release Date: March 14, 2010 [EBook #31636] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (2/9) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + + + + + +<h2>HISTOIRE LITTÉRAIRE</h2> + +<h1>D'ITALIE,</h1> + +<h2>Par P.L. GINGUENÉ,</h2> + +<h3>DE L'INSTITUT DE FRANCE.</h3> + +<h3>SECONDE ÉDITION,</h3> + +<h5>REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,<br> +ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE<br> +PAR M. DAUNOU.</h5> +<br> +<h3>TOME SECOND.</h3> +<br> +<p class="mid">A PARIS,<br> + +CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR,<br> +PLACE DES VICTOIRES, N°. 3.<br> +M. DCCC. XXIV.</p> + +<br><br> + +<hr class="full"> + +<h3>PREMIÈRE PARTIE.</h3> + + <hr class="short"> + +<h3>CHAPITRE VIII.</h3> + +<h4>SUITE DU DANTE.</h4> + +<p class="mid"><i>Analyse de la Divina Commedia</i>.</p> +<br> +<h4>SECTION PREMIÈRE.</h4> + +<p class="mid"><i>Plan général du poëme; Invention; Sources<br> où le Dante a pu puiser</i>.</p> + +<p>L'invention est la première des qualités poétiques: le premier rang +parmi les poëtes est unanimement accordé aux inventeurs. Mais en +convenant de cette vérité, est-on toujours bien sûr de s'entendre? La +poésie a été cultivée dans toutes les langues. Toutes ont eu de grands +poëtes; quels sont parmi eux les véritables inventeurs? Quels sont ceux +qui ont créé de nouvelles machines poétiques, fait mouvoir de nouveaux +ressorts, ouvert à l'imagination un nouveau champ, et frayé des routes +nouvelles? A la tête des anciens, Homère se présente le premier, et si +loin devant tous les autres, qu'on peut dire même qu'il se présente +seul. Dans l'antiquité grecque, il eut des imitateurs, et n'eut point de +rivaux. Il n'en eut point dans l'antiquité latine, si l'on excepte un +seul poëte, qui encore emprunta de lui les agents supérieurs de sa fable +et les ressorts de son merveilleux. La poésie, jusqu'à l'extinction +totale des lettres, vécut des inventions mythologiques d'Homère, et n'y +ajouta presque rien. A la renaissance des études, elle balbutia quelque +temps, n'osant en quelque sorte rien inventer, parce qu'elle n'avait pas +une langue pour exprimer ses inventions. Dante parut enfin; il parut +vingt-deux siècles après Homère<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>; et le premier depuis ce créateur de +la poésie antique, il créa une nouvelle machine poétique, une poésie +nouvelle. Il n'y a sans doute aucune comparaison à faire entre +l'<i>Iliade</i> et la <i>Divina Commedia</i>; mais c'est précisément parce qu'il +n'y a aucun rapport entre les deux poëmes qu'il y en a un grand entre +les deux poëtes, celui de l'invention poétique et du génie créateur. Un +parallèle entre eux serait le sujet d'un ouvrage; et ce n'est point cet +ouvrage que je veux faire. Je me bornerai à les observer comme +inventeurs, ou plutôt à considérer de quels éléments se composèrent +leurs inventions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> On croit communément qu'Homère vivait 900 ans avant J.-C.</blockquote> + +<p>Long-temps avant Homère, des figures et des symboles imaginés pour +exprimer les phénomènes du ciel et de la nature, avaient été +personnifiés et déifiés. Désormais inintelligibles dans leur sens +primitif, ils avaient cessé d'être l'objet d'une étude, pour devenir +l'objet d'un culte. Ils remplissaient l'Olympe, couvraient la terre, +présidaient aux éléments et aux saisons, aux fleuves et aux forêts, aux +moissons, aux fleurs et aux fruits. Des hommes, d'un génie supérieur à +ces temps grossiers et barbares, s'étaient emparés de ces croyances +populaires, pour frapper l'imagination des autres hommes et les porter à +la vertu. Orphée, Linus, Musée chantèrent ces Dieux, et furent presque +divinisés eux-mêmes pour la beauté de leurs chants. D'autres avaient +raconté dans leurs vers les exploits des premiers héros. La matière +poétique existait; il ne manquait plus qu'un grand poëte qui en +rassemblât les éléments épars, et dont la tête puissante, combinant les +faits des héros avec ceux des êtres surnaturels, embrassant à la fois +l'Olympe et la terre, sût diriger vers un but unique tant d'agents +divers, et les faire concourir tous à une action, intéressante pour un +seul pays, par son objet particulier, et pour tous, par la peinture des +sentiments et des passions: ce poëte fut Homère. Je ne sais s'il faut +croire, avec des critiques philosophes<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>, qu'il voulut représenter dans +ses deux fables la vie humaine toute entière; dans l'<i>Iliade</i>, les +affaires publiques et la vie politique; dans l'<i>Odyssée</i>, les affaires +domestiques et la vie privée; dans le premier poëme, la vie active, et +la contemplative dans le second; dans l'un, l'art de la guerre et celui +du gouvernement; dans l'autre, les caractères de père, de mère, de fils, +de serviteur, et tous les soins de la famille; en un mot, si l'on doit +admettre que dans ces deux actions générales, et dans chacune des +actions particulières qui y concourent, Homère se proposa de donner aux +hommes des leçons de morale, et de leur présenter des exemples à suivre +et à fuir; mais ce qui est certain, c'est que l'<i>Iliade</i> entière a ce +caractère politique et guerrier; l'<i>Odyssée</i>, cet intérêt tiré des +affections domestiques; c'est que les enseignements de la philosophie +découlent en quelque sorte de toutes les parties de ces deux grands +ouvrages. Enfin, il est évident qu'Homère, soit de dessein formé, soit +par l'instinct seul de son génie, réunit dans ses poëmes les croyances +adoptées de son temps, les faits célèbres qui intéressaient sa nation et +qui avaient fixé l'attention des hommes, et les opinions philosophiques, +fruits des méditations des anciens sages.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Gravina, <i>Della ragion poëtica</i>, l. I, c. XVI.</blockquote> + +<p>C'est aussi ce que fit Dante; mais avec quelle différence dans les +temps, dans les événements publics, dans les croyances, dans les maximes +de la morale! Une barbarie plus féroce que celle des premiers siècles de +la Grèce, avait couvert l'Europe; on en sortait à peine, ou plutôt elle +régnait encore. Il n'y avait point eu, entre elle et le poëte, des +siècles héroïques qui laissassent de grands souvenirs, qui pussent +fournir à la poésie des peintures de mœurs touchantes, des récits +d'exploits et de travaux entrepris pour le bonheur des hommes, ou de +grands actes de dévouement et de vertu. Ceux de ces événements qui +pouvaient, à certains égards, avoir ce caractère n'avaient point encore +acquis par l'éloignement l'espèce d'optique qui efface les petits +détails et ne fait briller que les grands objets. Les querelles entre le +Sacerdoce et l'Empire, les Gibelins et les Guelfes, les Blancs et les +Noirs, c'était là tout ce qui, en Italie, occupait les esprits, parce +que c'était ce qui touchait à tous les intérêts, disposait des fortunes +et presque de l'existence de tous. Dante, plus qu'aucun autre, +personnellement compromis dans ces troubles, devenu Gibelin passionné, +en devenant victime d'une faction formée dans le parti des Guelfes, ne +pouvait, lorsqu'il conçut et surtout lorsqu'il exécuta le plan de son +poëme, voir d'autres faits publics à y placer que ceux de ces querelles +et de ces guerres.</p> + +<p>Des croyances abstraites, et peu faites pour frapper l'imagination et +les sens; tristes, et qui, selon l'expression très-juste de Boileau,</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + D'ornements égayés ne sont point susceptibles; +</div></div> + +<p>terribles, comme il le dit encore, et qui tenaient les esprits fixés +presque toujours sur des images de supplices, d'épouvante et de +désespoir, avaient pris la place des ingénieuses et poétiques fictions +de la Mythologie. Ces croyances étaient devenues l'objet d'une science +subtile et compliquée, où notre poëte avait le malheur d'être si habile, +qu'il y avait obtenu la palme dans l'université même qui l'emportait sur +toutes les autres. La morale des premiers siècles de la philosophie, ni +celle des premiers siècles du christianisme, la morale d'Homère, ni +celle de l'Evangile n'existaient plus; des pratiques superstitieuses, de +vétilleuses momeries, qui ne pouvaient être ni la source ni l'expression +d'aucune vertu grande et utile, et qui par l'abus des pardons et des +indulgences s'accordaient avec tous les vices, tenaient lieu de toutes +les vertus.</p> + +<p>C'est dans de telles circonstances, c'est avec ces matériaux si +différents de ceux qu'avait employés le prince des poëtes, que Dante +conçut le dessein d'élever un monument qui frappe l'imagination par sa +hardiesse, et l'étonne par sa grandeur. Des terreurs qui redoublaient +surtout à la fin de chaque siècle, comme s'il pouvait y avoir des +siècles et des divisions de temps dans la pensée de l'Éternel, +présageaient au monde une fin prochaine et un dernier jugement. Les +missionnaires intéressés qui prêchaient cette catastrophe la +représentaient comme imminente, pour accélérer et pour grossir les dons +qui pouvaient la rendre moins redoutable aux donataires. Au milieu des +révolutions et des agitations de la vie présente, les esprits se +portaient avec frayeur vers cette vie future dont on ne cessait de les +entretenir. C'est cette vie future que le poëte entreprit de peindre: +sûr de remuer toutes les âmes par des tableaux dont l'original était +empreint dans toutes les imaginations, il voulut les frapper par des +formes variées et terribles de supplices sans fin et sans espérance, par +des peines non moins douloureuses, mais que l'espoir pouvait adoucir; +enfin par les jouissances d'un bonheur au-dessus de toute expression, +comme à l'abri de tout revers. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis +s'offrirent à lui comme trois grands théâtres où il pouvait exposer et +en quelque sorte personnifier tous les dogmes, faire agir tous les vices +et toutes les vertus, punir les uns, récompenser les autres, placer au +gré de ses passions ses amis et ses ennemis, et distribuer au gré de son +génie tous les êtres surnaturels et tous les objets de la nature.</p> + +<p>Mais comment se transportera-t-il sur ces trois théâtres pour y voir +lui-même ce qu'il veut représenter? Les visions étaient à la mode; son +maître, <i>Brunetto Latini</i>, avait employé ce moyen avec succès, et c'est +ici le moment de faire connaître l'usage qu'il en avait fait. Son +<i>Tesoretto</i> est cité dans tous les livres qui traitent de la littérature +et de la poésie italienne; mais aucun n'a donné la moindre idée de ce +qu'il contient<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Nous avons vu précédemment que Tiraboschi lui-même +s'est trompé en ne l'annonçant que comme un Traité des vertus et des +vices et comme un abrégé du grand <i>Trésor</i>. Un coup-d'œil rapide nous +apprendra que c'était autre chose, et qu'il est au moins possible que le +Dante en ait profité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> J'ai observé dans le chapitre précédent qu'il fallait en +excepter M. Corniani, le dernier qui ait écrit sur l'Histoire littéraire +d'Italie; mais l'idée qu'il donne du <i>Tesoretto</i> est très-succinte; et +ce n'est que par une seule phrase qu'il reconnaît la possibilité du +parti que Dante en avait pu tirer. Voyez que j'ai dit à ce sujet, t. I, +p. 490, note (2).</blockquote> + +<p><i>Brunetto Latini</i>, qui était Guelfe, raconte qu'après la défaite et +l'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoyé en ambassade +auprès du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par la +Navarre, lorsqu'il apprend qu'après de nouveaux troubles les Guelfes ont +été bannis à leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est si +forte qu'il perd son chemin <i>et s'égare dans une forêt</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>. Il revient +à lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrable +d'animaux de toute espèce, hommes, femmes, bêtes, serpents, oiseaux, +poissons, et une grande quantité de fleurs, d'herbes, de fruits, de +pierres précieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tous +obéir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ils +reçoivent d'une femme qui paraît tantôt toucher le ciel, et s'en servir +comme d'un voile; tantôt s'étendre en surface, au point qu'elle semble +tenir le monde entier dans ses bras. Il ose se présenter à elle, et lui +demander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande à +tous les êtres; mais qu'elle obéit elle-même à Dieu qui l'a créée, et +qu'elle ne fait que transmettre et faire exécuter ses ordres. Elle lui +explique les mystères de la création et de la reproduction; elle passe à +la chute des anges et à celle de l'homme, source de tous les maux de la +race humaine; elle tire de là des considérations morales et des règles +de conduite: elle quitte enfin le voyageur après lui avoir indiqué le +chemin qu'il doit suivre, la forêt dans laquelle il faut qu'il +s'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera la +Philosophie et les vertus ses sœurs; dans l'autre, les vices qui lui +sont contraires; dans une troisième, le dieu d'amour avec sa cour, ses +attributs et ses armes. La Nature disparaît; <i>Brunetto</i> suit son +chemin<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>, et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annoncé. Dans le +séjour changeant et mobile qu'habite l'amour, <i>il rencontre Ovide</i>, qui +rassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Il +s'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu; +mais il s'y sent comme attaché malgré lui, et ne serait pas venu à bout +d'en sortir, <i>si Ovide ne lui eût fait trouver son chemin</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>. Plus loin +et dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussi +Ptolomée, l'ancien astronome<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>, qui commence à l'instruire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Pensando a capo chino,<br> + Perdei il gran camino,<br> + Et tenni alla traversa<br> + D'una selva diversa</i>. +<p class="i14"> Tesoretto.</p> +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Or va mastro Brunetto<br> + Per un sentieri stretto<br> + Cercando di vedere<br> + E toccare e sapere<br> + Cio' che gli è destinato</i>, etc. +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Vidi Ovidio maggiore<br> + Che gli atti dell'amore<br> + Che son così diversi<br> + Rassembra e mette in versi</i>. +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ch'io v'era si invescato<br> + Che gia da nullo lato<br> + Potea mover passo.<br> + Così fui giunto lasso</i><br> + <i>E messo in mala parte;<br> + Ma Ovidio per arte<br> + Mi diede maestria<br> + Si ch'io trovai la via</i>, etc. +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Or mi volsi di canto<br> + E vidi un bianco manto:<br> + Et io guardai più fiso<br> + E vidi un bianco viso<br> + Con una barba grande<br> + Che su 'l petto si spande.<br> +<br> + Li domandai del nome,<br> + E chi egli era, e come<br> + Si stava si soletto<br> + Senza niun ricetto.<br> +<br> + Cola dove fue nato<br> + Fu Tolomeo chiamato<br> + Mastro di strolomia<a id="footnotetagA" name="footnotetagA"></a> +<a href="#footnoteA"><sup class="sml">A</sup></a><br> + E di filosofia</i>, etc. +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnoteA" +name="footnoteA"><b>Note A: </b></a><a href="#footnotetagA"> +(retour) </a> Pour <i>Astronomia</i>.</blockquote> + +<p>Voilà donc une vision du poëte, une description de lieux et d'objets +fantastiques, un égarement dans une forêt, une peinture idéale de vertus +et de vices; la rencontre d'un ancien poëte latin qui sert de guide au +poëte moderne, et celle d'un ancien astronome qui lui explique les +phénomènes du ciel; et voilà peut-être aussi le premier germe de la +conception du poëme du Dante, ou du moins de l'idée générale dans +laquelle il jeta et fondit en quelque sorte ses trois idées +particulières du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>. Il aura une +vision comme son maître; il s'égarera <i>dans une forêt</i>, dans des lieux +déserts et sauvages, d'où il se trouvera transporté en idée partout où +l'exigera son plan, et où le voudra son génie. Il lui faut un guide: +Ovide en avait servi à <i>Brunetto</i>; dans un sujet plus grand, il choisira +un plus grand poëte, celui qui était l'objet continuel de ses études, et +dont il ne se séparait jamais. Il choisira Virgile, à qui la descente +d'Enée aux enfers donne d'ailleurs pour l'y conduire une convenance de +plus. Mais s'il est permis de feindre que Virgile peut pénétrer dans les +lieux de peines et de supplices, son titre de Païen l'exclut du lieu des +récompenses. Une autre guide y conduira le voyageur. Lorsque dans un de +ses premiers écrits<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a> il avait consacré le souvenir de Béatrix, objet +de son premier amour; il avait promis, il s'était promis à lui-même de +dire d'elle <i>des choses qui n'avaient jamais été dites d'une femme</i>. Le +temps est venu d'acquitter sa promesse. Ce sera Béatrix qui le conduira +dans le séjour de gloire, et qui lui en expliquera les phénomènes +mystérieux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> On nous a donné dans le <i>Publiciste</i>, 30 juillet 1809, des +renseignements <i>sur l'origine du poëme du Dante</i>, tirés d'un journal +allemand intitulé <i>Morgenblatt</i>, d'après lesquels ce serait dans une +source très-différente que le Dante aurait puisé. On y annonce qu'un +abbé du Mont-Cassin, nommé Joseph <i>Costanzo</i>, a récemment découvert +qu'un certain Albéric, moine du même monastère, eut une vision qu'il eut +soin d'écrire, et pendant laquelle il se crut conduit par saint Pierre, +assisté de deux anges et d'une colombe, en Enfer et en Purgatoire, d'où +il fut transporté dans les sept cieux et dans le Paradis. D'autres +documents, dit-on, prouvent que cet Albéric fut reçu moine au +Mont-Cassin en 1123, par l'abbé Gerardo, et que, par ordre d'un autre +abbé, un diacre alors célèbre sous le nom de Paolo rédigea de nouveau la +vision d'Albéric. On ajoute que le manuscrit du diacre Paolo existe, et +que sa date ne peut tomber qu'entre les années 1159 et 1181. Albéric, +qu'il ne faut pas confondre avec un autre Albéric, son contemporain, +aussi moine du Mont-Cassin, et de plus cardinal, a comme lui un article +dans les <i>Scrittori Italiani</i> du comte Mazzuchelli. On y trouve tous ces +faits, si ce n'est qu'au lieu d'un nommé Paul, c'est un nommé Pierre +diacre, qui retoucha la <i>vision</i> d'Albéric. C'est de celui-ci que la +chronique d'Ostie dit positivement: <i>Visionem Alberici monaci +Cassinensis corruptam emendavit</i>. Pierre diacre n'est pas tout-à-fait +inconnu dans l'histoire littéraire de ce temps: il est auteur du livre +<i>De Viris illustribus Cassinensibus</i>, cité dans le même article du +<i>Publiciste</i>, et qui a été publié, avec de savantes notes, par l'abbé +Mari. Enfin, selon Mazzuchelli, il existe un exemplaire du livre +d'Albéric, <i>De visione sua</i>, dans la Bibliothèque de la Sapience à Rome. +Le père Joseph <i>Costanzo</i> n'a donc pas eu beaucoup de peine à faire sa +découverte: il faudrait avoir sous les yeux l'ouvrage dans lequel il +l'annonce, et qui paraît avoir été publié à Rome au commencement de ce +siècle; ne l'ayant pas, ne connaissant tous ces faits que par un journal +français qui les a tirés d'un journal allemand, qui les tirait lui-même +d'une lettre écrite par un professeur italien, on doit s'abstenir de +juger. Le journaliste français, le seul que je puisse citer, allègue +plusieurs ressemblances entre la vision d'Albéric et le poëme du Dante: +il y en a de frappantes; je ne sais seulement où il a pu voir que +l'<i>aigle qui transporte le poëte aux portes du Purgatoire est une +colombe chez le moine</i>. Il n'est pas du tout question d'aigle dans le +passage que fait le Dante de l'Enfer au Purgatoire, et il arrive à cette +seconde partie de son voyage par de tout autres moyens. Je n'ai jamais +vu non plus de forêt dans le vingt-troisième chant de l'<i>Enfer</i>. Mais, +demandera-t-on, comment le Dante eut-il connaissance de cette vision +pour l'imiter? La notice répond que l'on conserve à Florence, dans la +Bibliothèque Laurentienne, un manuscrit du Dante enrichi de notes par le +savant Bandini; que d'après ces notes, le Dante avait fait deux fois le +voyage de Naples avant son exil, et que dans ces voyages il dut entendre +parler de la vision d'Albéric, qui était sans doute connue dans le pays, +puisque des artistes en empruntaient des sujets de tableaux, comme le +prouve un vieux tableau situé, dit-on, dans l'église de Frossa. <i>Il est +même vraisemblable que cette vision lui fut communiquée à l'abbaye même +du Mont-Cassin, car on trouve dans le vingt-deuxième chant de son poëme +un passage qui prouve qu'il la visita</i>. J'ignore si cette conjecture est +due au chanoine Bandini, ou à l'auteur italien de la lettre, ou à celui +du journal allemand ou enfin au journaliste français; mais ce qu'il y a +de certain, c'est que, dans le vingt-deuxième chant de l'<i>Enfer</i>, il n'y +a rien et ne peut rien y avoir qui ait rapport à une visite au +Mont-Cassin. Quant au double voyage à Naples, ce serait un fait d'autant +plus intéressant à éclaircir, qu'il n'en est rien dit dans aucune des +Vies du Dante publiées jusqu'à présent, depuis celle qu'écrivit Boccace +qui avait séjourné lui-même assez long-temps à Naples et qui n'aurait pu +ignorer ce voyage, jusqu'aux excellents Mémoires de Pelli, qui a mis +tant de soin et une critique si éclairée dans ses recherches. L'autorité +de Bandini est très-respectable, mais il faudrait voir soi-même les +notes de lui que l'on cite, ou en avoir une copie authentique. Ce fait +vaut la peine d'être vérifié, et j'espère qu'il le sera.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> Dans la <i>Vita nuova</i>. Voyez ce qui en a été dit, t. I, p. +466.</blockquote> + +<p>A mesure que dans cette tête forte un si vaste plan se développe, les +richesses de la poésie viennent s'y placer comme d'elles-mêmes; les +beautés qui naissent du sujet l'enflamment, et les difficultés +l'irritent sans l'arrêter; il s'en offre cependant une qui dut sembler +d'abord invincible. Comment ces trois parties si différentes +formeront-elles un seul tout! Comment dans un seul édifice les ordonner +toutes trois ensemble? Comment passer de l'une à l'autre? Aura-t-il +trois visions? Et s'il n'en a qu'une, comme la raison et cet instinct +naturel du goût qui en précède les règles paraissent l'exiger, comment, +dans un seul voyage, parcourra-t-il l'Enfer, le Purgatoire et le +Paradis? Comment d'ailleurs, dans ces trois enceintes de douleurs et de +félicités, pourra-t-il graduer sans confusion, selon les mérites, et +l'infortune et le bonheur? Ces obstacles étaient grands, et tels +peut-être qu'il les faut au génie pour qu'il exerce toute sa force. +Celui du Dante y trouva l'idée de la machine poétique la plus +extraordinaire et de l'ordonnance la plus neuve et la plus hardie.</p> + +<p>Après des fictions, des allégories et des descriptions préparatoires, il +arrive avec son guide à l'entrée d'un cercle immense, où déjà commencent +les supplices; de ce cercle ils descendent dans un second plus petit, de +celui-ci dans un troisième, et ainsi jusqu'à neuf cercles, dont le +dernier est le plus étroit. Chaque cercle est partagé en plusieurs +divisions, que le poëte appelle <i>bolge</i>, cavités, ou fosses, où les +tourments varient comme les crimes, et augmentent d'intensité à +proportion que le diamètre du cercle se rétrécit. Parvenus au dernier +cercle, et comme au fond de cet immense et terrible entonnoir, ils +rencontrent Lucifer, qui est enchaîné là, au centre de la terre et comme +à la base de l'Enfer. Ils se servent de lui pour en sortir. A l'instant +où ils arrivent au point central de la terre, ils tournent sur +eux-mêmes; leur tête s'élève vers un autre hémisphère, et ils continuent +de monter jusqu'à ce qu'ils voient paraître d'autres cieux.</p> + +<p>Ils arrivent au pied d'une montagne qu'ils commencent à gravir; ils +montent jusqu'à une certaine hauteur, où se trouve l'entrée du +Purgatoire, divisé en degrés ascendants comme l'Enfer en degrés +contraires. Dans chacun, ils voient des pécheurs qui expient leurs +fautes et qui attendent leur délivrance. Chaque cercle ou degré est le +lieu d'expiation d'un pêché mortel; et comme on compte sept de ces +péchés, il y a sept cercles qui leur correspondent. Au-delà du +septième, la montagne s'élève encore jusqu'à ce que, sur son sommet, on +trouve le Paradis terrestre. C'est là que Virgile est obligé de quitter +son élève et de le livrer à lui-même. Dante n'y reste pas long-temps. +Béatrix descend du ciel, vient au-devant de lui, et lui ayant fait subir +quelques épreuves expiatoires, l'introduit dans le séjour céleste. Elle +parcourt avec lui les cieux des sept planètes, s'élève jusqu'à +l'empirée, et le conduit au pied du trône de l'Éternel, après avoir, +dans chaque degré, répondu à ses questions, éclairci ses doutes, et lui +avoir expliqué les difficultés les plus embarassantes de la théologie et +ses plus secrets mystères, avec toute la clarté que ces matières peuvent +permettre, avec une poésie de style qui se soutient toujours, et une +orthodoxie à laquelle les docteurs les plus difficiles n'ont jamais rien +pu reprocher.</p> + +<p>Telle est cette immense machine dans laquelle on ne sait ce qu'on doit +admirer le plus, ou l'audace du premier dessin, ou la fermeté du pinceau +qui, dans un tableau si vaste, ne paraît pas s'être reposé un seul +instant. Étrange et admirable entreprise, s'écrie un homme d'esprit<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a> +qui n'avait pas celui qu'il fallait pour traduire le Dante, mais qui +avait une tête assez forte pour comprendre et pour admirer un pareil +plan! Entreprise étrange sans doute, et admirable dans l'ensemble de +ses trois grandes divisions! Il reste à voir si elle l'est autant dans +l'exécution particulière de chaque partie, et à considérer ce qu'au +travers des vices du temps, de ceux du sujet et de ceux de son propre +génie, un grand poëte a pu y répandre de peintures variées, de richesses +et de beautés.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> Rivarol.</blockquote> + +<p>L'idée mélancolique d'une seconde vie où sont punis les crimes de la +première, se trouve dans toutes les religions, d'où elle a passé dans +toutes les poésies. Une cérémonie funèbre de l'antique Égypte donna en +quelque sorte un corps à cette idée, et fournit aux représentations qui +se pratiquaient dans les Mystères, le lac, le fleuve, la barque, le +nocher, les juges et le jugement des morts. Homère s'empara de cette +croyance comme de toutes les autres. Il plaça dans l'<i>Odyssée</i><a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a> la +première descente aux Enfers, qui ait pu donner au Dante l'idée de la +sienne. Ulysse, instruit par Circé, va chez les Cimmériens, où était +l'entrée de ces lieux de ténèbres, pour consulter l'ombre de Tirésias +sur ce qui lui reste à faire avant de rentrer dans sa patrie. Dès qu'il +a fait les sacrifices et pratiqué les cérémonies de l'évocation, une +foule d'ombres accourt du fond de l'Érèbe. On y voit confondus les +épouses, les jeunes gens, les vieillards, les jeunes filles, les +guerriers. Cette foule écartée, Tirésias paraît, et donne à Ulysse les +conseils qu'il lui demandait. Il indique aussi au roi d'Ithaque les +moyens d'appeler à lui d'autres ombres, et de recevoir d'elles des +instructions sur le passé qu'il ignore et des directions pour l'avenir. +C'est alors qu'il voit apparaître sa vénérable mère Anticlée, et qu'il +s'entretient avec elle. Après cette ombre, viennent celles des plus +célèbres héroïnes. Les héros paraissent ensuite, les ombres d'Agamemnon +et d'Achille répondent aux questions d'Ulysse, et l'interrogent à leur +tour. Le seul Ajax garde un silence obstiné devant celui qui avait été +cause de sa mort; et tous les siècles ont admiré cet éloquent silence. +Ulysse en poursuivant Ajax pour tâcher de le fléchir, aperçoit dans les +Enfers Minos jugeant les ombres sur son trône, et les supplices de +quelques fameux coupables, Titye, Tantale et Sysiphe.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> L. XI.</blockquote> + +<p>Virgile, en empruntant à Homère, cet épisode, y ajouta ce que la fable +avait acquis depuis ces anciens temps, ce que la philosophie +platonicienne y pouvait mêler de séduisant pour l'imagination, et ce qui +pouvait intéresser les Romains et flatter Auguste. Énée conduit par la +Sybille pénètre avec elle dans les Enfers. Des monstres, des fantômes +horribles semblent en défendre l'entrée; le deuil, les soucis vengeurs, +les pâles maladies, la triste vieillesse, la crainte, la faim qui +conseille le crime, la pauvreté honteuse, la mort, le travail, le +sommeil, frère de la mort, les joies criminelles, la guerre meurtrière, +les Euménides sur leurs lits de fer, la Discorde aux crins de +couleuvres, et d'autres monstres encore, forment cette garde terrible; +mais ce ne sont que des fantômes. Énée, sans en être effrayé, parvint +aux bords du Styx. Les ombres des morts qui n'ont point reçu la +sépulture y errent en foule et ne peuvent le passer. Le vieux nocher +Caron prend dans sa barque Énée et la Sybille, et les conduit à l'autre +bord.</p> + +<p>Les âmes des enfants, morts à l'entrée même de la vie, et celles des +hommes injustement condamnés au supplice, se présentent à eux les +premières. Minos juge les morts cités devant son tribunal. Ceux qui se +sont tués eux-mêmes voudraient remonter à la vie; ceux dont un amour +malheureux a causé la mort errent tristement dans une forêt de myrtes. +Énée y aperçoit Didon; il voit sa blessure récente; il lui parle en +versant des larmes; mais elle garde devant lui le même silence qu'Ajax +devant Ulysse. C'est ainsi que le génie imite, et qu'il sait +s'approprier les inventions du génie. Les héros viennent après les +héroïnes. L'ombre sanglante et horriblement mutilée de Déiphobus, fils +de Priam, arrête Énée quelques instants; mais la Sybille le presse de +marcher vers l'Elysée. En passant devant l'entrée du Tartare elle lui en +dévoile les affreux secrets, et lui explique les supplices des grands +coupables, de l'impie Salmonée, de Titye, dont un vautour déchire le +cœur, des Lapithes, d'Ixion, de Pirithoüs, qui voient un énorme rocher +toujours suspendu sur leur tête; les mauvais frères, les parricides, les +patrons qui ont trompé leurs clients, les avares, les adultères, ceux +qui ont porté les armes contre leur patrie, ceux qui l'ont vendue, ou +qui ont porté et rapporté des lois à prix d'argent, les pères qui ont +souillé le lit de leur fille, subissent différentes peines, roulent des +rochers, ou sont attachés à des roues. Thésée, ravisseur de Proserpine, +sera éternellement assis; Phlégyas, qui brûla le temple de Delphes, +instruit les hommes par son supplice à ne pas mépriser les dieux.</p> + +<p>Faut-il encore aller chercher bien loin où Dante a pris l'idée de son +Enfer? Avait-il besoin, comme l'ont cru des auteurs même italiens, d'un +Fabliau français de Raoul de Houdan, ou <i>du Jongleur qui va en Enfer</i>, +ou de tout autre conte moderne pour s'y transporter par la pensée, quand +il pouvait y descendre sur les pas d'Homère et de Virgile? Le premier de +ces fabliaux est misérable, et mérite peu qu'on s'y arrête<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>. L'auteur +songe qu'il fait un pélerinage en Enfer. Il entre, et trouve les tables +servies. Le roi d'Enfer invite le voyageur à la sienne, dîne gaîment, et +vers la fin du repas fait apporter son grand livre noir, où sont écrits +tous les péchés faits ou à faire, et les noms de tous les pécheurs. Le +pélerin ne manque pas d'y trouver ceux des ménétriers ses confrères. Ce +que cette satire prouve le mieux, c'est que dans ces bons siècles où +l'on ne parlait que de l'Enfer et du Diable, où c'étaient en quelque +sorte la loi et les prophètes, c'était aussi un sujet de contes +plaisants, dont on riait comme des autres, et que ce frein si vanté des +passions devait les retenir faiblement, puisqu'on s'en faisait un jeu.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> V. Fabliaux ou Contes du XII et du XIIIe siècle, traduits +par le Grand d'Aussy, t. II, p. 17, éd. de 1779, in 8°. Ce Fabliau y est +intitulé <i>le Songe d'Enfer</i> alias <i>le Chemin d'Enfer</i>. Il est parmi les +manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N° 7615, in-4°. Ce manuscrit a +appartenu au président Fauchet qui le cite; il est chargé d'observations +de sa main.</blockquote> + +<p><i>Le Jongleur qui va en Enfer</i> le prouve mieux encore<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>. Ce jongleur y +est emporté après sa mort par un petit diable encore novice. Lucifer, +assis sur son trône passe en revue ceux que chacun des diables lui +apporte, prêtres, évêques, abbés, et moines, et les fait jeter dans sa +chaudière. Il charge le jongleur d'entretenir le feu qui la fait +bouillir. Un jour qu'avec tous ses suppôts il va faire une battue +générale sur la terre, saint Pierre, qui guettait ce moment, se déguise, +prend une longue barbe noire et des moustaches, descend en enfer, et +propose au jongleur une partie de dez. Il lui montre une bourse remplie +d'or. Le jongleur voudrait jouer; mais il n'a pas le sou. Pierre +l'engage à jouer des âmes contre son or. Après quelque résistance, la +passion du jeu l'emporte; il joue quelques damnés, les perd, double, +triple son jeu, perd toujours, se fâche contre Pierre, qui continue de +jouer avec le même bonheur; car, dit l'auteur, heureusement pour les +damnés, leur sort était entre les mains d'un homme à miracles. Enfin, +dans un grand va-tout, le jongleur perd toute sa chaudière, larrons, +moines, catins, chevaliers, prêtres et vilains, chanoines et +chanoinesses; Pierre s'en empare lestement, et part avec eux pour le +Paradis<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>. Voilà sans doute un beau miracle, et pour des malheureux +damnés un joli moyen de salut! C'est se moquer que de croire qu'un +esprit aussi grave que celui de Dante ait pu s'arrêter un instant à de +pareilles balivernes; les auteurs italiens qui l'ont pensé ne +connaissaient vraisemblablement de ces Fabliaux que les titres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> Le Grand d'Aussy a traduit ce Fabliau sous ce titre, dans +son tome II, in-8°. p. 36. Il est intitulé dans les manuscrits, et dans +l'édition donnée par Barbazan, <i>de St. Pierre et du Jougleor</i>. On le +trouve dans celle de M. Méon, Paris, 1808, 4-vol. in-8°., vol III, p. +282. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, Nos. 7218 +et 1836, in-f°., de l'abbaye de St.-Germain.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> Ibid, p. 36.</blockquote> + +<p>Il n'en est peut-être pas de même du Puits et du Purgatoire de saint +Patrice, épisode d'un vieux roman, d'où Fontanini et d'autres +critiques<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a> pensent que notre poëte a pu tirer l'idée de la forme de +son Enfer. Ce roman est intitulé <i>Guerino il Meschino</i>, Guérin le +malheureux ou le misérable; la fable du puits de saint Patrice, tirée +des légendes du temps, y forme un long épisode<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>. Ce Puits était situé +dans une petite île au milieu d'un lac, à deux lieues de Dungal en +Irlande. Guérin y descend, et voit toutes les merveilles que la +superstition y supposait; les épreuves des âmes dans le Purgatoire, +leurs supplices dans l'Enfer, leurs joies dans le Paradis. Dans le +Purgatoire ce sont différents lacs remplis de flammes, ou de serpents, +ou de matières infectes qui servent à purger les âmes des différents +péchés; dans l'Enfer, ce sont des cercles disposés concentriquement l'un +au-dessous de l'autre. Il y en a sept, et dans chacun de ces cercles, +les damnés sont punis par des supplices divers pour chacun des sept +péchés capitaux. Satan est placé au fond dans un lac de glace, et ce lac +est au centre de la terre. Guérin passe dans tous ces cercles l'un après +l'autre; il y retrouve plusieurs personnes qu'il avait connues sur la +terre; les lieux qu'il parcourt et les peines qu'il voit souffrir à +l'effroyable aspect du chef des anges rebelles, sont décrits avec assez +de force. Au-delà des cercles infernaux, il est introduit dans le +Paradis par Énoch et Élie, qui lui en font connaître les beautés, et +résolvent tous les doutes qu'il leur expose.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Pelli. <i>Memorie per la vita di Dante Alighieri</i>. §. XVII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> C'est au sixième livre de ce roman, depuis le ch. 160 +jusqu'au chap. 188.</blockquote> + +<p>Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports; +mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, au +temps de notre poëte. Fontanini<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a> et d'autres auteurs<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a> sont de +cette opinion, et attribuent ce très-ancien roman à un certain André de +Florence. Le savant Bottarie pense<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>, au contraire, que le roman de +Guérin est d'origine française, qu'il fut ensuite traduit par cet André +en italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperçu +de son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouvent +furent transportés de son poëme dans la traduction du roman. Un fait +vient à l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice, +fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dans +notre ancienne littérature. Marie de France, qui vivait au commencement +du treizième siècle, la première qui ait écrit des fables dans notre +langue, écrivit aussi le conte dévot de ce Purgatoire<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>; elle dit +l'avoir tiré d'un livre plus ancien qu'elle<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>, et ce livre était +vraisemblablement le roman français de Guérin. Or, dans ce conte de +Marie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saint +Patrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dans +la description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dans +le reste il n'y a aucune des particularités qui semblent rapprocher l'un +de l'autre le poëme du Dante et cet épisode du roman de Guérin. Il est +donc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant sa +traduction dans le moment où la <i>Divina Commedia</i> occupait le plus +l'attention publique, en emprunta les détails qu'il crut propres à +enrichir cette partie des aventures du héros<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> <i>Eloq. ital.</i>, l. I, c. XXVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Michel <i>Poccianti, Catalogo de' scrittori fiorentini</i>, +etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> Dans une lettre écrite sous le nom d'un académicien de la +Crusca, imprimée à Rome dans les <i>Simbole Goriane</i>, tom. VII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> Voy. Contes et Fabliaux, etc., t. IV, p. 71. Il se trouve +parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N. n°. 5, fonds de +l'Église de Paris, in-4°., f°. 241.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> Contes et Fabliaux, etc., <i>ub. sup.</i>, p. 76.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> Ce roman est connu en italien sous le nom de <i>Guerino il +Meschina</i>, mais le titre entier de la première édition, qui est de 1473, +in-fol. (Padoue. <i>Bartholomeo Valdezochio</i>), et celui de la seconde, +faite à Venise en 1477, aussi in-fol., sont beaucoup plus étendus. +Debure les rapporte dans leur entier. Bibl. instr. Belles-lettres, t. +II, no. 3823 et 24. Ces deux belles éditions sont à la Bibliothèque +Impériale. Le roman de <i>Guerino</i>, quoique d'origine française, a été +traduit de l'italien en français, par Jean de Cachermois, et imprimé à +Lyon en 1530, in-fol. got., sous le titre de Guérin-Mesquin, traduction +fausse et ridicule de <i>Meschino</i>, qui en italien ne désigne que les +malheurs qu'éprouve le héros, l'un des descendants de Charlemagne. +Guérin-Mesquin, abrégé et réimprimé plusieurs fois, fait partie de ce +que nous appelons la Bibliothèque bleue: <i>et habent sua fata libelli</i>.</blockquote> + +<p>Le résultat de ces recherches, où je ne veux pas m'enfoncer davantage, +où peut-être même je dois craindre de m'être trop arrêté, intéresse au +fond beaucoup plus notre curiosité, que la gloire du Dante. S'il connut +la fable de saint Patrice, il en fit le même usage qu'Homère avait fait +des fables égyptiennes et grecques; il l'agrandit et la revêtit des +couleurs de la poésie: il en revêtit de même les idées de son maître +<i>Brunetto Latini</i>, si en effet il les emprunta de lui, et si la nature +même de son sujet ne lui en dicta pas de semblables. Ce sont ces +couleurs créatrices qui font vivre les fictions, et qui les gravent dans +la mémoire des hommes. C'est la nature qui les donne; elles +n'appartiennent qu'au génie; et si, pour apprendre à les employer, il a +besoin de leçons et d'exemples, c'est d'Homère, et surtout de Virgile, +et non d'aucun de ces obscurs romanciers, que Dante en apprit l'emploi. +Les poëmes d'Homère n'étaient point encore traduits en latin; mais, quoi +qu'en ait pu dire Mafféi<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>, il paraît certain que notre poëte savait +assez le grec pour pouvoir lire ces poëmes dans la langue originale. Les +mots grecs dont il se sert souvent<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>, et l'éloge même qu'il fait +d'Homère dans son quatrième chant, le prouvent assez. Quant à Virgile, +c'était, comme je l'ai déjà dit, son maître et l'objet continuel de son +étude. Nous l'allons voir évidemment dès le commencement de son ouvrage, +et nous verrons dans l'ouvrage entier comment il profita de ses leçons.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> Dans son <i>Examen</i> du livre de Fontanini, <i>dell' Eloq. +ital.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> <i>Perizoma</i>, inf. c. XXX, v. 61. <i>Entomata</i> pour <i>insetti</i>, +Purg., c. X, v. 128. <i>Geomanti</i>, Purg. c. XIX, v. 4. <i>Eunoè</i>, pour +<i>buona mente</i>, IV. c. XXVIII, v. 131, etc., etc.</blockquote> +<br> + +<h3>SECTION DEUXIÈME.</h3> + +<p class="mid"><i>L'Enfer</i>.</p> +<br> +<p>Les commentateurs ont prodigieusement raffiné sur le génie allégorique +du Dante; ils ont voulu voir partout des allégories, et le plus souvent +il les ont moins vues que rêvées; mais il y a pourtant beaucoup +d'endroits de son poëme qui ne peuvent s'entendre autrement. Le +commencement est de ce nombre<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Au milieu du chemin de cette vie +humaine, le poëte se trouve égaré dans une forêt obscure et sauvage. Il +ne peut dire comment il y était entré, tant il était alors accablé de +sommeil. Il arrive au pied d'une colline, lève les yeux, et voit poindre +sur son sommet les premiers rayons du soleil. Ce spectacle calme un peu +sa frayeur; il se retourne pour voir l'espace horrible qu'il avait +franchi, comme un voyageur hors d'haleine, descendu sur le rivage, +tourne ses regards vers la mer où il a couru tant de dangers<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>.</p> + + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> C. I.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E come quei che con lena affannata<br> + Uscito fuor del pelago alla riva,<br> + Si volge all'acqua perigliosa, e guata.</i>, +</div></div> +</blockquote> + +<p>Après quelques moments de repos, il commence à gravir la colline: une +panthère à peau tigrée vient lui barrer le chemin. Un lion paraît +ensuite, et accourt vers lui la tête haute, comme prêt à le dévorer. Une +louve maigre et affamée se joint à eux, et lui cause tant d'effroi qu'il +perd l'espérance d'arriver au haut de la montagne. Il reculait vers le +soleil couchant, et redescendait malgré lui, lorsqu'une figure d'homme +se présente, d'abord muette, et la voix affaiblie par un long silence. +Dante l'interroge; c'est Virgile. Dès qu'il s'est fait connaître: «Es-tu +donc, s'écrie le poëte, en rougissant devant lui, es-tu ce Virgile, +cette source qui répand un si vaste fleuve d'éloquence? Ô toi! +l'honneur et le flambeau des autres poëtes, puisse la longue étude et +l'ardent amour qui m'ont fait rechercher ton livre, me servir auprès de +toi! Tu es mon maître et mon modèle, c'est à toi seul que je dois ce +beau style qui m'a fait tant d'honneur». Je ne puis me résoudre à +altérer, par des périphrases, cette simplicité naïve. C'est ce que nos +traducteurs n'ont pas vu; ils se sont cru obligés de donner de l'esprit +à de si beaux vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Or se' tu quel Virgilio, e quella fonte,<br> + Che spande di parlar si largo fiume?<br> + Risposi lui con vergognosa fronte.<br> +<br> + O degli altri poeti onore e lume,<br> + Vagliami'l lungo studio e'l grand' amore<br> + Che m'han fatto cerrar lo tuo volume.<br> +<br> + Tu se' lo mio maestro, e'l mio autore:<br> + Tu se' solo colui, da cu'io tolsi<br> + Lo bello stile, che m' ha fatto onore</i>. +</div></div> + +<p>Oui certes, voilà un beau style, et le plus beau qu'ait employé aucun +poëte, depuis que Virgile lui-même avait cessé de se faire entendre.</p> + +<p>Le maître avertit son disciple qu'il a pris une fausse route; qu'il est +impossible de parvenir au haut de la colline malgré le monstre qui lui a +causé tant de frayeur, monstre si dévorant et si terrible, que rien ne +le peut assouvir; il va le conduire par une voie plus sûre, quoique +dangereuse et pénible. Il lui fera voir le séjour des supplices +éternels, et celui des tourments qui sont adoucis par l'espérance. S'il +veut s'élever ensuite jusqu'à la demeure des bienheureux, c'est un +autre que lui qui sera son guide. Dante consent à se laisser conduire, +et Virgile marche devant lui. De quelque manière qu'on entende cette +allégorie, c'en est une incontestablement, et ce n'est pas chercher des +explications trop raffinées, que d'y voir que le poëte, parvenu au +milieu de sa carrière, après s'être égaré dans les sentiers de +l'ambition et des passions humaines, veut enfin s'élever jusqu'aux +hauteurs qu'habite la vertu. L'amour des plaisirs s'oppose d'abord à son +dessein; l'orgueil, ou l'amour des distinctions vient ensuite; +l'avarice, ou l'amour des richesses est l'ennemi le plus redoutable. Le +sage, qui vient à son secours, lui apprend qu'on ne peut vaincre de +front tous ces obstacles; que ce n'est pas en quittant le chemin du +vice, qu'on peut arriver immédiatement à la vertu; que pour y parvenir, +il faut s'en rendre digne par la méditation des leçons de la sagesse. +Or, en ce temps-là, ces leçons consistaient dans la contemplation des +destinées de l'homme après sa mort, et dans la connaissance qu'on +croyait pouvoir acquérir de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis. C'est +là sans doute le sens et le but de cette vision; elle n'a rien +d'étrange, d'après l'esprit qui régnait dans ce siècle; mais ce qui +surprend toujours davantage, c'est que l'auteur ait pu tirer d'un pareil +fonds un si grand nombre de beautés.</p> + +<p>Le jour déclinait, continue-t-il dans des vers dignes de Virgile<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>, +et l'air sombre délivrait de leurs travaux les animaux qui sont sur la +terre; lui seul se préparait à soutenir la fatigue du chemin et les +assauts de la pitié. Il invoque le secours des Muses et celui de sa +mémoire qui doit lui retracer ces grands spectacles. Il soumet ensuite à +Virgile quelques doutes et quelques craintes. Le poëte romain, pour +réponse, lui apprend quelle est la cause qui l'a fait venir à sa +rencontre. Il reposait dans une espèce de limbe, où Dante place ceux qui +n'avaient pu connaître la vraie religion, lorsqu'une belle femme est +descendue du ciel, et lui a dit avec une voix angélique: «Mon ami, et +non celui de la Fortune<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>, est arrêté dans une plaine déserte et dans +un chemin pénible. Je crains qu'il ne s'égare: va le trouver et lui +servir de guide. C'est Béatrix qui t'envoie, et qui retourne au séjour +céleste.» Dans cette apparition de Béatrix, et dans cette mission dont +elle charge Virgile, on entend généralement la Théologie, ou la +connaissance des choses divines; et il est certain que la suite de ce +dialogue le fait assez voir; mais c'est sous la figure de cette Béatrix +qui lui avait été, qui lui était toujours si chère, qu'il représente la +science alors regardée comme la première, et presque comme une science +surnaturelle. Quelle femme a jamais reçu après sa mort un plus noble +hommage? et quelle preuve plus forte pourrait-on avoir de l'élévation et +de la pureté des sentiments qui avaient uni l'une à l'autre, pendant +quinze années, deux âmes si dignes de s'aimer? C'est un exemple, +peut-être unique, du parti qu'on pourrait tirer en poésie de la +combinaison d'un personnage allégorique avec un être réel. L'effet +mélancolique et attachant qu'il produit ici aurait dû engager à +l'imiter, s'il n'y avait pas quelque chose d'inimitable dans ce qu'une +sensibilité profonde peut seule dicter au génie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Lo giorno se n'andava, e l'aer bruno<br> + Toglieva gli animai che sono'n terra<br> + Dalle fatiche loro; ed io sol'uno.<br> +<br> + M'apparechiava a sostener la guerra<br> + Si del cammino e sì della pietate,<br> + Che ritrarra la mente che non erra</i>. +<p class="i30"> (C. II.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>L'amico mio, e non della ventura,<br> + Nella diserta piaggia è impedito</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Les explications qu'il reçoit de Virgile rendent au poëte tout son +courage; ce qu'il exprime par cette comparaison charmante: «Tel<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a> +<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a> que +de tendres fleurs courbées et fermées par le froid de la nuit, quand le +soleil revient les éclairer, se rouvrent et se relèvent sur leur tige, +je sentis renaître en moi ma force abattue». Il ne craint plus ni les +dangers ni la fatigue; son guide marche, il le suit. Tout à coup et sans +préparation, ces mots célèbres et terribles frappent le lecteur<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a> +<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <span class="sc">Per me si va nella citta dolente:<br> + Per me si va nell' eterno dolore:<br> + Per me si va tra la perduta gente</span>,<br> +<br> + <i>Giustizia mosse'l mia alto fattore:<br> + Fece mi la divina potestate,<br> + La somma sapienza, e'l primo amore.</i><br> +<br> + <i>Dinanzi a me non fur cose create<br> + Se non eterne, ed io eterno dura</i>:<br> + <span class="sc">Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate</span>. +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" +name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quale i fioretti dal notturno gelo<br> + Chinati e chiusi, poiche'l sol gl'imbianca,<br> + Si drizzan tutti aperti in loro stelo,<br> + Tal mi fec' io di mia virtute stanca</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" +name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31"> +(retour) </a> C. III.</blockquote> + +<p>Il est à peine besoin de les traduire, tant l'harmonie même des vers est +expressive, tant leur beauté mille fois citée les a rendus en quelque +sorte communs à toutes les langues. On n'y peut regretter qu'une chose, +c'est que Dante, trop souvent théologien, lors même qu'il est grand +poëte, ait cru devoir exprimer en détail l'opération des trois personnes +de la Trinité dans la création des portes de l'Enfer. Cela peut s'allier +avec l'idée de la <i>divine Puissance</i> et de la <i>suprême Sagesse</i>, telles +du moins que l'homme aussi présomptueux que borné ose les figurer dans +sa pensée; mais on ne peut sans répugnance, y voir coopérer +explicitement le <i>premier Amour</i>. Si l'on en excepte ce seul trait, +quelle sublime inscription! quelle éloquente prosopopée que celle de +cette porte qui se présente d'elle-même, et qui prononce, pour ainsi +dire, ces sombres et menaçantes paroles:</p> + +<p>«C'est par moi que l'on va dans la cité des pleurs; c'est par moi que +l'on va aux douleurs éternelles; c'est par moi que l'on va parmi la race +proscrite. La Justice inspira le Très-Haut dont je suis l'ouvrage..... +Rien avant moi ne fut créé, sinon les choses éternelles; et moi, je dure +éternellement. Laissez toute espérance, ô vous qui entrez ici»! +L'intérieur répond à cette redoutable annonce: «Là, des soupirs, des +pleurs, de hauts gémissements, retentissent sous un ciel qu'aucun astre +n'éclaire. Des idiomes divers<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a> +<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, d'horribles langages, des paroles de +douleur, des accents de colère, des voix aiguës et des voix rauques, et +le choc des mains qui les accompagne, font un bruit qui retentit sans +cesse dans cet air éternellement sombre, comme le sable, quand un noir +tourbillon l'agite».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" +name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Diverse lingue, orribili favelle,<br> + Parole di dolore, accenti d'ira,<br> + Voci alte e fioche, e suon di man con elle<br> + Facevan un tumulto, il qual s'aggira<br> + Sempre'n quell' aria senza tempo tinta,<br> + Come la rena, quando'l turbo spira</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Ce séjour affreux n'est pourtant encore que celui de ces hommes +indifférents qui ont vécu sans honte et sans gloire. Dante les place +avec les anges qui ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu; qui furent +chassés du ciel, mais que les profondeurs de l'Enfer ne voulurent pas +recevoir. On a beaucoup disserté sur cette troisième espèce d'anges +qu'il semble créer ici de sa propre autorité. Mais ne peut-on pas dire +qu'habitué aux agitations d'une république où les partis se heurtaient +et se combattaient sans cesse, il a voulu désigner et couvrir du mépris +qu'ils méritent, ces hommes qui, lorsqu'il s'agit des intérêts de la +patrie, gardent une neutralité coupable, exempts des sacrifices qu'elle +impose, des services qu'elle réclame, des périls auxquels elle a le +droit de vouloir qu'on s'expose pour elle, et toujours prêts, quoi qu'il +arrive, à se ranger du parti du vainqueur? Si ce n'a pas été l'intention +du poëte, du moins semble-t-il aller au-devant des applications, surtout +quand il se fait dire par Virgile: «Le monde ne conserve d'eux aucun +souvenir; la miséricorde et la justice les dédaignent également: cessons +de parler d'eux; regarde, et suis ton chemin<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a> +<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>». Ces misérables, qui +ne vécurent jamais<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a> +<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>, sont forcés de se précipiter en foule après une +enseigne qui court rapidement devant eux: ils sont nus et piqués sans +cesse par des guêpes et par des taons. Le sang coule sur leur visage, se +confond avec leurs larmes, et tombe jusqu'à leurs pieds, où des vers +dégoûtants s'en nourrissent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" +name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Fama di loro il mondo esser non lassa.<br> + Misericordia et giustizia gli sdegna:<br> + Non ragioniam di lor, ma guarda, e passa</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" +name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Questi sciaurati, che mai non fur vivi</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Les deux voyageurs s'avancent jusqu'au fleuve de l'Achéron, car Dante ne +fait nulle difficulté de mêler ainsi l'ancien Enfer et le nouveau. +Caron, pour plus de ressemblance, y passe les âmes dans sa barque. C'est +un démon sous la figure d'un vieillard à barbe grise, mais qui a les +yeux entourés d'un cercle de flammes, et ardents comme la braise. +«Malheur à vous, âmes coupables, s'écrie-t-il en approchant du bord; +n'espérez jamais voir le ciel: je viens pour vous mener à l'autre rive, +dans les ténèbres éternelles, dans l'ardeur des feux et dans la +glace<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a> +<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>». Il s'indigne de voir se présenter à lui une âme vivante, et +veut la repousser. «Caron, lui dit Virgile avec un ton d'autorité, ne te +mets pas en courroux; on le veut ainsi la ou l'on peut tout ce qu'on +veut; ne demande rien de plus<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a> +<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>». Caron se tait; mais les âmes qui +bordent le fleuve, nues et accablées de fatigue, changent de couleur à +ses menaces, grincent des dents, blasphèment Dieu, leurs parents, +l'espèce humaine, le lieu, le temps de leur génération et de leur +naissance. Caron les prend chacune à leur tour, et frappe de sa rame +celles qui sont trop lentes. «Comme on voit en automne les feuilles se +détacher l'une après l'autre, jusqu'à ce que les branches aient rendu à +la terre toutes leurs dépouilles, ainsi la malheureuse race d'Adam se +jette du rivage dans la barque, aux ordres du nocher, comme un oiseau au +signal de l'oiseleur<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a> +<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>». On reconnaît encore dans cette belle +comparaison l'élève et l'imitateur de Virgile.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" +name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ed ecco verso noi venir, per nave,<br> + Un vecchio bianco, per antico pelo,<br> + Griduado: Guai a voi, anime prave:<br> +<br> + Non isperate mai veder lo cielo:<br> + I'vegno per menarvi all'altra riva<br> + Nelle tenebre eterne, in caldo e'n grelo</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" +name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Caron, non ti crucciare:<br> + Vuolsi così colà, dove si puote<br> + Cio che si vuole; e più non dimandare</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" +name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Come d'autunno si levan le foglie,<br> + L'una appresso dell'altra, in fin che'l ramo<br> + Rende alla terra tutte le sue spoglie;<br> + Similemente il mal seme d'Adamo<br> + Gittan si di quel lito ad una ad una<br> + Per cenni, com' augele suo richiamo</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Tandis que Dante interroge son maître et qu'il écoute ses réponses, la +sombre campagne s'ébranle: cette terre baignée de larmes exhale un vent +impétueux qui lance des éclairs d'une lumière sanglante<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a> +<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>. Le poëte +perd tout sentiment; il tombe comme un homme accablé de sommeil. Un +tonnerre éclatant le réveille<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a> +<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>; il se trouve de l'autre côté du +fleuve, et sur le bord de l'abîme de douleurs, où retentit le bruit d'un +nombre infini de supplices. Dans cette cavité obscure et profonde, l'œil +a beau se fixer vers le fond, il n'y distingue rien; c'est le gouffre +immense des Enfers où les deux poëtes vont descendre de cercle en +cercle. Dans le premier qui fait le tour entier de l'abîme, il n'y a +point de cris ni de larmes, mais seulement des soupirs dont l'air +éternel retentit. Ce sont les limbes, où une foule innombrable +d'enfants, d'hommes et de femmes, souffre une douleur sans martyre<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a> +<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>. +Leur seul crime est d'avoir ignoré une religion qu'ils ne pouvaient +connaître. Virgile, qui explique au Dante leur destinée, ajoute qu'il +est lui-même de ce nombre; que, pour cette seule faute, ils sont perdus +à jamais; mais que leur seul supplice est un désir sans espérance<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a> +<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" +name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>La terra lagrimosa diede vento,<br> + Che baleno una luce vermiglia</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" +name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ruppe mi l'alto sonno nella testa<br> + Un greve tuono, si ch' i' mi riscossi</i>, etc. + (C. IV.) +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" +name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E ciò avvenia di duol senza martiri,<br> + Ch' avean le turbe, ch' eran molte e grandi,<br> + D'infanti, e di femmine e di viri</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" +name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Per tai difetti, e non per altro rio,<br> + Semo perduti, e sol di tanto offesi<br> + Che senza speme vivemo in disio.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Cependant un feu brillant vient éclairer ce ténébreux hémisphère. Quatre +ombres s'avancent, et tout ce qui les entoure paraît leur rendre +hommage. Une voix fait entendre ces mots: «Honorez ce poëte sublime; son +ombre qui nous avait quittés revient à nous<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a> +<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>». Dante voit marcher +vers lui ces quatre grandes ombres, dont l'aspect n'annonce ni la +tristesse ni la joie. «Regarde, lui dit Virgile, celui qui tient en main +une épée, et qui devance les trois autres, comme leur maître: c'est +Homère, poëte souverain; les autres sont Horace, Ovide, et Lucain. J'ai +de commun avec eux ce nom que la voix a fait entendre; et ils me rendent +les honneurs qui me sont dus. Ainsi, continue Dante, je vis se réunir la +noble école de ce maître des chants sublimes, qui vole, tel qu'un aigle, +au-dessus de tous les autres<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a> +<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>». Quand ils se furent entretenus +quelque temps, ils se tournèrent vers moi et me saluèrent: mon maître +sourit; alors ils me traitèrent plus honorablement encore; ils +m'admirent enfin dans leur troupe, et je me trouvai le sixième, parmi de +si grands génies<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a> +<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" +name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>In tanto voce fu per me udita:<br> + Onorate l'altissimo poeta;<br> + L'ombra sua torna ch'era dipartíta.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" +name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Così vidi adunar la bella scuola<br> + Di quel signor dell'actissimo canto,<br> + Che sovra gli altri, com'aquila vola.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" +name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44"> +(retour) </a> <i>Si ch'io fui sesto tra cotanto senno.</i></blockquote> + +<p>Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignité simple, qui +frappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui ne +pardonnent pas au génie de se sentir lui-même et de se mettre à sa +place, comme l'ont fait presque tous les grands poëtes, y trouveront +peut-être trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilége, +et qui savent qu'en ne le donnant qu'au génie, on ne risque jamais de le +voir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonnée +d'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moins +à l'égard de l'un de ces anciens poëtes, est peut-être ici plus sévère +que la justice.</p> + +<p>Les six poëtes, en poursuivant leurs entretiens, arrivent au pied d'un +château environné de sept murailles et défendu tout alentour par un +fleuve; ils le passent à pied sec, et pénètrent par sept portes dans une +vaste prairie. Quel que soit le sens allégorique de ces sept murs et de +ce fleuve, car les commentateurs sont partagés à cet égard, les uns y +voyant les sept arts, les autres, quatre vertus morales et trois +spéculatives, et d'autres encore autre chose; c'est dans cette enceinte +que Dante place une espèce d'Elysée. Les âmes dont il le remplît ont le +regard lent et grave, leur maintien est imposant, et, selon l'expression +du poëte, plein d'une grande autorité: elles parlent rarement et avec de +douces voix<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a> +<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>. On ne peut mieux peindre le calme inaltérable et la +dignité de la sagesse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" +name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Genti v'eran ion occh tardi e graoi,<br> + Di grande autorita ne lor semb anti:<br> + Parlavan rado con voci soavi</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Des héroïnes et d'antiques héros sont mêlés avec les sages. On y voit +Électre, non la sœur d'Oreste, mais la mère de Dardanus; Hector, Énée, +Camille, Pentésilée, le roi Latinus et Lavinie sa fille, Brutus qui +chassa les Tarquins, et César, à qui le poëte donne les yeux d'un oiseau +de proie, <i>Con gli occhi grifagni</i>; Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie, et +le grand Saladin, seul à part; trait d'indépendance remarquable, d'avoir +osé placer dans l'Élysée ce terrible ennemi des Chrétiens! Dante lève un +peu plus les yeux, et il voit le maître de toute science, Aristote, <i>il +maestro di color che sanno</i>, assis au milieu de sa famille +philosophique; tous l'admirent et l'honorent. Socrate et Platon sont +placés le plus près de lui; ensuite Démocrite, Diogène, Anaxagore, +Thalès, Empédocle, Héraclite, Zénon et plusieurs autres, tant grecs que +latins, jusqu'à l'arabe Averroès. Virgile et Dante se séparent ensuite +des quatre autres poëtes; ils passent de ce séjour paisible dans un +lieu bruyant, plein de trouble, et privé de la clarté du jour.</p> + + + +<p>C'est là, c'est au second cercle de l'abîme<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a> +<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>, que commence proprement +l'Enfer. Minos est assis à l'entrée, avec un aspect horrible et des +grincements de dents. C'est un juge de l'ancien Enfer, mais c'est un +démon de l'Enfer moderne. Sa longue queue lui sert pour marquer les +degrés de sévérité de ses sentences. Selon les crimes commis par les +âmes qui paraissent devant lui, il fait autour de son corps plus ou +moins de tours avec sa queue, et l'âme descend dans le cercle indiqué +par le nombre des tours<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a> +<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>.<a name="n1" id="n1"></a> Au-delà de son tribunal, on entend des voix +plaintives, des gémissements et des pleurs. L'air, privé de toute +lumière, mugit comme une mer orageuse, battue par des vents +contraires<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a> +<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>. L'ouragan infernal qui ne s'apaise jamais, emporte avec +lui les âmes, les tourmente, et les fait tourner sans cesse dans ses +tourbillons. Quand elles arrivent au bord du précipice, alors se font +entendre les cris, les lamentations et les blasphèmes. Ce sont les âmes +des voluptueux qui ont soumis la raison à leurs désirs. Le poëte compare +leurs essaims nombreux aux troupes d'étourneaux qui s'envolent à +l'arrivée de la froide saison, et à celles des grues, qui tracent dans +l'air de longues files, en jetant des cris plaintifs<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a> +<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" +name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46"> +(retour) </a> C. V.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" +name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E quel conoscitor delle peccata<br> + Vede qual luogo d'inferno è da essa</i>: (<i>anima</i>)<br> + <i>Cignesi con la coda tante volte<br> + Quantunque gradi vuol che giù sia messa.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" +name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Io venni in luogo d'ogni luce muto,<br> + Che mugghia, come fa mar per tempesta,<br> + Se da contrari venti è combattuto.<br> + La bufera infernal che mai non resta;</i><br> +<br> + <i>Mena gli spirti con la sua rapina,<br> + Voltando e percuotendo gli molesta.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" +name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E come gli stornei ne portan l'ali,<br> + Nel freddo tempo, a schiera larga e piena;<br> + Così quel fiato gli spiriti mali<br> + Di quà, di là, di giù, di sù li mena.<br> +<br> + E come i gru van contando lor lai,<br> + Facendo in aer di se lunga riga,<br> + Cosi vid' io venir, traendo guai,<br> + Ombre portate dalla detta briga.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Les premières qui se présentent sont celles de Sémiramis, de Didon, de +Cléopâtre, d'Hélène; puis les ombres d'Achille, de Pâris, et de Tristan. +D'autres suivent par milliers, et Virgile les nomme à mesure que le vent +les fait passer sous leurs yeux; mais il en est deux qui attirent plus +particulièrement les regards de notre poëte, et qui lui inspirent plus +de pitié. Nous voici arrivés à ce touchant épisode de <i>Francesca da +Rimini</i>, l'un des deux que l'on cite toujours quand on parle de l'Enfer +du Dante, qui est en effet au-dessus de tout le reste, et que les +Italiens comparent avec raison aux beautés les plus exquises de tous les +poëmes anciens et modernes. Malgré sa grande réputation, il est assez +mal connu en France. Ceux qui ont essayé de le traduire dans notre +langue, ont fait disparaître son plus grand charme, qui est celui d'une +tendresse et d'une simplicité naïves; peut-être ne serai-je pas plus +heureux; mais je ne puis résister au désir de le tenter.</p> + +<p>L'histoire amoureuse et tragique qui en est le sujet avait dû faire +beaucoup de bruit; elle touchait de près la famille dans laquelle Dante +avait trouvé son dernier asyle. <i>Guido da Polento</i> avait une fille +charmante nommée Françoise. Elle était tendrement aimée de Paul, son +jeune cousin; mais des arrangements de fortune engagèrent Guido à la +marier avec <i>Lanciotto</i>, fils de <i>Malatesta</i>, seigneur de Rimini. Ce +Lanciotto était contrefait et peu aimable. Paul continua de voir sa +cousine. L'amour reprit tous les droits que lui avait enlevés ce +mariage; mais le mari jaloux surprit les deux jeunes amants, et les +sacrifia tous deux à sa vengeance. Ce sont leurs ombres qui passent en +ce moment devant le poëte, et qu'il regarde avec autant de curiosité que +de tristesse. Il poursuit en ces mots son récit:</p> + +<p>«Je dis à mon guide: ô Poëte<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a> +<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>, je voudrais parler à ces deux ombres +qui vont ensemble et paraissent voler si légèrement au gré du vent. Tu +verras, me répondit-il, quand elles seront plus près de nous. Prie-les +alors au nom de cet amour qui les conduit; elles viendront à toi. +Aussitôt que le vent les amena vers nous, j'élevai la voix: Ames +infortunées, venez nous parler, si rien ne vous arrête.--Telles que deux +colombes, excitées par le désir, les ailes étendues et immobiles, +viennent en traversant les airs au doux nid où la même volonté les +appelle, telles ces deux ombres sortirent de la troupe où est Didon, et +vinrent à nous à travers cet air malfaisant; tant le son de ma voix +avait eu d'expression et de force!--O mortel bienfaisant et sensible, +qui viens nous visiter dans ces épaisses ténèbres, nous qui avons teint +la terre de notre sang, si le roi de l'univers pouvait nous être +favorable, nous le prierions pour toi, puisque tu as pitié de nos maux. +Ce que tu désires d'entendre et de nous dire, nous le dirons et nous +l'entendrons volontiers, tandis que le vent se tait, comme il le fait en +ce moment. Le pays où je suis née<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a> +<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a> est situé près de la mer, à +l'endroit où le Pô descend pour s'y reposer avec les fleuves qui le +suivent. L'amour, qui dans un cœur bien né s'allume si rapidement, +enflamma celui-ci pour la beauté qui me fut bientôt ravie par un coup +que je ressens encore. L'amour, qui ne dispense jamais d'aimer qui nous +aime, m'inspira un désir si fort de ce qui pouvait lui plaire, qu'ici +même, comme tu vois, ce désir ne me quitte pas. L'amour nous conduisit +ensemble à la mort: le fond des enfers attend celui qui nous ôta la +vie.--C'est ainsi que nous parla cette ombre malheureuse. En l'écoutant, +je courbai la tête, et je la tins si long-temps baissée, que le Poëte +me dit enfin: Que penses tu? Je lui répondis: Hélas! combien de douces +pensées, combien de désirs ont conduit ces infortunés à leur fin +douloureuse! Puis, je me retournai vers eux, et leur dis: Françoise, tes +souffrances m'arrachent des larmes de tristesse et de pitié. Mais +dis-moi: dans le temps de vos doux soupirs, à quoi et comment l'amour +vous permit-il de connaître des désirs qui ne se déclaraient point +encore?--Elle me répondit: Il n'est point de plus grande douleur que de +se rappeler des temps heureux quand on est dans l'infortune; et ton +maître ne l'ignore pas; mais si tu as si grand désir de connaître la +première origine de notre amour, je ferai comme les malheureux qui +parlent en versant des pleurs. Un jour nous prenions plaisir à lire, +dans l'histoire de Lancelot, comment il fut enchaîné par l'amour. Nous +étions seuls et sans défiance. Plus d'une fois cette lecture fit que nos +yeux se cherchèrent, et que nous changeâmes de couleur; mais il vint un +moment qui acheva notre défaite. Quand nous lûmes qu'un tel amant avait +cueilli sur un doux sourire le baiser long-temps désiré; celui-ci, que +rien ne séparera plus de moi, colla sur mes lèvres sa bouche tremblante: +le livre et son auteur furent nos messagers d'amour, et ce jour-là nous +n'en lûmes pas davantage.--Tandis que l'une de ces ombres parlait ainsi, +l'autre soupirait si amèrement que la pitié me saisit, je défaillis, +comme si j'eusse été près de mourir, et je tombai comme tombe un corps +sans vie<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a> +<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" +name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>I' cominciai: Poeta volentieri<br> + Parlerei a que' duo che'nsieme vanno,<br> + E pajon sì al vento esser leggieri.<br> + Ed egli a me: vedrai quando saranno<br> + Più presso a noi: e tu allor gli prega<br> + Per quell'amor ch'ei mena; e quei verranno.<br> + Si tosto come'l vento a noi gli piega,<br> + Mossi la voce: O anime affanate,<br> + Venite a noi parlar, s'altri nol niega.<br> + Quali colombe dal disio chiamate<br> + Con l'ali aperte e ferme al dolce nido<br> + Volan per l'aer dal voler portate:<br> + Cotale uscir della schiera ov'è Dido,<br> + A noi venendo per l'aer maligno;<br> + Si forte fu l'affetuoso grido</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" +name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51"> +(retour) </a> Je ne sais si les Français, qui n'entendent pas l'Italien, +pourront entrevoir dans ma traduction les beautés simples, touchantes, +et le caractère vraiment antique de ce morceau; quand à ceux à qui la +langue italienne est familière, et surtout aux Italiens mêmes, je sens +autant qu'eux tout ce qu'un original si parfait perd dans une si faible +copie, et c'est pour eux que, sacrifiant tout amour-propre, je vais +mettre ici le texte même, depuis l'endroit où <i>Francesca</i> commence le +récit de ses malheurs. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Siede la terra dove nata fui<br> + Su la marina, dove'l Po discende<br> + Per aver pace co' seguaci sui.<br> + Amor, ch'a cor gentil ratto s'apprende,<br> + Prese cosuti della bella persona<br> + Che mi fu tolta, e'l modo ancor m'offende.<br> + Amor, ch'a nullo amato amar perdona,<br> + Mi prese del costui piacer sì forte<br> + Che, come vedi, ancor non m'abbandona.<br> + Amor condusse noi ad una morte:<br> + Caina attende chi vita ci spense.<br> + Queste parole da lor ci fur porte</i>.<br> +<br> + <i>Da ch'io intesi quell' anime offense,<br> + Chinai'l viso, e tanto'l tenni basso,<br> + Fin che'l Poeta mi disse: che pense?<br> + Quando risposi, cominciai: o lasso,<br> + Quanti dolci pensier, quanto disio,<br> + Menà costoro al doloroso passo!<br> + Poi mi rivolsi a loro, e parlai io,<br> + E cominciai: Francesca, i tuoi martiri<br> + A lagrimar mi fanno tristo e pio.<br> + Ma dimmi: al tempo de' dolci sospiri,<br> + A che, e come concedette amore<br> + Che conosceste i dubbiosi desiri?<br> + Ed ella a me: nessun maggior dolore<br> + Che ricordarsi del tempo felice<br> + Nella miseria; e ciò sa'l tuo dottore.<br> + Ma se a conoscer la prima radice<br> + Del nostro amor tu hai cotanto affetto</i>,<br> + <i>Dirò, come colui che piange e dice.<br> + Noi leggevamo un giorno per diletto<br> + Di Lancilotto, come amor lo strinse;<br> + Soli eravamo, e senza alcun sospetto.<br> + Per più fiate gli occhi ci sospinse<br> + Quella lettura, e scolorocci'l viso.<br> + Ma solo un punto fu quel che ci vinse.<br> + Quando leggemmo il disiato riso<br> + Esser baciato da cotanto amante;<br> + Questi, che mai da me non fia diviso,<br> + La bocca mi bacciò tutto tremanie:<br> + Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse:<br> + Quel giorno più non vi leggemmo avante.<br> + Mentre che l'uno spirto questo disse,<br> + L'altro piangeva si che di pietade<br> + Io venni meno come s'io morisse;<br> + E caddi, come corpo morto cade</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" +name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52"> +(retour) </a> J'ai voulu, dans ces derniers mots, rendre par une mesure +à peu près semblable l'harmonie tombante des derniers mots italiens. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Co¯me˘ co¯rpo˘ mo¯rto˘ ca¯de˘</i>.<br> + Comme tombe un corps sans vie. +</div></div> + +<p>Mais je n'ai pu trouver pour la dernière syllabe longue qu'une voyelle +moins grave et moins sonore. Cette version offrait mille difficultés; il +fallait conserver la répétition élégante et imitative du mot <i>tomber</i> au +dernier vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E caddi, come corpo morto cade</i>; +</div></div> + +<p><i>Corpo morto</i> n'a rien que de noble en italien: <i>un corps mort</i> serait +ridicule en français; enfin l'harmonie de la phrase était en quelque +sorte sacrée, et c'était un devoir de la conserver. C'est à quoi n'ont +songé ni Moutonnet, ni Rivarol, dans leurs traductions, qu'il est +inutile de citer. Ce soin de l'harmonie imitative qui manque dans +presque toutes les traductions de vers en prose, donnerait beaucoup de +peine au traducteur, et il faut l'avouer, ne serait apprécié que par un +petit nombre de lecteurs; mais c'est ce petit nombre qu'il faut toujours +s'efforcer de satisfaire.</p></blockquote> + +<p>C'est peut-être la millième fois que j'ai relu dans l'original cet +épisode justement célèbre, et l'impression qu'il me fait est toujours la +même, et je comprends moins que jamais comment dans ce siècle, dans +cette disposition d'esprit, dans un pareil sujet, au milieu de tous ces +tableaux sombres et terribles, Dante put trouver pour celui-ci des +couleurs si harmonieuses et si douces, comment il les créa, puisqu'elles +n'existaient pas avant lui, et comment il sut les approprier à une +langue rude encore et presque naissante. Ce ne fut ni dans la force ni +dans l'élévation de son génie, ni dans l'étendue de son savoir qu'il +trouva le secret de ces couleurs si neuves et si vraies, c'est dans son +âme sensible et passionnée, c'est dans le souvenir de ses tendres +émotions, de ses innocentes amours. Ce n'était point le philosophe +profond, l'imperturbable théologien, ni même le poëte sublime qui +pouvait peindre et inventer ainsi: c'était l'amant de Béatrix.</p> + +<p>Si l'on a d'abord peine à comprendre comment il a pu placer dans l'Enfer +ce couple aimable, pour une si passagère et si pardonnable erreur, on +voit ensuite qu'il a été comme au-devant de ce reproche, en mettant Paul +et Françoise dans le cercle où les peines sont le moins cruelles, en ne +les condamnant qu'a être agités par un vent impétueux, image allégorique +du tumulte des passions, et surtout en ne les séparant pas l'un de +l'autre. Ce sont des infortunés sans doute, mais ce ne sont pas des +damnés, puisqu'ils sont et puisqu'ils seront toujours ensemble.</p> + +<p>Quand le poëte revient à lui<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a> +<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>, il se trouve entouré de nouveaux +tourments, de quelque côté qu'il aille, qu'il se tourne ou qu'il +regarde. Il est descendu au troisième cercle, où tombe une pluie +éternelle, froide, accablante. Une forte grêle, une eau sale, mêlée de +neige, est versée par torrents dans cet air ténébreux; la terre qui la +reçoit exhale une vapeur infecte. Cerbère à la triple gueule aboie après +les malheureux qui y sont plongés. Ce démon Cerbère<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a> +<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>, qu'il nomme +aussi le grand Serpent, <i>il gran Vermo</i>, a les yeux ardents<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a> +<a href="#footnote55"><sup class="sml">55</sup></a>, la +barbe immonde et noire, le ventre large et des griffes aiguës, dont il +gratte, écorche et déchire les damnés. C'est ainsi que Dante habille à +la moderne les monstres de l'ancien Enfer. La pluie fait jeter à ces +malheureux des hurlements. Ils se retournent sans cesse d'un côté sur +l'autre pour s'en garantir. Toutes ces ombres sont couchées dans la +fange; ce sont celles des gourmands. Une seule se lève en voyant passer +le poëte, et se fait connaître à lui. C'était un parasite, à qui les +Florentins avaient donné le nom de <i>Ciacco</i>, qui dans leur dialecte +signifie un porc, un pourceau, et c'est par lui que Dante se fait +prédire ce qui doit arriver des partis qui agitaient la république, la +ruine de celui des Guelfes, l'arrivée de Charles de Valois et ses +suites. Ce chant est très-inférieur aux précédents. On est surpris que +Dante voulant parler des événements de sa patrie ait choisi pour +interlocuteur un homme sans nom, connu seulement par le sobriquet +honteux qu'il devait à sa gourmandise, et qu'après un épisode +enchanteur, il en ait imaginé un si dégoûtant et si commun. Enfin l'on +n'aime pas à le voir donner des larmes au sort de ce vil <i>Ciacco</i><a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a> +<a href="#footnote56"><sup class="sml">56</sup></a>, +lorsqu'il vient d'en donner de si touchantes aux souffrances de deux +amants. On a souvent à lui pardonner ces inégalités choquantes, dont il +faut moins accuser son génie que son siècle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" +name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53"> +(retour) </a> C. VI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" +name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54"> +(retour) </a> <i>Dello demonio Cerbero</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" +name="footnote55"><b>Note 55: </b></a><a href="#footnotetag55"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Gli occhi ha vermigli, e la barba unta e atra</i>,<br> + <i>E'l ventre largo, e unghiate le mani:<br> + Graffia gli spirti, gli scuoia ed isquabra</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" +name="footnote56"><b>Note 56: </b></a><a href="#footnotetag56"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ciacco, il tuo affanno<br> + Mi pesa sì ch'a lagrimar m'invita</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Nous avons vu Minos à l'entrée du second cercle, et le troisième gardé +par Cerbère; Pluton en personne préside au quatrième<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a> +<a href="#footnote57"><sup class="sml">57</sup></a>. Pluton, le +grand ennemi, hurle d'une voix enrouée, et prononce des paroles +étranges, où l'on ne distingue que le nom de <i>Satan</i><a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a> +<a href="#footnote58"><sup class="sml">58</sup></a>. Dans ce +cercle, les âmes lancées les unes contre les autres se poussent et se +heurtent sans cesse comme, dans le gouffre de Caribde, une onde se +brise contre une autre onde qu'elle rencontre. Elles jettent de grands +cris; et quand leurs poitrines se sont choquées, elles se retournent en +criant plus horriblement encore, et reviennent jusqu'à la moitié du +cercle, où elles trouvent de nouveau des poitrines ennemies qui les +repoussent. Ce sont les prodigues et les avares qui se tourmentent +mutuellement ainsi. Ceux qui ont la tête tonsurée attirent l'attention +du poëte; il demande à son guide si ce sont tous des gens d'église. Ce +sont, répond Virgile, des prêtres, des cardinaux et des papes, qui ont +poussé l'avarice au dernier excès. Dante voudrait en reconnaître +quelques uns; mais, lui dit son maître, le vice honteux dont ils se sont +souillés les rend méconnaissables et inaccessibles à toute recherche. Il +prend de-là occasion de couvrir d'un juste mépris les biens et les +faveurs de la fortune, dont le commun des hommes tire tant d'orgueil. +Tout l'or, dit-il, qui est sous le globe de la lune, ou qui appartint +jadis à ces âmes fatiguées, ne pourrait procurer à l'une d'entre elles +un seul instant de repos<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a> +<a href="#footnote59"><sup class="sml">59</sup></a>. Dante demande ce que c'est donc que cette +fortune qui dispose de tous les biens, et Virgile lui fait cette belle +réponse; «Ô créatures insensées! dans quelle ignorance vous +croupissez<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a> +<a href="#footnote60"><sup class="sml">60</sup></a>! Celui dont la science est au-dessus de tout, créa les +cieux; il leur donna des guides qui les conduisent, qui en font briller +chaque partie vers la partie qu'elle doit éclairer, et distribuent +également la lumière; de même il donna aux splendeurs mondaines une +conductrice générale qui y préside, qui change quand le temps en est +venu ces biens fragiles, et les fait passer de peuple en peuple et d'une +race à une autre race, sans que la sagesse humaine y puisse mettre +obstacle. Les uns commandent, les autres languissent au gré de ses +jugements, qui sont cachés comme le serpent sous l'herbe. Tout votre +savoir lui résiste en vain; elle pourvoit, juge, conserve son empire +comme les autres intelligences. Ses permutations n'ont point de trêve; +la nécessité la force à un mouvement rapide; tant arrivent souvent des +vicissitudes nouvelles. C'est elle que blâment et que maudissent ceux +mêmes qui lui devraient des remercîments et des éloges; mais elle a su +se rendre heureuse, et ne les entend pas. Avec une joie égale à celle +des autres créatures supérieures, elle fait comme elles tourner sa +sphère, et jouit de sa félicité».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" +name="footnote57"><b>Note 57: </b></a><a href="#footnotetag57"> +(retour) </a> C. VII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" +name="footnote58"><b>Note 58: </b></a><a href="#footnotetag58"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Pape Satan, pape Satan aleppe,<br> + Comincià Pluto, con la voce chioccia</i>. +</div></div> + +<p>Les commentateurs sont curieux à voir s'évertuer sur ce début de chant. +Boccace y a vu le premier la surprise et la douleur. Selon lui, <i>Pape</i> +vient du latin <i>papœ</i>, et c'est de ce mot que s'est formé le nom de Pape +donné au souverain Pontife, dont l'autorité, dit-il, est si grande, +qu'elle fait naître la surprise et l'admiration dans tous les esprits. +<i>Pape Satan</i> est répété deux fois pour marquer mieux cette surprise. +<i>Aleppe</i> vient d'<i>aleph</i>, première lettre de l'alphabet des Hébreux. +Chez eux <i>aleppe</i>, comme <i>ah</i> chez les Latins, est un adverbe qui +exprime la douleur. Pluton, qui est le démon de l'avarice, s'écrie donc +en voyant des hommes vivants; il invoque Satan, chef de tous les démons, +et par cette interjection douloureuse, il l'appelle à son secours. +Landino l'explique de même, sans oublier l'étymologie du nom du Pape, +ainsi appelé, dit-il, comme chose très-admirable parmi les Chrétiens. A +cela près, Velutello, Daniello, et dans un temps plus rapproché Venturi, +donnent la même explication. Le P. Lombardi est de leur avis sur +l'interjection <i>pape</i>, mais non pas sur le sens qu'ils donnent au mot +<i>aleppe</i>, ni sur l'appel qu'ils supposent que Pluton fait à Satan. +<i>Aleppe</i> est en effet, selon lui, l'<i>aleph</i> des Hébreux ajusté à +l'italienne, comme on dît <i>Giuseppe</i> pour <i>Joseph</i>; mais il ne connaît +aucun maître de langue hébraïque qui attribue à l'<i>aleph</i> cette +signification plaintive. <i>Aleph</i> signifie, entr'autres choses, chef, +prince, etc., et c'est dans ce sens qu'il doit être pris ici. <i>Satan</i>, +qui en hébreu veut dire adversaire, ennemi, et <i>Pluton</i>, démon des +richesses, le plus dangereux ennemi de l'homme, et qui préside au cercle +où sont punis les prodigues et les avares, ne sont qu'un seul et même +personnage. Pluton s'apostrophe lui-même: ô Satan, dit-il, ô Satan, chef +des Enfers! comme s'il voulait continuer: a-t-on pour toi si peu de +respect que de pénétrer vivant dans ton empire? Du reste, Lombardi pense +que le poëte a employé ce mélange d'idiomes divers, afin de rendre plus +horrible le langage de Pluton. Malheureusement, il ajoute à cette +conjecture sage celle-ci, qui le paraît un peu moins: «Ou peut-être +est-ce pour nous montrer Pluton savant dans toutes les langues». +Benvenuto Cellini, artiste célèbre et esprit bizarre du seizième siècle, +donne, dans les mémoires de sa vie, une explication plus plaisante. Il +prétend que le Dante avait pris au châtelet de Paris, ce qu'il met ici +dans la bouche de Pluton. L'huissier, pour faire faire silence; criait: +<i>Paix! paix! Satan, allez! paix</i>. Benvenuto étant à Paris, s'était +attiré un procès par l'extravagance de ses manières, et ayant été obligé +de comparaître au Châtelet, il y entendit l'huissier crier plusieurs +fois: <i>Paix! paix! Satan, allez! paix</i>. Il est vrai que c'était au temps +de François Ier., mais cet original de Cellini assure que cela était +ainsi dès le siècle du Dante, et donne très-sérieusement cette origine +aux paroles énigmatiques de Pluton.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" +name="footnote59"><b>Note 59: </b></a><a href="#footnotetag59"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che tutto l'oro ch'è sotto la luna<br> + O che già fu di quest'anime stanche<br> + Non poterebbe farne posar una</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" +name="footnote60"><b>Note 60: </b></a><a href="#footnotetag60"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O creature sciocche<br> + Quanta ignoranza è quella che v'offende</i>!<br> + <i>Colui lo cui saver tutto trascende<br> + Fece li cieli; e diè lor chi conduce,<br> + Si ch'ogni parte ad ogni parte splende,<br> + Distribuendo ugualmente la luce:<br> + Similemente agli splendor mondani<br> + Ordinò general ministra e duce,<br> + Che permutasse a tempo li ben vani<br> + Di gente in gente e d'uno in altro sangue,<br> + Oltre la difension de'senni umani;<br> + Perch'una gente impera, e l'altra langue,<br> + Seguendo lo giudicio di costei<br> + Ched'è occulto, com' in erba l'angue.<br> + Vostvo saver non ha contrasto a lei:<br> + Ella provvede, giudica e persegue<br> + Suo regno, come il loro gli altri dei.<br> + Le sue permutazion non hanno triegue;<br> + Necessità la fa esser velore,<br> + Si spesso vien chi vicenda consegue.<br> + Quest'è colei ch'è tanto posta in croce<br> + Pur da color che le dovrian dar lode,<br> + Dandole biasmo a torto e mala voce.<br> + Ma ella s'è beata e ciò non ode:<br> + Con l'altre prime creature lieta<br> + Volve sua spera, e beata si gode</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>On ne trouve dans aucun poëte un plus beau portrait de la fortune, +peut-être pas même dans cette belle ode d'Horace (<i>ô Diva gratum quœ +regis Antium</i>), au-dessus de laquelle il n'y a rien, sur le même sujet, +dans la poésie antique. Dante a profité d'une idée de l'ancienne +philosophie, adoptée par le christianisme, de cette idée d'une +intelligence secondaire chargée de présider à chacune des sphères +célestes; et il a en quelque sorte ressuscité et rajeuni la déesse de la +Fortune, en plaçant une de ces intelligences à la direction de la +sphère des biens de ce monde. C'est un de ces morceaux du Dante qui sont +rarement cités, mais que relisent souvent ceux qui ont une fois vaincu +les difficultés et goûté les beautés sévères de ce poëte inégal et +sublime.</p> + +<p>Les deux voyageurs traversent dans sa largeur ce quatrième cercle. Ils +trouvent sur l'autre bord une source bouillonnante, dont l'eau trouble +et noirâtre descend dans le cercle inférieur, et y forme le marais du +Styx. Des ombres nues et furieuses sont plongées dans la fange de ce +marais; elles se frappent non seulement des mains, mais de la tête, de +la poitrine, des pieds, et se déchirent par morceaux avec les dents<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a> +<a href="#footnote61"><sup class="sml">61</sup></a>. +Ce sont les ombres des hommes qui ont été sujets à la colère. Il y en a +qui sont plus enfoncées encore, et qui font bouillonner la fange en +voulant exhaler, du fond où elles sont plongées, des plaintes qu'on ne +peut entendre. Dante et Virgile descendent au cinquième cercle, en +suivant le cours du ruisseau.<a name="n2" id="n2"></a> A l'entrée de ce cercle, et sur le bord du +Styx, ils trouvent une tour, au haut de laquelle brillent deux +flammes<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a> +<a href="#footnote62"><sup class="sml">62</sup></a>. Une troisième répond à ce signal. Aussitôt ils voient à +travers la fumée qui couvre le marais, venir à eux une barque conduite +par Phlégias, chargé de faire passer le Styx aux âmes qui se présentent. +Ils entrent dans la barque. Quand ils sont au milieu du marais, couvert +de ces âmes qui se frappent et se déchirent, une d'elles se lève, saisit +le bord de la barque, et veut y entrer. Dante et Virgile la repoussent. +Virgile félicite son élève de la colère qu'il vient de montrer; il +l'embrasse, et bénit celle qui l'a porté dans ses flancs. Cet homme, lui +dit-il, fut rempli d'orgueil, et n'a laissé la mémoire d'aucun acte de +bonté; aussi son ombre est-elle toujours en fureur. Combien n'y a-t-il +pas là haut de grands rois qui seront ici plongés comme des porcs dans +la fange<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a> +<a href="#footnote63"><sup class="sml">63</sup></a>! Dante voudrait voir cette ombre replongée dans le limon +bourbeux; ce désir est satisfait. Tous les autres damnés se réunissent +contre ce misérable; tous crient à Philippe <i>Argenti</i>; et cet esprit +bizarre se mord de ses propres dents.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" +name="footnote61"><b>Note 61: </b></a><a href="#footnotetag61"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Vidi genti fangose in quel pantano,<br> + Ignude tutte e con sembiante offeso.<br> + Questi si percotean, non pur con mano,<br> + Ma con la testa, e col petto, e co' piedi,<br> + Troncandosi co' denti a brano a brano</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" +name="footnote62"><b>Note 62: </b></a><a href="#footnotetag62"> +(retour) </a> C. VIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" +name="footnote63"><b>Note 63: </b></a><a href="#footnotetag63"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quanti si tengon or lassù gran regi<br> + Che quì staranno come porci in brago,<br> + Di se lasciando orribili dispregi</i>! +</div></div> +</blockquote> + +<p><i>Argenti</i> avait été un Florentin riche, puissant, d'une force +extraordinaire, et qui était d'une violence égale à sa force. On ne sait +pour quel motif particulier, parmi tant de Florentins qui, dans ce temps +de factions, devaient s'être livrés à des fureurs et à des emportements +coupables, Dante a choisi celui-ci, qui figura peu dans les affaires; ni +pourquoi de l'incendiaire Phlégias qui, dans l'enfer de Virgile, apprend +aux hommes <i>à ne pas mépriser les Dieux</i>, il a fait dans le sien un +conducteur de barque et un second Caron. Cependant, c'est à la cité même +du prince des Enfers que Phlégias passe les âmes; il les passe de la +partie des supplices les plus doux à celle des plus terribles: en un +mot, il les dépose à l'entrée de cette horrible cité, qui s'étend depuis +le sixième cercle jusqu'au fond, où est enchaîné Lucifer. C'est là que +sont punis les incrédules, les hérésiarques, et tous ceux dont les +crimes attaquent plus directement la Divinité. Phlégias semble donc dans +cet Enfer, comme dans l'autre, apprendre aux âmes, non plus par son +propre supplice, mais par ceux auxquels il les conduit, à respecter les +dieux.</p> + +<p>La cité se présente avec ses tours enflammées et ses murs de fer. +Phlégias dépose les deux poëtes à l'une des portes. Elle est gardée par +des milliers de démons, qui s'irritent en voyant un homme vivant, et +s'opposent à son passage. Virgile entre en pour-parler avec eux, et +Dante attend avec crainte le résultat de la conférence: elle est rompue. +Les démons rentrent dans la ville, et ferment la porte devant Virgile, +qui veut y pénétrer avec eux. Il est sensible à cette offense; mais il +annonce à son disciple qu'elle sera punie, et que quelqu'un va bientôt +leur ouvrir l'entrée de ce séjour. Cependant, au haut de l'une des +tours<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a> +<a href="#footnote64"><sup class="sml">64</sup></a>, ils voient paraître trois furies teintes de sang, ceintes de +serpents verts, et portant aussi des serpents pour chevelures. Virgile +reconnaît les suivantes <i>de la reine des pleurs éternels</i>; il reconnaît +Mégère, Alecton, Tisiphone. Elles se déchirent le sein avec leurs +ongles, ou le frappent avec leurs mains, en jetant des cris si terribles +que Dante effrayé se serre auprès de son maître<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a> +<a href="#footnote65"><sup class="sml">65</sup></a>. Tout ce tableau est +peint avec les plus fortes couleurs et la touche la plus fière.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" +name="footnote64"><b>Note 64: </b></a><a href="#footnotetag64"> +(retour) </a> C. IX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" +name="footnote65"><b>Note 65: </b></a><a href="#footnotetag65"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Vidi dritte ratto<br> + Tre furie infernal di sangutte tinte,<br> + Che membra femminili avean ed atto<br> + E con idre verdissime eran cinte:<br> + Serpentelli e ceraste avean per crine<br> + Onde le fiere tempie eran avvinte.<br> + E quei che ben conobbe le meschine<br> + Della regina dell'eterno pianto,<br> + Guarda, mi disse, le feroci Erine</i>.<br> +<br> + <i>Con l'unghie si fendea ciascuna il petto;<br> + Battean si a palme e gridavan sì alto<br> + Che mi strinsi al poeta per sospetto</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Les furies veulent lui montrer la tête de Méduse, la terrible Gorgone. +Virgile lui crie de fermer les yeux, et les lui couvre de ses deux +mains. Le poëte s'interrompt ici; il avertit les hommes qui ont un +entendement sain d'admirer la doctrine secrète cachée sous le voile +étrange de ses vers. Cet avis ne convient peut-être pas plus à cet +endroit de son poëme qu'à beaucoup d'autres, où il voulait en effet que +l'on cherchât toujours quelque sens caché, intention que les +commentateurs ont plus que remplie; mais ces trois vers sont très-beaux; +tous les Italiens les savent et les citent souvent:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O voi ch'avete gl'intelletti sani,<br> + Mirate la dottrina che s'asconde<br> + Sotto'l velame degli versi strani</i>. +</div></div> + +<p>«Déjà s'avançait sur les noires eaux du Styx un bruit qui répandait +l'épouvante et faisait trembler les deux rivages<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a> +<a href="#footnote66"><sup class="sml">66</sup></a>. Tel qu'un vent +impétueux, né du choc des vapeurs contraires, frappe la forêt, rompt les +branches, les abat, les emporte, s'avance avec orgueil parmi des +tourbillons de poussière, et met en fuite les animaux et les bergers». +Un ange, annoncé par ce bruit terrible, traverse le Styx à pied sec. +Tout exprime en lui la colère. Arrivé à la porte, il la touche d'une +baguette; elle s'ouvre sans résistance. Il fait aux démons les reproches +les plus durs et les plus sanglants; il leur ordonne de laisser entrer +Dante et son guide, mais sans parler aux deux poëtes, et de l'air d'un +homme occupé d'objets plus graves et plus importants que ceux qui sont +devant lui<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a> +<a href="#footnote67"><sup class="sml">67</sup></a>. Ils entrent, et voient s'étendre de toutes parts une +vaste campagne pleine de douleurs et d'affreux tourments<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a> +<a href="#footnote68"><sup class="sml">68</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" +name="footnote66"><b>Note 66: </b></a><a href="#footnotetag66"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E già venia su per le torbid onde<br> + Un fracasso d'un suon pien di spavento,<br> + Per cui tremavan amendue le sponde;<br> + Non altrimenti fatto che d'un vento<br> + Impetuoso per gli avversi ardorì,<br> + Che fier la selva e senza alcun rattento<br> + Li rami schianta, abbatte e porta i fiori:<br> + Dinanzi polveroso va superbo,<br> + E fa fuggir le fiere e gli pastorì</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" +name="footnote67"><b>Note 67: </b></a><a href="#footnotetag67"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E non fe' motto a noi, ma fe' sembiante<br> + D'uomo cui altra cura stringa e morda<br> + Che quella di colui che gli è davante.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" +name="footnote68"><b>Note 68: </b></a><a href="#footnotetag68"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E veggio ad ogni man grande campagna,<br> + Piena di duolo e di tormento rio</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>L'imagination du poëte lui rappelle les plaines d'Arles, ou était un +grand nombre de tombeaux célèbres par des traditions fabuleuses, et les +environs de Pola, ville d'Istrie, qu'entouraient aussi de nombreuses +sépultures; c'est ainsi que se présente à ses yeux cette triste +campagne, mais avec un aspect plus terrible. Elle est toute remplie de +tombeaux séparés par des flammes qui les brûlent et les rougissent, +comme la fournaise rougit le fer. Leurs couvercles étaient levés, et il +en sortait des gémissements qui paraissaient arrachés par les plus +horribles souffrances. Virgile passe par un sentier étroit entre les +tombes enflammées et le mur de la cité<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a> +<a href="#footnote69"><sup class="sml">69</sup></a>. Dante le suit; il apprend +que les malheureux enfermés dans ces tombeaux sont les hérésiarques; il +serait plus juste de dire les incrédules, car une partie de ce vaste +cimetière renferme Épicure et tous ses sectateurs, qui font mourir l'âme +avec le corps<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a> +<a href="#footnote70"><sup class="sml">70</sup></a>. Dante témoignait à Virgile le désir de voir quelques +uns de ces infortunés, lorsque la voix de l'un d'eux se fait entendre. +«O Toscan, dit cette voix, toi qui parcours vivant la cité du feu, en +parlant avec tant de sagesse, reste dans ce lieu, je te prie; ton +langage atteste que tu es né dans cette noble patrie, qui n'eut +peut-être que trop à se plaindre de moi». C'était <i>Farinata degli +Uberti</i> qui s'était levé dans son tombeau, où on le voyait jusqu'à la +ceinture. La poitrine et la tête élevées, il semblait témoigner pour +l'Enfer un grand mépris. <i>Farinata</i> avait été Gibelin dans le temps que +Dante et sa famille étaient Guelfes; il passait de son vivant pour un +esprit fort, ne croyait point à une autre vie, et en concluait que +pendant celle-ci il fallait ne songer qu'à jouir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" +name="footnote69"><b>Note 69: </b></a><a href="#footnotetag69"> +(retour) </a> C. X.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" +name="footnote70"><b>Note 70: </b></a><a href="#footnotetag70"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Suo cimitero da questa parte hanno<br> + Con Epicuro tutti i suoi seguaci<br> + Che l'anima col corpo morta fanno.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Tandis que Dante et lui, après s'être reconnus, se parlent avec quelque +aigreur, une autre ombre se lève d'un tombeau voisin, regarde alentour +du poëte, comme pour voir si quelqu'un est avec lui, et voyant qu'il n'y +a personne, elle lui dit en pleurant: «Si c'est l'élévation de ton génie +qui t'a fait pénétrer dans cette sombre prison, où est mon fils, et +pourquoi n'est-il pas avec toi»? Dante le reconnaît à ces paroles et au +genre de son supplice pour <i>Cavalcante Cavalcanti</i>, père de son ami +<i>Guido</i>, et qui avait eu la réputation d'un épicurien et d'un athée. +Dante parle, dans sa réponse, de <i>Guido Cavalcanti</i> comme de quelqu'un +qui n'est plus. Comment, reprend son père, est-ce qu'il a perdu la vie? +est-ce que ses yeux ne jouissent plus de la douce lumière? Il s'aperçoit +que Dante hésite à répondre; il retombe dans son sépulcre, et ne +reparaît plus<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a> +<a href="#footnote71"><sup class="sml">71</sup></a>. Voilà encore une de ces beautés fortes et neuves qui +n'avaient point de modèle avant notre poëte, et qui sont à jamais dignes +d'en servir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" +name="footnote71"><b>Note 71: </b></a><a href="#footnotetag71"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quando s'accorse d'alcuna dimora<br> + Ch'io faceva dinanzi alla riposta,<br> + Supin ricadde e più non parve fuora.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Avant de sortir de cette enceinte, Dante apprend de <i>Farinata</i> que +l'empereur Frédéric II et le cardinal Ubaldini sont dans deux tombeaux +voisins. Frédéric ne fut cependant point hérésiarque, mais en querelle +ouverte avec les papes, et excommunié par eux; ce qui n'est pas +tout-à-fait la même chose. Quant au cardinal, c'était, dit Landino dans +son commentaire sur ce vers, un homme d'un grand mérite et d'un grand +courage, mais qui avait les mœurs d'un tyran plutôt que d'un prêtre; il +était Gibelin, et ne se faisait point scrupule d'aider ce parti aux +dépens de l'autorité pontificale. Les Gibelins l'ayant payé +d'ingratitude, il dit naïvement que cependant <i>s'il avait une âme</i>, il +l'avait perdue pour eux. Ce propos marquait sur la nature de l'âme une +opinion peu canonique, et qu'il n'est pas séant d'avouer en habit de +cardinal.</p> + +<p>Au centre de tous ces tombeaux<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a> +<a href="#footnote72"><sup class="sml">72</sup></a>, dont le dernier est celui d'un pape, +Anastase II, des pierres brisées forment l'ouverture d'un profond abîme, +d'où sort une vapeur empestée. Les deux poëtes arrivent au bord, et +Virgile explique au Dante ce que contient cet abîme. Il est divisé dans +sa profondeur en trois cercles, tels que ceux qu'ils ont déjà parcourus, +mais où les crimes sont plus grands et les peines plus cruelles. Tout +mal se fait ou par violence ou par fraude. La fraude étant le vice +propre à la nature de l'homme<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a> +<a href="#footnote73"><sup class="sml">73</sup></a>, déplaît le plus à Dieu; les traîtres +sont donc jetés dans le cercle inférieur pour y éprouver plus de +tourments. Dans le premier des trois cercles c'est la violence qui est +punie, et dans trois divisions différentes de ce cercle, selon les trois +sortes de violence, selon que par ce vice on a offensé Dieu, soi-même ou +le prochain. On offense le prochain par la ruine, l'incendie ou +l'homicide; on s'offense soi-même en portant sur soi une main violente, +en dissipant et perdant au jeu tout son bien; on offense Dieu en le +blasphémant, en outrageant la nature, en méconnaissant sa bonté. Les +homicides, les incendiaires et les brigands sont tourmentés dans la +première des trois divisions; les suicides et les prodigues de leur +propre bien, dans la seconde; les blasphémateurs, les hommes coupables +du vice contre nature et les usuriers<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a> +<a href="#footnote74"><sup class="sml">74</sup></a>, dans la troisième.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" +name="footnote72"><b>Note 72: </b></a><a href="#footnotetag72"> +(retour) </a> C. XI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" +name="footnote73"><b>Note 73: </b></a><a href="#footnotetag73"> +(retour) </a> Parce qu'elle consiste, non dans l'abus des forces qui lui +sont communes avec les autres animaux, mais dans l'abus de +l'intelligence et de la raison, qualités qui lui sont propres. +(<span class="sc">Venturi</span>.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" +name="footnote74"><b>Note 74: </b></a><a href="#footnotetag74"> +(retour) </a> Le texte dit: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E però la minor giron suggella<br> + Del segno suo e Sodomma e Caorsa</i>. +</div></div> + +On n'entend que trop bien ce que signifie le nom de cette ville de +Palestine: quant à celui de Cahors, on l'explique en disant que cette +ville de Guienne était alors un repaire d'usuriers, et que le poëte la +nomme ici pour signifier l'usure. Du Cange, dans son glossaire de la +basse latinité, lui donne en effet cette signification au mot +<i>Caorcini</i>. Boccace dit, dans son commentaire sur ce vers, en parlant du +penchant général des habitants de Cahors pour l'usure, et de l'ardeur +avec laquelle ils l'exerçaient: <i>Per ta qual cosa è tanto questo lor +miserabile esercizio divulgato, e massimamente appo noi, che come l'huom +dice d'alcuno, egli è Caorsino, così s'intende che egli sia usurajo</i>.</blockquote> + +<p>La fraude s'exerce ou contre l'homme qui se fie à nous, ou contre celui +qui n'a pas cette confiance. Les hypocrites, les faussaires, les +simoniaques, etc. sont tous dans cette dernière classe de criminels, et +sont punis dans différentes divisions du second cercle. Les traîtres ou +ceux qui ont trahi la confiance et l'amitié occupent seuls le troisième +cercle, qui est le neuvième et dernier de tout l'enfer. Tel est le +formidable espace qui leur reste à franchir.</p> + +<p>Dante, avant de s'y engager, fait quelques questions à son guide. +Pourquoi, lui demande-t-il, les criminels qu'ils ont vus jusqu'à +présent, les paresseux, les voluptueux et les autres, sont-ils moins +cruellement punis que ces derniers coupables? Virgile répond en lui +rappelant la distinction que la morale établit entre l'incontinence, la +méchanceté et la férocité brutale, trois vices que le ciel réprouve, +mais dont le premier l'offense moins que les deux autres. Cette +distinction est dans la morale d'Aristote<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a> +<a href="#footnote75"><sup class="sml">75</sup></a>, ce qui prouve que +l'étude de ce philosophe était familière à notre poëte<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a> +<a href="#footnote76"><sup class="sml">76</sup></a>. Pourquoi, +demande-t-il encore, l'usure est-elle mise au rang des actes de violence +qui outragent Dieu et la nature? Virgile prend sa réponse dans la +philosophie générale, dans la physique d'Aristote et dans la Genèse. +Mettant à part la singularité de cette dernière citation, dans la bouche +de celui qui la fait, son explication, un peu obscure, est, dans sa +première partie surtout, pleine de force et de dignité. «La philosophie, +dit-il, apprend en plus d'un endroit à ceux qui s'y appliquent que la +Nature tire sa source de la divine intelligence et de son art<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a> +<a href="#footnote77"><sup class="sml">77</sup></a>. +Rappelle-toi bien ta physique<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a> +<a href="#footnote78"><sup class="sml">78</sup></a>; tu y trouveras que votre art, à vous +autres mortels, suit autant qu'il le peut la Nature, comme le disciple +suit son maître: votre art est donc, pour ainsi dire, le petit-fils de +Dieu. Souviens-toi encore que, selon la Genèse, c'est de la Nature et de +l'Art que l'homme, dès le commencement, dut tirer sa vie, et ensuite ses +progrès<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a> +<a href="#footnote79"><sup class="sml">79</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" +name="footnote75"><b>Note 75: </b></a><a href="#footnotetag75"> +(retour) </a> Au commencement du septième livre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" +name="footnote76"><b>Note 76: </b></a><a href="#footnotetag76"> +(retour) </a> L'expression dont se sert Virgile fait voir combien le +Dante avait particulièrement étudié ce traité de morale. Il ne nomme +point, il ne désigne même pas Aristote; il dit simplement: Ne te +rappelles-tu pas la manière dont <i>ta morale</i> traite des trois +dispositions que le ciel réprouve? + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Non ti rimembra di quelle parole<br> + Con le quai la tua etica pertratta<br> + Le tre disposizion che'l ciel non vuole</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" +name="footnote77"><b>Note 77: </b></a><a href="#footnotetag77"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Filosofia, mi disse, a chi l'attende,<br> + Nota, non pure in una sola parte,<br> + Come natura lo suo corso prende<br> + Dal divino intelletto, e da sua arte</i>. +</div></div> + +<p>Il distingue ici, à la manière de Platon et des théologiens, les idées +divines qui sont éternelles, et l'opération ou la volonté qu'il nomme +art, et dont il fait le prototype de l'art humain.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" +name="footnote78"><b>Note 78: </b></a><a href="#footnotetag78"> +(retour) </a> Virgile dit encore ici <i>la tua fisica</i>, pour la physique +d'Aristote, dans laquelle on trouve en effet au second livre, et par +conséquent, comme dit le texte, <i>non dopo molte carte</i>, cette +comparaison de l'art humain, qui suit la nature, avec le disciple qui +suit son maître. Dante ne pouvait pas faire une profession plus ouverte +d'aristotélisme, et il était en même temps Platonicien.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" +name="footnote79"><b>Note 79: </b></a><a href="#footnotetag79"> +(retour) </a> Ce n'est qu'implicitement que la Genèse dit cela. Le +Paradis terrestre fut donné à l'homme <i>ut operaretur et custodiret +illum</i>. Gen. II. 15. Après l'en avoir chassé, Dieu lui dit: <i>In sudore +vultûs tui vesceris</i>. Gen. III. 19. Cela suffit au poëte pour y voir que +Dieu destina la nature et ses productions aux besoins de l'homme; mais +que l'homme dut employer l'art ou le travail, pour en tirer sa +subsistance, et les progrès de la société. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Da queste</i> (la nature et l'art), <i>se tu ti rechi a mente<br> + Lo Genesi, dal principio convene<br> + Prender sua vita ed avanzar la gente</i>. +</div></div> + +<p>Cela eût été très bon dans la bouche de Dante lui-même: il ne s'est pas +aperçu de l'inconvenance que cette citation de la Genèse avait dans +celle de Virgile.</p></blockquote> + +<p>Or, l'usurier tient une route contraire; il méprise et la Nature et +l'Art, puisqu'il met ailleurs toute son espérance.</p> + +<p>Ces explications finies, les deux voyageurs s'avancent vers le premier +de ces trois cercles redoutables. Le monstre qui garde l'entrée du +premier cercle est le Minotaure<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a> +<a href="#footnote80"><sup class="sml">80</sup></a>, et une foule de Centaures armés de +flèches errent au bas des rochers, dans l'intérieur du cercle, sur les +bords d'un fleuve de sang. Les commentateurs disent, avec assez +d'apparence, que Dante a voulu désigner par ces monstres moitié bêtes et +moitié hommes, la férocité brutale des hommes livrés à la violence qui +sont punis dans ce cercle de l'Enfer. Il descend, avec son guide, de +pointe en pointe de rochers, et arrive enfin au bord de ce fleuve de +sang bouillant, où des damnés plongés jusqu'aux yeux jettent des cris +horribles. Ici, leur dit un des Centaures, sont punis les tyrans qui ont +versé le sang et envahi la fortune des hommes<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a> +<a href="#footnote81"><sup class="sml">81</sup></a>, et il leur en nomme +plusieurs, tant anciens que modernes, Alexandre, le cruel Denys de +Sicile, Azzolino, Obizzo d'Est<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a> +<a href="#footnote82"><sup class="sml">82</sup></a> et d'autres encore, parmi lesquels +Dante se garde bien d'oublier Attila.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" +name="footnote80"><b>Note 80: </b></a><a href="#footnotetag80"> +(retour) </a> C. XII. Le poëte appelle énergiquement ce monstre +l'<i>Infamia di Creti</i>. On s'apercevra que dans ce chant, comme dans +quelques autres, je passe sous silence beaucoup de détails, dont +plusieurs cependant ont dans l'original un grand mérite poétique; mais +j'ai dû me borner à ce qui est nécessaire pour saisir le fil de l'action +et indiquer les principales beautés du poëme. En me prescrivant de faire +une analyse très-rapide, j'ai encore à craindre de l'avoir faite +beaucoup trop longue.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" +name="footnote81"><b>Note 81: </b></a><a href="#footnotetag81"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E'l gran Centauro disse: ei son tiranni<br> + Che dier nel sangue e nell' aver di piglio:<br> + Quivi si piangon gli spielati danni</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" +name="footnote82"><b>Note 82: </b></a><a href="#footnotetag82"> +(retour) </a> Denys de Syracuse, Azzolino, nommé plus communément +Eccelino, tyran de Padoue, Obizzo d'Est, marquis de Ferrare et de la +Marche d'Ancône, tyran cruel et rapace, ne font ici aucune difficulté: +il n'y en a que sur Alexandre. Vellutello le premier, ensuite Daniello, +et plus récemment Venturi, ont prétendu dans leurs commentaires que ce +tyran était Alexandre de Phère; Landino et les autres premiers +commentateurs avaient établi que c'était Alexandre surnommé le Grand, et +le père Lombardi a embrassé leur opinion. D'après Justin, qui raconte +des traits nombreux de cruauté exercés par ce conquérant, sur ses +parents et ses plus intimes amis, et d'après l'énergique expression de +Lucain, qui l'appelle <i>felix prœdo</i>, Pharsale, X. 21, on peut, dit-il, +le placer avec justice parmi les tyrans <i>che dier nel sangue e nell' +aver di piglio</i>. Le nom d'Alexandre seul, et sans autre désignation, dit +assez l'intention du poëte; et l'omission qu'il a faite de lui parmi les +grandes âmes, <i>Spiriti magni</i>, qu'il place dans les Limbes, prouve qu'il +le réservait pour ce lieu de supplices.</blockquote> + +<p>Le centaure transporte ensuite les deux poëtes sur sa croupe de l'autre +côté du fleuve, où ils trouvent un bois épais qui n'est percé d'aucune +route, planté d'arbres à feuilles noires, dont les branches tortueuses +portent au lieu de fruits, des épines et des poisons<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a> +<a href="#footnote83"><sup class="sml">83</sup></a>. Les harpies, +dont notre poëte trace le hideux portrait d'après celui qu'en a fait +Virgile, habitent ce bois affreux; il entend de toutes parts des +gémissements, et ne voit point ceux qui les poussent. Son maître lui dit +d'arracher une branche de quelqu'un de ces arbres; au moment où il lui +obéit, une voix sort du tronc de l'arbre, et s'écrie: Pourquoi +m'arraches-tu? Un sang noir coule de la branche, et la voix continue: +Pourquoi me déchires-tu? n'as-tu donc aucun sentiment de pitié? Nous +fûmes autrefois des hommes, et nous sommes devenus des arbres; ta main +devrait être moins cruelle, quand nos âmes eussent animé des +serpents<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a> +<a href="#footnote84"><sup class="sml">84</sup></a>». Cette fiction est, comme on voit, imitée de Virgile, et +le fut ensuite par le Tasse. Le poëte continue: «Comme un tison de bois +vert brûlé par un de ses bouts gémit par l'autre, lorsque l'air s'en +échappe avec bruit, ainsi des paroles et du sang sortaient à la fois de +ce tronc d'arbre. Dante laisse tomber sa branche, et reste comme un +homme frappé de crainte. «Je suis, reprend l'arbre, celui qui possédait +le cœur et toute la confiance de Frédéric. La vile courtisane qui ne +détourna jamais ses yeux lascifs de la cour de César, la peste commune +et le vice de toutes les cours<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a> +<a href="#footnote85"><sup class="sml">85</sup></a>, enflamma contre moi des âmes +envieuses qui enflammèrent celle de l'empereur. Mes honneurs furent +changés en deuil. Je voulus échapper par la mort à l'infortune; ami de +la justice, je fus injuste envers moi. Je le jure par les racines de ce +tronc que j'habite; je ne manquai jamais à la foi que je devais à mon +maître. Si quelqu'un de vous retourne sur la terre, je le conjure de +prendre soin de ma mémoire encore abattue sous les coups que lui porta +l'envie». On reconnaît ici Pierre des Vignes, chancelier de Frédéric +II<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a> +<a href="#footnote86"><sup class="sml">86</sup></a>. Ce bois est donc le lieu où sont punies les âmes des suicides ou +de ceux qui ont été violents envers eux-mêmes. Celle du malheureux +chancelier explique aux deux poëtes d'une manière curieuse, mais qu'il +serait trop long de rapporter, comment elles y sont précipités, et ce +qu'elles feront de leurs corps après le dernier jugement. D'autres +suicides moins célèbres, mais qui l'étaient peut-être alors, occupent +avec moins d'intérêt le reste de cette scène.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" +name="footnote83"><b>Note 83: </b></a><a href="#footnotetag83"> +(retour) </a> C. XIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" +name="footnote84"><b>Note 84: </b></a><a href="#footnotetag84"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi:<br> + Ben dovrebb' esser la tua man più pia,<br> + Se state fossim' anime di serpi</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" +name="footnote85"><b>Note 85: </b></a><a href="#footnotetag85"> +(retour) </a> Pour caractériser plus fortement l'envie, poison des +cours, Le Dante n'a pas craint d'employer les termes de <i>meretrice</i> et +d'<i>occhi putti</i> dont aucun poëte n'oserait peut-être se servir +aujourd'hui dans le style noble. Mais que gagne-t-on avec cette +délicatesse? ces quatre vers en sont-ils moins beaux? + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>La meretrice che mai dall' ospizio<br> + Di Cesare non torse gli occhi putti,<br> + Morte commune e delle corti vizio<br> + Infiammò contra me gli animi tutti</i>, etc. +</div></div> + +Tout ce morceau, où le pathétique est joint à la force, est d'une grande +beauté.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" +name="footnote86"><b>Note 86: </b></a><a href="#footnotetag86"> +(retour) </a> Voy. ce que nous avons dit de lui, t. I, pages 338 et +345.</blockquote> + +<p>Celle qui la suit est toute différente. En avançant vers le centre du +cercle, on passe de ce bois dans une plaine déserte qui en forme la +troisième division<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a> +<a href="#footnote87"><sup class="sml">87</sup></a>; elle est remplie d'un sable sec, épais et +brûlant, et couverte d'ombres nues qui pleurent misérablement, et qui +souffrent dans diverses postures. Les unes gisent à la renverse sur le +sable, d'autres sont assises, et d'autres marchent sans repos. De larges +flocons de feu pleuvent lentement sur toute cette plaine, comme la neige +tombe sur les Alpes quand elle n'est pas poussée par le vent. «Telle que +dans les plaines brûlantes de l'Inde Alexandre vit tomber sur ses +troupes des flammes qui, même à terre, ne perdirent point leur +solidité<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a> +<a href="#footnote88"><sup class="sml">88</sup></a>, telle descendait cette pluie d'un feu éternel. Le sable en +la recevant s'enflammait, comme l'amorce sous les coups de la pierre, +pour redoubler la rigueur des supplices».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" +name="footnote87"><b>Note 87: </b></a><a href="#footnotetag87"> +(retour) </a> C. XIV.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" +name="footnote88"><b>Note 88: </b></a><a href="#footnotetag88"> +(retour) </a> Ceci n'est raconté ni dans Quinte-Curce, ni dans Justin, +ni dans Plutarque, mais se trouve dans une lettre supposée d'Alexandre à +Aristote.</blockquote> + +<p>Là sont tourmentés ceux qui ont été violents contre Dieu. Au milieu +d'eux est Capanée, qui dans son attitude et dans ses discours conserve +son caractère indomptable, et ne paraît s'apercevoir ni du sable brûlant +ni de la pluie enflammée. Un ruisseau de sang sort de la forêt, et se +perd dans la plaine de sable; les flammes qui y tombent s'amortissent. +Virgile interrogé par le Dante donne à ce ruisseau une explication +mystérieuse. Au milieu de l'île de Crète, dans les flancs du mont Ida, +est l'immense statue d'un vieillard. Sa tête est d'or pur, sa poitrine +et ses bras d'argent; le reste du tronc est d'airain, et les extrémités +sont de fer, à l'exception du pied sur lequel il s'appuie, et qui est +d'argile. Ce vieillard est le Temps. Toutes les parties de son corps, +excepté la tête, ont des ouvertures, d'où coulent des larmes qui +filtrent jusqu'au centre de la terre, forment les fleuves des Enfers, +l'Achéron, le Styx, le Phlégéton et, jusqu'au plus profond du gouffre, +se réunissent dans le Cocyte, le plus terrible de tous. Cette grande +image, poétiquement rendue, couvre des allégories que tous les +commentateurs depuis Boccace ont très-amplement expliquées, mais où il +vaut peut-être mieux ne voir que ce qui y est, c'est-à-dire, une idée un +peu gigantesque, mais poétique du Temps, des quatre âges du monde et des +maux qui ont fait pleurer la race humaine dans chacun de ces âges, +excepté dans le premier, à qui la poésie de tous les autres siècles et +les regrets de tous les hommes ont donné le nom d'âge d'or. Cette idée +des fleuves de l'Enfer nés des larmes de tous les hommes porte à l'âme +une émotion mélancolique où se combinent les deux grands ressorts de la +tragédie, la terreur et la pitié.</p> + +<p>Ce ruisseau<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a> +<a href="#footnote89"><sup class="sml">89</sup></a> coule entre deux bords élevés comme les digues qui +mettent la Flandre à l'abri de la mer, ou comme celles qui garantissent +Padoue des inondations de la Brenta. Dante marchait sur l'un de ces +bords; il voit sur le sable enflammé un grand nombre d'âmes qui le +regardent d'en bas avec des yeux faibles et tremblants. L'une d'elles +l'arrête par sa robe, et s'écrie en le reconnaissant. Il la reconnaît +aussi malgré sa face noire et brûlée. Il se baisse, et mettant la main +sur son visage: Est-ce vous, lui dit-il, <i>Brunetto Latini</i>? C'était lui +en effet que, malgré tout son savoir, un vice honteux et qui outrage la +Nature avait précipité dans ce lieu de douleurs.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" +name="footnote89"><b>Note 89: </b></a><a href="#footnotetag89"> +(retour) </a> C. XV.</blockquote> + +<p>Dante, qui ne peut ni s'arrêter ni descendre auprès de <i>Brunetto</i>, +marche courbé vers lui pour l'entendre, dans l'attitude du respect. «Si +tu suis ta destinée, lui dit son ancien maître<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a> +<a href="#footnote90"><sup class="sml">90</sup></a>, tu ne peux +qu'arriver glorieusement au port. Je m'en suis convaincu quand je +jouissais de la vie; et si je n'étais mort avant le temps, voyant que +le ciel t'avait si heureusement doué, je t'aurais encouragé à suivre ta +carrière. Un peuple ingrat et méchant paiera tes bienfaits de sa haine, +et cela est juste, car des fruits doux ne peuvent prospérer parmi des +arbustes sauvages. Peuple avare, envieux et superbe! Ô mon fils, ne +te laisse jamais souiller par ses mœurs. La Fortune te réserve l'honneur +d'être appelé par les deux partis; mais tu t'éloigneras de tous deux». +Dante lui répond toujours avec la même tendresse. «Si mes vœux étaient +accomplis, vous ne seriez point encore banni du sein de la Nature +humaine; je conserve empreinte dans mon cœur, et je contemple en ce +moment avec tristesse votre bonne et chère image, et cet air paternel +que vous aviez dans le monde quand vous m'enseigniez chaque jour comment +l'homme peut se rendre immortel. Tandis que je vivrai, je veux que ma +langue exprime la reconnaissance que je vous dois». Il n'y a rien dans +aucun poëme de plus profondément senti, ni de mieux exprimé. Si l'on +reconnaît, dans ce qui précède cette belle réponse, le ressentiment que +le Dante conservait contre son ingrate patrie, on reconnaît aussi dans +cette réponse même que son âme s'ouvrait facilement aux affections +douces, et que son style se pliait naturellement à les rendre. Ce poëte +terrible est, toutes les fois que son sujet le comporte ou l'exige, le +poëte le plus sensible et le plus touchant<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a> +<a href="#footnote91"><sup class="sml">91</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" +name="footnote90"><b>Note 90: </b></a><a href="#footnotetag90"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Se tu segui tua stella</i>, etc. +</div></div> + +J'ai cité ces vers dans le chapitre précédent, t. I, pag. 425, note(1): +ils font allusion à l'horoscope que <i>Brunetto Latini</i> avait tiré de la +conjonction des astres, à la naissance du Dante.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" +name="footnote91"><b>Note 91: </b></a><a href="#footnotetag91"> +(retour) </a> Fort bien; mais il fallait commencer par ne point placer +son cher maître dans cette exécrable catégorie de pécheurs. La +dépravation des mœurs, sur ce point, était-elle donc alors assez +générale pour expliquer cette disparate choquante?</blockquote> + +<p>Reprenant ensuite son caractère ferme et élevé, il ajoute qu'il est +préparé à tous les coups du sort; que ces prédictions ne sont point +nouvelles pour lui, et que pourvu que sa conscience ne lui fasse aucun +reproche, la Fortune peut faire, comme elle voudra, tourner sa roue. +Puis il demande à <i>Brunetto</i> les principaux noms de ceux qui, pour le +même péché, souffrent avec lui les mêmes peines. Ils sont trop nombreux, +lui répond son maître, et il faudrait pour cela trop de temps. Apprends, +en peu de mots, que ce sont tous des gens d'église, de grands +littérateurs, des hommes célèbres. Il nomme Priscien, François Accurce, +et indique un certain évêque de Florence<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a> +<a href="#footnote92"><sup class="sml">92</sup></a> qui s'était souillé de ce +crime, et que le <i>serviteur des serviteurs de Dieu</i>, c'est l'expression +dont se sert ici le poëte, se borna à le transférer au siége épiscopal +de Vicence où il mourut<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a> +<a href="#footnote93"><sup class="sml">93</sup></a>. Enfin, après lui avoir recommandé son +<i>Trésor</i>, ouvrage qu'il regardait comme son plus beau titre de gloire, +il le quitte et s'éloigne rapidement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" +name="footnote92"><b>Note 92: </b></a><a href="#footnotetag92"> +(retour) </a> + <i>Andrea de' Mozzi</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" +name="footnote93"><b>Note 93: </b></a><a href="#footnotetag93"> +(retour) </a> + Il dit cela brièvement et poétiquement, en mettant le nom +des rivières qui passent à Florence et à Vicence, au lieu du nom de ces +deux villes. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che dal servo de' servi<br> + Fa trasmutato d'Arno in Bacchiglione</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dante est encore arrêté par les ombres de trois guerriers florentins<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a> +<a href="#footnote94"><sup class="sml">94</sup></a> +punis pour le même vice, sans doute très-connus alors, mais qui ne sont +aujourd'hui d'aucun intérêt, et avec lesquels il s'entretient quelque +temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur +habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout-à-fait sorties, +comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui +répondre, lève la tête, et s'adressant à sa patrie elle-même, il lui +crie: «Ô Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont +produit en toi tant d'orgueil et des passions si démesurées que tu +commences à t'en plaindre». On voit qu'il ne perd aucune occasion +d'exhaler ses ressentiments, ou plutôt qu'il en fait naître à chaque +instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il eût +existé pour lui un art et des règles, on pourrait l'accuser d'y avoir +manqué en plaçant ainsi à la fin la plus faible partie d'un de ses +tableaux; mais il marchait sans guide et sans théorie dans un monde +inconnu et dans un art nouveau. Son plan général est tout ce qui +l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la règle des +convenances et des proportions. Il songe enfin à sortir de ce septième +cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" +name="footnote94"><b>Note 94: </b></a><a href="#footnotetag94"> +(retour) </a> C. XVI. L'un des trois est <i>Guidoguerra</i>, l'autre +<i>Tegghiajo Aldobrandi</i>, et le troisième, qui est celui qui parle dans +cet épisode, <i>Jacopo Rusticucci</i>, trois braves guerriers, connus dans ce +temps-là de tout Florence, dont on retrouve même les noms dans +l'histoire; mais dont le vice honteux suffirait pour obscurcir leur +gloire, s'ils en avaient acquis une durable. Dante dit du premier que + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>In sua vita<br> + Fece col senno assai e con la spada</i>; +</div></div> + +<p>vers dont le Tasse s'est souvenu quand il a dit de Godefroy, au +commencement de son poëme:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Molto egli oprò col senno e con la mano</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Le ruisseau, ou plutôt le fleuve du Phlégéton; qu'il côtoie toujours, +tombe dans le huitième cercle par une cascade si bruyante que l'oreille +en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la +suivre<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a> +<a href="#footnote95"><sup class="sml">95</sup></a>. Le poëte était ceint d'une corde, soit que ce fût la mode de +son temps, où l'on était vêtu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici +quelque sens allégorique sur lequel les interprètes ne sont pas +d'accord. Virgile la lui demande; il la détache, et la lui donne roulée +en peloton. Virgile la jette par un bout dans le précipice, et ils +attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin paraître quelque +chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les +destinées de son poëme<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a> +<a href="#footnote96"><sup class="sml">96</sup></a> qu'il a réellement vu cette figure sortir du +noir abîme. Elle nageait dans les ténèbres, et montait à l'aide de la +corde, comme un marin qui a plongé dans la mer pour dégager une ancre +embarrassée dans les rochers, et qui remonte en étendant les bras et +s'accrochant avec les pieds. «Voici, s'écrie Virgile<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a> +<a href="#footnote97"><sup class="sml">97</sup></a>, voici le +monstre à la queue acérée qui passe les monts, brise les murs et les +armes; voici celle qui empoisonne tout l'Univers». C'est la Fraude +personnifiée qui est annoncée ainsi, et qui sort du huitième cercle, où +tous les genres de fraude sont punis. Le monstre lève hors du précipice +sa tête et son buste, mais il y laisse pendre sa queue. Sa figure est +celle d'un homme juste et bon; son corps est celui d'un serpent; ses +deux bras, terminés en griffes, sont velus jusqu'aux aisselles. Son dos, +sa poitrine et ses flancs sont couverts de nœuds et de taches rondes, +d'autant de diverses couleurs que les tapis des Turcs et des Tartares, +et tissus avec tout l'art d'Arachné. «Comme les barques sont quelquefois +tirées en partie sur le rivage et encore en partie dans l'eau, ou comme +sur les bords du Danube, les castors se tiennent prêts à faire la guerre +aux poissons, ainsi cette bête exécrable se tenait sur les rochers qui +terminent la plaine de sable; sa queue entière s'agitait dans le vide, +et recourbait en haut la fourche venimeuse qui en arme la pointe comme +celle du scorpion».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" +name="footnote95"><b>Note 95: </b></a><a href="#footnotetag95"> +(retour) </a> Il y ici une fort belle comparaison du bruit que fait ce +torrent avec celui que le <i>Montone</i> fait entendre, quand, descendu des +Apennins, il se précipite vers la mer. Mais si je m'arrêtais dans cette +analyse à toutes les beautés poétiques, je ne la finirais jamais.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" +name="footnote96"><b>Note 96: </b></a><a href="#footnotetag96"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E per le note<br> + Di questa Commedia, lettor, ti giuro,<br> + S'elle non sien di lunga grazia vote, + Ch'io vidi</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" +name="footnote97"><b>Note 97: </b></a><a href="#footnotetag97"> +(retour) </a> C. XVII.</blockquote> + +<p>Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour +descendre, Dante visite les dernières extrémités du cercle. Les avares y +sont tourmentés, ils s'agitent sur le sable brûlant comme s'ils étaient +mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue +au cou. Dante ne reconnaît la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait +de satyre ingénieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs, +lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs +nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de +dénonciateur à l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux +vices à la fois. Cependant Virgile était déjà monté sur la croupe du +monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le +Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se +place devant son maître, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence +par reculer lentement comme une barque qui se détache du rivage, puis se +sentant comme à flot dans l'air épais, il se retourne et descend dans le +vide en nageant au milieu des ténèbres. Le poëte compare la crainte dont +il est saisi en se sentant descendre environné d'air de toutes parts, et +ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, à celle qu'éprouva +Phaëton quand il abandonna les rênes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre +ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et +descend. Dante ne s'aperçoit d'abord de l'espace qu'il traverse que par +le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est +frappé du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre; +bientôt il entend des plaintes et il aperçoit des feux qui lui annoncent +qu'il approche d'un nouveau séjour de tourments. Enfin Geryon arrive au +bas des rochers, les y dépose, et disparaît comme un trait. Cette +descente extraordinaire est peinte avec une effrayante vérité. On +partage les terreurs du poëte ainsi suspendu sur l'abîme, et l'on se +sent, pour ainsi dire, la tête tourner en le regardant descendre.</p> + +<p>Le huitième cercle où il arrive<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a> +<a href="#footnote98"><sup class="sml">98</sup></a> est d'une construction +particulière. C'est celui où les fourbes sont punis. Dante distingue dix +espèces de fraudes, et trouve le moyen de leur attribuer à toutes une +nuance différente de peines. Au centre du cercle est un puits large et +profond, et entre ce puits et le pied des rochers, le cercle se divise +en dix espaces ou fosses concentriques qui sont creusées de manière que, +dans chacune de ces fosses, est enfoncée une des dix classes de fourbes. +Enfin depuis l'extérieur du grand cercle jusqu'au puits qui est au +milieu, des rochers jetés d'une fosse à l'autre, servent de +communications et comme de ponts pour y passer. C'est à toute cette +enceinte; aussi bizarre que terrible, que le poëte a donné le nom de +<i>Malebolge</i> ou de <i>fosses maudites</i>. Dans la première de ces <i>bolges</i> ou +fosses, sont plongés les fourbes qui ont trompé les femmes ou pour leur +propre compte ou pour celui d'autrui. Partagés en deux files, ils +courent en sens contraire. Des démons, armés de grands fouets, les +battent cruellement et les forcent de courir sans cesse. Dante reconnaît +dans l'une de ces deux files <i>Caccia Nemico</i>, Bolonais, qui avait vendu +sa propre sœur au marquis de Ferrare<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a> +<a href="#footnote99"><sup class="sml">99</sup></a>; il apprend de lui qu'il n'est +pas à beaucoup près le seul de son pays qui soit là pour le même crime. +Un diable interrompt <i>Caccia Nemico</i>, et le fait courir à grands coups +de fouet. Le poëte va chercher plus loin un exemple de ceux qui ont +trompé des femmes pour eux-mêmes. C'est Jason, que son maître lui fait +reconnaître dans la seconde file, et qui, comme on voit, courait et +était fouetté depuis long-temps pour avoir trompé Hypsipyle et Médée. La +seconde fosse contient les flatteurs, ceux qui se sont rendus coupables +de la plus basse peut-être, mais aussi de la plus utile de toutes les +fraudes, l'adulation. Leur supplice est plus sale et plus dégoûtant +qu'il n'est permis de le dire; ils sont plongés tout entiers dans ce +qu'il y a de plus infect et de plus immonde; et si l'on ne peut en +vouloir au poëte pour les avoir placés dans un élément si digne d'eux, +on peut au moins lui reprocher une franchise d'expression que ne peut +accuser le manque de goût ni la grossièreté d'aucun siècle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" +name="footnote98"><b>Note 98: </b></a><a href="#footnotetag98"> +(retour) </a> C. XVIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" +name="footnote99"><b>Note 99: </b></a><a href="#footnotetag99"> +(retour) </a> <i>Obizzo du Este</i>, le même qu'il a compté ci-dessus parmi +les tyrans sanguinaires.</blockquote> + +<p>Les simoniaques remplissent la troisième fosse<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a> +<a href="#footnote100"><sup class="sml">100</sup></a>. Le poëte, avant de +la décrire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint +Pierre le pouvoir de conférer la grâce divine, et qui donna son nom à un +vice que l'on peut nommer ecclésiastique<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a> +<a href="#footnote101"><sup class="sml">101</sup></a>; il s'adresse en même +temps à ses misérables sectateurs, dont la rapacité prostitue à prix +d'or les choses de Dieu qui ne devraient être données qu'aux plus +dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la +trompette<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a> +<a href="#footnote102"><sup class="sml">102</sup></a>. Cela ressemble à une déclaration de guerre; et nous +l'allons voir joindre en effet corps à corps ceux qu'il regardait sans +doute comme les généraux ennemis, puisque, Gibelin déclaré, il était +exilé, ruiné, persécuté par le parti des Guelfes, dont les papes étaient +les chefs. Il marche à eux avec tant de fracas; il est si ingénieux et +si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'idée +de ce chant est une des premières qui s'était présentée à lui dans la +conception de son poëme, qui l'avait le plus engagé à l'entreprendre, et +qui était entrée le plus nécessairement dans son plan.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" +name="footnote100"><b>Note 100: </b></a><a href="#footnotetag100"> +(retour) </a> C. XIX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" +name="footnote101"><b>Note 101: </b></a><a href="#footnotetag101"> +(retour) </a> La simonie n'est autre chose que la vente ou la +transmission intéressée des emplois et des biens de l'Église.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" +name="footnote102"><b>Note 102: </b></a><a href="#footnotetag102"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Or convien che per voi suoni la tromba</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Le fond de cette fosse est divisé en trous enflammés, où les Simoniaques +sont plongés la tête la première; leurs jambes et leurs pieds tout en +feu paraissent seul au dehors, et font des mouvements qui leur sont +arrachés par la souffrance. Dante en remarque un dont les pieds +s'agitent avec plus de rapidité, il désire l'interroger. Virgile le fait +descendre presque au fond de la fosse en le soutenant le long du bord. +Là, il parle au malheureux damné en se courbant vers lui, comme le +confesseur se courbe vers le perfide assassin lorsqu'il subit son +supplice. Le damné, au lieu de répondre, lui dit: Est-ce toi Boniface? +es-tu déjà las de t'enrichir, de tromper et d'avilir l'église? Le poëte +surpris n'entend rien à ce langage. Quand le malheureux voit qu'il s'est +trompé, ses pieds s'agitent avec plus de force; il soupire et d'une voix +plaintive, il avoue qu'il est le pape Nicolas III, de la maison des +Ursins, qui ne songea qu'a amasser des trésors pour lui et pour son +avide famille. Au-dessous de sa tête sont enfoncés ceux de ses +prédécesseurs qui ont été coupables du même crime. Il y tombera lui-même +quand ce Boniface VIII qu'il attend sera venu; mais Boniface n'agitera +pas long-temps ses pieds hors de ce trou brûlant; après lui viendra de +l'occident un pasteur sans foi et sans loi, qui les enfoncera et les +couvrira tous deux, Boniface et lui. Il désigne ainsi Clément V, que fit +nommer le roi de France Philippe-le-Bel<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a> +<a href="#footnote103"><sup class="sml">103</sup></a>. Ce trait satirique est +aussi piquant et aussi nouveau que hardi. On doit se rappeler que Dante +en commençant son poëme feint que c'est l'année même de la révolution du +siècle, ou en 1300, qu'il eut la vision qui en est le sujet. Nicolas III +était mort vingt ans auparavant<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a> +<a href="#footnote104"><sup class="sml">104</sup></a>, et Boniface VIII, mort en 1303, +n'attendit en effet que onze ans, dans ce trou brûlant, Clément V. +Pouvait-on représenter plus vivement la simonie successive de ces trois +papes? Mais furent-ils en effet tous trois simoniaques? Voyez +l'histoire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" +name="footnote103"><b>Note 103: </b></a><a href="#footnotetag103"> +(retour) </a> Voy. sur cette élection, ci-après, chap. XI, vers le +commencement.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" +name="footnote104"><b>Note 104: </b></a><a href="#footnotetag104"> +(retour) </a> En 1280.</blockquote> + +<p>Le poëte une fois en verve sur ce sujet fécond, n'en reste pas là. Il +interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de +St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. «Certes, il ne +lui demanda rien; il ne lui dit que ces mots: Suis-moi. Ni Pierre, ni +les autres, ne demandèrent à Mathias de l'or ou de l'argent, quand il +fut élu à la place du traître Judas. Tu es donc justement puni. Garde +bien maintenant ces trésors qui te rendaient si fier. Et si je n'étais +retenu par un vieux respect pour la thiare<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a> +<a href="#footnote105"><sup class="sml">105</sup></a>, je vous ferais encore +des reproches plus graves. Votre avarice corrompt le monde entier, foule +les bons, élève les méchants. C'est vous, pasteurs iniques, que +l'évangéliste avait en vue, quand il voyait celle qui était assise sur +les eaux se prostituer aux rois. Vous vous êtes fait des dieux d'or et +d'argent; et quelle différence y a-t-il entre vous et l'idolâtre, si non +qu'il en adore un, et vous cent<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a> +<a href="#footnote106"><sup class="sml">106</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" +name="footnote105"><b>Note 105: </b></a><a href="#footnotetag105"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E se non fosse ch'ancor lo mi vieta<br> + La riverenza delle somme chiavi</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" +name="footnote106"><b>Note 106: </b></a><a href="#footnotetag106"> +(retour) </a> Le père Lombardi me paraît expliquer cela mieux que les +autres interprètes. Selon lui, <i>un</i> et <i>cent</i> sont ici des nombres +déterminés pour des nombres indéterminés, et marquant seulement la +proportion qu'il y a entre cent et un. C'est comme si le Dante disait: +quelque nombre d'idoles ou de dieux qu'adorassent les idolâtres, vous en +adorez cent fois plus. Il est difficile autrement d'entendre comment les +idolâtres, c'est-à-dire, les polythéistes n'adoraient qu'un seul dieu.</blockquote> + +<p>Ah! Constantin! que de maux a produits, non ta conversion, mais la dot +dont tu fus le premier à enrichir le chef de l'Église<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a> +<a href="#footnote107"><sup class="sml">107</sup></a>». A ce +discours, Nicolas III, soit colère, soit remords, agitait ses pieds avec +plus de violence. Dante le quitte enfin; Virgile le prend dans ses bras +et le fait remonter sur le bord d'où ils étaient descendus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" +name="footnote107"><b>Note 107: </b></a><a href="#footnotetag107"> +(retour) </a> Au temps du Dante, on croyait encore à la donation de +Constantin.</blockquote> + +<p>Si cette virulente sortie scandalise des âmes timorées, dont tout le +monde connaît le zèle aussi désintéressé et surtout aussi charitable que +sincère, il faut leur rappeler qu'il y a eu des papes plus traitables à +cet égard, et de meilleure composition que les papistes, puisqu'ils ont +accepté la dédicace de plusieurs éditions de la <i>Divine Comédie</i>, sans +exiger qu'on en retranchât un seul vers.</p> + +<p>La quatrième fosse<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a> +<a href="#footnote108"><sup class="sml">108</sup></a>, ou vallée à laquelle passent les deux poëtes, +renferme les prétendus devins. Leur supplice est assorti à leur crime. +Ils ont voulu, par des moyens coupables, pénétrer dans l'avenir: ils ont +maintenant la tête et le cou renversés, et leur visage tourné à +contre-sens, ne voit que derrière leurs épaules, qui sont inondées de +leurs larmes<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a> +<a href="#footnote109"><sup class="sml">109</sup></a>. Ce sont d'abord les devins de l'antiquité, +Amphiaraüs, Tiresias, Arons<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a> +<a href="#footnote110"><sup class="sml">110</sup></a>, et enfin la devineresse Manto. Dante +s'arrête à parler d'elle, ou plutôt à écouter ce que lui en dit Virgile, +qui ne paraissant que raconter son histoire, et les voyages qu'elle +avait faits avant de se fixer, pour exercer son art, aux lieux où fut +ensuite bâtie Mantoue, fait en effet l'histoire de la fondation de cette +ville, qu'il reconnaît pour sa patrie<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a> +<a href="#footnote111"><sup class="sml">111</sup></a>. Parmi les autres devins +antiques, Virgile lui montre encore Eurypyle qui partageait avec Calchas +les fonctions d'augure, dans le camp des Grecs, au siége de Troie<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a> +<a href="#footnote112"><sup class="sml">112</sup></a>. +Quelques devins modernes viennent ensuite, tels que Michel Scot, l'un +des astrologues de Frédéric II, <i>Guido Bonatti</i> de Forli, Asdent de +Parme, charlatans obscurs qui avaient sans doute alors de la réputation, +et quelques vieilles sorcières qu'heureusement le poëte ne nomme pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" +name="footnote108"><b>Note 108: </b></a><a href="#footnotetag108"> +(retour) </a> C. XX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" +name="footnote109"><b>Note 109: </b></a><a href="#footnotetag109"> +(retour) </a> Ce ne sont pas leurs épaules qui en sont baignées: le +teste dit tout simplement: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che'l pianto degli occhi<br> + Le natiche bagnava per lo fesso</i>. +</div></div> + +Mais il n'est pas permis en français d'être si naïf.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" +name="footnote110"><b>Note 110: </b></a><a href="#footnotetag110"> +(retour) </a> Devin qui habitait les carrières de marbre des montagnes +de Luni près de Carrare. Lucain a dit de lui, Pharsale, l. I, v. 586. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Aruns incoluit desertœ mœnia Lunœ</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" +name="footnote111"><b>Note 111: </b></a><a href="#footnotetag111"> +(retour) </a> Il n'était pourtant pas né dans cette ville même, mais +dans un village voisin appelé Andès: c'est ce qui a fait dire à Silius +Italicus, l. 8, + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Mantua musarum domus, atque ad sydera cantu.<br> + Erecta Andino</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" +name="footnote112"><b>Note 112: </b></a><a href="#footnotetag112"> +(retour) </a> Cet Eurypile est cité dans le discours du traître Simon, +quelques vers après qu'il a parlé de Calchas, Énéide, l. II, v. 114. Le +texte italien donne ici lieu à une observation. Dante fait dire à +Virgile: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E così'l canta.<br> + L'alta mia tragedia in alcun loco</i>. +</div></div> + +<p>Par cette haute tragédie, il entend son Énéide, conformément à l'idée +que Dante s'était faite des trois styles, tragique, comique et +élégiaque. C'est cette idée qui l'avait déterminé à donner à son poëme +le titre de Comédie. Cela confirme ce que j'en ai dit, t. I, p. 484.</p></blockquote> + +<p>Un autre pont le conduit à la cinquième vallée<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a> +<a href="#footnote113"><sup class="sml">113</sup></a>, où sont jetés dans +de la poix brûlante ceux qui ont fait un mauvais trafic et prévariqué +dans leurs emplois. Ici se trouve cette comparaison justement vantée où +il emploie poétiquement et en très-beaux vers, dans la description de +l'arsenal de Venise, un grand nombre d'expressions techniques. «Telle +que dans l'arsenal des Vénitiens, on voit pendant l'hiver bouillir la +poix tenace destinée à radouber leurs vaisseaux endommagés<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a> +<a href="#footnote114"><sup class="sml">114</sup></a>, et +hors d'état de tenir la mer; l'un remet à neuf son navire, l'autre +calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages: l'un +retravaille la proue, l'autre la poupe: celui-ci fait des rames, +celui-là tourne des cordages, un autre raccommode ou la misaine ou +l'artimon; telle bouillait dans ces profondeurs, non par l'ardeur du +feu, mais par un effet du pouvoir divin, une poix épaisse et gluante, +qui de toutes parts en enduisait les bords». Un diable noir, accourt les +ailes ouvertes, saute légèrement de rochers en rochers, et vient jeter +dans cette fosse un des Anciens de la république de Lucques, ville où, +s'il faut en croire le Dante, il était si commun de trafiquer des +emplois publics, que personne n'y était exempt de ce vice<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a> +<a href="#footnote115"><sup class="sml">115</sup></a>. Le damné +va au fond, et revient à la surface; mais tous les diables se moquent +de lui; il n'y a point là, lui disent-ils, de sainte Face<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a> +<a href="#footnote116"><sup class="sml">116</sup></a>, comme à +Lucques, pour le défendre; et quand il veut s'élever au-dessus de la +poix bouillante, ils l'y replongent avec de longs crocs dont ils sont +armés. Lorsque les voyageurs vont pour passer dans la vallée suivante, +une foule de ces diables armés de crocs se poste au bas du pont pour les +arrêter. Ici commence un long épisode où les diables trompent d'abord +les deux poëtes, leur font prendre un détour, sous prétexte que le pont +est rompu, et s'offrent à les conduire vers une autre arcade. Le chef de +cette troupe leur donne pour escorte dix des diables qui la composent, +et les désigne tous par leurs noms. Ces noms sont de la façon du poëte. +Ce sont <i>Alichino, Calcabrina, Cagnazzo, Barbariccia, Libicocco</i>, ainsi +des autres. Beau sujet à commentaires que de chercher à savoir où il les +avait pris, et le sens qu'il y attachait. Les interprètes n'y ont pas +manqué, et le résultat est qu'aucun d'eux n'a pu y rien entendre<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a> +<a href="#footnote117"><sup class="sml">117</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" +name="footnote113"><b>Note 113: </b></a><a href="#footnotetag113"> +(retour) </a> C. XXI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" +name="footnote114"><b>Note 114: </b></a><a href="#footnotetag114"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quale nell' Arzanà de' Viniziani<br> + Bolle l'inverno la tenace pece,<br> + A rimpalmar li legni lor non sani</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" +name="footnote115"><b>Note 115: </b></a><a href="#footnotetag115"> +(retour) </a> Il dit cela dans un vers satyrique d'excellent goût. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ogni uom v'è baratlier, fuor che Bonturo</i>. +</div></div> + +<p>Ce <i>Bonturo Bonturi</i>, de la famille des <i>Dati</i>, était, selon tous les +commentateurs, le plus effronté de tous les <i>barattieri</i>, ou trafiquants +d'emplois, de la ville de Lucques. Cette ironie spirituelle et piquante +ne serait pas déplacée dans une satyre d'Horace. En italien, la +<i>baratteria</i> est pour les emplois publics ce qu'est <i>la simonia</i> pour +ceux de l'église.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" +name="footnote116"><b>Note 116: </b></a><a href="#footnotetag116"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quì non ha luogo il santo Volto</i>. +</div></div> + +Allusion à une sainte Face miraculeuse que les Lucquois prétendaient +posséder, et dont il paraît qu'ils étaient très-fiers.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" +name="footnote117"><b>Note 117: </b></a><a href="#footnotetag117"> +(retour) </a> Je passe ici, pour abréger, beaucoup de détails que les +adorateurs du Dante regretteront peut-être: je crois pourtant qu'il en a +peu qui soient vraiment à regretter. Ils me pardonneront du moins de +n'avoir rien dit du dernier vers de ce vingt et unième chant.</blockquote> + +<p>La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des idées +militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa poésie devient pompeuse et +bruyante comme elles. «J'ai vu, dit-il<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a> +<a href="#footnote118"><sup class="sml">118</sup></a>, des cavaliers marcher en +bataille, ou commencer l'attaque, ou passer en revue, et quelquefois +battre en retraite; j'ai vu, ô gens d'Arezzo, des troupes légères +insulter votre territoire et y faire des expéditions rapides: j'ai vu +des tournois et des joutes guerrières, tantôt au son des trompettes, ou +au son des cloches portées sur des chars, tantôt au bruit des tambours, +ou signal donné par les châteaux avec des instruments, soit de notre +pays, soit des nations étrangères; mais je n'ai jamais vu marcher au son +d'instruments si bizarres ni cavaliers ni piétons; on n'entendit jamais +un pareil bruit sur un vaisseau quand on signale la terre ou les +étoiles». C'est dans cet appareil qu'ils côtoyent l'étang de poix +bouillante ou les prévaricateurs sont plongés. Il se passe entre les +damnés et les diables des scènes horribles et ridicules. Ces diables, +quand ils sont en gaîté ne sont pas de trop bons plaisants. C'est, à ce +qu'il paraît, quelqu'une de ces farces grossières qu'on représentait +alors devant le peuple, et où l'on mettait aux prises de pauvres âmes +avec des diables armés de tisons et de fourches (spectacles un peu +différents de ceux qui amusaient les loisirs, élevaient et anoblissaient +les sentiments et les pensées des anciens peuples), c'est quelqu'une de +ces représentations fanatiques et burlesques, qui aura donné au Dante +l'idée de cette espèce de comédie dans l'Enfer. L'action en est vive, +pétulante, mais elle ne produit rien que de triste et de rebutant pour +le goût. Plus on reconnaît le poëte dans quelques comparaisons et dans +quelques détails, plus on regrette de voir la poésie employée à un tel +usage. Un Navarrois<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a> +<a href="#footnote119"><sup class="sml">119</sup></a>, favori du bon roi Thibault, comte de +Champagne, et un moine de Gallura en Sardaigne<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a> +<a href="#footnote120"><sup class="sml">120</sup></a>, tourmentés pour le +trafic honteux qu'ils firent sur la terre, ne sont pas des morts assez +connus pour donner le moindre intérêt à ces détails.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" +name="footnote118"><b>Note 118: </b></a><a href="#footnotetag118"> +(retour) </a> C. XXII. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Io vidi già cavalier muover campo,<br> + E cominciare stormo, e far la mostra,<br> + E talvolta partir per loro scampo</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" +name="footnote119"><b>Note 119: </b></a><a href="#footnotetag119"> +(retour) </a> <i>Giampolo</i>, ou <i>Ciampolo</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" +name="footnote120"><b>Note 120: </b></a><a href="#footnotetag120"> +(retour) </a> <i>Frate Gomita</i>, favori de <i>Nino de' Visconti</i> de Pise, +gouverneur ou président de Gallura.</blockquote> + +<p>Les deux poëtes ont enfin l'adresse d'échapper à ces diables tapageurs, +à cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixième vallée<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a> +<a href="#footnote121"><sup class="sml">121</sup></a>. +Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte +et le sauve. Cette action réveille la sensibilité exquise et profonde +de notre poëte: quelque naturelle qu'elle fût en lui, on ne comprend pas +comment il pouvait la retrouver au fond de ces abîmes, et parmi d'aussi +tristes fictions, «Mon guide m'enleva, dit-il, comme une mère réveillée +par le bruit et qui voit près d'elle les flammes de l'incendie, prend +son fils, fuit sans s'arrêter, plus occupée de lui que d'elle-même, et +sans prendre même le temps de se vêtir<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a> +<a href="#footnote122"><sup class="sml">122</sup></a>. Il se laisse aller à la +renverse en me tenant ainsi sur la pente de ces rochers. L'eau qui se +précipite par un canal pour tourner la roue d'un moulin, ne coule pas +aussi rapidement que mon maître descendit alors, en me portant sur sa +poitrine, plutôt comme son fils que comme un compagnon de voyage<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a> +<a href="#footnote123"><sup class="sml">123</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" +name="footnote121"><b>Note 121: </b></a><a href="#footnotetag121"> +(retour) </a> C. XXIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" +name="footnote122"><b>Note 122: </b></a><a href="#footnotetag122"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che prende'l figlio, e fugge, e non s'arresta,<br> + Avendo più di lui che di se cura,<br> + Tanto che solo una camicia vesta</i>. +</div></div> + +<p>Mot à mot: «Tant qu'elle sort vêtue de sa seule chemise». Mais, encore +une fois, il nous est défendu d'être aussi simples que les italiens, à +qui nous reprochons tant de ne l'être pas.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" +name="footnote123"><b>Note 123: </b></a><a href="#footnotetag123"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Portando sene me sovra'l suo petto<br> + Come suo figlio, e non come compagno</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dans cette sixième fosse, où les voilà parvenus, ils trouvent les +hypocrites marchant à pas lents, peints de diverses couleurs, vêtus de +grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les +yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or éblouissant, mais en +dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont +courbés sous leur poids. Cet emblême est clair et significatif, mais le +poëte en tire peu de parti. Entouré pendant sa vie de tant d'hypocrites +sur la terre, il n'en reconnaît que deux dans les Enfers, et ce sont +deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont liés à aucun souvenir +historique<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a> +<a href="#footnote124"><sup class="sml">124</sup></a>. Les autres restent enfoncés dans leurs capuces. Chacun +peut se figurer qui il lui plaît sous ces pesantes enveloppes. Depuis le +siècle du Dante jusqu'au nôtre, on n'a manqué dans aucun temps de gens +dont le métier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne +connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" +name="footnote124"><b>Note 124: </b></a><a href="#footnotetag124"> +(retour) </a> Il faut cependant être juste: Dante pouvait croire que +ces noms, qui avaient brillé un instant à Florence, brilleraient aussi +dans l'histoire. Ces deux hypocrites se nommaient, l'un <i>Catalano</i>, et +l'autre <i>Loderingo</i>. Il étaient chevaliers de l'ordre religieux et +militaire des <i>Frati Godenti</i>, ou <i>Gaudenti</i>, dont nous avons parlé dans +le chap. VII, au sujet du poëte <i>Guittone d'Arezzo</i>. Florence crut, en +1266, apaiser les deux partis qui la divisaient, en mettant ces deux +chevaliers, l'un Gibelin, l'autre Guelfe, à la tête du gouvernement. Il +se trouva que c'étaient deux hypocrites; vendus tous deux aux Guelfes, +ils opprimèrent les Gibelins, firent brûler leurs maisons, et les firent +chasser de la ville. <i>Indè irœ</i>.</blockquote> + +<p>Avant de sortir de cette fosse, une réponse de l'un des deux Bolonais +fait éprouver à Virgile un instant de trouble et même de colère; mais ce +nuage se dissipe bientôt. L'idée de ce double mouvement suffit pour +inspirer au Dante cette belle comparaison tirée des objets les plus +simples, mais exprimée avec toutes les richesses de la poésie homérique. +«Dans cette partie de la renaissante année<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a> +<a href="#footnote125"><sup class="sml">125</sup></a>, où le soleil trempe ses +cheveux dorés dans l'onde du verseau, et où déjà les nuits perdent de +leur longue durée, quand le givre du matin ressemble sur la terre à la +neige, sa blanche sœur, mais qu'il doit se dissiper en peu de temps, le +villageois qui manque de provisions pour ses troupeaux, se lève, +regarde, et voyant la campagne toute blanchie, se livre au plus profond +chagrin. Il retourne à sa maison, et se plaint, errant ça et là, comme +un malheureux qui ne sait quel parti prendre. Il revient ensuite, et +reprend l'espérance, en voyant la face de la terre changée en peu de +moments; il prend sa houlette et conduit ses brebis au pâturage. C'est +ainsi que mon maître me fit pâlir de crainte, quand je vis son front se +troubler, et c'est ainsi qu'il guérit bientôt lui-même le mal qu'il +m'avait fait.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" +name="footnote125"><b>Note 125: </b></a><a href="#footnotetag125"> +(retour) </a> C. XXIV. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>In quella parte dei giovinetto anno<br> + Che'l sole i crin sotto l'Aquario tempra,<br> + E già le nutti al mezzodì s'envanno</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Du fond de la sixième vallée où marchent les deux poëtes, il leur faut +beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit à la septième. +Cette marche pénible est décrite avec toutes les couleurs de la poésie; +mais il est impossible d'entrer dans tous ces détails; de plus grandes +beautés nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce +trait que Virgile adresse à son élève, dans un moment où il le voit +manquer de force et de courage. «Ce n'est, lui dit-il, ni en s'asseyant +sur la plume ni sous des courtines qu'on acquiert de la renommée, et +celui qui sans renommée consume sa vie, ne laisse après lui de traces +sur la terre que comme la fumée dans l'air ou l'écume sur l'onde<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a> +<a href="#footnote126"><sup class="sml">126</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" +name="footnote126"><b>Note 126: </b></a><a href="#footnotetag126"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che seggendo in piuma<br> + In fama non sivien, nè sotto coltre:<br> + Sanza la qual chi sua vita consuma,<br> + Cotal vestigio in terra di se lascia,<br> + Qual fummo in aere, ed in acqua la schiuma</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Les voleurs qui ont joint la fraude au brigandage sont punis dans cette +fosse. Le fond en est comblé d'un épais amas de serpents, tels que la +sabloneuse Lybie, l'Éthiopie ni l'Égypte n'en produisirent jamais de +plus affreux. Parmi ces serpents les ombres coupables courent nues et +épouvantées; elles courent les mains liées derrière le dos avec des +couleuvres, dont la tête et la queue leur percent les reins, et se +renouent ensemble devant eux. Un serpent s'élance sur une de ces ombres, +la pique, la fait tomber en cendres; mais cette cendre se rassemble +d'elle-même, et l'ombre se relève telle qu'elle était auparavant. «C'est +ainsi, dit le poëte, en se servant d'expressions et d'images imitées +d'Ovide, et qu'il est bien extraordinaire que ces damnés lui rappellent, +c'est ainsi que de l'aveu des anciens sages, le Phénix meurt et renaît +quand la fin de son cinquième siècle approche<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a> +<a href="#footnote127"><sup class="sml">127</sup></a>. Il ne se nourrit ni +d'herbes ni de grains pendant sa vie, mais seulement de parfums, et des +larmes de l'encens; et les parfums et la myrrhe sont le dernier lit où +il repose». Cela est peut-être beaucoup trop poétique et trop beau pour +un <i>Vanni Fucci</i>, voleur de vases sacrés à Pistoie<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a> +<a href="#footnote128"><sup class="sml">128</sup></a>, qui n'est là +que pour dire quelque mots obscurs, et qui ont besoin de commentaire, +sur les <i>Blancs</i> et les <i>Noirs</i>, ces deux factions nées dans sa patrie, +et qui avaient fait ensuite tant de mal aux Florentins. Il prend la +fuite après avoir maudit Dieu, Pistoie et Florence. Il est poursuivi par +un Centaure<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a> +<a href="#footnote129"><sup class="sml">129</sup></a> couvert de serpents depuis la croupe jusqu'à la face. +Un dragon enflammé se tient, les ailes étendues, debout sur ses épaules. +Ce Centaure est Cacus, ce brigand du mont Aventin, tué par Hercule, +quoique Cacus ne fût point un Centaure.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" +name="footnote127"><b>Note 127: </b></a><a href="#footnotetag127"> +(retour) </a> Imitation ou traduction abrégée de ce beau passage des +Métamorphoses d'Ovide: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Una est, quœ reparet, seque ipsa reseminet ales.<br> + Assyrii Phœnica vocant: non fruge, neque herbis,<br> + Sed turis lacrimis, et succo vivit amomi</i>.<br> +<p class="i20"> Métam., l. XV, v. 392 et suiv.</p> +</div></div> +</blockquote> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" +name="footnote128"><b>Note 128: </b></a><a href="#footnotetag128"> +(retour) </a> Ce misérable avait volé le trésor de la sacristie du dôme +de Pistoie: un de ses amis, nommé <i>Vanni della Nona</i>, aussi honnête +homme que lui sans doute, les avait recélés. On soupçonna de ce vol un +autre homme que l'on mit en prison. <i>Fucci</i> le tira d'affaire en lui +conseillant de faire faire, par le podestat, une recherche dans la +maison de <i>Vanni della Nona</i>. Les effets furent trouvés, et le +malheureux <i>Vanni</i> pendu. Dante met quelquefois de bien vils coquins +dans son Enfer.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" +name="footnote129"><b>Note 129: </b></a><a href="#footnotetag129"> +(retour) </a> C. XXV.</blockquote> + +<p>Trois ombres s'élèvent à la fois du fond de la fosse. Deux serpents +énormes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement à +chacune d'elles, se collent tout entiers à leurs corps, enlacent leurs +pattes à leurs bras, à leurs flancs, à leurs jambes. Par une +métamorphose étrange et par trois procédés différents, décrits tous les +trois avec une variété prodigieuse, les membres et le corps des +serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns +dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures +d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du +serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent +vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie +imitative, perdrait trop à être abrégé ou même traduit. Il est plein de +verve, d'inspiration, de nouveauté. C'est peut-être un de ceux où l'on +peut le plus admirer le talent poétique du Dante, cet art de peindre par +les mots, de représenter des objets fantastiques, des êtres ou des faits +hors de la nature et de toute possibilité, avec tant de vérité, de +naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant +lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus.</p> + +<p>Dans cette étrange métamorphose, les serpents qui se transforment en +hommes et les hommes métamorphosés en serpents sont des damnés les uns +comme les autres. Tous ont été des citoyens distingués de Florence, qui +sont punis dans cette fosse réservée aux voleurs, non pour des vols +particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus +éclairés, pour avoir, dans les premiers emplois, détourné à leur profit +les impôts, ou fait de toute autre manière leur fortune aux dépens de la +république<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a> +<a href="#footnote130"><sup class="sml">130</sup></a>. Ayant ainsi consacré et comme immortalisé leur +opprobre, le poëte triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur +cette odieuse Florence qui l'a proscrit. «Jouis, ô Florence, +s'écrie-t-il<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a> +<a href="#footnote131"><sup class="sml">131</sup></a>! tu t'es élevée si haut que ta renommée vole sur la +terre et sur la mer, et que ton nom se répand dans l'Enfer même. J'ai +trouvé parmi les voleurs cinq de tes citoyens d'un tel rang que j'en +rougis, et qu'il t'en revient peu de gloire.» Il présage ensuite à son +ennemie des malheurs que ses plus proches voisins désirent, et qu'il ne +saurait voir arriver trop tôt. Puis reprenant sa route avec son guide, +ils entrent dans la huitième vallée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" +name="footnote130"><b>Note 130: </b></a><a href="#footnotetag130"> +(retour) </a> Les cinq prévaricateurs qu'il nomme avec un art +particulier, et à mesure qu'il les peint comme agents ou patients de ce +singulier supplice, sont <i>Cianfa Donati, Agnel Brunelleschi, Buoso +Donati, Puccio Sciancato</i> et <i>Francesco Guercio Cavalcante</i>. Le +quatrième nom seul est obscur; les <i>Donati</i>, les <i>Brunelleschi</i>, et les +<i>Cavalcanti</i> étaient des premières familles de Florence.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" +name="footnote131"><b>Note 131: </b></a><a href="#footnotetag131"> +(retour) </a> C. XXV. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Godi, Firenze, poi che se' si grande<br> + Che per mare e per terra butti l'ali,<br> + E per lo'nferno il tuo nome si spande</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Elle est remplie de flammes étincelantes, divisées en groupes enflammés +et mobiles, dont chacun contient une âme criminelle qu'on ne voit pas. +Un spectacle si nouveau que le poëte se crée à lui-même, lui inspire +deux comparaisons très-différentes entre elles; l'une tirée des objets +champêtres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous +les grands poëtes, l'autre des traditions de l'Écriture et de l'Histoire +des Prophètes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le +villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs +jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la vallée, peut-être à +l'endroit même où sont ses vignes et ses champs; et les damnés sont +enveloppés et cachés dans ces flammes, de même qu'Elysée vit disparaître +le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux, +il n'aperçut plus que la flamme qui s'élevait contre un léger nuage.</p> + +<p>Une de ces flammes est double, et Virgile lui apprend qu'elle renferme +Ulysse et Diomède; ils y expient l'invention frauduleuse du cheval de +Troie, l'enlèvement du Palladium et la mort de Déidamie. Le premier, +interrogé par Virgile, raconte ses voyages et sa mort tout autrement +qu'on ne les lit dans l'<i>Odyssée</i>. Il erra long-temps avec ces +compagnons dans la Méditerranée. Passant ensuite le détroit de +Gibraltar, ils s'avancèrent dans l'Océan; le cinquième mois, ils +aperçurent de loin une haute montagne. Ils essayaient d'en approcher +lorsqu'un tourbillon s'éleva de cette terre nouvelle, et les enfonça, +eux et leur vaisseau, jusqu'au fond des mers. Les commentateurs<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a> +<a href="#footnote132"><sup class="sml">132</sup></a> +veulent que Dante, en suivant une tradition différente de celle +d'Homère, et dont on trouve quelques traces dans Pline et dans +Solin<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a> +<a href="#footnote133"><sup class="sml">133</sup></a>, désigne ainsi la montagne du haut de laquelle on feint +qu'était le Paradis terrestre, où il doit monter dans la seconde partie +de son poëme; mais rien dans le texte n'indique cette intention. Il faut +peut-être aller plus loin que les commentateurs. En effet, ne serait-il +pas possible que le Dante eût eu quelque connaissance ou quelque idée de +la grande catastrophe de l'île Atlantide, qui paraît avoir été placée +dans l'Océan qui porte encore son nom; que cette montagne, d'où s'élève +un tourbillon destructeur, fût le volcan de Ténériffe, qui, depuis +long-temps éteint, domine sur les Canaries, anciens débris de la grande +île, et qu'enfin le poëte eût voulu consigner cette tradition dans son +ouvrage? Je livre aux studieux amateurs du Dante cette conjecture, que +ce n'est pas ici le lieu d'approfondir, mais qui s'accorderait peut-être +avec ce que les anciens ont dit des îles Fortunées, où ils plaçaient le +séjour des bienheureux, et avec ce qu'en ont écrit quelques modernes. +Ne pourrait-on pas croire aussi, et peut-être avec plus de +vraisemblance, que, quoique l'Amérique ne fût pas encore découverte, il +courait déjà des bruits de l'existence d'un autre monde, au-delà des +mers; et que le Dante, attentif à recueillir dans son poëme toutes les +connaissances acquises de son temps, ne négligea pas même ce bruit, si +important par son objet, tout confus qu'il était encore<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a> +<a href="#footnote134"><sup class="sml">134</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" +name="footnote132"><b>Note 132: </b></a><a href="#footnotetag132"> +(retour) </a> <i>Daniello, Landino, Vellutello, Venturi</i>, et plus +récemment <i>Lombardi</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" +name="footnote133"><b>Note 133: </b></a><a href="#footnotetag133"> +(retour) </a> Ils donnent Ulysse pour fondateur à Lisbonne, ou +Ulisbonne, ville située sur cette mer.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" +name="footnote134"><b>Note 134: </b></a><a href="#footnotetag134"> +(retour) </a> Le discours d'Ulysse à ses compagnons paraît plus +favorable à cette dernière vue «Ne refusez pas, leur dit-il, à ce peu de +vie qui vous reste, la connaissance d'un monde sans habitants, que vous +pouvez acquérir en suivant le cours du soleil. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>A questa tanto picciola vigilia<br> + De' vostri sensi, ch'è del rimanente,<br> + Non vogliate negar l'esperienza,<br> + Diretro al sol, del mondo senza gente</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Une autre flamme s'avance<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a> +<a href="#footnote135"><sup class="sml">135</sup></a>; ses pointes recourbées s'agitent en +forme de langue, comme celles de la première, et font entendre des +gémissements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau +brûlant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son +inventeur<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a> +<a href="#footnote136"><sup class="sml">136</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" +name="footnote135"><b>Note 135: </b></a><a href="#footnotetag135"> +(retour) </a>C. XXVII. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" +name="footnote136"><b>Note 136: </b></a><a href="#footnotetag136"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Come'l bue Civilian che mugghiò prima<br> + Col pianta di colui</i> (<i>e ciò fu dritto</i>)<br> + <i>Che l'avea temperato con sua lima,<br> + Mugghiava con la voce dell' afflitto</i>, etc. +</div></div> + +<p>littéralement: «Ce taureau d'airain <i>mugissait avec la voix du +malheureux</i> qui y était enfermé,» expression neuve et aussi juste que +poétique.</p></blockquote> + +<p>C'est l'âme de Gui de Montefeltro qui est renfermée dans cette flamme. +Gui reconnaît Dante, et l'interroge le premier sur l'état actuel de la +Romagne, qu'il avoue avoir été sa patrie. Dante l'en instruit en peu de +mois, et l'interroge à son tour. Gui lui raconte alors son histoire. Il +avait été homme de guerre, célèbre par des actions d'éclat, mais où la +ruse avait plus de part que le courage. Il s'était fait ensuite +Cordelier<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a> +<a href="#footnote137"><sup class="sml">137</sup></a>, et ne songeait qu'à son salut, quand le prince des +nouveaux Pharisiens, qui était en guerre, non avec les Sarrazins ou les +Juifs, mais avec des Chrétiens<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a> +<a href="#footnote138"><sup class="sml">138</sup></a>, vint dans son cloître, et lui +demanda quelque ruse pour perdre ses ennemis, et pour leur prendre +Preneste. Il vit en lui des scrupules; mais il parvint à les lever, et à +lui arracher cette espèce d'oracle, qu'au reste celui qui le demandait +était fort en état de se prononcer à lui-même: Beaucoup promettre et +tenir peu t'assurera la victoire<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a> +<a href="#footnote139"><sup class="sml">139</sup></a>. Ce pape, car on reconnaît ici +Bonifaoe VIII, à qui notre poëte ne perd aucune occasion de rendre le +mal que Boniface lui avait fait; ce pape avait promis à Gui le ciel pour +récompense. Je puis, comme tu sais, lui avait-il dit, fermer et ouvrir +le ciel, et c'est pour cela que nous avons deux clefs<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a> +<a href="#footnote140"><sup class="sml">140</sup></a>; mais à sa +mort, lorsque saint François vint pour s'emparer de son âme, un diable +plus prompt la saisit et la jeta dans le brasier éternel. Cela est +raconté très-sérieusement, et même en très-bons vers. Je l'abrège en +prose tout aussi sérieuse, et crois inutile de répéter ici des +réflexions que chacun fait assez de soi-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" +name="footnote137"><b>Note 137: </b></a><a href="#footnotetag137"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>I fui uom d'arme, e po' fui cordigliero</i>. +</div></div> + +<p>Ces moines étaient ainsi nommés en France, dit le P. Lombardi, à cause +de la corde qui leur servait de ceinture. Le véritable mot italien est +<i>francescano</i>.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" +name="footnote138"><b>Note 138: </b></a><a href="#footnotetag138"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Lo Principe de' nuovi Farisei</i>. +</div></div> + +<p>Ce prince est le Pape, et ces nouveaux Pharisiens, les cardinaux et les +prélats de sa cour: les Chrétiens avec lesquels il était en guerre, +étaient les Colonna, dont le palais était voisin de +Saint-Jean-de-Latran;</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Avendo guerra presso a Laterano</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" +name="footnote139"><b>Note 139: </b></a><a href="#footnotetag139"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Lunga proniessa, con l'attender corto<br> + Ti farà trionfar nell' alto seggio</i>. +</div></div> + +<p>D'après ce conseil, le vieux pape feignit d'être touché du sort des +Colonna qui étaient renfermés dans cette ville; il promit de leur +pardonner, et de les rétablir dans leurs biens, s'ils lui remettaient +Preneste, et s'ils s'humiliaient devant lui. Ils rendirent la ville, et +le pape la fit raser tout entière, et les persécuta plus obstinément que +jamais.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" +name="footnote140"><b>Note 140: </b></a><a href="#footnotetag140"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Lo ciel poss'io serrare e disserrare,<br> + Come tu sai: però son due le chiavi</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dans la neuvième fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont répandu des +hérésies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de +sang, et présentent des spectacles hideux. Dante frémit lui-même du sang +et des plaies dont il va parler<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a> +<a href="#footnote141"><sup class="sml">141</sup></a>. Toute autre langue que la sienne +ne pourrait rendre de tels objets, qui sont gravés dans sa pensée, et se +sentirait défaillir. Les champs fertiles de la Pouille, baignés +autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal, +ensanglantés depuis par les combats de Robert Guiscard, et récemment par +cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les +morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutilés et leurs +blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" +name="footnote141"><b>Note 141: </b></a><a href="#footnotetag141"> +(retour) </a> C. XXVIII.</blockquote> + +<p>Mahomet paraît le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre, +fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres +endroits, reprocher au poëte, non, certes, la faiblesse de ses +peintures, mais leur hideuse et dégoûtante fidélité. Ali et tous les +autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de même, vont en +troupe avec le prophète des Musulmans. Des hérétiques, des intrigants et +des brouillons plus modernes, mais plus obscurs<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a> +<a href="#footnote142"><sup class="sml">142</sup></a>, viennent ensuite. +Les uns ont les lèvres, la langue, les oreilles ou le nez coupés, les +autres les deux mains. Ils lèvent les bras, et le sang ruisselle sur +leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre tête, séparée de +son corps, et la porte devant les yeux de ceux à qui il parle. Ce +dernier qui n'est ici présenté que comme un artisan de fraude, confident +d'un jeune prince à qui il donna de perfides conseils, figure à des +titres plus honorables dans l'Histoire littéraire de France: c'est +Bertrand de Born<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a> +<a href="#footnote143"><sup class="sml">143</sup></a>, l'un de nos plus célèbres Troubadours.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" +name="footnote142"><b>Note 142: </b></a><a href="#footnotetag142"> +(retour) </a> L'un d'eux avait fait récemment beaucoup de bruit. C'est +un certain <i>Frà Dolcino</i>, ermite hérétique, qui prêchait, entr'autres +erreurs, que la communauté des biens, et même celle des femmes, était +permise aux chrétiens. Il ne manqua pas de prosélytes. Suivi de plus de +trois mille hommes et femmes, il vivait avec eux, dans cet état de +nature et de promiscuité qui était le fond de sa doctrine. Quand les +vivres leur manquaient, ils fondaient sur les propriétés et pillaient +tout aux environs. Ils commirent pendant deux ans toutes sortes d'excès. +Ils furent enfin surpris dans les environs de Novarre. <i>Frà Dolcino</i> fut +brûlé comme hérétique, avec Marguerite sa compagne, et plusieurs autres +de ses complices des deux sexes. C'est peut-être un des caractères les +plus extraordinaires de ce genre qui aient jamais existé. Voyez son +histoire (<i>Historia Dulcini</i>), dans le recueil de Muratori, <i>Script. +rer. italic.</i> t. IX.</blockquote> + +<a name="n3" id="n3"></a> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" +name="footnote143"><b>Note 143: </b></a><a href="#footnotetag143"> +(retour) </a> Ou, comme Dante l'appelle, <i>Bertram dal Bornio</i>. Il était +sans doute peu connu en Italie, parce qu'il appartient à l'histoire +d'Angleterre et de France; et cette ignorance où l'on était à son égard +a jeté tous les commentateurs sans exception dans des erreurs qu'ils se +sont successivement transmises. Le texte même du Dante, qu'ils ne +comprenaient pas, en a été altéré. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer +dans la discussion de ce passage, où j'ai, le premier, soupçonné de +l'altération et de l'erreur. C'est le sujet d'une dissertation +particulière, et non d'une note, qui excéderait toute proportion.</blockquote> + +<p>Les yeux du Dante, fatigués de ces tristes spectacles, sentaient le +besoin de pleurer<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a> +<a href="#footnote144"><sup class="sml">144</sup></a>. Virgile le presse de hâter le pas. Le temps +s'écoule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont à voir +encore. Ils ont aperçu de loin une ombre qui montrait le Dante, et +semblait le menacer; c'était celle d'un de ses parents, homme de +mauvaise vie<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a> +<a href="#footnote145"><sup class="sml">145</sup></a>, qui avait été tué dans une rixe, et qui lui en +voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas été vengée par sa +famille. Après un dialogue peu intéressant sur ce sujet, les deux poëtes +arrivent à la dixième et dernière de ces fosses, qui, toutes comprises +dans le huitième cercle, vont toujours s'inclinant par degrés vers le +centre, sur lequel toutes pèsent à la fois. Des cris plaintifs et divers +frappent l'oreille et blessent le cœur des pointes aiguës de la +pitié<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a> +<a href="#footnote146"><sup class="sml">146</sup></a>. Tous les maux entassés dans les hôpitaux les plus malsains +égaleraient à peine ceux qui sont accumulés dans cette fosse. Les damnés +s'y traînent, comme des moribonds couverts de lèpre ou comme des +pestiférés. Leur peau écailleuse est tourmentée de démangeaisons +insupportables; ils la déchirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs +espèces de faussaires: l'un avait falsifié les métaux; il était +d'Arezzo<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a> +<a href="#footnote147"><sup class="sml">147</sup></a>, et avait trompé un certain Albert de Sienne, homme +simple, que l'évêque de cette ville avait vengé en faisant brûler vif, +comme magicien, le faussaire. Ceci amène contre les Siennois une tirade +satirique, où l'on distingue ce trait décoché à la fois contre eux et +contre les Français. «Fut-il jamais nation plus vaine que la Siennoise? +Certes, la Française elle-même ne l'est pas autant de beaucoup<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a> +<a href="#footnote148"><sup class="sml">148</sup></a>». +Nation vaine ou frivole si l'on veut; mais quel rapport y a-t-il alors +entre nous et ce crédule Albert? Nation sotte et de peu d'esprit, comme +quelques commentateurs l'entendent<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a> +<a href="#footnote149"><sup class="sml">149</sup></a>; mais quel rapport entre ces +défauts et les nôtres?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" +name="footnote144"><b>Note 144: </b></a><a href="#footnotetag144"> +(retour) </a> C. XXIX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" +name="footnote145"><b>Note 145: </b></a><a href="#footnotetag145"> +(retour) </a> Il se nommait <i>Geri del Bello</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" +name="footnote146"><b>Note 146: </b></a><a href="#footnotetag146"> +(retour) </a> Comment rendre autrement ces expressions, si hardiment +figurées? + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Lamenti saettaron me diversi<br> + Che di pietà ferrati avean gli strali</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" +name="footnote147"><b>Note 147: </b></a><a href="#footnotetag147"> +(retour) </a> Son nom était Griffolin. Il avait fait croire à +l'imbécille Albert qu'il savait l'art de voler dans l'air, et lui avait +promis de le lui apprendre. N'ayant pu remplir sa promesse, Albert se +plaignit à l'évêque de Sienne, qui le regardait comme son fils; cet +évêque fit un procès à Griffolin, et le condamna au feu comme magicien. +Mais ce n'est pas pour cela que celui-ci est damné. Minos, à qui on n'en +impose pas, lui a infligé cette peine parce qu'il avait fait dans le +monde le métier trompeur d'alchymiste.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" +name="footnote148"><b>Note 148: </b></a><a href="#footnotetag148"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + . . . . . . . <i>Hor fu giamai<br> + Gente si vana come la Senese?<br> + Certo non la Francesca si d'assai</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" +name="footnote149"><b>Note 149: </b></a><a href="#footnotetag149"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Per gente vana intende egli gente di poco senno</i>.<br> +<p class="i30"> (<span class="sc">Lombardi</span>.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>C'est par des exemples tirés des fureurs d'Athamas et de celles d'Hécube +que Dante essaie de nous faire comprendre<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a> +<a href="#footnote150"><sup class="sml">150</sup></a> la rage que paraissaient +éprouver deux ombres qui couraient comme des forcenées: ce sont celles +de deux faussaires qui le furent dans deux genres bien différents; mais +on doit être maintenant fait à ces disparates. L'une est l'âme antique +de la scélérate Myrrha<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a> +<a href="#footnote151"><sup class="sml">151</sup></a>, qui se rendit plus amie de son père qu'une +fille ne doit l'être, en se cachant sous de fausses apparences; l'autre +est un Florentin qui avait escroqué une belle jument, en dictant et +signant un testament faux, dans le goût de celui de notre comédie du +<i>Légataire</i>. Maître Adam, faux monnoyeur de Brescia, est gonflé par +l'hydropisie et brûlé par la soif. «Les clairs ruisseaux qui des vertes +collines du Casentin tombent dans l'Arno, et leurs canaux bordés de +frais ombrages, lui sont toujours présents, et leur image le dessèche +plus encore que la maladie qui le consume<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a> +<a href="#footnote152"><sup class="sml">152</sup></a>». Sentiment naturel et +profond que le Tasse a très-heureusement imité dans le treizième chant +de son poëme, lorsqu'il fait cette admirable description de la +sécheresse qui désola l'armée chrétienne, et qu'il peint, comme le +Dante, l'effet que produisait sur des malheureux tourmentés par la soif +l'image fraîche et humide des torrents des Alpes, des vertes prairies et +des fraîches eaux, qui bouillonnait dans leur pensée<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a> +<a href="#footnote153"><sup class="sml">153</sup></a>. Dante, qui se +plaît toujours à mêler des personnages anciens avec les modernes, place +dans cet Enfer des faussaires, non seulement l'incestueuse Myrrha, mais +le traître Sinon et la femme de Putiphar, qui accusa faussement Joseph. +Toutes ces ombres se querellent et s'injurient. Dante prête +involontairement l'oreille et s'arrête. Virgile le rappelle à lui-même, +et lui reproche de vouloir entendre ce qu'il y a de la bassesse à +écouter. Dante rougit, et continue de suivre son maître.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" +name="footnote150"><b>Note 150: </b></a><a href="#footnotetag150"> +(retour) </a> C. XXX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" +name="footnote151"><b>Note 151: </b></a><a href="#footnotetag151"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quell' è l'anima antica<br> + Di Mirra scelerata, che divenne<br> + Al padre fuor del dritto amore, amica</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" +name="footnote152"><b>Note 152: </b></a><a href="#footnotetag152"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Li ruscelletti, che de' verdi colli<br> + Del Casentin discendon giuso in Arno,<br> + Facendo i lor canali freddi e molli,<br> + Sempre mi stanno innanzi, e non indarno,<br> + Che l'immagine lor via più m'asciuga<br> + Che'l male ond'io nel volto mi discarno</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" +name="footnote153"><b>Note 153: </b></a><a href="#footnotetag153"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che l'immagine lor gelida, e molle<br> + L'asciuga e scalda, e nel pensier ribolle.</i><br> +<p class="i20"> (<i>Gierusal. lib.</i> c. XIII., st. 80.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Ils marchent tous deux en silence<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a> +<a href="#footnote154"><sup class="sml">154</sup></a> vers le puits central qui conduit +au neuvième et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'abîme. +Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit +et moins que le jour<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a> +<a href="#footnote155"><sup class="sml">155</sup></a>. Tout à coup le son éclatant d'un cor se fait +entendre, tel que Roland ne sonna point d'une manière aussi terrible +après la douloureuse défaite de Charlemagne à Roncevaux. Dante tourne la +tête de ce côté; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois +géants énormes, Nembroth, Éphialte, Antée, qui s'élèvent en effet comme +des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le +poëte s'arrête à décrire leur stature prodigieuse, et à peindre par des +comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui +fait connaître l'un après l'autre, avec des circonstances historiques et +poétiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter. C'est à Antée +qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Antée les soulève +tous deux d'une seule main, les dépose légèrement au fond du gouffre, et +se redresse comme le mât d'un vaisseau.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" +name="footnote154"><b>Note 154: </b></a><a href="#footnotetag154"> +(retour) </a> C. XXXI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" +name="footnote155"><b>Note 155: </b></a><a href="#footnotetag155"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quivi era men che notte e men che giorno</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dante, frappé de l'idée des terribles objets qui l'attendent, voudrait +pouvoir former des sons plus âpres<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a> +<a href="#footnote156"><sup class="sml">156</sup></a> et plus convenables à cet +affreux séjour. Il invoque de nouveau les Muses, et s'enfonce, pour +ainsi dire, dans toute l'horreur de son sujet. Dans ce cercle sont punis +les traîtres. Il se partage en quatre fosses ou vallées. La première +porte le nom de <i>Caïn</i>: c'est celle des assassins qui ont tué en +trahison. Un lac glacé la remplit. Les criminels sont plongés jusqu'au +cou dans la glace, et leurs têtes hideuses s'agitent, se haussent et se +baissent à la surface, versant, à force de douleurs, des larmes qui se +gèlent autour de leurs yeux et sur leurs joues. Deux têtes collées front +contre front, et dont les cheveux sont entremêlés, sont celles de deux +frères qui s'étaient tués l'un l'autre, comme Etéocle et Polinice<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a> +<a href="#footnote157"><sup class="sml">157</sup></a>. +Dante, en avançant sur la glace, au milieu de toutes ces têtes, en +heurte une qu'il croit reconnaître. Il la saisit par les cheveux, et +veut, malgré sa résistance, la contraindre de se nommer. C'est une autre +tête qui prononce le nom de <i>Bocca</i>, misérable qui, dans la bataille de +Montaperti, marchant avec les Guelfes, et gagné par l'or des Gibelins, +coupa la main de celui qui portait l'étendard, et causa la déroute et le +massacre de l'armée. Ce traître est accompagné de quelques autres, dont +le poëte fait justice. Leurs têtes sont à l'entrée de la seconde +division de ce cercle, qui porte le nom d'<i>Antenor</i>, et où sont enfoncés +tous les traîtres à leur patrie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" +name="footnote156"><b>Note 156: </b></a><a href="#footnotetag156"> +(retour) </a> C. XXXII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" +name="footnote157"><b>Note 157: </b></a><a href="#footnotetag157"> +(retour) </a> Ils étaient fils d'<i>Alberto degli Alberti</i>, noble +florentin, et s'appelaient, l'un Alexandre, et l'autre Napoléon <i>degli +Alberti</i>.</blockquote> + +<p>Dante détournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aperçut deux ombres +plongées dans la même fosse et acharnées l'une sur l'autre.... Oserai-je +le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si célèbre, et +qui est peut-être encore au-dessus de sa renommée? Trouverai-je dans une +langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes +couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai +du moins. Ce qui fait la difficulté de l'entreprise y donne de +l'attrait. D'autres l'ont essayé avant moi; mais ils semblent avoir +craint d'être simples, et je tâcherai surtout de conserver à cette +peinture son effroyable simplicité.</p> + +<p>«Je vis, continue le poëte, deux ombres glacées dans une seule fosse: +l'une des têtes couvrait l'autre, et comme un homme affamé mange du +pain, de même la tête qui était dessus enfonçait dans l'autre ses dents, +à l'endroit où le cerveau se joint à la nuque du cou<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a> +<a href="#footnote158"><sup class="sml">158</sup></a>. O toi, lui +dis-je, qui montres par une action si féroce ta haine pour celui que tu +dévores, dis-m'en la cause, afin que si tu as raison de le haïr, sachant +qui vous êtes et quel fut son crime, je puisse, de retour au monde, +venger ta mémoire, si ma langue ne se dessèche pas!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" +name="footnote158"><b>Note 158: </b></a><a href="#footnotetag158"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E come'l pan per fame si manduca<br> + Cosi'l sovran li denti all' altro pose<br> + La' ve'l cervel s'aggiunge colla nuca</i>, etc. +</div></div> + +<p>Une fausse délicatesse peut trouver dans ces vers et dans leur +traduction une espèce de crudité de style; mais ce n'est ni au Dante, ni +à sa langue, qu'il faut la reprocher; c'est à nous et à la nôtre.</p></blockquote> + +<p>«Le coupable détourna sa bouche de cette horrible pâture<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a> +<a href="#footnote159"><sup class="sml">159</sup></a>, et +l'essuyant avec les cheveux de la tête dont il avait rongé le crâne, il +me dit: Tu veux que je renouvelle une douleur aigrie par le désespoir, +et dont la seule pensée m'oppresse le cœur, avant que je commence à +parler, mais si mes paroles doivent être un germe qui ait pour fruit +l'opprobre de celui que je dévore, tu me verras à la fois parler et +verser des larmes. Je ne sais qui tu es, ni de quelle manière tu es +descendu ici-bas; mais tu me parais Florentin à ton langage. Tu dois +savoir que je suis le comte Ugolin, et celui-ci l'archevêque Roger. Je +t'apprendrai maintenant pourquoi je le traite ainsi. Je n'ai pas besoin +de dire que m'étant fié à lui, je fus pris et mis à mort par l'effet de +ses perfides conseils; mais ce que tu ne peux avoir appris, mais combien +ma mort fut cruelle, tu vas l'entendre, et tu sauras alors s'il m'a +offensé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" +name="footnote159"><b>Note 159: </b></a><a href="#footnotetag159"> +(retour) </a> C. XXXIII. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>La bocca sollevò dal fiero pasto<br> + Quel peccator, forbendola a' capelli<br> + Del capo ch'egli avea diretro guasto</i>; etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>«Dans la tour obscure qui a reçu de moi le nom de <i>Tour de la Faim</i>, et +où tant d'autres ont dû être enfermés depuis, une ouverture étroite +m'avait déjà laissé voir plus de clarté<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a> +<a href="#footnote160"><sup class="sml">160</sup></a>, lorsqu'un songe affreux +déchira pour moi le voile de l'avenir. Je crus voir celui-ci, devenu +maître et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux vers la montagne +qui empêche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoyé en avant les +<i>Gualandi</i>, les <i>Sismondi</i> et les <i>Lanfranchi</i>, avec des chiennes +maigres, avides et dressées à la chasse. Après avoir couru peu de temps, +le père et ses petits me parurent fatigués, et je crus voir les dents +aiguës de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m'éveillai vers +le matin, j'entendis mes enfants, qui étaient auprès de moi, pleurer en +dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel, si déjà tu n'es ému en +pensant à ce que mon cœur m'annonçait; et si tu ne pleures pas, +qu'est-ce donc qui peut t'arracher des larmes?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" +name="footnote160"><b>Note 160: </b></a><a href="#footnotetag160"> +(retour) </a> Je lis <i>più lume</i> avec <i>Landino</i>, <i>Vellutello</i>, Alde +<i>Lombardi</i>, et le plus grand nombre des manuscrits. Si on lit <i>più +lune</i>, comme l'édition des académiciens de la Crusca, et quelques +autres, il faut traduire: «m'avait déjà laissé voir plusieurs fois la +clarté de la lune.»</blockquote> + +<p>«Déjà ils étaient éveillés; l'heure approchait où l'on apportait notre +nourriture, et chacun de nous, à cause de son rêve, doutait de la +recevoir. J'entendis qu'on fermait la porte au bas de l'horrible tour. +Alors je regardai mes fils sans dire une parole. Je ne pleurais point; +je me sentais en dedans pétrifié. Ils pleuraient, eux; et mon petit +Anselme me dit: Comme tu nous regardes, mon père! qu'as-tu? Je ne +pleurai point encore; je ne répondis point pendant tout ce jour, ni la +nuit suivante, jusqu'au retour du soleil. Lorsque quelques rayons +pénétrèrent dans cette prison douloureuse, et que je vis sur quatre +visages les propres traits du mien, transporté de douleur, je me mordis +les deux mains. Eux, pensant que j'y étais poussé par la faim, se +levèrent tout à coup, et me dirent: Mon père<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a> +<a href="#footnote161"><sup class="sml">161</sup></a>, nous souffrirons +beaucoup moins, si tu veux te nourrir de nous. Tu nous as revêtus de +ces chairs misérables; dépouille-nous-en aussi. Alors je me calmai, pour +ne pas augmenter leur peine. Ce jour et le suivant nous restâmes tous en +silence. O terre impitoyable! pourquoi ne t'ouvris-tu pas? Quand nous +fûmes parvenus au quatrième jour, Gaddi se jeta étendu à mes pieds, en +me disant: Mon père, que ne viens-tu me secourir? et il mourut; et je +vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l'un après +l'autre, du cinquième au sixième jour. Je me mis alors à me traîner en +aveugle sur chacun d'eux, et je ne cessai de les appeler trois jours +entiers après leur mort. La faim acheva ensuite ce que n'avait pu la +douleur.--Quand il eût dit ces mots, roulant les yeux, il reprit entre +ses dents le malheureux crâne, et comme un chien dévorant, il les y +enfonça jusqu'aux os.»</p> + +<a name="n4" id="n4"></a> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" +name="footnote161"><b>Note 161: </b></a><a href="#footnotetag161"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Padre, assai ci fia men doglia<br> + Se tu mangi di noi: tu ne vestisti<br> + Queste misere carni, e tu le spoglia</i>. +</div></div> + +<p>Ce tercet paraissait au Tasse plein d'une expression si tendre et si +noble, il lui plaisait tant, au rapport du père Venturi, qu'il ne se +lassait point de le citer et d'en faire l'éloge. Mais ce même tercet est +excessivement difficile à traduire. <i>Se tu mangi di noi</i>, est même +tout-à-fait intraduisible: il est impossible de dire en français, +<i>manger de nous</i>, comme on dit <i>manger du pain</i>, et c'est cependant +cette ressemblance d'expression qui, dans l'italien, est en même temps +naïve et terrible. <i>Dépouille-nous-en aussi</i>, paraîtra peut-être bien +nu; mais comment rendre autrement ces mots si touchants: <i>e tu le +spoglia</i>. J'ai du moins sauvé cette figure poétique: <i>Vestire spogliare +le carni</i>, qui est du style religieux, ou même biblique si l'on veut, +mais qui n'en avait ici qu'une propriété de plus, et à laquelle aucun +des traducteurs français du Dante n'a songé. Enfin j'ai respecté, autant +que je l'ai pu, cette effrayante, sans doute, mais admirable +simplicité.</p></blockquote> + +<p>Loin d'être fatiguée par un récit aussi énergique, la voix du Dante +s'élève encore avec une force nouvelle, pour lancer des imprécations +contre Pise, qui avait souffert dans ses murs cette action barbare. Si +le comte Ugolin passait pour l'avoir trahie, il ne fallait pas du moins +envelopper dans son supplice ses fils, dont un âge si tendre attestait +l'innocence. Il appelle cette ville nouvelle Thèbes et la honte de +l'Italie. Puisque les peuples voisins n'en font pas justice, il désire +que les petites îles de <i>Capraia</i> et de la <i>Gorgone</i>, situées près +l'embouchure de l'Arno, se détachent, ferment le cours du fleuve, et en +fassent remonter les eaux, pour aller dans Pise même submerger tous ses +habitants.</p> + +<p>Cette effrayante et terrible scène doit rendre languissant et faible +tout ce que l'Enfer même peut encore offrir. On se soucie peu d'un +<i>Alberic</i><a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a> +<a href="#footnote162"><sup class="sml">162</sup></a> qui avait fait massacrer tous ses parents dans un repas +où ils étaient ses convives, et de quelques autres misérables plongés +dans la glace, la tête renversée, et les larmes gelées et amoncelées +dans les yeux. On regrette que Dante ne l'ait pas senti, et n'ait pas vu +que du moment où il avait fait parler Ugolin au fond du gouffre, il +n'avait rien de mieux à faire que d'en sortir. Il n'y reste pas +long-temps. Entré dans la quatrième et dernière division de ce dernier +cercle, où sont punis les traîtres les plus coupables, il voit flotter +l'étendard du prince des Enfers<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a> +<a href="#footnote163"><sup class="sml">163</sup></a>. Il aperçoit, en traversant cet +espace, les damnés qui le remplissent, couverts d'une glace +transparente, dans diverses attitudes, et comme des objets conservés +dans du verre. Tout se tait. Après l'agitation bruyante des autres +cercles, il ne restait peut-être plus, pour frapper l'imagination, et +pour lui faire concevoir le dernier excès de la douleur, d'autre moyen +que le silence. Au centre, règne Lucifer, enfoncé jusqu'aux reins dans +la glace. Sa taille plus que gigantesque, son épouvantable difformité, +sont peintes des traits les plus forts qu'ait pu tracer le poëte. Cela +dut faire une grande sensation de son temps, où le seul ressort de la +morale était la crainte, où celui de la crainte était le diable, et où +chacun s'étudiait à donner au diable tout ce qui pouvait inspirer le +plus d'effroi. Aujourd'hui cela perd tout son effet, et rien de plus +froid qu'une peinture terrible qui n'inspire point de terreur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" +name="footnote162"><b>Note 162: </b></a><a href="#footnotetag162"> +(retour) </a> C'était encore un <i>Cavalier Gaudente</i>, qu'on appelait +pour cela <i>Frate Alberigo</i>, quoiqu'il fût militaire. Il était de la +maison des Manfrédi, seigneurs des Faenza.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" +name="footnote163"><b>Note 163: </b></a><a href="#footnotetag163"> +(retour) </a> C. XXXIV. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Vexilla regis prodeunt inferni</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Sans nous occuper donc des trois énormes faces du monstre, l'une rouge, +l'autre noire et l'autre jaunâtre, de ses trois gueules écumantes qui +mâchent éternellement trois damnés<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a> +<a href="#footnote164"><sup class="sml">164</sup></a>, de ses six ailes démesurées, et +de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler +que le centre de l'Enfer, où l'archange rebelle est plongé, est aussi le +centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tiré de cette idée. +Virgile le prend sur ses épaules, saisit le moment où Lucifer cesse +d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les +flancs du monstre sont couverts comme d'une épaisse toison, et descend +ainsi jusqu'à sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il +tourne, avec beaucoup d'efforts, sa tête où il avait les pieds, et monte +au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, dépose +Dante sur le bord, et y monte après lui. Les jambes renversées de Satan +sortent par ce soupirail; il est là toujours debout, à la place où il +tomba du ciel. Il s'enfonça jusqu'au centre de la terre, et il y resta +fixé. C'est-là que cesse d'agir cette force de gravitation qui entraîne +tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu'à travers la +mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des +effets produits sur la forme de la terre, par la chute même de Satan, +le Dante eût déjà cette idée<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a> +<a href="#footnote165"><sup class="sml">165</sup></a>. Au-dessus de l'endroit où les deux +poëtes se sont assis, un ruisseau tombe à travers les rochers; ils +montent l'un après l'autre par la route étroite et difficile que l'eau a +creusée; ils voient enfin reparaître la lumière, et se trouvent, après +tant de fatigues, rendus à la clarté du jour.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" +name="footnote164"><b>Note 164: </b></a><a href="#footnotetag164"> +(retour) </a> Le premier est Judas Iscariotte, et les deux autres, sans +qu'on puisse voir quel rapport ont avec Judas ces deux meurtriers +célèbres, Brutus et Cassius.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" +name="footnote165"><b>Note 165: </b></a><a href="#footnotetag165"> +(retour) </a> Il l'énonce clairement par ces mots qu'il met dans la +bouche de Virgile: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Tu passasti il punto + Al qual si traggon d'ogni parte i pesi</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>CHAPITRE IX.</h3> + +<p class="mid"><i>Suite de l'Analyse de la Divina Commedia</i>.</p> + +<p class="mid"><i>Le Purgatoire</i>.</p> +<br> + +<p>Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un poëte, c'est +certainement dans les premiers vers que Dante laisse échapper avec une +sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des régions moins +affreuses, où du moins l'espérance accompagne et adoucit les tourments. +Son style prend tout à coup un éclat, une sérénité qui annonce son +nouveau sujet. Ses métaphores sont toutes empruntées d'objets riants. Il +prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne à +la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et +qu'elle n'a jamais surpassé depuis. «Pour voguer sur une onde plus +favorable<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a> +<a href="#footnote166"><sup class="sml">166</sup></a>, la nacelle de mon génie dresse ses voiles, et laisse +derrière elle cette mer si terrible. Je vais chanter ce second règne, où +l'âme humaine se purifie et devient digne de monter au Ciel. Mais ici, +muses sacrées, puisque je suis tout à vous, que la poésie morte +renaisse, que Calliope relève un peu mes chants, qu'elle les accompagne +de ces accords, dont les malheureuses filles de Piérius se sentirent +frappées, et qui leur ôtèrent tout espoir de pardon.» Puis, commençant +tout de suite son récit par une description presque magique: «La douce +couleur du saphir oriental, qui se condensait, dit-il, dans la +perspective riante d'un air pur, jusqu'au premier cercle des cieux, +rendit à mes yeux tous leurs plaisirs, aussitôt que j'eus quitté l'air +infernal qui avait attristé mes yeux et mon cœur<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a> +<a href="#footnote167"><sup class="sml">167</sup></a>.» Sa lyre est +montée sur ce ton; il continue: «Le bel astre qui invite à l'amour, +réjouissait tout l'Orient, lorsque je me tournai vers l'un des pôles, et +que j'y vis briller quatre étoiles qui ne furent jamais vues que de la +première race des mortels. Le ciel paraissait jouir de leurs rayons. +Malheureux Septentrion, tu es veuf et à jamais à plaindre, puisque tu +ne peux les voir<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a> +<a href="#footnote168"><sup class="sml">168</sup></a>!» Laissant à part le sens allégorique de ces +étoiles, et les quatre vertus dont les commentateurs y voient l'emblème, +y a-t-il une poésie plus brillante, plus rayonnante, pour ainsi dire, et +qui fasse mieux sentir le passage ravissant des ténèbres à la lumière!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote166" +name="footnote166"><b>Note 166: </b></a><a href="#footnotetag166"> +(retour) </a> C. I. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Per correr miglior acqua alza le vele<br> + Omai la navicela del mia ingegno<br> + Che lascia dictro a se mar si crudele</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote167" +name="footnote167"><b>Note 167: </b></a><a href="#footnotetag167"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Dolce color d'oriental zaffiro<br> + Che s'accoglieva nel sereno aspetto<br> + Dell' aer puro, infino al primo giro,<br> + Agli occhi miei ricominciò diletto</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote168" +name="footnote168"><b>Note 168: </b></a><a href="#footnotetag168"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O Settentrional vedovo sito<br> + Po' che privato se' di mirar quelle</i>! +</div></div> +</blockquote> + +<p>Observons que le poëte ne se livre pas à ce transport en entrant dans le +Purgatoire; où il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et où l'espérance +même est encore attristée par des souffrances: le lieu de la nouvelle +scène qu'il va parcourir est divisé en trois parties; le bas de la +montagne, jusqu'à la première enceinte du Purgatoire: les sept cercles +du Purgatoire qui, s'élevant les uns sur les autres, occupent la plus +grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au +sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace +qui la sépare de la mer, qu'il voit se lever ou se déchirer tout à coup +le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les éclatantes beautés +de la nature. En se tournant vers le nord, il voit prés de lui un +vieillard d'un aspect si vénérable, que celui d'un père ne doit pas +l'être davantage pour son fils. Sa longue barbe était mêlée de blanc, +comme l'étaient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux côtés sur sa +poitrine. Les rayons des quatre étoiles saintes éclairaient si vivement +son visage, que Dante le voyait comme à la clarté du soleil. Ce +vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de +les voir échappés au noir abîme, et parvenus aux lieux qu'il habite. +Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa présence, et de baisser les +yeux devant lui. Il répond ensuite aux questions du vieillard, et +l'instruit du sujet qui a engagé son disciple à ce périlleux voyage. +C'est surtout le désir de la liberté, de cette liberté si chère, et dont +celui qui a renoncé pour elle à la vie sait si bien le prix<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a> +<a href="#footnote169"><sup class="sml">169</sup></a>. +Jusque-là, on ignore quelle est cette ombre vénérable. On l'apprend ici +de Virgile. «Tu le sais, continue-t-il, toi qui, pour elle, dans Utique, +ne craignis point de te donner la mort, et laissas ta dépouille +mortelle, qui, au grand jour, sera revêtue de tant d'éclat.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote169" +name="footnote169"><b>Note 169: </b></a><a href="#footnotetag169"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + Libertà va cercando, ch'è si cara<br> + Come sa chi per lei vita rifiuta. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Des objections théologiques ont été faites à notre poëte, sur la place +qu'il assigne à Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'espérance +qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier +commentateur du Dante, le P. Lombardi, répond à ces objections comme il +peut, mais cela n'importe guère à ceux qui, comme nous, ne considèrent +ce poëme que du côté poétique.</p> + +<p>Caton apprend aux deux poëtes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette +montagne d'expiations et d'épreuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne +d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a> +<a href="#footnote170"><sup class="sml">170</sup></a>, et qu'il se +lave le visage, pour en effacer la fumée des brasiers infernaux. Après +ces instructions, il disparaît. Dante se lève, et se dispose à suivre de +nouveau son maître. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les +formalités expiatoires qui leur ont été prescrites. Le soleil +paraît<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a> +<a href="#footnote171"><sup class="sml">171</sup></a>, et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait +rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'âmes qui vont au +Purgatoire, et un ange éclatant de blancheur et de lumière qui les y +conduit<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a> +<a href="#footnote172"><sup class="sml">172</sup></a>. Elles chantent, en approchant, le cantique que les Hébreux +chantèrent après la sortie d'Égypte. L'ange, quand il les a déposées sur +le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a> +<a href="#footnote173"><sup class="sml">173</sup></a>. Ces +âmes vont errant comme des étrangères dans un pays inconnu: elles +aperçoivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles +doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont étrangers comme elles, +et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la +route qu'ils doivent faire en montant ne leur paraîtra qu'un jeu. Les +âmes, en s'approchant du Dante, s'aperçoivent à sa respiration qu'il vit +encore. Elles sont frappées d'étonnement, et l'entourent en foule, comme +le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager +qui porte en signe de paix une branche d'olivier.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote170" +name="footnote170"><b>Note 170: </b></a><a href="#footnotetag170"> +(retour) </a> Le jonc, disent ici les commentateurs, est par son écorce +unie et lisse le symbole de la pureté et de la simplicité; il est, par +sa souplesse, celui de la patience, toutes vertus nécessaires dans le +chemin du ciel.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote171" +name="footnote171"><b>Note 171/: </b></a><a href="#footnotetag171"> +(retour) </a> C. II.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote172" +name="footnote172"><b>Note 172: </b></a><a href="#footnotetag172"> +(retour) </a> Je ne dis rien de plus ici de cet ange qui est peint; +comme tout le reste, d'une manière admirable. Je reviendrai plus loin +sur cet objet.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote173" +name="footnote173"><b>Note 173: </b></a><a href="#footnotetag173"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ed el sen gì, come venne, veloce</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>L'une des ombres s'avance vers lui pour l'embrasser, avec tant +d'affection qu'il fait vers elle un mouvement pareil. Mais il sent alors +le vide de ces ombres, qui n'ont de réel que l'apparence. Trois fois il +étend ses bras, et trois fois, sans rien saisir, ils reviennent sur sa +poitrine. L'ombre sourit, et se montre enfin si bien à lui, qu'il +reconnaît en elle <i>Casella</i>, son maître de musique et son ami. Ils +s'entretiennent quelque temps avec toute la tendresse de l'amitié; +ensuite le poëte, fidèle à son goût pour la musique, prie <i>Casella</i>, +s'il n'a point perdu la mémoire ou l'usage de ce bel art, de le consoler +dans ses peines, par la douceur de son chant; le musicien ne se fait +point prier; il chante une <i>canzone</i> de Dante lui-même<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a> +<a href="#footnote174"><sup class="sml">174</sup></a>, avec une +voix si douce et si touchante, que Dante et Virgile, et toutes les âmes +venues avec <i>Casella</i>, restent enchantées de plaisir. Cette petite scène +lyrique, au bord de la mer, a un charme particulier, surtout pour ceux +qui ont voué, comme notre poëte, une affection constante à cet art +consolateur. Mais le sévère Caton vient troubler leur jouissance; il +leur rappelle qu'ils ont autre chose à faire que d'entendre chanter, et +qu'ils doivent, avant tout, s'avancer vers la montagne. Ils se +dispersent «comme des colombes occupées à becqueter un champ de blé, et +qui voient paraître tout à coup un objet qui les effraye<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a> +<a href="#footnote175"><sup class="sml">175</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote174" +name="footnote174"><b>Note 174: </b></a><a href="#footnotetag174"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"><br> + <i>Amor che nella mente mi ragiona</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote175" +name="footnote175"><b>Note 175: </b></a><a href="#footnotetag175"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Come quando, cogliendo biada o loglio,<br> + Gli colombi adunati alla pastura</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a> +<a href="#footnote176"><sup class="sml">176</sup></a>, +et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une +troupe d'âmes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si +lentement, qu'on n'aperçoit point les mouvements de leurs pas. Virgile +leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les +premières d'abord, les autres à leur suite, comme des brebis qui sortent +du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la +tête et les yeux baissés vers la terre; simples et paisibles, ce que la +première fait, les autres le font de même; si elle s'arrête, elles +s'arrêtent comme elle, et ne savent pas pourquoi<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a> +<a href="#footnote177"><sup class="sml">177</sup></a>. Cette comparaison +naïve, et presque triviale, tirée des objets champêtres, qui paraissent +avoir eu pour notre poëte un charme particulier, est exprimée dans le +texte avec une vérité, une élégance et une grâce qui la relèvent, sans +lui rien faire perdre de sa simplicité. Il y donne le dernier trait, en +peignant ce troupeau d'âmes simples et heureuses, s'avançant avec un air +pudique et une démarche honnête. L'ombre de son corps, que le soleil +projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premières; +elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en +font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant +que celui qu'il avoue être un homme vivant, n'est point venu sans +l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin étroit, où ils +peuvent pénétrer avec elles. L'une de ces âmes se fait connaître; c'est +Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Frédéric II, mort excommunié comme +son père. On n'avait pas voulu qu'il fût enterré en terre sainte: il le +fut auprès du pont de Bénévent. Mais ce ne fut pas assez, au gré du pape +Clément IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le +cadavre, et de l'envoyer hors des états de l'Église.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote176" +name="footnote176"><b>Note 176: </b></a><a href="#footnotetag176"> +(retour) </a> C. III. J'omets ici beaucoup de descriptions, de +discours, d'explications philosophiques; il s'agit de gravir la montagne +du Purgatoire; et ne pouvant pas faire d'une analyse une traduction, +j'écarte tout ce qui ne conduit pas à ce but.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote177" +name="footnote177"><b>Note 177: </b></a><a href="#footnotetag177"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Come le pecorelle escon del chiuso</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit +sa peine, que la miséricorde de Dieu est infinie, et que +l'excommunication d'un pape n'ôte pas tout moyen de rentrer en grâce +auprès de l'Éternel, pourvu que l'on ait une ferme espérance; seulement, +si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente +fois autant de temps qu'on a persisté dans son obstination, à moins que +ce temps ne soit abrégé par de bonnes prières. Je ne sais si les papes +admettaient alors cette espèce de tarif: depuis long-temps leur prudence +l'a rendu à peu près inutile; ils ont excommunié beaucoup moins, et +n'envoient plus de cardinaux déterrer les cendres des rois.</p> + +<p>Dante s'aperçoit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est +écoulé sans qu'il y ait pris garde, pendant le récit de Mainfroy<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a> +<a href="#footnote178"><sup class="sml">178</sup></a>. +Cela inspire à un poëte philosophe des vers philosophiques d'un style +ferme, exact, et, comme celui de Lucrèce, toujours poétique, sur la +puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou +par la peine qu'il nous cause, et sur cette faculté auditive qu'exerce +alors notre âme, indépendante de la faculté de penser et de sentir. Il +reconnaît enfin qu'ils sont arrivés à ce passage étroit et difficile que +les âmes leur avaient indiqué. Ils y gravissent avec beaucoup de peine, +arrivent sur une première, plate-forme qui fait le tour de la montagne; +et de là, sur une seconde, par un chemin non moins pénible. Ils +s'asseyent alors, tournés vers le levant, d'où ils étaient partis; le +spectacle du ciel et de l'immensité occasionne entr'eux des questions et +des réponses astronomiques et géographiques, où Dante s'exprime toujours +en poëte, en même temps qu'en géographe et en astronome. Les âmes des +négligents sont retenues dans ces enceintes, qui précèdent le +Purgatoire. Le poëte en décrit une troupe nonchalamment assise à l'ombre +derrière des rochers, et peint avec sa fidélité ordinaire leur +contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui était +assise, se tenant les genoux embrassés, et courbant entre eux son +visage<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a> +<a href="#footnote179"><sup class="sml">179</sup></a>. Quelques mots qu'il adresse à son guide attirent +l'attention de cette ombre: elle lève un peu les yeux et le regarde, +mais seulement jusqu'à la moitié du corps; dernier coup de pinceau qui +achève ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins +bien son caractère. Dante la reconnaît: il lui parle et la nomme<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a> +<a href="#footnote180"><sup class="sml">180</sup></a>; +mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir +jamais entendu parler.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote178" +name="footnote178"><b>Note 178: </b></a><a href="#footnotetag178"> +(retour) </a> C. IV.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote179" +name="footnote179"><b>Note 179: </b></a><a href="#footnotetag179"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Sedeva ed abbrœcciava le ginocchia,<br> + Tenendo 'l viso giù tra esse basso</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote180" +name="footnote180"><b>Note 180: </b></a><a href="#footnotetag180"> +(retour) </a> Ce nom est <i>Belacqua</i>; mais l'on n'en est pas plus +avancé.</blockquote> + +<p>D'autres ombres un peu moins inactives<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a> +<a href="#footnote181"><sup class="sml">181</sup></a> s'aperçoivent que le corps +du Dante n'est pas diaphane, que c'est un corps vivant, un mortel; +Virgile le leur confirme: aussitôt elles remontent vers leurs compagnes, +aussi rapidement que des vapeurs enflammées fendent l'air pur au +commencement de la nuit, ou que le soleil d'été fend un léger nuage; +elles reviennent aussi promptement toutes ensemble. Dante en est bientôt +entouré. Toutes veulent qu'il fasse mention d'elles quand il retournera +sur la terre, et qu'il leur obtienne des prières qui doivent abréger +leurs épreuves. Plusieurs lui racontent leurs tristes aventures. Celle +de <i>Buonconte</i> de Montefeltro est la seule remarquable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote181" +name="footnote181"><b>Note 181: </b></a><a href="#footnotetag181"> +(retour) </a>C. V.</blockquote> + +<p>Buonconte avait été tué à la bataille de Campaldino<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a> +<a href="#footnote182"><sup class="sml">182</sup></a>, et l'on +n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine +cette fable épisodique. Ce guerrier Gibelin, blessé à mort dans la +bataille, parvint auprès d'une petite rivière qui descend des Apennins, +et se jette dans l'Arno. Là il tomba, en prononçant le nom de Marie. +L'ange de Dieu vint aussitôt prendre son âme, et celui de l'Enfer +criait: «O toi qui viens du ciel, pourquoi m'ôtes-tu ce qui est à moi? +Tu emportes ce que celui-ci avait d'éternel, pour une petite larme qui +me l'enlève<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a> +<a href="#footnote183"><sup class="sml">183</sup></a>. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui.» +Alors il élève des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combine +avec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute la +campagne est inondée; les ruisseaux se débordent; le corps de Buonconte +est entraîné par le torrent et précipité dans l'Arno. Ses bras qu'il +avait pris, en expirant, la précaution de mettre en croix sur sa +poitrine, sont séparés; il est jeté d'un rivage à l'autre, et enfin +plongé au fond du fleuve, où il est recouvert de sable. Cette machine +poétique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs, +bouleversant les éléments, et mettant partout le désordre dans l'œuvre +du grand ordonnateur, se trouvait bien déjà dans quelques légendes et +dans quelques contes ou fabliaux; mais elle paraît ici pour la première +fois revêtue des couleurs de la poésie, et c'est du poëme de Dante +qu'elle a passé dans l'épopée moderne, où elle joue presque toujours un +grand rôle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote182" +name="footnote182"><b>Note 182: </b></a><a href="#footnotetag182"> +(retour) </a> 11 juin 1289.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote183" +name="footnote183"><b>Note 183: </b></a><a href="#footnotetag183"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Tu te ne porti di costui l'eterno, + Per una lagrimetta che'l mi toglie</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Environné de ces ombres importunes, le poëte se compare à un homme qui +vient de gagner une forte partie de dez<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a> +<a href="#footnote184"><sup class="sml">184</sup></a>, et qui, pendant que son +adversaire s'éloigne seul et triste, se retire entouré de tous les +spectateurs empressés à le suivre, à le précéder, à s'en faire voir, et +obstinés à ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme +plusieurs de ces ombres d'hommes assassinés de diverses manières, qui le +conjurent de prier pour elles. Dégagé de cette foule, il questionne son +guide sur l'efficacité que ses prières pourront avoir. Virgile l'engage +à ne se point occuper de ces difficultés, qui seront toutes résolues par +Béatrix, quand il l'aura trouvée sur le sommet de la montagne. Dante +double alors le pas, et se sent animé d'un nouveau courage. Mais à part +de toutes ces ombres, dont ils commencent à s'éloigner, ils aperçoivent +celle d'un poëte alors célèbre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens +qui s'était le plus distingué dans la langue et la poésie des +Provençaux. Sordel était assis; son attitude était fière et presque +dédaigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de décence. Il ne +répond point à une première question que lui fait Virgile, et le laisse +approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a> +<a href="#footnote185"><sup class="sml">185</sup></a>. Mais +dès que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui était aussi +de Mantoue, se lève, se nomme, et les deux poëtes s'embrassent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote184" +name="footnote184"><b>Note 184: </b></a><a href="#footnotetag184"> +(retour) </a> C. VI. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quando si parte'l gíuoco della zara</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote185" +name="footnote185"><b>Note 185: </b></a><a href="#footnotetag185"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> <i>Solo guardando</i></p> + <i>A guisa di leon quando si posa</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Cet élan d'un sentiment patriotique en fait naître un dans l'âme du +Dante; il s'emporte avec véhémence contre l'esprit de discorde qui +perdait alors l'Italie: «Ah! malheureuse esclave, s'écrie-t-il, Italie, +séjour de douleur, vaisseau sans pilote au sein de la tempête<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a> +<a href="#footnote186"><sup class="sml">186</sup></a>, toi +qui n'es plus la maîtresse des peuples, mais un lieu de prostitution: +cette âme généreuse n'a eu besoin que du doux nom de sa patrie pour +faire à son concitoyen l'accueil le plus tendre et le plus empressé, et +maintenant tous ceux qui vivent dans ton sein sont en guerre: ceux +qu'une même enceinte et un même fossé renferment se dévorent entre eux. +Cherche, malheureuse, cherche le long de tes rivages; regarde ensuite +dans ton sein, et vois s'il est en toi quelque partie qui jouisse de la +paix. Que te sert le frein des lois que t'imposa Justinien, si tu n'as +plus personne qui le gouverne? Sans ce frein, tu aurais moins à rougir.» +Ce n'est pas seulement comme Italien, mais comme Gibelin qu'il s'emporte +ainsi. Il finit en exhortant les peuples d'Italie à reconnaître +l'autorité de César; l'empereur Albert d'Autriche à dompter ces esprits +rebelles, et Dieu, qui est mort pour tous les hommes, à se laisser enfin +toucher par tant de malheurs.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote186" +name="footnote186"><b>Note 186: </b></a><a href="#footnotetag186"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ahi serva Italia di dolore ostello,<br> + Nave senza nocchiero in gran tempesta,<br> + Non donna di provincie, ma b</i>....., etc. +</div></div> + +<p>Ce dernier mot, très-mal sonnant aujourd'hui, était alors de la langue +commune. Il n'ôte rien à la force et à l'éloquence de ce morceau.</p></blockquote> + +<p>De l'Italie en général il en vient à Florence sa patrie, et lui adresse +une apostrophe assaisonnée de l'ironie la plus amère: «O Florence! tu +dois être satisfaite de cette digression<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a> +<a href="#footnote187"><sup class="sml">187</sup></a>. Elle ne peut te regarder, +grâce à ton peuple, qui s'étudie à te procurer un autre sort. Beaucoup +d'autres peuples ont la justice dans le cœur, mais elle y agit avec +lenteur pour ne pas agir sans prudence; le tien l'a toujours à la +bouche. Beaucoup se refusent aux charges publiques; mais ton peuple +répond sans être appelé, et s'écrie: J'en veux supporter le poids. +Maintenant réjouis-toi, tu en as bien sujet. Tu es riche; tu es en paix, +tu es sage. Si je dis la vérité, ce sont les effets qui le prouvent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote187" +name="footnote187"><b>Note 187: </b></a><a href="#footnotetag187"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Fiorenza mia, ben puoi esser contenta<br> + Di questa digression, che non ti tocca<br> + Mercè del popol tuo</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Athène et Lacédémone qui firent des lois si sages et réglèrent si bien +la cité, ne firent que peu de progrès dans l'art de bien vivre, auprès +de toi qui fais des règlements si subtils, que ce que tu ourdis en +octobre ne va pas jusqu'à la moitié de novembre<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a> +<a href="#footnote188"><sup class="sml">188</sup></a>. Combien de fois, +en peu de temps, as-tu changé de lois, de monnaies, d'offices publics, +d'usages, et renouvelé tes citoyens! Si tu as bonne mémoire, et un +jugement sain, tu te verras toi-même comme une malade, qui ne trouve sur +la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour +donner le change à ses douleurs<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a> +<a href="#footnote189"><sup class="sml">189</sup></a>». En lisant cette éloquente +invective, on est tenté d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-même de +Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconnaître en lui</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> <i>Quella fonte</i></p> + <i>Che spande di parlar si largo fiume</i>. +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote188" +name="footnote188"><b>Note 188: </b></a><a href="#footnotetag188"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> <i>Ch'a mezzo novembre</i></p> + <i>Non giunge quel che tu d'ottobre fili</i>. +</div></div> + +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote189" +name="footnote189"><b>Note 189: </b></a><a href="#footnotetag189"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Vedrai te simigliante a quella'nferma<br> + Che non può trovar posa in su le piume,<br> + Ma con dar volta suo dolore scherma</i>.<br> +</div></div> + +</blockquote> + +<p>Cependant le poëte Sordel ne connaît encore que comme Mantouan celui +qu'il a si bien accueilli sur ce seul titre; il veut enfin en savoir +davantage<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a> +<a href="#footnote190"><sup class="sml">190</sup></a>. Virgile se nomme: Sordel, frappé de surprise et de +respect, tombe à ses pieds: «O gloire du pays latin, lui dit-il, toi par +qui notre ancienne langue montra tout son pouvoir! ô éternel honneur du +lieu de ma naissance, quel mérite ou plutôt quelle faveur te montre à +mes yeux?» Alors Virgile l'instruit du sujet de son voyage, et lui +demande le chemin le plus court et le plus facile pour arriver au +Purgatoire. Sordel, avant de leur indiquer une issue pour s'élever plus +haut sur la montagne, les conduit vers une espèce de vallon, dont notre +poëte fait une description riche et brillante. Les plus vives couleurs +et les parfums les plus délicieux y charmaient les yeux et +l'odorat<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a> +<a href="#footnote191"><sup class="sml">191</sup></a>. Couchées entre des fleurs, des âmes y chantaient avec des +voix mélodieuses l'hymne du <i>Salve Regina</i>. C'étaient des âmes +d'empereurs et de rois, bons et mauvais, mais qui le furent avec assez +d'indolence pour trouver ici place parmi les négligents. L'empereur +Rodolphe, son gendre Ottaker ou Ottocar; Philippe-le-Hardi, roi de +France, et Henri, roi de Navarre, qu'il peint tous deux affligés des +mœurs dépravées de Philippe-le-Bel, fils de l'un et gendre de l'autre, +et qu'il nomme, à cause de ce dernier roi, père et beau-père du mal +français<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a> +<a href="#footnote192"><sup class="sml">192</sup></a>; Pierre III d'Aragon, Charles d'Anjou, roi de Naples, +Henri III, roi d'Angleterre, et quelques autres encore qui ne paraissent +pas tous également bien placés dans cette catégorie de princes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote190" +name="footnote190"><b>Note 190: </b></a><a href="#footnotetag190"> +(retour) </a> C. VII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote191" +name="footnote191"><b>Note 191: </b></a><a href="#footnotetag191"> +(retour) </a> Cette description se termine par ces trois vers +charmants; + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Non avea pur natura ivi dipinto,<br> + Ma di soavità di mille odori<br> + Vi facea un incognito indistinto</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote192" +name="footnote192"><b>Note 192: </b></a><a href="#footnotetag192"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Padre, e suocero son del mal di Francia</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Le soir était venu quand ces ombres cessèrent leurs chants et +commencèrent un autre hymne. C'est peut-être tout ce qu'eût dit un autre +poëte; mais le nôtre le dit avec une richesse de poésie sentimentale et +d'idées mélancoliques et touchantes, qui paraît en lui véritablement +inépuisable<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a> +<a href="#footnote193"><sup class="sml">193</sup></a>. «Il était déjà l'heure qui renouvelle les regrets des +navigateurs et leur attendrit le cœur, le jour où ils ont dit adieu à +leurs plus chers amis, et qui pénètre d'amour le nouveau pèlerin, s'il +entend de loin le son de la cloche qui paraît pleurer le jour, quand il +expire: alors je commençai à ne plus rien entendre, etc.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote193" +name="footnote193"><b>Note 193: </b></a><a href="#footnotetag193"> +(retour) </a> C. VIII. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Era già l'ora che volge'l disio<br> + A' naviganti e'ntenerisce il cuore,<br> + Lo di ch' han detto a' dolci amici a dio;<br> + E che lo nuovo peregrin d'amore<br> + Punge, se ode squilla di lontano,<br> + Che paia'l giorno pianger che si muore,<br> + Quand' io' ncominciai</i>, etc. +</div></div> + +<p>On reconnaît dans ce dernier vers l'original de celui-ci de la belle +élégie de Gray, sur un cimetière de campagne.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>The curfew tells the knell of parting day</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Les âmes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants +sont interrompus par l'arrivée de deux anges armés d'épées flamboyantes, +mais dont la pointe est émoussée<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a> +<a href="#footnote194"><sup class="sml">194</sup></a>. Ils sont envoyés par la vierge +Marie pour défendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y pénétrer. Ils +s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps après, le serpent +arrive et commence à se glisser entre les fleurs. Les deux anges +s'élèvent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit +de leurs ailes, et viennent se remettre à leur poste. Nino, juge, +c'est-à-dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille +des Malaspina, qui avaient donné au Dante un asyle dans son exil, +reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu +l'arrivée du serpent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote194" +name="footnote194"><b>Note 194: </b></a><a href="#footnotetag194"> +(retour) </a> Nous reviendrons bientôt sur ces deux anges, connue sur +celui que nous avons déjà trouvé plus haut.</blockquote> + +<p>Ils étaient assis tous cinq sur l'herbe fraîche, au lever de +l'aurore<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a> +<a href="#footnote195"><sup class="sml">195</sup></a>. Dante se sent accablé de sommeil; il s'endort. «C'était +l'heure du matin<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a> +<a href="#footnote196"><sup class="sml">196</sup></a> où l'hirondelle commence ses tristes plaintes, +peut-être au souvenir de ses anciens malheurs, et que notre âme plus +étrangère aux sens, et moins esclave de nos pensées, a dans ses visions +quelque chose de divin.» Le poëte voit en songe un aigle aux ailes d'or +qui fond sur lui comme la foudre, et l'enlève jusqu'à la sphère du feu, +où ils s'embrasent et sont consumés tous les deux. À son réveil, il ne +reconnaît plus autour de lui les mêmes objets; il apprend de Virgile ce +qui s'est passé pendant son sommeil. Une femme nommée Lucie, qui est, +selon les interprètes, le symbole de la grâce divine, est venue +l'enlever et l'a porté au nouveau lieu où il se trouve. Sordel et les +autres sont restés où ils étaient auparavant. Virgile a suivi les traces +de la belle Lucie, qui lui a indiqué, près de là, l'entrée du +Purgatoire, et a disparu en même temps que Dante rouvrait les yeux. Il +se lève et marche vers la porte avec son guide. Elle était gardée par un +ange, armé d'une épée étincelante. Lorsque cet ange apprend que c'est +Lucie qui les a conduits, il leur permet d'approcher des trois degrés de +marbres de différentes couleurs, au haut desquels il se tient immobile. +Dante, soutenu par Virgile, monte péniblement jusqu'à lui, se prosterne +à ses pieds et le conjure, en se frappant la poitrine, de lui permettre +l'entrée de ce lieu redoutable. L'ange le lui permet enfin. La porte +s'ouvre, et tourne sur ses gonds avec un fracas horrible. A ce bruit +succède une harmonie délicieuse. Le poëte, en entrant dans cette +enceinte, entend les louanges de l'Éternel chantées par des voix si +mélodieuses qu'elles lui rappellent l'impression qu'il a souvent +éprouvée quand l'orgue accompagnait le chant des fidèles, et que tantôt +on entendait les paroles, tantôt elles cessaient de se faire entendre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote195" +name="footnote195"><b>Note 195: </b></a><a href="#footnotetag195"> +(retour) </a> C. IX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote196" +name="footnote196"><b>Note 196: </b></a><a href="#footnotetag196"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Nell' ora che comincia i tristi lai<br> + La rondinella presso alla mattina</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Toute cette première division de la seconde partie du poëme est, comme +on voit, fertile en descriptions et en scènes dramatiques. Les +descriptions surtout y sont d'une richesse, qu'une sèche analyse peut à +peine laisser entrevoir; les cieux, les astres, les mers, les campagnes, +les fleurs, tout est peint des couleurs les plus fraîches et les plus +vives. Les objets surnaturels ne coûtent pas plus au poëte que ceux dont +il prend le modèle dans la nature. Ses anges ont quelque chose de +céleste; chaque fois qu'il en introduit de nouveaux, il varie leurs +habits, leurs attitudes et leurs formes. Le premier, qui passe les âmes +dans une barque<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a> +<a href="#footnote197"><sup class="sml">197</sup></a>, a de grandes ailes blanches déployées, et un +vêtement qui les égale en blancheur. Il ne se sert ni de rames, ni de +voiles, ni d'aucun autre moyen humain; ses ailes suffisent pour le +conduire. Il les tient dressées vers le ciel, et frappe l'air de ses +plumes éternelles qui ne changent et ne tombent jamais. Plus l'oiseau +divin<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a> +<a href="#footnote198"><sup class="sml">198</sup></a> approche, plus son éclat augmente; et l'œil humain ne peut +plus enfin le soutenir. Les deux anges qui descendent avec des glaives +enflammés pour chasser le serpent<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a> +<a href="#footnote199"><sup class="sml">199</sup></a>, sont vêtus d'une robe verte +comme la feuille fraîche éclose; le vent de leurs ailes, qui sont de la +même couleur, l'agite et la fait voltiger après eux dans les airs: on +distingue de loin leur blonde chevelure; mais l'œil se trouble en +regardant leur face et ne peut en discerner les traits. Enfin, le +dernier que l'on a vu garder l'entrée du Purgatoire, porte une épée qui +lance des étincelles que le regard ne peut soutenir; et ses habits sont +au contraire d'une couleur obscure, qui ressemble à la cendre ou à la +terre desséchée, soit pour faire entendre à ceux qui vont expier leurs +fautes que l'homme n'est que poussière; soit pour signifier, comme le +veulent d'autres commentateurs<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a> +<a href="#footnote200"><sup class="sml">200</sup></a>, que les ministres de la religion +doivent se rappeler sans cesse ces mots de l'Ecclésiastique, dont on les +soupçonne apparemment de ne se pas souvenir toujours: <i>De quoi +s'énorgueillit ce qui n'est que terre et que cendre<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a> +<a href="#footnote201"><sup class="sml">201</sup></a>?</i></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote197" +name="footnote197"><b>Note 197: </b></a><a href="#footnotetag197"> +(retour) </a> C. II, v. 23 et suiv. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote198" +name="footnote198"><b>Note 198: </b></a><a href="#footnotetag198"> +(retour) </a> <i>L'uccel divino.</i> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote199" +name="footnote199"><b>Note 199: </b></a><a href="#footnotetag199"> +(retour) </a> C. VIII, v. 25 et suiv. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote200" +name="footnote200"><b>Note 200: </b></a><a href="#footnotetag200"> +(retour) </a> Velutello et Lombardi. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote201" +name="footnote201"><b>Note 201: </b></a><a href="#footnotetag201"> +(retour) </a> <i>Quid superbit terra et cinis?</i> (<span class="sc">Ecclésiastic</span>, c. X, v. +9.) +</blockquote> + +<p>On se rappelle que l'enceinte générale du Purgatoire est composée de +sept cercles, placés l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et +Virgile commencent à gravir. Chacune de ces enceintes particulières +décrit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept +péchés mortels. Le passage par où l'on monte de l'un à l'autre est +presque toujours long, étroit et difficile. Le premier cercle est celui +des orgueilleux<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a> +<a href="#footnote202"><sup class="sml">202</sup></a>; leur punition est de marcher courbés sous des +fardeaux énormes. Avant de les voir paraître, Dante regarde avec +admiration sur le flanc de la montagne, qui s'élève jusqu'au second +cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief +supérieures aux chefs-d'œuvre de Policlète et même à ceux de la Nature. +Ce sont des exemples d'humilité qu'elles retracent; l'Annonciation de +l'ange à l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait +devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre poëte dans son +style énigmatique, était plus et moins qu'un roi<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a> +<a href="#footnote203"><sup class="sml">203</sup></a>; enfin, un trait +d'humanité de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce +qu'on prétend que saint Grégoire en fut si touché qu'il demanda et +obtint que ce bon empereur fût retiré de l'Enfer; trait, au reste, qui +n'est rapporté que par des historiens très-suspects<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a> +<a href="#footnote204"><sup class="sml">204</sup></a>, et que +Baronius et Bellarmin eux-mêmes traitent de fable. Mais un poëte n'est +pas obligé d'être si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition +populaire: il a parfaitement représenté dans ses vers, ce qu'il dit +avoir vu sculpté sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote202" +name="footnote202"><b>Note 202: </b></a><a href="#footnotetag202"> +(retour) </a> C. X.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote203" +name="footnote203"><b>Note 203: </b></a><a href="#footnotetag203"> +(retour) </a> <i>E più e men che re era'n quel caso.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote204" +name="footnote204"><b>Note 204: </b></a><a href="#footnotetag204"> +(retour) </a> Le moine Helinant ou Elinant, dans sa <i>Chronique</i>; Jean +Diacre, dans la <i>Vie de S. Grégoire</i>, l'<i>Eucologe des Grecs</i>; et même S. +Thomas, au rapport du P. Lombardi. Une veuve éplorée se jeta, selon eux, +à la bride du cheval de Trajan, au milieu du cortége militaire qui +l'accompagnait, et au moment où il partait pour une expédition +lointaine. Elle le conjurait de venger la mort de son fils, massacré par +des soldats. Trajan promit d'abord de lui rendre justice à son retour; +mais, sur les instances de cette malheureuse mère, il s'arrêta, et ne +partit qu'après l'avoir satisfaite. Dion Cassius, et son compilateur +Xiphilin, rapportent le même trait de l'empereur Adrien.</blockquote> + +<p>A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement +courbés sous d'énormes fardeaux, qu'ils conservent à peine la forme +humaine, il s'élève contre l'orgueil des chrétiens qui contraste avec la +misère et les infirmités de l'âme. C'est là que se trouve cette image +emblématique de l'âme humaine, dont le texte est souvent cité, mais +qui, dans une traduction, ne conserve peut-être pas le même éclat et la +même grâce:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Non v'accorgete voi che noi siam vermi<br> + Nati a formar l'angelica farfalla<br> + Che vola alla giustizia senza schermi?</i> +</div></div> + +<p>C'est-à-dire, ou du moins à peu près, «Ne voyez-vous pas que nous sommes +des vermisseaux nés pour former le papillon angélique qui doit voler +vers l'inévitable justice?» Ces orgueilleux, pliés et presque écrasés +sous les charges qu'ils portent, récitent l'Oraison dominicale toute +entière. Ce n'est pas pour eux, disent-ils, qu'ils en adressent à Dieu +la dernière prière<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a> +<a href="#footnote205"><sup class="sml">205</sup></a>, mais pour ceux qui sont restés au monde après +eux; en sorte que ce sont ici, contre la coutume, les âmes du Purgatoire +qui prient pour celles des vivants.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote205" +name="footnote205"><b>Note 205: </b></a><a href="#footnotetag205"> +(retour) </a> <i>Sed libera nos à malo</i>; ce que Dante traduit avec S. +Chrysostôme (<i>in Matth.</i>, c. 6) par: <i>Délivre-nous du malin esprit</i>, ou +du démon, au lieu de <i>délivre-nous du mal</i>, comme on le dit en +français.</blockquote> + +<p>Quelques-unes de ces ombres se font connaître, ou sont reconnues par le +poëte. Il reconnaît celle d'un peintre en miniature, nommé <i>Oderisi da +Gubbio</i>, qui avait eu de son temps une grande célébrité; c'est dans sa +bouche que Dante met cette belle tirade, sur l'état où la peinture était +déjà parvenue en Italie, sur l'orgueil des artistes et sur la vanité de +la gloire. Il se fait donner par lui le titre de frère; est-ce pour +rappeler l'amitié qui les avait unis, ou l'étude qu'il avait faite +lui-même de l'art du dessin? Cela peut être, mais au reste c'est en +général le style dont se servent les ombres dans le Purgatoire. +L'égalité y règne, et l'on dirait que ce titre, qui en est le doux +symbole, serait un des moyens qu'elles emploient pour calmer leurs +peines. «Mon frère, lui dit Oderisi, les tableaux de <i>Franco</i> de Bologne +plaisent aujourd'hui plus que les miens; tout l'honneur est maintenant +pour lui; je n'en ai plus qu'une partie. Je ne lui aurais pas tant +accordé quand je vivais, tant j'avais le désir d'exceller et d'être le +premier dans mon art..... O vaine gloire des talens humains; combien +l'éclat dont ils brillent dure peu, si des siècles grossiers ne leur +succèdent! Cimabué crut remporter la palme dans la peinture, et +maintenant <i>Giotto</i> a tant de renommée qu'il obscurcit celle de son +maître. Ainsi dans l'art des vers, le second <i>Guido</i> efface la gloire du +premier<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a> +<a href="#footnote206"><sup class="sml">206</sup></a>; et peut-être est-il né maintenant un poëte qui les +surpassera tous deux<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a> +<a href="#footnote207"><sup class="sml">207</sup></a>. Tout ce vain bruit du monde ressemble au +souffle des vents qui vient tantôt d'un côté de l'horizon, tantôt de +l'autre, et qui change de nom parce que sa direction change. Avant que +mille années s'écoulent; quelle réputation auras-tu de plus, si tu es +parvenu jusqu'à l'extrême vieillesse, que si tu étais mort avant de +quitter le balbutiement de l'enfance? Mille ans comparés à l'éternité +sont un espace plus court que n'est un mouvement de l'œil comparé à +celui du cercle le plus lent et le plus immense des cieux ... Votre +renommée est comme la couleur de l'herbe qui vient et s'en va, que +flétrit et décolore ce même soleil qui la fait sortir verte du sein de +la terre.»</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>La vostra nominanza è colar d'erba,<br> + Che viene e va, e quei la discolora<br> + Per cui ell'esce della terra acerba</i>. +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote206" +name="footnote206"><b>Note 206: </b></a><a href="#footnotetag206"> +(retour) </a> C'est-à-dire, que <i>Guido Cavalcanti</i> surpasse <i>Guido +Guinizzelli</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote207" +name="footnote207"><b>Note 207: </b></a><a href="#footnotetag207"> +(retour) </a> Quelques interprètes ont pensé que Dante se désigne ici +lui-même; et si ce mouvement d'orgueil poétique est déplacé dans un +moment où il peint la punition de l'orgueil, il n'est pas tout-à-fait +étranger à son caractère. Lombardi me paraît cependant observer avec +raison, qu'alors le poëte aurait dit: Il en est maintenant né un qui +peut-être les surpassera tous deux; mais qu'ayant dit: Il est peut-être +né un, etc.: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E forse è nato chi l'uno e l'altro<br> + Caccerà del nido</i>, +</div></div> + +<p>il est probable qu'il n'a parlé qu'en général, et en se fondant +uniquement sur le cours habituel des vicissitudes humaines.</p></blockquote> + +<a name="n5" id="n5"></a> +<p>Quelle comparaison juste et mélancolique! quel beau langage et quels +vers! Homère lui-même, n'est pas au-dessus de notre poëte, lorsqu'il +compare les générations des hommes aux générations des feuilles qui +jonchent la terre en automne.</p> + +<p>Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a> +<a href="#footnote208"><sup class="sml">208</sup></a>, +aperçoit des figures gravées sur le pavé de marbre; elles retracent aux +yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le poëte s'abandonne ici plus +que jamais à son goût pour les mélanges de la fable avec l'histoire, et +du sacré avec le profane. Ces figures gravées représentent Lucifer et +Briarée; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de +foudroyer les géants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la +confusion des langues; Niobé et les corps inanimés de ses enfants; Saül, +qui se tua sur les monts Gelboë, Arachné, à demi-changée en araignée; +Roboam, au moment où ses sujets le précipitent de son char; Alcméon qui +tue sa mère, et Sennachérib tué par ses enfants; Thomiris plongeant dans +le sang la tête de Cyrus; les Assyriens fuyant après la mort +d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote208" +name="footnote208"><b>Note 208: </b></a><a href="#footnotetag208"> +(retour) </a> C. XII.</blockquote> + +<p>Un ange apparaît aux deux voyageurs. Sa robe était blanche et sa face +brillait comme l'étoile étincelante du matin: il ouvre les bras, ensuite +les ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au second +cercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume, +avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur. +«Ah! s'écrie le poëte, que ces routes sont différentes de celles de +l'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et là bas au milieu de +lamentations horribles.» Ils arrivent cependant au second cercle, où +sont purifiés les envieux<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a> +<a href="#footnote209"><sup class="sml">209</sup></a>. Là, il n'y a ni statues ni gravures; le +mur et le pavé sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sont +couvertes de manteaux à peu près de la même couleur, et vêtues en +dessous d'un vil silice. Elles sont appuyées la tête de l'une sur +l'épaule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intérieur du +cercle, comme de malheureux aveugles qui mendient à la porte des +églises, et tâchent par une attitude pareille d'exciter la pitié. Une de +leurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles que +des chants et des paroles de charité, sentiment si discordant avec le +péché qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumière, leurs +paupières sont fermées et comme cousues par un fil de fer. Le temps a +rendu peu intéressantes pour nous les rencontres que les deux poëtes +font dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sont +pour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'une +diatribe contre les Toscans<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a> +<a href="#footnote210"><sup class="sml">210</sup></a>, dans laquelle, en suivant le cours de +l'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux où il s'élargit, grossi par +plusieurs rivières, l'ombre d'un certain <i>Guido del Duca</i>, de la petite +ville de Brettinoro dans la Romagne, caractérise, sous l'emblème +d'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et de +Florence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote209" +name="footnote209"><b>Note 209: </b></a><a href="#footnotetag209"> +(retour) </a> C. XIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote210" +name="footnote210"><b>Note 210: </b></a><a href="#footnotetag210"> +(retour) </a> C. XIV.</blockquote> + +<p>Le soleil couchant dardait ses rayons sur le visage du poëte, quand tout +à coup une autre lumière frappe ses yeux si vivement qu'il est obligé +d'y porter la main<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a> +<a href="#footnote211"><sup class="sml">211</sup></a>: il compare l'éclat de ce coup de lumière à +celui d'un rayon réfléchi par la surface de l'eau ou d'un miroir. Cet +objet, dont il ne peut soutenir la vue, est un ange qui vient leur +indiquer le passage par où ils doivent s'élever au troisième cercle. +Tandis qu'ils en montent les degrés, Dante expose à Virgile quelques +doutes qui lui sont restés sur ce que <i>Guido del Duca</i> vient de leur +dire. Virgile lui en explique une partie, et lui promet que Béatrix, +qu'il verra bientôt, achèvera de les résoudre. Le véritable but du +poëte, dans cet entretien, paraît être de rappeler aux lecteurs qui +pourraient l'oublier, ce personnage principal de son poëme, cette +Béatrix qu'il n'oublie jamais.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote211" +name="footnote211"><b>Note 211: </b></a><a href="#footnotetag211"> +(retour) </a> C. XV.</blockquote> + +<p>Dans le troisième cercle, destiné à l'expiation de la colère, il a +voulu opposer à ce péché des exemples de la vertu contraire; mais, pour +varier ses moyens, au lieu de représenter ces exemples sculptés ou +gravés, il les encadre dans une vision ou dans une extase qu'il éprouve +à la vue de tant de merveilles. Il suit toujours son système de +mélanges, et place dans cette vision la Vierge qui reprend son fils avec +douceur quand elle l'a retrouvé dans le temple, disputant au milieu des +docteurs; Pisistrate, maître d'Athènes, calmant par une réponse +indulgente sa femme qui l'exhorte à punir une insolence faite +publiquement à leur fille, et saint Étienne demandant à Dieu la grâce de +ceux qui le lapident. Le supplice des colériques est d'être enveloppés +dans un brouillard aussi épais que la fumée la plus noire<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a> +<a href="#footnote212"><sup class="sml">212</sup></a>, mais qui +ne leur ôte ni la parole ni la voix; ils chantent un hymne de paix et de +miséricorde, l'<i>Agnus Dei</i>; l'un d'eux parle au poëte, et s'entretient +avec lui sur <i>le libre arbitre</i>. C'est un certain Marc, de Venise, homme +vertueux, qui avait été son ami, et qui n'avait d'autre défaut pendant +sa vie que d'être fort sujet à la colère. On remarque dans son discours +cette peinture naïve de l'âme, telle qu'elle est dans son innocence +primitive. «L'âme sort des mains de celui qui se complaît en elle avant +de la créer, simple comme un jeune enfant qui rit et pleure tour à +tour, qui ne sait rien, sinon qu'ayant reçu la vie d'un être +bienfaisant, elle se tourne volontiers vers tout ce qui la fait jouir. +Elle savoure d'abord des biens de peu de valeur; dans son erreur elle +les poursuit ardemment, si un guide ou un frein ne l'en détourne et ne +lui fait porter ailleurs son amour<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a> +<a href="#footnote213"><sup class="sml">213</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote212" +name="footnote212"><b>Note 212: </b></a><a href="#footnotetag212"> +(retour) </a> C. XVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote213" +name="footnote213"><b>Note 213: </b></a><a href="#footnotetag213"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Esce di mano a lui che la vagheggia<br> + Prima che sia, a guisa di fanciulla,<br> + Che, piangendo e ridendo, pargoleggia.<br> +<br> + L'anima semplicetta, che sa nulla,<br> + Salvo che mossa da lieto futtore,<br> + Volentier torna a ciò che la trastulla</i>, etc. +</div></div> + +</blockquote> + +<p>De là il s'élève à des idées politiques, à la nécessité des lois et à +celle d'un chef habile qui sache régir la cité. C'est encore le Gibelin +qui parle ici autant que le poëte. «Les lois existent, dit-il, mais qui +les exécute? personne: parce que le pasteur qui marche à la tête du +troupeau peut être sage, mais manque de vigueur; parce que la multitude +qui voit son chef poursuivre les biens dont elle est si avide, s'en +nourrit elle-même et ne demande rien de plus. C'est parce qu'il est mal +gouverné que le monde est devenu si coupable, ce n'est point que de sa +nature il soit nécessairement corrompu<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a> +<a href="#footnote214"><sup class="sml">214</sup></a>. Rome, qui a régénéré le +monde, avait autrefois deux soleils qui éclairaient l'une et l'autre +voie, celle du monde et celle de Dieu. L'un des deux a éteint l'autre; +l'épée a été jointe au bâton pastoral, et ils vont inévitablement mal +ensemble, parce qu'étant réunis, l'un n'a plus rien à craindre de +l'autre. Si tu ne me crois pas, vois en les fruits: c'est au grain que +l'on connaît l'herbe». On voit que Dante revient toujours à son système +de division des deux pouvoirs; que toujours il attribue le pouvoir +spirituel aux papes, le temporel aux empereurs, et tous les maux de +l'Italie et du monde à la confusion impolitique des deux puissances dans +une seule main.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote214" +name="footnote214"><b>Note 214: </b></a><a href="#footnotetag214"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ben puoi veder che la mata condotta<br> + E la cagion che'l mondo ha fatio reo<br> + E non natura che'n voi sia corrotta</i>. +</div></div> + +<p>Cette opinion saine et philosophique paraît fortement en contradiction +avec certaines doctrines sur la corruption de la nature humaine. Les +commentateurs du Dante, Landino, Velutello, Daniello, Venturi, Lombardi, +ont tous passé sur cette difficulté sans même l'indiquer dans leurs +notes. Il nous conviendrait mal d'être plus difficiles qu'eux.</p></blockquote> + +<p>Marc, à la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui +restent encore comme des modèles des mœurs antiques, mais qui ne peuvent +arrêter le torrent. Après qu'il s'est retiré, en voyant le crépuscule du +soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-même de +cette brume épaisse, et revoit le beau spectacle du soleil à son +couchant<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a> +<a href="#footnote215"><sup class="sml">215</sup></a>. Son imagination en est si fortement émue qu'il tombe dans +une rêverie profonde. Il s'étonne lui-même de la force de cette +imagination impérieuse qui le poursuit. «O imagination! s'écrie-t-il, +toi qui enlèves souvent l'homme à lui-même, au point qu'il n'entend pas +mille trompettes qui sonnent autour de lui, qu'est-ce donc qui t'excite? +Qui fait naître en toi des objets que les sens ne te présentent pas?» La +réponse qu'il fait à cette question n'est pas fort claire. «Ce qui +t'excite, dit-il, est une lumière qui se forme dans le ciel, ou +d'elle-même, ou par une volonté qui la conduit ici-bas<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a> +<a href="#footnote216"><sup class="sml">216</sup></a>.» Alors, on +se payait dans l'école de ces mots qu'on croyait entendre, et l'on avait +fait de cette sorte de solutions une science où Dante était très-versé. +Mais il n'y a lumière céleste qui puisse expliquer l'incohérence des +objets que réunit cette espèce de vision. Ce sont purement des rêves, et +les rêves d'un esprit malade. <a name="n6" id="n6"></a>Il voit la métamorphose de Philomèle en +oiseau. Cet objet disparaît, et il lui tombe dans la pensée<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a> +<a href="#footnote217"><sup class="sml">217</sup></a> un +homme crucifié: c'est l'impie Aman qui garde dans son supplice son air +fier et dédaigneux, devant le grand Assuérus, Esther et le juste +Mardochée. Cette image se dissipe d'elle-même comme une bulle d'eau qui +s'évapore, et dans sa vision s'élève alors la jeune Lavinie, qui +reproche tendrement à sa mère de s'être tuée pour elle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote215" +name="footnote215"><b>Note 215: </b></a><a href="#footnotetag215"> +(retour) </a> C. XVII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote216" +name="footnote216"><b>Note 216: </b></a><a href="#footnotetag216"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Muove il lume che nel ciel s'informa,<br> + Per se o per voler che giù lo scorge</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote217" +name="footnote217"><b>Note 217: </b></a><a href="#footnotetag217"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Piovve dentro alla fantasia</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Il est enfin rendu à lui-même, et retiré comme d'un songe par l'éclat +d'une lumière plus vive que toutes celles dont il avait été frappé. +C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par où il doit monter au +cercle supérieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des +paresseux. Ici Dante se fait donner par son maître une longue +explication métaphysique sur l'amour, passion de la nature toujours +bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volonté, qui, selon +qu'elle est bien ou mal dirigée, fait naître en nous des affections +haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont +expiées dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la +négligence à poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le +quatrième, où nous sommes; et ces affections poussées à l'excès +deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles supérieurs +qui nous restent à parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise +une seconde fois<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a> +<a href="#footnote218"><sup class="sml">218</sup></a>; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en +philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage +est celui de l'école; on peut regretter qu'il ne soit pas plutôt celui +du cœur. Virgile mêle à ses explications quelques nouvelles solutions +sur le libre arbitre; et toujours il renvoie à Béatrix (c'est-à-dire, +sous ce nom si cher, à la Théologie personnifiée) les dernières réponses +que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient +briser ce long entretien. Elles courent, comme les Thébains couraient +pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ismène, en cherchant le +dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en +rappelant à haute voix des exemples tirés de l'Histoire sainte et de +l'Histoire profane, où la célérité de l'action en décida le succès<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a> +<a href="#footnote219"><sup class="sml">219</sup></a>. +Quand cette espèce de tourbillon s'est dissipé<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a> +<a href="#footnote220"><sup class="sml">220</sup></a>, le poëte est +encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau +songe.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote218" +name="footnote218"><b>Note 218: </b></a><a href="#footnotetag218"> +(retour) </a> C. XVIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote219" +name="footnote219"><b>Note 219: </b></a><a href="#footnotetag219"> +(retour) </a> C'est Marie qui courut en allant visiter Elisabeth dans +les montagnes; et César qui, pour soumettre Herda (aujourd'hui Lérida), +partit de Rome, alla faire assiéger Marseille par un de ses lieutenants, +et courut de-là en Espagne. Ce mélange que fait le Dante du sacré avec +le profane, dans ses citations historiques, est si fréquent, qu'il en +faut conclure que ce n'était point en lui un effet des caprices de +l'imagination, mais un système.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote220" +name="footnote220"><b>Note 220: </b></a><a href="#footnotetag220"> +(retour) </a> J'omets ici à dessein ce que Dante fait dire par une de +ces ombres, celle d'un abbé de St.-Zenon à Vérone; elle lance en courant +un trait contre un homme puissant, et lui prédit qu'il se repentira +bientôt d'avoir un pied déjà dans la tombe (<i>l'un piede entro la +fossa</i>), donné par force pour abbé à ce couvent son fils naturel, +difforme de corps et plus encore d'esprit. Ces traits de satire +particulière sont sans intérêt pour nous, si nous n'en connaissons pas +l'objet; et si nous apprenons des commentateurs que celui-ci est dirigé +contre le vieil Albert de la Scala, l'un de ces seigneurs de Vérone chez +qui Dante avait été si bien accueilli dans son infortune, c'est une +raison de plus pour ne nous y pas arrêter.</blockquote> + +<p>A l'heure de la nuit où ce qui restait de la chaleur du jour ne peut +plus résister au froid de la lune, de la terre, et peut-être, +ajoute-t-il, de Saturne, une femme bègue, boiteuse et difforme lui +apparaît, et devient à ses yeux une sirène qui le charme par sa beauté +et par son chant. Mais une autre femme belle et sévère paraît, s'élance +sur la sirène, déchire ses vêtemens, et ne fait voir dans ce qu'elle +découvre qu'un objet hideux et si infect que le poëte se réveille; +emblême énergique, mais peut-être un peu crûment exprimé, des trois +vices expiés dans les trois cercles supérieurs.</p> + +<p>Une voix bien différente appelle Dante pour le conduire au premier de +ces trois cercles, qui est le cinquième du Purgatoire: c'est la voix +d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable +dans ce séjour mortel. Ses deux ailes étendues ressemblaient à celles du +cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement +l'air en promettant le bonheur à ceux qui pleurent, parce qu'ils seront +consolés. Cette image douce et d'une suavité céleste contraste +admirablement avec la première; et cet ange qui promet des consolations +en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition même. Les +avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds +et les mains liés, forcés de regarder la terre où ils eurent toujours +les yeux attachés pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de +la maison de Fiesque; il ne régna qu'un mois et quelques jours, mais ce +peu de temps lui suffit pour reconnaître que le manteau pontifical est +si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau +paraît léger comme la plume.</p> + +<p>Une autre de ces ombres avares, parmi des plaintes qui ressemblent à +celles d'une femme dans les douleurs de l'enfantement<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a> +<a href="#footnote221"><sup class="sml">221</sup></a>, tient des +discours qui feraient difficilement deviner ce qu'elle fut sur la terre. +Elle invoque la vierge Marie; qui fut si pauvre qu'elle ne trouva qu'une +étable où déposer son saint fardeau; le bon Fabricius, qui préféra la +pauvreté à des richesses mal acquises, et enfin saint Nicolas, dont la +libéralité sauva trois jeunes filles du déshonneur où allait les plonger +la pauvreté de leur père.... C'est Hugues Capet qui parle ainsi; non +pas le premier roi de la race capétienne, mais son père Hugues-le-Grand, +duc de France et comte de Paris, qui fut, avant son fils, surnommé +<i>Cappatus</i>, Capet, pour des raisons sur lesquelles nos historiens ne +s'accordent pas<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a> +<a href="#footnote222"><sup class="sml">222</sup></a>: «Je fus, dit-il, la tige de cet arbre maudit, qui +étend son ombre malfaisante sur toute la chrétienté.» C'est sur ce ton, +dicté par les ressentiments du poëte, que Hugues fait sa propre +confession et celle de ses descendants. Le Dante n'a garde d'oublier +parmi eux ce Charles de Valois, qui l'avait chassé de sa patrie. «Par +ses ruses, fait-il dire à Hugues Capet, par les seules armes dont se +servit le traître Judas, il causera la perte de Florence; mais à la fin +il n'y gagnera que de la honte, et une honte d'autant plus ineffaçable +qu'une telle peine lui paraît plus légère à supporter.» C'est là qu'il +en voulait venir; c'est pour arriver à Charles de Valois qu'il a fait se +confesser Hugues Capet, qu'il l'a placé parmi les princes avares, et +surtout qu'il l'a fait fils d'un boucher de Paris,</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Figliuol d'un beccaio di Parigi</i>. +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote221" +name="footnote221"><b>Note 221: </b></a><a href="#footnotetag221"> +(retour) </a> C. XX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote222" +name="footnote222"><b>Note 222: </b></a><a href="#footnotetag222"> +(retour) </a> Voyez, sur ce sujet, l'extrait d'un Mémoire de M. Brial, +imprimé dans mon Rapport sur les travaux de la Classe d'histoire et de +littérature ancienne de l'Institut, année 1808.</blockquote> + +<p>On ne sait dans quelles vieilles chroniques il put trouver cette +origine, que sans doute il n'inventa pas; mais on peut croire qu'il ne +l'eût pas adoptée et consignée dans son poëme, si Charles, descendant de +Hugues, n'eût été son persécuteur. Hugues étend ses accusations contre +sa race, jusqu'à Philippe-le-Bel, à ses querelles avec Boniface VIII, et +à la captivité de ce pape dans Anagni. Il avoue ensuite au poëte que +pendant le jour, lui et les autres habitants de ce cercle, invoquent les +noms qu'il lui a entendu prononcer; mais que pendant la nuit ils ne +citent entre eux que des exemples du vice pour lequel ils sont punis. +C'est alors Pygmalion, que l'amour de l'or rendit traître, voleur et +parricide; et l'avare Midas, dont la demande avide eut des suites qui +font encore rire à ses dépens; et l'insensé Acham qui déroba le butin de +Jéricho, et fut lapidé par ordre de Josué; c'est la punition d'Ananias +et de sa femme Saphira, et celle que subit Héliodore: tantôt le cercle +entier voue à l'infamie Polymnestor, assassin du jeune Polidore; tantôt +ils crient tous ensemble: O Crassus, dis-nous, toi qui le sais, quelle +est la saveur de l'or<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a> +<a href="#footnote223"><sup class="sml">223</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote223" +name="footnote223"><b>Note 223: </b></a><a href="#footnotetag223"> +(retour) </a> Allusion à la mort de Crassus, que les Parthes, +connaissant son avarice, attirèrent dans un piége par l'appât d'un riche +butin: son armée y périt tout entière. Il se fit tuer pour ne pas tomber +entre les mains des Parthes. Ayant trouvé son corps, ils lui coupèrent +la tête et la jetèrent dans un vase rempli d'or fondu, en disant ces +mots, qui furent aussi adressés à la tête de Cyrus: C'est d'or que tu as +eu soif, bois de l'or: <i>Aurum sitisti, aurum bibe</i>. Au reste, le systême +dont j'ai parlé plus haut (page 161, note 1) paraît ici plus évidemment +que jamais, dans ce mélange alternatif et symétrique de la fable, de la +bible et de l'histoire.</blockquote> + +<p>Hugues Capet avait enfin terminé ses aveux; tout à coup la montagne +tremble, Délos n'éprouva pas une secousse si forte avant que Latone y +descendît pour mettre au monde les deux lumières des cieux. Le chant de +gloire et de joie, le <i>Gloria in excelsis Deo</i> se fait entendre. Toute +cette haute partie de la montagne, d'ailleurs inacessible aux vents, aux +météores et aux orages, s'agite ainsi lorsqu'une âme est purifiée, et +qu'elle est prête à s'élever vers le ciel<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a> +<a href="#footnote224"><sup class="sml">224</sup></a>. Celle qui en sort en ce +moment est l'âme du poëte Stace, que Dante, d'après une fausse +tradition<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a> +<a href="#footnote225"><sup class="sml">225</sup></a>, fait natif de Toulouse, quoiqu'il fût napolitain<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a> +<a href="#footnote226"><sup class="sml">226</sup></a>. +Stace aborde les deux poëtes, et, en leur racontant son histoire, il +témoigne, sans connaître Virgile, avoir eu toujours pour lui une +vénération profonde. Son feu poétique fut excité par cette flamme qui +en a tant allumé d'autres: c'est de l'<i>Énéide</i> qu'il veut parler; c'est +elle qui fut sa mère, sa nourrice dans l'art des vers<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a> +<a href="#footnote227"><sup class="sml">227</sup></a>: sans elle, +il n'aurait rien produit qui eût la moindre valeur. Pour avoir été sur +la terre contemporain de Virgile, il consentirait à prolonger d'une +année son exil. Dante sourit, et, en ayant reçu la permission de +Virgile, il nomme au poëte Stace, celui qu'ils reconnaissaient tous deux +pour leur maître. Stace se jette à ses pieds; Virgile le relève en lui +disant, avec une simplicité qu'on pourrait appeler virgilienne: cessez, +mon frère: vous êtes une ombre, et vous voyez une ombre aussi<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a> +<a href="#footnote228"><sup class="sml">228</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote224" +name="footnote224"><b>Note 224: </b></a><a href="#footnotetag224"> +(retour) </a> C. XXI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote225" +name="footnote225"><b>Note 225: </b></a><a href="#footnotetag225"> +(retour) </a> Placide Lactance, dans ses Comment. sur Stace, imprimés à +Paris en 1600. Voy. Vossius <i>de poet. lat.</i>, c. III, et Fabricius, +<i>Bibliot. lat.</i> c. XVI, <i>de Statia Poeta</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote226" +name="footnote226"><b>Note 226: </b></a><a href="#footnotetag226"> +(retour) </a> Il y eut sous Néron un <i>Statius Surculus</i>, qui était de +Toulouse, et qui enseigna la rhétorique dans les Gaules: c'est avec lui +que Dante a confondu le poëte Stace. (Vossius, <i>loc. cit.</i>)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote227" +name="footnote227"><b>Note 227: </b></a><a href="#footnotetag227"> +(retour) </a> Cette admiration de Stace pour Virgile n'est point +exagérée; il dit lui-même en s'adressant à sa <i>Thébaïde</i>. + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10"> <i>Nec tu divinam Æneida tenta,</i></p> + <i>Sed longè sequere et vestigia semper adora</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote228" +name="footnote228"><b>Note 228: </b></a><a href="#footnotetag228"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i30"> <i>Frate,</i></p> + <i>Non far; che tu se' ombra, ed ombra vedi</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux poëtes latins, +après ces premières effusions de cœur, Virgile, qui a rencontré Stace +dans le cercle des avares, lui demande<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a> +<a href="#footnote229"><sup class="sml">229</sup></a> comment, avec tant de +sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu +trouver place dans son cœur. Stace, sourit, et lui répond qu'il ne fut +que trop éloigné de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a +été puni; qu'il l'eût même été dans le cercle de l'Enfer, où les avares +et les prodigues, s'entrechoquent éternellement<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a> +<a href="#footnote230"><sup class="sml">230</sup></a>, s'il n'avait été +porté au repentir par ces beaux vers où Virgile s'élève contre la +coupable soif de l'or<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a> +<a href="#footnote231"><sup class="sml">231</sup></a>, car, disent ici les commentateurs, l'avare +et le prodigue, sont également altérés d'or, l'un pour l'entasser, +l'autre pour le répandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en +Enfer, ils sont réunis dans le même cercle. Mais comment, insiste +Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas +de bien faire, as tu ensuite été assez éclairé pour entrer dans la bonne +route et pour la suivre? C'est toi, lui répond Stace, qui m'appris à +boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'éclairas le premier, +Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus poëte, et par toi que je fus +chrétien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derrière lui +une lumière: il n'est pour lui-même d'aucun secours, mais il éclaire +ceux qui le suivent. Tu avais prédit un grand et nouvel ordre de +siècles, le retour du règne d'Astrée et de Saturne, et une nouvelle race +d'hommes envoyée du ciel<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a> +<a href="#footnote232"><sup class="sml">232</sup></a>. Cette prédiction s'accordait avec ce +qu'annonçaient ceux qui prêchaient la foi nouvelle. Je les visitai, je +fus frappé de la sainteté de leur vie. Quand Domitien les persécuta, je +pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils +me firent mépriser toutes les autres sectes: je reçus enfin le baptême; +mais la crainte m'empêcha de me déclarer chrétien, et je continuai de +professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette tiédeur +qu'avant d'arriver au cercle d'où nous sortons, je fus retenu plus de +quatre siècles dans celui des paresseux<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a> +<a href="#footnote233"><sup class="sml">233</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote229" +name="footnote229"><b>Note 229: </b></a><a href="#footnotetag229"> +(retour) </a> C. XXII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote230" +name="footnote230"><b>Note 230: </b></a><a href="#footnotetag230"> +(retour) </a> <i>Inferno</i>, c. VII. Voy. ci-dessus, pag. 55 et 56.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote231" +name="footnote231"><b>Note 231: </b></a><a href="#footnotetag231"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quid non mortalia pectora cogis,<br> + Auri sacra fames</i>? <span class="rig">(Æneid., t. III. v. 56.)</span><br> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote232" +name="footnote232"><b>Note 232: </b></a><a href="#footnotetag232"> +(retour) </a> Allusion à ces vers célèbres de la IVe. églogue de +Virgile: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo;<br> + Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna:<br> + Jam nova progenies cœlo demittitur alto</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote233" +name="footnote233"><b>Note 233: </b></a><a href="#footnotetag233"> +(retour) </a> Depuis l'an 96 de notre ère, époque de la mort de Stace, +jusqu'à l'an 1300, où Dante a placé celle de sa vision, il s'était +écoulé douze siècles et quatre ans. Stace a dit plus haut, <span class="sc">c. xxi</span>, v. +67, qu'il a passé cinq siècles et plus dans le cercle des avares: il en +avait passé plus de quatre dans celui des paresseux, ce ne sont en tout +qu'à peu près mille ans, passés dans ces deux cercles; les deux autres +siècles s'étaient écoulés, selon le P. Lombardi, dans les lieux qui +précédent les cercles du Purgatoire.</blockquote> + +<p>Stace apprend à son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont +devenus Térence, Plaute et tous les autres poëtes latins célèbres. Ils +sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-même, et les plus +fameux poëtes grecs, dans ces limbes où sont aussi les héros et les +héroïnes<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a> +<a href="#footnote234"><sup class="sml">234</sup></a>. Cependant les trois poëtes montaient au sixième cercle. +Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en écoutant +leurs discours, qui lui révélaient, dit-il, les secrets de l'art des +vers<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a> +<a href="#footnote235"><sup class="sml">235</sup></a>. Un arbre mystérieux se présente au milieu du chemin, +interrompt leur conversation, et arrête leurs pas. Il est chargé de +fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas +qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit +notre poëte, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide +qui se précipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de +l'arbre, après en avoir arrosé les feuilles. De cet arbre sort une voix +qui célèbre d'anciens exemples d'abstinence et de sobriété tirés, selon +la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du +nouveau. Des ombres maigres et livides<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a> +<a href="#footnote236"><sup class="sml">236</sup></a>] errent alentour, sans +pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fraîcheur du +ruisseau, font naître en elles une faim et une soif dévorantes qu'elles +ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands +expient leur péché.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote234" +name="footnote234"><b>Note 234: </b></a><a href="#footnotetag234"> +(retour) </a> <i>Inferno</i>, c. IV. Voy. ci-dessus, pag. 39-42.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote235" +name="footnote235"><b>Note 235: </b></a><a href="#footnotetag235"> +(retour) </a> <i>Ch'a poetar mi davano intelletto</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote236" +name="footnote236"><b>Note 236: </b></a><a href="#footnotetag236"> +(retour) </a> C. XXIII.</blockquote> + +<p>Dante reconnaît parmi eux <i>Forèse</i><a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a> +<a href="#footnote237"><sup class="sml">237</sup></a>, un de ses amis, dont la mort +lui avait coûté des larmes. <i>Forèse</i> doit à <i>Nella</i> son épouse d'être +admis dans le séjour des expiations, au lieu d'être plongé dans celui +des éternels supplices. L'éloge qu'il fait de sa chère <i>Nella</i> amène une +sortie peu mesurée de ce Florentin contre les dames de Florence et +contre les modes, très-anciennes à ce qu'il paraît, mais qui de temps en +temps redeviennent nouvelles. «Ma <i>Nella</i> que j'ai tant aimée, dit-il, +est d'autant plus agréable à Dieu qu'elle trouve moins de femmes qui lui +ressemblent. Dans les lieux sauvages de la Sardaigne, où les femmes vont +sans vêtement, elles ont plus de pudeur que dans ceux où je l'ai +laissée. O mon frère! que veux-tu que je te dise? Je vois dans un avenir +prochain un temps où l'on défendra en chaire aux dames effrontées de +Florence de se montrer le sein tout découvert. Quelles femmes barbares +eurent jamais besoin qu'on eût recours à des peines spirituelles ou à +d'autres censures pour les contraindre à se couvrir<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a> +<a href="#footnote238"><sup class="sml">238</sup></a>?» Peut-être +cette réprimande est-elle un peu trop dure; elle ne vient pourtant pas +d'un cénobite, ni d'un ennemi du sexe à qui elle peut déplaire. L'âme +sensible du Dante est aussi connue que son génie, et les femmes auraient +beaucoup à gagner si elles trouvaient souvent parmi les hommes de +pareils ennemis; mais plus on est capable de les aimer, plus on les +respecte, et plus on aime aussi qu'elles se respectent elles-mêmes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote237" +name="footnote237"><b>Note 237: </b></a><a href="#footnotetag237"> +(retour) </a> Frère de <i>Corso Donati</i>, et non pas du célèbre +jurisconsulte François Accurse, comme le disent presque tous les +commentateurs. Forèse parle, dans le chant suivant, v. 13, de sa sœur +<i>Piccarda Donati</i>, que l'on sait avoir été sœur de <i>Corso</i>. (Lombardi.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote238" +name="footnote238"><b>Note 238: </b></a><a href="#footnotetag238"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quai barbare fur mai, quai Saracine.<br> + Cui bisognasse, per far le ir coverte<br> + O spiritali o altre discipline</i>? +</div></div> +</blockquote> + +<p>Forèse fait connaître à son ancien ami plusieurs des ombres maigres qui +l'accompagnent<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a> +<a href="#footnote239"><sup class="sml">239</sup></a>. On y distingue le pape tourangeau Martin IV, qui +expie par le jeûne ses bonnes anguilles du lac de Bolsena<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a> +<a href="#footnote240"><sup class="sml">240</sup></a>, cuites +dans les vins les plus exquis; un certain Boniface, archevêque de +Ravenne, qui dépensait en bons repas les revenus de son église; +<i>Buonaggiunta</i> de Lucques et quelques autres. <i>Buonaggiunta</i>, l'un des +poëtes italiens du treizième siècle, avait fait, selon l'usage de ce +temps, beaucoup de poésies amoureuses où il n'y avait point d'amour. Il +n'en était pas ainsi du Dante, à qui l'amour avait dicté ses premiers +vers. C'est ce qu'il fait sentir par ce petit dialogue entre +<i>Buonaggiunta</i> et lui. «Vois-je en vous, lui dit le Lucquois, celui qui +a publié des poésies d'un nouveau style, qui commencent par ce vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + Femmes, qui connaissez le pouvoir de l'amour<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a> +<a href="#footnote241"><sup class="sml">241</sup></a>? +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote239" +name="footnote239"><b>Note 239: </b></a><a href="#footnotetag239"> +(retour) </a> C. XXIV.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote240" +name="footnote240"><b>Note 240: </b></a><a href="#footnotetag240"> +(retour) </a> Bolsena est une petite ville de Toscane, près de laquelle +est un lac de même nom, où l'on pêchait d'excellentes anguilles.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote241" +name="footnote241"><b>Note 241: </b></a><a href="#footnotetag241"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Donne, ch' avete intelletto d'amore</i>. +</div></div> + +<p>C'est le premier vers de l'une des plus belles <i>canzoni</i> du Dante.</p></blockquote> + +<p>Je suis, lui répond le Dante, un homme qui, lorsque l'amour l'inspire, +écrit, et se contente de publier ce qu'il lui dicte au fond du +cœur<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a> +<a href="#footnote242"><sup class="sml">242</sup></a>. O mon frère, reprend le vieux poëte, je vois maintenant ce +qui nous a retenus, moi et les poëtes de mon temps<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a> +<a href="#footnote243"><sup class="sml">243</sup></a>, loin de ce +nouveau style, de ce style si doux que j'entends aujourd'hui. Je vois +que vos plumes se tiennent strictement attachées aux paroles de celui +qui vous dicte; c'est ce que ne firent certainement pas les nôtres; et +plus dans le dessein de plaire on veut ajouter d'ornements, moins il +peut y avoir de rapports de l'un à l'autre style». Dante donne ici en +peu de mots toute la poétique d'un genre aimable, ou pour obtenir de +vrais succès il ne faut point écrire d'après son imagination, mais +d'après son cœur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote242" +name="footnote242"><b>Note 242: </b></a><a href="#footnotetag242"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> <i>Io mi son' un che, quando</i></p> + <i>Amore spira, noto, ed in quel modo<br> + Ch' ei detta dentro, vo significando</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote243" +name="footnote243"><b>Note 243: </b></a><a href="#footnotetag243"> +(retour) </a> Il nomme le Notaire, <i>il Notaio</i>, c'est-à-dire, <i>Jaropo +da Lentino</i>, qui était notaire en Sicile, et <i>Guittone</i>, ou <i>Frà +Guittone d'Arezzo</i>. J'ai parlé de ces deux poëtes, t. I, pages 403 et +418.</blockquote> + +<p>Pendant un entretien du Dante avec Forèse, dans lequel le poëte se fait +prédire la chute et la fin tragique du chef de la faction des Noirs, qui +l'avait fait bannir de Florence<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a> +<a href="#footnote244"><sup class="sml">244</sup></a>, les ombres s'éloignent avec la +double légèreté que leur donnent leur maigreur et leur volonté<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a> +<a href="#footnote245"><sup class="sml">245</sup></a>. +Forèse va les rejoindre, et Dante continue sa route avec les deux +autres poëtes. Un second arbre, différent du premier, paraît encore +devant eux; ses branches plient sous le fruit. Une foule empressée +l'entoure, en tendant les mains vers ses branches, et criant comme des +enfants qui demandent un objet qu'on leur refuse. Une voix qui sort de +cet arbre, apprend aux trois voyageurs qu'au-dessus se trouve l'arbre +dont Ève mangea la pomme, et que celui-ci en est un de ses rejetons. +Cette voix leur rappelle aussi deux traits, l'un de la Fable, et l'autre +de l'Écriture, où l'on voit des malheurs causés par l'intempérance<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a> +<a href="#footnote246"><sup class="sml">246</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote244" +name="footnote244"><b>Note 244: </b></a><a href="#footnotetag244"> +(retour) </a> <i>Corso Donati</i> se rendit si puissant à Florence après en +avoir fait chasser les Blancs, qu'il devint suspect au peuple. Dans un +tumulte populaire excité contre lui, il fut cité et condamné. Le peuple +se porta à sa maison avec l'étendard ou gonfalon de justice. <i>Corso</i> se +défendit courageusement avec quelques amis; mais, vers la fin du jour, +il essaya de s'échapper. Poursuivi par des soldats catalans qu'il ne put +gagner, il tomba de cheval; son pied s'engagea dans l'étrier; il fut +traîné quelque temps sur la terre, et enfin massacré par les soldats. +Cet événement arriva en 1308. Il paraît qu'il était alors récent; et +l'on voit par-là où en était le Dante de la composition de son poëme +l'an 1308 ou au plus tard en 1309. Au reste Forèse, dans cette +prédiction du passé, ne nomme point Corso, et parle avec une obscurité +mystérieuse, qui non seulement est le style ordinaire des prophéties, +mais qui convenait particulièrement à un frère parlant du meurtre de son +frère, quoiqu'ils fussent de deux partis opposés.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote245" +name="footnote245"><b>Note 245: </b></a><a href="#footnotetag245"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E per magrezza e per voler leggiera</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote246" +name="footnote246"><b>Note 246: </b></a><a href="#footnotetag246"> +(retour) </a> Les Centaures qui voulurent, dans l'ivresse, enlever à +Pirithoüs sa jeune épouse, et furent vaincus par Thésée; et les Hébreux, +que Gédéon, marchant contre les Madianites, ne voulut point admettre +dans son armée, parce que, brûlés par la soif, ils avaient bu trop +abondamment et trop à leur aise, de l'eau d'une fontaine. Où notre poëte +allait-il donc chercher à tout moment des contrastes et des disparates +aussi bizarres?</blockquote> + +<p>Un ange paraît, le plus brillant qui leur ait encore servi de guide. Le +verre ou le métal embrasé dans la fournaise, ont moins d'éclat que son +visage; mais sa voix n'en est pas moins suave, ni le vent de ses ailes +moins rafraîchissant et moins doux. «Tel que Zéphir au mois de mai, +lorsqu'il annonce l'aurore, s'agite et répand les parfums qu'il exprime +de l'herbe et des fleurs, tel, dit le poëte, je sentis sur mon front un +vent léger, telles je sentis s'agiter les ailes d'où s'exhalait un +souffle parfumé d'ambroisie<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a> +<a href="#footnote247"><sup class="sml">247</sup></a>».</p> + +<p>En montant, sous la conduite de cet ange, vers le septième et dernier +cercle, Dante occupé de ce qu'il vient de voir, voudrait apprendre +comment des âmes, qui n'ont aucun besoin de se nourrir, peuvent éprouver +la maigreur et la faim<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a> +<a href="#footnote248"><sup class="sml">248</sup></a>; Stace, invité par Virgile, entreprend de le +lui expliquer. Sa théorie sur la partie du sang destinée à la +reproduction de l'homme; sur cette reproduction, sur la formation de +l'âme végétative et de l'âme sensitive dans l'enfant avant sa naissance, +sur leur développement lorsqu'il est né, sur ce que devient cette âme +après la mort, emportant avec elle dans l'air qui l'environne une +empreinte et comme une image du corps qu'elle animait sur la terre; tout +cela n'est ni d'une bonne physique, ni d'une métaphysique saine; mais +dans ce morceau de plus de soixante vers, on peut, comme dans plusieurs +morceaux de Lucrèce, admirer la force de l'expression, la poésie de +style, et l'art de rendre avec clarté, en beaux vers, les détails les +plus difficiles d'une mauvaise philosophie, et d'une physique pleine +d'erreurs.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote247" +name="footnote247"><b>Note 247: </b></a><a href="#footnotetag247"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E quale annunziatrice degli albori<br> + L'aura di maggio muovesi, e olezza<br> + Tutta impregnata dall'erba e da' fiori</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote248" +name="footnote248"><b>Note 248: </b></a><a href="#footnotetag248"> +(retour) </a> C. XXV.</blockquote> + +<p>Dans le dernier cercle où nos poëtes sont parvenus, des flammes ardentes +s'élèvent de toutes parts; à peine, entre elles et le bord du précipice, +peuvent-ils trouver un passage. Des chants qui partent du sein même de +ces flammes, en faisant l'éloge de la chasteté, et en rappelant +d'anciens exemples de cette vertu<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a> +<a href="#footnote249"><sup class="sml">249</sup></a>, leur apprennent que c'est ici +qu'est puni le vice contraire. Parmi ceux qui en furent atteints, et +dont le poëte distingue les différentes espèces plus clairement que je +ne le puis faire<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a> +<a href="#footnote250"><sup class="sml">250</sup></a>, Dante reconnaît <i>Guido Guinizzelli</i>, qui l'avait +précédé dans la carrière poétique, et dont il admirait les vers. Il +n'ose approcher de lui pour l'embrasser, à cause des flammes qui +l'environnent; mais il regarde avec attendrissement celui qu'il nomme +son père, et le père d'autres poëtes meilleurs que lui, qui leur apprit +à chanter avec douceur et avec grâce des poésies d'amour. <i>Guido</i>, +surpris de tant de marques de respect et de tendresse, lui en demande la +cause. Ce sont, répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera +d'aimer tant que durera le style moderne<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a> +<a href="#footnote251"><sup class="sml">251</sup></a>. <i>Guido</i>, sensible à ses +éloges, mais peut-être plus modeste en Purgatoire qu'il ne l'était dans +ce monde, lui montre un autre poëte qu'il dit les mériter mieux: c'est +Arnault Daniel, troubadour provençal, qui surpassa tous les écrits +d'amour en vers, et tous les romans en prose<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a> +<a href="#footnote252"><sup class="sml">252</sup></a>. Ceci indique +clairement l'influence qu'avaient eue les Troubadours sur la poésie +italienne, dans ses premiers temps, et l'admiration que Dante conservait +pour eux à une époque où c'était bien de lui qu'on pouvait dire qu'il +les avait surpassés tous. Il les aurait égalés dans leur propre langue; +aussi met-il dans la bouche d'Arnault une réponse en huit vers +provençaux, que ce Troubadour finit en le suppliant de se souvenir de sa +douleur; c'est-à-dire, de faire pour lui des prières qui la terminent: +Arnault rentre ensuite dans les flammes qui le dérobent à la vue, comme +<i>Guido</i> y est rentré, après avoir fait la même demande.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote249" +name="footnote249"><b>Note 249: </b></a><a href="#footnotetag249"> +(retour) </a> Ils font entendre les paroles de Marie à l'ange qui lui +annonce qu'elle concevra: <i>Virum non cognosco</i>; et un moment après c'est +Diane, qui chassa Calisto parce qu'elle avait cédé au poison de Vénus: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che di Venere avea sentito il tosco</i>. +</div></div> + +<p>Puis toutes ces voix célèbrent des maris et des femmes qui ont vécu +chastement. Toujours le même systême; et jamais un trait de la Bible, +qui n'en amène, par opposition, un de la Fable.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote250" +name="footnote250"><b>Note 250: </b></a><a href="#footnotetag250"> +(retour) </a> C. XXVI. Je passe ici tous les détails, les uns comme +inutiles, les autres comme impossibles à rendre dans notre langue et +dans nos mœurs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote251" +name="footnote251"><b>Note 251: </b></a><a href="#footnotetag251"> +(retour) </a> Nous avons vu précédemment, t. I, p. 410, note 1, qu'on +avait eu tort de vouloir s'appuyer de ce passage pour prouver que <i>Guido +Guinizzelli</i> avait été l'un des maîtres du Dante; il prouve positivement +le contraire.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote252" +name="footnote252"><b>Note 252: </b></a><a href="#footnotetag252"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Versi d'amore e prose di romanzi<br> + Soverchiò tutti</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Un obstacle reste encore à franchir pour sortir de ce dernier +cercle<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a> +<a href="#footnote253"><sup class="sml">253</sup></a>; ce sont ces flammes mêmes qui en remplissent l'enceinte. +Quoique invité par l'ange, et fortement encouragé par Virgile, Dante +craint d'approcher de ce feu qu'il faut traverser; mais son maître +emploie enfin un motif tout puissant sur lui. «Vois, mon fils, lui +dit-il, entre Béatrix et toi, il n'y a plus que ce seul mur.» Comme au +nom de Thisbé, continue le poëte, Pyrame, près de mourir, ouvrit les +yeux et la regarda, lorsque le fruit du mûrier prit une couleur +vermeille<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a> +<a href="#footnote254"><sup class="sml">254</sup></a>, ainsi céda toute ma résistance, et je me tournai vers +mon sage guide, quand j'entendis le nom qui renaît sans cesse dans mon +cœur.» Virgile entre dans les flammes; Stace et Dante le suivent. Le +maître, pour soutenir le courage de son élève, lui parle encore de +Béatrix, dont il croit, dit-il, voir déjà briller les yeux. Je ne sais, +mais il me semble qu'il y a un grand charme dans ce souvenir puissant +d'une passion si ancienne et si pure.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote253" +name="footnote253"><b>Note 253: </b></a><a href="#footnotetag253"> +(retour) </a> C. XXVII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote254" +name="footnote254"><b>Note 254: </b></a><a href="#footnotetag254"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Come al nome di Tisbe op rse'l ciglio<br> + Piramo, in su la morte, e riguardalla,<br> + Allor che'l gelso diventò vermiglio</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>En s'échappant, pour la dernière fois, de ce séjour où le sentiment de +l'espérance est toujours flétri par le spectacle des peines, le poëte, +désormais tout entier à l'espérance, paraît s'élancer dans un ordre tout +nouveau d'idées, de sentiments et d'images. Entouré, par la force de son +imagination créatrice, d'objets riants et mystérieux, il donne à son +style pour les peindre, la teinte même de ces objets. Sa marche, son +repos, ses moindres gestes sont fidèlement retracés; il puise ses +comparaisons, comme ses images, dans les tableaux les plus simples et +les plus doux de la vie champêtre. Il monte les degrés où le soleil, qui +se couche derrière lui, projette au loin l'ombre de son corps. Cette +ombre s'accroît, et disparaît bientôt dans l'obscurité générale: la nuit +s'étend sur la montagne. Les trois poëtes se couchent, en attendant le +jour, chacun sur un des échelons qui y conduisent. «Tels que des chèvres +légères et capricieuses sur la cime des monts avant d'avoir pris leur +pâture<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a> +<a href="#footnote255"><sup class="sml">255</sup></a>, se reposent en silence, et ruminent à l'ombre, pendant la +plus grande chaleur du jour, gardées par le berger, qui s'appuie sur sa +houlette, et qui veille à leur sûreté; ou tel que le pasteur, loin de sa +chaumière, reste éveillé toute la nuit auprès de son troupeau, +regardant sans cesse si quelque bête féroce ne vient point le disperser; +tels nous étions tous trois, moi comme la chèvre, eux comme les bergers, +renfermés dans l'espace étroit qui conduisait sur la montagne.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote255" +name="footnote255"><b>Note 255: </b></a><a href="#footnotetag255"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quali si fanno, ruminando, manse<br> + Le capre, state rapide e proterve,<br> + Sopra le cime, prima che sien pranse,<br> + Tacite all'ombra, mentre che'l sol ferve</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Couché sur ces marches pendant une belle nuit, il regarde briller les +étoiles qui lui paraissent plus éclatantes et plus grandes qu'à +l'ordinaire; il s'endort enfin à l'heure où l'astre de Vénus paraît vers +l'orient. Voici encore un songe, une vision, mais qui n'a plus rien +d'incohérent et de funeste. Il voit dans une riche campagne la belle et +jeune <i>Lia</i> qui va chantant et cueillant des fleurs pour se faire une +guirlande. «Ma sœur Rachel, dit-elle dans son chant, ne peut se détacher +de son miroir; elle y est assise tout le jour. Elle se plaît à +contempler la beauté de ses yeux, comme je me plais à voir l'ouvrage de +mes mains; voir est pour elle un plaisir, comme agir en est un pour +moi.» Sous l'emblême de ces deux filles de Laban, les interprètes +reconnaissent tous ici l'image de la vie active et de la vie +contemplative; et cette allégorie du moins est pleine de mouvement et de +grâce.</p> + +<p>Le sommeil du Dante se dissipe en même temps que les ténèbres de la +nuit. Virgile lui annonce qu'il touche au terme de son voyage; que ce +jour même le doux fruit que les mortels recherchent avec tant de soins +et de peines, apaisera la faim qui le dévore. Ils arrivent ensemble au +haut de ces degrés rapides; Virgile lui dit alors: «Mon fils, tu as vu +le feu qui doit s'éteindre et le feu éternel; tu es arrivé au point +au-delà duquel ma vue ne peut plus s'étendre. J'ai employé à t'y +conduire mon génie et mon art. Prends désormais ton plaisir pour guide. +Tu es hors des routes difficiles, et des voies étroites. Vois ce soleil +qui rayonne sur ton visage, vois l'herbe tendre, les fleurs et les +arbrisseaux que cette terre produit sans culture: tu peux t'y asseoir; +tu peux y marcher à ton gré, en attendant l'arrivée de celle dont les +beaux yeux m'ont engagé par leurs larmes à venir à toi. N'attends plus +de moi ni discours ni conseils. En toi le libre arbitre est maintenant +droit et sain, et ce serait une erreur que de ne pas agir d'après lui: +je te couronne donc roi et souverain de toi même.» En effet, depuis ce +moment, ou l'allégorie générale du poëme se fait si clairement sentir, +Virgile reste encore auprès du Dante jusqu'à l'arrivée de Béatrix, mais +il ne lui parle plus: il n'est plus là que pour remettre en quelque +sorte à Béatrix elle-même celui qu'elle lui avait recommandé.</p> + +<p>L'allégorie de ce qui suit dans les six derniers chants, n'est pas moins +sensible. Le Dante s'est purgé de ses péchés par toutes les épreuves +qu'il vient de subir. En sortant de chaque cercle du Purgatoire, il a +senti s'effacer de son front l'une des sept lettres P qu'un ange y avait +gravées. Il est parvenu au séjour du Paradis terrestre, qui n'est ici +que l'emblême de l'innocence primitive. Des savants théologiens avaient +dit que ce Paradis était le type, ou le modèle de l'Église: c'est pour +cela, sans doute, que Dante y fait paraître l'Église même, avec les +symboles de tout ce qu'elle croit et de ce qu'elle enseigne<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a> +<a href="#footnote256"><sup class="sml">256</sup></a>. +Impatient de visiter la forêt divine, dont l'ombre épaisse et vive +tempère l'éclat du nouveau jour, il y tourne ses pas, et traverse +lentement la campagne, en foulant ce sol qui exhale de toutes parts les +plus suaves odeurs<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a> +<a href="#footnote257"><sup class="sml">257</sup></a>. Un air doux et toujours égal, frappe son front +comme les coups d'un vent léger. Il agite et fait ployer les feuillages, +mais sans courber les branches, et sans empêcher les oiseaux qui +célèbrent avec joie, sur leurs cimes, les premières heures du jour, de +continuer leurs concerts. Le feuillage les accompagne de son doux +murmure, pareil à celui qui parcourt les forêts de pins sur les rivages +de l'Adriatique, quand Éole y laisse errer le vent du midi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote256" +name="footnote256"><b>Note 256: </b></a><a href="#footnotetag256"> +(retour) </a> <i>Lombardi</i>, t. II de son Commentaire, p. 410.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote257" +name="footnote257"><b>Note 257: </b></a><a href="#footnotetag257"> +(retour) </a> C. XXVIII.</blockquote> + +<p>Malgré la lenteur de ses pas, le poëte était arrivé dans l'antique +forêt: déjà même il ne voyait plus par où il était entré: tout à coup il +est arrêté par un ruisseau dont les ondes font plier l'herbe qui croît +sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures qui coulent sur la terre +sembleraient troubles auprès de cette eau si transparente, qu'elle ne +peut rien cacher, quoique tout son cours soit couvert d'une ombre +éternelle, qui n'y laisse jamais pénétrer les rayons, ni du soleil, ni +de l'astre des nuits. Tandis qu'il admire la fraîcheur et la beauté des +arbres qui bordent l'autre rive, il y voit paraître une femme jeune et +charmante, qui chante en cueillant des fleurs dont sa route est +parsemée. Il la prie d'approcher du bord, pour qu'il puisse mieux +entendre ses doux chants. Elle s'approche aussi légèrement qu'une +danseuse dont l'œil a peine à suivre les pas; elle s'avance parmi les +fleurs, les yeux baissés comme une vierge timide; et lorsqu'elle est au +bord du ruisseau elle recommence ses chansons. Elle lève les yeux, et +ceux de Vénus avaient moins d'éclat quand elle fut blessée par son +fils<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a> +<a href="#footnote258"><sup class="sml">258</sup></a>. Elle rit, et se met encore à cueillir des fleurs à pleines +mains. Elle s'arrête et parle enfin; elle apprend au Dante ce que c'est +que ce beau séjour, qui fut destiné à être l'habitation du premier +homme, et ce fleuve limpide, qui se partage en deux ruisseaux, dont l'un +fait oublier le mal, et l'autre fixe dans la mémoire le bien qu'on a +fait pendant sa vie. «Les anciens poëtes qui ont chanté l'âge d'or et +son état heureux, avaient peut-être rêvé ce beau séjour sur le Parnasse. +Là vécut dans l'innocence la première race des hommes; là, règne un +printemps éternel; là, sont toutes les fleurs et tous les fruits: c'est +là ce nectar tant vanté dans leurs vers.» Dante tourne alors les yeux +vers les deux poëtes, qui ne l'ont point encore quitté: il voit qu'ils +ont ri en entendant ces derniers mots<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a> +<a href="#footnote259"><sup class="sml">259</sup></a>; et il se retourne aussitôt +vers cette femme charmante.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote258" +name="footnote258"><b>Note 258: </b></a><a href="#footnotetag258"> +(retour) </a> J'abrège beaucoup ici, et je supprime des détails moins +intéressants que ces descriptions charmantes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote259" +name="footnote259"><b>Note 259: </b></a><a href="#footnotetag259"> +(retour) </a> Manière ingénieuse de rappeler au lecteur Virgile et +Stace, qui sont toujours présents, et que leur silence pouvait faire +oublier.</blockquote> + +<p>Elle reprend ses chants remplis d'amour<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a> +<a href="#footnote260"><sup class="sml">260</sup></a>, et comme les nymphes +solitaires qui, sous l'ombrage des forêts, tantôt y fuyaient les rayons +du soleil, tantôt en sortaient pour les revoir, elle suit légèrement le +cours du fleuve, tandis que sur l'autre bord le poëte fait les mêmes +mouvements, et règle ses pas sur les siens. Elle lui dit enfin: «Mon +frère, regarde et écoute.» Alors un éclat extraordinaire traverse de +tous côtés la forêt. Une douce mélodie se fait entendre, et parcourt cet +air lumineux. Un nouveau spectacle s'annonce. Dante, pour en tracer le +tableau, n'a point assez de son inspiration accoutumée; il invoque de +nouveau les muses. «Vierges sacrées<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a> +<a href="#footnote261"><sup class="sml">261</sup></a>, si jamais je souffris pour +vous la faim, le froid et les veilles, je me sens forcé de vous en +demander la récompense. Qu'Hélicon verse pour moi toutes les eaux de sa +fontaine; qu'Uranie et toutes ses sœurs viennent à mon secours, et +donnent de la force à mes pensées et à mes vers.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote260" +name="footnote260"><b>Note 260: </b></a><a href="#footnotetag260"> +(retour) </a> C. XXIX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote261" +name="footnote261"><b>Note 261: </b></a><a href="#footnotetag261"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O sacrosante vergini, se fami,<br> + Freddi o vigilie mai per voi soffersi,<br> + Cagion mi sprona ch'io mercè ne chiami</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Sept candélabres d'or plus resplendissants que des astres, vingt-quatre +vieillards couronnés de lys, et tout un peuple vêtu de blanc précédaient +un char, qui s'avançait au milieu de quatre animaux ailés; ils avaient +chacun six ailes, dont les plumes étaient parsemées d'yeux semblables à +ceux d'Argus; le char était traîné par un griffon, dont les ailes +déployées s'élevaient si haut, qu'on les perdait de vue. Sept jeunes +filles, vêtues de différentes couleurs, dansaient aux côtés du char, +trois auprès de la roue droite, et quatre auprès de la gauche. Ce char +et tout son cortège sont pris, comme on le voit assez, dans Ezéchiel et +dans l'Apocalypse. C'est la figure ou le symbole de l'Église, ou plus +particulièrement du Saint-Siège; et toutes ces descriptions, où le poëte +a prodigué les richesses de son style, et les autres descriptions qui +vont suivre, ne sont que des allégories religieuses, dont il est aisé de +pénétrer le sens. Le char est donc l'Église, les quatre animaux sont les +évangélistes, les danseuses sont les sept vertus, et le griffon, animal +qui rassemblait en lui les deux natures de l'aigle et du lion, est +Jésus-Christ lui-même, chef de tout le cortège et conducteur du char. +Sept autres vieillards ferment la marche, et les commentateurs +reconnaissent en eux S. Luc et S. Paul, l'un auteur des Actes des +Apôtres, l'autre des Épîtres; quatre autres apôtres, qui ont écrit les +lettres dites <i>canoniques</i>, et S.-Jean, l'auteur de l'Apocalypse. Enfin, +ce qu'il serait plus difficile de deviner, et ce qui a partagé les +commentateurs, la jeune femme qui chantait en cueillant des fleurs, et +qui a préparé Dante au spectacle dont il jouit, est cette affection vive +ou cet amour qui doit attacher à l'Église ceux qui veulent avoir part à +ses bienfaits. Le poëte ne dit que vers la fin le nom de cette beauté +symbolique. Il l'appelle Mathilde, et ne pouvait en effet trouver dans +l'histoire aucune femme qui eût montré plus d'affection pour l'Église, +que la célèbre Mathilde<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a> +<a href="#footnote262"><sup class="sml">262</sup></a>, et dont le nom indiquât mieux ce qu'il a +voulu cacher sous cet emblême.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote262" +name="footnote262"><b>Note 262: </b></a><a href="#footnotetag262"> +(retour) </a> Nous avons parlé de cette comtesse Mathilde, de la +donation de ses états à l'Église, et de son directeur Grégoire VII, ou +Hildebrand, tom. I, p. 108 et 109.</blockquote> + +<p>Le char s'arrête<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a> +<a href="#footnote263"><sup class="sml">263</sup></a>: tous ceux qui composent l'escorte se tournent +vers ce char dans l'attitude du respect: les anges font entendre des +cantiques de félicitation et de joie<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a> +<a href="#footnote264"><sup class="sml">264</sup></a>, et leurs mains jettent sur +le char un nuage de fleurs. Une femme paraît au milieu de ce nuage, la +tête couverte d'un voile blanc et couronnée d'olivier, vêtue d'un +manteau de couleur verte et d'un habit rouge et brillant comme la +flamme. Ici se montre dans tout son éclat ce personnage en partie +allégorique et partie réel, annoncé dès le commencement du poëme, cette +Béatrix, l'emblême de la science des choses divines, mais qui retrace en +même temps, au milieu de ce cortège céleste et de cette pompe +triomphale, l'objet d'une passion dont ni la mort, ni le temps, ni +l'âge, n'ont pu effacer le souvenir. «Mon esprit, dit le poëte, qui +depuis si long-temps n'avait pas éprouvé cette crainte et ce tremblement +dont il était toujours saisi en sa présence, mon esprit, sans avoir +besoin que mes yeux l'instruisissent davantage, et par la seule vertu +secrète qui se répandit autour d'elle, sentit la grande puissance d'un +ancien amour<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a> +<a href="#footnote265"><sup class="sml">265</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote263" +name="footnote263"><b>Note 263: </b></a><a href="#footnotetag263"> +(retour) </a> C. XXX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote264" +name="footnote264"><b>Note 264: </b></a><a href="#footnotetag264"> +(retour) </a> Selon la coutume du Dante, ces cantiques sont moitié +sacrés et moitié profanes, et les anges mêlent dans leurs chants le +Psalmiste et Virgile. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Tutti dicen</i> <span class="sc">BENEDICTUS QUI VENIS</span>,<br> + <i>E fior gittando di sopra e d'intorno</i>,<br> + <span class="sc">MANIBUS O DATE LILIA PLENIS</span>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote265" +name="footnote265"><b>Note 265: </b></a><a href="#footnotetag265"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Sanza degli occhi aver più conoscenza.<br> + Per occulta virtù, che da lei mosse,<br> + D'antico amor senti la gran potenza</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<p>C'est quand son cœur est ému par ces touchantes images, qu'il s'ouvre au +regret que lui inspire l'absence de son maître chéri. Jusque-là Virgile +le suivait encore; Dante se détourne vers lui, et ne le voit plus. Ce +morceau est empreint de cette sensibilité profonde, l'un des principaux +attributs de son génie, et qui même dans le délire de l'imagination la +plus exaltée ne l'abandonne jamais. «Aussitôt, dit-il, que je me sentis +frappé des mêmes coups qui m'avaient blessé avant que je fusse sorti de +l'enfance<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a> +<a href="#footnote266"><sup class="sml">266</sup></a>, je me retournai avec respect, comme un enfant court dans +le sein de sa mère quand il est saisi de frayeur ou de tristesse.... Je +voulais dire à Virgile en son langage:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + De mes feux mal éteints je reconnais la trace<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a> +<a href="#footnote267"><sup class="sml">267</sup></a>. +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote266" +name="footnote266"><b>Note 266: </b></a><a href="#footnotetag266"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che già m'avea trafitto<br> + Prima ch'io fuor della puerizia fosse</i>. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote267" +name="footnote267"><b>Note 267: </b></a><a href="#footnotetag267"> +(retour) </a> Vers de Racine, qui rend fidèlement celui du Dante: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Conosco i segni d'ell' antica fiamma</i>; +</div></div> + +<p>parce qu'ils sont tous deux traduits de ce vers de Virgile:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Agnosco veteris vestigia flammæ</i>. (<span class="sc">Æneid</span>., l. IV.) +</div></div> +</blockquote> + +<p>Mais Virgile nous avait quittés, Virgile, ce tendre père, Virgile à qui +elle avait remis le soin de me guider et de me défendre! L'aspect de ce +séjour délicieux ne put empêcher que mes joues ne se couvrissent de +larmes. «Dante, quoique Virgile t'abandonne, ne pleure pas, ne pleure +pas encore; tu en auras bientôt d'autres sujets.» C'est Béatrix qui lui +parle ainsi, et bientôt en effet, de ce char où elle est assise, et d'un +bord de la rivière à l'autre, elle lui fait entendre des reproches qui +lui arrachent des larmes de regret et de repentir. Comment a-t-il enfin +daigné approcher de cette montagne? Ne savait-il pas que l'homme y est +souverainement heureux? Elle l'accuse enfin devant les anges qui, par +leurs chants, semblent demander son pardon. Mais il espère en vain qu'à +leur prière elle se laissera fléchir. Elle poursuit du ton le plus +solennel l'accusation qu'elle a commencée.</p> + +<p>Comblé des plus beaux dons de la nature, il aurait atteint le plus haut +degré de vertu, s'il avait suivi ses heureux penchants. Dès son enfance, +elle l'avait maintenu dans la bonne voie par l'innocent pouvoir de ses +yeux; mais dès qu'il l'eût perdue, il s'égara dans des sentiers +trompeurs. Elle eut beau le rappeler par des inspirations et par des +songes. Il poussa si loin l'aveuglement, qu'il a fallu pour l'en +retirer, qu'elle le fît conduire dans les Enfers, d'où il est monté +jusqu'à l'entrée du séjour de gloire. Il ne peut maintenant pénétrer +plus loin, ni passer le Léthé, avant d'avoir payé son tribut de repentir +et de pleurs. Elle l'interpelle et lui ordonne de répondre si elle a dit +la vérité<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a> +<a href="#footnote268"><sup class="sml">268</sup></a>. Pénétré de confusion et de regrets, il peut à peine +laisser échapper un aveu, presque étouffé par un déluge de larmes. +L'interrogatoire continue. Ici le poëte place dans la bouche de Béatrix +des éloges pour Béatrix elle-même, et des censures pour lui: il y place +des reproches qu'il s'était faits cent fois en secret, et qu'il prend +enfin le parti de se faire publiquement. «Ni la nature, ni l'art, lui +dit-elle, ne t'offrirent jamais autant de plaisir que ce beau corps<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a> +<a href="#footnote269"><sup class="sml">269</sup></a> +où je fus renfermée, et qui, maintenant séparé de moi, n'est plus que +terre. Si tu fus privé par ma mort de ce plaisir suprême, quel objet +mortel devait ensuite t'attirer à lui, et t'inspirer un désir? Instruit +par ce premier trait qui t'avait blessé, tu devais t'élever au-dessus +des objets trompeurs et me suivre toujours, moi qui ne leur ressemblais +plus. Ce n'était ni de jeunes femmes, ni d'autres vanités aussi +périssables, qui devaient rabaisser ton vol, et te faire sentir de +nouveaux coups. Le jeune oiseau peut tomber dans un second, dans un +troisième piége, mais ceux dont la plume a vieilli ne craignent plus ni +les filets ni les flèches.» Enfin, elle lui ordonne de lever la tête +qu'il baisse avec confusion: et, en lui donnant cet ordre, l'expression +dont elle se sert, lui rappelle encore son âge, qui rendait plus +honteuses de pareilles erreurs<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a> +<a href="#footnote270"><sup class="sml">270</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote268" +name="footnote268"><b>Note 268: </b></a><a href="#footnotetag268"> +(retour) </a> C. XXXI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote269" +name="footnote269"><b>Note 269: </b></a><a href="#footnotetag269"> +(retour) </a> Est-il besoin d'avertir qu'il ne s'agit ici que du +plaisir de la vue et de la contemplation?</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote270" +name="footnote270"><b>Note 270: </b></a><a href="#footnotetag270"> +(retour) </a> Elle ne dit pas: lève la tête, mais: lève la barbe, <i>Alza +la barba</i>. On ne peut pas se tromper sur le but de cette expression, qui +paraît d'abord singulière; Dante l'indique lui-même dans ces deux vers: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E quando per la barba il viso chiese,<br> + Ben connobi'l velen dell' argumento</i>. +</div></div> + +<p>C'est-à-dire: «Et quand elle désigna mon visage par ma barbe, je compris +bien ce que ce mot avait d'amer.»</p></blockquote> + +<p>Malgré la sévérité de ses réprimandes, Béatrix renouvelle par sa beauté, +dans le cœur du poëte, toutes les douces impressions que sa présence y +faisait naître autrefois. Sous son voile, et au-delà de cette rivière +verdoyante, elle lui paraît surpasser l'ancienne Béatrix elle-même, plus +encore qu'elle ne surpassait les autres femmes quand elle était ici bas. +Le moment des dernières épreuves est arrivé; Mathilde le prend par la +main, le dirige vers le fleuve, l'y plonge tout entier, l'en retire et +le conduit, plein d'espérance et de joie, sur l'autre bord. L'allégorie +devient de plus en plus sensible: quatre nymphes, qui dansaient sur la +prairie, et qui sont dans le ciel les quatre étoiles qu'il a vu briller +au commencement de sa vision, le conduisent auprès du char. Trois autres +nymphes supérieures aux premières, s'avancent, intercèdent pour lui par +leurs chants auprès de Béatrix, et la prient de tourner enfin ses +regards vers son adorateur fidèle, qui a fait tant de pas pour la voir. +Conduit par les quatre vertus cardinales, recommandé par les trois +vertus théologales, il ne peut plus manquer de tout obtenir.</p> + +<p>Le reste de ces allégories<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a> +<a href="#footnote271"><sup class="sml">271</sup></a>, le cortège qui remonte aux cieux, le +char qui reprend sa marche, et ce qui arrive au pied de l'arbre de la +science où Béatrix est descendue, et l'aigle qui se précipite sur le +char, qui le heurte de toute sa force et le laisse couvert d'une partie +de ses plumes, et le renard qui s'y glisse, et le dragon qui y enfonce +la pointe de sa queue, et les nouveaux ornements dont le char +s'embellit, et la prostituée qui s'y vient asseoir, avec un géant qui +l'embrasse, qui entraîne dans la forêt cette noble conquête et le char; +tous ces détails que de longs commentaires expliquent, mais qu'ils +n'éclaircissent pas toujours, n'ajouteraient rien à l'idée que nous +avons voulu nous faire de la machine entière et des principales beautés +du poème<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a> +<a href="#footnote272"><sup class="sml">272</sup></a>: ce serait perdre du temps que de s'y arrêter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote271" +name="footnote271"><b>Note 271: </b></a><a href="#footnotetag271"> +(retour) </a> C. XXXII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote272" +name="footnote272"><b>Note 272: </b></a><a href="#footnotetag272"> +(retour) </a> On sait déjà que le char est l'Église ou plutôt le Siège +apostolique. L'aigle représente les empereurs, qui d'abord le +persécutèrent, et finirent par l'enrichir aux depens de l'empire. Le +renard est l'astucieuse hérésie; le dragon est Mahomet, selon quelques +interprètes; selon d'autres plus récents (<i>Lombardi</i>) c'est le serpent, +tentateur de la première femme, et qui désigne ici l'insatiable cupidité +que Dante reproche sans cesse à la cour de Rome. La prostituée, qu'il +nomme d'une manière plus franche <i>la</i> <i>p...ana</i>, est le symbole de tous +les genres de corruption qui s'étaient introduits dans cette cour; et le +géant qui l'embrasse, l'emporte dans la forêt, et y entraîne le char, +désigne Philippe-le-Bel, qui fit transporter en France, en 1305, le pape +et le trône papal, etc.</blockquote> + +<p>Béatrix, qui était restée au pied de l'arbre, affligée de ce spectacle, +se lève<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a> +<a href="#footnote273"><sup class="sml">273</sup></a>, reprend à pied sa marche, précédée des sept nymphes qui +l'accompagnent; elle fait un signe à son ami, à Mathilde, au poëte +Stace, qui n'a point quitté le cortège, et leur ordonne de la suivre. +Elle fixe enfin avec bonté ses yeux sur les yeux du Dante, l'appelle du +doux nom de frère, et l'invite à s'approcher d'elle, pour être mieux +entendue de lui. Ses sages entretiens le disposent à la dernière épreuve +qui lui reste à subir. Enfin, le moment venu, Mathilde le conduit au +second fleuve, qui ranime le souvenir et l'amour de la vertu, comme le +premier efface le souvenir du vice. Le poëte sort des ondes, «renouvelé, +comme au printemps un arbre paré de nouveaux rameaux et de feuilles +nouvelles, l'âme entièrement purifiée, et digne de monter au céleste +séjour».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote273" +name="footnote273"><b>Note 273: </b></a><a href="#footnotetag273"> +(retour) </a> C. XXXIII.</blockquote> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>CHAPITRE X.</h3> + +<p class="mid"><i>Fin de l'Analyse de la Divina Commedia.</i></p> + +<p class="mid"><i>Le Paradis.</i></p> +<br> + +<p>Après une course aussi longue et aussi pénible, après avoir descendu +tous les degrés de l'Enfer et remonté tous ceux du Purgatoire, Dante +arrive enfin au séjour des félicités éternelles et nous y fait arriver +avec lui. Mais pourrons-nous le suivre pas à pas dans le bonheur, comme +nous l'avons fait au milieu des peines? C'est ce dont, en examinant bien +cette dernière partie de son poëme, on reconnaît l'impossibilité.</p> + +<p>Dans l'Enfer, le spectacle des supplices frappe de terreur. +L'imagination forte, sombre et mélancolique du poëte émeut l'âme la plus +froide et fixe l'attention la plus distraite. Dans le Purgatoire, +l'espérance est partout. Ses riantes couleurs parent tous les objets, +adoucissent le sentiment de toutes les douleurs. Dans l'un et dans +l'autre, des aventures touchantes et terribles, de fidèles tableaux des +choses humaines, ou des peintures fantastiques, mais que l'on croit +réelles et palpables, parce qu'elles donnent aux beautés idéales des +traits qui tombent sous les sens; enfin des satyres piquantes et +variées, réveillent à chaque instant la sensibilité, l'imagination ou la +malignité.</p> + +<p>Le Paradis n'offre presque aucune de ces ressources. Tout y est éclat et +lumière. Une contemplation intellectuelle y est la seule jouissance. Des +solutions de difficultés et des explications de mystères remplissent +presque tous les degrés par où l'on arrive à la connaissance intime et à +l'intuition éternelle et fixe du souverain bien. Cela peut être +admirable sans doute, mais cela est trop disproportionné avec la +faiblesse de l'entendement, trop étranger à ces affections humaines qui +constituent éminemment la nature de l'homme, peut-être enfin trop +purement céleste pour la poésie, qui dans les premiers âges du monde +fut, il est vrai, presque uniquement consacrée aux choses du ciel, mais +qui, depuis long-temps, ne peut plus les traiter avec succès, si elle ne +prend soin d'y mêler des objets, des intérêts et des passions +terrestres.</p> + +<p>C'est un soin qu'elle prend beaucoup trop peu, dans cette partie de la +<i>Divina Commedia</i> qui nous reste à connaître. Dante a voulu s'y montrer +philosophe et surtout grand théologien. Il s'y est entouré de tout +l'appareil de cette science, et a mis sa gloire à l'embellir des fleurs +de la poésie. On peut le louer; l'admirer même d'y avoir réussi; mais +sans être théologien soi-même, on ne peut que difficilement se plaire à +ce tour de force continuel. On suit encore avec curiosité la marche de +son génie; mais on ne s'arrête plus aussi volontiers avec lui; on n'aime +plus autant à écouter ses personnages, trop savants pour ne pas fatiguer +notre ignorance; et quelque importante que soit l'affaire du salut, on +ne peut trouver de plaisir à s'en occuper pendant trente-trois chants +entiers, quand on ne cherche qu'un exercice agréable de l'attention et +un utile amusement de l'esprit. Suivons donc rapidement le poëte et sa +conductrice, et ne choisissons d'autres détails dans leur dernier +voyage, que ce qui s'accorde avec l'objet purement littéraire qui nous +l'a fait entreprendre avec eux.</p> + +<p>Le début en est grave et même sévère. Il n'annonce pas, comme le +précédent, une jouissance vive ou un élan de l'âme, mais le +recueillement et la contemplation. «La gloire de celui qui meut ce grand +tout pénètre l'univers entier et brille dans une partie plus que dans +l'autre<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a> +<a href="#footnote274"><sup class="sml">274</sup></a>. C'est dans le ciel que se réunit le plus de sa splendeur: +j'y montai; je vis des choses que l'on ne saurait plus redire quand on +est descendu ici-bas: en approchant de l'objet de son désir, notre +intelligence s'enfonce dans de telles profondeurs, que la mémoire ne +peut retourner en arrière<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a> +<a href="#footnote275"><sup class="sml">275</sup></a>.» Il faut donc qu'il invoque un secours +surnaturel; et, comme pour annoncer qu'il se prépare encore à mêler +quelquefois le profane avec le sacré, il commence par invoquer +Apollon<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a> +<a href="#footnote276"><sup class="sml">276</sup></a>: c'est le vainqueur de Marsyas<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a> +<a href="#footnote277"><sup class="sml">277</sup></a>, qu'il prie de lui +accorder son inspiration divine, pour qu'il puisse révéler aux hommes +les beautés du Paradis. «Si tu daignes m'inspirer, dit-il, tu me verras +m'approcher de ton arbre chéri et me couronner de ses feuilles, dont mon +sujet et toi, vous m'aurez rendu digne. O mon père! par l'effet et à la +honte des passions humaines, on en cueille si rarement pour le triomphe +ou d'un César, ou d'un poëte, que ce devrait être un grand sujet de joie +pour toi de voir quelqu'un désirer ardemment ce feuillage.<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a> +<a href="#footnote278"><sup class="sml">278</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote274" +name="footnote274"><b>Note 274: </b></a><a href="#footnotetag274"> +(retour) </a> C. I.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote275" +name="footnote275"><b>Note 275: </b></a><a href="#footnotetag275"> +(retour) </a> Il reconnaît dans notre esprit deux facultés, +l'intelligence et la mémoire. La seconde suit la première, et ne peut +revenir sur ses pas, pour se rappeler ce qu'a vu l'intelligence, que +quand celle-ci a cessé d'aller en avant et de s'enfoncer dans l'objet de +ses recherches.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote276" +name="footnote276"><b>Note 276: </b></a><a href="#footnotetag276"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O buono Apollo all' ultimo lavoro<br> + Fammi del tuo valor si fatto vaso,<br> + Come dimanda dar l'amato alloro</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote277" +name="footnote277"><b>Note 277: </b></a><a href="#footnotetag277"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Si come quando Marsia traesti<br> + Della vagina delle membra sue.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote278" +name="footnote278"><b>Note 278: </b></a><a href="#footnotetag278"> +(retour) </a> Il dit cela plus poétiquement, et, s'il se peut, trop +poétiquement peut-être: «Que la feuille du Pénée (c'est-à-dire, de +l'arbre dans lequel fut changée Daphné, fille de ce fleuve) devrait +apporter beaucoup de joie au dieu de Delphes, quand quelqu'un est +passionné pour elle.» + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che partorir letizia in su la lieta<br> + Delfica deita dovria la fronda<br> + Peneia, quando alcun di se asseta.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>C'est par un moyen extraordinaire, et qui porte bien le caractère de +l'inspiration, que Béatrix, avec qui il est encore sur la montagne, +l'enlève au haut des cieux. Il la voit regarder le soleil plus fixement +que fit jamais un aigle; il puise dans ses regards une force qui lui +permet d'arrêter lui-même ses yeux sur cet astre, plus qu'il +n'appartient à un mortel. A l'instant, il le voit étinceler de toutes +parts, comme le fer qui sort bouillant de la fournaise: il lui semble +qu'un nouveau jour se joint au jour, comme si celui qui en a le pouvoir +avait orné les cieux d'un second soleil. Béatrix restait l'œil attaché +sur les sphères éternelles; et lui, cessant de regarder le soleil, +fixait les yeux sur ceux de Béatrix. En les regardant, il se sent élever +au-dessus de la nature humaine: il n'existe plus en lui de lui-même, que +ce qui vient d'y créer le divin amour, qui l'enlève aux cieux par sa +lumière. En approchant des sphères célestes, il entend leur immortelle +harmonie, et il croit voir une partie du ciel, plus étendue qu'un lac +immense, enflammée par les feux du soleil.</p> + +<p>Béatrix, témoin de sa surprise, prévient ses questions. Parmi plusieurs +explications où il ne faut pas chercher une exactitude rigoureuse, elle +lui apprend que ce qui lui paraît être un grand lac de feu est le globe +de la lune; que dans l'ordre établi par le créateur de l'univers, tous +les êtres, animés et inanimés, ont un penchant, un instinct qui les +entraîne. «C'est pourquoi, dit-elle, ils se dirigent vers différents +ports dans l'océan immense de l'être<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a> +<a href="#footnote279"><sup class="sml">279</sup></a>. C'est cet instinct qui porte +le feu vers la lune; c'est lui qui est la source des mouvements du cœur; +c'est lui qui resserre et unit les éléments qui composent la terre. Les +créatures douées d'intelligence et d'amour ne sont point étrangères à ce +puissant mobile. La lumière céleste est ce qui les attire: c'est là que +tendent sans cesse celles qui sont les plus ardentes: c'est là que nous +emporte, en ce moment, comme au terme qui nous est prescrit, la force de +cet arc qui dirige tout ce qu'il lance vers le but le plus heureux.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote279" +name="footnote279"><b>Note 279: </b></a><a href="#footnotetag279"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Onde si muovono a diversi parti<br> + Per lo gran mar dell' essere, e ciascuna<br> + Con instinto a lei dato che la porti.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Entraîné par son enthousiasme, le poëte voit alors les hommes comme +partagés en deux classes; ceux qui ne peuvent pas le suivre dans son +essor, et le petit nombre de ceux qui le peuvent. «O vous, dit-il<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a> +<a href="#footnote280"><sup class="sml">280</sup></a>, +qui, attirés par le désir de m'entendre, avez, dans une frêle barque, +suivi de loin le navire où je vogue en chantant, retournez sur vos pas, +allez revoir le rivage: ne vous hasardez pas sur cette mer, où +peut-être, si vous me perdiez, vous seriez perdu. Jamais on ne parcourut +l'onde où j'ose m'avancer. Minerve m'inspire; Apollon me conduit, et les +neuf muses me montrent l'étoile polaire. Vous autres, voyageurs peu +nombreux, qui avez de bonne heure élevé vos désirs vers ce pain des +anges dont on se nourrit ici, mais dont on ne se rassasie jamais, vous +pouvez lancer votre vaisseau sur cette haute mer, en suivant le sillon +que je trace, avant que l'onde se referme derrière moi.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote280" +name="footnote280"><b>Note 280: </b></a><a href="#footnotetag280"> +(retour) </a> C. II.</blockquote> + +<p>Béatrix regardant toujours le ciel, et lui toujours les yeux de Béatrix, +ils arrivent enfin au globe de la lune, qui s'agrandissait à sa vue, à +mesure qu'il en approchait. Les cercles que décrivent les planètes +forment autant de cieux où il va s'élever successivement jusqu'à +l'Empyrée, dont ses yeux auront appris par degrés à soutenir l'éclat. En +arrivant dans cette première planète, il se fait expliquer par Béatrix +la cause des taches que l'on voit à la surface de la lune; elle entre à +ce sujet dans l'explication d'un système astronomique où les influences +célestes jouent un grand rôle. C'était l'astronomie de son siècle, un +peu différente de celle du siècle des Herschels, des Laplaces et des +Delambres.</p> + +<p>Toutes les planètes sont habitées par des âmes heureuses: la lune l'est +par les âmes des femmes qui avaient fait vœu de virginité et qui l'ont +rompu malgré elles, pour contracter des mariages où elles ont +constamment suivi le chemin de la vertu<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a> +<a href="#footnote281"><sup class="sml">281</sup></a>. Dante interroge une de ces +âmes qui se fait connaître à lui: c'est la sœur de ce <i>Forèse</i>, qu'il a +rencontré dans l'un des cercles du Purgatoire<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a> +<a href="#footnote282"><sup class="sml">282</sup></a>. Elle était +religieuse de Ste.-Claire et avait été retirée, par force, du cloître +pour un mariage qui convenait à sa famille. Après un entretien où elle +satisfait aux questions du poëte, elle lui montre près d'elle +l'impératrice Constance, qu'on avait retirée, aussi par force, d'un +couvent du même ordre, pour lui faire épouser Henri V, fils de Frédéric +Barberouse, et qui fut mère de Frédéric II.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote281" +name="footnote281"><b>Note 281: </b></a><a href="#footnotetag281"> +(retour) </a> C. III.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote282" +name="footnote282"><b>Note 282: </b></a><a href="#footnotetag282"> +(retour) </a> Elle se nommait <i>Piccarda</i>. (Voy. Purg., c. XXIII, et +ci-dessus, pag. 171, note 2.)</blockquote> + +<p>Le séjour de ces âmes dans la dernière des planètes, quoique leurs +mérites ne pussent être diminués par la violence qui avait rompu leurs +vœux, embarrassait le Dante: il avait encore d'autres doutes qu'il +n'osait exposer à Béatrix. Il ne sait s'il doit se blâmer ou se louer de +son silence involontaire. Il peint l'incertitude qui l'y avait forcé par +trois comparaisons communes<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a> +<a href="#footnote283"><sup class="sml">283</sup></a>, mais qu'il exprime, à son ordinaire, +avec beaucoup de précision et de grâce. «Entre deux mets placés à égale +distance, et également faits pour le tenter, un homme libre mourrait de +faim ayant de porter la dent sur l'un des deux: ainsi un agneau serait +arrêté par une crainte égale entre deux loups affamés; ainsi un chien de +chasse s'arrêterait entre deux daims.» Mais son désir de s'instruire +était si vivement exprimé sur son visage, que Béatrix le devine, en +pénètre l'objet, et va au-devant de ses demandes par des explications +sur les places graduelles que les bienheureux occupent dans le ciel, +sans qu'il y ait entre eux différentes mesures de félicité, et ensuite +sur la violence qu'on peut faire à la volonté, sur la volonté absolue, +et sur la volonté mixte, enfin sur les diverses causes qui peuvent faire +que des vœux soient rompus sans crime<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a> +<a href="#footnote284"><sup class="sml">284</sup></a>. Elle s'élève ensuite au ciel +de Mercure, et y entraîne Dante avec elle. La joie qu'elle témoigne en y +arrivant est si vive, que la planète en redouble d'éclat. Si un astre +changea ainsi et prit une face riante, que devint donc le poëte, +demande-t-il lui-même, lui qui de sa nature est si mobile et si prompt à +changer au gré de tous les objets?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote283" +name="footnote283"><b>Note 283: </b></a><a href="#footnotetag283"> +(retour) </a> C. IV.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote284" +name="footnote284"><b>Note 284: </b></a><a href="#footnotetag284"> +(retour) </a> C. V.</blockquote> + +<p>Des milliers d'âmes rayonnantes qui habitent cette planète, accourent +vers lui et sa compagne avec un empressement qu'il compare à celui des +poissons, qui, dans l'eau tranquille et pure d'un vivier, courent vers +ce qu'on y jette, et qu'ils regardent comme leur pâture. A mesure +qu'elles s'approchent, chacune d'elles leur paraît remplie de joie dans +cette vive splendeur qui sort d'elle-même. L'une de ces âmes lumineuses +leur offre de les instruire de ce qu'ils désireront savoir. Dante lui +demande qui elle est et pourquoi elle habite cet astre? Alors, comme le +soleil qui se voile par l'excès même de sa lumière, quand la chaleur a +consumé les vapeurs qui en tempéraient l'éclat, l'âme sainte, dans +l'excès de sa joie, se cache dans ses rayons et lui répond, ainsi +renfermée. C'est l'empereur Justinien, qui fait en peu de mots sa propre +histoire<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a> +<a href="#footnote285"><sup class="sml">285</sup></a>, et ensuite celle de l'aigle romaine, qu'il prend de trop +haut, puisqu'il remonte jusqu'aux combats d'Énée et de Turnus; mais il +la conduit par époques distinctes, en citant les principaux faits et les +principaux noms de l'histoire romaine, jusqu'aux empereurs, montrant +toujours l'aigle victorieuse et triomphante. Enfin, conduite par Titus, +elle vengea sur les Juifs le crime qu'ils avaient commis<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a> +<a href="#footnote286"><sup class="sml">286</sup></a>; et depuis +encore, Charlemagne vainquit à l'abri de ses ailes, et secourut l'Église +sainte attaquée par les Lombards<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a> +<a href="#footnote287"><sup class="sml">287</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote285" +name="footnote285"><b>Note 285: </b></a><a href="#footnotetag285"> +(retour) </a> C. VI. Les dix premiers vers de ce récit fournissent un +exemple remarquable de l'originalité d'idées et d'expression du Dante, +et des tournures savantes et nouvelles qu'il emploie pour exprimer les +choses les plus simples. Justinien avait à dire: Depuis que Constantin +eût transféré le siége de l'empire, l'aigle régna pendant plusieurs +siècles dans la ville qu'il avait fondée; elle passa de main en main +jusque dans la mienne, etc. Voici maintenant comme il s'exprime: «Depuis +que Constantin tourna le vol de l'aigle contre le cours du ciel, qui la +suivait au contraire quand elle obéissait à l'antique héros qui fut +époux de Lavinie; pendant cent et cent années, et plus, l'oiseau divin +se tint à l'extrémité de l'Europe, voisin des monts dont il était +d'abord sorti; de là il gouverna le monde, à l'ombre de ses ailes +sacrées, et passant de main en main, il vint enfin jusqu'à la mienne; je +fus empereur, et je suis Justinien.» Pour entendre ce début du VIe. +chant, il faut se rappeler que Constantin, en passant de Rome à Bysance, +allait du couchant au levant; qu'il portait ainsi l'aigle romaine contre +le cours du ciel ou des astres, qui est du levant au couchant (ce qui +renferme une allusion sensible aux suites, funestes pour la puissance +romaine, de la translation de l'empire); qu'au contraire Énée, que le +poëte suppose avoir eu déjà des aigles pour enseignes, venant de Troie +en Italie, allait d'orient en occident, et qu'ainsi le ciel semblait +suivre ses aigles; enfin, l'oiseau de dieu régna pendant plusieurs +siècles auprès des monts d'où il était d'abord sorti, parce que la ville +de Constantinople, située aux confins de l'Asie, est assez voisine des +monts de la Troade, d'où était parti Énée, premier fondateur de +l'empire. Ce n'est pas, comme on le croit, au langage du Dante, c'est à +ce style rempli d'allusions à des choses peu connues de son temps, et +qui ne le sont pas généralement dans le nôtre, qu'il faut le plus +souvent attribuer la difficulté de l'entendre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote286" +name="footnote286"><b>Note 286: </b></a><a href="#footnotetag286"> +(retour) </a> La mort de J.-C.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote287" +name="footnote287"><b>Note 287: </b></a><a href="#footnotetag287"> +(retour) </a> Il y a encore dans ce dernier trait quelque confusion de +temps. L'empire romain ni son enseigne n'existaient plus en Occident +depuis près de trois siècles, quand Charlemagne détruisit le règne des +Lombards, et ce ne fut que vingt-cinq ou vingt-six ans après qu'il +releva le trône et l'aigle impérial; mais dans tout ce morceau +historique, qui est de près de cent vers, il y a une précision, une +justesse, et en même temps qu'une poésie de style, qu'on ne saurait trop +admirer.</blockquote> + +<p>Ici le poëte qui fait parler Justinien, se montre à découvert. +L'empereur conclut de tout ce qu'il a raconté, que le parti qui obéit à +l'aigle de l'Empire et celui qui y résiste, c'est-à-dire les <i>Gibelins</i> +et les <i>Guelfes</i>, sont également coupables. Les uns opposent à cette +enseigne publique celle des lys<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a> +<a href="#footnote288"><sup class="sml">288</sup></a>; les autres se l'approprient et la +font servir à leurs desseins. Les Gibelins en doivent choisir une autre: +on n'est plus digne de la suivre, quand on veut la séparer de la +justice. Elle ne sera point abattue par ce nouveau Charles<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a> +<a href="#footnote289"><sup class="sml">289</sup></a>, avec +ses Guelfes. Qu'il craigne plutôt les serres de l'aigle; elles ont +enlevé la crinière à de plus forts lions que lui.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote288" +name="footnote288"><b>Note 288: </b></a><a href="#footnotetag288"> +(retour) </a> Les Français appelés en Italie par les papes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote289" +name="footnote289"><b>Note 289: </b></a><a href="#footnotetag289"> +(retour) </a> Charles de Valois à qui le Dante en veut toujours pour +l'avoir fait bannir de Florence.</blockquote> + +<p>Justinien répond enfin à la seconde question du Dante. Les âmes qui +habitent cette petite planète, ont suivi la vertu, mais pour en retirer +de l'honneur et de la renommée. Ce but, en diminuant leur mérite, leur a +interdit un plus vaste séjour de gloire; mais elles sont contentes de +leur partage. La lumière dont brille Roméo le console de ses disgrâces, +et de l'ingratitude qui paya ses grands services. Ce Roméo était un +personnage alors célèbre, qui avait été dans sa vie pélerin et ministre: +en revenant de St.-Jacques en Galice, il était arrivé a la cour de +Raimond Bérenger, comte de Provence, qui lui confia la conduite de ses +affaires. Il les conduisit si bien, que Bérenger maria ses quatre filles +avec quatre rois. Au lieu de l'en récompenser, il écouta ses flatteurs, +ennemis de Roméo, qui fut obligé de s'en aller pauvre et déjà vieux, et +de reprendre son bourdon et ses pélerinages.</p> + +<p>En terminant ce récit, l'âme de Justinien va rejoindre les autres âmes +heureuses<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a> +<a href="#footnote290"><sup class="sml">290</sup></a>. Elles reprennent ensemble leur danse qu'elles avaient +interrompue, et comme des étincelles rapides elles disparaissent dans +l'éloignement. Béatrix, restée seule avec le Dante, s'empresse de +résoudre des doutes qu'elle lit dans ses yeux, et dont l'objet est cette +vengeance que Titus tira des Juifs. Justinien a dit que ce prince courut +venger la vengeance de l'ancien péché<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a> +<a href="#footnote291"><sup class="sml">291</sup></a>. Comment une vengeance +peut-elle être juste, quand elle punit la vengeance d'un crime? Mais ce +crime, ou ce péché était celui du premier homme: la vengeance qui en +avait été prise, était la mort à laquelle Jésus-Christ s'était soumis: +cette mort était elle-même un crime commis par les Juifs, qui exigeait +une vengeance, et c'est cette vengeance qui fut exercée par Titus. +Béatrix entre, à ce sujet, dans des explications très-longues et +très-théologiques, sur la rédemption, sur le péché originel qui la +rendait nécessaire, et sur d'autres questions de cette nature; l'on +regrette toujours que Dante s'y soit engagé; mais toujours aussi l'on +est surpris de voir avec quelle force, quelle propriété de termes, et, +autant que la matière le comporte, avec quelle clarté il les traite.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote290" +name="footnote290"><b>Note 290: </b></a><a href="#footnotetag290"> +(retour) </a> C. VII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote291" +name="footnote291"><b>Note 291: </b></a><a href="#footnotetag291"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i10"> <i>A far vendetta corse</i></p> + <i>Della vendetta del peccato antico.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Il se trouve transporté dans la planète de Vénus<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a> +<a href="#footnote292"><sup class="sml">292</sup></a>, sans s'être +aperçu du voyage; il n'en est averti qu'en voyant Béatrix devenir plus +belle. Les âmes qui y font leur séjour brillent dans la lumière de cet +astre, comme des étincelles dans la flamme, comme une voix se distingue +d'une autre voix, quand l'une est stable et que l'autre varie ses +intonations. Ces lumières si brillantes tournent en rond, avec plus ou +moins de vivacité, sans doute, dit le poëte, selon qu'elles participent +plus ou moins à la vision éternelle. Le vent le plus impétueux qui +s'échappe d'un nuage glacé paraîtrait lent auprès du mouvement de ces +âmes, qui le reçoivent de la danse circulaire des séraphins autour du +trône de l'Éternel. L'une de ces âmes sort du cercle, s'approche et +adresse la parole au Dante. «Nous sommes prêts, lui dit-elle, à faire +tout ce qui te fera plaisir. Nous tournons ainsi avec les princes de la +cour céleste: mêmes mouvements, même soif d'amour divin que ces princes +à qui tu adressas un de tes chants<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a> +<a href="#footnote293"><sup class="sml">293</sup></a>. Nous sommes si pleins d'amour +que, pour te plaire, nous ne trouverons pas moins doux quelques instants +de repos.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote292" +name="footnote292"><b>Note 292: </b></a><a href="#footnotetag292"> +(retour) </a> C. VIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote293" +name="footnote293"><b>Note 293: </b></a><a href="#footnotetag293"> +(retour) </a> C'est la première <i>canzone</i> qui se trouve dans le +<i>Convito</i> du Dante, et dont cette âme cite le premier vers: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Voi che intendendo il terzo ciel movete.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dante, du consentement de Béatrix, demande à cette âme qui elle était +sur la terre. «J'y restai peu de temps, répond-elle; si j'y eusse été +davantage, j'aurais prévenu beaucoup de maux. L'éclat qui m'environne et +me cache, t'empêche de me reconnaître. Tu m'as beaucoup aimé, et tu en +avais bien raison: si j'étais resté au monde, je t'aurais fait goûter +les fruits de mon amitié. La Provence et l'extrémité de l'Italie +attendaient en moi leur maître; la couronne de Hongrie brillait déjà sur +ma tête; la Sicile avait reçu mes fils pour ses rois<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a> +<a href="#footnote294"><sup class="sml">294</sup></a>, si les excès +d'un mauvais gouvernement n'avaient fait élever, dans Palerme, le cri +de mort<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a> +<a href="#footnote295"><sup class="sml">295</sup></a>». Celui qui se désigne ainsi sans se nommer, est Charles, +qu'on appela Charles Martel, roi de Hongrie et fils aîné de Charles II +d'Anjou, roi de Naples. Ce prince vertueux, mort à la fleur de l'âge, +avait beaucoup aimé notre poëte, qui a voulu consacrer, dans son poëme, +sa reconnaissance et son amitié pour lui. Charles blâme la conduite et +surtout l'avarice de son frère Robert. Dante lui demande comment il se +peut que d'une semence douce, il naisse une plante amère. Charles traite +philosophiquement cette question: il fait voir la nécessité dont est la +différence des penchants et des dispositions dans les hommes, pour la +conservation de l'ordre social. Le bien et le mal naissent de cette +différence; mais le mal vient, presque toujours, par la faute des +hommes. Ils ne consultent point le vœu et l'indication de la nature; ils +envoient dans le cloître tel qui était né pour ceindre l'épée, et ils +font roi celui qui n'était bon que pour être un orateur<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a> +<a href="#footnote296"><sup class="sml">296</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote294" +name="footnote294"><b>Note 294: </b></a><a href="#footnotetag294"> +(retour) </a> Ces différents pays ne sont point nommés dans le texte, +mais désignés poétiquement, par des circonstances géographiques et +historiques.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote295" +name="footnote295"><b>Note 295: </b></a><a href="#footnotetag295"> +(retour) </a> Dans la terrible soirée à qui l'on a donné le nom de +<i>vêpres siciliennes</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote296" +name="footnote296"><b>Note 296: </b></a><a href="#footnotetag296"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E fate rè di tal ch'è da sermone.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Charles s'éloigne après quelques autres discours: une autre âme lui +succède<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a> +<a href="#footnote297"><sup class="sml">297</sup></a>. Dante l'interroge à son tour: elle lui répond du sein de +sa lumière: «C'est l'âme de <i>Cunizza</i>, sœur d'<i>Azzolino</i> ou +<i>Eccellino</i>, tyran de Padoue et de la Marche-Trévisane, dont on a parlé +plusieurs fois dans cet ouvrage<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a> +<a href="#footnote298"><sup class="sml">298</sup></a>. Elle avoue que si elle habite la +planète de Vénus, c'est qu'elle fut très-sujette à ses influences. Elle +n'en a point de regret, puisque c'est ce qui a lié son sort à celui du +fameux troubadour Foulques de Marseille, qui est là près d'elle, tout +resplendissant de lumière. Foulques s'entretient aussi avec Dante et lui +fait, comme <i>Cunizza</i>, l'aveu de son penchant à l'amour<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a> +<a href="#footnote299"><sup class="sml">299</sup></a>. Non loin +de lui est Raab, cette bonne fille de Jérico, qui fut sauvée du sac de +cette ville pour avoir recueilli quelques soldats de Josué dans sa +maison, où elle en recueillait tant d'autres, et avoir ainsi favorisé la +conquête de la terre promise. Il y avait donc, dans cette planète, de +quoi employer fort bien le temps; mais Foulques, devenu très-grave +depuis qu'il est un saint, ne fait que s'emporter, assez hors de propos, +contre Florence, Rome, les cardinaux, le pape et les décrétales.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote297" +name="footnote297"><b>Note 297: </b></a><a href="#footnotetag297"> +(retour) </a> C. IX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote298" +name="footnote298"><b>Note 298: </b></a><a href="#footnotetag298"> +(retour) </a> Voyez surtout t. I, p. 340 et 455, note <i>a</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote299" +name="footnote299"><b>Note 299: </b></a><a href="#footnotetag299"> +(retour) </a> «La fille de Bélus (Didon) ne brûla pas de plus de feux, +quand elle offensa et Sichée et Créuse (en manquant à ce qu'elle devait +à l'un, et faisant manquer Énée à ce qu'il devait à l'autre), que lui, +tandis qu'il fut en âge d'aimer; ni cette souveraine du Rhodope +(Phillis), qui fut trompée par Demophoon; ni Alcide, quand Iole se +rendit maîtresse de son cœur.» Ce n'est pas cette accumulation +d'exemples tirés de la fable, qui est ici le trait le plus singulier, +c'est que ce Foulques, qui avait commencé par être troubadour, et livré, +comme ils l'étaient tous, au plaisir, finit par être dévot, se faire +moine, et devenir évêque de Toulouse, où il se distingua par son +fanatisme persécuteur, dans la croisade contre les malheureux Albigeois. +Était-ce depuis sa conversion qu'il s'était lié avec la tendre +<i>Cunizza</i>? Pourquoi Dante, qui savait sans doute fort bien comment il +avait fini, ne parle-t-il point de lui comme évêque, mais seulement +comme poëte, et comme excessivement enclin à l'amour? N'est-ce pas le +dernier état où l'on vit, le dernier sentiment où l'on meurt, qui décide +du sort de l'âme? C'est en cela que consiste ici la plus forte +singularité.</blockquote> + +<p>Dante le quitte pour monter dans le Soleil<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a> +<a href="#footnote300"><sup class="sml">300</sup></a>. A chaque nouvel astre +où il s'élève, l'éclat de Béatrix, sa compagne, augmente, et il a +bientôt autant de peine à fixer les yeux sur elle que sur les astres +mêmes. C'est dans le soleil qu'il place les saints et les docteurs qui +ont été comme les lumières centrales de l'Église. Salomon y figure seul +pour l'ancien Testament; mais on y voit pour le nouveau, Thomas d'Aquin +Gratien le canoniste, le maître des sentences Pierre Lombard, Denis +l'aréopagite, Paul Orose, le philosophe Boëce, l'Espagnol Isidore, et le +vénérable Bède, et deux théologiens français, Richard et Sigier, qui +étaient alors des docteurs très-célèbres<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a> +<a href="#footnote301"><sup class="sml">301</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote300" +name="footnote300"><b>Note 300: </b></a><a href="#footnotetag300"> +(retour) </a> C. X.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote301" +name="footnote301"><b>Note 301: </b></a><a href="#footnotetag301"> +(retour) </a> Le premier était un chanoine de St.-Victor, écrivain +dit-on très-sublime; l'autre un professeur de philosophie, qui tenait +école dans la rue que le Dante appelle <i>il vico degli Strami</i>; c'est la +rue du Fouare, que l'on nomme encore ainsi, et qui est près de la place +Maubert. <i>Feurre</i>, et ensuite <i>fouare</i>, signifiaient en vieux langage ce +que signifie aujourd'hui <i>fourrage</i>, paille, foin, en italien <i>strame</i>. +Dante avait peut-être suivi les leçons de ce Sigier ou Séguier, pendant +son séjour à Paris. Son vieux traducteur, Grangier, a rendu +très-fidèlement cette expression: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + L'éternelle clarté c'est du docte Sigier,<br> + Qui, lisant en la rue aux Feurres en sa vie,<br> + Syllogisoit discours dont on lui porte envie. +</div></div> +</blockquote> + +<p>C'est S. Thomas qui les fait tous connaître à notre poëte. Il lui fait +ensuite l'histoire et l'éloge, d'abord de S. François d'Assise<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a> +<a href="#footnote302"><sup class="sml">302</sup></a>, qui +épousa la Pauvreté, veuve depuis plus de onze cents ans<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a> +<a href="#footnote303"><sup class="sml">303</sup></a>; ensuite de +l'ordre qu'il fonda, et des premiers solitaires qui se <i>déchaussèrent</i> +comme lui. Or saint Thomas, qui fait ce panégyrique, était dominicain, +pour lui rendre la pareille; S. Bonaventure, qui était franciscain, +fait, plus pompeusement encore, celui de S. Dominique et de son +ordre<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a> +<a href="#footnote304"><sup class="sml">304</sup></a>. Il fait ensuite connaître au Dante plusieurs autres docteurs +qui l'accompagnent; Hugues de S. Victor, et Pierre Manducator ou +Comestor, que nous appelons Pierre-le-Mangeur, et un autre Pierre, +Espagnol, auteur d'une dialectique en douze livres, et quelqu'un que +l'on ne s'attend guère à voir au milieu d'eux, le prophète Nathan, et le +métropolitain Chrysostôme, et S. Anselme, et Donat le grammairien, et +Raban Maur, et un certain abbé calabrois, nommé <i>Giovacchino</i>, doué de +l'esprit prophétique. Pendant cette espèce de dénombrement, et pendant +les deux éloges de S. Dominique et de S. François, les saints sont +rangés en double cercle et forment comme deux guirlandes lumineuses, au +centre desquelles Béatrix et Dante sont placés. Après chacun des +discours, les saints chantent un hymne et dansent en rond avec une +vélocité au-delà de toute expression humaine. Ils s'arrêtent pour un +troisième éloge que S. Thomas prononce encore, au milieu d'une +explication philosophique sur quelques doutes que Dante ne lui a point +exposés, mais qu'il lui a laissé lire dans ses regards<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a> +<a href="#footnote305"><sup class="sml">305</sup></a>. C'est +l'éloge de Salomon. Le saint orateur démontre comment ce roi, qui n'eut +pas, comme on sait, une sagesse trop austère, fut pourtant le plus sage +et le plus parfait des hommes. Dante reçoit encore quelques explications +sur l'éternité du bonheur des justes<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a> +<a href="#footnote306"><sup class="sml">306</sup></a>, sur l'accroissement de ce +bonheur après la résurrection des corps, sur quelques autres points de +doctrine, et n'ayant plus rien à apprendre dans le Soleil, il monte +dans l'étoile de Mars.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote302" +name="footnote302"><b>Note 302: </b></a><a href="#footnotetag302"> +(retour) </a> C. XI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote303" +name="footnote303"><b>Note 303: </b></a><a href="#footnotetag303"> +(retour) </a> Veuve de J.-C. son premier époux.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote304" +name="footnote304"><b>Note 304: </b></a><a href="#footnotetag304"> +(retour) </a> C. XII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote305" +name="footnote305"><b>Note 305: </b></a><a href="#footnotetag305"> +(retour) </a> C. XIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote306" +name="footnote306"><b>Note 306: </b></a><a href="#footnotetag306"> +(retour) </a> C. XIV.</blockquote> + +<p>La foule innombrable des bienheureux y est rangée en forme de croix à +branches égales. Ils y fourmillent en quelque sorte comme les étoiles +dans la voie lactée, et jettent un si vif éclat qu'il fait pâlir toute +autre lumière. Le nom du <i>Christ</i> rayonne au centre de cette croix; et +un concert de voix mélodieuses sort de toutes ses parties. Ce sont les +âmes de ceux qui sont morts en portant les armes dans les croisades, +pour la défense de la foi. L'un de ces esprits célestes se détache de la +croix<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a> +<a href="#footnote307"><sup class="sml">307</sup></a>, comme, dans une belle nuit d'été, un feu subit sillonne les +airs, et semble une étoile qui change de place; il vient au-devant du +Dante avec l'expression de la joie la plus vive. Il commence par lui +parler un langage si exalté, qu'un mortel ne peut le comprendre; mais +quand l'ardeur de son amour a jeté ce premier feu, son parler redescend +au niveau de l'intelligence humaine. Il se fait connaître à lui pour +<i>Caccia Guida</i>, le plus illustre de ses ancêtres, père du premier des +<i>Alighieri</i>, bisaïeul du poëte, et qui transmit ce nom à sa famille. Il +avait suivi l'empereur Conrad III dans une croisade, et y avait été tué. +Il fait à son arrière petit-fils un tableau des anciennes mœurs de +Florence, qui est une satyre des nouvelles. Ce morceau, dans +l'original, est plein de grâce et de naïveté. C'est une de ces beautés +primitives qu'on ne trouve, chez toutes les nations qui ont une poésie, +que dans leurs poëtes les plus anciens.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote307" +name="footnote307"><b>Note 307: </b></a><a href="#footnotetag307"> +(retour) </a> C. XV.</blockquote> + +<p>«Florence, dit-il, renfermée dans l'antique enceinte d'où elle revoit +encore le signal des heures du jour, reposait en paix dans la sobriété +et dans la pudeur. Les femmes n'y connaissaient ni chaînes d'or, ni +couronnes, ni chaussures travaillées, ni ceintures, plus belles à +regarder que leur personne<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a> +<a href="#footnote308"><sup class="sml">308</sup></a>. La fille en naissant n'effrayait pas +encore son père par l'idée de la richesse de la dot et de la brièveté du +temps. Il n'y avait point de maisons vides d'habitants. Sardanapale +n'avait point encore enseigné tout ce qu'on peut se permettre dans une +chambre<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a> +<a href="#footnote309"><sup class="sml">309</sup></a>. Votre ville ne présentait pas, des hauteurs qui la +dominent, plus de magnificence que celle même de Rome. Elle ne s'était +pas élevée si haut, pour descendre plus rapidement encore. J'ai vu vos +plus nobles citoyens vêtus de simples habits de peau, leurs femmes +quitter la toilette sans avoir le visage peint, et ne connaître +d'amusements que le lin et le fuseau. Femmes heureuses! chacune alors +était assurée de sa sépulture, aucune ne voyait sa couche abandonnée +pour des voyages en France. L'une veillait auprès du berceau, et pour +apaiser son enfant, lui parlait ce petit langage dont les pères et les +mères font leur plaisir. L'autre, tirant le fil de sa quenouille, +contait à sa famille les vieilles histoires des Troyens, de Fiesole et +de Rome. Une femme galante, un libertin<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a> +<a href="#footnote310"><sup class="sml">310</sup></a>, auraient paru alors une +merveille, comme paraîtraient aujourd'hui un Cincinnatus et une +Cornélie. Ce fut pour jouir d'une vie si pénible et si heureuse, des +avantages d'une cité si bien ordonnée et d'une si douce patrie, que ma +mère me donna le jour.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote308" +name="footnote308"><b>Note 308: </b></a><a href="#footnotetag308"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Non avea catenella, non corona,<br> + Non donne contigiate, non cintura<br> + Che fosse a veder più che la persona</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote309" +name="footnote309"><b>Note 309: </b></a><a href="#footnotetag309"> +(retour) </a> <i>A mostrar ciò che'n camera sí puote.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote310" +name="footnote310"><b>Note 310: </b></a><a href="#footnotetag310"> +(retour) </a> Il les nomme: c'est une <i>Cianghella</i>, qui était d'une +famille noble de Florence, et qui, étant restée veuve de bonne heure, +porta la galanterie jusqu'à la dissolution la plus effrénée; c'est un +<i>Lapo Saltarello</i>, jurisconsulte florentin, qui avait eu querelle avec +le Dante, et qui sans doute était d'assez mauvaise mœurs, pour que ce +trait de satyre personnelle ne parût pas une calomnie.</blockquote> + +<p>Au milieu des jouissances du luxe, des arts et d'une société toute à la +fois perfectionnée et corrompue, qui ne se sent pas attendri par la +peinture de ces antiques mœurs, et qui ne tournerait pas les yeux avec +un regret amer vers ces temps de simplicité, s'ils n'avaient été aussi +des temps de barbarie; si les douceurs de la vie domestique n'y avaient +été sans cesse altérées et troublées par les désordres civils et +religieux, par une horrible et presque continuelle effusion de sang +humain, par l'oppression des puissants, la souffrance ou la révolte des +faibles, et les chocs désordonnés des factions et des partis?</p> + +<p>Une histoire abrégée de Florence, depuis son origine, suit le tableau de +ces anciennes mœurs<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a> +<a href="#footnote311"><sup class="sml">311</sup></a>. <i>Caccia Guida</i> retrace les vicissitudes de la +fortune et de la prospérité florentine, et passe en revue les hommes +célèbres de cette république et ses familles les plus illustres. Cette +partie de son discours, qui occupe un chant tout entier, devait, ainsi +que le précédent, intéresser vivement les Florentins. Celle qui +suit<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a> +<a href="#footnote312"><sup class="sml">312</sup></a>, intéresse particulièrement le Dante, qui se fait prédire par +son trisaïeul toutes les circonstances de son exil. «Tu quitteras, +dit-il, tout ce que tu as de plus cher au monde; et c'est là le premier +trait que lance l'arc de l'exil. Tu éprouveras combien est amer le pain +d'autrui, et combien il est dur de descendre et de monter les degrés +d'une maison étrangère<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a> +<a href="#footnote313"><sup class="sml">313</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote311" +name="footnote311"><b>Note 311: </b></a><a href="#footnotetag311"> +(retour) </a> C. XVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote312" +name="footnote312"><b>Note 312: </b></a><a href="#footnotetag312"> +(retour) </a> C. XVII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote313" +name="footnote313"><b>Note 313: </b></a><a href="#footnotetag313"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Tu proverai si come sa di sale<br> + Lo pane altrui, e com'è daro calle<br> + Lo scendere e'l salir per l'altrui scale.</i> +</div></div> + +<p>Vers admirables et profonds, que le génie même ne créerait pas, s'il +n'était initié à tous les secrets de l'infortune.</p></blockquote> + +<p>Ce qui te pèsera le plus sera la société d'hommes méchants et bornés, +avec laquelle tu seras tombé dans l'infortune. Leur ingratitude, leur +folie, leur impiété éclateront contre toi; mais bientôt après ce seront +eux et non toi, qui auront sujet de rougir....» Il lui prédit que son +premier refuge sera chez les deux illustres frères <i>Alboin</i> et <i>Can de +la Scala</i>, qui le combleront de bienfaits. Il ajoute à ces prédictions, +des conseils que Dante lui promet de suivre. «Je vois, lui dit-il, ô mon +père, que je dois m'armer de prévoyance, afin que si j'ai perdu l'asyle +qui m'était le plus cher, mes vers ne me fassent pas perdre aussi les +autres. J'ai visité le monde où les tourments seront sans fin, et la +montagne du sommet de laquelle les yeux de Béatrix m'ont enlevé; +transporté ensuite dans les cieux, j'ai appris, en parcourant les +flambeaux qui y brillent, des choses qui, si je les redis, doivent +paraître désagréables à beaucoup de gens; et cependant si je ne suis +qu'un timide ami du vrai, je crains de ne pas vivre dans la mémoire de +ceux qui appelleront ancien le temps où nous vivons.»</p> + +<p>Il met dans la bouche de son trisaïeul la réponse que lui dictait son +courage. «Une conscience troublée, ou par sa propre honte, ou par celle +des siens, sera seule sensible à la dureté de tes paroles. Evite donc +tout mensonge, révèle ta vision toute entière, et laisse se plaindre +ceux qui en seront blessés. Si ce que tu diras paraît amer au premier +moment, il deviendra ensuite un aliment sain quand il sera bien digéré. +Le cri que tu jetteras, sera comme le vent qui frappe avec plus de force +les plus hauts sommets; et ce ne sera pas là ta moindre gloire. C'est +pour cela qu'on t'a fait voir dans les cercles célestes, sur la montagne +et dans la vallée des pleurs, les âmes de ceux qui ont eu le plus de +renommée; l'esprit des hommes se fixe mieux par des exemples que par de +simples discours, et s'arrête, par préférence, sur les exemples les plus +connus.»</p> + +<p>Après s'être recueillie un instant dans sa gloire, et avoir joui de ses +pensées<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a> +<a href="#footnote314"><sup class="sml">314</sup></a>, l'âme heureuse reprend la parole et fait briller aux yeux +du Dante les principales lumières qui composent avec lui cette croix. A +mesure qu'elle les nomme, ces âmes font le même effet sur les branches +de la croix lumineuse qu'un éclair sur un nuage. C'est Josué, Judas +Machabée, Charlemagne, Roland; et ensuite les héros plus modernes qui +avaient conquis la Sicile et Naples, Guillaume, Renaud, Robert Guiscard; +et ce Godefroy de Bouillon, qui paraît attendre ici, dans la foule, +qu'un autre grand poëte vienne l'en tirer pour le couvrir d'un éclat +immortel. Enfin cette âme qui lui avait parlé<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a> +<a href="#footnote315"><sup class="sml">315</sup></a>, lui montre quel +rang elle tient dans les chœurs célestes, en allant se mettre à sa place +et se rejoindre aux autres lumières.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote314" +name="footnote314"><b>Note 314: </b></a><a href="#footnotetag314"> +(retour) </a> C. XVIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote315" +name="footnote315"><b>Note 315: </b></a><a href="#footnotetag315"> +(retour) </a> Celle de son trisaïeul <i>Caccia Guida</i>.</blockquote> + +<p>Le poëte, arrêté long-temps dans le ciel de Mars, s'aperçoit qu'il est +monté dans une planète supérieure par le nouveau degré de feu divin qui +brille dans les yeux de Béatrix. Il est arrivé avec elle dans Jupiter. +Les âmes des saints y paraissent sous une forme tout-à-fait +extraordinaire. Elles y voltigent en chantant chacune dans sa lumière; +et de même que des oiseaux qui s'élèvent des bords d'une rivière, comme +pour se féliciter de leur pâture, volent tantôt en rond, tantôt rangés +en longues files, de même ces âmes célestes s'arrêtent de temps en temps +dans leur vol, interrompent leurs chants et forment, en se réunissant +dans l'air, différentes figures de lettres. Ici, Dante invoque de +nouveau sa muse, pour pouvoir expliquer ces figures, telles qu'elles +sont gravées dans son esprit.</p> + +<p>Après avoir formé d'abord trois seules lettres, où les interprètes +voient les initiales de trois mots latins qui commandent d'aimer la +justice des lois<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a> +<a href="#footnote316"><sup class="sml">316</sup></a>, ces flammes voltigeantes figurent trente-cinq +lettres<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a> +<a href="#footnote317"><sup class="sml">317</sup></a>, voyelles et consonnes, et se rangent en deux files, dont +la première trace ces mots: <i>Diligite justitiam</i>, et la seconde ceux-ci: +<i>Qui judicatis terram</i>. Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre! Le +fond de la planète est d'argent, et ces lettres enflammées y brillent +comme des caractères d'or. Tout à coup elles se séparent, se combinent +de nouveau, et forment, par leur réunion, la figure d'un grand aigle. +Les unes en font la tête surmontée d'une couronne, d'autres le cou, +d'autres enfin les ailes étendues, le corps et les pieds. Au souvenir de +ces merveilles, Dante s'adresse à l'étoile qui les lui a offertes: il +reconnaît que s'il est encore de la justice sur la terre, c'est à ses +influences qu'elle est due. Il prie le moteur éternel de regarder d'où +s'élève l'épaisse fumée qui en ternit les rayons. Qu'il vienne, il en +est temps, chasser une seconde fois du temple ceux qui n'y font +qu'acheter et vendre. La simonie, l'abus que l'on fait du pouvoir +spirituel, pour enlever le pain aux malheureux sans défense, allument +l'indignation du poëte, qui finit, comme il le fait peut-être trop +souvent, par invectiver, en mots couverts, mais intelligibles, le pape +Boniface VIII, son oppresseur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote316" +name="footnote316"><b>Note 316: </b></a><a href="#footnotetag316"> +(retour) </a> D. J. L. <i>Diligite Justitiam Legum.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote317" +name="footnote317"><b>Note 317: </b></a><a href="#footnotetag317"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Mostrarsi dunque cinque volte sette<br> + Vovali e consonanti.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>L'aigle mystérieux, composé de bienheureux, qui paraissent tous +enchantés de la place qu'ils occupent dans sa forme immense<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a> +<a href="#footnote318"><sup class="sml">318</sup></a>, ouvre +son bec, et parle au nom de tous, comme si c'était en son propre nom. +Il éclaircit des doutes qui s'étaient élevés dans l'âme du Dante, sur +quelques points de foi; puis il bat des ailes, s'élève, vole en rond, et +chante au-dessus de sa tête. C'est une satyre qu'il chante, et une +satyre très-emportée, d'abord contre les mauvais chrétiens qui seront au +jour du jugement moins avancés que tel qui ne connut jamais le Christ, +et ensuite contre les mauvais rois qui, dans ce siècle, opprimaient les +peuples et surchargeaient la terre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote318" +name="footnote318"><b>Note 318: </b></a><a href="#footnotetag318"> +(retour) </a> C. XIX.</blockquote> + +<p>«Qu'est-ce que les rois perses, dit cet aigle, ne pourront pas reprocher +à vos rois, quand ils verront ouvert ce grand livre où sont écrits tous +leurs méfaits? Là, on verra, parmi les œuvres d'Albert (d'Autriche) +celle qui bientôt y sera inscrite, et qui livrera la Bohême au +ravage<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a> +<a href="#footnote319"><sup class="sml">319</sup></a>; là, on verra la fourberie qu'emploie, sur les bords de la +Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra des coups d'un +sanglier<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a> +<a href="#footnote320"><sup class="sml">320</sup></a>; on verra l'orgueil qui rend fous les rois d'Écosse et +d'Angleterre<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a> +<a href="#footnote321"><sup class="sml">321</sup></a>, et qui leur donne une telle soif de pouvoir, +qu'aucun d'eux ne veut rester dans ses limites; on verra le luxe et la +mollesse de celui d'Espagne et celui de Bohême, qui ne connurent et +n'eurent jamais aucune vertu<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a> +<a href="#footnote322"><sup class="sml">322</sup></a>; on verra, dans le boiteux de +Jérusalem<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a> +<a href="#footnote323"><sup class="sml">323</sup></a>, pour une bonne qualité, mille qualités contraires<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a> +<a href="#footnote324"><sup class="sml">324</sup></a>; +on verra l'avarice et la bassesse de celui qui garde l'île de feu, où +Anchise finit sa longue carrière<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a> +<a href="#footnote325"><sup class="sml">325</sup></a>, et pour indiquer son peu de +valeur, ses hauts faits seront tracés en écriture abrégée, qui en +contiendra beaucoup en peu d'espace; et chacun y verra les actions +honteuses de son oncle<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a> +<a href="#footnote326"><sup class="sml">326</sup></a> et de son frère<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a> +<a href="#footnote327"><sup class="sml">327</sup></a>, qui ont déshonoré une +si illustre race et deux couronnes; et l'on y connaîtra celui de +Portugal<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a> +<a href="#footnote328"><sup class="sml">328</sup></a>, et celui de Norwège<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a> +<a href="#footnote329"><sup class="sml">329</sup></a>, et celui de Dalmatie<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a> +<a href="#footnote330"><sup class="sml">330</sup></a>, qui +a mal imité le coin des ducats de Venise. Heureuse la Hongrie, si elle +ne se laissait plus mal gouverner! et heureuse la Navarre, si elle se +faisait un rempart des montagnes qui l'environnent<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a> +<a href="#footnote331"><sup class="sml">331</sup></a>! Chacun en voit +la preuve dans les plaintes et dans les murmures qu'élèvent Nicosie et +Famagoste contre le tyran qui les opprime et qui ressemble à tous les +autres<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a> +<a href="#footnote332"><sup class="sml">332</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote319" +name="footnote319"><b>Note 319: </b></a><a href="#footnotetag319"> +(retour) </a> Invasion de la Bohême par cet empereur, en 1303.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote320" +name="footnote320"><b>Note 320: </b></a><a href="#footnotetag320"> +(retour) </a> Philippe-le-Bel, qui mourut des suites d'une chute qu'il +fit à la chasse, occasionée par un sanglier qui se jeta dans les jambes +de son cheval. On l'accusait d'avoir altéré la monnaie, pour payer une +armée contre les Flamands, après la déroute de Courtrai, en 1302.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote321" +name="footnote321"><b>Note 321: </b></a><a href="#footnotetag321"> +(retour) </a> Édouard Ier, roi d'Angleterre, et Robert d'Écosse.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote322" +name="footnote322"><b>Note 322: </b></a><a href="#footnotetag322"> +(retour) </a> Alphonse, roi d'Espagne, et Venceslas, de Bohême.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote323" +name="footnote323"><b>Note 323: </b></a><a href="#footnotetag323"> +(retour) </a> Charles II, dit le Boiteux, fils de Charles d'Anjou, roi +de la Pouille ou de Naples, et qui prenait le titre de roi de +Jérusalem.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote324" +name="footnote324"><b>Note 324: </b></a><a href="#footnotetag324"> +(retour) </a> Cela est singulièrement exprimé dans le texte. «Sa bonté +sera marquée par un I, taudis que le contraire sera marqué par un M.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote325" +name="footnote325"><b>Note 325: </b></a><a href="#footnotetag325"> +(retour) </a> Frédéric III, roi de Sicile, fils de Pierre d'Aragon, et +son successeur.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote326" +name="footnote326"><b>Note 326: </b></a><a href="#footnotetag326"> +(retour) </a> Jacques, roi de Maïorque et Minorque.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote327" +name="footnote327"><b>Note 327: </b></a><a href="#footnotetag327"> +(retour) </a> Jacques, roi d'Aragon.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote328" +name="footnote328"><b>Note 328: </b></a><a href="#footnotetag328"> +(retour) </a> Denis, surnommé l'Agriculteur, <i>Agricola</i>, qui régna +depuis 1279 jusqu'à 1325.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote329" +name="footnote329"><b>Note 329: </b></a><a href="#footnotetag329"> +(retour) </a> Qui avait alors ses propres rois, et n'était pas réunie +au Danemarck.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote330" +name="footnote330"><b>Note 330: </b></a><a href="#footnotetag330"> +(retour) </a> Ou d'Esclavonie, ou de <i>Rascia</i>, comme dit le texte, qui +était une partie de l'Esclavonie, et dont le roi, au temps du Dante, +falsifia les ducats de Venise.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote331" +name="footnote331"><b>Note 331: </b></a><a href="#footnotetag331"> +(retour) </a> Pour se défendre contre la France, et se soustraire à la +domination de Philippe-le-Bel.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote332" +name="footnote332"><b>Note 332: </b></a><a href="#footnotetag332"> +(retour) </a> Henri II, roi de Chipre en 1300. Nicosie et Famagoste, +deux villes principales de cette île, sont ici pour l'île entière. (Voy. +Giblet, <i>Hist. des Rois de Chipre de la maison de Lusignan</i>).</blockquote> + +<p>Après cette sortie contre les rois qui vivaient alors, l'aigle fait +l'éloge des bons rois des anciens temps; mais on devinerait +difficilement la forme de cet éloge<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a> +<a href="#footnote333"><sup class="sml">333</sup></a>. On se souvient que ce sont des +âmes de saints qui ont formé, dans la planète de Jupiter, les différents +membres et le corps entier de cet aigle impérial (car c'est cette +enseigne de l'Empire qui a donné au poëte l'idée d'une invention si +gigantesque et si bizarre). L'aigle donc, tournant du côté du Dante un +de ses yeux, lui fait remarquer un roi qui en forme la prunelle, et +cinq autres qui en composent le tour. Dans la prunelle, c'est David. +Celui des cinq qui est le plus près du bec est Trajan; Ezéchias vient +ensuite, puis Constantin, malgré la faute qu'il fit de céder Rome au +Pape pour aller fonder l'empire grec<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a> +<a href="#footnote334"><sup class="sml">334</sup></a>; après lui, Guillaume-le-Bon, +roi de Sicile; et enfin, par une inversion chronologique un peu forte, +ce Riphée, que Virgile appelle le plus juste des Troyens et le plus ami +de la justice<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a> +<a href="#footnote335"><sup class="sml">335</sup></a>. Trajan et Riphée dans l'œil d'un aigle composé tout +entier de saints du christianisme, peuvent causer quelque surprise, et +Dante ne peut dissimuler la sienne; mais l'aigle fait à ce sujet une +discussion théologique qui ne lui laisse plus aucun doute; les +commentateurs les plus versés dans cette matière disent que cela est +conforme à la doctrine de S. Augustin. Cela est donc très-orthodoxe, et +nous pouvons être tranquilles là-dessus, comme Dante le fut lui-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote333" +name="footnote333"><b>Note 333: </b></a><a href="#footnotetag333"> +(retour) </a> C. XX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote334" +name="footnote334"><b>Note 334: </b></a><a href="#footnotetag334"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Per cedere al pastor si fece Greco.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote335" +name="footnote335"><b>Note 335: </b></a><a href="#footnotetag335"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> <i>Justissimus unus.</i></p> + <i>Qui fuit in Teucris, et servantissimus œqui.</i> +<p class="i20"> (<i>Æn.</i>, l. II, v. 426.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Il monte au septième ciel, qui est celui de Saturne<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a> +<a href="#footnote336"><sup class="sml">336</sup></a>; une immense +échelle d'or occupait le centre de cette planète, et s'élevait à perte +de vue. Tous les échellons en étaient couverts d'étoiles qui +descendaient en si grand nombre, qu'il semblait que toutes les lumières +du ciel s'écoulassent par cette voie. Dès que ces esprits lumineux sont +parvenus au bas de l'échelle, ils se dispersent ça et là. Dante +interroge celui qui se trouve le plus à sa portée, et qui se trouve être +S. Pierre-Damien. En racontant son histoire, il n'oublie pas qu'il fut +cardinal, et cette dignité lui rappelle quel est le train actuel des +cardinaux et des papes. Encore une petite satyre, où le poëte n'a pas +craint de faire entrer jusqu'à ce mot populaire: «Les chapes qui les +couvrent, couvrent aussi leurs montures, et ce sont deux bêtes qui vont +sous la même peau<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a> +<a href="#footnote337"><sup class="sml">337</sup></a>. Ô patience divine, ajoute-t-il, peux-tu donc en +tant souffrir?»--Ô colère, ajouterai-je à mon tour, peux-tu faire +descendre si bas un aussi grand génie?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote336" +name="footnote336"><b>Note 336: </b></a><a href="#footnotetag336"> +(retour) </a> C. XXI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote337" +name="footnote337"><b>Note 337: </b></a><a href="#footnotetag337"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Cuopron de' manti lor gli palafreni,<br> + Sì che duo bestie van sott'una pelle.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Béatrix dirige sur une autre lumière les regards du poëte<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a> +<a href="#footnote338"><sup class="sml">338</sup></a>; c'est S. +Benoît, fondateur d'un ordre célèbre. Dante l'aborde et lui parle. +Quoique saint Benoît dise que dans cette planète tout n'est qu'amour et +charité, il déclame aussi vivement contre les moines, que Pierre Damien +l'a fait contre les puissances de l'Église. Il est vrai que la charité +des saints ne doit pas se croire obligée de respecter des scandales, qui +n'ont d'apologistes que les défenseurs, non de la religion, mais des +superstitions les plus dangereuses et les plus grossières.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote338" +name="footnote338"><b>Note 338: </b></a><a href="#footnotetag338"> +(retour) </a> C. XXII.</blockquote> + +<p>Quand cette dernière âme a cessé de parler, elle va se réunir à la +troupe d'où elle était sortie. La troupe se resserre, et toutes ces âmes +remontent l'échelle d'or aussi rapidement qu'elles l'avaient descendue. +Dante, sur un seul signe que Béatrix lui fait de les suivre, y monte +avec la même rapidité, tant la vertu de celle qui le conduit a vaincu sa +propre nature. En un instant, il se trouve transporté dans le signe des +Gémeaux: cette constellation avait présidé à sa naissance; il espère que +son âme y puisera la force nécessaire pour le passage difficile qui lui +reste à franchir. Avant qu'il s'élève plus haut, sa conductrice lui dit +de baisser ses regards vers la terre: il obéit, jette les yeux sur les +sept planètes qu'il a parcourues, et ne peut s'empêcher de sourire de la +chétive figure que fait la terre.</p> + +<p>À toutes ces ascensions successives, Béatrix a toujours augmenté de +lumière et d'éclat. Mais une lumière plus vive encore que celle dont +elle brille vient éclairer ces hautes régions<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a> +<a href="#footnote339"><sup class="sml">339</sup></a>. Elle l'attend +elle-même, les yeux fixés vers le point où cette lumière doit <a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a> +<a href="#footnote340"><sup class="sml">340</sup></a>, posé sur le nid de sa +douce famille, pendant la nuit qui cache les objets, impatient de jouir +de l'aspect désiré de ses petits, et de pouvoir trouver leur +nourriture, soin qui lui rend agréables les travaux les plus fatigants, +prévient le temps, et, sur la cime d'un buisson, attend le soleil avec +le plus ardent désir, regardant fixement, jusqu'à ce qu'il voie naître +l'aube du jour. Voici, dit-elle enfin, le cortége qui entoure le +triomphe du Christ; voici réunie toute la clarté que ces sphères +répandent dans leur cours. Comme au temps le plus serein de la pleine +lune, Diane brille entre les nymphes éternelles qui colorent la voûte +des cieux, ainsi, au-dessus de plusieurs milliers de lumières, rayonnait +un soleil qui leur communiquait sa splendeur. Les yeux du poëte sont +trop faibles pour la soutenir. Béatrix lui apprend que dans ce soleil +est la sagesse et la puissance même qui rouvrit les communications si +long-temps interrompues entre le ciel et la terre. À ce spectacle, Dante +tomba dans le ravissement, son âme s'agrandit, sortit d'elle-même, et ne +peut plus se rappeler ce qu'elle devint. Il n'osait, depuis quelque +temps, regarder sa conductrice, dont l'allégresse divine avait un éclat +qu'il ne pouvait soutenir. Ouvre maintenant les yeux, lui dit-elle, tu +as vu des choses qui le rendent capable de les fixer sur les miens. À +ces mots, il se sentit tel qu'un homme qui revient d'un songe qu'il a +oublié, et qui s'efforce en vain de le rappeler dans sa mémoire. Quand +toutes les langues que Polymnie et ses sœurs ont nourries de leur lait +le plus doux viendraient aider la sienne, il ne pourrait atteindre au +millième de la vérité, en chantant la sainte joie qu'il vit alors +briller sur le visage de Béatrix.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote339" +name="footnote339"><b>Note 339: </b></a><a href="#footnotetag339"> +(retour) </a> C. XXIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote340" +name="footnote340"><b>Note 340: </b></a><a href="#footnotetag340"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Come l'angello intra l'amate fronde,<br> + Posato al nido de' suoi dolci nati</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Mais elle l'avertit de porter ses regards sur un autre objet. Sous les +rayons de ce soleil où Jésus-Christ réside, fleurit un jardin émaillé de +mille couleurs, et, au milieu, la rose où le verbe divin prit une chair +mortelle.... On connaît ce mystérieux emblème. Dante décrit avec +l'enthousiasme de la poésie et de la piété, le triomphe de la Vierge +Marie, entourée de tous les bienheureux, qui chantent des hymnes à sa +gloire, et qui, revêtus de flammes brillantes, en étendent vers elle les +cimes, comme l'enfant tend les bras vers sa mère, quand il s'est nourri +de son lait.</p> + +<p>Béatrix s'approche d'eux et leur présente son ami, en se servant du +langage mystique qui est parmi eux la langue commune<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a> +<a href="#footnote341"><sup class="sml">341</sup></a>. La prière +qu'elle leur adresse est entendue. Toutes ces âmes, flamboyantes comme +des comètes, commencent à se mouvoir autour du Dante et de Béatrix, +comme les sphères autour du pôle. De même que tournent les cercles +d'une horloge, dont l'un paraît tranquille, tandis que le dernier de +tous semble voler, de même ces danses célestes tournent d'un mouvement +inégal, selon les divers degrés de béatitude. De celle de ces danses que +Dante remarquait comme la plus belle, sort la lumière la plus brillante. +Elle tourne trois fois autour de Béatrix, en faisant entendre un chant +si divin, que l'imagination du poëte ne peut le lui retracer. Béatrix +reconnaît dans cette flamme le prince des apôtres. Elle le prie +d'interroger Dante sur la foi, l'espérance et la charité. Pierre, +toujours enfermé dans sa flamme, l'interroge en effet dans les règles +sur la première de ces vertus; et ses questions, et les réponses du +Dante, sont en quelque sorte la quintessence la plus substantielle de la +doctrine théologique sur cette matière. On voit que le poëte y est à +l'aise, qu'il s'y plaît, et que tous les détours de ce labyrinthe +d'arguments et de distinctions lui sont connus. L'apôtre en est si +satisfait, qu'il le bénit en chantant, et l'environne trois fois de sa +lumière.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote341" +name="footnote341"><b>Note 341: </b></a><a href="#footnotetag341"> +(retour) </a> C. XXIV. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O Sodalizio eletto alla gran cena<br> + Del benedetto agnello, il qual vi ciba</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dante est lui-même enchanté de ce succès qui lui rappelle sans doute des +triomphes semblables, obtenus plus d'une fois dans les écoles. Il ne +veut plus être poëte que pour traiter de pareils sujets; et c'est bien +poétiquement qu'il en fait le vœu. «S'il arrive jamais, dit-il<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a> +<a href="#footnote342"><sup class="sml">342</sup></a>, que +le poëme sacré auquel ont contribué le ciel et la terre, et qui pendant +plusieurs années m'a fait maigrir, puisse vaincre la cruauté qui me +retient hors du bercail où je dormis comme un agneau ennemi des loups +qui lui font la guerre, c'est désormais avec une autre voix et sous +d'autres formes<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a> +<a href="#footnote343"><sup class="sml">343</sup></a> que je redeviendrai poëte; c'est sur les fonds de +mon baptême que j'irai prendre ma couronne de laurier.» Cependant, une +seconde lumière se détache de la danse céleste, et s'avance vers +Béatrix, le Dante et saint Pierre: c'est l'apôtre S. Jacques: il +s'approche d'abord de l'autre apôtre; et comme lorsqu'une colombe +s'arrête auprès de sa compagne, toutes deux, en tournant et en +murmurant, expriment leur tendre affection<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a> +<a href="#footnote344"><sup class="sml">344</sup></a>, de même ces deux +princes couverts de gloire s'accueillent mutuellement. Jacques interroge +Dante sur l'espérance; et il est aussi content que Pierre l'a été de ses +réponses.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote342" +name="footnote342"><b>Note 342: </b></a><a href="#footnotetag342"> +(retour) </a> C. XXV.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote343" +name="footnote343"><b>Note 343: </b></a><a href="#footnotetag343"> +(retour) </a> Le texte dit: <i>con altro vello</i>, avec une autre toison. +Le poëte vient de se comparer à un agneau; c'est ce qui lui a dicté +cette expression, impossible à rendre en français, et qui n'est +peut-être pas très-regrettable.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote344" +name="footnote344"><b>Note 344: </b></a><a href="#footnotetag344"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Si come quando'l colombo si pone<br> + Presso al compagno, l'uno e l'altro pande,<br> + Girando e marmorando, l'affezione</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Une troisième flamme s'avance; c'est celle de l'apôtre S. Jean. Le poëte +peint son maintien, sa démarche et l'accueil qu'il reçoit des deux +autres saints, par une comparaison où il y a beaucoup de grâce, mais +qu'on est tout étonné, quoiqu'elle présente une image décente et +modeste, de trouver appliquée, dans le Paradis, à trois apôtres. «De +même, dit-il, qu'une jeune vierge se lève, marche et entre dans la +danse, seulement pour faire honneur à la nouvelle épouse, et non par +aucun mauvais dessein<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a> +<a href="#footnote345"><sup class="sml">345</sup></a>; de même je vis cet astre éblouissant venir +se joindre aux deux autres qui tournaient en dansant, comme l'exigeait +leur ardent amour.» Après que cette danse et le chant mélodieux, +au-dessus de toute expression et de toute idée, dont les trois saints +l'accompagnent, ont cessé, Saint-Jean interroge Dante sur la +charité<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a> +<a href="#footnote346"><sup class="sml">346</sup></a>; et, dans ce troisième interrogatoire, la question n'est +pas moins approfondie; l'habileté du répondant et la satisfaction de +l'examinateur ne sont pas moindres que dans les deux premiers.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote345" +name="footnote345"><b>Note 345: </b></a><a href="#footnotetag345"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E come surge e va edentra in ballo,<br> + Vergine lieta, sol per fare onore<br> + Alla novizia, non per alcun fallo</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote346" +name="footnote346"><b>Note 346: </b></a><a href="#footnotetag346"> +(retour) </a> C. XXVI.</blockquote> + +<p>Le père du genre humain, Adam, vient se joindre aux trois apôtres, +enveloppé comme eux d'une flamme du plus grand éclat. Dante, quand +Béatrix le lui a nommé, s'incline vers lui, comme le feuillage qui +courbe sa cime au souffle passager du vent, et se relève ensuite par sa +propre force. Il prie le premier homme de lui répondre, et d'éclaircir +des doutes qu'il ne lui explique pas, pour ne point retarder le plaisir +de l'entendre, mais qu'Adam lit dans son âme plus clairement que Dante +ne les y voit lui-même. Ils ont pour objet de savoir combien de temps +s'est écoulé depuis que Dieu plaça l'homme dans le Paradis terrestre, +combien dura son bonheur; et la véritable cause du courroux céleste; et +quelle fut la langue qu'il parla et qu'il se créa lui-même. Adam répond +en peu de mots sur les premières questions. Ce ne fut point d'avoir +goûté d'un fruit qui fut la cause de son exil, mais d'avoir transgressé +l'ordre qu'il avait reçu. Le soleil avait achevé 4302 fois son tour +annuel pendant qu'il était resté dans le séjour des limbes; et il avait +vu cet astre parcourir 930 fois tous les signes célestes tandis qu'il +était resté sur la terre. Il entre dans plus de détails sur la langue +primitive qui avait été la sienne, et peut-être il s'arrête trop sur +quelques particularités, telles que certains changements opérés dans +cette langue, où <i>El</i> d'abord, et ensuite <i>Éli</i> ou <i>Éloï</i> signifièrent +le nom de Dieu. Quant au séjour qu'il fit dans le Paradis terrestre, et +au temps de son innocence et de sa félicité, il ne dura en tout que six +heures, ou, comme il le dit en langage astronomique, depuis la première +heure jusqu'à celle qui suit la sixième, quand le soleil passe d'une +région du ciel à l'autre<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a> +<a href="#footnote347"><sup class="sml">347</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote347" +name="footnote347"><b>Note 347: </b></a><a href="#footnotetag347"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Dalla prim'ora a quella ch'è seconda<br> + Come'l sol muta quadra, all'ora sesta.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Le Paradis entier retentit alors du chant de gloire<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a> +<a href="#footnote348"><sup class="sml">348</sup></a>. Dante en était +enivré: il croyait voir et entendre l'expression de la joie de l'univers +entier; et il éprouvait lui-même l'extase d'une joie ineffable. Tout à +coup une rougeur plus vive et plus ardente se montre sur le visage de S. +Pierre. Aux premiers mots qu'il laisse échapper dans sa colère, le ciel +entier rougit comme un nuage frappé des rayons du soleil; Béatrix même, +change de couleur comme une femme honnête, qui est sûre d'elle-même, +mais que la faute d'autrui et les discours qu'elle est forcée +d'entendre, rendent timide. Après ces préparations oratoires, S. Pierre +commence un discours contre la corruption, le luxe et les abus de la +cour de Rome. Son sang et celui des premiers papes n'avaient pas élevé +l'Église pour qu'elle devînt un objet de commerce, et qu'elle fût vendue +à prix d'or. «Ce ne fut point, continue-t-il, d'une voix formidable, ce +ne fut point notre intention qu'une partie du peuple chrétien fût à la +droite de nos successeurs, et l'autre partie à la gauche, ni que les +clefs qui me furent accordées, devinssent sur des étendards, l'enseigne +sous laquelle on combattrait contre des peuples qui ont reçu le baptême; +ni que ma figure servît de sceau à des priviléges vendus et menteurs; +c'est là ce qui souvent me fait rougir et m'enflamme de colère. On ne +voit là-bas dans les pâturages, que loups ravissants en habit de +bergers. Ô Vengeance de Dieu! pourquoi restes-tu oisive? Des gens de +Cahors et de Gascogne s'apprêtent à boire de notre sang<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a> +<a href="#footnote349"><sup class="sml">349</sup></a>: quelle +avilissante fin d'un commencement si glorieux! Enfin la Providence +viendra bientôt à notre secours. Et toi, mon fils, qui dois retourner +encore sur la terre, parles-y avec franchise, et ne cherche point à +cacher ce que je ne cache pas.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote348" +name="footnote348"><b>Note 348: </b></a><a href="#footnotetag348"> +(retour) </a> C. XXVII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote349" +name="footnote349"><b>Note 349: </b></a><a href="#footnotetag349"> +(retour) </a> Trait lancé contra les papes Jean XXII qui était de +Cahors, et Clément V qui était Gascon.</blockquote> + +<p>Dès que l'apôtre a cessé de parler, toutes ces lumières triomphantes qui +s'étaient arrêtées à l'entendre, s'agitent dans l'air enflammé, +remontent avec lui vers l'empyrée, et disparaissent aux yeux du poëte +qui les regarde avec ravissement. Il s'y trouve bientôt transporté +lui-même, comme il l'a été jusqu'alors, par la force surnaturelle des +regards de Béatrix. En s'élevant encore avec lui, elle s'enrichit de +beautés nouvelles et d'une nouvelle lumière; et l'œil de son ami, devenu +plus fort à mesure qu'il pénètre plus avant dans les cieux, ne peut plus +se détacher d'elle. Cette idée allégorique qui représente, si l'on veut, +la force de l'amour divin, est rendue avec des expressions évidemment +dictées par le souvenir d'un autre amour<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a> +<a href="#footnote350"><sup class="sml">350</sup></a>. Béatrix lui explique la +nature de l'empyrée, de ce neuvième ciel qui renferme tous les autres, +et leur imprime le mouvement. Il le reçoit d'un cercle de lumière et +d'amour qui l'environne de toutes parts, et qui n'est autre chose que +l'âme divine elle-même, dans laquelle et par laquelle tout se meut dans +le système général des sphères.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote350" +name="footnote350"><b>Note 350: </b></a><a href="#footnotetag350"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E se natura o arte fe' pasture<br> + Du pigliare occhi per aver la mente,<br> + In carne umana, o nelle sue pinture,<br> + Tutte adunate parrebber niente<br> + Ver lo piacer divin che mi rifulse,<br> + Quando mi vulsi al suo viso ridente.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dante n'a pas voulu que Béatrix finît de parler sans revenir au sujet +qui l'occupait et l'intéressait le plus lui-même, aux désordres dont il +était victime, et à l'espérance d'un meilleur temps, «Ô cupidité, +s'écrie-t-elle tout-à-coup, tu tiens sous ton joug tous les hommes; tu +les empêches de lever les yeux sur de si grands objets; tu fais qu'ils +s'en tiennent toujours à une volonté stérile et qui ne porte jamais de +fruit; la bonne foi et l'innocence ne sont plus le partage que des +enfants: à peine cessent-ils de balbutier que ces vertus se changent en +vices. Tous ces désordres viennent de ce qu'il n'y a personne qui +gouverne sur la terre.<a name="n7" id="n7"></a> Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas que la +fortune, changeant le cours des vents, ne fasse voguer heureusement le +vaisseau public, et les fruits viendront après les fleurs.»</p> + +<p>De retour dans l'empyrée, d'où cette digression l'a écarté, Dante, après +avoir donné à ses yeux une nouvelle force, en regardant ceux de +Béatrix<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a> +<a href="#footnote351"><sup class="sml">351</sup></a>, les porte sur un point de lumière si rayonnant, que l'œil +qui s'y fixe est obligé de se fermer. Autour de ce point, et à peu de +distance, un cercle de feu tourne avec plus de vitesse que le mouvement +le plus rapide des cieux. Ce cercle est environné d'un second, celui-ci +d'un troisième, et ainsi jusqu'au neuvième cercle, augmentant toujours +d'étendue, et diminuant de rapidité et d'éclat à mesure qu'ils +s'éloignent de ce point unique d'où ils reçoivent le mouvement et la +lumière. Ce sont les neuf chœurs des Anges, qui brûlent éternellement du +feu d'amour, et dont l'ardeur est plus grande selon qu'ils tournent de +plus près autour de ce point enflammé. Les Séraphins et les Chérubins +sont les premiers, ensuite les Trônes qui complètent le premier +ternaire: le second est composé des Dominations, des Vertus et des +Puissances; les Principautés et les Archanges forment les deux cercles +suivants, et le troisième de ce dernier ternaire est rempli par les +Anges.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote351" +name="footnote351"><b>Note 351: </b></a><a href="#footnotetag351"> +(retour) </a> C. XXVIII.</blockquote> + +<p>Ce grand tableau, sur lequel Béatrix fixe long-temps les yeux<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a> +<a href="#footnote352"><sup class="sml">352</sup></a>, +comme le Dante ne l'avait pu faire, amène des explications sur l'essence +divine et sur la nature des Anges. Ces explications qui ne sont pas les +mêmes dans toutes les écoles de théologie, amènent à leur tour des +réflexions contre la vanité de la science, contre les savants et contre +les philosophes; mais Béatrix les maltraite encore moins que les +prédicateurs. Elle reproche à ceux-ci de débiter en chaire des fables et +des contes absurdes pour tromper le peuple. «Ils ne cherchent, dit-elle, +en prêchant, que des bons mots et des bouffonneries; et pourvu qu'ils +fassent bien rire, ils se gonflent dans leur froc et n'en demandent pas +davantage. Mais ce froc renferme quelquefois un tel oiseau, que si le +peuple pouvait le voir, il ne viendrait pas à lui pour recevoir les +pardons sur lesquels il se fie<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a> +<a href="#footnote353"><sup class="sml">353</sup></a>; on en est devenu si fou sur la +terre, que sans témoin et sans preuve, on court à tous ceux qui sont +promis. C'est de cela que s'engraisse le porc de S. Antoine, et tant +d'autres qui sont pis que des porcs, et qui nous vendent de la fausse +monnaie pour de la bonne.» On voit que l'esprit satyrique du Dante ne +l'abandonne jamais, et que le bon goût l'abandonne souvent. Ces traits +contre les prédicateurs bouffons et contre les moines étaient vrais, +surtout contre ceux de son temps; mais lorsqu'on plane dans l'Empyrée, +au milieu des neufs chœurs des anges, il est dégoûtant de se sentir +rappelé à de si vils objets, et d'être forcé d'abaisser ses regards des +Trônes et des Dominations jusque sur le cochon de S. Antoine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote352" +name="footnote352"><b>Note 352: </b></a><a href="#footnotetag352"> +(retour) </a> C. XXIX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote353" +name="footnote353"><b>Note 353: </b></a><a href="#footnotetag353"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ma tale uccel nel bechetto s'annida<br> + Che se'l volgo il vedesse, non torrebbe<br> + La perdonanza di che si confida.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>On les relève bientôt: on se trouve au-dessus du neuvième ciel<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a> +<a href="#footnote354"><sup class="sml">354</sup></a>, +dans ce cercle, dit Béatrix, qui est toute lumière, cette lumière +intellectuelle qui est tout amour, cet amour du vrai bien qui est toute +joie, cette joie qui est au-dessus de toutes les douceurs<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a> +<a href="#footnote355"><sup class="sml">355</sup></a>. Une +lumière éblouissante y coule en forme de rivière, entre deux bords +émaillés des plus admirables couleurs du printemps. Il en sort de vives +étincelles, qui vont s'abattre dans les fleurs et y paraissent +enchâssées comme des rubis dans de l'or. Ensuite, comme enivrées de +douces odeurs, elles se replongent dans le fleuve miraculeux, et lorsque +l'une y rentre, une autre en sort. Béatrix lit dans les regards du Dante +le désir qu'il a de savoir ce que sont toutes ces merveilles; mais elle +veut qu'auparavant il boive de l'eau de cette rivière. Il se courbe à +l'instant vers cette onde, comme un enfant se précipite vers le lait +maternel, quand il s'est réveillé beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire. +Aussitôt que ses paupières s'y sont désaltérées, ces fleurs et ces +étincelles se changent à ses yeux en un plus grand spectacle: il voit +les deux cours du ciel, c'est-à-dire, selon les interprètes, les anges +au lieu des étincelles, et les âmes humaines à la place des fleurs. Dans +un cercle de lumière émanée d'un rayon même de l'Éternel, cercle si +vaste que sa circonférence formerait autour du soleil une trop large +ceinture, sont disposés concentriquement, comme les feuilles d'une rose, +des milliers de siéges glorieux où sont assises ces deux divisions de la +cour céleste. La lumière éternelle est au centre, autour duquel les âmes +heureuses, qui sont revenues de leur exil sur la terre, occupent le +dernier rang. Elles se mirent incessamment dans la divine lumière; ainsi +qu'une colline riante se mire dans l'eau qui coule à ses pieds, comme +pour se voir parée d'une abondance d'herbes et de fleurs<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a> +<a href="#footnote356"><sup class="sml">356</sup></a>. Si le +plus bas degré brille d'un si grand éclat, et s'il s'étend dans un si +prodigieux espace, quelle doit donc être l'étendue de cette rose, au +rang le plus élevé de feuilles? Béatrix fait admirer au poëte le nombre +de ces âmes revêtues de gloire, et le prodigieux contour de la cité +céleste. Presque tous ces siéges sont tellement remplis, qu'il y reste +désormais peu de places. On en voit un, surmonté d'une couronne, destiné +à l'empereur Henri VII; le même pour qui Dante écrivit son traité de la +<i>Monarchie</i>; l'idée de cet empereur lui rappelle le pape Clément V, son +ennemi, et la place qu'il lui a déjà promise en Enfer avec les +simoniaques, dans ce trou enflammé où Boniface VIII doit enfoncer +Innocent III, et Clément V enfoncer Boniface<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a> +<a href="#footnote357"><sup class="sml">357</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote354" +name="footnote354"><b>Note 354: </b></a><a href="#footnotetag354"> +(retour) </a> C. XXX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote355" +name="footnote355"><b>Note 355: </b></a><a href="#footnotetag355"> +(retour) </a> Je passe une très-belle et très-savante comparaison par +laquelle ce chant commence; je passe encore un nouvel éloge que le poëte +fait de Béatrix, en protestant plus que jamais de son impuissance à la +louer. Je cours au but, où le lecteur n'est pas plus impatient d'arriver +que je ne le suis moi-même.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote356" +name="footnote356"><b>Note 356: </b></a><a href="#footnotetag356"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E, come clivo in acqua di suo imo<br> + Si specchia, quasi per veder si adorno,<br> + Quanto è nell' erbe e ne' fioretti opimo</i>, etc. +</div></div> + +<p>Il faut que l'on me passe l'expression <i>elles se mirent</i>, un peu commune +en français. Il n'y en avait point d'autre ici pour rendre le verbe +<i>specchiarsi</i>, qui est très-noble en italien.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote357" +name="footnote357"><b>Note 357: </b></a><a href="#footnotetag357"> +(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 91 et 92.</blockquote> + +<p>Au dessus de cette rose immense voltigeait l'innombrable milice des +anges<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a> +<a href="#footnote358"><sup class="sml">358</sup></a>, comme un essaim d'abeilles, qui tantôt vont chercher des +fleurs, et tantôt retournent au lieu où elles en parfument leurs +travaux; ces anges descendaient sans cesse sur la rose, et de-là +remontaient au séjour qu'habite éternellement l'objet de leur amour. +Leur visage brillait comme la flamme; leurs ailes étaient d'or, et le +reste de leur corps d'une blancheur qui effaçait celle de la neige. +Quand ils descendaient sur la fleur, ils y portaient de siége en siége +cette paix et cette ardeur qu'ils allaient puiser eux-mêmes en agitant +leurs ailes. Le poëte, après avoir peint avec complaisance tous les +détails de ce ravissant spectacle, exprime l'enchantement qu'il éprouve +par ce rapprochement singulier, où il trouve encore à placer un trait +contre son ingrate patrie. «Si les barbares venus des régions qui sont +sous la constellation de l'Ourse, s'étonnèrent à l'aspect de Rome et de +ses monuments, lorsque le Capitole dominait sur le reste du monde, moi +qui avais passé de l'humain au divin, du temps à l'éternité, et de +Florence chez un peuple juste et sensé<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a> +<a href="#footnote359"><sup class="sml">359</sup></a>, quelle fut la stupeur dont +je dus être rempli?» Il se compare à un pélerin qui se délasse en +regardant le temple où il est venu accomplir son vœu, et dont il espère +déjà redire toutes les merveilles. Il promenait ses regards sur tous ces +degrés lumineux, en haut, en bas, tout alentour. Il contemplait ces +visages qui inspirent la charité, ornés de la lumière qu'ils empruntent +et de leur propre joie, et sur lesquels respire tout ce qu'il y a de +sentimens honnêtes<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a> +<a href="#footnote360"><sup class="sml">360</sup></a>. Dans le ravissement dont il est plein, il +éprouve le besoin d'interroger Béatrix; il veut se tourner vers elle, et +ne la trouve plus; mais à sa place un vieillard vénérable et tout +rayonnant de gloire, qu'elle a chargé de le guider pendant le reste de +son voyage. Elle est allée se replacer sur le siége de lumière qui lui +était destiné au troisième rang des âmes heureuses. Dante l'y voit de +loin, brillante d'un nouvel éclat et couverte des rayons de la divinité, +qu'elle réfléchit tout autour d'elle. De la plus haute région où se +forme le tonnerre, quand un œil mortel plonge sur les mers, il ne +parcourt point une distance égale à celle qui sépare de Béatrix les yeux +de celui qui la regarde; mais il ne perd rien de sa beauté, parce +qu'aucun milieu n'intercepte ou n'altère son image. Il lui adresse +enfin, et les plus vives actions de grâce pour le soin qu'elle a pris de +le ramener, par des voies si extraordinaires, de l'esclavage à la +liberté, et la prière la plus ardente pour qu'elle conserve en lui, +jusqu'à son dernier moment, les magnifiques dons qu'elle lui a faits. +Béatrix, dans l'immense éloignement où elle est placée, le regarde, lui +sourit, et se retourne vers la source de l'éternelle lumière.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote358" +name="footnote358"><b>Note 358: </b></a><a href="#footnotetag358"> +(retour) </a> C. XXXI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote359" +name="footnote359"><b>Note 359: </b></a><a href="#footnotetag359"> +(retour) </a> <i>E di Fiorenza in popol giusto e sano.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote360" +name="footnote360"><b>Note 360: </b></a><a href="#footnotetag360"> +(retour) </a> Rien de plus naïf et de plus doux que cette fin d'un +description magnifique: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>E vedea visi a carità suadi,<br> + D'altrui lume fregiati e del suo viso,<br> + E d'atti ornati di tutte onestadi.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Le nouveau guide qu'elle lui a donné est saint Bernard. C'est avec lui +qu'il contemple le triomphe de Marie, assise au sommet du premier cercle +de la rose, et qui de-là domine sur toute la cour céleste. C'est de lui +qu'il apprend les causes des différents degrés qu'occupent, au-dessous +d'elle, les saints de l'ancien Testament et ceux du nouveau; qu'il +obtient, en un mot, toutes les explications qu'il avait jusqu'alors +reçues de Béatrix<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a> +<a href="#footnote361"><sup class="sml">361</sup></a>. C'est lui enfin qui adresse, en faveur du Dante, +une longue et fervente prière à Marie<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a> +<a href="#footnote362"><sup class="sml">362</sup></a>, et qui obtient d'elle qu'il +soit permis à celui que Béatrix protège, de contempler la source de +l'éternelle félicité. Dante y fixe en effet les yeux; mais ni sa mémoire +ne peut lui rappeler, ni son langage ne peut exprimer tant de +merveilles. Il essaie cependant de rendre comment il a vu réuni par +l'amour en un seul faisceau, dans les profondeurs de l'essence divine, +tout ce qui est dispersé dans l'univers; la substance, l'accident et les +propriétés de l'une et de l'autre; et comment il a cru voir trois +cercles de trois couleurs différentes et de la même grandeur, dont l'un +semblait réfléchi par l'autre, comme l'arc d'Iris par un arc semblable, +et le troisième paraissait un feu également allumé par tous les deux. +Tandis qu'il regarde attentivement ce prodige, en s'efforçant de le +comprendre, il s'aperçoit que le second des trois cercles porte en soi, +peinte de sa propre couleur, l'effigie humaine. Ses efforts pour +pénétrer ce nouveau mystère, sont aussi vains que ceux du géomètre qui +cherche un principe pour expliquer l'exacte mesure du cercle<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a> +<a href="#footnote363"><sup class="sml">363</sup></a>. Il y +renonçait enfin, lorsqu'un éclair frappe son âme, l'illumine et remplit +tout son désir. Mais il manque de pouvoir pour se retracer cette grande +image. Il reconnaît enfin son impuissance, et soumet sa volonté à cet +amour qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote361" +name="footnote361"><b>Note 361: </b></a><a href="#footnotetag361"> +(retour) </a> + C. XXXII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote362" +name="footnote362"><b>Note 362: </b></a><a href="#footnotetag362"> +(retour) </a> + C. XXXIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote363" +name="footnote363"><b>Note 363: </b></a><a href="#footnotetag363"> +(retour) </a> + C'est-à-dire, pour en trouver la quadrature, ou pour +trouver le rapport exact d'un carré avec la circonférence du cercle, +problème dont les géomètres ont renoncé depuis long-temps à chercher la +solution.</blockquote> + +<p>C'est ainsi que se termine ce grand drame, qui, après avoir, pendant +plusieurs actes, mis sous les yeux du spectateur des événements variés +et de grands coups de théâtre, paraît manquer un peu par le dénoûment. +Mais ce dénoûment, dans sa simplicité, n'est-il pas, quand on l'examine +de plus près, le meilleur, et peut-être le seul que comportait le sujet +du poëme? C'est sur quoi je me permettrai quelques réflexions rapides.</p> +<br> +<p class="mid"><i><b>Dernières Observations.</b></i></p> + +<p>Le désir de connaître, ou plutôt celui de communiquer ses connaissances +à son siècle, d'éclairer les hommes sur le sort qui les attendait dans +cette vie future dont tout le monde s'occupait alors, sans que la vie +présente en fût meilleure, et de revêtir des couleurs de la poésie, les +profondeurs théologiques où il s'était enfoncé toute sa vie; ce désir, +joint à celui de satisfaire ses passions politiques et de se venger de +ses oppresseurs, fut ce qui inspira au poëte l'idée de cet ouvrage, +auquel on donnera maintenant le titre qu'on voudra, mais qu'on ne peut +se dispenser, après l'avoir examiné dans toutes ses parties, de ranger +parmi les plus étonnantes productions de l'esprit humain. Il s'y +représente lui-même, avec toutes les faiblesses de l'humanité, sujet à +la crainte, à la pitié; flottant dans le doute, mais toujours avide de +savoir, et s'élevant du gouffre des Enfers jusqu'au-dessus de l'Empyrée, +avec la soif ardente de s'instruire, et l'espérance d'apprendre enfin +par tant de moyens surnaturels, ce qu'il n'est pas donné aux autres +hommes de connaître.</p> + +<p>L'objet le plus éloigné de la portée de leur faible intelligence, et +celui que, dans tous les temps, ils se sont le plus obstinés à définir, +est ce régulateur universel, cet auteur de la première impulsion donnée +au mouvement général de la nature, cet être, en un mot, par qui on +explique ce qui est incompréhensible sans lui, mais plus +incompréhensible lui-même que tout ce qui sert à expliquer. Toutes les +religions le reconnaissent; chacune le représente à sa manière. Le +christianisme a des mystères qui lui sont propres; il en a aussi qui lui +sont communs avec des religions plus anciennes: le mystère fondamental +qui sert de base à tous les autres, celui qui a pour objet l'essence +divine, est de ce nombre. La foi se soumet et s'humilie devant ses +obscurités, mais elle ne les dissipe pas. En voyant Dante s'élever +toujours de lumière en lumière, escorté de différents guides +successivement chargés d'éclaircir ses doutes, et de ne laisser aucun +voile impénétrable à ses yeux, on ne doit pas s'attendre que celui qui +couvre le premier anneau de la chaîne mystérieuse soit entièrement levé; +mais à l'aspect des grandes machines qu'il employe pour expliquer des +mystères du second ordre, on sent naître et s'accroître de plus en plus +l'espérance de le voir créer, pour le premier de tous, une machine plus +grande et plus imposante encore, qui laissera dans l'esprit, au défaut +des éclaircissements qu'il n'est pas en son pouvoir de donner, une image +au-dessus de toutes les proportions connues, dont l'apparition +terrassera pour ainsi dire à la fois, et l'incrédulité rebelle, et +l'insatiable curiosité.</p> + +<p>Mais quelque grande, quelque prodigieuse qu'eût été cette image, +n'eût-elle pas encore été plus démesurément au-dessous de ce qu'elle eût +voulu rendre, qu'au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir? +Supposons que le poëte eût voulu tirer un autre parti de l'emblême +ingénieux des trois cercles, dont l'un est empreint de l'effigie +humaine; que doué du talent de faire parler, quand il le veut, tous les +objets de la nature et tous ceux que crée son génie, il eût essayé de +donner une voix surnaturelle à cet emblême de la Divinité une et +triple, l'abîme de lumière où il est placé comme dans un sanctuaire, +aurait tremblé: tous les saints et tous les anges dont est peuplé +l'Empyrée auraient tressailli de respect et seraient restés en silence; +la la triple voix, fondue en une seule harmonie, se serait fait +entendre; elle aurait énoncé ce que l'Éternel permet que l'on connaisse +de sa nature, et reproché à l'homme, avec la véhémence que l'Écriture +donne souvent à <i>Jéhovah</i>, sa curiosité sur ce que cette nature a +d'obscurités impénétrables. Voilà sans doute un dénoûment dans le goût +moderne, et qui, rendu en vers dignes du Dante, aurait fait beaucoup de +fracas; mais tout ce fracas n'eût-il pas été en pure perte? N'eût-il pas +été froid et mesquin par cette affectation même de grandeur, par cette +ambition déplacée de donner un langage à celui que notre oreille ne peut +entendre, et d'oser faire parler l'homme par la voix de Dieu? Dante a +donc fait sagement de finir avec cette brièveté religieuse, et de nous +donner une dernière leçon en trompant, pour ainsi dire, l'attente où il +nous avait mis lui-même d'une chose impossible et hors de la portée du +génie humain. Un rayon de la grâce l'illumine et lui montre tout à coup +le fond de l'inexplicable mystère. Cette faveur est pour lui seul: il ne +peut trouver dans son imagination ni dans sa mémoire aucune image pour +la rendre sensible; l'Être éternel ne lui permet pas, et il se soumet à +sa volonté. Ce dénoûment est tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait +être: le poëte n'a plus rien à nous dire, et l'objet de son poëme, comme +celui de son voyage est rempli.</p> + +<p>Après l'avoir suivi dans ce voyage, d'aussi près que nous l'avons fait, +nous sommes plus en état qu'on ne l'est d'ordinaire d'en apprécier la +marche hardie et l'étonnante conception. Le poëme du Dante a cela de +particulier, que seul de son espèce, n'ayant point eu de modèle, et ne +pouvant en servir, ses beautés sont toutes au profit de l'art, et ses +défauts n'y sont d'aucun danger. Quel poëte aujourd'hui, ayant à peindre +un Enfer, y mettrait des objets ou dégoûtants, ou ridicules, ou d'une +exagération gigantesque, tels que ceux que nous y avons vus, et surtout +tels que ceux que je n'ai osé y faire voir? Quel poëte, voulant +représenter le séjour céleste, figurerait en croix ou en aigle, sur +toute la surface d'une planète, d'innombrables légions d'âmes heureuses, +ou les ferait couler en torrent? Quel autre préférerait d'expliquer sans +cesse des dogmes, plutôt que de peindre des jouissances et +d'inaltérables félicités? Il en est ainsi des autres vices de +composition que l'on aperçoit aisément dans la <i>Divina Commedia</i>, et sur +lesquels il est par conséquent inutile de s'appesantir.</p> + +<p>La distribution faite par le poëte, dans les différentes parties de son +ouvrage, des matériaux poétiques qui existaient de son temps, et la +manière dont il a su les y employer, peuvent donner lieu à d'autres +observations.</p> + +<p>Le génie du mal et le génie du bien, personnifiés dans les plus +anciennes mythologies de l'orient, et toujours aux prises l'un avec +l'autre, devinrent dans le christianisme, les anges de lumière et les +anges de ténèbres, ou, populairement parlant, les anges et les diables. +On se servit surtout des derniers pour effrayer le peuple: on représenta +ces mauvais génies sous les traits les plus hideux; lorsqu'on les fit +paraître dans des farces grossières, destinées à exalter l'esprit de la +multitude par la peur, on voulut aussi que ces spectacles ne fussent pas +assez tristes pour qu'elle ne pût s'y plaire; les diables furent chargés +de l'égayer par des bouffonneries; on ajouta des traits ridicules à +leurs attributs effrayants; on leur donna des queues et des cornes; on +les arma de fourches; on en fit à la fois des monstres horribles et de +mauvais plaisants. Il eût été difficile que Dante écartât de son Enfer, +ces honteuses caricatures. Il était réservé à un autre grand poëte de +concevoir et de peindre le génie du mal sous de plus nobles traits; de +le représenter sous ceux d'un ange, dont le front porte encore la +cicatrice des foudres de l'Éternel, et qui n'est en quelque sorte +dépouillé que de l'excès de sa splendeur. Mais il ne faut pas oublier +que Milton, qui a beaucoup profité du Dante, écrivit trois cent +cinquante ans après lui.</p> + +<p>Le christianisme n'attribue à son Enfer, que deux genres de supplices; +le feu et la damnation éternelle, c'est-à-dire l'éternelle privation du +souverain bien. Dante emprunta de l'Enfer des anciens, l'idée d'une +variété de tourments assortie à la diversité des crimes; et cette idée, +qui le sauva d'une uniformité fatigante, lui fournit des tableaux +nombreux, des contrastes et des gradations de terreur. Les vents, la +pluie, la grêle, des insectes dévorants et rongeurs, des tombeaux +embrasés, des sables brûlants, des serpents monstrueux, des flammes, des +plaines glacées, et enfin un océan de glace transparente, sous laquelle +les damnés souffrent et se taisent éternellement, telles sont les +terribles ressources qu'il trouva dans cette idée féconde; nous avons vu +le parti qu'il en sut tirer, et les couleurs aussi fidèles +qu'énergiques, qu'il répandit sur ces tableaux lugubres et douloureux.</p> + +<p>Ce sont encore des tortures que présente le <i>Purgatoire</i>; mais elles ne +sont plus aussi tristes, aussi pénibles pour le lecteur. Un mot, ou +plutôt le sentiment qu'il exprime, fait seul ce changement; c'est +l'espérance. On eut ordre de la laisser aux portes de l'Enfer; aux +portes du Purgatoire on la retrouve toute entière. Elle y est; elle en +pénètre toutes les parties. Elle anime les sites variés et champêtres +que le poëte nous fait parcourir; elle est dans les airs, dans les +rayons de la lumière, dans les souffrances mêmes, ou du moins dans les +chants de ceux qui souffrent; elle est enfin comme personnifiée dans +ces beaux anges, dans ces légers et brillants messagers du ciel, +préposés à la garde de chaque cercle, et dont la vue rappelle sans cesse +qu'on n'y est que pour en sortir.</p> + +<p>Le <i>Paradis</i> ne pouvait offrir qu'un bonheur pur, sans gradation et sans +mélange. C'était un écueil dangereux pour le poëte, et il n'a pas su +l'éviter. Les saints, placés dans différentes sphères, n'ont à décrire +que la même félicité. Le seul moyen de variété, à quelques digressions +près, qui ne sont pas toutes également heureuses, est dans l'explication +des difficultés que la théologie se charge de résoudre; et ce moyen, +très-satisfaisant sans doute pour ceux qui sont par état livrés à ces +sortes d'études, l'est très-peu pour les autres lecteurs. Aussi, dans le +pays même de l'auteur, où ces études sont toujours, par de bonnes +raisons, les premières et les plus importantes de toutes, le Paradis est +ce qu'on lit le moins, quoique Dante n'y ait pas répandu moins de poésie +de style que dans les deux autres parties, et que peut-être même, parce +qu'il avait des choses plus difficiles à exprimer, il ait mis dans son +expression poétique une élévation plus continue, plus d'invention et de +nouveauté. Que n'a-t-il pris, pour le bonheur des élus, la même licence +que pour les tourments des damnés! Que n'a-t-il gradué l'un comme il a +fait les autres! Il avait pour modèle les occupations diverses des +héros dans l'Élysée antique, comme il avait eu les supplices variés du +Tartare; et sans doute on lui aurait aussi volontiers pardonné cette +seconde innovation que la première.</p> + +<p>Dans les trois parties de son poëme, il eut pour fonds inépuisable son +imagination vaste, féconde, élevée, sensible, habituellement portée à la +mélancolie, susceptible pourtant des impressions les plus agréables et +les plus douces, comme des plus douloureuses et des plus terribles. Mais +il donna pour aliment à cette faculté créatrice, dans l'Enfer, les +tristes et menaçantes superstitions des légendes; dans le Purgatoire, +les visions quelquefois brillantes de l'Apocalypse et des Prophètes; +dans le Paradis, les graves autorités des théologiens et des Pères. Il +en résulte dans le premier, des impressions lugubres, mais souvent +profondes; dans le second, des émotions agréables et consolantes; dans +le troisième, de l'admiration pour la science, pour le génie +d'expression, pour la difficulté vaincue; mais, ce qui est toujours +fâcheux dans un poëme, tout cela mêlé d'un peu d'ennui.</p> + +<p>J'ai beaucoup parlé des beautés de ce poëme, et fort peu de ses défauts. +Ce n'est pas que je ne reconnaisse ceux que ses plus grands admirateurs +en Italie même, ont avoués<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a> +<a href="#footnote364"><sup class="sml">364</sup></a>. Le plus grand, dans l'ensemble, est de +manquer d'action, et par conséquent d'intérêt. Que Dante achève ou non +son voyage, que sa vision aille jusqu'à la fin ou soit interrompue, +c'est ce qui nous importe assez peu. Où manque une action principale, il +n'y a de point d'appui que les épisodes, et un poëme tout en épisodes +ne peut ni soutenir toujours l'attention, ni ne la pas fatiguer +quelquefois. Le défaut le plus choquant dans les détails est peut-être +ce mélange continuel, cet <i>accozzamento</i>, comme disent les Italiens, de +l'antique avec le moderne, et de l'Histoire sainte, avec la Fable. +L'obscurité habituelle en est un autre qui n'est pas moins importun. +Cette obscurité est aussi souvent dans les choses que dans les mots; +elle est dans le tour singulier, quelquefois dur et contraint des +phrases, dans la hardiesse des figures, nous dirions en vieux langage, +dans leur <i>étrangeté</i>. Un bon commentaire fait disparaître en partie les +désagréments de ce défaut; mais lors même qu'avec ce secours et celui +d'une longue étude, on est parvenu à se rendre familières la langue de +l'auteur, ses illusions, ses hardiesses et la fréquente bizarrerie de +ses tours, on l'entend, mais toujours avec quelque peine; et quand on a +vaincu les difficultés, on n'est pas encore dispensé de la fatigue.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote364" +name="footnote364"><b>Note 364: </b></a><a href="#footnotetag364"> +(retour) </a> C'est ce qu'a fait récemment à Naples un critique +judicieux, M. <i>Giuseppe di Cesare</i>, membre de l'Académie italienne, de +l'Académie florentine et d'autres Académies toscanes, et associé +correspondant de la société royale d'encouragement, établie à Naples. +Dans un examen de la <i>Divina Commedia</i>, divisé en trois discours, qu'il +a publié en 1807, petit in-4°., il apprécie avec goût le mérite du plan, +de la conduite et du style de ce poëme; mais il avoue aussi les défauts, +et de la conduite et du style. Il convient que le mélange du sacré avec +le profane, que certains détails bas et ignobles, que plusieurs +imitations serviles et hors de propos de Virgile, que l'affectation de +s'enfoncer dans un chaos théologique et symbolique vers la fin du +<i>Purgatoire</i>, et d'y rester enveloppé dans presque tout le <i>Paradis</i>, +sont des vices de conduite qu'on ne peut excuser. Il en reconnaît de +cinq espèces dans le style: pensées fausses, expressions triviales et +proverbes vulgaires, froids jeux de mots, images basses et quelquefois +indécentes, abus fréquents de la langue latine; il ne dissimule rien, il +prouve l'existence de chacun de ces défauts par des exemples. Mais il +n'en soutient pas moins, ni avec moins de raison, que malgré les vices +du premier genre, il y a dans la conduite et dans le plan de la <i>Divina +Commedia</i>, plus de jugement et de régularité qu'on ne le croit +communément, et qu'on devra toujours regarder ce poëme comme l'un des +plus ingénieux et des plus sublimes qu'ait produit l'esprit humain; que +malgré les défauts du second genre, le style du Dante sera toujours un +vrai modèle d'élocution poétique, et qu'on doit même le préférer encore +à celui de tous les autres grands poëtes qui sont venus après lui. + +<p>Je saisirai cette occasion de remercier M. <i>di Cesare</i>, au nom de la +littérature française et en mon propre nom. Les lettres françaises +doivent lui savoir gré de la modération et des égards avec lesquels il +relève les jugements inconsidérés que Voltaire a portés sur le Dante. +«De tout ce qui précède, dit-il, on peut conclure que Voltaire n'a rien +ajouté à sa réputation quand il a parlé de la <i>Divina Commedia</i> comme +d'un poëme extravagant et monstrueux, parce qu'il en a parlé peut-être +sans l'entendre. Mais je n'oserai accuser ce français illustre (<i>quel +sommo francese</i>) d'autre chose que d'un jugement précipité; persuadé +comme je le suis, que, sans une très-longue étude, et une patience +infinie, on ne peut absolument sentir le prix et goûter les beautés du +père de la poésie italienne, et que si cela n'est pas tout-à-fait +impossible à un ultramontain, comme l'a montré M. de Mérian, et +dernièrement à Paris M. Ginguené, <i>nelle sue belle lezioni su Dante</i>, +cela est certainement d'une difficulté incalculable, puisqu'on ne peut +pas dire que ce soit chose facile même pour les Italiens.» <i>Esame della +Divina Commedia</i>, etc., cap. IV, p. 19 et 20. Ces leçons dont l'auteur +parle avec tant d'indulgence sont celles que j'avais faites quelques +années auparavant à l'Athénée, que plusieurs Italiens instruits +voulaient bien venir entendre, et que je publie aujourd'hui.</p></blockquote> + +<p>Mais il ne faut pas oublier que Dante créait sa langue; il choisissait +entre les différents dialectes nés à la fois en Italie, et dont aucun +n'était encore décidément la langue italienne; il tirait du latin, du +grec, du français, du provençal, des mots nouveaux; il empruntait +surtout de la langue de Virgile, ces tours nobles, serrés et poétiques +qui manquaient entièrement à un idiome borné jusqu'alors à rendre les +choses vulgaires de la vie, ou tout au plus, des pensées et des +sentiments de galanterie et d'amour. Il faut se rappeler encore qu'en +donnant à son poëme le nom de <i>Commedia</i> par des motifs que j'ai +précédemment expliqués, il se réserva la privilége d'écrire dans ce +style moyen et même souvent familier qui est en effet celui de la +comédie, et que ce fut pour ainsi dire à son insu, ou du moins sans +projet comme sans effort, qu'il s'éleva si souvent jusqu'au sublime.</p> + +<p>Dans un siècle si reculé, après une si longue barbarie et de si faibles +commencements, on est surpris de voir la poésie et la langue prendre une +démarche si ferme et un vol si élevé. Dans ses vers on voit agir et se +mouvoir chaque personne, chaque objet qu'il a voulu peindre. L'énergie +de ses expressions frappe et ravit; leur pathétique touche; quelquefois +leur fraîcheur enchante; leur originalité donne à chaque instant le +plaisir de la surprise. Ses comparaisons fréquentes et ordinairement +très-courtes, quelquefois pourtant de longue haleine et arrondies, comme +celles d'Homère, tantôt nobles et relevées, tantôt communes et prises +même des objets les plus bas, toujours pittoresques et poétiquement +exprimées, présentent un nombre infini d'images vives et naturelles, et +les peignent avec tant de vérité qu'on croit les avoir sous les yeux. +Enfin si l'on excepte la pureté continue du style, que l'époque et les +circonstances où il écrivait ne lui permettait pas d'avoir, il posséda +au plus haut degré toutes les qualités du poëte, et partout où il est +pur, ce qui est beaucoup plus fréquent qu'on ne pense, il est resté le +premier et fort au-dessus de tous les autres.</p> + +<p>Cette supériorité qu'il conserve est une sorte de phénomène digne de +quelques réflexions<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a> +<a href="#footnote365"><sup class="sml">365</sup></a>. Par un effort bien remarquable de la nature, +tous les arts renaissaient alors presque à la fois dans la Toscane +libre. <i>Giotto</i>, ami du Dante, y faisait fleurir la peinture. Il avait +été précédé de <i>Giunta</i>, de Pise; de <i>Guido</i>, de Sienne; de <i>Cimabué</i>, +de Florence. Il les effaça tous; et l'on crut que personne ne pourrait +l'effacer. <i>Masaccio</i> vint, et fit faire à l'art un pas immense par la +perspective des corps solides, et par la perspective aérienne que +<i>Giotto</i> avait ignorées; mais bientôt il fut surpassé lui-même dans +toutes les parties de la peinture, par André <i>Mantegna</i>, et plus encore +par Michel-Ange et par les autres grands peintres qui s'élevèrent +presque en même temps dans l'Italie entière. Si l'on regarde auprès des +tableaux d'un Raphaël, d'un Léonard de Vinci, d'un Titien, d'un Corrège, +d'un Carrache et de tant d'autres, les tableaux de ce <i>Giotto</i> qui eut +de son vivant tant de renommée, on n'y trouve plus aucune des qualités +qui constituent le grand peintre, et l'on est forcé de reconnaître +l'enfance de l'art dans ce qui en parut alors la perfection.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote365" +name="footnote365"><b>Note 365: </b></a><a href="#footnotetag365"> +(retour) </a> Voy. dans les <i>Elogj di Dante Alighieri, Angelo +Poliziano</i>, etc., publiés par <i>Angelo Fabroni</i>, Parme, 1800, la lettre +de <i>Tamaso Puccini</i>, à la fin de l'éloge du Dante.</blockquote> + +<p>La sculpture faisait ses premiers essais sous le ciseau de Nicolas et de +Jean de Pise, et l'on regardait comme des prodiges les chaires et les +autres ornements dont ils décoraient les églises de Pise, leur patrie, +de Sienne, de <i>Pistoia</i>; ils ne faisaient pourtant qu'ouvrir la route à +un <i>Donatello</i>, à un <i>Ghiberti</i>, à un <i>Cellini</i>; et ceux-ci ne parurent +plus rien auprès du grand Michel-Ange. Dans l'architecture, <i>Arnolpho di +Lapo</i> avait élevé à Florence le grand palais de la république; son +style, qu'on appelait sublime, ne fut plus que du vieux style quand on +vit l'<i>Orcagna</i> élever, à côté de ce palais, sa loge des <i>Lanzi</i>. +L'<i>Orcagna</i> devint petit auprès de <i>Brunelleschi</i>. Et que devint à son +tour le style tourmenté de cet architecte célèbre devant le caractère +imposant et <i>grandiose</i> de ce Michel-Ange Buonarotti, qu'on retrouve au +premier rang dans tous les arts, et devant la pureté exquise des +<i>Peruzzi</i> et des <i>Palladio</i>?</p> + +<p>Dans la poésie, au contraire, Dante s'élève tout-à-coup comme un géant +parmi des pygmées; non seulement il efface tout ce qui l'avait précédé, +mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succèdent ne peut lui +ôter. Pétrarque lui-même, le tendre, l'élégant, le divin Pétrarque, ne +le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche +dans le grand ni dans le terrible. Sans doute le caractère principal du +Dante n'est pas cette mélodie pure qu'on admire avec tant de raison dans +Pétrarque; sans doute la dureté, l'âpreté de son style choque souvent +les oreilles sensibles à l'harmonie, et blesse cet organe superbe que +Pétrarque flatte toujours; mais, dans ses tableaux énergiques, où il +prend son style de maître, il ne conserve de cette âpreté que ce qui est +imitatif, et dans les peintures plus douces elle fait place à tout ce +que la grâce et la fraîcheur du coloris ont de plus suave et de plus +délicieux. Le peintre terrible d'Ugolin est aussi le peintre touchant de +Françoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de +son poëme n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de +représentations naïves des objets les plus familiers, et surtout des +objets champêtres, où la douceur, l'harmonie, le charme poétique sont +au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne les lit pas dans la +langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et +précieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un +trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment ou un +tableau de nature. Il est naïf comme la nature elle-même, et comme les +anciens, ses fidèles imitateurs.</p> + +<p>Deux siècles entiers après lui, l'Arioste et ensuite le Tasse, dans des +sujets moins abstraits et plus attachants, dégagés de cette obscurité +qui naît ou des allusions ignorées, ou des mots que Dante créait et que +la nation ne conserva point, ou des tours anciens qui n'ont pu rester +dans la langue, composèrent deux poëmes très-supérieurs à celui du +Dante, par l'intérêt qu'ils inspirent et le plaisir continu qu'ils +procurent: mais on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient au-dessus de +lui, puisque partout où il est beau, ses beautés sont rivales des leurs, +et le plus souvent même les surpassent. On sent moins d'attrait à le +relire, mais quand il s'agit de le juger, ou n'ose plus le mettre +au-dessous de personne.</p> + +<p>Pendant un ou deux siècles, sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie; +on cessa de le tant admirer, de l'étudier, même de le lire. Aussi la +langue s'affaiblit, la poésie perdit sa force et sa grandeur. On est +revenu au <i>gran Padre Alighier</i>, comme l'appelle celui des poëtes +modernes qui a le plus profité à son école<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a> +<a href="#footnote366"><sup class="sml">366</sup></a>; et la langue italienne +a repris sa vigueur, sans rien perdre de sa grâce et de son éclat; et +les <i>Alfieri</i>, les <i>Parini</i>, pour ne parler que de ceux qui ne sont +plus, ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes long-temps +amollies et détendues de la lyre toscane. <i>Alfieri</i> surtout eut bien +raison de l'appeler son père: un seul trait fera connaître jusqu'où +allait son admiration pour lui; et je terminerai ce que j'avais à dire +sur Dante par ce jugement d'un grand poëte, si digne de l'apprécier.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote366" +name="footnote366"><b>Note 366: </b></a><a href="#footnotetag366"> +(retour) </a> Alfiéri.</blockquote> + +<p><i>Alfieri</i> avait entrepris d'extraire de la <i>Divina Commedia</i> tous les +vers remarquables par l'harmonie, par l'expression, ou par la pensée. +Cet extrait, tout entier de sa main, a 200 pages in-4°. de sa petite +écriture, et n'est pas fini. Il en est resté au 19e. chant du Paradis; +j'ai lu ce cahier précieux, et j'ai remarqué au haut de la première page +ces propres mots, écrits en 1790: <i>Se avessi il coraggio di rifare +questa fatica, tutto ricopierei, senza lasciarne un' iota, convinto per +esperienza che più s'impara negli errori di questo, che nelle bellezze +degli altri.</i> «Si j'avais le courage de recommencer ce travail, je +recopierais tout, sans en laisser une syllabe, convaincu par expérience +qu'on apprend plus dans les fautes de celui-ci que dans les beautés des +autres.»</p> + +<a name="n8" id="n8"></a> + +<p>Mais il est temps de quitter le Dante. Nous nous sommes arrêtés plus +long-temps avec lui que nous ne le ferons avec aucun autre poëte +italien. On le lit peu; on lira peut-être plus volontiers cette analyse: +peut-être fera-t-elle trouver de l'attrait et de la facilité à étudier +l'original même; et alors on aura beaucoup gagné. Séparons-nous donc de +lui, mais ne l'oublions pas; et avant de nous occuper d'un autre grand +poëte qui tient après lui, ou si l'on veut, avec lui le premier rang, +revenons sur toute la partie de ce siècle où nous n'avons jusqu'ici vu +que le Dante, et où d'autres objets méritent de fixer notre attention.</p> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<p class="mid"><i>Coup-d'œil général sur la situation politique et littéraire de l'Italie +au commencement du quatorzième siècle. Renaissance des arts, en même +temps que des lettres, universités, études théologiques; philosophie, +astrologie, médecine, alchimie; droit civil et droit canon; histoire; +poésie; poëtes italiens avant Pétrarque.</i></p> + +<br> + +<p>Cette ardeur pour l'indépendance et pour la liberté, qui avait armé les +villes d'Italie, et en avait fait presque autant de républiques, avait +eu pour la plupart un effet tout contraire à leurs désirs. Presque +toutes rivales entre elles, il avait fallu que chacune remit à l'un de +ses citoyens les plus puissants le soin de son gouvernement et de sa +défense. Une fois maîtres du pouvoir, ils ne voulaient plus s'en +dessaisir; pour les y forcer, il fallait choisir quelqu'autre chef +capable de les combattre et de les vaincre; et il en résultait souvent +qu'au lieu d'un maître, la même ville en avait deux, ne sachant auquel +obéir, et divisée en deux factions contraires. Dans la Lombardie et dans +la Romagne, tel était, au quatorzième siècle, l'état de la plupart des +villes. Celles de Toscane, et surtout Florence, étaient plus que jamais +déchirées par les trop fameuses querelles des Blancs et des Noirs. Il +n'y avait, en un mot, presque aucun point dans toute l'Italie qui ne fût +bouleversé par les factions et par la guerre.</p> + +<p>Et cependant, au milieu de ces chocs violents qui avaient eu presque +partout de si tristes résultats politiques, on avait vu naître pour les +arts d'imagination et pour d'autres arts plus utiles auxquels il manque +un nom, mais qu'on peut appeler les arts d'utilité publique, une époque +glorieuse, et qui n'est pas assez remarquée. Pour rehausser dans la +suite l'éclat de quelques noms et l'influence de quelques princes sur +les arts, on leur en a trop attribué la renaissance. C'est jusqu'au +treizième siècle qu'il faut remonter pour les voir renaître en Italie. +C'est alors que ces petites républiques<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a> +<a href="#footnote367"><sup class="sml">367</sup></a>, rivalisant entre elles de +richesses et de dépenses comme de pouvoir, élevèrent à l'envi de vastes +et magnifiques édifices publics. Partout l'hôtel ou le palais de la +commune, habitation de son premier magistrat, joignit à la solidité tous +les embellissemens qu'on pouvait lui donner alors. Les villes +s'entourèrent de nouveaux murs, décorèrent leurs portes, en +construisirent de marbre, élevèrent des tours et des fortifications +redoutables. Milan, Vicence, Padoue, Modène, Reggio, tant de fois +détruites par la guerre, renaissaient de leurs décombres. De longs +canaux étaient creusés pour les communications du commerce; on y +construisait des ponts, on en jetait de plus hardis sur les rivières et +sur les fleuves. Gênes semblait créer des prodiges: les parties internes +de son port, son môle, ses immenses aqueducs, toutes ces fabriques +importantes datent de cette même époque. Le grand recueil de +<i>Muratori</i><a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a> +<a href="#footnote368"><sup class="sml">368</sup></a> contient, dans des chroniques obscures, des détails sans +nombre de ces travaux somptueux, que l'exact et patient <i>Tiraboschi</i> a +réunis comme en un seul faisceau dans son histoire, pour la gloire de ce +siècle et pour celle de l'Italie<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a> +<a href="#footnote369"><sup class="sml">369</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote367" +name="footnote367"><b>Note 367: </b></a><a href="#footnotetag367"> +(retour) </a> Tiraboschi, <i>Stor. della Letter. ital.</i>, t. IV, l. III, +ch. 6.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote368" +name="footnote368"><b>Note 368: </b></a><a href="#footnotetag368"> +(retour) </a> <i>Script. rer. Ital.</i>, t. VIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote369" +name="footnote369"><b>Note 369: </b></a><a href="#footnotetag369"> +(retour) </a> <i>Ub. supr.</i></blockquote> + +<p>Consultons les historiens des beaux-arts<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a> +<a href="#footnote370"><sup class="sml">370</sup></a>, ils nous diront leurs +premiers pas chez ce peuple ingénieux, et leurs rapides progrès. Ils +nous feront connaître Nicolas de Pise, Jean, son fils, que nous avons +déjà nommés, et d'autres sculpteurs habiles dont plusieurs ouvrages +existent encore à Pise, à Florence, à Bologne, à Milan et ailleurs. Dans +la peinture, Florence vante encore son <i>Cimabué</i>, son <i>Giotto</i>. Bologne +prétend avoir eu des peintres plus anciens qu'eux<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a> +<a href="#footnote371"><sup class="sml">371</sup></a>. Venise réclame +la priorité sur Florence et sur Bologne<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a> +<a href="#footnote372"><sup class="sml">372</sup></a>. Pise eut son <i>Guido</i>, son +<i>Diotisalvi</i>, son <i>Giunta</i>; Lucques son <i>Buonagiunta</i>; mais aucun d'eux +n'a pu prévaloir sur <i>Cimabué</i>, et sur <i>Giotto</i> son disciple. Ceux-ci +sont restés dans la mémoire des hommes, les premiers restaurateurs de la +peinture en Italie: leurs prédécesseurs et leurs contemporains sont +oubliés, peut-être par la même raison qui priva de l'immortalité tant de +héros antérieurs aux Atrides:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + Un poëte divin ne les a point chantés<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a> +<a href="#footnote373"><sup class="sml">373</sup></a>. +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote370" +name="footnote370"><b>Note 370: </b></a><a href="#footnotetag370"> +(retour) </a> Vasari, <i>Vite de' Pittori</i>, etc. Baldinucci, <i>Natizie de +professori del Disegno</i>, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote371" +name="footnote371"><b>Note 371: </b></a><a href="#footnotetag371"> +(retour) </a> Voy. <i>Carlo Cesare Malvasia, Felsina Pittrice</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote372" +name="footnote372"><b>Note 372: </b></a><a href="#footnotetag372"> +(retour) </a> Voy. <i>Carlo Ridolfi, le Maraviglie dell' arte</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote373" +name="footnote373"><b>Note 373: </b></a><a href="#footnotetag373"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Carent quia vate sacro</i> (<span class="sc">Hor</span>.) +</div></div> +</blockquote> + +<p>Au lieu que <i>Giotto</i> et <i>Cimabué</i> ont été célébrés par le Dante, par +Boccace et par d'autres poëtes toscans.</p> + +<p>L'architecture prenait à Florence un caractère qu'elle tenait des mœurs +du temps, et qui les atteste encore aujourd'hui. La petite ville +d'Assise voyait le général<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a> +<a href="#footnote374"><sup class="sml">374</sup></a> d'un ordre mendiant élever un temple +magnifique à S. François, son humble et pauvre fondateur. La peinture en +mosaïque qui éternise les trop fragiles productions de l'autre +peinture, était dérobée aux Grecs, et répandait en Italie des monuments +durables dans les palais, dans les temples. On dirait que les papes et +les rois de Naples et de Sicile ne voulaient pas être vaincus en +magnificence par des républiques: plusieurs des monuments érigés alors +dans leurs capitales et dans les autres villes de leurs états, semblent +des fruits de cette noble émulation. La poésie et les lettres suivaient, +ou même devançaient l'essor des arts: nous avons vu quels avaient été +leurs progrès, surtout dans les dernières années de ce siècle, et que +lorsqu'il finit, le plus grand poëte du quatorzième et même des siècles +suivants, le Dante était déjà parvenu à la moitié de sa carrière. Mais +dès le commencement de ce nouveau siècle, l'Italie, après tant de +désastres, reçut encore un nouveau coup.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote374" +name="footnote374"><b>Note 374: </b></a><a href="#footnotetag374"> +(retour) </a> Il se nommait frère Elie. Tiraboschi (<i>ubi suprà</i>) avoue +que ce général des capucins oubliait trop tôt l'humilité et la pauvreté +du saint fondateur de l'ordre. En effet, S. François était mort il n'y +avait qu'un demi-siècle (en 1226.) Mais il y aurait d'autres réflexions +à faire sur cet édifice somptueux bâti par des moines à besace, dans le +même siècle où on les avait appelés à la pauvreté évangélique.</blockquote> + +<p>Philippe-le-Bel, déjà trop vengé de Boniface VIII, poursuivait encore sa +vengeance. Il voulait que la mémoire de ce pape fût condamnée; il avait +d'autres passions à satisfaire; il voulait surtout abolir l'ordre des +Templiers, dont le procès inique et l'horrible supplice souillent ce +règne et ce siècle. Il lui fallait, dans un nouveau pape, un instrument +qu'il n'avait pas trouvé assez docile dans le sage et prudent Benoît XI. +Ce pontife lui donnait même quelques sujets de crainte, lorsqu'il mourut +empoisonné, dit Jean Villani, par des cardinaux ses ennemis<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a> +<a href="#footnote375"><sup class="sml">375</sup></a>. Soit +que ce crime fût l'effet de leur propre haine, ou qu'ils ne fussent que +les instruments de celle du roi<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a> +<a href="#footnote376"><sup class="sml">376</sup></a>, Philippe eut tout à souhait, +lorsqu'après plus de dix mois de conclave, où son parti et le parti +contraire luttèrent à force égale, il réussit à faire élire pape +Bertrand de Gotte, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V, +et qu'on appela le pape gascon. Ce pape, qui avait fait auparavant ses +conditions avec Philippe<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a> +<a href="#footnote377"><sup class="sml">377</sup></a>, resta en France, et après avoir traîné +pendant quelques années l'Église errante à sa suite dans la Gascogne et +dans le Poitou, <i>dévorant</i>, dit un ancien historien<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a> +<a href="#footnote378"><sup class="sml">378</sup></a>, <i>à tort et à +travers tout ce qui se trouva sur sa route, ville, cité, abbaye, +prieuré</i>, il alla fixer son séjour à Avignon<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a> +<a href="#footnote379"><sup class="sml">379</sup></a>, accompagné de ses +cardinaux et, selon de graves auteurs, de la comtesse de Périgord, sa +maîtresse<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a> +<a href="#footnote380"><sup class="sml">380</sup></a>. L'exemple fatal pour l'Italie, qu'il avait donné de +résider hors de son sein, fut suivi par Jean XXII; il le fut encore par +cinq autres papes; et cette absence, que tous les auteurs italiens +blâment autant qu'ils la déplorent, et qui a conservé long-temps parmi +eux le nom de <i>captivité de Babilone</i>, dura près de soixante-six ans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote375" +name="footnote375"><b>Note 375: </b></a><a href="#footnotetag375"> +(retour) </a> Ce fut, selon cet historien (liv. VIII, ch. 80), dans des +figues, qu'un jeune homme, vêtu en fille, vint lui offrir de la part des +religieuses d'un monastère de Pérouse, ville où le fait se passa.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote376" +name="footnote376"><b>Note 376: </b></a><a href="#footnotetag376"> +(retour) </a> M. Simonde Sismondi, dans son <i>Hist. des Répub. ital. du +moyen âge</i>, t. IV, p. 234, cite un historien contemporain qui accuse +positivement Philippe-le-Bel de cet empoisonnement. Cet historien est +<i>Ferreto</i> de Vicence, dont l'histoire est insérée dans la grande +collection de Muratori, <i>Script. rer. Ital.</i>, t. IX. Il raconte que le +roi séduisit à force d'or, par le moyen du cardinal Napoléon des Ursins +et d'un cardinal français, deux écuyers du pape, qui empoisonnèrent des +figues-fleurs, et les lui présentèrent.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote377" +name="footnote377"><b>Note 377: </b></a><a href="#footnotetag377"> +(retour) </a> Villani, <i>ub. supr.</i> raconte avec le plus grand détail et +la plus grande naïveté, l'entrevue de Bertrand de Gotte et du roi, dans +une forêt près de Bordeaux, les conditions faites entr'eux, et la +manière dont Bertrand fut élu pape. Voyez aussi Mosheim, <i>Hist. +Eccles.</i>, XIVe siècle, part. 2, ch. 2.; <i>Abrégé de l'Hist. Eccles.</i>, +seconde partie, p. 97, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote378" +name="footnote378"><b>Note 378: </b></a><a href="#footnotetag378"> +(retour) </a> Godefroy de Paris, manusc. de la Biblioth. impér., n°. +6812.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote379" +name="footnote379"><b>Note 379: </b></a><a href="#footnotetag379"> +(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétrarque</i>, t. I, p. 22. Ce fut au +mois de mars 1309.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote380" +name="footnote380"><b>Note 380: </b></a><a href="#footnotetag380"> +(retour) </a> Elle se nommait Brunissende de Foix, et était femme +d'Archambaud, comte de Périgord: c'était une des plus belles femmes de +son siècle. Jean Villani, lib. IX, ch. 58, en parlant de ce pape, dit +dans son style simple et naïf: <i>Questi fu huomo molto cupido di moneta e +simoniaco.... E fu lussurioso, che palese si dicea che tenea per amica +la contessa di Palagorgo, bellissima donna, figliota del conte di Fos. E +lasriò i suoi nipoti, e suo lignaggio con grandissimo et innumerabile +tesoro</i>, etc.</blockquote> + +<p>L'autorité du siége pontifical en souffrit. Les Gibelins, toujours +opposés aux papes, profitèrent de leur absence pour les décréditer et +pour s'agrandir. Rome respecta moins leurs décrets, les traita même +avec mépris; l'Europe entière craignit et révéra moins les papes +d'Avignon que les papes de Rome. Que pouvaient-ils dans cet éloignement? +traiter d'hérésies les révoltes, faire jouer avec plus d'activité, +tendre outre mesure le ressort de l'Inquisition: ils le firent; mais les +confiscations et les bûchers ne leur rendirent ni l'autorité ni la +vénération des peuples; remplacer par mille inventions fiscales de la +chancellerie apostolique les revenus que les factions et les séditions +leur enlevaient en Italie? ils le firent encore: ils devinrent plus +riches, mais aussi plus odieux.</p> + +<p>C'est entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis de Bavière, +qu'éclatèrent des différents non moins scandaleux que ceux de Boniface +VIII et du roi Philippe-le-Bel. Le pape commença par déposer Louis comme +hérétique et contumace; Louis n'en marcha pas moins vers Rome, où il se +fit couronner solennellement trois mois après avec plus de solennité, il +y fit déposer publiquement <i>le prêtre Jacques de Cahors, évêque de Rome, +qui se nommait le pape Jean</i>, le livra au bras séculier pour être brûlé +comme hérétique, et lui donna pour successeur un cordelier napolitain: +mais il ne put soutenir son anti-pape; et Jean XXII, avant de mourir, +eut la consolation de le voir remis entre ses mains, et de lui faire +faire une abjuration en bonne forme.</p> + +<p>On voudrait en vain dissimuler tous ces scandales. L'histoire les +dénonce: elle veut qu'ils soient indiqués, si l'on s'abstient de les +décrire. Ceux qui nous en feraient un crime devaient au moins nous +apprendre comment on pourrait parler de la littérature italienne sans +parler de l'Italie, ou de l'Italie sans parler des papes, ou des papes +autrement que l'Histoire.</p> + +<p>Parmi les princes qui profitaient de ces divisions pour s'agrandir, on +remarque surtout Robert, roi de Naples et comte de Provence. Charles II, +fils de Charles d'Anjou, fondateur de cette dynastie<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a> +<a href="#footnote381"><sup class="sml">381</sup></a>, n'avait pas +eu un règne beaucoup plus paisible que celui de son père: il avait +cependant commencé à protéger les sciences et les lettres. Robert, son +fils, les protégea bien davantage; mais principalement occupé du soin de +s'agrandir, il en saisit avidement l'occasion. Il étendit pendant +quelque temps sa domination sur la Romagne d'un côté, de l'autre sur la +Toscane, et même sur plusieurs petits états du Piémont et de la +Lombardie. Son ambition, s'il l'avait pu, était de devenir maître de +l'Italie entière; c'était d'ailleurs un excellent roi, un prince +très-éclairé. Boccace et d'autres auteurs le placent, pour la science, à +côté de Salomon<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a> +<a href="#footnote382"><sup class="sml">382</sup></a>. Quoique fils de roi, et né pour le trône, il avait +dès son enfance, aimé passionnément l'étude<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a> +<a href="#footnote383"><sup class="sml">383</sup></a>. Dans sa jeunesse, au +milieu des agitations politiques, des guerres souvent malheureuses, +quelquefois même captif, quelquefois aussi entouré des délices d'une +cour et de toutes les séductions de son âge, il ne laissa jamais passer +un jour sans étudier. Devenu roi, dans la paix et dans la guerre, au +milieu des projets les plus ambitieux et les plus vastes, on le voyait +toujours entouré de livres, il lisait même à la promenade, et tirait de +ses lectures des sujets instructifs et quelquefois sublimes de +conversation. Il était orateur éloquent, philosophe habile, savant +médecin, et profondément versé dans les matières théologiques les plus +abstraites. Il avait négligé la poésie, et s'en repentit dans sa +vieillesse, trop tard pour pouvoir la cultiver lui-même. On lui attribue +cependant un Traité <i>des vertus morales</i> en vers italiens; mais le +savant Tiraboschi a prouvé que ce roi n'en était pas l'auteur<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a> +<a href="#footnote384"><sup class="sml">384</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote381" +name="footnote381"><b>Note 381: </b></a><a href="#footnotetag381"> +(retour) </a> Voy. t. I, pag. 355 et 356.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote382" +name="footnote382"><b>Note 382: </b></a><a href="#footnotetag382"> +(retour) </a> Boccace, <i>Genealogia Deorum</i>, l. XIV, c. 9; <i>Benvenuto da +Imola</i>, Comment. in Dant., <i>Antiq. Ital.</i>, v. I, p. 1035.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote383" +name="footnote383"><b>Note 383: </b></a><a href="#footnotetag383"> +(retour) </a> Pétrarque, <i>Rerum memorandarum</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote384" +name="footnote384"><b>Note 384: </b></a><a href="#footnotetag384"> +(retour) </a> Tom. V, l. I, c. <span class="sc">i</span>. Il avertit que le docte abbé Mehus +lui-même s'y est trompé dans la <i>Vie d'Ambr. Camald</i>, p. 273. Robert ne +perd rien à ce que ce poëme, ou plutôt ce recueil de sentences morales, +ne soit pas de lui. Il est en vers irréguliers, et partagé d'abord en +quatre divisions, qui traitent 1°. de l'amour; 2°. des quatre vertus +cardinales, la prudence, la justice, la force et la tempérance; 3°. des +vices, c'est-à-dire, des sept péchés mortels. Chacune de ces divisions +est ensuite partagée en petites subdivisions de trois vers au moins et +de dix au plus, ayant toutes un titre particulier, et traitant des +différentes espèces ou des diverses nuances de chaque vertu et de chaque +vice. Les vers sont communément rimés, tantôt à rimes croisées, tantôt +de deux en deux, mais presque tous médiocres et sans couleur.</blockquote> + +<p>Robert ne se plaisait que dans la conversation des savants; il aimait à +les entendre lire leurs ouvrages, et leur donnait des applaudissements +et des récompenses. Il invitait à venir à sa cour tous ceux qui avaient +quelque renommée, et ceux même qu'il n'appelait pas s'y rendaient, +certains d'y recevoir l'accueil qui leur était dû. Enfin il avait +rassemblé à grands frais une riche bibliothèque dont il confia la garde +à Paul de Pérouse, l'un des plus savants hommes de son temps.</p> + +<p>Les <i>Scaligeri</i> ou seigneurs de <i>la Scala</i> étaient, depuis la fin du +siècle précédent, maîtres de Vérone. Deux frères, <i>Alboin</i> et <i>Cane</i>, +que les Italiens appellent toujours <i>Can Grande</i><a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a> +<a href="#footnote385"><sup class="sml">385</sup></a>, y tenaient une +cour brillante. Elle était le refuge de tous les hommes distingués que +les guerres civiles et les révolutions chassaient de leur patrie. Nous +avons vu qu'elle le fut du Dante. Ils n'y trouvaient pas seulement un +asyle, mais toutes les attentions de l'hospitalité, les recherches du +goût et les jouissances de la vie. Ils y étaient magnifiquement logés et +meublés; ils avaient chacun à leurs ordres des domestiques particuliers, +et étaient, à leur choix, ou abondamment servis chez eux, ou admis à la +table des princes. La bonne chère y était assaisonnée par les plaisirs +de la musique, et, selon l'usage du temps, par des bouffons et des +jongleurs. Les chambres étaient décorées de peintures et de devises +analogues à la situation, à l'état ou aux différents goûts des hôtes. +On y représentait la victoire pour les guerriers, l'espérance pour les +exilés, les bosquets des muses pour les poëtes, Mercure pour les +artistes, le Paradis pour les prédicateurs, ainsi du reste<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a> +<a href="#footnote386"><sup class="sml">386</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote385" +name="footnote385"><b>Note 385: </b></a><a href="#footnotetag385"> +(retour) </a> Beaucoup de ces guerriers, qui devinrent de très grands +seigneurs, prenaient des noms singuliers, et qu'ils tiraient souvent de +quelque circonstance de leur vie qui nous est inconnue aujourd'hui. Sans +doute le premier de ces seigneurs de <i>la Scala</i> s'était distingué à +l'assaut de quelque forteresse, en y montant avec une échelle qu'il +avait portée lui-même, d'où il fut appelé en latin <i>Scaliger</i>. Mais on +ignore pourquoi l'un des plus grands personnages de cette famille prit +le nom de <i>Cane</i>, chien. Cet animal fidèle et quelquefois courageux, +plaisait tant aux <i>Scaligeri</i>, que le fils ou le neveu de <i>Can Grande</i> +s'appela <i>Mastino</i>, mâtin, comme s'était déjà nommé l'oncle de <i>Cane</i> +lui-même, frère de son père Albert; et que les deux fils de ce <i>Mastino</i> +se nommèrent, l'un <i>Can Grande</i> second, qui fut loin de valoir le +premier, et l'autre <i>Can Signore</i>, qui valut encore moins, puisqu'il tua +son frère. Il fit aussi tuer son autre frère, Paul Alboin, dans la +prison où il l'avait renfermé. Ce <i>Can Signore</i> ne laissa que deux +bâtards, qui lui succédèrent. Le plus jeune tua l'aîné, fut chassé de +Vérone, et mourut de misère, en 1388. Ainsi finit dans une espèce de +rage, cette race de <i>Mastini</i> et de <i>Cani</i>, parmi lesquels il n'y eut +guère que le premier <i>Can Grande</i> qui eut une véritable grandeur.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote386" +name="footnote386"><b>Note 386: </b></a><a href="#footnotetag386"> +(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. I, c. <span class="sc">ii</span>.</blockquote> + +<p>Les <i>Visconti</i> à Milan, les <i>Carrara</i> à Padoue, les Gonzague à Mantoue, +les princes d'Est à Ferrare, n'étaient pas moins favorables aux lettres; +l'exemple des chefs étant presque partout imité par les plus simples +citoyens, l'enthousiasme devint si général, qu'il n'y a peut-être aucun +autre siècle où les savants aient reçu plus d'encouragements et +d'honneurs. C'était eux que l'on chargeait des ambassades les plus +importantes. Dans toutes les villes où ils passaient, on allait +au-devant d'eux; on leur prodiguait tous les témoignages d'admiration et +de respect; et, à leur mort, les seigneurs des villes où ils avaient +cessé de vivre se faisaient honneur d'assister à leurs funérailles. Les +universités et les écoles déjà fondées prenaient plus de consistance et +d'activité. Le tumulte des armes, qui ne les empêchait point de fleurir, +n'empêchait pas non plus qu'il ne s'en élevât de nouvelles. Ce même +esprit de rivalité qui armait l'un contre l'autre les princes et les +peuples, les portait à chercher à l'envi tous les moyens de donner +chacun à leurs petits états plus de réputation et plus de grandeur. +Quelquefois on voyait des professeurs occuper tranquillement leurs +chaires, tandis qu'on se battait sous les murs d'une ville, ou même sur +les places et dans les rues. Quelquefois aussi les chaires étaient +renversées, les professeurs chassés, les écoliers mis en fuite; mais ils +revenaient bientôt, soit sous le même gouvernement, soit sous celui qui +en avait pris la place; et les études reprenaient leur cours.</p> + +<p>L'Université de Bologne éprouvait des vicissitudes continuelles. Tantôt +excommuniée par Clément V, elle vit le plus grand nombre de ses élèves +émigrer dans celle de Padoue, sa rivale<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a> +<a href="#footnote387"><sup class="sml">387</sup></a>; tantôt, par une suite de +querelles élevées entre les professeurs et les magistrats, ou entre les +écoliers et les citoyens, des classes nombreuses désertèrent et allèrent +s'établir dans les villes voisines<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a> +<a href="#footnote388"><sup class="sml">388</sup></a>. Mais tous ces torts furent +réparés. Jean XXII leva l'interdit de Clément, confirma et augmenta les +priviléges de l'Université; les magistrats et les citoyens donnèrent aux +professeurs et aux disciples les satisfactions qu'ils désiraient; et +cette école, déjà célèbre, n'en eut que plus d'éclat et de célébrité. +Bientôt Milan, Pise, Pavie, Plaisance, Sienne, et surtout Florence, +rivalisèrent avec Padoue, Bologne, et cette Université de Naples fondée +par Frédéric II, qui avait pris sous Robert de nouveaux accroissements. +Boniface VIII avait fondé celle de Rome; ses successeurs en confirmèrent +et en étendirent même les priviléges; mais leurs bulles ne pouvaient +réparer le mal que leur absence faisait à cette université naissante; +elle ne put jamais que languir, tandis que leur résidence à Avignon +laissait la malheureuse Rome presque déserte, et, pour comble de maux, +toujours en proie à des séditions et bouleversée par des troubles.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote387" +name="footnote387"><b>Note 387: </b></a><a href="#footnotetag387"> +(retour) </a> En 1306.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote388" +name="footnote388"><b>Note 388: </b></a><a href="#footnotetag388"> +(retour) </a> En 1316 et 1321. Voy. Tiraboschi, t. V, l. I, c. 3.</blockquote> + +<p>Il faut toujours se rappeler que, dans ces universités et dans ces +écoles, on n'enseignait encore, comme dans le siècle précédent, que ce +qu'on appelait les sept arts. La littérature proprement dite y était +presque entièrement ignorée. On commençait à peine à retrouver quelques +uns des anciens auteurs qui devaient être la base des études +littéraires. Les bibliothèques des écoles et des monastères, celles +mêmes que plusieurs princes s'empressaient de former, ne contenaient, +pour la plupart, que quelques œuvres des Pères<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a> +<a href="#footnote389"><sup class="sml">389</sup></a>, quelques livres de +théologie, de droit, de médecine, d'astrologie et de philosophie +scolastique; encore étaient-ils en petit nombre. C'est dans la suite du +siècle qui commençait alors, que l'on vit naître en Italie, et à +l'exemple de l'Italie, dans toute l'Europe, une avidité louable pour la +découverte des anciens manuscrits. C'est alors qu'on chercha dans les +coins les plus abandonnés et les plus poudreux des maisons particulières +et des couvents, les ouvrages de ces auteurs, dont il n'était +jusqu'alors resté, pour ainsi dire, que le nom, et de ceux qui avaient +laissé beaucoup d'ouvrages dont on ne connaissait que la moindre partie. +Ce fut principalement à Pétrarque, comme nous le verrons dans sa vie, +que l'on dut cette révolution, et c'est un des plus solides fondements +de sa gloire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote389" +name="footnote389"><b>Note 389: </b></a><a href="#footnotetag389"> +(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. I, c. 4.</blockquote> + +<p>On peut juger, par un seul exemple, de tout ce qu'il avait à faire et +combien les savants eux-mêmes étaient alors peu avancés. Un professeur +de l'Université de Bologne, qui lui écrivait au sujet des auteurs +anciens, et surtout des poëtes, voulait que l'on comptât parmi ces +derniers, Platon et Cicéron, ignorait le nom de Nœvius et même celui de +Plaute, et croyait qu'Eunius et Stace étaient contemporains<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a> +<a href="#footnote390"><sup class="sml">390</sup></a>. A +l'imperfection des connaissances et à la rareté des livres, ajoutons +l'ignorance des copistes. En transcrivant les meilleurs livres, ils les +défiguraient souvent de manière que les auteurs eux-mêmes les auraient à +peine reconnus. C'est sur ces notions qu'il faut réduire ce qu'on trouve +dans les histoires littéraires sur les riches bibliothèques données à +telle Université, fondées dans telles villes, formées par tel prince, +et ouvertes par ses ordres aux savants et au public. Si on les compare +avec nos grandes bibliothèques, ce sont de chétifs cabinets de livres: +c'est une véritable disette opposée à un effrayant excès.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote390" +name="footnote390"><b>Note 390: </b></a><a href="#footnotetag390"> +(retour) </a> Voy. Pétrarque, <i>Lett. famil.</i>, l. IV, ép. 9. Tirab. +<i>loc. cit.</i></blockquote> + +<p>La science qui y trouvait le plus de secours et qui était le plus +abondamment pourvue de livres, était la théologie scolastique; aussi la +cultivait-on avec plus d'ardeur que jamais. Ce n'était plus le siècle +des Thomas d'Aquin et des Bonaventure; mais leur exemple était récent, +et entretenait parmi leurs admirateurs et leurs disciples, l'espérance +de les égaler et même de les surpasser en gloire. De là, parmi les +théologiens, cet empressement, cette ferveur générale à interpréter les +mêmes livres qu'avaient interprétés leurs prédécesseurs, à expliquer les +explications mêmes; à commenter les commentaires; à épaissir les +ténèbres en y voulant porter la lumière, et à rendre obscur en +l'expliquant, ce qui d'abord était clair. Ce sont ici non seulement les +idées, mais les propres expressions du sage Tiraboschi<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a> +<a href="#footnote391"><sup class="sml">391</sup></a>; il y joint +le vœu très-raisonnable que dans l'oubli profond et dans la poudre des +bibliothèques, où ces infatigables commentateurs sont ensevelis, +personne ne s'avise jamais de troubler leur repos. Il ne confond +pourtant pas avec eux une douzaine de docteurs dont il paraît que la +renommée fut très-éclatante dans ce siècle. Nous y distinguerons +seulement un religieux augustin nommé Denis, du bourg St.-Sépulcre, +parce qu'il fut l'ami et le directeur de Pétrarque; nous en dirons ce +peu de mots, et nous renverrons tout le reste au même asyle, dont +Tiraboschi désire l'inviolabilité pour la tourbe des théologiens de ce +siècle. Il ne doit point y avoir de rangs dans la poussière et dans +l'oubli. Tous les auteurs de livres qu'on ne peut lire, et où il n'y a +rien à apprendre, doivent y dormir également.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote391" +name="footnote391"><b>Note 391: </b></a><a href="#footnotetag391"> +(retour) </a> Tom. V, l. II, c. <span class="sc">i</span>.</blockquote> + +<p>C'est à peu près dans la même catégorie qu'il faut ranger les auteurs de +quelques Vies de saints et de quelques chroniques prétendues sacrées, à +moins qu'on ne veuille prendre parti dans la discussion élevée entre +ceux qui préfèrent les douze livres de la Vie des Saints écrits par +l'évêque Pierre <i>Natali</i>, à la légende dorée de Jacques de <i>Voragine</i>, +et ceux qui sont de l'opinion contraire; ou, dans d'autres questions de +cette espèce, dont les hommes d'ailleurs respectables<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a> +<a href="#footnote392"><sup class="sml">392</sup></a> ne laissent +pas de s'être occupés sérieusement. De grandes disputes, qui s'élevèrent +alors dans l'un des ordres mendiants, sur les habits courts et les +habits longs, sur les grands et les petits frocs<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a> +<a href="#footnote393"><sup class="sml">393</sup></a>, sur la pauvreté +religieuse, et sur la vision béatifique, produisirent de hautes +clameurs et d'innombrables volumes; elles reposent aujourd'hui dans le +même silence. Il couvre aussi les querelles très-animées qui eurent pour +objet la philosophie d'Aristote. Grâce aux commentaires d'<i>Averroës</i>, et +aux commentateurs de ses commentaires, cette philosophie était devenue +en quelque sorte une seconde théologie, aussi obscure et aussi vaine que +la première. L'astrologie judiciaire y joignait ses savantes visions; ce +n'était pas seulement un abus, ou, si l'on veut, une erreur de +l'astronomie; c'était une science à part, qui avait des chaires +spéciales et des professeurs particuliers dans l'Université de Bologne +et dans celle de Padoue<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a> +<a href="#footnote394"><sup class="sml">394</sup></a>, les deux premières universités d'Italie, +qui donnaient le ton à toutes les autres. Deux de ces professeurs firent +dans leur temps un tel bruit, qu'on ne peut se dispenser de leur +accorder une mention particulière; on ne peut la refuser surtout à la +mort tragique de l'un d'eux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote392" +name="footnote392"><b>Note 392: </b></a><a href="#footnotetag392"> +(retour) </a> Apostolo Zeno, <i>Dissert. Vossian.</i>, t. II, p. 32.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote393" +name="footnote393"><b>Note 393: </b></a><a href="#footnotetag393"> +(retour) </a> Ces querelles étaient fondamentalement ridicules, comme +toutes celles de même espèce; mais il s'y mêla quelque chose d'horrible. +Le pape Jean XXII ne pouvant accorder les deux partis, traita +d'hérétique celui qui soutenait les petits frocs, les petits habits, et +la pauvreté évangélique, et le livra comme tel à l'Inquisition. Quatre +de ces malheureux entêtés furent brûlés vifs à Marseille, en 1318. (Voy. +entre autres auteurs, Baluze, <i>Vitœ Pontif. Avenion.</i>, t. I, p. 116; t. +II, p. 341, et <i>Miscellan.</i>, t. I.) Les capucins rigoristes n'en furent +que plus attachés à leur petit froc et à leur sac; ils crièrent à la +persécution de l'église, traitèrent le pape d'Ante-Christ, se firent +brûler par centaines, et crurent être des martyrs. Mosheim, <i>Hist. +Eccles.</i>, siècle XIV, part. II, ch. 2, cite une pièce authentique, +intitulée <i>Martyrologium spiritualium et fraticellorum</i>, qui contient +les noms de 113 personnes brûlées pour cette même cause. «Je suis +persuadé, ajoute-t-il, que, d'après ces monuments et d'autres publiés et +non publiés, on pourrait faire une liste de deux mille martyrs de cette +espèce.» Voyez son <i>Hist. Eccles.</i> traduite en français par Eidous, +Maëstricht, 1776, in-8°., t. III, p. 350 et 351.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote394" +name="footnote394"><b>Note 394: </b></a><a href="#footnotetag394"> +(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. II, c. 2.</blockquote> + +<p>Le premier est Pierre d'Abano<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a> +<a href="#footnote395"><sup class="sml">395</sup></a>, né au village de ce nom, près de +Padoue, en 1250. On l'appelle aussi Pierre de Padoue. Il passa, dans sa +jeunesse, à Constantinople exprès pour apprendre le grec, dans une école +de philosophie et de médecine alors très-fréquentée. Il fit de si grands +progrès qu'il y obtint lui-même une chaire de professeur. Rappelé à +Padoue par les lettres les plus pressantes, il y revint, et voyagea +ensuite en France. Il était à Paris vers la fin du treizième siècle, et +y composa un livre sur la science physionomique<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a> +<a href="#footnote396"><sup class="sml">396</sup></a>. On croit même +qu'il y était encore en 1313, et qu'il y publia son <i>Conciliateur</i>, +ouvrage qui fit beaucoup de bruit, dans lequel il entreprit de concilier +les opinions discordantes des médecins et des philosophes, sur +plusieurs questions de médecine et de philosophie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote395" +name="footnote395"><b>Note 395: </b></a><a href="#footnotetag395"> +(retour) </a> Tiraboschi, <i>loc. cit.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote396" +name="footnote396"><b>Note 396: </b></a><a href="#footnotetag396"> +(retour) </a> Il est en manuscrit à la Bibliothèque impériale, sous ce +titre: <i>Liber compilationis physionomicœ, à Petro di Padua in civitate +Parisiensi editus</i>, etc., et sous le n°. 2598, in-fol.</blockquote> + +<p>Ce fut aussi à Paris qu'il fut accusé, pour la première fois, de +sortiléges et de magie. Ayant fait, dit-on, des cures admirables comme +médecin, et d'autres choses surprenantes, l'inquisiteur dominicain que +Paris avait alors le bonheur de posséder, le manda, l'examina, décida +qu'il y avait dans son fait de la magie et de l'hérésie, commença d'en +parler publiquement sur ce ton, et se préparait à le faire arrêter pour +le livrer aux flammes. Mais Pierre, qui était en grand crédit à la Cour +et dans l'Université, obtint que sa cause fût jugée devant l'Université +assemblée, en présence du roi<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a> +<a href="#footnote397"><sup class="sml">397</sup></a>. Il triompha pleinement de ses +ennemis; et même, selon quelques historiens, il prouva par quarante-cinq +arguments en bonne forme, que c'étaient les dominicains eux-mêmes qui +étaient des hérétiques. Cette victoire lui sauva la vie; mais elle +n'empêcha pas ceux qu'il avait convaincus d'hérésie, d'être, comme +auparavant, inquisiteurs pour la foi. Cité dans la suite à Rome par le +même tribunal, il se justifia de même, et fut définitivement déclaré +innocent par le pape.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote397" +name="footnote397"><b>Note 397: </b></a><a href="#footnotetag397"> +(retour) </a> Philippe-le-Bel.</blockquote> + +<p>Mais s'il n'était pas magicien, il était du moins plus entêté que +personne des rêveries astrologiques. Il voulut persuader aux habitants +de Padoue de rebâtir leur ville sous une certaine conjonction de +planètes qui parut de son temps, et qu'il jugeait la plus heureuse du +monde; ils trouvèrent l'expérience un peu trop chère, et laissèrent +Padoue telle qu'elle était. Il l'embellit pourtant d'un monument de sa +science favorite; il fit peindre sur les murs du palais un grand nombre +de figures représentant les planètes, les étoiles et les diverses +actions qui dépendaient de leur influence.</p> + +<p>Lors même qu'il opérait comme médecin, il n'oubliait pas qu'il était +astrologue, et il rapportait au cours des astres les périodes de la +fièvre. A cela près, ce fut un des plus savants médecins de son siècle. +On croit qu'il fut le premier à professer publiquement la médecine dans +l'Université de Padoue. Il y acquit une grande réputation et une grande +fortune; mais il attira aussi l'envie, qui renouvela plusieurs fois +contre lui les accusations d'hérésie et de sortilége. Comme magicien, il +avait, prétendait-on, sept esprits familiers renfermés dans un vase de +cristal, et toujours prêts à exécuter ses ordres; comme hérétique, une +des erreurs dont on l'accusait était de ne pas croire au diable; et il +lui fallut se justifier de ces deux accusations à la fois. Le dernier +procès de cette espèce qu'il eut à soutenir ne fut point achevé. Il +mourut en 1315, avant le jugement, et ôta ainsi aux charitables +inquisiteurs l'espérance de le purifier de ses erreurs dans les bûchers +du Saint-Office.</p> + +<p>Ils s'obstinèrent à l'y vouloir jeter après sa mort. Quoique à ses +derniers moments il eût déclaré aux médecins et à ses amis, qu'il +reconnaissait pour faux et trompeur l'art de l'astrologie auquel il +s'était livré; quoique dans son testament, et même dans une profession +de foi expresse il eût déclaré être bon catholique, et croire tout ce +que l'Église enseigne, et qu'en conséquence il eût été enterré +solennellement dans l'église de St.-Antoine, les inquisiteurs suivirent +imperturbablement la procédure commencée contre lui, le jugèrent +coupable d'hérésie, le condamnèrent au feu, et ordonnèrent aux +magistrats de Padoue, sous peine d'excommunication, de déterrer son +cadavre et de le faire brûler publiquement. Mais cette sentence resta +sans effet, ou n'en eut du moins qu'en apparence. Une certaine Mariette, +qui vivait avec lui, que les uns disent sa concubine, les autres +seulement sa domestique, ayant appris le soir même cette sentence, fit +secrètement exhumer le corps pendant la nuit, et le fit enterrer dans +l'église de St.-Pierre. Les inquisiteurs, furieux d'avoir perdu leur +proie, se mirent à procéder contre ceux qui la leur avaient enlevée, et +contre tous ceux qui auraient eu connaissance de ce délit. Les +magistrats de Padoue ne purent les apaiser et mettre fin à tous ces +scandales qu'en faisant brûler sur la place publique l'effigie du mort, +ou une statue qui le représentait, après y avoir lu à haute voix sa +sentence<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a> +<a href="#footnote398"><sup class="sml">398</sup></a>.</p> + +<p>Le second astrologue fut moins heureux. Il se nommait <i>Francesco +Stabili</i>; mais comme de <i>Francesco</i> vient le petit nom <i>Cecco</i>, et qu'il +était d'Ascoli, dans la marche d'Ancône, c'est sous le nom de <i>Cecco +d'Ascoli</i> qu'il est généralement connu. Les auteurs qui ont écrit sa +vie, ont commis des erreurs et des anachronismes que Tiraboschi a +patiemment rectifiés<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a> +<a href="#footnote399"><sup class="sml">399</sup></a>. Les faits essentiels sont, qu'étant encore +jeune, il professa l'astrologie dans l'université de Bologne; qu'il y +publia dans la suite un livre sur cette prétendue science, et que ce +livre l'ayant fait accuser devant l'inquisition, il y fut condamné, par +une première sentence, à des peines correctives; mais que trois ans +après, les mêmes accusations s'étant renouvelées à Florence, il y +succomba, et fut brûlé vif, en 1327, âgé de soixante-dix ans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote398" +name="footnote398"><b>Note 398: </b></a><a href="#footnotetag398"> +(retour) </a> Voy. Mazzuchelli, <i>Scrittori ital.</i>, t. I, part. I.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote399" +name="footnote399"><b>Note 399: </b></a><a href="#footnotetag399"> +(retour) </a> <i>Storia della Letter. ital.</i>, t. V, l. II, c. 2.</blockquote> + +<p>La cause apparente, ou le prétexte d'une mort si cruelle fut que, dans +un livre sur la sphère<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a> +<a href="#footnote400"><sup class="sml">400</sup></a>, il avait écrit que, par le moyen de +certains démons, qui habitaient la première sphère céleste, on pouvait +faire des choses merveilleuses et des enchantements. C'était une folie +et une sottise, mais assurément ce n'était pas un crime à punir par le +feu. Les causes réelles et secrètes furent, à ce qu'il paraît, la haine +et la jalousie d'un médecin fameux, nommé <i>Dino del Garbo</i>, et les +violentes inimitiés que le malheureux <i>Cecco</i> excita contre lui, en +parlant mal, dans un autre de ses ouvrages, de deux poëtes que les +Florentins admiraient depuis leur mort après les avoir persécutés de +leur vivant, Dante et <i>Guido Cavalcanti. Guido</i> était mort depuis vingt +ans; Dante l'était depuis six ans lors de la sentence de <i>Cecco</i>. Ils +avaient été liés autrefois, et même pendant les premiers temps de l'exil +du Dante, ils avaient entretenu une correspondance d'amitié. On ignore +ce qui les avait brouillés; mais dans un poëme fort bizarre, et ce qui +est bien pis, fort plat et fort mauvais, intitulé, sans qu'on sache trop +pourquoi, l'<i>Acerba</i>, <i>Cecco</i> parla mal du Dante et se moqua de son +poëme<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a> +<a href="#footnote401"><sup class="sml">401</sup></a>. Il tourna aussi en ridicule<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a> +<a href="#footnote402"><sup class="sml">402</sup></a> la fameuse <i>canzone</i> de +<i>Guido Cavalcanti</i> sur l'amour<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a> +<a href="#footnote403"><sup class="sml">403</sup></a>. Que ces traits satiriques lui aient +fait des ennemis dans une ville où la réputation de ces deux poëtes +était alors dans un grand crédit, il n'y a rien là de bien étonnant, et +cela pourrait arriver dans notre siècle tout aussi bien qu'au +quatorzième. Mais nous n'avons pas aujourd'hui un tribunal où l'on +puisse accuser d'hérésie et de magie l'écrivain qu'on veut perdre, ni +des bûchers où l'on puisse le faire expirer à petit feu, en couvrant sa +haine littéraire des intérêts du ciel: c'est la différence qu'il y a +entre les deux siècles, et peut-être, selon quelques gens, cette +différence n'est-elle pas en faveur du nôtre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote400" +name="footnote400"><b>Note 400: </b></a><a href="#footnotetag400"> +(retour) </a> Dans un commentaire sur la sphère de <i>Giovanni de +Sacrobosco</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote401" +name="footnote401"><b>Note 401: </b></a><a href="#footnotetag401"> +(retour) </a> <i>Acerba</i>, l. Il, c. <span class="sc">i</span>; l. III, c. <span class="sc">i</span>, et l. IV, c. 13. +Nous reviendrons plus bas sur ces traits de médisance peu redoutables +pour le Dante.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote402" +name="footnote402"><b>Note 402: </b></a><a href="#footnotetag402"> +(retour) </a> <i>Ibid.</i>, l. III, c. <span class="sc">i</span>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote403" +name="footnote403"><b>Note 403: </b></a><a href="#footnotetag403"> +(retour) </a> Quoi qu'il en soit de la part que les traits lancés +contre ces deux poëtes purent avoir à la condamnation de <i>Cecco</i>, ce +qu'il y a de certain, c'est que le poëme de l'<i>Acerba</i>, dans lequel ces +critiques se trouvent, fut une des causes de son arrêt de mort. +L'inquisiteur, frère <i>Accurse</i>, de l'ordre des Frères Mineurs, qui le +fit brûler avec ses livres, le dit expressément dans sa sentence, citée +par Tiraboschi, <i>ub. supr.</i>, p. 164: <i>Librum quoque ejus in astrologiâ +latinè scriptum, et quemdam alium vulgarem, Acerba nomine, reprobavit, +et igni mandari decrevit.</i> Et le <i>Quadrio</i> (<i>Storia e ragione d'ogni +poesia</i>, t. VI, p. 39,) rapporte un autre passage de la même sentence, +où le frère inquisisiteur, jouant sur le mot <i>acerbus</i>, qui signifie et +le défaut de maturité, et quelque chose d'aigre et de dur, dit qu'il a +trouvé ce titre d'<i>Acerba</i> fort significatif, parce que le livre ne +contient aucune maturité ni douceur catholique, mais au contraire +beaucoup d'aigreurs hérétiques, <i>multas acerbitates hereticas</i>.</blockquote> + +<p><i>Cecco</i> n'était pas médecin, comme quelques auteurs l'ont prétendu; mais +plusieurs médecins donnaient alors dans les mêmes folies que lui, et, +suivant l'exemple de Pierre d'Abano, ils jugeaient de la fièvre par les +astres, et traitaient les maladies par la méthode des influences et des +conjonctions. La médecine, quoique cultivée avec beaucoup d'émulation +dès le siècle précédent, était pour ainsi dire encore naissante. Elle se +traînait toujours sur les pas des Arabes, et n'avait aucun de ces +principes fixes que l'expérience a dictés, mais dont les applications +sont encore si incertaines. On l'enseignait dans les universités, on la +pratiquait avec un grand appareil d'érudition et d'orgueil doctoral; on +écrivait d'énormes volumes de commentaires sur Hippocrate et sur Galien, +tels qu'on les connaissait par les Arabes; mais rien ne devait rester de +tout cela, que les noms très-inutiles de quelques docteurs; et l'art +était toujours dans son enfance.</p> + +<p>L'alchimie était encore pour les esprits une source d'égarement dont on +était alors fort avide. Changer de vils métaux en or était devenu +l'objet d'une passion presque générale. Thomas d'Aquin lui-même<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a> +<a href="#footnote404"><sup class="sml">404</sup></a> +avait cru à cette transmutation, quoiqu'on ne le range pas ordinairement +parmi les sectateurs de la science hermétique; tandis qu'on place au +premier rang le célèbre Raymond Lulle, que des écrivains, dignes de foi, +disculpent de cette erreur<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a> +<a href="#footnote405"><sup class="sml">405</sup></a>. Quelques alchimistes furent pendus pour +avoir falsifié les monnaies, et d'autres brûlés vifs pour +sortilége<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a> +<a href="#footnote406"><sup class="sml">406</sup></a>. La société avait le droit de punir les premiers: les +autres étaient des fous condamnés par des barbares.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote404" +name="footnote404"><b>Note 404: </b></a><a href="#footnotetag404"> +(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. II, chap. II, 26.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote405" +name="footnote405"><b>Note 405: </b></a><a href="#footnotetag405"> +(retour) </a> Tiraboschi, t. V, liv. II, chap. II, 26.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote406" +name="footnote406"><b>Note 406: </b></a><a href="#footnotetag406"> +(retour) </a> <i>Grifolino</i> d'Arezzo, et <i>Capoccio</i> de Florence, dont +<i>Benvenuto da Imola</i>, parle fort au long dans son Comment. sur Dante. +Voy. Tirab., <i>loc. cit.</i></blockquote> + +<p>Le droit civil et le droit canon soutenaient l'essor qu'ils avaient pris +dans le siècle précédent. Le premier surtout avait à Bologne, à Padoue, +et dans plusieurs autres universités, un grand nombre de professeurs +célèbres, et, parmi eux, un des poëtes les plus fameux de ce temps, +<i>Cino da Pistoia</i>. Son nom de famille était <i>Sinibaldi</i>, ou plutôt +<i>Sinibuldi</i>, et son prénom <i>Guittoncino</i><a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a> +<a href="#footnote407"><sup class="sml">407</sup></a>, diminutif de <i>Guittone</i>, +dont on fit, par abréviation <i>Cino</i>. C'est sous ce dernier nom et sous +celui de <i>Pistoia</i>, sa patrie, qu'il est parvenu à la postérité. Son +père et sa famille, qui était ancienne et distinguée, prirent le plus +grand soin de sa première éducation. Le goût dominant de son siècle le +décida pour l'étude des lois; mais la nature l'avait fait poëte, et il +se livra dès sa jeunesse à ces deux études à la fois. Il prit ses +premiers degrés à Bologne, dans la faculté de droit. Il put dès-lors +être revêtu d'un emploi de judicature, et il en exerçait un en 1307 dans +sa patrie<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a> +<a href="#footnote408"><sup class="sml">408</sup></a>, quand la faction des Noirs rentra de force à <i>Pistoia</i> +d'où elle avait été chassée de même. <i>Cino</i> était Gibelin et du parti +des Blancs: il ne put tenir à la position critique où cette révolution +le plaçait; il s'exila volontairement, et se retira d'abord vers la +Lombardie. Une de ses raisons pour prendre ce chemin, fut son amour pour +la belle <i>Selvaggia</i>, qu'il a tant célébrée dans ses vers. Philippe +<i>Vergiolesi</i>, père de <i>Selvaggia</i>, était à <i>Pistoia</i> le chef des Blancs. +Forcé par les mêmes circonstances à chercher un asyle, il s'était retiré +avec sa famille dans un château fort sur des montagnes voisines des +frontières de la Lombardie. <i>Cino</i> l'alla trouver, et en fut +parfaitement accueilli; mais, pendant son séjour auprès du père, il eut +la douleur d'y voir mourir la fille, sa jeune et chère <i>Selvaggia</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote407" +name="footnote407"><b>Note 407: </b></a><a href="#footnotetag407"> +(retour) </a> C'est son véritable prénom, et non pas <i>Ambrogino</i>, comme +le <i>Quadrio</i> et d'autres l'ont écrit: son aïeul paternel s'était appelé +de même.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote408" +name="footnote408"><b>Note 408: </b></a><a href="#footnotetag408"> +(retour) </a> Il y était assesseur des causes civiles.</blockquote> + +<p>Après cette perte, il erra quelque temps dans les villes de Lombardie, +d'où l'on croit qu'il passa en France; l'université de Paris y attirait +alors un grand nombre d'étrangers: il paraît que <i>Cino</i>, après y avoir +fait quelque séjour, retourna en Italie, lorsque l'entrée de l'empereur +Henri VII rendit aux Gibelins des espérances que sa mort imprévue<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a> +<a href="#footnote409"><sup class="sml">409</sup></a> +leur ôta bientôt. Toutes ces vicissitudes ne l'avaient point détourné de +ses travaux. Il en donna une preuve à Bologne, en 1314, en y publiant +son Commentaire sur les neuf premiers livres du code, ouvrage +volumineux, et rempli d'une érudition immense, qu'il composa cependant +en deux années, et qui le plaça, dès qu'il parut, au premier rang des +jurisconsultes de son temps<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a> +<a href="#footnote410"><sup class="sml">410</sup></a>. Ce fut avec un si beau titre qu'il se +présenta pour demander le doctorat, et qu'il l'obtint, en 1314, plus de +dix ans après qu'il eût été reçu bachelier. Sa réputation le fit bientôt +appeler dans plusieurs villes pour y enseigner le droit. Il professa +trois ans à Trévise, et environ sept ans à Pérouse. Il eut pour disciple +dans cette dernière ville le célèbre Bartole, qui suivit ses leçons +pendant six ans, et qui avoua dans la suite qu'il devait aux écrits et +aux leçons de <i>Cino</i> son savoir et même son génie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote409" +name="footnote409"><b>Note 409: </b></a><a href="#footnotetag409"> +(retour) </a> A Bonconvento, près de Sienne, en 1313.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote410" +name="footnote410"><b>Note 410: </b></a><a href="#footnotetag410"> +(retour) </a> Ce commentaire a été imprimé plusieurs fois; la première +édition parut à Pavie, en 1483. La meilleure et la plus belle est celle +qui fut donnée par <i>Cisnerus</i>, avec des notes et des additions +marginales, à Francfort-sur-le-Mein, en 1578.</blockquote> + +<p>De Pérouse, <i>Cino</i> alla professer à Florence; il est bon de remarquer +que ce ne fut jamais qu'en droit civil: les canonistes et les légistes +formaient comme deux sectes ennemies; et non seulement en sa qualité de +légiste, mais comme ardent Gibelin, il avait un grand éloignement pour +les décrétales, les canons et pour tout ce qui composait la +jurisprudence papale. Il est faux qu'il ait été, dans les lois, maître +de Pétrarque, et plus encore, qu'il l'ait été en droit canon, de +Boccace: il ne le fut du premier des deux que dans l'art d'écrire<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a> +<a href="#footnote411"><sup class="sml">411</sup></a>, +et seulement en lui offrant dans ses poésies, comme nous le verrons +bientôt, un modèle que Plutarque se plut à imiter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote411" +name="footnote411"><b>Note 411: </b></a><a href="#footnotetag411"> +(retour) </a> Voy. <i>Memorie della Vita di messer Cino da Pistoja, +raccolte ed illustrate dall' ab. Sebastiano Ciampi,</i> etc. Pisa, 1808.</blockquote> + +<p><i>Cino</i> professait encore à Florence<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a> +<a href="#footnote412"><sup class="sml">412</sup></a>, quand il fut nommé gonfalonier +à <i>Pistoia</i>, où, depuis quelques années, les affaires de son parti +avaient repris le dessus; mais soit par attachement pour sa chaire, soit +par tout autre motif, il refusa cet honneur. Il était cependant, en +1336, de retour dans sa patrie; il y fut attaqué d'une maladie grave, et +mourut cette même année, ou au plus tard au commencement de 1337<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a> +<a href="#footnote413"><sup class="sml">413</sup></a>, +laissant après lui deux renommées qui se sont conservées long-temps sans +que l'une nuisit à l'autre, et regardé en même temps comme l'un des +restaurateurs de la jurisprudence civile, et comme l'un des créateurs de +la poésie toscane. Nous considérerons bientôt en lui le poëte: comme +jurisconsulte, s'il a été surpassé depuis, il surpassa lui-même tous les +glossateurs qui l'avaient précédé; et il paraît que depuis le célèbre +Irnérius, aucun légiste n'avait apporté autant de lumière que lui dans +des matières que la plupart semblaient au contraire s'être étudiés à +obscurcir<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a> +<a href="#footnote414"><sup class="sml">414</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote412" +name="footnote412"><b>Note 412: </b></a><a href="#footnotetag412"> +(retour) </a> En 1334.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote413" +name="footnote413"><b>Note 413: </b></a><a href="#footnotetag413"> +(retour) </a> Tiraboschi, t. V, p. 242, avait pensé que cette mort +n'était arrivée qu'en 1341; mais voyez les <i>Mémoires</i> cités ci-dessus, +p. 104.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote414" +name="footnote414"><b>Note 414: </b></a><a href="#footnotetag414"> +(retour) </a> <i>Memorie</i>, etc., p. 53 et suiv.</blockquote> + +<p>Il fut enterré dans la cathédrale de <i>Pistoia</i>, au pied d'un autel +qu'avait fait construire un de ses oncles, évêque de Foligno. Un artiste +habile fut aussitôt chargé de faire pour lui un cénotaphe magnifique en +marbre de Sienne, qui fut placé dans cette église plusieurs années +après, et qu'on y voit encore. <i>Cino</i> y est représenté tenant école, ce +qui prouve combien ce noble état de professeur était alors honoré. On +remarque, auprès des disciples attentifs à l'écouter, une figure de +femme, appuyée contre une des colonnes torses qui soutiennent le +monument. L'artiste aura peut-être voulu représenter l'aimable +<i>Selvaggia</i>, dont le souvenir poursuivait le jurisconsulte-poëte au +milieu de ses graves fonctions<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a> +<a href="#footnote415"><sup class="sml">415</sup></a>. Les ossements de <i>Cino</i>, retrouvés +en 1614, furent placés alors sous le cénotaphe avec une inscription qui +énonce simplement le fait<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a> +<a href="#footnote416"><sup class="sml">416</sup></a>. Pétrarque lui avait élevé un monument +plus précieux, dans un fort beau sonnet<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a> +<a href="#footnote417"><sup class="sml">417</sup></a>, qui suffirait pour prouver +que s'il avait été son disciple en poésie, l'élève s'était placé bien +au-dessus du maître.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote415" +name="footnote415"><b>Note 415: </b></a><a href="#footnotetag415"> +(retour) </a> Cette conjecture vraisemblable est due à M. l'abbé +<i>Ciampi</i>, qui a le premier distingué cette figure de femme, et cherché à +en deviner l'intention. Voyez <i>Memorie</i>, etc., note 31, p. 153.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote416" +name="footnote416"><b>Note 416: </b></a><a href="#footnotetag416"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> <i>Ossa damini Cini</i></p> + <i>Ad cenotaphium suum recollecta.</i><br> +<p class="i20"> An. D. 1624.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote417" +name="footnote417"><b>Note 417: </b></a><a href="#footnotetag417"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Piangete, donne, e con voi pianga amore</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Le fonds déjà si riche de la jurisprudence canonique s'accrut à cette +époque, du recueil des Clémentines, c'est-à-dire, des Décrétales de +Clément V, publiées par Jean XXII. Ce dernier pape, dans le cours de son +long pontificat, eut le temps d'ajouter lui-même à toutes les +collections précédentes un grand nombre de décrétales. Mais comme elles +ne furent point revêtues de l'approbation d'un autre pape, ou de celle +de l'Église, ni envoyées aux écoles avec les femmes proscrites, elles +restèrent simplement annexées au corps des ecclésiastiques, sous le +titre singulier d'<i>Extravagantes</i>, que personne ne s'est avisé de leur +ôter.</p> + +<p>On regarde comme le plus savant des canonistes de ce temps, et même de +tous ceux qui avaient existé jusqu'alors, Jean d'André, ou <i>Giovanni +d'Andrea</i>, né à Bologne, non pas d'un prêtre, comme l'ont voulu quelques +auteurs, mais d'un certain André qui se fit prêtre lorsque son fils +avait huit ans<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a> +<a href="#footnote418"><sup class="sml">418</sup></a>. Ce fils s'éleva par son mérite et par son savoir, +et devint le professeur le plus célèbre, et l'un des citoyens les plus +considérés de cette ville, où il était né de parents pauvres. Il y +mourut en 1348, de cette peste fatale qui désola l'Italie entière. Il +laissa plusieurs enfants, et entre autres deux filles, dont l'aînée, +nommée <i>Novella</i>, était si savante en droit canon, que quand son père +était occupé ou malade, il l'envoyait professer à sa place; et si jolie, +que, pour ne pas tourner toutes ces jeunes têtes, au lieu de les +instruire, elle lisait et expliquait les lois, cachée derrière un rideau +ou courtine. C'est ce que dit, dans son vieux langage, une femme +contemporaine, Christine de Pisan: <i>Et afin que la biauté d'icelle +n'empeschast la pensée des oyants, elle avait une petite courtine +au-devant d'elle</i><a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a> +<a href="#footnote419"><sup class="sml">419</sup></a>; précaution peut-être insuffisante si on la +voyait arriver et monter à sa chaire, si le rideau ne se tirait que +quand elle commençait à lire, et si elle avait une voix aussi douce que +sa figure était jolie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote418" +name="footnote418"><b>Note 418: </b></a><a href="#footnotetag418"> +(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. II, c. 5.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote419" +name="footnote419"><b>Note 419: </b></a><a href="#footnotetag419"> +(retour) </a> Dans un ouvrage manuscrit intitulé la <i>Cité des Dames</i>, +cité par Wolf, <i>de Mulier. erudit</i>, pag. 406, Tiraboschi, <i>ub. supr.</i> ne +donne point d'autre indication. Nous avons à la Bibliothèque impériale, +un grand nombre de manuscrits de Christine de Pisan. Le plus beau est +cotté 7396, in-fol.; le passage se trouve folio 97, <i>verso</i>. Le livre de +Wolf, où il est cité, a pour titre: <i>Mulierum Grœcarum quœ oratione</i> +<i>prosâ usœ sunt fragmenta et elegia</i>, etc. <i>Curante Joan. Christiano +Wolfio, Gottingœ</i>, 1739, in-4°.: la citation est à l'article <i>Novella, +jurisperita</i>, dans le <i>Catalogus Fœminarum olim illustrium</i>, qui occupe +la dernière moitié du volume. Voici le passage entier, tel qu'il est +dans le manuscrit: «Quant à sa belle et noble fille (de Jean André), que +il tant ama, qui ot nom Nouvelle, fist apprendre lettres et si avant es +drois que quant il estoit occupez d'aucune ensoine, parquoy ne povoit +vacquier à lire les leçons à ses escoliers, il envoyoit Nouvelle, sa +fille, en son lieu lire aux escoles en chaiere, et afin que la beauté +d'elle n'empeschast la pensée des oyans, elle avait une petite courtine +au devant d'elle, et par celle manière, suppléoit et allégeoit aucune +fois les occupacions de son père, lequel l'ama tant, que pour mettre le +nom d'elle en mémoire, fist une noctable lecture d'un livre de droit, +que il nomma du nom de sa fille la <i>Nouvelle</i>.»</blockquote> + +<p>L'histoire, l'un des genres de littérature dans lequel les Italiens se +sont le plus distingués, commençait dès-lors à avoir des écrivains qui +font autorité, tant pour la langue que pour les faits. <i>Dino Compagni</i>, +Florentin, qui fut deux fois l'un des prieurs de la république, une fois +gonfalonier de justice, et qui eut une grande part aux événements de sa +patrie, en écrivit l'histoire dans sa Chronique qui ne s'étend que +depuis 1280 jusqu'à 1312, quoiqu'il vécût encore dix ou onze ans +après<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a> +<a href="#footnote420"><sup class="sml">420</sup></a>. Jean Villani, beaucoup plus célèbre que <i>Dino</i>, posséda +comme lui les premiers emplois de la république, et en écrivit aussi +l'histoire; mais avec beaucoup plus d'étendue, de talent, et avec une +sorte de dignité, quoique dans un style naïf et simple. Cette +histoire<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a> +<a href="#footnote421"><sup class="sml">421</sup></a> embrasse depuis la fondation de Florence jusqu'à l'an +1348, où l'auteur mourut de cette même peste dont j'ai déjà rappelé les +ravages, et dont Boccace nous a laissé, au commencement de son +Décameron, une description si éloquente.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote420" +name="footnote420"><b>Note 420: </b></a><a href="#footnotetag420"> +(retour) </a> Cette chronique, imprimée pour la première fois par +Muratori, <i>Script. rer. Ital.</i>, vol. IX, l'a été depuis séparément à +Florence, 1728, in-4°.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote421" +name="footnote421"><b>Note 421: </b></a><a href="#footnotetag421"> +(retour) </a> Imprimée d'abord à Venise, en 1537, in-fol., sous le nom +de <i>Chronique</i>: elle l'a été plusieurs fois depuis. La meilleure édition +est celle des Juntes, Florence, 1587, in-4°.</blockquote> + +<p>Villani raconte lui-même<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a> +<a href="#footnote422"><sup class="sml">422</sup></a> que dans un pélerinage qu'il fit à Rome, +en 1300, pour le jubilé, la vue de ces grands et antiques monuments, et +la lecture qu'il fit ensuite des histoires et des belles actions des +Romains, écrites par Salluste, Tite-Live, Valère-Maxime, Paul Orose et +autres historiens, auxquels il est à remarquer qu'il joint aussi Lucain +et Virgile, il conçut le projet d'écrire à leur exemple l'histoire de sa +patrie, et de se modeler sur eux pour la forme et pour le style. Son +ouvrage est divisé en douze livres. Il y fait marcher de front avec +l'histoire de Florence, celle des autres états d'Italie. S'il fait +autorité, ce n'est pas dans ce qu'il dit des anciens temps; il y adopte +sans examen toutes les erreurs et toutes les fables qui infectaient +alors l'histoire, et dont on doit supposer le goût dans un écrivain qui +rangeait Virgile et Lucain parmi les auteurs de celle de Rome. Mais +lorsqu'il traite des faits arrivés de son temps, ou dans les temps +voisins, et principalement de ceux qui regardent la Toscane, personne +n'est ni mieux instruit ni plus digne de foi, partout où l'esprit de +parti ne l'égare pas. Mais il était trop fortement attaché aux Guelfes +pour que les lois de la bonne critique permettent de le regarder comme +impartial quand il parle de son parti ou du parti contraire. Après sa +mort, Mathieu Villani, son frère, et Philippe, fils de Mathieu, +continuèrent son histoire que ce dernier conduisit jusqu'à l'an +1364<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a> +<a href="#footnote423"><sup class="sml">423</sup></a>. Elle est rangée, pour l'élégance, le naturel et la pureté du +style, parmi les principaux livres classiques italiens.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote422" +name="footnote422"><b>Note 422: </b></a><a href="#footnotetag422"> +(retour) </a> Lib. VIII, c. 36.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote423" +name="footnote423"><b>Note 423: </b></a><a href="#footnotetag423"> +(retour) </a> La continuation de Mathieu, qui contient neuf livres, fut +imprimée par les Juntes, d'abord seule en 1562, ensuite avec le +complément de Philippe son fils, en 1567, in-4°.</blockquote> + +<p>La république de Venise, rivale à beaucoup d'égards de celle de +Florence, qui, ayant fixé depuis long-temps la forme de son +gouvernement, et garantie, tant par cette forme même que par sa +position locale, de l'influence contradictoire de la cour de Rome et de +l'Empire, jouissait d'un état beaucoup plus tranquille, eut aussi, vers +cette même époque, le premier historien dont elle s'honore. André +Dandolo, élevé en 1343 à la dignité de Doge, quoiqu'il n'eût que +trente-six ans, était fort versé dans les lois, dans les belles-lettres +et surtout dans l'histoire; plein de vertu, de dignité, de gravité, +d'amour pour sa patrie, doué d'une éloquence merveilleuse, d'une +prudence consommée et d'une grande affabilité, il avait toutes les +qualités nécessaires dans le chef d'une république. Pendant sa suprême +magistrature, il soutint avec gloire le fardeau des affaires, et +conduisit avec autant d'habileté que de courage plusieurs négociations +et plusieurs guerres. Celle qui s'alluma entre Venise et Gênes fut cause +de sa mort. Les Gênois, d'abord vaincus, reprirent de tels avantages, +que les Vénitiens se crurent à deux doigts de leur perte. Dandolo en +conçut tant de chagrin qu'il tomba malade et mourut. L'histoire qu'il a +laissée et qui jouit de beaucoup d'estime est écrite en latin<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a> +<a href="#footnote424"><sup class="sml">424</sup></a>. Elle +comprend celle de Venise depuis les premières années de l'ère chrétienne +jusqu'à l'an 1342, qui précéda son élection; ce qui prouve que, depuis +le moment où il fut chargé de la conduite des événemens qui sont la +matière de l'histoire, il n'eut plus le loisir de l'écrire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote424" +name="footnote424"><b>Note 424: </b></a><a href="#footnotetag424"> +(retour) </a> Muratori est le premier qui l'ait publiée, <i>Script. rer. +Ital.</i>, vol. XI.</blockquote> + +<p>Padoue eut aussi un historien de réputation dans <i>Albertino Mussato</i>, +qui remplit avec honneur plusieurs fonctions civiles et militaires, dans +des temps de troubles continuels, tels que la fin du treizième siècle et +le commencement du quatorzième; cela suppose une vie fort agitée, et +souvent privée du repos d'esprit qu'exige la culture des lettres. Il ne +laissa point de les cultiver parmi les vicissitudes très-variées de sa +fortune; il fut non-seulement historien, mais poëte; et la couronne +poétique lui fut même décernée publiquement à Padoue sa patrie. Il +mourut en 1330, âgé de soixante-dix ans. L'histoire latine qu'il a +laissée porte le titre d'<i>Augusta</i>, parce qu'elle contient en seize +livres la vie de l'empereur Henri VII. Dans huit autres livres, aussi en +prose, il raconte les événemens qui suivirent la mort de cet empereur +jusqu'en 1317<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a> +<a href="#footnote425"><sup class="sml">425</sup></a>. Trois livres en vers héroïques ont ensuite pour +sujet le siége que <i>Can Grande de la Scala</i> mit devant Padoue; et, dans +un dernier livre en prose, <i>Mussato</i> décrit les troubles domestiques +qui déchirèrent cette malheureuse ville, et qui la firent passer sous +la domination du seigneur de Vérone. Cette série historique, qui +contient en tout vingt-huit livres, est regardée comme l'ouvrage le +mieux écrit en latin, depuis la décadence des lettres jusqu'alors<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a> +<a href="#footnote426"><sup class="sml">426</sup></a>. +Ses poésies, aussi toutes latines, consistent en élégies, épîtres et +églogues écrites d'un style abondant et facile, mais encore privé +d'élégance, quoique moins dur et moins grossier que celui des poëtes des +âges précédents. Il composa de plus deux tragédies latines, les +premières qui aient été écrites en Italie; l'une intitulée <i>Eccerinis</i>, +dont le fameux Ezzelino est le héros, et l'autre <i>Achilleis</i>, qui a pour +sujet la mort d'Achille. L'auteur y fait tous ses efforts pour imiter le +style de Sénèque; mais quoiqu'il y réussisse souvent, il n'y a point +d'injustice à dire qu'il ne fit que d'assez mauvaises copies d'un +mauvais modèle<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a> +<a href="#footnote427"><sup class="sml">427</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote425" +name="footnote425"><b>Note 425: </b></a><a href="#footnotetag425"> +(retour) </a> Dans ces deux histoires, selon l'observation de +Tiraboschi (<i>Stor. della Letter. Ital.</i>, t. V, pag. 347), quoique +l'auteur ne se borne pas à parler des actions des Padouans ses +compatriotes, il s'y étend cependant beaucoup plus que sur les autres +faits.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote426" +name="footnote426"><b>Note 426: </b></a><a href="#footnotetag426"> +(retour) </a> Tiraboschi, <i>loc. cit.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote427" +name="footnote427"><b>Note 427: </b></a><a href="#footnotetag427"> +(retour) </a> Les œuvres d'<i>Albertino Mussato</i>, d'abord imprimées à +Venise, en 1636, l'ont été plus complètement en Hollande, dans le +<i>Thesaurus Histor. Ital.</i>, vol. VI, partie II. Ses poésies et ses deux +tragédies sont dans cette dernière édition. Muratori n'a imprimé que les +ouvrages historiques et la tragédie <i>d'Eccerinis, Script. rer. Ital.</i>, +vol. X.]</blockquote> + +<p>Il serait trop long de faire mention de tous les auteurs qui, dans +toutes les parties de l'Italie, écrivirent alors en latin des histoires, +soit particulières, soit générales. Quoique l'usage presque universel +fût encore d'écrire dans cette langue, la langue vulgaire prenait +cependant chaque jour de nouveaux accroissements; et parvenus comme nous +le sommes à la littérature italienne, nous devons passer légèrement sur +tout le reste, pour nous occuper plus à loisir des auteurs qui en ont +fait l'éclat et la gloire.</p> + +<p>Ce n'est pas tout-à-fait dans ce rang qu'on doit placer l'auteur de +certains cantiques spirituels, où l'on reconnaît pourtant de la verve et +une sorte de génie parmi beaucoup de duretés, de grossièretés et +d'incorrections de toute espèce. C'était un moine de l'ordre de +St.-François, ou plutôt un frère convers, et qui ne voulut jamais être +autre chose; nommé <i>Iacopone</i> ou <i>Iacopo da Todi</i>, parce qu'il était né +dans cette ville. Il appartient au treizième siècle plus qu'au suivant, +puisqu'il mourut en 1306. C'est un oubli qu'il est encore temps de +réparer. <i>Iacopo</i>, par un esprit de sainteté fort extraordinaire, +imagina de passer pour fou. On le prit au mot; les petits enfants +couraient après lui, en l'appelant par dérision <i>Iacopone</i>: c'est ce nom +qui lui est resté. Ses supérieurs contribuèrent encore à sa +sanctification en le jetant en prison dans l'endroit le plus infect du +couvent, pour je ne sais quelle faute, que, de l'humeur dont il était, +il fit peut-être exprès. Il y composa un cantique, où il ne parle que de +joie et d'amour.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O giubilo del cuore<br> + Che fui cantar d'amore</i>, etc.<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a> +<a href="#footnote428"><sup class="sml">428</sup></a> +</div></div> + +<p>Tandis que le pape Boniface VIII assiégeait Palestrine, <i>Iacopone</i>, qui +s'y trouvait alors, fit contre lui quelques cantiques, entr'autres celui +qui commence par ces mots:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O papa Bonifazio<br> + Quanto hai giocato al mondo</i><a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a> +<a href="#footnote429"><sup class="sml">429</sup></a><i>!</i> +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote428" +name="footnote428"><b>Note 428: </b></a><a href="#footnotetag428"> +(retour) </a> C'est le 76e cant.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote429" +name="footnote429"><b>Note 429: </b></a><a href="#footnotetag429"> +(retour) </a> C'est le 58e.</blockquote> + +<p>Boniface, qui se dispensait fort bien du pardon des injures, ayant pris +Palestrine, fit mettre notre poëte en prison, aux fers, et au pain et à +l'eau. <i>Iacopone</i>, dans plusieurs cantiques, décrit sa dure captivité. +Boniface ajouta l'insulte à la vengeance. Un jour qu'il passait devant +sa prison, il lui demanda quand il comptait en sortir? Quand vous y +entrerez, répondit le moine; et peu de temps après, le pape, ayant été +fait prisonnier par les Français et par les Colonne, ses ennemis, la +prédiction se vérifia toute entière. <i>Iacopone</i> mourut trois ans après +sa délivrance. Il fut élevé au rang des saints pour ses bonnes œuvres, +et au rang des auteurs qui font texte de langue, pour ses cantiques. Il +ne m'appartient de juger ni de l'une ni de l'autre de ces apothéoses. Il +y a peu d'inconvénients à la première; mais il pourrait y en avoir à la +seconde, si l'on s'avisait de prendre pour autorités les locutions +siciliennes, lombardes et populaires dont ses cantiques sont +remplis<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a> +<a href="#footnote430"><sup class="sml">430</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote430" +name="footnote430"><b>Note 430: </b></a><a href="#footnotetag430"> +(retour) </a> La première édition de ces cantiques est celle de +Florence, 1490, in-4°.; il y en a eu depuis un assez grand nombre +d'autres. Les deux meilleures sont celles de Rome, 1558, in-4°., avec +des discours moraux sur chaque cantique, et la vie du bienheureux +<i>Iacopone</i> (ces discours sont de <i>Giamb. Modio</i>), et de Venise, 1617, +in-4°., avec les notes de <i>Fra Francisco Tresatti da Lugano</i>. C'est +cette dernière qui est citée par <i>la Crusca</i>. +</blockquote> + +<p>Il est vrai qu'à travers ce mauvais style, qui dégénère quelquefois en +jargon, l'on y trouve de la verve, de la facilité, et une naïveté de +pensées et d'expressions qui n'est jamais sans quelque charme. +<i>Iacopone</i> a du rapport, pour les idées, avec notre abbé Pellegrin, +quoiqu'il vaille mieux que lui. Dans l'un de ses cantiques, par +exemple<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a> +<a href="#footnote431"><sup class="sml">431</sup></a>, il fait dialoguer ensemble l'âme et le corps: l'âme +propose au corps les mortifications de la pénitence; le corps y répugne +et les refuse tant qu'il peut. L'âme lui présente une discipline à gros +nœuds; elle s'en sert, et le fustige rudement en lui disant des injures: +le corps crie au secours contre cette âme sans pitié; cette âme cruelle +qui l'a tué, battu, ensanglanté, etc.<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a> +<a href="#footnote432"><sup class="sml">432</sup></a>. Dans un autre cantique<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a> +<a href="#footnote433"><sup class="sml">433</sup></a>, +le bon <i>Iacopone</i> s'emporte contre la parure des femmes: il les compare +au basilic. «Le basilic, dit-il, tue l'homme par les yeux: sa vue +empoisonnée fait mourir le corps; la vôtre est bien pire; elle tue +l'âme.» Il les appelle servantes du diable<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434"><sup class="sml">434</sup></a>, à qui elles envoient un +grand nombre d'âmes. Quand il en vient à leur parure, il va des pieds à +la tête, depuis la chaussure qui fait paraître la naine une géante, +jusqu'à la coiffure et aux faux cheveux. Dans un troisième +cantique<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a> +<a href="#footnote435"><sup class="sml">435</sup></a>, l'âme et le corps sont de nouveau mis en scène: le lieu +et l'instant de cette scène sont terribles; c'est le jour du jugement +dernier: l'âme revient chercher son corps pour se rendre devant le juge; +elle lui reproche de l'avoir entraînée dans le crime dont il va +partager la peine: l'Ange fait résonner l'effrayante trompette<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a> +<a href="#footnote436"><sup class="sml">436</sup></a>. Ce +serait le sujet d'une ode à faire frémir; mais il faudrait qu'au lieu +d'être faite par <i>Iacopone</i>, elle le fût par un <i>Chiabrera</i> ou par un +<i>Guidi</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote431" +name="footnote431"><b>Note 431: </b></a><a href="#footnotetag431"> +(retour) </a> Cant. 3.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote432" +name="footnote432"><b>Note 432: </b></a><a href="#footnotetag432"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Sozo, malvascio corpo<br> + Luxurioso, engordo,<br> + . . . . . . . . . . . .<br> + Sostieni lo flagello<br> + Desto nodoso cordo.<br> + . . . . . . . . . . . .<br> + Succurrite vicini<br> + Che l'anima m'a morto,<br> + Alliso, ensanguenato,<br> + Disciplinato a torto.<br> + O impia, crudele</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote433" +name="footnote433"><b>Note 433: </b></a><a href="#footnotetag433"> +(retour) </a> Cant. 8.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote434" +name="footnote434"><b>Note 434: </b></a><a href="#footnotetag434"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Serve del diavolo<br> + Sollecite i servite,<br> + Colle vostre schirmite<br> + Molt'aneme i mandate.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote435" +name="footnote435"><b>Note 435: </b></a><a href="#footnotetag435"> +(retour) </a> Cant. 15.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote436" +name="footnote436"><b>Note 436: </b></a><a href="#footnotetag436"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>L'agnolo sta a trombare<br> + Voce de gran paura.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<p>Un autre poëte, dont la vie fut partagée entre les deux siècles, mais +qui poussa sa longue carrière jusqu'au milieu du quatorzième, est +<i>Francesco da Barberino</i>. Il était né en 1264, au château de Barberino +en Toscane, et fut, à Florence, un des disciples de <i>Brunetto Latini</i>. +Il suivit avec distinction la carrière des lois, à Bologne, à Padoue, à +Florence même, et devint un jurisconsulte célèbre. Mais ses graves +études ne l'empêchèrent point de cultiver la poésie; son principal +ouvrage, intitulé <i>les Documents d'Amour</i> (<i>i Documenti d'Amore</i>), est +en vers de différentes mesures. Son style manque souvent de facilité, +d'élégance, et se sent un peu trop des tours et des expressions de la +langue provençale que l'auteur cultivait autant que sa propre langue. +Cependant les Académiciens de la Crusca l'ont aussi rangé parmi les +auteurs classiques; mais ils n'offrent de lui pour exemple que ce qui +est d'un toscan pur, attention qu'ils ont eue de même pour <i>Iacopone da +Todi</i>. Nous ne devons donc pas, nous autres Français, croire que ce qui +est jargon dans ces deux vieux poëtes, fasse autorité. Au reste +l'ouvrage de <i>Francesco da Barberino</i> n'est pas, comme le titre paraît +l'annoncer, un livre d'amour, mais un traité de philosophie morale, +divisé en douze parties, dans chacune desquelles l'auteur parle de +quelque vertu et des récompenses qui y sont destinées. Ce poëme, resté +long-temps manuscrit, parut pour la première fois à Rome, en 1640, avec +de fort belles gravures, précédé de la vie de l'auteur, écrite par +Ubaldini, et suivi de tables alphabétiques très-utiles, vu le grand +nombre de locutions et de mots étrangers que ce poëte a employés dans +ses vers. Il mourut à Florence, à quatre-vingt-quatre ans; et fut encore +une des victimes de cette peste terrible de 1348, qui frappa +indistinctement tous les âges.</p> + +<p>Ce serait ici le lieu de faire connaître plus particulièrement le poëme +de l'<i>Acerba</i>, qui fit la réputation de <i>Cecco d'Ascoli</i>, et fut en +partie la cause de sa fin tragique; mais à parler franchement, quoique +tous les curieux l'aient dans leur bibliothèque<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a> +<a href="#footnote437"><sup class="sml">437</sup></a>, il n'en vaut pas +trop la peine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote437" +name="footnote437"><b>Note 437: </b></a><a href="#footnotetag437"> +(retour) </a> La plus ancienne édition connue de ce poëme, est celle de +Venise, chez <i>Philippo di Piero</i>, 1476, in-4°. avec un Commentaire de +<i>Nicolo Massetti</i>; répétée <i>ibid.</i> en 1478. Haym (Biblioth. ital., +Milan, 1771, in-4°.), cite une première édition, <i>in Bessalibus</i>, 1458, +dont aucun autre bibliographe n'a parlé. Il s'en fit quatre ou cinq +autres éditions avant la fin du quinzième siècle, et il en parut encore +plusieurs dans le siècle suivant; les première sont devenues +très-rares.</blockquote> + +<p>C'est un Traité en cinq livres, divisés chacun en un assez grand nombre +de chapitres. Le premier livre traite du ciel, des éléments, et des +phénomènes célestes; le second, des vertus et des vices; le troisième, +de l'amour, et ensuite de la nature des animaux et de celle des pierres +précieuses; le quatrième, contient des questions ou problèmes sur divers +points d'histoire naturelle; enfin le cinquième, qui n'a qu'un seul +chapitre, traite de la religion et de la foi. Le tout est écrit en +sixains, d'un style sec, dur, dépourvu d'harmonie, d'élégance et de +grâce; et de plus tout rempli de ces rêveries astrologiques, qui étaient +la passion favorite de l'auteur, et le conduisirent à sa perte.</p> + +<p>Il paraît y avoir un grand rapport entre ce chétif ouvrage et une partie +du <i>Trésor</i> de <i>Brunetto Latini</i>. On y parle de même du ciel, des +éléments, de la terre, des oiseaux, des poissons, des quadrupèdes, des +vertus et des vices. L'un semblerait n'être qu'un extrait de l'autre mis +en vers et revêtu seulement dans les détails, des imaginations de +l'auteur. Je trouve dans le titre même, tel qu'il était, suivant +l'opinion du savant Quadrio, avant les altérations qu'on y a faites, une +raison de plus pour croire que <i>Cecco</i> eût en vue, dans son poëme, le +grand traité de <i>Brunetto</i>. L'<i>Acerbo</i>, selon cet auteur<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a> +<a href="#footnote438"><sup class="sml">438</sup></a>, était le +premier titre de l'ouvrage, et c'est l'ignorance des copistes, qui en +fait depuis L'<i>Acerba</i> qu'on n'a jamais pu expliquer. Or, dans <i>acerbo</i>, +le <i>b</i> était employé, comme il arrivait souvent, pour un <i>v</i>. Le +véritable mot était donc <i>acervo</i>, qui signifie poétiquement, comme le +latin <i>acervus</i>, un tas, un amas, un monceau, et <i>Cecco</i> lui donna ce +titre pour désigner un rassemblement, un amas d'objets de toute espèce. +Ce fut une raison semblable qui engagea <i>Brunetto Latini</i> à donner au +sien le nom de Trésor; les deux ouvrages se ressemblaient donc, non +seulement par la matière, mais par le titre. Aucun auteur, italien, je +crois, n'a fait ce rapprochement, ni formé cette conjecture, sur +laquelle je me garderai bien d'insister, malgré le vraisemblance qu'elle +a pour moi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote438" +name="footnote438"><b>Note 438: </b></a><a href="#footnotetag438"> +(retour) </a> <i>Storia e ragione d'ogni Poesia</i>, t. VI, p. 40.</blockquote> + +<p>On est peut-être curieux de savoir comment ce poëte astrologue s'y était +pris pour mettre jusqu'à trois fois, dans cette espèce de <i>farrago</i> des +traits de satyre contre le Dante. Le premier est peu de chose. Dante +avait attribué à la Fortune une influence à laquelle la sagesse humaine +ne pouvait résister<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a> +<a href="#footnote439"><sup class="sml">439</sup></a>. Cela déplaît à <i>Cecco</i>, qui, parlant aussi de +la Fortune, mais dans un style un peu différent, reproche au poëte +florentin de s'être trompé; et soutient qu'il n'y a point de fortune +qui ne puisse être vaincue par la raison<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a> +<a href="#footnote440"><sup class="sml">440</sup></a>. La seconde attaque est +plus forte: elle a pour sujet l'amour, dont <i>Cecco</i> assigne la cause aux +influences du troisième ciel, ou de la planète de Vénus. Il accuse +<i>Guido Cavalcanti</i> de lui avoir donné une autre origine dans sa fameuse +<i>canzone</i> sur la nature de l'amour; il enveloppe le Dante dans cette +même accusation; et il revient, dans un seul chapitre, quatre ou cinq +fois contre lui avec une sorte d'acharnement<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a> +<a href="#footnote441"><sup class="sml">441</sup></a>. Enfin, le dernier +trait est à la fin de son quatrième livre. Il se félicite, et, à ce +qu'il paraît, de très-bonne foi, de n'avoir usé dans son poëme d'aucun +des ressorts que Dante avait employés dans le sien. «Ici, dit-il d'un +air de triomphe, on ne chante pas comme les grenouilles dans un étang; +ici on ne chante pas comme ce poëte qui n'imagine que des choses vaines; +mais ici brille et resplendit toute la nature qui rend, à qui sait +l'entendre, le cœur et l'esprit joyeux. Ici l'on ne rêve pas à travers +la forêt obscure<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a> +<a href="#footnote442"><sup class="sml">442</sup></a>. Ici, je ne vois ni Paul ni Françoise, ni les +Mainfroy, ni le vieux ni le jeune <i>de la Scala</i>, ni les massacres et les +guerres de leurs alliés les Français. Je ne vois point ce comte qui, +dans sa fureur, tient sous lui l'archevêque Roger, et fait de sa tête un +repas horrible. Je laisse là les fables et ne cherche que la vérité.» Eh +non, malheureux <i>Cecco</i>! tu ne vois ni ne fais rien voir de tout cela. +C'est pourquoi, depuis plusieurs siècles, ton triste poëme est à peine +connu de nom, tandis que celui du Dante est, et sera toujours, pour les +amis de la poésie, un objet d'admiration et d'étude.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote439" +name="footnote439"><b>Note 439: </b></a><a href="#footnotetag439"> +(retour) </a> C'est dans ce beau morceau du septième chant de son +<i>Enfer</i>, où il fait dire par Virgile, que Dieu a donné aux splendeurs +mondaines cette conductrice générale qui y préside, qui les fait passer +de peuple en peuple et de race en race: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Oltre la difension de' senni umani.</i> +</div></div> + +Voy. ci-dessus, p. 57.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote440" +name="footnote440"><b>Note 440: </b></a><a href="#footnotetag440"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>In ciò peccasti Fiorentin poeta,<br> + Panendo che gli ben de la fortuna<br> + Necessitati sieno con lar meta.<br> + Non è fortuna che rason non vinca.<br> + Hor pensa, Dante, se prova nessuna<br> + Se può più fare che questa convinca.</i> +<p class="i20"> (L. II, c. <span class="sc">i</span>.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote441" +name="footnote441"><b>Note 441: </b></a><a href="#footnotetag441"> +(retour) </a> L. III, c <span class="sc">i</span>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote442" +name="footnote442"><b>Note 442: </b></a><a href="#footnotetag442"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quì non se sogna per la selva oscura,<br> + Quì non vego nè Paolo nè Francesca.</i><br> + . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br> +<br> + <i>Non vego'l conte che per ira et asto</i><a id="footnotetagB" name="footnotetagB"></a> +<a href="#footnoteB"><sup class="sml">B</sup></a><br> + <i>Ten forte l'arcivescovo Rugiero,<br> + Prendendo del suo Cieffo el fiero pasto.</i><br> + . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br> +<br> + <i>Lasso le ciancie e torno su nel vero,<br> + Le favole mi son sempre nemiche.</i> +<p class="i20"> (L. IV, c. 13.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnoteB" +name="footnoteB"><b>Note B: </b></a><a href="#footnotetagB"> +(retour) </a> Pour <i>astio</i>.</blockquote> + +<p><i>Fazio degli Uberti</i>, poëte qui jouissait dès lors de plus de renommée +que <i>Cecco</i>, dont la réputation s'accrut beaucoup dans la suite, et +s'est mieux conservée depuis, au lieu de critiquer Dante, entreprit de +l'imiter, ou du moins de composer un grand poëme qui pût être placé à +côté du sien. Mais ce fut seulement vers la fin de sa vie. Pendant celle +du Dante, et long-temps après, il ne fut connu que par des sonnets et +des <i>canzoni</i>, où l'on remarque surtout une force et une vivacité de +style qui étaient alors les qualités les moins communes. On n'en a +imprimé qu'un petit nombre. Les sept sonnets que contient un Recueil +d'anciennes poésies<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a> +<a href="#footnote443"><sup class="sml">443</sup></a>, ont pour sujet les sept péchés mortels. L'un +des péchés parle dans chacun de ces sonnets et se caractérise lui-même. +Ils furent peut-être faits pour ces représentations pieuses où +figuraient les anges et les démons, les vertus et les vices +personnifiés, et qui furent, en Italie comme en France, les premiers +essais de l'art dramatique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote443" +name="footnote443"><b>Note 443: </b></a><a href="#footnotetag443"> +(retour) </a> <i>Poeti Antichi raccolti da monsig. Leone Allaci</i>, etc., +Napoli, 1661, p. 296 et suiv.</blockquote> + +<p>Dans l'une des deux <i>canzoni</i> de ce poëte, qui nous ont été conservées, +il se plaint poétiquement des peines que l'amour lui fait éprouver, en +se comparant avec tous les objets de la nature, embellis par le retour +du printemps<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a> +<a href="#footnote444"><sup class="sml">444</sup></a>. L'herbe des prés, les fleurs, les collines riantes, +les parfums de la rose, enchantent la terre et les airs; partout l'amour +paraît sourire; mais lui, le désir le consume; il ne cessera de souffrir +que quand il reverra la beauté dont il est séparé depuis long-temps. Les +chants, les amours, les nids, les tendres soins des oiseaux, le +ramènent aussi tristement sur lui-même. Les animaux les plus sauvages, +les serpens et les dragons les plus terribles, s'unissent et jouissent +ensemble; tandis que, mille fois le jour, il passe de la vie à la mort, +selon les espérances ou les craintes de son cœur. Les claires eaux, les +fraîches fontaines baignent toutes les campagnes, arrosent les arbres et +les fleurs; les poissons, délivrés des chaînes de l'hiver, parcourent +les fleuves et en repeuplent les eaux, tandis que d'autres se jouent et +s'unissent dans les vastes mers; lui, toujours seul et loin de ce qu'il +aime, est brûlé d'un feu que rien ne peut éteindre. Les jeunes filles et +leurs jeunes amans ne s'occupent que de plaisirs et de fêtes, de danses, +de chants et de rendez-vous d'amour; lui, sans cesse occupé de celle qui +serait comme un soleil au milieu de cette jeunesse, et dans un état qui +arrache des larmes à ceux qui sont témoins de sa douleur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote444" +name="footnote444"><b>Note 444: </b></a><a href="#footnotetag444"> +(retour) </a> <i>Raccolta di Antiche rime</i>, etc., à la fin de <i>la Bella +mano</i> de <i>Giosta de' Conti</i>, Paris, 1595: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Io guardo infra l'erbette per li prati</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Dans l'autre <i>canzone</i><a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a> +<a href="#footnote445"><sup class="sml">445</sup></a> il se plaint encore, mais s'est de l'extrême +indigence où il se trouve réduit. Toutes ses expressions sont celles du +désespoir. Il invoque la mort, elle le refuse: sa destinée est de +souffrir, il faut qu'il la remplisse. Lorsqu'il sortit du sein de sa +mère, la pauvreté s'assit auprès de lui, et lui prédit qu'elle ne s'en +détacherait jamais. Cette prédiction ne s'est que trop accomplie. Dans +l'excès de ses maux, il maudit la nature et la fortune, et quiconque a +le pouvoir de le faire ainsi souffrir; qui que ce soit que cela regarde, +il s'en met peu en peine; sa douleur et sa rage sont si grandes, qu'il +ne peut avoir rien de pis, quelque chose qui lui arrive<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a> +<a href="#footnote446"><sup class="sml">446</sup></a>, etc.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote445" +name="footnote445"><b>Note 445: </b></a><a href="#footnotetag445"> +(retour) </a> Elle est la seconde du livre IX, dans le recueil +intitulé: <i>Sonetti e Canzoni di diversi antichi autori Toscani in dieci +libri raccolti</i>; Florence, <i>Philippo Giunti</i>, 1527. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Lasso! che quando imaginando vegno<br> + Il forte e crudel punto dov'io narqui</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote446" +name="footnote446"><b>Note 446: </b></a><a href="#footnotetag446"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Però bestemmio in prima la natura,<br> + E la fortuna, con chi n'ha potere<br> + Di farmi si dolere;<br> + E tocchi a chi si vuol, ch'io non ho cura;<br> + Che tanto è 'l mia dolore e la mia rabbia,<br> + Che io non posso aver peggio, ch'io m'abbia.</i> +</div></div> + +<p>Cette malédiction s'adressait fort haut, si l'on y prend bien garde; et +l'Inquisition a repris des hardiesses moins directes et moins claires.</p></blockquote> + +<p><i>Fazio</i> ou <i>Bonifazio degli Uberti</i> était petit-fils du célèbre +<i>Farinata</i> que nous avons vu dans l'Enfer du Dante<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a> +<a href="#footnote447"><sup class="sml">447</sup></a>. Sa famille fut +exilée de Florence, et il paraît qu'il naquit dans l'exil. Cette pièce +est apparemment un ouvrage de sa jeunesse; plus tard, il parvint à +corriger sa mauvaise fortune. Selon Villani<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a> +<a href="#footnote448"><sup class="sml">448</sup></a>, ce fut un des hommes +les plus agréables et de la meilleure société de son temps: «On n'eut +qu'un reproche à lui faire, c'est que, par amour du gain, il +fréquentait, dit cet historien, les cours des tyrans; qu'il flattait les +vices et les mœurs corrompues des hommes en pouvoir; et, qu'exilé de sa +patrie, il chantait leurs louanges dans ses discours et dans ses +écrits.» Cette conduite réussit presque toujours aux hommes de quelque +talent, quand ils ont la bassesse de préférer une fortune ainsi acquise +à une honorable pauvreté. Il paraît cependant que si elle tira <i>Fazio +degli Uberti</i> de la misère, elle ne la mena point à la fortune; car, +selon le même Villani, il mourut et fut enterré à Vérone, après avoir, +dans sa vieillesse, passé modestement et tranquillement de longs +jours<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a> +<a href="#footnote449"><sup class="sml">449</sup></a>. Je ne le considère ici que comme poëte lyrique, je parlerai +ailleurs de son grand poëme, qui appartient à la dernière moitié du +siècle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote447" +name="footnote447"><b>Note 447: </b></a><a href="#footnotetag447"> +(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 65.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote448" +name="footnote448"><b>Note 448: </b></a><a href="#footnotetag448"> +(retour) </a> <i>Vite d'uomini illustri Fiorentini</i>, p. 70 et suiv.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote449" +name="footnote449"><b>Note 449: </b></a><a href="#footnotetag449"> +(retour) </a> <i>Ibid.</i></blockquote> + +<p>Celui de tous les poëtes de la première moitié qui passe pour avoir le +plus approché du lyrique italien par excellence, pour avoir le mieux +annoncé par les grâces de son style, les grâces inimitables du style de +Pétrarque, et pour avoir donné avant lui aux vers italiens le plus +d'élégance et de douceur, est, comme je l'ai dit, <i>Cino da Pistoia</i>, qui +fut aussi l'un des jurisconsultes les plus célèbres de son temps<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a> +<a href="#footnote450"><sup class="sml">450</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote450" +name="footnote450"><b>Note 450: </b></a><a href="#footnotetag450"> +(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 294 et suiv.</blockquote> + +<p>Les poésies de <i>Cino</i> ont été imprimées à Rome en 1559<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a> +<a href="#footnote451"><sup class="sml">451</sup></a>, et +réimprimées avec une seconde partie, trente ans après<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a> +<a href="#footnote452"><sup class="sml">452</sup></a>. Elles sont +d'ailleurs insérées dans plusieurs recueils de poésies anciennes, +publiés, soit avant, soit après ces éditions<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a> +<a href="#footnote453"><sup class="sml">453</sup></a>. Il est impossible de +croire que Dante, qui a beaucoup loué ce poëte<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a> +<a href="#footnote454"><sup class="sml">454</sup></a>, et Pétrarque qui +l'a loué peut-être encore davantage, qui l'avait choisi pour un de ses +modèles, et qui a beaucoup emprunté de lui, et plusieurs critiques plus +récents, qui lui ont aussi donné de grands éloges, se soient trompés, et +que ce soit nous qui puissions en juger plus sainement aujourd'hui; mais +il l'est aussi d'adopter sans restriction ces louanges; il nous est +vraiment impossible de trouver, par exemple, le mérite d'un grand +naturel et d'une extrême clarté<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a> +<a href="#footnote455"><sup class="sml">455</sup></a> dans ce qui est aussi obscur et +aussi recherché que la plupart de ces poésies, il l'est de ne pas +reconnaître que les raffinements platoniques, auxquels on donne ce nom, +sans qu'il soit possible de trouver dans Platon rien qui y ressemble, et +les subtilités théologiques dont il serait plus facile d'y montrer +l'influence, forment en quelque sorte tout le tissu du style dans les +sonnets et dans les <i>canzoni</i> de <i>Cino</i>. Ce tissu est souvent si obscur +et si délié en même temps, qu'on ne peut ni le pénétrer ni le saisir. +Qui pourrait se flatter, par exemple, d'entendre le vrai sens de ce +sonnet que je ne choisis pas, mais qui se présente le premier<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a> +<a href="#footnote456"><sup class="sml">456</sup></a>? «Ah! +que ce serait une douce société si ma Dame, l'amour et la pitié étaient +ensemble dans une amitié parfaite, selon la vertu que l'honneur désire! +si l'un avait l'empire sur l'autre, et chacun cependant la liberté dans +sa nature, en sorte que le cœur n'eût que par complaisance<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a> +<a href="#footnote457"><sup class="sml">457</sup></a> +l'apparence de l'humilité! si enfin je voyais cette union, et que j'en +portasse la nouvelle à mon âme affligée! Vous l'entendriez alors +chanter dans mon cœur, délivrée de la douleur qui s'est emparée d'elle, +et qui, écoutant une pensée qui en parle, s'y jette en soupirant pour se +reposer.» Cela est presque littéralement traduit; mais je n'ose me +flatter que la traduction, toute inintelligible qu'elle est, le soit +autant que le texte.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote451" +name="footnote451"><b>Note 451: </b></a><a href="#footnotetag451"> +(retour) </a> Par <i>Niccolò Pilli</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote452" +name="footnote452"><b>Note 452: </b></a><a href="#footnotetag452"> +(retour) </a> Par <i>Faustino Tasso</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote453" +name="footnote453"><b>Note 453: </b></a><a href="#footnotetag453"> +(retour) </a> Elles composent le cinquième livre du recueil des Juntes, +1527, et les sixième et septième de la réimpression de ce recueil; +Venise, 1740, in-8°. On en trouve de plus quelques pièces, à la suite de +<i>la Bella Mano</i>, et d'autres dans les <i>Poeti antichi</i>, publiés par +l'<i>Allacci</i>; recueils que j'ai déjà cités plusieurs fois.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote454" +name="footnote454"><b>Note 454: </b></a><a href="#footnotetag454"> +(retour) </a> Dans son traité <i>de Vulgari eloquentiâ</i>, l. I, c. 17, l. +II, c. 2 et ailleurs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote455" +name="footnote455"><b>Note 455: </b></a><a href="#footnotetag455"> +(retour) </a> L'auteur des <i>Memorie della Vita di Messer Cino</i>, etc., +trouve ses métaphores aussi faciles et aussi naturelles qu'agréables; il +trouve que ses figures ne sont point trop recherchées, et qu'il se +montre toujours facile, aimable et clair.... <i>Le metafore quanto +leggiadre e vezzose, tanto facili e naturali;.... senza troppo ricercate +figure del favellare, mostrandosi sempre facile, amabile et chiaro.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote456" +name="footnote456"><b>Note 456: </b></a><a href="#footnotetag456"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Deh, com' sarebbe dolce compagnia,<br> + Se questa Donna, Amore e pietate<br> + Fossero insieme in perfetta amistate,<br> + Secondo la vertù c'honor disia</i>, etc. +<p class="i20"> (Recueil de 1527, p. 47.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote457" +name="footnote457"><b>Note 457: </b></a><a href="#footnotetag457"> +(retour) </a> <i>Per cortesia</i>.</blockquote> + +<p>D'autres sonnets tout entiers ne le sont pas davantage. Essayez, par +exemple, d'entendre celui où le poëte s'adresse à cette voix qui +encourage son cœur, et qui crie, et qui porte des paroles dans un lieu +où ne peut plus rester son âme<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a> +<a href="#footnote458"><sup class="sml">458</sup></a>; ou celui dans lequel il voit sa +dame qui vient assiéger sa vie, et qui est si irritée, qu'elle tue ou +renvoie tout ce qui la rend (cette vie) vivante<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a> +<a href="#footnote459"><sup class="sml">459</sup></a>: si vous ne vous +trompez pas, comme il arrive quelquefois, sur ce que c'est véritablement +qu'entendre, vous verrez que vous n'y parviendrez pas. Lizez tous ces +sonnets: il n'y en a presque aucun où l'on ne trouve quelques vers à peu +près du même style: c'est <i>un cœur qui se place dans les yeux</i> d'un +amant, quand il regarde sa dame<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a> +<a href="#footnote460"><sup class="sml">460</sup></a>, et qui, voulant fuir l'amour, est +assez insensé <i>pour s'asseoir ainsi devant sa flèche</i>, cette flèche +armée de plaisir au lieu de fer<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a> +<a href="#footnote461"><sup class="sml">461</sup></a>: c'est un amant qui meurt, et que +l'amour tue <i>en lui livrant assaut avec tant de soupirs, que son âme +sort en fuyant</i><a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a> +<a href="#footnote462"><sup class="sml">462</sup></a>; ou bien c'est un soupir qui sort du cœur <i>par le +chemin que lui a ouvert une pensée, et qui se cache au désir sous les +dehors de la pitié</i><a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a> +<a href="#footnote463"><sup class="sml">463</sup></a>; ou c'est encore un amant qui voit dans sa +pensée <i>son âme serrée entre les mains de l'amour</i><a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a> +<a href="#footnote464"><sup class="sml">464</sup></a>, et l'amour <i>qui +la tient liée dans le cœur déjà mort, où il la bat souvent</i>, et cette +âme qui appelle aussi la mort, <i>tant elle souffre des coups qu'elle a +reçus</i>; et des yeux que la beauté a rendus si fous, <i>qu'ils mènent le +cœur au combat où il est tué par l'amour</i><a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a> +<a href="#footnote465"><sup class="sml">465</sup></a>; et une infinité d'autres +expressions pareilles.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote458" +name="footnote458"><b>Note 458: </b></a><a href="#footnotetag458"> +(retour) </a> <i>Tu che sei voce che lo cor conforte</i>, etc. + +<div class="poem"><div class="stanza"> + (<i>Ibid.</i> p. 48, <i>verso</i>.) +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote459" +name="footnote459"><b>Note 459: </b></a><a href="#footnotetag459"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ahi me, ch'io veggio, ch'una donna viene<br> + Al grande assedio della vita mia</i>, etc. +<p class="i14"> (Recueil de 1527, p. 56, <i>verso</i>.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote460" +name="footnote460"><b>Note 460: </b></a><a href="#footnotetag460"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Lo core mio che negli occhi si mise</i>, etc. +<p class="i14"> (<i>Ibid.</i> p. 47, <i>verso</i>.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote461" +name="footnote461"><b>Note 461: </b></a><a href="#footnotetag461"> +(retour) </a> Le texte dit: ferrée de plaisir; <i>ferrata di piacer</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote462" +name="footnote462"><b>Note 462: </b></a><a href="#footnotetag462"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i12"> <i>Ch'amor m'ancide</i></p> + <i>Che mi salisce con tanti sospiri<br> + Che l'anima ne va di fuor fuggendo.</i> +</div></div> + +Dans le sonnet: <i>Signore, io son colui</i>, etc. (<i>Ibid.</i> p. 48)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote463" +name="footnote463"><b>Note 463: </b></a><a href="#footnotetag463"> +(retour) </a> <i>Hora sen'esce lo sospiro mio</i>, etc. (<i>Ibid.</i> p. 53.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote464" +name="footnote464"><b>Note 464: </b></a><a href="#footnotetag464"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ahime, ch'io veggio per entro un pensiero<br> + L'anima stretta nelle man d'amore</i>, etc. +<p class="i20"> (Recueil de 1527, p. 55.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote465" +name="footnote465"><b>Note 465: </b></a><a href="#footnotetag465"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Madonna, la biltà vostra infollìo<br> + Si gli occhi mici</i>, etc. (<i>Ibid.</i> p. 54, <i>verso</i>.) +</div></div> +</blockquote> + +<p>Quelquefois on croit entendre, ou à peu près; on voit un sentiment +personnifié qui agit et qui parle; on est même touché par le mouvement +du style, par la vivacité des tours, et par l'harmonie des vers; mais le +fait est qu'on n'a rien lu de clair, d'intelligible et de naturel, que +l'esprit et le cœur n'ont, pour ainsi dire, vu et embrassé qu'un +fantôme. Je citerai pour exemple, ces deux sonnets qui se suivent, et +dont l'un est le complément nécessaire de l'autre. Ce sont à peu près +les plus agréables et les moins alambiques de cette partie du Recueil.</p> + +<p>Ier. <i>Sonnet</i>.--«O pitié<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a> +<a href="#footnote466"><sup class="sml">466</sup></a>! va, prends une forme visible, et couvre +si bien de tes vêtements ces messagers que j'envoie (ce sont ses vers), +qu'ils paraissent nourris et remplis de la force que Dieu t'a donnée! +Mais avant de commencer ta journée, tâche, s'il plaît à l'amour, +d'appeler à toi mes esprits égarés, et de leur faire approuver ce +message. Quand tu verras de belles femmes, tu les aborderas, car c'est à +elles que je t'adresse; et tu leur demanderas audience. Dis ensuite à +ceux que j'envoie: jetez-vous à leurs pieds, et dites-leur de la part de +qui vous venez, et pourquoi. O belles! écoutez ces humbles interprètes!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote466" +name="footnote466"><b>Note 466: </b></a><a href="#footnotetag466"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Moviti, pietate, e và incarnata</i>, etc. +<p class="i14"> (<i>Ibid.</i> p. 51, <i>verso</i>.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>IIe. <i>Sonnet</i>.--«Un homme, dont le nom indique la privation des +jouissances de l'amour<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a> +<a href="#footnote467"><sup class="sml">467</sup></a>, et riche seulement de tristesse et de +douleur, nous envoie vers vous, comme vous l'a dit la pitié. Il se +serait présenté lui-même devant vous, s'il avait encore son cœur; mais +il est avili par la crainte, et la douleur lui trouble l'esprit. Si vous +le voyiez de près, il vous ferait trembler vous-mêmes, tant la pitié est +visible dans tous ses traits. Ah! ne lui refusez pas la merci qu'il +implore; c'est par vous qu'il espère sortir de peine, et c'est ce qui +attache encore à la vie son âme désolée.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote467" +name="footnote467"><b>Note 467: </b></a><a href="#footnotetag467"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Homo, lo cui nome per effetto<br> + Importa povertà di gìoì' d'amore</i>, etc. +<p class="i20"> (Recueil de 1527.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>La pitié que le poëte charge de porter ses vers, de les présenter aux +belles, amies de sa maîtresse, et ces vers jetés à leurs pieds, qui +parlent et intercèdent pour lui, voila ce que l'on croit saisir dans ces +deux sonnets, qui ne manquent au reste ni de grâce, ni d'harmonie; mais +au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire? et qu'y a-t-il de vraiment +amoureux dans de pareils vers d'amour? C'est cependant presque toujours +ainsi que ce poëte s'exprime quand il se plaint ou quand il cherche à +plaire; mais quand il se fâche, il parle plus clairement, et son dépit +s'énonce avec plus de naturel que son amour. Je pourrais citer pour +preuve, un sonnet qui commence par ce vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Gia trapassato oggi è l'undecimo anno</i><a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a> +<a href="#footnote468"><sup class="sml">468</sup></a> +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote468" +name="footnote468"><b>Note 468: </b></a><a href="#footnotetag468"> +(retour) </a> + <i>Rime di diversi antichi autori toscani</i>, réimpression de +Venise, 1740, p. 164.</blockquote> + +<p>Il finit par des injures contre les femmes<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a> +<a href="#footnote469"><sup class="sml">469</sup></a>, qu'on ne pardonnerait +pas à un homme qui ne serait pas en colère, mais qu'elles pardonnent +facilement elles-mêmes, quand cette colère est, comme il arrive souvent, +une preuve d'amour. <i>Cino</i> fut mis, comme nous l'avons vu dans sa vie, à +une épreuve plus cruelle; il perdit sa chère <i>Selvaggia</i>, et quelques +sonnets qu'il fit après sa mort, ont aussi plus de naturel et de vérité +que les autres. On a fait la même observation sur Pétrarque, après la +mort de Laure. Mais personne n'a observé, du moins en Italie, que l'un +des sonnets de <i>Cino</i>, faits depuis son malheur<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a> +<a href="#footnote470"><sup class="sml">470</sup></a>, a été imité, ou +plutôt étendu et paraphrasé par Pétrarque, dans une de ses <i>canzoni</i> les +plus célèbres, celle où il cite l'amour devant le tribunal de la +raison<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a> +<a href="#footnote471"><sup class="sml">471</sup></a>. La scène, le dialogue, le fond des idées, la décision sont +les mêmes, comme on le verra quand nous en serons aux poésies de +Pétrarque. On ne sera pas surpris, sans doute, qu'un poëte, quelque +grand qu'il soit, ait emprunté quelque chose d'un autre poëte; mais +peut-être le sera-t-on que, dans de si nombreux et de si volumineux +commentaires sous lesquels on a comme écrasé les poésies de Pétrarque, +personne n'ait fait la remarque d'une si évidente conformité<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a> +<a href="#footnote472"><sup class="sml">472</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote469" +name="footnote469"><b>Note 469: </b></a><a href="#footnotetag469"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Cieco è qualunque de' mortali agnogna<br> + In donna ritrovar pietate e fede.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<a name="n9" id="n9"></a> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote470" +name="footnote470"><b>Note 470: </b></a><a href="#footnotetag470"> +(retour) </a> Il commence par ce vers: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Mille dubbj in un dì, mille querele.</i> +</div></div> + +<p>Muratori le cite avec de grands éloges, <i>Perfetta poesia</i>, P. II, p. 273 +et suiv.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote471" +name="footnote471"><b>Note 471: </b></a><a href="#footnotetag471"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Quel antico mio dolce empio signore</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote472" +name="footnote472"><b>Note 472: </b></a><a href="#footnotetag472"> +(retour) </a> M. <i>Giamb. Corniani</i> est le premier auteur italien qui +l'ait faite. (Voy. <i>I secoli della Letteratura italiana</i>, etc., Brescia, +1805, t. I, p. 261.) Et ce qui rend cela plus étonnant, c'est que les +Mémoires pour la vie de Pétrarque sont fort connus depuis long-temps en +Italie, et que l'abbé de Sade a fait le premier cette remarque, t. I, p. +46, note.</blockquote> + +<p>Deux de ces sonnets paraissent avoir été faits lorsque <i>Cino</i> fut revenu +de France. En passant l'Apennin, peut-être pour aller à Bologne, il +visita le tombeau de <i>Selvaggia</i>. «Jamais, dit-il, dans l'un de ces +sonnets adressé au Dante, jamais ni pélerin, ni aucun autre voyageur ne +suivit son chemin avec des yeux si tristes et si chargés de douleur que +moi, lorsque je passai l'Apennin<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a> +<a href="#footnote473"><sup class="sml">473</sup></a>. J'ai pleuré ce beau visage, ces +tresses blondes, ce regard doux et fin, que l'amour remet devant mes +yeux, etc.» Il dit, dans l'autre sonnet: «J'allai sur la haute et +heureuse montagne, où j'adorai, où je baisai la pierre sacrée<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a> +<a href="#footnote474"><sup class="sml">474</sup></a>; je +tombai sur cette pierre, hélas! où l'honnêteté même repose. Elle enferma +la source de toutes les vertus, le jour où la dame de mon cœur, naguère +remplie de tant de charmes, franchit le cruel passage de la mort. Là, +j'invoquai ainsi l'Amour: Dieu bienfaisant, fais que d'ici la mort +m'attire à elle, car c'est ici qu'est mon cœur: mais il ne m'entendit +pas; je partis en appelant <i>Selvaggia</i>, et je passai les monts avec les +accents de la douleur.» Cette douleur ingénieuse, et cependant profonde, +intéresse; et quand on pense que le poëte, qui est allé nourrir ses +regrets, et donner l'essor à son génie sur ce tombeau, était un grave +jurisconsulte, un savant professeur, qui allait peut-être en ce moment +mettre le dernier sceau à sa renommée, par son commentaire sur le +Code<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a> +<a href="#footnote475"><sup class="sml">475</sup></a>, on se sent doublement intéressé par ce mélange de +sensibilité, de talent et de science.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote473" +name="footnote473"><b>Note 473: </b></a><a href="#footnotetag473"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Signore, e' non passò mai peregrino,</i> etc. +<p class="i4"> (<i>Rime di diversi antichi, etc.</i>, réimpr. 1740, p. 340.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote474" +name="footnote474"><b>Note 474: </b></a><a href="#footnotetag474"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Io fu' in sull' alto, e'n sul beato monte,<br> + Ove adorai baciando il santo sasso,</i> etc. + + (<i>Ibid.</i> p. 164.) +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote475" +name="footnote475"><b>Note 475: </b></a><a href="#footnotetag475"> +(retour) </a> Voyez ci-dessus, p. 296.</blockquote> + +<p>Je trouve un autre sonnet de <i>Cino</i>, dont le tour est vif, le sentiment +vrai, et l'expression naturelle; il ne serait pas indigne de Pétrarque, +si l'auteur, qui s'était imposé la tâche de le faire tout entier sur +deux seules rimes, n'y eût pas employé quelques adverbes, et surtout +<i>malvagiamente</i>, que Pétrarque, je crois, n'y eût pas mis. Voici le sens +du sonnet de <i>Cino</i>: «Homme égaré, qui marches tout pensif, +qu'as-tu<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a> +<a href="#footnote476"><sup class="sml">476</sup></a>? quel est le sujet de ta douleur? que vas-tu méditant dans +ton âme? pourquoi tant de soupirs et tant de plaintes? Il ne semble pas +que tu aies jamais senti aucun des biens que le cœur sent dans la vie. +Il paraît au contraire à tes mouvements, à ton air, que tu meurs +douloureusement; si tu ne reprends courage, tu tomberas dans un +désespoir si funeste, que tu perdras et ce monde-ci et l'autre. Invoque +la pitié; c'est elle qui te sauvera. Voilà ce que me dit la foule émue +qui m'environne.» Ce dernier vers qui applique tout d'un coup au poëte +ce qu'on croit, dans tout le cours du sonnet, que le poëte, lui-même, +adresse à un inconnu, ajoute aux autres mérites de cette petite pièce, +celui de l'originalité. On peut distinguer encore dans ces poésies, une +ode ou <i>canzone</i> sur la mort de l'empereur Henri VII<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a> +<a href="#footnote477"><sup class="sml">477</sup></a>, qui ne manque +ni de naturel ni de noblesse, et deux <i>canzoni</i> satiriques; l'une contre +les Blancs et les Noirs de Florence<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a> +<a href="#footnote478"><sup class="sml">478</sup></a>, qui n'est pas d'un sel bien +piquant, l'autre adressée au Dante<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a> +<a href="#footnote479"><sup class="sml">479</sup></a>, où il y en a davantage; elle +est dirigée contre une ville où le poëte s'ennuie, et cette ville est +Naples<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a> +<a href="#footnote480"><sup class="sml">480</sup></a>, quoique aucun des auteurs qui ont parlé de <i>Cino</i>, ne dise +qu'il y ait voyagé<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a> +<a href="#footnote481"><sup class="sml">481</sup></a>. Ou c'est une particularité de sa vie qui leur a +échappé, ou cette satire que les anciens recueils lui attribuent, n'est +pas de lui.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote476" +name="footnote476"><b>Note 476: </b></a><a href="#footnotetag476"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Homo smarrito, che pensaso vai</i>, etc. +<p class="i14"> (Recueil de l'<i>Allacci</i>, p. 279.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote477" +name="footnote477"><b>Note 477: </b></a><a href="#footnotetag477"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>L'alta virtù che si ritrasse al cielo</i>, etc. +<p class="i8"> (Recueil de l'<i>Allacci</i>, p. 264 et suiv.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote478" +name="footnote478"><b>Note 478: </b></a><a href="#footnotetag478"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Si m'ha conquiso la selvaggia gente</i>, etc.<br> + (<i>Rime dì diversi, etc.</i> 1740, p. 172.) +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote479" +name="footnote479"><b>Note 479: </b></a><a href="#footnotetag479"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Deh quando rivedrò 'l dolce paese<br> + Di Toscana gentile? etc.</i> +<p class="i10"> (<i>Ibid.</i> pag. 171.)</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote480" +name="footnote480"><b>Note 480: </b></a><a href="#footnotetag480"> +(retour) </a> Il le dit positivement à la fin: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Vera satira mia, va per lo mondo<br> + E di Napoli conta, etc.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote481" +name="footnote481"><b>Note 481: </b></a><a href="#footnotetag481"> +(retour) </a> M. Ciampi, dans ses <i>Mém. della Vita di M. Cino</i>, parle +bien d'un Voyage à Naples, mais il fonde l'idée de ce voyage sur cette +satire même, et n'en dit rien autre chose.</blockquote> + +<p>Ces mêmes recueils contiennent encore des vers de quelques autres poëtes +du même âge, qui eurent plus ou moins de réputation; un <i>Benuccio +Salimbeni</i>, un <i>Bindo Bonichi</i>, un <i>Antonio da Ferrara</i>, un <i>Franscesco +degli Albizzi</i>, un <i>Sennuccio del Bene</i>, intime ami de Pétrarque, avec +qui tous les autres eurent aussi des liaisons d'amitié. Ce qui reste +d'eux nous les fait voir tous occupés du même sujet, qui est l'amour, et +l'on pourrait en quelque sorte les croire tous amoureux du même objet, +puisqu'aucun d'eux ne dit le nom de sa maîtresse, aucun ne la peint sous +des traits particuliers et sensibles; tous parlent de même de leurs +peines, de leurs soupirs, de leur vie languissante, de la mort qu'ils +implorent, de la pitié qu'on leur refuse, du feu qui les brûle et du +froid qui les glace. Ils suivent obstinément les fausses routes que les +premiers poëtes leur avaient ouvertes dans le treizième siècle. Ils s'y +engagent plus avant: ils défigurent de plus en plus l'expression d'un +sentiment dont ils parlent sans cesse et qu'ils ne peignent jamais: ils +s'écartent de plus en plus de la nature.</p> + +<p>Un grand poëte qui les surpassa tous, fut entraîné trop souvent par leur +exemple; mais lors même qu'il n'écouta comme eux que son esprit, il y +joignit ce qu'ils n'avaient pas, le génie. Il eut ce qui ne leur +manquait pas moins, un sentiment profond dont son esprit; son +imagination et son cœur furent pénétrés toute sa vie; partout où il fut +vrai, touchant, mélancolique, il le fut avec un charme que personne, +excepté Dante, n'avait donné avant lui aux affections douces et tristes. +C'est là ce qui fait aujourd'hui la gloire poétique de Pétrarque, mais +il s'en faut bien que ce soit là tout ce que nous devons considérer en +lui. Le poëte le plus aimable de son siècle, fut à la fois un personnage +politique, un philosophe supérieur aux vaines arguties de l'école, un +orateur éloquent, un érudit zélé pour la gloire des anciens, mais +surtout curieux de tout ce qui pouvait servir à celle de son pays, de +son siècle, et à l'instruction des hommes de tous les pays et de tous +les temps.</p> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>CHAPITRE XII.</h3> + +<h4>PÉTRARQUE.</h4> + +<p class="mid"><i>Notice sur sa Vie</i><a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a> +<a href="#footnote482"><sup class="sml">482</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote482" +name="footnote482"><b>Note 482: </b></a><a href="#footnotetag482"> +(retour) </a> Il existe un grand nombre de Vies de Pétrarque. La plus +complète est celle que l'abbé de Sade, qui était de la famille de Laure, +a donné sous le titre de <i>Mémoires pour la Vie de Pétrarque</i>, Amsterdam, +1764--1767, 3 vol. in-4°. Tout ce qu'on a écrit depuis en français, sur +le mème sujet, en est tiré. Mais quelque soin que l'abbé de Sade eût mis +à ses recherches, il lui est échappé des inexactitudes et des erreurs, +qui se sont multipliées par les copies qu'on en a faites. Il n'y a donc +point encore en français de Vie exacte de Pétrarque: c'est ce qui m'a +engagé à donner plus d'étendue à celle-ci. <i>Tiraboschi</i>, en +reconnaissant le mérite et l'utilité du travail de l'abbé de Sade, a +relevé ses fautes avec cette saine critique qui le distingue. (Voy. la +Préface du tome V de son <i>Histoire de la Littér. ital.</i>; et dans ce même +volume, tout ce qui a rapport à Pétrarque.) M. <i>Baldelli</i> a publié +depuis à Florence un fort bon ouvrage, intitulé: <i>Del Petrarca e delle +sue opere</i>, 1797, in-4°., dans lequel il ajoute encore à tout ce que +l'abbé de Sade et Tiraboschi avaient donné de plus satisfaisant et de +meilleur; il a puisé comme eux, mais avec une attention nouvelle, dans +la source la plus riche et la plus pure, les œuvres mêmes de Pétrarque, +et il a consulté des manuscrits qu'ils avaient ignorés. J'ai tiré +principalement de ces trois auteurs la notice que l'on va lire: je l'ai +revue, ayant sous les yeux les œuvres latines de Pétrarque, imprimées, +et de précieux manuscrits. Quelque jugement que l'on porte de la manière +dont j'ai traité ce sujet intéressant, on peut du moins, d'après les +garants que je présente, être parfaitement assuré de l'exactitude et de +la vérité des faits. Ceux dans lesquels je ne m'accorde pas avec l'abbé +de Sade et les autres biographes français, ont été rectifiés ou ajoutés +par <i>Tiraboschi</i> et <i>Baldelli</i>. J'ai cru inutile de noter en détail ces +variantes; mais il est bon qu'on en soit averti.</blockquote> + +<br> +<h4>SECTION I<sup>re.</sup></h4> + +<p class="mid"><i>Depuis sa naissance jusqu'à l'an</i> 1348.</p> +<br> + +<p>La vie de la plupart des hommes célèbres dans les lettres et dans les +arts est peu fertile en événements. Le biographe, qui veut y donner +quelque étendue, est obligé de suppléer à la sécheresse du sujet par les +accessoires dont il l'embellit. Leurs études et leurs travaux +littéraires en font presque le seul fond; et l'Histoire ne peut pas en +tirer un grand parti, si ces études et ces travaux n'ont pas exercé une +grande influence sur les lumières de leur siècle. Les sentiments et les +passions qui les ont agités ont peu d'intérêt, quand ils n'en ont pas +fait le sujet de leurs ouvrages, quand il n'y a pas eu chez eux un +rapport immédiat entre les affections du cœur et les créations du génie: +ces affections sont mises au rang des faiblesses peu dignes d'occuper +une place dans le souvenir des hommes, lorsque ce n'est pas par +l'expression de ces faiblesses mêmes que ceux qui les ont eues s'y sont +placés.</p> + +<p>Il en est tout autrement de la vie de Pétrarque. Evénements, travaux, +passions, tout y intéresse; la carrière d'un homme, qui joua un rôle sur +le théâtre du monde, est en même temps celle d'un savant, littérateur et +philosophe; et les agitations d'une âme tendre et d'un cœur passionné, +quittent en lui le caractère du roman et prennent celui de l'histoire, +parce que ses longues et constantes amours furent l'éternel objet de ses +chants, et par ceux-ci la source même de sa gloire. L'embarras que je +dois éprouver en traitant un sujet si riche est donc de le resserrer +dans de justes bornes; je dois l'assortir à la nature de cet ouvrage +plus qu'à celle du sujet, et ne pas demander à l'attention tout ce +qu'elle m'accorderait sans doute, mais aux dépens des autres objets qui +nous appellent. Vouloir tout dire en trop peu d'espace m'exposerait à +une sécheresse de faits et de style que le nom même de Pétrarque +rendrait plus sensible; je choisirai donc, et je traiterai légèrement ce +qui n'influa ni sur les progrès de son siècle, ni sur les productions de +son génie, pour développer davantage ce qui, sous ces deux rapports, +appartient à l'histoire du cœur humain ou à celle des lettres.</p> + +<p>La famille de Pétrarque était ancienne et considérée à Florence, non par +les titres, les grands emplois ou les richesses, mais par une grande +réputation d'honneur et de probité, qui est aussi une illustration et un +patrimoine. Son père était notaire, comme l'avaient été ses aïeux; et +cette fonction était alors relevée par tout ce que la confiance publique +peut avoir de plus honorable. Il se nommait <i>Pietro</i>; les Florentins qui +aiment à modifier les noms, pour leur donner une signification +augmentative ou diminutive, l'appelèrent <i>Petracco</i>, <i>Petraccolo</i>, parce +qu'il était petit.</p> + +<p><i>Petracco</i> était ami du Dante, et du parti des Blancs comme lui. Exilé +de Florence en même temps et par le même arrêt, il partagea avec lui les +dangers d'une tentative nocturne que les Blancs firent, en 1304, pour y +rentrer<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a> +<a href="#footnote483"><sup class="sml">483</sup></a>. Il revint tristement à Arezzo, où il s'était réfugié avec +sa femme <i>Eletta Canigiani</i>. Il trouva que, dans cette même nuit, si +périlleuse pour lui, elle lui avait donner un fils, après un +accouchement difficile qui avait mis aussi sa vie en danger. Ce fils +reçut le nom de François, <i>Francesco di Petracco</i>, François, fils de +<i>Petracco</i>. Dans la suite, dès qu'il commença à rendre ce nom célèbre, +on changea par une sorte d'ampliation ce <i>di Petracco</i> en <i>Petrarcha</i>, +et ce fut le nom qu'il porta toujours depuis.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote483" +name="footnote483"><b>Note 483: </b></a><a href="#footnotetag483"> +(retour) </a> Pendant la nuit du 19 au 20 juillet.</blockquote> + +<p>Sept mois après, sa mère eut la permission de revenir à Florence; elle +se retira à <i>Incisa</i>, dans le Val d'Arno, où son mari avait un petit +bien. C'est là que Pétrarque fut élevé jusqu'à sept ans. Son père +s'étant alors établi à Pise, y appela sa famille, et y donna pour +premier maître à son fils un vieux grammairien nommé <i>Convennole da +Prato</i>, mais il n'y resta pas long-temps. Les espérances qu'il avait +fondées sur l'empereur Henri VII, pour rentrer dans sa patrie, furent +détruites par la mort de ce prince; alors <i>Petracco</i> partit pour +Livourne avec sa femme et ses deux fils (car il en avait eu un second +nommé Gérard); ils s'embarquèrent pour Marseille, y arrivèrent après un +naufrage où ils faillirent tous périr, et se rendirent de Marseille à +Avignon<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a> +<a href="#footnote484"><sup class="sml">484</sup></a>. Clément V venait d'y fixer sa cour; c'était le refuge des +Italiens proscrits: <i>Petracco</i> espéra y trouver de l'emploi: mais la +cherté des logements et de la vie l'obligea peu de temps après à se +séparer de sa famille, et à l'envoyer à quatre lieues de là, dans la +petite ville de Carpentras. Pétrarque y retrouva son premier maître +<i>Convennole</i>, alors fort vieux, toujours pauvre, et qui, là comme en +Italie, enseignait aux enfans la grammaire et ce qu'il savait de +rhétorique et de logique. <i>Petracco</i> y venait souvent visiter ses +enfants et sa femme. Dans un de ces voyages, il eut le désir d'aller +avec un de ses amis voir la fontaine de Vaucluse que son fils a depuis +rendue si célèbre. Ce fils, alors âgé de dix ans, voulut y aller avec +lui. L'aspect de ce lieu solitaire le saisit d'un enthousiasme au-dessus +de son âge, et laissa une impression ineffaçable dans cette âme sensible +et passionnée avant le temps.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote484" +name="footnote484"><b>Note 484: </b></a><a href="#footnotetag484"> +(retour) </a> 1313.</blockquote> + +<p>C'était avec cette même ardeur qu'il suivait ses études. Il eut bientôt +devancé tous ses camarades. Mais des études purement littéraires ne +pouvaient lui procurer un état. Son père voulut qu'il y joignit celle du +droit, et surtout du droit canon qui était alors le chemin de la +fortune. Il l'envoya d'abord à l'Université de Montpellier, où le jeune +Pétrarque resta quatre ans sans pouvoir prendre de goût pour cette +science, et sentant augmenter de plus en plus celui qu'il avait pour les +lettres, surtout pour Cicéron, à qui, dès ses premières années, il avait +voué une sorte de culte. Cicéron, Virgile et quelques autres auteurs +anciens, dont il s'était fait une petite bibliothèque, le charmaient +plus que les Décrétales; <i>Petracco</i> l'apprend, part pour Montpellier, +découvre l'endroit où son fils les avait cachés dès qu'il avait appris +son arrivée, les prend et les jette au feu; mais le désespoir et les +cris affreux de son fils le touchent; il retire du feu, et lui rend à +demi-brûlés, Cicéron et Virgile. Pétrarque ne les en aima que mieux et +n'en conçut que plus d'horreur pour le jargon barbare et le fatras des +canonistes.</p> + +<p>De Montpellier, son père le fit passer à Bologne<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a> +<a href="#footnote485"><sup class="sml">485</sup></a>, école beaucoup +plus fameuse, mais qui ne lui profita pas davantage, malgré les leçons +de Jean d'Andréa, ce célèbre professeur en droit dont j'ai parlé +précédemment<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a> +<a href="#footnote486"><sup class="sml">486</sup></a>. Le poëte <i>Cino da Pistoia</i> était aussi alors +jurisconsulte à Bologne; ce fut le goût de la poésie, et non celui des +lois, qui lia Pétrarque avec lui. Ce goût se développait en lui de plus +en plus; il n'en avait pas moins pour la philosophie et pour +l'éloquence. Il avait vingt ans, et aucune autre passion ne le dominait +encore. Ce fut alors qu'ayant appris la mort de son père, il revint de +Bologne à Avignon, où, peu de temps après, il perdit aussi sa mère, +morte à trente-huit ans. Son frère Gérard et lui restèrent avec un +médiocre patrimoine, que l'infidélité de leurs tuteurs diminua encore: +ils spolièrent la succession et laissèrent les deux pupilles sans +fortune, sans appui, sans autre ressource que l'état +ecclésiastique<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a> +<a href="#footnote487"><sup class="sml">487</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote485" +name="footnote485"><b>Note 485: </b></a><a href="#footnotetag485"> +(retour) </a> 1322.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote486" +name="footnote486"><b>Note 486: </b></a><a href="#footnotetag486"> +(retour) </a> Voyez ci-dessus, pag. 299.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote487" +name="footnote487"><b>Note 487: </b></a><a href="#footnotetag487"> +(retour) </a> 1326.</blockquote> + +<p>Jean XXII occupait alors à Avignon la chaire pontificale. Sa cour était +horriblement corrompue; et la ville, comme il arrive toujours, s'était +réglée sur ce modèle. Dans cette dépravation des mœurs publiques, +Pétrarque, à vingt-deux ans, livré à lui-même, sans parens et sans +guide, avec un cœur sensible et un tempérament plein de feu, sut +conserver les siennes; mais il ne put échapper aux dissipations qui +étaient l'occupation générale de la cour et de la ville. Il fut +distingué dans les sociétés les plus brillantes, par sa figure, par le +soin qu'il prenait de plaire, par les grâces de son esprit, et par son +talent poétique, dont les premiers essais lui avaient déjà fait une +réputation dans le monde. Ils étaient pourtant en langue latine; mais +bientôt, à l'exemple du Dante, de <i>Cino</i> et des autres poëtes qui +l'avaient précédé, il préféra la langue vulgaire, plus connue des gens +du monde, et seule entendue des femmes. Des études plus graves +remplissaient une partie de son temps. Il le partageait entre les +mathématiques, qu'il ne poussa cependant pas très-loin, les antiquités, +l'histoire, l'analyse des systèmes de toutes les sectes de philosophie, +et surtout de philosophie morale. La poésie, et la société, où il +jouissait de ses succès, occupaient tout le reste.</p> + +<p>Jacques Colonne, l'un des fils du fameux Etienne Colonne qui était +encore à Rome le chef de cette famille et de ce parti, vint s'établir à +Avignon peu de temps après Pétrarque. Ils avaient déjà été compagnons +d'études à l'Université de Bologne. C'était un jeune homme accompli, qui +réunissait au plus haut degré les agréments de la personne, les +qualités de l'esprit et celles du cœur. Ils se retrouvèrent avec un +plaisir égal dans le tumulte de la cour d'Avignon, et la conformité des +caractères et des goûts forma entre eux une amitié aussi solide +qu'honorable pour tous les deux. Mais l'amitié, l'étude et les plaisirs +du monde ne suffisaient pas pour remplir une âme aussi ardente: il lui +manquait un objet à qui il pût rapporter toutes ses pensées comme tous +ses vœux, le fruit de ses études, et cet amour même pour la gloire, qui +semble vide et presque sans but dans la jeunesse, quand il n'est pas +soutenu par un autre amour. Il vit Laure, et il ne lui manqua plus +rien<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a> +<a href="#footnote488"><sup class="sml">488</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote488" +name="footnote488"><b>Note 488: </b></a><a href="#footnotetag488"> +(retour) </a> 6 avril 1327.</blockquote> + +<p>Laure, dont le portrait séduisant est épars dans les vers qu'elle lui a +inspirés, et qui ressemblait; dit-on, à ce portrait, était fille +d'Audibert de Noves, chevalier riche et distingué. Elle avait épousé, +après la mort de son père, Hugues de Sade, patricien, originaire +d'Avignon, jeune, mais peu aimable et d'un caractère difficile et +jaloux. Laure, qui avait alors vingt ans<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a> +<a href="#footnote489"><sup class="sml">489</sup></a>, était aussi sage que +belle; aucune espérance coupable ne pouvait naître dans le cœur du jeune +poëte. La pureté d'un sentiment que ni le temps, ni l'âge, ni la mort +même de celle qui en était l'objet ne purent éteindre, a trouvé beaucoup +d'incrédules: mais on est aujourd'hui forcé de reconnaître, d'une part, +que ce sentiment fut très-réel et très-profond dans le cœur de +Pétrarque; de l'autre, que si Pétrarque toucha celui de Laure, il +n'obtint jamais d'elle rien de contraire à son devoir. Chanter dans ses +vers l'objet qu'il avait choisi, sans doute s'efforcer de lui plaire, +suivre ses études, cultiver des relations utiles et surtout l'amitié des +Colonne, tel fut, pendant trois ans, tout l'emploi de la vie de +Pétrarque. Jacques Colonne ayant obtenu l'évêché de Lombès, pour prix +d'une action téméraire, qui était plutôt d'un guerrier que d'un +prêtre<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a> +<a href="#footnote490"><sup class="sml">490</sup></a>, arracha enfin son ami à cette vie obscure et sédentaire, et +l'emmena dans son évêché<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a> +<a href="#footnote491"><sup class="sml">491</sup></a>. Pétrarque aimait à changer de lieu: +d'ailleurs, il combattait de bonne foi sa passion pour Laure: il crut y +faire, en s'éloignant, une diversion utile, et satisfaire à la fois par +ce voyage, la curiosité, la raison et l'amitié.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote489" +name="footnote489"><b>Note 489: </b></a><a href="#footnotetag489"> +(retour) </a> Elle était née en 1307.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote490" +name="footnote490"><b>Note 490: </b></a><a href="#footnotetag490"> +(retour) </a> Ce fut lui qui, étant chanoine de Saint-Jean de Latran +(en même temps qu'il l'était de Sainte-Marie-Majeure, de Cambrai, de +Noyon et de Liége), lorsque l'empereur Louis de Bavière était à Rome, où +il venait de faire déposer Jean XXII, osa paraître dans la place +Saint-Marcel, suivi de quatre hommes masqués, lire publiquement la bulle +d'excommunication et de destitution que le pape avait lancée contre +l'empereur, le déclarer déchu du trône, afficher lui-même cette bulle à +la porte de l'église, soutenir à haute voix que le pape Jean était +catholique et pape légitime, que celui qui se disait empereur ne l'était +pas, mais qu'il était excommunié avec ses adhérents, et qu'il offrait, +lui, Jacques Colonne, de prouver ce qu'il disait, par raisons, et l'épée +à la main, s'il le fallait, en lieu neutre. Il monta ensuite à cheval, +et s'enfuit à Palestrine, sans que personne osât s'y opposer, et sans +être atteint par les gens de l'Empereur, qui apprit ce trait d'audace +lorsqu'il était à Saint-Pierre, et qui donna inutilement ordre d'en +arrêter l'auteur. Ce fut pour cette action plus chevaleresque +qu'apostolique, que ce brave chanoine eut l'évêché de Lombès (Voy. Jean +Villani, <i>Istor.</i>, l. X, c. 71.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote491" +name="footnote491"><b>Note 491: </b></a><a href="#footnotetag491"> +(retour) </a> 1330.</blockquote> + +<p>Lombès, petite ville mal bâtie, et non moins mal située, eût été pour +lui une triste prison, sans la société du jeune prélat et de deux hommes +du plus haut mérite qu'il y avait menés avec lui. L'un était un +gentilhomme romain nommé <i>Lello</i>; l'autre, né sur les bords du Rhin, +près Bois-le-Duc, s'appelait Louis. Pétrarque en fit ses amis les plus +intimes. Ce sont eux qu'il désigne si souvent dans ses lettres, l'un +sous le nom de Lœlius, et l'autre sous celui de Socrate. Après un été +aussi agréable qu'il pouvait l'être dans une telle ville, et loin de +Laure, il revint à Avignon avec l'évêque, qui le présenta comme son +meilleur ami à son frère aîné, le cardinal Jean Colonne.</p> + +<p>Ce cardinal ne ressemblait point à la plupart de ses confrères. Il était +tout ce que l'évêque de Lombès promettait d'être un jour, et joignait à +la plus grande simplicité de mœurs, la dignité du caractère et un esprit +aussi délicat qu'éclairé. Il goûta Pétrarque, le logea dans son palais, +et l'admit dans sa société particulière. C'était le rendez-vous de tout +ce qu'il y avait à la cour d'Avignon d'étrangers distingués par leur +rang, leurs talens et leur savoir; et c'est dans ce cercle choisi que +Pétrarque acheva son éducation par celle du monde. Il jouit dans peu de +l'amitié de tous les frères du cardinal, et bientôt après de celle du +chef même de cette famille illustre. Étienne Colonne vint passer +quelques mois à Avignon<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a> +<a href="#footnote492"><sup class="sml">492</sup></a>; l'esprit, l'humeur et les manières de +notre poëte lui inspirèrent une telle tendresse, qu'il ne mit presque +plus de différence entre lui et ses enfants. Pétrarque, déjà passionné +pour l'Italie et pour la grandeur de l'ancienne Rome, puisa dans les +entretiens familiers de ce vieux Romain, un nouvel amour pour sa patrie, +et une aversion plus forte pour tout ce qui pouvait en prolonger les +malheurs, ou en obscurcir la gloire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote492" +name="footnote492"><b>Note 492: </b></a><a href="#footnotetag492"> +(retour) </a> 1331.</blockquote> + +<p>Cependant son amour pour Laure prenait chaque jour plus de forces. A la +ville, à la campagne, dans le monde et dans la solitude, il ne +paraissait plus occupé d'autre chose. Tout lui en retraçait l'image; et +confondant cet amour avec celui de la gloire poétique, le nom de Laure +lui rappelait la laurier qui en est l'emblême; la vue ou l'idée même +d'un laurier le transportait comme celle de Laure. Ses vers, où il +retraçait toutes les petites scènes d'un amour dont ils étaient les +seuls interprètes, jouent trop souvent sur cette équivoque; mais, comme +beaucoup d'autres jeux de son esprit, celui-ci trouve une sorte d'excuse +dans cette préoccupation continuelle du même sentiment et du même objet.</p> + +<p>Laure l'évitait, ou par prudence, ou peut-être pour qu'il la cherchât +davantage. Il ne la voyait point chez elle. L'humeur jalouse de son mari +ne l'aurait pas souffert. Les sociétés de femmes, les assemblées, les +promenades champêtres étaient les seuls lieux où il pût la voir; et +partout il la voyait briller parmi ses compagnes, et les effacer par ses +grâces naturelles et par l'élégance de sa parure. Ses assiduités étaient +remarquées; Laure se crut obligée à plus de réserve encore, et même de +rigueur. Pétrarque fit un effort pour se distraire d'une passion qui ne +lui causait plus que des peines. Il entreprit un long voyage, et ayant +obtenu, sous différents prétextes, l'agrément de ses protecteurs et de +ses amis, il partit<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a> +<a href="#footnote493"><sup class="sml">493</sup></a>, traversa le midi de la France, vint à Paris, +qui lui parut sale, infect, et fort au-dessous de sa renommée, se rendit +en Flandre, parcourut les Pays-Bas, poussa jusqu'à Cologne, toujours, et +à chaque nouvel objet de comparaison, regrettant de plus en plus +l'Italie: de là, revenant à travers la forêt des Ardennes, il arriva à +Lyon, où il séjourna quelque temps, s'embarqua sur le Rhône, et rentra +enfin dans Avignon, après environ huit mois d'absence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote493" +name="footnote493"><b>Note 493: </b></a><a href="#footnotetag493"> +(retour) </a> 1333.</blockquote> + +<p>Il n'y trouva plus l'évêque de Lombès, que les affaires de sa famille +avaient appelé à Rome. Dans l'éloignement des empereurs et des papes, +les Colonne et les Ursins s'y disputaient le pouvoir. Deux factions +aussi acharnées que l'avaient été à Florence celle des Blancs et des +Noirs, y marchaient sous leurs enseignes. Le parti des Colonne l'avait +emporté dans des actions sanglantes; celui des Ursins méditait sa +vengeance; et Jacques Colonne était allé renforcer de ses conseils et de +son courage sa famille et son parti. L'absence n'avait pu ni guérir +Pétrarque de son amour, ni adoucir les rigueurs de Laure. Il la retrouva +aussi réservée, aussi sévère qu'auparavant. Ce fut alors qu'il prit plus +de goût pour la solitude et surtout pour le séjour enchanté de +Vaucluse<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a> +<a href="#footnote494"><sup class="sml">494</sup></a>. Il s'y retirait souvent: il errait au bord des eaux, dans +les bois, sur les montagnes. Il calmait les agitations de son ame en les +exprimant dans ses vers. Ceux qu'il fit à cette époque de sa vie ont +cette expression vraie et mélancolique qui ne peut venir que d'un cœur +profondément touché. Il cherchait inutilement des consolations dans la +philosophie; il essaya d'en trouver dans la religion. Il avait connu à +Paris un religieux augustin nommé Denis <i>de Robertis</i>, né au bourg +St.-Sépulcre près de Florence, l'un des plus savants hommes de son +temps, orateur, poëte, philosophe, théologien et même astrologue. Charmé +de trouver un compatriote dans un pays qu'il regardait comme barbare, il +lui avait ouvert son cœur: il lui écrivit d'Avignon, pour lui demander +des directions dans l'état de souffrance, d'anxiété et presque de +désespoir où il était réduit. Il en obtint sans doute de très-bons +conseils, et prit, pour se guérir de son amour, d'excellentes +résolutions; mais il suffisait d'un coup-d'œil de Laure pour les faire +évanouir. Une maladie singulière et presque pestilentielle, qui se +répandit alors dans le Comtat, pensa la lui ravir, et il l'en aima +encore davantage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote494" +name="footnote494"><b>Note 494: </b></a><a href="#footnotetag494"> +(retour) </a> 1334.</blockquote> + +<p>Le pape paraissait alors principalement occupé de deux grandes +entreprises; une nouvelle croisade et le rétablissement du saint-siège à +Rome. Dans la première, il fut joué par Philippe de Valois, qu'il en +avait déclaré le chef, et qui en profita pour se faire donner pendant +six ans les décimes du clergé de France; dans la seconde, il amusait +lui-même les Romains et les Italiens de belles promesses, qu'il était +résolu de ne point tenir. Pétrarque trouva dans ces deux projets +quelque diversion à son amour. Il eut, malgré ses lumières, la faiblesse +d'approuver le premier: son amour pour Rome lui fit épouser ardemment le +second; c'est sur les deux ensemble, mais particulièrement sur le projet +de croisade, qu'il adressa une de ses plus belles odes<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a> +<a href="#footnote495"><sup class="sml">495</sup></a> à son ami +l'évêque de Lombès.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote495" +name="footnote495"><b>Note 495: </b></a><a href="#footnotetag495"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O aspettata in ciel, beata e bella,<br> + Anima</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>La mort de Jean XXII fit évanouir ses espérances. Ce pape mourut à +quatre-vingt-dix ans, et conserva jusqu'à la fin sa force de tête et sa +vivacité d'esprit; homme simple dans ses mœurs, sobre, économe si l'on +veut, mais économe jusqu'à la plus sordide avarice de trésors acquis par +la simonie et par de criantes exactions<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a> +<a href="#footnote496"><sup class="sml">496</sup></a>. Entêté dans ses idées et +opiniâtre dans ses desseins, il ne put cependant réussir ni à déposer, +comme il le voulait, l'empereur Louis de Bavière, ni à détruire les +Gibelins en Italie, ni à faire adopter par l'Église son opinion sur la +<i>vision béatifique</i><a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a> +<a href="#footnote497"><sup class="sml">497</sup></a>. Il avait eu beau donner de bons bénéfices à +ceux qui lui apportaient en faveur de cette opinion quelques passages +des Pères, persécuter ceux qui l'attaquaient, les emprisonner ou les +citer et les rechercher sur leur foi, il y eut un soulèvement général +contre cette aberration de la sienne; son <i>infaillibilité</i> fut +contrainte d'avouer avant sa mort qu'elle avait été surprise, et il se +rétracta, comme d'une hérésie, de ce qu'il avait employé tant de +violence à faire adopter comme un point de doctrine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote496" +name="footnote496"><b>Note 496: </b></a><a href="#footnotetag496"> +(retour) </a> Il vendait ouvertement les bénéfices, et surtout les +évêchés, dont il s'attribua le premier la nomination, faite jusqu'alors +par les Églises. Avant de conférer les bénéfices, il les laissait vaquer +long-temps et en percevait les revenus, etc. Il amassa un trésor de +quinze millions de florins, selon quelques historiens, et de dix-huit +selon Jean Villani, qui le savait de son frère, banquier du pape à +Avignon, et l'un de ceux qui, après la mort de Jean XXII, furent +employés à compter ce trésor. On n'y comprend pas sept millions en +joyaux, argenterie et vases sacrés. Voyez Giov. Villani, <i>Istor</i>, lib. +XI, c. 19 et 201.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote497" +name="footnote497"><b>Note 497: </b></a><a href="#footnotetag497"> +(retour) </a> Il croyait, prêchait et soutenait que les ames des justes +ne jouiraient de la vision intuitive de Dieu, qu'ils ne verraient Dieu +face à face qu'après le jugement universel. En attendant, elles sont, +disait-il, sous l'autel, c'est-à-dire sous la protection de l'humanité +de J.-C. Il fondait son opinion sur ce passage de l'Apocalypse: <i>Vidi +animas interfectorum propter verbum Dei.</i> c. 6, v. 19. On dit que cette +opinion n'était pas nouvelle, et que S. Irenée, Tertullien, Origène, +Lactance, S. Hilaire, S. Chrysostôme, etc. avaient pensé comme lui. +<i>Mém. pour la Vie de Petr.</i> t. I, p. 252.</blockquote> + +<p>Jacques Fournier, son successeur sous le nom de Benoît XII, ne remplit +pas plus que lui le vœu de Pétrarque pour le retour de la cour romaine +en Italie, malgré une très-belle épître en vers latins, que le poëte lui +adressa sur ce sujet. Le nouveau pape lui en ôta même tout-à-fait +l'espoir par le soin qu'il prit le premier de bâtir à Avignon un palais +pontifical, et d'encourager, par son exemple, les cardinaux à y élever +pour eux des palais et des tours. Mais il fit pour la fortune de +Pétrarque, qui avait alors trente ans, ce que Jean XXII n'avait pas +fait; il lui donna un canonicat de Lombès et l'expectative d'une +prébende<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a> +<a href="#footnote498"><sup class="sml">498</sup></a>. Notre poëte acquit alors deux nouveaux amis dans Azon de +Corrège et Guillaume de <i>Pastrengo</i>, qui étaient venus défendre auprès +du pape les intérêts des seigneurs de Vérone contre les <i>Rossi</i>, au +sujet de la ville de Parme; et cette amitié, qui l'engagea, malgré son +aversion pour le barreau, à plaider en public pour Azon, personnellement +attaqué par Marsile <i>de Rossi</i>, lui fournit l'occasion de prouver qu'il +eût été le plus grand orateur de son temps, s'il n'eût mieux aimé en +être le plus grand poëte<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a> +<a href="#footnote499"><sup class="sml">499</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote498" +name="footnote498"><b>Note 498: </b></a><a href="#footnotetag498"> +(retour) </a> 1335.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote499" +name="footnote499"><b>Note 499: </b></a><a href="#footnotetag499"> +(retour) </a> <i>Mém. sur la Vie de Pétr.</i>, t. I, p. 274.</blockquote> + +<p>Parmi ces faveurs de la fortune et ce nouvel éclat de renommée, l'état +de son âme était toujours le même. Au moment où il concevait quelques +espérances, Laure les lui ôtait par de nouvelles rigueurs; et lorsqu'il +se voyait près de vaincre sa passion pour elle, une rencontre, un +regard, un mot plus favorable, le rendait plus amoureux que jamais. Il +prit enfin le parti de se réfugier auprès de son meilleur ami, l'évêque +de Lombès, et de l'aller trouver à Rome, où il était appelé depuis +long-temps. Il s'y rendit par mer, et, dans la traversée de Marseille à +<i>Civita-Vecchia</i> il ne s'occupa que de Laure. A son arrivée, la guerre +entre les Colonne et les Ursins remplissait la campagne de troupes des +deux partis. II se rendit d'abord au château de <i>Capranica</i>; l'évêque de +Lombès et son frère même, Etienne Colonne, sénateur, c'est-à-dire +magistrat suprême de Rome, vinrent l'y trouver, et l'emmenèrent à Rome +avec eux<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a> +<a href="#footnote500"><sup class="sml">500</sup></a>. Mais ni l'amitié de toute cette illustre famille, ni +l'admiration que lui inspirèrent les monuments de l'ancienne capitale du +monde, ne purent l'y retenir long-temps. Il reprit le chemin de la +France, et, après quelques voyages sur terre et sur mer, dont on ignore +également les détails et le but, il fut de retour à Avignon dans l'été +de la même année. Quelques mois après, ayant acheté à Vaucluse une +petite maison avec un petit champ, il alla s'y établir avec ses livres, +ses projets de travaux et d'études, et l'ineffaçable souvenir de Laure.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote500" +name="footnote500"><b>Note 500: </b></a><a href="#footnotetag500"> +(retour) </a> 1337.</blockquote> + +<p>Dans cette solitude profonde, pleine de ces beautés agrestes et sauvages +qui ne plaisent qu'aux cœurs sensibles, il resta une année entière, +seul, même sans domestiques, servi par un pauvre pêcheur, et seulement +visité de temps en temps par ses plus intimes amis. L'évêque de +Cavaillon, Philippe de Cabassole, fut bientôt du nombre; Vaucluse était +dans son évêché; il y avait même une maison de campagne. C'était un +homme distingué par ses talents et par l'étendue de ses connaissances; +c'était, comme dit Pétrarque, un petit évêque et un grand homme<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a> +<a href="#footnote501"><sup class="sml">501</sup></a>. +Ils étaient dignes l'un de l'autre; leur liaison ne tarda pas à devenir +une étroite amitié. Pétrarque était appelé de temps en temps à Avignon, +soit par quelques affaires, soit par ces impulsions secrètes qui nous +ramènent souvent, à notre insu, aux lieux mêmes que nous voulons fuir. +Laure qui l'aimait sans se l'avouer peut-être, et qui ne voulait pas le +perdre, employait dans ces petits voyages toutes ces innocentes ruses, +qui sont dit-on, le partage du sexe le plus faible, et qui lui donnent +tant d'empire sur celui qui se dit le plus fort. C'étaient autant +d'événements dans cette passion singulière qui n'en a point d'autres. +Pétrarque de retour dans sa solitude, livré à des agitations toujours +plus fortes, n'avait point de soulagement plus doux que d'épancher dans +ses poésies touchantes les sentiments dont il était comme oppressé. +Parmi celles de cette époque on distingue surtout ces trois célèbres +<i>canzoni</i> sur les yeux de Laure, que les Italiens appellent les trois +Sœurs, les trois Grâces, et dont ils ne parlent qu'avec un enthousiasme +qui ne permet ni la critique, ni même en quelque sorte l'examen.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote501" +name="footnote501"><b>Note 501: </b></a><a href="#footnotetag501"> +(retour) </a> <i>Purvo episcopo et magno viro.</i></blockquote> + +<p>Un autre art vint l'aider à retracer les traits de Laure; Simon de +Sienne, élève de <i>Giotto</i>, qui venait de mourir, fut appelé à Avignon, +pour embellir de quelques tableaux, le palais pontifical<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a> +<a href="#footnote502"><sup class="sml">502</sup></a>. Pétrarque +obtint de lui un petit portrait de sa maîtresse, et l'en paya par deux +sonnets qui, selon l'expression de Vasari, ont donné plus de renommée à +ce peintre, que n'auraient fait tous ses ouvrages. Laure consentit-elle +à se laisser peindre pour celui qui avait immortalisé sa beauté par des +traits plus durables; ou fut-elle peinte pour sa famille, et Pétrarque +obtint-il seulement du peintre, son ami, une copie de ce portrait; ou +enfin la figure de Laure, frappa-t-elle assez les yeux de Simon Sienne, +pour qu'il pût, après l'avoir vue, en fixer les traits sur la toile? +C'est ce que l'histoire ne dit pas. Ce que l'on sait, c'est qu'elle lui +parut assez belle pour qu'il en ait fait, dans la suite, sous diverses +formes, la figure principale de plusieurs de ses meilleurs tableaux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote502" +name="footnote502"><b>Note 502: </b></a><a href="#footnotetag502"> +(retour) </a> 1339.</blockquote> + +<p>L'étude n'est pas un remède contre l'amour, c'est au contraire +l'occupation qui s'allie le mieux avec lui; elle entretient l'esprit +dans un état de fermentation, elle lui donne une activité et des élans +qui le mettent en équilibre avec les mouvements du cœur. Dans ses +aspirations vers la gloire, elle promet un noble hommage à la beauté qui +en est digne; elle offre un moyen de plus d'obtenir et de fixer son +choix. Pétrarque, dans sa retraite de Vaucluse, n'oubliait point les +grands projets qu'il y avait apportés; il entreprit, en latin, une +Histoire romaine, depuis la fondation de Rome jusqu'à Titus; les études +qu'il fit pour l'écrire, l'enflammèrent d'une admiration nouvelle pour +Scipion l'Africain, qu'il avait préféré de tout temps à tous les autres +héros de Rome, et il conçut le plan d'un poëme épique en vers latins, +dont la seconde guerre d'Afrique lui fournit le sujet et le titre. Il se +mit aussitôt à l'ouvrage, et travailla avec tant d'ardeur, que, dans +l'espace d'une année, le poëme se trouva déjà assez avancé pour qu'il +pût le communiquer à ses amis. Un poëme de ce genre, était, à cette +époque, une chose si nouvelle, qu'elle devait exciter dans tous ceux qui +en entendraient parler, un redoublement d'admiration pour l'auteur. +Aussi, le bruit en fut à peine répandu, à peine eût-on pu juger par ses +poésies latines déjà connues, de la manière dont il pouvait traiter un +si beau sujet, qu'il devint l'objet de l'attention générale, et d'une +espèce de fanatisme qui lui faisait donner, sur de simples espérances, +les noms de sublime et de divin<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a> +<a href="#footnote503"><sup class="sml">503</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote503" +name="footnote503"><b>Note 503: </b></a><a href="#footnotetag503"> +(retour) </a> Tiraboschi, <i>Istoria della Letter. italiana</i>, t. V, l. +III, c. 2.</blockquote> + +<p>Mais il portait plus haut son ambition. Dès sa première jeunesse, il +avait aspiré à la couronne poétique. Il avait obtenu dans le cours de +ses études, si l'on en croit Selden<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a> +<a href="#footnote504"><sup class="sml">504</sup></a>, le degré de maître ou de +docteur en poésie; le souvenir des jeux capitolins, où les poëtes +étaient couronnés; la croyance populaire qu'Horace et Virgile l'avaient +été au Capitole, échauffaient son imagination, et lui inspiraient le +désir d'obtenir les mêmes honneurs: enfin le laurier avait pour lui un +attrait de plus par son rapport avec le nom de Laure; mais il était bien +difficile de faire revivre ces antiques usages dans une ville où l'on +n'avait plus depuis long-temps, d'activité que pour les troubles, où les +hommes, plongés dans l'ignorance et dans l'oisiveté d'esprit, n'avaient +plus ni admiration pour la poésie, ni estime pour les poëtes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote504" +name="footnote504"><b>Note 504: </b></a><a href="#footnotetag504"> +(retour) </a> <i>Titles of Honour</i>, t. III de ses Œuvres, cité par +Gibbon, <i>Decline and fall</i>, etc., c. 70.</blockquote> + +<p>Sa persévérance et celle de ses amis vinrent à bout de tous les +obstacles: cette couronne, objet de tous ses vœux, lui fut offerte par +une lettre du sénat romain. Il la reçut, à Vaucluse, le 23 août 1340, +et, circonstance bien remarquable, six ou sept heures après, le même +jour, il reçut une lettre pareille, du chancelier de l'Université de +Paris<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a> +<a href="#footnote505"><sup class="sml">505</sup></a>, qui lui proposait le même triomphe. Il donna la préférence à +Rome; mais il ne s'y rendit pas directement. Il s'embarqua pour Naples, +où la grande renommée du roi Robert et l'assurance d'en être bien reçu +l'attiraient. C'était, comme nous l'avons vu, le prince le plus célèbre +de l'Europe par son esprit, ses connaissances, et son amour éclairé pour +les lettres. L'opinion qu'on avait de lui en Italie, était telle, que +Pétrarque ne crut point avoir mérité la couronne qu'on lui décernait, si +Robert, après l'avoir examiné publiquement, ne prononçait qu'il en était +digne. Ce roi avait beaucoup contribué à la lui faire offrir. C'était +l'ami de Pétrarque, le bon père Denis, du bourg de Saint-Sépulcre, qui +lui avait ménagé la faveur de Robert, qui avait fait connaître au roi +ses ouvrages, et avait inspiré à ce monarque, une juste admiration pour +le génie de son ami. Robert passa de l'admiration à la confiance. Il +consulta par écrit Pétrarque, sur une épitaphe qu'il avait faite pour sa +nièce qui venait de mourir<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a> +<a href="#footnote506"><sup class="sml">506</sup></a>. Le poëte répondit au roi par de grands +éloges, et sema sa lettre de traits d'érudition et de philosophie, qui +ne pouvaient qu'augmenter l'opinion que Robert avait conçue de lui. Il +écrivit peu de jours après<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a> +<a href="#footnote507"><sup class="sml">507</sup></a> au père Denis, et lui dit +très-clairement, qu'occupé comme il l'était du projet d'obtenir le +laurier poétique, il ne voulait, tout considéré, le devoir qu'au roi +Robert<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a> +<a href="#footnote508"><sup class="sml">508</sup></a>. Cette résolution fut sans doute communiquée au roi. Robert +alors employa son influence, qui était toute puissante à Rome, pour +déterminer le sénat romain. Il désirait avec passion de connaître +personnellement Pétrarque. Il fut charmé de le voir arriver à sa cour, +et flatté du motif qui l'y amenait. Il lui fit l'accueil le plus +distingué, eut avec lui ces entretiens où chacun d'eux se confirma dans +l'opinion qu'il avait conçue de l'autre, et voulut le conduire lui-même +dans les environs de Naples, surtout à la grotte de Pausilippe, et au +prétendu tombeau de Virgile<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a> +<a href="#footnote509"><sup class="sml">509</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote505" +name="footnote505"><b>Note 505: </b></a><a href="#footnotetag505"> +(retour) </a> Robert de Bardi. Il était en même temps chancelier de +l'Église métropolitaine de Paris, place qu'il tenait du pape Benoît XII. +Robert de Bardi était Florentin, et ami de Pétrarque.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote506" +name="footnote506"><b>Note 506: </b></a><a href="#footnotetag506"> +(retour) </a> Elle se nommait Clémence, et était veuve de Louis X ou +Louis Hutin, roi de France.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote507" +name="footnote507"><b>Note 507: </b></a><a href="#footnotetag507"> +(retour) </a> La réponse au roi est du 26 décembre 1339, et la lettre +au père Denis, du 4 janvier suivant. La lettre de Robert ne s'est point +conservée; la réponse de Pétrarque et sa lettre au père Denis, ne se +trouvent ni dans l'édition de Bâle, ni dans celle de Genève; mais elles +sont dans le beau manuscrit, n°. 8568, de la Bibliothèque impériale, +<i>Familiar.</i> l. IV, ép. 1 et 2.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote508" +name="footnote508"><b>Note 508: </b></a><a href="#footnotetag508"> +(retour) </a> <i>Nosti enim quod de laurea cogito, quam, singula librans, +prœter ipsum de quo loquimur regem, nulli omninò mortalium debere +institui.</i> Loc. cit. ép. <span class="sc">i</span>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote509" +name="footnote509"><b>Note 509: </b></a><a href="#footnotetag509"> +(retour) </a> 1341.</blockquote> + +<p>Le roi fut curieux de connaître le poëme de l'Afrique. Pétrarque lui en +lut quelques livres, dont il fut si enchanté, qu'il témoigna le désir +d'en recevoir la dédicace. Le poëte promit, et il tint parole au prince, +même après sa mort. Robert ne se lassait point d'avoir avec lui, soit +des conférences publiques sur la poésie ou sur l'histoire, soit des +entretiens particuliers. Il en remportait chaque jour plus d'estime. +Voulant donner à ce sentiment un grand éclat, et répondre au vœu que +Pétrarque lui-même avait formé, il lui fit subir publiquement un examen +sur toutes sortes de matières de littérature, d'histoire et de +philosophie. Cet examen dura trois jours, depuis midi jusqu'au soir. Le +troisième jour il le déclara solennellement digne de la couronne +poétique, et consigna dans des lettres-patentes son examen et son +jugement. Dans son audience de congé, après lui avoir fait promettre +qu'il reviendrait bientôt le voir, le roi se dépouilla de la robe qu'il +portait ce jour-là, et la lui donna, en disant qu'il voulait qu'il en +fût revêtu le jour de son couronnement au Capitole: enfin, pour se +l'attacher au moins par un titre, il lui fit expédier un brevet de son +aumônier ordinaire.</p> + +<p>Dans un de leurs derniers entretiens Robert avait demandé à Pétrarque +s'il n'était jamais allé à la cour du roi de France, Philippe de Valois. +Le poëte lui répondit qu'il n'en avait jamais eu la pensée. Le roi +sourit, et lui en demanda la raison. C'est, dit Pétrarque, parce que je +n'ai pas voulu jouer le rôle d'un homme inutile et importun auprès d'un +roi étranger aux lettres. J'aime mieux être fidèle à l'alliance que j'ai +faite avec la pauvreté que de me présenter dans le palais des rois, où +je n'entendrais personne, et où personne ne m'entendrait. Il m'est +revenu, reprit Robert, que son fils aîné ne négligeait pas l'étude. Je +l'ai ouï dire aussi, répartit Pétrarque; mais cela déplaît au père, et +l'on assure, sans que je veuille le garantir, qu'il regarde les +précepteurs de son fils comme ses ennemis personnels; c'est ce qui m'a +ôté jusqu'à la plus légère tentation de l'aller voir. «Alors cette ame +généreuse, c'est Pétrarque lui-même qui le raconte ainsi<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a> +<a href="#footnote510"><sup class="sml">510</sup></a>, frémit et +se montra pénétrée d'horreur. Après un moment de silence, pendant lequel +il était resté les yeux fixés sur la terre et l'indignation peinte sur +le visage, il releva la tête en disant: «Telle est la vie des hommes, +telle est la diversité des jugements, des goûts et des volontés. Pour +moi, je jure que les lettres me sont beaucoup plus douces et plus chères +que ma couronne, et que s'il fallait renoncer à l'un ou à l'autre, je me +priverais plus volontiers de mon diadême que des lettres.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote510" +name="footnote510"><b>Note 510: </b></a><a href="#footnotetag510"> +(retour) </a> Ce récit intéressant termine le premier livre de ses +<i>Rerum memorandarum</i>, v. Éd. de Bâle, 1581, p. 405.</blockquote> + +<p>Pétrarque partit enfin de Naples, arriva à Rome le second jour, et fut +couronné solennellement deux jours après au Capitole<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a> +<a href="#footnote511"><sup class="sml">511</sup></a>. Revêtu de la +robe que le roi de Naples lui avait donnée, il marchait au milieu de six +principaux citoyens de Rome, habillés de vert, et précédés par douze +jeunes gens de quinze ans vêtus d'écarlate, choisis dans les meilleures +maisons de la ville. Le sénateur Orso, comte de l'Anguillara, ami de +Pétrarque, venait ensuite accompagné des principaux du conseil de ville, +et suivi d'une foule innombrable, attirée par le spectacle d'une fête +interrompue depuis tant de siècles. L'histoire en a conservé les +détails<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a> +<a href="#footnote512"><sup class="sml">512</sup></a>, qui occuperaient ici trop de place. Ils sont faits pour +enflammer l'imagination des amants de la gloire; mais la manière dont +Pétrarque envisageait ce triomphe dans sa vieillesse est capable de la +refroidir. «Cette couronne, écrivait-il<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a> +<a href="#footnote513"><sup class="sml">513</sup></a>, ne m'a rendu ni plus +savant, ni plus éloquent; elle n'a servi qu'a déchaîner l'envie contre +moi, et à me priver du repos dont je jouissais. Depuis ce temps, il m'a +fallu être toujours sous les armes; toutes les plumes, toutes les +langues étaient aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis; +j'ai porté la peine de mon audace et de ma présomption.» Au reste il est +peut-être aussi bon pour l'homme qu'inhérent à sa nature, d'éprouver de +fortes illusions dans sa jeunesse, et d'y renoncer à son déclin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote511" +name="footnote511"><b>Note 511: </b></a><a href="#footnotetag511"> +(retour) </a> Le jour de Pâques, 8 avril 1341.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote512" +name="footnote512"><b>Note 512: </b></a><a href="#footnotetag512"> +(retour) </a> Voy. <i>Rer. ital. script.</i>, vol XII, p. 540, B. C'est vers +la fin des fragments des Annales romaines de <i>Lodovico Monaldesco</i>. «<i>In +questo tempo</i>, dit l'annaliste, <i>misser Urso venne a coronar misser +Francesco Petrarca, nobile poeta et saputo, etc.</i>» Et il fait ensuite +la description de toute la cérémonie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote513" +name="footnote513"><b>Note 513: </b></a><a href="#footnotetag513"> +(retour) </a> <i>Senit.</i>, I. XV, ép. <span class="sc">i</span>.</blockquote> + +<p>Empressé de reparaître à Avignon avec sa couronne, Pétrarque en reprit +la route peu de jours après, mais par terre, et en traversant la +Lombardie. Il se détourna un peu pour aller voir à Parme son ami Azon de +Corrége et sa famille. C'était le moment où, après avoir commandé dans +cette principauté pour son neveu, <i>Mastino della Scala</i>, Azon venait de +s'en rendre maître sous prétexte de l'affranchir. Il retint Pétrarque +auprès de lui par tous les témoignages d'amitié, de confiance; il le +consultait sur son gouvernement, sur ses opérations, sur toutes ses +affaires; il ne lui parlait que du bonheur qu'il voulait répandre, que +de suppression d'impôts, de bonne administration, de libéralités, de +liberté; mais rien ne pouvait changer dans Pétrarque son goût pour le +recueillement, la méditation, la solitude. Dès qu'il pouvait disposer de +lui, il errait dans les environs de Parme avec ses deux compagnes +inséparables, la poésie et l'image de Laure. Il choisit dans la ville +même une petite maison avec un jardin et un ruisseau; il la loua +d'abord, l'acheta ensuite, et la fit rebâtir selon son goût. C'est là +qu'il termina son poëme de l'Afrique; c'est là qu'il aurait passé +l'année peut-être la plus heureuse de sa vie s'il n'y avait été troublé +presque coup sur coup par la perte de ses meilleurs amis.</p> + +<p>Le premier fut un de ses anciens camarades d'études à l'Université de +Bologne<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a> +<a href="#footnote514"><sup class="sml">514</sup></a>, et le second, le meilleur et le plus cher de tous, +l'évêque de Lombès. Pétrarque se disposait à l'aller rejoindre dans son +diocèse. Il le vit la nuit en songe; il lui vit la pâleur de la mort. +Frappé de cette vision, il en fit part à plusieurs amis. Vingt-cinq +jours après il apprit que Jacques Colonne était mort précisément le jour +où il lui était apparu. Un esprit faible eût tiré de là des +conséquences. La douleur n'égara point celui du poëte philosophe. «Je +n'en ai pas pour cela, écrivait-il, plus de foi aux songes que Cicéron +qui avait eu, comme moi, un rêve confirmé par le hasard.» Enfin son bon +père Denis du bourg Saint-Sépulcre, mourut aussi à Naples, peu de temps +après<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a> +<a href="#footnote515"><sup class="sml">515</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote514" +name="footnote514"><b>Note 514: </b></a><a href="#footnotetag514"> +(retour) </a> <i>Thomas Caloria</i>, de Messine.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote515" +name="footnote515"><b>Note 515: </b></a><a href="#footnotetag515"> +(retour) </a> 1342.</blockquote> + +<p>Ces pertes accumulées firent tant d'impression sur lui, qu'il ne +recevait plus de lettres sans trembler et sans pâlir<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a> +<a href="#footnote516"><sup class="sml">516</sup></a>. Il venait +d'être nommé archidiacre de l'église de Parme; il partageait son temps +entre ses études et les fonctions de sa place, entre son cabinet et son +église. Un événement imprévu l'obligea de repasser les Alpes. Benoît XII +était mort, et Clément VI lui avait succédé. Les Romains envoyèrent au +nouveau pape une députation solennelle, composée de dix-huit de leurs +principaux citoyens, pour lui demander plusieurs grâces, et surtout pour +tâcher d'obtenir de lui qu'il rapportât la tiare aux trois couronnes +dans la ville aux sept collines. Pétrarque, qui avait reçu lors de son +couronnement le titre de citoyen romain, fut du nombre de ces +ambassadeurs, et même chargé de porter la parole. Il quitta, mais à +regret, sa douce retraite, et s'acquitta de sa commission avec son +éloquence ordinaire, mais avec aussi peu de fruit pour l'objet qu'il +avait le plus à cœur, le retour du pape en Italie. Clément VI, né +Français<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a> +<a href="#footnote517"><sup class="sml">517</sup></a>, et élevé dans le grand monde, aimait le luxe et le +plaisir; ses manières étaient nobles et polies, son goût pour les +femmes, peu édifiant dans un pape, était accompagné d'autres goûts +délicats qui le rendaient un souverain très-aimable. Sa cour ne fut +guère plus vicieuse que les précédentes, cela eût été difficile, mais +elle fut plus agréable et plus brillante. Il récompensa Pétrarque de sa +harangue par un prieuré dans l'évêché de Pise<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a> +<a href="#footnote518"><sup class="sml">518</sup></a>; et, comme il avait +dans l'esprit toute la pénétration et la culture qui pouvaient lui faire +apprécier le premier homme de son siècle, il l'admit dans sa familiarité +et dans son commerce intime. Pétrarque crut pouvoir en profiter pour le +succès de ses vues sur l'Italie; mais il ne put réussir, même à lui +inspirer le désir de la voir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote516" +name="footnote516"><b>Note 516: </b></a><a href="#footnotetag516"> +(retour) </a> <i>Fam.</i>, l. IV, ép. 6.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote517" +name="footnote517"><b>Note 517: </b></a><a href="#footnotetag517"> +(retour) </a> Il se nommait Pierre Roger, et avait été chancelier de +France.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote518" +name="footnote518"><b>Note 518: </b></a><a href="#footnotetag518"> +(retour) </a> Le prieuré de <i>Migliarino</i>.</blockquote> + +<p>Il se délassait du spectacle de cette cour, scandaleux et fatigant pour +un esprit aussi sage, dans le commerce de ses deux amis, Lello et Louis, +qu'il nommait toujours Lœlius et Socrate. Il avait revu Laure; le temps, +la persévérance, la gloire qu'il avait acquise, la lui avaient rendue +plus favorable. Elle ne le fuyait plus; et lui, plus amoureux que +jamais, ne cherchait qu'elle dans le monde, ne rêvait qu'a elle dans la +solitude. Un de ses plus chers amis, <i>Sennuccio del Bene</i>, poëte +florentin, attaché au cardinal Colonne, et qui vivait dans la société de +Laure, était le confident de ses amours. Mais il n'eut jamais à lui +confier que des peines, des désirs, de faibles espérances; et, loin de +s'affaiblir, sa passion semblait s'accroître: et il aimait ainsi depuis +quinze ou seize ans<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a> +<a href="#footnote519"><sup class="sml">519</sup></a>. Il avait pourtant un autre confident que +<i>Sennuccio</i>, c'était le public, c'était le monde entier, où ses poésies +avaient rendu célèbre la beauté de Laure, la délicatesse, la durée; et, +si l'on ose ainsi parler, l'obstination de son amour pour elle. Tous +les étrangers qui venaient à Avignon voulaient la voir; mais déjà le +temps lui imprimait quelques unes de ses traces: quelque surprise +involontaire se mêlait à l'admiration de ceux qui la voyaient pour la +première fois. Pétrarque était aussi fort changé; mais son cœur était +toujours le même, et Laure était, à ses yeux, aussi belle et aussi +touchante que dans la fleur de la jeunesse et dans les premiers temps de +son amour.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote519" +name="footnote519"><b>Note 519: </b></a><a href="#footnotetag519"> +(retour) </a> 1343.</blockquote> + +<p>Une mission politique vint l'en distraire pour quelque temps. Le bon roi +Robert était mort, et n'avait laissé que deux petites filles, dont +l'aînée, Jeanne, avait été mariée à neuf ans avec André, fils du roi de +Hongrie, qui n'en avait que six. Il y avait dix ans de ce mariage, et +les deux jeunes époux, au lieu de prendre du goût l'un pour l'autre, +avaient conçu une aversion qui eut bientôt des suites funestes et +terribles. Robert leur avait laissé en mourant un conseil de régence. Le +pape, seigneur suzerain de Naples, prétendait que le gouvernement du +royaume lui appartenait pendant la minorité de Jeanne; et ce fut +Pétrarque qu'il choisit pour aller faire valoir ses droits. Le cardinal +Colonne, qui avait beaucoup servi à diriger ce choix, en profita, et +chargea l'envoyé du pape de solliciter la liberté de quelques +prisonniers injustement détenus dans les prisons de Naples. Pétrarque, +malgré son aversion pour la mer, prit cette voie, plus courte et plus +sûre, à cause des brigands qui continuaient d'infester l'Italie. Il +trouva la cour de Naples remplie d'intrigues et de divisions qui +présageaient de prochains orages, et gouvernée par un petit moine +cordelier, sale, débauché, cruel et hypocrite, que le roi de Hongrie +avait donné pour précepteur à son fils André, et dont je paraîtrais +former à plaisir le portrait hideux, si je copiais celui qu'en a laissé +Pétrarque<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a> +<a href="#footnote520"><sup class="sml">520</sup></a>. Ce moine, selon l'esprit des gens de sa robe, s'était +emparé du gouvernement des affaires; et c'est avec lui qu'un homme tel +que Pétrarque fut obligé de traiter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote520" +name="footnote520"><b>Note 520: </b></a><a href="#footnotetag520"> +(retour) </a> Pour qu'on ne croie pas que j'exagère, voici +textuellement ce portrait. <i>Nulla pictas, nulla veritas, nulla fides; +horrendum tripes animal, nudis pedibus, aperto capite, paupertate +superbum, marcidum deliciis vidi, homunculum vulsum ac rubicundum, +obesis clunibus, inopi vix pallio contectum, et bonam corporis partem +industriâ retegentem, utque in hoc habitu non solum tuos (nempe +cardinalis Joannis de Columna) sed romani quoque pontificis affatûs, +velut ex altâ sanctitatis speculâ insolentissimè contemnentem. Nec +miratus sum: radicatam in auro superbiam secum fert; multum enim, ut +omnium fama est, arca ejus et toga dissentiunt, etc.</i> Familiar. l, V, +ep. 3.</blockquote> + +<p>Il en fut reçu avec une hauteur et une dureté révoltantes. Pendant les +longueurs de ces deux négociations, il visita de nouveau les environs de +Naples, avec deux de ses amis, Jean <i>Barili</i> et <i>Barbato</i> de Sulmone. La +jeune reine, qui peut-être, sans les intrigues qui l'entouraient et les +mauvais conseils dont elle était obsédée, aurait eu un meilleur sort, +aimait les lettres. Elle eut quelques conversations avec Pétrarque, qui +lui donnèrent pour lui beaucoup d'estime. A l'exemple de son grand-père, +elle se l'attacha par le titre de son chapelain particulier. Mais ni +cette cour, ni les mœurs qu'il y voyait régner, ne pouvaient lui plaire. +Une fête où il fut entraîné sans en connaître l'objet, le décida à en +sortir. Il regardait la cour qui assistait à cette fête en grande pompe, +et entourée d'un peuple immense. Tout à coup il s'élève de grands cris +de joie, Pétrarque se détourne: il voit un jeune homme d'une beauté et +d'une force extraordinaires, couvert de poussière et de sang, qui vient +expirer presque à ses pieds. C'était un spectacle de gladiateurs. +L'horreur qu'il en conçut lui fit hâter son départ. Il n'avait +d'ailleurs pu rien obtenir pour l'élargissement des prisonniers. Quant à +l'affaire de la régence, sur le compte qu'il en avait rendu au pape, +Clément VI, après avoir cassé celle que le roi Robert avait établie, +venait d'envoyer un cardinal légat, pour prendre en son nom le +gouvernement de Naples, jusqu'à la majorité de la reine. Pétrarque put +alors quitter cette ville: il partit en détestant la barbarie de ses +habitants, qui, au lieu des vertus de l'ancienne Rome, n'imitaient que +sa férocité<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a> +<a href="#footnote521"><sup class="sml">521</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote521" +name="footnote521"><b>Note 521: </b></a><a href="#footnotetag521"> +(retour) </a><i>Famil</i>., l. V, ép. 5.</blockquote> + +<p>Il avait été dangereusement malade à Naples; le bruit de sa mort s'était +même répandu dans l'Italie: un médecin de Ferrare, qui était aussi +poëte, se hâta de faire à ce sujet un poëme allégorique et bizarre, +intitulé: <i>la Pompe funèbre de Pétrarque</i><a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a> +<a href="#footnote522"><sup class="sml">522</sup></a>. Cette triste folie +accrédita si bien le faux bruit de sa mort, qu'en revenant de Naples, il +fut pris par des hommes crédules pour un spectre ou pour une ombre, et +que plusieurs eurent besoin, pour le croire vivant, de joindre le +témoignage du toucher à celui des yeux. Il se rendit sans difficultés +jusqu'à Parme; mais là, il trouva le pays en feu, les Corrége divisés +entre eux, en guerre avec les princes voisins<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a> +<a href="#footnote523"><sup class="sml">523</sup></a>, et bloqués par une +armée ennemie; la Lombardie inondée de compagnies d'armes qui y +mettaient tout au pillage, enfin sa chère Italie en proie aux horreurs +des guerres de parti, et comme au temps des barbares, couverte de sang +en de ruines<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a> +<a href="#footnote524"><sup class="sml">524</sup></a>. Il ne pouvait, sans danger, ni rester à Parme, ni en +sortir. Il préféra ce dernier parti. Ce ne fut qu'avec des risques +infinis et après des accidents graves, qu'il parvint, pour ainsi dire, à +s'échapper de l'Italie. Il se revit avec enchantement dans cette ville +d'Avignon, dont il disait, écrivait et pensait tant de mal, et où il +revenait toujours. Il se hâta d'aller goûter quelque repos dans son +Parnasse transalpin, c'est ainsi qu'il nommait sa maison de Vaucluse. +Son Parnasse cisalpin était à Parme. La ville où habitait Laure, les +campagnes environnantes où elle se promenait souvent, donnèrent une +nouvelle ardeur à son amour, et rendirent à sa verve poétique son +heureuse fécondité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote522" +name="footnote522"><b>Note 522: </b></a><a href="#footnotetag522"> +(retour) </a> Ce médecin se nommait Antoine <i>de' Beccari</i>. Pétrarque +était depuis long-temps en liaison avec lui, et ne lui sut point mauvais +gré de cette plaisanterie; il y répondit même par un sonnet, qui est le +95e. du <i>Canzoniere</i>. La pièce d'Antoine, qu'on appelle communément +Antoine de Ferrare, se trouve dans le Recueil qui suit <i>la Bella Mano</i>, +éd. de Paris, 1595; elle commence par ce vers: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Io ho già letto il pianto de' Romani.</i> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote523" +name="footnote523"><b>Note 523: </b></a><a href="#footnotetag523"> +(retour) </a> Azon avait promis de remettre au bout de cinq ans la +ville de Parme à <i>Luchino Visconti</i>, qui lui en avait fait obtenir la +seigneurie: le terme arrivé, il la vendit au marquis de Ferrare. Cette +perfidie excita contre lui la haine des <i>Visconti</i>, et de leurs alliés +les <i>Gonzague</i>; c'était le sujet de cette guerre peu honorable pour les +<i>Corrége</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote524" +name="footnote524"><b>Note 524: </b></a><a href="#footnotetag524"> +(retour) </a> 1344.</blockquote> + +<p>Mais s'il était constant en amour, il avait dans l'esprit une agitation +qui le portait sans cesse à changer de lieu, et qui peut-être avait pour +première cause, son amour même. Cette passion, toujours au même degré de +force, et toujours aussi peu récompensée, lui paraissait peut-être moins +convenable dans un archidiacre de quarante ans. Plusieurs causes lui +rendaient le séjour d'Avignon de plus en plus insupportable. Le luxe et +le désordre des mœurs y étaient au comble: sa fortune n'y avançait +point, et son plus chaud protecteur lui-même, le cardinal Colonne, +n'avait encore rien fait pour lui: Ason de Corrége, réconcilié avec +<i>Mastino della Scala</i>, le pressait vivement de revenir. Il prit enfin le +parti de quitter pour toujours Avignon, Laure et Vaucluse. Il eut mille +peines à se séparer du cardinal sans rompre leur amitié. En prenant +congé de Laure, il la vit pâlir, et chancela dans résolutions; mais +enfin il partit<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a> +<a href="#footnote525"><sup class="sml">525</sup></a>, alla directement à Parme, où il resta peu de temps +pour ses affaires, et de là, s'embarqua sur le Pô; il descendit à +Vérone, où Azon l'attendait. A peine y était-il établi, que ses +incertitudes recommencèrent. Ses amis d'Avignon faisaient tous leurs +efforts pour l'y rappeler. L'un lui peignait la tristesse et les regrets +de Laure; l'autre le désir que le cardinal Colonne avait de le revoir; +un troisième, le même vœu formé par le pape, et le soin que ce pontife +prenait souvent de s'informer de sa santé. Pétrarque résista quelque +temps, mais il céda, comme il cédait toujours, et revint à Avignon par +la Suisse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote525" +name="footnote525"><b>Note 525: </b></a><a href="#footnotetag525"> +(retour) </a> 1345.</blockquote> + +<p>L'accueil que lui fit Clément VI, fut proportionné à la crainte qu'il +avait eue de le perdre, et aux progrès de sa renommée qui allait +toujours croissant. Il voulut le fixer par une faveur plus solide. La +charge de secrétaire apostolique était vacante, il la lui offrit. +C'était une place d'intime confiance et de grand crédit, mais laborieuse +et assujétissante; Pétrarque, qui ne voulait point de chaînes, même +dorées, la refusa. Ses autres chaînes, celles que son cœur ne pouvait +briser, devinrent plus légères au moment de son retour. Laure, charmée +de le revoir, le traita mieux; mais bientôt elle reprit ses rigueurs +accoutumées, et la lyre de Pétrarque ses chants plaintifs.</p> + +<p>Jamais elle ne fut plus fertile que cette année<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a> +<a href="#footnote526"><sup class="sml">526</sup></a>. Les moindres +bontés de Laure, et ses fréquentes sévérités, ses maladies, ses +chagrins, les petites querelles qui peuvent exister entre deux amants +qui se parlent à peine, tout dans cette imagination poétique, devenait +un sujet pour ses vers. Un hommage public que reçut la beauté de Laure, +lui en fournit un singulier. Charles de Luxembourg, qui fut peu de temps +après l'empereur Charles IV, était à Avignon. Parmi les fêtes qu'on lui +donna, il y eut un bal paré où l'on avait réuni toutes les beautés de la +ville et de la province. Charles, qui avait beaucoup entendu parler de +Laure, la chercha dans le bal, et l'ayant aperçue, il écarta, par un +geste, toutes les autres dames, s'approcha d'elle et lui baisa les yeux +et le front. Tout le monde applaudit, et Pétrarque, selon sa coutume, +célébra cet événement par un sonnet<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a> +<a href="#footnote527"><sup class="sml">527</sup></a>. Il avoue, dans le dernier +vers, que cet acte, un peu étrange, le <i>remplit d'envie</i><a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a> +<a href="#footnote528"><sup class="sml">528</sup></a>; le terme +est doux, pour exprimer un sentiment qui ne devait pas l'être. Il +fallait, on en conviendra, que l'illusion des priviléges du rang fût +bien forte, pour qu'un amant pût prendre plaisir à voir un prince jeune +et galant, imprimer un baiser sur le front et surtout sur les yeux de +sa maîtresse!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote526" +name="footnote526"><b>Note 526: </b></a><a href="#footnotetag526"> +(retour) </a> 1346.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote527" +name="footnote527"><b>Note 527: </b></a><a href="#footnotetag527"> +(retour) </a> <i>Real natura, angelico intelletto</i>, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote528" +name="footnote528"><b>Note 528: </b></a><a href="#footnotetag528"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>M'empiè d'invidia l'atto dolce e strano</i>, +</div></div> +</blockquote> + +<p>Telle était la mobilité du génie de Pétrarque et la souplesse de son +esprit, qu'il passait rapidement de ses rêveries d'amour à des études +graves, à des méditations philosophiques et même pieuses. Un voyage +qu'il fit à la Chartreuse de Moutrieu<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a> +<a href="#footnote529"><sup class="sml">529</sup></a>, où son frère Gérard avait +pris l'habit depuis cinq ans, lui laissa des impressions auxquelles il +obéit dès qu'il fut de retour à Vaucluse; il y composa un traité <i>du +Loisir des Religieux</i><a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a> +<a href="#footnote530"><sup class="sml">530</sup></a>, qu'il envoya aussitôt à ces bons pères, et +dont l'objet était de leur faire sentir les douceurs et les avantages de +leur état, comparé à la vie inquiète et agitée des gens du monde<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a> +<a href="#footnote531"><sup class="sml">531</sup></a>. +Que l'état monastique eût des avantages pour ceux qui le professaient, +quand ils avaient pu vaincre les affections les plus naturelles et les +plus douces, cela n'a jamais été mis en question; la vraie question +était de savoir de quelle utilité il pouvait être pour la société civile +qu'une classe nombreuse d'hommes jouit de tels avantages, en consommant +une partie considérable de ses produits, sans prendre la moindre part +aux travaux, aux dangers et aux agitations qu'elle impose. Mais cette +question est décidée, ou plutôt n'en est plus une depuis long-temps.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote529" +name="footnote529"><b>Note 529: </b></a><a href="#footnotetag529"> +(retour) </a> 1347.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote530" +name="footnote530"><b>Note 530: </b></a><a href="#footnotetag530"> +(retour) </a> <i>De otio religiosorum</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote531" +name="footnote531"><b>Note 531: </b></a><a href="#footnotetag531"> +(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétrarque</i>, t. II, p. 315.</blockquote> + +<p>Un objet plus grand et d'un plus haut intérêt, vint réclamer l'attention +de Pétrarque. On a vu quels avaient toujours été son amour pour +l'Italie, son admiration pour Rome, quels étaient ses vœux pour sa +prospérité et pour sa grandeur. Il crut qu'ils allaient être réalisés +par un homme qu'il connaissait, et que peut-être il avait entretenu +autrefois du désir d'une révolution pareille. Parmi les dix-huit +embassadeurs que la ville de Rome avait envoyés à Clément VI, et du +nombre desquels avait été Pétrarque, se trouvait un homme obscur, fils +d'un cabaretier et d'une porteuse d'eau, mais qui s'était donné à +lui-même une éducation au dessus de son état, et qui, dès sa jeunesse, +s'était rempli l'imagination des grands auteurs de l'ancienne Rome, et +de l'étude de ses vieux monuments. On l'appelait <i>Cola di Rienzi</i>, +c'est-à-dire Nicolas, fils de Laurent<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a> +<a href="#footnote532"><sup class="sml">532</sup></a>. Un enthousiasme égal pour +les mêmes objets, forma entre Pétrarque et lui, réunis dans la même +embassade, des liens assez étroits d'amitié. Depuis long-temps ils +s'étaient perdus de vue, lorsque Pétrarque apprit, d'abord par la voix +de la renommée, et ensuite par les couriers envoyés à la cour d'Avignon, +que ce Rienzi avait rétabli la liberté romaine, et chassé les nobles qui +en étaient les tyrans; qu'il avait été revêtu par le peuple d'une +dictature voilée sous la titre modeste du tribun; que son gouvernement +s'annonçait par une conduite ferme et des réglements sages; que ses vues +s'étendaient sur l'Italie entière; que déjà la plupart des villes, et +même par politique la plupart des princes, lui avaient adressé des +députations ou des lettres; qu'enfin Rome et l'Italie allaient sortir, +sous ses auspices, de l'état de trouble, de servitude et d'anarchie où +elles étaient plongées.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote532" +name="footnote532"><b>Note 532: </b></a><a href="#footnotetag532"> +(retour) </a> <i>Filius Laurentii</i>; par corruption en latin <i>Rentii</i>, en +vulgaire <i>Renzi</i> et <i>Rienzi</i>.</blockquote> + +<p>Transporté de joie à ces nouvelles, il écrivit à Rienzi, une lettre +éloquente, pour le féliciter de ses succès, et l'encourager dans son +entreprise. Il le défendit avec toute la chaleur et l'énergie de la +persuasion et de l'amitié à la cour du pape. La première impression y +avait été celle d'une terreur panique, et malgré les moyens adroits que +le Tribun avait employés pour se rendre cette cour favorable, il s'en +fallait beaucoup qu'il obtînt une approbation aussi générale que l'avait +été la terreur. Bientôt les folies de Rienzi diminuèrent encore le +nombre de ses partisans, et redonnèrent à ses ennemis plus d'audace. +Pétrarque les ignorait ou refusait d'y croire, et continuait de +correspondre avec lui sur le ton de l'amitié, de l'approbation et du +conseil. Il voulut aller lui-même le diriger et le soutenir. Tous ses +anciens motifs pour s'établir définitivement en Italie, se présentèrent +de nouveau à son esprit. Ses amis de Lombardie et de Toscane, +renouvelèrent leurs instances. Il dit encore une fois adieu à ceux +d'Avignon, à son Parnasse de Vaucluse, au pape, au cardinal Colonne, à +sa chère Laure. Il la vit dans un cercle de femmes où elle allait +ordinairement; elle était sans parure, sérieuse et pensive. Son air +était plus triste encore qu'à leurs premiers adieux. Son amant ému +jusqu'aux larmes, se retira sans rien dire, en s'efforçant de les +cacher. Laure le suivit avec un regard si pénétrant et si tendre, qu'il +fut toujours gravé dans sa mémoire et dans son cœur. De tristes +présentiments semblaient dire à l'un et à l'autre qu'ils ne se verraient +plus.</p> + +<p>En arrivant à Gênes, d'où il comptait aller à Florence, Pétrarque apprit +que son tribun ne faisait plus à Rome, que des folies. Il changea +d'avis, se rendit à Parme, et des nouvelles plus tristes encore lui +annoncèrent le massacre de tous les nobles romains et celui de la +famille presque entière des Colonne, fait par les ordres de Rienzi. +Cette catastrophe lui causa la plus vive douleur, mais il ne perdait pas +encore l'espérance de voir Rome libre, et il aurait tout souffert à ce +prix. Aucune illustre famille, écrivait-il, ne m'est aussi chère dans +le monde; mais la république; mais Rome; mais l'Italie, me sont encore +plus chères<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a> +<a href="#footnote533"><sup class="sml">533</sup></a>. Il ne garda cependant pas long-temps l'illusion qui +lui faisait supporter ce désastre. La chute de Rienzi était inévitable; +il tomba, et <i>son œuvre fantastique</i>, comme l'appelle Villani<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a> +<a href="#footnote534"><sup class="sml">534</sup></a>, fut +renversée avec lui. Pétrarque, tristement détrompé, passa de Parme à +Vérone. Il y éprouva, le 25 janvier 1348, une secousse de ce terrible +tremblement de terre dont parlent tous les historiens de ce temps. La +superstition crut qu'il avait était annoncé par une colonne de feu qu'on +avait vue à Avignon, environ un mois auparavant sur le palais du pape; +elle put aussi le regarder comme l'annonce d'une calamité la plus +terrible, de cette peste affreuse qui, après avoir dévasté l'Asie, et +ravagé les côtes d'Afrique, apportée de là en Sicile, se répandit cette +même année en Italie, en Espagne, en France, et changea partout en +déserts les villes et les campagnes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote533" +name="footnote533"><b>Note 533: </b></a><a href="#footnotetag533"> +(retour) </a> <i>Famil.</i>, l. II, ép. 16. <i>Nulla toto orbe principum +familia carior, carior tamen respublica, carior Roma, carior Italia.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote534" +name="footnote534"><b>Note 534: </b></a><a href="#footnotetag534"> +(retour) </a> <i>Per li savi è discreti si disse in fino allora che la +detta impresa del tribuno era una opera fantastica e da poco durare.</i> + +<span class="rig"> + (L. XII, c. 89.) +</span> +</blockquote> + +<p>Pendant les premiers mois de cette fatale année, lorsque la peste +n'avait fait encore que peu de progrès, Pétrarque fit de petits voyages +à Parme, à Padoue, partout accueilli par l'admiration et par l'amitié. +De retour à Vérone, il perd plusieurs de ses amis; il apprend que la +contagion a gagné le Comtat; il se rappelle dans quel état il a laissé +ce qu'il a de plus cher au monde. Des pressentiments funestes, des +songes lugubres, de continuelles terreurs l'agitent. L'esprit toujours +tendu sur Avignon, l'âme élancée, pour ainsi dire, vers son malheur, il +voudrait hâter les courriers; mais les communications sont rompues, les +courriers n'arrivent qu'avec d'insupportables lenteurs. Le 19 mai, il +espérait encore; et depuis plus de quarante jours l'objet de tant +d'espérances et de tant de craintes n'était plus. Laure était morte, le +6 avril, environnée à ses derniers moments de ses parentes, de ses +amies, qui bravaient, pour lui rendre ces tristes devoirs, l'effrayante +contagion dont elle mourait victime, tant elle était bonne et aimable +pour elles, tant elle avait su s'en faire aimer! Par une fatalité +singulière, elle mourut dans le même mois, le même jour et à la même +heure que Pétrarque l'avait vue pour la première fois. Que devint-il à +cette affreuse nouvelle? Personne n'a entrepris de le peindre; mais le +reste de sa vie prouve quelle fut sa douleur; il ne cessa, jusqu'à la +fin, de s'occuper de Laure. Ses souvenirs, ses regrets, ses chants s'en +nourrirent sans cesse. Il perdit avec elle ce qui lui restait de goût +dans le monde; il en prit un plus vif pour la retraite et pour la +solitude, où il pouvait ne s'entretenir que d'elle, et où il la +retrouvait toujours.</p> + +<p>On voudrait connaître l'objet d'une passion si constante; on désirerait +pouvoir se le représenter sous des traits sensibles, et il n'est point +d'imagination qui n'essaie de s'en tracer le portrait; mais +l'imagination peut s'en épargner les frais. Ce portrait est répandu dans +des poésies où il est à l'abri du temps et des siècles. En le +dépouillant de ses ornemens, ou, si l'on veut, de ses exagérations +poétiques, et ne laissant que ce qui paraît être l'exacte vérité, on +voit que Laure était une des plus aimables et des plus belles femmes de +son temps. Ses yeux étaient à-la-fois brillants et tendres, ses sourcils +noirs et ses cheveux blonds; son teint blanc et animé, sa taille fine, +souple et légère: sa démarche, son air avaient quelque chose de céleste. +Une grâce noble et facile régnait dans toute sa personne. Ses regards +étaient pleins de gaîté, d'honnêteté, de douceur. Rien de si expressif +que sa physionomie, de si modeste que son maintien, de si angélique et +de si touchant que le son de sa voix. Sa modestie ne l'empêchait pas de +prendre soin de sa parure, de se mettre avec goût, et lorsqu'il le +fallait avec magnificence. Souvent l'éclat de sa belle chevelure était +relevé d'or ou de perles; plus souvent elle n'y mêlait que des fleurs. +Dans les fêtes et dans le grand monde, elle portait une robe verte +parsemée d'étoiles d'or, ou une robe couleur de pourpre, bordée d'azur +semé de roses, ou enrichie d'or et de pierreries. Chez elle, et avec ses +compagnes, délivrée de ce luxe, dont on faisait une loi dans des cercles +de cardinaux, de prélats et à la cour d'un pape, elle préférait, dans +ses habits, une élégante simplicité.</p> + +<p>Avec tout ce qui inspire les désirs, Laure avait ce qui les contient et +ce qui imprime le respect. Ses yeux semblaient purifier l'air autour +d'elle, et rien que de chaste comme elle n'aurait osé l'approcher. Elle +n'était pourtant pas insensible. Sa pâleur, sa tristesse quand son amant +s'éloignait d'elle, quelques mots, quelques doux reproches dont on voit +les traces dans les vers de Pétrarque, et quelques particularités que +l'on peut recueillir dans ses autres ouvrages, le prouvent assez; mais +jamais l'impression qu'un si long amour, des soins si soutenus et si +tendres, firent sur son cœur, ne coûtèrent rien à sa sagesse. Tout +l'esprit naturel que peut avoir une femme, toute l'adresse qu'elle peut +employer pour retenir en même temps qu'elle enflamme, pour alimenter +l'espérance sans donner des droits, elle sut en faire usage; et c'est +ainsi qu'elle parvint à captiver, pendant vingt ans, le plus grand génie +et l'homme le plus passionné de son siècle.</p> + +<p>J'ai déjà dit que la pureté de ce sentiment a trouvé un grand nombre +d'incrédules. Ajoutons que malheureusement elle en doit trouver plus que +jamais. Les preuves en sont pourtant irrécusables; mais pour les +connaître il faut lire, ce qui fatigue beaucoup d'esprits; et pour les +admettre il faut avoir en soi l'amour du beau et de l'honnête, devenu +plus rare encore que le goût de la lecture et de l'étude. On avait cru +que la corruption des mœurs était au comble quand on parvint à jeter du +ridicule sur la vertu; il était cependant encore un degré de plus à +atteindre: on ne prend la peine de se moquer que de ce qui existe, et la +vertu a cessé d'être un ridicule aux yeux du monde, en devenant pour lui +un être de raison. Il est vrai qu'il ne s'agit pas seulement ici de +croire à une affection vertueuse et délicate, mais au sacrifice absolu +des penchants que la nature donne, que l'on peut combattre sans doute, +mais que l'on est plus sûr de vaincre dans l'absence des passions et +dans le silence du cœur, que dans cette fermentation des sens, source +première et compagne presque toujours inséparable de l'amour. Ce ne +serait pas faire injure à la noblesse de cette passion et à sa pureté, +que d'examiner ce qui put la maintenir si long-temps dans des bornes si +aisées à franchir; on pourrait rechercher ce qui la rend vraisemblable, +sans l'admirer, sans la respecter moins, et l'expliquer ne serait pas +l'avilir; mais ces explications pourraient nous mener loin, et +conviendraient d'ailleurs moins ici que dans un cours de philosophie +morale. Tenons-nous-en donc à deux faits, qui peut-être font +disparaître de cet amour une partie de ce qu'il y a de romanesque et de +merveilleux, mais qui, en le ramenant au vrai, le rendent aussi plus +croyable.</p> + +<p>Laure avait un mari dont son cœur n'avait pas fait choix; mais cette +union lui imposait des devoirs: non-seulement elle était mère, mais, par +une fécondité peu commune, elle le fut onze fois, et neuf de ses enfants +lui survécurent. Il ne manquait à la prospérité de son hymen que +l'amour; et si celui de Pétrarque toucha son cœur, il est aisé de +concevoir comment, parmi tant de soins domestiques, et de si fréquentes +épreuves pour sa santé, elle ne permit à ce sentiment de lui offrir que +les seules consolations dont elle eût besoin. Pétrarque était libre; la +licence des mœurs de ce siècle ne faisait pas regarder comme un obstacle +aux jouissances les fonctions ecclésiastiques dont il était revêtu. Son +tempérament le portait aux plaisirs de l'amour, comme la sensibilité de +son âme le rendait susceptible de ses plus douces émotions. Quelque +délicate que soit dans toutes ses poésies l'expression de son amour, on +voit que si Laure lui eût permis quelques espérances, il les eût portées +très-loin: un sentiment purement platonique ne donne point les +agitations et le trouble où on le voit sans cesse plongé. Si l'on peut +croire que, dans ses vers, c'était plutôt la chaleur de l'imagination +que le désordre des sens et les tourmentes du cœur qui lui dictaient +des expressions si passionnées, qu'on lise ses lettres et ses autres +œuvres latines; on y verra que partout et à tout propos, du ton le plus +sérieux et le plus sincère, il se plaint de ces combats qu'il éprouve, +de ces mouvements impétueux qui le bouleversent, et de ces feux qui le +consument.</p> + +<p>Enfin, il le faut avouer, il chercha, sinon un remède, au moins une +diversion à cette passion si impérieuse et si violente, dans quelques +liaisons passagères dont il rougissait sans doute, puisque nulle part il +n'en a nommé les objets, quoiqu'il parle, dans plusieurs endroits de ses +lettres, de deux enfants naturels qui en avaient été le fruit. Je sais +ce qu'en lisant ceci on en peut tirer d'avantages, et contre Pétrarque, +et en général contre les hommes; je ne défendrai ni sa cause ni la +nôtre; et c'est encore une question à renvoyer au cours de philosophie +morale. Mais que conclure de ces faits? que Laure ne lui permit jamais, +qu'il ne se permit jamais avec elle que l'expression d'un amour pur; que +cet amour fit quelquefois le tourment, mais encore plus le bonheur comme +la gloire de sa vie; que ce fut, comme il l'avoue cent fois, ce qui le +retira des sentiers du vice, et ce qui le maintint dans le chemin de la +vertu; que s'il eut la faiblesse de céder à l'entraînement des sens, à +celui de l'exemple, et peut-être à d'autres séductions, il se releva +toujours, soutenu comme il l'était, par un sentiment qui ne pouvait +admettre long-temps ce bas et impur alliage; qu'enfin si l'on refusait +de croire à une passion de vingt années, exempte d'erreurs et de désirs +vulgaires, ces erreurs et ces désirs dirigés vers un autre objet, +doivent lui concilier plus de croyance; mais que dans un amour si +constant, exprimé avec tant d'élévation et tant de charme, avec des +couleurs si vives, si fort au-dessus des conceptions ordinaires, si +dignes d'un objet céleste et presque divin, il reste encore, malgré ces +faiblesses, un phénomène du génie et du cœur qui dut remplir d'un noble +orgueil l'âme de Laure, et que lui envieront sans doute à jamais toutes +les femmes aimables, fières et sensibles.</p> +<br> +<h4>SECTION DEUXIÈME.</h4> + +<p class="mid"><i>Depuis 1348 jusqu'à la mort de Pétrarque. Son influence<br> sur l'esprit de +son siècle et sur la renaissance des lettres.</i></p> + +<p>Pétrarque pleurait depuis deux mois la mort de Laure, quand une autre +perte douloureuse lui fit verser de nouvelles larmes. Le cardinal +Colonne, son protecteur et son ami, mourut à Avignon<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a> +<a href="#footnote535"><sup class="sml">535</sup></a>, soit de la +peste, qui emporta cette année cinq cardinaux, soit des suites du +profond chagrin que lui donna la catastrophe ou sa famille presque +entière avait péri. De toute cette famille, peu de temps auparavant si +nombreuse et si puissante, il ne restait donc plus que le vieux Étienne +Colonne. Ainsi se vérifia une prédiction singulière de ce vieillard, +dont Pétrarque nous a conservé le souvenir. Plus de dix ans auparavant, +Étienne s'entretenait librement avec lui à Rome, sur ses affaires +domestiques, sur les guerres dans lesquelles il s'était engagé avec les +Ursins, et qui pouvaient être, après sa mort, pour sa famille, un +héritage de haines, de querelles et de dangers. Après s'être expliqué +franchement sur tous les autres points: «Quant à ma succession, +ajouta-t-il, en regardant fixement Pétrarque, et les yeux mouillés de +larmes, je voudrais, je devrais en laisser une à mes enfants; mais les +destins en ont disposé autrement. Par un renversement de l'ordre de la +nature, que je ne saurais trop déplorer, c'est moi, c'est ce vieillard +décrépit que vous voyez, qui héritera de tous ses enfants<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a> +<a href="#footnote536"><sup class="sml">536</sup></a>.» Il ne +leur survécut pas de beaucoup, et mourut lui-même peu de temps après.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote535" +name="footnote535"><b>Note 535: </b></a><a href="#footnotetag535"> +(retour) </a> 1348.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote536" +name="footnote536"><b>Note 536: </b></a><a href="#footnotetag536"> +(retour) </a> <i>Famil.</i>, l. VIII, ép. <span class="sc">i</span>.</blockquote> + +<p>La mort du cardinal Colonne dispersa les amis que Pétrarque avait encore +auprès de lui. Socrate resta à Avignon, d'où il fit de nouveaux efforts +pour y rappeler son ami. Un Romain, nommé Luc Chrétien, à qui Pétrarque +avait résigné son canonicat de Modène, quand il fut fait archidiacre de +Parme, et Mainard Accurse, descendant du fameux jurisconsulte de +Florence, retournèrent en Italie pour le voir et s'arranger avec lui sur +le plan de vie qu'ils devaient suivre<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a> +<a href="#footnote537"><sup class="sml">537</sup></a>. Le jour qu'ils arrivèrent à +Parme, il en était parti pour un petit voyage à Padoue et à Vérone. +Pétrarque, de retour au bout d'un mois, apprit avec un vif regret +l'occasion qu'il avait manquée; il leur députa un de ses domestiques, +qu'il vit bientôt revenir avec les nouvelles les plus affreuses. En +approchant de Florence, ils avaient été assassinés par des brigands. +Mainard Accurse était mort, et Luc était mourant de ses blessures. Ces +brigands étaient des bannis de Florence, soutenus par les Ubaldini, +maison ancienne et puissante, qui possédait, près de Mugello, plusieurs +forteresses dans l'Apennin. Ils y donnaient retraite aux bandits, +favorisaient leurs voleries, et partageaient avec eux le butin<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a> +<a href="#footnote538"><sup class="sml">538</sup></a>. +Pétrarque, pénétré de douleur, écrivit une lettre véhémente aux prieurs +et au gonfalonnier de la république, pour leur demander vengeance de cet +assassinat. Il l'obtint. Les Florentins envoyèrent contre les Ubaldini +et leurs brigands, une armée qui fit le dégât sur leurs terres, et prit +en moins de deux mois leurs châteaux. Ainsi, la Toscane dut sa +tranquillité aux réclamations éloquentes d'un de ses concitoyens encore +banni de son sein, ou du moins fils d'un banni, et à qui les biens de sa +famille n'avaient pas encore été rendus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote537" +name="footnote537"><b>Note 537: </b></a><a href="#footnotetag537"> +(retour) </a> 1349.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote538" +name="footnote538"><b>Note 538: </b></a><a href="#footnotetag538"> +(retour) </a> <i>Mém. pour la vie de Pètr.</i>, t. III, l. IV, p. 20.</blockquote> + +<p>D'autres intérêts, des pertes plus sensibles l'occupaient. A celles +qu'il avait déjà faites, se joignit, cette même année, la mort de +plusieurs de ses anciens et de ses nouveaux amis. Parmi les anciens, il +pleura surtout le bon <i>Sennuccio del Bene</i>, le plus intime confident de +ses amours. Il voyagea dans la Lombardie pour se distraire et pour se +serrer, en quelque sorte, auprès des amis qui lui restaient. Le vieux +Louis de Gonzague, seigneur de Mantoue, l'appelait depuis long-temps à +sa cour. Il y alla passer quelques moments dont il profita pour visiter +le petit village d'Andès, caché aujourd'hui sous le nom obscur de +<i>Pietola</i>, mais qui sera célèbre, dans tous les temps, par la naissance +de Virgile. Parmi ces chagrins et ces distractions, un grand objet +revenait souvent à sa pensée: c'était le sort de l'Italie, toujours +déchirée par les guerres que s'y faisaient de petits princes, dont aucun +ne devenait assez puissant pour en fixer la destinée. Depuis la chute de +Rienzi, à qui il ne s'était attaché que dans cette espérance, Pétrarque +n'en conçut une nouvelle que lorsqu'il crut Charles de Luxembourg +disposé à descendre en Italie. La bonne intelligence de cet empereur +avec le pape, le rendait propre à réunir le parti Guelfe au parti +Gibelin; Pétrarque lui écrivit à ce sujet une lettre remplie d'art, +d'éloquence et de force<a id="footnotetag539" name="footnotetag539"></a> +<a href="#footnote539"><sup class="sml">539</sup></a>. Charles IV y répondit, mais, ce qui n'est +pas encourageant pour les hommes le plus en état de donner aux princes +les conseils qu'il leur importerait le plus de suivre, il n'y répondit +que trois ans après.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote539" +name="footnote539"><b>Note 539: </b></a><a href="#footnotetag539"> +(retour) </a> 1350. Cette lettre est imprimée dans l'édition de Bâle, +1581, page 531, non parmi les épîtres, mais sous ce titre particulier: +<i>De pacificandâ Italiâ exhortatio</i>.</blockquote> + +<p>Un grand mouvement, non pas politique, mais religieux, se dirigeait +alors vers Rome. Le jubilé de 1350 y était ouvert. Pétrarque y voulut +aller, soit pour gagner les indulgences, soit pour revoir le théâtre de +son triomphe poétique, ou simplement pour obéir à cette inquiétude +naturelle que le portait sans cesse à changer de lieu. Il partit de +Parme, et se dirigea par la Toscane: il entra pour la première fois à +Florence, où le temps de la justice n'était pas encore venu pour lui, +mais où il avait à voir ce qui partout l'intéressait le plus, des amis. +Un homme presque aussi célèbre que lui dans la littérature de ce siècle, +Jean Boccace était du nombre. Il était plus jeune de neuf ans. Ils +s'étaient connus à Naples, où des rapports de goûts, d'objets d'étude et +de caractère les avaient liés. Ils resserrèrent à Florence les nœuds de +leur amitié, qui dura autant que leur vie.</p> + +<p>Dans la route de Florence à Rome, que Pétrarque faisait à cheval, il +éprouva un accident<a id="footnotetag540" name="footnotetag540"></a> +<a href="#footnote540"><sup class="sml">540</sup></a> qui le retarda de quelques jours, et le retînt +au lit pendant plusieurs autres, après qu'il y fut arrivé. Sa pieuse +impatience souffrait beaucoup de ces retards. Elle était en lui +très-réelle. Il s'était disposé avec autant de sincérité que d'ardeur, à +tirer tout le fruit possible de cette institution alors nouvelle<a id="footnotetag541" name="footnotetag541"></a> +<a href="#footnote541"><sup class="sml">541</sup></a>, +qui attirait à Rome un prodigieux concours; le fruit principal qu'elle +eut pour lui eût été plus miraculeux quelques années auparavant, lorsque +Laure, encore vivante, et toujours aimée, le rendait plus difficile à +obtenir. Ce fut alors, pour me servir de ses expressions, que Dieu lui +fit la grâce de le délivrer tout-à-fait de ce goût pour les femmes qui +l'avait si fortement tyrannisé depuis sa jeunesse. Mais au reste, à en +juger par les paroles méprisantes dont il se sert, et que je me garderai +bien de traduire<a id="footnotetag542" name="footnotetag542"></a> +<a href="#footnote542"><sup class="sml">542</sup></a>, il n'était ici question ni de cet amour pur, +angélique, et presque surnaturel, dont Laure voulut être aimée, ni même +de cet amour conforme à la fois et à la faiblesse humaine, et au goût +des âmes délicates, où l'on se donne tout entier l'un à l'autre, où les +plaisirs du cœur épurent et ennoblissent d'autres plaisirs. La grâce +qu'il obtint n'eut pour objet que ce penchant vague et général, qui +conduit plutôt au libertinage qu'à l'amour, et dont nous avons vu que +l'amour même ne l'avait pas toujours garanti. Quoi qu'il en soit, c'est +au jubilé que Pétrarque attribue cette révolution qui se fit en lui, +mais dans laquelle, sans qu'il le dise, le progrès de l'âge aida +peut-être un peu la grâce.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote540" +name="footnote540"><b>Note 540: </b></a><a href="#footnotetag540"> +(retour) </a> Le cheval d'un vieil abbé qui marchait à sa gauche, +voulant frapper le sien, détacha un coup de pied qui atteignit Pétrarque +au-dessous du genou; la plaie qu'il lui avait faite s'envenima; il fut +obligé de s'arrêter trois jours à Viterbe, et eut ensuite beaucoup de +peine à se traîner jusqu'à Rome.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote541" +name="footnote541"><b>Note 541: </b></a><a href="#footnotetag541"> +(retour) </a> On croit qu'elle eut pour origine le souvenir des jeux +séculaires de l'ancienne Rome. De siècle en siècle, il se trouvait +toujours quelques gens attachés aux anciens usages, qui se rendaient à +Rome, parce que d'autres s'y étaient rendus un siècle auparavant. En +1300, Boniface VIII accorda de grandes indulgences à tous les fidèles +qui iraient pendant cette année, <i>et toutes les centièmes années +suivantes</i>, visiter l'église du prince des apôtres. Le gain que les +Romains y firent, les engagea à obtenir de Clément VI que le terme fût +réduit à cinquante ans. Ce fut alors qu'ils donnèrent à cette +institution, qui était un sujet de jubilation pour eux, le nom de +jubilé. Urbain VI trouva une nouvelle raison pour le réduire à +trente-trois ans, c'est que J.-C. avait passé ce nombre d'années sur la +terre; et Paul II, eu égard à la fragilité humaine, ordonna qu'il serait +ouvert tous les vingt-cinq ans. (<i>Mém. pour la Vie de Pétrarque</i>, t. +III, p. 76 et 77.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote542" +name="footnote542"><b>Note 542: </b></a><a href="#footnotetag542"> +(retour) </a> <i>Pestis illa..... ea fœditas</i>. (<i>Senil.</i>, l. VIII, ép. +<span class="sc">i</span>.)</blockquote> + +<p>Il revint à Florence, en passant par Arezzo, lieu de sa naissance, où il +fut reçu avec tous les honneurs dus à son mérite et à sa renommée. Une +des choses qui le flatta le plus, fut d'être conduit, sans s'en douter, +par les principaux de la ville, à la maison où il était né, et +d'apprendre d'eux, que le propriétaire avait voulu plusieurs fois y +faire des changements, mais que la ville s'y était toujours opposée, +exigeant que l'on conservât dans le même état, le lieu sacré par sa +naissance<a id="footnotetag543" name="footnotetag543"></a> +<a href="#footnote543"><sup class="sml">543</sup></a>. De Florence, il se rendit à Padoue<a id="footnotetag544" name="footnotetag544"></a> +<a href="#footnote544"><sup class="sml">544</sup></a>. Un nouveau +chagrin l'y attendait. Jacques de Carrare en était maître; c'était un +des seigneurs les plus aimables, et qui témoignait à Pétrarque le plus +d'amitié: c'était auprès de lui qu'il revenait, et, en arrivant, il +apprit sa mort. Jacques de Carrare venait d'être assassiné dans son +palais, par un de ses parents<a id="footnotetag545" name="footnotetag545"></a> +<a href="#footnote545"><sup class="sml">545</sup></a>, qu'il y avait élevé et nourri. +Quelque aversion que ce crime donnât à Pétrarque pour le séjour de +Padoue, il y resta encore quelque temps. Il y était trop près de Venise, +pour qu'il n'allât pas quelquefois dans cette ville qu'il appelait <i>la +merveille</i> des cités. Il y fit connaissance et bientôt amitié avec le +célèbre doge André Dandolo, brave guerrier, habile politique, homme +distingué dans les lettres, et chef d'une république dont il fut le +premier historien<a id="footnotetag546" name="footnotetag546"></a> +<a href="#footnote546"><sup class="sml">546</sup></a>. La guerre était alors prête à éclater entre +Venise et Gênes. Pétrarque, qui voyait dans cette guerre la perte de +l'une ou de l'autre république, et de nouveaux malheurs pour l'Italie, +écrivit au doge, son ami, et réunit dans sa lettre, tous les motifs qui +pouvaient engager les Vénitiens à la paix. Dandolo loua beaucoup, dans +sa réponse, l'éloquence de Pétrarque; mais malheureusement pour lui et +pour Venise, il ne suivit point son conseil.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote543" +name="footnote543"><b>Note 543: </b></a><a href="#footnotetag543"> +(retour) </a> Ces attentions délicates seraient dignes d'un siècle où +la civilisation serait plus perfectionnée; ou peut-être nous +exagérons-nous la grossièreté de ce siècle et la civilisation du nôtre. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote544" +name="footnote544"><b>Note 544: </b></a><a href="#footnotetag544"> +(retour) </a> 1352. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote545" +name="footnote545"><b>Note 545: </b></a><a href="#footnotetag545"> +(retour) </a> Il se nommait Guillaume; c'était un fils naturel de son +cousin Jacques Ier. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote546" +name="footnote546"><b>Note 546: </b></a><a href="#footnotetag546"> +(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 303. +</blockquote> + +<p>En rompant tout commerce avec les femmes, Pétrarque n'avait pas fait vœu +de se priver du souvenir de Laure. Il la pleurait, et consacrait ses +regrets dans des poésies où l'on trouve souvent l'accent d'une douleur +vraie, quoique toujours ingénieuse, et où la voix de l'imagination se +fait toujours entendre avec celle du cœur. Le 6 avril de cette année, +se rappelant que ce jour revenait pour la troisième fois depuis la mort +de Laure, il fixa dans un vers plein de sentiment, ce funeste +anniversaire. «Ah! dit-il, qu'il était beau de mourir il y a aujourd'hui +trois ans<a id="footnotetag547" name="footnotetag547"></a> +<a href="#footnote547"><sup class="sml">547</sup></a>.» Mais ce jour-là même, il reconnut qu'il était heureux +de vivre encore, et qu'il lui restait à goûter quelques plaisirs. Il +reçut un message de Florence, qui le rétablissait dans ses biens et dans +ses droits de citoyen.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote547" +name="footnote547"><b>Note 547: </b></a><a href="#footnotetag547"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O che bel morir era oggi è'l terzo anno!</i> +</div></div> + +C'est le dernier vers du sonnet: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Nell'età sua più bella e più fiorita</i>, etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Pour ajouter la grâce à la justice, on avait chargé l'amitié de ce +message. C'était Boccace qu'on avait député vers Pétrarque, et qui +venait reconquérir un citoyen et féliciter un ami. Le sénat désirait de +plus, qu'il voulût être directeur de l'Université qu'on venait de fonder +à Florence. Le désir de réparer par tous les moyens reproductifs, les +ravages affreux de la peste, avait fait imaginer cette fondation. Celui +de l'illustrer dès sa naissance, avait fixé les esprits sur Pétrarque, +et c'est ce qui avait fait prononcer son rappel. Son message et son +objet le remplirent de joie: maïs il ne voulut point accepter l'honneur +qu'on lui offrait, et au lieu de s'aller engager dans des soins si peu +compatibles avec ses habitudes et ses goûts, il tourna toutes ses +pensées vers sa douce et libre retraite de Vaucluse, où ses livres, +écrivait-il, l'attendaient depuis quatre ans. Il y arriva vers la fin de +juin. C'était le temps où les beautés de la nature l'invitaient le plus +à s'y fixer; mais le devoir l'appelait à la cour pontificale, et, après +un mois de repos, il quitta pour le tumulte et les scandales d'Avignon, +l'innocente paix de Vaucluse.</p> + +<p>Le goût de Clément VI, pour le luxe et les plaisirs, semblait aller en +augmentant. La vicomtesse de Turenne, sa maîtresse, donnait le ton aux +femmes pour la parure et pour la conduite. Le pape recevait des rois à +sa cour, et leur donnait des fêtes; il faisait des cardinaux de dix-huit +ans; il en faisait, dit l'historien Mathieu Villani, de si jeunes et +d'une vie si dissolue, qu'il en résulta des choses d'une grande +abomination<a id="footnotetag548" name="footnotetag548"></a> +<a href="#footnote548"><sup class="sml">548</sup></a>. Parmi tout ce désordre, on traitait, comme dans toutes +les cours, de grandes affaires. Celles de Rome n'en allaient pas mieux +depuis la chute de Rienzi. Rome ne pouvait plus être ni libre ni +soumise. L'anarchie et les désordres qu'elle entraîne, étaient au comble +dans les murs et hors des murs. Les assassinats et les brigandages +étaient impunis: les nobles les favorisaient et retiraient, comme ceux +de Toscane, les assassins et les brigands dans leurs châteaux. Le pape +voulant mettre fin à ces désordres, nomma une commission de quatre +cardinaux pour en chercher les moyens. Pétrarque fut consulté. Rendre au +peuple romain ses anciens droits, humilier l'orgueil des nobles, exclure +du sénatoriat et des autres charges, les étrangers; enfin établir la +république sur les lois de la justice et de l'égalité, tels furent les +conseils qu'il développa dans une des plus belles lettres qui se soient +conservées de lui<a id="footnotetag549" name="footnotetag549"></a> +<a href="#footnote549"><sup class="sml">549</sup></a>; on ignore s'ils convinrent beaucoup aux +cardinaux et au pape; mais le peuple de Rome ne laissa pas le temps de +les suivre. Il se réveilla encore une fois, choisit un nouveau chef +nommé Jean Cerroni; et comme les droits du pape furent assez bien +conservés dans cette révolution qui ne coûta pas une goutte de sang; +comme elle terminait à la fois les troubles de Rome, et les +incertitudes de Clément VI, qui d'ailleurs était malade, il y donna son +approbation, et il n'est pas douteux que Pétrarque y donna aussi la +sienne.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote548" +name="footnote548"><b>Note 548: </b></a><a href="#footnotetag548"> +(retour) </a> <i>Math. Villani</i>, l. II, c. 43.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote549" +name="footnote549"><b>Note 549: </b></a><a href="#footnotetag549"> +(retour) </a> Elle n'est point imprimée dans la grande édition de ses +œuvres; mais elle se trouve dans le manuscrit de la Bibliothèque +impériale, n°. 8568. L'abbé de Sade l'a traduite dans ses Mémoires, t. +III, p. 157 et suiv.; elle est datée du 19 novembre.</blockquote> + +<p>Cette maladie du pape, fut pour notre poëte, la source de quelques +démêlés qu'il eut avec la faculté de médecine, avec qui l'on prétend +qu'il ne faut jamais être ni trop bien ni trop mal. Clément VI avait le +malheur, je ne dirai pas de croire à la médecine; mais de consulter à la +fois un grand nombre de médecins; Pétrarque, à qui tout fournissait des +sujets de discussion et d'éloquence, lui écrivit sur cet objet, après en +avoir reçu la permission du S. Père. Il n'épargna pas les ridicules que +se donnaient les médecins de son temps; le S. Père n'eut pas la +discrétion de le leur cacher. Ils se déchaînèrent avec fureur contre +Pétrarque. Une controverse pleine d'aigreur et d'injures en fut la +suite, et la plume de l'amant de Laure s'abaissa jusqu'au ton de ses +adversaires. Plusieurs de ses pièces se sont heureusement perdues. Il en +reste une beaucoup trop longue, qu'on est réduit à regretter qui n'ait +pas eu le sort des autres. Elle porte le titre d'<i>Invectives</i> qu'elle ne +justifie que trop<a id="footnotetag550" name="footnotetag550"></a> +<a href="#footnote550"><sup class="sml">550</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote550" +name="footnote550"><b>Note 550: </b></a><a href="#footnotetag550"> +(retour) </a> Elle est divisée en quatre livres, et n'occupe pas moins +de trente pages dans la grande édition de Bâle, 1581, in-fol°., où elle +est intitulée: <i>Contra medicum quemdam</i>, lib. IV. (Voyez p. +1087--1117.)</blockquote> + +<p>Vaucluse calmait l'humeur de Pétrarque, ou plutôt remettait son esprit +et son caractère dans leur assiette naturelle, dont le bruit de la cour +et l'agitation des affaires les faisaient sortir. Il s'y réfugiait dès +qu'il avait quelques moments de liberté. L'image de Laure était pour lui +une compagnie triste, mais douce, et son souvenir bannissait les +sentiments haineux, comme autrefois sa présence faisait taire ceux qui +n'étaient pas aussi purs qu'elle. C'est au printemps de cette année +qu'on fixe l'époque de plusieurs sonnets où il s'entretient de sa +douleur au milieu des images champêtres si propres à la renouveler et à +l'adoucir tout à la fois. C'est là aussi que reprenant, dans la querelle +où il se trouvait engagé, le ton qui convenait à l'élévation de son +génie, réduit à faire son apologie, mais voulant la faire sur un ton qui +en garantît le succès et la durée, il écrivit son <a name="n10" id="n10"></a><i>Epitre à la +Postérité</i>, qui contient les principaux événements de sa vie, et qui, +plus heureuse que d'autres lettres qui ont porté le même titre, est +arrivée à son adresse<a id="footnotetag551" name="footnotetag551"></a> +<a href="#footnote551"><sup class="sml">551</sup></a>. De Vaucluse, il s'entretenait avec ses amis +d'Italie; son âme, faite pour les sentiments tendres, ne pouvait presque +passer un jour sans ces épanchements de l'amitié. Il leur prodiguait ou +les conseils de la philosophie, ou ses douces consolations; il les +réconciliait entre eux lorsqu'ils étaient en mésintelligence. Quoique +relégué en deçà des Alpes, il exerçait jusqu'à la pointe de l'Italie +cette autorité bienfaisante. La cour de Naples avait été cruellement +agitée depuis dix ans qu'il n'y avait paru. On y avait vu un roi +assassiné; la jeune reine, la fille du bon roi Robert plus que +soupçonnée d'avoir trempé dans cet attentat; ses états envahis, sa +personne menacée par le roi de Hongrie, armé pour la vengeance de son +frère; Jeanne fugitive en Provence, mise en cause devant la cour +pontificale; réduite à y prouver que tout s'était passé par les suites +d'un sortilége qui l'avait forcé d'avoir pour son mari une aversion +invincible; rétablie dans ses états avec Louis de Tarente, première +cause de son crime, et devenu son époux, enfin rentrant à Naples et +couronnée solennellement avec lui.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote551" +name="footnote551"><b>Note 551: </b></a><a href="#footnotetag551"> +(retour) </a> M. Baldelli ne veut pas que l'Épître à la postérité ait +été écrite alors; il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, après +que Pétrarque eût fait une autre invective, en réponse à un Français qui +l'avait attaqué. (<i>V. le sommario cronologico</i>, à la fin de son ouvrage, +p. 319.) Sa raison paraît très bonne, et je m'y étais d'abord rendu. +Mais, après un plus mûr examen, je suis revenu à l'opinion commune, et +j'ai rétabli ce passage que j'avais d'abord effacé. Je dirai ailleurs +mes motifs qu'il serait trop long de déduire ici.</blockquote> + +<p>Un Florentin, homme de naissance et d'un mérite au-dessus du commun, +Nicolas Acciajuoli, qui avait été en grande faveur auprès du roi Robert, +et fait par lui gouverneur de Louis de Tarente, avait servi, encouragé, +soutenu son élève dans ces circonstances fortes au niveau desquelles le +caractère de ce jeune prince ne se trouvait pas. Louis, qui lui devait +la couronne, l'en paya par le plus haut crédit et par sa première +dignité du royaume, dont il le fit grand sénéchal. Boccace et d'autres +Florentins avaient mis en correspondance Acciajuoli et Pétrarque. Leur +liaison s'était resserrée à la cour d'Avignon. Pétrarque, porté +d'inclination pour la reine, et sans doute ne la croyant pas coupable, +avait pris beaucoup de part à cet heureux événement. Il en avait +félicité le grand sénéchal, en lui donnant pour son jeune roi les +conseils d'une morale élevée et d'une sage politique<a id="footnotetag552" name="footnotetag552"></a> +<a href="#footnote552"><sup class="sml">552</sup></a>, lorsqu'il +apprit qu'Acciajuoli s'était brouillé avec un seigneur napolitain avec +lequel il avait lui-même, de plus anciennes liaisons d'amitié: c'était +Jean Barrili, qui avait été, dans la cérémonie de son couronnement à +Rome, le représentant du roi Robert. Pétrarque sachant que cette rupture +était la suite d'un malentendu, et que de tels hommes n'avaient besoin +que de se revoir pour s'entendre, imagina pour les rassembler de leur +écrire une lettre <i>à tous les deux ensemble</i>, qui ne pouvait être +ouverte et lue qu'en commun; elle contenait des raisons auxquelles ni +l'un ni l'autre ne put résister. Leur ami était en quelque sorte au +milieu d'eux; il ne leur parla pas en vain; ils s'embrassèrent, et tout +fut oublié.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote552" +name="footnote552"><b>Note 552: </b></a><a href="#footnotetag552"> +(retour) </a> <i>Epist. Variar.</i> 10.</blockquote> + +<p>Pétrarque prit alors quelque part à une affaire singulière par sa +nature, et surtout par son dénoûment. Rienzi, errant depuis quatre ans +dans plusieurs cours, après un grand nombre d'aventures, fut enfin livré +au pape par l'empereur Charles IV. Jeté dans les prisons de Prague, et +de là conduit dans celles d'Avignon sous bonne escorte, le pape chargea +trois cardinaux d'instruire son procès. Rienzi demanda à être jugé +suivant les lois. Il ne put l'obtenir. Pétrarque, justement indigné de +ce déni de justice, écrivit au peuple romain une lettre gui est imprimée +parmi les siennes<a id="footnotetag553" name="footnotetag553"></a> +<a href="#footnote553"><sup class="sml">553</sup></a>, quoiqu'il n'osât pas la signer, et par laquelle +il presse ses concitoyens d'intervenir dans cette affaire; on ne voit +pas que le peuple ait ni répondu ni agi; mais tout-à-coup un bruit se +répandit à Avignon que Rienzi, qui de sa vie n'avait peut-être fait un +seul vers, était un grand poëte. On regarda comme un sacrilége d'ôter +la vie à un homme d'une <i>profession sacrée</i><a id="footnotetag554" name="footnotetag554"></a> +<a href="#footnote554"><sup class="sml">554</sup></a>; il dut son salut à +cette erreur bizarre; il lui dut au moins d'être plus doucement traité +dans sa prison, et d'être réservé à de nouvelles aventures; il l'était +aussi à une mort tragique, mais qu'il devait recevoir dans Rome, et +revêtu, avec le consentement du pape, de cette même dignité de tribun +qui faisait alors son crime.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote553" +name="footnote553"><b>Note 553: </b></a><a href="#footnotetag553"> +(retour) </a> C'est la quatrième des épîtres <i>sine titulo</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote554" +name="footnote554"><b>Note 554: </b></a><a href="#footnotetag554"> +(retour) </a> Cicéron, <i>pro Archia poeta</i>.</blockquote> + +<p>Plusieurs cardinaux qui aimaient Pétrarque, et surtout ceux de Boulogne +et de Taillerand, conspirèrent contre sa liberté en s'occupant de sa +fortune. Ils firent tous leurs efforts pour qu'il acceptât la place de +secrétaire apostolique que Clément VI lui offrait pour la seconde fois. +Après avoir épuisé toutes ses défenses, il saisit celle que lui +fournissait le seul défaut que ses puissants amis prétendissent trouver +en lui; c'était l'élévation de son style qui ne s'accordait pas, +avouaient-ils, avec l'humilité de l'église romaine. Rien de plus aisé, +selon eux, que de se corriger de ce défaut, et de s'abaisser jusqu'au +style des bulles et de la chancellerie. Il consentit à un essai; mais au +lieu de s'abaisser, il déploya les ailes de son génie, et prit un vol si +haut qu'il échappa, pour ainsi dire, aux regards de ceux qui voulaient +le rendre esclave, et qu'ils renoncèrent au projet de l'asservir.</p> + +<p>C'était toujours à Vaucluse qu'il se réfugiait pour être libre. Il y +apprit bientôt la mort de Clément VI et l'élection d'Innocent VI son +successeur<a id="footnotetag555" name="footnotetag555"></a> +<a href="#footnote555"><sup class="sml">555</sup></a>. C'était encore un pape français, et qui ne pouvait par +conséquent avoir le vœu de Pétrarque, toujours occupé du désir de voir +rétablir à Rome la cour romaine. Innocent VI avait encore un grand tort +à ses yeux. Il était ignare et non lettré, au point qu'il avait adopté +l'opinion d'un vieux cardinal qui soutenait que Pétrarque était +magicien, parce qu'il lisait continuellement Virgile. Enfin c'était, +comme dit Villani, un homme de bonne vie et de petit savoir<a id="footnotetag556" name="footnotetag556"></a> +<a href="#footnote556"><sup class="sml">556</sup></a>. Sous +un tel pape les amis de Pétrarque eurent beau faire pour l'arracher à sa +retraite et l'engager dans des emplois qu'ils auraient obtenus +facilement, malgré les préventions du pontife, il leur fut impossible de +le tirer de Vaucluse, où il passa même l'hiver<a id="footnotetag557" name="footnotetag557"></a> +<a href="#footnote557"><sup class="sml">557</sup></a>. Il le quitta enfin, +mais ce fut pour retourner en Italie. Il partit sans avoir pu se +résoudre à voir le nouveau pape, malgré les instances réitérées des +cardinaux ses amis. Je craignais, dit-il dans une de ses lettres, de lui +faire du mal par ma magie, ou qu'il ne m'en fit par sa crédulité<a id="footnotetag558" name="footnotetag558"></a> +<a href="#footnote558"><sup class="sml">558</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote555" +name="footnote555"><b>Note 555: </b></a><a href="#footnotetag555"> +(retour) </a> Étienne Alberti, cardinal d'Ostie, né à Beissac, diocèse +de Limoges. Clément VI était aussi Limousin.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote556" +name="footnote556"><b>Note 556: </b></a><a href="#footnotetag556"> +(retour) </a> Math. Villani, l. III, c. 44.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote557" +name="footnote557"><b>Note 557: </b></a><a href="#footnotetag557"> +(retour) </a> 1353.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote558" +name="footnote558"><b>Note 558: </b></a><a href="#footnotetag558"> +(retour) </a> <i>Ne aut illi mea magia, aut mihi molesta sua credulitas +esset.</i> (<i>Senil.</i>, l. I, ép. 3.)</blockquote> + +<p>Il allait donc revoir sa chère Italie; mais où devait-il se fixer? +Nicolas Acciajuoli l'appelait à Naples, André Dandolo à Venise, son +inclination particulière à Rome; mais différents motifs l'éloignaient de +chacune de ces villes: en France aussi, le roi Jean, plein d'admiration +pour lui sans le connaître, avait inutilement essayé de l'attirer à +Paris. Descendu en Italie par le mont Genèvre, il était encore incertain +entre le séjour de Parme, de Vérone et de Padoue. Il ne voulait que +passer à Milan; mais il y fut arrêté par Jean Visconti, qui en était +alors maître, qui aimait les lettres, et qui regardait les savants comme +un des ornemens de sa cour. Il était archevêque de Milan, lorsque son +frère, <i>Luchino</i> Visconti, mourut: il réunit, en lui succédant, la +puissance temporelle au pouvoir spirituel. L'Italie et le pape lui-même +virent cette réunion avec effroi. Clément VI lui fit ordonner par un +nonce de choisir entre les deux pouvoirs. Visconti renvoya le nonce au +dimanche suivant, après la messe. Il la célébra pontificalement, fit +ensuite avancer l'envoyé du pape, et prenant d'une main sa croix, de +l'autre son épée nue: voilà, lui dit-il, mon spirituel, et voilà mon +temporel; dites au S. Père qu'avec l'un je défendrai l'autre. Tel était +ce Jean Visconti, dont l'ambition démesurée aspirait à régner sur +l'Italie entière, et qui avait, pour y réussir, autant d'adresse dans +l'esprit que de puissance et de courage. Il employa, pour retenir +Pétrarque, tout ce qu'a de séduisant un grand pouvoir quand il est +caressant et affable. Il répondit à toutes ses objections, prévint +toutes ses demandes, et le réduisit enfin à l'impossibilité d'un refus.</p> + +<p>Pétrarque fut logé dans une maison commode, dont la vue était admirable +et la situation charmante. Il n'avait aucun titre, aucune fonction, si +ce n'est une place dans le conseil du prince, sans obligation d'y +assister. Il était libre à la cour de celui que l'histoire appelle le +tyran de la Lombardie, et qui l'était en effet; mais c'était un tyran +aimable, qui savait couvrir de fleurs les liens dont il enchaînait un +homme si passionné pour son indépendance. Pétrarque ne put cependant +refuser l'ambassade qu'il lui proposa pour engager Venise à faire la +paix avec Gênes. La dernière de ces deux républiques, après une défaite +terrible, venait de se livrer à Visconti; l'autre, enorgueillie de ses +victoires, soutenue par une ligue italienne et par l'espérance de +l'arrivée de l'empereur, était dans les dispositions les moins +pacifiques. Pétrarque, chef d'une ambassade composée d'hommes habiles et +éloquents, plus éloquent lui-même qu'eux tous<a id="footnotetag559" name="footnotetag559"></a> +<a href="#footnote559"><sup class="sml">559</sup></a> et plus versé dans +les affaires, aidé encore par l'amitié qui l'unissait avec le doge André +Dandolo, échoua dans cette négociation qu'il avait regardée comme +facile. Mais Venise et son doge payèrent cher leur refus. Les Génois, +soutenus par Visconti, reprirent de tels avantages que Venise se vit à +deux doigts de sa perte, et que Dandolo, qui aimait la gloire et sa +patrie, mourut accablé de travaux et de chagrins. Jean Visconti fut +emporté environ un mois après par une mort presque subite; ainsi deux +états voisins se trouvèrent en même temps privés de leurs chefs, et +Pétrarque de deux puissants amis.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote559" +name="footnote559"><b>Note 559: </b></a><a href="#footnotetag559"> +(retour) </a> La harangue qu'il prononça dans cette occasion est +conservée parmi les manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne. +Voyez le Catalogue imprimé de ces manuscrits, part. I, p. 509, cité par +M. Baldelli, <i>del Petrarca e dell sue opere</i>, p. 107, note.</blockquote> + +<p>Ce qu'il attendait depuis long-temps arriva enfin. L'empereur Charles IV +descendit en Italie, et lui fit dire de venir le trouver à Mantoue. +Charles avait répondu, mais seulement depuis un an, à la lettre que +Pétrarque lui avait écrite<a id="footnotetag560" name="footnotetag560"></a> +<a href="#footnote560"><sup class="sml">560</sup></a>; il montrait encore des irrésolutions +que Pétrarque essaya de vaincre par une seconde lettre plus pressante +que la première; mais ce n'était point son éloquence qui avait décidé +Charles IV, c'était l'or des Vénitiens, qui, sans se décourager de +leurs pertes, ayant formé en Lombardie une ligue puissante, et voulant +mettre à la tête de cette ligue l'empereur, lui avaient proposé d'entrer +en Italie à leurs frais. Pétrarque obéit avec empressement aux ordres du +monarque, et se rendit à Mantoue. Il y passa huit jours auprès de ce +prince, et fut témoin de toutes ses négociations avec les seigneurs de +la ligue lombarde réunis contre les trois Visconti, Mathieu, Barnabé et +Galéas, qui avaient partagé entre eux, d'un très-bon accord, les états +de leur oncle, et avaient hérité de son ambition plus que de ses talens; +mais il étaient forts par leur union; et pouvant opposer à la ligue une +armée de trente mille hommes de bonnes troupes bien payées, ils +gardaient une attitude calme et presque menaçante. Pendant tout ce +temps, Pétrarque ne quitta presque pas l'empereur: Charles employa +chaque jour à s'entretenir avec lui tous les moments qu'il pouvait +dérober au cérémonial et aux affaires. Ces entretiens, dont Pétrarque a +fixé le souvenir dans une de ses lettres<a id="footnotetag561" name="footnotetag561"></a> +<a href="#footnote561"><sup class="sml">561</sup></a>, honoreraient le caractère +de l'empereur par la noble liberté des discours et des réponses du +poëte, si la permission qu'il accordait de lui parler ainsi n'était pas +venue plutôt de sa faiblesse que de cette élévation des grandes âmes qui +les met au-dessus des petitesses de l'orgueil. N'ayant pu faire la paix, +et forcé à se contenter d'une trève, il voulait emmener Pétrarque avec +lui jusqu'à Rome lorsqu'il alla s'y faire couronner; mais Pétrarque +s'en défendit avec un mélange adroit de politesse et de fermeté. Au +moment où il prit congé de Charles à cinq milles au-delà de Plaisance, +un chevalier toscan de la suite de ce prince, prenant Pétrarque par la +main, dit à l'empereur: «Voilà l'homme dont je vous ai souvent parlé; +c'est lui qui célébrera votre nom si vos actions sont dignes d'éloges; +s'il en est autrement, il sait et parler et se taire.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote560" +name="footnote560"><b>Note 560: </b></a><a href="#footnotetag560"> +(retour) </a> Voyez ci-dessus, p. 388.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote561" +name="footnote561"><b>Note 561: </b></a><a href="#footnotetag561"> +(retour) </a> Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 380 et +suiv.</blockquote> + +<p>C'est ce dernier talent que Charles lui donna sujet d'employer par la +conduite qu'il tint à Rome. Il passa deux jours à visiter les églises en +habit de pélerin. Il avait toujours promis au pape qu'il n'entrerait à +Rome que le jour de son couronnement, et qu'<i>il n'y coucherait pas</i>: +fidèle à cette dernière promesse, plus qu'attentif à conserver ses +droits, il sortit de la ville le jour même qu'il y fut couronné. Il se +hâta de traverser l'Italie et les Alpes, recevant partout des marques du +mépris que méritait sa faiblesse; la bourse pleine d'argent, dit +Villani, mais couvert de honte par l'abaissement de la majesté +impériale<a id="footnotetag562" name="footnotetag562"></a> +<a href="#footnote562"><sup class="sml">562</sup></a>. Pétrarque, déchu de son attente, et n'espérant plus rien +d'un tel prince pour le bonheur de l'Italie, s'attacha plus que jamais +aux Visconti, dont il ne cessait de recevoir des preuves de +considération et de confiance. Il eut cette année là<a id="footnotetag563" name="footnotetag563"></a> +<a href="#footnote563"><sup class="sml">563</sup></a> des accès plus +forts qu'à l'ordinaire d'une fièvre tierce qui l'attaquait ordinairement +en septembre. Ces accès duraient encore quand Mathieu Visconti mourut +subitement, soit de ses débauches excessives, soit, si l'on en croit des +bruits que quelques historiens ont adoptés, empoisonné ou étouffé par +ses deux frères. Barnabé était un guerrier barbare et très-capable d'un +fratricide; mais Galéas avait des qualités aimables, et mêmes des +vertus. <a name="n11" id="n11"></a>C'est à lui que Pétrarque s'était particulièrement attaché. Il +fut très-affecté des bruits qui se répandirent; mais une preuve bien +forte qu'il les crut sans fondement, c'est qu'il ne quitta pas celui +qu'ils accusaient d'un si grand crime.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote562" +name="footnote562"><b>Note 562: </b></a><a href="#footnotetag562"> +(retour) </a> Math. Villani, l. V, c. 53.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote563" +name="footnote563"><b>Note 563: </b></a><a href="#footnotetag563"> +(retour) </a> 1355.</blockquote> + +<p>Il était à peine rétabli quand Galéas le choisit pour une ambassade +importante auprès de l'empereur, que l'on croyait prêt à porter la +guerre en Italie<a id="footnotetag564" name="footnotetag564"></a> +<a href="#footnote564"><sup class="sml">564</sup></a>. Pétrarque l'alla chercher à Bâle, où il attendit +un mois inutilement. Il venait d'en partir quand cette ville fut presque +entièrement détruite par un affreux tremblement de terre. Il se rendit +à Prague, où il trouva l'empereur tout occupé de la bulle d'or qu'il +venait de faire recevoir à la diète de Nuremberg. Charles lui fit le +même accueil qu'à l'ordinaire, et le rassura sur les craintes qui +étaient l'objet de son voyage. Quoique très-irrité contre les Visconti +et contre l'Italie, il ne songeait point à y porter la guerre. Les +affaires de l'Allemagne l'occupaient assez. Quelque temps après le +retour de Pétrarque à Milan<a id="footnotetag565" name="footnotetag565"></a> +<a href="#footnote565"><sup class="sml">565</sup></a> il reçut de la part de l'empereur un +diplôme de comte palatin, dignité qui n'était pas alors avilie, et dont +ce diplôme lui conférait tous les droits et priviléges. Il était revêtu +d'un sceau ou bulle enfermée dans une boîte d'or d'un poids +considérable. Pétrarque accepta le titre avec reconnaissance; mais il +renvoya l'étui de la bulle au chancelier de l'Empire. La fortune dont il +jouissait diminue peut-être le mérite de ce refus; mais il l'aurait fait +sans doute lors même qu'il était pauvre, et d'autres bien plus riches +que lui ne le feraient pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote564" +name="footnote564"><b>Note 564: </b></a><a href="#footnotetag564"> +(retour) </a> 1356.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote565" +name="footnote565"><b>Note 565: </b></a><a href="#footnotetag565"> +(retour) </a> 1357.</blockquote> + +<p>Pour goûter le repos dont il se sentait plus de besoin que jamais, et +pour fuir les grandes chaleurs, il s'alla établir à trois milles de +Milan, dans une jolie maison de campagne, au village de <i>Garignano</i>, +près de l'Adda; il lui donna le nom de <i>Linterno</i>, en mémoire du +<i>Linternum</i> de Scipion l'Africain. Ses projets de travaux étaient +immenses, et, comme il le dit lui-même, effrayants pour l'espace de +temps qu'il lui restait peut-être à vivre. Sa santé était bonne et +robuste; elle l'était même trop pour certaines résolutions que nous +l'avons vu prendre; il s'en plaignait à ses amis; mais il mettait sa +confiance dans la grâce, et l'on ne voit en effet dans aucune de ses +lettres qu'elle lui ait manqué. Il a plu cependant à quelques historiens +de sa vie, de lui attribuer avec une demoiselle des environs de +<i>Garignano</i> et de l'illustre nom de Beccaria, une intrigue dont sa fille +Françoise fut le fruit, mais c'est un anachronisme et une fable. +Françoise sa fille, comme Jean son fils, étaient nés à Avignon, sans +doute de la même femme et dans le temps de ces distractions par +lesquelles il donnait le change à sa passion pour Laure.</p> + +<p>Au lieu de visites de cette espèce, il en faisait souvent de fort +différentes à la chartreuse de Milan, qui était toute voisine de son +village, et il passait avec les chartreux ou dans leur église presque +tous les moments qu'il ne donnait pas à l'étude. L'ouvrage le plus +considérable qu'il fit dans cette délicieuse retraite, est son Traité +philosophique intitulé <i>Remèdes contre l'une et l'autre fortune</i><a id="footnotetag566" name="footnotetag566"></a> +<a href="#footnote566"><sup class="sml">566</sup></a>. +Le désir de consoler son ancien ami Azon de Corrège, que des +catastrophes inattendues avaient plongé dans le malheur, lui en fit +naître l'idée, et celui de l'honorer dans son infortune l'engagea à le +lui dédier; c'était aussi s'honorer lui-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote566" +name="footnote566"><b>Note 566: </b></a><a href="#footnotetag566"> +(retour) </a> <i>De remediis utriusque fortunæ</i>, 1358.</blockquote> + +<p>Un accident assez simple qu'il eut alors, mais dont la cause mérite +d'être remarquée, fut sur le point d'avoir des suites graves. Il avait +pris la peine de copier lui-même un gros volume des épîtres de Cicéron, +les copistes, disait-il, n'y entendant rien. Il le tenait toujours à sa +portée, et s'en servait, à ce qu'il paraît, aussi habituellement que de +son Virgile. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs +en cuivre, selon l'usage du temps<a id="footnotetag567" name="footnotetag567"></a> +<a href="#footnote567"><sup class="sml">567</sup></a>, tomba plusieurs fois sur sa +jambe gauche, et la frappant au même endroit, y fit une plaie qui +s'envenima. Les médecins crurent qu'il faudrait lui couper la jambe. Le +régime, les fomentations et le repos la guérirent. Dès qu'il put monter +à cheval, il fit à Bergame, un petit voyage, plus remarquable encore par +son motif. Son nom était alors parvenu au plus haut point de célébrité: +l'Italie entière avait en quelque sorte les yeux sur lui: les orateurs, +les philosophes, les poëtes, le regardaient comme leur maître; des +hommes même d'une profession étrangère aux lettres, partageaient +l'admiration générale.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote567" +name="footnote567"><b>Note 567: </b></a><a href="#footnotetag567"> +(retour) </a> C'est ce qu'on pourrait vérifier: ce livre précieux, +écrit de la main de Pétrarque, est à Florence, dans la bibliothèque +Laurentienne. (<i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 495, en note.)</blockquote> + +<p>Un orfèvre de Bergame, nommé <i>Capra</i>, homme d'un esprit cultivé, riche, +et le premier dans son art, devint presque fou d'enthousiasme: il obtint +à force de prières, que Pétrarque le vînt voir à Bergame. Le gouverneur, +le commandant, la ville entière lui firent une réception de prince, et +se disputèrent l'honneur de le loger. Il donna la préférence à son +orfèvre, qui faillit en mourir de joie, le reçut avec une magnificence +que les plus grands seigneurs auraient pu à peine égaler, et lui prouva, +par le nombre et le choix des livres qui composaient sa bibliothèque, +par sa conversation, par la chaleur et l'empressement délicat de ses +soins, qu'il méritait cette préférence.</p> + +<p>L'hiver suivant, Boccace fit un voyage à Milan, tout exprès pour le +voir<a id="footnotetag568" name="footnotetag568"></a> +<a href="#footnote568"><sup class="sml">568</sup></a>. Plusieurs jours s'écoulèrent pour eux dans de doux +entretiens, et ils ne se séparèrent qu'à regret. Pétrarque avait donné à +son ami un exemplaire de ses églogues latines, écrit de sa main. +Boccace, de retour à Florence, lui en envoya un du poëme de Dante, qu'il +avait aussi copié de la sienne<a id="footnotetag569" name="footnotetag569"></a> +<a href="#footnote569"><sup class="sml">569</sup></a>. Pétrarque n'avait pas ce poëme dans +sa bibliothèque, et cela pouvait accréditer l'opinion qu'il était jaloux +de son auteur. Boccace avait joint à cette copie, de très-grands éloges +du Dante. Il s'en justifiait en quelque sorte, en lui écrivant que ce +poëte avait été son premier maître, <i>la première lumière qui avait +éclairé son esprit</i>. La réponse de Pétrarque est très-curieuse<a id="footnotetag570" name="footnotetag570"></a> +<a href="#footnote570"><sup class="sml">570</sup></a>. On +y voit, que s'il n'était pas positivement jaloux du Dante, la réputation +de ce grand poëte lui portait cependant quelque ombrage. Il attribue le +peu d'empressement qu'il avait montré pour son poëme, au projet qu'il +avait eu, dès sa jeunesse, d'écrire aussi en langue vulgaire, et à la +crainte de devenir plagiaire ou copiste sans le vouloir. On voit +clairement par les expressions dont il se sert qu'il ne lui accordait de +supériorité que dans cette langue vulgaire, dont il croyait la vogue peu +durable; qu'il ne regardait pas comme un objet d'envie, un homme qui +avait fait sa principale et peut-être son unique occupation de ce qui +n'avait été pour lui qu'un jeu et un essai de son esprit; que lui-même +faisait alors très-peu de cas de ce qu'il avait écrit dans cette langue, +et qu'il fondait pour l'avenir sa renommée sur des titres qu'il +regardait comme plus solides; mais dont le temps, qui fait la destinée +des langues et des ouvrages, a tout autrement décidé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote568" +name="footnote568"><b>Note 568: </b></a><a href="#footnotetag568"> +(retour) </a> 1359.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote569" +name="footnote569"><b>Note 569: </b></a><a href="#footnotetag569"> +(retour) </a> Ce beau manuscrit était à la bibliothèque du Vatican, N°. +3199: il est maintenant sous le même numéro à la Bibliothèque impériale. +C'est, sans contredit, le plus précieux qui existe de ce poëme.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote570" +name="footnote570"><b>Note 570: </b></a><a href="#footnotetag570"> +(retour) </a> Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 508 et suiv. +Cette lettre, qui n'est pas dans l'édition de Bâle, est dans celle des +lettres de Pétrarque, Genève (Lyon), 1601, in-8°, fol. 445.</blockquote> + +<p>Il continuait de se partager entre sa jolie retraite de Linterno et le +séjour de Milan. Il avait depuis peu avec lui Jean, son fils naturel, +qui, parvenu à l'âge des passions, lui donnait des chagrins et de +l'inquiétude. Il fut volé de tout ce qu'il avait à Milan, et ne put en +accuser que son fils. Ce vol fut la cause qui le fît changer de demeure, +ou le prétexte qu'il donna de ce changement. Il alla s'établir dans une +abbaye hors des murs de la ville, entre la porte de Côme et celle de +Verceil<a id="footnotetag571" name="footnotetag571"></a> +<a href="#footnote571"><sup class="sml">571</sup></a>. Peu de temps après<a id="footnotetag572" name="footnotetag572"></a> +<a href="#footnote572"><sup class="sml">572</sup></a>, sa vie paisible et studieuse fut +encore interrompue pour une ambassade honorable. Le roi Jean, prisonnier +en Angleterre depuis la bataille de Poitiers, était enfin sorti de sa +longue captivité; Isabelle, sa fille, venait d'épouser, à Milan, le fils +de Galéas Visconti. Galéas députa Pétrarque auprès du roi, pour le +complimenter sur sa délivrance<a id="footnotetag573" name="footnotetag573"></a> +<a href="#footnote573"><sup class="sml">573</sup></a>. L'état déplorable où il trouva +Paris et ce qu'il traversa du royaume, le toucha jusqu'aux larmes, +quoiqu'il n'aimât pas la France. Le roi Jean et le dauphin, son fils, +lui firent l'accueil le plus distingué. Le peu qu'il y avait de gens de +lettres et de savants capables de l'entendre, s'empressèrent de jouir de +ses entretiens et de rendre hommage à ses lumières. Le roi voulut le +retenir à sa cour: le dauphin l'en pressa encore davantage; mais +l'Italie le rappelait; il y revint dès que sa mission fut remplie. Les +instances du roi Jean, ses présents, ses promesses plus magnifiques +encore, le poursuivirent jusqu'à Milan; il reçut aussi de l'empereur, +peu de temps après son retour<a id="footnotetag574" name="footnotetag574"></a> +<a href="#footnote574"><sup class="sml">574</sup></a>, des invitations non moins +pressantes, accompagnées de l'envoi d'une coupe d'or d'un travail +admirable; mais ni la France, ni l'Allemagne ne le tentèrent. Il opposa +à toutes les sollicitations ses deux passions dominantes, l'amour de la +patrie, et ce qu'il appelait sa paresse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote571" +name="footnote571"><b>Note 571: </b></a><a href="#footnotetag571"> +(retour) </a> C'est le monastère de St.-Simplicien, de l'ordre des +Bénédictins du mont Cassin.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote572" +name="footnote572"><b>Note 572: </b></a><a href="#footnotetag572"> +(retour) </a> 1360.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote573" +name="footnote573"><b>Note 573: </b></a><a href="#footnotetag573"> +(retour) </a> La harangue qu'il adressa au roi est conservée parmi les +mêmes manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne, où se trouve +celle qu'il avait prononcée devant le sénat de Venise. (Baldelli, <i>ub. +supr.</i>, p. 113, note.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote574" +name="footnote574"><b>Note 574: </b></a><a href="#footnotetag574"> +(retour) </a> 1361.</blockquote> + +<p>Cet amour était mis à de grandes épreuves. L'Italie était dévastée par +la peste et par la guerre. Les compagnies étrangères y redoublaient +leurs ravages et y répandaient la contagion. Le Milanais était en proie +à ces deux fléaux à la fois; c'est sans doute ce qui força Pétrarque à +quitter Milan et l'agréable séjour de Linterno, et à se réfugier à +Padoue. Il s'était réconcilié avec son fils Jean, et commençait à en +espérer mieux: il le perdit. Ses amis firent de nouveaux efforts pour +l'attirer, les uns à Naples, les autres à Avignon. L'empereur renouvela +aussi ses instances. Pétrarque fut près de céder. Il se mit même en +route pour Avignon, alla jusqu'à Milan, et de là, changeant d'avis, +voulut s'acheminer vers l'Allemagne, mais les compagnies franches +étaient partout, obstruaient tous les passages: il revint à Padoue et en +fut chassé par la peste<a id="footnotetag575" name="footnotetag575"></a> +<a href="#footnote575"><sup class="sml">575</sup></a>. Elle n'avait point encore gagné Venise: il +y chercha un asyle: jamais il ne se transportait ainsi sans ses livres, +qui le suivaient chargés sur plusieurs chevaux<a id="footnotetag576" name="footnotetag576"></a> +<a href="#footnote576"><sup class="sml">576</sup></a>. C'était un embarras +dont il trouva le moyen de se délivrer honorablement, en faisant à la +république de Venise le don de sa bibliothèque. Ce don fut accepté par +un décret, qui assigna un palais pour le logement de Pétrarque et de ses +livres<a id="footnotetag577" name="footnotetag577"></a> +<a href="#footnote577"><sup class="sml">577</sup></a>. Il avait mis pour condition que jamais ils ne seraient +séparés ni vendus. Il espérait qu'on prendrait soin de les conserver +après lui; mais ce soin a été négligé. Les livres ont péri, et il ne +reste plus que la mémoire d'une donation que le temps aurait dû +respecter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote575" +name="footnote575"><b>Note 575: </b></a><a href="#footnotetag575"> +(retour) </a> 1362.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote576" +name="footnote576"><b>Note 576: </b></a><a href="#footnotetag576"> +(retour) </a> C'est ce qui l'obligeait à en avoir toujours un grand +nombre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote577" +name="footnote577"><b>Note 577: </b></a><a href="#footnotetag577"> +(retour) </a> Il s'appelait le palais des <i>Deux-Tours</i>, et appartenait +aux <i>Molini</i>: Il a servi depuis de monastère aux religieuses du +St.-Sépulcre. (<i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 616.)</blockquote> + +<p>Pétrarque eut encore une fois à Venise la consolation de recevoir chez +lui son ami Boccace, que la peste avait chassé de Florence<a id="footnotetag578" name="footnotetag578"></a> +<a href="#footnote578"><sup class="sml">578</sup></a>. Ils +passèrent délicieusement ensemble les trois mois les plus chauds de +l'année. Ils auraient voulu ne se plus quitter. Plus Pétrarque perdait +de ses amis, plus ceux qui lui restaient lui devenaient chers. Cette +seconde peste lui fut aussi fatale que la première: elle venait de lui +enlever Azon de Corrège et son cher Socrate: à peine eut-il reçu les +adieux de Boccace, qu'il apprit coup sur coup la perte de Lélius, d'un +autre intime ami qu'il appelait Simonide<a id="footnotetag579" name="footnotetag579"></a> +<a href="#footnote579"><sup class="sml">579</sup></a> et de Barbate de Sulmone. +Un chagrin moins sensible, mais qui ne laissa pas de l'affecter +vivement, fut de voir accueillie par des critiques amères la publication +de ses Églogues latines et de quelques fragments de son poëme de +l'Afrique. Cette sensibilité du génie est assez généralement blâmée par +ceux qui n'en ont pas. Ses souffrances sont une partie de ses secrets +qu'ils ne conçoivent pas plus que les autres. Mais Pétrarque avait assez +de quoi s'en consoler dans les témoignages d'admiration que le suivaient +partout et qu'on lui adressait de toutes parts.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote578" +name="footnote578"><b>Note 578: </b></a><a href="#footnotetag578"> +(retour) </a> 1363.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote579" +name="footnote579"><b>Note 579: </b></a><a href="#footnotetag579"> +(retour) </a> <i>Francesco Nelli</i>, prieur des Saints-Apôtres.</blockquote> + +<p>Peu de temps après son établissement à Venise, il rendit à cette +république un bon office, qui accrut encore la considération dont il y +jouissait<a id="footnotetag580" name="footnotetag580"></a> +<a href="#footnote580"><sup class="sml">580</sup></a>. Une révolte qui venait d'éclater dans l'île de Candie, +exigeait qu'on y envoyât une expédition prompte, sous un général habile +et renommé. Le sénat jeta les yeux sur <i>Luchino del Verme</i>, qui +commandait les troupes des seigneurs de Milan. Le doge, en lui écrivant +pour lui proposer ce commandement, engagea Pétrarque à lui écrire aussi +de son côté. Pétrarque s'était intimement lié à Milan avec ce général, +qui joignait des qualités aimables à ses talents militaires. Sa lettre +et celle du doge eurent un plein succès. Les Visconti étant alors en +paix, <i>Luchino</i> accepta, partit, vainquit, délivra les prisonniers que +les révoltés avaient faits, prit toutes leurs places, pacifia l'île, et +revint à Venise présider et distribuer des prix aux jeux équestres, à la +manière antique, qui furent donnés pendant quatre jours pour célébrer sa +victoire. Le doge y assistait, à la tête du sénat, dans une tribune de +marbre, au-dessus du vestibule de l'église Saint-Marc. La place de +Pétrarque y fut marquée à la droite du doge. Sans charge, sans fonctions +dans la république de Venise, il en exerçait une suprême; il était en +Italie, le chef et, pour ainsi dire, le doge de la république des +lettres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote580" +name="footnote580"><b>Note 580: </b></a><a href="#footnotetag580"> +(retour) </a> 1364.</blockquote> + +<p>Il ne sortait plus de Venise que pour aller de temps en temps à Pavie, +où Galéas Visconti, qui y avait fixé son séjour, ne le voyait jamais +assez, et à Padoue, que ses amis, les seigneurs de Carrare, possédaient +toujours<a id="footnotetag581" name="footnotetag581"></a> +<a href="#footnote581"><sup class="sml">581</sup></a>. Il y allait à certains temps de l'année desservir son +canonicat. Déjà très-riche en bénéfices, il en eut alors un nouveau, +qu'il ne garda pas long-temps. Les Florentins désiraient toujours qu'il +revînt habiter parmi eux. Ils n'imaginèrent pour cela rien de mieux que +de demander pour lui au pape un canonicat dans leur ville. Urbain V, qui +avait succédé à Innocent VI, et qui avait d'autres vues sur Pétrarque, +lui en donna un à Carpentras<a id="footnotetag582" name="footnotetag582"></a> +<a href="#footnote582"><sup class="sml">582</sup></a>; mais, dans ce moment même, le bruit +de sa mort se répandit, on ne sait pourquoi, en Italie. On le crut à +Avignon; et l'ardeur pour les promotions y étaient si grande, qu'en peu +de jours le pape disposa de ce canonicat, de celui de Padoue, de +l'archidiaconé de Parme, et de tous ses autres bénéfices. Quand on sut +qu'il était vivant, toutes ces nominations furent annulées, excepté +celle du canonicat de Carpentras.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote581" +name="footnote581"><b>Note 581: </b></a><a href="#footnotetag581"> +(retour) </a> Après la mort de Jacques de Carrare, assassiné en 1350, +<i>Giacomino</i> son frère, et <i>Francesco</i> son fils, gouvernèrent d'abord +ensemble; mais ils se divisèrent; l'oncle conspira contre le neveu en +1355; celui-ci le fit enfermer pour le reste de ses jours. François de +Carrare, qui gouvernait seul alors depuis dix ans, semblait avoir hérité +de l'amitié que son père avait eue pour Pétrarque.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote582" +name="footnote582"><b>Note 582: </b></a><a href="#footnotetag582"> +(retour) </a> 1365.</blockquote> + +<p>L'ancien évêque de ce diocèse, Philippe de Cabassoles, alors patriarche +de Jérusalem, était le plus cher des amis que Pétrarque avait encore à +Avignon. Il promettait depuis long-temps à ce prélat un <i>Traité de la +vie solitaire</i>, qu'il avait commencé à Vaucluse. L'ayant achevé à +Venise, il le lui envoya, avec la dédicace qui lui est adressée, et +qu'on lit à la tête de ce Traité. Le pape Urbain faisait concevoir de +grandes espérances, opérait des réformes dans toutes les parties de la +discipline, et donnait l'exemple de celle des mœurs, dont il était plus +que temps d'arrêter l'effrayante corruption. Pétrarque le crut digne de +remplir enfin ses vues sur l'Italie. Il lui écrivit une lettre longue, +éloquente et hardie, pour l'engager à y revenir<a id="footnotetag583" name="footnotetag583"></a> +<a href="#footnote583"><sup class="sml">583</sup></a>. Cette lettre, +aussi remplie de traits d'érudition que de hardiesse, étonna doublement +Urbain, qui était plus savant en droit canon qu'en littérature et en +histoire<a id="footnotetag584" name="footnotetag584"></a> +<a href="#footnote584"><sup class="sml">584</sup></a>. Il chargea François Bruni d'Arezzo, alors secrétaire +apostolique, d'y faire quelques commentaires qui lui en facilitassent +l'intelligence. Tout le monde, dans Avignon, fut surpris au ton que +Pétrarque osait prendre avec un souverain pontife; cependant, soit que +le pape eût déjà conçu le dessein de son retour, soit qu'il y fût porté +par les raisonnements et par l'éloquence de Pétrarque, il déclara, peu +de temps après avoir reçu cette lettre, son départ pour Rome, dont il +fixa l'époque après Pâques de l'année suivante. Malgré les efforts que +le roi de France fit pour le retenir, et tous les petits moyens qu'y +employèrent les cardinaux, fâchés de quitter les beaux palais qu'ils +avaient fait bâtir, et beaucoup d'agréments et de jouissances qu'ils +n'étaient pas sûrs de retrouver ailleurs, Urbain tint sa parole; il +partit d'Avignon, le 30 avril<a id="footnotetag585" name="footnotetag585"></a> +<a href="#footnote585"><sup class="sml">585</sup></a>, alla s'embarquer à Marseille, +s'arrêta quelques jours à Gênes, resta quatre mois à Viterbe, et fit, au +mois d'octobre, son entrée solennelle à Rome. On doit penser qu'il ne +tarda pas à y recevoir une lettre de félicitation de Pétrarque, qui lui +exprima, de Venise, la joie dont il était transporté.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote583" +name="footnote583"><b>Note 583: </b></a><a href="#footnotetag583"> +(retour) </a> 1366.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote584" +name="footnote584"><b>Note 584: </b></a><a href="#footnotetag584"> +(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 691.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote585" +name="footnote585"><b>Note 585: </b></a><a href="#footnotetag585"> +(retour) </a> 1367.</blockquote> + +<p>Dans son dernier voyage à Padoue, il avait éprouvé un de ces chagrins +domestiques auxquels ni la supériorité d'esprit, ni l'étude de la +philosophie ne peuvent empêcher d'être sensible. Il avait depuis environ +trois ans auprès de lui un jeune homme sans fortune, mais d'un heureux +naturel, et qui montrait de grandes dispositions pour les lettres. Il +était né à Ravenne<a id="footnotetag586" name="footnotetag586"></a> +<a href="#footnote586"><sup class="sml">586</sup></a>, de parents pauvres et obscurs. Lorsqu'il prit +ensuite sa place dans le monde littéraire, il joignit à son prénom le +nom de sa patrie, et se rendit célèbre sous celui de Jean de +Ravenne<a id="footnotetag587" name="footnotetag587"></a> +<a href="#footnote587"><sup class="sml">587</sup></a>. Pétrarque, à qui il servait de secrétaire, charmé de sa +douceur et des talents qu'il annonçait, l'admettait à sa table, à ses +plus secrets entretiens: dans ses promenades, dans ses voyages, il le +menait partout avec lui; il le dirigeait dans ses études; il s'occupait +de son avenir, et, lui ayant fait prendre l'état ecclésiastique, il +attendait pour lui un bénéfice qui devait lui procurer l'indépendance; +il l'aimait enfin avec toute la tendresse d'un père. Un matin, ce jeune +homme entre dans son cabinet, et lui déclare qu'il va partir, qu'il ne +veut plus rester dans sa maison. Pétrarque, sans se fâcher, le +questionne, cherche à le ramener, à l'attendrir, à l'effrayer sur les +suites du parti qu'il va prendre. Jean persiste à vouloir partir. +Pétrarque part lui-même pour Venise, l'emmène avec lui, tâche de lui +remettre la tête, qu'en effet il semblait avoir perdue. Il voulait aller +à Naples voir le tombeau de Virgile; en Calabre, chercher le berceau +d'Ennius; à Constantinople et en Grèce, apprendre le grec. Il partit +enfin, mais pour Avignon. Des accidents fâcheux l'arrêtèrent en route: +il revint sur ses pas jusqu'à Pavie, mourant de faim, de fatigue et de +misère. Il y attendit Pétrarque, qui s'y rendit peu de temps après, le +reçut avec bonté, lui pardonna, mais ne se fia plus à lui. Un an fut à +peine écoulé, que la tête de Jean se monta de nouveau. Il voulut +absolument aller en Calabre. Pétrarque souffrit sans se plaindre ce +retour qu'il avait prévu, lui donna des lettres de recommendation pour +Rome et pour Naples, continua de s'y intéresser, et même de +correspondre avec lui, l'exhortant toujours de loin, comme il l'avait +fait de près pendant quatre ans, à l'étude et à la vertu. Jean de +Ravenne acquit dans la suite une grande célébrité, et l'Italie eut en +lui un des principaux restaurateurs des lettres, qu'il dut aux bienfaits +de Pétrarque et à ses leçons.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote586" +name="footnote586"><b>Note 586: </b></a><a href="#footnotetag586"> +(retour) </a> Vers l'an 1350.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote587" +name="footnote587"><b>Note 587: </b></a><a href="#footnotetag587"> +(retour) </a> Son nom de famille était <i>Malpighino</i>.</blockquote> + +<p>Pétrarque apprit à Venise que si le nouveau pape faisait le bonheur de +Rome par son retour, il se disposait à compromettre celui de l'Italie +entière par la guerre qu'il suscitait aux Visconti. Urbain V les +haïssait mortellement, et, résolu de les exterminer, il fit une ligue +avec les Gonzague, les seigneurs d'Est, de Carrare, les Malatesta et +plusieurs autres. L'empereur était à la tête; il venait d'entrer en +Italie. Barnabé Visconti, qui, au milieu de tous ses vices, avait +l'esprit belliqueux, ne songeait qu'à se défendre. Galéas, plus prudent, +préférait de négocier. Il appela Pétrarque à Pavie et le chargea d'aller +à Bologne trouver le cardinal Grimoard, frère et légat du pape, et de +traiter avec lui des moyens de prévenir la guerre<a id="footnotetag588" name="footnotetag588"></a> +<a href="#footnote588"><sup class="sml">588</sup></a>. Mais il n'était +plus temps, et quelque bon négociateur que fût Pétrarque, il échoua +encore une fois.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote588" +name="footnote588"><b>Note 588: </b></a><a href="#footnotetag588"> +(retour) </a> 1368.</blockquote> + +<p>Outre son amitié pour Galéas qui le rendait sensible à ses dangers, il +était effrayé de voir l'Italie en proie à des troupes étrangères et +féroces. Le pape faisait marcher à sa solde des Espagnols, des +Napolitains, des Bretons, des Provençaux; l'empereur, des Bohémiens, des +Esclavons, des Polonais, des Suisses; Barnabé, outre les Italiens, des +Anglais, des Allemands, des Bourguignons, des Hongrois. Quelques maux +que Barnabé eût faits à l'Italie, qu'étaient-ils auprès de ceux qu'un +ministre de paix avait préparés pour l'en punir? Mais Barnabé n'était +pas moins adroit que méchant et intrépide. Il parvint à conjurer +l'orage. Il connaissait le faible de Charles IV. L'or qu'il lui prodigua +paralysa tous les mouvements de la ligue; et l'empereur, qui en était +chef, borna ses triomphes à mener à Rome le cheval du pape par la bride, +à y faire couronner Elisabeth, sa quatrième femme, et à remplir les +fonctions de diacre à la messe du couronnement.</p> + +<p>Urbain désirait ardemment voir Pétrarque<a id="footnotetag589" name="footnotetag589"></a> +<a href="#footnote589"><sup class="sml">589</sup></a>. Il le fit presser par ses +amis de venir à Rome, et l'en pressa enfin lui-même par une lettre +remplie des expressions les plus flatteuses. Pétrarque, quoique malade, +passa l'hiver à faire ses dispositions pour ce voyage. La première fut +de faire et d'écrire de sa propre main son testament<a id="footnotetag590" name="footnotetag590"></a> +<a href="#footnote590"><sup class="sml">590</sup></a>, que l'on +trouve dans la plupart des éditions de ses œuvres. Parmi plusieurs legs +de piété, d'amitié, de bienfaisance, on y remarque deux articles, dont +l'un prouve son goût pour les arts, l'autre son amitié pour Boccace, et +en même temps le mauvais état de fortune où il le savait réduit. Il +lègue par le premier, au seigneur de Padoue, son tableau de la Vierge, +peint par Giotto, <i>dont les ignorants</i>, dit-il, <i>ne connaissent pas la +beauté, mais qui fait l'étonnement des maîtres de l'art</i>. Par le second, +il lègue à Jean de Certaldo, ou Boccace, cinquante florins d'or, pour +acheter un habit d'hiver pour ses études et ses travaux de nuit; et il +ajoute qu'il est honteux de laisser si peu de chose à un si grand +homme<a id="footnotetag591" name="footnotetag591"></a> +<a href="#footnote591"><sup class="sml">591</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote589" +name="footnote589"><b>Note 589: </b></a><a href="#footnotetag589"> +(retour) </a> 1369.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote590" +name="footnote590"><b>Note 590: </b></a><a href="#footnotetag590"> +(retour) </a> Avril 1370.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote591" +name="footnote591"><b>Note 591: </b></a><a href="#footnotetag591"> +(retour) </a> <i>Domino Joanni de Certaldo seu Boccatio, verecundè +admodum tanto viro tam modicum, lego quinquaginta florenos auri, pro unâ +veste hyemali, ad studium lucubrationesque nocturnas.</i></blockquote> + +<p>Peu de jours après, il se mit en route, encore faible, et seulement +soutenu par son courage. Mais il ne put aller que jusqu'à Ferrare. Il y +tomba comme mort, et resta plus de trente heures sans connaissance, ne +sentant pas plus, comme il l'écrivait quelque temps après, les remèdes +violents qu'on lui administrait <i>qu'une statue de Phidias ou de +Polyclète l'aurait pu faire</i>. Revenu enfin de cet état par les soins des +seigneurs d'Est, qui le reçurent dans leur palais, il voulut inutilement +continuer sa route; il fut obligé de revenir à Padoue, couché dans un +bateau. Dès qu'il eut pris quelques forces, il chercha, pour se +rétablir, une demeure champêtre aux environs de cette ville. Son choix +se fixa sur Arqua, gros village à quatre lieues de Padoue, situé sur le +penchant d'une colline dans les monts Euganéens, pays fameux par la +salubrité de l'air, par sa position riante et la beauté de ses vergers.</p> + +<p>Il fit bâtir au haut de ce village une maison petite, mais agréable et +commode. Dès qu'il y fut établi avec sa famille, entouré de sa fille +qu'il avait mariée, de son gendre, d'un bon ecclésiastique qui +l'accompagnait à l'église, reprenant avec un peu de santé toute son +ardeur pour le travail, occupant quelquefois jusqu'à cinq secrétaires, +il mit la dernière main à un ouvrage qu'il avait commencé depuis trois +ans, et qui a pour titre: <i>De sa propre ignorance et de cette de +beaucoup d'autres</i><a id="footnotetag592" name="footnotetag592"></a> +<a href="#footnote592"><sup class="sml">592</sup></a>. Nous en verrons bientôt le sujet, qu'il serait +trop long d'expliquer ici. Peut-être eût-il fallu, pour se rétablir +entièrement, qu'il renonçât tout-à-fait à travailler; mais, pour les +esprits tels que le sien, c'est presque renoncer à vivre. Il aurait +fallu aussi qu'il observât un autre régime: son médecin, qui était son +ami<a id="footnotetag593" name="footnotetag593"></a> +<a href="#footnote593"><sup class="sml">593</sup></a>, le lui recommandait sans cesse. Mais Pétrarque le voyait avec +plaisir comme ami, et ne le croyait pas du tout comme médecin. Il se +fatiguait d'austérités, ne mangeait qu'une fois le jour quelques +légumes, quelques fruits, buvait de l'eau pure, jeûnait souvent, et les +jours de jeûne, ne se permettait que le pain et l'eau. Il eût fallu +enfin qu'il n'apprît pas une nouvelle capable de retarder encore sa +guérison, celle du départ subit et imprévu du pape et de son retour à +Avignon. Sainte Brigitte avait dit au S. Père: <i>Si vous allez à Avignon, +vous mourrez bientôt</i>. Il n'en voulut rien croire; mais, à peine arrivé +dans la Babylone d'Occident, il tomba malade et mourut.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote592" +name="footnote592"><b>Note 592: </b></a><a href="#footnotetag592"> +(retour) </a> <i>De ignorantiâ sui ipsius et multorum</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote593" +name="footnote593"><b>Note 593: </b></a><a href="#footnotetag593"> +(retour) </a> Il se nommait Jean Dondi: c'était le fils de Jacques +Dondi, célèbre philosophe, médecin et astronome, auteur de la fameuse +horloge qui fut placée sur la tour du palais de Padoue, en 1344. Le fils +fut aussi astronome en même temps que médecin. Il inventa et exécuta +lui-même une autre horloge encore plus fameuse, qui fut placée à Pavie +dans la bibliothèque de Jean Galeaz Visconti. C'est de là que cette +famille Dondi avait pris le surnom de <i>Degli Orologi</i>. Plusieurs auteurs +français et italiens ont confondu le père et le fils, et leurs deux +horloges. Tiraboschi a rectifié ces erreurs. <i>Stor. della Let. it.</i> t. +V, p. 177-184.</blockquote> + +<p>Grégoire XI, qui remplaça Urbain V, aussi vertueux que son prédécesseur, +eut la même bienveillance pour Pétrarque, et Pétrarque ne se refusait +pas à profiter de ses bonnes dispositions pour sa fortune, quoique le +dépérissement total de ses forces l'avertît de sa fin prochaine. Il eut +un moment de joie qui fut bientôt suivi d'une affliction nouvelle. Son +bon et ancien ami, l'évêque de Cabassole, devenu cardinal, fut envoyé +légat à Pérouse. Dès qu'il fut arrivé, il en instruisit Pétrarque, qui +lui témoigna dans sa réponse un vif désir de le revoir. Il essaya de +monter à cheval pour satisfaire ce désir, mais sa faiblesse lui permit à +peine de faire quelques pas. Le cardinal, de son côté, n'était pas dans +un meilleur état. Il ne fit que languir depuis son arrivée en Italie; il +mourut peu de mois après<a id="footnotetag594" name="footnotetag594"></a> +<a href="#footnote594"><sup class="sml">594</sup></a>, et la faiblesse de ces deux amis, +rapprochés après une séparation si longue, les priva de la consolation +de s'embrasser.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote594" +name="footnote594"><b>Note 594: </b></a><a href="#footnotetag594"> +(retour) </a> 1372</blockquote> + +<p>Pétrarque parut reprendre quelques forces et remplit bientôt après, sur +la scène du monde, un dernier rôle que lui confia l'amitié. La guerre +s'était élevée entre les Vénitiens et François de Carrare, seigneur de +Padoue. Cette ville était menacée d'un siége; mais la campagne remplie +de troupes, était encore un séjour plus dangereux. Pétrarque sortit +d'Arqua pour se réfugier à Padoue avec ses livres; car, après s'être +défait des premiers, il en avait acquis de nouveaux, comme il arrive +toujours quand on les aime. A Padoue, il trouva dans un libelle qui +excita sa bile, une occasion d'exercer sa plume. Le pape, mécontent de +cette guerre, envoya, en qualité de nonce, un jeune professeur en droit, +nommé Ugution, ou Uguzzon de Thiennes, pour rétablir la paix. Ce nonce +se rendit d'abord à Padoue. Il connaissait Pétrarque; il l'alla voir, et +lui communiqua un écrit injurieux qu'un moine français, dont il ignorait +le nom, venait de publier à Avignon contre lui. C'était une critique +amère de la lettre qu'il avait adressée quatre ans auparavant à Urbain +V, pour le féliciter de son retour à Rome. Rome et l'Italie n'y étaient +pas plus ménagées que Pétrarque. Peut-être n'eût-il pas répondu à des +attaques uniquement dirigées contre lui; mais il ne put souffrir qu'un +moine barbare osât écrire contre l'objet de ses adorations. La colère ne +lui donna que trop de forces. Il s'emporta dans cette réponse en +expressions indignes de lui, comme il l'avait fait vingt ans auparavant +contre le médecin du pape. Cette seconde invective s'est malheureusement +conservée comme la première<a id="footnotetag595" name="footnotetag595"></a> +<a href="#footnote595"><sup class="sml">595</sup></a>: toutes deux prouvent que le caractère +le plus doux peut quelquefois s'aigrir, et l'esprit le plus élevé +descendre de sa hauteur; mais c'était descendre bien bas, que de se +ravaler jusqu'aux injures avec un moine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote595" +name="footnote595"><b>Note 595: </b></a><a href="#footnotetag595"> +(retour) </a> Voy. <i>Œuvres de Pétrarque</i>, Bâle, 1581, fol. 1068. Elle +est adressée à Ugution lui-même. L'abbé de Sade dit (t. III, p. 790), +que ce nonce logea chez Pétrarque à Padoue; mais on voit, par les +expressions dont Pétrarque se sert, qu'il était seulement aller le +visiter. <i>Nuper alliud agenti mihi et jam dudum certaminis hujus oblito, +scholastici nescia eujus epistolam, imo librum dicam.... attulisti, dum +è longinquo veniens, amice, hanc exiguam domum tuam, me visurus, +adisses.</i> Ces éditions de Bâle sont fort corrompues; il paraît que dans +ces derniers mots <i>tuam</i> est de trop, ou qu'il faut lire <i>meam</i>.</blockquote> + +<p>Cependant la guerre continuait avec fureur. François de Carrare avait eu +d'abord l'avantage; mais le roi de Hongrie, qui lui avait envoyé des +troupes, menaça de les tourner contre lui s'il ne consentait à la paix. +Venise se voyant soutenue, la proposait à des conditions humiliantes; il +fallut pourtant l'accepter<a id="footnotetag596" name="footnotetag596"></a> +<a href="#footnote596"><sup class="sml">596</sup></a>. Un article du traité portait qu'il +irait eu personne à Venise, ou qu'il enverrait son fils demander pardon +à la république, des insultes qu'il lui avait faites, et lui jurer +fidélité. Le seigneur de Padoue envoya son fils, et pria Pétrarque de +l'accompagner et de porter pour lui la parole devant le sénat. Cette +mission était désagréable; mais l'attachement de Pétrarque pour un +prince, fils de son ancien ami et de son bienfaiteur, ne lui permit pas +de chercher dans son âge et dans sa santé toujours chancelante, des +raisons pour s'en dispenser. Le jeune Carrare<a id="footnotetag597" name="footnotetag597"></a> +<a href="#footnote597"><sup class="sml">597</sup></a>, Pétrarque et une +suite nombreuse arrivés à Venise, eurent dès le lendemain audience. Soit +fatigue, ou soit que la majesté du sénat vénitien troublât Pétrarque, il +ne put prononcer son discours, et la séance fut remise au jour suivant. +Ce discours, qui ne s'est point conservé, fut vivement applaudi. Les +Vénitiens témoignèrent la plus grande joie de revoir dans leur ville +celui qui, pendant plusieurs années, en avait fait l'ornement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote596" +name="footnote596"><b>Note 596: </b></a><a href="#footnotetag596"> +(retour) </a> 1373.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote597" +name="footnote597"><b>Note 597: </b></a><a href="#footnotetag597"> +(retour) </a> Il se nommait <i>Francesco Novello</i>.</blockquote> + +<p>La paix faite, il revint à Arqua, plus faible qu'auparavant. Une fièvre +sourde le minait, sans qu'il voulût rien changer à son train de vie. Il +lisait ou écrivait sans cesse. Il écrivait surtout à son ami Boccace, +dont il lut alors le Décaméron pour la première fois<a id="footnotetag598" name="footnotetag598"></a> +<a href="#footnote598"><sup class="sml">598</sup></a>. Il fut +enchanté de cet ouvrage. Ce qu'on y trouve de trop libre, lui parut +suffisamment excusé par l'âge qu'avait l'auteur quand il le fit, par la +langue vulgaire dans laquelle il l'avait écrit, par la légèreté du sujet +et celles des personnes qui devaient le lire. L'histoire de Griselidis +le toucha jusqu'aux larmes<a id="footnotetag599" name="footnotetag599"></a> +<a href="#footnote599"><sup class="sml">599</sup></a> Il l'apprit par cœur pour la réciter à +ses amis: enfin il la traduisit en latin pour ceux qui n'entendaient pas +la langue vulgaire, et il envoya cette traduction à Boccace<a id="footnotetag600" name="footnotetag600"></a> +<a href="#footnote600"><sup class="sml">600</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote598" +name="footnote598"><b>Note 598: </b></a><a href="#footnotetag598"> +(retour) </a> 1374.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote599" +name="footnote599"><b>Note 599: </b></a><a href="#footnotetag599"> +(retour) </a> C'est la dernière Nouvelle du Décaméron.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote600" +name="footnote600"><b>Note 600: </b></a><a href="#footnotetag600"> +(retour) </a> Elle est dans l'édition de Bâle, page 541, sous ce titre: +<i>De obedientiâ ac fide uxoriâ, Mythologia</i>.</blockquote> + +<p>La lettre dont il l'accompagna est peut-être la dernière qu'il ait +écrite. Peu de temps après, ses domestiques le trouvèrent dans sa +bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement. Comme ils le +voyaient souvent passer des jours entiers dans cette attitude, ils n'en +furent point d'abord effrayés: mais ils reconnurent bientôt qu'il ne +donnait aucun signe de vie; la maison retentit de leurs cris: il n'était +plus. Il mourut d'apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix +ans.</p> + +<p>Le bruit de sa mort, qui se répandit aussitôt, causa une aussi grande +consternation que si elle eût été imprévue. François de Carrare et toute +la noblesse de Padoue, l'évêque, son chapitre, le clergé, le peuple même +se rendirent à Arqua pour assister à ses obsèques; elles furent +magnifiques, et cependant accompagnées de larmes. Peu de temps après, +François de Brossano, qui avait épousé sa fille, fit élever un tombeau +de marbre sur quatre colonnes, vis-à-vis l'église d'Arqua, y fit +transporter le corps et graver une épitaphe fort simple en trois assez +mauvais vers latins. On y voit encore ce monument, que visitent tous les +amis de la poésie, de la vertu et des lettre, assez heureux pour voyager +dans ces belles contrées, et dont ils n'approchent qu'avec une émotion +profonde et un saint respect.</p> + +<p>Les honneurs qui furent rendus à Pétrarque après sa mort, dans presque +toute l'Italie, et ceux qu'il avait reçus de son vivant, l'exemple que +la faveur dont il avait joui auprès des Grands offrait de la +considération où les lettres pouvaient prétendre, et l'idée que son +caractère avait donnée aux Grands du prix et de la dignité des lettres +contribuèrent puissamment à en répandre le goût. Ses ouvrages et le soin +qu'il prit constamment de ramener les gens de lettres et les gens du +monde à l'étude et à l'admiration des anciens, y contribuèrent encore +davantage. Supérieur à tous les préjugés nuisibles qui subjuguaient +alors les esprits, il combattit sans relâche dans ses Traités +philosophiques, dans ses lettres, dans ses entretiens, l'astrologie, +l'alchimie, la philosophie scholastique, la foi aveugle dans Aristote et +dans l'autorité d'Averroës. Sa compassion et son mépris pour les erreurs +de son temps le remplissaient d'admiration pour la saine vénérable +antiquité. Il se réfugiait parmi les anciens pour se consoler de tout ce +qui blessait ses yeux chez les modernes.</p> + +<p>Il apprit à ses contemporains, le prix qu'on devait attacher aux +monuments des arts et des lettres que le temps n'avait pas détruits. Ce +fut lui qui eut le premier l'idée d'une collection chronologique de +médailles impériales, secours indispensable pour l'étude de l'histoire. +Il mit à former cette collection, le zèle qui l'animait pour tout ce qui +intéressait les lettres. Lorsqu'il alla trouver l'empereur Charles IV, à +Mantoue, il lui offrit plusieurs de ces belles médailles d'or et +d'argent dont il faisait ses délices. Il y en avait surtout une +d'Auguste, si bien conservée, qu'il y paraissait vivant. «Voilà, dit +Pétrarque, à l'empereur, les grands hommes dont vous occupez maintenant +la place, et qui doivent être vos modèles.» Ce présent était un grand +sacrifice dont Charles sentit vraisemblablement très-peu le prix, et ce +mot une leçon qu'il se soucia fort peu de suivre.</p> + +<p>Un autre guide nécessaire, la géographie, manquait alors presque +entièrement à l'étude de l'histoire. Pétrarque tourna de ce côté, +l'ardeur de ses recherches, et rendit plus facile aux autres, +l'instruction qu'il y avait acquise. Son <i>Itinéraire de Syrie</i><a id="footnotetag601" name="footnotetag601"></a> +<a href="#footnote601"><sup class="sml">601</sup></a>, +prouve que cette instruction était très-étendue pour son temps. On voit, +par une de ses lettres<a id="footnotetag602" name="footnotetag602"></a> +<a href="#footnote602"><sup class="sml">602</sup></a>, qu'il avait fait de grands efforts pour +fixer d'une manière certaine, le plan de l'île de Thulé ou Thylé, dont +il est si souvent parlé dans les anciens. N'oubliant jamais, dans aucun +de ses travaux, l'intérêt de sa patrie, il avait fait dessiner, sous les +yeux du roi Robert, une carte d'Italie, plus exacte que toutes celles +qui existaient alors<a id="footnotetag603" name="footnotetag603"></a> +<a href="#footnote603"><sup class="sml">603</sup></a>. Enfin, il avait rassemblé dans sa +bibliothèque, tout ce qu'il put trouver de cartes et de livres de +géographie. Cette bibliothèque était considérable; on a vu qu'après +avoir libéralement donné la première, il avait cédé au besoin de s'en +former une seconde; et ce mot de bibliothèque, qui ne signifie +aujourd'hui que quelques soins pris, quelques recherches faites, et +souvent même une simple commission donnée à un libraire, signifiait +alors tout autre chose. Les bons manuscrits étaient d'une rareté +extrême, surtout ceux des anciens auteurs grecs et latins, dont on +n'avait même encore retrouvé qu'un petit nombre. On peut dire que +Pétrarque mit le premier, une sorte de passion à en suivre la trace, à +en faire lui-même, et à en favoriser la recherche. Ses lettres sont +remplies de ces détails intéressants. Souvent un auteur lui en fait +connaître un autre; en en cherchant un, il en trouve plusieurs, et son +insatiable curiosité s'augmente à mesure qu'il fait plus de +découvertes<a id="footnotetag604" name="footnotetag604"></a> +<a href="#footnote604"><sup class="sml">604</sup></a>. Il recommande sans cesse qu'on cherche d'anciens +livres, principalement en Toscane, qu'on examine les archives des +maisons religieuses, et il adresse les mêmes prières à ses amis, en +Angleterre, en France, en Espagne. Son avidité pour cette recherche +était connue si généralement et si loin, que Nicolas Sigeros, grec +distingué à la cour de Constantinople, lui envoya pour présent, une +copie complète des poëmes d'Homère; et la lettre de remercîment que lui +écrivit Pétrarque, prouve quel fut l'excès de sa joie à la présence +inattendue du prince des poëtes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote601" +name="footnote601"><b>Note 601: </b></a><a href="#footnotetag601"> +(retour) </a> <i>Itinerarium Syriacum</i>, éd. de Bâle 1581, p. 557.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote602" +name="footnote602"><b>Note 602: </b></a><a href="#footnotetag602"> +(retour) </a> <i>Rer. Familiar.</i>, lib. III, ép. <span class="sc">i</span>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote603" +name="footnote603"><b>Note 603: </b></a><a href="#footnotetag603"> +(retour) </a> <i>Flavio Biondo</i>, écrivain du siècle suivant, avait +consulté cette carte; il en parle dans son <i>Italia illustrata</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote604" +name="footnote604"><b>Note 604: </b></a><a href="#footnotetag604"> +(retour) </a> Voyez, sur cette passion toujours croissante, sa lettre à +son frère Gérard, <i>Familiar.</i>, l. III, ép. 18.</blockquote> + +<p>Il n'avait point appris le grec dans sa première jeunesse; quoiqu'il +restât toujours en Italie quelque culture de cette langue, elle n'était +point comprise encore dans le cours des études communes. Il saisit pour +la première fois, à Avignon, l'occasion de l'apprendre lorsque le moine +Barlaam, né en Calabre, mais qui avait passé en Grèce, fut envoyé par +l'empereur Andronic, à la cour de Benoît XII<a id="footnotetag605" name="footnotetag605"></a> +<a href="#footnote605"><sup class="sml">605</sup></a>, sous prétexte de +négocier la réunion des deux églises, et en effet, pour solliciter des +secours contre les Turcs. Les dialogues de Platon furent le principal +objet de leurs leçons. Pétrarque fut enthousiasmé des hautes idées de ce +philosophe sur l'amour, sur la nature et l'union des âmes; et comme ces +leçons ne durèrent pas long-temps, on peut dire qu'il y apprit plus de +platonisme que de grec. Son second maître fut Léonce Pilate, qui était +aussi un Calabrois devenu Grec. Quelque désagréable qu'il fût de sa +personne et dans ses manières, Boccace qui l'avait attiré à Florence, le +conduisit à Venise lorsqu'il alla voir son ami<a id="footnotetag606" name="footnotetag606"></a> +<a href="#footnote606"><sup class="sml">606</sup></a>; Léonce y resta +quelque temps, et Pétrarque en tira les deux seules choses qu'il pût +gagner dans un commerce de cette espèce, une connaissance un peu plus +approfondie du grec, qu'il ne sut cependant jamais parfaitement, et +quelques livres grecs, entièrement inconnus jusqu'alors en Italie, parmi +lesquels était un beau manuscrit de Sophocle. Ce même Léonce Pilate +avait fait, à la prière de Boccace, et en société avec lui, une +traduction latine, la plus ancienne que l'on connaisse, de l'Iliade et +d'une grande partie de l'Odyssée. Boccace la promit pendant long-temps à +Pétrarque. Il lui en envoya enfin une copie faite par lui-même, que son +ami reçut avec de nouveaux transports.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote605" +name="footnote605"><b>Note 605: </b></a><a href="#footnotetag605"> +(retour) </a> Barlaam vint, pour la première fois, à Avignon, en 1339, +et y revint en 1342. L'abbé de Sade veut qu'à ces deux voyages, +Pétrarque ait pris de ses leçons. Tiraboschi croit, avec plus de +vraisemblance, que ce ne fut qu'au second voyage. Voyez <i>Stor. della +lett. ital.</i>, t. V, p. 368.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote606" +name="footnote606"><b>Note 606: </b></a><a href="#footnotetag606"> +(retour) </a> En 1363.</blockquote> + +<p>Son ardeur pour les livres latins était encore plus vive. On ne +possédait de son temps que trois décades de Tite-Live, la première, la +troisième et la quatrième. Encouragé par le roi Robert, il n'épargna +rien pour retrouver au moins la seconde; mais tous ses soins furent +inutiles. Il entreprit aussi de retrouver un ouvrage perdu de +Varon<a id="footnotetag607" name="footnotetag607"></a> +<a href="#footnote607"><sup class="sml">607</sup></a>, qu'il avait vu dans sa jeunesse, et ne fut pas plus heureux. +Il avait eu en sa possession le traité de Cicéron <i>de Gloriâ</i><a id="footnotetag608" name="footnotetag608"></a> +<a href="#footnote608"><sup class="sml">608</sup></a>. Il +le prêta à son vieux maître de grammaire <i>Convennole</i>, qui le vendit +pour vivre; cet exemplaire fut perdu, et il ne put jamais depuis en +retrouver un autre. Il chercha vainement aussi un livre d'épigrammes et +des lettres d'Auguste, qu'il avait vu dans son jeune âge. Il eut plus de +succès dans la recherche des Institutions de Quintilien. Il les trouva, +en 1350, à Florence, lorsqu'il y passait pour aller à Rome. Sa joie fut +grande; il la répandit dans une lettre adressée à Quintilien +lui-même<a id="footnotetag609" name="footnotetag609"></a> +<a href="#footnote609"><sup class="sml">609</sup></a>; ce manuscrit était cependant imparfait, gâté et mutilé. +Il était réservé au Pogge, d'en retrouver, environ un siècle après, un +exemplaire entier.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote607" +name="footnote607"><b>Note 607: </b></a><a href="#footnotetag607"> +(retour) </a> <i>Rerum humanarum et divinarum antiquitates</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote608" +name="footnote608"><b>Note 608: </b></a><a href="#footnotetag608"> +(retour) </a> Raimond Soranzo, l'un de ses amis, lui en avait fait +présent.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote609" +name="footnote609"><b>Note 609: </b></a><a href="#footnotetag609"> +(retour) </a> C'est la sixième du livre des épîtres adressées aux +grands hommes de l'antiquité, <i>Ad viros illustres veteres</i>, édition de +Genève, 1601, in-8°.</blockquote> + +<p>Mais c'était surtout pour Cicéron que Pétrarque poussait l'admiration +jusqu'à une sorte de fanatisme. Lire et relire ce qu'il avait de lui, +chercher partout ce qu'il n'avait pas, c'est ce qui l'occupait sans +cesse; il n'épargnait pour cela, ni prières auprès de ses amis, ni +déplacements, ni dépenses. Cicéron revenait toujours dans ses +conversations, dans ses lettres. A Liége, où il avait trouvé deux de ses +Oraisons, il eut de la peine à se procurer un peu d'encre, encore +était-elle toute jaune, pour en tirer lui-même une copie. Il se donna, +long-temps après, la même peine pour un recueil considérable de ces +mêmes discours qu'il fut quatre ans à copier, ne voulant pas les confier +à des scribes ignorants, qui défiguraient les plus beaux ouvrages. Et +dans quel enchantement ne fut-il pas à Vérone, lorsqu'il y retrouva les +lettres familières! On conserve précieusement, et à juste titre, à +Florence, dans la bibliothèque Laurentienne, cet ancien manuscrit +retrouvé par lui, et la copie qu'il en avait faite. On y conserve aussi +les lettres à Atticus, écrites de la main de Pétrarque; mais le +manuscrit ancien d'où il les avait tirées, a péri<a id="footnotetag610" name="footnotetag610"></a> +<a href="#footnote610"><sup class="sml">610</sup></a>. Voilà par quels +travaux et à quel prix on pouvait alors se composer une bibliothèque de +bons livres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote610" +name="footnote610"><b>Note 610: </b></a><a href="#footnotetag610"> +(retour) </a> Tiraboschi, t. V, p. 79 et suiv.</blockquote> + +<p>Ses livres et ses amis, à qui il en parlait sans cesse, étaient devenus +les deux objets de ses plus fortes affections. Ses lettres familières, +qui forment la partie la plus précieuse comme la plus considérable de +ses Œuvres, réveillaient ou entretenaient d'un bout de l'Italie à +l'autre, en France et dans d'autres parties de l'Europe, l'amour des +anciens. Elles pourraient le rallumer encore. Il y parle aux souverains, +aux grands, aux savants, aux jeunes gens, aux vieillards le même +langage; il prêche à tous l'amour et l'admiration des anciens. Ce n'est +pas là, il s'en faut beaucoup, leur seul mérite, mais c'est celui que +nous devons considérer ici. C'est par tous ces moyens réunis, non moins +que par son exemple, qu'il exerça une si puissante influence sur +l'esprit de son siècle, et sur la renaissance des lettres.</p> + +<p>Je n'ai rien dit de sa figure et des avantages extérieurs dont la nature +l'avait doué; ils étaient très-remarquables dans sa jeunesse. Une taille +élégante, de beaux yeux, un teint fleuri, des traits nobles et réguliers +le distinguaient parmi ses compagnons d'âge et de galanterie. Le soin +recherché qu'il avait pris de sa parure, et les succès dont il avait +joui dans le monde, lui faisaient pitié dans un âge mûr. Il les avouait +comme des faiblesses; mais peut-être par une autre faiblesse en +parlait-il trop en détail, et trop souvent. Les agréments de son esprit, +sa conversation confiante et animée, ses manières ouvertes et polies lui +donnaient un attrait particulier, et la sûreté de son commerce, sa +disposition à aimer et sa fidélité inviolable dans les liaisons +d'amitié, lui attachaient invinciblement ceux que ce premier attrait +avait une fois approchés de lui.</p> + +<p>Un dernier trait fera voir combien il fut constant dans ses affections, +et quelle fut, jusqu'à la fin de sa vie, la disposition habituelle de +son âme. On connaît sa vénération et son amour pour Virgile. Virgile, +comme Cicéron, était sans cesse auprès de lui. Le beau manuscrit sur +vélin, avec le commentaire de Servius, qui servait à son usage, et sur +lequel sont écrites des notes de sa main, est un des plus célèbres qui +existent. Il a fait long-temps le principal ornement de la bibliothèque +Ambroisienne à Milan: il fera sans doute plus long-temps encore, à +Paris, celui de la bibliothèque Impériale. Parmi les notes latines dont +il est enrichi, on distingue surtout la première, qui est en tête du +volume. Comme elle peut servir à lever les doutes qui resteraient encore +sur Laure, sur la passion de Pétrarque pour elle, et sur la nature de +cette passion extraordinaire, je la traduirai ici littéralement<a id="footnotetag611" name="footnotetag611"></a> +<a href="#footnote611"><sup class="sml">611</sup></a>.</p> +<a name="n13" id="n13"></a> +<blockquote class="footnote"><a id="footnote611" +name="footnote611"><b>Note 611: </b></a><a href="#footnotetag611"> +(retour) </a> + On a donné, dans le <i>Publiciste</i> du 18 octobre 1809, une +traduction inexacte de cette note; on annonçait de plus le manuscrit de +Virgile, d'où elle est tirée, comme existant encore à Milan, tandis +qu'il était, depuis plusieurs années, à Paris. + +<p>L'authenticité de cette note a été contestée en Italie; quelques +critiques du seizième siècle ont douté qu'elle fût écrite de la main de +Pétrarque; mais leurs doutes ont été éclaircis, et leurs objections +réfutées. Les faits relatifs au précieux manuscrit où elle se trouve, +recueillis d'abord par Tomasini, dans son <i>Petrarca redivivus</i>, ont été +répétés par l'abbé de Sade, note 8, à la fin du volume II de ses +Mémoires. M. Baldelli les a exposés à son tour avec de nouveaux +développements et de nouvelles preuves, en faveur de l'authenticité de +la note sur Laure, article II des éclaircissements ou <i>illustrazioni</i> +qui sont à la suite de son ouvrage, pag. 177 et suiv. Voici les +principaux faits. La bibliothèque de Pétrarque fut vendue et dispersée +après sa mort. Son Virgile passa à son ami et son médecin Jean Dondi; de +celui-ci, qui mourut en 1380, à son frère Gabriel, et de Gabriel à son +fils Gaspard Dondi. Il paraît que Gaspard le vendit, et qu'il fut placé, +vers 1390, dans la bibliothèque de Pavie; il y resta plus d'un siècle. +En 1499, les Français s'étant emparés de Pavie, enlevèrent beaucoup de +manuscrits qui furent transportés à Paris, dans la bibliothèque du roi. +Plusieurs sont apostilles et annotés de la main de Pétrarque. Quelque +adroit Pavesan trouva le moyen de soustraire à cette exécution militaire +le manuscrit de Virgile. Il était encore à Pavie, au commencement du +seizième siècle, dans la bibliothèque d'un gentilhomme nommé <i>Antonio di +Piero</i>. Deux autres propriétaires le possédèrent successivement; à la +mort du second, <i>Fulvia Orsino</i>, il fut vendu, à très-haut prix, au +cardinal Frédéric Borromée, fondateur illustre de la bibliothèque +Ambroisienne, où il le plaça parmi les manuscrits les plus précieux. Il +y est resté jusqu'en 1796; ce fut alors un des principaux objets d'arts, +recueillis à Milan par les premiers commissaires français qui y furent +envoyés après la conquête.</p></blockquote> + +<p>«Laure, illustre par ses propres vertus, et long-temps célébrée par mes +vers, parut pour la première fois à mes yeux au premier temps de mon +adolescence, l'an 1327, le 6 du mois d'avril, à la première heure du +jour (c'est-à-dire six heures du matin), dans l'église de Sainte-Claire +d'Avignon; et dans la même ville, au même mois d'avril, le même jour 6, +et à la même heure, l'an 1348, cette lumière fut enlevée au monde, +lorsque j'étais à Vérone: hélas! ignorant mon triste sort. La +malheureuse nouvelle m'en fut apportée par une lettre de mon ami Louis. +Elle me trouva à Parme la même année, le 19 mai au matin. Ce corps, si +chaste, et si beau, fut déposé dans l'église des Frères mineurs, le soir +du même jour de sa mort. Son âme, je n'en doute pas, est retournée, +comme Sénèque le dit de Scipion l'Africain, au ciel, d'où elle était +venue. Pour conserver la mémoire douloureuse de cette perte, je trouve +une certaine douceur mêlée d'amertume à écrire ceci, et je l'écris +préférablement sur ce livre qui revient souvent sous mes yeux, afin +qu'il n'y ait plus rien qui me plaise dans cette vie, et que mon lien le +plus fort étant rompu, je sois averti, par la vue fréquente de ces +paroles, et par la juste appréciation d'une vie fugitive, qu'il est +temps de sortir de Babylone; ce qui, avec le secours de la grâce divine, +me deviendra facile par la contemplation mâle et courageuse des soins +superflus, des vaines espérances, et des événements inattendus qui +m'ont agité pendant le temps que j'ai passé sur la terre.»</p> + +<p>Il y a de bien beaux sonnets dans Pétrarque, il y en a de bien +touchants; mais je n'en connais point qui le soient autant que ces +lignes d'un grand homme studieux et sensible, sur ce qui était sans +cesse l'objet de son étude, de ses méditations, de ses tristes et doux +souvenirs.</p> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>CHAPITRE XIII.</h3> + +<p class="mid"><i>Œuvres latines de Pétrarque; Traités de philosophie morale; Ouvrages +historiques; Dialogues qu'il appelait son</i> Secret; <i>ses douze Églogues; +son Poëme de</i> l'Afrique; <i>trois livres d'Épitres en vers.</i></p> +<br> + +<p>Les Œuvres latines de Pétrarque, sur lesquelles il fondait, comme nous +l'avons vu dans sa vie, tout l'espoir de sa renommée, forment un volume +<i>in-fol</i>. de douze cents pages<a id="footnotetag612" name="footnotetag612"></a> +<a href="#footnote612"><sup class="sml">612</sup></a>. Environ quatre-vingts pages de +poésies en langage toscan ou vulgaire sont comme jetées à la fin de cet +énorme volume. Elles y sont à la place que Pétrarque lui-même leur +donnait dans son estime; et ce sont ces poésies vulgaires qui font, +depuis plus de quatre siècles, les délices de l'Italie et de l'Europe, +où l'on ne connaît plus aucune des productions latines, objet de la +prédilection de leur auteur; c'est ce qui l'a placé parmi les poëtes +modernes du premier rang.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote612" +name="footnote612"><b>Note 612: </b></a><a href="#footnotetag612"> +(retour) </a> Dans l'édition de Bâle, 1581, qui est la plus complète.</blockquote> + +<p>Il ne faut pas croire cependant que ces ouvrages latins, si complètement +oubliés, soient sans mérite; ils en ont un très-grand au contraire, +surtout si l'on n'oublie pas le temps où ils furent écrits, et si l'on a +quelquefois lu d'autres ouvrages latins du même temps. Pétrarque sentit +le premier que, pour écrire véritablement en latin, il fallait oublier +le langage barbare de l'école, et remonter du style de la dialectique, +de la théologie et du droit, jusqu'à celui de l'éloquence et de la +poésie, de Cicéron et de Virgile. Ce furent les deux modèles qu'il se +proposa dans sa prose et dans ses vers. Sa plume y est partout libre et +facile, quelquefois élégante; quelquefois ses pensées y paraissent +revêtues des couleurs de ces deux grands maîtres: enfin, quel que soit +aujourd'hui le sort de ces compositions, elles rendirent alors un grand +service aux lettres; elles montrèrent la route qu'il fallait prendre +pour revenir à la bonne latinité; et si les grands écrivains qui +fixèrent entièrement au seizième siècle les destinées de la langue +italienne, et qui ne purent ni surpasser Pétrarque, ni même l'égaler +dans la poésie vulgaire, le laissèrent loin d'eux dans la poésie latine, +ainsi que dans la prose, il lui reste cependant la gloire d'avoir, le +premier de tous les modernes, retrouvé les traces des anciens, et de les +avoir indiquées à ceux qui devaient le suivre.</p> + +<p>Je ne parlerai pas de tous les ouvrages ou opuscules qui entrent dans ce +recueil. Pour satisfaire une curiosité raisonnable, il suffit d'avoir +des principaux une idée exacte et sommaire. Le premier qui se présente +est le <i>Traité des remèdes contre l'une et l'autre fortune</i><a id="footnotetag613" name="footnotetag613"></a> +<a href="#footnote613"><sup class="sml">613</sup></a>. L'idée +en est heureuse et vraiment philosophique. Peu d'hommes savent supporter +la mauvaise fortune avec force et dignité; mais moins encore savent +supporter la bonne avec modération et tranquillité d'âme. Pétrarque +appelle la raison au secours des hommes mis à l'une et à l'autre de ces +deux épreuves, mais surtout à la dernière. «Nous avons, dit-il dans sa +préface adressée à son ami Azon de Corrége, deux luttes à soutenir avec +la fortune, et le danger est en quelque sorte égal dans toutes deux, +quoique le vulgaire n'en connaisse qu'une, celle que l'on nomme +<i>adversité</i>. Si les philosophes connaissent l'une et l'autre, c'est +cependant aussi celle des deux qu'ils regardent comme la plus +difficile.... Oserai-je n'être pas de leur avis? Oui, si mettant à part +l'autorité de ces grands hommes, je veux parler d'après l'expérience. +Elle m'apprend que la bonne fortune est plus difficile à gouverner que +la mauvaise, et je la trouve, je l'avoue, plus à craindre et plus +dangereuse quand elle caresse que quand elle menace. Si je pense ainsi, +ce n'est pas la réputation des auteurs, ce ne sont point les piéges de +la parole, ni la force des sophismes qui m'y ont conduit: c'est +l'expérience des choses, ce sont les exemples tirés de la vie et la +preuve de difficulté la moins suspecte, la rareté. J'ai vu beaucoup de +gens souffrir avec courage de grandes pertes, la pauvreté, l'exil, la +prison, les supplices, la mort, et, ce qui est pire que la mort, des +maladies graves; je n'en ai vu aucun qui sût soutenir les richesses, les +honneurs ni la puissance.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote613" +name="footnote613"><b>Note 613: </b></a><a href="#footnotetag613"> +(retour) </a> <i>De Remediis utriusque Fortunœ</i>. Pétrarque le composa +presque entièrement en 1358, dans son délicieux <i>Linternum</i>, Voyez sa +Vie.</blockquote> + +<p>Le Traité est divisé en deux parties, dont la forme est moins heureuse +que le fond. Ce sont des dialogues entre des êtres moraux personnifiés. +Dans la première partie, la Joie et l'Espérance vantent les biens, les +agréments, les plaisirs de la vie. La Raison démontre que tous ces biens +sont faux, frivoles et périssables. Dans la seconde, la Douleur et la +Crainte passent en revue les malheurs, les chagrins, les maladies, les +calamités de toute espèce, dont la vie est empoisonnée. La Raison fait +voir que ce ne sont point là de vrais maux, qu'ils ne sont point sans +remède, et qu'on en peut même tirer quelques biens. Les dialogues sont +secs et dépourvus d'art. Il y en a autant dans chaque partie, qu'il y a +de circonstances dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qui +contribuent à l'une et à l'autre. La fleur de la jeunesse, la beauté du +corps, la santé florissante, la force, la vitesse, l'esprit, +l'éloquence, la vertu même, la liberté, la richesse et tous les autres +avantages physiques et moraux, qui constituent le bonheur, sont dans la +première partie, chacun le sujet d'un dialogue particulier. Il n'y en a +pas moins de cent vingt-deux. La Joie ou l'Espérance, et, quelquefois +toutes deux ensemble, vantent l'avantage annoncé au titre de chaque +dialogue, et la Raison fait voir par une maxime, une sentence, que cet +avantage est faux ou insuffisant, ou fragile. La Joie et l'Espérance +insistent; la Raison est inflexible, et cela va ainsi jusqu'à la fin. La +laideur, la faiblesse, la mauvaise santé, la naissance obscure, la +pauvreté, les pertes d'argent, celle du temps, celle d'une femme, son +infidélité, sa mauvaise humeur, le déshonneur, l'infamie et tout ce qui, +au moral comme au physique, peut contribuer au malheur, sont les sujets +d'autant de dialogues de la seconde partie, et il y en a dix de plus que +dans la première. La Douleur et la Crainte exposent de même chacun des +maux et les circonstances qui les aggravent. La Raison les atténue ou +prouve même qu'ils ne sont pas des maux, et que quelquefois ils peuvent +être des biens. Les deux interlocutrices allèguent en vain tout ce qui +justifie, l'une ses appréhensions, l'autre ses plaintes; la Raison tient +ferme, et prouve par des maximes, des raisonnements ou des exemples, +qu'il y a du bien dans les maux, comme elle a prouvé dans la première +partie, qu'il y a du mal dans tous les biens.</p> + +<p>Cette marche est imperturbablement la même depuis le commencement +jusqu'à la fin. On conçoit aisément qu'il en doit résulter de la fatigue +et de l'ennui, malgré les traits d'esprit, l'érudition, la philosophie +et les maximes vraies, puisées dans l'expérience et dans les écrits des +philosophes, surtout de Sénèque et de Cicéron, que l'auteur y a su +répandre, et les traits nombreux de l'histoire ancienne et moderne qui +lui servent à approfondir et quelquefois à égayer son sujet. L'ouvrage +fit beaucoup de bruit quand il parut, non seulement en Italie, mais en +France. Le roi Charles V, qui avait connu Pétrarque à la cour de son +père, et qui avait fait tous ses efforts pour l'y retenir, voulut avoir +ce Traité dans sa bibliothèque. Il le fit traduire en français par +Nicolas Oresme, l'un des savants que Pétrarque avait le plus goûtés +pendant son ambassade auprès du roi Jean; et cette traduction, beaucoup +plus fatigante à lire que l'original, a même été imprimée à Paris, en +1534.</p> + +<p>Le Traité <i>de la Vie solitaire</i>, commencé à Vaucluse, repris et terminé +en Italie dix ans après<a id="footnotetag614" name="footnotetag614"></a> +<a href="#footnote614"><sup class="sml">614</sup></a>, contient la doctrine d'une philosophie +misantrope qui n'était pas dans le caractère de Pétrarque, mais que des +idées religieuses mal entendues et son amour excessif pour l'étude lui +avaient fait adopter. Il est divisé en deux livres, ces livres en +sections, et les sections en chapitres. Dans le premier livre il met en +opposition l'homme occupé dans la vie sociale et dans les villes, avec +la <i>solitaire</i>, pendant leur sommeil, à leur réveil, au dîner, après le +repas, au coucher du soleil, au retour de la nuit, pendant sa durée; et, +dans toute cette distribution du temps, il donne l'avantage au +solitaire. Les inconvénients que peut avoir la solitude et les remèdes +qu'on peut y appliquer, ses douceurs, l'utilité qu'on en retire, les +lieux que l'on doit préférer pour en jouir, et plusieurs autres +questions de cette espèce viennent ensuite; on croirait que c'est ici +l'ouvrage d'un cénobite plutôt que d'un homme sensible et d'un sage; +mais on reconnaît Pétrarque dans un chapitre ou paragraphe qui a pour +titre: <i>Qu'il ne faut point persuader à ceux qui se plaisent dans la +solitude de mépriser les droits de l'amitié, et qu'ils doivent éviter la +foule, mais non pas les amis</i><a id="footnotetag615" name="footnotetag615"></a> +<a href="#footnote615"><sup class="sml">615</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote614" +name="footnote614"><b>Note 614: </b></a><a href="#footnotetag614"> +(retour) </a> Il est adressé à son ami Philippe de Cabassole, simple +évêque de Cavaillon quand Pétrarque le commença, et devenu, quand il +l'eut achevé, patriarche de Jérusalem, cardinal du titre de Ste.-Sabine, +et légat du pape.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote615" +name="footnote615"><b>Note 615: </b></a><a href="#footnotetag615"> +(retour) </a> <i>Quod iis quibus opportuna est solitudo non sit suadendum +ut amicitiœ jura conremnant, et quod turbas, non amicos fugiant.</i> Cap +4.</blockquote> + +<p>Dans le second livre il met à la suite l'un de l'autre les exemples de +tous les hommes connus pour avoir aimé la solitude, à commencer depuis +Adam, Abraham, Isaac et les autres patriarches, jusqu'aux Pères et aux +principaux personnages du christianisme. Les philosophes et les poëtes +anciens qui ont aimé la solitude lui servent ensuite à démontrer qu'elle +est aussi convenable à ce qu'on appelle sagesse, selon le monde, qu'à ce +qui l'est aux yeux de la religion. En retranchant ou modérant dans cet +ouvrage ce qui s'y trouve d'excessif, il resterait d'excellentes choses +en faveur de la retraite, préférable en effet au tumulte du monde. +L'érudition y est prodiguée comme dans le premier. On y voit toujours un +esprit nourri des maximes de la philosophie antique, et souvent une +éloquence plus persuasive et plus ornée que dans l'autre, parce que +l'auteur n'y a pas été gêné par la coupe brisée du dialogue et par +l'emploi d'êtres allégoriques, qu'on ne sait le plus souvent comment +faire parler.</p> + +<p>J'ai donné dans sa Vie une idée suffisante du Traité <i>sur le loisir des +religieux</i><a id="footnotetag616" name="footnotetag616"></a> +<a href="#footnote616"><sup class="sml">616</sup></a>, qu'il dédia aux chartreux de Montrieu, après y avoir +passé quelques jours auprès de son frère Gérard. C'est une production +tout-à-fait monacale, excellente pour ceux à qui elle était adressée, +bonne en général pour la vie du cloître, mais dont il n'y a rien à tirer +pour celle du monde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote616" +name="footnote616"><b>Note 616: </b></a><a href="#footnotetag616"> +(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 372.</blockquote> + +<p>Je ne dirai pas la même chose d'un autre ouvrage qui est intitulé dans +ses Œuvres: <i>Du mépris du Monde</i>, et qu'il appelait <i>son secret</i><a id="footnotetag617" name="footnotetag617"></a> +<a href="#footnote617"><sup class="sml">617</sup></a>. +On en tire de grandes lumières sur les événements de sa vie, sur ses +goûts, son caractère et ses plus secrets sentiments. Il le fit à Avignon +ou à Vaucluse dans le temps où sa passion pour Laure lui causait le plus +d'agitation et de trouble<a id="footnotetag618" name="footnotetag618"></a> +<a href="#footnote618"><sup class="sml">618</sup></a>. Ce sont des dialogues entre lui et saint +Augustin. Les Confessions de l'évêque d'Hippone lui en donnèrent l'idée. +C'était celui de tous les Pères de l'église qu'il aimait le plus. Les +rapports de caractère et de goûts qu'il avait avec lui contribuaient +sans doute à cette préférence. Le père Denis, son directeur, lui avait +fait présent d'un exemplaire des Confessions; il le portait toujours +avec lui. Quand je lis les Confessions, disait-il, je ne crois pas lire +l'histoire de la vie d'un autre, mais de la mienne. A l'exemple +d'Augustin, il voulut développer tous les secrets de son âme, tous les +replis de son cœur. Ni Augustin, ni Montaigne, ni même J.-J. Rousseau +n'ont découvert plus naïvement leur intérieur, ni fait avec plus de +franchise l'aveu de leurs faiblesses. A la fin de sa préface il +s'adresse ainsi à son livre. «Toi donc, fuis les assemblées des hommes, +sois content de rester avec moi, et n'oublie pas le nom que tu portes; +car tu es et l'on t'appelera <i>mon secret</i><a id="footnotetag619" name="footnotetag619"></a> +<a href="#footnote619"><sup class="sml">619</sup></a>.» Ce titre et ce peu de +mots font croire que son intention n'était pas de rendre cette espèce de +confession publique; et, selon toute apparence, elle n'a vu le jour +qu'après sa mort.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote617" +name="footnote617"><b>Note 617: </b></a><a href="#footnotetag617"> +(retour) </a> <i>De Contemptu Mundi, colloquiorum liber, quem secretum +suum inscripsit.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote618" +name="footnote618"><b>Note 618: </b></a><a href="#footnotetag618"> +(retour) </a> En 1343. Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. II, p. +101.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote619" +name="footnote619"><b>Note 619: </b></a><a href="#footnotetag619"> +(retour) </a> <i>Secretum enim meum es et diceris.</i></blockquote> + +<p>Voici quel est le dessein de l'ouvrage. Pétrarque méditait profondément +sur sa destinée, lorsqu'une femme d'une beauté que les hommes ne +connaissent pas assez, et environnée d'un éclat extraordinaire, lui +apparaît. Il est d'abord ébloui des rayons qui sortent de ses yeux, et +n'ose lever les siens sur elle. Mais elle l'enhardit et se fait +connaître à lui. C'est la Vérité qu'il a si bien peinte dans son poëme +de l'<i>Afrique</i>. Un homme d'un aspect vénérable l'accompagne. Pétrarque +croit reconnaître en lui S.-Augustin: c'était lui en effet, à qui la +Vérité adresse la parole. «Voila, lui dit-elle, ton disciple le plus +dévoué: tu n'ignores pas de quelle dangereuse et longue maladie il est +atteint: il est d'autant plus près de sa perte qu'il est plus éloigné +de connaître son mal: c'est à toi de le guérir: tu y réussiras mieux que +personne: il t'a toujours aimé, et tu fus toi-même sujet à des +infirmités pareilles, quand tu étais captif dans un corps mortel. Essaie +donc si ta voix persuasive pourra le tirer de sa langueur et remédier à +ses maux. Saint-Augustin promet d'obéir par respect pour elle et par +amitié pour le malade. Il le tire à l'écart, et commence avec lui, en +présence de la Vérité, une conférence qui dure trois jours, et qui forme +les trois dialogues dont tout l'ouvrage est composé.</p> + +<p>Le premier est une sorte de préliminaire ou de prolégomènes. +Saint-Augustin établit d'abord pour maximes, que nul n'est misérable +s'il ne veut l'être; qu'une parfaite connaissance de nos misères produit +le désir d'en être délivré; que ce désir n'est sincère et efficace que +dans le cœur de ceux qui ont éteint tout autre désir: enfin qu'il n'y a +que la pensée de la mort qui puisse produire cet effet, en détachant +entièrement l'âme de toutes les vanités du monde. Doctrine fausse, +triste et nuisible, qu'on est toujours fâché de trouver dans une +philosophie, d'ailleurs si élevée et si pure, et qui, rangeant parmi les +vanités à peu près tout ce qui se trouve dans le monde et constitue la +société humaine, tend toujours à rendre ceux qui la professent au moins +inutiles à la société et au monde. Pétrarque assure qu'il connaît son +état, qu'il en veut sortir; mais que les efforts qu'il a faits jusqu'à +présent ont été inutiles. Saint-Augustin le fait convenir qu'il ne l'a +jamais bien voulu. Il analyse tous les symptômes de cette volonté +douteuse, et ceux d'une volonté plus constante et plus ferme, la seule +qui, dans une entreprise si difficile, puisse garantir le succès.</p> + +<p>Dans le second dialogue, Saint-Augustin examine l'un après l'autre tous +les défauts de Pétrarque qui mettent obstacle à son repos autant qu'à sa +perfection. Le premier est la vanité qu'il tire de son esprit, de sa +science, de son éloquence, des agréments de sa figure et de sa personne. +Il rabaisse tous ces avantages, et lui en fait voir la vanité, la +fragilité, le néant. Le second défaut est l'avarice, ou plutôt la +cupidité. Pétrarque se récrie sur ce reproche, et affirme qu'aucun vice +ne lui est plus étranger; mais son sévère examinateur lui prouve que ce +goût qu'il a pris pour une vie commode, pour une fortune aisée qui peut +seul la procurer, pour la société des grands et pour le séjour des +villes et des cours n'est au fond qu'une cupidité déguisée. Pétrarque a +beau répondre qu'il ne désire point de superflu, mais qu'il voudrait ne +manquer de rien; qu'il n'ambitionne pas de commander, mais qu'il +voudrait ne pas obéir, Augustin lui fait voir que ce qu'il désire est le +comble des richesses et de la puissance; que les plus grands monarques +manquent de quelque chose; que ceux qui commandent sont souvent forcés +d'obéir; qu'enfin la vertu seule peut lui procurer cet état +d'indépendance qui est le terme de ses désirs; vérité aussi +incontestable qu'elle est ancienne, et qui découle en quelque sorte de +toutes les parties de la philosophie antique; mais qui, dans +l'antiquité profane comme dans le christianisme, sans avoir jamais eu de +contradicteurs en théorie, a toujours eu peu de sectateurs dans la +pratique. Mais, insiste Pétrarque, je suis loin d'avoir en effet ce goût +que l'on m'attribue pour le séjour des villes, pour la société des +grands, et les vues d'ambition que ce goût suppose. Je les fuis au +contraire autant que je puis. S'ensevelir, comme je le fais, dans les +bois et dans les rochers, combattre les opinions vulgaires, haïr, +mépriser les honneurs, se moquer de ceux qui les recherchent et de tout +ce qu'ils font pour y parvenir, cela ne suffit-il pas pour mettre à +l'abri du reproche d'ambition? Soyez de meilleure foi, répond Augustin, +ce ne sont pas les honneurs que vous haïssez, mais les démarches +nécessaires dans ce siècle pour les obtenir. Vous avez pris une route +plus cachée et plus détournée pour arriver au même but. Convenez que +c'est là le véritable objet de vos études et du parti que vous avez pris +de vivre dans la retraite. Tel entreprend d'aller à Rome, qui revient +sur ses pas, effrayé du chemin qu'il faut faire pour y arriver. Ce n'est +pas Rome qui lui déplaît, c'est le chemin<a id="footnotetag620" name="footnotetag620"></a> +<a href="#footnote620"><sup class="sml">620</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote620" +name="footnote620"><b>Note 620: </b></a><a href="#footnotetag620"> +(retour) </a> Dans l'extrait de ces dialogues, je me sers, en +l'abrégéant, de la traduction de l'abbé de Sade, lorsqu'il ne s'est pas +trop éloigné du texte que j'ai sous les yeux.</blockquote> + +<p>La gourmandise et la colère ont leur tour, mais ne font pas l'objet +d'un reproche très-grave, parce qu'au fond cela se borne à quelques +vivacités passagères, et dans une vie habituellement sobre, à quelques +parties de plaisir et de bonne chère avec ses amis. Saint Augustin se +hâte d'arriver à un article plus important et plus délicat, sur lequel +Pétrarque se rend d'abord justice, et qui fait, de son aveu, la honte et +le malheur de sa vie, c'est celui de l'incontinence. Il exprime avec +beaucoup de force, et la révolte de ses sens, et ses inutiles efforts +pour les dompter. La prière fréquente, humble, fervente et accompagnée +de larmes, est le seul remède que saint Augustin, qui doit s'y +connaître, lui indique contre ce mal. Mais j'ai prié, répond Pétrarque, +et si souvent que je crains que Dieu n'en ait été importuné. Augustin +lui soutient qu'il n'a pas bien prié, qu'il a prié pour un temps trop +éloigné, qu'il a voulu se réserver les plaisirs de la jeunesse, et +remettre à un âge plus avancé l'effet de ses prières. C'est ce qui lui +était arrivé à lui-même; mais prier ainsi, c'est vouloir une chose et en +demander une autre. Il l'exhorte à être plus sincère avec Dieu et avec +lui même, et lui promet qu'il obtiendra sur ce chapitre difficile, comme +sur tous les autres, ce qu'il aura demandé de bonne foi.</p> + +<p>Dans le reste de ce dialogue, il lui reproche un certain penchant à la +mélancolie et à la mauvaise humeur, auquel Pétrarque convient qu'il +s'abandonne trop souvent. Il en accuse la vie qu'il mène, les injustices +de la fortune, le spectacle choquant qu'il a sous les yeux, les mœurs +dégoûtantes d'Avignon, le tumulte qui y règne, et tout ce que ce séjour +a d'incompatible avec la paisible société des Muses et l'étude de la +sagesse. «Si le tumulte de votre ame cessait, répond saint Augustin, +vous ne vous plaindriez pas de ce tumulte extérieur qui n'affecte que +les sens. On peut s'y accoutumer comme au murmure d'une eau qui tombe. +Quand l'âme est dans un état serein et tranquille, les nuages passagers +qui l'environnent, le tonnerre même qui gronde autour d'elle, ne peuvent +la troubler. Apaisez donc les mouvements de la vôtre, vous serez alors +en sûreté sur le rivage; vous verrez les naufrages des autres +hommes<a id="footnotetag621" name="footnotetag621"></a> +<a href="#footnote621"><sup class="sml">621</sup></a>; vous écouterez en silence les voix plaintives de ceux qui +flottent sur les ondes; et si vous éprouvez à ce cruel spectacle les +tourments de la pitié, vous sentirez aussi une secrète joie à vous voir +vous-même à l'abri des mêmes dangers.» Au reste, de quoi se plaint-il? +ce séjour qui lui déplaît tant n'est-il pas de son choix? n'est-il pas +le maître d'en sortir? Pétrarque l'avoue, et finit par convenir que son +état, comparé à celui de beaucoup d'autres, n'est pas aussi malheureux +qu'il le croyait.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote621" +name="footnote621"><b>Note 621: </b></a><a href="#footnotetag621"> +(retour) </a> On sent ici l'imitation de ces beaux vers de Lucrèce: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Suave mari magno turbantibus œquora ventis,<br> + E terrâ magnum alterius spectare laborem</i>; etc. +</div></div> +</blockquote> + +<p>Le troisième dialogue est le plus intéressant. Saint Augustin dit à +Pétrarque qu'il porte deux chaînes aussi dures que le diamant, dont il +craint bien qu'il ne veuille pas qu'on le délivre; ces deux chaînes sont +l'amour et la gloire. Il commence par l'amour, et veut lui faire avouer +que c'est une extrême folie; mais il ne trouve pas sur ce point la même +docilité que sur tout le reste. Pétrarque ne permet pas, même à son +maître, d'avilir un sentiment délicat et généreux qui élève et épure +l'âme quand il a pour objet une femme digne de l'inspirer. +Particularisant ensuite ces idées générales, il peint sous les couleurs +les plus nobles et les images les plus attachantes le mérite et la +vertu de Laure, la pureté de son amour pour elle, l'influence qu'a eu +cet amour sur son goût pour la vertu, pour l'étude et pour la véritable +gloire. Mais le bon directeur ne lâche pas prise, il le retourne de tant +de façons qu'il le force d'avouer que si cet amour lui a fait quelque +bien, c'est en le détournant<a name="n12" id="n12"></a> d'autres biens plus grands encore: enfin il +l'engage à reconnaître la nécessité d'un remède. Mais quel remède +choisir? c'est là la difficulté. Chasser, selon le conseil d'Ovide et +même de Cicéron, un amour par un autre, un ancien par un nouveau, c'est +ce dont Pétrarque ne peut supporter même la pensée. Changer de lieu, +voyager pour se distraire serait fort bon; mais il a souvent éprouvé que +son amour le suit partout, que pour être éloigné de Laure il ne l'en +aime pas moins et n'en souffre que davantage. La pensée du progrès de +l'âge ne peut rien sur lui. Il n'a point passé l'âge d'aimer, puisqu'il +est encore sensible. D'ailleurs, Laure vieillit aussi; mais puisque +c'est son âme qu'il aime, peu lui importe que son corps change: enfin, +quelques objections que lui fasse saint Augustin, il y repond; quelques +remèdes qu'il lui propose, il les rejette, et le Saint est réduit à lui +conseiller la même recette qu'il lui a donnée pour des passions moins +nobles, la prière.</p> + +<p>Il le trouve de meilleure composition sur la gloire que sur l'amour. Il +lui reproche le temps qu'il consume à rassembler des paroles sonores +uniquement pour flatter les oreilles de ce monde qu'il méprise, et même +celui qu'il donne à des entreprises plus graves, telles que l'Histoire +romaine depuis Romulus jusqu'à Titus, telles encore que son Poëme de +l'Afrique, sans compter d'autres petits ouvrages qu'on le voit produire +tous les jours. Quelle perte d'un temps qu'il pourrait employer à +apprendre à bien vivre! Et cette gloire même qu'il espère, +l'obtiendra-t-il? sera-t-elle durable? vaut-elle tous les sacrifices +qu'elle lui coûte? «Vous qui, surtout à l'âge où vous êtes, vous +consumez de travail pour faire des livres, vous êtes dans une grande +erreur. Vous négligez vos propres affaires pour vous occuper de celles +des autres, et sous une vaine espérance de gloire vous laissez, sans +vous en apercevoir, s'écouler ce temps si court de la vie. Que ferai-je? +répond Pétrarque. Abandonnerai-je des travaux commencés? Ne vaut-il pas +mieux que je me hâte de les finir pour m'occuper ensuite de choses plus +sérieuses? car enfin ces ouvrages sont trop importants pour les laisser +imparfaits.--Je vois ce qui vous tient, réplique Augustin; vous aimez +mieux vous abandonner vous-même que vos livres. Eh! laissez-là toutes +ces histoires; les exploits des Romains sont assez célèbres et par leur +propre renommée et par les travaux de bien d'autres génies. Laissez +l'Afrique à ceux qui en sont en possession; vous n'ajouterez rien à la +gloire de votre Scipion ni à la vôtre. Rendez-vous à vous-même; songez à +la mort; ayez toujours vos pensées et vos regards fixés sur elle, +puisque tout vous y conduit.» Pétrarque le remercie de ses conseils et +fait des vœux pour obtenir la force de les suivre.</p> + +<p>Cet écrit est curieux, comme le sont tous ceux où les hommes célèbres +ont parlé d'eux-mêmes. Il est étonnant que depuis sa publication tant +de choses vagues et conjecturales aient été dites et écrites sur +Pétrarque, sur Laure et sur sa passion pour elle. La manière aussi +positive qu'intéressante dont il en parle ici, dans un ouvrage étranger +aux fictions de la poésie, devait suffire pour lever toutes les +incertitudes. La première édition en est pourtant de 1496, et les +incertitudes ont duré depuis, pendant près de trois siècles; et pour +beaucoup de gens qui restent toujours au même point, parce qu'ils ne +lisent ni écoutent, elles durent même encore.</p> + +<p>Pétrarque avait amassé pendant plusieurs années des matériaux pour une +Histoire Romaine qu'il n'acheva point, qu'il ne commença même jamais à +écrire d'une manière suivie. Il n'en est resté que des fragments divisés +en quatre livres, sous le titre de <i>Choses mémorables</i><a id="footnotetag622" name="footnotetag622"></a> +<a href="#footnote622"><sup class="sml">622</sup></a>, et d'autres +moins considérables, intitulés <i>Abrégé des vies des hommes +illustres</i><a id="footnotetag623" name="footnotetag623"></a> +<a href="#footnote623"><sup class="sml">623</sup></a>. Ces derniers sont tous tirés des premiers siècles de +Rome, et divisés en petits chapitres qui contiennent les principaux +traits de la vie de Romulus, de Numa, de Tullus-Hostillius, de Junius +Brutus, etc. Il a fait des autres fragments un autre usage. Il les a +rangés sous différents titres dans chacun des quatre livres de ses +Choses mémorables. Dans le premier, par exemple, qu'il divise en deux +chapitres, il consacre l'un au repos ou au loisir, l'autre à l'étude et +au savoir. Le premier chapitre fait voir quel usage des hommes célèbres +dans l'histoire savaient faire de leur loisir. Les traits dont il se +sert sont d'abord puisés chez les Romains; il y ajoute, sous le titre +d'<i>étrangers</i><a id="footnotetag624" name="footnotetag624"></a> +<a href="#footnote624"><sup class="sml">624</sup></a>, d'autres faits tirés de l'histoire des autres +peuples anciens, surtout des Grecs; et ensuite sous celui de +<i>modernes</i><a id="footnotetag625" name="footnotetag625"></a> +<a href="#footnote625"><sup class="sml">625</sup></a>, il en joint encore de plus nouveaux, la plupart même +arrivés de son temps. C'est ainsi, qu'à la fin du second chapitre, où il +traite de l'étude et du savoir, il rapporte le beau trait de Robert, roi +de Sicile, qui préférait les lettres à sa couronne<a id="footnotetag626" name="footnotetag626"></a> +<a href="#footnote626"><sup class="sml">626</sup></a>. Il suit le même +ordre dans chacun des trois autres livres; et si ce traité ne renferme +sur les peuples anciens, rien qui ne soit déjà connu par les récits de +l'histoire, il a conservé beaucoup de faits particuliers des temps +modernes qui méritaient aussi d'être transmis à la postérité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote622" +name="footnote622"><b>Note 622: </b></a><a href="#footnotetag622"> +(retour) </a> <i>Rerum memorandarum</i> libri IV.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote623" +name="footnote623"><b>Note 623: </b></a><a href="#footnotetag623"> +(retour) </a> <i>Vitarum illustrium virorum epitome</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote624" +name="footnote624"><b>Note 624: </b></a><a href="#footnotetag624"> +(retour) </a> <i>Externi</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote625" +name="footnote625"><b>Note 625: </b></a><a href="#footnotetag625"> +(retour) </a> <i>Recentiores</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote626" +name="footnote626"><b>Note 626: </b></a><a href="#footnotetag626"> +(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 359.</blockquote> + +<p>Nous avons vu quel était l'attachement que François de Carrare, +souverain de Padoue, eut pour Pétrarque dans ses dernières années. Il se +plaisait singulièrement à s'entretenir avec lui, et il allait souvent le +voir dans sa petite maison d'Arqua<a id="footnotetag627" name="footnotetag627"></a> +<a href="#footnote627"><sup class="sml">627</sup></a>. Il se plaignait un jour, sur le +ton de l'amitié, de ce qu'il avait écrit pour tout le monde, excepté +pour lui. Pétrarque pensait depuis long-temps à prévenir ce reproche; +mais il était embarrassé pour le choix, et ne savait à quoi se +déterminer. Enfin il imagina de lui adresser un petit Traité <i>sur la +meilleure façon de gouverner une république</i><a id="footnotetag628" name="footnotetag628"></a> +<a href="#footnote628"><sup class="sml">628</sup></a>, et sur les qualités +que doit avoir celui qui en est chargé. Ce sujet lui fournissait une +occasion naturelle de donner à ce prince des louanges indirectes, sans +exagération et sans fadeur; et en même temps, ce qui est toujours plus +difficile, de relever quelques défauts de son gouvernement qu'il avait +remarqués<a id="footnotetag629" name="footnotetag629"></a> +<a href="#footnote629"><sup class="sml">629</sup></a>. Cet opuscule est rempli de maximes excellentes, tirées +pour la plupart de Platon et de Cicéron, et l'application en est faite +avec beaucoup de jugement; mais ce même sujet a été traité depuis avec +tant de supériorité, qu'il n'y a plus ici rien à apprendre pour +personne. Le seul bien que fasse cette lecture, c'est de montrer que, +dans un temps où les principes d'un bon gouvernement étaient peu connus, +où l'Italie était partagée entre de petits princes, qui presque tous +étaient de petits tyrans, un philosophe, nourri des leçons de la sagesse +antique, ne louait dans un prince son ami, que ce qui était conforme à +ses principes, et blâmait tout ce qui y était contraire; et que ce +philosophe était un poëte aimable, qui réunissait ainsi, dès le +quatorzième siècle, à cette première aurore de la renaissance des +lettres, ce qu'elles ont de plus solide et ce qu'elles ont de plus doux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote627" +name="footnote627"><b>Note 627: </b></a><a href="#footnotetag627"> +(retour) </a> En 1372 et 1373.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote628" +name="footnote628"><b>Note 628: </b></a><a href="#footnotetag628"> +(retour) </a> <i>De Republicâ optimè administrandâ</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote629" +name="footnote629"><b>Note 629: </b></a><a href="#footnotetag629"> +(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 794.</blockquote> + +<p>Il avait fini, deux ans auparavant<a id="footnotetag630" name="footnotetag630"></a> +<a href="#footnote630"><sup class="sml">630</sup></a>, dans la même retraite, un autre +ouvrage commencé depuis quelques années, dont le titre est d'une +simplicité piquante, et le sujet assez singulier; c'est celui qu'il +intitula: <i>De sa propre ignorance et de celle de beaucoup +d'autres</i><a id="footnotetag631" name="footnotetag631"></a> +<a href="#footnote631"><sup class="sml">631</sup></a>. Voici quelle en fut l'occasion. Lorsqu'il alla s'établir +à Venise, la philosophie d'Aristote y était fort à la mode, ainsi que +dans toute l'Italie. On ne la connaissait pourtant que par de mauvaises +versions latines faites sur des traductions arabes, et par les +Commentaires d'Averroès qui étaient bien loin d'y répandre de la clarté. +Mais plus Aristote était obscur, plus il y avait de gens disposés à +l'admirer. C'était l'oracle des écoles; on n'y jurait que par lui. Ce +siècle était assurément très-religieux, et cependant Aristote, expliqué +par Averroès, niait la création, la providence, les peines et les +récompenses de l'autre vie. Ses disciples, à Venise, croyaient, comme +leur maître, le monde infini et coéternel à Dieu: ils se moquaient de +Moïse, de la Genèse, de Jésus-Christ même, des Pères de l'Église, enfin +de tous les objets respectables pour les chrétiens. Cela devint une +espèce de secte fort tranchante dans ses opinions, et disposée à jeter +du ridicule sur tous ceux qui n'en étaient pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote630" +name="footnote630"><b>Note 630: </b></a><a href="#footnotetag630"> +(retour) </a> En 1370.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote631" +name="footnote631"><b>Note 631: </b></a><a href="#footnotetag631"> +(retour) </a> De Ignorantiâ sui ipsius et multorum.</blockquote> + +<p>Quatre jeunes gens qui en étaient, trouvèrent moyen de faire +connaissance avec Pétrarque. Ils s'insinuèrent dans ses bonnes grâces +par leur douceur, leur complaisance et l'honnêteté de leurs manières. Il +se livra bientôt à eux sans défiance. Tous quatre avaient de l'esprit. +Le premier ne savait rien, le second peu, le troisième un peu plus, et +le quatrième plus encore; mais c'était un savoir incertain, embrouillé, +joint, comme dit Cicéron, à tant de légèreté, de jactance, qu'il aurait +peut-être mieux valu qu'il ne sût rien. «Car les lettres, ajoute +sagement Pétrarque, sont pour beaucoup de gens une source de folie, pour +presque tous elles en sont une d'orgueil, à moins qu'elles ne tombent, +ce qui est fort rare dans un esprit naturellement bon, et qui ait été +bien conduit<a id="footnotetag632" name="footnotetag632"></a> +<a href="#footnote632"><sup class="sml">632</sup></a>.» Ils s'étaient appliqués principalement à l'histoire +naturelle; ils savaient beaucoup de choses sur les animaux, les oiseaux, +les poissons, «ils vous auraient dit, c'est Pétrarque qui parle, combien +le lion a de poils à la tête, l'épervier de plumes à la queue<a id="footnotetag633" name="footnotetag633"></a> +<a href="#footnote633"><sup class="sml">633</sup></a>; et +un nombre infini d'autres choses tout aussi vraies et aussi importantes +que celles-là.» Pétrarque s'expliquait avec sa liberté ordinaire, et sur +ces belles connaissances, et sur Aristote; ils en furent d'abord +surpris, ensuite indignés. Ils finirent par tenir conseil entre eux; +«pour condamner, dit Pétrarque, comme convaincue d'ignorance, non pas ma +personne qu'ils aiment, mais ma renommée, qu'ils n'aiment pas.» Ils +s'étaient donc rassemblés seuls, pour que la sentence qu'ils voulaient +porter fût unanime; mais, pour se donner un air d'équité, ils voulurent +qu'elle fût contradictoire. Ils alléguaient d'abord ce qui était +favorable à Pétrarque, et répondaient ensuite de manière à détruire tout +le bien qu'ils en avaient dit. Ainsi l'opinion publique, qui était en sa +faveur, l'amitié des grands et même de plusieurs souverains, son +éloquence universellement reconnue, son style dont personne ne +contestait le mérite, furent successivement allégués, et l'on trouva +toujours des raisons pour réduire à rien tous ces éloges. Enfin, ce +singulier tribunal prononça tout d'une voix que Pétrarque était un +ignorant, homme de bien<a id="footnotetag634" name="footnotetag634"></a> +<a href="#footnote634"><sup class="sml">634</sup></a>. Cette sentence avait été réellement portée +et avait fait beaucoup de bruit à Venise. Pétrarque s'en était moqué +d'abord; mais ses amis prirent la chose sérieusement, et voulurent +absolument qu'il écrivît pour se défendre. C'est ce qu'il fit par ce +Traité <i>De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres.</i></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote632" +name="footnote632"><b>Note 632: </b></a><a href="#footnotetag632"> +(retour) </a> C'est le même sens qui est renfermé en moins de mots dans +ce vers si vrai de notre Molière: + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Et je vous suis garant<p> + Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote633" +name="footnote633"><b>Note 633: </b></a><a href="#footnotetag633"> +(retour) </a> <i>Quot Leo pilos in vertice, quot plumas Accipiter in +caudâ</i>, etc., <i>ub. sup.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote634" +name="footnote634"><b>Note 634: </b></a><a href="#footnotetag634"> +(retour) </a> <i>Scilicet me sine litteris virum bonum.</i></blockquote> + +<p>Après avoir fait l'histoire de ce jugement bizarre porté contre lui, +Pétrarque paraît y souscrire et reconnaître son ignorance. Il s'en +console, pourvu qu'en effet on le reconnaisse pour homme de bien. «Je me +soucie peu, dit-il, de ce qu'on m'ôte, pourvu que j'aie en effet ce +qu'on me laisse. Je ferais volontiers ce partage avec mes juges: qu'ils +soient savants, et moi vertueux.» Mais ensuite, malgré ces traits de +modestie, il fait un assez grand étalage d'érudition pour prouver +l'injustice de cette sentence dictée par l'envie; et il en appelle à la +postérité, par qui il ne doute point qu'elle ne soit réformée. Il passe +en revue, dans ce Traité, la philosophie ancienne, et tourne en ridicule +les atômes de Démocrite et d'Épicure, la Métempsycose de Pytagore, etc. +Il fait voir que notre science se réduit à rien, ou à peu de chose, et +il cite les plus grands philosophes qui en sont convenus de bonne foi. +Presque tout ce qu'il dit est tiré des Tusculanes de Cicéron, de son +Traité <i>De la Nature des Dieux</i>, et du livre <i>De la Cité de Dieu</i>, de +saint Augustin. Il termine de la manière la plus digne d'un philosophe +aimable, et que tout homme qui aurait, je ne dis pas son génie, mais son +caractère, et qui se verrait, comme lui, poursuivi par l'injustice et +par la haine, pourrait se rappeler avec plaisir et avec fruit. Après +avoir passé en revue tous les grands hommes qui ont été en butte aux +traits de la satire, Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile, et tant +d'autres, qui osera, dit-il, se plaindre qu'on écrive ou que l'on parle +contre lui, lorsque de telles gens ont osé parler et écrire ainsi contre +de tels hommes? «Il ne me reste donc plus que de m'adresser +non-seulement à vous (Donat le grammairien, à qui il dédie ce Traité) et +à un petit nombre d'autres, qui n'avez pas besoin d'être excités pour +m'aimer, mais à mes autres amis et à mes censeurs eux-mêmes, de les +prier et de les conjurer tous de m'aimer désormais, sinon comme un homme +de lettres, au moins comme un homme de bien; sinon comme tel encore, du +moins comme un ami; si enfin, par défaut de mérite, je ne suis pas +digne de ce nom d'ami, que ce soit au moins comme un homme bienveillant +et aimant qu'ils m'aiment<a id="footnotetag635" name="footnotetag635"></a> +<a href="#footnote635"><sup class="sml">635</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote635" +name="footnote635"><b>Note 635: </b></a><a href="#footnotetag635"> +(retour) </a> <i>Ut deinceps me, si non ut hominem litteratum, at ut +varum bonum; si ne id quidem, ut amicum; denique si amici nomen prœ +virtutis inopiâ non meremur, at saltem ut benevolum et amantem ament.</i></blockquote> + +<p>Imitateur en tout de Cicéron, il semblait avoir pris de lui le besoin et +l'habitude d'une correspondance épistolaire très-active avec ses amis et +avec les principaux personnages de son temps. Les choses les plus +simples de la vie et les affaires les plus importantes, tout lui +fournissait un sujet de lettre.<a name="n14" id="n14"></a> Il en avait brûlé des paquets, des +coffres entiers, et cependant on a imprimé de lui dix-sept livres +d'épîtres. Ils en contiennent près de trois cents, dont un assez grand +nombre sont, par leur étendue, moins des lettres que de véritables +traités, et on en connaît beaucoup encore qui n'ont jamais vu le jour. +C'est là surtout qu'il faut chercher l'âme de Pétrarque et les détails +les plus intéressants de sa vie. «Il avait, dit avec raison l'abbé de +Sade<a id="footnotetag636" name="footnotetag636"></a> +<a href="#footnote636"><sup class="sml">636</sup></a>, une amitié babillarde, et un cœur qui aimait à s'épancher.» +Ce qui veut dire qu'il était un homme confiant, sensible, et un +véritable ami.<a name="n15" id="n15"></a> Ces lettres sont très-importantes pour l'histoire +littéraire, pour celle des événements, et plus encore des mœurs du +quatorzième siècle. Les portraits de la cour papale d'Avignon y sont +horribles. Peut-être aussi sont-ils un peu chargés. Le style n'a pas, à +beaucoup près, l'élégance et la pureté de celui de l'auteur qu'il avait +choisi pour modèle; mais on y voit cependant, ainsi que dans ses autres +œuvres latines, combien il avait gagné à l'avoir toujours sous les yeux, +à le lire et à l'imiter sans cesse. Il écrivait avec abandon et +sentiment à ses amis, aux Grands avec des égards, mais sans renoncer +jamais à son ton habituel de franchise et d'indépendance; en écrivant, +non-seulement à cette illustre et puissante famille des Colonne, ses +bienfaiteurs, et qu'il appelle même ses maîtres, ou à ce tribun Rienzi, +qui fut un instant le maître de Rome, ou à des prélats et à des +cardinaux, mais même aux différents papes qu'il vit se succéder sur le +trône d'Avignon et qu'il voulut toujours ramener en Italie, aux +souverains de Milan, de Vérone, de Parme, de Padoue, au doge de Venise, +au roi Robert, enfin à l'Empereur, il garde cet air de liberté noble et +décente, qui convient à la philosophie et aux lettres, même avec les +puissants de la terre, parce que, quand elles savent se respecter +elles-mêmes, elles sont aussi une puissance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote636" +name="footnote636"><b>Note 636: </b></a><a href="#footnotetag636"> +(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, Préf. p. XLVIII.</blockquote> + +<p>Pétrarque ne gagna pas moins, dans sa poésie latine, à son commerce +continuel avec Virgile, que dans sa prose à celui qu'il entretenait +avec Cicéron. Si l'on compare ses vers avec tous ceux qui avaient été +faits depuis les siècles de décadence, on y voit une différence telle, +qu'il semble avoir retrouvé, du moins en partie, la langue qui +paraissait totalement perdue. Les formes, les tours, les expressions, +tout semble renaître. Il n'y manque qu'un degré de plus d'élégance et de +poésie de style; mais ce degré est si considérable, qu'il le sépare +presque autant de Virgile, que lui-même est séparé des versificateurs du +moyen âge. Il ne se contenta pas de composer, à l'exemple du Cygne de +Mantoue, douze églogues qu'il appela aussi ses Bucoliques; la palme de +l'épopée le tenta; il entreprit et termina un poëme épique, dont le +héros est ce grand Scipion, qui se couvrit de tant de gloire dans sa +guerre d'Afrique, que, le premier de tous les Romains, il obtint de +joindre à son nom celui du peuple qu'il avait vaincu.</p> + +<p>Pétrarque n'intitula point son poëme Scipion, mais l'<i>Afrique</i>. Si +l'essence de l'épopée est l'invention, si elle doit offrir à +l'imagination une grande machine poétique, en même temps qu'une grande +action historique à la mémoire, l'<i>Afrique</i> n'est point une épopée, mais +un simple récit en vers. Ce qu'elle a de merveilleux occupe les deux +premiers livres; et ce merveilleux se réduit à un songe, dans lequel le +héros du poëme voit Publius Scipion son père; et encore l'idée de ce +songe et plusieurs des traits dont il est rempli, sont-ils pris du +fragment de Cicéron, si connu sous le titre de <i>Songe de Scipion</i>. Dans +le premier livre, Publius Scipion raconte à son fils l'origine et les +principaux faits de la première guerre punique, sans oublier la bataille +où il fut tué en Espagne avec son frère Cnéus. Dans le second, il lui +prédit l'heureux événement de la guerre qu'il va soutenir contre +Carthage, son triomphe et l'abaissement de cette orgueilleuse rivale, et +les effets qu'aura cette victoire sur les mœurs et la destinée de Rome. +Il donne au jeune Scipion d'excellents avis sur les moyens de délivrer +sa patrie des dangers extérieurs et intérieurs qui la menacent; mais +quoiqu'il y ait dans tous ces discours de fort belles choses, souvent +même très-heureusemeut exprimées, comme sur neuf livres que contient le +poëme, ce songe en remplit deux entiers, on ne peut se dispenser, en le +lisant, de trouver que le héros rêve beaucoup trop long-temps.</p> + +<p>Scipion, encouragé par les conseils de son père, commence par envoyer +son ami Lélius auprès de Syphax, pour l'engager à une alliance avec +Rome. La description magnifique de la cour de ce roi maure, la réception +qu'il fait à Lélius, le repas splendide qu'il lui donne, l'origine de +Carthage chantée par un jeune musicien pendant ce repas, le récit que +Lélius fait à Syphax de celle de Rome, des belles actions des anciens +Romains, et de la mort de Lucrèce, qui fut la source de leur liberté, +mort qui est ici racontée dans un morceau très-étendu, très-soigné, et +où le poëte paraît avoir fait tous ses efforts pour se surpasser +lui-même, tout cela remplit le troisième livre, sans que l'action du +poëme soit, pour ainsi dire, encore entamée. Elle fait un pas au +quatrième; mais c'est encore par un récit. Lélius, interrogé par Syphax, +lui raconte la vie de Scipion, qu'il représente aussi grand à Rome que +dans les camps, et dans la paix que dans la guerre. Il s'étend surtout +avec complaisance sur le siége et la prise de Carthagène, où Scipion +traita avec une bonté délicate et généreuse de jeunes et belles +captives, et rendit la plus belle de toutes à un jeune prince son amant.</p> + +<p>Mais cette dernière partie de l'action n'est point finie: il y a ici une +lacune considérable, qu'aucun auteur italien n'a remarquée, tant ce +poëme de l'Afrique, si souvent nommé dans les écrits dont Pétrarque est +le sujet, est peu connu et peu lu. Le quatrième livre finit au moment où +Lélius raconte à Syphax que, dans un appartement du palais, on entendait +les cris des princesses et des jeunes femmes de leur suite, et que +Scipion, sachant le danger qu'elles pouvaient courir si elles +paraissaient aux yeux de son armée, défendit que l'on entrât dans leur +asyle, et les fit conduire en sûreté loin du théâtre de la guerre. Au +commencement du cinquième, ce n'est plus Lélius qui parle: on n'est plus +à la cour de Syphax, pour assister à un festin et entendre des récits: +l'alliance a été refusée: la guerre a éclaté: Syphax est vaincu; +Scipion entre dans Cyrthe, capitale de ses états; et au lieu de +l'histoire de la jeune princesse espagnole qui fut rendue à son amant, +c'est celle de Sophonisbe, épouse de Syphax, que la ruine de ce roi, +l'amour de Massinissa et l'horreur de la servitude forcent à se donner +la mort. Ce poëme, que Pétrarque termina, mais auquel il ne mit jamais +la dernière main, éprouva, après sa mort, quelques vicissitudes, dans +lesquelles il est vraisemblable qu'il se sera perdu un livre entier. Ce +livre devait contenir la fin du récit de Lélius, le refus de Syphax de +s'allier avec les Romains, sa résolution subite de les attaquer +lui-même, la marche de Scipion contre lui, le siége de Cyrthe et la +prise de cette ville. Cette perte est peu regrettable, puisque le poëme +a excité si peu d'intérêt qu'on ne s'est pas aperçu de la lacune qu'elle +y a laissée.</p> + +<p>L'action une fois reprise, marche jusqu'à la fin d'accord avec +l'histoire; et quoiqu'il y ait d'assez longues digressions, l'invention +y a si peu de part, qu'il paraît inutile de pousser plus loin cette +analyse, pour arriver par une route directe à un événement prévu. La +première idée de cet ouvrage avait transporté Pétrarque: ce fut sur son +<i>Africa</i> qu'il voulut fonder sa gloire: ce fut le bruit que firent dans +le monde les premiers livres, l'espérance qu'ils faisaient concevoir du +reste, et le plaisir qu'eut le roi Robert à les entendre, qui firent +décerner à l'auteur la couronne poétique. Mais le refroidissement où il +tomba bientôt sur ce travail, la peine qu'il eut à le reprendre, +l'imperfection où il le laissa toujours, prouvent que, dans le fond, il +ne le sentait point en proportion avec ses forces, ni analogue à son +génie. Dans sa vieillesse, il n'aimait point qu'on lui en parlât, ni que +l'on témoignât la curiosité de le voir, et encore moins que l'infidélité +de quelques amis en répandit des fragments. Un jour, à Vérone, plusieurs +d'entre eux l'étant allé voir, firent tomber la conversation sur son +poëme, et croyant lui faire plaisir, ils en chantèrent quelques +vers<a id="footnotetag637" name="footnotetag637"></a> +<a href="#footnote637"><sup class="sml">637</sup></a>. Les larmes lui vinrent aux yeux, et il les pria en grâce de +ne pas aller plus loin. Comme ils lui témoignaient leur surprise: «Je +voudrais, dit-il, qu'il me fût permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet +ouvrage, et rien ne me serait plus agréable que de le brûler de mes +propres mains.» Aussi, quelques instances qu'on pût lui faire, il se +refusa toujours à le rendre public; les copies ne s'en multiplièrent +qu'après sa mort, et ce fut par les soins de Coluccio Salutati et de +Bocace, qui l'obtinrent de ses héritiers à force de prières. Malgré les +défauts qui y dominent, et qui l'emportent de beaucoup sur les beautés, +il est heureux qu'il se soit conservé, non pas pour la réputation du +poëte, mais pour l'histoire de la poésie. C'est un monument précieux de +cette époque de renaissance, bon à garder, comme ces tableaux et ces +statues, productions de l'enfance de l'art, qui n'en augmentent ni la +gloire ni les jouissances, mais que l'on n'examine pas sans fruit, quand +on en veut étudier l'histoire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote637" +name="footnote637"><b>Note 637: </b></a><a href="#footnotetag637"> +(retour) </a> <i>Squarzafichus. Vita Petr.</i></blockquote> + +<p>Les douze Eglogues latines de Pétrarque sont aussi bonnes à connaître +par un autre motif. La plupart ont rapport à des circonstances de sa +vie, et les interlocuteurs qu'il y emploie sont quelquefois, sous des +noms déguisés, les personnages les plus illustres de son temps. Quelques +unes sont de vraies satires, telles que la sixième et la septième, où le +pape Clément VI est évidemment représenté sous le nom de <i>Mition</i><a id="footnotetag638" name="footnotetag638"></a> +<a href="#footnote638"><sup class="sml">638</sup></a>. +Dans la première des deux, saint Pierre, sous celui de Pamphile, lui +reproche durement l'état de langueur et d'abandon où se trouve son +troupeau. Qu'a-t-il fait de ces richesses champêtres que leur maître lui +avait confiées? qu'en a-t-il su conserver? Mition répond qu'il conserve +l'or que lui a produit la vente des agneaux, qu'il garde des vases +précieux, les seuls dont il veuille se servir, ne daignant plus tremper +ses lèvres dans ces vases grossiers dont leurs pères se servaient +autrefois. Il a changé ses habits trop simples en vêtements magnifiques. +Le lait dont il a fait des présents lui a procuré de puissants amis. +Son épouse, bien différente de cette vieille qu'avait Pamphile, est +toute brillante d'or et de pierreries. Les boucs et les béliers jouent +dans la prairie, et lui, mollement couché, s'amuse à voir leurs jeux et +leurs ébats. Pamphile entre dans une nouvelle colère contre ce berger +coupable et efféminé; tu mérites, lui dit-il, les fouets, les fers, les +douleurs même de la prison éternelle, ou quelque chose de pis encore.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote638" +name="footnote638"><b>Note 638: </b></a><a href="#footnotetag638"> +(retour) </a> De <i>mitis</i>, doux, clément.</blockquote> + +<p>Mition, malgré sa douceur, perd patience. Il apostrophe à son tour son +aigre censeur. «Serviteur infidèle et fuyard, ingrat pour le meilleur +des maîtres, c'est à toi qu'appartiennent les fers, la croix, tous les +supplices. On sait que la crainte d'un tyran superbe te fit abandonner +ton troupeau.» Pamphile répond qu'il s'est repenti, qu'il a lavé ses +taches dans le fleuve, et que sa pâleur s'est dissipée. «Que ne +reviens-tu-donc, reprend Mition, habiter ces belles demeures? Pour moi +je ne veux plus les quitter; je n'aime plus que les grandeurs; je ne +serai plus le pasteur d'un pauvre troupeau. J'ai acquis par mes chants +une aimable amie; j'aime à me parer pour lui plaire. Je fuis le soleil; +je cherche des antres frais; je lave mes mains et mon visage dans une +eau limpide; le berger de <a name="n16" id="n16"></a>Bysance<a id="footnotetag639" name="footnotetag639"></a> +<a href="#footnote639"><sup class="sml">639</sup></a> m'a fait présent de ce miroir; +je me plais à en faire usage. Mon épouse sait tout cela, et le souffre; +je lui pardonne à mon tour bien des choses. Vous autres, vantez-vous +d'amies obscures et inconnues; mais moi, que ma chère Epy me retienne +toujours dans ses embrassements!..» Malheureux reprend Pamphile, est-ce +ainsi que tu sers ton maître? Tu crois être en sûreté sous l'ombrage; +mais il viendra changer en deuil tes plaisirs. Tu crois, réplique +Mition, m'effrayer par de vaines paroles, mais les hommes de courage +méprisent les dangers présents; les périls les plus éloignés font peur à +ceux qui sont timides.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote639" +name="footnote639"><b>Note 639: </b></a><a href="#footnotetag639"> +(retour) </a> Selon l'abbé de Sade, c'est Constantin; mais c'est plutôt +l'empereur d'Orient qui régnait alors. Du reste, les extraits qu'il +donne de ces églogues sont tout-à-fait différents de ce qu'on voit ici. +J'ignore où il avait pris plusieurs détails qui sont dans les siens; je +sais seulement que je me suis, le plus que j'ai pu, conformé au texte, +et que je me sers de la même édition de Bâle, 1581, dont il s'est servi +lui-même.</blockquote> + +<p>Cette nymphe Epy, dont Mition adore les charmes, est la ville d'Avignon +que Clément VI ne pouvait se résoudre à quitter. Dans la seconde de ces +deux Eglogues, il est mis en scène avec elle. Il lui parle de la +querelle qu'il vient d'avoir avec Pamphile, et de la menace que celui-ci +lui a faite de l'arrivée du maître. Ils font ensemble le dénombrement du +troupeau pour en pouvoir rendre compte. C'est là que la nymphe faisant +passer en revue les cardinaux l'un après l'autre, déguisés sous des +emblêmes tirés des troupeaux et de la vie pastorale, après avoir dit du +bien de quelques uns en petit nombre, peint les autres sous les traits +les plus hideux et les couleurs les plus noires. Il ne serait pas +impossible, à l'aide de l'histoire et d'une liste des cardinaux de ce +temps-là, de mettre les noms au bas de ces portraits. Ce travail +d'érudition en vaudrait peut-être bien d'autres: mais peut-être aussi ne +serait-il pas sans scandale; il est fâcheux pour une bergerie qu'on ne +puisse, à de trop fréquentes époques, dévoiler la vie de ses bergers +sans scandaliser le troupeau.</p> + +<p>Le sujet de l'Eglogue suivante, qui est la huitième, est très-différent, +et pourtant on y trouve encore des traits assez vifs contre Avignon et +contre la cour. Pétrarque y a voulu consacrer l'explication orageuse +qu'il eut avec le cardinal Colonne, lorsqu'à l'âge de quarante ans il +prit la résolution de briser tous ses liens et d'aller se fixer en +Italie. Il fait parler ce cardinal sous le nom de <i>Ganymède</i>, sans que +l'on puisse deviner le motif ou l'à-propos de ce nom; il parle lui-même +sous celui d'<i>Amyclas</i>, et il intitule cette Eglogue <i>Divortium</i>, la +séparation, le divorce. Ganymède lui demande quelle est la cause de +cette résolution subite, et pourquoi il veut quitter des lieux où +autrefois il paraissait tant se plaire. «Mon père, répond Amyclas, le +sage varie à propos dans ses desseins, c'est l'insensé qui s'y +attache.... Que voulez-vous que je fasse? Je ne trouve ici ni des eaux +pures, ni des pâturages salutaires; l'air même me fait craindre de le +respirer. Pardonnez cette fuite nécessaire, et plaignez-moi d'y être +forcé. Je suis entré pauvre dans votre bergerie; je retourne plus pauvre +chez moi. Je ne possède ni plus de lait ni plus d'agneaux; je n'ai +acquis que plus d'envieux et plus d'années. J'ai plus de peine à +supporter l'orgueil; je le souffrais patiemment autrefois; l'âge avancé +s'en irrite davantage. Il est honteux de vieillir dans la servitude. Que +ma vieillesse au moins soit indépendante, et qu'une mort libre termine +une vie esclave.»</p> + +<p>Ganymède a beau lui reprocher son ingratitude: il continue à peindre +sous des images pastorales les dégoûts qu'il éprouve, la vie plus douce +et plus faite pour son âge que lui promet la voix de la patrie et qu'il +veut désormais goûter. «Vous méprisez donc, reprend Ganymède, tout ce +que vous aimiez autrefois, les entretiens de vos amis, les amusements +champêtres, le doux repos?.... Je ne méprise, répond Amyclas, que cette +forêt sauvage, ce pasteur licencieux, ce terrain fertile en poisons, ce +triste vent du midi, ces sources que le plomb enferme et rend malsaines, +ces tourbillons de poussière, cette ombre nuisible et cette grêle +bruyante.--Mais ne connaissiez-vous pas auparavant tous les +désagréments de ce séjour?--Je les connaissais, je l'avoue; l'habitude, +votre amitié, et peut-être plus encore les charmes d'une bergère me les +faisaient supporter; mais tout change avec le temps; ce qui plaît au +jeune âge déplaît à la vieillesse, et nos inclinations varient avec la +couleur de nos cheveux, etc.»</p> + +<p>Dans une autre Eglogue<a id="footnotetag640" name="footnotetag640"></a> +<a href="#footnote640"><sup class="sml">640</sup></a> qu'il intitule <i>Conflictatio</i>, un berger +raconte une querelle de Pan et d'Articus. Les rois de France et +d'Angleterre sont cachés sous ces deux noms. Articus reproche à Pan les +faveurs qu'il reçoit de Faustula, et à Faustula les bontés qu'elle lui +accorde. Cette courtisane, qu'il appelle bien de ce nom, <i>Meretrix</i>, est +la ville d'Avignon, ou plutôt la cour pontificale. Le pape avait +abandonné au roi de France les décimes de son royaume, et ce secours +mettait le roi Jean en état de soutenir la guerre, ce que le monarque +anglais ne pardonnait ni au pape ni au roi. Presque toutes les Eglogues +de Pétrarque sont dans ce genre énigmatique et mystérieux: sans une +clef, qu'on ne trouve pas toujours, il est impossible de les entendre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote640" +name="footnote640"><b>Note 640: </b></a><a href="#footnotetag640"> +(retour) </a> La XIIe.</blockquote> + +<p>Trois livres d'Epîtres terminent ses poésies latines. Elles sont +adressées, soit aux personnes puissantes, telles que les papes Benoît +XII et Clément VI, ou le roi Robert, ou le cardinal Colonne, soit à +d'intimes amis, à Lélius, à Socrate, à Boccace, à Guillaume de +Pastrengo, à Barbate de Sulmone, au bon père Denis. Le poëte y laisse +courir librement ses pensées et son style à la manière d'Horace, et y +parle comme lui, des événements et des circonstances particulières de sa +vie. Fait-il bâtir à Parme cette jolie maison qu'il appelait son +<i>Parnasse Cisalpin</i>, il écrit, à Guillaume de Pastrengo, qui habitait +Vérone<a id="footnotetag641" name="footnotetag641"></a> +<a href="#footnote641"><sup class="sml">641</sup></a>; il lui rend compte de la vie qu'il mène, des occupations +qu'il s'est faites. La première est de travailler à son poëme de +l'<i>Afrique</i>; «la seconde, dit-il, est de bâtir une maison convenable à +ma fortune. J'y emploie peu de marbre; je regrette souvent que vos +montagnes soient si loin de nous, ou que l'Adige ne descende pas +directement ici. Peut-être l'embellirais-je davantage; mais les vers +d'Horace m'arrêtent: le tombeau revient à ma mémoire<a id="footnotetag642" name="footnotetag642"></a> +<a href="#footnote642"><sup class="sml">642</sup></a>, et je me +souviens de ma dernière demeure; je suis tenté d'épargner les pierres et +de les réserver à un autre usage.» Prêt à quitter cette entreprise, à +prendre en haine les maisons, à vouloir habiter les bois, si par hasard +il aperçoit, dans le mur qu'on bâtit, une fente, une crevasse, il se met +à gronder les ouvriers; ils lui répondent; il tire de leurs réponses des +réflexions morales; il rentre en lui-même, et se reproche de vouloir une +habitation durable pour un corps qui ne l'est pas; puis il presse de +nouveau l'ouvrage, trop lent pour ses désirs. Il peint avec beaucoup de +vérité ses retours de raison et de folie. Ce qui le console c'est que +les autres hommes ne sont pas plus sages que lui: enfin, tout bien +considéré, il rit de lui-même et de tout le monde. On voit que cela est +tout-à-fait dans le goût d'Horace.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote641" +name="footnote641"><b>Note 641: </b></a><a href="#footnotetag641"> +(retour) </a> L. II, ép. 19.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote642" +name="footnote642"><b>Note 642: </b></a><a href="#footnotetag642"> +(retour) </a> Et non pas: Je me souviens de mon buste, <i>busti</i>, comme +l'a plaisamment traduit l'abbé de Sade.</blockquote> + +<p>C'est de cette maison qu'il écrivait à Barbate de Sulmone, une jolie +épître qui n'a que dix-huit vers. «J'ai, dit-il, une paisible campagne +au milieu de la ville, et la ville au milieu de la campagne<a id="footnotetag643" name="footnotetag643"></a> +<a href="#footnote643"><sup class="sml">643</sup></a>. Ainsi +quand je suis seul, le monde est tout près de moi; et quand la foule +m'importune, j'ai à ma portée la solitude.... Je jouis ici d'un repos +tel que les hommes studieux ne le trouvèrent ni dans le vallon +retentissant du Parnasse, ni dans les murs de la ville de Cécrops<a id="footnotetag644" name="footnotetag644"></a> +<a href="#footnote644"><sup class="sml">644</sup></a>, +tel que les pieux habitans des sables de l'Egypte le goûtèrent à peine +dans leurs déserts silencieux. O Fortune! épargne, je t'en supplie, un +homme qui se cache: passe loin de son modeste seuil, et ne vas attaquer +que la porte superbe des rois.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote643" +name="footnote643"><b>Note 643: </b></a><a href="#footnotetag643"> +(retour) </a> L. III, ép. 18.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote644" +name="footnote644"><b>Note 644: </b></a><a href="#footnotetag644"> +(retour) </a> Athènes.</blockquote> + +<p>Des ordres imprévus, des affaires, l'obligation de se joindre à +l'ambassade de Rome, viennent-ils le forcer à quitter sa douce retraite, +et à retourner dans des lieux qu'il avait cru quitter pour toujours, il +confie encore à Barbate le chagrin qu'il éprouve; il adresse à la +Fortune ces plaintes, que peuvent s'appliquer ceux qui, nés comme lui +avec des passions douces et des goûts paisibles, se trouvent lancés, +malgré eux, dans les flots orageux du monde et des affaires. «O +Fortune<a id="footnotetag645" name="footnotetag645"></a> +<a href="#footnote645"><sup class="sml">645</sup></a>! je n'ambitionne pas tes faveurs. Laisse-moi jouir d'une +pauvreté tranquille: laisse-moi passer dans cette retraite champêtre le +peu de jours qui me restent. Je ne connais ni l'ambition ni l'avarice; +et tu me condamnes à des travaux sans fin! Ils semblent croître sans +cesse avec la rapidité du temps. Quel port puis-je espérer pour ma +vieillesse? O de combien de misères on est assailli dans ce monde! Les +hauteurs tremblent; le milieu glisse; au bas on est foulé. Ce sont les +bas lieux que je préfère; et je tremble comme si j'étais dans les nues. +Voilà surtout de quoi je me plains. Si je voulais monter au sommet ou +m'élancer sur les ondes, et que je fusse atteint de la foudre ou +englouti par la tempête, j'aurais tort de gémir; mais les flots viennent +me chercher sur le rivage, et des tourbillons m'engloutissent dans +l'humble poussière où je suis caché.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote645" +name="footnote645"><b>Note 645: </b></a><a href="#footnotetag645"> +(retour) </a> L. III, ép. 19.</blockquote> + +<p>Ce mélange de philosophie, d'imagination et de sentiment règne en +général dans toutes ses épîtres latines. S'il n'y a pas atteint +l'élégance et la pureté d'Horace, il a cependant cette abondance et +cette facilité qui prouvent qu'on est tout-à-fait maître de l'idiome +qu'on emploie. Les formes et les tours de la langue latine lui sont +aussi familiers que ceux de sa langue naturelle: il ne paraît lui +manquer que quelques unes de ses grâces. Elles existaient dans les +modèles anciens, et sans doute il les sentait, quoiqu'il ne put +entièrement les atteindre. Ces grâces manquaient encore en partie à une +autre langue, nouvellement née de la première. C'est lui qui contribua +le plus à les y fixer, et qui lui en donna de nouvelles, que d'autres +poëtes purent sentir à leur tour, mais que personne encore n'est parvenu +à égaler. Ses poésies italiennes, qui ne furent pour la plupart que +l'expression de son amour, et les jeux de sa plume, sont à la fois ce +qu'il y a de plus agréable dans sa langue, de plus solide et de plus +brillant dans sa gloire.</p> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>CHAPITRE XIV.</h3> + +<p class="mid"><i>Poésies italiennes de Pétrarque, ou son CANZONIERE. De la Poésie +érotique chez les anciens Grecs et Latins: Ovide, Properce, Tibulle. +Éléments dont se composa la Poésie érotique de Pétrarque; caractère de +cette poésie, ses beautés, ses défauts. Poésies lyriques de Pétrarque +sur d'autres sujets que l'Amour.</i></p> +<br> + +<p>Les poëtes qui ont peint la passion la plus forte et le sentiment le +plus doux, les poëtes érotiques, forment dans la littérature une classe +intéressante que l'on croirait d'abord ne devoir l'être que pour la +jeunesse; mais on reconnaît ensuite que c'est pour les âmes sensibles +qu'à tout âge ces poëtes ont de l'intérêt; dans la jeunesse, parce +qu'ils peignent ce qu'elles éprouvent; dans la suite de la vie, parce +qu'ils leur rappellent de touchants souvenirs. Les âmes froides, celles +qui s'occupent trop du matériel de la vie pour s'ouvrir aux affections +qui en font le charme, n'aiment à aucun âge l'expression d'un sentiment +qu'elles ignorent; à aucun âge un poëte <i>sentimental</i> n'est pour elles +autre chose qu'un diseur de vaines paroles et de phrases vides de sens. +Plus il se dégage de la matière, moins elles le goûtent et se soucient +de le lire ou de l'entendre. Si enfin c'est une passion tout-à-fait +libre du joug des sens, si c'est le pur idéal de l'amour que ce poëte a +peint dans ses vers, parce que c'est là qu'il aspirait et qu'il +s'élevait sans cesse, à quel petit nombre d'admirateurs et même de +lecteurs est-il réduit? ou quel mérite ne lui faut-il pas pour vaincre +cette défaveur de son sujet, née de sa sublimité même?</p> + +<p>De toutes les preuves qui attestent le mérite extraordinaire de +Pétrarque, c'est peut-être ici la plus frappante. Aucun poëte n'a +exprimé de sentiments aussi épurés, disons-le franchement, aussi hors de +la portée de la plupart des hommes, et aucun, depuis les temps modernes, +n'a été plus généralement lu et admiré. Il parut dans un siècle où la +corruption était aussi forte que l'ignorance était générale: il a +traversé d'autres siècles où les connaissances, sans épurer les mœurs, +les avaient du moins raffinées, pour arriver jusqu'à nos jours, où les +connaissances de l'esprit et le raffinement des mœurs ont encore fait +des progrès, sans que nous nous soyons pour cela rapprochés de la vertu; +il n'a chanté que pour elle, et cependant il n'est jamais déchu du rang +où il était une fois monté. On ne se lasse point de relire ses poésies, +qui sont un hymme perpétuel à cette déesse dont le culte a si peu de +sectateurs, à peu près comme on lit dans d'autres poëtes des hymnes à +Diane et à Pallas, sans adorer ces divinités et sans y croire.</p> + +<p>Ce qui nous reste des poëtes grecs qui ont chanté l'amour prouve qu'ils +n'y voyaient comme Sapho, qu'un délire des sens, ou, comme Anacréon, +qu'un amusement pour les sens et pour l'esprit à la fois. Si d'autres +surent lui donner le langage du cœur et l'accent de la tendresse, leurs +poésies ne sont point parvenues jusqu'à nous. Nous n'avons rien, ni de +l'ancien Simonide qui fut, selon Suidas, l'inventeur de l'élégie, ni du +Simonide de Céos, dont les poésies étaient si tristes que Catulle les +appelle <i>les larmes de Simonide</i><a id="footnotetag646" name="footnotetag646"></a> +<a href="#footnote646"><sup class="sml">646</sup></a> +, ni d'Evenus, ni presque rien de +Callimaque, et ce ne sont pas ses élégies que nous avons. Les Romains +prirent des Grecs, comme presque tout le reste, la forme du vers +élégiaque, et sans doute aussi son caractère. Ils ont excellé dans +l'élégie. Tibulle, Properce, Ovide, sont des poëtes si connus, loués, +définis, comparés tant de fois, ils l'ont été depuis peu de temps avec +tant de talent et dans une occasion si solennelle<a id="footnotetag647" name="footnotetag647"></a> +<a href="#footnote647"><sup class="sml">647</sup></a> +, qu'il n'y a plus +rien à dire d'eux, quand c'est d'eux et de la poésie élégiaque que l'on +veut parler. Mais on en peut dire quelque chose encore, quand il s'agit +de reconnaître en eux la nature de leurs passions et l'objet essentiel +de leurs vers, pour comparer avec eux un poëte qui vint, quatorze +siècles après, donner aux sentiments passionnés une autre direction et à +la poésie d'amour un autre langage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote646" +name="footnote646"><b>Note 646: </b></a><a href="#footnotetag646"> +(retour) </a> <i>Mœstiùs lacrymis Simonideis</i>. (<span class="sc">Catul</span>.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote647" +name="footnote647"><b>Note 647: </b></a><a href="#footnotetag647"> +(retour) </a> Dans l'éloquent et ingénieux discours de M. Garat, +président de la classe de la langue et de la littérature française de +l'institut, pour la réception de M. de Parny. Cette séance avait eu lieu +depuis peu de temps, quand je lus ce chapitre à l'Athénée de Paris.</blockquote> + +<p>Tous trois vivaient à la même époque, dans le plus beau siècle de la +littérature latine, dans le siècle d'Auguste. Ils parlent la même langue +et peignent les mêmes mœurs. Leurs maîtresses sont des beautés +coquettes, infidèles et vénales. Ils ne cherchent avec elles que le +plaisir; ils ont la fougue et l'emportement de la jeunesse. Le brillant +esprit d'Ovide, l'imagination riche de Properce, l'ame sensible de +Tibulle, s'expriment avec les diverses nuances qui doivent résulter, +dans le style, de la différence de ces trois sources; mais tous les +trois aiment à peu près de la même manière des objets à peu près de même +espèce. Ils désirent; ils possèdent; ils ont des rivaux heureux. Ils +sont jaloux; ils se brouillent et se raccommodent. Ils sont infidèles à +leur tour; on leur fait grâce, et ils retrouvent un bonheur qui est +bientôt troublé de même.</p> + +<p>Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui +apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari, quels signes +ils doivent se faire devant lui, devant tout le monde, pour s'entendre +et n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près, bientôt +les querelles, et ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant +qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le +pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, +au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite +vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or, à un +vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette +des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé; +il maudit ses tablettes qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient +un plus heureux; il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas +interrompre son bonheur.</p> + +<p>Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour +toutes les femmes. Un instant après, Corinne aussi est infidèle; il ne +peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite +avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme +plus colère que tendre. Elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui +jure qu'il n'en est rien; et il écrit à cette esclave; et tout ce qui +avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels +indices les ont trahis! Il demande à la jeune esclave un nouveau +rendez-vous. Si elle lui refuse, il menace de tout révéler, de tout +avouer à Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la +peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu après, c'est Corinne +seule qui l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme +si c'était sa première victoire. Après quelques incidents que, pour plus +d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop +long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop +facile. Il n'est plus jaloux: cela déplaît à l'amant, qui le menace de +quitter sa femme s'il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il +fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il +se plaint de cette surveillance qu'il a provoquée; mais il saura bien la +tromper. Par malheur, il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités +de Corinne recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si +publiques que la seule grâce qu'Ovide lui demande c'est qu'elle prenne +quelque peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins +évidemment ce qu'elle est.--Telles sont les mœurs d'Ovide et de sa +maîtresse; tel est le caractère de leurs amours.</p> + +<p>Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès +qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui +recommande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré +lui-même à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend +qu'au matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve +endormie; elle est long-temps sans que tout le bruit qu'il fait, sans +que ses caresses mêmes la réveillent: elle ouvre enfin les yeux, et lui +fait les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie, il +fait à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la +perdre: elle part avec un militaire: elle va suivre les camps, elle +s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point; il +pleure: il fait des vœux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira point +de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui +l'auront vue: il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est +touchée de tant d'amour. Elle abandonne le soldat, et reste avec poëte. +Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur +est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par +l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que +d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La +mort ne l'effraye point, il ne craint que de perdre Cinthie, qu'il soit +sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.</p> + +<p>Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais +bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa +maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour +le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour. +Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans +toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut +plus l'aimer sans honte. Il en rougit; mais il ne peut se détacher +d'elle. Il sera son amant, son époux, jamais il n'aimera que Cinthie. +Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse: il la +rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une +seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède +jamais assez. Il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à +lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi +vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se +distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il +feint qu'une troupe d'amours le rencontre, et le ramène aux pieds de +Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans +un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui +jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles +perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va +voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage: mais il +renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux +outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de +ses rivaux; mais une maladie imprévue vient la saisir: elle meurt. Elle +lui apparaît en songe; il la voit, il l'entend. Elle lui reproche ses +infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à ses derniers +moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui fut toujours +fidèle.--Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa +maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours.</p> + +<p>Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais ne furent point +inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là +leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne. +Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales; elles n'en ont +particulièrement aucune. La Muse de ces deux poëtes est fidèle, si leur +amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie +ne figurent dans leurs vers. Tibulle, amant et poëte plus tendre, moins +vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance. +Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses +vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée. +Tibulle a perdu sa fortune; mais il lui reste la campagne et Délie; +qu'il la possède dans la paix des champs; qu'il puisse, en expirant, +presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive, en pleurant, sa +pompe funèbre, il ne forme point d'autres vœux. Délie est enfermée par +un mari jaloux; il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les +triples verroux. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe +malade, et Délie seule l'occupe. Il l'engage à être toujours chaste, à +mépriser l'or, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais +Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son +infidélité; il y succombe, et demande grâce à Délie et à Vénus. Il +cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni +adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de +Délie trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se sert +pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder, +qu'il la lui confie; il saura bien les écarter et garantir de leurs +piéges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise; il revient à elle; +il se souvient de la mère de Délie qui protégeait leurs amours. Le +souvenir de cette bonne vieille rouvre son cœur à des sentiments +tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt +de plus graves. Elle s'est laissée corrompre par l'or et les présents; +elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne +honteuse; il lui dit adieu pour toujours.</p> + +<p>Il passe sous les lois de Némésis, et n'en est pas plus heureux. Elle +n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis +est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice, +mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la +fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune sœur; il ira +pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette cendre muette. +Les mânes de la sœur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis +fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste +image de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces +tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce +prix acheter même le bonheur.--Nééra est sa troisième maîtresse. Il a +joui long-temps de son amour. Il ne demande aux dieux que de vivre et de +mourir avec elle. Mais elle part; elle est absente; il ne peut s'occuper +que d'elle, il ne redemande qu'elle aux dieux. Il a vu en songe Apollon, +qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe; +il ne pourrait survivre à ce malheur, et pourtant ce malheur existe. +Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné.--Tel fut le +caractère et le sort de Tibulle; tel est le triple et assez triste roman +de ses amours.</p> + +<p>Il sauve par le charme des détails le peu d'intérêt du fond. C'est en +lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même au +plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme. +S'il y eut un poëte ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut +Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien sont en +lui: il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les +faire naître dans ses maîtresses. Leurs grâces, leur beauté sont tout ce +qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette; +leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De +toutes ces femmes, devenues célèbres par les vers de trois grands +poëtes, Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint +en elle à tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais pour +tous ces talents, qui étaient souvent ceux des courtisannes d'un certain +ordre, elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont +pas moins ce qui la gouverne; et Properce, qui vante, une ou deux fois +seulement, en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa +passion pour elle, maîtrisé par une toute autre puissance.</p> + +<p>Le style de ces trois poëtes est très-différent: le fond de leurs idées +diffère autant que leur génie et leur style; mais les idées accessoires +qu'ils emploient sont assez semblables. Ils n'ont à peu près que les +mêmes éloges à donner à leurs belles, les mêmes reproches à leur faire. +Ils invoquent les dieux et les déesses, comme témoins des serments ou +comme vengeurs du parjure. Les exemples de fidélité ou de perfidie pris +dans la mythologie et dans l'histoire, ne leur manquent pas au besoin. +L'abondance en va jusqu'à l'excès dans Properce, comme celle des traits +d'esprit dans Ovide. Il croient tous ou feignent de croire à la magie; +et les évocations et ses filtres reviennent souvent dans leurs vers. +Mais aux dieux et à la magie près, tout est matériel et physique dans +les accessoires, comme dans le fond de leurs amours et de leur poésie. +L'accord des esprits, l'union des âmes, le besoin d'épanchement, la +confiance mutuelle, les doux entretiens, l'élan de deux cœurs l'un vers +l'autre, ou leur élan mutuel vers ce qui est délicat, beau et honnête, +rien de tout cela ne se trouve ni chez eux, ni en général chez aucun des +poëtes anciens; et cela n'est point dans leur poésie, parce que cela +n'était point dans les mœurs.</p> + +<p>A la renaissance des lettres, après les siècles de barbarie, il y avait +dans les mœurs, avec beaucoup de corruption et de férocité, une +exaltation et un penchant à l'exagération des sentiments, qui se +portèrent principalement sur l'amour. L'empire que les femmes eurent de +tout temps chez la plupart des peuples du Nord, tandis qu'à l'Orient et +au Midi, elles étaient presque partout esclaves, s'étendit de proche en +proche avec les conquêtes des Francs, des Germains et des Goths. La +chevalerie fit de cet empire une espèce de religion. La religion, +proprement dite, y influa beaucoup elle-même. Le platonisme, se +combinant avec la doctrine des chrétiens, lui donna un caractère de +ferveur contemplative et d'amour extratique qui, ressemblant quelquefois +par l'expression à l'amour terrestre, habitua insensiblement cet amour à +s'exprimer lui-même dans un langage mystique et religieux. Ce fut celui +que parlèrent quelquefois les Troubadours. Les questions débattues dans +les cours d'amour le subtilisèrent encore. Les premiers poëtes italiens, +plus raffinés que les provençaux, parce qu'ils étaient presque tous +instruits dans les écoles naissantes du platonisme, s'éloignèrent +tellement, dans leurs poésies amoureuses, de tout ce qui est vulgaire +et terrestre, qu'ils s'écartèrent même souvent de tout ce qui est +intelligible et humain. Les femmes, qui étaient l'objet de leurs chants, +étaient flattées de cette élévation du style, comme de celle des +sentiments. Les mœurs publiques étaient corrompues; mais les mœurs +domestiques étaient chastes. Les hommes qui ne pouvaient obtenir des +beautés les plus brillantes, que la permission de les aimer, de le leur +dire, d'afficher en quelque sorte le nom de ces beautés sur leurs armes +ou dans leurs vers, s'honoraient de la publicité de cet hommage; et les +femmes qui y voyaient un témoignage public, qu'il n'en coûtait rien à +leur sagesse, s'en tenaient aussi fières et honorées. La plupart +avaient, dans les devoirs et dans les douceurs de l'hymen, des motifs et +à la fois des dédommagements des rigueurs que leurs amants éprouvaient +d'elles; et eux, de leur côté, satisfaits de voir dans la maîtresse de +leur cœur, dans la dame de leurs pensées, l'objet d'une espèce de culte, +ne se faisaient pas scrupule de chercher auprès des femmes plus faciles +des distractions et des amusements.</p> + +<p>C'est là ce qu'il faut bien se rappeler en lisant les poésies du Cygne +de Vaucluse. Des mœurs de son siècle et des siennes en particulier, il +doit résulter un roman qui n'aura rien de commun avec ceux de Tibulle, +de Properce et d'Ovide, et un style particulier, composé d'expressions +platoniques, religieuses, ascétiques, d'images pures, délicates, et +souvent même trop subtiles: mais cependant ces images, soit par la +vérité du sentiment, soit par la force du génie poétique, seront +vivantes et sensibles. Il y aura cette différence immense entre lui et +les premiers poëtes qui ont bagayé dans sa langue: on ne sait jamais ni +où ils sont, ni ce qu'ils font, ni de qui ils parlent: on verra au +contraire dans presque chacune de ces pièces de vers le portrait de +celle qu'il aime, le tableau des lieux qui les environnent et celui des +petits événemens de leurs amours. Les yeux de l'objet aimé seront deux +astres qui lanceront des feux célestes; sa voix sera celle des anges; sa +démarche et l'ensemble de sa personne auront quelque chose de +surnaturel, de saint et de sacré. Elle paraîtra souvent environnée de +femmes qu'elle surpassera toutes, comme une déesse est au-dessus des +mortelles; elle sera entourée de ses rivales comme d'une cour. A défaut +d'une action véritable, ce roman sans incidents, sans progrès, se +composera de tous les actes les plus simples, et les plus indifférents +pour tout autre qu'un amant poëte. Un geste, un sourire, un regard, une +pâleur, une promenade champêtre, la campagne où se font ces promenades, +les arbres, les eaux, les fleurs, le ciel, les oiseaux, les vents, la +nature entière, seront les sujets de ses chants. Tout se revêtira des +couleurs de la poésie, et s'animera des feux de l'amour. Son cœur, +habitué à séparer sa cause de celle des sens, parlera seul, et deviendra +pour lui un être indépendant, qui agira, s'élancera hors de lui, +reviendra, se montrera dans ses yeux, sur son visage, sera éternellement +agité par l'espérance et par la crainte. Enfin s'il se plaint de ses +souffrances, ce ne sera qu'en s'enorgueillissant de leur cause, en +bénissant ses chaînes, et le lieu et l'heure où il fut jugé digne de les +porter.</p> + +<p>Cherchons quelques applications de cette espèce de poétique dans les +ouvrages mêmes du poëte dont elle est tirée, comme toutes les poétiques +l'ont été des œuvres des grands poëtes, qui se trouvent ainsi toujours +conformes aux règles, sans qu'ils y aient songé. N'oublions pas que les +sonnets sont de petites odes à la manière de quelques unes de celles +d'Horace, et que les <i>canzoni</i> sont de grandes odes, non à la façon de +celles des Grecs et des Latins, mais d'un genre particulier, inventé par +les Troubadours, et perfectionné chez les Italiens par leurs premiers +poëtes. Le sonnet suivant n'est-il pas rempli de ce sentiment aussi vrai +que noble d'un amant fier de sa maîtresse, et devenu meilleur par le +désir de lui plaire? «Quand au milieu des autres femmes<a id="footnotetag648" name="footnotetag648"></a> +<a href="#footnote648"><sup class="sml">648</sup></a> l'amour +vient à paraître sur le visage de celle que j'aime, autant chacune lui +cède en beautés, autant s'accroît le désir qui m'enflamme. Je bénis le +lieu, le temps et l'heure où j'osai adresser si haut mes regards; et je +dis: O mon âme! tu dois bien remercier celle qui t'a jugée digne de tant +d'honneur. C'est d'elle que te vient ton amoureux penser, et c'est en le +suivant que tu aspires au souverain bien, que tu apprends à mépriser ce +que le commun des hommes désire, etc.» En voici un autre, où ces +bénédictions sont accumulées avec une abondance passionnée et une sorte +de verve de poésie et d'amour. «Béni soit le jour<a id="footnotetag649" name="footnotetag649"></a> +<a href="#footnote649"><sup class="sml">649</sup></a>, et le mois, et +l'année, et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant, et le beau +pays, et le lieu où je fus atteint par les beaux yeux qui m'enchaînent! +Béni soit le doux tourment que j'éprouvai pour la première fois en me +sentant lié par l'amour, et l'arc et les flèches dont je fus percé, et +les blessures qui vont jusqu'au fond de mon cœur! Bénies soient les +paroles que j'ai si souvent répétées en invoquant le nom de ma dame, et +mes soupirs, et mes larmes, et mes désirs! Et bénis soient tous les +écrits où je tâche de lui acquérir de la gloire, et ma pensée, qui est +si entièrement remplie d'elle, qu'aucune autre beauté ni pénètre plus!»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote648" +name="footnote648"><b>Note 648: </b></a><a href="#footnotetag648"> +(retour) </a> <i>Quando fra l'altre donne adhora adhora</i>, etc. Son. 12.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote649" +name="footnote649"><b>Note 649: </b></a><a href="#footnotetag649"> +(retour) </a> <i>Benedetto sia'l giorno, e'l mese, e l'anno</i>, etc, Son. +47.</blockquote> + +<p>Assez d'autres poëtes ont fait le portrait de leur maîtresse; mais qui +d'entre eux a jamais pris pour peindre la sienne, un vol aussi élevé, et +qui l'a aussi bien soutenu que Pétrarque l'a fait dans ce sonnet, émané +du système des idées archétypes de Platon, et qui participe de sa +grandeur? «Dans quelle partie du ciel, dans quelle idée<a id="footnotetag650" name="footnotetag650"></a> +<a href="#footnote650"><sup class="sml">650</sup></a> était le +modèle dont la nature tira ce beau visage, où elle voulut montrer +ici-bas ce qu'elle peut dans les régions célestes? Quelle nymphe dans +les fontaines, quelle déesse dans les bois, déploya jamais aux vents des +cheveux d'un or aussi pur? quand y eut-il un cœur qui réunit tant de +vertus? C'est pourtant l'ensemble de tous ces charmes qui est cause de +ma mort. Il cherche en vain une image de la beauté divine, celui qui n'a +jamais vu ses yeux et leurs tendres et doux mouvements: il ne sait pas +comment l'amour guérit et comment il blesse, celui qui ne connaît pas la +douceur de ses soupirs, et la douceur de ses paroles, et la douceur de +son sourire.» Il ne faut pas croire que cette traduction fidèle, mais +sans force et sans couleur, puisse donner la moindre idée de la haute +poésie et de l'harmonie divine de l'original. Pétrarque est entre les +mains de tout le monde: que ceux à qui la langue italienne est +familière, y cherchent à l'instant cet admirable sonnet, et qu'ils se +dédommagent de ma prose en relisant de si beaux vers.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote650" +name="footnote650"><b>Note 650: </b></a><a href="#footnotetag650"> +(retour) </a> <i>In qual parte del cielo, in quale idea</i>, etc. Son. 126.</blockquote> + +<p>Pour bien goûter la plus grande partie des poésies de Pétrarque, il +faut se rappeler les événements de sa vie, et les vicissitudes de sa +passion pour Laure. On sait que dans les commencemens de cet amour, las +de n'éprouver que des rigueurs, il fit, pour se distraire, un voyage en +France et dans les Pays-Bas, d'où il revint par la forêt des Ardennes; +mais qu'il fut poursuivi pendant tout ce voyage, par le souvenir de +Laure, qu'il voulait fuir. Dans cette forêt même, alors fort dangereuse, +infestée de brigands, plus sombre et plus déserte qu'elle ne l'est +aujourd'hui, voici de quelles images douces et riantes son imagination +se nourrissait. «Au milieu des bois inhabités et sauvages<a id="footnotetag651" name="footnotetag651"></a> +<a href="#footnote651"><sup class="sml">651</sup></a>, où ne +vont point, sans de grands périls, les hommes et les guerriers armés, je +marche avec sécurité: rien ne peut m'inspirer de crainte, que le soleil +qui lance les rayons de l'amour. Je vais (ô que mes pensées ont peu de +sagesse!), je vais chantant celle que le ciel même ne pourrait éloigner +de moi. Elle est toujours présente à mes yeux; et je crois voir avec +elle des femmes et de jeunes filles; et ce sont des sapins et des +hêtres. Je crois l'entendre en entendant les rameaux, et les zéphirs, et +les feuillages, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en +murmurant sur l'herbe verdoyante: rarement le silence et jamais +l'horreur solitaire d'une forêt n'avait autant plu à mon cœur.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote651" +name="footnote651"><b>Note 651: </b></a><a href="#footnotetag651"> +(retour) </a> <i>Per mezz'i boschi inhospiti e selvaggi</i>, Son. 143.</blockquote> + +<p>On sait aussi qu'il avait pour le laurier une prédilection inspirée par +le rapport du nom de cet arbre avec celui de Laure, plus encore que par +la propriété qu'avait cet arbre lui-même de former la couronne des +poëtes. Il ne voyait jamais un laurier sans éprouver les mêmes +transports qu'à la vue de Laure. Elle se promenait souvent sur les bords +d'un ruisseau. Il y plante un laurier, et, réunissant tous les souvenirs +poétiques que cet arbre rappelle, il s'adresse ainsi au dieu des poëtes +et à l'amant de Daphné. «Apollon<a id="footnotetag652" name="footnotetag652"></a> +<a href="#footnote652"><sup class="sml">652</sup></a>! si tu conserves encore le noble +désir qui t'enflammait aux bords du fleuve de Thessalie; si le cours des +années ne t'a point fait oublier la blonde chevelure que tu aimais, +défends de la froide gelée et des rigueurs de l'âpre saison qui dure +tout le temps que ta lumière est cachée, cet arbre chéri, ce feuillage +sacré qui t'enchaîna le premier, et qui me tient aujourd'hui dans ses +chaînes.» Quelques années après, il revoit ce ruisseau et ce laurier; +l'un lui rappelle tous les fleuves, et l'autre tous les arbres; et ni le +Tesin<a id="footnotetag653" name="footnotetag653"></a> +<a href="#footnote653"><sup class="sml">653</sup></a>, le Pô, le Var et tous les autres fleuves, ni le sapin, le +chêne, le hêtre et tous les autres arbres ne pourraient, dit-il, aussi +bien consoler mon triste cœur que ce ruisseau qui semble pleurer avec +moi, que cet arbrisseau qui est l'éternel sujet de mes chants. Puisse +ce beau laurier croître toujours sur ce frais rivage, et puisse celui +qui l'a planté, écrire de tendres et nobles pensées sous ce doux ombrage +et au murmure de ces eaux!» On a beau dire qu'il y a trop d'esprit dans +cet amour et dans cette poésie; il y a certainement aussi beaucoup de +sentiment. D'autres sonnets en ont encore davantage; le coloris en est +plus sombre, et les idées les plus mélancoliques et les plus tristes y +sont exprimées sans adoucissement et sans mélange. Je citerai celui-ci +pour exemple.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote652" +name="footnote652"><b>Note 652: </b></a><a href="#footnotetag652"> +(retour) </a> <i>Apollo, s'ancor vive il bel desio</i>, etc. Son. 27.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote653" +name="footnote653"><b>Note 653: </b></a><a href="#footnotetag653"> +(retour) </a> <i>Non Tesin, Pô, Varo, Arno, Adige, e Tebro</i>, etc. Son. +116.</blockquote> + +<p>«Plus j'approche du dernier jour<a id="footnotetag654" name="footnotetag654"></a> +<a href="#footnote654"><sup class="sml">654</sup></a>, qui abrège la misère humaine, +plus je vois le temps rapide et léger dans sa course, et s'évanouir +l'espérance trompeuse que je fondais sur lui. Je dis à mes pensées: Nous +n'irons pas désormais long-temps parlant d'amour; cet incommode et +pesant fardeau terrestre se dissout comme la neige nouvelle, et bientôt +nous serons en paix, parce qu'avec lui tomberont ces espérances qui +m'ont fait rêver si long-temps, et les ris et les pleurs, et la crainte +et la colère. Nous verrons alors clairement comme souvent on s'avance +dans la vie au milieu de choses incertaines, et combien on pousse de +vains soupirs.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote654" +name="footnote654"><b>Note 654: </b></a><a href="#footnotetag654"> +(retour) </a> <i>Quanto più m'avvicino al giorno estremo</i>, etc. Son. 25. +</blockquote> + +<p>Souvent aussi (et c'est là même en général un des attraits les plus +puissants des poésies de Pétrarque) il porte ses tendres rêveries au +milieu des bois, des champs, sur les montagnes, parmi les plus doux ou +les plus imposants objets de la nature. Avant de parler de sa tristesse, +il s'entoure des lieux qui l'entretiennent, mais qui l'adoucissent; et +quand il se peint mélancolique et solitaire, il répand sur sa mélancolie +le charme de sa solitude. C'est ce que l'on sent beaucoup mieux que je +ne puis le dire dans un grand nombre de ses sonnets; on le sent surtout +dans celui qui commence par ces mots <i>Solo e pensoso</i><a id="footnotetag655" name="footnotetag655"></a> +<a href="#footnote655"><sup class="sml">655</sup></a>, peut-être, +selon moi, le plus beau, le plus touchant de tous les siens, et où il a +porté au plus haut point d'intimité l'alliance de ces deux grandes +sources d'intérêt, la solitude champêtre et la mélancolie. J'ai tâche de +le traduire en vers, et même ce qui est, comme on sait, le comble de la +difficulté dans notre langue, de rendre un sonnet par un sonnet. Il y a +peut-être beaucoup d'imprudence à hasarder de si faibles essais, et pour +faire l'imprudence toute entière, j'engagerai encore ici à relire dans +l'original le sonnet de Pétrarque. Peut-être au reste quand on s'en sera +rafraîchi la mémoire, appréciant mieux les difficultés de l'entreprise, +en aura-t-on pour le mien plus d'indulgence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote655" +name="footnote655"><b>Note 655: </b></a><a href="#footnotetag655"> +(retour) </a> Son. 28.</blockquote> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + Je vais seul et pensif, des champs les plus déserts,<br> + A pas tardifs et lents, mesurant l'étendue,<br> + Prêt à fuir, sur le sable aussitôt qu'à ma vue<br> + De vestiges humains quelques traits sont offerts.<br> +<br> + Je n'ai que cet abri pour y cacher mes fers,<br> + Pour brûler d'une flamme aux mortels inconnue;<br> + On lit trop dans mes yeux, de tristesse couverts,<br> + Quelle est en moi l'ardeur de ce feu qui me tue.<br> +<br> + Ainsi, tandis que l'onde et les sombres forêts,<br> + Et la plaine, et les monts, savent quelle est ma peine,<br> + Je dérobe ma vie aux regards indiscrets;<br> +<br> + Mais je ne puis trouver de route si lointaine<br> + Où l'amour, qui de moi ne s'éloigne jamais,<br> + Ne fasse ouïr sa voix et n'entende la mienne. +</div></div> + +<p>On pourrait suivre, le recueil ou le <i>Canzoniere</i> de Pétrarque à la +main, les bons et les mauvais succès qu'il éprouvait auprès de Laure. On +y verrait que quelquefois il affectait de l'éviter, qu'alors elle +faisait vers lui quelques pas et lui accordait un regard plus +doux<a id="footnotetag656" name="footnotetag656"></a> +<a href="#footnote656"><sup class="sml">656</sup></a>; que quand il avait passé quelques jours sans la voir et sans +la chercher dans le monde, il en était mieux accueilli<a id="footnotetag657" name="footnotetag657"></a> +<a href="#footnote657"><sup class="sml">657</sup></a>, qu'alors il +épiait l'occasion de lui parler de son amour; mais qu'elle recommençait +à le fuir<a id="footnotetag658" name="footnotetag658"></a> +<a href="#footnote658"><sup class="sml">658</sup></a>: qu'il s'armait quelquefois de courage pour obtenir +qu'elle voulût l'entendre; mais que la violence de son amour enchaînait +sa langue, et ne lui laissait pour interprêtes que ses yeux<a id="footnotetag659" name="footnotetag659"></a> +<a href="#footnote659"><sup class="sml">659</sup></a>; que +cette agitation continuelle ayant altéré sa santé, et lui ayant donné +une pâleur extraordinaire, Laure le voit dans cet état, en est touchée, +et lui dit, en passant, quelques paroles consolantes<a id="footnotetag660" name="footnotetag660"></a> +<a href="#footnote660"><sup class="sml">660</sup></a>; que même une +fois elle lui donne des espérances d'une telle nature que, les voyant +détruites, il se plaint de ce qu'un orage a ravagé les fruits qu'il +comptait cueillir<a id="footnotetag661" name="footnotetag661"></a> +<a href="#footnote661"><sup class="sml">661</sup></a>, et de ce qu'un mur s'est élevé entre sa main et +les épis; qu'enfin rebuté de tant de peines et de si peu de progrès, il +appelle la raison et la religion à son secours; qu'il espère guérir, +mais qu'il se retrouve ensuite plus malade<a id="footnotetag662" name="footnotetag662"></a> +<a href="#footnote662"><sup class="sml">662</sup></a>. On y verrait encore +qu'un jour qu'il s'était montré plus froid et plus réservé avec Laure, +elle lui dit d'un ton de reproche: <i>Vous avez bientôt été las de +m'aimer</i>! (en effet il n'y avait encore que dix ans) et qu'il lui répond +d'un ton assez piqué, pour faire voir qu'il avait eu réellement le +dessein de se dégager<a id="footnotetag663" name="footnotetag663"></a> +<a href="#footnote663"><sup class="sml">663</sup></a>; que bientôt il reprend ses chaînes, et +promet de ne les rompre désormais que lorsqu'il sera glacé par le froid +de l'âge<a id="footnotetag664" name="footnotetag664"></a> +<a href="#footnote664"><sup class="sml">664</sup></a>; qu'au moment où il se croit libre, il regrette ses +fers<a id="footnotetag665" name="footnotetag665"></a> +<a href="#footnote665"><sup class="sml">665</sup></a>; qu'à l'instant où il les a repris il regrette sa +liberté<a id="footnotetag666" name="footnotetag666"></a> +<a href="#footnote666"><sup class="sml">666</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote656" +name="footnote656"><b>Note 656: </b></a><a href="#footnotetag656"> +(retour) </a> <i>Io temo sì de' begli occhi l'assalto</i>, etc. Son. 31.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote657" +name="footnote657"><b>Note 657: </b></a><a href="#footnotetag657"> +(retour) </a> <i>Io sentia dentr' al cor già venir meno</i>, etc. Son. 39.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote658" +name="footnote658"><b>Note 658: </b></a><a href="#footnotetag658"> +(retour) </a> <i>Se mai foco per foco non si spense</i>, etc. Son. 40.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote659" +name="footnote659"><b>Note 659: </b></a><a href="#footnotetag659"> +(retour) </a> <i>Perch'io t'abbia guardato di menzogna</i>, etc. Son. 41.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote660" +name="footnote660"><b>Note 660: </b></a><a href="#footnotetag660"> +(retour) </a> <i>Volgendo gli occhi al mio nuovo colore</i>, etc. Canz. 15.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote661" +name="footnote661"><b>Note 661: </b></a><a href="#footnotetag661"> +(retour) </a> <i>Se co'l cieco desir che'l cor distrugge</i>, etc. Son 43.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote662" +name="footnote662"><b>Note 662: </b></a><a href="#footnotetag662"> +(retour) </a> <i>Quel foco ch'io pensai che fosse spento</i>, etc. Canz. 13. +<i>Lasso! che mal accorto fui da prima</i>, etc. Son. 50.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote663" +name="footnote663"><b>Note 663: </b></a><a href="#footnotetag663"> +(retour) </a> <i>Io non fu' d'amar voi lassato unquanco</i>, etc. Son. 51.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote664" +name="footnote664"><b>Note 664: </b></a><a href="#footnotetag664"> +(retour) </a> <i>Se bianche non son prima ambe le tempie</i>, etc. Son. 62.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote665" +name="footnote665"><b>Note 665: </b></a><a href="#footnotetag665"> +(retour) </a> <i>Io son dell' aspettare omai si vinto</i>, etc. Son. 75.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote666" +name="footnote666"><b>Note 666: </b></a><a href="#footnotetag666"> +(retour) </a> <i>Ahi bella libertà</i>, etc. Son. 76.</blockquote> + +<p>Tels sont les incidents des amours de notre poëte pendant leur première +époque; tels sont les petits détails qu'il sut embellir des couleurs +d'une poésie élégante et ingénieuse; et l'on voit que cela ne ressemble +guère aux amours des trois poëtes romains. Après qu'il fut revenu +d'Italie, où il avait compté se fixer, Laure, qui avait craint de le +perdre, et pour qui sans doute il en avait plus de prix, le traite mieux +qu'elle n'avait fait encore. Une rencontre dans un lieu public où il +était occupé d'elle, un doux regard, un salut obligeant, quelques mots +qu'il ne peut entendre, le transportent de tant de joie, qu'il ne lui +faut pas moins de trois sonnets pour l'exprimer<a id="footnotetag667" name="footnotetag667"></a> +<a href="#footnote667"><sup class="sml">667</sup></a>. Mais cette faveur +dure peu: il recommence bientôt à souffrir et à se plaindre. Le bon +Sennuccio est toujours son confident le plus intime; c'est à lui qu'il +adresse cette vive peinture de ses tristes alternatives et de ses +anxiétés<a id="footnotetag668" name="footnotetag668"></a> +<a href="#footnote668"><sup class="sml">668</sup></a>. «Sennuccio, je veux que tu saches de quelle manière on me +traite, et quelle vie est la mienne. Je brûle, je me consume encore, +c'est toujours Laure qui me gouverne, et je suis toujours ce que +j'étais. Ici je l'ai vue humble et modeste, là, orguilleuse et fière, +pleine tour à tour de dureté ou de douceur, tantôt impitoyable et tantôt +émue de pitié, se revêtir de tristesse ou de grâces, et se montrer +tantôt affable, tantôt dédaigneuse et cruelle. C'est là qu'elle chanta +si doucement, là qu'elle s'assit, ici qu'elle se retourna, ici qu'elle +retint ses pas. C'est ici qu'elle perça mon cœur d'un trait de ses beaux +yeux, ici qu'elle dit une parole, ici qu'elle sourit, ici qu'elle +changea de couleur: hélas? c'est dans ces pensées que l'amour notre +maître me fait passer et les nuits et les jours.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote667" +name="footnote667"><b>Note 667: </b></a><a href="#footnotetag667"> +(retour) </a> <i>Aventuroso più d'altro terreno</i>, etc. Son. 185. +<i>Perseguendo mi amor al luogo usato</i>, etc. Son. 187. <i>La donna che'l mio +cor nel viso porta</i>, etc. Son. 188.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote668" +name="footnote668"><b>Note 668: </b></a><a href="#footnotetag668"> +(retour) </a> <i>Sennuccio, io vo' che sappi in qual maniera</i>, etc. S. +189.</blockquote> + +<p>On ne peut se figurer quelles idées poétiques, recherchées quelquefois, +mais pleines de grâce, de finesse, de nouveauté et toujours +ingénieusement et poétiquement exprimées, les plus petits événements +lui inspirent. Il apperçoit Laure dans la campagne. Tout à coup elle est +surprise par les rayons du soleil; elle se tourne, pour l'éviter, du +côté où est Pétrarque, et dans le même instant il paraît un nuage qui +éclipse le soleil. Voici ce qu'il imagine là-dessus, et comment il peint +cette scène, dont Laure, le soleil, le nuage et lui sont les +acteurs<a id="footnotetag669" name="footnotetag669"></a> +<a href="#footnote669"><sup class="sml">669</sup></a>. «J'ai vu entre deux amants une dame honnête et fière, et +avec elle ce souverain qui règne sur les hommes et sur les dieux. Le +soleil était d'un côté, j'étais de l'autre. Dès qu'elle se vit arrêtée +par les rayons du plus beau de ses amants, elle se tourna vers moi d'un +air gai: je voudrais que jamais elle ne m'eût été plus cruelle. Aussitôt +je sentis se changer en allégresse la jalousie qu'à la première vue un +tel rival avait fait naître dans mon cœur. Je le regardai; sa face +devint triste et chagrine; un nuage la couvrit et l'environna, comme +pour cacher la honte de sa défaite.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote669" +name="footnote669"><b>Note 669: </b></a><a href="#footnotetag669"> +(retour) </a> <i>In mezzo di duo amanti onesta altera</i>, etc. Son. 92.</blockquote> + +<p>Dans une assemblée où était Pétrarque, Laure laisse tomber un de ses +gants. Il s'en aperçoit et le ramasse. Laure le reprend avec vivacité, +et il faut qu'il le lui cède. Ce n'est pas trop de quatre sonnets<a id="footnotetag670" name="footnotetag670"></a> +<a href="#footnote670"><sup class="sml">670</sup></a> +pour peindre cette main d'ivoire qui vient reprendre son bien, et le +plaisir d'un moment qu'il avait eu à se saisir de cette dépouille, et la +peine mêlée d'enchantement que lui avait faite l'action de cette main +charmante, et l'éclat dont avait brillé ce beau visage, et tout ce que +ce triomphe passager et cette défaite avaient eu de ravissant et de +triste pour lui. Au retour du printemps, et le premier jour de mai, +Laure se promenait avec ses compagnes; Pétrarque la suit; on s'arrête +devant le jardin d'un vieillard aimable, <i>qui avait consacré toute sa +vie à l'amour</i>, c'était apparemment <i>Sennucio del Bene</i><a id="footnotetag671" name="footnotetag671"></a> +<a href="#footnote671"><sup class="sml">671</sup></a>, et qui +s'amusait à cultiver des fleurs. Laure et Pétrarque entrent dans ce +jardin. Le vieillard enchanté de les voir, va cueillir ses deux plus +belles roses et leur donne en disant: non, le soleil ne voit pas un +pareil couple d'amants. Ce mot, ces deux roses et toute cette petite +action fournissent à Pétrarque un sonnet coloré pour ainsi dire de toute +la grâce du sujet et toute la fraîcheur du printemps<a id="footnotetag672" name="footnotetag672"></a> +<a href="#footnote672"><sup class="sml">672</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote670" +name="footnote670"><b>Note 670: </b></a><a href="#footnotetag670"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O bella man che mi distringi'l core</i>, etc.<br> + <i>Non pur quell' una bella ignuda mano</i>, etc.<br> + <i>Mia ventura ed amor m'havean si adorno</i>, etc.<br> + <i>D'un bel, chiaro, polito e vivo ghiaccio</i>, etc. +<p class="i30"> Son. 166--169.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote671" +name="footnote671"><b>Note 671: </b></a><a href="#footnotetag671"> +(retour) </a> J'adopte ici l'opinion de l'abbé de Sade. Plusieurs +commentateurs, et entre autres Muratori, disent que ce fut le roi +Robert, dans un voyage à Avignon: cela me paraît manquer de +vraisemblance.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote672" +name="footnote672"><b>Note 672: </b></a><a href="#footnotetag672"> +(retour) </a> <i>Due rose fresche e colte in Paradiso</i>, etc. Son. 207.</blockquote> + +<p>Une douzaine de jolies femmes vont avec Laure se promener en bateau sur +le Rhône: elles montent, au retour, sur un charriot qui les ramène, +Laure; assise à l'extrémité du char, dominait sur ses compagnes et les +ravissait par les sons de sa voix. Pétrarque, témoin de ce spectacle, le +retrace dans un sonnet et en fait un tableau charmant.<a id="footnotetag673" name="footnotetag673"></a> +<a href="#footnote673"><sup class="sml">673</sup></a> Un autre +jour, il était auprès de Laure, ou dans une assemblée, ou dans une +promenade. Il avait les yeux fixés sur elle, et paraissait rêver +doucement: elle lui mit la main devant les yeux sans rien dire. Il y +avait dans cette rêverie, dans ce genre et dans ce silence un sujet pour +des vers pleins de sentiment, et malheureusement dans ceux que fit +Pétrarque, il n'y a que de l'esprit<a id="footnotetag674" name="footnotetag674"></a> +<a href="#footnote674"><sup class="sml">674</sup></a>. Il y a de l'esprit encore, +mais beaucoup de sentiment et de poésie dans plusieurs sonnets qu'il fit +pour consoler Laure d'un chagrin très-grand, sans doute, mais dont on +ignore le sujet<a id="footnotetag675" name="footnotetag675"></a> +<a href="#footnote675"><sup class="sml">675</sup></a>. «J'ai vu sur la terre des mœurs angéliques et des +beautés célestes, qui n'ont rien d'égal au monde. Leur souvenir m'est +doux et pénible, car tout ce que je vois ailleurs n'est plus que songe, +ombre et fumée. J'ai vu pleurer ces deux beaux yeux, qui ont fait mille +fois envie au soleil: et j'ai entendu prononcer, en soupirant, des +paroles, qui feraient mouvoir les montagnes et s'arrêter les fleuves. +L'amour, la sagesse, le courage, la pitié, la douleur formaient en +pleurant un concert plus doux que tout ce qu'on entend dans le monde; et +le ciel était si attentif à cette divine harmonie, qu'on ne voyait sur +aucun rameau s'agiter le feuillage, tant l'air et les vents en étaient +devenus plus doux.--Partout où je repose mes yeux fatigués, dit-il dans +un autre de ses sonnets<a id="footnotetag676" name="footnotetag676"></a> +<a href="#footnote676"><sup class="sml">676</sup></a>, partout où je les tourne pour apaiser le +désir qui les enflamme, je trouve des images de la beauté que j'aime, +qui rendent à mes feux toute leur ardeur. Il semble que, dans sa belle +douleur, respire une pitié noble, qui est pour un cœur bien né la chaîne +la plus forte. Ce n'est pas assez de la vue, elle y ajoute encore, pour +charmer l'oreille, sa douce voix et ses soupirs, qui ont quelque chose +de céleste. L'amour et la vérité furent d'accord avec moi pour dire que +les beautés que j'avais vues étaient seules dans l'univers, et n'avaient +jamais eu rien de semblable sous le ciel; jamais on n'entendit de si +touchantes et de si douces paroles, et jamais le soleil ne vit de si +beaux yeux verser de si belles larmes.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote673" +name="footnote673"><b>Note 673: </b></a><a href="#footnotetag673"> +(retour) </a> <i>Dodici donne onestamente lasse</i>, etc. Son. 189.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote674" +name="footnote674"><b>Note 674: </b></a><a href="#footnotetag674"> +(retour) </a> <i>In quel bel viso ch'io sospiro e bramo</i>, etc. Son. 219.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote675" +name="footnote675"><b>Note 675: </b></a><a href="#footnotetag675"> +(retour) </a> <i>I vidi in terra angelici costami</i>, etc. Son. 123.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote676" +name="footnote676"><b>Note 676: </b></a><a href="#footnotetag676"> +(retour) </a> <i>Ove ch' i' posi gli occhi lassi, ò gíri</i>, etc. Son. +125.</blockquote> + +<p>J'ai parlé, dans la vie de Pétrarque, des adieux qu'il fit à Laure, en +lui annonçant son départ pour l'Italie, et de la pâleur subite qu'elle +ne put lui cacher. S'il interpréta trop favorablement, peut-être, cette +surprise et cette pâleur, on doit lui pardonner une illusion qu'il a +rendue avec tant de charme. «Cette belle pâleur<a id="footnotetag677" name="footnotetag677"></a> +<a href="#footnote677"><sup class="sml">677</sup></a>, qui couvrit un +doux sourire, comme d'un nuage d'amour, s'offrit à mon cœur avec tant de +majesté, qu'il vint au-devant d'elle, et s'élança sur mon visage<a id="footnotetag678" name="footnotetag678"></a> +<a href="#footnote678"><sup class="sml">678</sup></a>. +Je connus alors comment on se voit l'un l'autre dans le séjour céleste, +je le connus en découvrant un sentiment de pitié que d'autres +n'aperçurent pas, mais je vis, parce que jamais je ne fixe les yeux +ailleurs. L'aspect le plus angélique, l'attitude la plus touchante qui +parut jamais dans une femme attendrie par l'amour, serait de la colère +auprès de ce que je vis alors. Elle tenait ses beaux yeux attachés su la +terre: elle se taisait; mais je croyais l'entendre dire: Qui donc +éloigne de moi mon fidèle ami?»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote677" +name="footnote677"><b>Note 677: </b></a><a href="#footnotetag677"> +(retour) </a> Je demande grâce pour ces mouvements du cœur personnifié, +inconnus aux anciens, et dont les modernes ont abusé, mais conformes, +comme nous l'avons vu plus haut, à la poétique de Pétrarque.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote678" +name="footnote678"><b>Note 678: </b></a><a href="#footnotetag678"> +(retour) </a> <i>Quel vago impallidir che'l dolce riso</i>, etc. Son. 98.</blockquote> + +<p>Lorsqu'il fut revenu auprès d'elle, et pendant le séjour de quelques +années qu'il fit encore à Avignon et à Vaucluse, sa veine poétique et +amoureuse n'eut pas moins de fécondité, ni ses productions moins de +sensibilité, d'esprit et de grâce. On pourrait former, pour cette +dernière époque, une seconde chaîne de petits incidents qui furent le +sujet de ses vers; mais elle paraîtrait quelquefois une répétition de la +première, et les mêmes petites choses n'auraient peut-être pas le même +intérêt, si l'on se rappelait l'âge qu'avait Pétrarque, et les dix-huit +ou vingt ans qu'avait alors son amour. Il est temps d'ailleurs de +choisir parmi ses compositions plus étendues que les sonnets, parmi ses +<i>canzoni</i>, quelques pièces qui puissent donner une plus grande idée de +son génie poétique, de son talent de peindre la nature, et d'en ramener +tous les objets à l'objet éternel de ses rêveries et de ses pensées.</p> + +<p>L'une des plus belles et des plus justement célèbres de ces <i>canzoni</i>, +l'un des morceaux connus de poésie où il y a le plus d'images +délicieuses et de tableaux magiques, est celle qui commence par ce vers: +<i>Chiare, fresche e dolci acque</i><a id="footnotetag679" name="footnotetag679"></a> +<a href="#footnote679"><sup class="sml">679</sup></a>. Le lieu de cette scène charmante +était une belle campagne auprès d'Avignon. Une fontaine claire et +limpide y rafraîchissait la verdure dans les plus fortes chaleurs. Laure +venait quelquefois se baigner dans cette fontaine: elle se reposait sur +les gazons, au pied des arbres et parmi les fleurs. Ce lieu était plein +d'elle. Pétrarque y allait souvent rêver et contempler avec ravissement +tous les objets encore empreints de son image. Cette pièce les retrace +si fidèlement, qu'on est frappé, en la lisant, comme s'ils étaient sous +les yeux. Ce mérite n'avait pas échappé à un juge aussi délicat et aussi +judicieux que l'était Voltaire, quand quelque passion ne l'aveuglait +pas. Il imita librement la première strophe, et trop librement sans +doute; mais il voulut surtout y conserver la grâce et la mollesse du +texte, et qui mieux que lui pouvait y réussir? Je citerai d'abord ces +vers: on verra ensuite, par la traduction en prose, les licences qu'il +s'est données, surtout les additions qu'il a faites; mais on n'oubliera +pas qu'il est plus facile au génie d'inventer, ou d'imiter directement +la nature, que d'en copier les imitations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote679" +name="footnote679"><b>Note 679: </b></a><a href="#footnotetag679"> +(retour) </a> Canz. 27.</blockquote> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + Claire fontaine, onde aimable, onde pure,<br> + Où la beauté qui consume mon cœur,<br> + Seule beauté qui soit dans la nature,<br> + Des feux du jour évitait la chaleur +<p class="i6"> Arbre heureux, dont le feuillage,</p> +<p class="i6"> Agité par les zéphyrs,</p> +<p class="i6"> La couvrit de son ombrage,</p> +<p class="i6"> Qui rappelle mes soupirs</p> +<p class="i6"> En rappelant son image;</p> + Ornements de ces bords et filles du matin,<br> + Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu'elle,<br> + Fleurs qu'elle embellissait quand vous touchiez son sein,<br> + Rossignol dont la voix est moins douce et moins belle,<br> + Air devenu plus pur, adorable séjour +<p class="i6"> Immortalisé par ses charmes,</p> + Lieux dangereux et chers, où de ses tendres armes +<p class="i6"> L'Amour a blessé tous mes sens,</p> +<p class="i6"> Ecoutez mes derniers accents,</p> +<p class="i6"> Recevez mes dernières larmes.</p> +</div></div> + +<p>Ces dix-neuf vers sont admirables pour le but que Voltaire s'était +proposé. Ce n'est point une copie, c'est un second portrait du même +modèle, qu'on peut mettre à côté du premier; mais enfin ce n'est pas le +premier. En voici une image moins brillante et moins vive; mais une +copie plus fidèle. Dans l'original, chaque strophe est de treize vers, +non pas libres comme ceux de Voltaire: mais soumis, pour la mesure et +pour la rime, à des entrelacemens réguliers, difficultés dont le poëte +se joue, et dont il ne semble même pas s'être aperçu.</p> + +<p>La seconde et la troisième strophes sont remplies d'images tristes et +lugubres, qui contrastent avec les tableaux riants de la première +strophe et des suivantes. Leur couleur sombre fait mieux ressortir la +grâce et la fraîcheur des autres. C'était un des secrets de l'art des +anciens; et Pétrarque l'avait emprunté d'eux, ou l'avait comme eux +trouvé dans son génie.</p> + +<p>«Claires, fraîches et douces ondes, où celle qui me paraît la seule +femme qui soit sur la terre, a plongé ses membres délicats; heureux +rameau (je me le rappelle en soupirant), dont il lui plut de se faire un +appui; herbes et fleurs que sa robe élégante renferma dans son sein pur +comme celui des anges, air serein et sacré, où planait l'amour quand il +ouvrit mon cœur d'un trait de ses beaux yeux, écoutez tous ensemble mes +plaintifs et derniers accents.</p> + +<p>«S'il est de ma destinée, si c'est un ordre du ciel que l'amour ferme +mes yeux et les éteigne dans les larmes, que du moins mon corps +malheureux soit enseveli parmi vous, et que mon âme, libre de sa +dépouille, retourne à sa première demeure. La mort me sera moins +cruelle, si j'emporte, à ce passage douteux, une si douce espérance. +Mon âme fatiguée ne pourrait déposer dans un port plus sûr ni dans un +plus paisible asyle, cette chair et ces os éprouvés par de si longs +tourments.</p> + +<p>«Un temps viendra peut-être où cette beauté douce et cruelle reviendra +visiter ce séjour. Elle reverra ce lieu où, dans un jour heureux à +jamais, elle jeta sur moi les yeux. Ses regards curieux s'y porteront +avec joie; mais, ô douleur! elle ne verra plus qu'un peu de terre entre +les rochers. Alors, inspirée par l'amour, elle soupirera si doucement +qu'elle obtiendra mon pardon, et, qu'essuyant ses yeux avec son beau +voile, elle fera violence au ciel même.</p> + +<p>«De ces rameaux (j'en garde le délicieux souvenir) tombait une pluie de +fleurs qui descendait sur son sein. Elle était assise, humble au milieu +de tant de gloire, et couverte de cet amoureux nuage. Des fleurs +volaient sur les pans de sa robe, d'autres sur ses tresses blondes, qui +ressemblaient alors à de l'or poli, garni de perles. Les unes jonchaient +la terre, et les autres flottaient sur les ondes; d'autres, en +voltigeant légèrement dans les airs, semblaient dire: Ici règne l'amour.</p> + +<p>«Combien de fois alors, frappé d'étonnement, ne répétai-je pas: Sans +doute elle est née dans les cieux! Son port divin, son visage, ses +paroles et son doux sourire m'avaient fait oublier tout ce qui n'est pas +elle: ils m'avaient tellement séparé de moi-même, que je disais en +soupirant: Comment suis-je ici, et quand y suis-je venu? Je croyais être +au ciel, et non où j'étais en effet. Depuis ce jour, je me plais tant +sur cette herbe fleurie que partout ailleurs je ne puis rester en paix.»</p> + +<p>Une autre <i>canzone</i> non moins célèbre, et où des images champêtres se +trouvent aussi mêlées avec des idées mélancoliques, est celle qui +commence par ces mots: <i>Di pensier in pensier, di monte in monte</i><a id="footnotetag680" name="footnotetag680"></a> +<a href="#footnote680"><sup class="sml">680</sup></a>. +Elle est très-belle; mais longue et un peu triste. Je ne la traduirai +point ici toute entière. Je me hasarderai seulement à en imiter en vers +les trois plus belles strophes. Je m'y suis astreint à un rhythme +régulier, et les strophes ont à peu près la même coupe que celle du +texte. Mais une traduction peut avoir ce genre de fidélité, et être +cependant très-infidèle. Je prie le lecteur d'oublier qu'il vient de +lire des vers de Voltaire, et que ce sont des vers de Pétrarque que j'ai +essayé de traduire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote680" +name="footnote680"><b>Note 680: </b></a><a href="#footnotetag680"> +(retour) </a> Canz. 30.</blockquote> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + De pensers en pensers, de montagne en montagne,<br> + L'amour guide mes pas; tout chemin fréquenté +<p class="i4"> Troublerait la tranquillité</p> +<p class="i4"> D'un cœur que l'amour accompagne.</p> +<br> + Dans un lieu retiré s'il est de clairs ruisseaux,<br> + Si de sombres vallons séparent deux côteaux,<br> + J'y cherche quelque trêve à mon inquiétude.<br> + Au gré de mon amour, dans cette solitude, +<p class="i4"> Je puis ou sourire ou pleurer,</p> +<p class="i4"> Je puis craindre ou me rassurer.</p> + Mon visage, où se peint la même incertitude, +<p class="i4"> Tour à tour est triste ou serein;</p> + Mon teint de chaque jour change le lendemain;<br> + Tout homme initié dans les secrets de l'âme<br> + Dirait en me voyant: C'est l'amour qui l'enflâme, +<p class="i4"> Et lui rend douteux son destin.</p> +<br> + Sur des monts escarpés, dans un bois solitaire,<br> + Je trouve du repos; l'aspect des plus beaux lieux, +<p class="i4"> S'ils sont peuplés, blesse mes yeux;</p> +<p class="i4"> C'est un désert que je préfère.</p> + Chaque pas m'y rappelle un nouveau souvenir<br> + De celle à qui les maux qu'elle me fait souffrir<br> + N'inspirent trop souvent qu'une joie inhumaine.<br> + Doux et cruel état, dont je voudrais à peine, +<p class="i4"> Changer pour un état meilleur</p> +<p class="i4"> Et l'amertume et la douceur.</p> + Je me dis: Souffre encor; le dieu d'Amour, ton maître, +<p class="i4"> Te promet de plus heureux temps.</p> +<br> + Vil à tes yeux, ailleurs on te chérit peut-être:<br> + Tu peux voir à l'hiver succéder le printemps.<br> + Je rêve, je soupire: eh! comment pourront naître, +<p class="i4"> Quand viendront-ils ces doux instants?</p> + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br> + Souvent, qui le croirait? vivante, je l'ai vue<br> + Sur le vert des gazons, dans le cristal des eaux, +<p class="i4"> Sur le tronc noueux des ormeaux,</p> +<p class="i4"> Dans le sein brillant de la nue,</p> +<br> + Quand elle y vient montrer son visage riant,<br> + Léda verrait pâlir la beauté de sa fille,<br> + Comme, lorsque Phébus paraît à l'Orient,<br> + Pâlissent devant lui les feux dont le ciel brille. +<p class="i4"> Plus les déserts où je la vois</p> +<p class="i4"> Sont reculés au fond des bois,</p> + Parmi d'âpres rochers, sur un triste rivage, +<p class="i4"> Plus belle est sa divine image;</p> + Et quand ma douce erreur fuit loin de mes esprits,<br> + Je demeure immobile; en ce lieu même assis,<br> + En pierre transformé, sur la pierre sauvage +<p class="i4"> Je pense, et je pleure, et j'écris, etc.</p> +</div></div> + +<p>Mais je n'ai point encore parlé des trois <i>canzoni</i> qui ont eu en Italie +le plus de célébrité, que Pétrarque paraît lui-même avoir préférées à +toutes les autres, et qu'il appelait <i>les trois Sœurs</i>. On ne peut se +dispenser de connaître des pièces qui ont tant de réputation, ni n'être +pas un peu tenté d'examiner à quel point elles la méritent. Il n'y en a +peut-être aucune dans la poësie italienne, qui soit plus travaillée, +d'un style plus pur, d'une élégance plus soutenue. Elles forment un +ensemble, et comme un petit poëme en trois chants réguliers, en grandes +strophes de quinze vers, sur des objets dont l'effet rapide ne se +concilie pas communément avec tant d'ordre et de méthode: ce sont les +yeux de sa maîtresse. Le devinerait-on à ce début de la première? «La +vie est courte<a id="footnotetag681" name="footnotetag681"></a> +<a href="#footnote681"><sup class="sml">681</sup></a>, et mon génie s'effraye d'une si haute entreprise. +Je ne me fie ni sur l'une ni sur l'autre; mais j'espère faire entendre +le cri de ma douleur où je veux qu'elle soit et où elle doit être +entendue.» Mais tout à coup il s'adresse aux yeux de Laure; ce n'est +plus sa douleur, c'est le plaisir qu'il éprouve, qui le force à leur +consacrer son style, faible et lent par lui-même, et qui recevra d'un si +beau sujet, sa force et sa vivacité. «Ce sujet l'élevant sur les ailes +de l'amour, le séparera de toute pensée vile; et, prenant ainsi son +essor, il pourra dire des choses qu'il a tenues long-temps cachées dans +son cœur.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote681" +name="footnote681"><b>Note 681: </b></a><a href="#footnotetag681"> +(retour) </a> <i>Perchè la vita è breve</i>, etc. Canz. 18.</blockquote> + +<p>Ce n'est pas qu'il ne sente combien sa louange leur fait injure; mais il +ne peut résister au désir qui le presse depuis qu'il les a vus, eux que +la pensée peut à peine égaler, loin que ni son langage, ni celui de tout +autre puisse les peindre. Quand il devient de glace<a id="footnotetag682" name="footnotetag682"></a> +<a href="#footnote682"><sup class="sml">682</sup></a> devant leurs +rayons ardents, peut-être alors la noble fierté de Laure +s'offense-t-elle de l'indignité de celui qui les regarde. Oh! si cette +crainte qu'il éprouve ne tempérait pas l'ardeur qui le brûle! il +s'estimerait heureux d'être dissous; car il aime mieux mourir en leur +présence que de vivre sans eux. «S'il ne se fond pas, lui, si frêle +objet devant un feu si puissant, c'est la crainte seule qui l'en +garantit; c'est elle qui gèle son sang dans ses veines et qui durcit son +cœur, pour qu'il brûle plus long-temps. On commence à se lasser de tout +ce feu et de toute cette glace, lorsqu'un mouvement plus digne de +Pétrarque, et auquel on ne s'attend pas, réveille et dédommage le +lecteur. «O collines, ô vallées, ô fleuves, ô forêts, ô campagnes, ô +témoins de ma pénible vie, combien de fois m'entendites-vous invoquer la +mort! Cruelle destinée! je me perds si je reste, et ne puis me sauver si +je fuis. Si une crainte plus forte ne m'arrêtait, une voie courte et +prompte mettrait fin à ma peine; et la faute en est à celle qui n'y +songe pas.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote682" +name="footnote682"><b>Note 682: </b></a><a href="#footnotetag682"> +(retour) </a> Le texte dit <i>de neige</i>; mais il vaudrait mieux qu'il ne +dit ni l'un ni l'autre.</blockquote> + +<p>«O douleur! pourquoi me conduis-tu hors de ma route? Pourquoi me +dictes-tu ce que je ne voulais pas dire? Laisse-moi donc aller où le +plaisir m'appelle. Beaux yeux, plus sereins que des yeux mortels, ce +n'est ni de vous que je me plains, ni de celui qui me tient dans vos +chaînes. Vous voyez de combien de couleurs l'amour teint souvent mon +visage; jugez de ce qu'il doit faire au dedans de moi, où il règne le +jour et la nuit, fort du pouvoir qu'il tient de vous. Astres heureux et +riants, <a name="n17" id="n17"></a>il ne manque à votre bonheur que de vous contempler vous-mêmes; +mais quand vous daignez vous fixer sur moi, vous voyez par vos effets ce +que vous êtes. Il continue de s'étendre sur cette pensée et sur ce qu'il +est heureux pour les yeux de Laure qu'ils ignorent toute leur beauté. +C'est encore par un élan du cœur qu'il s'arrache à ces subtilités de +l'esprit. «Heureuse l'âme qui soupire pour vous, ô lumières célestes! +C'est pour vous que je rends grâce de la vie, qui n'aurait pour moi rien +d'agréable sans vous. Hélas! pourquoi m'accordez-vous si rarement ce +dont je ne me rassassie jamais? Pourquoi ne regardez-vous pas plus +souvent les ravages qu'exerce sur moi l'amour? et pourquoi me +privez-vous, à instant même, du bonheur dont mon âme commence à peine à +jouir?»</p> + +<p>Dans les deux dernières strophes, il peint encore cette douleur +qu'éprouve son âme, et le pouvoir qu'ont ces deux beaux yeux d'en +chasser les tristes pensées. Si ce bien était durable, aucun bonheur ne +serait égal au sien; mais il exciterait l'envie dans les autres, et dans +lui-même l'orgueil. Il vaut mieux qu'il réprime cette chaleur de ses +esprits, qu'il rentre en lui-même, et qu'il y ramène ses pensées. Celles +de Laure lui sont connues. Elles font toute sa joie. C'est pour se +rendre digne d'en être l'objet, qu'il parle, qu'il écrit, qu'il désire +de se rendre immortel. S'il produit quelques heureux fruits, c'est elle +seule qui les fait naître. «Je suis, dit-il, comme un terrain sec et +aride, cultivé par vous, et dont le prix vous appartient tout entier.»</p> + +<p>L'objet de la seconde <i>canzone</i><a id="footnotetag683" name="footnotetag683"></a> +<a href="#footnote683"><sup class="sml">683</sup></a>, dont tous les commentateurs et +Muratori lui-même admirent la noblesse et la force, est d'insister sur +les effets moraux des yeux de Laure dans l'âme et dans l'esprit du +poëte. Ce sont eux qui lui montrent la route du ciel, qui le dirigent +dans ses travaux et qui l'éloignent du vulgaire. «Jamais, dit-il, +aucune langue humaine ne pourrait exprimer ce que ces divines lumières +me font sentir, et quand l'hiver répand les frimas, et quand l'année +rajeunit, comme au temps de mes premières souffrances. Si dans le ciel, +les autres ouvrages de l'éternel sont aussi beaux, il veut briser la +prison qui le retient et qui le prive de la vie où il en pourrait jouir. +Il revient ensuite aux sentiments qui l'attachent à la terre: il +remercie la nature, et le jour où il naquit, et celle qui éleva son cœur +à de si hautes espérances. Jusqu'alors, il était à charge à lui-même: +c'est depuis ce temps qu'il a pu se plaire, en remplissant de hautes et +de douces pensées ce cœur dont les yeux de Laure ont la clef. Il n'est +point de bonheur au monde qu'il ne changeât pour un de leurs regards. +Son repos vient d'eux, comme l'arbre vient de ses racines. Ils chassent +de son cœur tout autre objet, toute autre pensée: l'amour seul y reste +avec eux. Toutes les douceurs rassemblées dans le cœur des plus heureux +amants ne sont rien auprès de celles qu'il éprouve quand il les regarde. +Dès son berceau, le ciel les avait destinés pour remède à ses +imperfections et à sa mauvaise fortune. A la fin de cette strophe, il se +plaint du voile qui les lui cache, de la main qui se place quelquefois +au-devant d'eux: cela est froid et peu digne du reste. Il se relève dans +la dernière strophe, et revient à ces idées de perfection dont ils sont +pour lui la source. «Voyant avec regret, dit-il, que mes qualités +naturelles n'ont pas assez de valeur et ne me rendent pas digne d'un si +précieux regard, je tâche de me rendre tel qu'il convient à mes hautes +espérances et au noble feu qui me brûle. Si je puis devenir, par une +étude constante, prompt au bien, lent au mal, et dédaigner ce que le +monde désire, cela peut m'aider à obtenir d'eux un jugement favorable. +Certes la fin de mes douleurs (et mon cœur malheureux n'en demande point +d'autre), peut venir d'un regard de ses beaux yeux, enfin doucement +émus, dernière espérance d'un pur et honnête amour.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote683" +name="footnote683"><b>Note 683: </b></a><a href="#footnotetag683"> +(retour) </a> <i>Gentil mia donna, i' veggio</i>, etc. Canz. 19.</blockquote> + +<p>La dernière <i>canzone</i> n'est pas la meilleure des trois. Muratori +l'avoue. Il n'est pas étonnant, dit-il, que Pétrarque, ayant fait dans +les deux précédentes un grand voyage, paraisse un peu las dans celui-ci. +En effet, le commencement en est traînant et pénible, et trop semblable +à ces exordes des Troubadours, dont nous avons remarqué l'uniformité et +la pesanteur. Puisque son destin lui ordonne de chanter<a id="footnotetag684" name="footnotetag684"></a> +<a href="#footnote684"><sup class="sml">684</sup></a>, et qu'il y +est forcé par cette ardente volonté qui le contraint à soupirer sans +cesse, il prie l'amour d'être son guide et de mettre d'accord ses rimes +avec son désir. Il se prépare ainsi pendant deux strophes entières, pour +dire dans la troisième, que si, dans les siècles où les âmes étaient +éprises du véritable honneur, l'industrie de quelques hommes les avait +conduits à travers les monts et les mers, cherchant les objets les plus +rares, et recueillant les plus beaux fruits, puisque Dieu, la nature et +l'amour ont voulu placer toutes les vertus dans les beaux yeux qui font +toute sa joie, il faut qu'ils soient pour lui, comme deux rivages qu'il +ne doit point franchir, comme une terre qu'il ne doit jamais quitter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote684" +name="footnote684"><b>Note 684: </b></a><a href="#footnotetag684"> +(retour) </a> <i>Poichè per mio destino</i>, etc. Canz. 20.</blockquote> + +<p>«De même, continue-t-il, que le rocher battu par les vents pendant la +nuit, lève la tête vers ces deux astres qui brillent toujours à notre +pôle, de même, dans la tempête qu'amour excite contre moi, ces deux yeux +brillants sont mes astres et mon seul recours.» Mais ce qu'il peut leur +dérober en suivant les conseils que l'amour lui donne, est beaucoup plus +que ce qu'il lui accordent volontairement. Persuadé du peu qu'il vaut, +il les prend toujours pour règle; et, depuis qu'il les a vus, il n'a +point fait de pas dans la route du bien, sans suivre leurs traces. Il +revient aussi à leurs effets moraux. Il reparle ensuite de la douceur +qu'il éprouve en les voyant. Le sourire amoureux dont ils brillent lui +donne l'idée de cette paix éternelle qui règne dans les cieux. Il +voudrait, seulement pendant un jour entier, les regarder de près et +étudier comment l'amour les fait mouvoir si doucement, sans que les +cercles célestes continuassent de tourner, sans qu'il pensât ni à rien +autre chose, ni à lui même, et en suspendant le battement de ses propres +yeux. Mais ce sont là des vœux qui ne peuvent être exaucés, et des +désirs sans espérance. Il se borne donc à demander que l'amour délie le +nœud dont il enchaîne sa langue. Il oserait alors dire des paroles si +nouvelles, qu'elles arracheraient des larmes à tous ceux qui pourraient +l'entendre. Le reste est si alambiqué et si obscur, qu'on n'entend +réellement pas ce qu'il veut dire. Ses blessures sont si profondes, +qu'elles forcent son cœur à se détourner de sa route. Il reste presque +sans vie: son sang se cache, il ne sait où. Il ne demeure pas tel qu'il +était, et il s'aperçoit enfin que c'est de ce coup que l'amour le tue.</p> + +<p>La plupart des critiques italiens, ou plutôt des commentateurs sans +critique, Vellutello, Gesualdo, Daniello, ont admiré cette dernière sœur +comme les deux aînées, et cette fin comme le reste. Castelvetro, tout +rempli d'Aristote, se borne à analyser, dans toutes les trois, les +divisions et subdivisions du sujet, l'ordre que l'auteur y observe, +l'enchaînement de ses raisonnements et de ses preuves. Le mordant +Tassoni lui-même est désarmé par la perfection de ces trois +chefs-d'œuvre, qui suffisaient, selon lui, pour obtenir à Pétrarque la +couronne poétique. Le judicieux Muratori<a id="footnotetag685" name="footnotetag685"></a> +<a href="#footnote685"><sup class="sml">685</sup></a> a seul osé reprendre les +défauts qui en obscurcissent les beautés. On lui en a fait un crime. +Trois académiciens des Arcades<a id="footnotetag686" name="footnotetag686"></a> +<a href="#footnote686"><sup class="sml">686</sup></a> ont écrit un livre pour lui prouver +qu'il avait tort, et pour défendre corps à corps toutes les strophes et +tous les vers de Pétrarque qu'il avait attaqués. L'idée fidèle que j'ai +donnée des trois <i>canzoni</i> peut faire entrevoir qu'ils n'ont pas +toujours raison dans leurs défenses; et à moins d'être un de ces +Pétrarquistes effrénés, qui n'entendent raison ni sur un sonnet, ni sur +un vers, ni sur une rime, on peut se permettre de penser comme Muratori +lui-même, «qu'enfin Pétrarque n'est pas infaillible, qu'on ne doit pas +regarder comme un sacrilège de ne pas respecter également tout ce qui +est sorti de sa plume, qu'il n'en sera pas moins un grand homme et un +grand maître, que ces trois <i>canzoni</i> n'en seront pas moins des morceaux +précieux et supérieurs; si l'on veut, à tous ses autres ouvrages, parce +qu'on y aura découvert quelques taches<a id="footnotetag687" name="footnotetag687"></a> +<a href="#footnote687"><sup class="sml">687</sup></a>.» Au reste, la supériorité +de ces trois odes sur tous les ouvrages de Pétrarque, ne peut être +entendue que relativement au style, à la délicatesse des expressions et +des tours, à l'harmonie, à l'enchaînement mélodieux des mots, des rimes +et des mesures de vers. Sur tout cela, les Italiens seuls sont juges +compétents, et je n'ai rien à dire; mais je ne croirai pas plus que ne +l'a cru Muratori, faire un sacrilège en préférant à ces trois pièces, +pour la vérité des sentiments, la richesse et la variété des images, et +cette douce mélancolie qui fait le principal attrait des poésies +d'amour, les <i>canzoni: Di pensier in pensier; Chiare fresche e dolci +acque</i>, et <i>Se'l pensier che mi strugge</i>, qui la précèdent<a id="footnotetag688" name="footnotetag688"></a> +<a href="#footnote688"><sup class="sml">688</sup></a>, et même +<i>In quella parte dov' amor mi sprana</i><a id="footnotetag689" name="footnotetag689"></a> +<a href="#footnote689"><sup class="sml">689</sup></a>, qui la suit, <i>Ne la stagion +che'l ciel rapido inchina</i><a id="footnotetag690" name="footnotetag690"></a> +<a href="#footnote690"><sup class="sml">690</sup></a>, si riche en comparaisons tirées de la +vie champêtre, et si poétiquement exprimées, et peut-être quelques +autres encore.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote685" +name="footnote685"><b>Note 685: </b></a><a href="#footnotetag685"> +(retour) </a> D'abord dans son Traité <i>della perfetta Poesia</i>, et +ensuite dans ses Observations sur Pétrarque, jointes à celles du +Tassoni.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote686" +name="footnote686"><b>Note 686: </b></a><a href="#footnotetag686"> +(retour) </a> Bartolommeo Casaregi, Tomaso Canevari, Antonio +Tomasi.--<i>Difesa delle tre canzoni</i>, etc. Lucca, 1730.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote687" +name="footnote687"><b>Note 687: </b></a><a href="#footnotetag687"> +(retour) </a> <i>Della perfetta Poesia</i>, t. II, p. 198.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote688" +name="footnote688"><b>Note 688: </b></a><a href="#footnotetag688"> +(retour) </a> Canz. 26.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote689" +name="footnote689"><b>Note 689: </b></a><a href="#footnotetag689"> +(retour) </a> Canz. 28.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote690" +name="footnote690"><b>Note 690: </b></a><a href="#footnotetag690"> +(retour) </a> Canz. 9.</blockquote> + +<p>La seconde partie du <i>canzonière</i>, qui contient les poésies faites après +la mort de Laure, est généralement préférée à la première pour le +naturel et la vérité. Sans vouloir discuter cette préférence, que +beaucoup de gens ont accordée sur parole, on doit reconnaître qu'en +effet, dans un grand nombre de pièces, la douleur est vraie, touchante +et même profonde, sans cesser d'être poétique et ingénieuse. On le sent +dès le premier sonnet, qui est tout en exclamations et en phrases +interrompues<a id="footnotetag691" name="footnotetag691"></a> +<a href="#footnote691"><sup class="sml">691</sup></a>; mais mieux encore à la première <i>canzone</i>, dont voici +les principaux traits. «Que dois-je faire? Amour, que me +conseilles-tu<a id="footnotetag692" name="footnotetag692"></a> +<a href="#footnote692"><sup class="sml">692</sup></a>? N'est-il pas temps de mourir? Ah! j'ai trop tardé: +ma Dame est morte; elle a emporté mon cœur. Je n'espère plus la voir ici +bas, et je ne puis attendre sans ennui le moment de la rejoindre. Son +départ a changé en pleurs toute ma joie et m'a enlevé toute la douceur +de ma vie. Amour! tu sens combien cette perte est cruelle; elle l'est +pour nous deux également.... O monde ingrat, qu'elle laisse dans le +veuvage, tu devrais la pleurer avec moi. Tout ce qu'il y avait de bon et +de précieux en toi tu l'as perdu avec elle. Ta gloire est tombée; et tu +ne le vois pas! Tant qu'elle vécut sur la terre, tu ne fus pas digne de +la connaître et d'être foulé par ses pieds sacrés, dignes du séjour +céleste. Mais moi, qui sans elle ne puis aimer ni la vie ni moi-même, je +l'appelle en pleurant: c'est tout ce qui me reste de tant d'espérances, +et c'est tout ce qui me retient encore ici bas.--Hélas! il est devenu +terre et poussière ce visage qui nous donnait l'idée du ciel et du +bonheur dont on y jouit. Sa forme invisible y est montée, débarrassée du +voile qui dérobait aux yeux la fleur de ses années, pour s'en revêtir +encore et ne le dépouiller jamais, au jour où nous la verrons d'autant +plus belle et plus divine qu'une éternelle beauté est au dessus des +beantés mortelles.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote691" +name="footnote691"><b>Note 691: </b></a><a href="#footnotetag691"> +(retour) </a> <i>Oime il bel viso! oime il soave sguardo!</i> etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote692" +name="footnote692"><b>Note 692: </b></a><a href="#footnotetag692"> +(retour) </a> <i>Che debb'io far? che mi consigli, amore?</i></blockquote> + +<p>«Elle se présente à mes yeux plus belle et plus charmante que jamais; +elle y vient comme aux lieux où sa vue peut répandre le plus de bonheur. +C'est l'un des seuls soutiens de ma vie. L'autre est son nom, qui +résonne si doucement dans mon cœur; mais quand je me rappelle que toute +mon espérance est morte lorsqu'elle était dans toute sa fleur, l'amour +sait ce que je deviens et ce que j'espère; elle le voit aussi, elle qui +est maintenant auprès de l'éternelle vérité. Vous, femmes, qui connûtes +sa beauté, sa vie pure et angélique, et sa conduite céleste sur la +terre, plaignez-moi et laissez-vous toucher de pitié, non pour elle, qui +est allée dans le séjour de paix, mais pour moi qu'elle laisse au milieu +d'une horrible guerre. Si je tarde encore à la suivre, à briser mes +liens mortels, je ne suis retenu que par l'amour. Il me parle; il se +fait entendre ainsi dans mon cœur.--«Mets un frein à la douleur qui +t'égare. On perd par l'excès des désirs ce ciel où ton cœur aspire, où +est vivante à jamais celle qui paraît morte aux yeux des hommes, celle +qui sourit en elle-même de la perte de sa belle dépouille, et qui ne +s'afflige que pour toi. Sa renommée vit encore en cent lieux dans tes +vers; elle te prie de ne la pas laisser s'éteindre, mais de rendre son +nom encore plus célèbre par tes chants, s'il est vrai que tu aies chéri +le doux empire de ses yeux.»</p> + +<p>La finale même de cette <i>canzone</i>, ce que les Italiens appelent la +<i>chiusa</i>, qui est ordinairement un envoi ou une adresse si insignifiante +que je n'ai point parlé de celle qui termine les autres <i>canzoni</i> que +j'ai citées, est ici du même ton que le reste, et porte l'empreinte de +l'émotion et de la douleur. «Fuis, lui dit le poëte, les couleurs gaies +et riantes; ne t'approche point des lieux où sont les ris et les +concerts. Tu n'es pas un chant, mais une plainte. Tu serais déplacée au +milieu des troupes joyeuses, toi veuve inconsolable et vêtue de deuil.»</p> + +<p>Ces idées d'une éternelle vie acquise par la perte d'une vie fragile et +d'une âme qui jouit, dégagée de sa dépouille mortelle, reviennent +souvent dans cette partie des poésies de Pétrarque. La croyance y venait +en quelque sorte au secours du sentiment. Quoique l'on sente souvent +dans le style et dans les pensées de la première partie l'influence des +idées et du langage religieux, on la sent encore beaucoup plus dans la +seconde; et il est surprenant que l'auteur du <i>Génie du Christianisme</i>, +qui a vu souvent cette influence où elle n'était pas, ne l'ait pas +aperçue et développée dans celui des poëtes modernes où elle est si +générale et si visible. Cette même idée termine encore heureusement ce +sonnet touchant et poétique. «Si j'entends se plaindre les oiseaux<a id="footnotetag693" name="footnotetag693"></a> +<a href="#footnote693"><sup class="sml">693</sup></a>, +ou s'agiter doucement le vert feuillage au souffle du zéphyr, ou +murmurer avec bruit des eaux limpides qui baignent une rive fraîche et +fleurie, où je me suis assis pour penser à l'amour et pour écrire mes +pensées, je vois, j'entends, j'écoute celle que le ciel ne fit que +montrer, que la terre nous cache, et qui, de si loin, comme si elle +était encore vivante, répond à mes soupirs. Eh! pourquoi te consumer +avant le temps? me dit-elle avec une douce pitié. Pourquoi tes tristes +yeux versent-ils un fleuve de larmes? Ne pleure pas sur moi: la mort m'a +procuré des jours sans fin; et quand je parus fermer les yeux, je les +ouvris à l'éternelle lumière.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote693" +name="footnote693"><b>Note 693: </b></a><a href="#footnotetag693"> +(retour) </a> <i>Se lamentar' augelti</i>, etc. Son. 238.</blockquote> + +<p>Les mêmes lieux qui enchantaient notre poëte lorsque, pendant la vie de +Laure, il y portait ou y trouvait partout son image, les campagnes qui +environnent Avignon, le charmaient encore quand il y revint après la +mort de Laure, et qu'il put s'y livrer à ses amoureux souvenirs. +Quelques sonnets choisis parmi ceux qu'il fit à cette époque, quoique +faiblement traduits en prose, conserveront peut-être encore l'empreinte +de ces beaux lieux et de ces tristes sentiments. «Vallon qui retentis de +mes gémissements<a id="footnotetag694" name="footnotetag694"></a> +<a href="#footnote694"><sup class="sml">694</sup></a>, fleuve qui t'accroîs souvent de mes larmes, +animaux des forêts, charmants oiseaux, et vous poissons que renferment +ces deux verdoyants rivages, air qu'échauffent et que rendent plus +sereins mes soupirs; doux sentier où je trouve aujourd'hui tant +d'amertume; colline qui me plaisais, qui maintenant m'affliges, où, par +habitude, l'amour me conduit encore; je reconnais bien en vous les +formes accoutumées; mais hélas! je ne les reconnais plus en moi, qui, +d'une si douce vie, me vois plongé dans d'inconsolables douleurs. C'est +d'ici que je voyais celle que j'aime, et c'est en suivant les mêmes +traces que je reviens voir le lieu d'où elle s'est élevée au ciel, +laissant sur la terre sa dépouille mortelle.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote694" +name="footnote694"><b>Note 694: </b></a><a href="#footnotetag694"> +(retour) </a> <i>V alle che de' lamenti miei se' piena</i>, etc. Son. 260.</blockquote> + +<p>«Zéphir revient<a id="footnotetag695" name="footnotetag695"></a> +<a href="#footnote695"><sup class="sml">695</sup></a>; il ramène le beau temps, et les fleurs, et les +gazons, sa douce famille, et le gazouillement de Progné, et les plaintes +de Philomèle, et le printemps paré de couleurs blanches et vermeilles. +Les prés sont plus riants, le ciel plus serein....<a id="footnotetag696" name="footnotetag696"></a> +<a href="#footnote696"><sup class="sml">696</sup></a>, l'air, et les +eaux, et la terre, sont remplis d'amour; toute créature animée se livre +au plaisir d'aimer. Mais rien, hélas! ne revient pour moi que de plus +profonds soupirs, tirés du fond de mon cœur par celle qui en a emporté +les clefs au séjour céleste. Et le chant des oiseaux, et les plaines +fleuries, et la douce présence de femmes honnêtes et belles, sont pour +moi comme un désert peuplé de bêtes sauvages.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote695" +name="footnote695"><b>Note 695: </b></a><a href="#footnotetag695"> +(retour) </a> <i>Zeffiro torna e'l bel tempo rimena</i>, etc. Son. 268.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote696" +name="footnote696"><b>Note 696: </b></a><a href="#footnotetag696"> +(retour) </a> Je passe ici un vers aussi agréable que les autres; mais +dont l'idée mythologique s'assortit mal avec le reste; et en refroidit +le sentiment: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Giove s'allegra di mirar sua figlia.</i> +</div></div> + +<p>Muratori croit y voir une imitation éloignée de Lucrèce; je le veux +bien; mais Jupiter qui regarde avec joie Vénus sa fille, et Laure qui, +quelques vers plus bas, emporte au ciel les clefs du cœur de son amant, +ne sont point de la même croyance ni de la même langue poétique.</blockquote> + +<p>Mais le plus beau de ces sonnets<a id="footnotetag697" name="footnotetag697"></a> +<a href="#footnote697"><sup class="sml">697</sup></a> est sans contredit celui-ci; je le +mets, dans cette seconde partie, au même rang que le sonnet <i>Solo e +pensoso</i> dans la première, et même encore au-dessus. «Je m'élevai par ma +pensée<a id="footnotetag698" name="footnotetag698"></a> +<a href="#footnote698"><sup class="sml">698</sup></a> jusqu'aux lieux où était celle que je cherche et que je ne +retrouve plus sur la terre; là, parmi les habitants du troisième cercle +céleste, je la revis plus belle et moins fière. Elle prit ma main, et me +dit: Tu seras avec moi dans cette sphère, si mon désir ne me trompe +pas. Je suis celle qui te fis une si rude guerre, et qui terminai ma +journée avant le soir. Mon bonheur est au-dessus de l'intelligence +humaine; je n'attends plus que toi, et ce beau voile qui m'enveloppait, +que tu aimais tant, et qui est resté sur la terre. Ah! pourquoi +cessa-t-elle de parler? et pourquoi ouvrit-elle sa main qui tenait la +mienne? Au son de ces douces et chastes paroles, peu s'en fallut que je +ne restasse dans les cieux.» C'est une vision dont l'idée est sublime, +quoique simple, et qui est rendue dans l'original en vers aussi sublimes +que l'idée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote697" +name="footnote697"><b>Note 697: </b></a><a href="#footnotetag697"> +(retour) </a> J'en aurais pu citer beaucoup d'autres, principalement +ceux-ci: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Alma felice, che sovente torni</i>, etc. Son. 241.<br> + <i>Anima bella, da quel nodo sciolta</i>, etc. Son. 264.<br> + <i>Ite, rime dolenti, al duro sasso</i>. Son. 287.<br> + <i>Tornami a mente, anzi v'è d'entro quella</i>, etc. Son. 290.<br> + <i>Quel rossignuol che si soave piagne</i>, etc. Son. 270.<br> + <i>Vago augeletto, che cantando vai</i>. Son. 317.<br> + <i>Dolce mio caro a pretioso pegno</i>. Son. 296.<br> + <i>Gli angeli eletti e l'anime beate</i>, etc. Son. 302. +</div></div> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote698" +name="footnote698"><b>Note 698: </b></a><a href="#footnotetag698"> +(retour) </a> <i>Levomini il mio pensiero</i>, etc. Son. 261.</blockquote> + +<p>Voici un songe où les critiques trouvent moins de grandeur et de poésie +dans le style, mais qui a encore plus d'intérêt, parce qu'il est plus +étendu, qu'il renferme, dans une <i>canzone</i> tout entière, une plus grande +abondance de sentiments, et qu'ils y sont exprimés, sous la forme du +dialogue, avec un abandon qui se rapproche davantage de la nature. +«Quand celle en qui je trouve mon doux et fidèle appui<a id="footnotetag699" name="footnotetag699"></a> +<a href="#footnote699"><sup class="sml">699</sup></a> vint, pour +donner quelque repos à ma vie fatiguée, s'asseoir sur l'un des bords de +ma couche avec son parler doux et sage, à demi-mort de crainte et de +pitié, je lui dis: D'où viens-tu maintenant, âme heureuse? Elle tire +alors de son sein une palme et une branche de laurier, et me dit: Je +viens du séjour serein de l'Empyrée; je descends de ces régions saintes, +et c'est pour te consoler que je les quitte.--Je la remercie humblement +par mes gestes et par mes paroles, et puis je lui demande: D'où sais-tu +donc l'état où je suis? Elle me répond: Les ruisseaux de larmes dont tu +ne te rassasies jamais, passent avec tes soupirs jusqu'au ciel à travers +tant d'espace, et ils y troublent ma paix. Il te déplaît donc que je +sois partie de ce lieu de misère, et parvenue à une meilleure vie? Ce +départ devrait te plaire, si tu ne m'avais autant aimée que tu le +montrais dans tes actions et dans tes discours. Je réponds alors: Je ne +pleure que sur moi-même, qui suis resté parmi les ténèbres et les +douleurs.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote699" +name="footnote699"><b>Note 699: </b></a><a href="#footnotetag699"> +(retour) </a> <i>Quando il soave mio fido conforto</i>, etc. Canz. 47.</blockquote> + +<p>C'est sur ce ton que continue le dialogue. Elle lui explique le double +emblême de la palme et du laurier, qui lui rappellent, l'une la victoire +qu'elle a remportée sur elle-même, et l'autre l'arbre que Pétrarque a +tant honoré par ses chants. Il veut lui parler de ces tresses blondes +qui l'enchaînaient, de ces beaux yeux qui étaient son soleil, et qu'il +croit voir encore. Elle lui dit de laisser ces vains discours aux +insensés; elle est un pur esprit qui jouit du séjour céleste; elle ne +paraît sous ces dehors qui le charmaient autrefois que pour se prêter à +sa faiblesse. Un jour elle sera pour lui plus belle encore et plus +chère, quand elle aura obtenu qu'il la rejoigne dans les cieux. Alors je +pleurai, dit le poëte; de ses mains elle essuya mon visage, puis elle +soupira doucement, puis elle fit entendre quelques plaintes qui +auraient fendu les rochers. Elle disparut enfin, et mon songe partit +avec elle. «Et l'on a pu mettre en doute si Pétrarque aimait +véritablement Laure, et de quel amour il l'avait aimée, et même s'il y +avait eu une Laure au monde! Et dans quel autre fond que dans un amour +qui avait pénétré toutes les facultés de son âme, aurait-il pris ces +visions mélancoliques et touchantes? Il faudrait donc croire qu'il était +fou (mais de quelle heureuse et sublime folie!) pour s'occuper ainsi de +Laure dans ses songes, plus de dix ans après l'époque de sa mort, ou +plus fou encore pour imaginer tout éveillé de pareils rêves.</p> + +<p>Un dialogue non moins remarquable et d'un genre encore plus élevé fait +le sujet de la <i>canzone</i> qui suit immédiatement cette dernière. La +première idée n'en appartient point à Pétrarque; mais à <i>Cino da +Pistoia</i>. En parlant de ce qui nous reste de ce poëte<a id="footnotetag700" name="footnotetag700"></a> +<a href="#footnote700"><sup class="sml">700</sup></a>, j'ai annoncé +cette imitation évidente de l'un de ses sonnets, qu'aucun des +commentateurs de Pétrarque n'a remarquée. Voici ce que dit le sonnet: +«L'amour irrité forma un jour contre moi mille doutes et mille +plaintes<a id="footnotetag701" name="footnotetag701"></a> +<a href="#footnote701"><sup class="sml">701</sup></a>, au tribunal de l'impératrice suprême, et il lui dit: Juge +qui de nous deux est le plus fidèle. C'est par moi seul que celui-ci +déploie dans le monde les voiles de la renommée: sans moi, il y serait +malheureux. Au contraire, répondis-je, tu es la source de tous mes maux; +j'ai depuis long-temps éprouvé l'amertume de tes douceurs. Il reprit: +Esclave menteur et fugitif, est-ce donc là la reconnaissance que tu me +dois pour t'avoir donné une beauté qui n'avait point son égale sur la +terre? Que vaut pour moi ce don, répartis-je, si tu m'en as privé sitôt? +Ce n'est pas moi, répondit-il; et notre souveraine prononça que, dans un +si grand procès, il fallait plus de temps pour juger avec équité.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote700" +name="footnote700"><b>Note 700: </b></a><a href="#footnotetag700"> +(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 327.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote701" +name="footnote701"><b>Note 701: </b></a><a href="#footnotetag701"> +(retour) </a> <i>Mille dubbj in un dì, mille querele</i>, etc. Voy. <i>Rime di +diversi antichi autori Toscani</i>, Venise, 1740, p. 164.</blockquote> + +<p>Voici maintenant comment Pétrarque a développé l'idée de <i>Cino</i>, dans +cette <i>canzone</i>, l'une de ses plus belles, mais la plus longue de +toutes, et que je resserrerai ici, ne pouvant la donner tout entière. La +seule différence qui soit entre le fond des deux pièces, est que dans +l'une c'est l'amour qui cite le poëte au tribunal de la raison, et que +dans l'autre c'est le poëte qui y cite l'amour. «Je fis citer un jour +mon ancien, doux et cruel maître<a id="footnotetag702" name="footnotetag702"></a> +<a href="#footnote702"><sup class="sml">702</sup></a> devant la reine qui occupe la +partie divine de notre nature, et qui est assise au sommet. Je m'y +présentai moi-même accablé de douleur, de crainte et d'horreur, comme un +homme qui redoute la mort, et qui veut faire entendre sa défense. Je +commençai: O reine, dès ma tendre jeunesse, j'ai mis, pour mon malheur, +le pied dans les états de celui que tu vois. Depuis ce temps, je n'ai +plus éprouvé que des peines et des tourments si cruels, que ma patience +fut vaincue et que je détestai la vie. Il m'a fuit mépriser les voies +utiles et honnêtes: les fêtes et les plaisirs, je quittai tout pour le +suivre. Qui pourrait exprimer combien j'eus de sujets de m'en plaindre? +Un peu de miel, mêlé de beaucoup d'absynthe, a suffi par sa fausse +douceur pour m'attirer dans sa foule amoureuse, moi qui, si je ne me +trompe, étais né pour m'élever très-haut au-dessus de la terre. Il m'a +fait moins aimer Dieu que je ne devais, et prendre moins de soin de +moi-même. J'ai mis également en oubli toute autre pensée pour une femme. +A quoi m'ont servi les dons du génie que j'avais reçus du ciel? Mes +cheveux ont changé de couleur, et je ne puis rien changer à +l'obstination de mes vœux. Il m'a fait chercher des pays déserts et +sauvages, remplis de brigands, de bois affreux, d'habitants barbares; +j'ai parcouru les monts, les vallées, les fleuves et les mers. L'hiver, +dans les mois les plus tristes, j'ai bravé les périls et les fatigues, +et ni lui, ni mon autre ennemi ne me laissaient un instant de repos ... +Mes nuits n'ont plus connu le sommeil; et il n'est plus de filtres ni de +charmes qui puissent le leur rendre. Par ruse et par force, il s'est +rendu le maître absolu de mes esprits. Établi dans mon cœur, il le ronge +comme un ver ronge le bois desséché par le temps. Enfin c'est de lui que +naissent les larmes et les souffrances, les paroles et les soupirs dont +je me fatigue moi-même, et dont peut-être je fatigue aussi les autres. +Juge maintenant entre lui et moi, toi qui nous connais tous les deux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote702" +name="footnote702"><b>Note 702: </b></a><a href="#footnotetag702"> +(retour) </a> <i>Quell' antico mio dolce empio signore</i>, etc. Canz. 48.</blockquote> + +<p>«Mon adversaire prit alors la parole: O reine, dit-il, écoute l'autre +partie: elle te dira la vérité que cet ingrat te cache. Il s'adonna dans +son premier âge à l'art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges; +et lorsque je lui ai fait quitter tant d'ennui pour mes plaisirs, il n'a +pas honte de se plaindre de moi, et d'appeler misérable une vie +honorable et douce! C'est moi qui ai purifié ses désirs; s'il a obtenu +quelque renommée, il ne l'a due qu'à moi, qui ai élevé son esprit à une +hauteur où il n'aurait jamais atteint de lui-même. Il connaît quelle fut +autrefois la destinée d'Atride, d'Achille, d'Annibal et d'autres héros +aussi célèbres; il sait que je les laissai s'avilir par l'amour de +quelques esclaves: et pour lui, entre mille femmes choisies, j'en ai +encore choisi une, telle qu'on n'en reverra jamais sur la terre. Je lui +ai donné un parler si suave et un chant si doux, qu'aucune pensée basse +ou triste ne put exister devant elle. Tels furent avec lui mes +artifices, tels furent les dégoûts et les amertumes dont je l'abreuvai; +telle est la récompense qu'on obtient en servant un ingrat. Je l'élevai +si haut sur mes ailes, que les dames et les chevaliers se plaisaient à +l'entendre, et que son nom brille parmi ceux des plus grands génies, +tandis qu'il n'eût peut-être été sans moi qu'un vil flatteur de cour et +un homme vulgaire. Il ne s'est élevé et rendu célèbre que parce qu'il a +appris de moi et de celle qui n'eut point d'égale au monde. Pour tout +dire enfin, je l'ai fait renoncer, pour un si noble esclavage, à mille +actions déshonnêtes: rien de vil ne peut plus lui plaire. Jeune encore, +la délicatesse et la pudeur dirigèrent et sa conduite et ses pensées, +depuis qu'il appartient à celle qui s'était gravée dans son cœur en +nobles caractères, et qui le rendait semblable à elle. C'est de nous +qu'il tient tout ce qu'il a de rare et de distingué, et c'est de nous +qu'il ose se plaindre! Enfin je lui avais, à lui-même, donné des ailes +pour s'élever par la connaissance des choses mortelles jusqu'à celle du +Créateur. Il pouvait, en contemplant les vertus de celle qui faisait son +espérance, remonter jusqu'à la cause première: mais il m'a mis en oubli, +moi et cette beauté que je lui avais donnée pour être l'appui de sa vie +fragile. A ces mots, je jetai un cri plaintif. Oui, m'écriai-je, il me +l'a donnée; mais il me l'a bientôt ravie. Ce n'est pas moi, répondit-il, +mais celui qui la voulait pour lui-même. Nous nous tournâmes enfin tous +les deux vers le siége de notre juge, moi tout tremblant, et lui en +prononçant des paroles dures et hautaines. Nous la priâmes à la fois de +prononcer la sentence; elle nous dit en souriant: je suis charmée +d'avoir entendu vos raisons; mais il faut plus de temps, pour juger un +si grand procès.»</p> + +<p>On connaît maintenant par ces grandes compositions lyriques, mieux que +par des sonnets, le génie poétique de Pétrarque<a id="footnotetag703" name="footnotetag703"></a> +<a href="#footnote703"><sup class="sml">703</sup></a>. Mais il en est +d'autres où ce génie se montre peut-être encore davantage, parce qu'au +lieu de l'amour et de Laure, sujet qui exigeait dans l'esprit plus de +délicatesse que de grandeur, il y traite des matières ou politiques ou +morales, qui demandaient dans le talent du poëte une élévation et une +force proportionnées au sujet même. Telle est la <i>canzone</i> adressée à +son ami Jacques Colonne, évêque de Lombès<a id="footnotetag704" name="footnotetag704"></a> +<a href="#footnote704"><sup class="sml">704</sup></a>, au sujet d'un projet de +croisade qui fermentait à la cour du pape, et dont Pétrarque eut le +malheur de partager l'illusion. Elle commence par ces beaux vers: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>O aspettata in ciel beata e bella</i><a id="footnotetag705" name="footnotetag705"></a> +<a href="#footnote705"><sup class="sml">705</sup></a><br> + <i>Anima, che di nostra umanitade<br> + Vestita vai, non come l'altre carca</i>, etc. +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote703" +name="footnote703"><b>Note 703: </b></a><a href="#footnotetag703"> +(retour) </a> Le fil d'idées que j'ai suivi dans l'examen de la seconde +partie du <i>Canzoniere</i>, ne m'a pas conduit à y faire entrer l'ingénieuse +et charmante <i>canzone</i>: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Amor, se vuo'ch'i torni al giogo antico</i>. Canz. 41. +</div></div> + +<p>que Pétrarque semble avoir faite dans un moment où l'amour voulait lui +tendre de nouveaux piéges; il y en a peu de plus connues, et qui +méritent mieux de l'être.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote704" +name="footnote704"><b>Note 704: </b></a><a href="#footnotetag704"> +(retour) </a> Voy. <i>Mem. pour la Vie de Pétr.</i>, t. I, p. 245.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote705" +name="footnote705"><b>Note 705: </b></a><a href="#footnotetag705"> +(retour) </a> Canz. 5.</blockquote> + +<p>Telle est encore celle qui commence par ces mots: <i>Spirto gentil che +quelle membra reggi</i><a id="footnotetag706" name="footnotetag706"></a> +<a href="#footnote706"><sup class="sml">706</sup></a> que Voltaire a cru, d'après plusieurs auteurs, +adressée au fameux tribun <i>Cola Rienzi</i>; mais qui l'est évidemment à +l'un des frères de l'évêque de Lombès, au jeune Etienne Colonne, +lorsqu'il fut nommé sénateur de Rome<a id="footnotetag707" name="footnotetag707"></a> +<a href="#footnote707"><sup class="sml">707</sup></a>. Pétrarque y reprend avec +force les vices et surtout l'oisive et lâche indifférence où l'Italie +était plongée, tandis que des étrangers se partageaient ses dépouilles; +il y fait entendre ce grand nom de peuple de Mars; il rappelle ceux des +Brutus, des Scipion et des Fabricius; il les fait résonner aux oreilles +des Romains assoupis, et il espère que son héros les réveillera de leur +honteuse léthargie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote706" +name="footnote706"><b>Note 706: </b></a><a href="#footnotetag706"> +(retour) </a> Canz. 11.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote707" +name="footnote707"><b>Note 707: </b></a><a href="#footnotetag707"> +(retour) </a> Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, etc., t. I, p. 276.</blockquote> + +<p>Mais ces idées et ces sentiments, dignes de l'ancienne Rome, brillent +surtout dans cette belle ode que lui dicta son amour pour sa chère +Italie, dans un moment où il la voyait déchirée par les guerres +sanglantes que se faisaient entre eux de petits princes, sans qu'il pût +résulter de cette longue effusion de sang, rien de bon ni d'honorable +pour elle. Cette <i>canzone</i><a id="footnotetag708" name="footnotetag708"></a> +<a href="#footnote708"><sup class="sml">708</sup></a> est une des plus belles productions de +la lyre italienne. La gravité du style y répond à celle de la matière. +Tout y est noble et revêtu d'une sorte de majesté. Au lieu de figures +vives et brillantes, ce sont des images et des pensées pleines de +magnificence et de dignité. Le poëte se représente lui-même, dans la +première strophe, désirant que l'expression de ses soupirs soit telle +que l'espèrent le Tibre, l'Arno et le Pô, près des bords duquel il est +assis; ce qui fait conjecturer qu'a Rome, à Florence et à Parme, où l'on +croit qu'il était alors, on l'avait engagé à composer sur ce sujet qui +intéressait toute l'Italie<a id="footnotetag709" name="footnotetag709"></a> +<a href="#footnote709"><sup class="sml">709</sup></a>, et à se jeter, pour ainsi dire, le +rameau poétique à la main, au milieu de ces furieux. C'est donc une +sorte de mission sacrée qu'il remplit, et c'est sans doute ce qui lui a +inspiré le ton qu'il prend et qu'il soutient dans toute cette ode. Il +s'adresse à l'Italie elle-même, dont le beau corps est couvert de plaies +mortelles, et à Dieu pour qu'il prenne en pitié sa nation chérie, qu'il +fléchisse les cœurs endurcis par le bruit des armes, et qu'il les +dispose à écouter la vérité qui va s'énoncer par sa voix.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote708" +name="footnote708"><b>Note 708: </b></a><a href="#footnotetag708"> +(retour) </a> <i>Italia mia, ben che'l parlar sia indarno</i>, etc. Part. I, +canz. 29.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote709" +name="footnote709"><b>Note 709: </b></a><a href="#footnotetag709"> +(retour) </a> Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. II, p. 186.</blockquote> + +<p>«O vous, dit-il ensuite à ces princes, vous à qui la Fortune a remis le +gouvernement des belles contrées dont il ne paraît pas que vous ayez la +moindre pitié, que font ici toutes ces armes étrangères? Est-ce pour que +vos plaines verdoyantes soient teintes du sang des barbares? Une vaine +erreur vous flatte: vous cherchez dans un cœur vénal l'amour et la +fidélité. Celui de vous qui soudoie plus de soldats est environné de +plus d'ennemis. Oh! de quels étranges déserts ce torrent est-il descendu +pour inonder nos douces campagnes? Si nous ne l'arrêtons de nos propres +mains, qui pourra nous en garantir? La Nature avait pourvu à notre +sûreté, quand elle plaça les Alpes comme un rempart entre nous et la +fureur germanique; mais le désir aveugle, et constant à vouloir ce qui +est contraire au bien; n'a point eu de repos qu'il n'ait procuré à un +corps sain une maladie mortelle. Maintenant que, dans une même enceinte, +habitent des bêtes sauvages et de paisibles brebis, c'est toujours aux +bons à gémir. Et, pour comble de maux, ce sont ici les descendants de ce +peuple barbare et sans lois, à qui Marius fit de si profondes blessures, +que la mémoire s'en conserve encore, quand, accablé de soif et de +fatigue, il but dans le cours du fleuve, moins de l'eau que du +sang<a id="footnotetag710" name="footnotetag710"></a> +<a href="#footnote710"><sup class="sml">710</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote710" +name="footnote710"><b>Note 710: </b></a><a href="#footnotetag710"> +(retour) </a> Expression de Florus: <i>Ut victor Romanus de cruento +flumine non plus aquœ biberit quam sanguinis barbarorum.</i> Lib. III, c. +3.</blockquote> + +<p>Après deux autres strophes qui ne sont pas tout-à-fait de la même force, +quoiqu'il y ait encore de beaux sentiments et de beaux vers, il met dans +la bouche des Italiens eux-mêmes des paroles qui doivent émouvoir les +princes auxquels il s'adresse; et c'est avec un mouvement si rapide que +les interprètes s'y sont trompés, et qu'ils ont cru qu'il parlait de +lui-même, de sa patrie et de la sépulture de ses ancêtres. Ils ont +oublié qu'il était natif d'Arezzo, que ses parents étaient morts à +Avignon, et qu'il était alors à Parme. «N'est-ce pas là cette terre que +je foulai dans mes premiers ans? N'est-ce pas dans cet asyle que je fus +nourri si doucement? N'est-ce pas cette patrie, mère tendre et +indulgente, qui couvre de son sein mes deux parents? Au nom de Dieu! que +ces paroles touchent votre âme, et regardez en pitié ces plaintes d'un +peuple baigné de larmes qui, après Dieu, n'attend son repos que de vous. +Pour peu que vous vous montriez sensibles à ses maux, le courage +s'armera contre la fureur et le combat ne sera pas long; car l'antique +valeur n'est pas encore éteinte dans les cœurs italiens.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che l'antico valore<br> + Negli italici cor non è ancor morto.</i> +</div></div> + +<p>Voilà de ces traits nationaux que tout un peuple répète avec orgueil, et +qui l'attachent au nom d'un poëte par d'autres sentiments que ceux qu'on +a pour de beaux vers.</p> + +<p>Cet amour pour sa patrie, qui forme un des plus beaux traits du +caractère de Pétrarque, et son goût naturel pour l'honnêteté des mœurs, +encore augmenté par la pureté du sentiment dont il était rempli, lui +donnaient, comme on l'a vu dans sa Vie, une forte aversion pour le +séjour d'Avignon, et pour les mœurs qu'il voyait régner à la cour des +papes. Il ne pouvait souffrir que le scandale partît, comme cela n'est +arrivé que trop souvent, du centre même d'où l'édification devait +sortir. L'indignation qu'il en conçut, et qui s'exhale souvent dans ses +lettres, lui dicta aussi des sonnets violens contre la nouvelle +Babylone. Son zèle pour son pays et pour la vertu le rendit le censeur +âcre du vice, et changea en satyrique mordant et emporté l'amant de +Laure et le poëte de l'amour. Tantôt il personnifie, dans le style des +prophètes, cette ville, objet de sa haine. «Que la flamme du ciel, lui +dit-il<a id="footnotetag711" name="footnotetag711"></a> +<a href="#footnote711"><sup class="sml">711</sup></a>, tombe sur les tresses de ta chevelure, méchante, qui t'es +élevée, aux dépens d'autrui, de la vie frugale des premiers hommes +jusqu'à la richesse et à la grandeur! repaire des trahisons où se +prépare tout le mal aujourd'hui répandu dans le monde! esclave du vin, +du lit et de la bonne chère, chez qui la luxure exerce tout son pouvoir! +On voit dans les chambres de tes palais, danser ensemble des jeunes +filles et des vieillards, et Belzébuth au milieu, avec ses soufflets, +ses feux et ses miroirs. Puisses-tu n'être plus nourrie sur la plume, au +frais et à l'ombre, mais exposée nue aux vents, et sans chaussure aux +ronces et aux épines! Vis alors, jusqu'à ce que ton odeur infecte +s'élève jusqu'au trône de Dieu!» Tantôt il prédit sa chute prochaine: +«L'avare Babylone<a id="footnotetag712" name="footnotetag712"></a> +<a href="#footnote712"><sup class="sml">712</sup></a> a comblé la mesure de la colère céleste et de ses +vices impies. Il faut enfin que cette colère éclate. L'infâme s'est +donné pour dieux, non pas Jupiter ni Pallas, mais Vénus et Bacchus. En +attendant le jour de la justice, je me détruis et me ronge moi-même; +mais ce jour approche: ses idoles seront renversées éparses sur la +terre, et ses tours, superbes ennemies du ciel, et ceux qui les habitent +seront, au-dedans et au-dehors, consumés par les flammes. De belles +âmes, amies de la vertu, gouverneront alors le monde, nous le verrons +reprendre les mœurs du siècle d'or, et se renouveler tous les antiques +exemples.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote711" +name="footnote711"><b>Note 711: </b></a><a href="#footnotetag711"> +(retour) </a> <i>Fiamma dal ciel sul le tue treccie piava</i>, etc. Son. +109.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote712" +name="footnote712"><b>Note 712: </b></a><a href="#footnotetag712"> +(retour) </a> <i>L'avara Babilonia ha colma'l sacco</i>, etc. Son. 106.</blockquote> + +<p>Une autre fois encore, il épuise contre la cour romaine, et contre +l'Église telle qu'elle était devenue dans cette cour, toute la violence +de sa bile, et tout le fiel de sa plume. Il accumule ainsi contre elle, +avec plus d'emportement que de goût, les apostrophes et les injures. +«Source de maux<a id="footnotetag713" name="footnotetag713"></a> +<a href="#footnote713"><sup class="sml">713</sup></a>, asyle de colère, école d'erreurs et temple de +l'hérésie, Rome autrefois, aujourd'hui Babylone fausse et coupable, +pour qui sont répandus tant de pleurs et poussés tant de soupirs; ô +forge d'artifices! ô cruelle prison, où le bien expire, où tout le mal +est produit et nourri! ô enfer des vivans! ce serait un grand miracle si +le Christ ne te faisait enfin sentir son courroux. Fondée jadis dans une +chaste et humble pauvreté, tu lèves contre tes fondateurs ta tête +menaçante. Courtisane effrontée! où as-tu placé ton espérance? dans tes +adultères et dans tes richesses immenses et mal acquises. Constantin ne +reviendra plus pour les accroître; c'est au monde pervers à te les +fournir, puisqu'il le souffre.» Je conviens que cette poësie, qui sent +plus l'école hébraïque que celle d'Horace et de Tibulle, est peu séante +dans un ecclésiastique assez bien venu, après tout, et même distingué +dans cette même cour qu'il traitait avec si peu de mesure. Je n'ai cité +ces morceaux que pour faire connaître le talent de Pétrarque dans tous +les genres où il s'est exercé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote713" +name="footnote713"><b>Note 713: </b></a><a href="#footnotetag713"> +(retour) </a> <i>Fontana di dolore, albergo d'ira</i>, etc. Son. 107.</blockquote> + +<p>Il ne reste plus à parler que d'un genre dont il s'occupa surtout dans +sa vieillesse, c'est celui de ces poëmes auxquels il donna le titre de +<i>Triomphes</i>, et dans lesquels on retrouve encore des beautés dignes de +son meilleur temps. Ce sont des visions qu'il y raconte. Elles étaient +alors à la mode; les Provençaux les y avaient mises. Après eux, +<i>Bru</i><i>netto Latini</i>, et surtout le Dante, avaient fondé sur des visions +le merveilleux de leurs poëmes. <i>Fazio degli Uberti</i>, comme nous le +verrons bientôt, suivit leur exemple. Pétrarque voulut aussi traiter ce +genre de poésie. Comme le Dante, et sans doute à son imitation, car ce +fut plusieurs années après en avoir reçu de Boccace un exemplaire, il +composa ces <i>Triomphes</i> en <i>terza rima</i> ou tercets; peut-être même se +flatta-t-il de pouvoir lutter avec l'auteur de la <i>Divina Commedia</i>, +après s'être élevé, dans le lyrique, au-dessus de lui et de tous les +autres. Quoiqu'il en soit, ces Triomphes sont au nombre de cinq, divisés +chacun en plusieurs <i>capitoli</i> ou chapitres. Le premier est le Triomphe +de l'Amour. Le poëte feint qu'il voit, comme dans un songe, l'Amour sur +son char, avec tous ses attributs, entouré du nombreux cortége de tous +les personnages anciens des deux sexes, tant de l'histoire que de la +fable, et même de quelques personnages modernes, célèbres par des +aventures d'amour, ou par une mort tragique dont l'amour a été la cause. +La liste en est si considérable qu'elle remplit presque tous les quatre +<i>capitoli</i> du poëme, et que ce n'est en effet, à peu près, qu'une liste +assez dépourvue de poësie et d'intérêt. Le Triomphe de la Chasteté n'a +qu'un chapitre et n'est qu'une suite de celui de l'Amour. Ce dieu, dans +sa marche victorieuse, rencontre Laure. Il l'attaque et veut triompher +d'elle; mais il est vaincu, fait prisonnier et chargé de chaînes. Laure +jouit de sa victoire, entourée des vierges et des matrones de +l'antiquité que leur chasteté a rendues célèbres.</p> + +<p>Le Triomphe de la Mort est le troisième. C'est le meilleur, le plus +poétique et le plus intéressant de tous. Dans le premier des deux +<i>capitoli</i> qui le composent, Laure, environnée de ses compagnes, revient +avec honneur de ce combat où elle a vaincu l'Amour. Tout à coup une +enseigne noire paraît: une femme la suit, vêtue de noir elle-même, dans +une attitude et avec une voix terrible. Elle arrête cette troupe +aimable, menace celle qui la conduit, et la frappe. Pétrarque place ici +tous les détails des derniers moments de Laure, tels qu'il les avait +appris, et peut-être embellis par son imagination et par les illusions +de son cœur. On la voit entourée de ses compagnes qui la pleurent et +l'admirent: elle expire enfin et paraît s'endormir d'un doux sommeil. +Elle ne perd rien de sa beauté; la mort est belle sur son visage. Dans +le second chapitre, le poëte raconte que la nuit même qui suit cette +perte cruelle, Laure lui apparaît, lui tend la main, d'un air pensif, +modeste et sage, et le fait asseoir avec elle, au bord d'un ruisseau, à +l'ombre d'un laurier et d'un hêtre. Leur entretien roule quelque temps +sur la mort, qu'elle lui apprend à ne point craindre, qui n'est +redoutable que pour les méchants, et qui a eu pour elle des douceurs +auxquelles on ne peut rien comparer de ce qu'on éprouve de plus doux +dans la vie. Pétrarque ose ensuite lui demander si jamais, sans renoncer +aux lois de l'honneur, elle ne fut disposée à payer, par un égal amour, +celui qu'il avait eu pour elle. Elle sourit, et lui répond que son cœur +fut toujours d'accord avec le sien, qu'une mère n'aima peut-être jamais +plus tendrement, mais que, voyant les dangers qu'ils pouvaient courir, +c'était elle qui s'était chargée de le contenir dans de justes bornes, +et de réprimer ses désirs. Elle lui retrace alors toutes les petites +ruses qu'elle employait, tantôt pour l'empêcher, de se livrer à trop +d'espérance, tantôt pour ne la lui pas ôter tout entière, surtout +lorsqu'elle le voyait triste et pâle de douleur ou de crainte. Elle +avoue qu'elle l'a vu avec plaisir uniquement occupé d'elle, rendre son +nom célèbre par ses vers, que même elle l'a véritablement aimé; qu'ils +brûlaient tous deux à peu près du même feu, mais que l'un osait le +déclarer et l'autre était forcée de se taire. Toute la conduite de Laure +pendant sa vie, prouve la vérité de ce que dit ici son fantôme ou son +ombre; et l'on est vraiment touché de voir que, dans un âge avancé, +Pétrarque ne se consolait encore de l'avoir perdue qu'en se rappelant et +en retraçant dans ses vers tout ce qui lui faisait croire que Laure en +effet l'avait aimé. Le jour est prêt à paraître: elle est forcée de le +quitter. Il lui dit, en peu de mots, combien ses discours ont porté de +consolation dans son âme. Mais il ne peut vivre sans elle: ne +pourra-t-il obtenir bientôt la permission de la suivre? Elle lui prédit, +en le quittant, qu'il sera encore long-temps séparé d'elle.</p> + +<p>Telle est l'idée de ce petit poëme, où l'on chercherait en vain la même +richesse et la même perfection de style que dans les poésies lyriques de +Pétrarque; mais qui a de l'intérêt par le sujet même, par le ton de +vérité qui y règne, et parce qu'il contient comme le complément de cette +histoire, des amours de notre poëte, dont il fixe tout-à-fait la +réalité, la nature et le caractère. Les Triomphes de la Renommée, du +Temps et de la Divinité, qui viennent ensuite et qui terminent le +recueil, n'ont pas, à beaucoup près, le même mérite. D'ailleurs, +lorsque, prêt à finir l'examen de ces poésies qui sont remplies du nom +de Laure, comme la vie du poëte fut remplie de son amour, on l'a +retrouvée encore une fois, lorsqu'on a encore entendu sa douce voix, +appris d'elle-même son secret, et recueilli ses consolantes paroles, +c'est là qu'il faut s'arrêter, c'est par-là que l'esprit et le cœur sont +d'accord pour nous ordonner de finir.</p> + +<p>Si l'on veut apprécier exactement les poésies de Pétrarque, il faut +beaucoup s'écarter de l'opinion qu'il en avait lui-même. Il n'avait +jamais cru qu'elles dussent contribuer à sa réputation, qu'il fondait +sur ses ouvrages philosophiques et sur ses poésies latines. Il avait +destiné ses poésies vulgaires à exprimer sans effort les divers +mouvements de son cœur, et à plaire aux femmes et aux hommes du monde, +pour qui la langue latine était moins familière que l'italienne. Il ne +s'attendait pas à un succès si grand et si général, et fut surpris de +leur renommée. C'est ce qu'il dit lui-même très-clairement dans ce +sonnet de sa seconde partie<a id="footnotetag714" name="footnotetag714"></a> +<a href="#footnote714"><sup class="sml">714</sup></a>. «Si j'avais pensé que le son de mes +soupirs répandu dans mes vers pût obtenir tant de succès, j'en aurais +augmenté le nombre, et j'en aurais plus travaillé le style. Mais depuis +la mort de celle qui me faisait parler, et qui était toujours en tête de +mes pensées, je ne puis plus donner à des rimes incultes et obscures la +douceur et la clarté qui leur manquent. Certes, tout mon désir était +alors de soulager les tourments de mon cœur, et non d'acquérir de la +gloire. Je ne voulais que pleurer, et non me faire honneur de mes +larmes. Maintenant je voudrais plaire; mais cette fière beauté +m'appelle, et veut que je la suive en silence, tout fatigué que je +suis.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote714" +name="footnote714"><b>Note 714: </b></a><a href="#footnotetag714"> +(retour) </a> <i>S'io havessi pensato</i>, etc. Son. 252.</blockquote> + +<p>Ce même jugement est souvent répété, dans ses lettres, sur ces +productions de sa jeunesse, qu'il appelait <i>ses bagatelles</i><a id="footnotetag715" name="footnotetag715"></a> +<a href="#footnote715"><sup class="sml">715</sup></a>; mais +la postérité en a jugé différemment. Elle a regardé Pétrarque, pour ses +prétendues bagatelles, comme le créateur de la poésie lyrique chez les +modernes, et en effet quelques autres poëtes lui avaient préparé les +voies, et avaient fait entendre avant lui de ces grandes odes ou +<i>canzoni</i> qui diffèrent beaucoup de l'ode antique, et dont la première +invention appartient aux Troubadours; mais il y mit plus de perfection, +et réunit lui seul toutes les qualités partagées entre ses +prédécesseurs. Il joignit à la gravité du Dante la finesse de <i>Guido +Cavalcanti</i> et la noblesse de <i>Cino da Pistoia</i><a id="footnotetag716" name="footnotetag716"></a> +<a href="#footnote716"><sup class="sml">716</sup></a>. Le sonnet, déjà +beaucoup amélioré par <i>Guittone d'Arezzo</i>, devint entre ses mains si +parfait qu'on n'a pu y rien ajouter depuis. Et les odes et les sonnets +sont remplis et surabondent en quelque sorte de pensées neuves et +choisies, d'expressions fortes et délicates à la fois, tantôt nouvelles +et tantôt renouvelées, soit par l'acception où elles sont prises, soit +par le coloris dont elles brillent; de mots, de phrases et de tours +propres à la langue italienne, ou cueillis, pour ainsi dire, à la racine +commune de l'idiome vulgaire et de la langue latine. Les sentiments +qu'il exprime paraissent, il est vrai, quelquefois ou trop raffinés en +eux-mêmes, ou trop assaisonnés par l'esprit, pour partir véritablement +du cœur; mais on ne peut y méconnaître une élévation, une noblesse et +une pureté qui, s'il est vrai qu'elles aient cessé de régner dans +l'amour, doivent exciter des regrets.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote715" +name="footnote715"><b>Note 715: </b></a><a href="#footnotetag715"> +(retour) </a> <i>Nugellas vulgares; Senil.</i>, l. XIII, ép. 10.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote716" +name="footnote716"><b>Note 716: </b></a><a href="#footnotetag716"> +(retour) </a> Gravina, <i>Ragione Poet.</i>, l. II, n°. 27.</blockquote> + +<p>On voit qu'il ne voulut point, comme les poëtes anciens, peindre les +effets extérieurs de la passion et les plaisirs sensibles qu'ils ont su +rendre avec tant de fidélité, et que l'on goûte d'autant plus dans leurs +vers, que l'on y reconnaît davantage ses propres affections et ses +faiblesses<a id="footnotetag717" name="footnotetag717"></a> +<a href="#footnote717"><sup class="sml">717</sup></a>; mais qu'ayant élevé son âme par la contemplation du +beau moral, et par l'espèce de culte que Laure obtint de lui, jusqu'à un +amour dégagé des sens, il sut donner à cette passion le langage le plus +naturel, puisqu'il est le plus convenable à sa nature presque céleste. +Le cours des opinions et des mœurs a emporté loin de nous les passions +de cette espèce; mais elles n'étaient pas sans exemple de son temps; et, +certain une fois, comme on doit l'être, que ce qu'il exprima d'une +manière si ingénieuse et, si l'on veut, si extraordinaire, il le sentait +réellement, on doit trouver un plaisir secret à reconnaître dans ses +poésies au moins comme un objet de curiosité, les traces de cet amour +presque entièrement disparu de la terre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote717" +name="footnote717"><b>Note 717: </b></a><a href="#footnotetag717"> +(retour) </a> Gravina, <i>ibid.</i>, n°. 28.</blockquote> + +<p>Elles peuvent même servir comme de pierre de touche pour juger et les +autres et soi-même. Sans aspirer à la sublimité de ces sentiments, trop +supérieurs à l'imperfection humaine, il est sûr que plus on aimera les +poésies de Pétrarque, plus on aura en soi, si jamais ces passions pures +revenaient à la mode, ce qui rendrait capable de les sentir.</p> + +<p>Il faut au reste être aussi insensible aux beautés poétiques qu'aux +beautés morales pour n'y pas apercevoir un caractère original et, pour +ainsi dire, primitif, un pathétique d'un genre particulier, mais +cependant réel, et qui naît de la persuasion intime et des affections +profondes du poëte; une richesse d'images qui va quelquefois jusqu'à la +profusion, mais qui, même avec ses excès, vaut toujours mieux que +l'indigence; une grande dignité de pensées philosophiques et morales, +une érudition choisie et sagement employée, et surtout un style si pur, +si harmonieux et si doux, que parmi un grand nombre de morceaux dont il +est aisé de faire choix, il en est peu qui, comme les vers d'Horace, de +Virgile, de Racine et de La Fontaine, ne se gravent dans la mémoire sans +effort et comme d'eux-mêmes.</p> + +<p>On croit qu'il profita beaucoup des poëtes provençaux, et l'on voit en +effet dans ses vers quelques traces de ces imitations dont on ne peut +lui faire un reproche, puisque partout où il imite il embellit. Il peut +aussi avoir connu la poésie des Arabes, au moins dans des traductions, +et l'un de ses premiers sonnets sur la mort de Laure paraît presque +copié d'une pièce de vers sur la mort du fameux Salah-Eddin ou Saladin +qu'on trouve dans la Bibliothèque Orientale<a id="footnotetag718" name="footnotetag718"></a> +<a href="#footnote718"><sup class="sml">718</sup></a>; mais il ne prit de +personne l'abondance de ses sentiments et de ses pensées, la grâce et la +facilité de son élocution, ni toutes les qualités éminentes de son +style. Après tous les poëtes qui l'avaient précédé, après Dante +lui-même, il restait encore à faire, quant au choix des expressions et à +la fixation de la langue: après Pétrarque, il ne resta plus rien. Il n'y +a peut-être pas, selon M. l'abbé Denina<a id="footnotetag719" name="footnotetag719"></a> +<a href="#footnote719"><sup class="sml">719</sup></a>, dans tout le <i>canzoniere</i>, +deux expressions, même parmi celles que lui arrachait la nécessité de la +rime, qui aient vieilli, ou qui soient hors d'usage. Il joignit au choix +des mots le soin de les placer de manière à en augmenter l'effet, l'art +d'assortir la coupe des vers à la nature des sentiments et des pensées, +d'entremêler les vers les plus gracieux et les plus doux de vers forts, +énergiques et qui ont quelquefois une sorte d'âpreté; et les vers +simples et naturels, de vers travaillés avec le plus grand artifice. +Dans tout ce qu'il a écrit, même lorsqu'il s'égare, ou reconnaît à la +fois le naturel et le travail du poëte. La nature lui avait donné le +génie poétique, sans lequel on se fatigue en vain, et il y ajouta cette +étude constante des grands modèles et ce travail obstiné qui font seuls +fructifier le génie. Enfin, dans ce choix de mots et d'expressions qui +était alors si difficile, puisque la langue était pour ainsi dire encore +à son enfance, et dans toutes ces autres parties si essentielles de +l'art, il fut guidé par un goût délicat que le génie n'a pas toujours, +que l'étude développe, mais qu'elle ne donne pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote718" +name="footnote718"><b>Note 718: </b></a><a href="#footnotetag718"> +(retour) </a> Voy. Herbelot, au mot <i>Salah-Eddin</i>; Denina, <i>Vicende +della Letteratura</i>, l. II, c. 12.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote719" +name="footnote719"><b>Note 719: </b></a><a href="#footnotetag719"> +(retour) </a> <i>Loc. cit.</i></blockquote> + +<p>Je n'oserais pas ajouter à cette délicatesse de goût la sûreté, car +c'est ce dont il manqua quelquefois, et ce que les restes de barbarie de +son siècle, et les abus qui s'étaient introduits avant lui ne lui +permettaient pas d'avoir. Il ne put se refuser à ces jeux antithétiques +du chaud et du froid, de la glace et de la flamme, de la paix et de la +guerre qui viennent quelquefois défigurer ses morceaux les plus +agréables et les plus intéressants. C'est encore son siècle qu'il faut +accuser de ces idées froidement alambiquées, nées de l'espèce de fureur +platonique qui régnait alors, et dont nous avons vu de malheureux +exemples dès les premiers pas de la langue et de la poésie +italiennes<a id="footnotetag720" name="footnotetag720"></a> +<a href="#footnote720"><sup class="sml">720</sup></a>. Mais si ces défauts se font trop sentir dans Pétrarque, +par combien de beautés ne sont-ils pas rachetés? Avec quelque rigueur +que l'on veuille juger les uns, de quelle trempe ne doivent pas être +les autres pour que, ni le temps, ni les variations du goût et des mœurs +ne leur aient rien ôté de leur prix? La rouille de la barbarie couvrait +encore une partie de l'Europe; l'Italie même s'en dégageait à peine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote720" +name="footnote720"><b>Note 720: </b></a><a href="#footnotetag720"> +(retour) </a> Je ne lui reprocherais donc pas cette manière de mettre +en action le cœur, les yeux, la vertu qui se retire autour du cœur et +dans les yeux pour se défendre contre l'amour, l'âme qui sort du cœur +pour suivre l'objet aimé; ni ces allusions fréquentes du nom de Laure au +laurier, arbre poétique et sacré, ou du nom de l'illustre famille +Colonne à des colonnes qui soutiennent un temple ou un palais; ni ces +froides <i>sixtines</i>, qu'il imita des Provençaux<a id="footnotetagC" name="footnotetagC"></a> +<a href="#footnoteC"><sup class="sml">C</sup></a>, et qui, à une seule +près, peut-être, ne sentent que l'effort, la recherche et le travail; ni +ces rimes gratuitement difficiles et pénibles, dont il avait pris l'idée +dans la même source; ni quelques autres vices de ce genre, nés de +l'esprit de son temps, auquel il fut supérieur, mais dont il ne put +entièrement se garantir. Je lui reprocherais plutôt des jeux de mots +puérils, tels surtout que cette étrange décomposition du nom de Laure, +ou plutôt de <i>Laureta</i>, en trois parties (sonnet 5); je lui +reprocherais, pour d'autres motifs, ces comparaisons de la maison de +Bethléem, où naquit le Sauveur du monde, avec l'humble demeure où Laure +était née, et du soin qu'il se donne de chercher dans les traits des +autres femmes quelques traits de Laure, avec la peine que se donne un +vieux pélerin d'aller à Rome pour adorer la sainte Face; je lui +reprocherais encore ces métamorphoses qu'il a eu la patience de décrire +dans les huit stances d'une <i>canzone</i>, d'ailleurs très-poétiquement +écrite, où il prétend qu'il a été changé successivement en laurier, en +cygne, en pierre, en fontaine, en rocher, d'où sort un plaintif écho, +enfin en cerf, comme Actéon, pour avoir regardé Laure dans un bain; je +lui reprocherais enfin plusieurs autres écarts d'imagination qui +paraissent lui appartenir en propre, et qui tiennent à un tour +particulier d'esprit qui eût peut-être été le même dans tout autre +siècle que le sien; ou plutôt il vaut encore mieux ne lui reprocher +rien, noter une fois ce qui déplaît et doit déplaire, relire et admirer +ce qui est exquis, c'est-à-dire, à peu près tout le reste, et ne pas +oser opposer sans cesse à son plaisir les scrupules du goût et les +vétilleries de la critique.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnoteC" +name="footnoteC"><b>Note C: </b></a><a href="#footnotetagC"> +(retour) </a> Voy. t. I de cette <i>Histoire Littéraire</i>, p. 300 et 301.</blockquote> + +<p>Dante avait paru; mais il était loin de la célébrité qu'il acquit +ensuite; l'imprimerie manquait encore à la publication rapide et +générale d'un poëme aussi long que le sien. Nous avons vu que Pétrarque +ne le connaissait pas dans sa jeunesse. Ce fut de son propre génie qu'il +tira toutes ses forces, et l'on pourrait dire qu'il vint le second +presque sans avoir de premier. Il prit et garda le premier rang parmi +les poëtes lyriques. Il parla, disons mieux, il créa, dans le +quatorzième siècle, et idiome poétique et une langue du cœur qu'on n'a +pu surpasser depuis, et qui ont conservé jusqu'à nos jours tout leur +éclat et tout leur charme.</p> + +<p>Dante et Pétrarque avaient donné à la poésie italienne le vol le plus +rapide et le plus haut. Il restait à en faire prendre un pareil à la +prose. C'est à un écrivain que nous avons compté parmi les plus intimes +amis de Pétrarque, c'est à Boccace qu'était réservé cet honneur; c'est +lui qui vint compléter le Triumvirat littéraire dont ce grand siècle +s'enorgueillit.</p> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>NOTES AJOUTÉES.</h3> + +<hr class="short"> + +<p><a href="#n1">Page 43, ligne 15</a>--La nécessité d'abréger cet extrait de la <i>Divina +Commédia</i>, m'a fait retrancher ce que dit ici Minos, et la réponse de +Virgile. Cette réponse a pourtant un caractère qu'il est bon de +remarquer. «O toi qui viens dans ces douloureuses demeures, dit Minos en +s'adressant au Dante, garde-toi d'y entrer témérairement et sans un +guide à qui tu puisses te fier; ne te laisse pas tromper à la largeur +de cette entrée (allusion sensible au <i>facilis descensus Averni</i>, etc. +de Virgile; <i>Æneid.</i>, l. VI.)» Virgile prend la parole et lui répond: +«Pourquoi ces cris? ne t'oppose point à son voyage ordonné par les +destins. On le veut ainsi, là où l'on peut tout ce qu'on veut: ne +demande rien de plus.» Cette réponse est mot pour mot la même que +Virgile a déjà faite à Caron (c. 3. Voy. ci-dessus pag. 38). Cette +répétition des mêmes mots leur donne l'air d'une espèce de formule, et a +quelque chose d'imposant. Ni avec Caron, ni avec Minos, Virgile ne +daigne employer le raisonnement ou la prière. Le maître de toutes choses +a voulu ce voyage; il n'appartient à aucune puissance de s'y opposer. +Cette répétition paraît d'ailleurs imitée d'Homère, qui ne manque +presque jamais de faire redire par un envoyé les propres paroles dont +s'est servi celui qui l'envoie. On s'est très-injustement moqué de cette +sorte de formule; elle donne aux messages, dans Homère, comme ici à +cette réponse de Virgile, de l'autorité et de la dignité.</p> + +<p><a href="#n2">Page 60, ligne 1.</a>--«Une tour au haut de laquelle brillent deux flammes.» +C'est le télégraphe à feu dont les anciens se servaient, et dont parle +Polybe; il en est aussi parlé dans l'<i>Agamemnon</i> d'Eschyle. Clytemnestre +annonce au chœur que Troie est prise; qu'elle l'a été cette nuit même; +que Vulcain en a apporté la nouvelle; que ses feux ont brillé +successivement sur huit montagnes, etc. Voyez l'extrait d'un Mémoire de +M. Mongez, page 10 de mon Rapport sur les travaux de la classe +d'Histoire et de Littérature ancienne, année 1808.</p> + +<p><a href="#n3">Page 112, addition à la note 143</a>. Voici les deux vers du c. 28 de +l'<i>Enfer</i>, où Dante fait parler Bertrand de Born.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + Sappi ch'i' son Bertram dal Bornio, quelli<br> + Che diedi al re Giovanni i ma' conforti. +</div></div> + +<p>C'est dans ce dernier vers qu'il y a nécessairement ou une altération du +texte, ou une faute dans le texte même. Personne ne l'a observé +jusqu'ici. J'ai besoin, pour le démontrer, d'explications historiques +qui allongeront beaucoup cette note; mais à la place où je la mets, sa +longueur a peu d'inconvénients, et il y en a beaucoup à laisser +subsister plus long-temps, ou une erreur grave du Dante ou les fausses +explications de tous ses commentateurs.</p> + +<p>Bertrand de Born était vicomte de Hautefort, dans le diocèse de +Périgueux: c'était un très-brave chevalier et en même temps un ingénieux +troubadour, mais un homme d'un caractère aussi mobile qu'il était +ardent, se brouillant avec tout le monde, et aimant à tout brouiller. Il +vivait au douzième siècle, dans le temps des querelles de Henri II, roi +d'Angleterre, avec ses fils qui avaient en France des apanages. Henri, +qui était l'aîné, avait le duché de Normandie et était déjà couronné roi +d'Angleterre: il en portait le titre; et, pour le distinguer de son +père, on l'appelait <i>le jeune roi</i>. Richard était comte de Guienne et +de Poitou. Bertrand de Born était lié avec tous les deux, mais beaucoup +plus intimement avec Henri. Ces deux princes et leur frère Geoffroy, +comte de Bretagne, qui avaient déjà plusieurs fois fait la guerre contre +leur père Henri II, venaient de la lui déclarer de nouveau, lorsque le +frère aîné mourut. Le roi d'Angleterre était passé en France avec une +armée pour réduire ses fils; il accusait Bertrand de Born d'avoir excité +Henri à la révolte; il l'assiégea dans son château de Hautefort, et le +fit prisonnier avec sa garnison. Conduit devant le roi, Bertrand ne +craignit point de nommer avec regret le jeune prince qu'il avait perdu. +Au nom de son fils, Henri II versa des larmes, pardonna à Bertrand de +Born, lui rendit son château, ses biens et son amitié. Ce roi étant +mort, son fils Richard lui succéda, et Bertrand se trouva engagé pour +lui dans de nouvelles guerres, mais qui n'ont plus aucun rapport avec ce +passage du Dante.</p> + +<p>«Je rendis ennemis le fils et le père, continue Bertrand de Born, après +les deux vers cités plus haut, Achitophel n'en fit pas plus entre +Absalon et David par ses coupables instigations; et, parce que je +divisai ainsi des personnes que la nature avait unies, je porte, hélas! +ma cervelle séparée de son principe, qui est resté dans mon corps.» Tout +cela conviendrait parfaitement s'il était question de Henri II et de son +fils Henri, ou de son fils Richard; mais le texte dit le roi Jean, <i>al +re Giovanni</i>, dont on voit qu'il n'a pas été question dans cet exposé. +Jean était le dernier des quatre fils de Henri II. Il n'entra point dans +les révoltes de ses frères contre leur père; il était sans doute trop +jeune. Il se joignit cependant en secret à eux dans la dernière, et ce +fut même après avoir vu le nom de ce fils en tête de la liste des +seigneurs ligués contre lui avec le roi de France Philippe-Auguste, que +Henri II tomba malade de chagrin et mourut. Il faut remarquer que, dans +un assez grand nombre de chansons provençales qui nous restent de +Bertrand de Born, il n'est nullement question de Jean, mais seulement de +ses trois frères, et qu'il n'en est point non plus parlé dans les +notices historiques que l'on trouve sur ce troubadour dans les +manuscrits provençaux. Il doit donc paraître étonnant que Dante, qui +connaissait très-bien les poésies de nos Troubadours, n'ait rien dit de +Henri, de Richard ni de Geoffroy, que Bertrand avait en effet excités +contre leur père, et qu'il l'ait damné pour avoir semé la division entre +ce père et le seul de ses fils avec lequel rien n'annonce que Bertrand +ait eu aucune intimité. Il est naturel d'en conclure que le texte de ce +vers est altéré. Tous les commentateurs se sont trompés comme à l'envi +en l'expliquant. <i>Benvenuto da Imola</i> a fait de Bertrand de Born un +chevalier du roi Richard, et de Jean un fils de ce roi. Jean, selon lui, +se révolte contre son père Richard, par les conseils de Bertrand, et est +tué dans cette guerre. <i>Landino</i> a dit, je crois, le premier, que +<i>Beltramo dal Bornio</i> fut chargé de la garde (<i>custodia</i>) de Jean, dont +le surnom était <i>le Jeune</i>, fils de Henri II, roi d'Angleterre, et que +Jean fut nourri à la cour du roi de France; il fait de ce prince un +prodigue, et donne pour cause de sa prodigalité les conseils de +Bertrand. Selon lui, Jean se conduisit si mal, que son père fut obligé +de lui déclarer la guerre, et Jean fut blessé à mort dans une bataille. +<i>Daniello</i> parle de même de l'éducation de Jean à la cour de France, +avec son gouverneur Bertrand, et de sa prodigalité; seulement il ne fait +pas déclarer la guerre au fils par son père, mais au père par son fils, +ce qu'il attribue aux conseils de Bertrand de Born. <i>Vellutello</i> dit les +mêmes choses, avec cette différence très-remarquable, que quand le roi +Henri II apprit que son fils Jean lui avait déclaré la guerre, il marcha +contre lui avec une forte armée; qu'il l'assiégea dans <i>Altaforte</i>, +Hautefort; que le jeune homme en étant un jour sorti pour combattre, et +ayant montré beaucoup de valeur fut blessé à mort d'un coup d'arbalête; +laquelle mort, ajoute-t-il, causa au père les plus vifs regrets, surtout +lorsqu'il eût appris de Bertrand combien son fils possédait de vertus. +Ceci se rapproche, comme on voit, de l'histoire de Henri, frère aîné de +Jean. Ce fut ce Henri, surnommé <i>au Court-Mantel</i>, qui fut, non pas +élevé à la cour de France, mais marié fort jeune avec Marguerite, fille +du roi Louis VII: il séjourna souvent dans cette cour, et y reçut de +mauvais conseils qui contribuèrent à l'engager à se révolter contre son +père. Ce fut lui qui périt au moment où sa dernière révolte venait +d'éclater, et il périt non dans une bataille ni dans un siège, mais, +selon tous les historiens, de maladie. Le roman que donnent ces +commentateurs est d'ailleurs inconciliable avec la succession des rois +d'Angleterre, puisqu'ils font mourir dans sa jeunesse le roi Jean, qui +régna après son père, et qui n'en fut même pas le successeur immédiat, +mais celui de son frère aîné Richard Cœur-de-Lion. Les commentateurs du +dix-huitième siècle n'ont pas été plus instruits que ceux des siècles +précédents, et ne se sont pas arrêtés davantage à cette altération si +visible de l'histoire dans un vers de leur auteur. Le P. <i>Venturi</i>, sur +ce vers, dit à peu près les mêmes choses que <i>Vellutello</i>, mais sans +parler de Hautefort. <i>Volpi</i> ajoute que Dante appelle <i>roi</i> le prince +Jean, parce qu'il jouissait des revenus d'une partie du royaume. Le P. +<i>Lombardi</i> ne fait que copier la note de <i>Venturi</i>. Tous ces +commentateurs tombent dans de nouveaux embarras, dont ils ne se tirent +que par de nouvelles absurdités, lorsque, dans le chant suivant, Virgile +dit au Dante: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Tu eri allor si del tutto impedito<br> + Sovra colui che già tenne Altaforte.</i>; +</div></div> + +<p>«Tu étais alors si entièrement occupé de celui qui posséda jadis +Hautefort.» La plupart font de ce Hautefort un château en Angleterre, +dont la garde fut confiée à Bertrand de Born, et où il tint pour Jean +contre son père. Ainsi, selon eux, Jean, qui n'avait même pas d'apanage +en France, avait des châteaux en Angleterre, et dans ces châteaux, des +troupes et des garnisons, qui pouvaient tenir contre le roi. Hautefort, +au contraire, était, comme on l'a vu, dans le Périgord: c'était le +château seigneurial et patrimonial de Bertrand de Born. Il y fut assiégé +plus d'une fois, et notamment par Henri II. Cette expression: <i>Colui che +già tenne Altaforte</i> dont se sert le Dante pour désigner Bertrand, fait +voir qu'il le connaissait très-bien, et rend plus difficile à croire +qu'il se soit si lourdement trompé sur son compte. De nos jours, +l'<i>Enfer</i> du Dante a été traduit deux fois en français; les deux +traducteurs ont adopté sans examen et sans scrupule, et ce texte du c. +28, et ces explications des commentateurs. Moutonnet copie <i>Dandino</i> et +<i>Vellutello</i>, et dit, d'après le second, que Henri II assiégea son fils +Jean dans <i>Altaforte</i>, où ce fils fut tué dans une sortie, sans +s'embarrasser même de savoir ce que c'était que cette place française, +dont il conserve le nom italien, ni comment ce roi Jean fut tué du +vivant de son père, quoiqu'il ait régné après lui. Rivarol ne parle +point d'<i>Altaforte</i>, mais il copie du reste les autres commentateurs; il +laisse les choses dans la même obscurité où elles étaient avant lui. Il +faut donc se retourner vers l'Italie pour y chercher quelques lumières.</p> + +<p>Crescimbeni, qui a traduit en Italien les Vies des poëtes provençaux, de +Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, y a joint ensuite des <i>giume</i> ou +additions tirées des manuscrits provençaux des bibliothèques Vaticane et +Laurentienne. L'article de Bertrand de Born y est conforme, dans ses +principales circonstances, au récit que j'ai tiré des mêmes sources, et +le passage du Dante y est cité tout entier. Le vers dont il s'agit porte +cette petite note: «Ce que dit ici le Dante, on le lit aussi dans le +<i>Novelliere antico</i>, Nouvelles 18 et 19 de l'édition de Florence.... et +au lieu du <i>Re Giovanni</i>, le roi Jean, on y lit <i>il Re Giovane</i>, le jeune +roi.» En effet, cet ancien recueil de Nouvelles, intitulé <i>Libro di +Novelle e di bel parlar gentile</i>, publié pour la première fois à +Bologne, en 1522, in-4°, et réimprimé à Florence par les Giunti, en +1572, paraît contenir dans les deux Nouvelles indiquées par Crescimbeni, +la source et la clef de toutes ces erreurs. La 18e. Nouvelle a pour +titre; <i>Della grande libertà e cortesia del Re Giovane</i> (je crois que +c'est <i>fiberalità</i> et non pas <i>libertà</i> qu'il faut lire); l'auteur +commence ainsi: <i>Leggesi della bontà del Re Giovane guerreggiando col +padre per lo consiglio di Beltrama dal Bornio</i>, etc. «On lit des traits +de la bonté du <i>jeune Roi</i>, qui était en guerre avec son père par le +conseil de Bertrand de Born, etc.» Viennent ensuite plusieurs +circonstances qui appartiennent au jeune roi Henri et à son conseiller +Bertrand de Born. La Nouvelle 19 est intitulée: <i>Ancora della grande +libertà</i> (lisons toujours <i>liberalità</i>) <i>e cortesia del Re +d'Ingkillerra</i>. Toute la première partie contient des traits de +générosité et de présence d'esprit du jeune Roi. L'auteur raconte +ensuite que le vieux Roi, son père, <i>lo Re vecchio, padre di questo +giovane Re</i>, déclara la guerre à son fils pour une cause qu'il serait +trop long de rapporter; que celui-ci se renferma dans un château, et +Bertrand de Born avec lui; que son père y mit le siège, que le jeune Roi +y fut tué d'un coup de flèche au front; qu'enfin Bertrand de Born ayant +été fait prisonnier, fut amené devant le vieux Roi, et que la scène se +passa comme elle est rapportée dans nos manuscrits. Il ne serait pas +difficile de démêler dans ces récits ce qui est historiquement vrai et +ce que le conteur y a ajouté, soit par ignorance de l'histoire, soit +uniquement par fantaisie; mais cela est inutile: il suffit d'y +reconnaître l'original de toutes ces fausses copies.</p> + +<p>On objectera peut-être que, dans la Nouvelle 18, <i>Giovane</i> est mis pour +<i>Gioanni</i>, comme il l'est souvent dans les anciens auteurs; que +d'ailleurs <i>Re giovane</i>, pour roi jeune ou jeune roi, serait trop +indéterminé, et que cette expression ne pourrait pas s'appliquer à tel +roi jeune plus qu'à tel autre. Mais cette indétermination n'existait pas +alors; il est de fait que ce jeune prince Henri, et non pas un autre, +était communément appelé, de son vivant, <i>il Giovane re</i> ou <i>il Re +Giovane</i>, pour le distinguer du <i>Vecchio Re</i> ou <i>Re Vecchio</i>, son père; +il est probable que cette dénomination lui fut encore donnée long-temps +après, d'autant plus qu'étant mort du vivant de son père, il ne porta +jamais le titre absolu de Roi. Il n'y eut guère qu'un siècle et demi +entre ce temps et la composition des deux Nouvelles. Leur auteur, quel +qu'il fût, avait recueilli une tradition ou purement verbale ou +consignée dans quelque chronique contemporaine où cette dénomination +était employée, et ne s'était même pas mis en peine de savoir +précisément quel roi était ainsi désigné.</p> + +<p>On sait que les <i>Novelle antiche</i> ne sont pas toutes de la même main, ni +du même siècle; il y en a d'antérieures au Décaméron de Boccace, et qui +paraissent être de la fin du treizième siècle. Ces deux Nouvelles +portent dans leur style et dans leur extrême simplicité, les caractères +qui appartiennent à ces premiers temps. Le Dante, qui florissait alors, +et qui peut-être même avait commencé son poëme, voulant y employer ce +trait, n'était-il pas trop instruit pour se tromper si grossièrement, +pour attribuer au roi Jean ce qui appartient à l'aîné de ses trois +frères, et pour donner à l'un de ces Troubadours, dont il connaissait si +bien la poésie et l'histoire, une influence sur la mauvaise conduite de +Jean, qu'il n'exerça que sur celle de Henri? J'ai de la répugnance à +penser que cette erreur vienne de lui; j'aime mieux croire que son vers, +tel qu'on le lit dans toutes les éditions, est cependant altéré; qu'il +avait écrit conformément à ces deux Nouvelles, et d'accord avec +l'histoire: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che diedi al Re giovane i ma' conforti</i>; +</div></div> + +<p>(je prie les lecteurs italiens de ne pas se laisser prévenir par la +mauvaise accentuation de ce vers); qu'après sa mort les copistes +n'entendant pas ce que c'était que ce <i>Re giovane</i>, et sachant par +hasard qu'il y avait eu en Angleterre un <i>Re Giovanni</i>, un roi Jean, +prirent sur eux de mettre l'un pour l'autre, et que ce fut sur une de +ces copies que se fit, en 1472, la première édition de <i>la Divina +Commedia</i>. Les premiers commentateurs, lisant dans les manuscrits et +dans les éditions le <i>Re Giovanni</i>, le roi Jean, dirent de lui dans +leurs notes ce que la tradition et les deux <i>Novelle antiche</i> +racontaient du <i>Re Giovane</i>, du jeune Roi. Les commentateurs qui +suivirent firent pour le premier des poëtes modernes ce que tant de +commentateurs ont fait pour les anciens; ils ne se permirent ni doute, +ni examen; ils copièrent ceux qui les avaient précédés, et se copièrent +l'un l'autre. C'est dans les manuscrits provençaux et dans <i>Novelle +antiche</i> qu'était le remède à cette altération du texte, et ils ne l'y +ont pas cherché.</p> + +<p>Il y a ici une difficulté que j'ai fait pressentir plus haut; la coupe +de ce vers, tel que je crois qu'il a dû être écrit par le poëte, paraît +défectueuse, en ce que le troisième accent n'y est pas bien placé. Dans +les vers en décasyllabes, lorsqu'il y a cinq accents, le troisième doit +toujours être sur la sixième syllabe, et il semblerait ici être sur la +cinquième:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Che diedi al Re giovane i ma' conforti</i>? +</div></div> + +<p>Mais ne se peut-il pas que ce soit une licence, et que le Dante ait +allongé la seconde syllabe de <i>giovane</i>, jeune, quoiqu'elle soit brève, +comme lui. Pétrarque et tous les poëtes italiens allongent quelquefois +la première de <i>pictà</i>, quoique ce soit la dernière qui soit longue. Je +ne connais point d'autre exemple de cette licence; mais je ne connais +point non plus dans le poëme du Dante d'autre exemple d'une faute +historique aussi forte que le serait celle-là. Pourquoi cette licence ne +se prendrait-elle aussi sur le mot <i>giovane</i>, quand la nécessité du vers +l'exige, que sur beaucoup d'autres qui n'en paraissent pas plus +susceptibles? Je puis m'appuyer ici de l'autorité de Varchi. «Il y a, +dit-il, dans son <i>Ercolano</i>, des vers qui, si on les prononçait tels +qu'ils sont, ne seraient plus des vers; ils ont besoin d'être aidés par +la prononciation, c'est-à-dire d'être prononcés avec l'accent aigu, dans +les endroits où il doit être, quoique cet accent n'y soit pas +ordinairement. Tel est ce vers du Dante: <i>Che la mia commedia cantar non +cura</i> (on voit que dans <i>commedia</i>, l'accent qui doit être sur la +seconde syllabe est ici, par licence, sur la troisième, et que l'on +prononce l'<i>i</i> dans <i>commedia</i> comme on le ferait dans <i>energia</i>), et +cet autre vers: <i>Flegías, Flegías, tu gridi a voto</i> (dans <i>Flegías</i>, il +faut prononcer la syllabe <i>as</i>, comme si elle portait l'accent, en +s'appuyant et en s'arrêtant sur l'<i>a</i>), et encore cet autre vers du +Bembo: <i>O Ercolè che travagliando vai</i>, etc. Dans ce dernier exemple, +auquel Varchi en ajoute quelques uns de licences encore plus fortes, +l'accent est sur la dernière syllabe d'<i>Ercolè</i>, quoique cela soit +contraire à la prononciation usitée; mais la nécessité du vers le veut +ainsi: en prononçant <i>Ercole</i> comme à l'ordinaire, ce vers ne serait +plus vers. La question se réduit donc à savoir s'il ne vaut pas mieux +croire à une licence de prononciation, quelque forte qu'elle, puisse +être, qu'à une erreur aussi grossière dans un poëte aussi savant.</p> + +<p>Je ne veux point dissimuler ici une circonstance qui doit porter à +croire que la faute est du Dante lui-même, et que le vers en question +est, dans les éditions et dans les manuscrits, tels qu'il était sorti de +ses mains. Un manuscrit bien précieux de son poëme, copié tout entier +par Boccace, pour en faire présent à Pétrarque, et dont j'ai parlé dans +la vie de ce dernier (<i>voy.</i> pag. 12 de ce vol.), existe à la +Bibliothèque impériale, sous le N°. 3199. On y lit très-exactement: <i>Che +diedi al re Giovanni</i>, etc. Or, il n'est guère probable que Boccace, +qui, dès sa jeunesse avait admiré et étudié <i>la Divina Commedia</i> (<i>voy.</i> +sa Vie dans le vol. suivant), et qui était si curieux de bons +manuscrits, n'en eût pas un de cet ouvrage, purgé de toutes les fautes +qui se multipliaient sous la main des copistes. A défaut d'une copie +autographe, il semble qu'on n'en peut pas trouver de plus authentique et +de plus sûre que la sienne. Cependant il serait possible que la faute se +fût glissée dans le texte dès les premières copies qui ne passèrent +point sous les yeux de l'auteur, et qu'elle eût ensuite échappé à +Boccace qui était très-savant lui-même, mais qui pouvait savoir +imparfaitement l'histoire d'Angleterre; et pourvu qu'il ne soit pas +absolument impossible d'admettre que le Dante ait pu se permettre un +vers tel que je le propose, je préférerai toujours de croire que c'est +ainsi qu'il l'avait écrit. Enfin, si c'est lui qui a commis cette faute, +il reste encore inconcevable que de tous ses commentateurs il n'y en ait +pas un qui l'ait aperçue, qui l'ait relevée, ni qui ait cherché à la +rectifier par l'histoire; qu'enfin personne en Italie n'ait vu jusqu'à +présent dans ce vers ou une faute grave du poëte, ou une altération +importante de son texte; et dans l'un comme dans l'autre cas, une +horrible confusion et des anachronismes ridicules dans tous les +commentateurs, sans exception. Si les commentateurs ou les éditeurs à +venir veulent être plus exacts, j'ai cru que cette note pourrait leur +être de quelque utilité.</p> + +<p><a href="#n4">Page 122, add. à la note 161</a>.--Quatre traducteurs français ont rendu de la +manière suivante ce passage si difficile: <i>Padre, assai ci fia men +doglia</i>, etc. On peut choisir entre leurs versions et la mienne. «Mon +père, que ne nous manges-tu plutôt? C'est toi qui nous a donné cette +misérable chair, reprends-la.» Watelet, dans la <i>Poétique</i> de Marmontel.</p> + +<p>«Mon père, mange-nous plutôt, nous souffrirons beaucoup moins; c'est toi +qui nous a donné cette misérable chair, reprends-la.» Moutonnet de +Clairfons.</p> + +<p>«Mon père, il nous sera moins dur d'être mangés par toi; reprends de +nous ces corps, ces misérables chairs que tu nous a données». Rivarol.</p> + +<p>«Mon père, c'est vous qui nous avez donné cette misérable chair, +reprenez-la, et plutôt que de vous dévorer vous-même, nourrissez-vous de +vos enfants.» Detouteville, édition de Salior.</p> + +<p><a href="#n5">Page 155, ligne 1</a>.--«Homère lui-même n'est pas au-dessus de notre poëte, +etc.» Dans ces beaux vers: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + Οιη περ φολλων ϑενεη, τοιηδε και ανδρων<br> + Ψ'υλλα τα μεν γ'ανεμος χαμαδις χεει, etc. +<p class="i12"> (<i>Iliad</i>. lib. VI, v. 146 et suiv.)</p> +</div></div> + +<p><a href="#n6">Page 161, ligne 24.</a>--«Il voit la métamorphose de Philomèle en oiseau.» +J'ai suivi Venturi, Lombardi, et la plupart des interprètes, qui +entendent ici Philomèle, quoique le texte paraisse d'abord convenir +davantage à Progné.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Dell' empiezza di lei che mutò forma<br> + Nell' uccel che a cantar più si diletta<br> + Nell' imagine mia apparve l'orma.</i> +</div></div> + +<p>Ce fut Progné qui fut vraiment impie, en tuant son fils Itys pour le +faire manger à Térée; mais Philomèle prit part à ce crime: ce fut elle +qui égorgea Itys après que Progné lui eût percé le flanc: + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Jugulum Philomela resolvit.</i> (Métam., lib. VI.) +</div></div> + +<p>Et quand Térée eut fait cet horrible repas, ce fut encore elle qui mit +sous les yeux du père la tête sanglante de son fils:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i4"> <i>Ityosque caput Philomela cruentam</i></p> + <i>Misit in ora patris.</i> (Ibid.) +</div></div> + +<p>C'est elle cependant qui passe le plus généralement pour avoir été +changée en rossignol; et quand on parle des causes de sa métamorphose, +on ne cite que son malheur, et l'on ne dit rien de cette vengeance +barbare. Mais tous les auteurs ne sont pas d'accord au sujet de ces deux +sœurs. Il y en a qui prétendent que Philomèle fut changée en hirondelle +et Progné en rossignol. De ce nombre sont <i>Probus</i>, sur la sixième +églogue de Virgile, <i>Libanius</i>, voy. <i>Excerpta Grœcorum sophistarum ac +rhetorum Leonis Allatii</i>, Narrat. 12; et Strabon, cité par <i>Natalis +Comes</i>, ou Noel Conti, Mythol., lib. VII, c. 10. C'est leur autorité que +Dante paraît avoir suivie; ce qui le prouve, c'est que plus haut, dans +le neuvième chant, il dit que vers le matin l'hirondelle commence ses +tristes plaintes, peut être au souvenir des ses anciens malheurs. Voy. +ci-dessus, p. 187.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Nell' ora che comincia i tristi lai<br> + La rondinella presso alla matina,<br> + Forse a memoria de' suoi primi guai.</i> +<p class="i20"> (<i>Purg.</i>, c. 9, v. 13.)</p> +</div></div> + +<p><a href="#n7">Page 239, ligne 23</a>.--«Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas, que la +fortune changeant le cours des vents, etc.» La plupart des interprètes +entendent ici que Dante met son espérance dans l'arrivée de l'empereur +Henri VII en Italie; mais Lombardi croit qu'il désigne plutôt <i>Can +Grande della Scala</i>, annoncé dès le premier chant de l'<i>Enfer</i>, comme +celui qui devait ramener l'ordre et le bonheur sur la terre; +c'est-à-dire, faire triompher le parti Gibelin, dont il venait d'être +nommé chef.</p> + +<p><a href="#n8">Page 265, lig. 23.</a>--«Mais il est temps de quitter le Dante.» Au lieu de +cette fin du chapitre X, j'avais d'abord mis la suivante, que j'aurais +peut-être mieux fait d'y laisser: «Le travail long et pénible que j'ai +entrepris sur le plus célèbre et le moins connu des poëtes italiens, +atteindra-t-il le but que je me suis proposé? J'ai voulu qu'il laissât +dans l'esprit une idée nette du plan général de son poëme et de +l'exécution de ce plan dans toutes ses parties. J'ai voulu que l'on pût +suivre avec moi la marche de ce génie extraordinaire, et qu'il restât, +après avoir lu ce que je dirais de lui, une notion claire et précise, au +lieu de ces notions vagues et confuses qui en existent, non seulement en +France, mais même en Italie. La difficulté de ce travail, qu'on n'avait +encore tenté dans aucune langue, ne peut être sentie que de ceux à qui +Dante est connu dans la sienne. Mais il en est de la difficulté comme du +temps; elle ne fait rien à l'affaire. J'aurais pu m'épargner beaucoup de +peine, et réduire infiniment cette analyse; j'aurais mieux satisfait mon +goût, j'aurais peut-être plu davantage, mais j'aurais été moins utile. +On aurait su ce que je pense sur Dante; on n'aurait eu aucun moyen de +plus de savoir ce qu'on en doit penser. Le vague et la confusion dans +les idées qu'on s'en forme et dans les jugements qu'on en porte, +seraient restés les mêmes. C'est ce que je n'ai pas voulu; et, j'ose le +dire, c'est ce qui en effet ne sera pas, si l'on veut lire avec quelque +attention cette partie de mon ouvrage, celle de toutes, sans nulle +comparaison, que j'ai le plus soignée, et si j'ai réussi à y mettre +autant de clarté que j'ai eu d'amour du vrai, d'application, de patience +et de zèle.»</p> + +<p><a href="#n9">Page 328, addition à la note 470.</a>--Ce qui m'étonne plus que tout le reste, +c'est que M. l'abbé Ciampi, qui; dans ses <i>Memorie della Vita di messer +Cino</i>, etc., Pise, 1808, indique un grand nombre de vers de ce poëte, ou +imités, ou même pris tout entiers par Pétrarque; lui qui dit +positivement, qu'à chaque pas on rencontre dans les poésies de <i>Cino</i>, +les mouvements de Pétrarque, <i>le masse Petrarchesche</i>, et qui en cite +plusieurs exemples, ne dit rien, ni de ce sonnet de <i>Cino</i>, ni de cette +<i>canzone</i> de Pétrarque. (Voyez <i>Memor. della Vita</i>, etc., p. 95 à 98.) +Cet auteur attribue à <i>Cino</i>, p. 26 de ces mêmes Mémoires, la <i>canzone</i>: +<i>Ohimè lasso quelle treccie bionde</i>, que <i>Pilli</i> a insérée dans son +édition des Poésies de <i>Cino</i>, mais qui passe pour être du Dante, et qui +est aussi imprimée dans ses Œuvres. Il appuie avec beaucoup de raison, +selon moi, son opinion sur les vers suivants qui terminent la dernière +strophe:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Ohimè vasel compiuta<br> + Di ben sopra natura,<br> + Per volta di ventura<a id="footnotetag721" name="footnotetag721"></a> +<a href="#footnote721"><sup class="sml">721</sup></a><br> + Condotto fosti suso gli aspri monti,<br> + Dove t'ha chiuso, ahimè, tra durisas.<br> + La morte, che due fonti<br> + Fatte ha di lagrimar gli occhi miei lassi.</i> +</div></div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote721" +name="footnote721"><b>Note 721: </b></a><a href="#footnotetag721"> +(retour) </a> M. l'abbé Ciampi a passé ce vers, qui est pourtant +essentiel au sens.</blockquote> + +<p>«Hélas! toi qui renfermais des perfections et des biens au-dessus de la +nature, un revers de fortune t'a conduite au haut de ces âpres +montagnes, où la mort t'a renfermée sous la pierre; elle y a changé mes +tristes yeux en deux sources de larmes.» Il est certain que cela +convient parfaitement à <i>Selvaggia</i>, et n'a aucun rapport avec Béatrix. +En attribuant au Dante, cette <i>canzone</i>, selon l'opinion commune, comme +je l'ai fait, t. I, p. 462, avant de connaître l'ouvrage de M. Ciampi, +ou plutôt avant qu'il fût fait, j'ai observé que cette figure de style, +ce retour de l'interjection <i>oimè</i>! répétée plusieurs fois dans la même +strophe, et dans toutes les strophes de la <i>canzone</i>, avait été imitée +par Pétrarque, dans le sonnet <i>Oimè il bel viso, oimè il soave sguardo</i>, +etc. J'ajouterai qu'il est plus naturel que Pétrarque ait emprunté cela +de plus à <i>Cino</i>, qu'il aimait et qu'il imitait souvent, que du Dante, +qu'il connaissait moins et qu'il enviait peut-être, comme on le voit +dans sa Vie; mais je remarque encore avec quelque surprise, que M. +Ciampi n'a point observé cette ressemblance, ou plutôt cette évidente +imitation.</p> + +<p><a href="#n10">Page 397, sur l'épître à la Postérité.</a>--M. Baldelli ne veut pas que +l'épître à la Postérité ait été écrite alors (1352); il veut que ce soit +beaucoup plus tard, en 1372, après que Pétrarque eût fait une autre +invective en réponse à un Français qui l'avait attaqué. Sa raison paraît +très-bonne, et je m'y étais d'abord rendu. Pétrarque trace, dans cette +épître, le tableau de sa vie. Après avoir dit, qu'à l'âge de neuf ans il +fut amené en France, à Avignon, il ajoute que le Pontife romain y tient +l'église du Christ en exil, et l'a tenue long-temps, quoiqu'il eût paru, +il y avait peu d'années, la remettre à sa place; mais cela s'était +réduit à rien, du vivant même d'Urbain, comme s'il s'était repenti de +cette bonne action. Si ce pape eût vécu quelque temps de plus, Pétrarque +lui eût fait voir ce qu'il pensait de ce retour; déjà il tenait la plume +pour lui écrire; mais ce malheureux Pontife avait abandonné trop tôt et +son noble dessein et la vie, etc. Or, Urbain V ne fut élu pape, qu'en +1362; il rétablit le siége pontifical à Rome, en 1367, retourna, en +1370, à Avignon, et mourut presque en y arrivant. Pétrarque ne peut donc +avoir écrit ce passage en 1352; la date de 1372, époque de sa réponse +aux attaques d'un Français, y convient donc beaucoup mieux. Ce +raisonnement me paraissait sans réplique; voici ce qui m'a fait changer +d'avis. En finissant cette épître, destinée à retracer aux yeux de la +Postérité, la carrière qu'il avait parcourue, Pétrarque s'arrête au +moment où, ayant perdu le bon seigneur de Padoue, Jacques de Carrare, il +était retourné en France. «Quoique son fils, dit-il, prince très-sage et +qui m'est très-cher, lui ait succédé, et qu'à l'exemple de son père, il +m'aye toujours chéri et honoré, cependant, ayant perdu celui avec qui +j'avais plus de rapports, surtout à l'égard de l'âge, je suis revenu en +France (à Avignon), ne pouvant me fixer; et non pas tant par le désir +de revoir ce que j'avais vu mille fois, que par le besoin de remédier à +mon ennui, comme le font les malades, par le changement de lieu.» <i>Ego +tamen illo amisso cum quo magis mihi, prœsertim de œtate, convenerat, +redii rursus in Gallias, stare nescius; non tam desiderio visa millies +revisendi, quam studio, more œgrorum, loci mutatione tœdiis consulendi.</i> +Ce sont les derniers mots de l'épître. Il est évident que cela ne peut +avoir été écrit que peu de temps après la mort de Jacques de Carrare, et +lorsque Pétrarque était de retour dans Avignon. Il n'eût pas terminé +ainsi le compte qu'il rendait à la Postérité, des événements de sa vie, +lorsque déjà depuis vingt ans, il avait quitté pour toujours Avignon et +la France; lorsque, après avoir fait de longs séjours à Milan, à Venise, +après avoir éprouvé toutes les vicissitudes dont cette période de sa vie +fut agitée, aussi intimement lié avec François de Carrare, qu'il l'avait +été jadis avec son père, devenu languissant, affaibli par l'âge et par +l'étude, il s'était enfin réfugié, comme en un port, dans sa douce +retraite d'Arqua, où il mourut deux ans après. Cette impossibilité n'est +pas pour moi moins absolue ni moins démontrée que la première. Ce qui me +paraît donc vraisemblable, c'est que tout ce qui a trait à Urbain V, +dans le premier passage, ait été interpolé ou ajouté après coup, par +Pétrarque lui-même. Sans doute il conservait une copie de cette épître, +qui contenait la réfutation des calomnies répandues autrefois contre +lui; elle lui revint sous les yeux, peu de temps après le retour en +France et la mort d'Urbain V. Préoccupé comme il l'était, de cet +événement qui renversait toutes ses espérances, il écrivit, ou en marge, +ou en interligne, ce qui regarde ce Pontife; et c'est sur cette copie +qu'auront été faites, après sa mort, celles qui ont servi, plus de cent +ans après, pour l'édition de ses œuvres. Cela est beaucoup plus naturel +que de penser que, dans la position où il était, en 1372, il eût pu +terminer aussi imparfaitement une pièce à laquelle il devait attacher +tant d'importance. D'ailleurs, dans la première de ces deux époques, il +était calomnié vivement par les médecins du pape, et tourmenté par ces +calomnies, dans une cour où il était souvent obligé de paraître; dans la +seconde, on lui apportait, en Italie, une invective écrite contre lui, +en France. C'était déjà beaucoup que de répondre par une autre +invective, à une libelliste anonyme; il n'y avait rien là d'assez fort +ni d'assez inquiétant pour engager Pétrarque à réclamer devant le +tribunal de la Postérité, contre les injures lointaines d'un auteur +inconnu. J'ai donc rétabli, tel qu'il était d'abord, ce passage que +j'avais effacé. Je prie ceux qui penseraient autrement que moi, de +suspendre leur jugement, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus, dans cette +Vie de Pétrarque, à la date de 1372, et de relire alors la fin de +l'épître à la Postérité, telle que je l'ai fidèlement citée, et telle +qu'on la trouve en tête des Œuvres latines de Pétrarque, dans les deux +éditions de Bâle.</p> + +<p><a href="#n11">Page 407, ligne 14.</a>--«C'est à lui (à Galéas Visconti) que Pétrarque +s'était principalement attaché.» Galéas avait fixé son séjour à Pavie. +Pétrarque y passa plusieurs années auprès de lui. Ce prince s'y occupa +constamment de l'encouragement des lettres, et y fonda une université +qui ne tarda pas à devenir célèbre. Il paraît hors de doute, quoique les +historiens n'en parlent pas, que Pétrarque eut, par ses conseils, une +grande part à cette fondation, et à tout ce que Galéas fit en faveur des +lettres.</p> + +<p><a href="#n12">Page 458, ligne 29.</a>--«D'autres biens plus grands encore.» Entre les +détails précieux que l'on peut recueillir de ce dialogue, il s'en trouve +un qui prouve, que si Laure fut toujours sage, Pétrarque n'oublia rien +pour qu'elle cessât de l'être, et qu'il y eut, entre eux, plus de +rapprochements et plus d'intimité qu'on ne le voit dans les poésies de +Pétrarque ni dans aucun de ses autres ouvrages. Saint-Augustin lui +demande pourquoi cette femme qu'il vante tant, pourquoi cet excellent +guide, le voyant hésiter et chanceler dans la route, ne l'a pas dirigé +vers les choses célestes, ne l'a pas conduit par la main comme on +conduit les aveugles, et ne lui a pas indiqué par où il fallait monter? +«Elle l'a fait autant qu'elle a pu, répond Pétrarque. Et qu'a-t-elle +fait autre chose, lorsque, sans se laisser toucher par mes prières, ni +vaincre par les discours les plus flatteurs, elle est restée fidèle à +l'honneur de son sexe; lorsque, résistant en même temps à son âge et au +mien, à mille choses qui auraient fléchi toute autre qu'elle, elle est +restée ferme et inébranlable? L'esprit d'une femme m'enseignait ce qui +était du devoir d'un homme. Pour m'engager à suivre les lois de la +pudeur, sa conduite était, à la fois, un exemple et un reproche. Enfin, +quand elle m'a vu briser mes rênes et courir au précipice, elle a mieux +aimé m'abandonner que de m'y suivre.» Cette conduite est admirable; mais +pour la tenir, pour résister à de si dangereux assauts, il faut y être +exposée, il faut voir un homme assez en particulier et avec assez de +suite pour qu'il puisse les livrer.</p> + +<p><a href="#n13">Page 441, addition à la note 611.</a>--Il existe à Florence, dans la +bibliothèque Marcienne, ou des Dominicains de Saint-Marc, maintenant +réunie à la bibliothèque Laurentienne, un très-ancien manuscrit des +épîtres de Pétrarque, qui, s'il n'est pas de sa main, est au moins du +même siècle que lui. La même note qui est sur le Virgile, est transcrite +sur ce manuscrit, d'une écriture un peu moins ancienne; et avec cette +observation: «Ce qui suit se trouve écrit et à ce qu'on dit, de la +propre main de François Pétrarque, sur un Virgile qui lui appartenait, +et qui est maintenant à Pavie, dans la bibliothèque du duc de Milan.» +<i>Pietro Candida Decembria</i>, écrivain du quinzième siècle, dans une +lettre écrite, en 1468, qui est en manuscrit dans la bibliothèque +Ambroisienne, dit que le Virgile même, avec les Commentaires de Servius, +fut écrit par Pétrarque, dans sa jeunesse; que l'ayant revu dans sa +vieillesse, il y ajouta plusieurs notes, et réfuta, en plus d'un +endroit, les remarques de Servius. Bernard <i>Ilicinio</i>, contemporain de +<i>Decembrio</i>, et auteur d'une Vie de Pétrarque, cite, comme originale, la +note dont il s'agit. Ce Virgile est enrichi d'une miniature représentant +le sujet de l'<i>Enéide</i>, que les connaisseurs s'accordent à regarder +comme un ouvrage de Simon de Sienne. Il se peut que Pétrarque, ayant +retrouvé, en 1338, ce manuscrit qu'il avait perdu, ait prié Simon, qui +fut appelé à Avignon l'année suivante, et qui devint son ami, d'y +ajouter cet ornement pour en augmenter le prix. Le manuscrit resta dans +le même état pendant près de deux siècles, dans la bibliothèque de +Milan. En 1795, une partie de la feuille sur laquelle cette note est +écrite, s'étant détachée de la couverture, et même un peu déchirée, les +bibliothécaires aperçurent des caractères qu'on n'y avait pas soupçonnés +jusqu'alors. La curiosité les engagea à décoller entièrement la feuille; +ils y mirent le plus grand soin; mais le parchemin était si fortement +collé, que les caractères laissant leur empreinte sur le bois de la +couverture, restèrent presqu'entièrement effacés; en sorte que l'on put +à peine y lire une autre notice, qui est aussi écrite de la main de +Pétrarque. Il y a d'abord consigné l'époque de la perte qu'il avait +faite et de la restitution du manuscrit; il lui avait été volé aux +kalendes de novembre 1326, et il lui fut rendu à Avignon, le 17 avril +1338. Il met ensuite, par ordre, les pertes qu'il avait faites de +plusieurs de ses amis, avec la date de la nouvelle qu'il en avait reçue, +et avec des expressions de regret et de douleur, et des plaintes sur la +solitude où il se trouve de plus en plus dans le monde. Tous ces détails +prouvent une âme aussi profondément sensible que son esprit était étendu +et élevé.</p> + +<p><a href="#n14">Page 469, ligne 11.</a>--«Il en avait brûlé des paquets, des coffres entiers +(de ses lettres et de ses papiers).» En 1134, avant de partir de Parme, +pour faire un voyage en Lombardie, Pétrarque fit une revue dans ses +papiers. Plusieurs coffres en étaient confusément remplis. Son premier +mouvement fut de les jeter tous au feu; mais il lui prit envie de les +relire, et il y passa plusieurs jours. Il y avait des écrits en prose et +en vers, les uns latins, les autres rimés en langue vulgaire. Il voulut +d'abord les corriger; mais se rappelant ensuite de grands ouvrages qu'il +avait entrepris, et qui lui paraissaient mieux mériter qu'il y consacrât +tout son temps, il reprit sa première idée, et se mit à livrer aux +flammes tout ce qui lui venait sous la main. Plus de mille épîtres ou +poëmes de toute espèce y périrent. Des paquets existaient encore. Il +s'aperçut heureusement, quoique un peu tard, qu'il brûlait un bien qui +appartenait à ses amis: il se souvint que son cher Socrate lui avait +demandé sa prose, Barbate de Sulmone ses vers. Il commença alors un +triage de ce qui lui restait, et c'est ce qui nous a procuré les huit +livres de ses <i>Choses familières</i>, dédiés à Socrate, et les trois livres +de ses vers latins, adressés à Barbate de Sulmone.</p> + +<p><a href="#n15">Page 469, ligne 22.</a>--«Ces lettres sont très-importantes, etc.» Pétrarque +destinant lui-même à la postérité, le choix qu'il avait fait de ses +lettres, les avait distribuées en quatre classes. La première, divisée +en vingt-quatre livres, est intitulé <i>Familiarum rerum</i>, et comprend +tous les événements de sa vie, depuis son premier voyage à Paris, en +1331, jusqu'à son départ de Milan, en 1361. Il intitula la seconde +classe, <i>Semtium</i>. Elle contient dix-sept livres, et renferme les +épîtres qu'il écrivit depuis 1361 jusqu'à sa mort; la troisième classe +est celle des épîtres en vers; elle est partagée en trois livres; la +quatrième enfin, contient les lettres écrites contre le clergé et contre +la cour Romaine. Il supprima les noms de ceux à qui elles étaient +adressées, et les intitula: <i>Epistolœ sine nomine</i> ou <i>sine titulo</i>. Les +lettres de Pétrarque ont été imprimées deux fois dans le XVe. siècle, +conjointement avec toutes ses œuvres latines, et deux fois séparément, +mais toujours incomplètes. Les derniers éditeurs de Bâle, eux-mêmes, au +XVIe. siècle, en donnant les seize livres des <i>Senilium</i> qui n'étaient +pas dans les premières éditions, et les trois livres d'épîtres en vers, +n'ont imprimé que huit livres des <i>Familiarium rerum</i>. Il parut, en +1601, à Genève, une édition in-8°. des seules lettres en prose, divisées +en dix-sept livres, mais où les <i>Senilium</i> ne sont pas. L'éditeur assure +qu'il s'y trouve soixante-cinq lettres de plus que dans toutes les +éditions précédentes; mais il en reste encore beaucoup d'inédites<a id="footnotetag722" name="footnotetag722"></a> +<a href="#footnote722"><sup class="sml">722</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote722" +name="footnote722"><b>Note 722: </b></a><a href="#footnotetag722"> +(retour) </a> La première édition des Œuvres latines de Pétrarque est +de 1495, Bâle, in-fol., répétée aussi à Bâle, 1496, in-4°. gr.; la +seconde est de 1496, Venise, in-fol. Il y eut quatre autres à Venise, +deux en 1501, et les deux autres en 1503 et 1516. C'est d'après ces +anciennes éditions qu'ont été faites les deux de Bâle, 1554 et 1481, +in-fol. La première édition des Lettres, sans les autres œuvres, remonte +jusqu'en 1484, sans nom de lieu.</blockquote> + +<p>Les vingt-quatre livres complets des <i>Familiarium</i>, sont dans le beau +manuscrit de la Bibliothèque impériale, n°. 8568, sur vélin, copié l'an +1388, selon M. <i>Baldelli</i>, qui cite le catalogue imprimé de la +Bibliothèque du Roi. (Voyez <i>Del Petrarca e delle sue opere</i>, page 213). +C'est, dans ce Catalogue, une erreur dont je crois que voici la cause. +On lit, à la fin de la dernière lettre du manuscrit, ces mots écrits +d'une très-jolie écriture: <i>Jo. legit completè</i> 1388, 23 <i>februarii +hora</i> 4e. Ce <i>Jo.</i> (<i>Johannes</i>) fut sans doute l'un des premiers +possesseurs du manuscrit qui l'avait lu et complètement collationné, le +23 février 1388. Il l'avait lu à loisir, car tout le volume est rempli +de notes marginales, écrites de la même main. Cette copie avait donc été +faite avant l'année dont cette date ne porte que le second mois. +Peut-être même l'avait-elle été du vivant, et sous les yeux de +Pétrarque, qui n'était mort que trente-cinq ans auparavant. La +Bibliothèque impériale possède un autre manuscrit des lettres, +entièrement conforme au premier, quant à ce qu'il contient, mais sur +papier, et copié dans le XVe siècle, n°. 8569. Il est du fonds de +Colbert.</p> + +<p>M. <i>Baldelli</i>, dans l'article 5 de ses <i>Illustrazioni</i>, cite encore +plusieurs manuscrits très-précieux des Bibliothèques de Venise, de Rome +et de Florence, qu'il a consultés avec fruit pour son ouvrage. Ce savant +estimable projetait une édition complète des œuvres latines de +Pétrarque, dont ses épîtres forment la plus importante partie; et l'on +voit, par cet article même, qu'il s'était parfaitement préparé à cette +entreprise. Il est bien à désirer, pour l'intérêt des lettres, qu'il n'y +ait pas renoncé.</p> + +<p><a href="#n16">Page 476.</a>--Un fragment du poëme de l'<i>Afrique</i> a fait tomber un érudit +français, dans une erreur bien extraordinaire. Lefebvre de Villebrune +donna, en 1781, une édition du poëme de <i>Silius Italicus</i>. Il prétendit +restituer à ce poëte, un fragment qu'il accusa Pétrarque de lui avoir +dérobé; et il l'inséra effrontément dans son édition, sans savoir ou +sans se rappeler que le poëme de <i>Silius</i> n'était pas retrouvé au temps +de Pétrarque, et ne le fut que dans le siècle suivant, par le Pogge; +sans s'appercevoir, à plusieurs expressions très-remarquables, que la +latinité de ce fragment ne s'accorde pas avec le latin très-pur de +<i>Silius</i>; que, par exemple, ces phrases: <i>Vicinia mortis, fortunœ +terminus altœ, homo natus sortis iniquœ, transire labores</i>, et plusieurs +autres, sont du latin du XIVe siècle; qu'un substantif avec deux +épithètes, comme <i>aurea alla palatia</i>, est tout-à-fait italien, etc.; +sans prendre garde enfin que ce fragment, qui contient un discours de +Magon mourant, va très-bien dans l'endroit de l'<i>Africa</i>, de Pétrarque, +où il est placé, à la fin du septième livre, mais qu'il est au contraire +fort déplacé vers le commencement du dix-septième siècle des <i>Punicôrum</i> +de <i>Silius</i>; que Magon y parle de la blessure dont il meurt, et qu'on ne +l'a point vu blessé auparavant; que, dans la suite du poëme, +non-seulement il n'est plus question de sa mort; mais que, dans +plusieurs passages, il est encore censé vivant; qu'entre autres, Annibal +parle deux fois, dans le dernier livre de <i>Silius</i>, de la mort d'un seul +de ses frères, Asdrubal (v. 260 et 460), et qu'il ne dit rien de son +autre frère Magon, ce qu'il n'eût pas manqué de faire, s'il l'eût en +effet perdu. Tant de bévues dans un prétendu savant, qui osait accuser +Pétrarque de plagiat, et parler de lui avec mépris, qui n'en témoignait +pas moins pour des savants, tels que Ileinsius, Drakemborek, et tous +ceux qui avaient travaillé avant lui sur <i>Silius Italicus</i>, l'ont +couvert, et en Italie, et en Allemagne, d'un ridicule ineffaçable, et +ont compromis l'érudition française aux yeux des savants étrangers. +Voyez sur cette bévue de Villebrune, sur ce qui en fut cause, et sur ce +qui aurait dû l'en garantir, l'article IV des <i>Illustrazioni</i>, à la fin +de l'ouvrage de M. <i>Baldelli</i>, page 199.</p> + +<p><a href="#n17">Page 525, ligne 25.</a>--«Il ne manque à votre bonheur que de vous +contempler vous-mêmes, etc.» Nous avons vu plusieurs exemples de +passages de <i>Cino da Pistoia</i>, imités par Pétrarque; celui-ci est un de +ceux où l'imitation est la plus évidente. <i>Cino</i> termine ainsi sa +<i>canzone</i> sur les yeux de <i>Selvaggia</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Poichè veder voi stessi non potete,<br> + Vedete in altri almen quel che voi sete.</i> + <p class="i4"> (<i>Rime di div. ant. Aut. Tosc.</i>, 1740, <i>p.</i> 139.)</p> +</div></div> + +<p>Et Pétrarque dit ici aux yeux de Laure:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <i>Luci beate e liete<br> + Se non che'l veder voi stesse v'è tolto:<br> + Ma quante volte a me vi rivolgete<br> + Conoscete in altrui quel che voi sete.</i> +</div></div> + +<p>FIN DU SECOND VOLUME.</p> + +<br><br> + +<p class="mid"><span style="text-decoration: overline">MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N°. 27.</span></p> + + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire littéraire d'Italie (2/9), by +Pierre-Louis Ginguené + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (2/9) *** + +***** This file should be named 31636-h.htm or 31636-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/6/3/31636/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..76e79f4 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #31636 (https://www.gutenberg.org/ebooks/31636) |
