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+The Project Gutenberg EBook of Histoire littéraire d'Italie (2/9), by
+Pierre-Louis Ginguené
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoire littéraire d'Italie (2/9)
+
+Author: Pierre-Louis Ginguené
+
+Editor: Pierre-Claude-François Daunou
+
+Release Date: March 14, 2010 [EBook #31636]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (2/9) ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
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+
+HISTOIRE LITTÉRAIRE
+D'ITALIE.
+
+MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N° 27.
+
+
+
+
+HISTOIRE LITTÉRAIRE
+D'ITALIE,
+
+PAR P.L. GINGUENÉ,DE L'INSTITUT DE FRANCE.
+
+SECONDE ÉDITION,
+REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,
+ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE
+PAR M. DAUNOU.
+
+
+TOME SECOND.
+
+
+A PARIS,
+CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR,
+PLACE DES VICTOIRES, N°. 3.
+
+M. DCCC. XXIV.
+
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+SUITE DU DANTE.
+
+_Analyse de la Divina Commedia_.
+
+
+
+
+SECTION PREMIÈRE.
+
+_Plan général du poëme; Invention; Sources où le Dante a pu puiser_.
+
+
+L'invention est la première des qualités poétiques: le premier rang
+parmi les poëtes est unanimement accordé aux inventeurs. Mais en
+convenant de cette vérité, est-on toujours bien sûr de s'entendre? La
+poésie a été cultivée dans toutes les langues. Toutes ont eu de grands
+poëtes; quels sont parmi eux les véritables inventeurs? Quels sont ceux
+qui ont créé de nouvelles machines poétiques, fait mouvoir de nouveaux
+ressorts, ouvert à l'imagination un nouveau champ, et frayé des routes
+nouvelles? A la tête des anciens, Homère se présente le premier, et si
+loin devant tous les autres, qu'on peut dire même qu'il se présente
+seul. Dans l'antiquité grecque, il eut des imitateurs, et n'eut point de
+rivaux. Il n'en eut point dans l'antiquité latine, si l'on excepte un
+seul poëte, qui encore emprunta de lui les agents supérieurs de sa fable
+et les ressorts de son merveilleux. La poésie, jusqu'à l'extinction
+totale des lettres, vécut des inventions mythologiques d'Homère, et n'y
+ajouta presque rien. A la renaissance des études, elle balbutia quelque
+temps, n'osant en quelque sorte rien inventer, parce qu'elle n'avait pas
+une langue pour exprimer ses inventions. Dante parut enfin; il parut
+vingt-deux siècles après Homère[1]; et le premier depuis ce créateur de
+la poésie antique, il créa une nouvelle machine poétique, une poésie
+nouvelle. Il n'y a sans doute aucune comparaison à faire entre
+l'_Iliade_ et la _Divina Commedia_; mais c'est précisément parce qu'il
+n'y a aucun rapport entre les deux poëmes qu'il y en a un grand entre
+les deux poëtes, celui de l'invention poétique et du génie créateur. Un
+parallèle entre eux serait le sujet d'un ouvrage; et ce n'est point cet
+ouvrage que je veux faire. Je me bornerai à les observer comme
+inventeurs, ou plutôt à considérer de quels éléments se composèrent
+leurs inventions.
+
+[Note 1: On croit communément qu'Homère vivait 900 ans avant J.-C.]
+
+Long-temps avant Homère, des figures et des symboles imaginés pour
+exprimer les phénomènes du ciel et de la nature, avaient été
+personnifiés et déifiés. Désormais inintelligibles dans leur sens
+primitif, ils avaient cessé d'être l'objet d'une étude, pour devenir
+l'objet d'un culte. Ils remplissaient l'Olympe, couvraient la terre,
+présidaient aux éléments et aux saisons, aux fleuves et aux forêts, aux
+moissons, aux fleurs et aux fruits. Des hommes, d'un génie supérieur à
+ces temps grossiers et barbares, s'étaient emparés de ces croyances
+populaires, pour frapper l'imagination des autres hommes et les porter à
+la vertu. Orphée, Linus, Musée chantèrent ces Dieux, et furent presque
+divinisés eux-mêmes pour la beauté de leurs chants. D'autres avaient
+raconté dans leurs vers les exploits des premiers héros. La matière
+poétique existait; il ne manquait plus qu'un grand poëte qui en
+rassemblât les éléments épars, et dont la tête puissante, combinant les
+faits des héros avec ceux des êtres surnaturels, embrassant à la fois
+l'Olympe et la terre, sût diriger vers un but unique tant d'agents
+divers, et les faire concourir tous à une action, intéressante pour un
+seul pays, par son objet particulier, et pour tous, par la peinture des
+sentiments et des passions: ce poëte fut Homère. Je ne sais s'il faut
+croire, avec des critiques philosophes[2], qu'il voulut représenter dans
+ses deux fables la vie humaine toute entière; dans l'_Iliade_, les
+affaires publiques et la vie politique; dans l'_Odyssée_, les affaires
+domestiques et la vie privée; dans le premier poëme, la vie active, et
+la contemplative dans le second; dans l'un, l'art de la guerre et celui
+du gouvernement; dans l'autre, les caractères de père, de mère, de fils,
+de serviteur, et tous les soins de la famille; en un mot, si l'on doit
+admettre que dans ces deux actions générales, et dans chacune des
+actions particulières qui y concourent, Homère se proposa de donner aux
+hommes des leçons de morale, et de leur présenter des exemples à suivre
+et à fuir; mais ce qui est certain, c'est que l'_Iliade_ entière a ce
+caractère politique et guerrier; l'_Odyssée_, cet intérêt tiré des
+affections domestiques; c'est que les enseignements de la philosophie
+découlent en quelque sorte de toutes les parties de ces deux grands
+ouvrages. Enfin, il est évident qu'Homère, soit de dessein formé, soit
+par l'instinct seul de son génie, réunit dans ses poëmes les croyances
+adoptées de son temps, les faits célèbres qui intéressaient sa nation et
+qui avaient fixé l'attention des hommes, et les opinions philosophiques,
+fruits des méditations des anciens sages.
+
+[Note 2: Gravina, _Della ragion poëtica_, l. I, c. XVI.]
+
+C'est aussi ce que fit Dante; mais avec quelle différence dans les
+temps, dans les événements publics, dans les croyances, dans les maximes
+de la morale! Une barbarie plus féroce que celle des premiers siècles de
+la Grèce, avait couvert l'Europe; on en sortait à peine, ou plutôt elle
+régnait encore. Il n'y avait point eu, entre elle et le poëte, des
+siècles héroïques qui laissassent de grands souvenirs, qui pussent
+fournir à la poésie des peintures de mœurs touchantes, des récits
+d'exploits et de travaux entrepris pour le bonheur des hommes, ou de
+grands actes de dévouement et de vertu. Ceux de ces événements qui
+pouvaient, à certains égards, avoir ce caractère n'avaient point encore
+acquis par l'éloignement l'espèce d'optique qui efface les petits
+détails et ne fait briller que les grands objets. Les querelles entre le
+Sacerdoce et l'Empire, les Gibelins et les Guelfes, les Blancs et les
+Noirs, c'était là tout ce qui, en Italie, occupait les esprits, parce
+que c'était ce qui touchait à tous les intérêts, disposait des fortunes
+et presque de l'existence de tous. Dante, plus qu'aucun autre,
+personnellement compromis dans ces troubles, devenu Gibelin passionné,
+en devenant victime d'une faction formée dans le parti des Guelfes, ne
+pouvait, lorsqu'il conçut et surtout lorsqu'il exécuta le plan de son
+poëme, voir d'autres faits publics à y placer que ceux de ces querelles
+et de ces guerres.
+
+Des croyances abstraites, et peu faites pour frapper l'imagination et
+les sens; tristes, et qui, selon l'expression très-juste de Boileau,
+
+ D'ornements égayés ne sont point susceptibles;
+
+terribles, comme il le dit encore, et qui tenaient les esprits fixés
+presque toujours sur des images de supplices, d'épouvante et de
+désespoir, avaient pris la place des ingénieuses et poétiques fictions
+de la Mythologie. Ces croyances étaient devenues l'objet d'une science
+subtile et compliquée, où notre poëte avait le malheur d'être si habile,
+qu'il y avait obtenu la palme dans l'université même qui l'emportait sur
+toutes les autres. La morale des premiers siècles de la philosophie, ni
+celle des premiers siècles du christianisme, la morale d'Homère, ni
+celle de l'Evangile n'existaient plus; des pratiques superstitieuses, de
+vétilleuses momeries, qui ne pouvaient être ni la source ni l'expression
+d'aucune vertu grande et utile, et qui par l'abus des pardons et des
+indulgences s'accordaient avec tous les vices, tenaient lieu de toutes
+les vertus.
+
+C'est dans de telles circonstances, c'est avec ces matériaux si
+différents de ceux qu'avait employés le prince des poëtes, que Dante
+conçut le dessein d'élever un monument qui frappe l'imagination par sa
+hardiesse, et l'étonne par sa grandeur. Des terreurs qui redoublaient
+surtout à la fin de chaque siècle, comme s'il pouvait y avoir des
+siècles et des divisions de temps dans la pensée de l'Éternel,
+présageaient au monde une fin prochaine et un dernier jugement. Les
+missionnaires intéressés qui prêchaient cette catastrophe la
+représentaient comme imminente, pour accélérer et pour grossir les dons
+qui pouvaient la rendre moins redoutable aux donataires. Au milieu des
+révolutions et des agitations de la vie présente, les esprits se
+portaient avec frayeur vers cette vie future dont on ne cessait de les
+entretenir. C'est cette vie future que le poëte entreprit de peindre:
+sûr de remuer toutes les âmes par des tableaux dont l'original était
+empreint dans toutes les imaginations, il voulut les frapper par des
+formes variées et terribles de supplices sans fin et sans espérance, par
+des peines non moins douloureuses, mais que l'espoir pouvait adoucir;
+enfin par les jouissances d'un bonheur au-dessus de toute expression,
+comme à l'abri de tout revers. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis
+s'offrirent à lui comme trois grands théâtres où il pouvait exposer et
+en quelque sorte personnifier tous les dogmes, faire agir tous les vices
+et toutes les vertus, punir les uns, récompenser les autres, placer au
+gré de ses passions ses amis et ses ennemis, et distribuer au gré de son
+génie tous les êtres surnaturels et tous les objets de la nature.
+
+Mais comment se transportera-t-il sur ces trois théâtres pour y voir
+lui-même ce qu'il veut représenter? Les visions étaient à la mode; son
+maître, _Brunetto Latini_, avait employé ce moyen avec succès, et c'est
+ici le moment de faire connaître l'usage qu'il en avait fait. Son
+_Tesoretto_ est cité dans tous les livres qui traitent de la littérature
+et de la poésie italienne; mais aucun n'a donné la moindre idée de ce
+qu'il contient[3]. Nous avons vu précédemment que Tiraboschi lui-même
+s'est trompé en ne l'annonçant que comme un Traité des vertus et des
+vices et comme un abrégé du grand _Trésor_. Un coup-d'œil rapide nous
+apprendra que c'était autre chose, et qu'il est au moins possible que le
+Dante en ait profité.
+
+[Note 3: J'ai observé dans le chapitre précédent qu'il fallait en
+excepter M. Corniani, le dernier qui ait écrit sur l'Histoire littéraire
+d'Italie; mais l'idée qu'il donne du _Tesoretto_ est très-succinte; et
+ce n'est que par une seule phrase qu'il reconnaît la possibilité du
+parti que Dante en avait pu tirer. Voyez que j'ai dit à ce sujet, t. I,
+p. 490, note (2).]
+
+_Brunetto Latini_, qui était Guelfe, raconte qu'après la défaite et
+l'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoyé en ambassade
+auprès du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par la
+Navarre, lorsqu'il apprend qu'après de nouveaux troubles les Guelfes ont
+été bannis à leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est si
+forte qu'il perd son chemin _et s'égare dans une forêt_[4]. Il revient
+à lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrable
+d'animaux de toute espèce, hommes, femmes, bêtes, serpents, oiseaux,
+poissons, et une grande quantité de fleurs, d'herbes, de fruits, de
+pierres précieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tous
+obéir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ils
+reçoivent d'une femme qui paraît tantôt toucher le ciel, et s'en servir
+comme d'un voile; tantôt s'étendre en surface, au point qu'elle semble
+tenir le monde entier dans ses bras. Il ose se présenter à elle, et lui
+demander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande à
+tous les êtres; mais qu'elle obéit elle-même à Dieu qui l'a créée, et
+qu'elle ne fait que transmettre et faire exécuter ses ordres. Elle lui
+explique les mystères de la création et de la reproduction; elle passe à
+la chute des anges et à celle de l'homme, source de tous les maux de la
+race humaine; elle tire de là des considérations morales et des règles
+de conduite: elle quitte enfin le voyageur après lui avoir indiqué le
+chemin qu'il doit suivre, la forêt dans laquelle il faut qu'il
+s'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera la
+Philosophie et les vertus ses sœurs; dans l'autre, les vices qui lui
+sont contraires; dans une troisième, le dieu d'amour avec sa cour, ses
+attributs et ses armes. La Nature disparaît; _Brunetto_ suit son
+chemin[5], et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annoncé. Dans le
+séjour changeant et mobile qu'habite l'amour, _il rencontre Ovide_, qui
+rassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers[6]. Il
+s'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu;
+mais il s'y sent comme attaché malgré lui, et ne serait pas venu à bout
+d'en sortir, _si Ovide ne lui eût fait trouver son chemin_[7]. Plus loin
+et dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussi
+Ptolomée, l'ancien astronome[8], qui commence à l'instruire.
+
+[Note 4:
+
+ _Pensando a capo chino,
+ Perdei il gran camino,
+ Et tenni alla traversa
+ D'una selva diversa_.
+
+ Tesoretto.]
+
+[Note 5:
+
+ _Or va mastro Brunetto
+ Per un sentieri stretto
+ Cercando di vedere
+ E toccare e sapere
+ Cio' che gli è destinato_, etc.]
+
+[Note 6:
+
+ _Vidi Ovidio maggiore
+ Che gli atti dell'amore
+ Che son così diversi
+ Rassembra e mette in versi_.]
+
+[Note 7:
+
+ _Ch'io v'era si invescato
+ Che gia da nullo lato
+ Potea mover passo.
+ Così fui giunto lasso_
+ _E messo in mala parte;
+ Ma Ovidio per arte
+ Mi diede maestria
+ Si ch'io trovai la via_, etc.]
+
+[Note 8:
+
+ _Or mi volsi di canto
+ E vidi un bianco manto:
+ Et io guardai più fiso
+ E vidi un bianco viso
+ Con una barba grande
+ Che su 'l petto si spande.
+
+ Li domandai del nome,
+ E chi egli era, e come
+ Si stava si soletto
+ Senza niun ricetto.
+
+ Cola dove fue nato
+ Fu Tolomeo chiamato
+ Mastro di strolomia[A]
+ E di filosofia_, etc.]
+
+[Note A: Pour _Astronomia_.]
+
+Voilà donc une vision du poëte, une description de lieux et d'objets
+fantastiques, un égarement dans une forêt, une peinture idéale de vertus
+et de vices; la rencontre d'un ancien poëte latin qui sert de guide au
+poëte moderne, et celle d'un ancien astronome qui lui explique les
+phénomènes du ciel; et voilà peut-être aussi le premier germe de la
+conception du poëme du Dante, ou du moins de l'idée générale dans
+laquelle il jeta et fondit en quelque sorte ses trois idées
+particulières du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer[9]. Il aura une
+vision comme son maître; il s'égarera _dans une forêt_, dans des lieux
+déserts et sauvages, d'où il se trouvera transporté en idée partout où
+l'exigera son plan, et où le voudra son génie. Il lui faut un guide:
+Ovide en avait servi à _Brunetto_; dans un sujet plus grand, il choisira
+un plus grand poëte, celui qui était l'objet continuel de ses études, et
+dont il ne se séparait jamais. Il choisira Virgile, à qui la descente
+d'Enée aux enfers donne d'ailleurs pour l'y conduire une convenance de
+plus. Mais s'il est permis de feindre que Virgile peut pénétrer dans les
+lieux de peines et de supplices, son titre de Païen l'exclut du lieu des
+récompenses. Une autre guide y conduira le voyageur. Lorsque dans un de
+ses premiers écrits[10] il avait consacré le souvenir de Béatrix, objet
+de son premier amour; il avait promis, il s'était promis à lui-même de
+dire d'elle _des choses qui n'avaient jamais été dites d'une femme_. Le
+temps est venu d'acquitter sa promesse. Ce sera Béatrix qui le conduira
+dans le séjour de gloire, et qui lui en expliquera les phénomènes
+mystérieux.
+
+[Note 9: On nous a donné dans le _Publiciste_, 30 juillet 1809, des
+renseignements _sur l'origine du poëme du Dante_, tirés d'un journal
+allemand intitulé _Morgenblatt_, d'après lesquels ce serait dans une
+source très-différente que le Dante aurait puisé. On y annonce qu'un
+abbé du Mont-Cassin, nommé Joseph _Costanzo_, a récemment découvert
+qu'un certain Albéric, moine du même monastère, eut une vision qu'il eut
+soin d'écrire, et pendant laquelle il se crut conduit par saint Pierre,
+assisté de deux anges et d'une colombe, en Enfer et en Purgatoire, d'où
+il fut transporté dans les sept cieux et dans le Paradis. D'autres
+documents, dit-on, prouvent que cet Albéric fut reçu moine au
+Mont-Cassin en 1123, par l'abbé Gerardo, et que, par ordre d'un autre
+abbé, un diacre alors célèbre sous le nom de Paolo rédigea de nouveau la
+vision d'Albéric. On ajoute que le manuscrit du diacre Paolo existe, et
+que sa date ne peut tomber qu'entre les années 1159 et 1181. Albéric,
+qu'il ne faut pas confondre avec un autre Albéric, son contemporain,
+aussi moine du Mont-Cassin, et de plus cardinal, a comme lui un article
+dans les _Scrittori Italiani_ du comte Mazzuchelli. On y trouve tous ces
+faits, si ce n'est qu'au lieu d'un nommé Paul, c'est un nommé Pierre
+diacre, qui retoucha la _vision_ d'Albéric. C'est de celui-ci que la
+chronique d'Ostie dit positivement: _Visionem Alberici monaci
+Cassinensis corruptam emendavit_. Pierre diacre n'est pas tout-à-fait
+inconnu dans l'histoire littéraire de ce temps: il est auteur du livre
+_De Viris illustribus Cassinensibus_, cité dans le même article du
+_Publiciste_, et qui a été publié, avec de savantes notes, par l'abbé
+Mari. Enfin, selon Mazzuchelli, il existe un exemplaire du livre
+d'Albéric, _De visione sua_, dans la Bibliothèque de la Sapience à Rome.
+Le père Joseph _Costanzo_ n'a donc pas eu beaucoup de peine à faire sa
+découverte: il faudrait avoir sous les yeux l'ouvrage dans lequel il
+l'annonce, et qui paraît avoir été publié à Rome au commencement de ce
+siècle; ne l'ayant pas, ne connaissant tous ces faits que par un journal
+français qui les a tirés d'un journal allemand, qui les tirait lui-même
+d'une lettre écrite par un professeur italien, on doit s'abstenir de
+juger. Le journaliste français, le seul que je puisse citer, allègue
+plusieurs ressemblances entre la vision d'Albéric et le poëme du Dante:
+il y en a de frappantes; je ne sais seulement où il a pu voir que
+l'_aigle qui transporte le poëte aux portes du Purgatoire est une
+colombe chez le moine_. Il n'est pas du tout question d'aigle dans le
+passage que fait le Dante de l'Enfer au Purgatoire, et il arrive à cette
+seconde partie de son voyage par de tout autres moyens. Je n'ai jamais
+vu non plus de forêt dans le vingt-troisième chant de l'_Enfer_. Mais,
+demandera-t-on, comment le Dante eut-il connaissance de cette vision
+pour l'imiter? La notice répond que l'on conserve à Florence, dans la
+Bibliothèque Laurentienne, un manuscrit du Dante enrichi de notes par le
+savant Bandini; que d'après ces notes, le Dante avait fait deux fois le
+voyage de Naples avant son exil, et que dans ces voyages il dut entendre
+parler de la vision d'Albéric, qui était sans doute connue dans le pays,
+puisque des artistes en empruntaient des sujets de tableaux, comme le
+prouve un vieux tableau situé, dit-on, dans l'église de Frossa. _Il est
+même vraisemblable que cette vision lui fut communiquée à l'abbaye même
+du Mont-Cassin, car on trouve dans le vingt-deuxième chant de son poëme
+un passage qui prouve qu'il la visita_. J'ignore si cette conjecture est
+due au chanoine Bandini, ou à l'auteur italien de la lettre, ou à celui
+du journal allemand ou enfin au journaliste français; mais ce qu'il y a
+de certain, c'est que, dans le vingt-deuxième chant de l'_Enfer_, il n'y
+a rien et ne peut rien y avoir qui ait rapport à une visite au
+Mont-Cassin. Quant au double voyage à Naples, ce serait un fait d'autant
+plus intéressant à éclaircir, qu'il n'en est rien dit dans aucune des
+Vies du Dante publiées jusqu'à présent, depuis celle qu'écrivit Boccace
+qui avait séjourné lui-même assez long-temps à Naples et qui n'aurait pu
+ignorer ce voyage, jusqu'aux excellents Mémoires de Pelli, qui a mis
+tant de soin et une critique si éclairée dans ses recherches. L'autorité
+de Bandini est très-respectable, mais il faudrait voir soi-même les
+notes de lui que l'on cite, ou en avoir une copie authentique. Ce fait
+vaut la peine d'être vérifié, et j'espère qu'il le sera.]
+
+[Note 10: Dans la _Vita nuova_. Voyez ce qui en a été dit, t. I, p.
+466.]
+
+A mesure que dans cette tête forte un si vaste plan se développe, les
+richesses de la poésie viennent s'y placer comme d'elles-mêmes; les
+beautés qui naissent du sujet l'enflamment, et les difficultés
+l'irritent sans l'arrêter; il s'en offre cependant une qui dut sembler
+d'abord invincible. Comment ces trois parties si différentes
+formeront-elles un seul tout! Comment dans un seul édifice les ordonner
+toutes trois ensemble? Comment passer de l'une à l'autre? Aura-t-il
+trois visions? Et s'il n'en a qu'une, comme la raison et cet instinct
+naturel du goût qui en précède les règles paraissent l'exiger, comment,
+dans un seul voyage, parcourra-t-il l'Enfer, le Purgatoire et le
+Paradis? Comment d'ailleurs, dans ces trois enceintes de douleurs et de
+félicités, pourra-t-il graduer sans confusion, selon les mérites, et
+l'infortune et le bonheur? Ces obstacles étaient grands, et tels
+peut-être qu'il les faut au génie pour qu'il exerce toute sa force.
+Celui du Dante y trouva l'idée de la machine poétique la plus
+extraordinaire et de l'ordonnance la plus neuve et la plus hardie.
+
+Après des fictions, des allégories et des descriptions préparatoires, il
+arrive avec son guide à l'entrée d'un cercle immense, où déjà commencent
+les supplices; de ce cercle ils descendent dans un second plus petit, de
+celui-ci dans un troisième, et ainsi jusqu'à neuf cercles, dont le
+dernier est le plus étroit. Chaque cercle est partagé en plusieurs
+divisions, que le poëte appelle _bolge_, cavités, ou fosses, où les
+tourments varient comme les crimes, et augmentent d'intensité à
+proportion que le diamètre du cercle se rétrécit. Parvenus au dernier
+cercle, et comme au fond de cet immense et terrible entonnoir, ils
+rencontrent Lucifer, qui est enchaîné là, au centre de la terre et comme
+à la base de l'Enfer. Ils se servent de lui pour en sortir. A l'instant
+où ils arrivent au point central de la terre, ils tournent sur
+eux-mêmes; leur tête s'élève vers un autre hémisphère, et ils continuent
+de monter jusqu'à ce qu'ils voient paraître d'autres cieux.
+
+Ils arrivent au pied d'une montagne qu'ils commencent à gravir; ils
+montent jusqu'à une certaine hauteur, où se trouve l'entrée du
+Purgatoire, divisé en degrés ascendants comme l'Enfer en degrés
+contraires. Dans chacun, ils voient des pécheurs qui expient leurs
+fautes et qui attendent leur délivrance. Chaque cercle ou degré est le
+lieu d'expiation d'un pêché mortel; et comme on compte sept de ces
+péchés, il y a sept cercles qui leur correspondent. Au-delà du
+septième, la montagne s'élève encore jusqu'à ce que, sur son sommet, on
+trouve le Paradis terrestre. C'est là que Virgile est obligé de quitter
+son élève et de le livrer à lui-même. Dante n'y reste pas long-temps.
+Béatrix descend du ciel, vient au-devant de lui, et lui ayant fait subir
+quelques épreuves expiatoires, l'introduit dans le séjour céleste. Elle
+parcourt avec lui les cieux des sept planètes, s'élève jusqu'à
+l'empirée, et le conduit au pied du trône de l'Éternel, après avoir,
+dans chaque degré, répondu à ses questions, éclairci ses doutes, et lui
+avoir expliqué les difficultés les plus embarassantes de la théologie et
+ses plus secrets mystères, avec toute la clarté que ces matières peuvent
+permettre, avec une poésie de style qui se soutient toujours, et une
+orthodoxie à laquelle les docteurs les plus difficiles n'ont jamais rien
+pu reprocher.
+
+Telle est cette immense machine dans laquelle on ne sait ce qu'on doit
+admirer le plus, ou l'audace du premier dessin, ou la fermeté du pinceau
+qui, dans un tableau si vaste, ne paraît pas s'être reposé un seul
+instant. Étrange et admirable entreprise, s'écrie un homme d'esprit[11]
+qui n'avait pas celui qu'il fallait pour traduire le Dante, mais qui
+avait une tête assez forte pour comprendre et pour admirer un pareil
+plan! Entreprise étrange sans doute, et admirable dans l'ensemble de
+ses trois grandes divisions! Il reste à voir si elle l'est autant dans
+l'exécution particulière de chaque partie, et à considérer ce qu'au
+travers des vices du temps, de ceux du sujet et de ceux de son propre
+génie, un grand poëte a pu y répandre de peintures variées, de richesses
+et de beautés.
+
+[Note 11: Rivarol.]
+
+L'idée mélancolique d'une seconde vie où sont punis les crimes de la
+première, se trouve dans toutes les religions, d'où elle a passé dans
+toutes les poésies. Une cérémonie funèbre de l'antique Égypte donna en
+quelque sorte un corps à cette idée, et fournit aux représentations qui
+se pratiquaient dans les Mystères, le lac, le fleuve, la barque, le
+nocher, les juges et le jugement des morts. Homère s'empara de cette
+croyance comme de toutes les autres. Il plaça dans l'_Odyssée_[12] la
+première descente aux Enfers, qui ait pu donner au Dante l'idée de la
+sienne. Ulysse, instruit par Circé, va chez les Cimmériens, où était
+l'entrée de ces lieux de ténèbres, pour consulter l'ombre de Tirésias
+sur ce qui lui reste à faire avant de rentrer dans sa patrie. Dès qu'il
+a fait les sacrifices et pratiqué les cérémonies de l'évocation, une
+foule d'ombres accourt du fond de l'Érèbe. On y voit confondus les
+épouses, les jeunes gens, les vieillards, les jeunes filles, les
+guerriers. Cette foule écartée, Tirésias paraît, et donne à Ulysse les
+conseils qu'il lui demandait. Il indique aussi au roi d'Ithaque les
+moyens d'appeler à lui d'autres ombres, et de recevoir d'elles des
+instructions sur le passé qu'il ignore et des directions pour l'avenir.
+C'est alors qu'il voit apparaître sa vénérable mère Anticlée, et qu'il
+s'entretient avec elle. Après cette ombre, viennent celles des plus
+célèbres héroïnes. Les héros paraissent ensuite, les ombres d'Agamemnon
+et d'Achille répondent aux questions d'Ulysse, et l'interrogent à leur
+tour. Le seul Ajax garde un silence obstiné devant celui qui avait été
+cause de sa mort; et tous les siècles ont admiré cet éloquent silence.
+Ulysse en poursuivant Ajax pour tâcher de le fléchir, aperçoit dans les
+Enfers Minos jugeant les ombres sur son trône, et les supplices de
+quelques fameux coupables, Titye, Tantale et Sysiphe.
+
+[Note 12: L. XI.]
+
+Virgile, en empruntant à Homère, cet épisode, y ajouta ce que la fable
+avait acquis depuis ces anciens temps, ce que la philosophie
+platonicienne y pouvait mêler de séduisant pour l'imagination, et ce qui
+pouvait intéresser les Romains et flatter Auguste. Énée conduit par la
+Sybille pénètre avec elle dans les Enfers. Des monstres, des fantômes
+horribles semblent en défendre l'entrée; le deuil, les soucis vengeurs,
+les pâles maladies, la triste vieillesse, la crainte, la faim qui
+conseille le crime, la pauvreté honteuse, la mort, le travail, le
+sommeil, frère de la mort, les joies criminelles, la guerre meurtrière,
+les Euménides sur leurs lits de fer, la Discorde aux crins de
+couleuvres, et d'autres monstres encore, forment cette garde terrible;
+mais ce ne sont que des fantômes. Énée, sans en être effrayé, parvint
+aux bords du Styx. Les ombres des morts qui n'ont point reçu la
+sépulture y errent en foule et ne peuvent le passer. Le vieux nocher
+Caron prend dans sa barque Énée et la Sybille, et les conduit à l'autre
+bord.
+
+Les âmes des enfants, morts à l'entrée même de la vie, et celles des
+hommes injustement condamnés au supplice, se présentent à eux les
+premières. Minos juge les morts cités devant son tribunal. Ceux qui se
+sont tués eux-mêmes voudraient remonter à la vie; ceux dont un amour
+malheureux a causé la mort errent tristement dans une forêt de myrtes.
+Énée y aperçoit Didon; il voit sa blessure récente; il lui parle en
+versant des larmes; mais elle garde devant lui le même silence qu'Ajax
+devant Ulysse. C'est ainsi que le génie imite, et qu'il sait
+s'approprier les inventions du génie. Les héros viennent après les
+héroïnes. L'ombre sanglante et horriblement mutilée de Déiphobus, fils
+de Priam, arrête Énée quelques instants; mais la Sybille le presse de
+marcher vers l'Elysée. En passant devant l'entrée du Tartare elle lui en
+dévoile les affreux secrets, et lui explique les supplices des grands
+coupables, de l'impie Salmonée, de Titye, dont un vautour déchire le
+cœur, des Lapithes, d'Ixion, de Pirithoüs, qui voient un énorme rocher
+toujours suspendu sur leur tête; les mauvais frères, les parricides, les
+patrons qui ont trompé leurs clients, les avares, les adultères, ceux
+qui ont porté les armes contre leur patrie, ceux qui l'ont vendue, ou
+qui ont porté et rapporté des lois à prix d'argent, les pères qui ont
+souillé le lit de leur fille, subissent différentes peines, roulent des
+rochers, ou sont attachés à des roues. Thésée, ravisseur de Proserpine,
+sera éternellement assis; Phlégyas, qui brûla le temple de Delphes,
+instruit les hommes par son supplice à ne pas mépriser les dieux.
+
+Faut-il encore aller chercher bien loin où Dante a pris l'idée de son
+Enfer? Avait-il besoin, comme l'ont cru des auteurs même italiens, d'un
+Fabliau français de Raoul de Houdan, ou _du Jongleur qui va en Enfer_,
+ou de tout autre conte moderne pour s'y transporter par la pensée, quand
+il pouvait y descendre sur les pas d'Homère et de Virgile? Le premier de
+ces fabliaux est misérable, et mérite peu qu'on s'y arrête[13]. L'auteur
+songe qu'il fait un pélerinage en Enfer. Il entre, et trouve les tables
+servies. Le roi d'Enfer invite le voyageur à la sienne, dîne gaîment, et
+vers la fin du repas fait apporter son grand livre noir, où sont écrits
+tous les péchés faits ou à faire, et les noms de tous les pécheurs. Le
+pélerin ne manque pas d'y trouver ceux des ménétriers ses confrères. Ce
+que cette satire prouve le mieux, c'est que dans ces bons siècles où
+l'on ne parlait que de l'Enfer et du Diable, où c'étaient en quelque
+sorte la loi et les prophètes, c'était aussi un sujet de contes
+plaisants, dont on riait comme des autres, et que ce frein si vanté des
+passions devait les retenir faiblement, puisqu'on s'en faisait un jeu.
+
+[Note 13: V. Fabliaux ou Contes du XII et du XIIIe siècle, traduits
+par le Grand d'Aussy, t. II, p. 17, éd. de 1779, in 8°. Ce Fabliau y est
+intitulé _le Songe d'Enfer_ alias _le Chemin d'Enfer_. Il est parmi les
+manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N° 7615, in-4°. Ce manuscrit a
+appartenu au président Fauchet qui le cite; il est chargé d'observations
+de sa main.]
+
+_Le Jongleur qui va en Enfer_ le prouve mieux encore[14]. Ce jongleur y
+est emporté après sa mort par un petit diable encore novice. Lucifer,
+assis sur son trône passe en revue ceux que chacun des diables lui
+apporte, prêtres, évêques, abbés, et moines, et les fait jeter dans sa
+chaudière. Il charge le jongleur d'entretenir le feu qui la fait
+bouillir. Un jour qu'avec tous ses suppôts il va faire une battue
+générale sur la terre, saint Pierre, qui guettait ce moment, se déguise,
+prend une longue barbe noire et des moustaches, descend en enfer, et
+propose au jongleur une partie de dez. Il lui montre une bourse remplie
+d'or. Le jongleur voudrait jouer; mais il n'a pas le sou. Pierre
+l'engage à jouer des âmes contre son or. Après quelque résistance, la
+passion du jeu l'emporte; il joue quelques damnés, les perd, double,
+triple son jeu, perd toujours, se fâche contre Pierre, qui continue de
+jouer avec le même bonheur; car, dit l'auteur, heureusement pour les
+damnés, leur sort était entre les mains d'un homme à miracles. Enfin,
+dans un grand va-tout, le jongleur perd toute sa chaudière, larrons,
+moines, catins, chevaliers, prêtres et vilains, chanoines et
+chanoinesses; Pierre s'en empare lestement, et part avec eux pour le
+Paradis[15]. Voilà sans doute un beau miracle, et pour des malheureux
+damnés un joli moyen de salut! C'est se moquer que de croire qu'un
+esprit aussi grave que celui de Dante ait pu s'arrêter un instant à de
+pareilles balivernes; les auteurs italiens qui l'ont pensé ne
+connaissaient vraisemblablement de ces Fabliaux que les titres.
+
+[Note 14: Le Grand d'Aussy a traduit ce Fabliau sous ce titre, dans
+son tome II, in-8°. p. 36. Il est intitulé dans les manuscrits, et dans
+l'édition donnée par Barbazan, _de St. Pierre et du Jougleor_. On le
+trouve dans celle de M. Méon, Paris, 1808, 4-vol. in-8°., vol III, p.
+282. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, Nos. 7218
+et 1836, in-f°., de l'abbaye de St.-Germain.]
+
+[Note 15: Ibid, p. 36.]
+
+Il n'en est peut-être pas de même du Puits et du Purgatoire de saint
+Patrice, épisode d'un vieux roman, d'où Fontanini et d'autres
+critiques[16] pensent que notre poëte a pu tirer l'idée de la forme de
+son Enfer. Ce roman est intitulé _Guerino il Meschino_, Guérin le
+malheureux ou le misérable; la fable du puits de saint Patrice, tirée
+des légendes du temps, y forme un long épisode[17]. Ce Puits était situé
+dans une petite île au milieu d'un lac, à deux lieues de Dungal en
+Irlande. Guérin y descend, et voit toutes les merveilles que la
+superstition y supposait; les épreuves des âmes dans le Purgatoire,
+leurs supplices dans l'Enfer, leurs joies dans le Paradis. Dans le
+Purgatoire ce sont différents lacs remplis de flammes, ou de serpents,
+ou de matières infectes qui servent à purger les âmes des différents
+péchés; dans l'Enfer, ce sont des cercles disposés concentriquement l'un
+au-dessous de l'autre. Il y en a sept, et dans chacun de ces cercles,
+les damnés sont punis par des supplices divers pour chacun des sept
+péchés capitaux. Satan est placé au fond dans un lac de glace, et ce lac
+est au centre de la terre. Guérin passe dans tous ces cercles l'un après
+l'autre; il y retrouve plusieurs personnes qu'il avait connues sur la
+terre; les lieux qu'il parcourt et les peines qu'il voit souffrir à
+l'effroyable aspect du chef des anges rebelles, sont décrits avec assez
+de force. Au-delà des cercles infernaux, il est introduit dans le
+Paradis par Énoch et Élie, qui lui en font connaître les beautés, et
+résolvent tous les doutes qu'il leur expose.
+
+[Note 16: Pelli. _Memorie per la vita di Dante Alighieri_. §. XVII.]
+
+[Note 17: C'est au sixième livre de ce roman, depuis le ch. 160
+jusqu'au chap. 188.]
+
+Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports;
+mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, au
+temps de notre poëte. Fontanini[18] et d'autres auteurs[19] sont de
+cette opinion, et attribuent ce très-ancien roman à un certain André de
+Florence. Le savant Bottarie pense[20], au contraire, que le roman de
+Guérin est d'origine française, qu'il fut ensuite traduit par cet André
+en italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperçu
+de son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouvent
+furent transportés de son poëme dans la traduction du roman. Un fait
+vient à l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice,
+fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dans
+notre ancienne littérature. Marie de France, qui vivait au commencement
+du treizième siècle, la première qui ait écrit des fables dans notre
+langue, écrivit aussi le conte dévot de ce Purgatoire[21]; elle dit
+l'avoir tiré d'un livre plus ancien qu'elle[22], et ce livre était
+vraisemblablement le roman français de Guérin. Or, dans ce conte de
+Marie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saint
+Patrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dans
+la description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dans
+le reste il n'y a aucune des particularités qui semblent rapprocher l'un
+de l'autre le poëme du Dante et cet épisode du roman de Guérin. Il est
+donc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant sa
+traduction dans le moment où la _Divina Commedia_ occupait le plus
+l'attention publique, en emprunta les détails qu'il crut propres à
+enrichir cette partie des aventures du héros[23].
+
+[Note 18: _Eloq. ital._, l. I, c. XXVI.]
+
+[Note 19: Michel _Poccianti, Catalogo de' scrittori fiorentini_,
+etc.]
+
+[Note 20: Dans une lettre écrite sous le nom d'un académicien de la
+Crusca, imprimée à Rome dans les _Simbole Goriane_, tom. VII.]
+
+[Note 21: Voy. Contes et Fabliaux, etc., t. IV, p. 71. Il se trouve
+parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N. n°. 5, fonds de
+l'Église de Paris, in-4°., f°. 241.]
+
+[Note 22: Contes et Fabliaux, etc., _ub. sup._, p. 76.]
+
+[Note 23: Ce roman est connu en italien sous le nom de _Guerino il
+Meschina_, mais le titre entier de la première édition, qui est de 1473,
+in-fol. (Padoue. _Bartholomeo Valdezochio_), et celui de la seconde,
+faite à Venise en 1477, aussi in-fol., sont beaucoup plus étendus.
+Debure les rapporte dans leur entier. Bibl. instr. Belles-lettres, t.
+II, no. 3823 et 24. Ces deux belles éditions sont à la Bibliothèque
+Impériale. Le roman de _Guerino_, quoique d'origine française, a été
+traduit de l'italien en français, par Jean de Cachermois, et imprimé à
+Lyon en 1530, in-fol. got., sous le titre de Guérin-Mesquin, traduction
+fausse et ridicule de _Meschino_, qui en italien ne désigne que les
+malheurs qu'éprouve le héros, l'un des descendants de Charlemagne.
+Guérin-Mesquin, abrégé et réimprimé plusieurs fois, fait partie de ce
+que nous appelons la Bibliothèque bleue: _et habent sua fata libelli_.]
+
+Le résultat de ces recherches, où je ne veux pas m'enfoncer davantage,
+où peut-être même je dois craindre de m'être trop arrêté, intéresse au
+fond beaucoup plus notre curiosité, que la gloire du Dante. S'il connut
+la fable de saint Patrice, il en fit le même usage qu'Homère avait fait
+des fables égyptiennes et grecques; il l'agrandit et la revêtit des
+couleurs de la poésie: il en revêtit de même les idées de son maître
+_Brunetto Latini_, si en effet il les emprunta de lui, et si la nature
+même de son sujet ne lui en dicta pas de semblables. Ce sont ces
+couleurs créatrices qui font vivre les fictions, et qui les gravent dans
+la mémoire des hommes. C'est la nature qui les donne; elles
+n'appartiennent qu'au génie; et si, pour apprendre à les employer, il a
+besoin de leçons et d'exemples, c'est d'Homère, et surtout de Virgile,
+et non d'aucun de ces obscurs romanciers, que Dante en apprit l'emploi.
+Les poëmes d'Homère n'étaient point encore traduits en latin; mais, quoi
+qu'en ait pu dire Mafféi[24], il paraît certain que notre poëte savait
+assez le grec pour pouvoir lire ces poëmes dans la langue originale. Les
+mots grecs dont il se sert souvent[25], et l'éloge même qu'il fait
+d'Homère dans son quatrième chant, le prouvent assez. Quant à Virgile,
+c'était, comme je l'ai déjà dit, son maître et l'objet continuel de son
+étude. Nous l'allons voir évidemment dès le commencement de son ouvrage,
+et nous verrons dans l'ouvrage entier comment il profita de ses leçons.
+
+[Note 24: Dans son _Examen_ du livre de Fontanini, _dell' Eloq.
+ital._]
+
+
+
+
+SECTION DEUXIÈME.
+
+_L'Enfer_.
+
+
+Les commentateurs ont prodigieusement raffiné sur le génie allégorique
+du Dante; ils ont voulu voir partout des allégories, et le plus souvent
+il les ont moins vues que rêvées; mais il y a pourtant beaucoup
+d'endroits de son poëme qui ne peuvent s'entendre autrement. Le
+commencement est de ce nombre[26]. Au milieu du chemin de cette vie
+humaine, le poëte se trouve égaré dans une forêt obscure et sauvage. Il
+ne peut dire comment il y était entré, tant il était alors accablé de
+sommeil. Il arrive au pied d'une colline, lève les yeux, et voit poindre
+sur son sommet les premiers rayons du soleil. Ce spectacle calme un peu
+sa frayeur; il se retourne pour voir l'espace horrible qu'il avait
+franchi, comme un voyageur hors d'haleine, descendu sur le rivage,
+tourne ses regards vers la mer où il a couru tant de dangers[27].
+
+[Note 25: _Perizoma_, inf. c. XXX, v. 61. _Entomata_ pour _insetti_,
+Purg., c. X, v. 128. _Geomanti_, Purg. c. XIX, v. 4. _Eunoè_, pour
+_buona mente_, IV. c. XXVIII, v. 131, etc., etc.]
+
+[Note 26: C. I.]
+
+[Note 27:
+
+ _E come quei che con lena affannata
+ Uscito fuor del pelago alla riva,
+ Si volge all'acqua perigliosa, e guata._]
+
+Après quelques moments de repos, il commence à gravir la colline: une
+panthère à peau tigrée vient lui barrer le chemin. Un lion paraît
+ensuite, et accourt vers lui la tête haute, comme prêt à le dévorer. Une
+louve maigre et affamée se joint à eux, et lui cause tant d'effroi qu'il
+perd l'espérance d'arriver au haut de la montagne. Il reculait vers le
+soleil couchant, et redescendait malgré lui, lorsqu'une figure d'homme
+se présente, d'abord muette, et la voix affaiblie par un long silence.
+Dante l'interroge; c'est Virgile. Dès qu'il s'est fait connaître: «Es-tu
+donc, s'écrie le poëte, en rougissant devant lui, es-tu ce Virgile,
+cette source qui répand un si vaste fleuve d'éloquence? Ô toi!
+l'honneur et le flambeau des autres poëtes, puisse la longue étude et
+l'ardent amour qui m'ont fait rechercher ton livre, me servir auprès de
+toi! Tu es mon maître et mon modèle, c'est à toi seul que je dois ce
+beau style qui m'a fait tant d'honneur». Je ne puis me résoudre à
+altérer, par des périphrases, cette simplicité naïve. C'est ce que nos
+traducteurs n'ont pas vu; ils se sont cru obligés de donner de l'esprit
+à de si beaux vers:
+
+ _Or se' tu quel Virgilio, e quella fonte,
+ Che spande di parlar si largo fiume?
+ Risposi lui con vergognosa fronte.
+
+ O degli altri poeti onore e lume,
+ Vagliami'l lungo studio e'l grand' amore
+ Che m'han fatto cerrar lo tuo volume.
+
+ Tu se' lo mio maestro, e'l mio autore:
+ Tu se' solo colui, da cu'io tolsi
+ Lo bello stile, che m' ha fatto onore_.
+
+Oui certes, voilà un beau style, et le plus beau qu'ait employé aucun
+poëte, depuis que Virgile lui-même avait cessé de se faire entendre.
+
+Le maître avertit son disciple qu'il a pris une fausse route; qu'il est
+impossible de parvenir au haut de la colline malgré le monstre qui lui a
+causé tant de frayeur, monstre si dévorant et si terrible, que rien ne
+le peut assouvir; il va le conduire par une voie plus sûre, quoique
+dangereuse et pénible. Il lui fera voir le séjour des supplices
+éternels, et celui des tourments qui sont adoucis par l'espérance. S'il
+veut s'élever ensuite jusqu'à la demeure des bienheureux, c'est un
+autre que lui qui sera son guide. Dante consent à se laisser conduire,
+et Virgile marche devant lui. De quelque manière qu'on entende cette
+allégorie, c'en est une incontestablement, et ce n'est pas chercher des
+explications trop raffinées, que d'y voir que le poëte, parvenu au
+milieu de sa carrière, après s'être égaré dans les sentiers de
+l'ambition et des passions humaines, veut enfin s'élever jusqu'aux
+hauteurs qu'habite la vertu. L'amour des plaisirs s'oppose d'abord à son
+dessein; l'orgueil, ou l'amour des distinctions vient ensuite;
+l'avarice, ou l'amour des richesses est l'ennemi le plus redoutable. Le
+sage, qui vient à son secours, lui apprend qu'on ne peut vaincre de
+front tous ces obstacles; que ce n'est pas en quittant le chemin du
+vice, qu'on peut arriver immédiatement à la vertu; que pour y parvenir,
+il faut s'en rendre digne par la méditation des leçons de la sagesse.
+Or, en ce temps-là, ces leçons consistaient dans la contemplation des
+destinées de l'homme après sa mort, et dans la connaissance qu'on
+croyait pouvoir acquérir de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis. C'est
+là sans doute le sens et le but de cette vision; elle n'a rien
+d'étrange, d'après l'esprit qui régnait dans ce siècle; mais ce qui
+surprend toujours davantage, c'est que l'auteur ait pu tirer d'un pareil
+fonds un si grand nombre de beautés.
+
+Le jour déclinait, continue-t-il dans des vers dignes de Virgile[28],
+et l'air sombre délivrait de leurs travaux les animaux qui sont sur la
+terre; lui seul se préparait à soutenir la fatigue du chemin et les
+assauts de la pitié. Il invoque le secours des Muses et celui de sa
+mémoire qui doit lui retracer ces grands spectacles. Il soumet ensuite à
+Virgile quelques doutes et quelques craintes. Le poëte romain, pour
+réponse, lui apprend quelle est la cause qui l'a fait venir à sa
+rencontre. Il reposait dans une espèce de limbe, où Dante place ceux qui
+n'avaient pu connaître la vraie religion, lorsqu'une belle femme est
+descendue du ciel, et lui a dit avec une voix angélique: «Mon ami, et
+non celui de la Fortune[29], est arrêté dans une plaine déserte et dans
+un chemin pénible. Je crains qu'il ne s'égare: va le trouver et lui
+servir de guide. C'est Béatrix qui t'envoie, et qui retourne au séjour
+céleste.» Dans cette apparition de Béatrix, et dans cette mission dont
+elle charge Virgile, on entend généralement la Théologie, ou la
+connaissance des choses divines; et il est certain que la suite de ce
+dialogue le fait assez voir; mais c'est sous la figure de cette Béatrix
+qui lui avait été, qui lui était toujours si chère, qu'il représente la
+science alors regardée comme la première, et presque comme une science
+surnaturelle. Quelle femme a jamais reçu après sa mort un plus noble
+hommage? et quelle preuve plus forte pourrait-on avoir de l'élévation et
+de la pureté des sentiments qui avaient uni l'une à l'autre, pendant
+quinze années, deux âmes si dignes de s'aimer? C'est un exemple,
+peut-être unique, du parti qu'on pourrait tirer en poésie de la
+combinaison d'un personnage allégorique avec un être réel. L'effet
+mélancolique et attachant qu'il produit ici aurait dû engager à
+l'imiter, s'il n'y avait pas quelque chose d'inimitable dans ce qu'une
+sensibilité profonde peut seule dicter au génie.
+
+[Note 28:
+
+ _Lo giorno se n'andava, e l'aer bruno
+ Toglieva gli animai che sono'n terra
+ Dalle fatiche loro; ed io sol'uno.
+
+ M'apparechiava a sostener la guerra
+ Si del cammino e sì della pietate,
+ Che ritrarra la mente che non erra_.
+ (C. II.)]
+
+[Note 29:
+
+ _L'amico mio, e non della ventura,
+ Nella diserta piaggia è impedito_, etc.]
+
+Les explications qu'il reçoit de Virgile rendent au poëte tout son
+courage; ce qu'il exprime par cette comparaison charmante: «Tel[30] que
+de tendres fleurs courbées et fermées par le froid de la nuit, quand le
+soleil revient les éclairer, se rouvrent et se relèvent sur leur tige,
+je sentis renaître en moi ma force abattue». Il ne craint plus ni les
+dangers ni la fatigue; son guide marche, il le suit. Tout à coup et sans
+préparation, ces mots célèbres et terribles frappent le lecteur[31]:
+
+ PER ME SI VA NELLA CITTA DOLENTE:
+ PER ME SI VA NELL' ETERNO DOLORE:
+ PER ME SI VA TRA LA PERDUTA GENTE,
+
+ _Giustizia mosse'l mia alto fattore:
+ Fece mi la divina potestate,
+ La somma sapienza, e'l primo amore._
+
+ _Dinanzi a me non fur cose create
+ Se non eterne, ed io eterno dura_:
+ LASCIATE OGNI SPERANZA, VOI CH'ENTRATE.
+
+[Note 30:
+
+ _Quale i fioretti dal notturno gelo
+ Chinati e chiusi, poiche'l sol gl'imbianca,
+ Si drizzan tutti aperti in loro stelo,
+ Tal mi fec' io di mia virtute stanca_.]
+
+[Note 31: C. III.]
+
+Il est à peine besoin de les traduire, tant l'harmonie même des vers est
+expressive, tant leur beauté mille fois citée les a rendus en quelque
+sorte communs à toutes les langues. On n'y peut regretter qu'une chose,
+c'est que Dante, trop souvent théologien, lors même qu'il est grand
+poëte, ait cru devoir exprimer en détail l'opération des trois personnes
+de la Trinité dans la création des portes de l'Enfer. Cela peut s'allier
+avec l'idée de la _divine Puissance_ et de la _suprême Sagesse_, telles
+du moins que l'homme aussi présomptueux que borné ose les figurer dans
+sa pensée; mais on ne peut sans répugnance, y voir coopérer
+explicitement le _premier Amour_. Si l'on en excepte ce seul trait,
+quelle sublime inscription! quelle éloquente prosopopée que celle de
+cette porte qui se présente d'elle-même, et qui prononce, pour ainsi
+dire, ces sombres et menaçantes paroles:
+
+«C'est par moi que l'on va dans la cité des pleurs; c'est par moi que
+l'on va aux douleurs éternelles; c'est par moi que l'on va parmi la race
+proscrite. La Justice inspira le Très-Haut dont je suis l'ouvrage.....
+Rien avant moi ne fut créé, sinon les choses éternelles; et moi, je dure
+éternellement. Laissez toute espérance, ô vous qui entrez ici»!
+L'intérieur répond à cette redoutable annonce: «Là, des soupirs, des
+pleurs, de hauts gémissements, retentissent sous un ciel qu'aucun astre
+n'éclaire. Des idiomes divers[32], d'horribles langages, des paroles de
+douleur, des accents de colère, des voix aiguës et des voix rauques, et
+le choc des mains qui les accompagne, font un bruit qui retentit sans
+cesse dans cet air éternellement sombre, comme le sable, quand un noir
+tourbillon l'agite».
+
+[Note 32:
+
+ _Diverse lingue, orribili favelle,
+ Parole di dolore, accenti d'ira,
+ Voci alte e fioche, e suon di man con elle
+ Facevan un tumulto, il qual s'aggira
+ Sempre'n quell' aria senza tempo tinta,
+ Come la rena, quando'l turbo spira_.]
+
+Ce séjour affreux n'est pourtant encore que celui de ces hommes
+indifférents qui ont vécu sans honte et sans gloire. Dante les place
+avec les anges qui ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu; qui furent
+chassés du ciel, mais que les profondeurs de l'Enfer ne voulurent pas
+recevoir. On a beaucoup disserté sur cette troisième espèce d'anges
+qu'il semble créer ici de sa propre autorité. Mais ne peut-on pas dire
+qu'habitué aux agitations d'une république où les partis se heurtaient
+et se combattaient sans cesse, il a voulu désigner et couvrir du mépris
+qu'ils méritent, ces hommes qui, lorsqu'il s'agit des intérêts de la
+patrie, gardent une neutralité coupable, exempts des sacrifices qu'elle
+impose, des services qu'elle réclame, des périls auxquels elle a le
+droit de vouloir qu'on s'expose pour elle, et toujours prêts, quoi qu'il
+arrive, à se ranger du parti du vainqueur? Si ce n'a pas été l'intention
+du poëte, du moins semble-t-il aller au-devant des applications, surtout
+quand il se fait dire par Virgile: «Le monde ne conserve d'eux aucun
+souvenir; la miséricorde et la justice les dédaignent également: cessons
+de parler d'eux; regarde, et suis ton chemin[33]». Ces misérables, qui
+ne vécurent jamais[34], sont forcés de se précipiter en foule après une
+enseigne qui court rapidement devant eux: ils sont nus et piqués sans
+cesse par des guêpes et par des taons. Le sang coule sur leur visage, se
+confond avec leurs larmes, et tombe jusqu'à leurs pieds, où des vers
+dégoûtants s'en nourrissent.
+
+[Note 33:
+
+ _Fama di loro il mondo esser non lassa.
+ Misericordia et giustizia gli sdegna:
+ Non ragioniam di lor, ma guarda, e passa_.]
+
+[Note 34:
+
+ _Questi sciaurati, che mai non fur vivi_.]
+
+Les deux voyageurs s'avancent jusqu'au fleuve de l'Achéron, car Dante ne
+fait nulle difficulté de mêler ainsi l'ancien Enfer et le nouveau.
+Caron, pour plus de ressemblance, y passe les âmes dans sa barque. C'est
+un démon sous la figure d'un vieillard à barbe grise, mais qui a les
+yeux entourés d'un cercle de flammes, et ardents comme la braise.
+«Malheur à vous, âmes coupables, s'écrie-t-il en approchant du bord;
+n'espérez jamais voir le ciel: je viens pour vous mener à l'autre rive,
+dans les ténèbres éternelles, dans l'ardeur des feux et dans la
+glace[35]». Il s'indigne de voir se présenter à lui une âme vivante, et
+veut la repousser. «Caron, lui dit Virgile avec un ton d'autorité, ne te
+mets pas en courroux; on le veut ainsi la ou l'on peut tout ce qu'on
+veut; ne demande rien de plus[36]». Caron se tait; mais les âmes qui
+bordent le fleuve, nues et accablées de fatigue, changent de couleur à
+ses menaces, grincent des dents, blasphèment Dieu, leurs parents,
+l'espèce humaine, le lieu, le temps de leur génération et de leur
+naissance. Caron les prend chacune à leur tour, et frappe de sa rame
+celles qui sont trop lentes. «Comme on voit en automne les feuilles se
+détacher l'une après l'autre, jusqu'à ce que les branches aient rendu à
+la terre toutes leurs dépouilles, ainsi la malheureuse race d'Adam se
+jette du rivage dans la barque, aux ordres du nocher, comme un oiseau au
+signal de l'oiseleur[37]». On reconnaît encore dans cette belle
+comparaison l'élève et l'imitateur de Virgile.
+
+[Note 35:
+
+ _Ed ecco verso noi venir, per nave,
+ Un vecchio bianco, per antico pelo,
+ Griduado: Guai a voi, anime prave:
+
+ Non isperate mai veder lo cielo:
+ I'vegno per menarvi all'altra riva
+ Nelle tenebre eterne, in caldo e'n grelo_.]
+
+[Note 36:
+
+ _Caron, non ti crucciare:
+ Vuolsi così colà, dove si puote
+ Cio che si vuole; e più non dimandare_.]
+
+[Note 37:
+
+ _Come d'autunno si levan le foglie,
+ L'una appresso dell'altra, in fin che'l ramo
+ Rende alla terra tutte le sue spoglie;
+ Similemente il mal seme d'Adamo
+ Gittan si di quel lito ad una ad una
+ Per cenni, com' augele suo richiamo_.]
+
+Tandis que Dante interroge son maître et qu'il écoute ses réponses, la
+sombre campagne s'ébranle: cette terre baignée de larmes exhale un vent
+impétueux qui lance des éclairs d'une lumière sanglante[38]. Le poëte
+perd tout sentiment; il tombe comme un homme accablé de sommeil. Un
+tonnerre éclatant le réveille[39]; il se trouve de l'autre côté du
+fleuve, et sur le bord de l'abîme de douleurs, où retentit le bruit d'un
+nombre infini de supplices. Dans cette cavité obscure et profonde, l'œil
+a beau se fixer vers le fond, il n'y distingue rien; c'est le gouffre
+immense des Enfers où les deux poëtes vont descendre de cercle en
+cercle. Dans le premier qui fait le tour entier de l'abîme, il n'y a
+point de cris ni de larmes, mais seulement des soupirs dont l'air
+éternel retentit. Ce sont les limbes, où une foule innombrable
+d'enfants, d'hommes et de femmes, souffre une douleur sans martyre[40].
+Leur seul crime est d'avoir ignoré une religion qu'ils ne pouvaient
+connaître. Virgile, qui explique au Dante leur destinée, ajoute qu'il
+est lui-même de ce nombre; que, pour cette seule faute, ils sont perdus
+à jamais; mais que leur seul supplice est un désir sans espérance[41].
+
+[Note 38:
+
+ _La terra lagrimosa diede vento,
+ Che baleno una luce vermiglia_.]
+
+[Note 39:
+
+ _Ruppe mi l'alto sonno nella testa
+ Un greve tuono, si ch' i' mi riscossi_, etc.
+ (C. IV.)]
+
+[Note 40:
+
+ _E ciò avvenia di duol senza martiri,
+ Ch' avean le turbe, ch' eran molte e grandi,
+ D'infanti, e di femmine e di viri_.]
+
+[Note 41:
+
+ _Per tai difetti, e non per altro rio,
+ Semo perduti, e sol di tanto offesi
+ Che senza speme vivemo in disio._]
+
+Cependant un feu brillant vient éclairer ce ténébreux hémisphère. Quatre
+ombres s'avancent, et tout ce qui les entoure paraît leur rendre
+hommage. Une voix fait entendre ces mots: «Honorez ce poëte sublime; son
+ombre qui nous avait quittés revient à nous[42]». Dante voit marcher
+vers lui ces quatre grandes ombres, dont l'aspect n'annonce ni la
+tristesse ni la joie. «Regarde, lui dit Virgile, celui qui tient en main
+une épée, et qui devance les trois autres, comme leur maître: c'est
+Homère, poëte souverain; les autres sont Horace, Ovide, et Lucain. J'ai
+de commun avec eux ce nom que la voix a fait entendre; et ils me rendent
+les honneurs qui me sont dus. Ainsi, continue Dante, je vis se réunir la
+noble école de ce maître des chants sublimes, qui vole, tel qu'un aigle,
+au-dessus de tous les autres[43]». Quand ils se furent entretenus
+quelque temps, ils se tournèrent vers moi et me saluèrent: mon maître
+sourit; alors ils me traitèrent plus honorablement encore; ils
+m'admirent enfin dans leur troupe, et je me trouvai le sixième, parmi de
+si grands génies[44].
+
+[Note 42:
+
+ _In tanto voce fu per me udita:
+ Onorate l'altissimo poeta;
+ L'ombra sua torna ch'era dipartíta._]
+
+[Note 43:
+
+ _Così vidi adunar la bella scuola
+ Di quel signor dell'actissimo canto,
+ Che sovra gli altri, com'aquila vola._]
+
+[Note 44: _Si ch'io fui sesto tra cotanto senno._]
+
+Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignité simple, qui
+frappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui ne
+pardonnent pas au génie de se sentir lui-même et de se mettre à sa
+place, comme l'ont fait presque tous les grands poëtes, y trouveront
+peut-être trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilége,
+et qui savent qu'en ne le donnant qu'au génie, on ne risque jamais de le
+voir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonnée
+d'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moins
+à l'égard de l'un de ces anciens poëtes, est peut-être ici plus sévère
+que la justice.
+
+Les six poëtes, en poursuivant leurs entretiens, arrivent au pied d'un
+château environné de sept murailles et défendu tout alentour par un
+fleuve; ils le passent à pied sec, et pénètrent par sept portes dans une
+vaste prairie. Quel que soit le sens allégorique de ces sept murs et de
+ce fleuve, car les commentateurs sont partagés à cet égard, les uns y
+voyant les sept arts, les autres, quatre vertus morales et trois
+spéculatives, et d'autres encore autre chose; c'est dans cette enceinte
+que Dante place une espèce d'Elysée. Les âmes dont il le remplît ont le
+regard lent et grave, leur maintien est imposant, et, selon l'expression
+du poëte, plein d'une grande autorité: elles parlent rarement et avec de
+douces voix[45]. On ne peut mieux peindre le calme inaltérable et la
+dignité de la sagesse.
+
+Des héroïnes et d'antiques héros sont mêlés avec les sages. On y voit
+Électre, non la sœur d'Oreste, mais la mère de Dardanus; Hector, Énée,
+Camille, Pentésilée, le roi Latinus et Lavinie sa fille, Brutus qui
+chassa les Tarquins, et César, à qui le poëte donne les yeux d'un oiseau
+de proie, _Con gli occhi grifagni_; Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie, et
+le grand Saladin, seul à part; trait d'indépendance remarquable, d'avoir
+osé placer dans l'Élysée ce terrible ennemi des Chrétiens! Dante lève un
+peu plus les yeux, et il voit le maître de toute science, Aristote, _il
+maestro di color che sanno_, assis au milieu de sa famille
+philosophique; tous l'admirent et l'honorent. Socrate et Platon sont
+placés le plus près de lui; ensuite Démocrite, Diogène, Anaxagore,
+Thalès, Empédocle, Héraclite, Zénon et plusieurs autres, tant grecs que
+latins, jusqu'à l'arabe Averroès. Virgile et Dante se séparent ensuite
+des quatre autres poëtes; ils passent de ce séjour paisible dans un
+lieu bruyant, plein de trouble, et privé de la clarté du jour.
+
+[Note 45:
+
+ _Genti v'eran ion occh tardi e graoi,
+ Di grande autorita ne lor semb anti:
+ Parlavan rado con voci soavi_.]
+
+C'est là, c'est au second cercle de l'abîme[46], que commence proprement
+l'Enfer. Minos est assis à l'entrée, avec un aspect horrible et des
+grincements de dents. C'est un juge de l'ancien Enfer, mais c'est un
+démon de l'Enfer moderne. Sa longue queue lui sert pour marquer les
+degrés de sévérité de ses sentences. Selon les crimes commis par les
+âmes qui paraissent devant lui, il fait autour de son corps plus ou
+moins de tours avec sa queue, et l'âme descend dans le cercle indiqué
+par le nombre des tours[47]. Au-delà de son tribunal, on entend des voix
+plaintives, des gémissements et des pleurs. L'air, privé de toute
+lumière, mugit comme une mer orageuse, battue par des vents
+contraires[48]. L'ouragan infernal qui ne s'apaise jamais, emporte avec
+lui les âmes, les tourmente, et les fait tourner sans cesse dans ses
+tourbillons. Quand elles arrivent au bord du précipice, alors se font
+entendre les cris, les lamentations et les blasphèmes. Ce sont les âmes
+des voluptueux qui ont soumis la raison à leurs désirs. Le poëte compare
+leurs essaims nombreux aux troupes d'étourneaux qui s'envolent à
+l'arrivée de la froide saison, et à celles des grues, qui tracent dans
+l'air de longues files, en jetant des cris plaintifs[49].
+
+[Note 46: C. V.]
+
+[Note 47:
+
+ _E quel conoscitor delle peccata
+ Vede qual luogo d'inferno è da essa_: (_anima_)
+ _Cignesi con la coda tante volte
+ Quantunque gradi vuol che giù sia messa._]
+
+[Note 48:
+
+ _Io venni in luogo d'ogni luce muto,
+ Che mugghia, come fa mar per tempesta,
+ Se da contrari venti è combattuto.
+ La bufera infernal che mai non resta;_
+
+ _Mena gli spirti con la sua rapina,
+ Voltando e percuotendo gli molesta._]
+
+[Note 49:
+
+ _E come gli stornei ne portan l'ali,
+ Nel freddo tempo, a schiera larga e piena;
+ Così quel fiato gli spiriti mali
+ Di quà, di là, di giù, di sù li mena.
+
+ E come i gru van contando lor lai,
+ Facendo in aer di se lunga riga,
+ Cosi vid' io venir, traendo guai,
+ Ombre portate dalla detta briga._]
+
+Les premières qui se présentent sont celles de Sémiramis, de Didon, de
+Cléopâtre, d'Hélène; puis les ombres d'Achille, de Pâris, et de Tristan.
+D'autres suivent par milliers, et Virgile les nomme à mesure que le vent
+les fait passer sous leurs yeux; mais il en est deux qui attirent plus
+particulièrement les regards de notre poëte, et qui lui inspirent plus
+de pitié. Nous voici arrivés à ce touchant épisode de _Francesca da
+Rimini_, l'un des deux que l'on cite toujours quand on parle de l'Enfer
+du Dante, qui est en effet au-dessus de tout le reste, et que les
+Italiens comparent avec raison aux beautés les plus exquises de tous les
+poëmes anciens et modernes. Malgré sa grande réputation, il est assez
+mal connu en France. Ceux qui ont essayé de le traduire dans notre
+langue, ont fait disparaître son plus grand charme, qui est celui d'une
+tendresse et d'une simplicité naïves; peut-être ne serai-je pas plus
+heureux; mais je ne puis résister au désir de le tenter.
+
+L'histoire amoureuse et tragique qui en est le sujet avait dû faire
+beaucoup de bruit; elle touchait de près la famille dans laquelle Dante
+avait trouvé son dernier asyle. _Guido da Polento_ avait une fille
+charmante nommée Françoise. Elle était tendrement aimée de Paul, son
+jeune cousin; mais des arrangements de fortune engagèrent Guido à la
+marier avec _Lanciotto_, fils de _Malatesta_, seigneur de Rimini. Ce
+Lanciotto était contrefait et peu aimable. Paul continua de voir sa
+cousine. L'amour reprit tous les droits que lui avait enlevés ce
+mariage; mais le mari jaloux surprit les deux jeunes amants, et les
+sacrifia tous deux à sa vengeance. Ce sont leurs ombres qui passent en
+ce moment devant le poëte, et qu'il regarde avec autant de curiosité que
+de tristesse. Il poursuit en ces mots son récit:
+
+«Je dis à mon guide: ô Poëte[50], je voudrais parler à ces deux ombres
+qui vont ensemble et paraissent voler si légèrement au gré du vent. Tu
+verras, me répondit-il, quand elles seront plus près de nous. Prie-les
+alors au nom de cet amour qui les conduit; elles viendront à toi.
+Aussitôt que le vent les amena vers nous, j'élevai la voix: Ames
+infortunées, venez nous parler, si rien ne vous arrête.--Telles que deux
+colombes, excitées par le désir, les ailes étendues et immobiles,
+viennent en traversant les airs au doux nid où la même volonté les
+appelle, telles ces deux ombres sortirent de la troupe où est Didon, et
+vinrent à nous à travers cet air malfaisant; tant le son de ma voix
+avait eu d'expression et de force!--O mortel bienfaisant et sensible,
+qui viens nous visiter dans ces épaisses ténèbres, nous qui avons teint
+la terre de notre sang, si le roi de l'univers pouvait nous être
+favorable, nous le prierions pour toi, puisque tu as pitié de nos maux.
+Ce que tu désires d'entendre et de nous dire, nous le dirons et nous
+l'entendrons volontiers, tandis que le vent se tait, comme il le fait en
+ce moment. Le pays où je suis née[51] est situé près de la mer, à
+l'endroit où le Pô descend pour s'y reposer avec les fleuves qui le
+suivent. L'amour, qui dans un cœur bien né s'allume si rapidement,
+enflamma celui-ci pour la beauté qui me fut bientôt ravie par un coup
+que je ressens encore. L'amour, qui ne dispense jamais d'aimer qui nous
+aime, m'inspira un désir si fort de ce qui pouvait lui plaire, qu'ici
+même, comme tu vois, ce désir ne me quitte pas. L'amour nous conduisit
+ensemble à la mort: le fond des enfers attend celui qui nous ôta la
+vie.--C'est ainsi que nous parla cette ombre malheureuse. En l'écoutant,
+je courbai la tête, et je la tins si long-temps baissée, que le Poëte
+me dit enfin: Que penses tu? Je lui répondis: Hélas! combien de douces
+pensées, combien de désirs ont conduit ces infortunés à leur fin
+douloureuse! Puis, je me retournai vers eux, et leur dis: Françoise, tes
+souffrances m'arrachent des larmes de tristesse et de pitié. Mais
+dis-moi: dans le temps de vos doux soupirs, à quoi et comment l'amour
+vous permit-il de connaître des désirs qui ne se déclaraient point
+encore?--Elle me répondit: Il n'est point de plus grande douleur que de
+se rappeler des temps heureux quand on est dans l'infortune; et ton
+maître ne l'ignore pas; mais si tu as si grand désir de connaître la
+première origine de notre amour, je ferai comme les malheureux qui
+parlent en versant des pleurs. Un jour nous prenions plaisir à lire,
+dans l'histoire de Lancelot, comment il fut enchaîné par l'amour. Nous
+étions seuls et sans défiance. Plus d'une fois cette lecture fit que nos
+yeux se cherchèrent, et que nous changeâmes de couleur; mais il vint un
+moment qui acheva notre défaite. Quand nous lûmes qu'un tel amant avait
+cueilli sur un doux sourire le baiser long-temps désiré; celui-ci, que
+rien ne séparera plus de moi, colla sur mes lèvres sa bouche tremblante:
+le livre et son auteur furent nos messagers d'amour, et ce jour-là nous
+n'en lûmes pas davantage.--Tandis que l'une de ces ombres parlait ainsi,
+l'autre soupirait si amèrement que la pitié me saisit, je défaillis,
+comme si j'eusse été près de mourir, et je tombai comme tombe un corps
+sans vie[52]».
+
+[Note 50:
+
+ _I' cominciai: Poeta volentieri
+ Parlerei a que' duo che'nsieme vanno,
+ E pajon sì al vento esser leggieri.
+ Ed egli a me: vedrai quando saranno
+ Più presso a noi: e tu allor gli prega
+ Per quell'amor ch'ei mena; e quei verranno.
+ Si tosto come'l vento a noi gli piega,
+ Mossi la voce: O anime affanate,
+ Venite a noi parlar, s'altri nol niega.
+ Quali colombe dal disio chiamate
+ Con l'ali aperte e ferme al dolce nido
+ Volan per l'aer dal voler portate:
+ Cotale uscir della schiera ov'è Dido,
+ A noi venendo per l'aer maligno;
+ Si forte fu l'affetuoso grido_, etc.]
+
+[Note 51: Je ne sais si les Français, qui n'entendent pas l'Italien,
+pourront entrevoir dans ma traduction les beautés simples, touchantes,
+et le caractère vraiment antique de ce morceau; quand à ceux à qui la
+langue italienne est familière, et surtout aux Italiens mêmes, je sens
+autant qu'eux tout ce qu'un original si parfait perd dans une si faible
+copie, et c'est pour eux que, sacrifiant tout amour-propre, je vais
+mettre ici le texte même, depuis l'endroit où _Francesca_ commence le
+récit de ses malheurs.
+
+ _Siede la terra dove nata fui
+ Su la marina, dove'l Po discende
+ Per aver pace co' seguaci sui.
+ Amor, ch'a cor gentil ratto s'apprende,
+ Prese cosuti della bella persona
+ Che mi fu tolta, e'l modo ancor m'offende.
+ Amor, ch'a nullo amato amar perdona,
+ Mi prese del costui piacer sì forte
+ Che, come vedi, ancor non m'abbandona.
+ Amor condusse noi ad una morte:
+ Caina attende chi vita ci spense.
+ Queste parole da lor ci fur porte_.
+
+ _Da ch'io intesi quell' anime offense,
+ Chinai'l viso, e tanto'l tenni basso,
+ Fin che'l Poeta mi disse: che pense?
+ Quando risposi, cominciai: o lasso,
+ Quanti dolci pensier, quanto disio,
+ Menà costoro al doloroso passo!
+ Poi mi rivolsi a loro, e parlai io,
+ E cominciai: Francesca, i tuoi martiri
+ A lagrimar mi fanno tristo e pio.
+ Ma dimmi: al tempo de' dolci sospiri,
+ A che, e come concedette amore
+ Che conosceste i dubbiosi desiri?
+ Ed ella a me: nessun maggior dolore
+ Che ricordarsi del tempo felice
+ Nella miseria; e ciò sa'l tuo dottore.
+ Ma se a conoscer la prima radice
+ Del nostro amor tu hai cotanto affetto_,
+ _Dirò, come colui che piange e dice.
+ Noi leggevamo un giorno per diletto
+ Di Lancilotto, come amor lo strinse;
+ Soli eravamo, e senza alcun sospetto.
+ Per più fiate gli occhi ci sospinse
+ Quella lettura, e scolorocci'l viso.
+ Ma solo un punto fu quel che ci vinse.
+ Quando leggemmo il disiato riso
+ Esser baciato da cotanto amante;
+ Questi, che mai da me non fia diviso,
+ La bocca mi bacciò tutto tremanie:
+ Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse:
+ Quel giorno più non vi leggemmo avante.
+ Mentre che l'uno spirto questo disse,
+ L'altro piangeva si che di pietade
+ Io venni meno come s'io morisse;
+ E caddi, come corpo morto cade_.]
+
+[Note 52: J'ai voulu, dans ces derniers mots, rendre par une mesure
+à peu près semblable l'harmonie tombante des derniers mots italiens.
+
+ _Co¯me˘ co¯rpo˘ mo¯rto˘ ca¯de˘_.
+ Comme tombe un corps sans vie.
+
+Mais je n'ai pu trouver pour la dernière syllabe longue qu'une voyelle
+moins grave et moins sonore. Cette version offrait mille difficultés; il
+fallait conserver la répétition élégante et imitative du mot _tomber_ au
+dernier vers:
+
+ _E caddi, come corpo morto cade_;
+
+_Corpo morto_ n'a rien que de noble en italien: _un corps mort_ serait
+ridicule en français; enfin l'harmonie de la phrase était en quelque
+sorte sacrée, et c'était un devoir de la conserver. C'est à quoi n'ont
+songé ni Moutonnet, ni Rivarol, dans leurs traductions, qu'il est
+inutile de citer. Ce soin de l'harmonie imitative qui manque dans
+presque toutes les traductions de vers en prose, donnerait beaucoup de
+peine au traducteur, et il faut l'avouer, ne serait apprécié que par un
+petit nombre de lecteurs; mais c'est ce petit nombre qu'il faut toujours
+s'efforcer de satisfaire.]
+
+C'est peut-être la millième fois que j'ai relu dans l'original cet
+épisode justement célèbre, et l'impression qu'il me fait est toujours la
+même, et je comprends moins que jamais comment dans ce siècle, dans
+cette disposition d'esprit, dans un pareil sujet, au milieu de tous ces
+tableaux sombres et terribles, Dante put trouver pour celui-ci des
+couleurs si harmonieuses et si douces, comment il les créa, puisqu'elles
+n'existaient pas avant lui, et comment il sut les approprier à une
+langue rude encore et presque naissante. Ce ne fut ni dans la force ni
+dans l'élévation de son génie, ni dans l'étendue de son savoir qu'il
+trouva le secret de ces couleurs si neuves et si vraies, c'est dans son
+âme sensible et passionnée, c'est dans le souvenir de ses tendres
+émotions, de ses innocentes amours. Ce n'était point le philosophe
+profond, l'imperturbable théologien, ni même le poëte sublime qui
+pouvait peindre et inventer ainsi: c'était l'amant de Béatrix.
+
+Si l'on a d'abord peine à comprendre comment il a pu placer dans l'Enfer
+ce couple aimable, pour une si passagère et si pardonnable erreur, on
+voit ensuite qu'il a été comme au-devant de ce reproche, en mettant Paul
+et Françoise dans le cercle où les peines sont le moins cruelles, en ne
+les condamnant qu'a être agités par un vent impétueux, image allégorique
+du tumulte des passions, et surtout en ne les séparant pas l'un de
+l'autre. Ce sont des infortunés sans doute, mais ce ne sont pas des
+damnés, puisqu'ils sont et puisqu'ils seront toujours ensemble.
+
+Quand le poëte revient à lui[53], il se trouve entouré de nouveaux
+tourments, de quelque côté qu'il aille, qu'il se tourne ou qu'il
+regarde. Il est descendu au troisième cercle, où tombe une pluie
+éternelle, froide, accablante. Une forte grêle, une eau sale, mêlée de
+neige, est versée par torrents dans cet air ténébreux; la terre qui la
+reçoit exhale une vapeur infecte. Cerbère à la triple gueule aboie après
+les malheureux qui y sont plongés. Ce démon Cerbère[54], qu'il nomme
+aussi le grand Serpent, _il gran Vermo_, a les yeux ardents[55], la
+barbe immonde et noire, le ventre large et des griffes aiguës, dont il
+gratte, écorche et déchire les damnés. C'est ainsi que Dante habille à
+la moderne les monstres de l'ancien Enfer. La pluie fait jeter à ces
+malheureux des hurlements. Ils se retournent sans cesse d'un côté sur
+l'autre pour s'en garantir. Toutes ces ombres sont couchées dans la
+fange; ce sont celles des gourmands. Une seule se lève en voyant passer
+le poëte, et se fait connaître à lui. C'était un parasite, à qui les
+Florentins avaient donné le nom de _Ciacco_, qui dans leur dialecte
+signifie un porc, un pourceau, et c'est par lui que Dante se fait
+prédire ce qui doit arriver des partis qui agitaient la république, la
+ruine de celui des Guelfes, l'arrivée de Charles de Valois et ses
+suites. Ce chant est très-inférieur aux précédents. On est surpris que
+Dante voulant parler des événements de sa patrie ait choisi pour
+interlocuteur un homme sans nom, connu seulement par le sobriquet
+honteux qu'il devait à sa gourmandise, et qu'après un épisode
+enchanteur, il en ait imaginé un si dégoûtant et si commun. Enfin l'on
+n'aime pas à le voir donner des larmes au sort de ce vil _Ciacco_[56],
+lorsqu'il vient d'en donner de si touchantes aux souffrances de deux
+amants. On a souvent à lui pardonner ces inégalités choquantes, dont il
+faut moins accuser son génie que son siècle.
+
+[Note 53: C. VI.]
+
+[Note 54: _Dello demonio Cerbero_.]
+
+[Note 55:
+
+ _Gli occhi ha vermigli, e la barba unta e atra_,
+ _E'l ventre largo, e unghiate le mani:
+ Graffia gli spirti, gli scuoia ed isquabra_.]
+
+[Note 56:
+
+ _Ciacco, il tuo affanno
+ Mi pesa sì ch'a lagrimar m'invita_.]
+
+Nous avons vu Minos à l'entrée du second cercle, et le troisième gardé
+par Cerbère; Pluton en personne préside au quatrième[57]. Pluton, le
+grand ennemi, hurle d'une voix enrouée, et prononce des paroles
+étranges, où l'on ne distingue que le nom de _Satan_[58]. Dans ce
+cercle, les âmes lancées les unes contre les autres se poussent et se
+heurtent sans cesse comme, dans le gouffre de Caribde, une onde se
+brise contre une autre onde qu'elle rencontre. Elles jettent de grands
+cris; et quand leurs poitrines se sont choquées, elles se retournent en
+criant plus horriblement encore, et reviennent jusqu'à la moitié du
+cercle, où elles trouvent de nouveau des poitrines ennemies qui les
+repoussent. Ce sont les prodigues et les avares qui se tourmentent
+mutuellement ainsi. Ceux qui ont la tête tonsurée attirent l'attention
+du poëte; il demande à son guide si ce sont tous des gens d'église. Ce
+sont, répond Virgile, des prêtres, des cardinaux et des papes, qui ont
+poussé l'avarice au dernier excès. Dante voudrait en reconnaître
+quelques uns; mais, lui dit son maître, le vice honteux dont ils se sont
+souillés les rend méconnaissables et inaccessibles à toute recherche. Il
+prend de-là occasion de couvrir d'un juste mépris les biens et les
+faveurs de la fortune, dont le commun des hommes tire tant d'orgueil.
+Tout l'or, dit-il, qui est sous le globe de la lune, ou qui appartint
+jadis à ces âmes fatiguées, ne pourrait procurer à l'une d'entre elles
+un seul instant de repos[59]. Dante demande ce que c'est donc que cette
+fortune qui dispose de tous les biens, et Virgile lui fait cette belle
+réponse; «Ô créatures insensées! dans quelle ignorance vous
+croupissez[60]! Celui dont la science est au-dessus de tout, créa les
+cieux; il leur donna des guides qui les conduisent, qui en font briller
+chaque partie vers la partie qu'elle doit éclairer, et distribuent
+également la lumière; de même il donna aux splendeurs mondaines une
+conductrice générale qui y préside, qui change quand le temps en est
+venu ces biens fragiles, et les fait passer de peuple en peuple et d'une
+race à une autre race, sans que la sagesse humaine y puisse mettre
+obstacle. Les uns commandent, les autres languissent au gré de ses
+jugements, qui sont cachés comme le serpent sous l'herbe. Tout votre
+savoir lui résiste en vain; elle pourvoit, juge, conserve son empire
+comme les autres intelligences. Ses permutations n'ont point de trêve;
+la nécessité la force à un mouvement rapide; tant arrivent souvent des
+vicissitudes nouvelles. C'est elle que blâment et que maudissent ceux
+mêmes qui lui devraient des remercîments et des éloges; mais elle a su
+se rendre heureuse, et ne les entend pas. Avec une joie égale à celle
+des autres créatures supérieures, elle fait comme elles tourner sa
+sphère, et jouit de sa félicité».
+
+[Note 57: C. VII.]
+
+[Note 58:
+
+ _Pape Satan, pape Satan aleppe,
+ Comincià Pluto, con la voce chioccia_.
+
+Les commentateurs sont curieux à voir s'évertuer sur ce début de chant.
+Boccace y a vu le premier la surprise et la douleur. Selon lui, _Pape_
+vient du latin _papœ_, et c'est de ce mot que s'est formé le nom de Pape
+donné au souverain Pontife, dont l'autorité, dit-il, est si grande,
+qu'elle fait naître la surprise et l'admiration dans tous les esprits.
+_Pape Satan_ est répété deux fois pour marquer mieux cette surprise.
+_Aleppe_ vient d'_aleph_, première lettre de l'alphabet des Hébreux.
+Chez eux _aleppe_, comme _ah_ chez les Latins, est un adverbe qui
+exprime la douleur. Pluton, qui est le démon de l'avarice, s'écrie donc
+en voyant des hommes vivants; il invoque Satan, chef de tous les démons,
+et par cette interjection douloureuse, il l'appelle à son secours.
+Landino l'explique de même, sans oublier l'étymologie du nom du Pape,
+ainsi appelé, dit-il, comme chose très-admirable parmi les Chrétiens. A
+cela près, Velutello, Daniello, et dans un temps plus rapproché Venturi,
+donnent la même explication. Le P. Lombardi est de leur avis sur
+l'interjection _pape_, mais non pas sur le sens qu'ils donnent au mot
+_aleppe_, ni sur l'appel qu'ils supposent que Pluton fait à Satan.
+_Aleppe_ est en effet, selon lui, l'_aleph_ des Hébreux ajusté à
+l'italienne, comme on dît _Giuseppe_ pour _Joseph_; mais il ne connaît
+aucun maître de langue hébraïque qui attribue à l'_aleph_ cette
+signification plaintive. _Aleph_ signifie, entr'autres choses, chef,
+prince, etc., et c'est dans ce sens qu'il doit être pris ici. _Satan_,
+qui en hébreu veut dire adversaire, ennemi, et _Pluton_, démon des
+richesses, le plus dangereux ennemi de l'homme, et qui préside au cercle
+où sont punis les prodigues et les avares, ne sont qu'un seul et même
+personnage. Pluton s'apostrophe lui-même: ô Satan, dit-il, ô Satan, chef
+des Enfers! comme s'il voulait continuer: a-t-on pour toi si peu de
+respect que de pénétrer vivant dans ton empire? Du reste, Lombardi pense
+que le poëte a employé ce mélange d'idiomes divers, afin de rendre plus
+horrible le langage de Pluton. Malheureusement, il ajoute à cette
+conjecture sage celle-ci, qui le paraît un peu moins: «Ou peut-être
+est-ce pour nous montrer Pluton savant dans toutes les langues».
+Benvenuto Cellini, artiste célèbre et esprit bizarre du seizième siècle,
+donne, dans les mémoires de sa vie, une explication plus plaisante. Il
+prétend que le Dante avait pris au châtelet de Paris, ce qu'il met ici
+dans la bouche de Pluton. L'huissier, pour faire faire silence; criait:
+_Paix! paix! Satan, allez! paix_. Benvenuto étant à Paris, s'était
+attiré un procès par l'extravagance de ses manières, et ayant été obligé
+de comparaître au Châtelet, il y entendit l'huissier crier plusieurs
+fois: _Paix! paix! Satan, allez! paix_. Il est vrai que c'était au temps
+de François Ier., mais cet original de Cellini assure que cela était
+ainsi dès le siècle du Dante, et donne très-sérieusement cette origine
+aux paroles énigmatiques de Pluton.]
+
+[Note 59:
+
+ _Che tutto l'oro ch'è sotto la luna
+ O che già fu di quest'anime stanche
+ Non poterebbe farne posar una_.]
+
+[Note 60:
+
+ _O creature sciocche
+ Quanta ignoranza è quella che v'offende_!
+
+ _Colui lo cui saver tutto trascende
+ Fece li cieli; e diè lor chi conduce,
+ Si ch'ogni parte ad ogni parte splende,
+ Distribuendo ugualmente la luce:
+ Similemente agli splendor mondani
+ Ordinò general ministra e duce,
+ Che permutasse a tempo li ben vani
+ Di gente in gente e d'uno in altro sangue,
+ Oltre la difension de'senni umani;
+ Perch'una gente impera, e l'altra langue,
+ Seguendo lo giudicio di costei
+ Ched'è occulto, com' in erba l'angue.
+ Vostvo saver non ha contrasto a lei:
+ Ella provvede, giudica e persegue
+ Suo regno, come il loro gli altri dei.
+ Le sue permutazion non hanno triegue;
+ Necessità la fa esser velore,
+ Si spesso vien chi vicenda consegue.
+ Quest'è colei ch'è tanto posta in croce
+ Pur da color che le dovrian dar lode,
+ Dandole biasmo a torto e mala voce.
+ Ma ella s'è beata e ciò non ode:
+ Con l'altre prime creature lieta
+ Volve sua spera, e beata si gode_.]
+
+On ne trouve dans aucun poëte un plus beau portrait de la fortune,
+peut-être pas même dans cette belle ode d'Horace (_ô Diva gratum quœ
+regis Antium_), au-dessus de laquelle il n'y a rien, sur le même sujet,
+dans la poésie antique. Dante a profité d'une idée de l'ancienne
+philosophie, adoptée par le christianisme, de cette idée d'une
+intelligence secondaire chargée de présider à chacune des sphères
+célestes; et il a en quelque sorte ressuscité et rajeuni la déesse de la
+Fortune, en plaçant une de ces intelligences à la direction de la
+sphère des biens de ce monde. C'est un de ces morceaux du Dante qui sont
+rarement cités, mais que relisent souvent ceux qui ont une fois vaincu
+les difficultés et goûté les beautés sévères de ce poëte inégal et
+sublime.
+
+Les deux voyageurs traversent dans sa largeur ce quatrième cercle. Ils
+trouvent sur l'autre bord une source bouillonnante, dont l'eau trouble
+et noirâtre descend dans le cercle inférieur, et y forme le marais du
+Styx. Des ombres nues et furieuses sont plongées dans la fange de ce
+marais; elles se frappent non seulement des mains, mais de la tête, de
+la poitrine, des pieds, et se déchirent par morceaux avec les dents[61].
+Ce sont les ombres des hommes qui ont été sujets à la colère. Il y en a
+qui sont plus enfoncées encore, et qui font bouillonner la fange en
+voulant exhaler, du fond où elles sont plongées, des plaintes qu'on ne
+peut entendre. Dante et Virgile descendent au cinquième cercle, en
+suivant le cours du ruisseau. A l'entrée de ce cercle, et sur le bord du
+Styx, ils trouvent une tour, au haut de laquelle brillent deux
+flammes[62]. Une troisième répond à ce signal. Aussitôt ils voient à
+travers la fumée qui couvre le marais, venir à eux une barque conduite
+par Phlégias, chargé de faire passer le Styx aux âmes qui se présentent.
+Ils entrent dans la barque. Quand ils sont au milieu du marais, couvert
+de ces âmes qui se frappent et se déchirent, une d'elles se lève, saisit
+le bord de la barque, et veut y entrer. Dante et Virgile la repoussent.
+Virgile félicite son élève de la colère qu'il vient de montrer; il
+l'embrasse, et bénit celle qui l'a porté dans ses flancs. Cet homme, lui
+dit-il, fut rempli d'orgueil, et n'a laissé la mémoire d'aucun acte de
+bonté; aussi son ombre est-elle toujours en fureur. Combien n'y a-t-il
+pas là haut de grands rois qui seront ici plongés comme des porcs dans
+la fange[63]! Dante voudrait voir cette ombre replongée dans le limon
+bourbeux; ce désir est satisfait. Tous les autres damnés se réunissent
+contre ce misérable; tous crient à Philippe _Argenti_; et cet esprit
+bizarre se mord de ses propres dents.
+
+[Note 61:
+
+ _Vidi genti fangose in quel pantano,
+ Ignude tutte e con sembiante offeso.
+ Questi si percotean, non pur con mano,
+ Ma con la testa, e col petto, e co' piedi,
+ Troncandosi co' denti a brano a brano_.]
+
+[Note 62: C. VIII.]
+
+[Note 63:
+
+ _Quanti si tengon or lassù gran regi
+ Che quì staranno come porci in brago,
+ Di se lasciando orribili dispregi_!]
+
+_Argenti_ avait été un Florentin riche, puissant, d'une force
+extraordinaire, et qui était d'une violence égale à sa force. On ne sait
+pour quel motif particulier, parmi tant de Florentins qui, dans ce temps
+de factions, devaient s'être livrés à des fureurs et à des emportements
+coupables, Dante a choisi celui-ci, qui figura peu dans les affaires; ni
+pourquoi de l'incendiaire Phlégias qui, dans l'enfer de Virgile, apprend
+aux hommes _à ne pas mépriser les Dieux_, il a fait dans le sien un
+conducteur de barque et un second Caron. Cependant, c'est à la cité même
+du prince des Enfers que Phlégias passe les âmes; il les passe de la
+partie des supplices les plus doux à celle des plus terribles: en un
+mot, il les dépose à l'entrée de cette horrible cité, qui s'étend depuis
+le sixième cercle jusqu'au fond, où est enchaîné Lucifer. C'est là que
+sont punis les incrédules, les hérésiarques, et tous ceux dont les
+crimes attaquent plus directement la Divinité. Phlégias semble donc dans
+cet Enfer, comme dans l'autre, apprendre aux âmes, non plus par son
+propre supplice, mais par ceux auxquels il les conduit, à respecter les
+dieux.
+
+La cité se présente avec ses tours enflammées et ses murs de fer.
+Phlégias dépose les deux poëtes à l'une des portes. Elle est gardée par
+des milliers de démons, qui s'irritent en voyant un homme vivant, et
+s'opposent à son passage. Virgile entre en pour-parler avec eux, et
+Dante attend avec crainte le résultat de la conférence: elle est rompue.
+Les démons rentrent dans la ville, et ferment la porte devant Virgile,
+qui veut y pénétrer avec eux. Il est sensible à cette offense; mais il
+annonce à son disciple qu'elle sera punie, et que quelqu'un va bientôt
+leur ouvrir l'entrée de ce séjour. Cependant, au haut de l'une des
+tours[64], ils voient paraître trois furies teintes de sang, ceintes de
+serpents verts, et portant aussi des serpents pour chevelures. Virgile
+reconnaît les suivantes _de la reine des pleurs éternels_; il reconnaît
+Mégère, Alecton, Tisiphone. Elles se déchirent le sein avec leurs
+ongles, ou le frappent avec leurs mains, en jetant des cris si terribles
+que Dante effrayé se serre auprès de son maître[65]. Tout ce tableau est
+peint avec les plus fortes couleurs et la touche la plus fière.
+
+[Note 64: C. IX.]
+
+[Note 65:
+
+ _Vidi dritte ratto
+ Tre furie infernal di sangutte tinte,
+ Che membra femminili avean ed atto
+ E con idre verdissime eran cinte:
+ Serpentelli e ceraste avean per crine
+ Onde le fiere tempie eran avvinte.
+ E quei che ben conobbe le meschine
+ Della regina dell'eterno pianto,
+ Guarda, mi disse, le feroci Erine_.
+
+ _Con l'unghie si fendea ciascuna il petto;
+ Battean si a palme e gridavan sì alto
+ Che mi strinsi al poeta per sospetto_.]
+
+Les furies veulent lui montrer la tête de Méduse, la terrible Gorgone.
+Virgile lui crie de fermer les yeux, et les lui couvre de ses deux
+mains. Le poëte s'interrompt ici; il avertit les hommes qui ont un
+entendement sain d'admirer la doctrine secrète cachée sous le voile
+étrange de ses vers. Cet avis ne convient peut-être pas plus à cet
+endroit de son poëme qu'à beaucoup d'autres, où il voulait en effet que
+l'on cherchât toujours quelque sens caché, intention que les
+commentateurs ont plus que remplie; mais ces trois vers sont très-beaux;
+tous les Italiens les savent et les citent souvent:
+
+ _O voi ch'avete gl'intelletti sani,
+ Mirate la dottrina che s'asconde
+ Sotto'l velame degli versi strani_.
+
+«Déjà s'avançait sur les noires eaux du Styx un bruit qui répandait
+l'épouvante et faisait trembler les deux rivages[66]. Tel qu'un vent
+impétueux, né du choc des vapeurs contraires, frappe la forêt, rompt les
+branches, les abat, les emporte, s'avance avec orgueil parmi des
+tourbillons de poussière, et met en fuite les animaux et les bergers».
+Un ange, annoncé par ce bruit terrible, traverse le Styx à pied sec.
+Tout exprime en lui la colère. Arrivé à la porte, il la touche d'une
+baguette; elle s'ouvre sans résistance. Il fait aux démons les reproches
+les plus durs et les plus sanglants; il leur ordonne de laisser entrer
+Dante et son guide, mais sans parler aux deux poëtes, et de l'air d'un
+homme occupé d'objets plus graves et plus importants que ceux qui sont
+devant lui[67]. Ils entrent, et voient s'étendre de toutes parts une
+vaste campagne pleine de douleurs et d'affreux tourments[68].
+
+[Note 66:
+
+ _E già venia su per le torbid onde
+ Un fracasso d'un suon pien di spavento,
+ Per cui tremavan amendue le sponde;
+ Non altrimenti fatto che d'un vento
+ Impetuoso per gli avversi ardorì,
+ Che fier la selva e senza alcun rattento
+ Li rami schianta, abbatte e porta i fiori:
+ Dinanzi polveroso va superbo,
+ E fa fuggir le fiere e gli pastorì_.]
+
+[Note 67:
+
+ _E non fe' motto a noi, ma fe' sembiante
+ D'uomo cui altra cura stringa e morda
+ Che quella di colui che gli è davante._]
+
+[Note 68:
+
+ _E veggio ad ogni man grande campagna,
+ Piena di duolo e di tormento rio_.]
+
+L'imagination du poëte lui rappelle les plaines d'Arles, ou était un
+grand nombre de tombeaux célèbres par des traditions fabuleuses, et les
+environs de Pola, ville d'Istrie, qu'entouraient aussi de nombreuses
+sépultures; c'est ainsi que se présente à ses yeux cette triste
+campagne, mais avec un aspect plus terrible. Elle est toute remplie de
+tombeaux séparés par des flammes qui les brûlent et les rougissent,
+comme la fournaise rougit le fer. Leurs couvercles étaient levés, et il
+en sortait des gémissements qui paraissaient arrachés par les plus
+horribles souffrances. Virgile passe par un sentier étroit entre les
+tombes enflammées et le mur de la cité[69]. Dante le suit; il apprend
+que les malheureux enfermés dans ces tombeaux sont les hérésiarques; il
+serait plus juste de dire les incrédules, car une partie de ce vaste
+cimetière renferme Épicure et tous ses sectateurs, qui font mourir l'âme
+avec le corps[70]. Dante témoignait à Virgile le désir de voir quelques
+uns de ces infortunés, lorsque la voix de l'un d'eux se fait entendre.
+«O Toscan, dit cette voix, toi qui parcours vivant la cité du feu, en
+parlant avec tant de sagesse, reste dans ce lieu, je te prie; ton
+langage atteste que tu es né dans cette noble patrie, qui n'eut
+peut-être que trop à se plaindre de moi». C'était _Farinata degli
+Uberti_ qui s'était levé dans son tombeau, où on le voyait jusqu'à la
+ceinture. La poitrine et la tête élevées, il semblait témoigner pour
+l'Enfer un grand mépris. _Farinata_ avait été Gibelin dans le temps que
+Dante et sa famille étaient Guelfes; il passait de son vivant pour un
+esprit fort, ne croyait point à une autre vie, et en concluait que
+pendant celle-ci il fallait ne songer qu'à jouir.
+
+[Note 69: C. X.]
+
+[Note 70:
+
+ _Suo cimitero da questa parte hanno
+ Con Epicuro tutti i suoi seguaci
+ Che l'anima col corpo morta fanno._]
+
+Tandis que Dante et lui, après s'être reconnus, se parlent avec quelque
+aigreur, une autre ombre se lève d'un tombeau voisin, regarde alentour
+du poëte, comme pour voir si quelqu'un est avec lui, et voyant qu'il n'y
+a personne, elle lui dit en pleurant: «Si c'est l'élévation de ton génie
+qui t'a fait pénétrer dans cette sombre prison, où est mon fils, et
+pourquoi n'est-il pas avec toi»? Dante le reconnaît à ces paroles et au
+genre de son supplice pour _Cavalcante Cavalcanti_, père de son ami
+_Guido_, et qui avait eu la réputation d'un épicurien et d'un athée.
+Dante parle, dans sa réponse, de _Guido Cavalcanti_ comme de quelqu'un
+qui n'est plus. Comment, reprend son père, est-ce qu'il a perdu la vie?
+est-ce que ses yeux ne jouissent plus de la douce lumière? Il s'aperçoit
+que Dante hésite à répondre; il retombe dans son sépulcre, et ne
+reparaît plus[71]. Voilà encore une de ces beautés fortes et neuves qui
+n'avaient point de modèle avant notre poëte, et qui sont à jamais dignes
+d'en servir.
+
+[Note 71:
+
+ _Quando s'accorse d'alcuna dimora
+ Ch'io faceva dinanzi alla riposta,
+ Supin ricadde e più non parve fuora._]
+
+Avant de sortir de cette enceinte, Dante apprend de _Farinata_ que
+l'empereur Frédéric II et le cardinal Ubaldini sont dans deux tombeaux
+voisins. Frédéric ne fut cependant point hérésiarque, mais en querelle
+ouverte avec les papes, et excommunié par eux; ce qui n'est pas
+tout-à-fait la même chose. Quant au cardinal, c'était, dit Landino dans
+son commentaire sur ce vers, un homme d'un grand mérite et d'un grand
+courage, mais qui avait les mœurs d'un tyran plutôt que d'un prêtre; il
+était Gibelin, et ne se faisait point scrupule d'aider ce parti aux
+dépens de l'autorité pontificale. Les Gibelins l'ayant payé
+d'ingratitude, il dit naïvement que cependant _s'il avait une âme_, il
+l'avait perdue pour eux. Ce propos marquait sur la nature de l'âme une
+opinion peu canonique, et qu'il n'est pas séant d'avouer en habit de
+cardinal.
+
+Au centre de tous ces tombeaux[72], dont le dernier est celui d'un pape,
+Anastase II, des pierres brisées forment l'ouverture d'un profond abîme,
+d'où sort une vapeur empestée. Les deux poëtes arrivent au bord, et
+Virgile explique au Dante ce que contient cet abîme. Il est divisé dans
+sa profondeur en trois cercles, tels que ceux qu'ils ont déjà parcourus,
+mais où les crimes sont plus grands et les peines plus cruelles. Tout
+mal se fait ou par violence ou par fraude. La fraude étant le vice
+propre à la nature de l'homme[73], déplaît le plus à Dieu; les traîtres
+sont donc jetés dans le cercle inférieur pour y éprouver plus de
+tourments. Dans le premier des trois cercles c'est la violence qui est
+punie, et dans trois divisions différentes de ce cercle, selon les trois
+sortes de violence, selon que par ce vice on a offensé Dieu, soi-même ou
+le prochain. On offense le prochain par la ruine, l'incendie ou
+l'homicide; on s'offense soi-même en portant sur soi une main violente,
+en dissipant et perdant au jeu tout son bien; on offense Dieu en le
+blasphémant, en outrageant la nature, en méconnaissant sa bonté. Les
+homicides, les incendiaires et les brigands sont tourmentés dans la
+première des trois divisions; les suicides et les prodigues de leur
+propre bien, dans la seconde; les blasphémateurs, les hommes coupables
+du vice contre nature et les usuriers[74], dans la troisième.
+
+[Note 72: C. XI.]
+
+[Note 73: Parce qu'elle consiste, non dans l'abus des forces qui lui
+sont communes avec les autres animaux, mais dans l'abus de
+l'intelligence et de la raison, qualités qui lui sont propres.
+(VENTURI.)]
+
+[Note 74: Le texte dit:
+
+ _E però la minor giron suggella
+ Del segno suo e Sodomma e Caorsa_.
+
+On n'entend que trop bien ce que signifie le nom de cette ville de
+Palestine: quant à celui de Cahors, on l'explique en disant que cette
+ville de Guienne était alors un repaire d'usuriers, et que le poëte la
+nomme ici pour signifier l'usure. Du Cange, dans son glossaire de la
+basse latinité, lui donne en effet cette signification au mot
+_Caorcini_. Boccace dit, dans son commentaire sur ce vers, en parlant du
+penchant général des habitants de Cahors pour l'usure, et de l'ardeur
+avec laquelle ils l'exerçaient: _Per ta qual cosa è tanto questo lor
+miserabile esercizio divulgato, e massimamente appo noi, che come l'huom
+dice d'alcuno, egli è Caorsino, così s'intende che egli sia usurajo_.]
+
+La fraude s'exerce ou contre l'homme qui se fie à nous, ou contre celui
+qui n'a pas cette confiance. Les hypocrites, les faussaires, les
+simoniaques, etc. sont tous dans cette dernière classe de criminels, et
+sont punis dans différentes divisions du second cercle. Les traîtres ou
+ceux qui ont trahi la confiance et l'amitié occupent seuls le troisième
+cercle, qui est le neuvième et dernier de tout l'enfer. Tel est le
+formidable espace qui leur reste à franchir.
+
+Dante, avant de s'y engager, fait quelques questions à son guide.
+Pourquoi, lui demande-t-il, les criminels qu'ils ont vus jusqu'à
+présent, les paresseux, les voluptueux et les autres, sont-ils moins
+cruellement punis que ces derniers coupables? Virgile répond en lui
+rappelant la distinction que la morale établit entre l'incontinence, la
+méchanceté et la férocité brutale, trois vices que le ciel réprouve,
+mais dont le premier l'offense moins que les deux autres. Cette
+distinction est dans la morale d'Aristote[75], ce qui prouve que
+l'étude de ce philosophe était familière à notre poëte[76]. Pourquoi,
+demande-t-il encore, l'usure est-elle mise au rang des actes de violence
+qui outragent Dieu et la nature? Virgile prend sa réponse dans la
+philosophie générale, dans la physique d'Aristote et dans la Genèse.
+Mettant à part la singularité de cette dernière citation, dans la bouche
+de celui qui la fait, son explication, un peu obscure, est, dans sa
+première partie surtout, pleine de force et de dignité. «La philosophie,
+dit-il, apprend en plus d'un endroit à ceux qui s'y appliquent que la
+Nature tire sa source de la divine intelligence et de son art[77].
+Rappelle-toi bien ta physique[78]; tu y trouveras que votre art, à vous
+autres mortels, suit autant qu'il le peut la Nature, comme le disciple
+suit son maître: votre art est donc, pour ainsi dire, le petit-fils de
+Dieu. Souviens-toi encore que, selon la Genèse, c'est de la Nature et de
+l'Art que l'homme, dès le commencement, dut tirer sa vie, et ensuite ses
+progrès[79].
+
+[Note 75: Au commencement du septième livre.]
+
+[Note 76: L'expression dont se sert Virgile fait voir combien le
+Dante avait particulièrement étudié ce traité de morale. Il ne nomme
+point, il ne désigne même pas Aristote; il dit simplement: Ne te
+rappelles-tu pas la manière dont _ta morale_ traite des trois
+dispositions que le ciel réprouve?
+
+ _Non ti rimembra di quelle parole
+ Con le quai la tua etica pertratta
+ Le tre disposizion che'l ciel non vuole_, etc.]
+
+[Note 77:
+
+ _Filosofia, mi disse, a chi l'attende,
+ Nota, non pure in una sola parte,
+ Come natura lo suo corso prende
+ Dal divino intelletto, e da sua arte_.
+
+Il distingue ici, à la manière de Platon et des théologiens, les idées
+divines qui sont éternelles, et l'opération ou la volonté qu'il nomme
+art, et dont il fait le prototype de l'art humain.]
+
+[Note 78: Virgile dit encore ici _la tua fisica_, pour la physique
+d'Aristote, dans laquelle on trouve en effet au second livre, et par
+conséquent, comme dit le texte, _non dopo molte carte_, cette
+comparaison de l'art humain, qui suit la nature, avec le disciple qui
+suit son maître. Dante ne pouvait pas faire une profession plus ouverte
+d'aristotélisme, et il était en même temps Platonicien.]
+
+[Note 79: Ce n'est qu'implicitement que la Genèse dit cela. Le
+Paradis terrestre fut donné à l'homme _ut operaretur et custodiret
+illum_. Gen. II. 15. Après l'en avoir chassé, Dieu lui dit: _In sudore
+vultûs tui vesceris_. Gen. III. 19. Cela suffit au poëte pour y voir que
+Dieu destina la nature et ses productions aux besoins de l'homme; mais
+que l'homme dut employer l'art ou le travail, pour en tirer sa
+subsistance, et les progrès de la société.
+
+ _Da queste_ (la nature et l'art), _se tu ti rechi a mente
+ Lo Genesi, dal principio convene
+ Prender sua vita ed avanzar la gente_.
+
+Cela eût été très bon dans la bouche de Dante lui-même: il ne s'est pas
+aperçu de l'inconvenance que cette citation de la Genèse avait dans
+celle de Virgile.]
+
+Or, l'usurier tient une route contraire; il méprise et la Nature et
+l'Art, puisqu'il met ailleurs toute son espérance.
+
+Ces explications finies, les deux voyageurs s'avancent vers le premier
+de ces trois cercles redoutables. Le monstre qui garde l'entrée du
+premier cercle est le Minotaure[80], et une foule de Centaures armés de
+flèches errent au bas des rochers, dans l'intérieur du cercle, sur les
+bords d'un fleuve de sang. Les commentateurs disent, avec assez
+d'apparence, que Dante a voulu désigner par ces monstres moitié bêtes et
+moitié hommes, la férocité brutale des hommes livrés à la violence qui
+sont punis dans ce cercle de l'Enfer. Il descend, avec son guide, de
+pointe en pointe de rochers, et arrive enfin au bord de ce fleuve de
+sang bouillant, où des damnés plongés jusqu'aux yeux jettent des cris
+horribles. Ici, leur dit un des Centaures, sont punis les tyrans qui ont
+versé le sang et envahi la fortune des hommes[81], et il leur en nomme
+plusieurs, tant anciens que modernes, Alexandre, le cruel Denys de
+Sicile, Azzolino, Obizzo d'Est[82] et d'autres encore, parmi lesquels
+Dante se garde bien d'oublier Attila.
+
+[Note 80: C. XII. Le poëte appelle énergiquement ce monstre
+l'_Infamia di Creti_. On s'apercevra que dans ce chant, comme dans
+quelques autres, je passe sous silence beaucoup de détails, dont
+plusieurs cependant ont dans l'original un grand mérite poétique; mais
+j'ai dû me borner à ce qui est nécessaire pour saisir le fil de l'action
+et indiquer les principales beautés du poëme. En me prescrivant de faire
+une analyse très-rapide, j'ai encore à craindre de l'avoir faite
+beaucoup trop longue.]
+
+[Note 81:
+
+ _E'l gran Centauro disse: ei son tiranni
+ Che dier nel sangue e nell' aver di piglio:
+ Quivi si piangon gli spielati danni_.]
+
+[Note 82: Denys de Syracuse, Azzolino, nommé plus communément
+Eccelino, tyran de Padoue, Obizzo d'Est, marquis de Ferrare et de la
+Marche d'Ancône, tyran cruel et rapace, ne font ici aucune difficulté:
+il n'y en a que sur Alexandre. Vellutello le premier, ensuite Daniello,
+et plus récemment Venturi, ont prétendu dans leurs commentaires que ce
+tyran était Alexandre de Phère; Landino et les autres premiers
+commentateurs avaient établi que c'était Alexandre surnommé le Grand, et
+le père Lombardi a embrassé leur opinion. D'après Justin, qui raconte
+des traits nombreux de cruauté exercés par ce conquérant, sur ses
+parents et ses plus intimes amis, et d'après l'énergique expression de
+Lucain, qui l'appelle _felix prœdo_, Pharsale, X. 21, on peut, dit-il,
+le placer avec justice parmi les tyrans _che dier nel sangue e nell'
+aver di piglio_. Le nom d'Alexandre seul, et sans autre désignation, dit
+assez l'intention du poëte; et l'omission qu'il a faite de lui parmi les
+grandes âmes, _Spiriti magni_, qu'il place dans les Limbes, prouve qu'il
+le réservait pour ce lieu de supplices.]
+
+Le centaure transporte ensuite les deux poëtes sur sa croupe de l'autre
+côté du fleuve, où ils trouvent un bois épais qui n'est percé d'aucune
+route, planté d'arbres à feuilles noires, dont les branches tortueuses
+portent au lieu de fruits, des épines et des poisons[83]. Les harpies,
+dont notre poëte trace le hideux portrait d'après celui qu'en a fait
+Virgile, habitent ce bois affreux; il entend de toutes parts des
+gémissements, et ne voit point ceux qui les poussent. Son maître lui dit
+d'arracher une branche de quelqu'un de ces arbres; au moment où il lui
+obéit, une voix sort du tronc de l'arbre, et s'écrie: Pourquoi
+m'arraches-tu? Un sang noir coule de la branche, et la voix continue:
+Pourquoi me déchires-tu? n'as-tu donc aucun sentiment de pitié? Nous
+fûmes autrefois des hommes, et nous sommes devenus des arbres; ta main
+devrait être moins cruelle, quand nos âmes eussent animé des
+serpents[84]». Cette fiction est, comme on voit, imitée de Virgile, et
+le fut ensuite par le Tasse. Le poëte continue: «Comme un tison de bois
+vert brûlé par un de ses bouts gémit par l'autre, lorsque l'air s'en
+échappe avec bruit, ainsi des paroles et du sang sortaient à la fois de
+ce tronc d'arbre. Dante laisse tomber sa branche, et reste comme un
+homme frappé de crainte. «Je suis, reprend l'arbre, celui qui possédait
+le cœur et toute la confiance de Frédéric. La vile courtisane qui ne
+détourna jamais ses yeux lascifs de la cour de César, la peste commune
+et le vice de toutes les cours[85], enflamma contre moi des âmes
+envieuses qui enflammèrent celle de l'empereur. Mes honneurs furent
+changés en deuil. Je voulus échapper par la mort à l'infortune; ami de
+la justice, je fus injuste envers moi. Je le jure par les racines de ce
+tronc que j'habite; je ne manquai jamais à la foi que je devais à mon
+maître. Si quelqu'un de vous retourne sur la terre, je le conjure de
+prendre soin de ma mémoire encore abattue sous les coups que lui porta
+l'envie». On reconnaît ici Pierre des Vignes, chancelier de Frédéric
+II[86]. Ce bois est donc le lieu où sont punies les âmes des suicides ou
+de ceux qui ont été violents envers eux-mêmes. Celle du malheureux
+chancelier explique aux deux poëtes d'une manière curieuse, mais qu'il
+serait trop long de rapporter, comment elles y sont précipités, et ce
+qu'elles feront de leurs corps après le dernier jugement. D'autres
+suicides moins célèbres, mais qui l'étaient peut-être alors, occupent
+avec moins d'intérêt le reste de cette scène.
+
+[Note 83: C. XIII.]
+
+[Note 84:
+
+ _Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi:
+ Ben dovrebb' esser la tua man più pia,
+ Se state fossim' anime di serpi_.]
+
+[Note 85: Pour caractériser plus fortement l'envie, poison des
+cours, Le Dante n'a pas craint d'employer les termes de _meretrice_ et
+d'_occhi putti_ dont aucun poëte n'oserait peut-être se servir
+aujourd'hui dans le style noble. Mais que gagne-t-on avec cette
+délicatesse? ces quatre vers en sont-ils moins beaux?
+
+ _La meretrice che mai dall' ospizio
+ Di Cesare non torse gli occhi putti,
+ Morte commune e delle corti vizio
+ Infiammò contra me gli animi tutti_, etc.
+
+Tout ce morceau, où le pathétique est joint à la force, est d'une grande
+beauté.]
+
+[Note 86: Voy. ce que nous avons dit de lui, t. I, pages 338 et
+345.]
+
+Celle qui la suit est toute différente. En avançant vers le centre du
+cercle, on passe de ce bois dans une plaine déserte qui en forme la
+troisième division[87]; elle est remplie d'un sable sec, épais et
+brûlant, et couverte d'ombres nues qui pleurent misérablement, et qui
+souffrent dans diverses postures. Les unes gisent à la renverse sur le
+sable, d'autres sont assises, et d'autres marchent sans repos. De larges
+flocons de feu pleuvent lentement sur toute cette plaine, comme la neige
+tombe sur les Alpes quand elle n'est pas poussée par le vent. «Telle que
+dans les plaines brûlantes de l'Inde Alexandre vit tomber sur ses
+troupes des flammes qui, même à terre, ne perdirent point leur
+solidité[88], telle descendait cette pluie d'un feu éternel. Le sable en
+la recevant s'enflammait, comme l'amorce sous les coups de la pierre,
+pour redoubler la rigueur des supplices».
+
+[Note 87: C. XIV.]
+
+[Note 88: Ceci n'est raconté ni dans Quinte-Curce, ni dans Justin,
+ni dans Plutarque, mais se trouve dans une lettre supposée d'Alexandre à
+Aristote.]
+
+Là sont tourmentés ceux qui ont été violents contre Dieu. Au milieu
+d'eux est Capanée, qui dans son attitude et dans ses discours conserve
+son caractère indomptable, et ne paraît s'apercevoir ni du sable brûlant
+ni de la pluie enflammée. Un ruisseau de sang sort de la forêt, et se
+perd dans la plaine de sable; les flammes qui y tombent s'amortissent.
+Virgile interrogé par le Dante donne à ce ruisseau une explication
+mystérieuse. Au milieu de l'île de Crète, dans les flancs du mont Ida,
+est l'immense statue d'un vieillard. Sa tête est d'or pur, sa poitrine
+et ses bras d'argent; le reste du tronc est d'airain, et les extrémités
+sont de fer, à l'exception du pied sur lequel il s'appuie, et qui est
+d'argile. Ce vieillard est le Temps. Toutes les parties de son corps,
+excepté la tête, ont des ouvertures, d'où coulent des larmes qui
+filtrent jusqu'au centre de la terre, forment les fleuves des Enfers,
+l'Achéron, le Styx, le Phlégéton et, jusqu'au plus profond du gouffre,
+se réunissent dans le Cocyte, le plus terrible de tous. Cette grande
+image, poétiquement rendue, couvre des allégories que tous les
+commentateurs depuis Boccace ont très-amplement expliquées, mais où il
+vaut peut-être mieux ne voir que ce qui y est, c'est-à-dire, une idée un
+peu gigantesque, mais poétique du Temps, des quatre âges du monde et des
+maux qui ont fait pleurer la race humaine dans chacun de ces âges,
+excepté dans le premier, à qui la poésie de tous les autres siècles et
+les regrets de tous les hommes ont donné le nom d'âge d'or. Cette idée
+des fleuves de l'Enfer nés des larmes de tous les hommes porte à l'âme
+une émotion mélancolique où se combinent les deux grands ressorts de la
+tragédie, la terreur et la pitié.
+
+Ce ruisseau[89] coule entre deux bords élevés comme les digues qui
+mettent la Flandre à l'abri de la mer, ou comme celles qui garantissent
+Padoue des inondations de la Brenta. Dante marchait sur l'un de ces
+bords; il voit sur le sable enflammé un grand nombre d'âmes qui le
+regardent d'en bas avec des yeux faibles et tremblants. L'une d'elles
+l'arrête par sa robe, et s'écrie en le reconnaissant. Il la reconnaît
+aussi malgré sa face noire et brûlée. Il se baisse, et mettant la main
+sur son visage: Est-ce vous, lui dit-il, _Brunetto Latini_? C'était lui
+en effet que, malgré tout son savoir, un vice honteux et qui outrage la
+Nature avait précipité dans ce lieu de douleurs.
+
+[Note 89: C. XV.]
+
+Dante, qui ne peut ni s'arrêter ni descendre auprès de _Brunetto_,
+marche courbé vers lui pour l'entendre, dans l'attitude du respect. «Si
+tu suis ta destinée, lui dit son ancien maître[90], tu ne peux
+qu'arriver glorieusement au port. Je m'en suis convaincu quand je
+jouissais de la vie; et si je n'étais mort avant le temps, voyant que
+le ciel t'avait si heureusement doué, je t'aurais encouragé à suivre ta
+carrière. Un peuple ingrat et méchant paiera tes bienfaits de sa haine,
+et cela est juste, car des fruits doux ne peuvent prospérer parmi des
+arbustes sauvages. Peuple avare, envieux et superbe! Ô mon fils, ne
+te laisse jamais souiller par ses mœurs. La Fortune te réserve l'honneur
+d'être appelé par les deux partis; mais tu t'éloigneras de tous deux».
+Dante lui répond toujours avec la même tendresse. «Si mes vœux étaient
+accomplis, vous ne seriez point encore banni du sein de la Nature
+humaine; je conserve empreinte dans mon cœur, et je contemple en ce
+moment avec tristesse votre bonne et chère image, et cet air paternel
+que vous aviez dans le monde quand vous m'enseigniez chaque jour comment
+l'homme peut se rendre immortel. Tandis que je vivrai, je veux que ma
+langue exprime la reconnaissance que je vous dois». Il n'y a rien dans
+aucun poëme de plus profondément senti, ni de mieux exprimé. Si l'on
+reconnaît, dans ce qui précède cette belle réponse, le ressentiment que
+le Dante conservait contre son ingrate patrie, on reconnaît aussi dans
+cette réponse même que son âme s'ouvrait facilement aux affections
+douces, et que son style se pliait naturellement à les rendre. Ce poëte
+terrible est, toutes les fois que son sujet le comporte ou l'exige, le
+poëte le plus sensible et le plus touchant[91].
+
+[Note 90:
+
+ _Se tu segui tua stella_, etc.
+
+J'ai cité ces vers dans le chapitre précédent, t. I, pag. 425, note(1):
+ils font allusion à l'horoscope que _Brunetto Latini_ avait tiré de la
+conjonction des astres, à la naissance du Dante.]
+
+[Note 91: Fort bien; mais il fallait commencer par ne point placer
+son cher maître dans cette exécrable catégorie de pécheurs. La
+dépravation des mœurs, sur ce point, était-elle donc alors assez
+générale pour expliquer cette disparate choquante?]
+
+Reprenant ensuite son caractère ferme et élevé, il ajoute qu'il est
+préparé à tous les coups du sort; que ces prédictions ne sont point
+nouvelles pour lui, et que pourvu que sa conscience ne lui fasse aucun
+reproche, la Fortune peut faire, comme elle voudra, tourner sa roue.
+Puis il demande à _Brunetto_ les principaux noms de ceux qui, pour le
+même péché, souffrent avec lui les mêmes peines. Ils sont trop nombreux,
+lui répond son maître, et il faudrait pour cela trop de temps. Apprends,
+en peu de mots, que ce sont tous des gens d'église, de grands
+littérateurs, des hommes célèbres. Il nomme Priscien, François Accurce,
+et indique un certain évêque de Florence[92] qui s'était souillé de ce
+crime, et que le _serviteur des serviteurs de Dieu_, c'est l'expression
+dont se sert ici le poëte, se borna à le transférer au siége épiscopal
+de Vicence où il mourut[93]. Enfin, après lui avoir recommandé son
+_Trésor_, ouvrage qu'il regardait comme son plus beau titre de gloire,
+il le quitte et s'éloigne rapidement.
+
+[Note 92: _Andrea de' Mozzi_.]
+
+[Note 93: Il dit cela brièvement et poétiquement, en mettant le nom
+des rivières qui passent à Florence et à Vicence, au lieu du nom de ces
+deux villes.
+
+ _Che dal servo de' servi
+ Fa trasmutato d'Arno in Bacchiglione_.]
+
+Dante est encore arrêté par les ombres de trois guerriers florentins[94]
+punis pour le même vice, sans doute très-connus alors, mais qui ne sont
+aujourd'hui d'aucun intérêt, et avec lesquels il s'entretient quelque
+temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur
+habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout-à-fait sorties,
+comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui
+répondre, lève la tête, et s'adressant à sa patrie elle-même, il lui
+crie: «Ô Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont
+produit en toi tant d'orgueil et des passions si démesurées que tu
+commences à t'en plaindre». On voit qu'il ne perd aucune occasion
+d'exhaler ses ressentiments, ou plutôt qu'il en fait naître à chaque
+instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il eût
+existé pour lui un art et des règles, on pourrait l'accuser d'y avoir
+manqué en plaçant ainsi à la fin la plus faible partie d'un de ses
+tableaux; mais il marchait sans guide et sans théorie dans un monde
+inconnu et dans un art nouveau. Son plan général est tout ce qui
+l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la règle des
+convenances et des proportions. Il songe enfin à sortir de ce septième
+cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire.
+
+[Note 94: C. XVI. L'un des trois est _Guidoguerra_, l'autre
+_Tegghiajo Aldobrandi_, et le troisième, qui est celui qui parle dans
+cet épisode, _Jacopo Rusticucci_, trois braves guerriers, connus dans ce
+temps-là de tout Florence, dont on retrouve même les noms dans
+l'histoire; mais dont le vice honteux suffirait pour obscurcir leur
+gloire, s'ils en avaient acquis une durable. Dante dit du premier que
+
+ _In sua vita
+ Fece col senno assai e con la spada_;
+
+vers dont le Tasse s'est souvenu quand il a dit de Godefroy, au
+commencement de son poëme:
+
+ _Molto egli oprò col senno e con la mano_.]
+
+Le ruisseau, ou plutôt le fleuve du Phlégéton; qu'il côtoie toujours,
+tombe dans le huitième cercle par une cascade si bruyante que l'oreille
+en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la
+suivre[95]. Le poëte était ceint d'une corde, soit que ce fût la mode de
+son temps, où l'on était vêtu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici
+quelque sens allégorique sur lequel les interprètes ne sont pas
+d'accord. Virgile la lui demande; il la détache, et la lui donne roulée
+en peloton. Virgile la jette par un bout dans le précipice, et ils
+attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin paraître quelque
+chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les
+destinées de son poëme[96] qu'il a réellement vu cette figure sortir du
+noir abîme. Elle nageait dans les ténèbres, et montait à l'aide de la
+corde, comme un marin qui a plongé dans la mer pour dégager une ancre
+embarrassée dans les rochers, et qui remonte en étendant les bras et
+s'accrochant avec les pieds. «Voici, s'écrie Virgile[97], voici le
+monstre à la queue acérée qui passe les monts, brise les murs et les
+armes; voici celle qui empoisonne tout l'Univers». C'est la Fraude
+personnifiée qui est annoncée ainsi, et qui sort du huitième cercle, où
+tous les genres de fraude sont punis. Le monstre lève hors du précipice
+sa tête et son buste, mais il y laisse pendre sa queue. Sa figure est
+celle d'un homme juste et bon; son corps est celui d'un serpent; ses
+deux bras, terminés en griffes, sont velus jusqu'aux aisselles. Son dos,
+sa poitrine et ses flancs sont couverts de nœuds et de taches rondes,
+d'autant de diverses couleurs que les tapis des Turcs et des Tartares,
+et tissus avec tout l'art d'Arachné. «Comme les barques sont quelquefois
+tirées en partie sur le rivage et encore en partie dans l'eau, ou comme
+sur les bords du Danube, les castors se tiennent prêts à faire la guerre
+aux poissons, ainsi cette bête exécrable se tenait sur les rochers qui
+terminent la plaine de sable; sa queue entière s'agitait dans le vide,
+et recourbait en haut la fourche venimeuse qui en arme la pointe comme
+celle du scorpion».
+
+[Note 95: Il y ici une fort belle comparaison du bruit que fait ce
+torrent avec celui que le _Montone_ fait entendre, quand, descendu des
+Apennins, il se précipite vers la mer. Mais si je m'arrêtais dans cette
+analyse à toutes les beautés poétiques, je ne la finirais jamais.]
+
+[Note 96:
+
+ _E per le note
+ Di questa Commedia, lettor, ti giuro,
+ S'elle non sien di lunga grazia vote,
+ Ch'io vidi_, etc.]
+
+[Note 97: C. XVII.]
+
+Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour
+descendre, Dante visite les dernières extrémités du cercle. Les avares y
+sont tourmentés, ils s'agitent sur le sable brûlant comme s'ils étaient
+mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue
+au cou. Dante ne reconnaît la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait
+de satyre ingénieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs,
+lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs
+nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de
+dénonciateur à l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux
+vices à la fois. Cependant Virgile était déjà monté sur la croupe du
+monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le
+Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se
+place devant son maître, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence
+par reculer lentement comme une barque qui se détache du rivage, puis se
+sentant comme à flot dans l'air épais, il se retourne et descend dans le
+vide en nageant au milieu des ténèbres. Le poëte compare la crainte dont
+il est saisi en se sentant descendre environné d'air de toutes parts, et
+ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, à celle qu'éprouva
+Phaëton quand il abandonna les rênes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre
+ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et
+descend. Dante ne s'aperçoit d'abord de l'espace qu'il traverse que par
+le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est
+frappé du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre;
+bientôt il entend des plaintes et il aperçoit des feux qui lui annoncent
+qu'il approche d'un nouveau séjour de tourments. Enfin Geryon arrive au
+bas des rochers, les y dépose, et disparaît comme un trait. Cette
+descente extraordinaire est peinte avec une effrayante vérité. On
+partage les terreurs du poëte ainsi suspendu sur l'abîme, et l'on se
+sent, pour ainsi dire, la tête tourner en le regardant descendre.
+
+Le huitième cercle où il arrive[98] est d'une construction
+particulière. C'est celui où les fourbes sont punis. Dante distingue dix
+espèces de fraudes, et trouve le moyen de leur attribuer à toutes une
+nuance différente de peines. Au centre du cercle est un puits large et
+profond, et entre ce puits et le pied des rochers, le cercle se divise
+en dix espaces ou fosses concentriques qui sont creusées de manière que,
+dans chacune de ces fosses, est enfoncée une des dix classes de fourbes.
+Enfin depuis l'extérieur du grand cercle jusqu'au puits qui est au
+milieu, des rochers jetés d'une fosse à l'autre, servent de
+communications et comme de ponts pour y passer. C'est à toute cette
+enceinte; aussi bizarre que terrible, que le poëte a donné le nom de
+_Malebolge_ ou de _fosses maudites_. Dans la première de ces _bolges_ ou
+fosses, sont plongés les fourbes qui ont trompé les femmes ou pour leur
+propre compte ou pour celui d'autrui. Partagés en deux files, ils
+courent en sens contraire. Des démons, armés de grands fouets, les
+battent cruellement et les forcent de courir sans cesse. Dante reconnaît
+dans l'une de ces deux files _Caccia Nemico_, Bolonais, qui avait vendu
+sa propre sœur au marquis de Ferrare[99]; il apprend de lui qu'il n'est
+pas à beaucoup près le seul de son pays qui soit là pour le même crime.
+Un diable interrompt _Caccia Nemico_, et le fait courir à grands coups
+de fouet. Le poëte va chercher plus loin un exemple de ceux qui ont
+trompé des femmes pour eux-mêmes. C'est Jason, que son maître lui fait
+reconnaître dans la seconde file, et qui, comme on voit, courait et
+était fouetté depuis long-temps pour avoir trompé Hypsipyle et Médée. La
+seconde fosse contient les flatteurs, ceux qui se sont rendus coupables
+de la plus basse peut-être, mais aussi de la plus utile de toutes les
+fraudes, l'adulation. Leur supplice est plus sale et plus dégoûtant
+qu'il n'est permis de le dire; ils sont plongés tout entiers dans ce
+qu'il y a de plus infect et de plus immonde; et si l'on ne peut en
+vouloir au poëte pour les avoir placés dans un élément si digne d'eux,
+on peut au moins lui reprocher une franchise d'expression que ne peut
+accuser le manque de goût ni la grossièreté d'aucun siècle.
+
+[Note 98: C. XVIII.]
+
+[Note 99: _Obizzo du Este_, le même qu'il a compté ci-dessus parmi
+les tyrans sanguinaires.]
+
+Les simoniaques remplissent la troisième fosse[100]. Le poëte, avant de
+la décrire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint
+Pierre le pouvoir de conférer la grâce divine, et qui donna son nom à un
+vice que l'on peut nommer ecclésiastique[101]; il s'adresse en même
+temps à ses misérables sectateurs, dont la rapacité prostitue à prix
+d'or les choses de Dieu qui ne devraient être données qu'aux plus
+dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la
+trompette[102]. Cela ressemble à une déclaration de guerre; et nous
+l'allons voir joindre en effet corps à corps ceux qu'il regardait sans
+doute comme les généraux ennemis, puisque, Gibelin déclaré, il était
+exilé, ruiné, persécuté par le parti des Guelfes, dont les papes étaient
+les chefs. Il marche à eux avec tant de fracas; il est si ingénieux et
+si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'idée
+de ce chant est une des premières qui s'était présentée à lui dans la
+conception de son poëme, qui l'avait le plus engagé à l'entreprendre, et
+qui était entrée le plus nécessairement dans son plan.
+
+[Note 100: C. XIX.]
+
+[Note 101: La simonie n'est autre chose que la vente ou la
+transmission intéressée des emplois et des biens de l'Église.]
+
+[Note 102:
+
+ _Or convien che per voi suoni la tromba_.]
+
+Le fond de cette fosse est divisé en trous enflammés, où les Simoniaques
+sont plongés la tête la première; leurs jambes et leurs pieds tout en
+feu paraissent seul au dehors, et font des mouvements qui leur sont
+arrachés par la souffrance. Dante en remarque un dont les pieds
+s'agitent avec plus de rapidité, il désire l'interroger. Virgile le fait
+descendre presque au fond de la fosse en le soutenant le long du bord.
+Là, il parle au malheureux damné en se courbant vers lui, comme le
+confesseur se courbe vers le perfide assassin lorsqu'il subit son
+supplice. Le damné, au lieu de répondre, lui dit: Est-ce toi Boniface?
+es-tu déjà las de t'enrichir, de tromper et d'avilir l'église? Le poëte
+surpris n'entend rien à ce langage. Quand le malheureux voit qu'il s'est
+trompé, ses pieds s'agitent avec plus de force; il soupire et d'une voix
+plaintive, il avoue qu'il est le pape Nicolas III, de la maison des
+Ursins, qui ne songea qu'a amasser des trésors pour lui et pour son
+avide famille. Au-dessous de sa tête sont enfoncés ceux de ses
+prédécesseurs qui ont été coupables du même crime. Il y tombera lui-même
+quand ce Boniface VIII qu'il attend sera venu; mais Boniface n'agitera
+pas long-temps ses pieds hors de ce trou brûlant; après lui viendra de
+l'occident un pasteur sans foi et sans loi, qui les enfoncera et les
+couvrira tous deux, Boniface et lui. Il désigne ainsi Clément V, que fit
+nommer le roi de France Philippe-le-Bel[103]. Ce trait satirique est
+aussi piquant et aussi nouveau que hardi. On doit se rappeler que Dante
+en commençant son poëme feint que c'est l'année même de la révolution du
+siècle, ou en 1300, qu'il eut la vision qui en est le sujet. Nicolas III
+était mort vingt ans auparavant[104], et Boniface VIII, mort en 1303,
+n'attendit en effet que onze ans, dans ce trou brûlant, Clément V.
+Pouvait-on représenter plus vivement la simonie successive de ces trois
+papes? Mais furent-ils en effet tous trois simoniaques? Voyez
+l'histoire.
+
+[Note 103: Voy. sur cette élection, ci-après, chap. XI, vers le
+commencement.]
+
+[Note 104: En 1280.]
+
+Le poëte une fois en verve sur ce sujet fécond, n'en reste pas là. Il
+interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de
+St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. «Certes, il ne
+lui demanda rien; il ne lui dit que ces mots: Suis-moi. Ni Pierre, ni
+les autres, ne demandèrent à Mathias de l'or ou de l'argent, quand il
+fut élu à la place du traître Judas. Tu es donc justement puni. Garde
+bien maintenant ces trésors qui te rendaient si fier. Et si je n'étais
+retenu par un vieux respect pour la thiare[105], je vous ferais encore
+des reproches plus graves. Votre avarice corrompt le monde entier, foule
+les bons, élève les méchants. C'est vous, pasteurs iniques, que
+l'évangéliste avait en vue, quand il voyait celle qui était assise sur
+les eaux se prostituer aux rois. Vous vous êtes fait des dieux d'or et
+d'argent; et quelle différence y a-t-il entre vous et l'idolâtre, si non
+qu'il en adore un, et vous cent[106]?
+
+[Note 105:
+
+ _E se non fosse ch'ancor lo mi vieta
+ La riverenza delle somme chiavi_, etc.]
+
+[Note 106: Le père Lombardi me paraît expliquer cela mieux que les
+autres interprètes. Selon lui, _un_ et _cent_ sont ici des nombres
+déterminés pour des nombres indéterminés, et marquant seulement la
+proportion qu'il y a entre cent et un. C'est comme si le Dante disait:
+quelque nombre d'idoles ou de dieux qu'adorassent les idolâtres, vous en
+adorez cent fois plus. Il est difficile autrement d'entendre comment les
+idolâtres, c'est-à-dire, les polythéistes n'adoraient qu'un seul dieu.]
+
+Ah! Constantin! que de maux a produits, non ta conversion, mais la dot
+dont tu fus le premier à enrichir le chef de l'Église[107]». A ce
+discours, Nicolas III, soit colère, soit remords, agitait ses pieds avec
+plus de violence. Dante le quitte enfin; Virgile le prend dans ses bras
+et le fait remonter sur le bord d'où ils étaient descendus.
+
+[Note 107: Au temps du Dante, on croyait encore à la donation de
+Constantin.]
+
+Si cette virulente sortie scandalise des âmes timorées, dont tout le
+monde connaît le zèle aussi désintéressé et surtout aussi charitable que
+sincère, il faut leur rappeler qu'il y a eu des papes plus traitables à
+cet égard, et de meilleure composition que les papistes, puisqu'ils ont
+accepté la dédicace de plusieurs éditions de la _Divine Comédie_, sans
+exiger qu'on en retranchât un seul vers.
+
+La quatrième fosse[108], ou vallée à laquelle passent les deux poëtes,
+renferme les prétendus devins. Leur supplice est assorti à leur crime.
+Ils ont voulu, par des moyens coupables, pénétrer dans l'avenir: ils ont
+maintenant la tête et le cou renversés, et leur visage tourné à
+contre-sens, ne voit que derrière leurs épaules, qui sont inondées de
+leurs larmes[109]. Ce sont d'abord les devins de l'antiquité,
+Amphiaraüs, Tiresias, Arons[110], et enfin la devineresse Manto. Dante
+s'arrête à parler d'elle, ou plutôt à écouter ce que lui en dit Virgile,
+qui ne paraissant que raconter son histoire, et les voyages qu'elle
+avait faits avant de se fixer, pour exercer son art, aux lieux où fut
+ensuite bâtie Mantoue, fait en effet l'histoire de la fondation de cette
+ville, qu'il reconnaît pour sa patrie[111]. Parmi les autres devins
+antiques, Virgile lui montre encore Eurypyle qui partageait avec Calchas
+les fonctions d'augure, dans le camp des Grecs, au siége de Troie[112].
+Quelques devins modernes viennent ensuite, tels que Michel Scot, l'un
+des astrologues de Frédéric II, _Guido Bonatti_ de Forli, Asdent de
+Parme, charlatans obscurs qui avaient sans doute alors de la réputation,
+et quelques vieilles sorcières qu'heureusement le poëte ne nomme pas.
+
+[Note 108: C. XX.]
+
+[Note 109: Ce ne sont pas leurs épaules qui en sont baignées: le
+teste dit tout simplement:
+
+ _Che'l pianto degli occhi
+ Le natiche bagnava per lo fesso_.
+
+Mais il n'est pas permis en français d'être si naïf.]
+
+[Note 110: Devin qui habitait les carrières de marbre des montagnes
+de Luni près de Carrare. Lucain a dit de lui, Pharsale, l. I, v. 586.
+
+ _Aruns incoluit desertœ mœnia Lunœ_, etc.]
+
+[Note 111: Il n'était pourtant pas né dans cette ville même, mais
+dans un village voisin appelé Andès: c'est ce qui a fait dire à Silius
+Italicus, l. 8,
+
+ _Mantua musarum domus, atque ad sydera cantu.
+ Erecta Andino_.]
+
+[Note 112: Cet Eurypile est cité dans le discours du traître Simon,
+quelques vers après qu'il a parlé de Calchas, Énéide, l. II, v. 114. Le
+texte italien donne ici lieu à une observation. Dante fait dire à
+Virgile:
+
+ _E così'l canta.
+ L'alta mia tragedia in alcun loco_.
+
+Par cette haute tragédie, il entend son Énéide, conformément à l'idée
+que Dante s'était faite des trois styles, tragique, comique et
+élégiaque. C'est cette idée qui l'avait déterminé à donner à son poëme
+le titre de Comédie. Cela confirme ce que j'en ai dit, t. I, p. 484.]
+
+Un autre pont le conduit à la cinquième vallée[113], où sont jetés dans
+de la poix brûlante ceux qui ont fait un mauvais trafic et prévariqué
+dans leurs emplois. Ici se trouve cette comparaison justement vantée où
+il emploie poétiquement et en très-beaux vers, dans la description de
+l'arsenal de Venise, un grand nombre d'expressions techniques. «Telle
+que dans l'arsenal des Vénitiens, on voit pendant l'hiver bouillir la
+poix tenace destinée à radouber leurs vaisseaux endommagés[114], et
+hors d'état de tenir la mer; l'un remet à neuf son navire, l'autre
+calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages: l'un
+retravaille la proue, l'autre la poupe: celui-ci fait des rames,
+celui-là tourne des cordages, un autre raccommode ou la misaine ou
+l'artimon; telle bouillait dans ces profondeurs, non par l'ardeur du
+feu, mais par un effet du pouvoir divin, une poix épaisse et gluante,
+qui de toutes parts en enduisait les bords». Un diable noir, accourt les
+ailes ouvertes, saute légèrement de rochers en rochers, et vient jeter
+dans cette fosse un des Anciens de la république de Lucques, ville où,
+s'il faut en croire le Dante, il était si commun de trafiquer des
+emplois publics, que personne n'y était exempt de ce vice[115]. Le damné
+va au fond, et revient à la surface; mais tous les diables se moquent
+de lui; il n'y a point là, lui disent-ils, de sainte Face[116], comme à
+Lucques, pour le défendre; et quand il veut s'élever au-dessus de la
+poix bouillante, ils l'y replongent avec de longs crocs dont ils sont
+armés. Lorsque les voyageurs vont pour passer dans la vallée suivante,
+une foule de ces diables armés de crocs se poste au bas du pont pour les
+arrêter. Ici commence un long épisode où les diables trompent d'abord
+les deux poëtes, leur font prendre un détour, sous prétexte que le pont
+est rompu, et s'offrent à les conduire vers une autre arcade. Le chef de
+cette troupe leur donne pour escorte dix des diables qui la composent,
+et les désigne tous par leurs noms. Ces noms sont de la façon du poëte.
+Ce sont _Alichino, Calcabrina, Cagnazzo, Barbariccia, Libicocco_, ainsi
+des autres. Beau sujet à commentaires que de chercher à savoir où il les
+avait pris, et le sens qu'il y attachait. Les interprètes n'y ont pas
+manqué, et le résultat est qu'aucun d'eux n'a pu y rien entendre[117].
+
+[Note 113: C. XXI.]
+
+[Note 114:
+
+ _Quale nell' Arzanà de' Viniziani
+ Bolle l'inverno la tenace pece,
+ A rimpalmar li legni lor non sani_, etc.]
+
+[Note 115: Il dit cela dans un vers satyrique d'excellent goût.
+
+ _Ogni uom v'è baratlier, fuor che Bonturo_.
+
+Ce _Bonturo Bonturi_, de la famille des _Dati_, était, selon tous les
+commentateurs, le plus effronté de tous les _barattieri_, ou trafiquants
+d'emplois, de la ville de Lucques. Cette ironie spirituelle et piquante
+ne serait pas déplacée dans une satyre d'Horace. En italien, la
+_baratteria_ est pour les emplois publics ce qu'est _la simonia_ pour
+ceux de l'église.]
+
+[Note 116:
+
+ _Quì non ha luogo il santo Volto_.
+
+Allusion à une sainte Face miraculeuse que les Lucquois prétendaient
+posséder, et dont il paraît qu'ils étaient très-fiers.]
+
+[Note 117: Je passe ici, pour abréger, beaucoup de détails que les
+adorateurs du Dante regretteront peut-être: je crois pourtant qu'il en a
+peu qui soient vraiment à regretter. Ils me pardonneront du moins de
+n'avoir rien dit du dernier vers de ce vingt et unième chant.]
+
+La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des idées
+militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa poésie devient pompeuse et
+bruyante comme elles. «J'ai vu, dit-il[118], des cavaliers marcher en
+bataille, ou commencer l'attaque, ou passer en revue, et quelquefois
+battre en retraite; j'ai vu, ô gens d'Arezzo, des troupes légères
+insulter votre territoire et y faire des expéditions rapides: j'ai vu
+des tournois et des joutes guerrières, tantôt au son des trompettes, ou
+au son des cloches portées sur des chars, tantôt au bruit des tambours,
+ou signal donné par les châteaux avec des instruments, soit de notre
+pays, soit des nations étrangères; mais je n'ai jamais vu marcher au son
+d'instruments si bizarres ni cavaliers ni piétons; on n'entendit jamais
+un pareil bruit sur un vaisseau quand on signale la terre ou les
+étoiles». C'est dans cet appareil qu'ils côtoyent l'étang de poix
+bouillante ou les prévaricateurs sont plongés. Il se passe entre les
+damnés et les diables des scènes horribles et ridicules. Ces diables,
+quand ils sont en gaîté ne sont pas de trop bons plaisants. C'est, à ce
+qu'il paraît, quelqu'une de ces farces grossières qu'on représentait
+alors devant le peuple, et où l'on mettait aux prises de pauvres âmes
+avec des diables armés de tisons et de fourches (spectacles un peu
+différents de ceux qui amusaient les loisirs, élevaient et anoblissaient
+les sentiments et les pensées des anciens peuples), c'est quelqu'une de
+ces représentations fanatiques et burlesques, qui aura donné au Dante
+l'idée de cette espèce de comédie dans l'Enfer. L'action en est vive,
+pétulante, mais elle ne produit rien que de triste et de rebutant pour
+le goût. Plus on reconnaît le poëte dans quelques comparaisons et dans
+quelques détails, plus on regrette de voir la poésie employée à un tel
+usage. Un Navarrois[119], favori du bon roi Thibault, comte de
+Champagne, et un moine de Gallura en Sardaigne[120], tourmentés pour le
+trafic honteux qu'ils firent sur la terre, ne sont pas des morts assez
+connus pour donner le moindre intérêt à ces détails.
+
+[Note 118: C. XXII.
+
+ _Io vidi già cavalier muover campo,
+ E cominciare stormo, e far la mostra,
+ E talvolta partir per loro scampo_, etc.]
+
+[Note 119: _Giampolo_, ou _Ciampolo_.]
+
+[Note 120: _Frate Gomita_, favori de _Nino de' Visconti_ de Pise,
+gouverneur ou président de Gallura.]
+
+Les deux poëtes ont enfin l'adresse d'échapper à ces diables tapageurs,
+à cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixième vallée[121].
+Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte
+et le sauve. Cette action réveille la sensibilité exquise et profonde
+de notre poëte: quelque naturelle qu'elle fût en lui, on ne comprend pas
+comment il pouvait la retrouver au fond de ces abîmes, et parmi d'aussi
+tristes fictions, «Mon guide m'enleva, dit-il, comme une mère réveillée
+par le bruit et qui voit près d'elle les flammes de l'incendie, prend
+son fils, fuit sans s'arrêter, plus occupée de lui que d'elle-même, et
+sans prendre même le temps de se vêtir[122]. Il se laisse aller à la
+renverse en me tenant ainsi sur la pente de ces rochers. L'eau qui se
+précipite par un canal pour tourner la roue d'un moulin, ne coule pas
+aussi rapidement que mon maître descendit alors, en me portant sur sa
+poitrine, plutôt comme son fils que comme un compagnon de voyage[123]».
+
+[Note 121: C. XXIII.]
+
+[Note 122:
+
+ _Che prende'l figlio, e fugge, e non s'arresta,
+ Avendo più di lui che di se cura,
+ Tanto che solo una camicia vesta_.
+
+Mot à mot: «Tant qu'elle sort vêtue de sa seule chemise». Mais, encore
+une fois, il nous est défendu d'être aussi simples que les italiens, à
+qui nous reprochons tant de ne l'être pas.]
+
+[Note 123:
+
+ _Portando sene me sovra'l suo petto
+ Come suo figlio, e non come compagno_.]
+
+Dans cette sixième fosse, où les voilà parvenus, ils trouvent les
+hypocrites marchant à pas lents, peints de diverses couleurs, vêtus de
+grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les
+yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or éblouissant, mais en
+dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont
+courbés sous leur poids. Cet emblême est clair et significatif, mais le
+poëte en tire peu de parti. Entouré pendant sa vie de tant d'hypocrites
+sur la terre, il n'en reconnaît que deux dans les Enfers, et ce sont
+deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont liés à aucun souvenir
+historique[124]. Les autres restent enfoncés dans leurs capuces. Chacun
+peut se figurer qui il lui plaît sous ces pesantes enveloppes. Depuis le
+siècle du Dante jusqu'au nôtre, on n'a manqué dans aucun temps de gens
+dont le métier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne
+connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs.
+
+[Note 124: Il faut cependant être juste: Dante pouvait croire que
+ces noms, qui avaient brillé un instant à Florence, brilleraient aussi
+dans l'histoire. Ces deux hypocrites se nommaient, l'un _Catalano_, et
+l'autre _Loderingo_. Il étaient chevaliers de l'ordre religieux et
+militaire des _Frati Godenti_, ou _Gaudenti_, dont nous avons parlé dans
+le chap. VII, au sujet du poëte _Guittone d'Arezzo_. Florence crut, en
+1266, apaiser les deux partis qui la divisaient, en mettant ces deux
+chevaliers, l'un Gibelin, l'autre Guelfe, à la tête du gouvernement. Il
+se trouva que c'étaient deux hypocrites; vendus tous deux aux Guelfes,
+ils opprimèrent les Gibelins, firent brûler leurs maisons, et les firent
+chasser de la ville. _Indè irœ_.]
+
+Avant de sortir de cette fosse, une réponse de l'un des deux Bolonais
+fait éprouver à Virgile un instant de trouble et même de colère; mais ce
+nuage se dissipe bientôt. L'idée de ce double mouvement suffit pour
+inspirer au Dante cette belle comparaison tirée des objets les plus
+simples, mais exprimée avec toutes les richesses de la poésie homérique.
+«Dans cette partie de la renaissante année[125], où le soleil trempe ses
+cheveux dorés dans l'onde du verseau, et où déjà les nuits perdent de
+leur longue durée, quand le givre du matin ressemble sur la terre à la
+neige, sa blanche sœur, mais qu'il doit se dissiper en peu de temps, le
+villageois qui manque de provisions pour ses troupeaux, se lève,
+regarde, et voyant la campagne toute blanchie, se livre au plus profond
+chagrin. Il retourne à sa maison, et se plaint, errant ça et là, comme
+un malheureux qui ne sait quel parti prendre. Il revient ensuite, et
+reprend l'espérance, en voyant la face de la terre changée en peu de
+moments; il prend sa houlette et conduit ses brebis au pâturage. C'est
+ainsi que mon maître me fit pâlir de crainte, quand je vis son front se
+troubler, et c'est ainsi qu'il guérit bientôt lui-même le mal qu'il
+m'avait fait.»
+
+[Note 125: C. XXIV.
+
+ _In quella parte dei giovinetto anno
+ Che'l sole i crin sotto l'Aquario tempra,
+ E già le nutti al mezzodì s'envanno_, etc.]
+
+Du fond de la sixième vallée où marchent les deux poëtes, il leur faut
+beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit à la septième.
+Cette marche pénible est décrite avec toutes les couleurs de la poésie;
+mais il est impossible d'entrer dans tous ces détails; de plus grandes
+beautés nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce
+trait que Virgile adresse à son élève, dans un moment où il le voit
+manquer de force et de courage. «Ce n'est, lui dit-il, ni en s'asseyant
+sur la plume ni sous des courtines qu'on acquiert de la renommée, et
+celui qui sans renommée consume sa vie, ne laisse après lui de traces
+sur la terre que comme la fumée dans l'air ou l'écume sur l'onde[126].»
+
+[Note 126:
+
+ _Che seggendo in piuma
+ In fama non sivien, nè sotto coltre:
+ Sanza la qual chi sua vita consuma,
+ Cotal vestigio in terra di se lascia,
+ Qual fummo in aere, ed in acqua la schiuma_.]
+
+Les voleurs qui ont joint la fraude au brigandage sont punis dans cette
+fosse. Le fond en est comblé d'un épais amas de serpents, tels que la
+sabloneuse Lybie, l'Éthiopie ni l'Égypte n'en produisirent jamais de
+plus affreux. Parmi ces serpents les ombres coupables courent nues et
+épouvantées; elles courent les mains liées derrière le dos avec des
+couleuvres, dont la tête et la queue leur percent les reins, et se
+renouent ensemble devant eux. Un serpent s'élance sur une de ces ombres,
+la pique, la fait tomber en cendres; mais cette cendre se rassemble
+d'elle-même, et l'ombre se relève telle qu'elle était auparavant. «C'est
+ainsi, dit le poëte, en se servant d'expressions et d'images imitées
+d'Ovide, et qu'il est bien extraordinaire que ces damnés lui rappellent,
+c'est ainsi que de l'aveu des anciens sages, le Phénix meurt et renaît
+quand la fin de son cinquième siècle approche[127]. Il ne se nourrit ni
+d'herbes ni de grains pendant sa vie, mais seulement de parfums, et des
+larmes de l'encens; et les parfums et la myrrhe sont le dernier lit où
+il repose». Cela est peut-être beaucoup trop poétique et trop beau pour
+un _Vanni Fucci_, voleur de vases sacrés à Pistoie[128], qui n'est là
+que pour dire quelque mots obscurs, et qui ont besoin de commentaire,
+sur les _Blancs_ et les _Noirs_, ces deux factions nées dans sa patrie,
+et qui avaient fait ensuite tant de mal aux Florentins. Il prend la
+fuite après avoir maudit Dieu, Pistoie et Florence. Il est poursuivi par
+un Centaure[129] couvert de serpents depuis la croupe jusqu'à la face.
+Un dragon enflammé se tient, les ailes étendues, debout sur ses épaules.
+Ce Centaure est Cacus, ce brigand du mont Aventin, tué par Hercule,
+quoique Cacus ne fût point un Centaure.
+
+[Note 127: Imitation ou traduction abrégée de ce beau passage des
+Métamorphoses d'Ovide:
+
+ _Una est, quœ reparet, seque ipsa reseminet ales.
+ Assyrii Phœnica vocant: non fruge, neque herbis,
+ Sed turis lacrimis, et succo vivit amomi_.
+ Métam., l. XV, v. 392 et suiv.]
+
+[Note 128: Ce misérable avait volé le trésor de la sacristie du dôme
+de Pistoie: un de ses amis, nommé _Vanni della Nona_, aussi honnête
+homme que lui sans doute, les avait recélés. On soupçonna de ce vol un
+autre homme que l'on mit en prison. _Fucci_ le tira d'affaire en lui
+conseillant de faire faire, par le podestat, une recherche dans la
+maison de _Vanni della Nona_. Les effets furent trouvés, et le
+malheureux _Vanni_ pendu. Dante met quelquefois de bien vils coquins
+dans son Enfer.]
+
+[Note 129: C. XXV.]
+
+Trois ombres s'élèvent à la fois du fond de la fosse. Deux serpents
+énormes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement à
+chacune d'elles, se collent tout entiers à leurs corps, enlacent leurs
+pattes à leurs bras, à leurs flancs, à leurs jambes. Par une
+métamorphose étrange et par trois procédés différents, décrits tous les
+trois avec une variété prodigieuse, les membres et le corps des
+serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns
+dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures
+d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du
+serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent
+vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie
+imitative, perdrait trop à être abrégé ou même traduit. Il est plein de
+verve, d'inspiration, de nouveauté. C'est peut-être un de ceux où l'on
+peut le plus admirer le talent poétique du Dante, cet art de peindre par
+les mots, de représenter des objets fantastiques, des êtres ou des faits
+hors de la nature et de toute possibilité, avec tant de vérité, de
+naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant
+lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus.
+
+Dans cette étrange métamorphose, les serpents qui se transforment en
+hommes et les hommes métamorphosés en serpents sont des damnés les uns
+comme les autres. Tous ont été des citoyens distingués de Florence, qui
+sont punis dans cette fosse réservée aux voleurs, non pour des vols
+particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus
+éclairés, pour avoir, dans les premiers emplois, détourné à leur profit
+les impôts, ou fait de toute autre manière leur fortune aux dépens de la
+république[130]. Ayant ainsi consacré et comme immortalisé leur
+opprobre, le poëte triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur
+cette odieuse Florence qui l'a proscrit. «Jouis, ô Florence,
+s'écrie-t-il[131]! tu t'es élevée si haut que ta renommée vole sur la
+terre et sur la mer, et que ton nom se répand dans l'Enfer même. J'ai
+trouvé parmi les voleurs cinq de tes citoyens d'un tel rang que j'en
+rougis, et qu'il t'en revient peu de gloire.» Il présage ensuite à son
+ennemie des malheurs que ses plus proches voisins désirent, et qu'il ne
+saurait voir arriver trop tôt. Puis reprenant sa route avec son guide,
+ils entrent dans la huitième vallée.
+
+[Note 130: Les cinq prévaricateurs qu'il nomme avec un art
+particulier, et à mesure qu'il les peint comme agents ou patients de ce
+singulier supplice, sont _Cianfa Donati, Agnel Brunelleschi, Buoso
+Donati, Puccio Sciancato_ et _Francesco Guercio Cavalcante_. Le
+quatrième nom seul est obscur; les _Donati_, les _Brunelleschi_, et les
+_Cavalcanti_ étaient des premières familles de Florence.]
+
+[Note 131: C. XXV.
+
+ _Godi, Firenze, poi che se' si grande
+ Che per mare e per terra butti l'ali,
+ E per lo'nferno il tuo nome si spande_.]
+
+Elle est remplie de flammes étincelantes, divisées en groupes enflammés
+et mobiles, dont chacun contient une âme criminelle qu'on ne voit pas.
+Un spectacle si nouveau que le poëte se crée à lui-même, lui inspire
+deux comparaisons très-différentes entre elles; l'une tirée des objets
+champêtres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous
+les grands poëtes, l'autre des traditions de l'Écriture et de l'Histoire
+des Prophètes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le
+villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs
+jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la vallée, peut-être à
+l'endroit même où sont ses vignes et ses champs; et les damnés sont
+enveloppés et cachés dans ces flammes, de même qu'Elysée vit disparaître
+le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux,
+il n'aperçut plus que la flamme qui s'élevait contre un léger nuage.
+
+Une de ces flammes est double, et Virgile lui apprend qu'elle renferme
+Ulysse et Diomède; ils y expient l'invention frauduleuse du cheval de
+Troie, l'enlèvement du Palladium et la mort de Déidamie. Le premier,
+interrogé par Virgile, raconte ses voyages et sa mort tout autrement
+qu'on ne les lit dans l'_Odyssée_. Il erra long-temps avec ces
+compagnons dans la Méditerranée. Passant ensuite le détroit de
+Gibraltar, ils s'avancèrent dans l'Océan; le cinquième mois, ils
+aperçurent de loin une haute montagne. Ils essayaient d'en approcher
+lorsqu'un tourbillon s'éleva de cette terre nouvelle, et les enfonça,
+eux et leur vaisseau, jusqu'au fond des mers. Les commentateurs[132]
+veulent que Dante, en suivant une tradition différente de celle
+d'Homère, et dont on trouve quelques traces dans Pline et dans
+Solin[133], désigne ainsi la montagne du haut de laquelle on feint
+qu'était le Paradis terrestre, où il doit monter dans la seconde partie
+de son poëme; mais rien dans le texte n'indique cette intention. Il faut
+peut-être aller plus loin que les commentateurs. En effet, ne serait-il
+pas possible que le Dante eût eu quelque connaissance ou quelque idée de
+la grande catastrophe de l'île Atlantide, qui paraît avoir été placée
+dans l'Océan qui porte encore son nom; que cette montagne, d'où s'élève
+un tourbillon destructeur, fût le volcan de Ténériffe, qui, depuis
+long-temps éteint, domine sur les Canaries, anciens débris de la grande
+île, et qu'enfin le poëte eût voulu consigner cette tradition dans son
+ouvrage? Je livre aux studieux amateurs du Dante cette conjecture, que
+ce n'est pas ici le lieu d'approfondir, mais qui s'accorderait peut-être
+avec ce que les anciens ont dit des îles Fortunées, où ils plaçaient le
+séjour des bienheureux, et avec ce qu'en ont écrit quelques modernes.
+Ne pourrait-on pas croire aussi, et peut-être avec plus de
+vraisemblance, que, quoique l'Amérique ne fût pas encore découverte, il
+courait déjà des bruits de l'existence d'un autre monde, au-delà des
+mers; et que le Dante, attentif à recueillir dans son poëme toutes les
+connaissances acquises de son temps, ne négligea pas même ce bruit, si
+important par son objet, tout confus qu'il était encore[134]?
+
+[Note 132: _Daniello, Landino, Vellutello, Venturi_, et plus
+récemment _Lombardi_.]
+
+[Note 133: Ils donnent Ulysse pour fondateur à Lisbonne, ou
+Ulisbonne, ville située sur cette mer.]
+
+[Note 134: Le discours d'Ulysse à ses compagnons paraît plus
+favorable à cette dernière vue «Ne refusez pas, leur dit-il, à ce peu de
+vie qui vous reste, la connaissance d'un monde sans habitants, que vous
+pouvez acquérir en suivant le cours du soleil.
+
+ _A questa tanto picciola vigilia
+ De' vostri sensi, ch'è del rimanente,
+ Non vogliate negar l'esperienza,
+ Diretro al sol, del mondo senza gente_.]
+
+Une autre flamme s'avance[135]; ses pointes recourbées s'agitent en
+forme de langue, comme celles de la première, et font entendre des
+gémissements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau
+brûlant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son
+inventeur[136].
+
+[Note 135: C. XXVII.]
+
+[Note 136:
+
+ _Come'l bue Civilian che mugghiò prima
+ Col pianta di colui_ (_e ciò fu dritto_)
+ _Che l'avea temperato con sua lima,
+ Mugghiava con la voce dell' afflitto_, etc.
+
+littéralement: «Ce taureau d'airain _mugissait avec la voix du
+malheureux_ qui y était enfermé,» expression neuve et aussi juste que
+poétique.]
+
+C'est l'âme de Gui de Montefeltro qui est renfermée dans cette flamme.
+Gui reconnaît Dante, et l'interroge le premier sur l'état actuel de la
+Romagne, qu'il avoue avoir été sa patrie. Dante l'en instruit en peu de
+mois, et l'interroge à son tour. Gui lui raconte alors son histoire. Il
+avait été homme de guerre, célèbre par des actions d'éclat, mais où la
+ruse avait plus de part que le courage. Il s'était fait ensuite
+Cordelier[137], et ne songeait qu'à son salut, quand le prince des
+nouveaux Pharisiens, qui était en guerre, non avec les Sarrazins ou les
+Juifs, mais avec des Chrétiens[138], vint dans son cloître, et lui
+demanda quelque ruse pour perdre ses ennemis, et pour leur prendre
+Preneste. Il vit en lui des scrupules; mais il parvint à les lever, et à
+lui arracher cette espèce d'oracle, qu'au reste celui qui le demandait
+était fort en état de se prononcer à lui-même: Beaucoup promettre et
+tenir peu t'assurera la victoire[139]. Ce pape, car on reconnaît ici
+Bonifaoe VIII, à qui notre poëte ne perd aucune occasion de rendre le
+mal que Boniface lui avait fait; ce pape avait promis à Gui le ciel pour
+récompense. Je puis, comme tu sais, lui avait-il dit, fermer et ouvrir
+le ciel, et c'est pour cela que nous avons deux clefs[140]; mais à sa
+mort, lorsque saint François vint pour s'emparer de son âme, un diable
+plus prompt la saisit et la jeta dans le brasier éternel. Cela est
+raconté très-sérieusement, et même en très-bons vers. Je l'abrège en
+prose tout aussi sérieuse, et crois inutile de répéter ici des
+réflexions que chacun fait assez de soi-même.
+
+[Note 137:
+
+ _I fui uom d'arme, e po' fui cordigliero_.
+
+Ces moines étaient ainsi nommés en France, dit le P. Lombardi, à cause
+de la corde qui leur servait de ceinture. Le véritable mot italien est
+_francescano_.]
+
+[Note 138:
+
+ _Lo Principe de' nuovi Farisei_.
+
+Ce prince est le Pape, et ces nouveaux Pharisiens, les cardinaux et les
+prélats de sa cour: les Chrétiens avec lesquels il était en guerre,
+étaient les Colonna, dont le palais était voisin de
+Saint-Jean-de-Latran;
+
+ _Avendo guerra presso a Laterano_.]
+
+[Note 139:
+
+ _Lunga proniessa, con l'attender corto
+ Ti farà trionfar nell' alto seggio_.
+
+D'après ce conseil, le vieux pape feignit d'être touché du sort des
+Colonna qui étaient renfermés dans cette ville; il promit de leur
+pardonner, et de les rétablir dans leurs biens, s'ils lui remettaient
+Preneste, et s'ils s'humiliaient devant lui. Ils rendirent la ville, et
+le pape la fit raser tout entière, et les persécuta plus obstinément que
+jamais.]
+
+[Note 140:
+
+ _Lo ciel poss'io serrare e disserrare,
+ Come tu sai: però son due le chiavi_.]
+
+Dans la neuvième fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont répandu des
+hérésies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de
+sang, et présentent des spectacles hideux. Dante frémit lui-même du sang
+et des plaies dont il va parler[141]. Toute autre langue que la sienne
+ne pourrait rendre de tels objets, qui sont gravés dans sa pensée, et se
+sentirait défaillir. Les champs fertiles de la Pouille, baignés
+autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal,
+ensanglantés depuis par les combats de Robert Guiscard, et récemment par
+cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les
+morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutilés et leurs
+blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil.
+
+[Note 141: C. XXVIII.]
+
+Mahomet paraît le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre,
+fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres
+endroits, reprocher au poëte, non, certes, la faiblesse de ses
+peintures, mais leur hideuse et dégoûtante fidélité. Ali et tous les
+autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de même, vont en
+troupe avec le prophète des Musulmans. Des hérétiques, des intrigants et
+des brouillons plus modernes, mais plus obscurs[142], viennent ensuite.
+Les uns ont les lèvres, la langue, les oreilles ou le nez coupés, les
+autres les deux mains. Ils lèvent les bras, et le sang ruisselle sur
+leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre tête, séparée de
+son corps, et la porte devant les yeux de ceux à qui il parle. Ce
+dernier qui n'est ici présenté que comme un artisan de fraude, confident
+d'un jeune prince à qui il donna de perfides conseils, figure à des
+titres plus honorables dans l'Histoire littéraire de France: c'est
+Bertrand de Born[143], l'un de nos plus célèbres Troubadours.
+
+[Note 142: L'un d'eux avait fait récemment beaucoup de bruit. C'est
+un certain _Frà Dolcino_, ermite hérétique, qui prêchait, entr'autres
+erreurs, que la communauté des biens, et même celle des femmes, était
+permise aux chrétiens. Il ne manqua pas de prosélytes. Suivi de plus de
+trois mille hommes et femmes, il vivait avec eux, dans cet état de
+nature et de promiscuité qui était le fond de sa doctrine. Quand les
+vivres leur manquaient, ils fondaient sur les propriétés et pillaient
+tout aux environs. Ils commirent pendant deux ans toutes sortes d'excès.
+Ils furent enfin surpris dans les environs de Novarre. _Frà Dolcino_ fut
+brûlé comme hérétique, avec Marguerite sa compagne, et plusieurs autres
+de ses complices des deux sexes. C'est peut-être un des caractères les
+plus extraordinaires de ce genre qui aient jamais existé. Voyez son
+histoire (_Historia Dulcini_), dans le recueil de Muratori, _Script.
+rer. italic._ t. IX.]
+
+[Note 143: Ou, comme Dante l'appelle, _Bertram dal Bornio_. Il était
+sans doute peu connu en Italie, parce qu'il appartient à l'histoire
+d'Angleterre et de France; et cette ignorance où l'on était à son égard
+a jeté tous les commentateurs sans exception dans des erreurs qu'ils se
+sont successivement transmises. Le texte même du Dante, qu'ils ne
+comprenaient pas, en a été altéré. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer
+dans la discussion de ce passage, où j'ai, le premier, soupçonné de
+l'altération et de l'erreur. C'est le sujet d'une dissertation
+particulière, et non d'une note, qui excéderait toute proportion.]
+
+Les yeux du Dante, fatigués de ces tristes spectacles, sentaient le
+besoin de pleurer[144]. Virgile le presse de hâter le pas. Le temps
+s'écoule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont à voir
+encore. Ils ont aperçu de loin une ombre qui montrait le Dante, et
+semblait le menacer; c'était celle d'un de ses parents, homme de
+mauvaise vie[145], qui avait été tué dans une rixe, et qui lui en
+voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas été vengée par sa
+famille. Après un dialogue peu intéressant sur ce sujet, les deux poëtes
+arrivent à la dixième et dernière de ces fosses, qui, toutes comprises
+dans le huitième cercle, vont toujours s'inclinant par degrés vers le
+centre, sur lequel toutes pèsent à la fois. Des cris plaintifs et divers
+frappent l'oreille et blessent le cœur des pointes aiguës de la
+pitié[146]. Tous les maux entassés dans les hôpitaux les plus malsains
+égaleraient à peine ceux qui sont accumulés dans cette fosse. Les damnés
+s'y traînent, comme des moribonds couverts de lèpre ou comme des
+pestiférés. Leur peau écailleuse est tourmentée de démangeaisons
+insupportables; ils la déchirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs
+espèces de faussaires: l'un avait falsifié les métaux; il était
+d'Arezzo[147], et avait trompé un certain Albert de Sienne, homme
+simple, que l'évêque de cette ville avait vengé en faisant brûler vif,
+comme magicien, le faussaire. Ceci amène contre les Siennois une tirade
+satirique, où l'on distingue ce trait décoché à la fois contre eux et
+contre les Français. «Fut-il jamais nation plus vaine que la Siennoise?
+Certes, la Française elle-même ne l'est pas autant de beaucoup[148]».
+Nation vaine ou frivole si l'on veut; mais quel rapport y a-t-il alors
+entre nous et ce crédule Albert? Nation sotte et de peu d'esprit, comme
+quelques commentateurs l'entendent[149]; mais quel rapport entre ces
+défauts et les nôtres?
+
+[Note 144: C. XXIX.]
+
+[Note 145: Il se nommait _Geri del Bello_.]
+
+[Note 146: Comment rendre autrement ces expressions, si hardiment
+figurées?
+
+ _Lamenti saettaron me diversi
+ Che di pietà ferrati avean gli strali_.]
+
+[Note 147: Son nom était Griffolin. Il avait fait croire à
+l'imbécille Albert qu'il savait l'art de voler dans l'air, et lui avait
+promis de le lui apprendre. N'ayant pu remplir sa promesse, Albert se
+plaignit à l'évêque de Sienne, qui le regardait comme son fils; cet
+évêque fit un procès à Griffolin, et le condamna au feu comme magicien.
+Mais ce n'est pas pour cela que celui-ci est damné. Minos, à qui on n'en
+impose pas, lui a infligé cette peine parce qu'il avait fait dans le
+monde le métier trompeur d'alchymiste.]
+
+[Note 148:
+
+ . . . . . . . _Hor fu giamai
+ Gente si vana come la Senese?
+ Certo non la Francesca si d'assai_.]
+
+[Note 149:
+
+ _Per gente vana intende egli gente di poco senno_.
+ (LOMBARDI.)]
+
+C'est par des exemples tirés des fureurs d'Athamas et de celles d'Hécube
+que Dante essaie de nous faire comprendre[150] la rage que paraissaient
+éprouver deux ombres qui couraient comme des forcenées: ce sont celles
+de deux faussaires qui le furent dans deux genres bien différents; mais
+on doit être maintenant fait à ces disparates. L'une est l'âme antique
+de la scélérate Myrrha[151], qui se rendit plus amie de son père qu'une
+fille ne doit l'être, en se cachant sous de fausses apparences; l'autre
+est un Florentin qui avait escroqué une belle jument, en dictant et
+signant un testament faux, dans le goût de celui de notre comédie du
+_Légataire_. Maître Adam, faux monnoyeur de Brescia, est gonflé par
+l'hydropisie et brûlé par la soif. «Les clairs ruisseaux qui des vertes
+collines du Casentin tombent dans l'Arno, et leurs canaux bordés de
+frais ombrages, lui sont toujours présents, et leur image le dessèche
+plus encore que la maladie qui le consume[152]». Sentiment naturel et
+profond que le Tasse a très-heureusement imité dans le treizième chant
+de son poëme, lorsqu'il fait cette admirable description de la
+sécheresse qui désola l'armée chrétienne, et qu'il peint, comme le
+Dante, l'effet que produisait sur des malheureux tourmentés par la soif
+l'image fraîche et humide des torrents des Alpes, des vertes prairies et
+des fraîches eaux, qui bouillonnait dans leur pensée[153]. Dante, qui se
+plaît toujours à mêler des personnages anciens avec les modernes, place
+dans cet Enfer des faussaires, non seulement l'incestueuse Myrrha, mais
+le traître Sinon et la femme de Putiphar, qui accusa faussement Joseph.
+Toutes ces ombres se querellent et s'injurient. Dante prête
+involontairement l'oreille et s'arrête. Virgile le rappelle à lui-même,
+et lui reproche de vouloir entendre ce qu'il y a de la bassesse à
+écouter. Dante rougit, et continue de suivre son maître.
+
+[Note 150: C. XXX.]
+
+[Note 151:
+
+ _Quell' è l'anima antica
+ Di Mirra scelerata, che divenne
+ Al padre fuor del dritto amore, amica_.]
+
+[Note 152:
+
+ _Li ruscelletti, che de' verdi colli
+ Del Casentin discendon giuso in Arno,
+ Facendo i lor canali freddi e molli,
+ Sempre mi stanno innanzi, e non indarno,
+ Che l'immagine lor via più m'asciuga
+ Che'l male ond'io nel volto mi discarno_.]
+
+[Note 153:
+
+ _Che l'immagine lor gelida, e molle
+ L'asciuga e scalda, e nel pensier ribolle._
+ (_Gierusal. lib._ c. XIII., st. 80.)]
+
+Ils marchent tous deux en silence[154] vers le puits central qui conduit
+au neuvième et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'abîme.
+Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit
+et moins que le jour[155]. Tout à coup le son éclatant d'un cor se fait
+entendre, tel que Roland ne sonna point d'une manière aussi terrible
+après la douloureuse défaite de Charlemagne à Roncevaux. Dante tourne la
+tête de ce côté; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois
+géants énormes, Nembroth, Éphialte, Antée, qui s'élèvent en effet comme
+des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le
+poëte s'arrête à décrire leur stature prodigieuse, et à peindre par des
+comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui
+fait connaître l'un après l'autre, avec des circonstances historiques et
+poétiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter. C'est à Antée
+qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Antée les soulève
+tous deux d'une seule main, les dépose légèrement au fond du gouffre, et
+se redresse comme le mât d'un vaisseau.
+
+[Note 154: C. XXXI.]
+
+[Note 155:
+
+ _Quivi era men che notte e men che giorno_.]
+
+Dante, frappé de l'idée des terribles objets qui l'attendent, voudrait
+pouvoir former des sons plus âpres[156] et plus convenables à cet
+affreux séjour. Il invoque de nouveau les Muses, et s'enfonce, pour
+ainsi dire, dans toute l'horreur de son sujet. Dans ce cercle sont punis
+les traîtres. Il se partage en quatre fosses ou vallées. La première
+porte le nom de _Caïn_: c'est celle des assassins qui ont tué en
+trahison. Un lac glacé la remplit. Les criminels sont plongés jusqu'au
+cou dans la glace, et leurs têtes hideuses s'agitent, se haussent et se
+baissent à la surface, versant, à force de douleurs, des larmes qui se
+gèlent autour de leurs yeux et sur leurs joues. Deux têtes collées front
+contre front, et dont les cheveux sont entremêlés, sont celles de deux
+frères qui s'étaient tués l'un l'autre, comme Etéocle et Polinice[157].
+Dante, en avançant sur la glace, au milieu de toutes ces têtes, en
+heurte une qu'il croit reconnaître. Il la saisit par les cheveux, et
+veut, malgré sa résistance, la contraindre de se nommer. C'est une autre
+tête qui prononce le nom de _Bocca_, misérable qui, dans la bataille de
+Montaperti, marchant avec les Guelfes, et gagné par l'or des Gibelins,
+coupa la main de celui qui portait l'étendard, et causa la déroute et le
+massacre de l'armée. Ce traître est accompagné de quelques autres, dont
+le poëte fait justice. Leurs têtes sont à l'entrée de la seconde
+division de ce cercle, qui porte le nom d'_Antenor_, et où sont enfoncés
+tous les traîtres à leur patrie.
+
+[Note 156: C. XXXII.]
+
+[Note 157: Ils étaient fils d'_Alberto degli Alberti_, noble
+florentin, et s'appelaient, l'un Alexandre, et l'autre Napoléon _degli
+Alberti_.]
+
+Dante détournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aperçut deux ombres
+plongées dans la même fosse et acharnées l'une sur l'autre.... Oserai-je
+le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si célèbre, et
+qui est peut-être encore au-dessus de sa renommée? Trouverai-je dans une
+langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes
+couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai
+du moins. Ce qui fait la difficulté de l'entreprise y donne de
+l'attrait. D'autres l'ont essayé avant moi; mais ils semblent avoir
+craint d'être simples, et je tâcherai surtout de conserver à cette
+peinture son effroyable simplicité.
+
+«Je vis, continue le poëte, deux ombres glacées dans une seule fosse:
+l'une des têtes couvrait l'autre, et comme un homme affamé mange du
+pain, de même la tête qui était dessus enfonçait dans l'autre ses dents,
+à l'endroit où le cerveau se joint à la nuque du cou[158]. O toi, lui
+dis-je, qui montres par une action si féroce ta haine pour celui que tu
+dévores, dis-m'en la cause, afin que si tu as raison de le haïr, sachant
+qui vous êtes et quel fut son crime, je puisse, de retour au monde,
+venger ta mémoire, si ma langue ne se dessèche pas!
+
+[Note 158:
+
+ _E come'l pan per fame si manduca
+ Cosi'l sovran li denti all' altro pose
+ La' ve'l cervel s'aggiunge colla nuca_, etc.
+
+Une fausse délicatesse peut trouver dans ces vers et dans leur
+traduction une espèce de crudité de style; mais ce n'est ni au Dante, ni
+à sa langue, qu'il faut la reprocher; c'est à nous et à la nôtre.]
+
+«Le coupable détourna sa bouche de cette horrible pâture[159], et
+l'essuyant avec les cheveux de la tête dont il avait rongé le crâne, il
+me dit: Tu veux que je renouvelle une douleur aigrie par le désespoir,
+et dont la seule pensée m'oppresse le cœur, avant que je commence à
+parler, mais si mes paroles doivent être un germe qui ait pour fruit
+l'opprobre de celui que je dévore, tu me verras à la fois parler et
+verser des larmes. Je ne sais qui tu es, ni de quelle manière tu es
+descendu ici-bas; mais tu me parais Florentin à ton langage. Tu dois
+savoir que je suis le comte Ugolin, et celui-ci l'archevêque Roger. Je
+t'apprendrai maintenant pourquoi je le traite ainsi. Je n'ai pas besoin
+de dire que m'étant fié à lui, je fus pris et mis à mort par l'effet de
+ses perfides conseils; mais ce que tu ne peux avoir appris, mais combien
+ma mort fut cruelle, tu vas l'entendre, et tu sauras alors s'il m'a
+offensé.
+
+[Note 159: C. XXXIII.
+
+ _La bocca sollevò dal fiero pasto
+ Quel peccator, forbendola a' capelli
+ Del capo ch'egli avea diretro guasto_; etc.]
+
+«Dans la tour obscure qui a reçu de moi le nom de _Tour de la Faim_, et
+où tant d'autres ont dû être enfermés depuis, une ouverture étroite
+m'avait déjà laissé voir plus de clarté[160], lorsqu'un songe affreux
+déchira pour moi le voile de l'avenir. Je crus voir celui-ci, devenu
+maître et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux vers la montagne
+qui empêche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoyé en avant les
+_Gualandi_, les _Sismondi_ et les _Lanfranchi_, avec des chiennes
+maigres, avides et dressées à la chasse. Après avoir couru peu de temps,
+le père et ses petits me parurent fatigués, et je crus voir les dents
+aiguës de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m'éveillai vers
+le matin, j'entendis mes enfants, qui étaient auprès de moi, pleurer en
+dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel, si déjà tu n'es ému en
+pensant à ce que mon cœur m'annonçait; et si tu ne pleures pas,
+qu'est-ce donc qui peut t'arracher des larmes?
+
+[Note 160: Je lis _più lume_ avec _Landino_, _Vellutello_, Alde
+_Lombardi_, et le plus grand nombre des manuscrits. Si on lit _più
+lune_, comme l'édition des académiciens de la Crusca, et quelques
+autres, il faut traduire: «m'avait déjà laissé voir plusieurs fois la
+clarté de la lune.»]
+
+«Déjà ils étaient éveillés; l'heure approchait où l'on apportait notre
+nourriture, et chacun de nous, à cause de son rêve, doutait de la
+recevoir. J'entendis qu'on fermait la porte au bas de l'horrible tour.
+Alors je regardai mes fils sans dire une parole. Je ne pleurais point;
+je me sentais en dedans pétrifié. Ils pleuraient, eux; et mon petit
+Anselme me dit: Comme tu nous regardes, mon père! qu'as-tu? Je ne
+pleurai point encore; je ne répondis point pendant tout ce jour, ni la
+nuit suivante, jusqu'au retour du soleil. Lorsque quelques rayons
+pénétrèrent dans cette prison douloureuse, et que je vis sur quatre
+visages les propres traits du mien, transporté de douleur, je me mordis
+les deux mains. Eux, pensant que j'y étais poussé par la faim, se
+levèrent tout à coup, et me dirent: Mon père[161], nous souffrirons
+beaucoup moins, si tu veux te nourrir de nous. Tu nous as revêtus de
+ces chairs misérables; dépouille-nous-en aussi. Alors je me calmai, pour
+ne pas augmenter leur peine. Ce jour et le suivant nous restâmes tous en
+silence. O terre impitoyable! pourquoi ne t'ouvris-tu pas? Quand nous
+fûmes parvenus au quatrième jour, Gaddi se jeta étendu à mes pieds, en
+me disant: Mon père, que ne viens-tu me secourir? et il mourut; et je
+vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l'un après
+l'autre, du cinquième au sixième jour. Je me mis alors à me traîner en
+aveugle sur chacun d'eux, et je ne cessai de les appeler trois jours
+entiers après leur mort. La faim acheva ensuite ce que n'avait pu la
+douleur.--Quand il eût dit ces mots, roulant les yeux, il reprit entre
+ses dents le malheureux crâne, et comme un chien dévorant, il les y
+enfonça jusqu'aux os.»
+
+[Note 161:
+
+ _Padre, assai ci fia men doglia
+ Se tu mangi di noi: tu ne vestisti
+ Queste misere carni, e tu le spoglia_.
+
+Ce tercet paraissait au Tasse plein d'une expression si tendre et si
+noble, il lui plaisait tant, au rapport du père Venturi, qu'il ne se
+lassait point de le citer et d'en faire l'éloge. Mais ce même tercet est
+excessivement difficile à traduire. _Se tu mangi di noi_, est même
+tout-à-fait intraduisible: il est impossible de dire en français,
+_manger de nous_, comme on dit _manger du pain_, et c'est cependant
+cette ressemblance d'expression qui, dans l'italien, est en même temps
+naïve et terrible. _Dépouille-nous-en aussi_, paraîtra peut-être bien
+nu; mais comment rendre autrement ces mots si touchants: _e tu le
+spoglia_. J'ai du moins sauvé cette figure poétique: _Vestire spogliare
+le carni_, qui est du style religieux, ou même biblique si l'on veut,
+mais qui n'en avait ici qu'une propriété de plus, et à laquelle aucun
+des traducteurs français du Dante n'a songé. Enfin j'ai respecté, autant
+que je l'ai pu, cette effrayante, sans doute, mais admirable
+simplicité.]
+
+Loin d'être fatiguée par un récit aussi énergique, la voix du Dante
+s'élève encore avec une force nouvelle, pour lancer des imprécations
+contre Pise, qui avait souffert dans ses murs cette action barbare. Si
+le comte Ugolin passait pour l'avoir trahie, il ne fallait pas du moins
+envelopper dans son supplice ses fils, dont un âge si tendre attestait
+l'innocence. Il appelle cette ville nouvelle Thèbes et la honte de
+l'Italie. Puisque les peuples voisins n'en font pas justice, il désire
+que les petites îles de _Capraia_ et de la _Gorgone_, situées près
+l'embouchure de l'Arno, se détachent, ferment le cours du fleuve, et en
+fassent remonter les eaux, pour aller dans Pise même submerger tous ses
+habitants.
+
+Cette effrayante et terrible scène doit rendre languissant et faible
+tout ce que l'Enfer même peut encore offrir. On se soucie peu d'un
+_Alberic_[162] qui avait fait massacrer tous ses parents dans un repas
+où ils étaient ses convives, et de quelques autres misérables plongés
+dans la glace, la tête renversée, et les larmes gelées et amoncelées
+dans les yeux. On regrette que Dante ne l'ait pas senti, et n'ait pas vu
+que du moment où il avait fait parler Ugolin au fond du gouffre, il
+n'avait rien de mieux à faire que d'en sortir. Il n'y reste pas
+long-temps. Entré dans la quatrième et dernière division de ce dernier
+cercle, où sont punis les traîtres les plus coupables, il voit flotter
+l'étendard du prince des Enfers[163]. Il aperçoit, en traversant cet
+espace, les damnés qui le remplissent, couverts d'une glace
+transparente, dans diverses attitudes, et comme des objets conservés
+dans du verre. Tout se tait. Après l'agitation bruyante des autres
+cercles, il ne restait peut-être plus, pour frapper l'imagination, et
+pour lui faire concevoir le dernier excès de la douleur, d'autre moyen
+que le silence. Au centre, règne Lucifer, enfoncé jusqu'aux reins dans
+la glace. Sa taille plus que gigantesque, son épouvantable difformité,
+sont peintes des traits les plus forts qu'ait pu tracer le poëte. Cela
+dut faire une grande sensation de son temps, où le seul ressort de la
+morale était la crainte, où celui de la crainte était le diable, et où
+chacun s'étudiait à donner au diable tout ce qui pouvait inspirer le
+plus d'effroi. Aujourd'hui cela perd tout son effet, et rien de plus
+froid qu'une peinture terrible qui n'inspire point de terreur.
+
+[Note 162: C'était encore un _Cavalier Gaudente_, qu'on appelait
+pour cela _Frate Alberigo_, quoiqu'il fût militaire. Il était de la
+maison des Manfrédi, seigneurs des Faenza.]
+
+[Note 163: C. XXXIV.
+
+ _Vexilla regis prodeunt inferni_, etc.]
+
+Sans nous occuper donc des trois énormes faces du monstre, l'une rouge,
+l'autre noire et l'autre jaunâtre, de ses trois gueules écumantes qui
+mâchent éternellement trois damnés[164], de ses six ailes démesurées, et
+de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler
+que le centre de l'Enfer, où l'archange rebelle est plongé, est aussi le
+centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tiré de cette idée.
+Virgile le prend sur ses épaules, saisit le moment où Lucifer cesse
+d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les
+flancs du monstre sont couverts comme d'une épaisse toison, et descend
+ainsi jusqu'à sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il
+tourne, avec beaucoup d'efforts, sa tête où il avait les pieds, et monte
+au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, dépose
+Dante sur le bord, et y monte après lui. Les jambes renversées de Satan
+sortent par ce soupirail; il est là toujours debout, à la place où il
+tomba du ciel. Il s'enfonça jusqu'au centre de la terre, et il y resta
+fixé. C'est-là que cesse d'agir cette force de gravitation qui entraîne
+tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu'à travers la
+mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des
+effets produits sur la forme de la terre, par la chute même de Satan,
+le Dante eût déjà cette idée[165]. Au-dessus de l'endroit où les deux
+poëtes se sont assis, un ruisseau tombe à travers les rochers; ils
+montent l'un après l'autre par la route étroite et difficile que l'eau a
+creusée; ils voient enfin reparaître la lumière, et se trouvent, après
+tant de fatigues, rendus à la clarté du jour.
+
+[Note 164: Le premier est Judas Iscariotte, et les deux autres, sans
+qu'on puisse voir quel rapport ont avec Judas ces deux meurtriers
+célèbres, Brutus et Cassius.]
+
+[Note 165: Il l'énonce clairement par ces mots qu'il met dans la
+bouche de Virgile:
+
+ _Tu passasti il punto
+ Al qual si traggon d'ogni parte i pesi_.]
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+_Suite de l'Analyse de la Divina Commedia_.
+
+_Le Purgatoire_.
+
+
+Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un poëte, c'est
+certainement dans les premiers vers que Dante laisse échapper avec une
+sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des régions moins
+affreuses, où du moins l'espérance accompagne et adoucit les tourments.
+Son style prend tout à coup un éclat, une sérénité qui annonce son
+nouveau sujet. Ses métaphores sont toutes empruntées d'objets riants. Il
+prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne à
+la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et
+qu'elle n'a jamais surpassé depuis. «Pour voguer sur une onde plus
+favorable[166], la nacelle de mon génie dresse ses voiles, et laisse
+derrière elle cette mer si terrible. Je vais chanter ce second règne, où
+l'âme humaine se purifie et devient digne de monter au Ciel. Mais ici,
+muses sacrées, puisque je suis tout à vous, que la poésie morte
+renaisse, que Calliope relève un peu mes chants, qu'elle les accompagne
+de ces accords, dont les malheureuses filles de Piérius se sentirent
+frappées, et qui leur ôtèrent tout espoir de pardon.» Puis, commençant
+tout de suite son récit par une description presque magique: «La douce
+couleur du saphir oriental, qui se condensait, dit-il, dans la
+perspective riante d'un air pur, jusqu'au premier cercle des cieux,
+rendit à mes yeux tous leurs plaisirs, aussitôt que j'eus quitté l'air
+infernal qui avait attristé mes yeux et mon cœur[167].» Sa lyre est
+montée sur ce ton; il continue: «Le bel astre qui invite à l'amour,
+réjouissait tout l'Orient, lorsque je me tournai vers l'un des pôles, et
+que j'y vis briller quatre étoiles qui ne furent jamais vues que de la
+première race des mortels. Le ciel paraissait jouir de leurs rayons.
+Malheureux Septentrion, tu es veuf et à jamais à plaindre, puisque tu
+ne peux les voir[168]!» Laissant à part le sens allégorique de ces
+étoiles, et les quatre vertus dont les commentateurs y voient l'emblème,
+y a-t-il une poésie plus brillante, plus rayonnante, pour ainsi dire, et
+qui fasse mieux sentir le passage ravissant des ténèbres à la lumière!
+
+[Note 166: C. I.
+
+ _Per correr miglior acqua alza le vele
+ Omai la navicela del mia ingegno
+ Che lascia dictro a se mar si crudele_, etc.]
+
+[Note 167:
+
+ _Dolce color d'oriental zaffiro
+ Che s'accoglieva nel sereno aspetto
+ Dell' aer puro, infino al primo giro,
+ Agli occhi miei ricominciò diletto_, etc.]
+
+[Note 168:
+
+ _O Settentrional vedovo sito
+ Po' che privato se' di mirar quelle_!]
+
+Observons que le poëte ne se livre pas à ce transport en entrant dans le
+Purgatoire; où il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et où l'espérance
+même est encore attristée par des souffrances: le lieu de la nouvelle
+scène qu'il va parcourir est divisé en trois parties; le bas de la
+montagne, jusqu'à la première enceinte du Purgatoire: les sept cercles
+du Purgatoire qui, s'élevant les uns sur les autres, occupent la plus
+grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au
+sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace
+qui la sépare de la mer, qu'il voit se lever ou se déchirer tout à coup
+le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les éclatantes beautés
+de la nature. En se tournant vers le nord, il voit prés de lui un
+vieillard d'un aspect si vénérable, que celui d'un père ne doit pas
+l'être davantage pour son fils. Sa longue barbe était mêlée de blanc,
+comme l'étaient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux côtés sur sa
+poitrine. Les rayons des quatre étoiles saintes éclairaient si vivement
+son visage, que Dante le voyait comme à la clarté du soleil. Ce
+vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de
+les voir échappés au noir abîme, et parvenus aux lieux qu'il habite.
+Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa présence, et de baisser les
+yeux devant lui. Il répond ensuite aux questions du vieillard, et
+l'instruit du sujet qui a engagé son disciple à ce périlleux voyage.
+C'est surtout le désir de la liberté, de cette liberté si chère, et dont
+celui qui a renoncé pour elle à la vie sait si bien le prix[169].
+Jusque-là, on ignore quelle est cette ombre vénérable. On l'apprend ici
+de Virgile. «Tu le sais, continue-t-il, toi qui, pour elle, dans Utique,
+ne craignis point de te donner la mort, et laissas ta dépouille
+mortelle, qui, au grand jour, sera revêtue de tant d'éclat.»
+
+[Note 169:
+
+ Libertà va cercando, ch'è si cara
+ Come sa chi per lei vita rifiuta.]
+
+Des objections théologiques ont été faites à notre poëte, sur la place
+qu'il assigne à Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'espérance
+qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier
+commentateur du Dante, le P. Lombardi, répond à ces objections comme il
+peut, mais cela n'importe guère à ceux qui, comme nous, ne considèrent
+ce poëme que du côté poétique.
+
+Caton apprend aux deux poëtes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette
+montagne d'expiations et d'épreuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne
+d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer[170], et qu'il se
+lave le visage, pour en effacer la fumée des brasiers infernaux. Après
+ces instructions, il disparaît. Dante se lève, et se dispose à suivre de
+nouveau son maître. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les
+formalités expiatoires qui leur ont été prescrites. Le soleil
+paraît[171], et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait
+rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'âmes qui vont au
+Purgatoire, et un ange éclatant de blancheur et de lumière qui les y
+conduit[172]. Elles chantent, en approchant, le cantique que les Hébreux
+chantèrent après la sortie d'Égypte. L'ange, quand il les a déposées sur
+le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu[173]. Ces
+âmes vont errant comme des étrangères dans un pays inconnu: elles
+aperçoivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles
+doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont étrangers comme elles,
+et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la
+route qu'ils doivent faire en montant ne leur paraîtra qu'un jeu. Les
+âmes, en s'approchant du Dante, s'aperçoivent à sa respiration qu'il vit
+encore. Elles sont frappées d'étonnement, et l'entourent en foule, comme
+le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager
+qui porte en signe de paix une branche d'olivier.
+
+[Note 170: Le jonc, disent ici les commentateurs, est par son écorce
+unie et lisse le symbole de la pureté et de la simplicité; il est, par
+sa souplesse, celui de la patience, toutes vertus nécessaires dans le
+chemin du ciel.]
+
+[Note 171: C. II.]
+
+[Note 172: Je ne dis rien de plus ici de cet ange qui est peint;
+comme tout le reste, d'une manière admirable. Je reviendrai plus loin
+sur cet objet.]
+
+[Note 173:
+
+ _Ed el sen gì, come venne, veloce_.]
+
+L'une des ombres s'avance vers lui pour l'embrasser, avec tant
+d'affection qu'il fait vers elle un mouvement pareil. Mais il sent alors
+le vide de ces ombres, qui n'ont de réel que l'apparence. Trois fois il
+étend ses bras, et trois fois, sans rien saisir, ils reviennent sur sa
+poitrine. L'ombre sourit, et se montre enfin si bien à lui, qu'il
+reconnaît en elle _Casella_, son maître de musique et son ami. Ils
+s'entretiennent quelque temps avec toute la tendresse de l'amitié;
+ensuite le poëte, fidèle à son goût pour la musique, prie _Casella_,
+s'il n'a point perdu la mémoire ou l'usage de ce bel art, de le consoler
+dans ses peines, par la douceur de son chant; le musicien ne se fait
+point prier; il chante une _canzone_ de Dante lui-même[174], avec une
+voix si douce et si touchante, que Dante et Virgile, et toutes les âmes
+venues avec _Casella_, restent enchantées de plaisir. Cette petite scène
+lyrique, au bord de la mer, a un charme particulier, surtout pour ceux
+qui ont voué, comme notre poëte, une affection constante à cet art
+consolateur. Mais le sévère Caton vient troubler leur jouissance; il
+leur rappelle qu'ils ont autre chose à faire que d'entendre chanter, et
+qu'ils doivent, avant tout, s'avancer vers la montagne. Ils se
+dispersent «comme des colombes occupées à becqueter un champ de blé, et
+qui voient paraître tout à coup un objet qui les effraye[175].»
+
+[Note 174:
+
+ _Amor che nella mente mi ragiona_.]
+
+[Note 175:
+
+ _Come quando, cogliendo biada o loglio,
+ Gli colombi adunati alla pastura_, etc.]
+
+Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne[176],
+et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une
+troupe d'âmes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si
+lentement, qu'on n'aperçoit point les mouvements de leurs pas. Virgile
+leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les
+premières d'abord, les autres à leur suite, comme des brebis qui sortent
+du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la
+tête et les yeux baissés vers la terre; simples et paisibles, ce que la
+première fait, les autres le font de même; si elle s'arrête, elles
+s'arrêtent comme elle, et ne savent pas pourquoi[177]. Cette comparaison
+naïve, et presque triviale, tirée des objets champêtres, qui paraissent
+avoir eu pour notre poëte un charme particulier, est exprimée dans le
+texte avec une vérité, une élégance et une grâce qui la relèvent, sans
+lui rien faire perdre de sa simplicité. Il y donne le dernier trait, en
+peignant ce troupeau d'âmes simples et heureuses, s'avançant avec un air
+pudique et une démarche honnête. L'ombre de son corps, que le soleil
+projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premières;
+elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en
+font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant
+que celui qu'il avoue être un homme vivant, n'est point venu sans
+l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin étroit, où ils
+peuvent pénétrer avec elles. L'une de ces âmes se fait connaître; c'est
+Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Frédéric II, mort excommunié comme
+son père. On n'avait pas voulu qu'il fût enterré en terre sainte: il le
+fut auprès du pont de Bénévent. Mais ce ne fut pas assez, au gré du pape
+Clément IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le
+cadavre, et de l'envoyer hors des états de l'Église.
+
+[Note 176: C. III. J'omets ici beaucoup de descriptions, de
+discours, d'explications philosophiques; il s'agit de gravir la montagne
+du Purgatoire; et ne pouvant pas faire d'une analyse une traduction,
+j'écarte tout ce qui ne conduit pas à ce but.]
+
+[Note 177:
+
+ _Come le pecorelle escon del chiuso_, etc.]
+
+L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit
+sa peine, que la miséricorde de Dieu est infinie, et que
+l'excommunication d'un pape n'ôte pas tout moyen de rentrer en grâce
+auprès de l'Éternel, pourvu que l'on ait une ferme espérance; seulement,
+si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente
+fois autant de temps qu'on a persisté dans son obstination, à moins que
+ce temps ne soit abrégé par de bonnes prières. Je ne sais si les papes
+admettaient alors cette espèce de tarif: depuis long-temps leur prudence
+l'a rendu à peu près inutile; ils ont excommunié beaucoup moins, et
+n'envoient plus de cardinaux déterrer les cendres des rois.
+
+Dante s'aperçoit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est
+écoulé sans qu'il y ait pris garde, pendant le récit de Mainfroy[178].
+Cela inspire à un poëte philosophe des vers philosophiques d'un style
+ferme, exact, et, comme celui de Lucrèce, toujours poétique, sur la
+puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou
+par la peine qu'il nous cause, et sur cette faculté auditive qu'exerce
+alors notre âme, indépendante de la faculté de penser et de sentir. Il
+reconnaît enfin qu'ils sont arrivés à ce passage étroit et difficile que
+les âmes leur avaient indiqué. Ils y gravissent avec beaucoup de peine,
+arrivent sur une première, plate-forme qui fait le tour de la montagne;
+et de là, sur une seconde, par un chemin non moins pénible. Ils
+s'asseyent alors, tournés vers le levant, d'où ils étaient partis; le
+spectacle du ciel et de l'immensité occasionne entr'eux des questions et
+des réponses astronomiques et géographiques, où Dante s'exprime toujours
+en poëte, en même temps qu'en géographe et en astronome. Les âmes des
+négligents sont retenues dans ces enceintes, qui précèdent le
+Purgatoire. Le poëte en décrit une troupe nonchalamment assise à l'ombre
+derrière des rochers, et peint avec sa fidélité ordinaire leur
+contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui était
+assise, se tenant les genoux embrassés, et courbant entre eux son
+visage[179]. Quelques mots qu'il adresse à son guide attirent
+l'attention de cette ombre: elle lève un peu les yeux et le regarde,
+mais seulement jusqu'à la moitié du corps; dernier coup de pinceau qui
+achève ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins
+bien son caractère. Dante la reconnaît: il lui parle et la nomme[180];
+mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir
+jamais entendu parler.
+
+[Note 178: C. IV.]
+
+[Note 179:
+
+ _Sedeva ed abbrœcciava le ginocchia,
+ Tenendo 'l viso giù tra esse basso_.]
+
+[Note 180: Ce nom est _Belacqua_; mais l'on n'en est pas plus
+avancé.]
+
+D'autres ombres un peu moins inactives[181] s'aperçoivent que le corps
+du Dante n'est pas diaphane, que c'est un corps vivant, un mortel;
+Virgile le leur confirme: aussitôt elles remontent vers leurs compagnes,
+aussi rapidement que des vapeurs enflammées fendent l'air pur au
+commencement de la nuit, ou que le soleil d'été fend un léger nuage;
+elles reviennent aussi promptement toutes ensemble. Dante en est bientôt
+entouré. Toutes veulent qu'il fasse mention d'elles quand il retournera
+sur la terre, et qu'il leur obtienne des prières qui doivent abréger
+leurs épreuves. Plusieurs lui racontent leurs tristes aventures. Celle
+de _Buonconte_ de Montefeltro est la seule remarquable.
+
+[Note 181: C. V.]
+
+Buonconte avait été tué à la bataille de Campaldino[182], et l'on
+n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine
+cette fable épisodique. Ce guerrier Gibelin, blessé à mort dans la
+bataille, parvint auprès d'une petite rivière qui descend des Apennins,
+et se jette dans l'Arno. Là il tomba, en prononçant le nom de Marie.
+L'ange de Dieu vint aussitôt prendre son âme, et celui de l'Enfer
+criait: «O toi qui viens du ciel, pourquoi m'ôtes-tu ce qui est à moi?
+Tu emportes ce que celui-ci avait d'éternel, pour une petite larme qui
+me l'enlève[183]. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui.»
+Alors il élève des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combine
+avec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute la
+campagne est inondée; les ruisseaux se débordent; le corps de Buonconte
+est entraîné par le torrent et précipité dans l'Arno. Ses bras qu'il
+avait pris, en expirant, la précaution de mettre en croix sur sa
+poitrine, sont séparés; il est jeté d'un rivage à l'autre, et enfin
+plongé au fond du fleuve, où il est recouvert de sable. Cette machine
+poétique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs,
+bouleversant les éléments, et mettant partout le désordre dans l'œuvre
+du grand ordonnateur, se trouvait bien déjà dans quelques légendes et
+dans quelques contes ou fabliaux; mais elle paraît ici pour la première
+fois revêtue des couleurs de la poésie, et c'est du poëme de Dante
+qu'elle a passé dans l'épopée moderne, où elle joue presque toujours un
+grand rôle.
+
+[Note 182: 11 juin 1289.]
+
+[Note 183:
+
+ _Tu te ne porti di costui l'eterno,
+ Per una lagrimetta che'l mi toglie_.]
+
+Environné de ces ombres importunes, le poëte se compare à un homme qui
+vient de gagner une forte partie de dez[184], et qui, pendant que son
+adversaire s'éloigne seul et triste, se retire entouré de tous les
+spectateurs empressés à le suivre, à le précéder, à s'en faire voir, et
+obstinés à ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme
+plusieurs de ces ombres d'hommes assassinés de diverses manières, qui le
+conjurent de prier pour elles. Dégagé de cette foule, il questionne son
+guide sur l'efficacité que ses prières pourront avoir. Virgile l'engage
+à ne se point occuper de ces difficultés, qui seront toutes résolues par
+Béatrix, quand il l'aura trouvée sur le sommet de la montagne. Dante
+double alors le pas, et se sent animé d'un nouveau courage. Mais à part
+de toutes ces ombres, dont ils commencent à s'éloigner, ils aperçoivent
+celle d'un poëte alors célèbre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens
+qui s'était le plus distingué dans la langue et la poésie des
+Provençaux. Sordel était assis; son attitude était fière et presque
+dédaigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de décence. Il ne
+répond point à une première question que lui fait Virgile, et le laisse
+approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose[185]. Mais
+dès que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui était aussi
+de Mantoue, se lève, se nomme, et les deux poëtes s'embrassent.
+
+[Note 184: C. VI.
+
+ _Quando si parte'l gíuoco della zara_, etc.]
+
+[Note 185:
+
+ _Solo guardando
+ A guisa di leon quando si posa_.]
+
+Cet élan d'un sentiment patriotique en fait naître un dans l'âme du
+Dante; il s'emporte avec véhémence contre l'esprit de discorde qui
+perdait alors l'Italie: «Ah! malheureuse esclave, s'écrie-t-il, Italie,
+séjour de douleur, vaisseau sans pilote au sein de la tempête[186], toi
+qui n'es plus la maîtresse des peuples, mais un lieu de prostitution:
+cette âme généreuse n'a eu besoin que du doux nom de sa patrie pour
+faire à son concitoyen l'accueil le plus tendre et le plus empressé, et
+maintenant tous ceux qui vivent dans ton sein sont en guerre: ceux
+qu'une même enceinte et un même fossé renferment se dévorent entre eux.
+Cherche, malheureuse, cherche le long de tes rivages; regarde ensuite
+dans ton sein, et vois s'il est en toi quelque partie qui jouisse de la
+paix. Que te sert le frein des lois que t'imposa Justinien, si tu n'as
+plus personne qui le gouverne? Sans ce frein, tu aurais moins à rougir.»
+Ce n'est pas seulement comme Italien, mais comme Gibelin qu'il s'emporte
+ainsi. Il finit en exhortant les peuples d'Italie à reconnaître
+l'autorité de César; l'empereur Albert d'Autriche à dompter ces esprits
+rebelles, et Dieu, qui est mort pour tous les hommes, à se laisser enfin
+toucher par tant de malheurs.
+
+[Note 186:
+
+ _Ahi serva Italia di dolore ostello,
+ Nave senza nocchiero in gran tempesta,
+ Non donna di provincie, ma b_....., etc.
+
+Ce dernier mot, très-mal sonnant aujourd'hui, était alors de la langue
+commune. Il n'ôte rien à la force et à l'éloquence de ce morceau.]
+
+De l'Italie en général il en vient à Florence sa patrie, et lui adresse
+une apostrophe assaisonnée de l'ironie la plus amère: «O Florence! tu
+dois être satisfaite de cette digression[187]. Elle ne peut te regarder,
+grâce à ton peuple, qui s'étudie à te procurer un autre sort. Beaucoup
+d'autres peuples ont la justice dans le cœur, mais elle y agit avec
+lenteur pour ne pas agir sans prudence; le tien l'a toujours à la
+bouche. Beaucoup se refusent aux charges publiques; mais ton peuple
+répond sans être appelé, et s'écrie: J'en veux supporter le poids.
+Maintenant réjouis-toi, tu en as bien sujet. Tu es riche; tu es en paix,
+tu es sage. Si je dis la vérité, ce sont les effets qui le prouvent.
+
+[Note 187:
+
+ _Fiorenza mia, ben puoi esser contenta
+ Di questa digression, che non ti tocca
+ Mercè del popol tuo_, etc.]
+
+Athène et Lacédémone qui firent des lois si sages et réglèrent si bien
+la cité, ne firent que peu de progrès dans l'art de bien vivre, auprès
+de toi qui fais des règlements si subtils, que ce que tu ourdis en
+octobre ne va pas jusqu'à la moitié de novembre[188]. Combien de fois,
+en peu de temps, as-tu changé de lois, de monnaies, d'offices publics,
+d'usages, et renouvelé tes citoyens! Si tu as bonne mémoire, et un
+jugement sain, tu te verras toi-même comme une malade, qui ne trouve sur
+la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour
+donner le change à ses douleurs[189]». En lisant cette éloquente
+invective, on est tenté d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-même de
+Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconnaître en lui
+
+ _Quella fonte
+ Che spande di parlar si largo fiume_.
+
+[Note 188:
+
+ _Ch'a mezzo novembre
+ Non giunge quel che tu d'ottobre fili_.]
+
+[Note 189:
+
+ _Vedrai te simigliante a quella'nferma
+ Che non può trovar posa in su le piume,
+ Ma con dar volta suo dolore scherma_.]
+
+Cependant le poëte Sordel ne connaît encore que comme Mantouan celui
+qu'il a si bien accueilli sur ce seul titre; il veut enfin en savoir
+davantage[190]. Virgile se nomme: Sordel, frappé de surprise et de
+respect, tombe à ses pieds: «O gloire du pays latin, lui dit-il, toi par
+qui notre ancienne langue montra tout son pouvoir! ô éternel honneur du
+lieu de ma naissance, quel mérite ou plutôt quelle faveur te montre à
+mes yeux?» Alors Virgile l'instruit du sujet de son voyage, et lui
+demande le chemin le plus court et le plus facile pour arriver au
+Purgatoire. Sordel, avant de leur indiquer une issue pour s'élever plus
+haut sur la montagne, les conduit vers une espèce de vallon, dont notre
+poëte fait une description riche et brillante. Les plus vives couleurs
+et les parfums les plus délicieux y charmaient les yeux et
+l'odorat[191]. Couchées entre des fleurs, des âmes y chantaient avec des
+voix mélodieuses l'hymne du _Salve Regina_. C'étaient des âmes
+d'empereurs et de rois, bons et mauvais, mais qui le furent avec assez
+d'indolence pour trouver ici place parmi les négligents. L'empereur
+Rodolphe, son gendre Ottaker ou Ottocar; Philippe-le-Hardi, roi de
+France, et Henri, roi de Navarre, qu'il peint tous deux affligés des
+mœurs dépravées de Philippe-le-Bel, fils de l'un et gendre de l'autre,
+et qu'il nomme, à cause de ce dernier roi, père et beau-père du mal
+français[192]; Pierre III d'Aragon, Charles d'Anjou, roi de Naples,
+Henri III, roi d'Angleterre, et quelques autres encore qui ne paraissent
+pas tous également bien placés dans cette catégorie de princes.
+
+[Note 190: C. VII.]
+
+[Note 191: Cette description se termine par ces trois vers
+charmants;
+
+ _Non avea pur natura ivi dipinto,
+ Ma di soavità di mille odori
+ Vi facea un incognito indistinto_.]
+
+[Note 192:
+
+ _Padre, e suocero son del mal di Francia_.]
+
+Le soir était venu quand ces ombres cessèrent leurs chants et
+commencèrent un autre hymne. C'est peut-être tout ce qu'eût dit un autre
+poëte; mais le nôtre le dit avec une richesse de poésie sentimentale et
+d'idées mélancoliques et touchantes, qui paraît en lui véritablement
+inépuisable[193]. «Il était déjà l'heure qui renouvelle les regrets des
+navigateurs et leur attendrit le cœur, le jour où ils ont dit adieu à
+leurs plus chers amis, et qui pénètre d'amour le nouveau pèlerin, s'il
+entend de loin le son de la cloche qui paraît pleurer le jour, quand il
+expire: alors je commençai à ne plus rien entendre, etc.»
+
+[Note 193: C. VIII.
+
+ _Era già l'ora che volge'l disio
+ A' naviganti e'ntenerisce il cuore,
+ Lo di ch' han detto a' dolci amici a dio;
+ E che lo nuovo peregrin d'amore
+ Punge, se ode squilla di lontano,
+ Che paia'l giorno pianger che si muore,
+ Quand' io' ncominciai_, etc.
+
+On reconnaît dans ce dernier vers l'original de celui-ci de la belle
+élégie de Gray, sur un cimetière de campagne.
+
+ _The curfew tells the knell of parting day_.]
+
+Les âmes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants
+sont interrompus par l'arrivée de deux anges armés d'épées flamboyantes,
+mais dont la pointe est émoussée[194]. Ils sont envoyés par la vierge
+Marie pour défendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y pénétrer. Ils
+s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps après, le serpent
+arrive et commence à se glisser entre les fleurs. Les deux anges
+s'élèvent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit
+de leurs ailes, et viennent se remettre à leur poste. Nino, juge,
+c'est-à-dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille
+des Malaspina, qui avaient donné au Dante un asyle dans son exil,
+reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu
+l'arrivée du serpent.
+
+[Note 194: Nous reviendrons bientôt sur ces deux anges, connue sur
+celui que nous avons déjà trouvé plus haut.]
+
+Ils étaient assis tous cinq sur l'herbe fraîche, au lever de
+l'aurore[195]. Dante se sent accablé de sommeil; il s'endort. «C'était
+l'heure du matin[196] où l'hirondelle commence ses tristes plaintes,
+peut-être au souvenir de ses anciens malheurs, et que notre âme plus
+étrangère aux sens, et moins esclave de nos pensées, a dans ses visions
+quelque chose de divin.» Le poëte voit en songe un aigle aux ailes d'or
+qui fond sur lui comme la foudre, et l'enlève jusqu'à la sphère du feu,
+où ils s'embrasent et sont consumés tous les deux. À son réveil, il ne
+reconnaît plus autour de lui les mêmes objets; il apprend de Virgile ce
+qui s'est passé pendant son sommeil. Une femme nommée Lucie, qui est,
+selon les interprètes, le symbole de la grâce divine, est venue
+l'enlever et l'a porté au nouveau lieu où il se trouve. Sordel et les
+autres sont restés où ils étaient auparavant. Virgile a suivi les traces
+de la belle Lucie, qui lui a indiqué, près de là, l'entrée du
+Purgatoire, et a disparu en même temps que Dante rouvrait les yeux. Il
+se lève et marche vers la porte avec son guide. Elle était gardée par un
+ange, armé d'une épée étincelante. Lorsque cet ange apprend que c'est
+Lucie qui les a conduits, il leur permet d'approcher des trois degrés de
+marbres de différentes couleurs, au haut desquels il se tient immobile.
+Dante, soutenu par Virgile, monte péniblement jusqu'à lui, se prosterne
+à ses pieds et le conjure, en se frappant la poitrine, de lui permettre
+l'entrée de ce lieu redoutable. L'ange le lui permet enfin. La porte
+s'ouvre, et tourne sur ses gonds avec un fracas horrible. A ce bruit
+succède une harmonie délicieuse. Le poëte, en entrant dans cette
+enceinte, entend les louanges de l'Éternel chantées par des voix si
+mélodieuses qu'elles lui rappellent l'impression qu'il a souvent
+éprouvée quand l'orgue accompagnait le chant des fidèles, et que tantôt
+on entendait les paroles, tantôt elles cessaient de se faire entendre.
+
+[Note 195: C. IX.]
+
+[Note 196:
+
+ _Nell' ora che comincia i tristi lai
+ La rondinella presso alla mattina_, etc.]
+
+Toute cette première division de la seconde partie du poëme est, comme
+on voit, fertile en descriptions et en scènes dramatiques. Les
+descriptions surtout y sont d'une richesse, qu'une sèche analyse peut à
+peine laisser entrevoir; les cieux, les astres, les mers, les campagnes,
+les fleurs, tout est peint des couleurs les plus fraîches et les plus
+vives. Les objets surnaturels ne coûtent pas plus au poëte que ceux dont
+il prend le modèle dans la nature. Ses anges ont quelque chose de
+céleste; chaque fois qu'il en introduit de nouveaux, il varie leurs
+habits, leurs attitudes et leurs formes. Le premier, qui passe les âmes
+dans une barque[197], a de grandes ailes blanches déployées, et un
+vêtement qui les égale en blancheur. Il ne se sert ni de rames, ni de
+voiles, ni d'aucun autre moyen humain; ses ailes suffisent pour le
+conduire. Il les tient dressées vers le ciel, et frappe l'air de ses
+plumes éternelles qui ne changent et ne tombent jamais. Plus l'oiseau
+divin[198] approche, plus son éclat augmente; et l'œil humain ne peut
+plus enfin le soutenir. Les deux anges qui descendent avec des glaives
+enflammés pour chasser le serpent[199], sont vêtus d'une robe verte
+comme la feuille fraîche éclose; le vent de leurs ailes, qui sont de la
+même couleur, l'agite et la fait voltiger après eux dans les airs: on
+distingue de loin leur blonde chevelure; mais l'œil se trouble en
+regardant leur face et ne peut en discerner les traits. Enfin, le
+dernier que l'on a vu garder l'entrée du Purgatoire, porte une épée qui
+lance des étincelles que le regard ne peut soutenir; et ses habits sont
+au contraire d'une couleur obscure, qui ressemble à la cendre ou à la
+terre desséchée, soit pour faire entendre à ceux qui vont expier leurs
+fautes que l'homme n'est que poussière; soit pour signifier, comme le
+veulent d'autres commentateurs[200], que les ministres de la religion
+doivent se rappeler sans cesse ces mots de l'Ecclésiastique, dont on les
+soupçonne apparemment de ne se pas souvenir toujours: _De quoi
+s'énorgueillit ce qui n'est que terre et que cendre[201]?_
+
+[Note 197: C. II, v. 23 et suiv.]
+
+[Note 198: _L'uccel divino._]
+
+[Note 199: C. VIII, v. 25 et suiv.]
+
+[Note 200: Velutello et Lombardi.]
+
+[Note 201: _Quid superbit terra et cinis?_ (ECCLÉSIASTIC, c. X, v.
+9.)]
+
+On se rappelle que l'enceinte générale du Purgatoire est composée de
+sept cercles, placés l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et
+Virgile commencent à gravir. Chacune de ces enceintes particulières
+décrit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept
+péchés mortels. Le passage par où l'on monte de l'un à l'autre est
+presque toujours long, étroit et difficile. Le premier cercle est celui
+des orgueilleux[202]; leur punition est de marcher courbés sous des
+fardeaux énormes. Avant de les voir paraître, Dante regarde avec
+admiration sur le flanc de la montagne, qui s'élève jusqu'au second
+cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief
+supérieures aux chefs-d'œuvre de Policlète et même à ceux de la Nature.
+Ce sont des exemples d'humilité qu'elles retracent; l'Annonciation de
+l'ange à l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait
+devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre poëte dans son
+style énigmatique, était plus et moins qu'un roi[203]; enfin, un trait
+d'humanité de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce
+qu'on prétend que saint Grégoire en fut si touché qu'il demanda et
+obtint que ce bon empereur fût retiré de l'Enfer; trait, au reste, qui
+n'est rapporté que par des historiens très-suspects[204], et que
+Baronius et Bellarmin eux-mêmes traitent de fable. Mais un poëte n'est
+pas obligé d'être si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition
+populaire: il a parfaitement représenté dans ses vers, ce qu'il dit
+avoir vu sculpté sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage.
+
+[Note 202: C. X.]
+
+[Note 203: _E più e men che re era'n quel caso._]
+
+[Note 204: Le moine Helinant ou Elinant, dans sa _Chronique_; Jean
+Diacre, dans la _Vie de S. Grégoire_, l'_Eucologe des Grecs_; et même S.
+Thomas, au rapport du P. Lombardi. Une veuve éplorée se jeta, selon eux,
+à la bride du cheval de Trajan, au milieu du cortége militaire qui
+l'accompagnait, et au moment où il partait pour une expédition
+lointaine. Elle le conjurait de venger la mort de son fils, massacré par
+des soldats. Trajan promit d'abord de lui rendre justice à son retour;
+mais, sur les instances de cette malheureuse mère, il s'arrêta, et ne
+partit qu'après l'avoir satisfaite. Dion Cassius, et son compilateur
+Xiphilin, rapportent le même trait de l'empereur Adrien.]
+
+A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement
+courbés sous d'énormes fardeaux, qu'ils conservent à peine la forme
+humaine, il s'élève contre l'orgueil des chrétiens qui contraste avec la
+misère et les infirmités de l'âme. C'est là que se trouve cette image
+emblématique de l'âme humaine, dont le texte est souvent cité, mais
+qui, dans une traduction, ne conserve peut-être pas le même éclat et la
+même grâce:
+
+ _Non v'accorgete voi che noi siam vermi
+ Nati a formar l'angelica farfalla
+ Che vola alla giustizia senza schermi?_
+
+C'est-à-dire, ou du moins à peu près, «Ne voyez-vous pas que nous sommes
+des vermisseaux nés pour former le papillon angélique qui doit voler
+vers l'inévitable justice?» Ces orgueilleux, pliés et presque écrasés
+sous les charges qu'ils portent, récitent l'Oraison dominicale toute
+entière. Ce n'est pas pour eux, disent-ils, qu'ils en adressent à Dieu
+la dernière prière[205], mais pour ceux qui sont restés au monde après
+eux; en sorte que ce sont ici, contre la coutume, les âmes du Purgatoire
+qui prient pour celles des vivants.
+
+[Note 205: _Sed libera nos à malo_; ce que Dante traduit avec S.
+Chrysostôme (_in Matth._, c. 6) par: _Délivre-nous du malin esprit_, ou
+du démon, au lieu de _délivre-nous du mal_, comme on le dit en
+français.]
+
+Quelques-unes de ces ombres se font connaître, ou sont reconnues par le
+poëte. Il reconnaît celle d'un peintre en miniature, nommé _Oderisi da
+Gubbio_, qui avait eu de son temps une grande célébrité; c'est dans sa
+bouche que Dante met cette belle tirade, sur l'état où la peinture était
+déjà parvenue en Italie, sur l'orgueil des artistes et sur la vanité de
+la gloire. Il se fait donner par lui le titre de frère; est-ce pour
+rappeler l'amitié qui les avait unis, ou l'étude qu'il avait faite
+lui-même de l'art du dessin? Cela peut être, mais au reste c'est en
+général le style dont se servent les ombres dans le Purgatoire.
+L'égalité y règne, et l'on dirait que ce titre, qui en est le doux
+symbole, serait un des moyens qu'elles emploient pour calmer leurs
+peines. «Mon frère, lui dit Oderisi, les tableaux de _Franco_ de Bologne
+plaisent aujourd'hui plus que les miens; tout l'honneur est maintenant
+pour lui; je n'en ai plus qu'une partie. Je ne lui aurais pas tant
+accordé quand je vivais, tant j'avais le désir d'exceller et d'être le
+premier dans mon art..... O vaine gloire des talens humains; combien
+l'éclat dont ils brillent dure peu, si des siècles grossiers ne leur
+succèdent! Cimabué crut remporter la palme dans la peinture, et
+maintenant _Giotto_ a tant de renommée qu'il obscurcit celle de son
+maître. Ainsi dans l'art des vers, le second _Guido_ efface la gloire du
+premier[206]; et peut-être est-il né maintenant un poëte qui les
+surpassera tous deux[207]. Tout ce vain bruit du monde ressemble au
+souffle des vents qui vient tantôt d'un côté de l'horizon, tantôt de
+l'autre, et qui change de nom parce que sa direction change. Avant que
+mille années s'écoulent; quelle réputation auras-tu de plus, si tu es
+parvenu jusqu'à l'extrême vieillesse, que si tu étais mort avant de
+quitter le balbutiement de l'enfance? Mille ans comparés à l'éternité
+sont un espace plus court que n'est un mouvement de l'œil comparé à
+celui du cercle le plus lent et le plus immense des cieux ... Votre
+renommée est comme la couleur de l'herbe qui vient et s'en va, que
+flétrit et décolore ce même soleil qui la fait sortir verte du sein de
+la terre.»
+
+ _La vostra nominanza è colar d'erba,
+ Che viene e va, e quei la discolora
+ Per cui ell'esce della terra acerba_.
+
+[Note 206: C'est-à-dire, que _Guido Cavalcanti_ surpasse _Guido
+Guinizzelli_.]
+
+[Note 207: Quelques interprètes ont pensé que Dante se désigne ici
+lui-même; et si ce mouvement d'orgueil poétique est déplacé dans un
+moment où il peint la punition de l'orgueil, il n'est pas tout-à-fait
+étranger à son caractère. Lombardi me paraît cependant observer avec
+raison, qu'alors le poëte aurait dit: Il en est maintenant né un qui
+peut-être les surpassera tous deux; mais qu'ayant dit: Il est peut-être
+né un, etc.:
+
+ _E forse è nato chi l'uno e l'altro
+ Caccerà del nido_,
+
+il est probable qu'il n'a parlé qu'en général, et en se fondant
+uniquement sur le cours habituel des vicissitudes humaines.]
+
+Quelle comparaison juste et mélancolique! quel beau langage et quels
+vers! Homère lui-même, n'est pas au-dessus de notre poëte, lorsqu'il
+compare les générations des hommes aux générations des feuilles qui
+jonchent la terre en automne.
+
+Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre[208],
+aperçoit des figures gravées sur le pavé de marbre; elles retracent aux
+yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le poëte s'abandonne ici plus
+que jamais à son goût pour les mélanges de la fable avec l'histoire, et
+du sacré avec le profane. Ces figures gravées représentent Lucifer et
+Briarée; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de
+foudroyer les géants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la
+confusion des langues; Niobé et les corps inanimés de ses enfants; Saül,
+qui se tua sur les monts Gelboë, Arachné, à demi-changée en araignée;
+Roboam, au moment où ses sujets le précipitent de son char; Alcméon qui
+tue sa mère, et Sennachérib tué par ses enfants; Thomiris plongeant dans
+le sang la tête de Cyrus; les Assyriens fuyant après la mort
+d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie.
+
+[Note 208: C. XII.]
+
+Un ange apparaît aux deux voyageurs. Sa robe était blanche et sa face
+brillait comme l'étoile étincelante du matin: il ouvre les bras, ensuite
+les ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au second
+cercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume,
+avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur.
+«Ah! s'écrie le poëte, que ces routes sont différentes de celles de
+l'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et là bas au milieu de
+lamentations horribles.» Ils arrivent cependant au second cercle, où
+sont purifiés les envieux[209]. Là, il n'y a ni statues ni gravures; le
+mur et le pavé sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sont
+couvertes de manteaux à peu près de la même couleur, et vêtues en
+dessous d'un vil silice. Elles sont appuyées la tête de l'une sur
+l'épaule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intérieur du
+cercle, comme de malheureux aveugles qui mendient à la porte des
+églises, et tâchent par une attitude pareille d'exciter la pitié. Une de
+leurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles que
+des chants et des paroles de charité, sentiment si discordant avec le
+péché qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumière, leurs
+paupières sont fermées et comme cousues par un fil de fer. Le temps a
+rendu peu intéressantes pour nous les rencontres que les deux poëtes
+font dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sont
+pour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'une
+diatribe contre les Toscans[210], dans laquelle, en suivant le cours de
+l'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux où il s'élargit, grossi par
+plusieurs rivières, l'ombre d'un certain _Guido del Duca_, de la petite
+ville de Brettinoro dans la Romagne, caractérise, sous l'emblème
+d'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et de
+Florence.
+
+[Note 209: C. XIII.]
+
+[Note 210: C. XIV.]
+
+Le soleil couchant dardait ses rayons sur le visage du poëte, quand tout
+à coup une autre lumière frappe ses yeux si vivement qu'il est obligé
+d'y porter la main[211]: il compare l'éclat de ce coup de lumière à
+celui d'un rayon réfléchi par la surface de l'eau ou d'un miroir. Cet
+objet, dont il ne peut soutenir la vue, est un ange qui vient leur
+indiquer le passage par où ils doivent s'élever au troisième cercle.
+Tandis qu'ils en montent les degrés, Dante expose à Virgile quelques
+doutes qui lui sont restés sur ce que _Guido del Duca_ vient de leur
+dire. Virgile lui en explique une partie, et lui promet que Béatrix,
+qu'il verra bientôt, achèvera de les résoudre. Le véritable but du
+poëte, dans cet entretien, paraît être de rappeler aux lecteurs qui
+pourraient l'oublier, ce personnage principal de son poëme, cette
+Béatrix qu'il n'oublie jamais.
+
+[Note 211: C. XV.]
+
+Dans le troisième cercle, destiné à l'expiation de la colère, il a
+voulu opposer à ce péché des exemples de la vertu contraire; mais, pour
+varier ses moyens, au lieu de représenter ces exemples sculptés ou
+gravés, il les encadre dans une vision ou dans une extase qu'il éprouve
+à la vue de tant de merveilles. Il suit toujours son système de
+mélanges, et place dans cette vision la Vierge qui reprend son fils avec
+douceur quand elle l'a retrouvé dans le temple, disputant au milieu des
+docteurs; Pisistrate, maître d'Athènes, calmant par une réponse
+indulgente sa femme qui l'exhorte à punir une insolence faite
+publiquement à leur fille, et saint Étienne demandant à Dieu la grâce de
+ceux qui le lapident. Le supplice des colériques est d'être enveloppés
+dans un brouillard aussi épais que la fumée la plus noire[212], mais qui
+ne leur ôte ni la parole ni la voix; ils chantent un hymne de paix et de
+miséricorde, l'_Agnus Dei_; l'un d'eux parle au poëte, et s'entretient
+avec lui sur _le libre arbitre_. C'est un certain Marc, de Venise, homme
+vertueux, qui avait été son ami, et qui n'avait d'autre défaut pendant
+sa vie que d'être fort sujet à la colère. On remarque dans son discours
+cette peinture naïve de l'âme, telle qu'elle est dans son innocence
+primitive. «L'âme sort des mains de celui qui se complaît en elle avant
+de la créer, simple comme un jeune enfant qui rit et pleure tour à
+tour, qui ne sait rien, sinon qu'ayant reçu la vie d'un être
+bienfaisant, elle se tourne volontiers vers tout ce qui la fait jouir.
+Elle savoure d'abord des biens de peu de valeur; dans son erreur elle
+les poursuit ardemment, si un guide ou un frein ne l'en détourne et ne
+lui fait porter ailleurs son amour[213].»
+
+[Note 212: C. XVI.]
+
+[Note 213:
+
+ _Esce di mano a lui che la vagheggia
+ Prima che sia, a guisa di fanciulla,
+ Che, piangendo e ridendo, pargoleggia.
+
+ L'anima semplicetta, che sa nulla,
+ Salvo che mossa da lieto futtore,
+ Volentier torna a ciò che la trastulla_, etc.]
+
+De là il s'élève à des idées politiques, à la nécessité des lois et à
+celle d'un chef habile qui sache régir la cité. C'est encore le Gibelin
+qui parle ici autant que le poëte. «Les lois existent, dit-il, mais qui
+les exécute? personne: parce que le pasteur qui marche à la tête du
+troupeau peut être sage, mais manque de vigueur; parce que la multitude
+qui voit son chef poursuivre les biens dont elle est si avide, s'en
+nourrit elle-même et ne demande rien de plus. C'est parce qu'il est mal
+gouverné que le monde est devenu si coupable, ce n'est point que de sa
+nature il soit nécessairement corrompu[214]. Rome, qui a régénéré le
+monde, avait autrefois deux soleils qui éclairaient l'une et l'autre
+voie, celle du monde et celle de Dieu. L'un des deux a éteint l'autre;
+l'épée a été jointe au bâton pastoral, et ils vont inévitablement mal
+ensemble, parce qu'étant réunis, l'un n'a plus rien à craindre de
+l'autre. Si tu ne me crois pas, vois en les fruits: c'est au grain que
+l'on connaît l'herbe». On voit que Dante revient toujours à son système
+de division des deux pouvoirs; que toujours il attribue le pouvoir
+spirituel aux papes, le temporel aux empereurs, et tous les maux de
+l'Italie et du monde à la confusion impolitique des deux puissances dans
+une seule main.
+
+[Note 214:
+
+ _Ben puoi veder che la mata condotta
+ E la cagion che'l mondo ha fatio reo
+ E non natura che'n voi sia corrotta_.
+
+Cette opinion saine et philosophique paraît fortement en contradiction
+avec certaines doctrines sur la corruption de la nature humaine. Les
+commentateurs du Dante, Landino, Velutello, Daniello, Venturi, Lombardi,
+ont tous passé sur cette difficulté sans même l'indiquer dans leurs
+notes. Il nous conviendrait mal d'être plus difficiles qu'eux.]
+
+Marc, à la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui
+restent encore comme des modèles des mœurs antiques, mais qui ne peuvent
+arrêter le torrent. Après qu'il s'est retiré, en voyant le crépuscule du
+soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-même de
+cette brume épaisse, et revoit le beau spectacle du soleil à son
+couchant[215]. Son imagination en est si fortement émue qu'il tombe dans
+une rêverie profonde. Il s'étonne lui-même de la force de cette
+imagination impérieuse qui le poursuit. «O imagination! s'écrie-t-il,
+toi qui enlèves souvent l'homme à lui-même, au point qu'il n'entend pas
+mille trompettes qui sonnent autour de lui, qu'est-ce donc qui t'excite?
+Qui fait naître en toi des objets que les sens ne te présentent pas?» La
+réponse qu'il fait à cette question n'est pas fort claire. «Ce qui
+t'excite, dit-il, est une lumière qui se forme dans le ciel, ou
+d'elle-même, ou par une volonté qui la conduit ici-bas[216].» Alors, on
+se payait dans l'école de ces mots qu'on croyait entendre, et l'on avait
+fait de cette sorte de solutions une science où Dante était très-versé.
+Mais il n'y a lumière céleste qui puisse expliquer l'incohérence des
+objets que réunit cette espèce de vision. Ce sont purement des rêves, et
+les rêves d'un esprit malade. Il voit la métamorphose de Philomèle en
+oiseau. Cet objet disparaît, et il lui tombe dans la pensée[217] un
+homme crucifié: c'est l'impie Aman qui garde dans son supplice son air
+fier et dédaigneux, devant le grand Assuérus, Esther et le juste
+Mardochée. Cette image se dissipe d'elle-même comme une bulle d'eau qui
+s'évapore, et dans sa vision s'élève alors la jeune Lavinie, qui
+reproche tendrement à sa mère de s'être tuée pour elle.
+
+[Note 215: C. XVII.]
+
+[Note 216:
+
+ _Muove il lume che nel ciel s'informa,
+ Per se o per voler che giù lo scorge_.]
+
+[Note 217:
+
+ _Piovve dentro alla fantasia_, etc.]
+
+Il est enfin rendu à lui-même, et retiré comme d'un songe par l'éclat
+d'une lumière plus vive que toutes celles dont il avait été frappé.
+C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par où il doit monter au
+cercle supérieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des
+paresseux. Ici Dante se fait donner par son maître une longue
+explication métaphysique sur l'amour, passion de la nature toujours
+bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volonté, qui, selon
+qu'elle est bien ou mal dirigée, fait naître en nous des affections
+haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont
+expiées dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la
+négligence à poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le
+quatrième, où nous sommes; et ces affections poussées à l'excès
+deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles supérieurs
+qui nous restent à parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise
+une seconde fois[218]; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en
+philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage
+est celui de l'école; on peut regretter qu'il ne soit pas plutôt celui
+du cœur. Virgile mêle à ses explications quelques nouvelles solutions
+sur le libre arbitre; et toujours il renvoie à Béatrix (c'est-à-dire,
+sous ce nom si cher, à la Théologie personnifiée) les dernières réponses
+que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient
+briser ce long entretien. Elles courent, comme les Thébains couraient
+pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ismène, en cherchant le
+dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en
+rappelant à haute voix des exemples tirés de l'Histoire sainte et de
+l'Histoire profane, où la célérité de l'action en décida le succès[219].
+Quand cette espèce de tourbillon s'est dissipé[220], le poëte est
+encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau
+songe.
+
+[Note 218: C. XVIII.]
+
+[Note 219: C'est Marie qui courut en allant visiter Elisabeth dans
+les montagnes; et César qui, pour soumettre Herda (aujourd'hui Lérida),
+partit de Rome, alla faire assiéger Marseille par un de ses lieutenants,
+et courut de-là en Espagne. Ce mélange que fait le Dante du sacré avec
+le profane, dans ses citations historiques, est si fréquent, qu'il en
+faut conclure que ce n'était point en lui un effet des caprices de
+l'imagination, mais un système.]
+
+[Note 220: J'omets ici à dessein ce que Dante fait dire par une de
+ces ombres, celle d'un abbé de St.-Zenon à Vérone; elle lance en courant
+un trait contre un homme puissant, et lui prédit qu'il se repentira
+bientôt d'avoir un pied déjà dans la tombe (_l'un piede entro la
+fossa_), donné par force pour abbé à ce couvent son fils naturel,
+difforme de corps et plus encore d'esprit. Ces traits de satire
+particulière sont sans intérêt pour nous, si nous n'en connaissons pas
+l'objet; et si nous apprenons des commentateurs que celui-ci est dirigé
+contre le vieil Albert de la Scala, l'un de ces seigneurs de Vérone chez
+qui Dante avait été si bien accueilli dans son infortune, c'est une
+raison de plus pour ne nous y pas arrêter.]
+
+A l'heure de la nuit où ce qui restait de la chaleur du jour ne peut
+plus résister au froid de la lune, de la terre, et peut-être,
+ajoute-t-il, de Saturne, une femme bègue, boiteuse et difforme lui
+apparaît, et devient à ses yeux une sirène qui le charme par sa beauté
+et par son chant. Mais une autre femme belle et sévère paraît, s'élance
+sur la sirène, déchire ses vêtemens, et ne fait voir dans ce qu'elle
+découvre qu'un objet hideux et si infect que le poëte se réveille;
+emblême énergique, mais peut-être un peu crûment exprimé, des trois
+vices expiés dans les trois cercles supérieurs.
+
+Une voix bien différente appelle Dante pour le conduire au premier de
+ces trois cercles, qui est le cinquième du Purgatoire: c'est la voix
+d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable
+dans ce séjour mortel. Ses deux ailes étendues ressemblaient à celles du
+cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement
+l'air en promettant le bonheur à ceux qui pleurent, parce qu'ils seront
+consolés. Cette image douce et d'une suavité céleste contraste
+admirablement avec la première; et cet ange qui promet des consolations
+en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition même. Les
+avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds
+et les mains liés, forcés de regarder la terre où ils eurent toujours
+les yeux attachés pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de
+la maison de Fiesque; il ne régna qu'un mois et quelques jours, mais ce
+peu de temps lui suffit pour reconnaître que le manteau pontifical est
+si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau
+paraît léger comme la plume.
+
+Une autre de ces ombres avares, parmi des plaintes qui ressemblent à
+celles d'une femme dans les douleurs de l'enfantement[221], tient des
+discours qui feraient difficilement deviner ce qu'elle fut sur la terre.
+Elle invoque la vierge Marie; qui fut si pauvre qu'elle ne trouva qu'une
+étable où déposer son saint fardeau; le bon Fabricius, qui préféra la
+pauvreté à des richesses mal acquises, et enfin saint Nicolas, dont la
+libéralité sauva trois jeunes filles du déshonneur où allait les plonger
+la pauvreté de leur père.... C'est Hugues Capet qui parle ainsi; non
+pas le premier roi de la race capétienne, mais son père Hugues-le-Grand,
+duc de France et comte de Paris, qui fut, avant son fils, surnommé
+_Cappatus_, Capet, pour des raisons sur lesquelles nos historiens ne
+s'accordent pas[222]: «Je fus, dit-il, la tige de cet arbre maudit, qui
+étend son ombre malfaisante sur toute la chrétienté.» C'est sur ce ton,
+dicté par les ressentiments du poëte, que Hugues fait sa propre
+confession et celle de ses descendants. Le Dante n'a garde d'oublier
+parmi eux ce Charles de Valois, qui l'avait chassé de sa patrie. «Par
+ses ruses, fait-il dire à Hugues Capet, par les seules armes dont se
+servit le traître Judas, il causera la perte de Florence; mais à la fin
+il n'y gagnera que de la honte, et une honte d'autant plus ineffaçable
+qu'une telle peine lui paraît plus légère à supporter.» C'est là qu'il
+en voulait venir; c'est pour arriver à Charles de Valois qu'il a fait se
+confesser Hugues Capet, qu'il l'a placé parmi les princes avares, et
+surtout qu'il l'a fait fils d'un boucher de Paris,
+
+ _Figliuol d'un beccaio di Parigi_.
+
+[Note 221: C. XX.]
+
+[Note 222: Voyez, sur ce sujet, l'extrait d'un Mémoire de M. Brial,
+imprimé dans mon Rapport sur les travaux de la Classe d'histoire et de
+littérature ancienne de l'Institut, année 1808.]
+
+On ne sait dans quelles vieilles chroniques il put trouver cette
+origine, que sans doute il n'inventa pas; mais on peut croire qu'il ne
+l'eût pas adoptée et consignée dans son poëme, si Charles, descendant de
+Hugues, n'eût été son persécuteur. Hugues étend ses accusations contre
+sa race, jusqu'à Philippe-le-Bel, à ses querelles avec Boniface VIII, et
+à la captivité de ce pape dans Anagni. Il avoue ensuite au poëte que
+pendant le jour, lui et les autres habitants de ce cercle, invoquent les
+noms qu'il lui a entendu prononcer; mais que pendant la nuit ils ne
+citent entre eux que des exemples du vice pour lequel ils sont punis.
+C'est alors Pygmalion, que l'amour de l'or rendit traître, voleur et
+parricide; et l'avare Midas, dont la demande avide eut des suites qui
+font encore rire à ses dépens; et l'insensé Acham qui déroba le butin de
+Jéricho, et fut lapidé par ordre de Josué; c'est la punition d'Ananias
+et de sa femme Saphira, et celle que subit Héliodore: tantôt le cercle
+entier voue à l'infamie Polymnestor, assassin du jeune Polidore; tantôt
+ils crient tous ensemble: O Crassus, dis-nous, toi qui le sais, quelle
+est la saveur de l'or[223].
+
+[Note 223: Allusion à la mort de Crassus, que les Parthes,
+connaissant son avarice, attirèrent dans un piége par l'appât d'un riche
+butin: son armée y périt tout entière. Il se fit tuer pour ne pas tomber
+entre les mains des Parthes. Ayant trouvé son corps, ils lui coupèrent
+la tête et la jetèrent dans un vase rempli d'or fondu, en disant ces
+mots, qui furent aussi adressés à la tête de Cyrus: C'est d'or que tu as
+eu soif, bois de l'or: _Aurum sitisti, aurum bibe_. Au reste, le systême
+dont j'ai parlé plus haut (page 161, note 1) paraît ici plus évidemment
+que jamais, dans ce mélange alternatif et symétrique de la fable, de la
+bible et de l'histoire.]
+
+Hugues Capet avait enfin terminé ses aveux; tout à coup la montagne
+tremble, Délos n'éprouva pas une secousse si forte avant que Latone y
+descendît pour mettre au monde les deux lumières des cieux. Le chant de
+gloire et de joie, le _Gloria in excelsis Deo_ se fait entendre. Toute
+cette haute partie de la montagne, d'ailleurs inacessible aux vents, aux
+météores et aux orages, s'agite ainsi lorsqu'une âme est purifiée, et
+qu'elle est prête à s'élever vers le ciel[224]. Celle qui en sort en ce
+moment est l'âme du poëte Stace, que Dante, d'après une fausse
+tradition[225], fait natif de Toulouse, quoiqu'il fût napolitain[226].
+Stace aborde les deux poëtes, et, en leur racontant son histoire, il
+témoigne, sans connaître Virgile, avoir eu toujours pour lui une
+vénération profonde. Son feu poétique fut excité par cette flamme qui
+en a tant allumé d'autres: c'est de l'_Énéide_ qu'il veut parler; c'est
+elle qui fut sa mère, sa nourrice dans l'art des vers[227]: sans elle,
+il n'aurait rien produit qui eût la moindre valeur. Pour avoir été sur
+la terre contemporain de Virgile, il consentirait à prolonger d'une
+année son exil. Dante sourit, et, en ayant reçu la permission de
+Virgile, il nomme au poëte Stace, celui qu'ils reconnaissaient tous deux
+pour leur maître. Stace se jette à ses pieds; Virgile le relève en lui
+disant, avec une simplicité qu'on pourrait appeler virgilienne: cessez,
+mon frère: vous êtes une ombre, et vous voyez une ombre aussi[228].
+
+[Note 224: C. XXI.]
+
+[Note 225: Placide Lactance, dans ses Comment. sur Stace, imprimés à
+Paris en 1600. Voy. Vossius _de poet. lat._, c. III, et Fabricius,
+_Bibliot. lat._ c. XVI, _de Statia Poeta_.]
+
+[Note 226: Il y eut sous Néron un _Statius Surculus_, qui était de
+Toulouse, et qui enseigna la rhétorique dans les Gaules: c'est avec lui
+que Dante a confondu le poëte Stace. (Vossius, _loc. cit._)]
+
+[Note 227: Cette admiration de Stace pour Virgile n'est point
+exagérée; il dit lui-même en s'adressant à sa _Thébaïde_.
+
+ _Nec tu divinam Æneida tenta,
+ Sed longè sequere et vestigia semper adora_.]
+
+[Note 228:
+
+ _Frate,
+ Non far; che tu se' ombra, ed ombra vedi_.]
+
+Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux poëtes latins,
+après ces premières effusions de cœur, Virgile, qui a rencontré Stace
+dans le cercle des avares, lui demande[229] comment, avec tant de
+sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu
+trouver place dans son cœur. Stace, sourit, et lui répond qu'il ne fut
+que trop éloigné de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a
+été puni; qu'il l'eût même été dans le cercle de l'Enfer, où les avares
+et les prodigues, s'entrechoquent éternellement[230], s'il n'avait été
+porté au repentir par ces beaux vers où Virgile s'élève contre la
+coupable soif de l'or[231], car, disent ici les commentateurs, l'avare
+et le prodigue, sont également altérés d'or, l'un pour l'entasser,
+l'autre pour le répandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en
+Enfer, ils sont réunis dans le même cercle. Mais comment, insiste
+Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas
+de bien faire, as tu ensuite été assez éclairé pour entrer dans la bonne
+route et pour la suivre? C'est toi, lui répond Stace, qui m'appris à
+boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'éclairas le premier,
+Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus poëte, et par toi que je fus
+chrétien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derrière lui
+une lumière: il n'est pour lui-même d'aucun secours, mais il éclaire
+ceux qui le suivent. Tu avais prédit un grand et nouvel ordre de
+siècles, le retour du règne d'Astrée et de Saturne, et une nouvelle race
+d'hommes envoyée du ciel[232]. Cette prédiction s'accordait avec ce
+qu'annonçaient ceux qui prêchaient la foi nouvelle. Je les visitai, je
+fus frappé de la sainteté de leur vie. Quand Domitien les persécuta, je
+pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils
+me firent mépriser toutes les autres sectes: je reçus enfin le baptême;
+mais la crainte m'empêcha de me déclarer chrétien, et je continuai de
+professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette tiédeur
+qu'avant d'arriver au cercle d'où nous sortons, je fus retenu plus de
+quatre siècles dans celui des paresseux[233].
+
+[Note 229: C. XXII.]
+
+[Note 230: _Inferno_, c. VII. Voy. ci-dessus, pag. 55 et 56.]
+
+[Note 231:
+
+ _Quid non mortalia pectora cogis,
+ Auri sacra fames_? (Æneid., t. III. v. 56.)]
+
+[Note 232: Allusion à ces vers célèbres de la IVe. églogue de
+Virgile:
+
+ _Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo;
+ Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna:
+ Jam nova progenies cœlo demittitur alto_.]
+
+[Note 233: Depuis l'an 96 de notre ère, époque de la mort de Stace,
+jusqu'à l'an 1300, où Dante a placé celle de sa vision, il s'était
+écoulé douze siècles et quatre ans. Stace a dit plus haut, C. XXI, v.
+67, qu'il a passé cinq siècles et plus dans le cercle des avares: il en
+avait passé plus de quatre dans celui des paresseux, ce ne sont en tout
+qu'à peu près mille ans, passés dans ces deux cercles; les deux autres
+siècles s'étaient écoulés, selon le P. Lombardi, dans les lieux qui
+précédent les cercles du Purgatoire.]
+
+Stace apprend à son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont
+devenus Térence, Plaute et tous les autres poëtes latins célèbres. Ils
+sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-même, et les plus
+fameux poëtes grecs, dans ces limbes où sont aussi les héros et les
+héroïnes[234]. Cependant les trois poëtes montaient au sixième cercle.
+Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en écoutant
+leurs discours, qui lui révélaient, dit-il, les secrets de l'art des
+vers[235]. Un arbre mystérieux se présente au milieu du chemin,
+interrompt leur conversation, et arrête leurs pas. Il est chargé de
+fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas
+qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit
+notre poëte, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide
+qui se précipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de
+l'arbre, après en avoir arrosé les feuilles. De cet arbre sort une voix
+qui célèbre d'anciens exemples d'abstinence et de sobriété tirés, selon
+la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du
+nouveau. Des ombres maigres et livides[236] errent alentour, sans
+pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fraîcheur du
+ruisseau, font naître en elles une faim et une soif dévorantes qu'elles
+ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands
+expient leur péché.
+
+[Note 234: _Inferno_, c. IV. Voy. ci-dessus, pag. 39-42.]
+
+[Note 235: _Ch'a poetar mi davano intelletto_.]
+
+[Note 236: C. XXIII.]
+
+Dante reconnaît parmi eux _Forèse_[237], un de ses amis, dont la mort
+lui avait coûté des larmes. _Forèse_ doit à _Nella_ son épouse d'être
+admis dans le séjour des expiations, au lieu d'être plongé dans celui
+des éternels supplices. L'éloge qu'il fait de sa chère _Nella_ amène une
+sortie peu mesurée de ce Florentin contre les dames de Florence et
+contre les modes, très-anciennes à ce qu'il paraît, mais qui de temps en
+temps redeviennent nouvelles. «Ma _Nella_ que j'ai tant aimée, dit-il,
+est d'autant plus agréable à Dieu qu'elle trouve moins de femmes qui lui
+ressemblent. Dans les lieux sauvages de la Sardaigne, où les femmes vont
+sans vêtement, elles ont plus de pudeur que dans ceux où je l'ai
+laissée. O mon frère! que veux-tu que je te dise? Je vois dans un avenir
+prochain un temps où l'on défendra en chaire aux dames effrontées de
+Florence de se montrer le sein tout découvert. Quelles femmes barbares
+eurent jamais besoin qu'on eût recours à des peines spirituelles ou à
+d'autres censures pour les contraindre à se couvrir[238]?» Peut-être
+cette réprimande est-elle un peu trop dure; elle ne vient pourtant pas
+d'un cénobite, ni d'un ennemi du sexe à qui elle peut déplaire. L'âme
+sensible du Dante est aussi connue que son génie, et les femmes auraient
+beaucoup à gagner si elles trouvaient souvent parmi les hommes de
+pareils ennemis; mais plus on est capable de les aimer, plus on les
+respecte, et plus on aime aussi qu'elles se respectent elles-mêmes.
+
+[Note 237: Frère de _Corso Donati_, et non pas du célèbre
+jurisconsulte François Accurse, comme le disent presque tous les
+commentateurs. Forèse parle, dans le chant suivant, v. 13, de sa sœur
+_Piccarda Donati_, que l'on sait avoir été sœur de _Corso_. (Lombardi.)]
+
+[Note 238:
+
+ _Quai barbare fur mai, quai Saracine.
+ Cui bisognasse, per far le ir coverte
+ O spiritali o altre discipline_?]
+
+Forèse fait connaître à son ancien ami plusieurs des ombres maigres qui
+l'accompagnent[239]. On y distingue le pape tourangeau Martin IV, qui
+expie par le jeûne ses bonnes anguilles du lac de Bolsena[240], cuites
+dans les vins les plus exquis; un certain Boniface, archevêque de
+Ravenne, qui dépensait en bons repas les revenus de son église;
+_Buonaggiunta_ de Lucques et quelques autres. _Buonaggiunta_, l'un des
+poëtes italiens du treizième siècle, avait fait, selon l'usage de ce
+temps, beaucoup de poésies amoureuses où il n'y avait point d'amour. Il
+n'en était pas ainsi du Dante, à qui l'amour avait dicté ses premiers
+vers. C'est ce qu'il fait sentir par ce petit dialogue entre
+_Buonaggiunta_ et lui. «Vois-je en vous, lui dit le Lucquois, celui qui
+a publié des poésies d'un nouveau style, qui commencent par ce vers:
+
+ Femmes, qui connaissez le pouvoir de l'amour[241]?
+
+[Note 239: C. XXIV.]
+
+[Note 240: Bolsena est une petite ville de Toscane, près de laquelle
+est un lac de même nom, où l'on pêchait d'excellentes anguilles.]
+
+[Note 241:
+
+ _Donne, ch' avete intelletto d'amore_.
+
+C'est le premier vers de l'une des plus belles _canzoni_ du Dante.]
+
+Je suis, lui répond le Dante, un homme qui, lorsque l'amour l'inspire,
+écrit, et se contente de publier ce qu'il lui dicte au fond du
+cœur[242]. O mon frère, reprend le vieux poëte, je vois maintenant ce
+qui nous a retenus, moi et les poëtes de mon temps[243], loin de ce
+nouveau style, de ce style si doux que j'entends aujourd'hui. Je vois
+que vos plumes se tiennent strictement attachées aux paroles de celui
+qui vous dicte; c'est ce que ne firent certainement pas les nôtres; et
+plus dans le dessein de plaire on veut ajouter d'ornements, moins il
+peut y avoir de rapports de l'un à l'autre style». Dante donne ici en
+peu de mots toute la poétique d'un genre aimable, ou pour obtenir de
+vrais succès il ne faut point écrire d'après son imagination, mais
+d'après son cœur.
+
+[Note 242:
+
+ _Io mi son' un che, quando
+ Amore spira, noto, ed in quel modo
+ Ch' ei detta dentro, vo significando_.]
+
+[Note 243: Il nomme le Notaire, _il Notaio_, c'est-à-dire, _Jaropo
+da Lentino_, qui était notaire en Sicile, et _Guittone_, ou _Frà
+Guittone d'Arezzo_. J'ai parlé de ces deux poëtes, t. I, pages 403 et
+418.]
+
+Pendant un entretien du Dante avec Forèse, dans lequel le poëte se fait
+prédire la chute et la fin tragique du chef de la faction des Noirs, qui
+l'avait fait bannir de Florence[244], les ombres s'éloignent avec la
+double légèreté que leur donnent leur maigreur et leur volonté[245].
+Forèse va les rejoindre, et Dante continue sa route avec les deux
+autres poëtes. Un second arbre, différent du premier, paraît encore
+devant eux; ses branches plient sous le fruit. Une foule empressée
+l'entoure, en tendant les mains vers ses branches, et criant comme des
+enfants qui demandent un objet qu'on leur refuse. Une voix qui sort de
+cet arbre, apprend aux trois voyageurs qu'au-dessus se trouve l'arbre
+dont Ève mangea la pomme, et que celui-ci en est un de ses rejetons.
+Cette voix leur rappelle aussi deux traits, l'un de la Fable, et l'autre
+de l'Écriture, où l'on voit des malheurs causés par l'intempérance[246].
+
+[Note 244: _Corso Donati_ se rendit si puissant à Florence après en
+avoir fait chasser les Blancs, qu'il devint suspect au peuple. Dans un
+tumulte populaire excité contre lui, il fut cité et condamné. Le peuple
+se porta à sa maison avec l'étendard ou gonfalon de justice. _Corso_ se
+défendit courageusement avec quelques amis; mais, vers la fin du jour,
+il essaya de s'échapper. Poursuivi par des soldats catalans qu'il ne put
+gagner, il tomba de cheval; son pied s'engagea dans l'étrier; il fut
+traîné quelque temps sur la terre, et enfin massacré par les soldats.
+Cet événement arriva en 1308. Il paraît qu'il était alors récent; et
+l'on voit par-là où en était le Dante de la composition de son poëme
+l'an 1308 ou au plus tard en 1309. Au reste Forèse, dans cette
+prédiction du passé, ne nomme point Corso, et parle avec une obscurité
+mystérieuse, qui non seulement est le style ordinaire des prophéties,
+mais qui convenait particulièrement à un frère parlant du meurtre de son
+frère, quoiqu'ils fussent de deux partis opposés.]
+
+[Note 245:
+
+ _E per magrezza e per voler leggiera_.]
+
+[Note 246: Les Centaures qui voulurent, dans l'ivresse, enlever à
+Pirithoüs sa jeune épouse, et furent vaincus par Thésée; et les Hébreux,
+que Gédéon, marchant contre les Madianites, ne voulut point admettre
+dans son armée, parce que, brûlés par la soif, ils avaient bu trop
+abondamment et trop à leur aise, de l'eau d'une fontaine. Où notre poëte
+allait-il donc chercher à tout moment des contrastes et des disparates
+aussi bizarres?]
+
+Un ange paraît, le plus brillant qui leur ait encore servi de guide. Le
+verre ou le métal embrasé dans la fournaise, ont moins d'éclat que son
+visage; mais sa voix n'en est pas moins suave, ni le vent de ses ailes
+moins rafraîchissant et moins doux. «Tel que Zéphir au mois de mai,
+lorsqu'il annonce l'aurore, s'agite et répand les parfums qu'il exprime
+de l'herbe et des fleurs, tel, dit le poëte, je sentis sur mon front un
+vent léger, telles je sentis s'agiter les ailes d'où s'exhalait un
+souffle parfumé d'ambroisie[247]».
+
+En montant, sous la conduite de cet ange, vers le septième et dernier
+cercle, Dante occupé de ce qu'il vient de voir, voudrait apprendre
+comment des âmes, qui n'ont aucun besoin de se nourrir, peuvent éprouver
+la maigreur et la faim[248]; Stace, invité par Virgile, entreprend de le
+lui expliquer. Sa théorie sur la partie du sang destinée à la
+reproduction de l'homme; sur cette reproduction, sur la formation de
+l'âme végétative et de l'âme sensitive dans l'enfant avant sa naissance,
+sur leur développement lorsqu'il est né, sur ce que devient cette âme
+après la mort, emportant avec elle dans l'air qui l'environne une
+empreinte et comme une image du corps qu'elle animait sur la terre; tout
+cela n'est ni d'une bonne physique, ni d'une métaphysique saine; mais
+dans ce morceau de plus de soixante vers, on peut, comme dans plusieurs
+morceaux de Lucrèce, admirer la force de l'expression, la poésie de
+style, et l'art de rendre avec clarté, en beaux vers, les détails les
+plus difficiles d'une mauvaise philosophie, et d'une physique pleine
+d'erreurs.
+
+[Note 247:
+
+ _E quale annunziatrice degli albori
+ L'aura di maggio muovesi, e olezza
+ Tutta impregnata dall'erba e da' fiori_, etc.]
+
+[Note 248: C. XXV.]
+
+Dans le dernier cercle où nos poëtes sont parvenus, des flammes ardentes
+s'élèvent de toutes parts; à peine, entre elles et le bord du précipice,
+peuvent-ils trouver un passage. Des chants qui partent du sein même de
+ces flammes, en faisant l'éloge de la chasteté, et en rappelant
+d'anciens exemples de cette vertu[249], leur apprennent que c'est ici
+qu'est puni le vice contraire. Parmi ceux qui en furent atteints, et
+dont le poëte distingue les différentes espèces plus clairement que je
+ne le puis faire[250], Dante reconnaît _Guido Guinizzelli_, qui l'avait
+précédé dans la carrière poétique, et dont il admirait les vers. Il
+n'ose approcher de lui pour l'embrasser, à cause des flammes qui
+l'environnent; mais il regarde avec attendrissement celui qu'il nomme
+son père, et le père d'autres poëtes meilleurs que lui, qui leur apprit
+à chanter avec douceur et avec grâce des poésies d'amour. _Guido_,
+surpris de tant de marques de respect et de tendresse, lui en demande la
+cause. Ce sont, répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera
+d'aimer tant que durera le style moderne[251]. _Guido_, sensible à ses
+éloges, mais peut-être plus modeste en Purgatoire qu'il ne l'était dans
+ce monde, lui montre un autre poëte qu'il dit les mériter mieux: c'est
+Arnault Daniel, troubadour provençal, qui surpassa tous les écrits
+d'amour en vers, et tous les romans en prose[252]. Ceci indique
+clairement l'influence qu'avaient eue les Troubadours sur la poésie
+italienne, dans ses premiers temps, et l'admiration que Dante conservait
+pour eux à une époque où c'était bien de lui qu'on pouvait dire qu'il
+les avait surpassés tous. Il les aurait égalés dans leur propre langue;
+aussi met-il dans la bouche d'Arnault une réponse en huit vers
+provençaux, que ce Troubadour finit en le suppliant de se souvenir de sa
+douleur; c'est-à-dire, de faire pour lui des prières qui la terminent:
+Arnault rentre ensuite dans les flammes qui le dérobent à la vue, comme
+_Guido_ y est rentré, après avoir fait la même demande.
+
+[Note 249: Ils font entendre les paroles de Marie à l'ange qui lui
+annonce qu'elle concevra: _Virum non cognosco_; et un moment après c'est
+Diane, qui chassa Calisto parce qu'elle avait cédé au poison de Vénus:
+
+ _Che di Venere avea sentito il tosco_.
+
+Puis toutes ces voix célèbrent des maris et des femmes qui ont vécu
+chastement. Toujours le même systême; et jamais un trait de la Bible,
+qui n'en amène, par opposition, un de la Fable.]
+
+[Note 250: C. XXVI. Je passe ici tous les détails, les uns comme
+inutiles, les autres comme impossibles à rendre dans notre langue et
+dans nos mœurs.]
+
+[Note 251: Nous avons vu précédemment, t. I, p. 410, note 1, qu'on
+avait eu tort de vouloir s'appuyer de ce passage pour prouver que _Guido
+Guinizzelli_ avait été l'un des maîtres du Dante; il prouve positivement
+le contraire.]
+
+[Note 252:
+
+ _Versi d'amore e prose di romanzi
+ Soverchiò tutti_.]
+
+Un obstacle reste encore à franchir pour sortir de ce dernier
+cercle[253]; ce sont ces flammes mêmes qui en remplissent l'enceinte.
+Quoique invité par l'ange, et fortement encouragé par Virgile, Dante
+craint d'approcher de ce feu qu'il faut traverser; mais son maître
+emploie enfin un motif tout puissant sur lui. «Vois, mon fils, lui
+dit-il, entre Béatrix et toi, il n'y a plus que ce seul mur.» Comme au
+nom de Thisbé, continue le poëte, Pyrame, près de mourir, ouvrit les
+yeux et la regarda, lorsque le fruit du mûrier prit une couleur
+vermeille[254], ainsi céda toute ma résistance, et je me tournai vers
+mon sage guide, quand j'entendis le nom qui renaît sans cesse dans mon
+cœur.» Virgile entre dans les flammes; Stace et Dante le suivent. Le
+maître, pour soutenir le courage de son élève, lui parle encore de
+Béatrix, dont il croit, dit-il, voir déjà briller les yeux. Je ne sais,
+mais il me semble qu'il y a un grand charme dans ce souvenir puissant
+d'une passion si ancienne et si pure.
+
+[Note 253: C. XXVII.]
+
+[Note 254:
+
+ _Come al nome di Tisbe op rse'l ciglio
+ Piramo, in su la morte, e riguardalla,
+ Allor che'l gelso diventò vermiglio_, etc.]
+
+En s'échappant, pour la dernière fois, de ce séjour où le sentiment de
+l'espérance est toujours flétri par le spectacle des peines, le poëte,
+désormais tout entier à l'espérance, paraît s'élancer dans un ordre tout
+nouveau d'idées, de sentiments et d'images. Entouré, par la force de son
+imagination créatrice, d'objets riants et mystérieux, il donne à son
+style pour les peindre, la teinte même de ces objets. Sa marche, son
+repos, ses moindres gestes sont fidèlement retracés; il puise ses
+comparaisons, comme ses images, dans les tableaux les plus simples et
+les plus doux de la vie champêtre. Il monte les degrés où le soleil, qui
+se couche derrière lui, projette au loin l'ombre de son corps. Cette
+ombre s'accroît, et disparaît bientôt dans l'obscurité générale: la nuit
+s'étend sur la montagne. Les trois poëtes se couchent, en attendant le
+jour, chacun sur un des échelons qui y conduisent. «Tels que des chèvres
+légères et capricieuses sur la cime des monts avant d'avoir pris leur
+pâture[255], se reposent en silence, et ruminent à l'ombre, pendant la
+plus grande chaleur du jour, gardées par le berger, qui s'appuie sur sa
+houlette, et qui veille à leur sûreté; ou tel que le pasteur, loin de sa
+chaumière, reste éveillé toute la nuit auprès de son troupeau,
+regardant sans cesse si quelque bête féroce ne vient point le disperser;
+tels nous étions tous trois, moi comme la chèvre, eux comme les bergers,
+renfermés dans l'espace étroit qui conduisait sur la montagne.»
+
+[Note 255:
+
+ _Quali si fanno, ruminando, manse
+ Le capre, state rapide e proterve,
+ Sopra le cime, prima che sien pranse,
+ Tacite all'ombra, mentre che'l sol ferve_, etc.]
+
+Couché sur ces marches pendant une belle nuit, il regarde briller les
+étoiles qui lui paraissent plus éclatantes et plus grandes qu'à
+l'ordinaire; il s'endort enfin à l'heure où l'astre de Vénus paraît vers
+l'orient. Voici encore un songe, une vision, mais qui n'a plus rien
+d'incohérent et de funeste. Il voit dans une riche campagne la belle et
+jeune _Lia_ qui va chantant et cueillant des fleurs pour se faire une
+guirlande. «Ma sœur Rachel, dit-elle dans son chant, ne peut se détacher
+de son miroir; elle y est assise tout le jour. Elle se plaît à
+contempler la beauté de ses yeux, comme je me plais à voir l'ouvrage de
+mes mains; voir est pour elle un plaisir, comme agir en est un pour
+moi.» Sous l'emblême de ces deux filles de Laban, les interprètes
+reconnaissent tous ici l'image de la vie active et de la vie
+contemplative; et cette allégorie du moins est pleine de mouvement et de
+grâce.
+
+Le sommeil du Dante se dissipe en même temps que les ténèbres de la
+nuit. Virgile lui annonce qu'il touche au terme de son voyage; que ce
+jour même le doux fruit que les mortels recherchent avec tant de soins
+et de peines, apaisera la faim qui le dévore. Ils arrivent ensemble au
+haut de ces degrés rapides; Virgile lui dit alors: «Mon fils, tu as vu
+le feu qui doit s'éteindre et le feu éternel; tu es arrivé au point
+au-delà duquel ma vue ne peut plus s'étendre. J'ai employé à t'y
+conduire mon génie et mon art. Prends désormais ton plaisir pour guide.
+Tu es hors des routes difficiles, et des voies étroites. Vois ce soleil
+qui rayonne sur ton visage, vois l'herbe tendre, les fleurs et les
+arbrisseaux que cette terre produit sans culture: tu peux t'y asseoir;
+tu peux y marcher à ton gré, en attendant l'arrivée de celle dont les
+beaux yeux m'ont engagé par leurs larmes à venir à toi. N'attends plus
+de moi ni discours ni conseils. En toi le libre arbitre est maintenant
+droit et sain, et ce serait une erreur que de ne pas agir d'après lui:
+je te couronne donc roi et souverain de toi même.» En effet, depuis ce
+moment, ou l'allégorie générale du poëme se fait si clairement sentir,
+Virgile reste encore auprès du Dante jusqu'à l'arrivée de Béatrix, mais
+il ne lui parle plus: il n'est plus là que pour remettre en quelque
+sorte à Béatrix elle-même celui qu'elle lui avait recommandé.
+
+L'allégorie de ce qui suit dans les six derniers chants, n'est pas moins
+sensible. Le Dante s'est purgé de ses péchés par toutes les épreuves
+qu'il vient de subir. En sortant de chaque cercle du Purgatoire, il a
+senti s'effacer de son front l'une des sept lettres P qu'un ange y avait
+gravées. Il est parvenu au séjour du Paradis terrestre, qui n'est ici
+que l'emblême de l'innocence primitive. Des savants théologiens avaient
+dit que ce Paradis était le type, ou le modèle de l'Église: c'est pour
+cela, sans doute, que Dante y fait paraître l'Église même, avec les
+symboles de tout ce qu'elle croit et de ce qu'elle enseigne[256].
+Impatient de visiter la forêt divine, dont l'ombre épaisse et vive
+tempère l'éclat du nouveau jour, il y tourne ses pas, et traverse
+lentement la campagne, en foulant ce sol qui exhale de toutes parts les
+plus suaves odeurs[257]. Un air doux et toujours égal, frappe son front
+comme les coups d'un vent léger. Il agite et fait ployer les feuillages,
+mais sans courber les branches, et sans empêcher les oiseaux qui
+célèbrent avec joie, sur leurs cimes, les premières heures du jour, de
+continuer leurs concerts. Le feuillage les accompagne de son doux
+murmure, pareil à celui qui parcourt les forêts de pins sur les rivages
+de l'Adriatique, quand Éole y laisse errer le vent du midi.
+
+[Note 256: _Lombardi_, t. II de son Commentaire, p. 410.]
+
+[Note 257: C. XXVIII.]
+
+Malgré la lenteur de ses pas, le poëte était arrivé dans l'antique
+forêt: déjà même il ne voyait plus par où il était entré: tout à coup il
+est arrêté par un ruisseau dont les ondes font plier l'herbe qui croît
+sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures qui coulent sur la terre
+sembleraient troubles auprès de cette eau si transparente, qu'elle ne
+peut rien cacher, quoique tout son cours soit couvert d'une ombre
+éternelle, qui n'y laisse jamais pénétrer les rayons, ni du soleil, ni
+de l'astre des nuits. Tandis qu'il admire la fraîcheur et la beauté des
+arbres qui bordent l'autre rive, il y voit paraître une femme jeune et
+charmante, qui chante en cueillant des fleurs dont sa route est
+parsemée. Il la prie d'approcher du bord, pour qu'il puisse mieux
+entendre ses doux chants. Elle s'approche aussi légèrement qu'une
+danseuse dont l'œil a peine à suivre les pas; elle s'avance parmi les
+fleurs, les yeux baissés comme une vierge timide; et lorsqu'elle est au
+bord du ruisseau elle recommence ses chansons. Elle lève les yeux, et
+ceux de Vénus avaient moins d'éclat quand elle fut blessée par son
+fils[258]. Elle rit, et se met encore à cueillir des fleurs à pleines
+mains. Elle s'arrête et parle enfin; elle apprend au Dante ce que c'est
+que ce beau séjour, qui fut destiné à être l'habitation du premier
+homme, et ce fleuve limpide, qui se partage en deux ruisseaux, dont l'un
+fait oublier le mal, et l'autre fixe dans la mémoire le bien qu'on a
+fait pendant sa vie. «Les anciens poëtes qui ont chanté l'âge d'or et
+son état heureux, avaient peut-être rêvé ce beau séjour sur le Parnasse.
+Là vécut dans l'innocence la première race des hommes; là, règne un
+printemps éternel; là, sont toutes les fleurs et tous les fruits: c'est
+là ce nectar tant vanté dans leurs vers.» Dante tourne alors les yeux
+vers les deux poëtes, qui ne l'ont point encore quitté: il voit qu'ils
+ont ri en entendant ces derniers mots[259]; et il se retourne aussitôt
+vers cette femme charmante.
+
+[Note 258: J'abrège beaucoup ici, et je supprime des détails moins
+intéressants que ces descriptions charmantes.]
+
+[Note 259: Manière ingénieuse de rappeler au lecteur Virgile et
+Stace, qui sont toujours présents, et que leur silence pouvait faire
+oublier.]
+
+Elle reprend ses chants remplis d'amour[260], et comme les nymphes
+solitaires qui, sous l'ombrage des forêts, tantôt y fuyaient les rayons
+du soleil, tantôt en sortaient pour les revoir, elle suit légèrement le
+cours du fleuve, tandis que sur l'autre bord le poëte fait les mêmes
+mouvements, et règle ses pas sur les siens. Elle lui dit enfin: «Mon
+frère, regarde et écoute.» Alors un éclat extraordinaire traverse de
+tous côtés la forêt. Une douce mélodie se fait entendre, et parcourt cet
+air lumineux. Un nouveau spectacle s'annonce. Dante, pour en tracer le
+tableau, n'a point assez de son inspiration accoutumée; il invoque de
+nouveau les muses. «Vierges sacrées[261], si jamais je souffris pour
+vous la faim, le froid et les veilles, je me sens forcé de vous en
+demander la récompense. Qu'Hélicon verse pour moi toutes les eaux de sa
+fontaine; qu'Uranie et toutes ses sœurs viennent à mon secours, et
+donnent de la force à mes pensées et à mes vers.»
+
+[Note 260: C. XXIX.]
+
+[Note 261:
+
+ _O sacrosante vergini, se fami,
+ Freddi o vigilie mai per voi soffersi,
+ Cagion mi sprona ch'io mercè ne chiami_, etc.]
+
+Sept candélabres d'or plus resplendissants que des astres, vingt-quatre
+vieillards couronnés de lys, et tout un peuple vêtu de blanc précédaient
+un char, qui s'avançait au milieu de quatre animaux ailés; ils avaient
+chacun six ailes, dont les plumes étaient parsemées d'yeux semblables à
+ceux d'Argus; le char était traîné par un griffon, dont les ailes
+déployées s'élevaient si haut, qu'on les perdait de vue. Sept jeunes
+filles, vêtues de différentes couleurs, dansaient aux côtés du char,
+trois auprès de la roue droite, et quatre auprès de la gauche. Ce char
+et tout son cortège sont pris, comme on le voit assez, dans Ezéchiel et
+dans l'Apocalypse. C'est la figure ou le symbole de l'Église, ou plus
+particulièrement du Saint-Siège; et toutes ces descriptions, où le poëte
+a prodigué les richesses de son style, et les autres descriptions qui
+vont suivre, ne sont que des allégories religieuses, dont il est aisé de
+pénétrer le sens. Le char est donc l'Église, les quatre animaux sont les
+évangélistes, les danseuses sont les sept vertus, et le griffon, animal
+qui rassemblait en lui les deux natures de l'aigle et du lion, est
+Jésus-Christ lui-même, chef de tout le cortège et conducteur du char.
+Sept autres vieillards ferment la marche, et les commentateurs
+reconnaissent en eux S. Luc et S. Paul, l'un auteur des Actes des
+Apôtres, l'autre des Épîtres; quatre autres apôtres, qui ont écrit les
+lettres dites _canoniques_, et S.-Jean, l'auteur de l'Apocalypse. Enfin,
+ce qu'il serait plus difficile de deviner, et ce qui a partagé les
+commentateurs, la jeune femme qui chantait en cueillant des fleurs, et
+qui a préparé Dante au spectacle dont il jouit, est cette affection vive
+ou cet amour qui doit attacher à l'Église ceux qui veulent avoir part à
+ses bienfaits. Le poëte ne dit que vers la fin le nom de cette beauté
+symbolique. Il l'appelle Mathilde, et ne pouvait en effet trouver dans
+l'histoire aucune femme qui eût montré plus d'affection pour l'Église,
+que la célèbre Mathilde[262], et dont le nom indiquât mieux ce qu'il a
+voulu cacher sous cet emblême.
+
+[Note 262: Nous avons parlé de cette comtesse Mathilde, de la
+donation de ses états à l'Église, et de son directeur Grégoire VII, ou
+Hildebrand, tom. I, p. 108 et 109.]
+
+Le char s'arrête[263]: tous ceux qui composent l'escorte se tournent
+vers ce char dans l'attitude du respect: les anges font entendre des
+cantiques de félicitation et de joie[264], et leurs mains jettent sur
+le char un nuage de fleurs. Une femme paraît au milieu de ce nuage, la
+tête couverte d'un voile blanc et couronnée d'olivier, vêtue d'un
+manteau de couleur verte et d'un habit rouge et brillant comme la
+flamme. Ici se montre dans tout son éclat ce personnage en partie
+allégorique et partie réel, annoncé dès le commencement du poëme, cette
+Béatrix, l'emblême de la science des choses divines, mais qui retrace en
+même temps, au milieu de ce cortège céleste et de cette pompe
+triomphale, l'objet d'une passion dont ni la mort, ni le temps, ni
+l'âge, n'ont pu effacer le souvenir. «Mon esprit, dit le poëte, qui
+depuis si long-temps n'avait pas éprouvé cette crainte et ce tremblement
+dont il était toujours saisi en sa présence, mon esprit, sans avoir
+besoin que mes yeux l'instruisissent davantage, et par la seule vertu
+secrète qui se répandit autour d'elle, sentit la grande puissance d'un
+ancien amour[265].»
+
+[Note 263: C. XXX.]
+
+[Note 264: Selon la coutume du Dante, ces cantiques sont moitié
+sacrés et moitié profanes, et les anges mêlent dans leurs chants le
+Psalmiste et Virgile.
+
+ _Tutti dicen_ BENEDICTUS QUI VENIS,
+ _E fior gittando di sopra e d'intorno_,
+ MANIBUS O DATE LILIA PLENIS.]
+
+[Note 265:
+
+ _Sanza degli occhi aver più conoscenza.
+ Per occulta virtù, che da lei mosse,
+ D'antico amor senti la gran potenza_.]
+
+C'est quand son cœur est ému par ces touchantes images, qu'il s'ouvre au
+regret que lui inspire l'absence de son maître chéri. Jusque-là Virgile
+le suivait encore; Dante se détourne vers lui, et ne le voit plus. Ce
+morceau est empreint de cette sensibilité profonde, l'un des principaux
+attributs de son génie, et qui même dans le délire de l'imagination la
+plus exaltée ne l'abandonne jamais. «Aussitôt, dit-il, que je me sentis
+frappé des mêmes coups qui m'avaient blessé avant que je fusse sorti de
+l'enfance[266], je me retournai avec respect, comme un enfant court dans
+le sein de sa mère quand il est saisi de frayeur ou de tristesse.... Je
+voulais dire à Virgile en son langage:
+
+ De mes feux mal éteints je reconnais la trace[267].
+
+[Note 266:
+
+ _Che già m'avea trafitto
+ Prima ch'io fuor della puerizia fosse_.]
+
+[Note 267: Vers de Racine, qui rend fidèlement celui du Dante:
+
+ _Conosco i segni d'ell' antica fiamma_;
+
+parce qu'ils sont tous deux traduits de ce vers de Virgile:
+
+ _Agnosco veteris vestigia flammæ_. (ÆNEID., l. IV.)]
+
+Mais Virgile nous avait quittés, Virgile, ce tendre père, Virgile à qui
+elle avait remis le soin de me guider et de me défendre! L'aspect de ce
+séjour délicieux ne put empêcher que mes joues ne se couvrissent de
+larmes. «Dante, quoique Virgile t'abandonne, ne pleure pas, ne pleure
+pas encore; tu en auras bientôt d'autres sujets.» C'est Béatrix qui lui
+parle ainsi, et bientôt en effet, de ce char où elle est assise, et d'un
+bord de la rivière à l'autre, elle lui fait entendre des reproches qui
+lui arrachent des larmes de regret et de repentir. Comment a-t-il enfin
+daigné approcher de cette montagne? Ne savait-il pas que l'homme y est
+souverainement heureux? Elle l'accuse enfin devant les anges qui, par
+leurs chants, semblent demander son pardon. Mais il espère en vain qu'à
+leur prière elle se laissera fléchir. Elle poursuit du ton le plus
+solennel l'accusation qu'elle a commencée.
+
+Comblé des plus beaux dons de la nature, il aurait atteint le plus haut
+degré de vertu, s'il avait suivi ses heureux penchants. Dès son enfance,
+elle l'avait maintenu dans la bonne voie par l'innocent pouvoir de ses
+yeux; mais dès qu'il l'eût perdue, il s'égara dans des sentiers
+trompeurs. Elle eut beau le rappeler par des inspirations et par des
+songes. Il poussa si loin l'aveuglement, qu'il a fallu pour l'en
+retirer, qu'elle le fît conduire dans les Enfers, d'où il est monté
+jusqu'à l'entrée du séjour de gloire. Il ne peut maintenant pénétrer
+plus loin, ni passer le Léthé, avant d'avoir payé son tribut de repentir
+et de pleurs. Elle l'interpelle et lui ordonne de répondre si elle a dit
+la vérité[268]. Pénétré de confusion et de regrets, il peut à peine
+laisser échapper un aveu, presque étouffé par un déluge de larmes.
+L'interrogatoire continue. Ici le poëte place dans la bouche de Béatrix
+des éloges pour Béatrix elle-même, et des censures pour lui: il y place
+des reproches qu'il s'était faits cent fois en secret, et qu'il prend
+enfin le parti de se faire publiquement. «Ni la nature, ni l'art, lui
+dit-elle, ne t'offrirent jamais autant de plaisir que ce beau corps[269]
+où je fus renfermée, et qui, maintenant séparé de moi, n'est plus que
+terre. Si tu fus privé par ma mort de ce plaisir suprême, quel objet
+mortel devait ensuite t'attirer à lui, et t'inspirer un désir? Instruit
+par ce premier trait qui t'avait blessé, tu devais t'élever au-dessus
+des objets trompeurs et me suivre toujours, moi qui ne leur ressemblais
+plus. Ce n'était ni de jeunes femmes, ni d'autres vanités aussi
+périssables, qui devaient rabaisser ton vol, et te faire sentir de
+nouveaux coups. Le jeune oiseau peut tomber dans un second, dans un
+troisième piége, mais ceux dont la plume a vieilli ne craignent plus ni
+les filets ni les flèches.» Enfin, elle lui ordonne de lever la tête
+qu'il baisse avec confusion: et, en lui donnant cet ordre, l'expression
+dont elle se sert, lui rappelle encore son âge, qui rendait plus
+honteuses de pareilles erreurs[270].
+
+[Note 268: C. XXXI.]
+
+[Note 269: Est-il besoin d'avertir qu'il ne s'agit ici que du
+plaisir de la vue et de la contemplation?]
+
+[Note 270: Elle ne dit pas: lève la tête, mais: lève la barbe, _Alza
+la barba_. On ne peut pas se tromper sur le but de cette expression, qui
+paraît d'abord singulière; Dante l'indique lui-même dans ces deux vers:
+
+ _E quando per la barba il viso chiese,
+ Ben connobi'l velen dell' argumento_.
+
+C'est-à-dire: «Et quand elle désigna mon visage par ma barbe, je compris
+bien ce que ce mot avait d'amer.»]
+
+Malgré la sévérité de ses réprimandes, Béatrix renouvelle par sa beauté,
+dans le cœur du poëte, toutes les douces impressions que sa présence y
+faisait naître autrefois. Sous son voile, et au-delà de cette rivière
+verdoyante, elle lui paraît surpasser l'ancienne Béatrix elle-même, plus
+encore qu'elle ne surpassait les autres femmes quand elle était ici bas.
+Le moment des dernières épreuves est arrivé; Mathilde le prend par la
+main, le dirige vers le fleuve, l'y plonge tout entier, l'en retire et
+le conduit, plein d'espérance et de joie, sur l'autre bord. L'allégorie
+devient de plus en plus sensible: quatre nymphes, qui dansaient sur la
+prairie, et qui sont dans le ciel les quatre étoiles qu'il a vu briller
+au commencement de sa vision, le conduisent auprès du char. Trois autres
+nymphes supérieures aux premières, s'avancent, intercèdent pour lui par
+leurs chants auprès de Béatrix, et la prient de tourner enfin ses
+regards vers son adorateur fidèle, qui a fait tant de pas pour la voir.
+Conduit par les quatre vertus cardinales, recommandé par les trois
+vertus théologales, il ne peut plus manquer de tout obtenir.
+
+Le reste de ces allégories[271], le cortège qui remonte aux cieux, le
+char qui reprend sa marche, et ce qui arrive au pied de l'arbre de la
+science où Béatrix est descendue, et l'aigle qui se précipite sur le
+char, qui le heurte de toute sa force et le laisse couvert d'une partie
+de ses plumes, et le renard qui s'y glisse, et le dragon qui y enfonce
+la pointe de sa queue, et les nouveaux ornements dont le char
+s'embellit, et la prostituée qui s'y vient asseoir, avec un géant qui
+l'embrasse, qui entraîne dans la forêt cette noble conquête et le char;
+tous ces détails que de longs commentaires expliquent, mais qu'ils
+n'éclaircissent pas toujours, n'ajouteraient rien à l'idée que nous
+avons voulu nous faire de la machine entière et des principales beautés
+du poème[272]: ce serait perdre du temps que de s'y arrêter.
+
+[Note 271: C. XXXII.]
+
+[Note 272: On sait déjà que le char est l'Église ou plutôt le Siège
+apostolique. L'aigle représente les empereurs, qui d'abord le
+persécutèrent, et finirent par l'enrichir aux depens de l'empire. Le
+renard est l'astucieuse hérésie; le dragon est Mahomet, selon quelques
+interprètes; selon d'autres plus récents (_Lombardi_) c'est le serpent,
+tentateur de la première femme, et qui désigne ici l'insatiable cupidité
+que Dante reproche sans cesse à la cour de Rome. La prostituée, qu'il
+nomme d'une manière plus franche _la_ _p...ana_, est le symbole de tous
+les genres de corruption qui s'étaient introduits dans cette cour; et le
+géant qui l'embrasse, l'emporte dans la forêt, et y entraîne le char,
+désigne Philippe-le-Bel, qui fit transporter en France, en 1305, le pape
+et le trône papal, etc.]
+
+Béatrix, qui était restée au pied de l'arbre, affligée de ce spectacle,
+se lève[273], reprend à pied sa marche, précédée des sept nymphes qui
+l'accompagnent; elle fait un signe à son ami, à Mathilde, au poëte
+Stace, qui n'a point quitté le cortège, et leur ordonne de la suivre.
+Elle fixe enfin avec bonté ses yeux sur les yeux du Dante, l'appelle du
+doux nom de frère, et l'invite à s'approcher d'elle, pour être mieux
+entendue de lui. Ses sages entretiens le disposent à la dernière épreuve
+qui lui reste à subir. Enfin, le moment venu, Mathilde le conduit au
+second fleuve, qui ranime le souvenir et l'amour de la vertu, comme le
+premier efface le souvenir du vice. Le poëte sort des ondes, «renouvelé,
+comme au printemps un arbre paré de nouveaux rameaux et de feuilles
+nouvelles, l'âme entièrement purifiée, et digne de monter au céleste
+séjour».
+
+[Note 273: C. XXXIII.]
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+_Fin de l'Analyse de la Divina Commedia._
+
+_Le Paradis._
+
+
+Après une course aussi longue et aussi pénible, après avoir descendu
+tous les degrés de l'Enfer et remonté tous ceux du Purgatoire, Dante
+arrive enfin au séjour des félicités éternelles et nous y fait arriver
+avec lui. Mais pourrons-nous le suivre pas à pas dans le bonheur, comme
+nous l'avons fait au milieu des peines? C'est ce dont, en examinant bien
+cette dernière partie de son poëme, on reconnaît l'impossibilité.
+
+Dans l'Enfer, le spectacle des supplices frappe de terreur.
+L'imagination forte, sombre et mélancolique du poëte émeut l'âme la plus
+froide et fixe l'attention la plus distraite. Dans le Purgatoire,
+l'espérance est partout. Ses riantes couleurs parent tous les objets,
+adoucissent le sentiment de toutes les douleurs. Dans l'un et dans
+l'autre, des aventures touchantes et terribles, de fidèles tableaux des
+choses humaines, ou des peintures fantastiques, mais que l'on croit
+réelles et palpables, parce qu'elles donnent aux beautés idéales des
+traits qui tombent sous les sens; enfin des satyres piquantes et
+variées, réveillent à chaque instant la sensibilité, l'imagination ou la
+malignité.
+
+Le Paradis n'offre presque aucune de ces ressources. Tout y est éclat et
+lumière. Une contemplation intellectuelle y est la seule jouissance. Des
+solutions de difficultés et des explications de mystères remplissent
+presque tous les degrés par où l'on arrive à la connaissance intime et à
+l'intuition éternelle et fixe du souverain bien. Cela peut être
+admirable sans doute, mais cela est trop disproportionné avec la
+faiblesse de l'entendement, trop étranger à ces affections humaines qui
+constituent éminemment la nature de l'homme, peut-être enfin trop
+purement céleste pour la poésie, qui dans les premiers âges du monde
+fut, il est vrai, presque uniquement consacrée aux choses du ciel, mais
+qui, depuis long-temps, ne peut plus les traiter avec succès, si elle ne
+prend soin d'y mêler des objets, des intérêts et des passions
+terrestres.
+
+C'est un soin qu'elle prend beaucoup trop peu, dans cette partie de la
+_Divina Commedia_ qui nous reste à connaître. Dante a voulu s'y montrer
+philosophe et surtout grand théologien. Il s'y est entouré de tout
+l'appareil de cette science, et a mis sa gloire à l'embellir des fleurs
+de la poésie. On peut le louer; l'admirer même d'y avoir réussi; mais
+sans être théologien soi-même, on ne peut que difficilement se plaire à
+ce tour de force continuel. On suit encore avec curiosité la marche de
+son génie; mais on ne s'arrête plus aussi volontiers avec lui; on n'aime
+plus autant à écouter ses personnages, trop savants pour ne pas fatiguer
+notre ignorance; et quelque importante que soit l'affaire du salut, on
+ne peut trouver de plaisir à s'en occuper pendant trente-trois chants
+entiers, quand on ne cherche qu'un exercice agréable de l'attention et
+un utile amusement de l'esprit. Suivons donc rapidement le poëte et sa
+conductrice, et ne choisissons d'autres détails dans leur dernier
+voyage, que ce qui s'accorde avec l'objet purement littéraire qui nous
+l'a fait entreprendre avec eux.
+
+Le début en est grave et même sévère. Il n'annonce pas, comme le
+précédent, une jouissance vive ou un élan de l'âme, mais le
+recueillement et la contemplation. «La gloire de celui qui meut ce grand
+tout pénètre l'univers entier et brille dans une partie plus que dans
+l'autre[274]. C'est dans le ciel que se réunit le plus de sa splendeur:
+j'y montai; je vis des choses que l'on ne saurait plus redire quand on
+est descendu ici-bas: en approchant de l'objet de son désir, notre
+intelligence s'enfonce dans de telles profondeurs, que la mémoire ne
+peut retourner en arrière[275].» Il faut donc qu'il invoque un secours
+surnaturel; et, comme pour annoncer qu'il se prépare encore à mêler
+quelquefois le profane avec le sacré, il commence par invoquer
+Apollon[276]: c'est le vainqueur de Marsyas[277], qu'il prie de lui
+accorder son inspiration divine, pour qu'il puisse révéler aux hommes
+les beautés du Paradis. «Si tu daignes m'inspirer, dit-il, tu me verras
+m'approcher de ton arbre chéri et me couronner de ses feuilles, dont mon
+sujet et toi, vous m'aurez rendu digne. O mon père! par l'effet et à la
+honte des passions humaines, on en cueille si rarement pour le triomphe
+ou d'un César, ou d'un poëte, que ce devrait être un grand sujet de joie
+pour toi de voir quelqu'un désirer ardemment ce feuillage.[278]»
+
+[Note 274: C. I.]
+
+[Note 275: Il reconnaît dans notre esprit deux facultés,
+l'intelligence et la mémoire. La seconde suit la première, et ne peut
+revenir sur ses pas, pour se rappeler ce qu'a vu l'intelligence, que
+quand celle-ci a cessé d'aller en avant et de s'enfoncer dans l'objet de
+ses recherches.]
+
+[Note 276:
+
+ _O buono Apollo all' ultimo lavoro
+ Fammi del tuo valor si fatto vaso,
+ Come dimanda dar l'amato alloro_, etc.]
+
+[Note 277:
+
+ _Si come quando Marsia traesti
+ Della vagina delle membra sue._]
+
+[Note 278: Il dit cela plus poétiquement, et, s'il se peut, trop
+poétiquement peut-être: «Que la feuille du Pénée (c'est-à-dire, de
+l'arbre dans lequel fut changée Daphné, fille de ce fleuve) devrait
+apporter beaucoup de joie au dieu de Delphes, quand quelqu'un est
+passionné pour elle.»
+
+ _Che partorir letizia in su la lieta
+ Delfica deita dovria la fronda
+ Peneia, quando alcun di se asseta._]
+
+C'est par un moyen extraordinaire, et qui porte bien le caractère de
+l'inspiration, que Béatrix, avec qui il est encore sur la montagne,
+l'enlève au haut des cieux. Il la voit regarder le soleil plus fixement
+que fit jamais un aigle; il puise dans ses regards une force qui lui
+permet d'arrêter lui-même ses yeux sur cet astre, plus qu'il
+n'appartient à un mortel. A l'instant, il le voit étinceler de toutes
+parts, comme le fer qui sort bouillant de la fournaise: il lui semble
+qu'un nouveau jour se joint au jour, comme si celui qui en a le pouvoir
+avait orné les cieux d'un second soleil. Béatrix restait l'œil attaché
+sur les sphères éternelles; et lui, cessant de regarder le soleil,
+fixait les yeux sur ceux de Béatrix. En les regardant, il se sent élever
+au-dessus de la nature humaine: il n'existe plus en lui de lui-même, que
+ce qui vient d'y créer le divin amour, qui l'enlève aux cieux par sa
+lumière. En approchant des sphères célestes, il entend leur immortelle
+harmonie, et il croit voir une partie du ciel, plus étendue qu'un lac
+immense, enflammée par les feux du soleil.
+
+Béatrix, témoin de sa surprise, prévient ses questions. Parmi plusieurs
+explications où il ne faut pas chercher une exactitude rigoureuse, elle
+lui apprend que ce qui lui paraît être un grand lac de feu est le globe
+de la lune; que dans l'ordre établi par le créateur de l'univers, tous
+les êtres, animés et inanimés, ont un penchant, un instinct qui les
+entraîne. «C'est pourquoi, dit-elle, ils se dirigent vers différents
+ports dans l'océan immense de l'être[279]. C'est cet instinct qui porte
+le feu vers la lune; c'est lui qui est la source des mouvements du cœur;
+c'est lui qui resserre et unit les éléments qui composent la terre. Les
+créatures douées d'intelligence et d'amour ne sont point étrangères à ce
+puissant mobile. La lumière céleste est ce qui les attire: c'est là que
+tendent sans cesse celles qui sont les plus ardentes: c'est là que nous
+emporte, en ce moment, comme au terme qui nous est prescrit, la force de
+cet arc qui dirige tout ce qu'il lance vers le but le plus heureux.»
+
+[Note 279:
+
+ _Onde si muovono a diversi parti
+ Per lo gran mar dell' essere, e ciascuna
+ Con instinto a lei dato che la porti._]
+
+Entraîné par son enthousiasme, le poëte voit alors les hommes comme
+partagés en deux classes; ceux qui ne peuvent pas le suivre dans son
+essor, et le petit nombre de ceux qui le peuvent. «O vous, dit-il[280],
+qui, attirés par le désir de m'entendre, avez, dans une frêle barque,
+suivi de loin le navire où je vogue en chantant, retournez sur vos pas,
+allez revoir le rivage: ne vous hasardez pas sur cette mer, où
+peut-être, si vous me perdiez, vous seriez perdu. Jamais on ne parcourut
+l'onde où j'ose m'avancer. Minerve m'inspire; Apollon me conduit, et les
+neuf muses me montrent l'étoile polaire. Vous autres, voyageurs peu
+nombreux, qui avez de bonne heure élevé vos désirs vers ce pain des
+anges dont on se nourrit ici, mais dont on ne se rassasie jamais, vous
+pouvez lancer votre vaisseau sur cette haute mer, en suivant le sillon
+que je trace, avant que l'onde se referme derrière moi.»
+
+[Note 280: C. II.]
+
+Béatrix regardant toujours le ciel, et lui toujours les yeux de Béatrix,
+ils arrivent enfin au globe de la lune, qui s'agrandissait à sa vue, à
+mesure qu'il en approchait. Les cercles que décrivent les planètes
+forment autant de cieux où il va s'élever successivement jusqu'à
+l'Empyrée, dont ses yeux auront appris par degrés à soutenir l'éclat. En
+arrivant dans cette première planète, il se fait expliquer par Béatrix
+la cause des taches que l'on voit à la surface de la lune; elle entre à
+ce sujet dans l'explication d'un système astronomique où les influences
+célestes jouent un grand rôle. C'était l'astronomie de son siècle, un
+peu différente de celle du siècle des Herschels, des Laplaces et des
+Delambres.
+
+Toutes les planètes sont habitées par des âmes heureuses: la lune l'est
+par les âmes des femmes qui avaient fait vœu de virginité et qui l'ont
+rompu malgré elles, pour contracter des mariages où elles ont
+constamment suivi le chemin de la vertu[281]. Dante interroge une de ces
+âmes qui se fait connaître à lui: c'est la sœur de ce _Forèse_, qu'il a
+rencontré dans l'un des cercles du Purgatoire[282]. Elle était
+religieuse de Ste.-Claire et avait été retirée, par force, du cloître
+pour un mariage qui convenait à sa famille. Après un entretien où elle
+satisfait aux questions du poëte, elle lui montre près d'elle
+l'impératrice Constance, qu'on avait retirée, aussi par force, d'un
+couvent du même ordre, pour lui faire épouser Henri V, fils de Frédéric
+Barberouse, et qui fut mère de Frédéric II.
+
+[Note 281: C. III.]
+
+[Note 282: Elle se nommait _Piccarda_. (Voy. Purg., c. XXIII, et
+ci-dessus, pag. 171, note 2.)]
+
+Le séjour de ces âmes dans la dernière des planètes, quoique leurs
+mérites ne pussent être diminués par la violence qui avait rompu leurs
+vœux, embarrassait le Dante: il avait encore d'autres doutes qu'il
+n'osait exposer à Béatrix. Il ne sait s'il doit se blâmer ou se louer de
+son silence involontaire. Il peint l'incertitude qui l'y avait forcé par
+trois comparaisons communes[283], mais qu'il exprime, à son ordinaire,
+avec beaucoup de précision et de grâce. «Entre deux mets placés à égale
+distance, et également faits pour le tenter, un homme libre mourrait de
+faim ayant de porter la dent sur l'un des deux: ainsi un agneau serait
+arrêté par une crainte égale entre deux loups affamés; ainsi un chien de
+chasse s'arrêterait entre deux daims.» Mais son désir de s'instruire
+était si vivement exprimé sur son visage, que Béatrix le devine, en
+pénètre l'objet, et va au-devant de ses demandes par des explications
+sur les places graduelles que les bienheureux occupent dans le ciel,
+sans qu'il y ait entre eux différentes mesures de félicité, et ensuite
+sur la violence qu'on peut faire à la volonté, sur la volonté absolue,
+et sur la volonté mixte, enfin sur les diverses causes qui peuvent faire
+que des vœux soient rompus sans crime[284]. Elle s'élève ensuite au ciel
+de Mercure, et y entraîne Dante avec elle. La joie qu'elle témoigne en y
+arrivant est si vive, que la planète en redouble d'éclat. Si un astre
+changea ainsi et prit une face riante, que devint donc le poëte,
+demande-t-il lui-même, lui qui de sa nature est si mobile et si prompt à
+changer au gré de tous les objets?
+
+[Note 283: C. IV.]
+
+[Note 284: C. V.]
+
+Des milliers d'âmes rayonnantes qui habitent cette planète, accourent
+vers lui et sa compagne avec un empressement qu'il compare à celui des
+poissons, qui, dans l'eau tranquille et pure d'un vivier, courent vers
+ce qu'on y jette, et qu'ils regardent comme leur pâture. A mesure
+qu'elles s'approchent, chacune d'elles leur paraît remplie de joie dans
+cette vive splendeur qui sort d'elle-même. L'une de ces âmes lumineuses
+leur offre de les instruire de ce qu'ils désireront savoir. Dante lui
+demande qui elle est et pourquoi elle habite cet astre? Alors, comme le
+soleil qui se voile par l'excès même de sa lumière, quand la chaleur a
+consumé les vapeurs qui en tempéraient l'éclat, l'âme sainte, dans
+l'excès de sa joie, se cache dans ses rayons et lui répond, ainsi
+renfermée. C'est l'empereur Justinien, qui fait en peu de mots sa propre
+histoire[285], et ensuite celle de l'aigle romaine, qu'il prend de trop
+haut, puisqu'il remonte jusqu'aux combats d'Énée et de Turnus; mais il
+la conduit par époques distinctes, en citant les principaux faits et les
+principaux noms de l'histoire romaine, jusqu'aux empereurs, montrant
+toujours l'aigle victorieuse et triomphante. Enfin, conduite par Titus,
+elle vengea sur les Juifs le crime qu'ils avaient commis[286]; et depuis
+encore, Charlemagne vainquit à l'abri de ses ailes, et secourut l'Église
+sainte attaquée par les Lombards[287].
+
+[Note 285: C. VI. Les dix premiers vers de ce récit fournissent un
+exemple remarquable de l'originalité d'idées et d'expression du Dante,
+et des tournures savantes et nouvelles qu'il emploie pour exprimer les
+choses les plus simples. Justinien avait à dire: Depuis que Constantin
+eût transféré le siége de l'empire, l'aigle régna pendant plusieurs
+siècles dans la ville qu'il avait fondée; elle passa de main en main
+jusque dans la mienne, etc. Voici maintenant comme il s'exprime: «Depuis
+que Constantin tourna le vol de l'aigle contre le cours du ciel, qui la
+suivait au contraire quand elle obéissait à l'antique héros qui fut
+époux de Lavinie; pendant cent et cent années, et plus, l'oiseau divin
+se tint à l'extrémité de l'Europe, voisin des monts dont il était
+d'abord sorti; de là il gouverna le monde, à l'ombre de ses ailes
+sacrées, et passant de main en main, il vint enfin jusqu'à la mienne; je
+fus empereur, et je suis Justinien.» Pour entendre ce début du VIe.
+chant, il faut se rappeler que Constantin, en passant de Rome à Bysance,
+allait du couchant au levant; qu'il portait ainsi l'aigle romaine contre
+le cours du ciel ou des astres, qui est du levant au couchant (ce qui
+renferme une allusion sensible aux suites, funestes pour la puissance
+romaine, de la translation de l'empire); qu'au contraire Énée, que le
+poëte suppose avoir eu déjà des aigles pour enseignes, venant de Troie
+en Italie, allait d'orient en occident, et qu'ainsi le ciel semblait
+suivre ses aigles; enfin, l'oiseau de dieu régna pendant plusieurs
+siècles auprès des monts d'où il était d'abord sorti, parce que la ville
+de Constantinople, située aux confins de l'Asie, est assez voisine des
+monts de la Troade, d'où était parti Énée, premier fondateur de
+l'empire. Ce n'est pas, comme on le croit, au langage du Dante, c'est à
+ce style rempli d'allusions à des choses peu connues de son temps, et
+qui ne le sont pas généralement dans le nôtre, qu'il faut le plus
+souvent attribuer la difficulté de l'entendre.]
+
+[Note 286: La mort de J.-C.]
+
+[Note 287: Il y a encore dans ce dernier trait quelque confusion de
+temps. L'empire romain ni son enseigne n'existaient plus en Occident
+depuis près de trois siècles, quand Charlemagne détruisit le règne des
+Lombards, et ce ne fut que vingt-cinq ou vingt-six ans après qu'il
+releva le trône et l'aigle impérial; mais dans tout ce morceau
+historique, qui est de près de cent vers, il y a une précision, une
+justesse, et en même temps qu'une poésie de style, qu'on ne saurait trop
+admirer.]
+
+Ici le poëte qui fait parler Justinien, se montre à découvert.
+L'empereur conclut de tout ce qu'il a raconté, que le parti qui obéit à
+l'aigle de l'Empire et celui qui y résiste, c'est-à-dire les _Gibelins_
+et les _Guelfes_, sont également coupables. Les uns opposent à cette
+enseigne publique celle des lys[288]; les autres se l'approprient et la
+font servir à leurs desseins. Les Gibelins en doivent choisir une autre:
+on n'est plus digne de la suivre, quand on veut la séparer de la
+justice. Elle ne sera point abattue par ce nouveau Charles[289], avec
+ses Guelfes. Qu'il craigne plutôt les serres de l'aigle; elles ont
+enlevé la crinière à de plus forts lions que lui.
+
+[Note 288: Les Français appelés en Italie par les papes.]
+
+[Note 289: Charles de Valois à qui le Dante en veut toujours pour
+l'avoir fait bannir de Florence.]
+
+Justinien répond enfin à la seconde question du Dante. Les âmes qui
+habitent cette petite planète, ont suivi la vertu, mais pour en retirer
+de l'honneur et de la renommée. Ce but, en diminuant leur mérite, leur a
+interdit un plus vaste séjour de gloire; mais elles sont contentes de
+leur partage. La lumière dont brille Roméo le console de ses disgrâces,
+et de l'ingratitude qui paya ses grands services. Ce Roméo était un
+personnage alors célèbre, qui avait été dans sa vie pélerin et ministre:
+en revenant de St.-Jacques en Galice, il était arrivé a la cour de
+Raimond Bérenger, comte de Provence, qui lui confia la conduite de ses
+affaires. Il les conduisit si bien, que Bérenger maria ses quatre filles
+avec quatre rois. Au lieu de l'en récompenser, il écouta ses flatteurs,
+ennemis de Roméo, qui fut obligé de s'en aller pauvre et déjà vieux, et
+de reprendre son bourdon et ses pélerinages.
+
+En terminant ce récit, l'âme de Justinien va rejoindre les autres âmes
+heureuses[290]. Elles reprennent ensemble leur danse qu'elles avaient
+interrompue, et comme des étincelles rapides elles disparaissent dans
+l'éloignement. Béatrix, restée seule avec le Dante, s'empresse de
+résoudre des doutes qu'elle lit dans ses yeux, et dont l'objet est cette
+vengeance que Titus tira des Juifs. Justinien a dit que ce prince courut
+venger la vengeance de l'ancien péché[291]. Comment une vengeance
+peut-elle être juste, quand elle punit la vengeance d'un crime? Mais ce
+crime, ou ce péché était celui du premier homme: la vengeance qui en
+avait été prise, était la mort à laquelle Jésus-Christ s'était soumis:
+cette mort était elle-même un crime commis par les Juifs, qui exigeait
+une vengeance, et c'est cette vengeance qui fut exercée par Titus.
+Béatrix entre, à ce sujet, dans des explications très-longues et
+très-théologiques, sur la rédemption, sur le péché originel qui la
+rendait nécessaire, et sur d'autres questions de cette nature; l'on
+regrette toujours que Dante s'y soit engagé; mais toujours aussi l'on
+est surpris de voir avec quelle force, quelle propriété de termes, et,
+autant que la matière le comporte, avec quelle clarté il les traite.
+
+[Note 290: C. VII.]
+
+[Note 291:
+
+ _A far vendetta corse
+ Della vendetta del peccato antico._]
+
+Il se trouve transporté dans la planète de Vénus[292], sans s'être
+aperçu du voyage; il n'en est averti qu'en voyant Béatrix devenir plus
+belle. Les âmes qui y font leur séjour brillent dans la lumière de cet
+astre, comme des étincelles dans la flamme, comme une voix se distingue
+d'une autre voix, quand l'une est stable et que l'autre varie ses
+intonations. Ces lumières si brillantes tournent en rond, avec plus ou
+moins de vivacité, sans doute, dit le poëte, selon qu'elles participent
+plus ou moins à la vision éternelle. Le vent le plus impétueux qui
+s'échappe d'un nuage glacé paraîtrait lent auprès du mouvement de ces
+âmes, qui le reçoivent de la danse circulaire des séraphins autour du
+trône de l'Éternel. L'une de ces âmes sort du cercle, s'approche et
+adresse la parole au Dante. «Nous sommes prêts, lui dit-elle, à faire
+tout ce qui te fera plaisir. Nous tournons ainsi avec les princes de la
+cour céleste: mêmes mouvements, même soif d'amour divin que ces princes
+à qui tu adressas un de tes chants[293]. Nous sommes si pleins d'amour
+que, pour te plaire, nous ne trouverons pas moins doux quelques instants
+de repos.»
+
+[Note 292: C. VIII.]
+
+[Note 293: C'est la première _canzone_ qui se trouve dans le
+_Convito_ du Dante, et dont cette âme cite le premier vers:
+
+ _Voi che intendendo il terzo ciel movete._]
+
+Dante, du consentement de Béatrix, demande à cette âme qui elle était
+sur la terre. «J'y restai peu de temps, répond-elle; si j'y eusse été
+davantage, j'aurais prévenu beaucoup de maux. L'éclat qui m'environne et
+me cache, t'empêche de me reconnaître. Tu m'as beaucoup aimé, et tu en
+avais bien raison: si j'étais resté au monde, je t'aurais fait goûter
+les fruits de mon amitié. La Provence et l'extrémité de l'Italie
+attendaient en moi leur maître; la couronne de Hongrie brillait déjà sur
+ma tête; la Sicile avait reçu mes fils pour ses rois[294], si les excès
+d'un mauvais gouvernement n'avaient fait élever, dans Palerme, le cri
+de mort[295]». Celui qui se désigne ainsi sans se nommer, est Charles,
+qu'on appela Charles Martel, roi de Hongrie et fils aîné de Charles II
+d'Anjou, roi de Naples. Ce prince vertueux, mort à la fleur de l'âge,
+avait beaucoup aimé notre poëte, qui a voulu consacrer, dans son poëme,
+sa reconnaissance et son amitié pour lui. Charles blâme la conduite et
+surtout l'avarice de son frère Robert. Dante lui demande comment il se
+peut que d'une semence douce, il naisse une plante amère. Charles traite
+philosophiquement cette question: il fait voir la nécessité dont est la
+différence des penchants et des dispositions dans les hommes, pour la
+conservation de l'ordre social. Le bien et le mal naissent de cette
+différence; mais le mal vient, presque toujours, par la faute des
+hommes. Ils ne consultent point le vœu et l'indication de la nature; ils
+envoient dans le cloître tel qui était né pour ceindre l'épée, et ils
+font roi celui qui n'était bon que pour être un orateur[296].
+
+[Note 294: Ces différents pays ne sont point nommés dans le texte,
+mais désignés poétiquement, par des circonstances géographiques et
+historiques.]
+
+[Note 295: Dans la terrible soirée à qui l'on a donné le nom de
+_vêpres siciliennes_.]
+
+[Note 296:
+
+ _E fate rè di tal ch'è da sermone._]
+
+Charles s'éloigne après quelques autres discours: une autre âme lui
+succède[297]. Dante l'interroge à son tour: elle lui répond du sein de
+sa lumière: «C'est l'âme de _Cunizza_, sœur d'_Azzolino_ ou
+_Eccellino_, tyran de Padoue et de la Marche-Trévisane, dont on a parlé
+plusieurs fois dans cet ouvrage[298]. Elle avoue que si elle habite la
+planète de Vénus, c'est qu'elle fut très-sujette à ses influences. Elle
+n'en a point de regret, puisque c'est ce qui a lié son sort à celui du
+fameux troubadour Foulques de Marseille, qui est là près d'elle, tout
+resplendissant de lumière. Foulques s'entretient aussi avec Dante et lui
+fait, comme _Cunizza_, l'aveu de son penchant à l'amour[299]. Non loin
+de lui est Raab, cette bonne fille de Jérico, qui fut sauvée du sac de
+cette ville pour avoir recueilli quelques soldats de Josué dans sa
+maison, où elle en recueillait tant d'autres, et avoir ainsi favorisé la
+conquête de la terre promise. Il y avait donc, dans cette planète, de
+quoi employer fort bien le temps; mais Foulques, devenu très-grave
+depuis qu'il est un saint, ne fait que s'emporter, assez hors de propos,
+contre Florence, Rome, les cardinaux, le pape et les décrétales.
+
+[Note 297: C. IX.]
+
+[Note 298: Voyez surtout t. I, p. 340 et 455, note _a_.]
+
+[Note 299: «La fille de Bélus (Didon) ne brûla pas de plus de feux,
+quand elle offensa et Sichée et Créuse (en manquant à ce qu'elle devait
+à l'un, et faisant manquer Énée à ce qu'il devait à l'autre), que lui,
+tandis qu'il fut en âge d'aimer; ni cette souveraine du Rhodope
+(Phillis), qui fut trompée par Demophoon; ni Alcide, quand Iole se
+rendit maîtresse de son cœur.» Ce n'est pas cette accumulation
+d'exemples tirés de la fable, qui est ici le trait le plus singulier,
+c'est que ce Foulques, qui avait commencé par être troubadour, et livré,
+comme ils l'étaient tous, au plaisir, finit par être dévot, se faire
+moine, et devenir évêque de Toulouse, où il se distingua par son
+fanatisme persécuteur, dans la croisade contre les malheureux Albigeois.
+Était-ce depuis sa conversion qu'il s'était lié avec la tendre
+_Cunizza_? Pourquoi Dante, qui savait sans doute fort bien comment il
+avait fini, ne parle-t-il point de lui comme évêque, mais seulement
+comme poëte, et comme excessivement enclin à l'amour? N'est-ce pas le
+dernier état où l'on vit, le dernier sentiment où l'on meurt, qui décide
+du sort de l'âme? C'est en cela que consiste ici la plus forte
+singularité.]
+
+Dante le quitte pour monter dans le Soleil[300]. A chaque nouvel astre
+où il s'élève, l'éclat de Béatrix, sa compagne, augmente, et il a
+bientôt autant de peine à fixer les yeux sur elle que sur les astres
+mêmes. C'est dans le soleil qu'il place les saints et les docteurs qui
+ont été comme les lumières centrales de l'Église. Salomon y figure seul
+pour l'ancien Testament; mais on y voit pour le nouveau, Thomas d'Aquin
+Gratien le canoniste, le maître des sentences Pierre Lombard, Denis
+l'aréopagite, Paul Orose, le philosophe Boëce, l'Espagnol Isidore, et le
+vénérable Bède, et deux théologiens français, Richard et Sigier, qui
+étaient alors des docteurs très-célèbres[301].
+
+[Note 300: C. X.]
+
+[Note 301: Le premier était un chanoine de St.-Victor, écrivain
+dit-on très-sublime; l'autre un professeur de philosophie, qui tenait
+école dans la rue que le Dante appelle _il vico degli Strami_; c'est la
+rue du Fouare, que l'on nomme encore ainsi, et qui est près de la place
+Maubert. _Feurre_, et ensuite _fouare_, signifiaient en vieux langage ce
+que signifie aujourd'hui _fourrage_, paille, foin, en italien _strame_.
+Dante avait peut-être suivi les leçons de ce Sigier ou Séguier, pendant
+son séjour à Paris. Son vieux traducteur, Grangier, a rendu
+très-fidèlement cette expression:
+
+ L'éternelle clarté c'est du docte Sigier,
+ Qui, lisant en la rue aux Feurres en sa vie,
+ Syllogisoit discours dont on lui porte envie.]
+
+C'est S. Thomas qui les fait tous connaître à notre poëte. Il lui fait
+ensuite l'histoire et l'éloge, d'abord de S. François d'Assise[302], qui
+épousa la Pauvreté, veuve depuis plus de onze cents ans[303]; ensuite de
+l'ordre qu'il fonda, et des premiers solitaires qui se _déchaussèrent_
+comme lui. Or saint Thomas, qui fait ce panégyrique, était dominicain,
+pour lui rendre la pareille; S. Bonaventure, qui était franciscain,
+fait, plus pompeusement encore, celui de S. Dominique et de son
+ordre[304]. Il fait ensuite connaître au Dante plusieurs autres docteurs
+qui l'accompagnent; Hugues de S. Victor, et Pierre Manducator ou
+Comestor, que nous appelons Pierre-le-Mangeur, et un autre Pierre,
+Espagnol, auteur d'une dialectique en douze livres, et quelqu'un que
+l'on ne s'attend guère à voir au milieu d'eux, le prophète Nathan, et le
+métropolitain Chrysostôme, et S. Anselme, et Donat le grammairien, et
+Raban Maur, et un certain abbé calabrois, nommé _Giovacchino_, doué de
+l'esprit prophétique. Pendant cette espèce de dénombrement, et pendant
+les deux éloges de S. Dominique et de S. François, les saints sont
+rangés en double cercle et forment comme deux guirlandes lumineuses, au
+centre desquelles Béatrix et Dante sont placés. Après chacun des
+discours, les saints chantent un hymne et dansent en rond avec une
+vélocité au-delà de toute expression humaine. Ils s'arrêtent pour un
+troisième éloge que S. Thomas prononce encore, au milieu d'une
+explication philosophique sur quelques doutes que Dante ne lui a point
+exposés, mais qu'il lui a laissé lire dans ses regards[305]. C'est
+l'éloge de Salomon. Le saint orateur démontre comment ce roi, qui n'eut
+pas, comme on sait, une sagesse trop austère, fut pourtant le plus sage
+et le plus parfait des hommes. Dante reçoit encore quelques explications
+sur l'éternité du bonheur des justes[306], sur l'accroissement de ce
+bonheur après la résurrection des corps, sur quelques autres points de
+doctrine, et n'ayant plus rien à apprendre dans le Soleil, il monte
+dans l'étoile de Mars.
+
+[Note 302: C. XI.]
+
+[Note 303: Veuve de J.-C. son premier époux.]
+
+[Note 304: C. XII.]
+
+[Note 305: C. XIII.]
+
+[Note 306: C. XIV.]
+
+La foule innombrable des bienheureux y est rangée en forme de croix à
+branches égales. Ils y fourmillent en quelque sorte comme les étoiles
+dans la voie lactée, et jettent un si vif éclat qu'il fait pâlir toute
+autre lumière. Le nom du _Christ_ rayonne au centre de cette croix; et
+un concert de voix mélodieuses sort de toutes ses parties. Ce sont les
+âmes de ceux qui sont morts en portant les armes dans les croisades,
+pour la défense de la foi. L'un de ces esprits célestes se détache de la
+croix[307], comme, dans une belle nuit d'été, un feu subit sillonne les
+airs, et semble une étoile qui change de place; il vient au-devant du
+Dante avec l'expression de la joie la plus vive. Il commence par lui
+parler un langage si exalté, qu'un mortel ne peut le comprendre; mais
+quand l'ardeur de son amour a jeté ce premier feu, son parler redescend
+au niveau de l'intelligence humaine. Il se fait connaître à lui pour
+_Caccia Guida_, le plus illustre de ses ancêtres, père du premier des
+_Alighieri_, bisaïeul du poëte, et qui transmit ce nom à sa famille. Il
+avait suivi l'empereur Conrad III dans une croisade, et y avait été tué.
+Il fait à son arrière petit-fils un tableau des anciennes mœurs de
+Florence, qui est une satyre des nouvelles. Ce morceau, dans
+l'original, est plein de grâce et de naïveté. C'est une de ces beautés
+primitives qu'on ne trouve, chez toutes les nations qui ont une poésie,
+que dans leurs poëtes les plus anciens.
+
+[Note 307: C. XV.]
+
+«Florence, dit-il, renfermée dans l'antique enceinte d'où elle revoit
+encore le signal des heures du jour, reposait en paix dans la sobriété
+et dans la pudeur. Les femmes n'y connaissaient ni chaînes d'or, ni
+couronnes, ni chaussures travaillées, ni ceintures, plus belles à
+regarder que leur personne[308]. La fille en naissant n'effrayait pas
+encore son père par l'idée de la richesse de la dot et de la brièveté du
+temps. Il n'y avait point de maisons vides d'habitants. Sardanapale
+n'avait point encore enseigné tout ce qu'on peut se permettre dans une
+chambre[309]. Votre ville ne présentait pas, des hauteurs qui la
+dominent, plus de magnificence que celle même de Rome. Elle ne s'était
+pas élevée si haut, pour descendre plus rapidement encore. J'ai vu vos
+plus nobles citoyens vêtus de simples habits de peau, leurs femmes
+quitter la toilette sans avoir le visage peint, et ne connaître
+d'amusements que le lin et le fuseau. Femmes heureuses! chacune alors
+était assurée de sa sépulture, aucune ne voyait sa couche abandonnée
+pour des voyages en France. L'une veillait auprès du berceau, et pour
+apaiser son enfant, lui parlait ce petit langage dont les pères et les
+mères font leur plaisir. L'autre, tirant le fil de sa quenouille,
+contait à sa famille les vieilles histoires des Troyens, de Fiesole et
+de Rome. Une femme galante, un libertin[310], auraient paru alors une
+merveille, comme paraîtraient aujourd'hui un Cincinnatus et une
+Cornélie. Ce fut pour jouir d'une vie si pénible et si heureuse, des
+avantages d'une cité si bien ordonnée et d'une si douce patrie, que ma
+mère me donna le jour.»
+
+[Note 308:
+
+ _Non avea catenella, non corona,
+ Non donne contigiate, non cintura
+ Che fosse a veder più che la persona_, etc.]
+
+[Note 309: _A mostrar ciò che'n camera sí puote._]
+
+[Note 310: Il les nomme: c'est une _Cianghella_, qui était d'une
+famille noble de Florence, et qui, étant restée veuve de bonne heure,
+porta la galanterie jusqu'à la dissolution la plus effrénée; c'est un
+_Lapo Saltarello_, jurisconsulte florentin, qui avait eu querelle avec
+le Dante, et qui sans doute était d'assez mauvaise mœurs, pour que ce
+trait de satyre personnelle ne parût pas une calomnie.]
+
+Au milieu des jouissances du luxe, des arts et d'une société toute à la
+fois perfectionnée et corrompue, qui ne se sent pas attendri par la
+peinture de ces antiques mœurs, et qui ne tournerait pas les yeux avec
+un regret amer vers ces temps de simplicité, s'ils n'avaient été aussi
+des temps de barbarie; si les douceurs de la vie domestique n'y avaient
+été sans cesse altérées et troublées par les désordres civils et
+religieux, par une horrible et presque continuelle effusion de sang
+humain, par l'oppression des puissants, la souffrance ou la révolte des
+faibles, et les chocs désordonnés des factions et des partis?
+
+Une histoire abrégée de Florence, depuis son origine, suit le tableau de
+ces anciennes mœurs[311]. _Caccia Guida_ retrace les vicissitudes de la
+fortune et de la prospérité florentine, et passe en revue les hommes
+célèbres de cette république et ses familles les plus illustres. Cette
+partie de son discours, qui occupe un chant tout entier, devait, ainsi
+que le précédent, intéresser vivement les Florentins. Celle qui
+suit[312], intéresse particulièrement le Dante, qui se fait prédire par
+son trisaïeul toutes les circonstances de son exil. «Tu quitteras,
+dit-il, tout ce que tu as de plus cher au monde; et c'est là le premier
+trait que lance l'arc de l'exil. Tu éprouveras combien est amer le pain
+d'autrui, et combien il est dur de descendre et de monter les degrés
+d'une maison étrangère[313].
+
+[Note 311: C. XVI.]
+
+[Note 312: C. XVII.]
+
+[Note 313:
+
+ _Tu proverai si come sa di sale
+ Lo pane altrui, e com'è daro calle
+ Lo scendere e'l salir per l'altrui scale._
+
+Vers admirables et profonds, que le génie même ne créerait pas, s'il
+n'était initié à tous les secrets de l'infortune.]
+
+Ce qui te pèsera le plus sera la société d'hommes méchants et bornés,
+avec laquelle tu seras tombé dans l'infortune. Leur ingratitude, leur
+folie, leur impiété éclateront contre toi; mais bientôt après ce seront
+eux et non toi, qui auront sujet de rougir....» Il lui prédit que son
+premier refuge sera chez les deux illustres frères _Alboin_ et _Can de
+la Scala_, qui le combleront de bienfaits. Il ajoute à ces prédictions,
+des conseils que Dante lui promet de suivre. «Je vois, lui dit-il, ô mon
+père, que je dois m'armer de prévoyance, afin que si j'ai perdu l'asyle
+qui m'était le plus cher, mes vers ne me fassent pas perdre aussi les
+autres. J'ai visité le monde où les tourments seront sans fin, et la
+montagne du sommet de laquelle les yeux de Béatrix m'ont enlevé;
+transporté ensuite dans les cieux, j'ai appris, en parcourant les
+flambeaux qui y brillent, des choses qui, si je les redis, doivent
+paraître désagréables à beaucoup de gens; et cependant si je ne suis
+qu'un timide ami du vrai, je crains de ne pas vivre dans la mémoire de
+ceux qui appelleront ancien le temps où nous vivons.»
+
+Il met dans la bouche de son trisaïeul la réponse que lui dictait son
+courage. «Une conscience troublée, ou par sa propre honte, ou par celle
+des siens, sera seule sensible à la dureté de tes paroles. Evite donc
+tout mensonge, révèle ta vision toute entière, et laisse se plaindre
+ceux qui en seront blessés. Si ce que tu diras paraît amer au premier
+moment, il deviendra ensuite un aliment sain quand il sera bien digéré.
+Le cri que tu jetteras, sera comme le vent qui frappe avec plus de force
+les plus hauts sommets; et ce ne sera pas là ta moindre gloire. C'est
+pour cela qu'on t'a fait voir dans les cercles célestes, sur la montagne
+et dans la vallée des pleurs, les âmes de ceux qui ont eu le plus de
+renommée; l'esprit des hommes se fixe mieux par des exemples que par de
+simples discours, et s'arrête, par préférence, sur les exemples les plus
+connus.»
+
+Après s'être recueillie un instant dans sa gloire, et avoir joui de ses
+pensées[314], l'âme heureuse reprend la parole et fait briller aux yeux
+du Dante les principales lumières qui composent avec lui cette croix. A
+mesure qu'elle les nomme, ces âmes font le même effet sur les branches
+de la croix lumineuse qu'un éclair sur un nuage. C'est Josué, Judas
+Machabée, Charlemagne, Roland; et ensuite les héros plus modernes qui
+avaient conquis la Sicile et Naples, Guillaume, Renaud, Robert Guiscard;
+et ce Godefroy de Bouillon, qui paraît attendre ici, dans la foule,
+qu'un autre grand poëte vienne l'en tirer pour le couvrir d'un éclat
+immortel. Enfin cette âme qui lui avait parlé[315], lui montre quel
+rang elle tient dans les chœurs célestes, en allant se mettre à sa place
+et se rejoindre aux autres lumières.
+
+[Note 314: C. XVIII.]
+
+[Note 315: Celle de son trisaïeul _Caccia Guida_.]
+
+Le poëte, arrêté long-temps dans le ciel de Mars, s'aperçoit qu'il est
+monté dans une planète supérieure par le nouveau degré de feu divin qui
+brille dans les yeux de Béatrix. Il est arrivé avec elle dans Jupiter.
+Les âmes des saints y paraissent sous une forme tout-à-fait
+extraordinaire. Elles y voltigent en chantant chacune dans sa lumière;
+et de même que des oiseaux qui s'élèvent des bords d'une rivière, comme
+pour se féliciter de leur pâture, volent tantôt en rond, tantôt rangés
+en longues files, de même ces âmes célestes s'arrêtent de temps en temps
+dans leur vol, interrompent leurs chants et forment, en se réunissant
+dans l'air, différentes figures de lettres. Ici, Dante invoque de
+nouveau sa muse, pour pouvoir expliquer ces figures, telles qu'elles
+sont gravées dans son esprit.
+
+Après avoir formé d'abord trois seules lettres, où les interprètes
+voient les initiales de trois mots latins qui commandent d'aimer la
+justice des lois[316], ces flammes voltigeantes figurent trente-cinq
+lettres[317], voyelles et consonnes, et se rangent en deux files, dont
+la première trace ces mots: _Diligite justitiam_, et la seconde ceux-ci:
+_Qui judicatis terram_. Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre! Le
+fond de la planète est d'argent, et ces lettres enflammées y brillent
+comme des caractères d'or. Tout à coup elles se séparent, se combinent
+de nouveau, et forment, par leur réunion, la figure d'un grand aigle.
+Les unes en font la tête surmontée d'une couronne, d'autres le cou,
+d'autres enfin les ailes étendues, le corps et les pieds. Au souvenir de
+ces merveilles, Dante s'adresse à l'étoile qui les lui a offertes: il
+reconnaît que s'il est encore de la justice sur la terre, c'est à ses
+influences qu'elle est due. Il prie le moteur éternel de regarder d'où
+s'élève l'épaisse fumée qui en ternit les rayons. Qu'il vienne, il en
+est temps, chasser une seconde fois du temple ceux qui n'y font
+qu'acheter et vendre. La simonie, l'abus que l'on fait du pouvoir
+spirituel, pour enlever le pain aux malheureux sans défense, allument
+l'indignation du poëte, qui finit, comme il le fait peut-être trop
+souvent, par invectiver, en mots couverts, mais intelligibles, le pape
+Boniface VIII, son oppresseur.
+
+[Note 316: D. J. L. _Diligite Justitiam Legum._]
+
+[Note 317:
+
+ _Mostrarsi dunque cinque volte sette
+ Vovali e consonanti._]
+
+L'aigle mystérieux, composé de bienheureux, qui paraissent tous
+enchantés de la place qu'ils occupent dans sa forme immense[318], ouvre
+son bec, et parle au nom de tous, comme si c'était en son propre nom.
+Il éclaircit des doutes qui s'étaient élevés dans l'âme du Dante, sur
+quelques points de foi; puis il bat des ailes, s'élève, vole en rond, et
+chante au-dessus de sa tête. C'est une satyre qu'il chante, et une
+satyre très-emportée, d'abord contre les mauvais chrétiens qui seront au
+jour du jugement moins avancés que tel qui ne connut jamais le Christ,
+et ensuite contre les mauvais rois qui, dans ce siècle, opprimaient les
+peuples et surchargeaient la terre.
+
+[Note 318: C. XIX.]
+
+«Qu'est-ce que les rois perses, dit cet aigle, ne pourront pas reprocher
+à vos rois, quand ils verront ouvert ce grand livre où sont écrits tous
+leurs méfaits? Là, on verra, parmi les œuvres d'Albert (d'Autriche)
+celle qui bientôt y sera inscrite, et qui livrera la Bohême au
+ravage[319]; là, on verra la fourberie qu'emploie, sur les bords de la
+Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra des coups d'un
+sanglier[320]; on verra l'orgueil qui rend fous les rois d'Écosse et
+d'Angleterre[321], et qui leur donne une telle soif de pouvoir,
+qu'aucun d'eux ne veut rester dans ses limites; on verra le luxe et la
+mollesse de celui d'Espagne et celui de Bohême, qui ne connurent et
+n'eurent jamais aucune vertu[322]; on verra, dans le boiteux de
+Jérusalem[323], pour une bonne qualité, mille qualités contraires[324];
+on verra l'avarice et la bassesse de celui qui garde l'île de feu, où
+Anchise finit sa longue carrière[325], et pour indiquer son peu de
+valeur, ses hauts faits seront tracés en écriture abrégée, qui en
+contiendra beaucoup en peu d'espace; et chacun y verra les actions
+honteuses de son oncle[326] et de son frère[327], qui ont déshonoré une
+si illustre race et deux couronnes; et l'on y connaîtra celui de
+Portugal[328], et celui de Norwège[329], et celui de Dalmatie[330], qui
+a mal imité le coin des ducats de Venise. Heureuse la Hongrie, si elle
+ne se laissait plus mal gouverner! et heureuse la Navarre, si elle se
+faisait un rempart des montagnes qui l'environnent[331]! Chacun en voit
+la preuve dans les plaintes et dans les murmures qu'élèvent Nicosie et
+Famagoste contre le tyran qui les opprime et qui ressemble à tous les
+autres[332].»
+
+[Note 319: Invasion de la Bohême par cet empereur, en 1303.]
+
+[Note 320: Philippe-le-Bel, qui mourut des suites d'une chute qu'il
+fit à la chasse, occasionée par un sanglier qui se jeta dans les jambes
+de son cheval. On l'accusait d'avoir altéré la monnaie, pour payer une
+armée contre les Flamands, après la déroute de Courtrai, en 1302.]
+
+[Note 321: Édouard Ier, roi d'Angleterre, et Robert d'Écosse.]
+
+[Note 322: Alphonse, roi d'Espagne, et Venceslas, de Bohême.]
+
+[Note 323: Charles II, dit le Boiteux, fils de Charles d'Anjou, roi
+de la Pouille ou de Naples, et qui prenait le titre de roi de
+Jérusalem.]
+
+[Note 324: Cela est singulièrement exprimé dans le texte. «Sa bonté
+sera marquée par un I, taudis que le contraire sera marqué par un M.»]
+
+[Note 325: Frédéric III, roi de Sicile, fils de Pierre d'Aragon, et
+son successeur.]
+
+[Note 326: Jacques, roi de Maïorque et Minorque.]
+
+[Note 327: Jacques, roi d'Aragon.]
+
+[Note 328: Denis, surnommé l'Agriculteur, _Agricola_, qui régna
+depuis 1279 jusqu'à 1325.]
+
+[Note 329: Qui avait alors ses propres rois, et n'était pas réunie
+au Danemarck.]
+
+[Note 330: Ou d'Esclavonie, ou de _Rascia_, comme dit le texte, qui
+était une partie de l'Esclavonie, et dont le roi, au temps du Dante,
+falsifia les ducats de Venise.]
+
+[Note 331: Pour se défendre contre la France, et se soustraire à la
+domination de Philippe-le-Bel.]
+
+[Note 332: Henri II, roi de Chipre en 1300. Nicosie et Famagoste,
+deux villes principales de cette île, sont ici pour l'île entière. (Voy.
+Giblet, _Hist. des Rois de Chipre de la maison de Lusignan_).]
+
+Après cette sortie contre les rois qui vivaient alors, l'aigle fait
+l'éloge des bons rois des anciens temps; mais on devinerait
+difficilement la forme de cet éloge[333]. On se souvient que ce sont des
+âmes de saints qui ont formé, dans la planète de Jupiter, les différents
+membres et le corps entier de cet aigle impérial (car c'est cette
+enseigne de l'Empire qui a donné au poëte l'idée d'une invention si
+gigantesque et si bizarre). L'aigle donc, tournant du côté du Dante un
+de ses yeux, lui fait remarquer un roi qui en forme la prunelle, et
+cinq autres qui en composent le tour. Dans la prunelle, c'est David.
+Celui des cinq qui est le plus près du bec est Trajan; Ezéchias vient
+ensuite, puis Constantin, malgré la faute qu'il fit de céder Rome au
+Pape pour aller fonder l'empire grec[334]; après lui, Guillaume-le-Bon,
+roi de Sicile; et enfin, par une inversion chronologique un peu forte,
+ce Riphée, que Virgile appelle le plus juste des Troyens et le plus ami
+de la justice[335]. Trajan et Riphée dans l'œil d'un aigle composé tout
+entier de saints du christianisme, peuvent causer quelque surprise, et
+Dante ne peut dissimuler la sienne; mais l'aigle fait à ce sujet une
+discussion théologique qui ne lui laisse plus aucun doute; les
+commentateurs les plus versés dans cette matière disent que cela est
+conforme à la doctrine de S. Augustin. Cela est donc très-orthodoxe, et
+nous pouvons être tranquilles là-dessus, comme Dante le fut lui-même.
+
+[Note 333: C. XX.]
+
+[Note 334:
+
+ _Per cedere al pastor si fece Greco._]
+
+[Note 335:
+
+ _Justissimus unus.
+ Qui fuit in Teucris, et servantissimus œqui._
+ (_Æn._, l. II, v. 426.)]
+
+Il monte au septième ciel, qui est celui de Saturne[336]; une immense
+échelle d'or occupait le centre de cette planète, et s'élevait à perte
+de vue. Tous les échellons en étaient couverts d'étoiles qui
+descendaient en si grand nombre, qu'il semblait que toutes les lumières
+du ciel s'écoulassent par cette voie. Dès que ces esprits lumineux sont
+parvenus au bas de l'échelle, ils se dispersent ça et là. Dante
+interroge celui qui se trouve le plus à sa portée, et qui se trouve être
+S. Pierre-Damien. En racontant son histoire, il n'oublie pas qu'il fut
+cardinal, et cette dignité lui rappelle quel est le train actuel des
+cardinaux et des papes. Encore une petite satyre, où le poëte n'a pas
+craint de faire entrer jusqu'à ce mot populaire: «Les chapes qui les
+couvrent, couvrent aussi leurs montures, et ce sont deux bêtes qui vont
+sous la même peau[337]. Ô patience divine, ajoute-t-il, peux-tu donc en
+tant souffrir?»--Ô colère, ajouterai-je à mon tour, peux-tu faire
+descendre si bas un aussi grand génie?
+
+[Note 336: C. XXI.]
+
+[Note 337:
+
+ _Cuopron de' manti lor gli palafreni,
+ Sì che duo bestie van sott'una pelle._]
+
+Béatrix dirige sur une autre lumière les regards du poëte[338]; c'est S.
+Benoît, fondateur d'un ordre célèbre. Dante l'aborde et lui parle.
+Quoique saint Benoît dise que dans cette planète tout n'est qu'amour et
+charité, il déclame aussi vivement contre les moines, que Pierre Damien
+l'a fait contre les puissances de l'Église. Il est vrai que la charité
+des saints ne doit pas se croire obligée de respecter des scandales, qui
+n'ont d'apologistes que les défenseurs, non de la religion, mais des
+superstitions les plus dangereuses et les plus grossières.
+
+[Note 338: C. XXII.]
+
+Quand cette dernière âme a cessé de parler, elle va se réunir à la
+troupe d'où elle était sortie. La troupe se resserre, et toutes ces âmes
+remontent l'échelle d'or aussi rapidement qu'elles l'avaient descendue.
+Dante, sur un seul signe que Béatrix lui fait de les suivre, y monte
+avec la même rapidité, tant la vertu de celle qui le conduit a vaincu sa
+propre nature. En un instant, il se trouve transporté dans le signe des
+Gémeaux: cette constellation avait présidé à sa naissance; il espère que
+son âme y puisera la force nécessaire pour le passage difficile qui lui
+reste à franchir. Avant qu'il s'élève plus haut, sa conductrice lui dit
+de baisser ses regards vers la terre: il obéit, jette les yeux sur les
+sept planètes qu'il a parcourues, et ne peut s'empêcher de sourire de la
+chétive figure que fait la terre.
+
+À toutes ces ascensions successives, Béatrix a toujours augmenté de
+lumière et d'éclat. Mais une lumière plus vive encore que celle dont
+elle brille vient éclairer ces hautes régions[339]. Elle l'attend
+elle-même, les yeux fixés vers le point où cette lumière doit paraître.
+Tel un oiseau sous le feuillage qu'il aime[340], posé sur le nid de sa
+douce famille, pendant la nuit qui cache les objets, impatient de jouir
+de l'aspect désiré de ses petits, et de pouvoir trouver leur
+nourriture, soin qui lui rend agréables les travaux les plus fatigants,
+prévient le temps, et, sur la cime d'un buisson, attend le soleil avec
+le plus ardent désir, regardant fixement, jusqu'à ce qu'il voie naître
+l'aube du jour. Voici, dit-elle enfin, le cortége qui entoure le
+triomphe du Christ; voici réunie toute la clarté que ces sphères
+répandent dans leur cours. Comme au temps le plus serein de la pleine
+lune, Diane brille entre les nymphes éternelles qui colorent la voûte
+des cieux, ainsi, au-dessus de plusieurs milliers de lumières, rayonnait
+un soleil qui leur communiquait sa splendeur. Les yeux du poëte sont
+trop faibles pour la soutenir. Béatrix lui apprend que dans ce soleil
+est la sagesse et la puissance même qui rouvrit les communications si
+long-temps interrompues entre le ciel et la terre. À ce spectacle, Dante
+tomba dans le ravissement, son âme s'agrandit, sortit d'elle-même, et ne
+peut plus se rappeler ce qu'elle devint. Il n'osait, depuis quelque
+temps, regarder sa conductrice, dont l'allégresse divine avait un éclat
+qu'il ne pouvait soutenir. Ouvre maintenant les yeux, lui dit-elle, tu
+as vu des choses qui le rendent capable de les fixer sur les miens. À
+ces mots, il se sentit tel qu'un homme qui revient d'un songe qu'il a
+oublié, et qui s'efforce en vain de le rappeler dans sa mémoire. Quand
+toutes les langues que Polymnie et ses sœurs ont nourries de leur lait
+le plus doux viendraient aider la sienne, il ne pourrait atteindre au
+millième de la vérité, en chantant la sainte joie qu'il vit alors
+briller sur le visage de Béatrix.
+
+[Note 339: C. XXIII.]
+
+[Note 340:
+
+ _Come l'angello intra l'amate fronde,
+ Posato al nido de' suoi dolci nati_, etc.]
+
+Mais elle l'avertit de porter ses regards sur un autre objet. Sous les
+rayons de ce soleil où Jésus-Christ réside, fleurit un jardin émaillé de
+mille couleurs, et, au milieu, la rose où le verbe divin prit une chair
+mortelle.... On connaît ce mystérieux emblème. Dante décrit avec
+l'enthousiasme de la poésie et de la piété, le triomphe de la Vierge
+Marie, entourée de tous les bienheureux, qui chantent des hymnes à sa
+gloire, et qui, revêtus de flammes brillantes, en étendent vers elle les
+cimes, comme l'enfant tend les bras vers sa mère, quand il s'est nourri
+de son lait.
+
+Béatrix s'approche d'eux et leur présente son ami, en se servant du
+langage mystique qui est parmi eux la langue commune[341]. La prière
+qu'elle leur adresse est entendue. Toutes ces âmes, flamboyantes comme
+des comètes, commencent à se mouvoir autour du Dante et de Béatrix,
+comme les sphères autour du pôle. De même que tournent les cercles
+d'une horloge, dont l'un paraît tranquille, tandis que le dernier de
+tous semble voler, de même ces danses célestes tournent d'un mouvement
+inégal, selon les divers degrés de béatitude. De celle de ces danses que
+Dante remarquait comme la plus belle, sort la lumière la plus brillante.
+Elle tourne trois fois autour de Béatrix, en faisant entendre un chant
+si divin, que l'imagination du poëte ne peut le lui retracer. Béatrix
+reconnaît dans cette flamme le prince des apôtres. Elle le prie
+d'interroger Dante sur la foi, l'espérance et la charité. Pierre,
+toujours enfermé dans sa flamme, l'interroge en effet dans les règles
+sur la première de ces vertus; et ses questions, et les réponses du
+Dante, sont en quelque sorte la quintessence la plus substantielle de la
+doctrine théologique sur cette matière. On voit que le poëte y est à
+l'aise, qu'il s'y plaît, et que tous les détours de ce labyrinthe
+d'arguments et de distinctions lui sont connus. L'apôtre en est si
+satisfait, qu'il le bénit en chantant, et l'environne trois fois de sa
+lumière.
+
+[Note 341: C. XXIV.
+
+ _O Sodalizio eletto alla gran cena
+ Del benedetto agnello, il qual vi ciba_, etc.]
+
+Dante est lui-même enchanté de ce succès qui lui rappelle sans doute des
+triomphes semblables, obtenus plus d'une fois dans les écoles. Il ne
+veut plus être poëte que pour traiter de pareils sujets; et c'est bien
+poétiquement qu'il en fait le vœu. «S'il arrive jamais, dit-il[342], que
+le poëme sacré auquel ont contribué le ciel et la terre, et qui pendant
+plusieurs années m'a fait maigrir, puisse vaincre la cruauté qui me
+retient hors du bercail où je dormis comme un agneau ennemi des loups
+qui lui font la guerre, c'est désormais avec une autre voix et sous
+d'autres formes[343] que je redeviendrai poëte; c'est sur les fonds de
+mon baptême que j'irai prendre ma couronne de laurier.» Cependant, une
+seconde lumière se détache de la danse céleste, et s'avance vers
+Béatrix, le Dante et saint Pierre: c'est l'apôtre S. Jacques: il
+s'approche d'abord de l'autre apôtre; et comme lorsqu'une colombe
+s'arrête auprès de sa compagne, toutes deux, en tournant et en
+murmurant, expriment leur tendre affection[344], de même ces deux
+princes couverts de gloire s'accueillent mutuellement. Jacques interroge
+Dante sur l'espérance; et il est aussi content que Pierre l'a été de ses
+réponses.
+
+[Note 342: C. XXV.]
+
+[Note 343: Le texte dit: _con altro vello_, avec une autre toison.
+Le poëte vient de se comparer à un agneau; c'est ce qui lui a dicté
+cette expression, impossible à rendre en français, et qui n'est
+peut-être pas très-regrettable.]
+
+[Note 344:
+
+ _Si come quando'l colombo si pone
+ Presso al compagno, l'uno e l'altro pande,
+ Girando e marmorando, l'affezione_, etc.]
+
+Une troisième flamme s'avance; c'est celle de l'apôtre S. Jean. Le poëte
+peint son maintien, sa démarche et l'accueil qu'il reçoit des deux
+autres saints, par une comparaison où il y a beaucoup de grâce, mais
+qu'on est tout étonné, quoiqu'elle présente une image décente et
+modeste, de trouver appliquée, dans le Paradis, à trois apôtres. «De
+même, dit-il, qu'une jeune vierge se lève, marche et entre dans la
+danse, seulement pour faire honneur à la nouvelle épouse, et non par
+aucun mauvais dessein[345]; de même je vis cet astre éblouissant venir
+se joindre aux deux autres qui tournaient en dansant, comme l'exigeait
+leur ardent amour.» Après que cette danse et le chant mélodieux,
+au-dessus de toute expression et de toute idée, dont les trois saints
+l'accompagnent, ont cessé, Saint-Jean interroge Dante sur la
+charité[346]; et, dans ce troisième interrogatoire, la question n'est
+pas moins approfondie; l'habileté du répondant et la satisfaction de
+l'examinateur ne sont pas moindres que dans les deux premiers.
+
+[Note 345:
+
+ _E come surge e va edentra in ballo,
+ Vergine lieta, sol per fare onore
+ Alla novizia, non per alcun fallo_, etc.]
+
+[Note 346: C. XXVI.]
+
+Le père du genre humain, Adam, vient se joindre aux trois apôtres,
+enveloppé comme eux d'une flamme du plus grand éclat. Dante, quand
+Béatrix le lui a nommé, s'incline vers lui, comme le feuillage qui
+courbe sa cime au souffle passager du vent, et se relève ensuite par sa
+propre force. Il prie le premier homme de lui répondre, et d'éclaircir
+des doutes qu'il ne lui explique pas, pour ne point retarder le plaisir
+de l'entendre, mais qu'Adam lit dans son âme plus clairement que Dante
+ne les y voit lui-même. Ils ont pour objet de savoir combien de temps
+s'est écoulé depuis que Dieu plaça l'homme dans le Paradis terrestre,
+combien dura son bonheur; et la véritable cause du courroux céleste; et
+quelle fut la langue qu'il parla et qu'il se créa lui-même. Adam répond
+en peu de mots sur les premières questions. Ce ne fut point d'avoir
+goûté d'un fruit qui fut la cause de son exil, mais d'avoir transgressé
+l'ordre qu'il avait reçu. Le soleil avait achevé 4302 fois son tour
+annuel pendant qu'il était resté dans le séjour des limbes; et il avait
+vu cet astre parcourir 930 fois tous les signes célestes tandis qu'il
+était resté sur la terre. Il entre dans plus de détails sur la langue
+primitive qui avait été la sienne, et peut-être il s'arrête trop sur
+quelques particularités, telles que certains changements opérés dans
+cette langue, où _El_ d'abord, et ensuite _Éli_ ou _Éloï_ signifièrent
+le nom de Dieu. Quant au séjour qu'il fit dans le Paradis terrestre, et
+au temps de son innocence et de sa félicité, il ne dura en tout que six
+heures, ou, comme il le dit en langage astronomique, depuis la première
+heure jusqu'à celle qui suit la sixième, quand le soleil passe d'une
+région du ciel à l'autre[347].
+
+[Note 347:
+
+ _Dalla prim'ora a quella ch'è seconda
+ Come'l sol muta quadra, all'ora sesta._]
+
+Le Paradis entier retentit alors du chant de gloire[348]. Dante en était
+enivré: il croyait voir et entendre l'expression de la joie de l'univers
+entier; et il éprouvait lui-même l'extase d'une joie ineffable. Tout à
+coup une rougeur plus vive et plus ardente se montre sur le visage de S.
+Pierre. Aux premiers mots qu'il laisse échapper dans sa colère, le ciel
+entier rougit comme un nuage frappé des rayons du soleil; Béatrix même,
+change de couleur comme une femme honnête, qui est sûre d'elle-même,
+mais que la faute d'autrui et les discours qu'elle est forcée
+d'entendre, rendent timide. Après ces préparations oratoires, S. Pierre
+commence un discours contre la corruption, le luxe et les abus de la
+cour de Rome. Son sang et celui des premiers papes n'avaient pas élevé
+l'Église pour qu'elle devînt un objet de commerce, et qu'elle fût vendue
+à prix d'or. «Ce ne fut point, continue-t-il, d'une voix formidable, ce
+ne fut point notre intention qu'une partie du peuple chrétien fût à la
+droite de nos successeurs, et l'autre partie à la gauche, ni que les
+clefs qui me furent accordées, devinssent sur des étendards, l'enseigne
+sous laquelle on combattrait contre des peuples qui ont reçu le baptême;
+ni que ma figure servît de sceau à des priviléges vendus et menteurs;
+c'est là ce qui souvent me fait rougir et m'enflamme de colère. On ne
+voit là-bas dans les pâturages, que loups ravissants en habit de
+bergers. Ô Vengeance de Dieu! pourquoi restes-tu oisive? Des gens de
+Cahors et de Gascogne s'apprêtent à boire de notre sang[349]: quelle
+avilissante fin d'un commencement si glorieux! Enfin la Providence
+viendra bientôt à notre secours. Et toi, mon fils, qui dois retourner
+encore sur la terre, parles-y avec franchise, et ne cherche point à
+cacher ce que je ne cache pas.»
+
+[Note 348: C. XXVII.]
+
+[Note 349: Trait lancé contra les papes Jean XXII qui était de
+Cahors, et Clément V qui était Gascon.]
+
+Dès que l'apôtre a cessé de parler, toutes ces lumières triomphantes qui
+s'étaient arrêtées à l'entendre, s'agitent dans l'air enflammé,
+remontent avec lui vers l'empyrée, et disparaissent aux yeux du poëte
+qui les regarde avec ravissement. Il s'y trouve bientôt transporté
+lui-même, comme il l'a été jusqu'alors, par la force surnaturelle des
+regards de Béatrix. En s'élevant encore avec lui, elle s'enrichit de
+beautés nouvelles et d'une nouvelle lumière; et l'œil de son ami, devenu
+plus fort à mesure qu'il pénètre plus avant dans les cieux, ne peut plus
+se détacher d'elle. Cette idée allégorique qui représente, si l'on veut,
+la force de l'amour divin, est rendue avec des expressions évidemment
+dictées par le souvenir d'un autre amour[350]. Béatrix lui explique la
+nature de l'empyrée, de ce neuvième ciel qui renferme tous les autres,
+et leur imprime le mouvement. Il le reçoit d'un cercle de lumière et
+d'amour qui l'environne de toutes parts, et qui n'est autre chose que
+l'âme divine elle-même, dans laquelle et par laquelle tout se meut dans
+le système général des sphères.
+
+[Note 350:
+
+ _E se natura o arte fe' pasture
+ Du pigliare occhi per aver la mente,
+ In carne umana, o nelle sue pinture,
+ Tutte adunate parrebber niente
+ Ver lo piacer divin che mi rifulse,
+ Quando mi vulsi al suo viso ridente._]
+
+Dante n'a pas voulu que Béatrix finît de parler sans revenir au sujet
+qui l'occupait et l'intéressait le plus lui-même, aux désordres dont il
+était victime, et à l'espérance d'un meilleur temps, «Ô cupidité,
+s'écrie-t-elle tout-à-coup, tu tiens sous ton joug tous les hommes; tu
+les empêches de lever les yeux sur de si grands objets; tu fais qu'ils
+s'en tiennent toujours à une volonté stérile et qui ne porte jamais de
+fruit; la bonne foi et l'innocence ne sont plus le partage que des
+enfants: à peine cessent-ils de balbutier que ces vertus se changent en
+vices. Tous ces désordres viennent de ce qu'il n'y a personne qui
+gouverne sur la terre. Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas que la
+fortune, changeant le cours des vents, ne fasse voguer heureusement le
+vaisseau public, et les fruits viendront après les fleurs.»
+
+De retour dans l'empyrée, d'où cette digression l'a écarté, Dante, après
+avoir donné à ses yeux une nouvelle force, en regardant ceux de
+Béatrix[351], les porte sur un point de lumière si rayonnant, que l'œil
+qui s'y fixe est obligé de se fermer. Autour de ce point, et à peu de
+distance, un cercle de feu tourne avec plus de vitesse que le mouvement
+le plus rapide des cieux. Ce cercle est environné d'un second, celui-ci
+d'un troisième, et ainsi jusqu'au neuvième cercle, augmentant toujours
+d'étendue, et diminuant de rapidité et d'éclat à mesure qu'ils
+s'éloignent de ce point unique d'où ils reçoivent le mouvement et la
+lumière. Ce sont les neuf chœurs des Anges, qui brûlent éternellement du
+feu d'amour, et dont l'ardeur est plus grande selon qu'ils tournent de
+plus près autour de ce point enflammé. Les Séraphins et les Chérubins
+sont les premiers, ensuite les Trônes qui complètent le premier
+ternaire: le second est composé des Dominations, des Vertus et des
+Puissances; les Principautés et les Archanges forment les deux cercles
+suivants, et le troisième de ce dernier ternaire est rempli par les
+Anges.
+
+[Note 351: C. XXVIII.]
+
+Ce grand tableau, sur lequel Béatrix fixe long-temps les yeux[352],
+comme le Dante ne l'avait pu faire, amène des explications sur l'essence
+divine et sur la nature des Anges. Ces explications qui ne sont pas les
+mêmes dans toutes les écoles de théologie, amènent à leur tour des
+réflexions contre la vanité de la science, contre les savants et contre
+les philosophes; mais Béatrix les maltraite encore moins que les
+prédicateurs. Elle reproche à ceux-ci de débiter en chaire des fables et
+des contes absurdes pour tromper le peuple. «Ils ne cherchent, dit-elle,
+en prêchant, que des bons mots et des bouffonneries; et pourvu qu'ils
+fassent bien rire, ils se gonflent dans leur froc et n'en demandent pas
+davantage. Mais ce froc renferme quelquefois un tel oiseau, que si le
+peuple pouvait le voir, il ne viendrait pas à lui pour recevoir les
+pardons sur lesquels il se fie[353]; on en est devenu si fou sur la
+terre, que sans témoin et sans preuve, on court à tous ceux qui sont
+promis. C'est de cela que s'engraisse le porc de S. Antoine, et tant
+d'autres qui sont pis que des porcs, et qui nous vendent de la fausse
+monnaie pour de la bonne.» On voit que l'esprit satyrique du Dante ne
+l'abandonne jamais, et que le bon goût l'abandonne souvent. Ces traits
+contre les prédicateurs bouffons et contre les moines étaient vrais,
+surtout contre ceux de son temps; mais lorsqu'on plane dans l'Empyrée,
+au milieu des neufs chœurs des anges, il est dégoûtant de se sentir
+rappelé à de si vils objets, et d'être forcé d'abaisser ses regards des
+Trônes et des Dominations jusque sur le cochon de S. Antoine.
+
+[Note 352: C. XXIX.]
+
+[Note 353:
+
+ _Ma tale uccel nel bechetto s'annida
+ Che se'l volgo il vedesse, non torrebbe
+ La perdonanza di che si confida._]
+
+On les relève bientôt: on se trouve au-dessus du neuvième ciel[354],
+dans ce cercle, dit Béatrix, qui est toute lumière, cette lumière
+intellectuelle qui est tout amour, cet amour du vrai bien qui est toute
+joie, cette joie qui est au-dessus de toutes les douceurs[355]. Une
+lumière éblouissante y coule en forme de rivière, entre deux bords
+émaillés des plus admirables couleurs du printemps. Il en sort de vives
+étincelles, qui vont s'abattre dans les fleurs et y paraissent
+enchâssées comme des rubis dans de l'or. Ensuite, comme enivrées de
+douces odeurs, elles se replongent dans le fleuve miraculeux, et lorsque
+l'une y rentre, une autre en sort. Béatrix lit dans les regards du Dante
+le désir qu'il a de savoir ce que sont toutes ces merveilles; mais elle
+veut qu'auparavant il boive de l'eau de cette rivière. Il se courbe à
+l'instant vers cette onde, comme un enfant se précipite vers le lait
+maternel, quand il s'est réveillé beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire.
+Aussitôt que ses paupières s'y sont désaltérées, ces fleurs et ces
+étincelles se changent à ses yeux en un plus grand spectacle: il voit
+les deux cours du ciel, c'est-à-dire, selon les interprètes, les anges
+au lieu des étincelles, et les âmes humaines à la place des fleurs. Dans
+un cercle de lumière émanée d'un rayon même de l'Éternel, cercle si
+vaste que sa circonférence formerait autour du soleil une trop large
+ceinture, sont disposés concentriquement, comme les feuilles d'une rose,
+des milliers de siéges glorieux où sont assises ces deux divisions de la
+cour céleste. La lumière éternelle est au centre, autour duquel les âmes
+heureuses, qui sont revenues de leur exil sur la terre, occupent le
+dernier rang. Elles se mirent incessamment dans la divine lumière; ainsi
+qu'une colline riante se mire dans l'eau qui coule à ses pieds, comme
+pour se voir parée d'une abondance d'herbes et de fleurs[356]. Si le
+plus bas degré brille d'un si grand éclat, et s'il s'étend dans un si
+prodigieux espace, quelle doit donc être l'étendue de cette rose, au
+rang le plus élevé de feuilles? Béatrix fait admirer au poëte le nombre
+de ces âmes revêtues de gloire, et le prodigieux contour de la cité
+céleste. Presque tous ces siéges sont tellement remplis, qu'il y reste
+désormais peu de places. On en voit un, surmonté d'une couronne, destiné
+à l'empereur Henri VII; le même pour qui Dante écrivit son traité de la
+_Monarchie_; l'idée de cet empereur lui rappelle le pape Clément V, son
+ennemi, et la place qu'il lui a déjà promise en Enfer avec les
+simoniaques, dans ce trou enflammé où Boniface VIII doit enfoncer
+Innocent III, et Clément V enfoncer Boniface[357].
+
+[Note 354: C. XXX.]
+
+[Note 355: Je passe une très-belle et très-savante comparaison par
+laquelle ce chant commence; je passe encore un nouvel éloge que le poëte
+fait de Béatrix, en protestant plus que jamais de son impuissance à la
+louer. Je cours au but, où le lecteur n'est pas plus impatient d'arriver
+que je ne le suis moi-même.]
+
+[Note 356:
+
+ _E, come clivo in acqua di suo imo
+ Si specchia, quasi per veder si adorno,
+ Quanto è nell' erbe e ne' fioretti opimo_, etc.
+
+Il faut que l'on me passe l'expression _elles se mirent_, un peu commune
+en français. Il n'y en avait point d'autre ici pour rendre le verbe
+_specchiarsi_, qui est très-noble en italien.]
+
+[Note 357: Voy. ci-dessus, p. 91 et 92.]
+
+Au dessus de cette rose immense voltigeait l'innombrable milice des
+anges[358], comme un essaim d'abeilles, qui tantôt vont chercher des
+fleurs, et tantôt retournent au lieu où elles en parfument leurs
+travaux; ces anges descendaient sans cesse sur la rose, et de-là
+remontaient au séjour qu'habite éternellement l'objet de leur amour.
+Leur visage brillait comme la flamme; leurs ailes étaient d'or, et le
+reste de leur corps d'une blancheur qui effaçait celle de la neige.
+Quand ils descendaient sur la fleur, ils y portaient de siége en siége
+cette paix et cette ardeur qu'ils allaient puiser eux-mêmes en agitant
+leurs ailes. Le poëte, après avoir peint avec complaisance tous les
+détails de ce ravissant spectacle, exprime l'enchantement qu'il éprouve
+par ce rapprochement singulier, où il trouve encore à placer un trait
+contre son ingrate patrie. «Si les barbares venus des régions qui sont
+sous la constellation de l'Ourse, s'étonnèrent à l'aspect de Rome et de
+ses monuments, lorsque le Capitole dominait sur le reste du monde, moi
+qui avais passé de l'humain au divin, du temps à l'éternité, et de
+Florence chez un peuple juste et sensé[359], quelle fut la stupeur dont
+je dus être rempli?» Il se compare à un pélerin qui se délasse en
+regardant le temple où il est venu accomplir son vœu, et dont il espère
+déjà redire toutes les merveilles. Il promenait ses regards sur tous ces
+degrés lumineux, en haut, en bas, tout alentour. Il contemplait ces
+visages qui inspirent la charité, ornés de la lumière qu'ils empruntent
+et de leur propre joie, et sur lesquels respire tout ce qu'il y a de
+sentimens honnêtes[360]. Dans le ravissement dont il est plein, il
+éprouve le besoin d'interroger Béatrix; il veut se tourner vers elle, et
+ne la trouve plus; mais à sa place un vieillard vénérable et tout
+rayonnant de gloire, qu'elle a chargé de le guider pendant le reste de
+son voyage. Elle est allée se replacer sur le siége de lumière qui lui
+était destiné au troisième rang des âmes heureuses. Dante l'y voit de
+loin, brillante d'un nouvel éclat et couverte des rayons de la divinité,
+qu'elle réfléchit tout autour d'elle. De la plus haute région où se
+forme le tonnerre, quand un œil mortel plonge sur les mers, il ne
+parcourt point une distance égale à celle qui sépare de Béatrix les yeux
+de celui qui la regarde; mais il ne perd rien de sa beauté, parce
+qu'aucun milieu n'intercepte ou n'altère son image. Il lui adresse
+enfin, et les plus vives actions de grâce pour le soin qu'elle a pris de
+le ramener, par des voies si extraordinaires, de l'esclavage à la
+liberté, et la prière la plus ardente pour qu'elle conserve en lui,
+jusqu'à son dernier moment, les magnifiques dons qu'elle lui a faits.
+Béatrix, dans l'immense éloignement où elle est placée, le regarde, lui
+sourit, et se retourne vers la source de l'éternelle lumière.
+
+[Note 358: C. XXXI.]
+
+[Note 359: _E di Fiorenza in popol giusto e sano._]
+
+[Note 360: Rien de plus naïf et de plus doux que cette fin d'un
+description magnifique:
+
+ _E vedea visi a carità suadi,
+ D'altrui lume fregiati e del suo viso,
+ E d'atti ornati di tutte onestadi._]
+
+Le nouveau guide qu'elle lui a donné est saint Bernard. C'est avec lui
+qu'il contemple le triomphe de Marie, assise au sommet du premier cercle
+de la rose, et qui de-là domine sur toute la cour céleste. C'est de lui
+qu'il apprend les causes des différents degrés qu'occupent, au-dessous
+d'elle, les saints de l'ancien Testament et ceux du nouveau; qu'il
+obtient, en un mot, toutes les explications qu'il avait jusqu'alors
+reçues de Béatrix[361]. C'est lui enfin qui adresse, en faveur du Dante,
+une longue et fervente prière à Marie[362], et qui obtient d'elle qu'il
+soit permis à celui que Béatrix protège, de contempler la source de
+l'éternelle félicité. Dante y fixe en effet les yeux; mais ni sa mémoire
+ne peut lui rappeler, ni son langage ne peut exprimer tant de
+merveilles. Il essaie cependant de rendre comment il a vu réuni par
+l'amour en un seul faisceau, dans les profondeurs de l'essence divine,
+tout ce qui est dispersé dans l'univers; la substance, l'accident et les
+propriétés de l'une et de l'autre; et comment il a cru voir trois
+cercles de trois couleurs différentes et de la même grandeur, dont l'un
+semblait réfléchi par l'autre, comme l'arc d'Iris par un arc semblable,
+et le troisième paraissait un feu également allumé par tous les deux.
+Tandis qu'il regarde attentivement ce prodige, en s'efforçant de le
+comprendre, il s'aperçoit que le second des trois cercles porte en soi,
+peinte de sa propre couleur, l'effigie humaine. Ses efforts pour
+pénétrer ce nouveau mystère, sont aussi vains que ceux du géomètre qui
+cherche un principe pour expliquer l'exacte mesure du cercle[363]. Il y
+renonçait enfin, lorsqu'un éclair frappe son âme, l'illumine et remplit
+tout son désir. Mais il manque de pouvoir pour se retracer cette grande
+image. Il reconnaît enfin son impuissance, et soumet sa volonté à cet
+amour qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles.»
+
+[Note 361: C. XXXII.]
+
+[Note 362: C. XXXIII.]
+
+[Note 363: C'est-à-dire, pour en trouver la quadrature, ou pour
+trouver le rapport exact d'un carré avec la circonférence du cercle,
+problème dont les géomètres ont renoncé depuis long-temps à chercher la
+solution.]
+
+C'est ainsi que se termine ce grand drame, qui, après avoir, pendant
+plusieurs actes, mis sous les yeux du spectateur des événements variés
+et de grands coups de théâtre, paraît manquer un peu par le dénoûment.
+Mais ce dénoûment, dans sa simplicité, n'est-il pas, quand on l'examine
+de plus près, le meilleur, et peut-être le seul que comportait le sujet
+du poëme? C'est sur quoi je me permettrai quelques réflexions rapides.
+
+_Dernières Observations._
+
+Le désir de connaître, ou plutôt celui de communiquer ses connaissances
+à son siècle, d'éclairer les hommes sur le sort qui les attendait dans
+cette vie future dont tout le monde s'occupait alors, sans que la vie
+présente en fût meilleure, et de revêtir des couleurs de la poésie, les
+profondeurs théologiques où il s'était enfoncé toute sa vie; ce désir,
+joint à celui de satisfaire ses passions politiques et de se venger de
+ses oppresseurs, fut ce qui inspira au poëte l'idée de cet ouvrage,
+auquel on donnera maintenant le titre qu'on voudra, mais qu'on ne peut
+se dispenser, après l'avoir examiné dans toutes ses parties, de ranger
+parmi les plus étonnantes productions de l'esprit humain. Il s'y
+représente lui-même, avec toutes les faiblesses de l'humanité, sujet à
+la crainte, à la pitié; flottant dans le doute, mais toujours avide de
+savoir, et s'élevant du gouffre des Enfers jusqu'au-dessus de l'Empyrée,
+avec la soif ardente de s'instruire, et l'espérance d'apprendre enfin
+par tant de moyens surnaturels, ce qu'il n'est pas donné aux autres
+hommes de connaître.
+
+L'objet le plus éloigné de la portée de leur faible intelligence, et
+celui que, dans tous les temps, ils se sont le plus obstinés à définir,
+est ce régulateur universel, cet auteur de la première impulsion donnée
+au mouvement général de la nature, cet être, en un mot, par qui on
+explique ce qui est incompréhensible sans lui, mais plus
+incompréhensible lui-même que tout ce qui sert à expliquer. Toutes les
+religions le reconnaissent; chacune le représente à sa manière. Le
+christianisme a des mystères qui lui sont propres; il en a aussi qui lui
+sont communs avec des religions plus anciennes: le mystère fondamental
+qui sert de base à tous les autres, celui qui a pour objet l'essence
+divine, est de ce nombre. La foi se soumet et s'humilie devant ses
+obscurités, mais elle ne les dissipe pas. En voyant Dante s'élever
+toujours de lumière en lumière, escorté de différents guides
+successivement chargés d'éclaircir ses doutes, et de ne laisser aucun
+voile impénétrable à ses yeux, on ne doit pas s'attendre que celui qui
+couvre le premier anneau de la chaîne mystérieuse soit entièrement levé;
+mais à l'aspect des grandes machines qu'il employe pour expliquer des
+mystères du second ordre, on sent naître et s'accroître de plus en plus
+l'espérance de le voir créer, pour le premier de tous, une machine plus
+grande et plus imposante encore, qui laissera dans l'esprit, au défaut
+des éclaircissements qu'il n'est pas en son pouvoir de donner, une image
+au-dessus de toutes les proportions connues, dont l'apparition
+terrassera pour ainsi dire à la fois, et l'incrédulité rebelle, et
+l'insatiable curiosité.
+
+Mais quelque grande, quelque prodigieuse qu'eût été cette image,
+n'eût-elle pas encore été plus démesurément au-dessous de ce qu'elle eût
+voulu rendre, qu'au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir?
+Supposons que le poëte eût voulu tirer un autre parti de l'emblême
+ingénieux des trois cercles, dont l'un est empreint de l'effigie
+humaine; que doué du talent de faire parler, quand il le veut, tous les
+objets de la nature et tous ceux que crée son génie, il eût essayé de
+donner une voix surnaturelle à cet emblême de la Divinité une et
+triple, l'abîme de lumière où il est placé comme dans un sanctuaire,
+aurait tremblé: tous les saints et tous les anges dont est peuplé
+l'Empyrée auraient tressailli de respect et seraient restés en silence;
+la la triple voix, fondue en une seule harmonie, se serait fait
+entendre; elle aurait énoncé ce que l'Éternel permet que l'on connaisse
+de sa nature, et reproché à l'homme, avec la véhémence que l'Écriture
+donne souvent à _Jéhovah_, sa curiosité sur ce que cette nature a
+d'obscurités impénétrables. Voilà sans doute un dénoûment dans le goût
+moderne, et qui, rendu en vers dignes du Dante, aurait fait beaucoup de
+fracas; mais tout ce fracas n'eût-il pas été en pure perte? N'eût-il pas
+été froid et mesquin par cette affectation même de grandeur, par cette
+ambition déplacée de donner un langage à celui que notre oreille ne peut
+entendre, et d'oser faire parler l'homme par la voix de Dieu? Dante a
+donc fait sagement de finir avec cette brièveté religieuse, et de nous
+donner une dernière leçon en trompant, pour ainsi dire, l'attente où il
+nous avait mis lui-même d'une chose impossible et hors de la portée du
+génie humain. Un rayon de la grâce l'illumine et lui montre tout à coup
+le fond de l'inexplicable mystère. Cette faveur est pour lui seul: il ne
+peut trouver dans son imagination ni dans sa mémoire aucune image pour
+la rendre sensible; l'Être éternel ne lui permet pas, et il se soumet à
+sa volonté. Ce dénoûment est tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait
+être: le poëte n'a plus rien à nous dire, et l'objet de son poëme, comme
+celui de son voyage est rempli.
+
+Après l'avoir suivi dans ce voyage, d'aussi près que nous l'avons fait,
+nous sommes plus en état qu'on ne l'est d'ordinaire d'en apprécier la
+marche hardie et l'étonnante conception. Le poëme du Dante a cela de
+particulier, que seul de son espèce, n'ayant point eu de modèle, et ne
+pouvant en servir, ses beautés sont toutes au profit de l'art, et ses
+défauts n'y sont d'aucun danger. Quel poëte aujourd'hui, ayant à peindre
+un Enfer, y mettrait des objets ou dégoûtants, ou ridicules, ou d'une
+exagération gigantesque, tels que ceux que nous y avons vus, et surtout
+tels que ceux que je n'ai osé y faire voir? Quel poëte, voulant
+représenter le séjour céleste, figurerait en croix ou en aigle, sur
+toute la surface d'une planète, d'innombrables légions d'âmes heureuses,
+ou les ferait couler en torrent? Quel autre préférerait d'expliquer sans
+cesse des dogmes, plutôt que de peindre des jouissances et
+d'inaltérables félicités? Il en est ainsi des autres vices de
+composition que l'on aperçoit aisément dans la _Divina Commedia_, et sur
+lesquels il est par conséquent inutile de s'appesantir.
+
+La distribution faite par le poëte, dans les différentes parties de son
+ouvrage, des matériaux poétiques qui existaient de son temps, et la
+manière dont il a su les y employer, peuvent donner lieu à d'autres
+observations.
+
+Le génie du mal et le génie du bien, personnifiés dans les plus
+anciennes mythologies de l'orient, et toujours aux prises l'un avec
+l'autre, devinrent dans le christianisme, les anges de lumière et les
+anges de ténèbres, ou, populairement parlant, les anges et les diables.
+On se servit surtout des derniers pour effrayer le peuple: on représenta
+ces mauvais génies sous les traits les plus hideux; lorsqu'on les fit
+paraître dans des farces grossières, destinées à exalter l'esprit de la
+multitude par la peur, on voulut aussi que ces spectacles ne fussent pas
+assez tristes pour qu'elle ne pût s'y plaire; les diables furent chargés
+de l'égayer par des bouffonneries; on ajouta des traits ridicules à
+leurs attributs effrayants; on leur donna des queues et des cornes; on
+les arma de fourches; on en fit à la fois des monstres horribles et de
+mauvais plaisants. Il eût été difficile que Dante écartât de son Enfer,
+ces honteuses caricatures. Il était réservé à un autre grand poëte de
+concevoir et de peindre le génie du mal sous de plus nobles traits; de
+le représenter sous ceux d'un ange, dont le front porte encore la
+cicatrice des foudres de l'Éternel, et qui n'est en quelque sorte
+dépouillé que de l'excès de sa splendeur. Mais il ne faut pas oublier
+que Milton, qui a beaucoup profité du Dante, écrivit trois cent
+cinquante ans après lui.
+
+Le christianisme n'attribue à son Enfer, que deux genres de supplices;
+le feu et la damnation éternelle, c'est-à-dire l'éternelle privation du
+souverain bien. Dante emprunta de l'Enfer des anciens, l'idée d'une
+variété de tourments assortie à la diversité des crimes; et cette idée,
+qui le sauva d'une uniformité fatigante, lui fournit des tableaux
+nombreux, des contrastes et des gradations de terreur. Les vents, la
+pluie, la grêle, des insectes dévorants et rongeurs, des tombeaux
+embrasés, des sables brûlants, des serpents monstrueux, des flammes, des
+plaines glacées, et enfin un océan de glace transparente, sous laquelle
+les damnés souffrent et se taisent éternellement, telles sont les
+terribles ressources qu'il trouva dans cette idée féconde; nous avons vu
+le parti qu'il en sut tirer, et les couleurs aussi fidèles
+qu'énergiques, qu'il répandit sur ces tableaux lugubres et douloureux.
+
+Ce sont encore des tortures que présente le _Purgatoire_; mais elles ne
+sont plus aussi tristes, aussi pénibles pour le lecteur. Un mot, ou
+plutôt le sentiment qu'il exprime, fait seul ce changement; c'est
+l'espérance. On eut ordre de la laisser aux portes de l'Enfer; aux
+portes du Purgatoire on la retrouve toute entière. Elle y est; elle en
+pénètre toutes les parties. Elle anime les sites variés et champêtres
+que le poëte nous fait parcourir; elle est dans les airs, dans les
+rayons de la lumière, dans les souffrances mêmes, ou du moins dans les
+chants de ceux qui souffrent; elle est enfin comme personnifiée dans
+ces beaux anges, dans ces légers et brillants messagers du ciel,
+préposés à la garde de chaque cercle, et dont la vue rappelle sans cesse
+qu'on n'y est que pour en sortir.
+
+Le _Paradis_ ne pouvait offrir qu'un bonheur pur, sans gradation et sans
+mélange. C'était un écueil dangereux pour le poëte, et il n'a pas su
+l'éviter. Les saints, placés dans différentes sphères, n'ont à décrire
+que la même félicité. Le seul moyen de variété, à quelques digressions
+près, qui ne sont pas toutes également heureuses, est dans l'explication
+des difficultés que la théologie se charge de résoudre; et ce moyen,
+très-satisfaisant sans doute pour ceux qui sont par état livrés à ces
+sortes d'études, l'est très-peu pour les autres lecteurs. Aussi, dans le
+pays même de l'auteur, où ces études sont toujours, par de bonnes
+raisons, les premières et les plus importantes de toutes, le Paradis est
+ce qu'on lit le moins, quoique Dante n'y ait pas répandu moins de poésie
+de style que dans les deux autres parties, et que peut-être même, parce
+qu'il avait des choses plus difficiles à exprimer, il ait mis dans son
+expression poétique une élévation plus continue, plus d'invention et de
+nouveauté. Que n'a-t-il pris, pour le bonheur des élus, la même licence
+que pour les tourments des damnés! Que n'a-t-il gradué l'un comme il a
+fait les autres! Il avait pour modèle les occupations diverses des
+héros dans l'Élysée antique, comme il avait eu les supplices variés du
+Tartare; et sans doute on lui aurait aussi volontiers pardonné cette
+seconde innovation que la première.
+
+Dans les trois parties de son poëme, il eut pour fonds inépuisable son
+imagination vaste, féconde, élevée, sensible, habituellement portée à la
+mélancolie, susceptible pourtant des impressions les plus agréables et
+les plus douces, comme des plus douloureuses et des plus terribles. Mais
+il donna pour aliment à cette faculté créatrice, dans l'Enfer, les
+tristes et menaçantes superstitions des légendes; dans le Purgatoire,
+les visions quelquefois brillantes de l'Apocalypse et des Prophètes;
+dans le Paradis, les graves autorités des théologiens et des Pères. Il
+en résulte dans le premier, des impressions lugubres, mais souvent
+profondes; dans le second, des émotions agréables et consolantes; dans
+le troisième, de l'admiration pour la science, pour le génie
+d'expression, pour la difficulté vaincue; mais, ce qui est toujours
+fâcheux dans un poëme, tout cela mêlé d'un peu d'ennui.
+
+J'ai beaucoup parlé des beautés de ce poëme, et fort peu de ses défauts.
+Ce n'est pas que je ne reconnaisse ceux que ses plus grands admirateurs
+en Italie même, ont avoués[364]. Le plus grand, dans l'ensemble, est de
+manquer d'action, et par conséquent d'intérêt. Que Dante achève ou non
+son voyage, que sa vision aille jusqu'à la fin ou soit interrompue,
+c'est ce qui nous importe assez peu. Où manque une action principale, il
+n'y a de point d'appui que les épisodes, et un poëme tout en épisodes
+ne peut ni soutenir toujours l'attention, ni ne la pas fatiguer
+quelquefois. Le défaut le plus choquant dans les détails est peut-être
+ce mélange continuel, cet _accozzamento_, comme disent les Italiens, de
+l'antique avec le moderne, et de l'Histoire sainte, avec la Fable.
+L'obscurité habituelle en est un autre qui n'est pas moins importun.
+Cette obscurité est aussi souvent dans les choses que dans les mots;
+elle est dans le tour singulier, quelquefois dur et contraint des
+phrases, dans la hardiesse des figures, nous dirions en vieux langage,
+dans leur _étrangeté_. Un bon commentaire fait disparaître en partie les
+désagréments de ce défaut; mais lors même qu'avec ce secours et celui
+d'une longue étude, on est parvenu à se rendre familières la langue de
+l'auteur, ses illusions, ses hardiesses et la fréquente bizarrerie de
+ses tours, on l'entend, mais toujours avec quelque peine; et quand on a
+vaincu les difficultés, on n'est pas encore dispensé de la fatigue.
+
+[Note 364: C'est ce qu'a fait récemment à Naples un critique
+judicieux, M. _Giuseppe di Cesare_, membre de l'Académie italienne, de
+l'Académie florentine et d'autres Académies toscanes, et associé
+correspondant de la société royale d'encouragement, établie à Naples.
+Dans un examen de la _Divina Commedia_, divisé en trois discours, qu'il
+a publié en 1807, petit in-4°., il apprécie avec goût le mérite du plan,
+de la conduite et du style de ce poëme; mais il avoue aussi les défauts,
+et de la conduite et du style. Il convient que le mélange du sacré avec
+le profane, que certains détails bas et ignobles, que plusieurs
+imitations serviles et hors de propos de Virgile, que l'affectation de
+s'enfoncer dans un chaos théologique et symbolique vers la fin du
+_Purgatoire_, et d'y rester enveloppé dans presque tout le _Paradis_,
+sont des vices de conduite qu'on ne peut excuser. Il en reconnaît de
+cinq espèces dans le style: pensées fausses, expressions triviales et
+proverbes vulgaires, froids jeux de mots, images basses et quelquefois
+indécentes, abus fréquents de la langue latine; il ne dissimule rien, il
+prouve l'existence de chacun de ces défauts par des exemples. Mais il
+n'en soutient pas moins, ni avec moins de raison, que malgré les vices
+du premier genre, il y a dans la conduite et dans le plan de la _Divina
+Commedia_, plus de jugement et de régularité qu'on ne le croit
+communément, et qu'on devra toujours regarder ce poëme comme l'un des
+plus ingénieux et des plus sublimes qu'ait produit l'esprit humain; que
+malgré les défauts du second genre, le style du Dante sera toujours un
+vrai modèle d'élocution poétique, et qu'on doit même le préférer encore
+à celui de tous les autres grands poëtes qui sont venus après lui.
+
+Je saisirai cette occasion de remercier M. _di Cesare_, au nom de la
+littérature française et en mon propre nom. Les lettres françaises
+doivent lui savoir gré de la modération et des égards avec lesquels il
+relève les jugements inconsidérés que Voltaire a portés sur le Dante.
+«De tout ce qui précède, dit-il, on peut conclure que Voltaire n'a rien
+ajouté à sa réputation quand il a parlé de la _Divina Commedia_ comme
+d'un poëme extravagant et monstrueux, parce qu'il en a parlé peut-être
+sans l'entendre. Mais je n'oserai accuser ce français illustre (_quel
+sommo francese_) d'autre chose que d'un jugement précipité; persuadé
+comme je le suis, que, sans une très-longue étude, et une patience
+infinie, on ne peut absolument sentir le prix et goûter les beautés du
+père de la poésie italienne, et que si cela n'est pas tout-à-fait
+impossible à un ultramontain, comme l'a montré M. de Mérian, et
+dernièrement à Paris M. Ginguené, _nelle sue belle lezioni su Dante_,
+cela est certainement d'une difficulté incalculable, puisqu'on ne peut
+pas dire que ce soit chose facile même pour les Italiens.» _Esame della
+Divina Commedia_, etc., cap. IV, p. 19 et 20. Ces leçons dont l'auteur
+parle avec tant d'indulgence sont celles que j'avais faites quelques
+années auparavant à l'Athénée, que plusieurs Italiens instruits
+voulaient bien venir entendre, et que je publie aujourd'hui.]
+
+Mais il ne faut pas oublier que Dante créait sa langue; il choisissait
+entre les différents dialectes nés à la fois en Italie, et dont aucun
+n'était encore décidément la langue italienne; il tirait du latin, du
+grec, du français, du provençal, des mots nouveaux; il empruntait
+surtout de la langue de Virgile, ces tours nobles, serrés et poétiques
+qui manquaient entièrement à un idiome borné jusqu'alors à rendre les
+choses vulgaires de la vie, ou tout au plus, des pensées et des
+sentiments de galanterie et d'amour. Il faut se rappeler encore qu'en
+donnant à son poëme le nom de _Commedia_ par des motifs que j'ai
+précédemment expliqués, il se réserva la privilége d'écrire dans ce
+style moyen et même souvent familier qui est en effet celui de la
+comédie, et que ce fut pour ainsi dire à son insu, ou du moins sans
+projet comme sans effort, qu'il s'éleva si souvent jusqu'au sublime.
+
+Dans un siècle si reculé, après une si longue barbarie et de si faibles
+commencements, on est surpris de voir la poésie et la langue prendre une
+démarche si ferme et un vol si élevé. Dans ses vers on voit agir et se
+mouvoir chaque personne, chaque objet qu'il a voulu peindre. L'énergie
+de ses expressions frappe et ravit; leur pathétique touche; quelquefois
+leur fraîcheur enchante; leur originalité donne à chaque instant le
+plaisir de la surprise. Ses comparaisons fréquentes et ordinairement
+très-courtes, quelquefois pourtant de longue haleine et arrondies, comme
+celles d'Homère, tantôt nobles et relevées, tantôt communes et prises
+même des objets les plus bas, toujours pittoresques et poétiquement
+exprimées, présentent un nombre infini d'images vives et naturelles, et
+les peignent avec tant de vérité qu'on croit les avoir sous les yeux.
+Enfin si l'on excepte la pureté continue du style, que l'époque et les
+circonstances où il écrivait ne lui permettait pas d'avoir, il posséda
+au plus haut degré toutes les qualités du poëte, et partout où il est
+pur, ce qui est beaucoup plus fréquent qu'on ne pense, il est resté le
+premier et fort au-dessus de tous les autres.
+
+Cette supériorité qu'il conserve est une sorte de phénomène digne de
+quelques réflexions[365]. Par un effort bien remarquable de la nature,
+tous les arts renaissaient alors presque à la fois dans la Toscane
+libre. _Giotto_, ami du Dante, y faisait fleurir la peinture. Il avait
+été précédé de _Giunta_, de Pise; de _Guido_, de Sienne; de _Cimabué_,
+de Florence. Il les effaça tous; et l'on crut que personne ne pourrait
+l'effacer. _Masaccio_ vint, et fit faire à l'art un pas immense par la
+perspective des corps solides, et par la perspective aérienne que
+_Giotto_ avait ignorées; mais bientôt il fut surpassé lui-même dans
+toutes les parties de la peinture, par André _Mantegna_, et plus encore
+par Michel-Ange et par les autres grands peintres qui s'élevèrent
+presque en même temps dans l'Italie entière. Si l'on regarde auprès des
+tableaux d'un Raphaël, d'un Léonard de Vinci, d'un Titien, d'un Corrège,
+d'un Carrache et de tant d'autres, les tableaux de ce _Giotto_ qui eut
+de son vivant tant de renommée, on n'y trouve plus aucune des qualités
+qui constituent le grand peintre, et l'on est forcé de reconnaître
+l'enfance de l'art dans ce qui en parut alors la perfection.
+
+[Note 365: Voy. dans les _Elogj di Dante Alighieri, Angelo
+Poliziano_, etc., publiés par _Angelo Fabroni_, Parme, 1800, la lettre
+de _Tamaso Puccini_, à la fin de l'éloge du Dante.]
+
+La sculpture faisait ses premiers essais sous le ciseau de Nicolas et de
+Jean de Pise, et l'on regardait comme des prodiges les chaires et les
+autres ornements dont ils décoraient les églises de Pise, leur patrie,
+de Sienne, de _Pistoia_; ils ne faisaient pourtant qu'ouvrir la route à
+un _Donatello_, à un _Ghiberti_, à un _Cellini_; et ceux-ci ne parurent
+plus rien auprès du grand Michel-Ange. Dans l'architecture, _Arnolpho di
+Lapo_ avait élevé à Florence le grand palais de la république; son
+style, qu'on appelait sublime, ne fut plus que du vieux style quand on
+vit l'_Orcagna_ élever, à côté de ce palais, sa loge des _Lanzi_.
+L'_Orcagna_ devint petit auprès de _Brunelleschi_. Et que devint à son
+tour le style tourmenté de cet architecte célèbre devant le caractère
+imposant et _grandiose_ de ce Michel-Ange Buonarotti, qu'on retrouve au
+premier rang dans tous les arts, et devant la pureté exquise des
+_Peruzzi_ et des _Palladio_?
+
+Dans la poésie, au contraire, Dante s'élève tout-à-coup comme un géant
+parmi des pygmées; non seulement il efface tout ce qui l'avait précédé,
+mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succèdent ne peut lui
+ôter. Pétrarque lui-même, le tendre, l'élégant, le divin Pétrarque, ne
+le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche
+dans le grand ni dans le terrible. Sans doute le caractère principal du
+Dante n'est pas cette mélodie pure qu'on admire avec tant de raison dans
+Pétrarque; sans doute la dureté, l'âpreté de son style choque souvent
+les oreilles sensibles à l'harmonie, et blesse cet organe superbe que
+Pétrarque flatte toujours; mais, dans ses tableaux énergiques, où il
+prend son style de maître, il ne conserve de cette âpreté que ce qui est
+imitatif, et dans les peintures plus douces elle fait place à tout ce
+que la grâce et la fraîcheur du coloris ont de plus suave et de plus
+délicieux. Le peintre terrible d'Ugolin est aussi le peintre touchant de
+Françoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de
+son poëme n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de
+représentations naïves des objets les plus familiers, et surtout des
+objets champêtres, où la douceur, l'harmonie, le charme poétique sont
+au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne les lit pas dans la
+langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et
+précieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un
+trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment ou un
+tableau de nature. Il est naïf comme la nature elle-même, et comme les
+anciens, ses fidèles imitateurs.
+
+Deux siècles entiers après lui, l'Arioste et ensuite le Tasse, dans des
+sujets moins abstraits et plus attachants, dégagés de cette obscurité
+qui naît ou des allusions ignorées, ou des mots que Dante créait et que
+la nation ne conserva point, ou des tours anciens qui n'ont pu rester
+dans la langue, composèrent deux poëmes très-supérieurs à celui du
+Dante, par l'intérêt qu'ils inspirent et le plaisir continu qu'ils
+procurent: mais on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient au-dessus de
+lui, puisque partout où il est beau, ses beautés sont rivales des leurs,
+et le plus souvent même les surpassent. On sent moins d'attrait à le
+relire, mais quand il s'agit de le juger, ou n'ose plus le mettre
+au-dessous de personne.
+
+Pendant un ou deux siècles, sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie;
+on cessa de le tant admirer, de l'étudier, même de le lire. Aussi la
+langue s'affaiblit, la poésie perdit sa force et sa grandeur. On est
+revenu au _gran Padre Alighier_, comme l'appelle celui des poëtes
+modernes qui a le plus profité à son école[366]; et la langue italienne
+a repris sa vigueur, sans rien perdre de sa grâce et de son éclat; et
+les _Alfieri_, les _Parini_, pour ne parler que de ceux qui ne sont
+plus, ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes long-temps
+amollies et détendues de la lyre toscane. _Alfieri_ surtout eut bien
+raison de l'appeler son père: un seul trait fera connaître jusqu'où
+allait son admiration pour lui; et je terminerai ce que j'avais à dire
+sur Dante par ce jugement d'un grand poëte, si digne de l'apprécier.
+
+[Note 366: Alfiéri.]
+
+_Alfieri_ avait entrepris d'extraire de la _Divina Commedia_ tous les
+vers remarquables par l'harmonie, par l'expression, ou par la pensée.
+Cet extrait, tout entier de sa main, a 200 pages in-4°. de sa petite
+écriture, et n'est pas fini. Il en est resté au 19e. chant du Paradis;
+j'ai lu ce cahier précieux, et j'ai remarqué au haut de la première page
+ces propres mots, écrits en 1790: _Se avessi il coraggio di rifare
+questa fatica, tutto ricopierei, senza lasciarne un' iota, convinto per
+esperienza che più s'impara negli errori di questo, che nelle bellezze
+degli altri._ «Si j'avais le courage de recommencer ce travail, je
+recopierais tout, sans en laisser une syllabe, convaincu par expérience
+qu'on apprend plus dans les fautes de celui-ci que dans les beautés des
+autres.»
+
+Mais il est temps de quitter le Dante. Nous nous sommes arrêtés plus
+long-temps avec lui que nous ne le ferons avec aucun autre poëte
+italien. On le lit peu; on lira peut-être plus volontiers cette analyse:
+peut-être fera-t-elle trouver de l'attrait et de la facilité à étudier
+l'original même; et alors on aura beaucoup gagné. Séparons-nous donc de
+lui, mais ne l'oublions pas; et avant de nous occuper d'un autre grand
+poëte qui tient après lui, ou si l'on veut, avec lui le premier rang,
+revenons sur toute la partie de ce siècle où nous n'avons jusqu'ici vu
+que le Dante, et où d'autres objets méritent de fixer notre attention.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+_Coup-d'œil général sur la situation politique et littéraire de l'Italie
+au commencement du quatorzième siècle. Renaissance des arts, en même
+temps que des lettres, universités, études théologiques; philosophie,
+astrologie, médecine, alchimie; droit civil et droit canon; histoire;
+poésie; poëtes italiens avant Pétrarque._
+
+
+Cette ardeur pour l'indépendance et pour la liberté, qui avait armé les
+villes d'Italie, et en avait fait presque autant de républiques, avait
+eu pour la plupart un effet tout contraire à leurs désirs. Presque
+toutes rivales entre elles, il avait fallu que chacune remit à l'un de
+ses citoyens les plus puissants le soin de son gouvernement et de sa
+défense. Une fois maîtres du pouvoir, ils ne voulaient plus s'en
+dessaisir; pour les y forcer, il fallait choisir quelqu'autre chef
+capable de les combattre et de les vaincre; et il en résultait souvent
+qu'au lieu d'un maître, la même ville en avait deux, ne sachant auquel
+obéir, et divisée en deux factions contraires. Dans la Lombardie et dans
+la Romagne, tel était, au quatorzième siècle, l'état de la plupart des
+villes. Celles de Toscane, et surtout Florence, étaient plus que jamais
+déchirées par les trop fameuses querelles des Blancs et des Noirs. Il
+n'y avait, en un mot, presque aucun point dans toute l'Italie qui ne fût
+bouleversé par les factions et par la guerre.
+
+Et cependant, au milieu de ces chocs violents qui avaient eu presque
+partout de si tristes résultats politiques, on avait vu naître pour les
+arts d'imagination et pour d'autres arts plus utiles auxquels il manque
+un nom, mais qu'on peut appeler les arts d'utilité publique, une époque
+glorieuse, et qui n'est pas assez remarquée. Pour rehausser dans la
+suite l'éclat de quelques noms et l'influence de quelques princes sur
+les arts, on leur en a trop attribué la renaissance. C'est jusqu'au
+treizième siècle qu'il faut remonter pour les voir renaître en Italie.
+C'est alors que ces petites républiques[367], rivalisant entre elles de
+richesses et de dépenses comme de pouvoir, élevèrent à l'envi de vastes
+et magnifiques édifices publics. Partout l'hôtel ou le palais de la
+commune, habitation de son premier magistrat, joignit à la solidité tous
+les embellissemens qu'on pouvait lui donner alors. Les villes
+s'entourèrent de nouveaux murs, décorèrent leurs portes, en
+construisirent de marbre, élevèrent des tours et des fortifications
+redoutables. Milan, Vicence, Padoue, Modène, Reggio, tant de fois
+détruites par la guerre, renaissaient de leurs décombres. De longs
+canaux étaient creusés pour les communications du commerce; on y
+construisait des ponts, on en jetait de plus hardis sur les rivières et
+sur les fleuves. Gênes semblait créer des prodiges: les parties internes
+de son port, son môle, ses immenses aqueducs, toutes ces fabriques
+importantes datent de cette même époque. Le grand recueil de
+_Muratori_[368] contient, dans des chroniques obscures, des détails sans
+nombre de ces travaux somptueux, que l'exact et patient _Tiraboschi_ a
+réunis comme en un seul faisceau dans son histoire, pour la gloire de ce
+siècle et pour celle de l'Italie[369].
+
+[Note 367: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. IV, l. III,
+ch. 6.]
+
+[Note 368: _Script. rer. Ital._, t. VIII.]
+
+[Note 369: _Ub. supr._]
+
+Consultons les historiens des beaux-arts[370], ils nous diront leurs
+premiers pas chez ce peuple ingénieux, et leurs rapides progrès. Ils
+nous feront connaître Nicolas de Pise, Jean, son fils, que nous avons
+déjà nommés, et d'autres sculpteurs habiles dont plusieurs ouvrages
+existent encore à Pise, à Florence, à Bologne, à Milan et ailleurs. Dans
+la peinture, Florence vante encore son _Cimabué_, son _Giotto_. Bologne
+prétend avoir eu des peintres plus anciens qu'eux[371]. Venise réclame
+la priorité sur Florence et sur Bologne[372]. Pise eut son _Guido_, son
+_Diotisalvi_, son _Giunta_; Lucques son _Buonagiunta_; mais aucun d'eux
+n'a pu prévaloir sur _Cimabué_, et sur _Giotto_ son disciple. Ceux-ci
+sont restés dans la mémoire des hommes, les premiers restaurateurs de la
+peinture en Italie: leurs prédécesseurs et leurs contemporains sont
+oubliés, peut-être par la même raison qui priva de l'immortalité tant de
+héros antérieurs aux Atrides:
+
+ Un poëte divin ne les a point chantés[373].
+
+[Note 370: Vasari, _Vite de' Pittori_, etc. Baldinucci, _Natizie de
+professori del Disegno_, etc.]
+
+[Note 371: Voy. _Carlo Cesare Malvasia, Felsina Pittrice_.]
+
+[Note 372: Voy. _Carlo Ridolfi, le Maraviglie dell' arte_.]
+
+[Note 373:
+
+ _Carent quia vate sacro_ (HOR.)]
+
+Au lieu que _Giotto_ et _Cimabué_ ont été célébrés par le Dante, par
+Boccace et par d'autres poëtes toscans.
+
+L'architecture prenait à Florence un caractère qu'elle tenait des mœurs
+du temps, et qui les atteste encore aujourd'hui. La petite ville
+d'Assise voyait le général[374] d'un ordre mendiant élever un temple
+magnifique à S. François, son humble et pauvre fondateur. La peinture en
+mosaïque qui éternise les trop fragiles productions de l'autre
+peinture, était dérobée aux Grecs, et répandait en Italie des monuments
+durables dans les palais, dans les temples. On dirait que les papes et
+les rois de Naples et de Sicile ne voulaient pas être vaincus en
+magnificence par des républiques: plusieurs des monuments érigés alors
+dans leurs capitales et dans les autres villes de leurs états, semblent
+des fruits de cette noble émulation. La poésie et les lettres suivaient,
+ou même devançaient l'essor des arts: nous avons vu quels avaient été
+leurs progrès, surtout dans les dernières années de ce siècle, et que
+lorsqu'il finit, le plus grand poëte du quatorzième et même des siècles
+suivants, le Dante était déjà parvenu à la moitié de sa carrière. Mais
+dès le commencement de ce nouveau siècle, l'Italie, après tant de
+désastres, reçut encore un nouveau coup.
+
+[Note 374: Il se nommait frère Elie. Tiraboschi (_ubi suprà_) avoue
+que ce général des capucins oubliait trop tôt l'humilité et la pauvreté
+du saint fondateur de l'ordre. En effet, S. François était mort il n'y
+avait qu'un demi-siècle (en 1226.) Mais il y aurait d'autres réflexions
+à faire sur cet édifice somptueux bâti par des moines à besace, dans le
+même siècle où on les avait appelés à la pauvreté évangélique.]
+
+Philippe-le-Bel, déjà trop vengé de Boniface VIII, poursuivait encore sa
+vengeance. Il voulait que la mémoire de ce pape fût condamnée; il avait
+d'autres passions à satisfaire; il voulait surtout abolir l'ordre des
+Templiers, dont le procès inique et l'horrible supplice souillent ce
+règne et ce siècle. Il lui fallait, dans un nouveau pape, un instrument
+qu'il n'avait pas trouvé assez docile dans le sage et prudent Benoît XI.
+Ce pontife lui donnait même quelques sujets de crainte, lorsqu'il mourut
+empoisonné, dit Jean Villani, par des cardinaux ses ennemis[375]. Soit
+que ce crime fût l'effet de leur propre haine, ou qu'ils ne fussent que
+les instruments de celle du roi[376], Philippe eut tout à souhait,
+lorsqu'après plus de dix mois de conclave, où son parti et le parti
+contraire luttèrent à force égale, il réussit à faire élire pape
+Bertrand de Gotte, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V,
+et qu'on appela le pape gascon. Ce pape, qui avait fait auparavant ses
+conditions avec Philippe[377], resta en France, et après avoir traîné
+pendant quelques années l'Église errante à sa suite dans la Gascogne et
+dans le Poitou, _dévorant_, dit un ancien historien[378], _à tort et à
+travers tout ce qui se trouva sur sa route, ville, cité, abbaye,
+prieuré_, il alla fixer son séjour à Avignon[379], accompagné de ses
+cardinaux et, selon de graves auteurs, de la comtesse de Périgord, sa
+maîtresse[380]. L'exemple fatal pour l'Italie, qu'il avait donné de
+résider hors de son sein, fut suivi par Jean XXII; il le fut encore par
+cinq autres papes; et cette absence, que tous les auteurs italiens
+blâment autant qu'ils la déplorent, et qui a conservé long-temps parmi
+eux le nom de _captivité de Babilone_, dura près de soixante-six ans.
+
+[Note 375: Ce fut, selon cet historien (liv. VIII, ch. 80), dans des
+figues, qu'un jeune homme, vêtu en fille, vint lui offrir de la part des
+religieuses d'un monastère de Pérouse, ville où le fait se passa.]
+
+[Note 376: M. Simonde Sismondi, dans son _Hist. des Répub. ital. du
+moyen âge_, t. IV, p. 234, cite un historien contemporain qui accuse
+positivement Philippe-le-Bel de cet empoisonnement. Cet historien est
+_Ferreto_ de Vicence, dont l'histoire est insérée dans la grande
+collection de Muratori, _Script. rer. Ital._, t. IX. Il raconte que le
+roi séduisit à force d'or, par le moyen du cardinal Napoléon des Ursins
+et d'un cardinal français, deux écuyers du pape, qui empoisonnèrent des
+figues-fleurs, et les lui présentèrent.]
+
+[Note 377: Villani, _ub. supr._ raconte avec le plus grand détail et
+la plus grande naïveté, l'entrevue de Bertrand de Gotte et du roi, dans
+une forêt près de Bordeaux, les conditions faites entr'eux, et la
+manière dont Bertrand fut élu pape. Voyez aussi Mosheim, _Hist.
+Eccles._, XIVe siècle, part. 2, ch. 2.; _Abrégé de l'Hist. Eccles._,
+seconde partie, p. 97, etc.]
+
+[Note 378: Godefroy de Paris, manusc. de la Biblioth. impér., n°.
+6812.]
+
+[Note 379: _Mém. pour la Vie de Pétrarque_, t. I, p. 22. Ce fut au
+mois de mars 1309.]
+
+[Note 380: Elle se nommait Brunissende de Foix, et était femme
+d'Archambaud, comte de Périgord: c'était une des plus belles femmes de
+son siècle. Jean Villani, lib. IX, ch. 58, en parlant de ce pape, dit
+dans son style simple et naïf: _Questi fu huomo molto cupido di moneta e
+simoniaco.... E fu lussurioso, che palese si dicea che tenea per amica
+la contessa di Palagorgo, bellissima donna, figliota del conte di Fos. E
+lasriò i suoi nipoti, e suo lignaggio con grandissimo et innumerabile
+tesoro_, etc.]
+
+L'autorité du siége pontifical en souffrit. Les Gibelins, toujours
+opposés aux papes, profitèrent de leur absence pour les décréditer et
+pour s'agrandir. Rome respecta moins leurs décrets, les traita même
+avec mépris; l'Europe entière craignit et révéra moins les papes
+d'Avignon que les papes de Rome. Que pouvaient-ils dans cet éloignement?
+traiter d'hérésies les révoltes, faire jouer avec plus d'activité,
+tendre outre mesure le ressort de l'Inquisition: ils le firent; mais les
+confiscations et les bûchers ne leur rendirent ni l'autorité ni la
+vénération des peuples; remplacer par mille inventions fiscales de la
+chancellerie apostolique les revenus que les factions et les séditions
+leur enlevaient en Italie? ils le firent encore: ils devinrent plus
+riches, mais aussi plus odieux.
+
+C'est entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis de Bavière,
+qu'éclatèrent des différents non moins scandaleux que ceux de Boniface
+VIII et du roi Philippe-le-Bel. Le pape commença par déposer Louis comme
+hérétique et contumace; Louis n'en marcha pas moins vers Rome, où il se
+fit couronner solennellement trois mois après avec plus de solennité, il
+y fit déposer publiquement _le prêtre Jacques de Cahors, évêque de Rome,
+qui se nommait le pape Jean_, le livra au bras séculier pour être brûlé
+comme hérétique, et lui donna pour successeur un cordelier napolitain:
+mais il ne put soutenir son anti-pape; et Jean XXII, avant de mourir,
+eut la consolation de le voir remis entre ses mains, et de lui faire
+faire une abjuration en bonne forme.
+
+On voudrait en vain dissimuler tous ces scandales. L'histoire les
+dénonce: elle veut qu'ils soient indiqués, si l'on s'abstient de les
+décrire. Ceux qui nous en feraient un crime devaient au moins nous
+apprendre comment on pourrait parler de la littérature italienne sans
+parler de l'Italie, ou de l'Italie sans parler des papes, ou des papes
+autrement que l'Histoire.
+
+Parmi les princes qui profitaient de ces divisions pour s'agrandir, on
+remarque surtout Robert, roi de Naples et comte de Provence. Charles II,
+fils de Charles d'Anjou, fondateur de cette dynastie[381], n'avait pas
+eu un règne beaucoup plus paisible que celui de son père: il avait
+cependant commencé à protéger les sciences et les lettres. Robert, son
+fils, les protégea bien davantage; mais principalement occupé du soin de
+s'agrandir, il en saisit avidement l'occasion. Il étendit pendant
+quelque temps sa domination sur la Romagne d'un côté, de l'autre sur la
+Toscane, et même sur plusieurs petits états du Piémont et de la
+Lombardie. Son ambition, s'il l'avait pu, était de devenir maître de
+l'Italie entière; c'était d'ailleurs un excellent roi, un prince
+très-éclairé. Boccace et d'autres auteurs le placent, pour la science, à
+côté de Salomon[382]. Quoique fils de roi, et né pour le trône, il avait
+dès son enfance, aimé passionnément l'étude[383]. Dans sa jeunesse, au
+milieu des agitations politiques, des guerres souvent malheureuses,
+quelquefois même captif, quelquefois aussi entouré des délices d'une
+cour et de toutes les séductions de son âge, il ne laissa jamais passer
+un jour sans étudier. Devenu roi, dans la paix et dans la guerre, au
+milieu des projets les plus ambitieux et les plus vastes, on le voyait
+toujours entouré de livres, il lisait même à la promenade, et tirait de
+ses lectures des sujets instructifs et quelquefois sublimes de
+conversation. Il était orateur éloquent, philosophe habile, savant
+médecin, et profondément versé dans les matières théologiques les plus
+abstraites. Il avait négligé la poésie, et s'en repentit dans sa
+vieillesse, trop tard pour pouvoir la cultiver lui-même. On lui attribue
+cependant un Traité _des vertus morales_ en vers italiens; mais le
+savant Tiraboschi a prouvé que ce roi n'en était pas l'auteur[384].
+
+[Note 381: Voy. t. I, pag. 355 et 356.]
+
+[Note 382: Boccace, _Genealogia Deorum_, l. XIV, c. 9; _Benvenuto da
+Imola_, Comment. in Dant., _Antiq. Ital._, v. I, p. 1035.]
+
+[Note 383: Pétrarque, _Rerum memorandarum_.]
+
+[Note 384: Tom. V, l. I, c. I. Il avertit que le docte abbé Mehus
+lui-même s'y est trompé dans la _Vie d'Ambr. Camald_, p. 273. Robert ne
+perd rien à ce que ce poëme, ou plutôt ce recueil de sentences morales,
+ne soit pas de lui. Il est en vers irréguliers, et partagé d'abord en
+quatre divisions, qui traitent 1°. de l'amour; 2°. des quatre vertus
+cardinales, la prudence, la justice, la force et la tempérance; 3°. des
+vices, c'est-à-dire, des sept péchés mortels. Chacune de ces divisions
+est ensuite partagée en petites subdivisions de trois vers au moins et
+de dix au plus, ayant toutes un titre particulier, et traitant des
+différentes espèces ou des diverses nuances de chaque vertu et de chaque
+vice. Les vers sont communément rimés, tantôt à rimes croisées, tantôt
+de deux en deux, mais presque tous médiocres et sans couleur.]
+
+Robert ne se plaisait que dans la conversation des savants; il aimait à
+les entendre lire leurs ouvrages, et leur donnait des applaudissements
+et des récompenses. Il invitait à venir à sa cour tous ceux qui avaient
+quelque renommée, et ceux même qu'il n'appelait pas s'y rendaient,
+certains d'y recevoir l'accueil qui leur était dû. Enfin il avait
+rassemblé à grands frais une riche bibliothèque dont il confia la garde
+à Paul de Pérouse, l'un des plus savants hommes de son temps.
+
+Les _Scaligeri_ ou seigneurs de _la Scala_ étaient, depuis la fin du
+siècle précédent, maîtres de Vérone. Deux frères, _Alboin_ et _Cane_,
+que les Italiens appellent toujours _Can Grande_[385], y tenaient une
+cour brillante. Elle était le refuge de tous les hommes distingués que
+les guerres civiles et les révolutions chassaient de leur patrie. Nous
+avons vu qu'elle le fut du Dante. Ils n'y trouvaient pas seulement un
+asyle, mais toutes les attentions de l'hospitalité, les recherches du
+goût et les jouissances de la vie. Ils y étaient magnifiquement logés et
+meublés; ils avaient chacun à leurs ordres des domestiques particuliers,
+et étaient, à leur choix, ou abondamment servis chez eux, ou admis à la
+table des princes. La bonne chère y était assaisonnée par les plaisirs
+de la musique, et, selon l'usage du temps, par des bouffons et des
+jongleurs. Les chambres étaient décorées de peintures et de devises
+analogues à la situation, à l'état ou aux différents goûts des hôtes.
+On y représentait la victoire pour les guerriers, l'espérance pour les
+exilés, les bosquets des muses pour les poëtes, Mercure pour les
+artistes, le Paradis pour les prédicateurs, ainsi du reste[386].
+
+[Note 385: Beaucoup de ces guerriers, qui devinrent de très grands
+seigneurs, prenaient des noms singuliers, et qu'ils tiraient souvent de
+quelque circonstance de leur vie qui nous est inconnue aujourd'hui. Sans
+doute le premier de ces seigneurs de _la Scala_ s'était distingué à
+l'assaut de quelque forteresse, en y montant avec une échelle qu'il
+avait portée lui-même, d'où il fut appelé en latin _Scaliger_. Mais on
+ignore pourquoi l'un des plus grands personnages de cette famille prit
+le nom de _Cane_, chien. Cet animal fidèle et quelquefois courageux,
+plaisait tant aux _Scaligeri_, que le fils ou le neveu de _Can Grande_
+s'appela _Mastino_, mâtin, comme s'était déjà nommé l'oncle de _Cane_
+lui-même, frère de son père Albert; et que les deux fils de ce _Mastino_
+se nommèrent, l'un _Can Grande_ second, qui fut loin de valoir le
+premier, et l'autre _Can Signore_, qui valut encore moins, puisqu'il tua
+son frère. Il fit aussi tuer son autre frère, Paul Alboin, dans la
+prison où il l'avait renfermé. Ce _Can Signore_ ne laissa que deux
+bâtards, qui lui succédèrent. Le plus jeune tua l'aîné, fut chassé de
+Vérone, et mourut de misère, en 1388. Ainsi finit dans une espèce de
+rage, cette race de _Mastini_ et de _Cani_, parmi lesquels il n'y eut
+guère que le premier _Can Grande_ qui eut une véritable grandeur.]
+
+[Note 386: Tiraboschi, t. V, l. I, c. II.]
+
+Les _Visconti_ à Milan, les _Carrara_ à Padoue, les Gonzague à Mantoue,
+les princes d'Est à Ferrare, n'étaient pas moins favorables aux lettres;
+l'exemple des chefs étant presque partout imité par les plus simples
+citoyens, l'enthousiasme devint si général, qu'il n'y a peut-être aucun
+autre siècle où les savants aient reçu plus d'encouragements et
+d'honneurs. C'était eux que l'on chargeait des ambassades les plus
+importantes. Dans toutes les villes où ils passaient, on allait
+au-devant d'eux; on leur prodiguait tous les témoignages d'admiration et
+de respect; et, à leur mort, les seigneurs des villes où ils avaient
+cessé de vivre se faisaient honneur d'assister à leurs funérailles. Les
+universités et les écoles déjà fondées prenaient plus de consistance et
+d'activité. Le tumulte des armes, qui ne les empêchait point de fleurir,
+n'empêchait pas non plus qu'il ne s'en élevât de nouvelles. Ce même
+esprit de rivalité qui armait l'un contre l'autre les princes et les
+peuples, les portait à chercher à l'envi tous les moyens de donner
+chacun à leurs petits états plus de réputation et plus de grandeur.
+Quelquefois on voyait des professeurs occuper tranquillement leurs
+chaires, tandis qu'on se battait sous les murs d'une ville, ou même sur
+les places et dans les rues. Quelquefois aussi les chaires étaient
+renversées, les professeurs chassés, les écoliers mis en fuite; mais ils
+revenaient bientôt, soit sous le même gouvernement, soit sous celui qui
+en avait pris la place; et les études reprenaient leur cours.
+
+L'Université de Bologne éprouvait des vicissitudes continuelles. Tantôt
+excommuniée par Clément V, elle vit le plus grand nombre de ses élèves
+émigrer dans celle de Padoue, sa rivale[387]; tantôt, par une suite de
+querelles élevées entre les professeurs et les magistrats, ou entre les
+écoliers et les citoyens, des classes nombreuses désertèrent et allèrent
+s'établir dans les villes voisines[388]. Mais tous ces torts furent
+réparés. Jean XXII leva l'interdit de Clément, confirma et augmenta les
+priviléges de l'Université; les magistrats et les citoyens donnèrent aux
+professeurs et aux disciples les satisfactions qu'ils désiraient; et
+cette école, déjà célèbre, n'en eut que plus d'éclat et de célébrité.
+Bientôt Milan, Pise, Pavie, Plaisance, Sienne, et surtout Florence,
+rivalisèrent avec Padoue, Bologne, et cette Université de Naples fondée
+par Frédéric II, qui avait pris sous Robert de nouveaux accroissements.
+Boniface VIII avait fondé celle de Rome; ses successeurs en confirmèrent
+et en étendirent même les priviléges; mais leurs bulles ne pouvaient
+réparer le mal que leur absence faisait à cette université naissante;
+elle ne put jamais que languir, tandis que leur résidence à Avignon
+laissait la malheureuse Rome presque déserte, et, pour comble de maux,
+toujours en proie à des séditions et bouleversée par des troubles.
+
+[Note 387: En 1306.]
+
+[Note 388: En 1316 et 1321. Voy. Tiraboschi, t. V, l. I, c. 3.]
+
+Il faut toujours se rappeler que, dans ces universités et dans ces
+écoles, on n'enseignait encore, comme dans le siècle précédent, que ce
+qu'on appelait les sept arts. La littérature proprement dite y était
+presque entièrement ignorée. On commençait à peine à retrouver quelques
+uns des anciens auteurs qui devaient être la base des études
+littéraires. Les bibliothèques des écoles et des monastères, celles
+mêmes que plusieurs princes s'empressaient de former, ne contenaient,
+pour la plupart, que quelques œuvres des Pères[389], quelques livres de
+théologie, de droit, de médecine, d'astrologie et de philosophie
+scolastique; encore étaient-ils en petit nombre. C'est dans la suite du
+siècle qui commençait alors, que l'on vit naître en Italie, et à
+l'exemple de l'Italie, dans toute l'Europe, une avidité louable pour la
+découverte des anciens manuscrits. C'est alors qu'on chercha dans les
+coins les plus abandonnés et les plus poudreux des maisons particulières
+et des couvents, les ouvrages de ces auteurs, dont il n'était
+jusqu'alors resté, pour ainsi dire, que le nom, et de ceux qui avaient
+laissé beaucoup d'ouvrages dont on ne connaissait que la moindre partie.
+Ce fut principalement à Pétrarque, comme nous le verrons dans sa vie,
+que l'on dut cette révolution, et c'est un des plus solides fondements
+de sa gloire.
+
+[Note 389: Tiraboschi, t. V, l. I, c. 4.]
+
+On peut juger, par un seul exemple, de tout ce qu'il avait à faire et
+combien les savants eux-mêmes étaient alors peu avancés. Un professeur
+de l'Université de Bologne, qui lui écrivait au sujet des auteurs
+anciens, et surtout des poëtes, voulait que l'on comptât parmi ces
+derniers, Platon et Cicéron, ignorait le nom de Nœvius et même celui de
+Plaute, et croyait qu'Eunius et Stace étaient contemporains[390]. A
+l'imperfection des connaissances et à la rareté des livres, ajoutons
+l'ignorance des copistes. En transcrivant les meilleurs livres, ils les
+défiguraient souvent de manière que les auteurs eux-mêmes les auraient à
+peine reconnus. C'est sur ces notions qu'il faut réduire ce qu'on trouve
+dans les histoires littéraires sur les riches bibliothèques données à
+telle Université, fondées dans telles villes, formées par tel prince,
+et ouvertes par ses ordres aux savants et au public. Si on les compare
+avec nos grandes bibliothèques, ce sont de chétifs cabinets de livres:
+c'est une véritable disette opposée à un effrayant excès.
+
+[Note 390: Voy. Pétrarque, _Lett. famil._, l. IV, ép. 9. Tirab.
+_loc. cit._]
+
+La science qui y trouvait le plus de secours et qui était le plus
+abondamment pourvue de livres, était la théologie scolastique; aussi la
+cultivait-on avec plus d'ardeur que jamais. Ce n'était plus le siècle
+des Thomas d'Aquin et des Bonaventure; mais leur exemple était récent,
+et entretenait parmi leurs admirateurs et leurs disciples, l'espérance
+de les égaler et même de les surpasser en gloire. De là, parmi les
+théologiens, cet empressement, cette ferveur générale à interpréter les
+mêmes livres qu'avaient interprétés leurs prédécesseurs, à expliquer les
+explications mêmes; à commenter les commentaires; à épaissir les
+ténèbres en y voulant porter la lumière, et à rendre obscur en
+l'expliquant, ce qui d'abord était clair. Ce sont ici non seulement les
+idées, mais les propres expressions du sage Tiraboschi[391]; il y joint
+le vœu très-raisonnable que dans l'oubli profond et dans la poudre des
+bibliothèques, où ces infatigables commentateurs sont ensevelis,
+personne ne s'avise jamais de troubler leur repos. Il ne confond
+pourtant pas avec eux une douzaine de docteurs dont il paraît que la
+renommée fut très-éclatante dans ce siècle. Nous y distinguerons
+seulement un religieux augustin nommé Denis, du bourg St.-Sépulcre,
+parce qu'il fut l'ami et le directeur de Pétrarque; nous en dirons ce
+peu de mots, et nous renverrons tout le reste au même asyle, dont
+Tiraboschi désire l'inviolabilité pour la tourbe des théologiens de ce
+siècle. Il ne doit point y avoir de rangs dans la poussière et dans
+l'oubli. Tous les auteurs de livres qu'on ne peut lire, et où il n'y a
+rien à apprendre, doivent y dormir également.
+
+[Note 391: Tom. V, l. II, c. I.]
+
+C'est à peu près dans la même catégorie qu'il faut ranger les auteurs de
+quelques Vies de saints et de quelques chroniques prétendues sacrées, à
+moins qu'on ne veuille prendre parti dans la discussion élevée entre
+ceux qui préfèrent les douze livres de la Vie des Saints écrits par
+l'évêque Pierre _Natali_, à la légende dorée de Jacques de _Voragine_,
+et ceux qui sont de l'opinion contraire; ou, dans d'autres questions de
+cette espèce, dont les hommes d'ailleurs respectables[392] ne laissent
+pas de s'être occupés sérieusement. De grandes disputes, qui s'élevèrent
+alors dans l'un des ordres mendiants, sur les habits courts et les
+habits longs, sur les grands et les petits frocs[393], sur la pauvreté
+religieuse, et sur la vision béatifique, produisirent de hautes
+clameurs et d'innombrables volumes; elles reposent aujourd'hui dans le
+même silence. Il couvre aussi les querelles très-animées qui eurent pour
+objet la philosophie d'Aristote. Grâce aux commentaires d'_Averroës_, et
+aux commentateurs de ses commentaires, cette philosophie était devenue
+en quelque sorte une seconde théologie, aussi obscure et aussi vaine que
+la première. L'astrologie judiciaire y joignait ses savantes visions; ce
+n'était pas seulement un abus, ou, si l'on veut, une erreur de
+l'astronomie; c'était une science à part, qui avait des chaires
+spéciales et des professeurs particuliers dans l'Université de Bologne
+et dans celle de Padoue[394], les deux premières universités d'Italie,
+qui donnaient le ton à toutes les autres. Deux de ces professeurs firent
+dans leur temps un tel bruit, qu'on ne peut se dispenser de leur
+accorder une mention particulière; on ne peut la refuser surtout à la
+mort tragique de l'un d'eux.
+
+[Note 392: Apostolo Zeno, _Dissert. Vossian._, t. II, p. 32.]
+
+[Note 393: Ces querelles étaient fondamentalement ridicules, comme
+toutes celles de même espèce; mais il s'y mêla quelque chose d'horrible.
+Le pape Jean XXII ne pouvant accorder les deux partis, traita
+d'hérétique celui qui soutenait les petits frocs, les petits habits, et
+la pauvreté évangélique, et le livra comme tel à l'Inquisition. Quatre
+de ces malheureux entêtés furent brûlés vifs à Marseille, en 1318. (Voy.
+entre autres auteurs, Baluze, _Vitœ Pontif. Avenion._, t. I, p. 116; t.
+II, p. 341, et _Miscellan._, t. I.) Les capucins rigoristes n'en furent
+que plus attachés à leur petit froc et à leur sac; ils crièrent à la
+persécution de l'église, traitèrent le pape d'Ante-Christ, se firent
+brûler par centaines, et crurent être des martyrs. Mosheim, _Hist.
+Eccles._, siècle XIV, part. II, ch. 2, cite une pièce authentique,
+intitulée _Martyrologium spiritualium et fraticellorum_, qui contient
+les noms de 113 personnes brûlées pour cette même cause. «Je suis
+persuadé, ajoute-t-il, que, d'après ces monuments et d'autres publiés et
+non publiés, on pourrait faire une liste de deux mille martyrs de cette
+espèce.» Voyez son _Hist. Eccles._ traduite en français par Eidous,
+Maëstricht, 1776, in-8°., t. III, p. 350 et 351.]
+
+[Note 394: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 2.]
+
+Le premier est Pierre d'Abano[395], né au village de ce nom, près de
+Padoue, en 1250. On l'appelle aussi Pierre de Padoue. Il passa, dans sa
+jeunesse, à Constantinople exprès pour apprendre le grec, dans une école
+de philosophie et de médecine alors très-fréquentée. Il fit de si grands
+progrès qu'il y obtint lui-même une chaire de professeur. Rappelé à
+Padoue par les lettres les plus pressantes, il y revint, et voyagea
+ensuite en France. Il était à Paris vers la fin du treizième siècle, et
+y composa un livre sur la science physionomique[396]. On croit même
+qu'il y était encore en 1313, et qu'il y publia son _Conciliateur_,
+ouvrage qui fit beaucoup de bruit, dans lequel il entreprit de concilier
+les opinions discordantes des médecins et des philosophes, sur
+plusieurs questions de médecine et de philosophie.
+
+[Note 395: Tiraboschi, _loc. cit._]
+
+[Note 396: Il est en manuscrit à la Bibliothèque impériale, sous ce
+titre: _Liber compilationis physionomicœ, à Petro di Padua in civitate
+Parisiensi editus_, etc., et sous le n°. 2598, in-fol.]
+
+Ce fut aussi à Paris qu'il fut accusé, pour la première fois, de
+sortiléges et de magie. Ayant fait, dit-on, des cures admirables comme
+médecin, et d'autres choses surprenantes, l'inquisiteur dominicain que
+Paris avait alors le bonheur de posséder, le manda, l'examina, décida
+qu'il y avait dans son fait de la magie et de l'hérésie, commença d'en
+parler publiquement sur ce ton, et se préparait à le faire arrêter pour
+le livrer aux flammes. Mais Pierre, qui était en grand crédit à la Cour
+et dans l'Université, obtint que sa cause fût jugée devant l'Université
+assemblée, en présence du roi[397]. Il triompha pleinement de ses
+ennemis; et même, selon quelques historiens, il prouva par quarante-cinq
+arguments en bonne forme, que c'étaient les dominicains eux-mêmes qui
+étaient des hérétiques. Cette victoire lui sauva la vie; mais elle
+n'empêcha pas ceux qu'il avait convaincus d'hérésie, d'être, comme
+auparavant, inquisiteurs pour la foi. Cité dans la suite à Rome par le
+même tribunal, il se justifia de même, et fut définitivement déclaré
+innocent par le pape.
+
+[Note 397: Philippe-le-Bel.]
+
+Mais s'il n'était pas magicien, il était du moins plus entêté que
+personne des rêveries astrologiques. Il voulut persuader aux habitants
+de Padoue de rebâtir leur ville sous une certaine conjonction de
+planètes qui parut de son temps, et qu'il jugeait la plus heureuse du
+monde; ils trouvèrent l'expérience un peu trop chère, et laissèrent
+Padoue telle qu'elle était. Il l'embellit pourtant d'un monument de sa
+science favorite; il fit peindre sur les murs du palais un grand nombre
+de figures représentant les planètes, les étoiles et les diverses
+actions qui dépendaient de leur influence.
+
+Lors même qu'il opérait comme médecin, il n'oubliait pas qu'il était
+astrologue, et il rapportait au cours des astres les périodes de la
+fièvre. A cela près, ce fut un des plus savants médecins de son siècle.
+On croit qu'il fut le premier à professer publiquement la médecine dans
+l'Université de Padoue. Il y acquit une grande réputation et une grande
+fortune; mais il attira aussi l'envie, qui renouvela plusieurs fois
+contre lui les accusations d'hérésie et de sortilége. Comme magicien, il
+avait, prétendait-on, sept esprits familiers renfermés dans un vase de
+cristal, et toujours prêts à exécuter ses ordres; comme hérétique, une
+des erreurs dont on l'accusait était de ne pas croire au diable; et il
+lui fallut se justifier de ces deux accusations à la fois. Le dernier
+procès de cette espèce qu'il eut à soutenir ne fut point achevé. Il
+mourut en 1315, avant le jugement, et ôta ainsi aux charitables
+inquisiteurs l'espérance de le purifier de ses erreurs dans les bûchers
+du Saint-Office.
+
+Ils s'obstinèrent à l'y vouloir jeter après sa mort. Quoique à ses
+derniers moments il eût déclaré aux médecins et à ses amis, qu'il
+reconnaissait pour faux et trompeur l'art de l'astrologie auquel il
+s'était livré; quoique dans son testament, et même dans une profession
+de foi expresse il eût déclaré être bon catholique, et croire tout ce
+que l'Église enseigne, et qu'en conséquence il eût été enterré
+solennellement dans l'église de St.-Antoine, les inquisiteurs suivirent
+imperturbablement la procédure commencée contre lui, le jugèrent
+coupable d'hérésie, le condamnèrent au feu, et ordonnèrent aux
+magistrats de Padoue, sous peine d'excommunication, de déterrer son
+cadavre et de le faire brûler publiquement. Mais cette sentence resta
+sans effet, ou n'en eut du moins qu'en apparence. Une certaine Mariette,
+qui vivait avec lui, que les uns disent sa concubine, les autres
+seulement sa domestique, ayant appris le soir même cette sentence, fit
+secrètement exhumer le corps pendant la nuit, et le fit enterrer dans
+l'église de St.-Pierre. Les inquisiteurs, furieux d'avoir perdu leur
+proie, se mirent à procéder contre ceux qui la leur avaient enlevée, et
+contre tous ceux qui auraient eu connaissance de ce délit. Les
+magistrats de Padoue ne purent les apaiser et mettre fin à tous ces
+scandales qu'en faisant brûler sur la place publique l'effigie du mort,
+ou une statue qui le représentait, après y avoir lu à haute voix sa
+sentence[398].
+
+Le second astrologue fut moins heureux. Il se nommait _Francesco
+Stabili_; mais comme de _Francesco_ vient le petit nom _Cecco_, et qu'il
+était d'Ascoli, dans la marche d'Ancône, c'est sous le nom de _Cecco
+d'Ascoli_ qu'il est généralement connu. Les auteurs qui ont écrit sa
+vie, ont commis des erreurs et des anachronismes que Tiraboschi a
+patiemment rectifiés[399]. Les faits essentiels sont, qu'étant encore
+jeune, il professa l'astrologie dans l'université de Bologne; qu'il y
+publia dans la suite un livre sur cette prétendue science, et que ce
+livre l'ayant fait accuser devant l'inquisition, il y fut condamné, par
+une première sentence, à des peines correctives; mais que trois ans
+après, les mêmes accusations s'étant renouvelées à Florence, il y
+succomba, et fut brûlé vif, en 1327, âgé de soixante-dix ans.
+
+[Note 398: Voy. Mazzuchelli, _Scrittori ital._, t. I, part. I.]
+
+[Note 399: _Storia della Letter. ital._, t. V, l. II, c. 2.]
+
+La cause apparente, ou le prétexte d'une mort si cruelle fut que, dans
+un livre sur la sphère[400], il avait écrit que, par le moyen de
+certains démons, qui habitaient la première sphère céleste, on pouvait
+faire des choses merveilleuses et des enchantements. C'était une folie
+et une sottise, mais assurément ce n'était pas un crime à punir par le
+feu. Les causes réelles et secrètes furent, à ce qu'il paraît, la haine
+et la jalousie d'un médecin fameux, nommé _Dino del Garbo_, et les
+violentes inimitiés que le malheureux _Cecco_ excita contre lui, en
+parlant mal, dans un autre de ses ouvrages, de deux poëtes que les
+Florentins admiraient depuis leur mort après les avoir persécutés de
+leur vivant, Dante et _Guido Cavalcanti. Guido_ était mort depuis vingt
+ans; Dante l'était depuis six ans lors de la sentence de _Cecco_. Ils
+avaient été liés autrefois, et même pendant les premiers temps de l'exil
+du Dante, ils avaient entretenu une correspondance d'amitié. On ignore
+ce qui les avait brouillés; mais dans un poëme fort bizarre, et ce qui
+est bien pis, fort plat et fort mauvais, intitulé, sans qu'on sache trop
+pourquoi, l'_Acerba_, _Cecco_ parla mal du Dante et se moqua de son
+poëme[401]. Il tourna aussi en ridicule[402] la fameuse _canzone_ de
+_Guido Cavalcanti_ sur l'amour[403]. Que ces traits satiriques lui aient
+fait des ennemis dans une ville où la réputation de ces deux poëtes
+était alors dans un grand crédit, il n'y a rien là de bien étonnant, et
+cela pourrait arriver dans notre siècle tout aussi bien qu'au
+quatorzième. Mais nous n'avons pas aujourd'hui un tribunal où l'on
+puisse accuser d'hérésie et de magie l'écrivain qu'on veut perdre, ni
+des bûchers où l'on puisse le faire expirer à petit feu, en couvrant sa
+haine littéraire des intérêts du ciel: c'est la différence qu'il y a
+entre les deux siècles, et peut-être, selon quelques gens, cette
+différence n'est-elle pas en faveur du nôtre.
+
+[Note 400: Dans un commentaire sur la sphère de _Giovanni de
+Sacrobosco_.]
+
+[Note 401: _Acerba_, l. Il, c. I; l. III, c. I, et l. IV, c. 13.
+Nous reviendrons plus bas sur ces traits de médisance peu redoutables
+pour le Dante.]
+
+[Note 402: _Ibid._, l. III, c. I.]
+
+[Note 403: Quoi qu'il en soit de la part que les traits lancés
+contre ces deux poëtes purent avoir à la condamnation de _Cecco_, ce
+qu'il y a de certain, c'est que le poëme de l'_Acerba_, dans lequel ces
+critiques se trouvent, fut une des causes de son arrêt de mort.
+L'inquisiteur, frère _Accurse_, de l'ordre des Frères Mineurs, qui le
+fit brûler avec ses livres, le dit expressément dans sa sentence, citée
+par Tiraboschi, _ub. supr._, p. 164: _Librum quoque ejus in astrologiâ
+latinè scriptum, et quemdam alium vulgarem, Acerba nomine, reprobavit,
+et igni mandari decrevit._ Et le _Quadrio_ (_Storia e ragione d'ogni
+poesia_, t. VI, p. 39,) rapporte un autre passage de la même sentence,
+où le frère inquisisiteur, jouant sur le mot _acerbus_, qui signifie et
+le défaut de maturité, et quelque chose d'aigre et de dur, dit qu'il a
+trouvé ce titre d'_Acerba_ fort significatif, parce que le livre ne
+contient aucune maturité ni douceur catholique, mais au contraire
+beaucoup d'aigreurs hérétiques, _multas acerbitates hereticas_.]
+
+_Cecco_ n'était pas médecin, comme quelques auteurs l'ont prétendu; mais
+plusieurs médecins donnaient alors dans les mêmes folies que lui, et,
+suivant l'exemple de Pierre d'Abano, ils jugeaient de la fièvre par les
+astres, et traitaient les maladies par la méthode des influences et des
+conjonctions. La médecine, quoique cultivée avec beaucoup d'émulation
+dès le siècle précédent, était pour ainsi dire encore naissante. Elle se
+traînait toujours sur les pas des Arabes, et n'avait aucun de ces
+principes fixes que l'expérience a dictés, mais dont les applications
+sont encore si incertaines. On l'enseignait dans les universités, on la
+pratiquait avec un grand appareil d'érudition et d'orgueil doctoral; on
+écrivait d'énormes volumes de commentaires sur Hippocrate et sur Galien,
+tels qu'on les connaissait par les Arabes; mais rien ne devait rester de
+tout cela, que les noms très-inutiles de quelques docteurs; et l'art
+était toujours dans son enfance.
+
+L'alchimie était encore pour les esprits une source d'égarement dont on
+était alors fort avide. Changer de vils métaux en or était devenu
+l'objet d'une passion presque générale. Thomas d'Aquin lui-même[404]
+avait cru à cette transmutation, quoiqu'on ne le range pas ordinairement
+parmi les sectateurs de la science hermétique; tandis qu'on place au
+premier rang le célèbre Raymond Lulle, que des écrivains, dignes de foi,
+disculpent de cette erreur[405]. Quelques alchimistes furent pendus pour
+avoir falsifié les monnaies, et d'autres brûlés vifs pour
+sortilége[406]. La société avait le droit de punir les premiers: les
+autres étaient des fous condamnés par des barbares.
+
+[Note 404: Tiraboschi, t. V, l. II, chap. II, 26.]
+
+[Note 405: Tiraboschi, t. V, liv. II, chap. II, 26.]
+
+[Note 406: _Grifolino_ d'Arezzo, et _Capoccio_ de Florence, dont
+_Benvenuto da Imola_, parle fort au long dans son Comment. sur Dante.
+Voy. Tirab., _loc. cit._]
+
+Le droit civil et le droit canon soutenaient l'essor qu'ils avaient pris
+dans le siècle précédent. Le premier surtout avait à Bologne, à Padoue,
+et dans plusieurs autres universités, un grand nombre de professeurs
+célèbres, et, parmi eux, un des poëtes les plus fameux de ce temps,
+_Cino da Pistoia_. Son nom de famille était _Sinibaldi_, ou plutôt
+_Sinibuldi_, et son prénom _Guittoncino_[407], diminutif de _Guittone_,
+dont on fit, par abréviation _Cino_. C'est sous ce dernier nom et sous
+celui de _Pistoia_, sa patrie, qu'il est parvenu à la postérité. Son
+père et sa famille, qui était ancienne et distinguée, prirent le plus
+grand soin de sa première éducation. Le goût dominant de son siècle le
+décida pour l'étude des lois; mais la nature l'avait fait poëte, et il
+se livra dès sa jeunesse à ces deux études à la fois. Il prit ses
+premiers degrés à Bologne, dans la faculté de droit. Il put dès-lors
+être revêtu d'un emploi de judicature, et il en exerçait un en 1307 dans
+sa patrie[408], quand la faction des Noirs rentra de force à _Pistoia_
+d'où elle avait été chassée de même. _Cino_ était Gibelin et du parti
+des Blancs: il ne put tenir à la position critique où cette révolution
+le plaçait; il s'exila volontairement, et se retira d'abord vers la
+Lombardie. Une de ses raisons pour prendre ce chemin, fut son amour pour
+la belle _Selvaggia_, qu'il a tant célébrée dans ses vers. Philippe
+_Vergiolesi_, père de _Selvaggia_, était à _Pistoia_ le chef des Blancs.
+Forcé par les mêmes circonstances à chercher un asyle, il s'était retiré
+avec sa famille dans un château fort sur des montagnes voisines des
+frontières de la Lombardie. _Cino_ l'alla trouver, et en fut
+parfaitement accueilli; mais, pendant son séjour auprès du père, il eut
+la douleur d'y voir mourir la fille, sa jeune et chère _Selvaggia_.
+
+[Note 407: C'est son véritable prénom, et non pas _Ambrogino_, comme
+le _Quadrio_ et d'autres l'ont écrit: son aïeul paternel s'était appelé
+de même.]
+
+[Note 408: Il y était assesseur des causes civiles.]
+
+Après cette perte, il erra quelque temps dans les villes de Lombardie,
+d'où l'on croit qu'il passa en France; l'université de Paris y attirait
+alors un grand nombre d'étrangers: il paraît que _Cino_, après y avoir
+fait quelque séjour, retourna en Italie, lorsque l'entrée de l'empereur
+Henri VII rendit aux Gibelins des espérances que sa mort imprévue[409]
+leur ôta bientôt. Toutes ces vicissitudes ne l'avaient point détourné de
+ses travaux. Il en donna une preuve à Bologne, en 1314, en y publiant
+son Commentaire sur les neuf premiers livres du code, ouvrage
+volumineux, et rempli d'une érudition immense, qu'il composa cependant
+en deux années, et qui le plaça, dès qu'il parut, au premier rang des
+jurisconsultes de son temps[410]. Ce fut avec un si beau titre qu'il se
+présenta pour demander le doctorat, et qu'il l'obtint, en 1314, plus de
+dix ans après qu'il eût été reçu bachelier. Sa réputation le fit bientôt
+appeler dans plusieurs villes pour y enseigner le droit. Il professa
+trois ans à Trévise, et environ sept ans à Pérouse. Il eut pour disciple
+dans cette dernière ville le célèbre Bartole, qui suivit ses leçons
+pendant six ans, et qui avoua dans la suite qu'il devait aux écrits et
+aux leçons de _Cino_ son savoir et même son génie.
+
+[Note 409: A Bonconvento, près de Sienne, en 1313.]
+
+[Note 410: Ce commentaire a été imprimé plusieurs fois; la première
+édition parut à Pavie, en 1483. La meilleure et la plus belle est celle
+qui fut donnée par _Cisnerus_, avec des notes et des additions
+marginales, à Francfort-sur-le-Mein, en 1578.]
+
+De Pérouse, _Cino_ alla professer à Florence; il est bon de remarquer
+que ce ne fut jamais qu'en droit civil: les canonistes et les légistes
+formaient comme deux sectes ennemies; et non seulement en sa qualité de
+légiste, mais comme ardent Gibelin, il avait un grand éloignement pour
+les décrétales, les canons et pour tout ce qui composait la
+jurisprudence papale. Il est faux qu'il ait été, dans les lois, maître
+de Pétrarque, et plus encore, qu'il l'ait été en droit canon, de
+Boccace: il ne le fut du premier des deux que dans l'art d'écrire[411],
+et seulement en lui offrant dans ses poésies, comme nous le verrons
+bientôt, un modèle que Plutarque se plut à imiter.
+
+[Note 411: Voy. _Memorie della Vita di messer Cino da Pistoja,
+raccolte ed illustrate dall' ab. Sebastiano Ciampi,_ etc. Pisa, 1808.]
+
+_Cino_ professait encore à Florence[412], quand il fut nommé gonfalonier
+à _Pistoia_, où, depuis quelques années, les affaires de son parti
+avaient repris le dessus; mais soit par attachement pour sa chaire, soit
+par tout autre motif, il refusa cet honneur. Il était cependant, en
+1336, de retour dans sa patrie; il y fut attaqué d'une maladie grave, et
+mourut cette même année, ou au plus tard au commencement de 1337[413],
+laissant après lui deux renommées qui se sont conservées long-temps sans
+que l'une nuisit à l'autre, et regardé en même temps comme l'un des
+restaurateurs de la jurisprudence civile, et comme l'un des créateurs de
+la poésie toscane. Nous considérerons bientôt en lui le poëte: comme
+jurisconsulte, s'il a été surpassé depuis, il surpassa lui-même tous les
+glossateurs qui l'avaient précédé; et il paraît que depuis le célèbre
+Irnérius, aucun légiste n'avait apporté autant de lumière que lui dans
+des matières que la plupart semblaient au contraire s'être étudiés à
+obscurcir[414].
+
+[Note 412: En 1334.]
+
+[Note 413: Tiraboschi, t. V, p. 242, avait pensé que cette mort
+n'était arrivée qu'en 1341; mais voyez les _Mémoires_ cités ci-dessus,
+p. 104.]
+
+[Note 414: _Memorie_, etc., p. 53 et suiv.]
+
+Il fut enterré dans la cathédrale de _Pistoia_, au pied d'un autel
+qu'avait fait construire un de ses oncles, évêque de Foligno. Un artiste
+habile fut aussitôt chargé de faire pour lui un cénotaphe magnifique en
+marbre de Sienne, qui fut placé dans cette église plusieurs années
+après, et qu'on y voit encore. _Cino_ y est représenté tenant école, ce
+qui prouve combien ce noble état de professeur était alors honoré. On
+remarque, auprès des disciples attentifs à l'écouter, une figure de
+femme, appuyée contre une des colonnes torses qui soutiennent le
+monument. L'artiste aura peut-être voulu représenter l'aimable
+_Selvaggia_, dont le souvenir poursuivait le jurisconsulte-poëte au
+milieu de ses graves fonctions[415]. Les ossements de _Cino_, retrouvés
+en 1614, furent placés alors sous le cénotaphe avec une inscription qui
+énonce simplement le fait[416]. Pétrarque lui avait élevé un monument
+plus précieux, dans un fort beau sonnet[417], qui suffirait pour prouver
+que s'il avait été son disciple en poésie, l'élève s'était placé bien
+au-dessus du maître.
+
+[Note 415: Cette conjecture vraisemblable est due à M. l'abbé
+_Ciampi_, qui a le premier distingué cette figure de femme, et cherché à
+en deviner l'intention. Voyez _Memorie_, etc., note 31, p. 153.]
+
+[Note 416:
+
+ _Ossa damini Cini
+ Ad cenotaphium suum recollecta._
+ An. D. 1624.]
+
+[Note 417:
+
+ _Piangete, donne, e con voi pianga amore_, etc.]
+
+Le fonds déjà si riche de la jurisprudence canonique s'accrut à cette
+époque, du recueil des Clémentines, c'est-à-dire, des Décrétales de
+Clément V, publiées par Jean XXII. Ce dernier pape, dans le cours de son
+long pontificat, eut le temps d'ajouter lui-même à toutes les
+collections précédentes un grand nombre de décrétales. Mais comme elles
+ne furent point revêtues de l'approbation d'un autre pape, ou de celle
+de l'Église, ni envoyées aux écoles avec les femmes proscrites, elles
+restèrent simplement annexées au corps des ecclésiastiques, sous le
+titre singulier d'_Extravagantes_, que personne ne s'est avisé de leur
+ôter.
+
+On regarde comme le plus savant des canonistes de ce temps, et même de
+tous ceux qui avaient existé jusqu'alors, Jean d'André, ou _Giovanni
+d'Andrea_, né à Bologne, non pas d'un prêtre, comme l'ont voulu quelques
+auteurs, mais d'un certain André qui se fit prêtre lorsque son fils
+avait huit ans[418]. Ce fils s'éleva par son mérite et par son savoir,
+et devint le professeur le plus célèbre, et l'un des citoyens les plus
+considérés de cette ville, où il était né de parents pauvres. Il y
+mourut en 1348, de cette peste fatale qui désola l'Italie entière. Il
+laissa plusieurs enfants, et entre autres deux filles, dont l'aînée,
+nommée _Novella_, était si savante en droit canon, que quand son père
+était occupé ou malade, il l'envoyait professer à sa place; et si jolie,
+que, pour ne pas tourner toutes ces jeunes têtes, au lieu de les
+instruire, elle lisait et expliquait les lois, cachée derrière un rideau
+ou courtine. C'est ce que dit, dans son vieux langage, une femme
+contemporaine, Christine de Pisan: _Et afin que la biauté d'icelle
+n'empeschast la pensée des oyants, elle avait une petite courtine
+au-devant d'elle_[419]; précaution peut-être insuffisante si on la
+voyait arriver et monter à sa chaire, si le rideau ne se tirait que
+quand elle commençait à lire, et si elle avait une voix aussi douce que
+sa figure était jolie.
+
+[Note 418: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 5.]
+
+[Note 419: Dans un ouvrage manuscrit intitulé la _Cité des Dames_,
+cité par Wolf, _de Mulier. erudit_, pag. 406, Tiraboschi, _ub. supr._ ne
+donne point d'autre indication. Nous avons à la Bibliothèque impériale,
+un grand nombre de manuscrits de Christine de Pisan. Le plus beau est
+cotté 7396, in-fol.; le passage se trouve folio 97, _verso_. Le livre de
+Wolf, où il est cité, a pour titre: _Mulierum Grœcarum quœ oratione_
+_prosâ usœ sunt fragmenta et elegia_, etc. _Curante Joan. Christiano
+Wolfio, Gottingœ_, 1739, in-4°.: la citation est à l'article _Novella,
+jurisperita_, dans le _Catalogus Fœminarum olim illustrium_, qui occupe
+la dernière moitié du volume. Voici le passage entier, tel qu'il est
+dans le manuscrit: «Quant à sa belle et noble fille (de Jean André), que
+il tant ama, qui ot nom Nouvelle, fist apprendre lettres et si avant es
+drois que quant il estoit occupez d'aucune ensoine, parquoy ne povoit
+vacquier à lire les leçons à ses escoliers, il envoyoit Nouvelle, sa
+fille, en son lieu lire aux escoles en chaiere, et afin que la beauté
+d'elle n'empeschast la pensée des oyans, elle avait une petite courtine
+au devant d'elle, et par celle manière, suppléoit et allégeoit aucune
+fois les occupacions de son père, lequel l'ama tant, que pour mettre le
+nom d'elle en mémoire, fist une noctable lecture d'un livre de droit,
+que il nomma du nom de sa fille la _Nouvelle_.»]
+
+L'histoire, l'un des genres de littérature dans lequel les Italiens se
+sont le plus distingués, commençait dès-lors à avoir des écrivains qui
+font autorité, tant pour la langue que pour les faits. _Dino Compagni_,
+Florentin, qui fut deux fois l'un des prieurs de la république, une fois
+gonfalonier de justice, et qui eut une grande part aux événements de sa
+patrie, en écrivit l'histoire dans sa Chronique qui ne s'étend que
+depuis 1280 jusqu'à 1312, quoiqu'il vécût encore dix ou onze ans
+après[420]. Jean Villani, beaucoup plus célèbre que _Dino_, posséda
+comme lui les premiers emplois de la république, et en écrivit aussi
+l'histoire; mais avec beaucoup plus d'étendue, de talent, et avec une
+sorte de dignité, quoique dans un style naïf et simple. Cette
+histoire[421] embrasse depuis la fondation de Florence jusqu'à l'an
+1348, où l'auteur mourut de cette même peste dont j'ai déjà rappelé les
+ravages, et dont Boccace nous a laissé, au commencement de son
+Décameron, une description si éloquente.
+
+[Note 420: Cette chronique, imprimée pour la première fois par
+Muratori, _Script. rer. Ital._, vol. IX, l'a été depuis séparément à
+Florence, 1728, in-4°.]
+
+[Note 421: Imprimée d'abord à Venise, en 1537, in-fol., sous le nom
+de _Chronique_: elle l'a été plusieurs fois depuis. La meilleure édition
+est celle des Juntes, Florence, 1587, in-4°.]
+
+Villani raconte lui-même[422] que dans un pélerinage qu'il fit à Rome,
+en 1300, pour le jubilé, la vue de ces grands et antiques monuments, et
+la lecture qu'il fit ensuite des histoires et des belles actions des
+Romains, écrites par Salluste, Tite-Live, Valère-Maxime, Paul Orose et
+autres historiens, auxquels il est à remarquer qu'il joint aussi Lucain
+et Virgile, il conçut le projet d'écrire à leur exemple l'histoire de sa
+patrie, et de se modeler sur eux pour la forme et pour le style. Son
+ouvrage est divisé en douze livres. Il y fait marcher de front avec
+l'histoire de Florence, celle des autres états d'Italie. S'il fait
+autorité, ce n'est pas dans ce qu'il dit des anciens temps; il y adopte
+sans examen toutes les erreurs et toutes les fables qui infectaient
+alors l'histoire, et dont on doit supposer le goût dans un écrivain qui
+rangeait Virgile et Lucain parmi les auteurs de celle de Rome. Mais
+lorsqu'il traite des faits arrivés de son temps, ou dans les temps
+voisins, et principalement de ceux qui regardent la Toscane, personne
+n'est ni mieux instruit ni plus digne de foi, partout où l'esprit de
+parti ne l'égare pas. Mais il était trop fortement attaché aux Guelfes
+pour que les lois de la bonne critique permettent de le regarder comme
+impartial quand il parle de son parti ou du parti contraire. Après sa
+mort, Mathieu Villani, son frère, et Philippe, fils de Mathieu,
+continuèrent son histoire que ce dernier conduisit jusqu'à l'an
+1364[423]. Elle est rangée, pour l'élégance, le naturel et la pureté du
+style, parmi les principaux livres classiques italiens.
+
+[Note 422: Lib. VIII, c. 36.]
+
+[Note 423: La continuation de Mathieu, qui contient neuf livres, fut
+imprimée par les Juntes, d'abord seule en 1562, ensuite avec le
+complément de Philippe son fils, en 1567, in-4°.]
+
+La république de Venise, rivale à beaucoup d'égards de celle de
+Florence, qui, ayant fixé depuis long-temps la forme de son
+gouvernement, et garantie, tant par cette forme même que par sa
+position locale, de l'influence contradictoire de la cour de Rome et de
+l'Empire, jouissait d'un état beaucoup plus tranquille, eut aussi, vers
+cette même époque, le premier historien dont elle s'honore. André
+Dandolo, élevé en 1343 à la dignité de Doge, quoiqu'il n'eût que
+trente-six ans, était fort versé dans les lois, dans les belles-lettres
+et surtout dans l'histoire; plein de vertu, de dignité, de gravité,
+d'amour pour sa patrie, doué d'une éloquence merveilleuse, d'une
+prudence consommée et d'une grande affabilité, il avait toutes les
+qualités nécessaires dans le chef d'une république. Pendant sa suprême
+magistrature, il soutint avec gloire le fardeau des affaires, et
+conduisit avec autant d'habileté que de courage plusieurs négociations
+et plusieurs guerres. Celle qui s'alluma entre Venise et Gênes fut cause
+de sa mort. Les Gênois, d'abord vaincus, reprirent de tels avantages,
+que les Vénitiens se crurent à deux doigts de leur perte. Dandolo en
+conçut tant de chagrin qu'il tomba malade et mourut. L'histoire qu'il a
+laissée et qui jouit de beaucoup d'estime est écrite en latin[424]. Elle
+comprend celle de Venise depuis les premières années de l'ère chrétienne
+jusqu'à l'an 1342, qui précéda son élection; ce qui prouve que, depuis
+le moment où il fut chargé de la conduite des événemens qui sont la
+matière de l'histoire, il n'eut plus le loisir de l'écrire.
+
+[Note 424: Muratori est le premier qui l'ait publiée, _Script. rer.
+Ital._, vol. XI.]
+
+Padoue eut aussi un historien de réputation dans _Albertino Mussato_,
+qui remplit avec honneur plusieurs fonctions civiles et militaires, dans
+des temps de troubles continuels, tels que la fin du treizième siècle et
+le commencement du quatorzième; cela suppose une vie fort agitée, et
+souvent privée du repos d'esprit qu'exige la culture des lettres. Il ne
+laissa point de les cultiver parmi les vicissitudes très-variées de sa
+fortune; il fut non-seulement historien, mais poëte; et la couronne
+poétique lui fut même décernée publiquement à Padoue sa patrie. Il
+mourut en 1330, âgé de soixante-dix ans. L'histoire latine qu'il a
+laissée porte le titre d'_Augusta_, parce qu'elle contient en seize
+livres la vie de l'empereur Henri VII. Dans huit autres livres, aussi en
+prose, il raconte les événemens qui suivirent la mort de cet empereur
+jusqu'en 1317[425]. Trois livres en vers héroïques ont ensuite pour
+sujet le siége que _Can Grande de la Scala_ mit devant Padoue; et, dans
+un dernier livre en prose, _Mussato_ décrit les troubles domestiques
+qui déchirèrent cette malheureuse ville, et qui la firent passer sous
+la domination du seigneur de Vérone. Cette série historique, qui
+contient en tout vingt-huit livres, est regardée comme l'ouvrage le
+mieux écrit en latin, depuis la décadence des lettres jusqu'alors[426].
+Ses poésies, aussi toutes latines, consistent en élégies, épîtres et
+églogues écrites d'un style abondant et facile, mais encore privé
+d'élégance, quoique moins dur et moins grossier que celui des poëtes des
+âges précédents. Il composa de plus deux tragédies latines, les
+premières qui aient été écrites en Italie; l'une intitulée _Eccerinis_,
+dont le fameux Ezzelino est le héros, et l'autre _Achilleis_, qui a pour
+sujet la mort d'Achille. L'auteur y fait tous ses efforts pour imiter le
+style de Sénèque; mais quoiqu'il y réussisse souvent, il n'y a point
+d'injustice à dire qu'il ne fit que d'assez mauvaises copies d'un
+mauvais modèle[427].
+
+[Note 425: Dans ces deux histoires, selon l'observation de
+Tiraboschi (_Stor. della Letter. Ital._, t. V, pag. 347), quoique
+l'auteur ne se borne pas à parler des actions des Padouans ses
+compatriotes, il s'y étend cependant beaucoup plus que sur les autres
+faits.]
+
+[Note 426: Tiraboschi, _loc. cit._]
+
+[Note 427: Les œuvres d'_Albertino Mussato_, d'abord imprimées à
+Venise, en 1636, l'ont été plus complètement en Hollande, dans le
+_Thesaurus Histor. Ital._, vol. VI, partie II. Ses poésies et ses deux
+tragédies sont dans cette dernière édition. Muratori n'a imprimé que les
+ouvrages historiques et la tragédie _d'Eccerinis, Script. rer. Ital._,
+vol. X.]
+
+Il serait trop long de faire mention de tous les auteurs qui, dans
+toutes les parties de l'Italie, écrivirent alors en latin des histoires,
+soit particulières, soit générales. Quoique l'usage presque universel
+fût encore d'écrire dans cette langue, la langue vulgaire prenait
+cependant chaque jour de nouveaux accroissements; et parvenus comme nous
+le sommes à la littérature italienne, nous devons passer légèrement sur
+tout le reste, pour nous occuper plus à loisir des auteurs qui en ont
+fait l'éclat et la gloire.
+
+Ce n'est pas tout-à-fait dans ce rang qu'on doit placer l'auteur de
+certains cantiques spirituels, où l'on reconnaît pourtant de la verve et
+une sorte de génie parmi beaucoup de duretés, de grossièretés et
+d'incorrections de toute espèce. C'était un moine de l'ordre de
+St.-François, ou plutôt un frère convers, et qui ne voulut jamais être
+autre chose; nommé _Iacopone_ ou _Iacopo da Todi_, parce qu'il était né
+dans cette ville. Il appartient au treizième siècle plus qu'au suivant,
+puisqu'il mourut en 1306. C'est un oubli qu'il est encore temps de
+réparer. _Iacopo_, par un esprit de sainteté fort extraordinaire,
+imagina de passer pour fou. On le prit au mot; les petits enfants
+couraient après lui, en l'appelant par dérision _Iacopone_: c'est ce nom
+qui lui est resté. Ses supérieurs contribuèrent encore à sa
+sanctification en le jetant en prison dans l'endroit le plus infect du
+couvent, pour je ne sais quelle faute, que, de l'humeur dont il était,
+il fit peut-être exprès. Il y composa un cantique, où il ne parle que de
+joie et d'amour.
+
+ _O giubilo del cuore
+ Che fui cantar d'amore_, etc.[428]
+
+Tandis que le pape Boniface VIII assiégeait Palestrine, _Iacopone_, qui
+s'y trouvait alors, fit contre lui quelques cantiques, entr'autres celui
+qui commence par ces mots:
+
+ _O papa Bonifazio
+ Quanto hai giocato al mondo_[429]_!_
+
+[Note 428: C'est le 76e cant.]
+
+[Note 429: C'est le 58e.]
+
+Boniface, qui se dispensait fort bien du pardon des injures, ayant pris
+Palestrine, fit mettre notre poëte en prison, aux fers, et au pain et à
+l'eau. _Iacopone_, dans plusieurs cantiques, décrit sa dure captivité.
+Boniface ajouta l'insulte à la vengeance. Un jour qu'il passait devant
+sa prison, il lui demanda quand il comptait en sortir? Quand vous y
+entrerez, répondit le moine; et peu de temps après, le pape, ayant été
+fait prisonnier par les Français et par les Colonne, ses ennemis, la
+prédiction se vérifia toute entière. _Iacopone_ mourut trois ans après
+sa délivrance. Il fut élevé au rang des saints pour ses bonnes œuvres,
+et au rang des auteurs qui font texte de langue, pour ses cantiques. Il
+ne m'appartient de juger ni de l'une ni de l'autre de ces apothéoses. Il
+y a peu d'inconvénients à la première; mais il pourrait y en avoir à la
+seconde, si l'on s'avisait de prendre pour autorités les locutions
+siciliennes, lombardes et populaires dont ses cantiques sont
+remplis[430].
+
+[Note 430: La première édition de ces cantiques est celle de
+Florence, 1490, in-4°.; il y en a eu depuis un assez grand nombre
+d'autres. Les deux meilleures sont celles de Rome, 1558, in-4°., avec
+des discours moraux sur chaque cantique, et la vie du bienheureux
+_Iacopone_ (ces discours sont de _Giamb. Modio_), et de Venise, 1617,
+in-4°., avec les notes de _Fra Francisco Tresatti da Lugano_. C'est
+cette dernière qui est citée par _la Crusca_.]
+
+Il est vrai qu'à travers ce mauvais style, qui dégénère quelquefois en
+jargon, l'on y trouve de la verve, de la facilité, et une naïveté de
+pensées et d'expressions qui n'est jamais sans quelque charme.
+_Iacopone_ a du rapport, pour les idées, avec notre abbé Pellegrin,
+quoiqu'il vaille mieux que lui. Dans l'un de ses cantiques, par
+exemple[431], il fait dialoguer ensemble l'âme et le corps: l'âme
+propose au corps les mortifications de la pénitence; le corps y répugne
+et les refuse tant qu'il peut. L'âme lui présente une discipline à gros
+nœuds; elle s'en sert, et le fustige rudement en lui disant des injures:
+le corps crie au secours contre cette âme sans pitié; cette âme cruelle
+qui l'a tué, battu, ensanglanté, etc.[432]. Dans un autre cantique[433],
+le bon _Iacopone_ s'emporte contre la parure des femmes: il les compare
+au basilic. «Le basilic, dit-il, tue l'homme par les yeux: sa vue
+empoisonnée fait mourir le corps; la vôtre est bien pire; elle tue
+l'âme.» Il les appelle servantes du diable[434], à qui elles envoient un
+grand nombre d'âmes. Quand il en vient à leur parure, il va des pieds à
+la tête, depuis la chaussure qui fait paraître la naine une géante,
+jusqu'à la coiffure et aux faux cheveux. Dans un troisième
+cantique[435], l'âme et le corps sont de nouveau mis en scène: le lieu
+et l'instant de cette scène sont terribles; c'est le jour du jugement
+dernier: l'âme revient chercher son corps pour se rendre devant le juge;
+elle lui reproche de l'avoir entraînée dans le crime dont il va
+partager la peine: l'Ange fait résonner l'effrayante trompette[436]. Ce
+serait le sujet d'une ode à faire frémir; mais il faudrait qu'au lieu
+d'être faite par _Iacopone_, elle le fût par un _Chiabrera_ ou par un
+_Guidi_.
+
+[Note 431: Cant. 3.]
+
+[Note 432:
+
+ _Sozo, malvascio corpo
+ Luxurioso, engordo_,
+ . . . . . . . . . . . .
+ Sostieni lo flagello
+ Desto nodoso cordo.
+ . . . . . . . . . . . .
+ Succurrite vicini
+ Che l'anima m'a morto,
+ Alliso, ensanguenato,
+ Disciplinato a torto.
+ O impia, crudele_, etc.]
+
+[Note 433: Cant. 8.]
+
+[Note 434:
+
+ _Serve del diavolo
+ Sollecite i servite,
+ Colle vostre schirmite
+ Molt'aneme i mandate._]
+
+[Note 435: Cant. 15.]
+
+[Note 436:
+
+ _L'agnolo sta a trombare
+ Voce de gran paura._]
+
+Un autre poëte, dont la vie fut partagée entre les deux siècles, mais
+qui poussa sa longue carrière jusqu'au milieu du quatorzième, est
+_Francesco da Barberino_. Il était né en 1264, au château de Barberino
+en Toscane, et fut, à Florence, un des disciples de _Brunetto Latini_.
+Il suivit avec distinction la carrière des lois, à Bologne, à Padoue, à
+Florence même, et devint un jurisconsulte célèbre. Mais ses graves
+études ne l'empêchèrent point de cultiver la poésie; son principal
+ouvrage, intitulé _les Documents d'Amour_ (_i Documenti d'Amore_), est
+en vers de différentes mesures. Son style manque souvent de facilité,
+d'élégance, et se sent un peu trop des tours et des expressions de la
+langue provençale que l'auteur cultivait autant que sa propre langue.
+Cependant les Académiciens de la Crusca l'ont aussi rangé parmi les
+auteurs classiques; mais ils n'offrent de lui pour exemple que ce qui
+est d'un toscan pur, attention qu'ils ont eue de même pour _Iacopone da
+Todi_. Nous ne devons donc pas, nous autres Français, croire que ce qui
+est jargon dans ces deux vieux poëtes, fasse autorité. Au reste
+l'ouvrage de _Francesco da Barberino_ n'est pas, comme le titre paraît
+l'annoncer, un livre d'amour, mais un traité de philosophie morale,
+divisé en douze parties, dans chacune desquelles l'auteur parle de
+quelque vertu et des récompenses qui y sont destinées. Ce poëme, resté
+long-temps manuscrit, parut pour la première fois à Rome, en 1640, avec
+de fort belles gravures, précédé de la vie de l'auteur, écrite par
+Ubaldini, et suivi de tables alphabétiques très-utiles, vu le grand
+nombre de locutions et de mots étrangers que ce poëte a employés dans
+ses vers. Il mourut à Florence, à quatre-vingt-quatre ans; et fut encore
+une des victimes de cette peste terrible de 1348, qui frappa
+indistinctement tous les âges.
+
+Ce serait ici le lieu de faire connaître plus particulièrement le poëme
+de l'_Acerba_, qui fit la réputation de _Cecco d'Ascoli_, et fut en
+partie la cause de sa fin tragique; mais à parler franchement, quoique
+tous les curieux l'aient dans leur bibliothèque[437], il n'en vaut pas
+trop la peine.
+
+[Note 437: La plus ancienne édition connue de ce poëme, est celle de
+Venise, chez _Philippo di Piero_, 1476, in-4°. avec un Commentaire de
+_Nicolo Massetti_; répétée _ibid._ en 1478. Haym (Biblioth. ital.,
+Milan, 1771, in-4°.), cite une première édition, _in Bessalibus_, 1458,
+dont aucun autre bibliographe n'a parlé. Il s'en fit quatre ou cinq
+autres éditions avant la fin du quinzième siècle, et il en parut encore
+plusieurs dans le siècle suivant; les première sont devenues
+très-rares.]
+
+C'est un Traité en cinq livres, divisés chacun en un assez grand nombre
+de chapitres. Le premier livre traite du ciel, des éléments, et des
+phénomènes célestes; le second, des vertus et des vices; le troisième,
+de l'amour, et ensuite de la nature des animaux et de celle des pierres
+précieuses; le quatrième, contient des questions ou problèmes sur divers
+points d'histoire naturelle; enfin le cinquième, qui n'a qu'un seul
+chapitre, traite de la religion et de la foi. Le tout est écrit en
+sixains, d'un style sec, dur, dépourvu d'harmonie, d'élégance et de
+grâce; et de plus tout rempli de ces rêveries astrologiques, qui étaient
+la passion favorite de l'auteur, et le conduisirent à sa perte.
+
+Il paraît y avoir un grand rapport entre ce chétif ouvrage et une partie
+du _Trésor_ de _Brunetto Latini_. On y parle de même du ciel, des
+éléments, de la terre, des oiseaux, des poissons, des quadrupèdes, des
+vertus et des vices. L'un semblerait n'être qu'un extrait de l'autre mis
+en vers et revêtu seulement dans les détails, des imaginations de
+l'auteur. Je trouve dans le titre même, tel qu'il était, suivant
+l'opinion du savant Quadrio, avant les altérations qu'on y a faites, une
+raison de plus pour croire que _Cecco_ eût en vue, dans son poëme, le
+grand traité de _Brunetto_. L'_Acerbo_, selon cet auteur[438], était le
+premier titre de l'ouvrage, et c'est l'ignorance des copistes, qui en
+fait depuis L'_Acerba_ qu'on n'a jamais pu expliquer. Or, dans _acerbo_,
+le _b_ était employé, comme il arrivait souvent, pour un _v_. Le
+véritable mot était donc _acervo_, qui signifie poétiquement, comme le
+latin _acervus_, un tas, un amas, un monceau, et _Cecco_ lui donna ce
+titre pour désigner un rassemblement, un amas d'objets de toute espèce.
+Ce fut une raison semblable qui engagea _Brunetto Latini_ à donner au
+sien le nom de Trésor; les deux ouvrages se ressemblaient donc, non
+seulement par la matière, mais par le titre. Aucun auteur, italien, je
+crois, n'a fait ce rapprochement, ni formé cette conjecture, sur
+laquelle je me garderai bien d'insister, malgré le vraisemblance qu'elle
+a pour moi.
+
+[Note 438: _Storia e ragione d'ogni Poesia_, t. VI, p. 40.]
+
+On est peut-être curieux de savoir comment ce poëte astrologue s'y était
+pris pour mettre jusqu'à trois fois, dans cette espèce de _farrago_ des
+traits de satyre contre le Dante. Le premier est peu de chose. Dante
+avait attribué à la Fortune une influence à laquelle la sagesse humaine
+ne pouvait résister[439]. Cela déplaît à _Cecco_, qui, parlant aussi de
+la Fortune, mais dans un style un peu différent, reproche au poëte
+florentin de s'être trompé; et soutient qu'il n'y a point de fortune
+qui ne puisse être vaincue par la raison[440]. La seconde attaque est
+plus forte: elle a pour sujet l'amour, dont _Cecco_ assigne la cause aux
+influences du troisième ciel, ou de la planète de Vénus. Il accuse
+_Guido Cavalcanti_ de lui avoir donné une autre origine dans sa fameuse
+_canzone_ sur la nature de l'amour; il enveloppe le Dante dans cette
+même accusation; et il revient, dans un seul chapitre, quatre ou cinq
+fois contre lui avec une sorte d'acharnement[441]. Enfin, le dernier
+trait est à la fin de son quatrième livre. Il se félicite, et, à ce
+qu'il paraît, de très-bonne foi, de n'avoir usé dans son poëme d'aucun
+des ressorts que Dante avait employés dans le sien. «Ici, dit-il d'un
+air de triomphe, on ne chante pas comme les grenouilles dans un étang;
+ici on ne chante pas comme ce poëte qui n'imagine que des choses vaines;
+mais ici brille et resplendit toute la nature qui rend, à qui sait
+l'entendre, le cœur et l'esprit joyeux. Ici l'on ne rêve pas à travers
+la forêt obscure[442]. Ici, je ne vois ni Paul ni Françoise, ni les
+Mainfroy, ni le vieux ni le jeune _de la Scala_, ni les massacres et les
+guerres de leurs alliés les Français. Je ne vois point ce comte qui,
+dans sa fureur, tient sous lui l'archevêque Roger, et fait de sa tête un
+repas horrible. Je laisse là les fables et ne cherche que la vérité.» Eh
+non, malheureux _Cecco_! tu ne vois ni ne fais rien voir de tout cela.
+C'est pourquoi, depuis plusieurs siècles, ton triste poëme est à peine
+connu de nom, tandis que celui du Dante est, et sera toujours, pour les
+amis de la poésie, un objet d'admiration et d'étude.
+
+[Note 439: C'est dans ce beau morceau du septième chant de son
+_Enfer_, où il fait dire par Virgile, que Dieu a donné aux splendeurs
+mondaines cette conductrice générale qui y préside, qui les fait passer
+de peuple en peuple et de race en race:
+
+ _Oltre la difension de' senni umani._
+
+Voy. ci-dessus, p. 57.]
+
+[Note 440:
+
+ _In ciò peccasti Fiorentin poeta,
+ Panendo che gli ben de la fortuna
+ Necessitati sieno con lar meta.
+ Non è fortuna che rason non vinca.
+ Hor pensa, Dante, se prova nessuna
+ Se può più fare che questa convinca._
+ (L. II, c. I.)]
+
+[Note 441: L. III, c I.]
+
+[Note 442:
+
+ _Quì non se sogna per la selva oscura,
+ Quì non vego nè Paolo nè Francesca._
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ _Non vego'l conte che per ira et asto_[B]
+ _Ten forte l'arcivescovo Rugiero,
+ Prendendo del suo Cieffo el fiero pasto._
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ _Lasso le ciancie e torno su nel vero,
+ Le favole mi son sempre nemiche._
+ (L. IV, c. 13.)]
+
+[Note B: Pour _astio_.]
+
+_Fazio degli Uberti_, poëte qui jouissait dès lors de plus de renommée
+que _Cecco_, dont la réputation s'accrut beaucoup dans la suite, et
+s'est mieux conservée depuis, au lieu de critiquer Dante, entreprit de
+l'imiter, ou du moins de composer un grand poëme qui pût être placé à
+côté du sien. Mais ce fut seulement vers la fin de sa vie. Pendant celle
+du Dante, et long-temps après, il ne fut connu que par des sonnets et
+des _canzoni_, où l'on remarque surtout une force et une vivacité de
+style qui étaient alors les qualités les moins communes. On n'en a
+imprimé qu'un petit nombre. Les sept sonnets que contient un Recueil
+d'anciennes poésies[443], ont pour sujet les sept péchés mortels. L'un
+des péchés parle dans chacun de ces sonnets et se caractérise lui-même.
+Ils furent peut-être faits pour ces représentations pieuses où
+figuraient les anges et les démons, les vertus et les vices
+personnifiés, et qui furent, en Italie comme en France, les premiers
+essais de l'art dramatique.
+
+[Note 443: _Poeti Antichi raccolti da monsig. Leone Allaci_, etc.,
+Napoli, 1661, p. 296 et suiv.]
+
+Dans l'une des deux _canzoni_ de ce poëte, qui nous ont été conservées,
+il se plaint poétiquement des peines que l'amour lui fait éprouver, en
+se comparant avec tous les objets de la nature, embellis par le retour
+du printemps[444]. L'herbe des prés, les fleurs, les collines riantes,
+les parfums de la rose, enchantent la terre et les airs; partout l'amour
+paraît sourire; mais lui, le désir le consume; il ne cessera de souffrir
+que quand il reverra la beauté dont il est séparé depuis long-temps. Les
+chants, les amours, les nids, les tendres soins des oiseaux, le
+ramènent aussi tristement sur lui-même. Les animaux les plus sauvages,
+les serpens et les dragons les plus terribles, s'unissent et jouissent
+ensemble; tandis que, mille fois le jour, il passe de la vie à la mort,
+selon les espérances ou les craintes de son cœur. Les claires eaux, les
+fraîches fontaines baignent toutes les campagnes, arrosent les arbres et
+les fleurs; les poissons, délivrés des chaînes de l'hiver, parcourent
+les fleuves et en repeuplent les eaux, tandis que d'autres se jouent et
+s'unissent dans les vastes mers; lui, toujours seul et loin de ce qu'il
+aime, est brûlé d'un feu que rien ne peut éteindre. Les jeunes filles et
+leurs jeunes amans ne s'occupent que de plaisirs et de fêtes, de danses,
+de chants et de rendez-vous d'amour; lui, sans cesse occupé de celle qui
+serait comme un soleil au milieu de cette jeunesse, et dans un état qui
+arrache des larmes à ceux qui sont témoins de sa douleur.
+
+[Note 444: _Raccolta di Antiche rime_, etc., à la fin de _la Bella
+mano_ de _Giosta de' Conti_, Paris, 1595:
+
+ _Io guardo infra l'erbette per li prati_, etc.]
+
+Dans l'autre _canzone_[445] il se plaint encore, mais s'est de l'extrême
+indigence où il se trouve réduit. Toutes ses expressions sont celles du
+désespoir. Il invoque la mort, elle le refuse: sa destinée est de
+souffrir, il faut qu'il la remplisse. Lorsqu'il sortit du sein de sa
+mère, la pauvreté s'assit auprès de lui, et lui prédit qu'elle ne s'en
+détacherait jamais. Cette prédiction ne s'est que trop accomplie. Dans
+l'excès de ses maux, il maudit la nature et la fortune, et quiconque a
+le pouvoir de le faire ainsi souffrir; qui que ce soit que cela regarde,
+il s'en met peu en peine; sa douleur et sa rage sont si grandes, qu'il
+ne peut avoir rien de pis, quelque chose qui lui arrive[446], etc.
+
+[Note 445: Elle est la seconde du livre IX, dans le recueil
+intitulé: _Sonetti e Canzoni di diversi antichi autori Toscani in dieci
+libri raccolti_; Florence, _Philippo Giunti_, 1527.
+
+ _Lasso! che quando imaginando vegno
+ Il forte e crudel punto dov'io narqui_, etc.]
+
+[Note 446:
+
+ _Però bestemmio in prima la natura,
+ E la fortuna, con chi n'ha potere
+ Di farmi si dolere;
+ E tocchi a chi si vuol, ch'io non ho cura;
+ Che tanto è 'l mia dolore e la mia rabbia,
+ Che io non posso aver peggio, ch'io m'abbia._
+
+Cette malédiction s'adressait fort haut, si l'on y prend bien garde; et
+l'Inquisition a repris des hardiesses moins directes et moins claires.]
+
+_Fazio_ ou _Bonifazio degli Uberti_ était petit-fils du célèbre
+_Farinata_ que nous avons vu dans l'Enfer du Dante[447]. Sa famille fut
+exilée de Florence, et il paraît qu'il naquit dans l'exil. Cette pièce
+est apparemment un ouvrage de sa jeunesse; plus tard, il parvint à
+corriger sa mauvaise fortune. Selon Villani[448], ce fut un des hommes
+les plus agréables et de la meilleure société de son temps: «On n'eut
+qu'un reproche à lui faire, c'est que, par amour du gain, il
+fréquentait, dit cet historien, les cours des tyrans; qu'il flattait les
+vices et les mœurs corrompues des hommes en pouvoir; et, qu'exilé de sa
+patrie, il chantait leurs louanges dans ses discours et dans ses
+écrits.» Cette conduite réussit presque toujours aux hommes de quelque
+talent, quand ils ont la bassesse de préférer une fortune ainsi acquise
+à une honorable pauvreté. Il paraît cependant que si elle tira _Fazio
+degli Uberti_ de la misère, elle ne la mena point à la fortune; car,
+selon le même Villani, il mourut et fut enterré à Vérone, après avoir,
+dans sa vieillesse, passé modestement et tranquillement de longs
+jours[449]. Je ne le considère ici que comme poëte lyrique, je parlerai
+ailleurs de son grand poëme, qui appartient à la dernière moitié du
+siècle.
+
+[Note 447: Voy. ci-dessus, p. 65.]
+
+[Note 448: _Vite d'uomini illustri Fiorentini_, p. 70 et suiv.]
+
+[Note 449: _Ibid._]
+
+Celui de tous les poëtes de la première moitié qui passe pour avoir le
+plus approché du lyrique italien par excellence, pour avoir le mieux
+annoncé par les grâces de son style, les grâces inimitables du style de
+Pétrarque, et pour avoir donné avant lui aux vers italiens le plus
+d'élégance et de douceur, est, comme je l'ai dit, _Cino da Pistoia_, qui
+fut aussi l'un des jurisconsultes les plus célèbres de son temps[450].
+
+[Note 450: Voy. ci-dessus, p. 294 et suiv.]
+
+Les poésies de _Cino_ ont été imprimées à Rome en 1559[451], et
+réimprimées avec une seconde partie, trente ans après[452]. Elles sont
+d'ailleurs insérées dans plusieurs recueils de poésies anciennes,
+publiés, soit avant, soit après ces éditions[453]. Il est impossible de
+croire que Dante, qui a beaucoup loué ce poëte[454], et Pétrarque qui
+l'a loué peut-être encore davantage, qui l'avait choisi pour un de ses
+modèles, et qui a beaucoup emprunté de lui, et plusieurs critiques plus
+récents, qui lui ont aussi donné de grands éloges, se soient trompés, et
+que ce soit nous qui puissions en juger plus sainement aujourd'hui; mais
+il l'est aussi d'adopter sans restriction ces louanges; il nous est
+vraiment impossible de trouver, par exemple, le mérite d'un grand
+naturel et d'une extrême clarté[455] dans ce qui est aussi obscur et
+aussi recherché que la plupart de ces poésies, il l'est de ne pas
+reconnaître que les raffinements platoniques, auxquels on donne ce nom,
+sans qu'il soit possible de trouver dans Platon rien qui y ressemble, et
+les subtilités théologiques dont il serait plus facile d'y montrer
+l'influence, forment en quelque sorte tout le tissu du style dans les
+sonnets et dans les _canzoni_ de _Cino_. Ce tissu est souvent si obscur
+et si délié en même temps, qu'on ne peut ni le pénétrer ni le saisir.
+Qui pourrait se flatter, par exemple, d'entendre le vrai sens de ce
+sonnet que je ne choisis pas, mais qui se présente le premier[456]? «Ah!
+que ce serait une douce société si ma Dame, l'amour et la pitié étaient
+ensemble dans une amitié parfaite, selon la vertu que l'honneur désire!
+si l'un avait l'empire sur l'autre, et chacun cependant la liberté dans
+sa nature, en sorte que le cœur n'eût que par complaisance[457]
+l'apparence de l'humilité! si enfin je voyais cette union, et que j'en
+portasse la nouvelle à mon âme affligée! Vous l'entendriez alors
+chanter dans mon cœur, délivrée de la douleur qui s'est emparée d'elle,
+et qui, écoutant une pensée qui en parle, s'y jette en soupirant pour se
+reposer.» Cela est presque littéralement traduit; mais je n'ose me
+flatter que la traduction, toute inintelligible qu'elle est, le soit
+autant que le texte.
+
+[Note 451: Par _Niccolò Pilli_.]
+
+[Note 452: Par _Faustino Tasso_.]
+
+[Note 453: Elles composent le cinquième livre du recueil des Juntes,
+1527, et les sixième et septième de la réimpression de ce recueil;
+Venise, 1740, in-8°. On en trouve de plus quelques pièces, à la suite de
+_la Bella Mano_, et d'autres dans les _Poeti antichi_, publiés par
+l'_Allacci_; recueils que j'ai déjà cités plusieurs fois.]
+
+[Note 454: Dans son traité _de Vulgari eloquentiâ_, l. I, c. 17, l.
+II, c. 2 et ailleurs.]
+
+[Note 455: L'auteur des _Memorie della Vita di Messer Cino_, etc.,
+trouve ses métaphores aussi faciles et aussi naturelles qu'agréables; il
+trouve que ses figures ne sont point trop recherchées, et qu'il se
+montre toujours facile, aimable et clair.... _Le metafore quanto
+leggiadre e vezzose, tanto facili e naturali;.... senza troppo ricercate
+figure del favellare, mostrandosi sempre facile, amabile et chiaro._]
+
+[Note 456:
+
+ _Deh, com' sarebbe dolce compagnia,
+ Se questa Donna, Amore e pietate
+ Fossero insieme in perfetta amistate,
+ Secondo la vertù c'honor disia_, etc.
+ (Recueil de 1527, p. 47.)]
+
+[Note 457: _Per cortesia_.]
+
+D'autres sonnets tout entiers ne le sont pas davantage. Essayez, par
+exemple, d'entendre celui où le poëte s'adresse à cette voix qui
+encourage son cœur, et qui crie, et qui porte des paroles dans un lieu
+où ne peut plus rester son âme[458]; ou celui dans lequel il voit sa
+dame qui vient assiéger sa vie, et qui est si irritée, qu'elle tue ou
+renvoie tout ce qui la rend (cette vie) vivante[459]: si vous ne vous
+trompez pas, comme il arrive quelquefois, sur ce que c'est véritablement
+qu'entendre, vous verrez que vous n'y parviendrez pas. Lizez tous ces
+sonnets: il n'y en a presque aucun où l'on ne trouve quelques vers à peu
+près du même style: c'est _un cœur qui se place dans les yeux_ d'un
+amant, quand il regarde sa dame[460], et qui, voulant fuir l'amour, est
+assez insensé _pour s'asseoir ainsi devant sa flèche_, cette flèche
+armée de plaisir au lieu de fer[461]: c'est un amant qui meurt, et que
+l'amour tue _en lui livrant assaut avec tant de soupirs, que son âme
+sort en fuyant_[462]; ou bien c'est un soupir qui sort du cœur _par le
+chemin que lui a ouvert une pensée, et qui se cache au désir sous les
+dehors de la pitié_[463]; ou c'est encore un amant qui voit dans sa
+pensée _son âme serrée entre les mains de l'amour_[464], et l'amour _qui
+la tient liée dans le cœur déjà mort, où il la bat souvent_, et cette
+âme qui appelle aussi la mort, _tant elle souffre des coups qu'elle a
+reçus_; et des yeux que la beauté a rendus si fous, _qu'ils mènent le
+cœur au combat où il est tué par l'amour_[465]; et une infinité d'autres
+expressions pareilles.
+
+[Note 458: _Tu che sei voce che lo cor conforte_, etc.
+ (_Ibid._ p. 48, _verso_.)]
+
+[Note 459:
+
+ _Ahi me, ch'io veggio, ch'una donna viene
+ Al grande assedio della vita mia_, etc.
+ (Recueil de 1527, p. 56, _verso_.)]
+
+[Note 460:
+
+ _Lo core mio che negli occhi si mise_, etc.
+ (_Ibid._ p. 47, _verso_.)]
+
+[Note 461: Le texte dit: ferrée de plaisir; _ferrata di piacer_.]
+
+[Note 462:
+
+ _Ch'amor m'ancide
+ Che mi salisce con tanti sospiri
+ Che l'anima ne va di fuor fuggendo._
+
+Dans le sonnet: _Signore, io son colui_, etc. (_Ibid._ p. 48)]
+
+[Note 463: _Hora sen'esce lo sospiro mio_, etc. (_Ibid._ p. 53.)]
+
+[Note 464:
+
+ _Ahime, ch'io veggio per entro un pensiero
+ L'anima stretta nelle man d'amore_, etc.
+ (Recueil de 1527, p. 55.)]
+
+[Note 465:
+
+ _Madonna, la biltà vostra infollìo
+ Si gli occhi mici_, etc. (_Ibid._ p. 54, _verso_.)]
+
+Quelquefois on croit entendre, ou à peu près; on voit un sentiment
+personnifié qui agit et qui parle; on est même touché par le mouvement
+du style, par la vivacité des tours, et par l'harmonie des vers; mais le
+fait est qu'on n'a rien lu de clair, d'intelligible et de naturel, que
+l'esprit et le cœur n'ont, pour ainsi dire, vu et embrassé qu'un
+fantôme. Je citerai pour exemple, ces deux sonnets qui se suivent, et
+dont l'un est le complément nécessaire de l'autre. Ce sont à peu près
+les plus agréables et les moins alambiques de cette partie du Recueil.
+
+Ier. _Sonnet_.--«O pitié[466]! va, prends une forme visible, et couvre
+si bien de tes vêtements ces messagers que j'envoie (ce sont ses vers),
+qu'ils paraissent nourris et remplis de la force que Dieu t'a donnée!
+Mais avant de commencer ta journée, tâche, s'il plaît à l'amour,
+d'appeler à toi mes esprits égarés, et de leur faire approuver ce
+message. Quand tu verras de belles femmes, tu les aborderas, car c'est à
+elles que je t'adresse; et tu leur demanderas audience. Dis ensuite à
+ceux que j'envoie: jetez-vous à leurs pieds, et dites-leur de la part de
+qui vous venez, et pourquoi. O belles! écoutez ces humbles interprètes!»
+
+[Note 466:
+
+ _Moviti, pietate, e và incarnata_, etc.
+ (_Ibid._ p. 51, _verso_.)]
+
+IIe. _Sonnet_.--«Un homme, dont le nom indique la privation des
+jouissances de l'amour[467], et riche seulement de tristesse et de
+douleur, nous envoie vers vous, comme vous l'a dit la pitié. Il se
+serait présenté lui-même devant vous, s'il avait encore son cœur; mais
+il est avili par la crainte, et la douleur lui trouble l'esprit. Si vous
+le voyiez de près, il vous ferait trembler vous-mêmes, tant la pitié est
+visible dans tous ses traits. Ah! ne lui refusez pas la merci qu'il
+implore; c'est par vous qu'il espère sortir de peine, et c'est ce qui
+attache encore à la vie son âme désolée.»
+
+[Note 467:
+
+ _Homo, lo cui nome per effetto
+ Importa povertà di gìoì' d'amore_, etc.
+ (Recueil de 1527.)]
+
+La pitié que le poëte charge de porter ses vers, de les présenter aux
+belles, amies de sa maîtresse, et ces vers jetés à leurs pieds, qui
+parlent et intercèdent pour lui, voila ce que l'on croit saisir dans ces
+deux sonnets, qui ne manquent au reste ni de grâce, ni d'harmonie; mais
+au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire? et qu'y a-t-il de vraiment
+amoureux dans de pareils vers d'amour? C'est cependant presque toujours
+ainsi que ce poëte s'exprime quand il se plaint ou quand il cherche à
+plaire; mais quand il se fâche, il parle plus clairement, et son dépit
+s'énonce avec plus de naturel que son amour. Je pourrais citer pour
+preuve, un sonnet qui commence par ce vers:
+
+ _Gia trapassato oggi è l'undecimo anno_[468].
+
+[Note 468: _Rime di diversi antichi autori toscani_, réimpression de
+Venise, 1740, p. 164.]
+
+Il finit par des injures contre les femmes[469], qu'on ne pardonnerait
+pas à un homme qui ne serait pas en colère, mais qu'elles pardonnent
+facilement elles-mêmes, quand cette colère est, comme il arrive souvent,
+une preuve d'amour. _Cino_ fut mis, comme nous l'avons vu dans sa vie, à
+une épreuve plus cruelle; il perdit sa chère _Selvaggia_, et quelques
+sonnets qu'il fit après sa mort, ont aussi plus de naturel et de vérité
+que les autres. On a fait la même observation sur Pétrarque, après la
+mort de Laure. Mais personne n'a observé, du moins en Italie, que l'un
+des sonnets de _Cino_, faits depuis son malheur[470], a été imité, ou
+plutôt étendu et paraphrasé par Pétrarque, dans une de ses _canzoni_ les
+plus célèbres, celle où il cite l'amour devant le tribunal de la
+raison[471]. La scène, le dialogue, le fond des idées, la décision sont
+les mêmes, comme on le verra quand nous en serons aux poésies de
+Pétrarque. On ne sera pas surpris, sans doute, qu'un poëte, quelque
+grand qu'il soit, ait emprunté quelque chose d'un autre poëte; mais
+peut-être le sera-t-on que, dans de si nombreux et de si volumineux
+commentaires sous lesquels on a comme écrasé les poésies de Pétrarque,
+personne n'ait fait la remarque d'une si évidente conformité[472].
+
+[Note 469:
+
+ _Cieco è qualunque de' mortali agnogna
+ In donna ritrovar pietate e fede._]
+
+[Note 470: Il commence par ce vers:
+
+ _Mille dubbj in un dì, mille querele._
+
+Muratori le cite avec de grands éloges, _Perfetta poesia_, P. II, p. 273
+et suiv.]
+
+[Note 471:
+
+ _Quel antico mio dolce empio signore_, etc.]
+
+[Note 472: M. _Giamb. Corniani_ est le premier auteur italien qui
+l'ait faite. (Voy. _I secoli della Letteratura italiana_, etc., Brescia,
+1805, t. I, p. 261.) Et ce qui rend cela plus étonnant, c'est que les
+Mémoires pour la vie de Pétrarque sont fort connus depuis long-temps en
+Italie, et que l'abbé de Sade a fait le premier cette remarque, t. I, p.
+46, note.]
+
+Deux de ces sonnets paraissent avoir été faits lorsque _Cino_ fut revenu
+de France. En passant l'Apennin, peut-être pour aller à Bologne, il
+visita le tombeau de _Selvaggia_. «Jamais, dit-il, dans l'un de ces
+sonnets adressé au Dante, jamais ni pélerin, ni aucun autre voyageur ne
+suivit son chemin avec des yeux si tristes et si chargés de douleur que
+moi, lorsque je passai l'Apennin[473]. J'ai pleuré ce beau visage, ces
+tresses blondes, ce regard doux et fin, que l'amour remet devant mes
+yeux, etc.» Il dit, dans l'autre sonnet: «J'allai sur la haute et
+heureuse montagne, où j'adorai, où je baisai la pierre sacrée[474]; je
+tombai sur cette pierre, hélas! où l'honnêteté même repose. Elle enferma
+la source de toutes les vertus, le jour où la dame de mon cœur, naguère
+remplie de tant de charmes, franchit le cruel passage de la mort. Là,
+j'invoquai ainsi l'Amour: Dieu bienfaisant, fais que d'ici la mort
+m'attire à elle, car c'est ici qu'est mon cœur: mais il ne m'entendit
+pas; je partis en appelant _Selvaggia_, et je passai les monts avec les
+accents de la douleur.» Cette douleur ingénieuse, et cependant profonde,
+intéresse; et quand on pense que le poëte, qui est allé nourrir ses
+regrets, et donner l'essor à son génie sur ce tombeau, était un grave
+jurisconsulte, un savant professeur, qui allait peut-être en ce moment
+mettre le dernier sceau à sa renommée, par son commentaire sur le
+Code[475], on se sent doublement intéressé par ce mélange de
+sensibilité, de talent et de science.
+
+[Note 473:
+
+ _Signore, e' non passò mai peregrino,_ etc.
+ (_Rime di diversi antichi, etc._, réimpr. 1740, p. 340.)]
+
+[Note 474:
+
+ _Io fu' in sull' alto, e'n sul beato monte,
+ Ove adorai baciando il santo sasso,_ etc.
+ (_Ibid._ p. 164.)]
+
+[Note 475: Voyez ci-dessus, p. 296.]
+
+Je trouve un autre sonnet de _Cino_, dont le tour est vif, le sentiment
+vrai, et l'expression naturelle; il ne serait pas indigne de Pétrarque,
+si l'auteur, qui s'était imposé la tâche de le faire tout entier sur
+deux seules rimes, n'y eût pas employé quelques adverbes, et surtout
+_malvagiamente_, que Pétrarque, je crois, n'y eût pas mis. Voici le sens
+du sonnet de _Cino_: «Homme égaré, qui marches tout pensif,
+qu'as-tu[476]? quel est le sujet de ta douleur? que vas-tu méditant dans
+ton âme? pourquoi tant de soupirs et tant de plaintes? Il ne semble pas
+que tu aies jamais senti aucun des biens que le cœur sent dans la vie.
+Il paraît au contraire à tes mouvements, à ton air, que tu meurs
+douloureusement; si tu ne reprends courage, tu tomberas dans un
+désespoir si funeste, que tu perdras et ce monde-ci et l'autre. Invoque
+la pitié; c'est elle qui te sauvera. Voilà ce que me dit la foule émue
+qui m'environne.» Ce dernier vers qui applique tout d'un coup au poëte
+ce qu'on croit, dans tout le cours du sonnet, que le poëte, lui-même,
+adresse à un inconnu, ajoute aux autres mérites de cette petite pièce,
+celui de l'originalité. On peut distinguer encore dans ces poésies, une
+ode ou _canzone_ sur la mort de l'empereur Henri VII[477], qui ne manque
+ni de naturel ni de noblesse, et deux _canzoni_ satiriques; l'une contre
+les Blancs et les Noirs de Florence[478], qui n'est pas d'un sel bien
+piquant, l'autre adressée au Dante[479], où il y en a davantage; elle
+est dirigée contre une ville où le poëte s'ennuie, et cette ville est
+Naples[480], quoique aucun des auteurs qui ont parlé de _Cino_, ne dise
+qu'il y ait voyagé[481]. Ou c'est une particularité de sa vie qui leur a
+échappé, ou cette satire que les anciens recueils lui attribuent, n'est
+pas de lui.
+
+[Note 476:
+
+ _Homo smarrito, che pensaso vai_, etc.
+ (Recueil de l'_Allacci_, p. 279.)]
+
+[Note 477:
+
+ _L'alta virtù che si ritrasse al cielo_, etc.
+ (Recueil de l'_Allacci_, p. 264 et suiv.)]
+
+[Note 478:
+
+ _Si m'ha conquiso la selvaggia gente_, etc.
+ (_Rime dì diversi, etc._ 1740, p. 172.)]
+
+[Note 479:
+
+ _Deh quando rivedrò 'l dolce paese
+ Di Toscana gentile? etc._
+ (_Ibid._ pag. 171.)]
+
+[Note 480: Il le dit positivement à la fin:
+
+ _Vera satira mia, va per lo mondo
+ E di Napoli conta, etc._]
+
+[Note 481: M. Ciampi, dans ses _Mém. della Vita di M. Cino_, parle
+bien d'un Voyage à Naples, mais il fonde l'idée de ce voyage sur cette
+satire même, et n'en dit rien autre chose.]
+
+Ces mêmes recueils contiennent encore des vers de quelques autres poëtes
+du même âge, qui eurent plus ou moins de réputation; un _Benuccio
+Salimbeni_, un _Bindo Bonichi_, un _Antonio da Ferrara_, un _Franscesco
+degli Albizzi_, un _Sennuccio del Bene_, intime ami de Pétrarque, avec
+qui tous les autres eurent aussi des liaisons d'amitié. Ce qui reste
+d'eux nous les fait voir tous occupés du même sujet, qui est l'amour, et
+l'on pourrait en quelque sorte les croire tous amoureux du même objet,
+puisqu'aucun d'eux ne dit le nom de sa maîtresse, aucun ne la peint sous
+des traits particuliers et sensibles; tous parlent de même de leurs
+peines, de leurs soupirs, de leur vie languissante, de la mort qu'ils
+implorent, de la pitié qu'on leur refuse, du feu qui les brûle et du
+froid qui les glace. Ils suivent obstinément les fausses routes que les
+premiers poëtes leur avaient ouvertes dans le treizième siècle. Ils s'y
+engagent plus avant: ils défigurent de plus en plus l'expression d'un
+sentiment dont ils parlent sans cesse et qu'ils ne peignent jamais: ils
+s'écartent de plus en plus de la nature.
+
+Un grand poëte qui les surpassa tous, fut entraîné trop souvent par leur
+exemple; mais lors même qu'il n'écouta comme eux que son esprit, il y
+joignit ce qu'ils n'avaient pas, le génie. Il eut ce qui ne leur
+manquait pas moins, un sentiment profond dont son esprit; son
+imagination et son cœur furent pénétrés toute sa vie; partout où il fut
+vrai, touchant, mélancolique, il le fut avec un charme que personne,
+excepté Dante, n'avait donné avant lui aux affections douces et tristes.
+C'est là ce qui fait aujourd'hui la gloire poétique de Pétrarque, mais
+il s'en faut bien que ce soit là tout ce que nous devons considérer en
+lui. Le poëte le plus aimable de son siècle, fut à la fois un personnage
+politique, un philosophe supérieur aux vaines arguties de l'école, un
+orateur éloquent, un érudit zélé pour la gloire des anciens, mais
+surtout curieux de tout ce qui pouvait servir à celle de son pays, de
+son siècle, et à l'instruction des hommes de tous les pays et de tous
+les temps.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+PÉTRARQUE.
+
+_Notice sur sa Vie_[482].
+
+
+[Note 482: Il existe un grand nombre de Vies de Pétrarque. La plus
+complète est celle que l'abbé de Sade, qui était de la famille de Laure,
+a donné sous le titre de _Mémoires pour la Vie de Pétrarque_, Amsterdam,
+1764--1767, 3 vol. in-4°. Tout ce qu'on a écrit depuis en français, sur
+le mème sujet, en est tiré. Mais quelque soin que l'abbé de Sade eût mis
+à ses recherches, il lui est échappé des inexactitudes et des erreurs,
+qui se sont multipliées par les copies qu'on en a faites. Il n'y a donc
+point encore en français de Vie exacte de Pétrarque: c'est ce qui m'a
+engagé à donner plus d'étendue à celle-ci. _Tiraboschi_, en
+reconnaissant le mérite et l'utilité du travail de l'abbé de Sade, a
+relevé ses fautes avec cette saine critique qui le distingue. (Voy. la
+Préface du tome V de son _Histoire de la Littér. ital._; et dans ce même
+volume, tout ce qui a rapport à Pétrarque.) M. _Baldelli_ a publié
+depuis à Florence un fort bon ouvrage, intitulé: _Del Petrarca e delle
+sue opere_, 1797, in-4°., dans lequel il ajoute encore à tout ce que
+l'abbé de Sade et Tiraboschi avaient donné de plus satisfaisant et de
+meilleur; il a puisé comme eux, mais avec une attention nouvelle, dans
+la source la plus riche et la plus pure, les œuvres mêmes de Pétrarque,
+et il a consulté des manuscrits qu'ils avaient ignorés. J'ai tiré
+principalement de ces trois auteurs la notice que l'on va lire: je l'ai
+revue, ayant sous les yeux les œuvres latines de Pétrarque, imprimées,
+et de précieux manuscrits. Quelque jugement que l'on porte de la manière
+dont j'ai traité ce sujet intéressant, on peut du moins, d'après les
+garants que je présente, être parfaitement assuré de l'exactitude et de
+la vérité des faits. Ceux dans lesquels je ne m'accorde pas avec l'abbé
+de Sade et les autres biographes français, ont été rectifiés ou ajoutés
+par _Tiraboschi_ et _Baldelli_. J'ai cru inutile de noter en détail ces
+variantes; mais il est bon qu'on en soit averti.]
+
+
+
+SECTION Ire.
+
+_Depuis sa naissance jusqu'à l'an_ 1348.
+
+La vie de la plupart des hommes célèbres dans les lettres et dans les
+arts est peu fertile en événements. Le biographe, qui veut y donner
+quelque étendue, est obligé de suppléer à la sécheresse du sujet par les
+accessoires dont il l'embellit. Leurs études et leurs travaux
+littéraires en font presque le seul fond; et l'Histoire ne peut pas en
+tirer un grand parti, si ces études et ces travaux n'ont pas exercé une
+grande influence sur les lumières de leur siècle. Les sentiments et les
+passions qui les ont agités ont peu d'intérêt, quand ils n'en ont pas
+fait le sujet de leurs ouvrages, quand il n'y a pas eu chez eux un
+rapport immédiat entre les affections du cœur et les créations du génie:
+ces affections sont mises au rang des faiblesses peu dignes d'occuper
+une place dans le souvenir des hommes, lorsque ce n'est pas par
+l'expression de ces faiblesses mêmes que ceux qui les ont eues s'y sont
+placés.
+
+Il en est tout autrement de la vie de Pétrarque. Evénements, travaux,
+passions, tout y intéresse; la carrière d'un homme, qui joua un rôle sur
+le théâtre du monde, est en même temps celle d'un savant, littérateur et
+philosophe; et les agitations d'une âme tendre et d'un cœur passionné,
+quittent en lui le caractère du roman et prennent celui de l'histoire,
+parce que ses longues et constantes amours furent l'éternel objet de ses
+chants, et par ceux-ci la source même de sa gloire. L'embarras que je
+dois éprouver en traitant un sujet si riche est donc de le resserrer
+dans de justes bornes; je dois l'assortir à la nature de cet ouvrage
+plus qu'à celle du sujet, et ne pas demander à l'attention tout ce
+qu'elle m'accorderait sans doute, mais aux dépens des autres objets qui
+nous appellent. Vouloir tout dire en trop peu d'espace m'exposerait à
+une sécheresse de faits et de style que le nom même de Pétrarque
+rendrait plus sensible; je choisirai donc, et je traiterai légèrement ce
+qui n'influa ni sur les progrès de son siècle, ni sur les productions de
+son génie, pour développer davantage ce qui, sous ces deux rapports,
+appartient à l'histoire du cœur humain ou à celle des lettres.
+
+La famille de Pétrarque était ancienne et considérée à Florence, non par
+les titres, les grands emplois ou les richesses, mais par une grande
+réputation d'honneur et de probité, qui est aussi une illustration et un
+patrimoine. Son père était notaire, comme l'avaient été ses aïeux; et
+cette fonction était alors relevée par tout ce que la confiance publique
+peut avoir de plus honorable. Il se nommait _Pietro_; les Florentins qui
+aiment à modifier les noms, pour leur donner une signification
+augmentative ou diminutive, l'appelèrent _Petracco_, _Petraccolo_, parce
+qu'il était petit.
+
+_Petracco_ était ami du Dante, et du parti des Blancs comme lui. Exilé
+de Florence en même temps et par le même arrêt, il partagea avec lui les
+dangers d'une tentative nocturne que les Blancs firent, en 1304, pour y
+rentrer[483]. Il revint tristement à Arezzo, où il s'était réfugié avec
+sa femme _Eletta Canigiani_. Il trouva que, dans cette même nuit, si
+périlleuse pour lui, elle lui avait donner un fils, après un
+accouchement difficile qui avait mis aussi sa vie en danger. Ce fils
+reçut le nom de François, _Francesco di Petracco_, François, fils de
+_Petracco_. Dans la suite, dès qu'il commença à rendre ce nom célèbre,
+on changea par une sorte d'ampliation ce _di Petracco_ en _Petrarcha_,
+et ce fut le nom qu'il porta toujours depuis.
+
+[Note 483: Pendant la nuit du 19 au 20 juillet.]
+
+Sept mois après, sa mère eut la permission de revenir à Florence; elle
+se retira à _Incisa_, dans le Val d'Arno, où son mari avait un petit
+bien. C'est là que Pétrarque fut élevé jusqu'à sept ans. Son père
+s'étant alors établi à Pise, y appela sa famille, et y donna pour
+premier maître à son fils un vieux grammairien nommé _Convennole da
+Prato_, mais il n'y resta pas long-temps. Les espérances qu'il avait
+fondées sur l'empereur Henri VII, pour rentrer dans sa patrie, furent
+détruites par la mort de ce prince; alors _Petracco_ partit pour
+Livourne avec sa femme et ses deux fils (car il en avait eu un second
+nommé Gérard); ils s'embarquèrent pour Marseille, y arrivèrent après un
+naufrage où ils faillirent tous périr, et se rendirent de Marseille à
+Avignon[484]. Clément V venait d'y fixer sa cour; c'était le refuge des
+Italiens proscrits: _Petracco_ espéra y trouver de l'emploi: mais la
+cherté des logements et de la vie l'obligea peu de temps après à se
+séparer de sa famille, et à l'envoyer à quatre lieues de là, dans la
+petite ville de Carpentras. Pétrarque y retrouva son premier maître
+_Convennole_, alors fort vieux, toujours pauvre, et qui, là comme en
+Italie, enseignait aux enfans la grammaire et ce qu'il savait de
+rhétorique et de logique. _Petracco_ y venait souvent visiter ses
+enfants et sa femme. Dans un de ces voyages, il eut le désir d'aller
+avec un de ses amis voir la fontaine de Vaucluse que son fils a depuis
+rendue si célèbre. Ce fils, alors âgé de dix ans, voulut y aller avec
+lui. L'aspect de ce lieu solitaire le saisit d'un enthousiasme au-dessus
+de son âge, et laissa une impression ineffaçable dans cette âme sensible
+et passionnée avant le temps.
+
+[Note 484: 1313.]
+
+C'était avec cette même ardeur qu'il suivait ses études. Il eut bientôt
+devancé tous ses camarades. Mais des études purement littéraires ne
+pouvaient lui procurer un état. Son père voulut qu'il y joignit celle du
+droit, et surtout du droit canon qui était alors le chemin de la
+fortune. Il l'envoya d'abord à l'Université de Montpellier, où le jeune
+Pétrarque resta quatre ans sans pouvoir prendre de goût pour cette
+science, et sentant augmenter de plus en plus celui qu'il avait pour les
+lettres, surtout pour Cicéron, à qui, dès ses premières années, il avait
+voué une sorte de culte. Cicéron, Virgile et quelques autres auteurs
+anciens, dont il s'était fait une petite bibliothèque, le charmaient
+plus que les Décrétales; _Petracco_ l'apprend, part pour Montpellier,
+découvre l'endroit où son fils les avait cachés dès qu'il avait appris
+son arrivée, les prend et les jette au feu; mais le désespoir et les
+cris affreux de son fils le touchent; il retire du feu, et lui rend à
+demi-brûlés, Cicéron et Virgile. Pétrarque ne les en aima que mieux et
+n'en conçut que plus d'horreur pour le jargon barbare et le fatras des
+canonistes.
+
+De Montpellier, son père le fit passer à Bologne[485], école beaucoup
+plus fameuse, mais qui ne lui profita pas davantage, malgré les leçons
+de Jean d'Andréa, ce célèbre professeur en droit dont j'ai parlé
+précédemment[486]. Le poëte _Cino da Pistoia_ était aussi alors
+jurisconsulte à Bologne; ce fut le goût de la poésie, et non celui des
+lois, qui lia Pétrarque avec lui. Ce goût se développait en lui de plus
+en plus; il n'en avait pas moins pour la philosophie et pour
+l'éloquence. Il avait vingt ans, et aucune autre passion ne le dominait
+encore. Ce fut alors qu'ayant appris la mort de son père, il revint de
+Bologne à Avignon, où, peu de temps après, il perdit aussi sa mère,
+morte à trente-huit ans. Son frère Gérard et lui restèrent avec un
+médiocre patrimoine, que l'infidélité de leurs tuteurs diminua encore:
+ils spolièrent la succession et laissèrent les deux pupilles sans
+fortune, sans appui, sans autre ressource que l'état
+ecclésiastique[487].
+
+[Note 485: 1322.]
+
+[Note 486: Voyez ci-dessus, pag. 299.]
+
+[Note 487: 1326.]
+
+Jean XXII occupait alors à Avignon la chaire pontificale. Sa cour était
+horriblement corrompue; et la ville, comme il arrive toujours, s'était
+réglée sur ce modèle. Dans cette dépravation des mœurs publiques,
+Pétrarque, à vingt-deux ans, livré à lui-même, sans parens et sans
+guide, avec un cœur sensible et un tempérament plein de feu, sut
+conserver les siennes; mais il ne put échapper aux dissipations qui
+étaient l'occupation générale de la cour et de la ville. Il fut
+distingué dans les sociétés les plus brillantes, par sa figure, par le
+soin qu'il prenait de plaire, par les grâces de son esprit, et par son
+talent poétique, dont les premiers essais lui avaient déjà fait une
+réputation dans le monde. Ils étaient pourtant en langue latine; mais
+bientôt, à l'exemple du Dante, de _Cino_ et des autres poëtes qui
+l'avaient précédé, il préféra la langue vulgaire, plus connue des gens
+du monde, et seule entendue des femmes. Des études plus graves
+remplissaient une partie de son temps. Il le partageait entre les
+mathématiques, qu'il ne poussa cependant pas très-loin, les antiquités,
+l'histoire, l'analyse des systèmes de toutes les sectes de philosophie,
+et surtout de philosophie morale. La poésie, et la société, où il
+jouissait de ses succès, occupaient tout le reste.
+
+Jacques Colonne, l'un des fils du fameux Etienne Colonne qui était
+encore à Rome le chef de cette famille et de ce parti, vint s'établir à
+Avignon peu de temps après Pétrarque. Ils avaient déjà été compagnons
+d'études à l'Université de Bologne. C'était un jeune homme accompli, qui
+réunissait au plus haut degré les agréments de la personne, les
+qualités de l'esprit et celles du cœur. Ils se retrouvèrent avec un
+plaisir égal dans le tumulte de la cour d'Avignon, et la conformité des
+caractères et des goûts forma entre eux une amitié aussi solide
+qu'honorable pour tous les deux. Mais l'amitié, l'étude et les plaisirs
+du monde ne suffisaient pas pour remplir une âme aussi ardente: il lui
+manquait un objet à qui il pût rapporter toutes ses pensées comme tous
+ses vœux, le fruit de ses études, et cet amour même pour la gloire, qui
+semble vide et presque sans but dans la jeunesse, quand il n'est pas
+soutenu par un autre amour. Il vit Laure, et il ne lui manqua plus
+rien[488].
+
+[Note 488: 6 avril 1327.]
+
+Laure, dont le portrait séduisant est épars dans les vers qu'elle lui a
+inspirés, et qui ressemblait; dit-on, à ce portrait, était fille
+d'Audibert de Noves, chevalier riche et distingué. Elle avait épousé,
+après la mort de son père, Hugues de Sade, patricien, originaire
+d'Avignon, jeune, mais peu aimable et d'un caractère difficile et
+jaloux. Laure, qui avait alors vingt ans[489], était aussi sage que
+belle; aucune espérance coupable ne pouvait naître dans le cœur du jeune
+poëte. La pureté d'un sentiment que ni le temps, ni l'âge, ni la mort
+même de celle qui en était l'objet ne purent éteindre, a trouvé beaucoup
+d'incrédules: mais on est aujourd'hui forcé de reconnaître, d'une part,
+que ce sentiment fut très-réel et très-profond dans le cœur de
+Pétrarque; de l'autre, que si Pétrarque toucha celui de Laure, il
+n'obtint jamais d'elle rien de contraire à son devoir. Chanter dans ses
+vers l'objet qu'il avait choisi, sans doute s'efforcer de lui plaire,
+suivre ses études, cultiver des relations utiles et surtout l'amitié des
+Colonne, tel fut, pendant trois ans, tout l'emploi de la vie de
+Pétrarque. Jacques Colonne ayant obtenu l'évêché de Lombès, pour prix
+d'une action téméraire, qui était plutôt d'un guerrier que d'un
+prêtre[490], arracha enfin son ami à cette vie obscure et sédentaire, et
+l'emmena dans son évêché[491]. Pétrarque aimait à changer de lieu:
+d'ailleurs, il combattait de bonne foi sa passion pour Laure: il crut y
+faire, en s'éloignant, une diversion utile, et satisfaire à la fois par
+ce voyage, la curiosité, la raison et l'amitié.
+
+[Note 489: Elle était née en 1307.]
+
+[Note 490: Ce fut lui qui, étant chanoine de Saint-Jean de Latran
+(en même temps qu'il l'était de Sainte-Marie-Majeure, de Cambrai, de
+Noyon et de Liége), lorsque l'empereur Louis de Bavière était à Rome, où
+il venait de faire déposer Jean XXII, osa paraître dans la place
+Saint-Marcel, suivi de quatre hommes masqués, lire publiquement la bulle
+d'excommunication et de destitution que le pape avait lancée contre
+l'empereur, le déclarer déchu du trône, afficher lui-même cette bulle à
+la porte de l'église, soutenir à haute voix que le pape Jean était
+catholique et pape légitime, que celui qui se disait empereur ne l'était
+pas, mais qu'il était excommunié avec ses adhérents, et qu'il offrait,
+lui, Jacques Colonne, de prouver ce qu'il disait, par raisons, et l'épée
+à la main, s'il le fallait, en lieu neutre. Il monta ensuite à cheval,
+et s'enfuit à Palestrine, sans que personne osât s'y opposer, et sans
+être atteint par les gens de l'Empereur, qui apprit ce trait d'audace
+lorsqu'il était à Saint-Pierre, et qui donna inutilement ordre d'en
+arrêter l'auteur. Ce fut pour cette action plus chevaleresque
+qu'apostolique, que ce brave chanoine eut l'évêché de Lombès (Voy. Jean
+Villani, _Istor._, l. X, c. 71.)]
+
+[Note 491: 1330.]
+
+Lombès, petite ville mal bâtie, et non moins mal située, eût été pour
+lui une triste prison, sans la société du jeune prélat et de deux hommes
+du plus haut mérite qu'il y avait menés avec lui. L'un était un
+gentilhomme romain nommé _Lello_; l'autre, né sur les bords du Rhin,
+près Bois-le-Duc, s'appelait Louis. Pétrarque en fit ses amis les plus
+intimes. Ce sont eux qu'il désigne si souvent dans ses lettres, l'un
+sous le nom de Lœlius, et l'autre sous celui de Socrate. Après un été
+aussi agréable qu'il pouvait l'être dans une telle ville, et loin de
+Laure, il revint à Avignon avec l'évêque, qui le présenta comme son
+meilleur ami à son frère aîné, le cardinal Jean Colonne.
+
+Ce cardinal ne ressemblait point à la plupart de ses confrères. Il était
+tout ce que l'évêque de Lombès promettait d'être un jour, et joignait à
+la plus grande simplicité de mœurs, la dignité du caractère et un esprit
+aussi délicat qu'éclairé. Il goûta Pétrarque, le logea dans son palais,
+et l'admit dans sa société particulière. C'était le rendez-vous de tout
+ce qu'il y avait à la cour d'Avignon d'étrangers distingués par leur
+rang, leurs talens et leur savoir; et c'est dans ce cercle choisi que
+Pétrarque acheva son éducation par celle du monde. Il jouit dans peu de
+l'amitié de tous les frères du cardinal, et bientôt après de celle du
+chef même de cette famille illustre. Étienne Colonne vint passer
+quelques mois à Avignon[492]; l'esprit, l'humeur et les manières de
+notre poëte lui inspirèrent une telle tendresse, qu'il ne mit presque
+plus de différence entre lui et ses enfants. Pétrarque, déjà passionné
+pour l'Italie et pour la grandeur de l'ancienne Rome, puisa dans les
+entretiens familiers de ce vieux Romain, un nouvel amour pour sa patrie,
+et une aversion plus forte pour tout ce qui pouvait en prolonger les
+malheurs, ou en obscurcir la gloire.
+
+[Note 492: 1331.]
+
+Cependant son amour pour Laure prenait chaque jour plus de forces. A la
+ville, à la campagne, dans le monde et dans la solitude, il ne
+paraissait plus occupé d'autre chose. Tout lui en retraçait l'image; et
+confondant cet amour avec celui de la gloire poétique, le nom de Laure
+lui rappelait la laurier qui en est l'emblême; la vue ou l'idée même
+d'un laurier le transportait comme celle de Laure. Ses vers, où il
+retraçait toutes les petites scènes d'un amour dont ils étaient les
+seuls interprètes, jouent trop souvent sur cette équivoque; mais, comme
+beaucoup d'autres jeux de son esprit, celui-ci trouve une sorte d'excuse
+dans cette préoccupation continuelle du même sentiment et du même objet.
+
+Laure l'évitait, ou par prudence, ou peut-être pour qu'il la cherchât
+davantage. Il ne la voyait point chez elle. L'humeur jalouse de son mari
+ne l'aurait pas souffert. Les sociétés de femmes, les assemblées, les
+promenades champêtres étaient les seuls lieux où il pût la voir; et
+partout il la voyait briller parmi ses compagnes, et les effacer par ses
+grâces naturelles et par l'élégance de sa parure. Ses assiduités étaient
+remarquées; Laure se crut obligée à plus de réserve encore, et même de
+rigueur. Pétrarque fit un effort pour se distraire d'une passion qui ne
+lui causait plus que des peines. Il entreprit un long voyage, et ayant
+obtenu, sous différents prétextes, l'agrément de ses protecteurs et de
+ses amis, il partit[493], traversa le midi de la France, vint à Paris,
+qui lui parut sale, infect, et fort au-dessous de sa renommée, se rendit
+en Flandre, parcourut les Pays-Bas, poussa jusqu'à Cologne, toujours, et
+à chaque nouvel objet de comparaison, regrettant de plus en plus
+l'Italie: de là, revenant à travers la forêt des Ardennes, il arriva à
+Lyon, où il séjourna quelque temps, s'embarqua sur le Rhône, et rentra
+enfin dans Avignon, après environ huit mois d'absence.
+
+[Note 493: 1333.]
+
+Il n'y trouva plus l'évêque de Lombès, que les affaires de sa famille
+avaient appelé à Rome. Dans l'éloignement des empereurs et des papes,
+les Colonne et les Ursins s'y disputaient le pouvoir. Deux factions
+aussi acharnées que l'avaient été à Florence celle des Blancs et des
+Noirs, y marchaient sous leurs enseignes. Le parti des Colonne l'avait
+emporté dans des actions sanglantes; celui des Ursins méditait sa
+vengeance; et Jacques Colonne était allé renforcer de ses conseils et de
+son courage sa famille et son parti. L'absence n'avait pu ni guérir
+Pétrarque de son amour, ni adoucir les rigueurs de Laure. Il la retrouva
+aussi réservée, aussi sévère qu'auparavant. Ce fut alors qu'il prit plus
+de goût pour la solitude et surtout pour le séjour enchanté de
+Vaucluse[494]. Il s'y retirait souvent: il errait au bord des eaux, dans
+les bois, sur les montagnes. Il calmait les agitations de son ame en les
+exprimant dans ses vers. Ceux qu'il fit à cette époque de sa vie ont
+cette expression vraie et mélancolique qui ne peut venir que d'un cœur
+profondément touché. Il cherchait inutilement des consolations dans la
+philosophie; il essaya d'en trouver dans la religion. Il avait connu à
+Paris un religieux augustin nommé Denis _de Robertis_, né au bourg
+St.-Sépulcre près de Florence, l'un des plus savants hommes de son
+temps, orateur, poëte, philosophe, théologien et même astrologue. Charmé
+de trouver un compatriote dans un pays qu'il regardait comme barbare, il
+lui avait ouvert son cœur: il lui écrivit d'Avignon, pour lui demander
+des directions dans l'état de souffrance, d'anxiété et presque de
+désespoir où il était réduit. Il en obtint sans doute de très-bons
+conseils, et prit, pour se guérir de son amour, d'excellentes
+résolutions; mais il suffisait d'un coup-d'œil de Laure pour les faire
+évanouir. Une maladie singulière et presque pestilentielle, qui se
+répandit alors dans le Comtat, pensa la lui ravir, et il l'en aima
+encore davantage.
+
+[Note 494: 1334.]
+
+Le pape paraissait alors principalement occupé de deux grandes
+entreprises; une nouvelle croisade et le rétablissement du saint-siège à
+Rome. Dans la première, il fut joué par Philippe de Valois, qu'il en
+avait déclaré le chef, et qui en profita pour se faire donner pendant
+six ans les décimes du clergé de France; dans la seconde, il amusait
+lui-même les Romains et les Italiens de belles promesses, qu'il était
+résolu de ne point tenir. Pétrarque trouva dans ces deux projets
+quelque diversion à son amour. Il eut, malgré ses lumières, la faiblesse
+d'approuver le premier: son amour pour Rome lui fit épouser ardemment le
+second; c'est sur les deux ensemble, mais particulièrement sur le projet
+de croisade, qu'il adressa une de ses plus belles odes[495] à son ami
+l'évêque de Lombès.
+
+[Note 495:
+
+ _O aspettata in ciel, beata e bella,
+ Anima_, etc.]
+
+La mort de Jean XXII fit évanouir ses espérances. Ce pape mourut à
+quatre-vingt-dix ans, et conserva jusqu'à la fin sa force de tête et sa
+vivacité d'esprit; homme simple dans ses mœurs, sobre, économe si l'on
+veut, mais économe jusqu'à la plus sordide avarice de trésors acquis par
+la simonie et par de criantes exactions[496]. Entêté dans ses idées et
+opiniâtre dans ses desseins, il ne put cependant réussir ni à déposer,
+comme il le voulait, l'empereur Louis de Bavière, ni à détruire les
+Gibelins en Italie, ni à faire adopter par l'Église son opinion sur la
+_vision béatifique_[497]. Il avait eu beau donner de bons bénéfices à
+ceux qui lui apportaient en faveur de cette opinion quelques passages
+des Pères, persécuter ceux qui l'attaquaient, les emprisonner ou les
+citer et les rechercher sur leur foi, il y eut un soulèvement général
+contre cette aberration de la sienne; son _infaillibilité_ fut
+contrainte d'avouer avant sa mort qu'elle avait été surprise, et il se
+rétracta, comme d'une hérésie, de ce qu'il avait employé tant de
+violence à faire adopter comme un point de doctrine.
+
+[Note 496: Il vendait ouvertement les bénéfices, et surtout les
+évêchés, dont il s'attribua le premier la nomination, faite jusqu'alors
+par les Églises. Avant de conférer les bénéfices, il les laissait vaquer
+long-temps et en percevait les revenus, etc. Il amassa un trésor de
+quinze millions de florins, selon quelques historiens, et de dix-huit
+selon Jean Villani, qui le savait de son frère, banquier du pape à
+Avignon, et l'un de ceux qui, après la mort de Jean XXII, furent
+employés à compter ce trésor. On n'y comprend pas sept millions en
+joyaux, argenterie et vases sacrés. Voyez Giov. Villani, _Istor_, lib.
+XI, c. 19 et 201.]
+
+[Note 497: Il croyait, prêchait et soutenait que les ames des justes
+ne jouiraient de la vision intuitive de Dieu, qu'ils ne verraient Dieu
+face à face qu'après le jugement universel. En attendant, elles sont,
+disait-il, sous l'autel, c'est-à-dire sous la protection de l'humanité
+de J.-C. Il fondait son opinion sur ce passage de l'Apocalypse: _Vidi
+animas interfectorum propter verbum Dei._ c. 6, v. 19. On dit que cette
+opinion n'était pas nouvelle, et que S. Irenée, Tertullien, Origène,
+Lactance, S. Hilaire, S. Chrysostôme, etc. avaient pensé comme lui.
+_Mém. pour la Vie de Petr._ t. I, p. 252.]
+
+Jacques Fournier, son successeur sous le nom de Benoît XII, ne remplit
+pas plus que lui le vœu de Pétrarque pour le retour de la cour romaine
+en Italie, malgré une très-belle épître en vers latins, que le poëte lui
+adressa sur ce sujet. Le nouveau pape lui en ôta même tout-à-fait
+l'espoir par le soin qu'il prit le premier de bâtir à Avignon un palais
+pontifical, et d'encourager, par son exemple, les cardinaux à y élever
+pour eux des palais et des tours. Mais il fit pour la fortune de
+Pétrarque, qui avait alors trente ans, ce que Jean XXII n'avait pas
+fait; il lui donna un canonicat de Lombès et l'expectative d'une
+prébende[498]. Notre poëte acquit alors deux nouveaux amis dans Azon de
+Corrège et Guillaume de _Pastrengo_, qui étaient venus défendre auprès
+du pape les intérêts des seigneurs de Vérone contre les _Rossi_, au
+sujet de la ville de Parme; et cette amitié, qui l'engagea, malgré son
+aversion pour le barreau, à plaider en public pour Azon, personnellement
+attaqué par Marsile _de Rossi_, lui fournit l'occasion de prouver qu'il
+eût été le plus grand orateur de son temps, s'il n'eût mieux aimé en
+être le plus grand poëte[499].
+
+[Note 498: 1335.]
+
+[Note 499: _Mém. sur la Vie de Pétr._, t. I, p. 274.]
+
+Parmi ces faveurs de la fortune et ce nouvel éclat de renommée, l'état
+de son âme était toujours le même. Au moment où il concevait quelques
+espérances, Laure les lui ôtait par de nouvelles rigueurs; et lorsqu'il
+se voyait près de vaincre sa passion pour elle, une rencontre, un
+regard, un mot plus favorable, le rendait plus amoureux que jamais. Il
+prit enfin le parti de se réfugier auprès de son meilleur ami, l'évêque
+de Lombès, et de l'aller trouver à Rome, où il était appelé depuis
+long-temps. Il s'y rendit par mer, et, dans la traversée de Marseille à
+_Civita-Vecchia_ il ne s'occupa que de Laure. A son arrivée, la guerre
+entre les Colonne et les Ursins remplissait la campagne de troupes des
+deux partis. II se rendit d'abord au château de _Capranica_; l'évêque de
+Lombès et son frère même, Etienne Colonne, sénateur, c'est-à-dire
+magistrat suprême de Rome, vinrent l'y trouver, et l'emmenèrent à Rome
+avec eux[500]. Mais ni l'amitié de toute cette illustre famille, ni
+l'admiration que lui inspirèrent les monuments de l'ancienne capitale du
+monde, ne purent l'y retenir long-temps. Il reprit le chemin de la
+France, et, après quelques voyages sur terre et sur mer, dont on ignore
+également les détails et le but, il fut de retour à Avignon dans l'été
+de la même année. Quelques mois après, ayant acheté à Vaucluse une
+petite maison avec un petit champ, il alla s'y établir avec ses livres,
+ses projets de travaux et d'études, et l'ineffaçable souvenir de Laure.
+
+[Note 500: 1337.]
+
+Dans cette solitude profonde, pleine de ces beautés agrestes et sauvages
+qui ne plaisent qu'aux cœurs sensibles, il resta une année entière,
+seul, même sans domestiques, servi par un pauvre pêcheur, et seulement
+visité de temps en temps par ses plus intimes amis. L'évêque de
+Cavaillon, Philippe de Cabassole, fut bientôt du nombre; Vaucluse était
+dans son évêché; il y avait même une maison de campagne. C'était un
+homme distingué par ses talents et par l'étendue de ses connaissances;
+c'était, comme dit Pétrarque, un petit évêque et un grand homme[501].
+Ils étaient dignes l'un de l'autre; leur liaison ne tarda pas à devenir
+une étroite amitié. Pétrarque était appelé de temps en temps à Avignon,
+soit par quelques affaires, soit par ces impulsions secrètes qui nous
+ramènent souvent, à notre insu, aux lieux mêmes que nous voulons fuir.
+Laure qui l'aimait sans se l'avouer peut-être, et qui ne voulait pas le
+perdre, employait dans ces petits voyages toutes ces innocentes ruses,
+qui sont dit-on, le partage du sexe le plus faible, et qui lui donnent
+tant d'empire sur celui qui se dit le plus fort. C'étaient autant
+d'événements dans cette passion singulière qui n'en a point d'autres.
+Pétrarque de retour dans sa solitude, livré à des agitations toujours
+plus fortes, n'avait point de soulagement plus doux que d'épancher dans
+ses poésies touchantes les sentiments dont il était comme oppressé.
+Parmi celles de cette époque on distingue surtout ces trois célèbres
+_canzoni_ sur les yeux de Laure, que les Italiens appellent les trois
+Sœurs, les trois Grâces, et dont ils ne parlent qu'avec un enthousiasme
+qui ne permet ni la critique, ni même en quelque sorte l'examen.
+
+[Note 501: _Purvo episcopo et magno viro._]
+
+Un autre art vint l'aider à retracer les traits de Laure; Simon de
+Sienne, élève de _Giotto_, qui venait de mourir, fut appelé à Avignon,
+pour embellir de quelques tableaux, le palais pontifical[502]. Pétrarque
+obtint de lui un petit portrait de sa maîtresse, et l'en paya par deux
+sonnets qui, selon l'expression de Vasari, ont donné plus de renommée à
+ce peintre, que n'auraient fait tous ses ouvrages. Laure consentit-elle
+à se laisser peindre pour celui qui avait immortalisé sa beauté par des
+traits plus durables; ou fut-elle peinte pour sa famille, et Pétrarque
+obtint-il seulement du peintre, son ami, une copie de ce portrait; ou
+enfin la figure de Laure, frappa-t-elle assez les yeux de Simon Sienne,
+pour qu'il pût, après l'avoir vue, en fixer les traits sur la toile?
+C'est ce que l'histoire ne dit pas. Ce que l'on sait, c'est qu'elle lui
+parut assez belle pour qu'il en ait fait, dans la suite, sous diverses
+formes, la figure principale de plusieurs de ses meilleurs tableaux.
+
+[Note 502: 1339.]
+
+L'étude n'est pas un remède contre l'amour, c'est au contraire
+l'occupation qui s'allie le mieux avec lui; elle entretient l'esprit
+dans un état de fermentation, elle lui donne une activité et des élans
+qui le mettent en équilibre avec les mouvements du cœur. Dans ses
+aspirations vers la gloire, elle promet un noble hommage à la beauté qui
+en est digne; elle offre un moyen de plus d'obtenir et de fixer son
+choix. Pétrarque, dans sa retraite de Vaucluse, n'oubliait point les
+grands projets qu'il y avait apportés; il entreprit, en latin, une
+Histoire romaine, depuis la fondation de Rome jusqu'à Titus; les études
+qu'il fit pour l'écrire, l'enflammèrent d'une admiration nouvelle pour
+Scipion l'Africain, qu'il avait préféré de tout temps à tous les autres
+héros de Rome, et il conçut le plan d'un poëme épique en vers latins,
+dont la seconde guerre d'Afrique lui fournit le sujet et le titre. Il se
+mit aussitôt à l'ouvrage, et travailla avec tant d'ardeur, que, dans
+l'espace d'une année, le poëme se trouva déjà assez avancé pour qu'il
+pût le communiquer à ses amis. Un poëme de ce genre, était, à cette
+époque, une chose si nouvelle, qu'elle devait exciter dans tous ceux qui
+en entendraient parler, un redoublement d'admiration pour l'auteur.
+Aussi, le bruit en fut à peine répandu, à peine eût-on pu juger par ses
+poésies latines déjà connues, de la manière dont il pouvait traiter un
+si beau sujet, qu'il devint l'objet de l'attention générale, et d'une
+espèce de fanatisme qui lui faisait donner, sur de simples espérances,
+les noms de sublime et de divin[503].
+
+[Note 503: Tiraboschi, _Istoria della Letter. italiana_, t. V, l.
+III, c. 2.]
+
+Mais il portait plus haut son ambition. Dès sa première jeunesse, il
+avait aspiré à la couronne poétique. Il avait obtenu dans le cours de
+ses études, si l'on en croit Selden[504], le degré de maître ou de
+docteur en poésie; le souvenir des jeux capitolins, où les poëtes
+étaient couronnés; la croyance populaire qu'Horace et Virgile l'avaient
+été au Capitole, échauffaient son imagination, et lui inspiraient le
+désir d'obtenir les mêmes honneurs: enfin le laurier avait pour lui un
+attrait de plus par son rapport avec le nom de Laure; mais il était bien
+difficile de faire revivre ces antiques usages dans une ville où l'on
+n'avait plus depuis long-temps, d'activité que pour les troubles, où les
+hommes, plongés dans l'ignorance et dans l'oisiveté d'esprit, n'avaient
+plus ni admiration pour la poésie, ni estime pour les poëtes.
+
+[Note 504: _Titles of Honour_, t. III de ses Œuvres, cité par
+Gibbon, _Decline and fall_, etc., c. 70.]
+
+Sa persévérance et celle de ses amis vinrent à bout de tous les
+obstacles: cette couronne, objet de tous ses vœux, lui fut offerte par
+une lettre du sénat romain. Il la reçut, à Vaucluse, le 23 août 1340,
+et, circonstance bien remarquable, six ou sept heures après, le même
+jour, il reçut une lettre pareille, du chancelier de l'Université de
+Paris[505], qui lui proposait le même triomphe. Il donna la préférence à
+Rome; mais il ne s'y rendit pas directement. Il s'embarqua pour Naples,
+où la grande renommée du roi Robert et l'assurance d'en être bien reçu
+l'attiraient. C'était, comme nous l'avons vu, le prince le plus célèbre
+de l'Europe par son esprit, ses connaissances, et son amour éclairé pour
+les lettres. L'opinion qu'on avait de lui en Italie, était telle, que
+Pétrarque ne crut point avoir mérité la couronne qu'on lui décernait, si
+Robert, après l'avoir examiné publiquement, ne prononçait qu'il en était
+digne. Ce roi avait beaucoup contribué à la lui faire offrir. C'était
+l'ami de Pétrarque, le bon père Denis, du bourg de Saint-Sépulcre, qui
+lui avait ménagé la faveur de Robert, qui avait fait connaître au roi
+ses ouvrages, et avait inspiré à ce monarque, une juste admiration pour
+le génie de son ami. Robert passa de l'admiration à la confiance. Il
+consulta par écrit Pétrarque, sur une épitaphe qu'il avait faite pour sa
+nièce qui venait de mourir[506]. Le poëte répondit au roi par de grands
+éloges, et sema sa lettre de traits d'érudition et de philosophie, qui
+ne pouvaient qu'augmenter l'opinion que Robert avait conçue de lui. Il
+écrivit peu de jours après[507] au père Denis, et lui dit
+très-clairement, qu'occupé comme il l'était du projet d'obtenir le
+laurier poétique, il ne voulait, tout considéré, le devoir qu'au roi
+Robert[508]. Cette résolution fut sans doute communiquée au roi. Robert
+alors employa son influence, qui était toute puissante à Rome, pour
+déterminer le sénat romain. Il désirait avec passion de connaître
+personnellement Pétrarque. Il fut charmé de le voir arriver à sa cour,
+et flatté du motif qui l'y amenait. Il lui fit l'accueil le plus
+distingué, eut avec lui ces entretiens où chacun d'eux se confirma dans
+l'opinion qu'il avait conçue de l'autre, et voulut le conduire lui-même
+dans les environs de Naples, surtout à la grotte de Pausilippe, et au
+prétendu tombeau de Virgile[509].
+
+[Note 505: Robert de Bardi. Il était en même temps chancelier de
+l'Église métropolitaine de Paris, place qu'il tenait du pape Benoît XII.
+Robert de Bardi était Florentin, et ami de Pétrarque.]
+
+[Note 506: Elle se nommait Clémence, et était veuve de Louis X ou
+Louis Hutin, roi de France.]
+
+[Note 507: La réponse au roi est du 26 décembre 1339, et la lettre
+au père Denis, du 4 janvier suivant. La lettre de Robert ne s'est point
+conservée; la réponse de Pétrarque et sa lettre au père Denis, ne se
+trouvent ni dans l'édition de Bâle, ni dans celle de Genève; mais elles
+sont dans le beau manuscrit, n°. 8568, de la Bibliothèque impériale,
+_Familiar._ l. IV, ép. 1 et 2.]
+
+[Note 508: _Nosti enim quod de laurea cogito, quam, singula librans,
+prœter ipsum de quo loquimur regem, nulli omninò mortalium debere
+institui._ Loc. cit. ép. I.]
+
+[Note 509: 1341.]
+
+Le roi fut curieux de connaître le poëme de l'Afrique. Pétrarque lui en
+lut quelques livres, dont il fut si enchanté, qu'il témoigna le désir
+d'en recevoir la dédicace. Le poëte promit, et il tint parole au prince,
+même après sa mort. Robert ne se lassait point d'avoir avec lui, soit
+des conférences publiques sur la poésie ou sur l'histoire, soit des
+entretiens particuliers. Il en remportait chaque jour plus d'estime.
+Voulant donner à ce sentiment un grand éclat, et répondre au vœu que
+Pétrarque lui-même avait formé, il lui fit subir publiquement un examen
+sur toutes sortes de matières de littérature, d'histoire et de
+philosophie. Cet examen dura trois jours, depuis midi jusqu'au soir. Le
+troisième jour il le déclara solennellement digne de la couronne
+poétique, et consigna dans des lettres-patentes son examen et son
+jugement. Dans son audience de congé, après lui avoir fait promettre
+qu'il reviendrait bientôt le voir, le roi se dépouilla de la robe qu'il
+portait ce jour-là, et la lui donna, en disant qu'il voulait qu'il en
+fût revêtu le jour de son couronnement au Capitole: enfin, pour se
+l'attacher au moins par un titre, il lui fit expédier un brevet de son
+aumônier ordinaire.
+
+Dans un de leurs derniers entretiens Robert avait demandé à Pétrarque
+s'il n'était jamais allé à la cour du roi de France, Philippe de Valois.
+Le poëte lui répondit qu'il n'en avait jamais eu la pensée. Le roi
+sourit, et lui en demanda la raison. C'est, dit Pétrarque, parce que je
+n'ai pas voulu jouer le rôle d'un homme inutile et importun auprès d'un
+roi étranger aux lettres. J'aime mieux être fidèle à l'alliance que j'ai
+faite avec la pauvreté que de me présenter dans le palais des rois, où
+je n'entendrais personne, et où personne ne m'entendrait. Il m'est
+revenu, reprit Robert, que son fils aîné ne négligeait pas l'étude. Je
+l'ai ouï dire aussi, répartit Pétrarque; mais cela déplaît au père, et
+l'on assure, sans que je veuille le garantir, qu'il regarde les
+précepteurs de son fils comme ses ennemis personnels; c'est ce qui m'a
+ôté jusqu'à la plus légère tentation de l'aller voir. «Alors cette ame
+généreuse, c'est Pétrarque lui-même qui le raconte ainsi[510], frémit et
+se montra pénétrée d'horreur. Après un moment de silence, pendant lequel
+il était resté les yeux fixés sur la terre et l'indignation peinte sur
+le visage, il releva la tête en disant: «Telle est la vie des hommes,
+telle est la diversité des jugements, des goûts et des volontés. Pour
+moi, je jure que les lettres me sont beaucoup plus douces et plus chères
+que ma couronne, et que s'il fallait renoncer à l'un ou à l'autre, je me
+priverais plus volontiers de mon diadême que des lettres.»
+
+[Note 510: Ce récit intéressant termine le premier livre de ses
+_Rerum memorandarum_, v. Éd. de Bâle, 1581, p. 405.]
+
+Pétrarque partit enfin de Naples, arriva à Rome le second jour, et fut
+couronné solennellement deux jours après au Capitole[511]. Revêtu de la
+robe que le roi de Naples lui avait donnée, il marchait au milieu de six
+principaux citoyens de Rome, habillés de vert, et précédés par douze
+jeunes gens de quinze ans vêtus d'écarlate, choisis dans les meilleures
+maisons de la ville. Le sénateur Orso, comte de l'Anguillara, ami de
+Pétrarque, venait ensuite accompagné des principaux du conseil de ville,
+et suivi d'une foule innombrable, attirée par le spectacle d'une fête
+interrompue depuis tant de siècles. L'histoire en a conservé les
+détails[512], qui occuperaient ici trop de place. Ils sont faits pour
+enflammer l'imagination des amants de la gloire; mais la manière dont
+Pétrarque envisageait ce triomphe dans sa vieillesse est capable de la
+refroidir. «Cette couronne, écrivait-il[513], ne m'a rendu ni plus
+savant, ni plus éloquent; elle n'a servi qu'a déchaîner l'envie contre
+moi, et à me priver du repos dont je jouissais. Depuis ce temps, il m'a
+fallu être toujours sous les armes; toutes les plumes, toutes les
+langues étaient aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis;
+j'ai porté la peine de mon audace et de ma présomption.» Au reste il est
+peut-être aussi bon pour l'homme qu'inhérent à sa nature, d'éprouver de
+fortes illusions dans sa jeunesse, et d'y renoncer à son déclin.
+
+[Note 511: Le jour de Pâques, 8 avril 1341.]
+
+[Note 512: Voy. _Rer. ital. script._, vol XII, p. 540, B. C'est vers
+la fin des fragments des Annales romaines de _Lodovico Monaldesco_. «_In
+questo tempo_, dit l'annaliste, _misser Urso venne a coronar misser
+Francesco Petrarca, nobile poeta et saputo, etc._» Et il fait ensuite
+la description de toute la cérémonie.]
+
+[Note 513: _Senit._, I. XV, ép. I.]
+
+Empressé de reparaître à Avignon avec sa couronne, Pétrarque en reprit
+la route peu de jours après, mais par terre, et en traversant la
+Lombardie. Il se détourna un peu pour aller voir à Parme son ami Azon de
+Corrége et sa famille. C'était le moment où, après avoir commandé dans
+cette principauté pour son neveu, _Mastino della Scala_, Azon venait de
+s'en rendre maître sous prétexte de l'affranchir. Il retint Pétrarque
+auprès de lui par tous les témoignages d'amitié, de confiance; il le
+consultait sur son gouvernement, sur ses opérations, sur toutes ses
+affaires; il ne lui parlait que du bonheur qu'il voulait répandre, que
+de suppression d'impôts, de bonne administration, de libéralités, de
+liberté; mais rien ne pouvait changer dans Pétrarque son goût pour le
+recueillement, la méditation, la solitude. Dès qu'il pouvait disposer de
+lui, il errait dans les environs de Parme avec ses deux compagnes
+inséparables, la poésie et l'image de Laure. Il choisit dans la ville
+même une petite maison avec un jardin et un ruisseau; il la loua
+d'abord, l'acheta ensuite, et la fit rebâtir selon son goût. C'est là
+qu'il termina son poëme de l'Afrique; c'est là qu'il aurait passé
+l'année peut-être la plus heureuse de sa vie s'il n'y avait été troublé
+presque coup sur coup par la perte de ses meilleurs amis.
+
+Le premier fut un de ses anciens camarades d'études à l'Université de
+Bologne[514], et le second, le meilleur et le plus cher de tous,
+l'évêque de Lombès. Pétrarque se disposait à l'aller rejoindre dans son
+diocèse. Il le vit la nuit en songe; il lui vit la pâleur de la mort.
+Frappé de cette vision, il en fit part à plusieurs amis. Vingt-cinq
+jours après il apprit que Jacques Colonne était mort précisément le jour
+où il lui était apparu. Un esprit faible eût tiré de là des
+conséquences. La douleur n'égara point celui du poëte philosophe. «Je
+n'en ai pas pour cela, écrivait-il, plus de foi aux songes que Cicéron
+qui avait eu, comme moi, un rêve confirmé par le hasard.» Enfin son bon
+père Denis du bourg Saint-Sépulcre, mourut aussi à Naples, peu de temps
+après[515].
+
+[Note 514: _Thomas Caloria_, de Messine.]
+
+[Note 515: 1342.]
+
+Ces pertes accumulées firent tant d'impression sur lui, qu'il ne
+recevait plus de lettres sans trembler et sans pâlir[516]. Il venait
+d'être nommé archidiacre de l'église de Parme; il partageait son temps
+entre ses études et les fonctions de sa place, entre son cabinet et son
+église. Un événement imprévu l'obligea de repasser les Alpes. Benoît XII
+était mort, et Clément VI lui avait succédé. Les Romains envoyèrent au
+nouveau pape une députation solennelle, composée de dix-huit de leurs
+principaux citoyens, pour lui demander plusieurs grâces, et surtout pour
+tâcher d'obtenir de lui qu'il rapportât la tiare aux trois couronnes
+dans la ville aux sept collines. Pétrarque, qui avait reçu lors de son
+couronnement le titre de citoyen romain, fut du nombre de ces
+ambassadeurs, et même chargé de porter la parole. Il quitta, mais à
+regret, sa douce retraite, et s'acquitta de sa commission avec son
+éloquence ordinaire, mais avec aussi peu de fruit pour l'objet qu'il
+avait le plus à cœur, le retour du pape en Italie. Clément VI, né
+Français[517], et élevé dans le grand monde, aimait le luxe et le
+plaisir; ses manières étaient nobles et polies, son goût pour les
+femmes, peu édifiant dans un pape, était accompagné d'autres goûts
+délicats qui le rendaient un souverain très-aimable. Sa cour ne fut
+guère plus vicieuse que les précédentes, cela eût été difficile, mais
+elle fut plus agréable et plus brillante. Il récompensa Pétrarque de sa
+harangue par un prieuré dans l'évêché de Pise[518]; et, comme il avait
+dans l'esprit toute la pénétration et la culture qui pouvaient lui faire
+apprécier le premier homme de son siècle, il l'admit dans sa familiarité
+et dans son commerce intime. Pétrarque crut pouvoir en profiter pour le
+succès de ses vues sur l'Italie; mais il ne put réussir, même à lui
+inspirer le désir de la voir.
+
+[Note 516: _Fam._, l. IV, ép. 6.]
+
+[Note 517: Il se nommait Pierre Roger, et avait été chancelier de
+France.]
+
+[Note 518: Le prieuré de _Migliarino_.]
+
+Il se délassait du spectacle de cette cour, scandaleux et fatigant pour
+un esprit aussi sage, dans le commerce de ses deux amis, Lello et Louis,
+qu'il nommait toujours Lœlius et Socrate. Il avait revu Laure; le temps,
+la persévérance, la gloire qu'il avait acquise, la lui avaient rendue
+plus favorable. Elle ne le fuyait plus; et lui, plus amoureux que
+jamais, ne cherchait qu'elle dans le monde, ne rêvait qu'a elle dans la
+solitude. Un de ses plus chers amis, _Sennuccio del Bene_, poëte
+florentin, attaché au cardinal Colonne, et qui vivait dans la société de
+Laure, était le confident de ses amours. Mais il n'eut jamais à lui
+confier que des peines, des désirs, de faibles espérances; et, loin de
+s'affaiblir, sa passion semblait s'accroître: et il aimait ainsi depuis
+quinze ou seize ans[519]. Il avait pourtant un autre confident que
+_Sennuccio_, c'était le public, c'était le monde entier, où ses poésies
+avaient rendu célèbre la beauté de Laure, la délicatesse, la durée; et,
+si l'on ose ainsi parler, l'obstination de son amour pour elle. Tous
+les étrangers qui venaient à Avignon voulaient la voir; mais déjà le
+temps lui imprimait quelques unes de ses traces: quelque surprise
+involontaire se mêlait à l'admiration de ceux qui la voyaient pour la
+première fois. Pétrarque était aussi fort changé; mais son cœur était
+toujours le même, et Laure était, à ses yeux, aussi belle et aussi
+touchante que dans la fleur de la jeunesse et dans les premiers temps de
+son amour.
+
+[Note 519: 1343.]
+
+Une mission politique vint l'en distraire pour quelque temps. Le bon roi
+Robert était mort, et n'avait laissé que deux petites filles, dont
+l'aînée, Jeanne, avait été mariée à neuf ans avec André, fils du roi de
+Hongrie, qui n'en avait que six. Il y avait dix ans de ce mariage, et
+les deux jeunes époux, au lieu de prendre du goût l'un pour l'autre,
+avaient conçu une aversion qui eut bientôt des suites funestes et
+terribles. Robert leur avait laissé en mourant un conseil de régence. Le
+pape, seigneur suzerain de Naples, prétendait que le gouvernement du
+royaume lui appartenait pendant la minorité de Jeanne; et ce fut
+Pétrarque qu'il choisit pour aller faire valoir ses droits. Le cardinal
+Colonne, qui avait beaucoup servi à diriger ce choix, en profita, et
+chargea l'envoyé du pape de solliciter la liberté de quelques
+prisonniers injustement détenus dans les prisons de Naples. Pétrarque,
+malgré son aversion pour la mer, prit cette voie, plus courte et plus
+sûre, à cause des brigands qui continuaient d'infester l'Italie. Il
+trouva la cour de Naples remplie d'intrigues et de divisions qui
+présageaient de prochains orages, et gouvernée par un petit moine
+cordelier, sale, débauché, cruel et hypocrite, que le roi de Hongrie
+avait donné pour précepteur à son fils André, et dont je paraîtrais
+former à plaisir le portrait hideux, si je copiais celui qu'en a laissé
+Pétrarque[520]. Ce moine, selon l'esprit des gens de sa robe, s'était
+emparé du gouvernement des affaires; et c'est avec lui qu'un homme tel
+que Pétrarque fut obligé de traiter.
+
+[Note 520: Pour qu'on ne croie pas que j'exagère, voici
+textuellement ce portrait. _Nulla pictas, nulla veritas, nulla fides;
+horrendum tripes animal, nudis pedibus, aperto capite, paupertate
+superbum, marcidum deliciis vidi, homunculum vulsum ac rubicundum,
+obesis clunibus, inopi vix pallio contectum, et bonam corporis partem
+industriâ retegentem, utque in hoc habitu non solum tuos (nempe
+cardinalis Joannis de Columna) sed romani quoque pontificis affatûs,
+velut ex altâ sanctitatis speculâ insolentissimè contemnentem. Nec
+miratus sum: radicatam in auro superbiam secum fert; multum enim, ut
+omnium fama est, arca ejus et toga dissentiunt, etc._ Familiar. l, V,
+ep. 3.]
+
+Il en fut reçu avec une hauteur et une dureté révoltantes. Pendant les
+longueurs de ces deux négociations, il visita de nouveau les environs de
+Naples, avec deux de ses amis, Jean _Barili_ et _Barbato_ de Sulmone. La
+jeune reine, qui peut-être, sans les intrigues qui l'entouraient et les
+mauvais conseils dont elle était obsédée, aurait eu un meilleur sort,
+aimait les lettres. Elle eut quelques conversations avec Pétrarque, qui
+lui donnèrent pour lui beaucoup d'estime. A l'exemple de son grand-père,
+elle se l'attacha par le titre de son chapelain particulier. Mais ni
+cette cour, ni les mœurs qu'il y voyait régner, ne pouvaient lui plaire.
+Une fête où il fut entraîné sans en connaître l'objet, le décida à en
+sortir. Il regardait la cour qui assistait à cette fête en grande pompe,
+et entourée d'un peuple immense. Tout à coup il s'élève de grands cris
+de joie, Pétrarque se détourne: il voit un jeune homme d'une beauté et
+d'une force extraordinaires, couvert de poussière et de sang, qui vient
+expirer presque à ses pieds. C'était un spectacle de gladiateurs.
+L'horreur qu'il en conçut lui fit hâter son départ. Il n'avait
+d'ailleurs pu rien obtenir pour l'élargissement des prisonniers. Quant à
+l'affaire de la régence, sur le compte qu'il en avait rendu au pape,
+Clément VI, après avoir cassé celle que le roi Robert avait établie,
+venait d'envoyer un cardinal légat, pour prendre en son nom le
+gouvernement de Naples, jusqu'à la majorité de la reine. Pétrarque put
+alors quitter cette ville: il partit en détestant la barbarie de ses
+habitants, qui, au lieu des vertus de l'ancienne Rome, n'imitaient que
+sa férocité[521].
+
+[Note 521: _Famil._, l. V, ép. 5.]
+
+Il avait été dangereusement malade à Naples; le bruit de sa mort s'était
+même répandu dans l'Italie: un médecin de Ferrare, qui était aussi
+poëte, se hâta de faire à ce sujet un poëme allégorique et bizarre,
+intitulé: _la Pompe funèbre de Pétrarque_[522]. Cette triste folie
+accrédita si bien le faux bruit de sa mort, qu'en revenant de Naples, il
+fut pris par des hommes crédules pour un spectre ou pour une ombre, et
+que plusieurs eurent besoin, pour le croire vivant, de joindre le
+témoignage du toucher à celui des yeux. Il se rendit sans difficultés
+jusqu'à Parme; mais là, il trouva le pays en feu, les Corrége divisés
+entre eux, en guerre avec les princes voisins[523], et bloqués par une
+armée ennemie; la Lombardie inondée de compagnies d'armes qui y
+mettaient tout au pillage, enfin sa chère Italie en proie aux horreurs
+des guerres de parti, et comme au temps des barbares, couverte de sang
+en de ruines[524]. Il ne pouvait, sans danger, ni rester à Parme, ni en
+sortir. Il préféra ce dernier parti. Ce ne fut qu'avec des risques
+infinis et après des accidents graves, qu'il parvint, pour ainsi dire, à
+s'échapper de l'Italie. Il se revit avec enchantement dans cette ville
+d'Avignon, dont il disait, écrivait et pensait tant de mal, et où il
+revenait toujours. Il se hâta d'aller goûter quelque repos dans son
+Parnasse transalpin, c'est ainsi qu'il nommait sa maison de Vaucluse.
+Son Parnasse cisalpin était à Parme. La ville où habitait Laure, les
+campagnes environnantes où elle se promenait souvent, donnèrent une
+nouvelle ardeur à son amour, et rendirent à sa verve poétique son
+heureuse fécondité.
+
+[Note 522: Ce médecin se nommait Antoine _de' Beccari_. Pétrarque
+était depuis long-temps en liaison avec lui, et ne lui sut point mauvais
+gré de cette plaisanterie; il y répondit même par un sonnet, qui est le
+95e. du _Canzoniere_. La pièce d'Antoine, qu'on appelle communément
+Antoine de Ferrare, se trouve dans le Recueil qui suit _la Bella Mano_,
+éd. de Paris, 1595; elle commence par ce vers:
+
+ _Io ho già letto il pianto de' Romani._]
+
+[Note 523: Azon avait promis de remettre au bout de cinq ans la
+ville de Parme à _Luchino Visconti_, qui lui en avait fait obtenir la
+seigneurie: le terme arrivé, il la vendit au marquis de Ferrare. Cette
+perfidie excita contre lui la haine des _Visconti_, et de leurs alliés
+les _Gonzague_; c'était le sujet de cette guerre peu honorable pour les
+_Corrége_.]
+
+[Note 524: 1344.]
+
+Mais s'il était constant en amour, il avait dans l'esprit une agitation
+qui le portait sans cesse à changer de lieu, et qui peut-être avait pour
+première cause, son amour même. Cette passion, toujours au même degré de
+force, et toujours aussi peu récompensée, lui paraissait peut-être moins
+convenable dans un archidiacre de quarante ans. Plusieurs causes lui
+rendaient le séjour d'Avignon de plus en plus insupportable. Le luxe et
+le désordre des mœurs y étaient au comble: sa fortune n'y avançait
+point, et son plus chaud protecteur lui-même, le cardinal Colonne,
+n'avait encore rien fait pour lui: Ason de Corrége, réconcilié avec
+_Mastino della Scala_, le pressait vivement de revenir. Il prit enfin le
+parti de quitter pour toujours Avignon, Laure et Vaucluse. Il eut mille
+peines à se séparer du cardinal sans rompre leur amitié. En prenant
+congé de Laure, il la vit pâlir, et chancela dans résolutions; mais
+enfin il partit[525], alla directement à Parme, où il resta peu de temps
+pour ses affaires, et de là, s'embarqua sur le Pô; il descendit à
+Vérone, où Azon l'attendait. A peine y était-il établi, que ses
+incertitudes recommencèrent. Ses amis d'Avignon faisaient tous leurs
+efforts pour l'y rappeler. L'un lui peignait la tristesse et les regrets
+de Laure; l'autre le désir que le cardinal Colonne avait de le revoir;
+un troisième, le même vœu formé par le pape, et le soin que ce pontife
+prenait souvent de s'informer de sa santé. Pétrarque résista quelque
+temps, mais il céda, comme il cédait toujours, et revint à Avignon par
+la Suisse.
+
+[Note 525: 1345.]
+
+L'accueil que lui fit Clément VI, fut proportionné à la crainte qu'il
+avait eue de le perdre, et aux progrès de sa renommée qui allait
+toujours croissant. Il voulut le fixer par une faveur plus solide. La
+charge de secrétaire apostolique était vacante, il la lui offrit.
+C'était une place d'intime confiance et de grand crédit, mais laborieuse
+et assujétissante; Pétrarque, qui ne voulait point de chaînes, même
+dorées, la refusa. Ses autres chaînes, celles que son cœur ne pouvait
+briser, devinrent plus légères au moment de son retour. Laure, charmée
+de le revoir, le traita mieux; mais bientôt elle reprit ses rigueurs
+accoutumées, et la lyre de Pétrarque ses chants plaintifs.
+
+Jamais elle ne fut plus fertile que cette année[526]. Les moindres
+bontés de Laure, et ses fréquentes sévérités, ses maladies, ses
+chagrins, les petites querelles qui peuvent exister entre deux amants
+qui se parlent à peine, tout dans cette imagination poétique, devenait
+un sujet pour ses vers. Un hommage public que reçut la beauté de Laure,
+lui en fournit un singulier. Charles de Luxembourg, qui fut peu de temps
+après l'empereur Charles IV, était à Avignon. Parmi les fêtes qu'on lui
+donna, il y eut un bal paré où l'on avait réuni toutes les beautés de la
+ville et de la province. Charles, qui avait beaucoup entendu parler de
+Laure, la chercha dans le bal, et l'ayant aperçue, il écarta, par un
+geste, toutes les autres dames, s'approcha d'elle et lui baisa les yeux
+et le front. Tout le monde applaudit, et Pétrarque, selon sa coutume,
+célébra cet événement par un sonnet[527]. Il avoue, dans le dernier
+vers, que cet acte, un peu étrange, le _remplit d'envie_[528]; le terme
+est doux, pour exprimer un sentiment qui ne devait pas l'être. Il
+fallait, on en conviendra, que l'illusion des priviléges du rang fût
+bien forte, pour qu'un amant pût prendre plaisir à voir un prince jeune
+et galant, imprimer un baiser sur le front et surtout sur les yeux de
+sa maîtresse!
+
+[Note 526: 1346.]
+
+[Note 527: _Real natura, angelico intelletto_, etc.]
+
+[Note 528:
+
+ _M'empiè d'invidia l'atto dolce e strano_,]
+
+Telle était la mobilité du génie de Pétrarque et la souplesse de son
+esprit, qu'il passait rapidement de ses rêveries d'amour à des études
+graves, à des méditations philosophiques et même pieuses. Un voyage
+qu'il fit à la Chartreuse de Moutrieu[529], où son frère Gérard avait
+pris l'habit depuis cinq ans, lui laissa des impressions auxquelles il
+obéit dès qu'il fut de retour à Vaucluse; il y composa un traité _du
+Loisir des Religieux_[530], qu'il envoya aussitôt à ces bons pères, et
+dont l'objet était de leur faire sentir les douceurs et les avantages de
+leur état, comparé à la vie inquiète et agitée des gens du monde[531].
+Que l'état monastique eût des avantages pour ceux qui le professaient,
+quand ils avaient pu vaincre les affections les plus naturelles et les
+plus douces, cela n'a jamais été mis en question; la vraie question
+était de savoir de quelle utilité il pouvait être pour la société civile
+qu'une classe nombreuse d'hommes jouit de tels avantages, en consommant
+une partie considérable de ses produits, sans prendre la moindre part
+aux travaux, aux dangers et aux agitations qu'elle impose. Mais cette
+question est décidée, ou plutôt n'en est plus une depuis long-temps.
+
+[Note 529: 1347.]
+
+[Note 530: _De otio religiosorum_.]
+
+[Note 531: _Mém. pour la Vie de Pétrarque_, t. II, p. 315.]
+
+Un objet plus grand et d'un plus haut intérêt, vint réclamer l'attention
+de Pétrarque. On a vu quels avaient toujours été son amour pour
+l'Italie, son admiration pour Rome, quels étaient ses vœux pour sa
+prospérité et pour sa grandeur. Il crut qu'ils allaient être réalisés
+par un homme qu'il connaissait, et que peut-être il avait entretenu
+autrefois du désir d'une révolution pareille. Parmi les dix-huit
+embassadeurs que la ville de Rome avait envoyés à Clément VI, et du
+nombre desquels avait été Pétrarque, se trouvait un homme obscur, fils
+d'un cabaretier et d'une porteuse d'eau, mais qui s'était donné à
+lui-même une éducation au dessus de son état, et qui, dès sa jeunesse,
+s'était rempli l'imagination des grands auteurs de l'ancienne Rome, et
+de l'étude de ses vieux monuments. On l'appelait _Cola di Rienzi_,
+c'est-à-dire Nicolas, fils de Laurent[532]. Un enthousiasme égal pour
+les mêmes objets, forma entre Pétrarque et lui, réunis dans la même
+embassade, des liens assez étroits d'amitié. Depuis long-temps ils
+s'étaient perdus de vue, lorsque Pétrarque apprit, d'abord par la voix
+de la renommée, et ensuite par les couriers envoyés à la cour d'Avignon,
+que ce Rienzi avait rétabli la liberté romaine, et chassé les nobles qui
+en étaient les tyrans; qu'il avait été revêtu par le peuple d'une
+dictature voilée sous la titre modeste du tribun; que son gouvernement
+s'annonçait par une conduite ferme et des réglements sages; que ses vues
+s'étendaient sur l'Italie entière; que déjà la plupart des villes, et
+même par politique la plupart des princes, lui avaient adressé des
+députations ou des lettres; qu'enfin Rome et l'Italie allaient sortir,
+sous ses auspices, de l'état de trouble, de servitude et d'anarchie où
+elles étaient plongées.
+
+[Note 532: _Filius Laurentii_; par corruption en latin _Rentii_, en
+vulgaire _Renzi_ et _Rienzi_.]
+
+Transporté de joie à ces nouvelles, il écrivit à Rienzi, une lettre
+éloquente, pour le féliciter de ses succès, et l'encourager dans son
+entreprise. Il le défendit avec toute la chaleur et l'énergie de la
+persuasion et de l'amitié à la cour du pape. La première impression y
+avait été celle d'une terreur panique, et malgré les moyens adroits que
+le Tribun avait employés pour se rendre cette cour favorable, il s'en
+fallait beaucoup qu'il obtînt une approbation aussi générale que l'avait
+été la terreur. Bientôt les folies de Rienzi diminuèrent encore le
+nombre de ses partisans, et redonnèrent à ses ennemis plus d'audace.
+Pétrarque les ignorait ou refusait d'y croire, et continuait de
+correspondre avec lui sur le ton de l'amitié, de l'approbation et du
+conseil. Il voulut aller lui-même le diriger et le soutenir. Tous ses
+anciens motifs pour s'établir définitivement en Italie, se présentèrent
+de nouveau à son esprit. Ses amis de Lombardie et de Toscane,
+renouvelèrent leurs instances. Il dit encore une fois adieu à ceux
+d'Avignon, à son Parnasse de Vaucluse, au pape, au cardinal Colonne, à
+sa chère Laure. Il la vit dans un cercle de femmes où elle allait
+ordinairement; elle était sans parure, sérieuse et pensive. Son air
+était plus triste encore qu'à leurs premiers adieux. Son amant ému
+jusqu'aux larmes, se retira sans rien dire, en s'efforçant de les
+cacher. Laure le suivit avec un regard si pénétrant et si tendre, qu'il
+fut toujours gravé dans sa mémoire et dans son cœur. De tristes
+présentiments semblaient dire à l'un et à l'autre qu'ils ne se verraient
+plus.
+
+En arrivant à Gênes, d'où il comptait aller à Florence, Pétrarque apprit
+que son tribun ne faisait plus à Rome, que des folies. Il changea
+d'avis, se rendit à Parme, et des nouvelles plus tristes encore lui
+annoncèrent le massacre de tous les nobles romains et celui de la
+famille presque entière des Colonne, fait par les ordres de Rienzi.
+Cette catastrophe lui causa la plus vive douleur, mais il ne perdait pas
+encore l'espérance de voir Rome libre, et il aurait tout souffert à ce
+prix. Aucune illustre famille, écrivait-il, ne m'est aussi chère dans
+le monde; mais la république; mais Rome; mais l'Italie, me sont encore
+plus chères[533]. Il ne garda cependant pas long-temps l'illusion qui
+lui faisait supporter ce désastre. La chute de Rienzi était inévitable;
+il tomba, et _son œuvre fantastique_, comme l'appelle Villani[534], fut
+renversée avec lui. Pétrarque, tristement détrompé, passa de Parme à
+Vérone. Il y éprouva, le 25 janvier 1348, une secousse de ce terrible
+tremblement de terre dont parlent tous les historiens de ce temps. La
+superstition crut qu'il avait était annoncé par une colonne de feu qu'on
+avait vue à Avignon, environ un mois auparavant sur le palais du pape;
+elle put aussi le regarder comme l'annonce d'une calamité la plus
+terrible, de cette peste affreuse qui, après avoir dévasté l'Asie, et
+ravagé les côtes d'Afrique, apportée de là en Sicile, se répandit cette
+même année en Italie, en Espagne, en France, et changea partout en
+déserts les villes et les campagnes.
+
+[Note 533: _Famil._, l. II, ép. 16. _Nulla toto orbe principum
+familia carior, carior tamen respublica, carior Roma, carior Italia._]
+
+[Note 534: _Per li savi è discreti si disse in fino allora che la
+detta impresa del tribuno era una opera fantastica e da poco durare._
+
+ (L. XII, c. 89.)]
+
+Pendant les premiers mois de cette fatale année, lorsque la peste
+n'avait fait encore que peu de progrès, Pétrarque fit de petits voyages
+à Parme, à Padoue, partout accueilli par l'admiration et par l'amitié.
+De retour à Vérone, il perd plusieurs de ses amis; il apprend que la
+contagion a gagné le Comtat; il se rappelle dans quel état il a laissé
+ce qu'il a de plus cher au monde. Des pressentiments funestes, des
+songes lugubres, de continuelles terreurs l'agitent. L'esprit toujours
+tendu sur Avignon, l'âme élancée, pour ainsi dire, vers son malheur, il
+voudrait hâter les courriers; mais les communications sont rompues, les
+courriers n'arrivent qu'avec d'insupportables lenteurs. Le 19 mai, il
+espérait encore; et depuis plus de quarante jours l'objet de tant
+d'espérances et de tant de craintes n'était plus. Laure était morte, le
+6 avril, environnée à ses derniers moments de ses parentes, de ses
+amies, qui bravaient, pour lui rendre ces tristes devoirs, l'effrayante
+contagion dont elle mourait victime, tant elle était bonne et aimable
+pour elles, tant elle avait su s'en faire aimer! Par une fatalité
+singulière, elle mourut dans le même mois, le même jour et à la même
+heure que Pétrarque l'avait vue pour la première fois. Que devint-il à
+cette affreuse nouvelle? Personne n'a entrepris de le peindre; mais le
+reste de sa vie prouve quelle fut sa douleur; il ne cessa, jusqu'à la
+fin, de s'occuper de Laure. Ses souvenirs, ses regrets, ses chants s'en
+nourrirent sans cesse. Il perdit avec elle ce qui lui restait de goût
+dans le monde; il en prit un plus vif pour la retraite et pour la
+solitude, où il pouvait ne s'entretenir que d'elle, et où il la
+retrouvait toujours.
+
+On voudrait connaître l'objet d'une passion si constante; on désirerait
+pouvoir se le représenter sous des traits sensibles, et il n'est point
+d'imagination qui n'essaie de s'en tracer le portrait; mais
+l'imagination peut s'en épargner les frais. Ce portrait est répandu dans
+des poésies où il est à l'abri du temps et des siècles. En le
+dépouillant de ses ornemens, ou, si l'on veut, de ses exagérations
+poétiques, et ne laissant que ce qui paraît être l'exacte vérité, on
+voit que Laure était une des plus aimables et des plus belles femmes de
+son temps. Ses yeux étaient à-la-fois brillants et tendres, ses sourcils
+noirs et ses cheveux blonds; son teint blanc et animé, sa taille fine,
+souple et légère: sa démarche, son air avaient quelque chose de céleste.
+Une grâce noble et facile régnait dans toute sa personne. Ses regards
+étaient pleins de gaîté, d'honnêteté, de douceur. Rien de si expressif
+que sa physionomie, de si modeste que son maintien, de si angélique et
+de si touchant que le son de sa voix. Sa modestie ne l'empêchait pas de
+prendre soin de sa parure, de se mettre avec goût, et lorsqu'il le
+fallait avec magnificence. Souvent l'éclat de sa belle chevelure était
+relevé d'or ou de perles; plus souvent elle n'y mêlait que des fleurs.
+Dans les fêtes et dans le grand monde, elle portait une robe verte
+parsemée d'étoiles d'or, ou une robe couleur de pourpre, bordée d'azur
+semé de roses, ou enrichie d'or et de pierreries. Chez elle, et avec ses
+compagnes, délivrée de ce luxe, dont on faisait une loi dans des cercles
+de cardinaux, de prélats et à la cour d'un pape, elle préférait, dans
+ses habits, une élégante simplicité.
+
+Avec tout ce qui inspire les désirs, Laure avait ce qui les contient et
+ce qui imprime le respect. Ses yeux semblaient purifier l'air autour
+d'elle, et rien que de chaste comme elle n'aurait osé l'approcher. Elle
+n'était pourtant pas insensible. Sa pâleur, sa tristesse quand son amant
+s'éloignait d'elle, quelques mots, quelques doux reproches dont on voit
+les traces dans les vers de Pétrarque, et quelques particularités que
+l'on peut recueillir dans ses autres ouvrages, le prouvent assez; mais
+jamais l'impression qu'un si long amour, des soins si soutenus et si
+tendres, firent sur son cœur, ne coûtèrent rien à sa sagesse. Tout
+l'esprit naturel que peut avoir une femme, toute l'adresse qu'elle peut
+employer pour retenir en même temps qu'elle enflamme, pour alimenter
+l'espérance sans donner des droits, elle sut en faire usage; et c'est
+ainsi qu'elle parvint à captiver, pendant vingt ans, le plus grand génie
+et l'homme le plus passionné de son siècle.
+
+J'ai déjà dit que la pureté de ce sentiment a trouvé un grand nombre
+d'incrédules. Ajoutons que malheureusement elle en doit trouver plus que
+jamais. Les preuves en sont pourtant irrécusables; mais pour les
+connaître il faut lire, ce qui fatigue beaucoup d'esprits; et pour les
+admettre il faut avoir en soi l'amour du beau et de l'honnête, devenu
+plus rare encore que le goût de la lecture et de l'étude. On avait cru
+que la corruption des mœurs était au comble quand on parvint à jeter du
+ridicule sur la vertu; il était cependant encore un degré de plus à
+atteindre: on ne prend la peine de se moquer que de ce qui existe, et la
+vertu a cessé d'être un ridicule aux yeux du monde, en devenant pour lui
+un être de raison. Il est vrai qu'il ne s'agit pas seulement ici de
+croire à une affection vertueuse et délicate, mais au sacrifice absolu
+des penchants que la nature donne, que l'on peut combattre sans doute,
+mais que l'on est plus sûr de vaincre dans l'absence des passions et
+dans le silence du cœur, que dans cette fermentation des sens, source
+première et compagne presque toujours inséparable de l'amour. Ce ne
+serait pas faire injure à la noblesse de cette passion et à sa pureté,
+que d'examiner ce qui put la maintenir si long-temps dans des bornes si
+aisées à franchir; on pourrait rechercher ce qui la rend vraisemblable,
+sans l'admirer, sans la respecter moins, et l'expliquer ne serait pas
+l'avilir; mais ces explications pourraient nous mener loin, et
+conviendraient d'ailleurs moins ici que dans un cours de philosophie
+morale. Tenons-nous-en donc à deux faits, qui peut-être font
+disparaître de cet amour une partie de ce qu'il y a de romanesque et de
+merveilleux, mais qui, en le ramenant au vrai, le rendent aussi plus
+croyable.
+
+Laure avait un mari dont son cœur n'avait pas fait choix; mais cette
+union lui imposait des devoirs: non-seulement elle était mère, mais, par
+une fécondité peu commune, elle le fut onze fois, et neuf de ses enfants
+lui survécurent. Il ne manquait à la prospérité de son hymen que
+l'amour; et si celui de Pétrarque toucha son cœur, il est aisé de
+concevoir comment, parmi tant de soins domestiques, et de si fréquentes
+épreuves pour sa santé, elle ne permit à ce sentiment de lui offrir que
+les seules consolations dont elle eût besoin. Pétrarque était libre; la
+licence des mœurs de ce siècle ne faisait pas regarder comme un obstacle
+aux jouissances les fonctions ecclésiastiques dont il était revêtu. Son
+tempérament le portait aux plaisirs de l'amour, comme la sensibilité de
+son âme le rendait susceptible de ses plus douces émotions. Quelque
+délicate que soit dans toutes ses poésies l'expression de son amour, on
+voit que si Laure lui eût permis quelques espérances, il les eût portées
+très-loin: un sentiment purement platonique ne donne point les
+agitations et le trouble où on le voit sans cesse plongé. Si l'on peut
+croire que, dans ses vers, c'était plutôt la chaleur de l'imagination
+que le désordre des sens et les tourmentes du cœur qui lui dictaient
+des expressions si passionnées, qu'on lise ses lettres et ses autres
+œuvres latines; on y verra que partout et à tout propos, du ton le plus
+sérieux et le plus sincère, il se plaint de ces combats qu'il éprouve,
+de ces mouvements impétueux qui le bouleversent, et de ces feux qui le
+consument.
+
+Enfin, il le faut avouer, il chercha, sinon un remède, au moins une
+diversion à cette passion si impérieuse et si violente, dans quelques
+liaisons passagères dont il rougissait sans doute, puisque nulle part il
+n'en a nommé les objets, quoiqu'il parle, dans plusieurs endroits de ses
+lettres, de deux enfants naturels qui en avaient été le fruit. Je sais
+ce qu'en lisant ceci on en peut tirer d'avantages, et contre Pétrarque,
+et en général contre les hommes; je ne défendrai ni sa cause ni la
+nôtre; et c'est encore une question à renvoyer au cours de philosophie
+morale. Mais que conclure de ces faits? que Laure ne lui permit jamais,
+qu'il ne se permit jamais avec elle que l'expression d'un amour pur; que
+cet amour fit quelquefois le tourment, mais encore plus le bonheur comme
+la gloire de sa vie; que ce fut, comme il l'avoue cent fois, ce qui le
+retira des sentiers du vice, et ce qui le maintint dans le chemin de la
+vertu; que s'il eut la faiblesse de céder à l'entraînement des sens, à
+celui de l'exemple, et peut-être à d'autres séductions, il se releva
+toujours, soutenu comme il l'était, par un sentiment qui ne pouvait
+admettre long-temps ce bas et impur alliage; qu'enfin si l'on refusait
+de croire à une passion de vingt années, exempte d'erreurs et de désirs
+vulgaires, ces erreurs et ces désirs dirigés vers un autre objet,
+doivent lui concilier plus de croyance; mais que dans un amour si
+constant, exprimé avec tant d'élévation et tant de charme, avec des
+couleurs si vives, si fort au-dessus des conceptions ordinaires, si
+dignes d'un objet céleste et presque divin, il reste encore, malgré ces
+faiblesses, un phénomène du génie et du cœur qui dut remplir d'un noble
+orgueil l'âme de Laure, et que lui envieront sans doute à jamais toutes
+les femmes aimables, fières et sensibles.
+
+
+
+SECTION DEUXIÈME.
+
+_Depuis 1348 jusqu'à la mort de Pétrarque. Son influence sur l'esprit de
+son siècle et sur la renaissance des lettres._
+
+
+Pétrarque pleurait depuis deux mois la mort de Laure, quand une autre
+perte douloureuse lui fit verser de nouvelles larmes. Le cardinal
+Colonne, son protecteur et son ami, mourut à Avignon[535], soit de la
+peste, qui emporta cette année cinq cardinaux, soit des suites du
+profond chagrin que lui donna la catastrophe ou sa famille presque
+entière avait péri. De toute cette famille, peu de temps auparavant si
+nombreuse et si puissante, il ne restait donc plus que le vieux Étienne
+Colonne. Ainsi se vérifia une prédiction singulière de ce vieillard,
+dont Pétrarque nous a conservé le souvenir. Plus de dix ans auparavant,
+Étienne s'entretenait librement avec lui à Rome, sur ses affaires
+domestiques, sur les guerres dans lesquelles il s'était engagé avec les
+Ursins, et qui pouvaient être, après sa mort, pour sa famille, un
+héritage de haines, de querelles et de dangers. Après s'être expliqué
+franchement sur tous les autres points: «Quant à ma succession,
+ajouta-t-il, en regardant fixement Pétrarque, et les yeux mouillés de
+larmes, je voudrais, je devrais en laisser une à mes enfants; mais les
+destins en ont disposé autrement. Par un renversement de l'ordre de la
+nature, que je ne saurais trop déplorer, c'est moi, c'est ce vieillard
+décrépit que vous voyez, qui héritera de tous ses enfants[536].» Il ne
+leur survécut pas de beaucoup, et mourut lui-même peu de temps après.
+
+[Note 535: 1348.]
+
+[Note 536: _Famil._, l. VIII, ép. I.]
+
+La mort du cardinal Colonne dispersa les amis que Pétrarque avait encore
+auprès de lui. Socrate resta à Avignon, d'où il fit de nouveaux efforts
+pour y rappeler son ami. Un Romain, nommé Luc Chrétien, à qui Pétrarque
+avait résigné son canonicat de Modène, quand il fut fait archidiacre de
+Parme, et Mainard Accurse, descendant du fameux jurisconsulte de
+Florence, retournèrent en Italie pour le voir et s'arranger avec lui sur
+le plan de vie qu'ils devaient suivre[537]. Le jour qu'ils arrivèrent à
+Parme, il en était parti pour un petit voyage à Padoue et à Vérone.
+Pétrarque, de retour au bout d'un mois, apprit avec un vif regret
+l'occasion qu'il avait manquée; il leur députa un de ses domestiques,
+qu'il vit bientôt revenir avec les nouvelles les plus affreuses. En
+approchant de Florence, ils avaient été assassinés par des brigands.
+Mainard Accurse était mort, et Luc était mourant de ses blessures. Ces
+brigands étaient des bannis de Florence, soutenus par les Ubaldini,
+maison ancienne et puissante, qui possédait, près de Mugello, plusieurs
+forteresses dans l'Apennin. Ils y donnaient retraite aux bandits,
+favorisaient leurs voleries, et partageaient avec eux le butin[538].
+Pétrarque, pénétré de douleur, écrivit une lettre véhémente aux prieurs
+et au gonfalonnier de la république, pour leur demander vengeance de cet
+assassinat. Il l'obtint. Les Florentins envoyèrent contre les Ubaldini
+et leurs brigands, une armée qui fit le dégât sur leurs terres, et prit
+en moins de deux mois leurs châteaux. Ainsi, la Toscane dut sa
+tranquillité aux réclamations éloquentes d'un de ses concitoyens encore
+banni de son sein, ou du moins fils d'un banni, et à qui les biens de sa
+famille n'avaient pas encore été rendus.
+
+[Note 537: 1349.]
+
+[Note 538: _Mém. pour la vie de Pètr._, t. III, l. IV, p. 20.]
+
+D'autres intérêts, des pertes plus sensibles l'occupaient. A celles
+qu'il avait déjà faites, se joignit, cette même année, la mort de
+plusieurs de ses anciens et de ses nouveaux amis. Parmi les anciens, il
+pleura surtout le bon _Sennuccio del Bene_, le plus intime confident de
+ses amours. Il voyagea dans la Lombardie pour se distraire et pour se
+serrer, en quelque sorte, auprès des amis qui lui restaient. Le vieux
+Louis de Gonzague, seigneur de Mantoue, l'appelait depuis long-temps à
+sa cour. Il y alla passer quelques moments dont il profita pour visiter
+le petit village d'Andès, caché aujourd'hui sous le nom obscur de
+_Pietola_, mais qui sera célèbre, dans tous les temps, par la naissance
+de Virgile. Parmi ces chagrins et ces distractions, un grand objet
+revenait souvent à sa pensée: c'était le sort de l'Italie, toujours
+déchirée par les guerres que s'y faisaient de petits princes, dont aucun
+ne devenait assez puissant pour en fixer la destinée. Depuis la chute de
+Rienzi, à qui il ne s'était attaché que dans cette espérance, Pétrarque
+n'en conçut une nouvelle que lorsqu'il crut Charles de Luxembourg
+disposé à descendre en Italie. La bonne intelligence de cet empereur
+avec le pape, le rendait propre à réunir le parti Guelfe au parti
+Gibelin; Pétrarque lui écrivit à ce sujet une lettre remplie d'art,
+d'éloquence et de force[539]. Charles IV y répondit, mais, ce qui n'est
+pas encourageant pour les hommes le plus en état de donner aux princes
+les conseils qu'il leur importerait le plus de suivre, il n'y répondit
+que trois ans après.
+
+[Note 539: 1350. Cette lettre est imprimée dans l'édition de Bâle,
+1581, page 531, non parmi les épîtres, mais sous ce titre particulier:
+_De pacificandâ Italiâ exhortatio_.]
+
+Un grand mouvement, non pas politique, mais religieux, se dirigeait
+alors vers Rome. Le jubilé de 1350 y était ouvert. Pétrarque y voulut
+aller, soit pour gagner les indulgences, soit pour revoir le théâtre de
+son triomphe poétique, ou simplement pour obéir à cette inquiétude
+naturelle que le portait sans cesse à changer de lieu. Il partit de
+Parme, et se dirigea par la Toscane: il entra pour la première fois à
+Florence, où le temps de la justice n'était pas encore venu pour lui,
+mais où il avait à voir ce qui partout l'intéressait le plus, des amis.
+Un homme presque aussi célèbre que lui dans la littérature de ce siècle,
+Jean Boccace était du nombre. Il était plus jeune de neuf ans. Ils
+s'étaient connus à Naples, où des rapports de goûts, d'objets d'étude et
+de caractère les avaient liés. Ils resserrèrent à Florence les nœuds de
+leur amitié, qui dura autant que leur vie.
+
+Dans la route de Florence à Rome, que Pétrarque faisait à cheval, il
+éprouva un accident[540] qui le retarda de quelques jours, et le retînt
+au lit pendant plusieurs autres, après qu'il y fut arrivé. Sa pieuse
+impatience souffrait beaucoup de ces retards. Elle était en lui
+très-réelle. Il s'était disposé avec autant de sincérité que d'ardeur, à
+tirer tout le fruit possible de cette institution alors nouvelle[541],
+qui attirait à Rome un prodigieux concours; le fruit principal qu'elle
+eut pour lui eût été plus miraculeux quelques années auparavant, lorsque
+Laure, encore vivante, et toujours aimée, le rendait plus difficile à
+obtenir. Ce fut alors, pour me servir de ses expressions, que Dieu lui
+fit la grâce de le délivrer tout-à-fait de ce goût pour les femmes qui
+l'avait si fortement tyrannisé depuis sa jeunesse. Mais au reste, à en
+juger par les paroles méprisantes dont il se sert, et que je me garderai
+bien de traduire[542], il n'était ici question ni de cet amour pur,
+angélique, et presque surnaturel, dont Laure voulut être aimée, ni même
+de cet amour conforme à la fois et à la faiblesse humaine, et au goût
+des âmes délicates, où l'on se donne tout entier l'un à l'autre, où les
+plaisirs du cœur épurent et ennoblissent d'autres plaisirs. La grâce
+qu'il obtint n'eut pour objet que ce penchant vague et général, qui
+conduit plutôt au libertinage qu'à l'amour, et dont nous avons vu que
+l'amour même ne l'avait pas toujours garanti. Quoi qu'il en soit, c'est
+au jubilé que Pétrarque attribue cette révolution qui se fit en lui,
+mais dans laquelle, sans qu'il le dise, le progrès de l'âge aida
+peut-être un peu la grâce.
+
+[Note 540: Le cheval d'un vieil abbé qui marchait à sa gauche,
+voulant frapper le sien, détacha un coup de pied qui atteignit Pétrarque
+au-dessous du genou; la plaie qu'il lui avait faite s'envenima; il fut
+obligé de s'arrêter trois jours à Viterbe, et eut ensuite beaucoup de
+peine à se traîner jusqu'à Rome.]
+
+[Note 541: On croit qu'elle eut pour origine le souvenir des jeux
+séculaires de l'ancienne Rome. De siècle en siècle, il se trouvait
+toujours quelques gens attachés aux anciens usages, qui se rendaient à
+Rome, parce que d'autres s'y étaient rendus un siècle auparavant. En
+1300, Boniface VIII accorda de grandes indulgences à tous les fidèles
+qui iraient pendant cette année, _et toutes les centièmes années
+suivantes_, visiter l'église du prince des apôtres. Le gain que les
+Romains y firent, les engagea à obtenir de Clément VI que le terme fût
+réduit à cinquante ans. Ce fut alors qu'ils donnèrent à cette
+institution, qui était un sujet de jubilation pour eux, le nom de
+jubilé. Urbain VI trouva une nouvelle raison pour le réduire à
+trente-trois ans, c'est que J.-C. avait passé ce nombre d'années sur la
+terre; et Paul II, eu égard à la fragilité humaine, ordonna qu'il serait
+ouvert tous les vingt-cinq ans. (_Mém. pour la Vie de Pétrarque_, t.
+III, p. 76 et 77.)]
+
+[Note 542: _Pestis illa..... ea fœditas_. (_Senil._, l. VIII, ép.
+I.)]
+
+Il revint à Florence, en passant par Arezzo, lieu de sa naissance, où il
+fut reçu avec tous les honneurs dus à son mérite et à sa renommée. Une
+des choses qui le flatta le plus, fut d'être conduit, sans s'en douter,
+par les principaux de la ville, à la maison où il était né, et
+d'apprendre d'eux, que le propriétaire avait voulu plusieurs fois y
+faire des changements, mais que la ville s'y était toujours opposée,
+exigeant que l'on conservât dans le même état, le lieu sacré par sa
+naissance[543]. De Florence, il se rendit à Padoue[544]. Un nouveau
+chagrin l'y attendait. Jacques de Carrare en était maître; c'était un
+des seigneurs les plus aimables, et qui témoignait à Pétrarque le plus
+d'amitié: c'était auprès de lui qu'il revenait, et, en arrivant, il
+apprit sa mort. Jacques de Carrare venait d'être assassiné dans son
+palais, par un de ses parents[545], qu'il y avait élevé et nourri.
+Quelque aversion que ce crime donnât à Pétrarque pour le séjour de
+Padoue, il y resta encore quelque temps. Il y était trop près de Venise,
+pour qu'il n'allât pas quelquefois dans cette ville qu'il appelait _la
+merveille_ des cités. Il y fit connaissance et bientôt amitié avec le
+célèbre doge André Dandolo, brave guerrier, habile politique, homme
+distingué dans les lettres, et chef d'une république dont il fut le
+premier historien[546]. La guerre était alors prête à éclater entre
+Venise et Gênes. Pétrarque, qui voyait dans cette guerre la perte de
+l'une ou de l'autre république, et de nouveaux malheurs pour l'Italie,
+écrivit au doge, son ami, et réunit dans sa lettre, tous les motifs qui
+pouvaient engager les Vénitiens à la paix. Dandolo loua beaucoup, dans
+sa réponse, l'éloquence de Pétrarque; mais malheureusement pour lui et
+pour Venise, il ne suivit point son conseil.
+
+[Note 543: Ces attentions délicates seraient dignes d'un siècle où
+la civilisation serait plus perfectionnée; ou peut-être nous
+exagérons-nous la grossièreté de ce siècle et la civilisation du nôtre.]
+
+[Note 544: 1352.]
+
+[Note 545: Il se nommait Guillaume; c'était un fils naturel de son
+cousin Jacques Ier.]
+
+[Note 546: Voy. ci-dessus, p. 303.]
+
+En rompant tout commerce avec les femmes, Pétrarque n'avait pas fait vœu
+de se priver du souvenir de Laure. Il la pleurait, et consacrait ses
+regrets dans des poésies où l'on trouve souvent l'accent d'une douleur
+vraie, quoique toujours ingénieuse, et où la voix de l'imagination se
+fait toujours entendre avec celle du cœur. Le 6 avril de cette année,
+se rappelant que ce jour revenait pour la troisième fois depuis la mort
+de Laure, il fixa dans un vers plein de sentiment, ce funeste
+anniversaire. «Ah! dit-il, qu'il était beau de mourir il y a aujourd'hui
+trois ans[547].» Mais ce jour-là même, il reconnut qu'il était heureux
+de vivre encore, et qu'il lui restait à goûter quelques plaisirs. Il
+reçut un message de Florence, qui le rétablissait dans ses biens et dans
+ses droits de citoyen.
+
+[Note 547:
+
+ _O che bel morir era oggi è'l terzo anno!_
+
+C'est le dernier vers du sonnet:
+
+ _Nell'età sua più bella e più fiorita_, etc.]
+
+Pour ajouter la grâce à la justice, on avait chargé l'amitié de ce
+message. C'était Boccace qu'on avait député vers Pétrarque, et qui
+venait reconquérir un citoyen et féliciter un ami. Le sénat désirait de
+plus, qu'il voulût être directeur de l'Université qu'on venait de fonder
+à Florence. Le désir de réparer par tous les moyens reproductifs, les
+ravages affreux de la peste, avait fait imaginer cette fondation. Celui
+de l'illustrer dès sa naissance, avait fixé les esprits sur Pétrarque,
+et c'est ce qui avait fait prononcer son rappel. Son message et son
+objet le remplirent de joie: maïs il ne voulut point accepter l'honneur
+qu'on lui offrait, et au lieu de s'aller engager dans des soins si peu
+compatibles avec ses habitudes et ses goûts, il tourna toutes ses
+pensées vers sa douce et libre retraite de Vaucluse, où ses livres,
+écrivait-il, l'attendaient depuis quatre ans. Il y arriva vers la fin de
+juin. C'était le temps où les beautés de la nature l'invitaient le plus
+à s'y fixer; mais le devoir l'appelait à la cour pontificale, et, après
+un mois de repos, il quitta pour le tumulte et les scandales d'Avignon,
+l'innocente paix de Vaucluse.
+
+Le goût de Clément VI, pour le luxe et les plaisirs, semblait aller en
+augmentant. La vicomtesse de Turenne, sa maîtresse, donnait le ton aux
+femmes pour la parure et pour la conduite. Le pape recevait des rois à
+sa cour, et leur donnait des fêtes; il faisait des cardinaux de dix-huit
+ans; il en faisait, dit l'historien Mathieu Villani, de si jeunes et
+d'une vie si dissolue, qu'il en résulta des choses d'une grande
+abomination[548]. Parmi tout ce désordre, on traitait, comme dans toutes
+les cours, de grandes affaires. Celles de Rome n'en allaient pas mieux
+depuis la chute de Rienzi. Rome ne pouvait plus être ni libre ni
+soumise. L'anarchie et les désordres qu'elle entraîne, étaient au comble
+dans les murs et hors des murs. Les assassinats et les brigandages
+étaient impunis: les nobles les favorisaient et retiraient, comme ceux
+de Toscane, les assassins et les brigands dans leurs châteaux. Le pape
+voulant mettre fin à ces désordres, nomma une commission de quatre
+cardinaux pour en chercher les moyens. Pétrarque fut consulté. Rendre au
+peuple romain ses anciens droits, humilier l'orgueil des nobles, exclure
+du sénatoriat et des autres charges, les étrangers; enfin établir la
+république sur les lois de la justice et de l'égalité, tels furent les
+conseils qu'il développa dans une des plus belles lettres qui se soient
+conservées de lui[549]; on ignore s'ils convinrent beaucoup aux
+cardinaux et au pape; mais le peuple de Rome ne laissa pas le temps de
+les suivre. Il se réveilla encore une fois, choisit un nouveau chef
+nommé Jean Cerroni; et comme les droits du pape furent assez bien
+conservés dans cette révolution qui ne coûta pas une goutte de sang;
+comme elle terminait à la fois les troubles de Rome, et les
+incertitudes de Clément VI, qui d'ailleurs était malade, il y donna son
+approbation, et il n'est pas douteux que Pétrarque y donna aussi la
+sienne.
+
+[Note 548: _Math. Villani_, l. II, c. 43.]
+
+[Note 549: Elle n'est point imprimée dans la grande édition de ses
+œuvres; mais elle se trouve dans le manuscrit de la Bibliothèque
+impériale, n°. 8568. L'abbé de Sade l'a traduite dans ses Mémoires, t.
+III, p. 157 et suiv.; elle est datée du 19 novembre.]
+
+Cette maladie du pape, fut pour notre poëte, la source de quelques
+démêlés qu'il eut avec la faculté de médecine, avec qui l'on prétend
+qu'il ne faut jamais être ni trop bien ni trop mal. Clément VI avait le
+malheur, je ne dirai pas de croire à la médecine; mais de consulter à la
+fois un grand nombre de médecins; Pétrarque, à qui tout fournissait des
+sujets de discussion et d'éloquence, lui écrivit sur cet objet, après en
+avoir reçu la permission du S. Père. Il n'épargna pas les ridicules que
+se donnaient les médecins de son temps; le S. Père n'eut pas la
+discrétion de le leur cacher. Ils se déchaînèrent avec fureur contre
+Pétrarque. Une controverse pleine d'aigreur et d'injures en fut la
+suite, et la plume de l'amant de Laure s'abaissa jusqu'au ton de ses
+adversaires. Plusieurs de ses pièces se sont heureusement perdues. Il en
+reste une beaucoup trop longue, qu'on est réduit à regretter qui n'ait
+pas eu le sort des autres. Elle porte le titre d'_Invectives_ qu'elle ne
+justifie que trop[550].
+
+[Note 550: Elle est divisée en quatre livres, et n'occupe pas moins
+de trente pages dans la grande édition de Bâle, 1581, in-fol°., où elle
+est intitulée: _Contra medicum quemdam_, lib. IV. (Voyez p.
+1087--1117.)]
+
+Vaucluse calmait l'humeur de Pétrarque, ou plutôt remettait son esprit
+et son caractère dans leur assiette naturelle, dont le bruit de la cour
+et l'agitation des affaires les faisaient sortir. Il s'y réfugiait dès
+qu'il avait quelques moments de liberté. L'image de Laure était pour lui
+une compagnie triste, mais douce, et son souvenir bannissait les
+sentiments haineux, comme autrefois sa présence faisait taire ceux qui
+n'étaient pas aussi purs qu'elle. C'est au printemps de cette année
+qu'on fixe l'époque de plusieurs sonnets où il s'entretient de sa
+douleur au milieu des images champêtres si propres à la renouveler et à
+l'adoucir tout à la fois. C'est là aussi que reprenant, dans la querelle
+où il se trouvait engagé, le ton qui convenait à l'élévation de son
+génie, réduit à faire son apologie, mais voulant la faire sur un ton qui
+en garantît le succès et la durée, il écrivit son _Epitre à la
+Postérité_, qui contient les principaux événements de sa vie, et qui,
+plus heureuse que d'autres lettres qui ont porté le même titre, est
+arrivée à son adresse[551]. De Vaucluse, il s'entretenait avec ses amis
+d'Italie; son âme, faite pour les sentiments tendres, ne pouvait presque
+passer un jour sans ces épanchements de l'amitié. Il leur prodiguait ou
+les conseils de la philosophie, ou ses douces consolations; il les
+réconciliait entre eux lorsqu'ils étaient en mésintelligence. Quoique
+relégué en deçà des Alpes, il exerçait jusqu'à la pointe de l'Italie
+cette autorité bienfaisante. La cour de Naples avait été cruellement
+agitée depuis dix ans qu'il n'y avait paru. On y avait vu un roi
+assassiné; la jeune reine, la fille du bon roi Robert plus que
+soupçonnée d'avoir trempé dans cet attentat; ses états envahis, sa
+personne menacée par le roi de Hongrie, armé pour la vengeance de son
+frère; Jeanne fugitive en Provence, mise en cause devant la cour
+pontificale; réduite à y prouver que tout s'était passé par les suites
+d'un sortilége qui l'avait forcé d'avoir pour son mari une aversion
+invincible; rétablie dans ses états avec Louis de Tarente, première
+cause de son crime, et devenu son époux, enfin rentrant à Naples et
+couronnée solennellement avec lui.
+
+[Note 551: M. Baldelli ne veut pas que l'Épître à la postérité ait
+été écrite alors; il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, après
+que Pétrarque eût fait une autre invective, en réponse à un Français qui
+l'avait attaqué. (_V. le sommario cronologico_, à la fin de son ouvrage,
+p. 319.) Sa raison paraît très bonne, et je m'y étais d'abord rendu.
+Mais, après un plus mûr examen, je suis revenu à l'opinion commune, et
+j'ai rétabli ce passage que j'avais d'abord effacé. Je dirai ailleurs
+mes motifs qu'il serait trop long de déduire ici.]
+
+Un Florentin, homme de naissance et d'un mérite au-dessus du commun,
+Nicolas Acciajuoli, qui avait été en grande faveur auprès du roi Robert,
+et fait par lui gouverneur de Louis de Tarente, avait servi, encouragé,
+soutenu son élève dans ces circonstances fortes au niveau desquelles le
+caractère de ce jeune prince ne se trouvait pas. Louis, qui lui devait
+la couronne, l'en paya par le plus haut crédit et par sa première
+dignité du royaume, dont il le fit grand sénéchal. Boccace et d'autres
+Florentins avaient mis en correspondance Acciajuoli et Pétrarque. Leur
+liaison s'était resserrée à la cour d'Avignon. Pétrarque, porté
+d'inclination pour la reine, et sans doute ne la croyant pas coupable,
+avait pris beaucoup de part à cet heureux événement. Il en avait
+félicité le grand sénéchal, en lui donnant pour son jeune roi les
+conseils d'une morale élevée et d'une sage politique[552], lorsqu'il
+apprit qu'Acciajuoli s'était brouillé avec un seigneur napolitain avec
+lequel il avait lui-même, de plus anciennes liaisons d'amitié: c'était
+Jean Barrili, qui avait été, dans la cérémonie de son couronnement à
+Rome, le représentant du roi Robert. Pétrarque sachant que cette rupture
+était la suite d'un malentendu, et que de tels hommes n'avaient besoin
+que de se revoir pour s'entendre, imagina pour les rassembler de leur
+écrire une lettre _à tous les deux ensemble_, qui ne pouvait être
+ouverte et lue qu'en commun; elle contenait des raisons auxquelles ni
+l'un ni l'autre ne put résister. Leur ami était en quelque sorte au
+milieu d'eux; il ne leur parla pas en vain; ils s'embrassèrent, et tout
+fut oublié.
+
+[Note 552: _Epist. Variar._ 10.]
+
+Pétrarque prit alors quelque part à une affaire singulière par sa
+nature, et surtout par son dénoûment. Rienzi, errant depuis quatre ans
+dans plusieurs cours, après un grand nombre d'aventures, fut enfin livré
+au pape par l'empereur Charles IV. Jeté dans les prisons de Prague, et
+de là conduit dans celles d'Avignon sous bonne escorte, le pape chargea
+trois cardinaux d'instruire son procès. Rienzi demanda à être jugé
+suivant les lois. Il ne put l'obtenir. Pétrarque, justement indigné de
+ce déni de justice, écrivit au peuple romain une lettre gui est imprimée
+parmi les siennes[553], quoiqu'il n'osât pas la signer, et par laquelle
+il presse ses concitoyens d'intervenir dans cette affaire; on ne voit
+pas que le peuple ait ni répondu ni agi; mais tout-à-coup un bruit se
+répandit à Avignon que Rienzi, qui de sa vie n'avait peut-être fait un
+seul vers, était un grand poëte. On regarda comme un sacrilége d'ôter
+la vie à un homme d'une _profession sacrée_[554]; il dut son salut à
+cette erreur bizarre; il lui dut au moins d'être plus doucement traité
+dans sa prison, et d'être réservé à de nouvelles aventures; il l'était
+aussi à une mort tragique, mais qu'il devait recevoir dans Rome, et
+revêtu, avec le consentement du pape, de cette même dignité de tribun
+qui faisait alors son crime.
+
+[Note 553: C'est la quatrième des épîtres _sine titulo_.]
+
+[Note 554: Cicéron, _pro Archia poeta_.]
+
+Plusieurs cardinaux qui aimaient Pétrarque, et surtout ceux de Boulogne
+et de Taillerand, conspirèrent contre sa liberté en s'occupant de sa
+fortune. Ils firent tous leurs efforts pour qu'il acceptât la place de
+secrétaire apostolique que Clément VI lui offrait pour la seconde fois.
+Après avoir épuisé toutes ses défenses, il saisit celle que lui
+fournissait le seul défaut que ses puissants amis prétendissent trouver
+en lui; c'était l'élévation de son style qui ne s'accordait pas,
+avouaient-ils, avec l'humilité de l'église romaine. Rien de plus aisé,
+selon eux, que de se corriger de ce défaut, et de s'abaisser jusqu'au
+style des bulles et de la chancellerie. Il consentit à un essai; mais au
+lieu de s'abaisser, il déploya les ailes de son génie, et prit un vol si
+haut qu'il échappa, pour ainsi dire, aux regards de ceux qui voulaient
+le rendre esclave, et qu'ils renoncèrent au projet de l'asservir.
+
+C'était toujours à Vaucluse qu'il se réfugiait pour être libre. Il y
+apprit bientôt la mort de Clément VI et l'élection d'Innocent VI son
+successeur[555]. C'était encore un pape français, et qui ne pouvait par
+conséquent avoir le vœu de Pétrarque, toujours occupé du désir de voir
+rétablir à Rome la cour romaine. Innocent VI avait encore un grand tort
+à ses yeux. Il était ignare et non lettré, au point qu'il avait adopté
+l'opinion d'un vieux cardinal qui soutenait que Pétrarque était
+magicien, parce qu'il lisait continuellement Virgile. Enfin c'était,
+comme dit Villani, un homme de bonne vie et de petit savoir[556]. Sous
+un tel pape les amis de Pétrarque eurent beau faire pour l'arracher à sa
+retraite et l'engager dans des emplois qu'ils auraient obtenus
+facilement, malgré les préventions du pontife, il leur fut impossible de
+le tirer de Vaucluse, où il passa même l'hiver[557]. Il le quitta enfin,
+mais ce fut pour retourner en Italie. Il partit sans avoir pu se
+résoudre à voir le nouveau pape, malgré les instances réitérées des
+cardinaux ses amis. Je craignais, dit-il dans une de ses lettres, de lui
+faire du mal par ma magie, ou qu'il ne m'en fit par sa crédulité[558].
+
+[Note 555: Étienne Alberti, cardinal d'Ostie, né à Beissac, diocèse
+de Limoges. Clément VI était aussi Limousin.]
+
+[Note 556: Math. Villani, l. III, c. 44.]
+
+[Note 557: 1353.]
+
+[Note 558: _Ne aut illi mea magia, aut mihi molesta sua credulitas
+esset._ (_Senil._, l. I, ép. 3.)]
+
+Il allait donc revoir sa chère Italie; mais où devait-il se fixer?
+Nicolas Acciajuoli l'appelait à Naples, André Dandolo à Venise, son
+inclination particulière à Rome; mais différents motifs l'éloignaient de
+chacune de ces villes: en France aussi, le roi Jean, plein d'admiration
+pour lui sans le connaître, avait inutilement essayé de l'attirer à
+Paris. Descendu en Italie par le mont Genèvre, il était encore incertain
+entre le séjour de Parme, de Vérone et de Padoue. Il ne voulait que
+passer à Milan; mais il y fut arrêté par Jean Visconti, qui en était
+alors maître, qui aimait les lettres, et qui regardait les savants comme
+un des ornemens de sa cour. Il était archevêque de Milan, lorsque son
+frère, _Luchino_ Visconti, mourut: il réunit, en lui succédant, la
+puissance temporelle au pouvoir spirituel. L'Italie et le pape lui-même
+virent cette réunion avec effroi. Clément VI lui fit ordonner par un
+nonce de choisir entre les deux pouvoirs. Visconti renvoya le nonce au
+dimanche suivant, après la messe. Il la célébra pontificalement, fit
+ensuite avancer l'envoyé du pape, et prenant d'une main sa croix, de
+l'autre son épée nue: voilà, lui dit-il, mon spirituel, et voilà mon
+temporel; dites au S. Père qu'avec l'un je défendrai l'autre. Tel était
+ce Jean Visconti, dont l'ambition démesurée aspirait à régner sur
+l'Italie entière, et qui avait, pour y réussir, autant d'adresse dans
+l'esprit que de puissance et de courage. Il employa, pour retenir
+Pétrarque, tout ce qu'a de séduisant un grand pouvoir quand il est
+caressant et affable. Il répondit à toutes ses objections, prévint
+toutes ses demandes, et le réduisit enfin à l'impossibilité d'un refus.
+
+Pétrarque fut logé dans une maison commode, dont la vue était admirable
+et la situation charmante. Il n'avait aucun titre, aucune fonction, si
+ce n'est une place dans le conseil du prince, sans obligation d'y
+assister. Il était libre à la cour de celui que l'histoire appelle le
+tyran de la Lombardie, et qui l'était en effet; mais c'était un tyran
+aimable, qui savait couvrir de fleurs les liens dont il enchaînait un
+homme si passionné pour son indépendance. Pétrarque ne put cependant
+refuser l'ambassade qu'il lui proposa pour engager Venise à faire la
+paix avec Gênes. La dernière de ces deux républiques, après une défaite
+terrible, venait de se livrer à Visconti; l'autre, enorgueillie de ses
+victoires, soutenue par une ligue italienne et par l'espérance de
+l'arrivée de l'empereur, était dans les dispositions les moins
+pacifiques. Pétrarque, chef d'une ambassade composée d'hommes habiles et
+éloquents, plus éloquent lui-même qu'eux tous[559] et plus versé dans
+les affaires, aidé encore par l'amitié qui l'unissait avec le doge André
+Dandolo, échoua dans cette négociation qu'il avait regardée comme
+facile. Mais Venise et son doge payèrent cher leur refus. Les Génois,
+soutenus par Visconti, reprirent de tels avantages que Venise se vit à
+deux doigts de sa perte, et que Dandolo, qui aimait la gloire et sa
+patrie, mourut accablé de travaux et de chagrins. Jean Visconti fut
+emporté environ un mois après par une mort presque subite; ainsi deux
+états voisins se trouvèrent en même temps privés de leurs chefs, et
+Pétrarque de deux puissants amis.
+
+[Note 559: La harangue qu'il prononça dans cette occasion est
+conservée parmi les manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne.
+Voyez le Catalogue imprimé de ces manuscrits, part. I, p. 509, cité par
+M. Baldelli, _del Petrarca e dell sue opere_, p. 107, note.]
+
+Ce qu'il attendait depuis long-temps arriva enfin. L'empereur Charles IV
+descendit en Italie, et lui fit dire de venir le trouver à Mantoue.
+Charles avait répondu, mais seulement depuis un an, à la lettre que
+Pétrarque lui avait écrite[560]; il montrait encore des irrésolutions
+que Pétrarque essaya de vaincre par une seconde lettre plus pressante
+que la première; mais ce n'était point son éloquence qui avait décidé
+Charles IV, c'était l'or des Vénitiens, qui, sans se décourager de
+leurs pertes, ayant formé en Lombardie une ligue puissante, et voulant
+mettre à la tête de cette ligue l'empereur, lui avaient proposé d'entrer
+en Italie à leurs frais. Pétrarque obéit avec empressement aux ordres du
+monarque, et se rendit à Mantoue. Il y passa huit jours auprès de ce
+prince, et fut témoin de toutes ses négociations avec les seigneurs de
+la ligue lombarde réunis contre les trois Visconti, Mathieu, Barnabé et
+Galéas, qui avaient partagé entre eux, d'un très-bon accord, les états
+de leur oncle, et avaient hérité de son ambition plus que de ses talens;
+mais il étaient forts par leur union; et pouvant opposer à la ligue une
+armée de trente mille hommes de bonnes troupes bien payées, ils
+gardaient une attitude calme et presque menaçante. Pendant tout ce
+temps, Pétrarque ne quitta presque pas l'empereur: Charles employa
+chaque jour à s'entretenir avec lui tous les moments qu'il pouvait
+dérober au cérémonial et aux affaires. Ces entretiens, dont Pétrarque a
+fixé le souvenir dans une de ses lettres[561], honoreraient le caractère
+de l'empereur par la noble liberté des discours et des réponses du
+poëte, si la permission qu'il accordait de lui parler ainsi n'était pas
+venue plutôt de sa faiblesse que de cette élévation des grandes âmes qui
+les met au-dessus des petitesses de l'orgueil. N'ayant pu faire la paix,
+et forcé à se contenter d'une trève, il voulait emmener Pétrarque avec
+lui jusqu'à Rome lorsqu'il alla s'y faire couronner; mais Pétrarque
+s'en défendit avec un mélange adroit de politesse et de fermeté. Au
+moment où il prit congé de Charles à cinq milles au-delà de Plaisance,
+un chevalier toscan de la suite de ce prince, prenant Pétrarque par la
+main, dit à l'empereur: «Voilà l'homme dont je vous ai souvent parlé;
+c'est lui qui célébrera votre nom si vos actions sont dignes d'éloges;
+s'il en est autrement, il sait et parler et se taire.»
+
+[Note 560: Voyez ci-dessus, p. 388.]
+
+[Note 561: Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 380 et
+suiv.]
+
+C'est ce dernier talent que Charles lui donna sujet d'employer par la
+conduite qu'il tint à Rome. Il passa deux jours à visiter les églises en
+habit de pélerin. Il avait toujours promis au pape qu'il n'entrerait à
+Rome que le jour de son couronnement, et qu'_il n'y coucherait pas_:
+fidèle à cette dernière promesse, plus qu'attentif à conserver ses
+droits, il sortit de la ville le jour même qu'il y fut couronné. Il se
+hâta de traverser l'Italie et les Alpes, recevant partout des marques du
+mépris que méritait sa faiblesse; la bourse pleine d'argent, dit
+Villani, mais couvert de honte par l'abaissement de la majesté
+impériale[562]. Pétrarque, déchu de son attente, et n'espérant plus rien
+d'un tel prince pour le bonheur de l'Italie, s'attacha plus que jamais
+aux Visconti, dont il ne cessait de recevoir des preuves de
+considération et de confiance. Il eut cette année là[563] des accès plus
+forts qu'à l'ordinaire d'une fièvre tierce qui l'attaquait ordinairement
+en septembre. Ces accès duraient encore quand Mathieu Visconti mourut
+subitement, soit de ses débauches excessives, soit, si l'on en croit des
+bruits que quelques historiens ont adoptés, empoisonné ou étouffé par
+ses deux frères. Barnabé était un guerrier barbare et très-capable d'un
+fratricide; mais Galéas avait des qualités aimables, et mêmes des
+vertus. C'est à lui que Pétrarque s'était particulièrement attaché. Il
+fut très-affecté des bruits qui se répandirent; mais une preuve bien
+forte qu'il les crut sans fondement, c'est qu'il ne quitta pas celui
+qu'ils accusaient d'un si grand crime.
+
+[Note 562: Math. Villani, l. V, c. 53.]
+
+[Note 563: 1355.]
+
+Il était à peine rétabli quand Galéas le choisit pour une ambassade
+importante auprès de l'empereur, que l'on croyait prêt à porter la
+guerre en Italie[564]. Pétrarque l'alla chercher à Bâle, où il attendit
+un mois inutilement. Il venait d'en partir quand cette ville fut presque
+entièrement détruite par un affreux tremblement de terre. Il se rendit
+à Prague, où il trouva l'empereur tout occupé de la bulle d'or qu'il
+venait de faire recevoir à la diète de Nuremberg. Charles lui fit le
+même accueil qu'à l'ordinaire, et le rassura sur les craintes qui
+étaient l'objet de son voyage. Quoique très-irrité contre les Visconti
+et contre l'Italie, il ne songeait point à y porter la guerre. Les
+affaires de l'Allemagne l'occupaient assez. Quelque temps après le
+retour de Pétrarque à Milan[565] il reçut de la part de l'empereur un
+diplôme de comte palatin, dignité qui n'était pas alors avilie, et dont
+ce diplôme lui conférait tous les droits et priviléges. Il était revêtu
+d'un sceau ou bulle enfermée dans une boîte d'or d'un poids
+considérable. Pétrarque accepta le titre avec reconnaissance; mais il
+renvoya l'étui de la bulle au chancelier de l'Empire. La fortune dont il
+jouissait diminue peut-être le mérite de ce refus; mais il l'aurait fait
+sans doute lors même qu'il était pauvre, et d'autres bien plus riches
+que lui ne le feraient pas.
+
+[Note 564: 1356.]
+
+[Note 565: 1357.]
+
+Pour goûter le repos dont il se sentait plus de besoin que jamais, et
+pour fuir les grandes chaleurs, il s'alla établir à trois milles de
+Milan, dans une jolie maison de campagne, au village de _Garignano_,
+près de l'Adda; il lui donna le nom de _Linterno_, en mémoire du
+_Linternum_ de Scipion l'Africain. Ses projets de travaux étaient
+immenses, et, comme il le dit lui-même, effrayants pour l'espace de
+temps qu'il lui restait peut-être à vivre. Sa santé était bonne et
+robuste; elle l'était même trop pour certaines résolutions que nous
+l'avons vu prendre; il s'en plaignait à ses amis; mais il mettait sa
+confiance dans la grâce, et l'on ne voit en effet dans aucune de ses
+lettres qu'elle lui ait manqué. Il a plu cependant à quelques historiens
+de sa vie, de lui attribuer avec une demoiselle des environs de
+_Garignano_ et de l'illustre nom de Beccaria, une intrigue dont sa fille
+Françoise fut le fruit, mais c'est un anachronisme et une fable.
+Françoise sa fille, comme Jean son fils, étaient nés à Avignon, sans
+doute de la même femme et dans le temps de ces distractions par
+lesquelles il donnait le change à sa passion pour Laure.
+
+Au lieu de visites de cette espèce, il en faisait souvent de fort
+différentes à la chartreuse de Milan, qui était toute voisine de son
+village, et il passait avec les chartreux ou dans leur église presque
+tous les moments qu'il ne donnait pas à l'étude. L'ouvrage le plus
+considérable qu'il fit dans cette délicieuse retraite, est son Traité
+philosophique intitulé _Remèdes contre l'une et l'autre fortune_[566].
+Le désir de consoler son ancien ami Azon de Corrège, que des
+catastrophes inattendues avaient plongé dans le malheur, lui en fit
+naître l'idée, et celui de l'honorer dans son infortune l'engagea à le
+lui dédier; c'était aussi s'honorer lui-même.
+
+[Note 566: _De remediis utriusque fortunæ_, 1358.]
+
+Un accident assez simple qu'il eut alors, mais dont la cause mérite
+d'être remarquée, fut sur le point d'avoir des suites graves. Il avait
+pris la peine de copier lui-même un gros volume des épîtres de Cicéron,
+les copistes, disait-il, n'y entendant rien. Il le tenait toujours à sa
+portée, et s'en servait, à ce qu'il paraît, aussi habituellement que de
+son Virgile. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs
+en cuivre, selon l'usage du temps[567], tomba plusieurs fois sur sa
+jambe gauche, et la frappant au même endroit, y fit une plaie qui
+s'envenima. Les médecins crurent qu'il faudrait lui couper la jambe. Le
+régime, les fomentations et le repos la guérirent. Dès qu'il put monter
+à cheval, il fit à Bergame, un petit voyage, plus remarquable encore par
+son motif. Son nom était alors parvenu au plus haut point de célébrité:
+l'Italie entière avait en quelque sorte les yeux sur lui: les orateurs,
+les philosophes, les poëtes, le regardaient comme leur maître; des
+hommes même d'une profession étrangère aux lettres, partageaient
+l'admiration générale.
+
+[Note 567: C'est ce qu'on pourrait vérifier: ce livre précieux,
+écrit de la main de Pétrarque, est à Florence, dans la bibliothèque
+Laurentienne. (_Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 495, en note.)]
+
+Un orfèvre de Bergame, nommé _Capra_, homme d'un esprit cultivé, riche,
+et le premier dans son art, devint presque fou d'enthousiasme: il obtint
+à force de prières, que Pétrarque le vînt voir à Bergame. Le gouverneur,
+le commandant, la ville entière lui firent une réception de prince, et
+se disputèrent l'honneur de le loger. Il donna la préférence à son
+orfèvre, qui faillit en mourir de joie, le reçut avec une magnificence
+que les plus grands seigneurs auraient pu à peine égaler, et lui prouva,
+par le nombre et le choix des livres qui composaient sa bibliothèque,
+par sa conversation, par la chaleur et l'empressement délicat de ses
+soins, qu'il méritait cette préférence.
+
+L'hiver suivant, Boccace fit un voyage à Milan, tout exprès pour le
+voir[568]. Plusieurs jours s'écoulèrent pour eux dans de doux
+entretiens, et ils ne se séparèrent qu'à regret. Pétrarque avait donné à
+son ami un exemplaire de ses églogues latines, écrit de sa main.
+Boccace, de retour à Florence, lui en envoya un du poëme de Dante, qu'il
+avait aussi copié de la sienne[569]. Pétrarque n'avait pas ce poëme dans
+sa bibliothèque, et cela pouvait accréditer l'opinion qu'il était jaloux
+de son auteur. Boccace avait joint à cette copie, de très-grands éloges
+du Dante. Il s'en justifiait en quelque sorte, en lui écrivant que ce
+poëte avait été son premier maître, _la première lumière qui avait
+éclairé son esprit_. La réponse de Pétrarque est très-curieuse[570]. On
+y voit, que s'il n'était pas positivement jaloux du Dante, la réputation
+de ce grand poëte lui portait cependant quelque ombrage. Il attribue le
+peu d'empressement qu'il avait montré pour son poëme, au projet qu'il
+avait eu, dès sa jeunesse, d'écrire aussi en langue vulgaire, et à la
+crainte de devenir plagiaire ou copiste sans le vouloir. On voit
+clairement par les expressions dont il se sert qu'il ne lui accordait de
+supériorité que dans cette langue vulgaire, dont il croyait la vogue peu
+durable; qu'il ne regardait pas comme un objet d'envie, un homme qui
+avait fait sa principale et peut-être son unique occupation de ce qui
+n'avait été pour lui qu'un jeu et un essai de son esprit; que lui-même
+faisait alors très-peu de cas de ce qu'il avait écrit dans cette langue,
+et qu'il fondait pour l'avenir sa renommée sur des titres qu'il
+regardait comme plus solides; mais dont le temps, qui fait la destinée
+des langues et des ouvrages, a tout autrement décidé.
+
+[Note 568: 1359.]
+
+[Note 569: Ce beau manuscrit était à la bibliothèque du Vatican, N°.
+3199: il est maintenant sous le même numéro à la Bibliothèque impériale.
+C'est, sans contredit, le plus précieux qui existe de ce poëme.]
+
+[Note 570: Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 508 et suiv.
+Cette lettre, qui n'est pas dans l'édition de Bâle, est dans celle des
+lettres de Pétrarque, Genève (Lyon), 1601, in-8°, fol. 445.]
+
+Il continuait de se partager entre sa jolie retraite de Linterno et le
+séjour de Milan. Il avait depuis peu avec lui Jean, son fils naturel,
+qui, parvenu à l'âge des passions, lui donnait des chagrins et de
+l'inquiétude. Il fut volé de tout ce qu'il avait à Milan, et ne put en
+accuser que son fils. Ce vol fut la cause qui le fît changer de demeure,
+ou le prétexte qu'il donna de ce changement. Il alla s'établir dans une
+abbaye hors des murs de la ville, entre la porte de Côme et celle de
+Verceil[571]. Peu de temps après[572], sa vie paisible et studieuse fut
+encore interrompue pour une ambassade honorable. Le roi Jean, prisonnier
+en Angleterre depuis la bataille de Poitiers, était enfin sorti de sa
+longue captivité; Isabelle, sa fille, venait d'épouser, à Milan, le fils
+de Galéas Visconti. Galéas députa Pétrarque auprès du roi, pour le
+complimenter sur sa délivrance[573]. L'état déplorable où il trouva
+Paris et ce qu'il traversa du royaume, le toucha jusqu'aux larmes,
+quoiqu'il n'aimât pas la France. Le roi Jean et le dauphin, son fils,
+lui firent l'accueil le plus distingué. Le peu qu'il y avait de gens de
+lettres et de savants capables de l'entendre, s'empressèrent de jouir de
+ses entretiens et de rendre hommage à ses lumières. Le roi voulut le
+retenir à sa cour: le dauphin l'en pressa encore davantage; mais
+l'Italie le rappelait; il y revint dès que sa mission fut remplie. Les
+instances du roi Jean, ses présents, ses promesses plus magnifiques
+encore, le poursuivirent jusqu'à Milan; il reçut aussi de l'empereur,
+peu de temps après son retour[574], des invitations non moins
+pressantes, accompagnées de l'envoi d'une coupe d'or d'un travail
+admirable; mais ni la France, ni l'Allemagne ne le tentèrent. Il opposa
+à toutes les sollicitations ses deux passions dominantes, l'amour de la
+patrie, et ce qu'il appelait sa paresse.
+
+[Note 571: C'est le monastère de St.-Simplicien, de l'ordre des
+Bénédictins du mont Cassin.]
+
+[Note 572: 1360.]
+
+[Note 573: La harangue qu'il adressa au roi est conservée parmi les
+mêmes manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne, où se trouve
+celle qu'il avait prononcée devant le sénat de Venise. (Baldelli, _ub.
+supr._, p. 113, note.)]
+
+[Note 574: 1361.]
+
+Cet amour était mis à de grandes épreuves. L'Italie était dévastée par
+la peste et par la guerre. Les compagnies étrangères y redoublaient
+leurs ravages et y répandaient la contagion. Le Milanais était en proie
+à ces deux fléaux à la fois; c'est sans doute ce qui força Pétrarque à
+quitter Milan et l'agréable séjour de Linterno, et à se réfugier à
+Padoue. Il s'était réconcilié avec son fils Jean, et commençait à en
+espérer mieux: il le perdit. Ses amis firent de nouveaux efforts pour
+l'attirer, les uns à Naples, les autres à Avignon. L'empereur renouvela
+aussi ses instances. Pétrarque fut près de céder. Il se mit même en
+route pour Avignon, alla jusqu'à Milan, et de là, changeant d'avis,
+voulut s'acheminer vers l'Allemagne, mais les compagnies franches
+étaient partout, obstruaient tous les passages: il revint à Padoue et en
+fut chassé par la peste[575]. Elle n'avait point encore gagné Venise: il
+y chercha un asyle: jamais il ne se transportait ainsi sans ses livres,
+qui le suivaient chargés sur plusieurs chevaux[576]. C'était un embarras
+dont il trouva le moyen de se délivrer honorablement, en faisant à la
+république de Venise le don de sa bibliothèque. Ce don fut accepté par
+un décret, qui assigna un palais pour le logement de Pétrarque et de ses
+livres[577]. Il avait mis pour condition que jamais ils ne seraient
+séparés ni vendus. Il espérait qu'on prendrait soin de les conserver
+après lui; mais ce soin a été négligé. Les livres ont péri, et il ne
+reste plus que la mémoire d'une donation que le temps aurait dû
+respecter.
+
+[Note 575: 1362.]
+
+[Note 576: C'est ce qui l'obligeait à en avoir toujours un grand
+nombre.]
+
+[Note 577: Il s'appelait le palais des _Deux-Tours_, et appartenait
+aux _Molini_: Il a servi depuis de monastère aux religieuses du
+St.-Sépulcre. (_Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 616.)]
+
+Pétrarque eut encore une fois à Venise la consolation de recevoir chez
+lui son ami Boccace, que la peste avait chassé de Florence[578]. Ils
+passèrent délicieusement ensemble les trois mois les plus chauds de
+l'année. Ils auraient voulu ne se plus quitter. Plus Pétrarque perdait
+de ses amis, plus ceux qui lui restaient lui devenaient chers. Cette
+seconde peste lui fut aussi fatale que la première: elle venait de lui
+enlever Azon de Corrège et son cher Socrate: à peine eut-il reçu les
+adieux de Boccace, qu'il apprit coup sur coup la perte de Lélius, d'un
+autre intime ami qu'il appelait Simonide[579] et de Barbate de Sulmone.
+Un chagrin moins sensible, mais qui ne laissa pas de l'affecter
+vivement, fut de voir accueillie par des critiques amères la publication
+de ses Églogues latines et de quelques fragments de son poëme de
+l'Afrique. Cette sensibilité du génie est assez généralement blâmée par
+ceux qui n'en ont pas. Ses souffrances sont une partie de ses secrets
+qu'ils ne conçoivent pas plus que les autres. Mais Pétrarque avait assez
+de quoi s'en consoler dans les témoignages d'admiration que le suivaient
+partout et qu'on lui adressait de toutes parts.
+
+[Note 578: 1363.]
+
+[Note 579: _Francesco Nelli_, prieur des Saints-Apôtres.]
+
+Peu de temps après son établissement à Venise, il rendit à cette
+république un bon office, qui accrut encore la considération dont il y
+jouissait[580]. Une révolte qui venait d'éclater dans l'île de Candie,
+exigeait qu'on y envoyât une expédition prompte, sous un général habile
+et renommé. Le sénat jeta les yeux sur _Luchino del Verme_, qui
+commandait les troupes des seigneurs de Milan. Le doge, en lui écrivant
+pour lui proposer ce commandement, engagea Pétrarque à lui écrire aussi
+de son côté. Pétrarque s'était intimement lié à Milan avec ce général,
+qui joignait des qualités aimables à ses talents militaires. Sa lettre
+et celle du doge eurent un plein succès. Les Visconti étant alors en
+paix, _Luchino_ accepta, partit, vainquit, délivra les prisonniers que
+les révoltés avaient faits, prit toutes leurs places, pacifia l'île, et
+revint à Venise présider et distribuer des prix aux jeux équestres, à la
+manière antique, qui furent donnés pendant quatre jours pour célébrer sa
+victoire. Le doge y assistait, à la tête du sénat, dans une tribune de
+marbre, au-dessus du vestibule de l'église Saint-Marc. La place de
+Pétrarque y fut marquée à la droite du doge. Sans charge, sans fonctions
+dans la république de Venise, il en exerçait une suprême; il était en
+Italie, le chef et, pour ainsi dire, le doge de la république des
+lettres.
+
+[Note 580: 1364.]
+
+Il ne sortait plus de Venise que pour aller de temps en temps à Pavie,
+où Galéas Visconti, qui y avait fixé son séjour, ne le voyait jamais
+assez, et à Padoue, que ses amis, les seigneurs de Carrare, possédaient
+toujours[581]. Il y allait à certains temps de l'année desservir son
+canonicat. Déjà très-riche en bénéfices, il en eut alors un nouveau,
+qu'il ne garda pas long-temps. Les Florentins désiraient toujours qu'il
+revînt habiter parmi eux. Ils n'imaginèrent pour cela rien de mieux que
+de demander pour lui au pape un canonicat dans leur ville. Urbain V, qui
+avait succédé à Innocent VI, et qui avait d'autres vues sur Pétrarque,
+lui en donna un à Carpentras[582]; mais, dans ce moment même, le bruit
+de sa mort se répandit, on ne sait pourquoi, en Italie. On le crut à
+Avignon; et l'ardeur pour les promotions y étaient si grande, qu'en peu
+de jours le pape disposa de ce canonicat, de celui de Padoue, de
+l'archidiaconé de Parme, et de tous ses autres bénéfices. Quand on sut
+qu'il était vivant, toutes ces nominations furent annulées, excepté
+celle du canonicat de Carpentras.
+
+[Note 581: Après la mort de Jacques de Carrare, assassiné en 1350,
+_Giacomino_ son frère, et _Francesco_ son fils, gouvernèrent d'abord
+ensemble; mais ils se divisèrent; l'oncle conspira contre le neveu en
+1355; celui-ci le fit enfermer pour le reste de ses jours. François de
+Carrare, qui gouvernait seul alors depuis dix ans, semblait avoir hérité
+de l'amitié que son père avait eue pour Pétrarque.]
+
+[Note 582: 1365.]
+
+L'ancien évêque de ce diocèse, Philippe de Cabassoles, alors patriarche
+de Jérusalem, était le plus cher des amis que Pétrarque avait encore à
+Avignon. Il promettait depuis long-temps à ce prélat un _Traité de la
+vie solitaire_, qu'il avait commencé à Vaucluse. L'ayant achevé à
+Venise, il le lui envoya, avec la dédicace qui lui est adressée, et
+qu'on lit à la tête de ce Traité. Le pape Urbain faisait concevoir de
+grandes espérances, opérait des réformes dans toutes les parties de la
+discipline, et donnait l'exemple de celle des mœurs, dont il était plus
+que temps d'arrêter l'effrayante corruption. Pétrarque le crut digne de
+remplir enfin ses vues sur l'Italie. Il lui écrivit une lettre longue,
+éloquente et hardie, pour l'engager à y revenir[583]. Cette lettre,
+aussi remplie de traits d'érudition que de hardiesse, étonna doublement
+Urbain, qui était plus savant en droit canon qu'en littérature et en
+histoire[584]. Il chargea François Bruni d'Arezzo, alors secrétaire
+apostolique, d'y faire quelques commentaires qui lui en facilitassent
+l'intelligence. Tout le monde, dans Avignon, fut surpris au ton que
+Pétrarque osait prendre avec un souverain pontife; cependant, soit que
+le pape eût déjà conçu le dessein de son retour, soit qu'il y fût porté
+par les raisonnements et par l'éloquence de Pétrarque, il déclara, peu
+de temps après avoir reçu cette lettre, son départ pour Rome, dont il
+fixa l'époque après Pâques de l'année suivante. Malgré les efforts que
+le roi de France fit pour le retenir, et tous les petits moyens qu'y
+employèrent les cardinaux, fâchés de quitter les beaux palais qu'ils
+avaient fait bâtir, et beaucoup d'agréments et de jouissances qu'ils
+n'étaient pas sûrs de retrouver ailleurs, Urbain tint sa parole; il
+partit d'Avignon, le 30 avril[585], alla s'embarquer à Marseille,
+s'arrêta quelques jours à Gênes, resta quatre mois à Viterbe, et fit, au
+mois d'octobre, son entrée solennelle à Rome. On doit penser qu'il ne
+tarda pas à y recevoir une lettre de félicitation de Pétrarque, qui lui
+exprima, de Venise, la joie dont il était transporté.
+
+[Note 583: 1366.]
+
+[Note 584: _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 691.]
+
+[Note 585: 1367.]
+
+Dans son dernier voyage à Padoue, il avait éprouvé un de ces chagrins
+domestiques auxquels ni la supériorité d'esprit, ni l'étude de la
+philosophie ne peuvent empêcher d'être sensible. Il avait depuis environ
+trois ans auprès de lui un jeune homme sans fortune, mais d'un heureux
+naturel, et qui montrait de grandes dispositions pour les lettres. Il
+était né à Ravenne[586], de parents pauvres et obscurs. Lorsqu'il prit
+ensuite sa place dans le monde littéraire, il joignit à son prénom le
+nom de sa patrie, et se rendit célèbre sous celui de Jean de
+Ravenne[587]. Pétrarque, à qui il servait de secrétaire, charmé de sa
+douceur et des talents qu'il annonçait, l'admettait à sa table, à ses
+plus secrets entretiens: dans ses promenades, dans ses voyages, il le
+menait partout avec lui; il le dirigeait dans ses études; il s'occupait
+de son avenir, et, lui ayant fait prendre l'état ecclésiastique, il
+attendait pour lui un bénéfice qui devait lui procurer l'indépendance;
+il l'aimait enfin avec toute la tendresse d'un père. Un matin, ce jeune
+homme entre dans son cabinet, et lui déclare qu'il va partir, qu'il ne
+veut plus rester dans sa maison. Pétrarque, sans se fâcher, le
+questionne, cherche à le ramener, à l'attendrir, à l'effrayer sur les
+suites du parti qu'il va prendre. Jean persiste à vouloir partir.
+Pétrarque part lui-même pour Venise, l'emmène avec lui, tâche de lui
+remettre la tête, qu'en effet il semblait avoir perdue. Il voulait aller
+à Naples voir le tombeau de Virgile; en Calabre, chercher le berceau
+d'Ennius; à Constantinople et en Grèce, apprendre le grec. Il partit
+enfin, mais pour Avignon. Des accidents fâcheux l'arrêtèrent en route:
+il revint sur ses pas jusqu'à Pavie, mourant de faim, de fatigue et de
+misère. Il y attendit Pétrarque, qui s'y rendit peu de temps après, le
+reçut avec bonté, lui pardonna, mais ne se fia plus à lui. Un an fut à
+peine écoulé, que la tête de Jean se monta de nouveau. Il voulut
+absolument aller en Calabre. Pétrarque souffrit sans se plaindre ce
+retour qu'il avait prévu, lui donna des lettres de recommendation pour
+Rome et pour Naples, continua de s'y intéresser, et même de
+correspondre avec lui, l'exhortant toujours de loin, comme il l'avait
+fait de près pendant quatre ans, à l'étude et à la vertu. Jean de
+Ravenne acquit dans la suite une grande célébrité, et l'Italie eut en
+lui un des principaux restaurateurs des lettres, qu'il dut aux bienfaits
+de Pétrarque et à ses leçons.
+
+[Note 586: Vers l'an 1350.]
+
+[Note 587: Son nom de famille était _Malpighino_.]
+
+Pétrarque apprit à Venise que si le nouveau pape faisait le bonheur de
+Rome par son retour, il se disposait à compromettre celui de l'Italie
+entière par la guerre qu'il suscitait aux Visconti. Urbain V les
+haïssait mortellement, et, résolu de les exterminer, il fit une ligue
+avec les Gonzague, les seigneurs d'Est, de Carrare, les Malatesta et
+plusieurs autres. L'empereur était à la tête; il venait d'entrer en
+Italie. Barnabé Visconti, qui, au milieu de tous ses vices, avait
+l'esprit belliqueux, ne songeait qu'à se défendre. Galéas, plus prudent,
+préférait de négocier. Il appela Pétrarque à Pavie et le chargea d'aller
+à Bologne trouver le cardinal Grimoard, frère et légat du pape, et de
+traiter avec lui des moyens de prévenir la guerre[588]. Mais il n'était
+plus temps, et quelque bon négociateur que fût Pétrarque, il échoua
+encore une fois.
+
+[Note 588: 1368.]
+
+Outre son amitié pour Galéas qui le rendait sensible à ses dangers, il
+était effrayé de voir l'Italie en proie à des troupes étrangères et
+féroces. Le pape faisait marcher à sa solde des Espagnols, des
+Napolitains, des Bretons, des Provençaux; l'empereur, des Bohémiens, des
+Esclavons, des Polonais, des Suisses; Barnabé, outre les Italiens, des
+Anglais, des Allemands, des Bourguignons, des Hongrois. Quelques maux
+que Barnabé eût faits à l'Italie, qu'étaient-ils auprès de ceux qu'un
+ministre de paix avait préparés pour l'en punir? Mais Barnabé n'était
+pas moins adroit que méchant et intrépide. Il parvint à conjurer
+l'orage. Il connaissait le faible de Charles IV. L'or qu'il lui prodigua
+paralysa tous les mouvements de la ligue; et l'empereur, qui en était
+chef, borna ses triomphes à mener à Rome le cheval du pape par la bride,
+à y faire couronner Elisabeth, sa quatrième femme, et à remplir les
+fonctions de diacre à la messe du couronnement.
+
+Urbain désirait ardemment voir Pétrarque[589]. Il le fit presser par ses
+amis de venir à Rome, et l'en pressa enfin lui-même par une lettre
+remplie des expressions les plus flatteuses. Pétrarque, quoique malade,
+passa l'hiver à faire ses dispositions pour ce voyage. La première fut
+de faire et d'écrire de sa propre main son testament[590], que l'on
+trouve dans la plupart des éditions de ses œuvres. Parmi plusieurs legs
+de piété, d'amitié, de bienfaisance, on y remarque deux articles, dont
+l'un prouve son goût pour les arts, l'autre son amitié pour Boccace, et
+en même temps le mauvais état de fortune où il le savait réduit. Il
+lègue par le premier, au seigneur de Padoue, son tableau de la Vierge,
+peint par Giotto, _dont les ignorants_, dit-il, _ne connaissent pas la
+beauté, mais qui fait l'étonnement des maîtres de l'art_. Par le second,
+il lègue à Jean de Certaldo, ou Boccace, cinquante florins d'or, pour
+acheter un habit d'hiver pour ses études et ses travaux de nuit; et il
+ajoute qu'il est honteux de laisser si peu de chose à un si grand
+homme[591].
+
+[Note 589: 1369.]
+
+[Note 590: Avril 1370.]
+
+[Note 591: _Domino Joanni de Certaldo seu Boccatio, verecundè
+admodum tanto viro tam modicum, lego quinquaginta florenos auri, pro unâ
+veste hyemali, ad studium lucubrationesque nocturnas._]
+
+Peu de jours après, il se mit en route, encore faible, et seulement
+soutenu par son courage. Mais il ne put aller que jusqu'à Ferrare. Il y
+tomba comme mort, et resta plus de trente heures sans connaissance, ne
+sentant pas plus, comme il l'écrivait quelque temps après, les remèdes
+violents qu'on lui administrait _qu'une statue de Phidias ou de
+Polyclète l'aurait pu faire_. Revenu enfin de cet état par les soins des
+seigneurs d'Est, qui le reçurent dans leur palais, il voulut inutilement
+continuer sa route; il fut obligé de revenir à Padoue, couché dans un
+bateau. Dès qu'il eut pris quelques forces, il chercha, pour se
+rétablir, une demeure champêtre aux environs de cette ville. Son choix
+se fixa sur Arqua, gros village à quatre lieues de Padoue, situé sur le
+penchant d'une colline dans les monts Euganéens, pays fameux par la
+salubrité de l'air, par sa position riante et la beauté de ses vergers.
+
+Il fit bâtir au haut de ce village une maison petite, mais agréable et
+commode. Dès qu'il y fut établi avec sa famille, entouré de sa fille
+qu'il avait mariée, de son gendre, d'un bon ecclésiastique qui
+l'accompagnait à l'église, reprenant avec un peu de santé toute son
+ardeur pour le travail, occupant quelquefois jusqu'à cinq secrétaires,
+il mit la dernière main à un ouvrage qu'il avait commencé depuis trois
+ans, et qui a pour titre: _De sa propre ignorance et de cette de
+beaucoup d'autres_[592]. Nous en verrons bientôt le sujet, qu'il serait
+trop long d'expliquer ici. Peut-être eût-il fallu, pour se rétablir
+entièrement, qu'il renonçât tout-à-fait à travailler; mais, pour les
+esprits tels que le sien, c'est presque renoncer à vivre. Il aurait
+fallu aussi qu'il observât un autre régime: son médecin, qui était son
+ami[593], le lui recommandait sans cesse. Mais Pétrarque le voyait avec
+plaisir comme ami, et ne le croyait pas du tout comme médecin. Il se
+fatiguait d'austérités, ne mangeait qu'une fois le jour quelques
+légumes, quelques fruits, buvait de l'eau pure, jeûnait souvent, et les
+jours de jeûne, ne se permettait que le pain et l'eau. Il eût fallu
+enfin qu'il n'apprît pas une nouvelle capable de retarder encore sa
+guérison, celle du départ subit et imprévu du pape et de son retour à
+Avignon. Sainte Brigitte avait dit au S. Père: _Si vous allez à Avignon,
+vous mourrez bientôt_. Il n'en voulut rien croire; mais, à peine arrivé
+dans la Babylone d'Occident, il tomba malade et mourut.
+
+[Note 592: _De ignorantiâ sui ipsius et multorum_.]
+
+[Note 593: Il se nommait Jean Dondi: c'était le fils de Jacques
+Dondi, célèbre philosophe, médecin et astronome, auteur de la fameuse
+horloge qui fut placée sur la tour du palais de Padoue, en 1344. Le fils
+fut aussi astronome en même temps que médecin. Il inventa et exécuta
+lui-même une autre horloge encore plus fameuse, qui fut placée à Pavie
+dans la bibliothèque de Jean Galeaz Visconti. C'est de là que cette
+famille Dondi avait pris le surnom de _Degli Orologi_. Plusieurs auteurs
+français et italiens ont confondu le père et le fils, et leurs deux
+horloges. Tiraboschi a rectifié ces erreurs. _Stor. della Let. it._ t.
+V, p. 177-184.]
+
+Grégoire XI, qui remplaça Urbain V, aussi vertueux que son prédécesseur,
+eut la même bienveillance pour Pétrarque, et Pétrarque ne se refusait
+pas à profiter de ses bonnes dispositions pour sa fortune, quoique le
+dépérissement total de ses forces l'avertît de sa fin prochaine. Il eut
+un moment de joie qui fut bientôt suivi d'une affliction nouvelle. Son
+bon et ancien ami, l'évêque de Cabassole, devenu cardinal, fut envoyé
+légat à Pérouse. Dès qu'il fut arrivé, il en instruisit Pétrarque, qui
+lui témoigna dans sa réponse un vif désir de le revoir. Il essaya de
+monter à cheval pour satisfaire ce désir, mais sa faiblesse lui permit à
+peine de faire quelques pas. Le cardinal, de son côté, n'était pas dans
+un meilleur état. Il ne fit que languir depuis son arrivée en Italie; il
+mourut peu de mois après[594], et la faiblesse de ces deux amis,
+rapprochés après une séparation si longue, les priva de la consolation
+de s'embrasser.
+
+[Note 594: 1372]
+
+Pétrarque parut reprendre quelques forces et remplit bientôt après, sur
+la scène du monde, un dernier rôle que lui confia l'amitié. La guerre
+s'était élevée entre les Vénitiens et François de Carrare, seigneur de
+Padoue. Cette ville était menacée d'un siége; mais la campagne remplie
+de troupes, était encore un séjour plus dangereux. Pétrarque sortit
+d'Arqua pour se réfugier à Padoue avec ses livres; car, après s'être
+défait des premiers, il en avait acquis de nouveaux, comme il arrive
+toujours quand on les aime. A Padoue, il trouva dans un libelle qui
+excita sa bile, une occasion d'exercer sa plume. Le pape, mécontent de
+cette guerre, envoya, en qualité de nonce, un jeune professeur en droit,
+nommé Ugution, ou Uguzzon de Thiennes, pour rétablir la paix. Ce nonce
+se rendit d'abord à Padoue. Il connaissait Pétrarque; il l'alla voir, et
+lui communiqua un écrit injurieux qu'un moine français, dont il ignorait
+le nom, venait de publier à Avignon contre lui. C'était une critique
+amère de la lettre qu'il avait adressée quatre ans auparavant à Urbain
+V, pour le féliciter de son retour à Rome. Rome et l'Italie n'y étaient
+pas plus ménagées que Pétrarque. Peut-être n'eût-il pas répondu à des
+attaques uniquement dirigées contre lui; mais il ne put souffrir qu'un
+moine barbare osât écrire contre l'objet de ses adorations. La colère ne
+lui donna que trop de forces. Il s'emporta dans cette réponse en
+expressions indignes de lui, comme il l'avait fait vingt ans auparavant
+contre le médecin du pape. Cette seconde invective s'est malheureusement
+conservée comme la première[595]: toutes deux prouvent que le caractère
+le plus doux peut quelquefois s'aigrir, et l'esprit le plus élevé
+descendre de sa hauteur; mais c'était descendre bien bas, que de se
+ravaler jusqu'aux injures avec un moine.
+
+[Note 595: Voy. _Œuvres de Pétrarque_, Bâle, 1581, fol. 1068. Elle
+est adressée à Ugution lui-même. L'abbé de Sade dit (t. III, p. 790),
+que ce nonce logea chez Pétrarque à Padoue; mais on voit, par les
+expressions dont Pétrarque se sert, qu'il était seulement aller le
+visiter. _Nuper alliud agenti mihi et jam dudum certaminis hujus oblito,
+scholastici nescia eujus epistolam, imo librum dicam.... attulisti, dum
+è longinquo veniens, amice, hanc exiguam domum tuam, me visurus,
+adisses._ Ces éditions de Bâle sont fort corrompues; il paraît que dans
+ces derniers mots _tuam_ est de trop, ou qu'il faut lire _meam_.]
+
+Cependant la guerre continuait avec fureur. François de Carrare avait eu
+d'abord l'avantage; mais le roi de Hongrie, qui lui avait envoyé des
+troupes, menaça de les tourner contre lui s'il ne consentait à la paix.
+Venise se voyant soutenue, la proposait à des conditions humiliantes; il
+fallut pourtant l'accepter[596]. Un article du traité portait qu'il
+irait eu personne à Venise, ou qu'il enverrait son fils demander pardon
+à la république, des insultes qu'il lui avait faites, et lui jurer
+fidélité. Le seigneur de Padoue envoya son fils, et pria Pétrarque de
+l'accompagner et de porter pour lui la parole devant le sénat. Cette
+mission était désagréable; mais l'attachement de Pétrarque pour un
+prince, fils de son ancien ami et de son bienfaiteur, ne lui permit pas
+de chercher dans son âge et dans sa santé toujours chancelante, des
+raisons pour s'en dispenser. Le jeune Carrare[597], Pétrarque et une
+suite nombreuse arrivés à Venise, eurent dès le lendemain audience. Soit
+fatigue, ou soit que la majesté du sénat vénitien troublât Pétrarque, il
+ne put prononcer son discours, et la séance fut remise au jour suivant.
+Ce discours, qui ne s'est point conservé, fut vivement applaudi. Les
+Vénitiens témoignèrent la plus grande joie de revoir dans leur ville
+celui qui, pendant plusieurs années, en avait fait l'ornement.
+
+[Note 596: 1373.]
+
+[Note 597: Il se nommait _Francesco Novello_.]
+
+La paix faite, il revint à Arqua, plus faible qu'auparavant. Une fièvre
+sourde le minait, sans qu'il voulût rien changer à son train de vie. Il
+lisait ou écrivait sans cesse. Il écrivait surtout à son ami Boccace,
+dont il lut alors le Décaméron pour la première fois[598]. Il fut
+enchanté de cet ouvrage. Ce qu'on y trouve de trop libre, lui parut
+suffisamment excusé par l'âge qu'avait l'auteur quand il le fit, par la
+langue vulgaire dans laquelle il l'avait écrit, par la légèreté du sujet
+et celles des personnes qui devaient le lire. L'histoire de Griselidis
+le toucha jusqu'aux larmes[599] Il l'apprit par cœur pour la réciter à
+ses amis: enfin il la traduisit en latin pour ceux qui n'entendaient pas
+la langue vulgaire, et il envoya cette traduction à Boccace[600].
+
+[Note 598: 1374.]
+
+[Note 599: C'est la dernière Nouvelle du Décaméron.]
+
+[Note 600: Elle est dans l'édition de Bâle, page 541, sous ce titre:
+_De obedientiâ ac fide uxoriâ, Mythologia_.]
+
+La lettre dont il l'accompagna est peut-être la dernière qu'il ait
+écrite. Peu de temps après, ses domestiques le trouvèrent dans sa
+bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement. Comme ils le
+voyaient souvent passer des jours entiers dans cette attitude, ils n'en
+furent point d'abord effrayés: mais ils reconnurent bientôt qu'il ne
+donnait aucun signe de vie; la maison retentit de leurs cris: il n'était
+plus. Il mourut d'apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix
+ans.
+
+Le bruit de sa mort, qui se répandit aussitôt, causa une aussi grande
+consternation que si elle eût été imprévue. François de Carrare et toute
+la noblesse de Padoue, l'évêque, son chapitre, le clergé, le peuple même
+se rendirent à Arqua pour assister à ses obsèques; elles furent
+magnifiques, et cependant accompagnées de larmes. Peu de temps après,
+François de Brossano, qui avait épousé sa fille, fit élever un tombeau
+de marbre sur quatre colonnes, vis-à-vis l'église d'Arqua, y fit
+transporter le corps et graver une épitaphe fort simple en trois assez
+mauvais vers latins. On y voit encore ce monument, que visitent tous les
+amis de la poésie, de la vertu et des lettre, assez heureux pour voyager
+dans ces belles contrées, et dont ils n'approchent qu'avec une émotion
+profonde et un saint respect.
+
+Les honneurs qui furent rendus à Pétrarque après sa mort, dans presque
+toute l'Italie, et ceux qu'il avait reçus de son vivant, l'exemple que
+la faveur dont il avait joui auprès des Grands offrait de la
+considération où les lettres pouvaient prétendre, et l'idée que son
+caractère avait donnée aux Grands du prix et de la dignité des lettres
+contribuèrent puissamment à en répandre le goût. Ses ouvrages et le soin
+qu'il prit constamment de ramener les gens de lettres et les gens du
+monde à l'étude et à l'admiration des anciens, y contribuèrent encore
+davantage. Supérieur à tous les préjugés nuisibles qui subjuguaient
+alors les esprits, il combattit sans relâche dans ses Traités
+philosophiques, dans ses lettres, dans ses entretiens, l'astrologie,
+l'alchimie, la philosophie scholastique, la foi aveugle dans Aristote et
+dans l'autorité d'Averroës. Sa compassion et son mépris pour les erreurs
+de son temps le remplissaient d'admiration pour la saine vénérable
+antiquité. Il se réfugiait parmi les anciens pour se consoler de tout ce
+qui blessait ses yeux chez les modernes.
+
+Il apprit à ses contemporains, le prix qu'on devait attacher aux
+monuments des arts et des lettres que le temps n'avait pas détruits. Ce
+fut lui qui eut le premier l'idée d'une collection chronologique de
+médailles impériales, secours indispensable pour l'étude de l'histoire.
+Il mit à former cette collection, le zèle qui l'animait pour tout ce qui
+intéressait les lettres. Lorsqu'il alla trouver l'empereur Charles IV, à
+Mantoue, il lui offrit plusieurs de ces belles médailles d'or et
+d'argent dont il faisait ses délices. Il y en avait surtout une
+d'Auguste, si bien conservée, qu'il y paraissait vivant. «Voilà, dit
+Pétrarque, à l'empereur, les grands hommes dont vous occupez maintenant
+la place, et qui doivent être vos modèles.» Ce présent était un grand
+sacrifice dont Charles sentit vraisemblablement très-peu le prix, et ce
+mot une leçon qu'il se soucia fort peu de suivre.
+
+Un autre guide nécessaire, la géographie, manquait alors presque
+entièrement à l'étude de l'histoire. Pétrarque tourna de ce côté,
+l'ardeur de ses recherches, et rendit plus facile aux autres,
+l'instruction qu'il y avait acquise. Son _Itinéraire de Syrie_[601],
+prouve que cette instruction était très-étendue pour son temps. On voit,
+par une de ses lettres[602], qu'il avait fait de grands efforts pour
+fixer d'une manière certaine, le plan de l'île de Thulé ou Thylé, dont
+il est si souvent parlé dans les anciens. N'oubliant jamais, dans aucun
+de ses travaux, l'intérêt de sa patrie, il avait fait dessiner, sous les
+yeux du roi Robert, une carte d'Italie, plus exacte que toutes celles
+qui existaient alors[603]. Enfin, il avait rassemblé dans sa
+bibliothèque, tout ce qu'il put trouver de cartes et de livres de
+géographie. Cette bibliothèque était considérable; on a vu qu'après
+avoir libéralement donné la première, il avait cédé au besoin de s'en
+former une seconde; et ce mot de bibliothèque, qui ne signifie
+aujourd'hui que quelques soins pris, quelques recherches faites, et
+souvent même une simple commission donnée à un libraire, signifiait
+alors tout autre chose. Les bons manuscrits étaient d'une rareté
+extrême, surtout ceux des anciens auteurs grecs et latins, dont on
+n'avait même encore retrouvé qu'un petit nombre. On peut dire que
+Pétrarque mit le premier, une sorte de passion à en suivre la trace, à
+en faire lui-même, et à en favoriser la recherche. Ses lettres sont
+remplies de ces détails intéressants. Souvent un auteur lui en fait
+connaître un autre; en en cherchant un, il en trouve plusieurs, et son
+insatiable curiosité s'augmente à mesure qu'il fait plus de
+découvertes[604]. Il recommande sans cesse qu'on cherche d'anciens
+livres, principalement en Toscane, qu'on examine les archives des
+maisons religieuses, et il adresse les mêmes prières à ses amis, en
+Angleterre, en France, en Espagne. Son avidité pour cette recherche
+était connue si généralement et si loin, que Nicolas Sigeros, grec
+distingué à la cour de Constantinople, lui envoya pour présent, une
+copie complète des poëmes d'Homère; et la lettre de remercîment que lui
+écrivit Pétrarque, prouve quel fut l'excès de sa joie à la présence
+inattendue du prince des poëtes.
+
+[Note 601: _Itinerarium Syriacum_, éd. de Bâle 1581, p. 557.]
+
+[Note 602: _Rer. Familiar._, lib. III, ép. I.]
+
+[Note 603: _Flavio Biondo_, écrivain du siècle suivant, avait
+consulté cette carte; il en parle dans son _Italia illustrata_.]
+
+[Note 604: Voyez, sur cette passion toujours croissante, sa lettre à
+son frère Gérard, _Familiar._, l. III, ép. 18.]
+
+Il n'avait point appris le grec dans sa première jeunesse; quoiqu'il
+restât toujours en Italie quelque culture de cette langue, elle n'était
+point comprise encore dans le cours des études communes. Il saisit pour
+la première fois, à Avignon, l'occasion de l'apprendre lorsque le moine
+Barlaam, né en Calabre, mais qui avait passé en Grèce, fut envoyé par
+l'empereur Andronic, à la cour de Benoît XII[605], sous prétexte de
+négocier la réunion des deux églises, et en effet, pour solliciter des
+secours contre les Turcs. Les dialogues de Platon furent le principal
+objet de leurs leçons. Pétrarque fut enthousiasmé des hautes idées de ce
+philosophe sur l'amour, sur la nature et l'union des âmes; et comme ces
+leçons ne durèrent pas long-temps, on peut dire qu'il y apprit plus de
+platonisme que de grec. Son second maître fut Léonce Pilate, qui était
+aussi un Calabrois devenu Grec. Quelque désagréable qu'il fût de sa
+personne et dans ses manières, Boccace qui l'avait attiré à Florence, le
+conduisit à Venise lorsqu'il alla voir son ami[606]; Léonce y resta
+quelque temps, et Pétrarque en tira les deux seules choses qu'il pût
+gagner dans un commerce de cette espèce, une connaissance un peu plus
+approfondie du grec, qu'il ne sut cependant jamais parfaitement, et
+quelques livres grecs, entièrement inconnus jusqu'alors en Italie, parmi
+lesquels était un beau manuscrit de Sophocle. Ce même Léonce Pilate
+avait fait, à la prière de Boccace, et en société avec lui, une
+traduction latine, la plus ancienne que l'on connaisse, de l'Iliade et
+d'une grande partie de l'Odyssée. Boccace la promit pendant long-temps à
+Pétrarque. Il lui en envoya enfin une copie faite par lui-même, que son
+ami reçut avec de nouveaux transports.
+
+[Note 605: Barlaam vint, pour la première fois, à Avignon, en 1339,
+et y revint en 1342. L'abbé de Sade veut qu'à ces deux voyages,
+Pétrarque ait pris de ses leçons. Tiraboschi croit, avec plus de
+vraisemblance, que ce ne fut qu'au second voyage. Voyez _Stor. della
+lett. ital._, t. V, p. 368.]
+
+[Note 606: En 1363.]
+
+Son ardeur pour les livres latins était encore plus vive. On ne
+possédait de son temps que trois décades de Tite-Live, la première, la
+troisième et la quatrième. Encouragé par le roi Robert, il n'épargna
+rien pour retrouver au moins la seconde; mais tous ses soins furent
+inutiles. Il entreprit aussi de retrouver un ouvrage perdu de
+Varon[607], qu'il avait vu dans sa jeunesse, et ne fut pas plus heureux.
+Il avait eu en sa possession le traité de Cicéron _de Gloriâ_[608]. Il
+le prêta à son vieux maître de grammaire _Convennole_, qui le vendit
+pour vivre; cet exemplaire fut perdu, et il ne put jamais depuis en
+retrouver un autre. Il chercha vainement aussi un livre d'épigrammes et
+des lettres d'Auguste, qu'il avait vu dans son jeune âge. Il eut plus de
+succès dans la recherche des Institutions de Quintilien. Il les trouva,
+en 1350, à Florence, lorsqu'il y passait pour aller à Rome. Sa joie fut
+grande; il la répandit dans une lettre adressée à Quintilien
+lui-même[609]; ce manuscrit était cependant imparfait, gâté et mutilé.
+Il était réservé au Pogge, d'en retrouver, environ un siècle après, un
+exemplaire entier.
+
+[Note 607: _Rerum humanarum et divinarum antiquitates_.]
+
+[Note 608: Raimond Soranzo, l'un de ses amis, lui en avait fait
+présent.]
+
+[Note 609: C'est la sixième du livre des épîtres adressées aux
+grands hommes de l'antiquité, _Ad viros illustres veteres_, édition de
+Genève, 1601, in-8°.]
+
+Mais c'était surtout pour Cicéron que Pétrarque poussait l'admiration
+jusqu'à une sorte de fanatisme. Lire et relire ce qu'il avait de lui,
+chercher partout ce qu'il n'avait pas, c'est ce qui l'occupait sans
+cesse; il n'épargnait pour cela, ni prières auprès de ses amis, ni
+déplacements, ni dépenses. Cicéron revenait toujours dans ses
+conversations, dans ses lettres. A Liége, où il avait trouvé deux de ses
+Oraisons, il eut de la peine à se procurer un peu d'encre, encore
+était-elle toute jaune, pour en tirer lui-même une copie. Il se donna,
+long-temps après, la même peine pour un recueil considérable de ces
+mêmes discours qu'il fut quatre ans à copier, ne voulant pas les confier
+à des scribes ignorants, qui défiguraient les plus beaux ouvrages. Et
+dans quel enchantement ne fut-il pas à Vérone, lorsqu'il y retrouva les
+lettres familières! On conserve précieusement, et à juste titre, à
+Florence, dans la bibliothèque Laurentienne, cet ancien manuscrit
+retrouvé par lui, et la copie qu'il en avait faite. On y conserve aussi
+les lettres à Atticus, écrites de la main de Pétrarque; mais le
+manuscrit ancien d'où il les avait tirées, a péri[610]. Voilà par quels
+travaux et à quel prix on pouvait alors se composer une bibliothèque de
+bons livres.
+
+[Note 610: Tiraboschi, t. V, p. 79 et suiv.]
+
+Ses livres et ses amis, à qui il en parlait sans cesse, étaient devenus
+les deux objets de ses plus fortes affections. Ses lettres familières,
+qui forment la partie la plus précieuse comme la plus considérable de
+ses Œuvres, réveillaient ou entretenaient d'un bout de l'Italie à
+l'autre, en France et dans d'autres parties de l'Europe, l'amour des
+anciens. Elles pourraient le rallumer encore. Il y parle aux souverains,
+aux grands, aux savants, aux jeunes gens, aux vieillards le même
+langage; il prêche à tous l'amour et l'admiration des anciens. Ce n'est
+pas là, il s'en faut beaucoup, leur seul mérite, mais c'est celui que
+nous devons considérer ici. C'est par tous ces moyens réunis, non moins
+que par son exemple, qu'il exerça une si puissante influence sur
+l'esprit de son siècle, et sur la renaissance des lettres.
+
+Je n'ai rien dit de sa figure et des avantages extérieurs dont la nature
+l'avait doué; ils étaient très-remarquables dans sa jeunesse. Une taille
+élégante, de beaux yeux, un teint fleuri, des traits nobles et réguliers
+le distinguaient parmi ses compagnons d'âge et de galanterie. Le soin
+recherché qu'il avait pris de sa parure, et les succès dont il avait
+joui dans le monde, lui faisaient pitié dans un âge mûr. Il les avouait
+comme des faiblesses; mais peut-être par une autre faiblesse en
+parlait-il trop en détail, et trop souvent. Les agréments de son esprit,
+sa conversation confiante et animée, ses manières ouvertes et polies lui
+donnaient un attrait particulier, et la sûreté de son commerce, sa
+disposition à aimer et sa fidélité inviolable dans les liaisons
+d'amitié, lui attachaient invinciblement ceux que ce premier attrait
+avait une fois approchés de lui.
+
+Un dernier trait fera voir combien il fut constant dans ses affections,
+et quelle fut, jusqu'à la fin de sa vie, la disposition habituelle de
+son âme. On connaît sa vénération et son amour pour Virgile. Virgile,
+comme Cicéron, était sans cesse auprès de lui. Le beau manuscrit sur
+vélin, avec le commentaire de Servius, qui servait à son usage, et sur
+lequel sont écrites des notes de sa main, est un des plus célèbres qui
+existent. Il a fait long-temps le principal ornement de la bibliothèque
+Ambroisienne à Milan: il fera sans doute plus long-temps encore, à
+Paris, celui de la bibliothèque Impériale. Parmi les notes latines dont
+il est enrichi, on distingue surtout la première, qui est en tête du
+volume. Comme elle peut servir à lever les doutes qui resteraient encore
+sur Laure, sur la passion de Pétrarque pour elle, et sur la nature de
+cette passion extraordinaire, je la traduirai ici littéralement[611].
+
+[Note 611: On a donné, dans le _Publiciste_ du 18 octobre 1809, une
+traduction inexacte de cette note; on annonçait de plus le manuscrit de
+Virgile, d'où elle est tirée, comme existant encore à Milan, tandis
+qu'il était, depuis plusieurs années, à Paris.
+
+L'authenticité de cette note a été contestée en Italie; quelques
+critiques du seizième siècle ont douté qu'elle fût écrite de la main de
+Pétrarque; mais leurs doutes ont été éclaircis, et leurs objections
+réfutées. Les faits relatifs au précieux manuscrit où elle se trouve,
+recueillis d'abord par Tomasini, dans son _Petrarca redivivus_, ont été
+répétés par l'abbé de Sade, note 8, à la fin du volume II de ses
+Mémoires. M. Baldelli les a exposés à son tour avec de nouveaux
+développements et de nouvelles preuves, en faveur de l'authenticité de
+la note sur Laure, article II des éclaircissements ou _illustrazioni_
+qui sont à la suite de son ouvrage, pag. 177 et suiv. Voici les
+principaux faits. La bibliothèque de Pétrarque fut vendue et dispersée
+après sa mort. Son Virgile passa à son ami et son médecin Jean Dondi; de
+celui-ci, qui mourut en 1380, à son frère Gabriel, et de Gabriel à son
+fils Gaspard Dondi. Il paraît que Gaspard le vendit, et qu'il fut placé,
+vers 1390, dans la bibliothèque de Pavie; il y resta plus d'un siècle.
+En 1499, les Français s'étant emparés de Pavie, enlevèrent beaucoup de
+manuscrits qui furent transportés à Paris, dans la bibliothèque du roi.
+Plusieurs sont apostilles et annotés de la main de Pétrarque. Quelque
+adroit Pavesan trouva le moyen de soustraire à cette exécution militaire
+le manuscrit de Virgile. Il était encore à Pavie, au commencement du
+seizième siècle, dans la bibliothèque d'un gentilhomme nommé _Antonio di
+Piero_. Deux autres propriétaires le possédèrent successivement; à la
+mort du second, _Fulvia Orsino_, il fut vendu, à très-haut prix, au
+cardinal Frédéric Borromée, fondateur illustre de la bibliothèque
+Ambroisienne, où il le plaça parmi les manuscrits les plus précieux. Il
+y est resté jusqu'en 1796; ce fut alors un des principaux objets d'arts,
+recueillis à Milan par les premiers commissaires français qui y furent
+envoyés après la conquête.]
+
+«Laure, illustre par ses propres vertus, et long-temps célébrée par mes
+vers, parut pour la première fois à mes yeux au premier temps de mon
+adolescence, l'an 1327, le 6 du mois d'avril, à la première heure du
+jour (c'est-à-dire six heures du matin), dans l'église de Sainte-Claire
+d'Avignon; et dans la même ville, au même mois d'avril, le même jour 6,
+et à la même heure, l'an 1348, cette lumière fut enlevée au monde,
+lorsque j'étais à Vérone: hélas! ignorant mon triste sort. La
+malheureuse nouvelle m'en fut apportée par une lettre de mon ami Louis.
+Elle me trouva à Parme la même année, le 19 mai au matin. Ce corps, si
+chaste, et si beau, fut déposé dans l'église des Frères mineurs, le soir
+du même jour de sa mort. Son âme, je n'en doute pas, est retournée,
+comme Sénèque le dit de Scipion l'Africain, au ciel, d'où elle était
+venue. Pour conserver la mémoire douloureuse de cette perte, je trouve
+une certaine douceur mêlée d'amertume à écrire ceci, et je l'écris
+préférablement sur ce livre qui revient souvent sous mes yeux, afin
+qu'il n'y ait plus rien qui me plaise dans cette vie, et que mon lien le
+plus fort étant rompu, je sois averti, par la vue fréquente de ces
+paroles, et par la juste appréciation d'une vie fugitive, qu'il est
+temps de sortir de Babylone; ce qui, avec le secours de la grâce divine,
+me deviendra facile par la contemplation mâle et courageuse des soins
+superflus, des vaines espérances, et des événements inattendus qui
+m'ont agité pendant le temps que j'ai passé sur la terre.»
+
+Il y a de bien beaux sonnets dans Pétrarque, il y en a de bien
+touchants; mais je n'en connais point qui le soient autant que ces
+lignes d'un grand homme studieux et sensible, sur ce qui était sans
+cesse l'objet de son étude, de ses méditations, de ses tristes et doux
+souvenirs.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+_Œuvres latines de Pétrarque; Traités de philosophie morale; Ouvrages
+historiques; Dialogues qu'il appelait son_ Secret; _ses douze Églogues;
+son Poëme de_ l'Afrique; _trois livres d'Épitres en vers._
+
+
+Les Œuvres latines de Pétrarque, sur lesquelles il fondait, comme nous
+l'avons vu dans sa vie, tout l'espoir de sa renommée, forment un volume
+_in-fol_. de douze cents pages[612]. Environ quatre-vingts pages de
+poésies en langage toscan ou vulgaire sont comme jetées à la fin de cet
+énorme volume. Elles y sont à la place que Pétrarque lui-même leur
+donnait dans son estime; et ce sont ces poésies vulgaires qui font,
+depuis plus de quatre siècles, les délices de l'Italie et de l'Europe,
+où l'on ne connaît plus aucune des productions latines, objet de la
+prédilection de leur auteur; c'est ce qui l'a placé parmi les poëtes
+modernes du premier rang.
+
+[Note 612: Dans l'édition de Bâle, 1581, qui est la plus complète.]
+
+Il ne faut pas croire cependant que ces ouvrages latins, si complètement
+oubliés, soient sans mérite; ils en ont un très-grand au contraire,
+surtout si l'on n'oublie pas le temps où ils furent écrits, et si l'on a
+quelquefois lu d'autres ouvrages latins du même temps. Pétrarque sentit
+le premier que, pour écrire véritablement en latin, il fallait oublier
+le langage barbare de l'école, et remonter du style de la dialectique,
+de la théologie et du droit, jusqu'à celui de l'éloquence et de la
+poésie, de Cicéron et de Virgile. Ce furent les deux modèles qu'il se
+proposa dans sa prose et dans ses vers. Sa plume y est partout libre et
+facile, quelquefois élégante; quelquefois ses pensées y paraissent
+revêtues des couleurs de ces deux grands maîtres: enfin, quel que soit
+aujourd'hui le sort de ces compositions, elles rendirent alors un grand
+service aux lettres; elles montrèrent la route qu'il fallait prendre
+pour revenir à la bonne latinité; et si les grands écrivains qui
+fixèrent entièrement au seizième siècle les destinées de la langue
+italienne, et qui ne purent ni surpasser Pétrarque, ni même l'égaler
+dans la poésie vulgaire, le laissèrent loin d'eux dans la poésie latine,
+ainsi que dans la prose, il lui reste cependant la gloire d'avoir, le
+premier de tous les modernes, retrouvé les traces des anciens, et de les
+avoir indiquées à ceux qui devaient le suivre.
+
+Je ne parlerai pas de tous les ouvrages ou opuscules qui entrent dans ce
+recueil. Pour satisfaire une curiosité raisonnable, il suffit d'avoir
+des principaux une idée exacte et sommaire. Le premier qui se présente
+est le _Traité des remèdes contre l'une et l'autre fortune_[613]. L'idée
+en est heureuse et vraiment philosophique. Peu d'hommes savent supporter
+la mauvaise fortune avec force et dignité; mais moins encore savent
+supporter la bonne avec modération et tranquillité d'âme. Pétrarque
+appelle la raison au secours des hommes mis à l'une et à l'autre de ces
+deux épreuves, mais surtout à la dernière. «Nous avons, dit-il dans sa
+préface adressée à son ami Azon de Corrége, deux luttes à soutenir avec
+la fortune, et le danger est en quelque sorte égal dans toutes deux,
+quoique le vulgaire n'en connaisse qu'une, celle que l'on nomme
+_adversité_. Si les philosophes connaissent l'une et l'autre, c'est
+cependant aussi celle des deux qu'ils regardent comme la plus
+difficile.... Oserai-je n'être pas de leur avis? Oui, si mettant à part
+l'autorité de ces grands hommes, je veux parler d'après l'expérience.
+Elle m'apprend que la bonne fortune est plus difficile à gouverner que
+la mauvaise, et je la trouve, je l'avoue, plus à craindre et plus
+dangereuse quand elle caresse que quand elle menace. Si je pense ainsi,
+ce n'est pas la réputation des auteurs, ce ne sont point les piéges de
+la parole, ni la force des sophismes qui m'y ont conduit: c'est
+l'expérience des choses, ce sont les exemples tirés de la vie et la
+preuve de difficulté la moins suspecte, la rareté. J'ai vu beaucoup de
+gens souffrir avec courage de grandes pertes, la pauvreté, l'exil, la
+prison, les supplices, la mort, et, ce qui est pire que la mort, des
+maladies graves; je n'en ai vu aucun qui sût soutenir les richesses, les
+honneurs ni la puissance.»
+
+[Note 613: _De Remediis utriusque Fortunœ_. Pétrarque le composa
+presque entièrement en 1358, dans son délicieux _Linternum_, Voyez sa
+Vie.]
+
+Le Traité est divisé en deux parties, dont la forme est moins heureuse
+que le fond. Ce sont des dialogues entre des êtres moraux personnifiés.
+Dans la première partie, la Joie et l'Espérance vantent les biens, les
+agréments, les plaisirs de la vie. La Raison démontre que tous ces biens
+sont faux, frivoles et périssables. Dans la seconde, la Douleur et la
+Crainte passent en revue les malheurs, les chagrins, les maladies, les
+calamités de toute espèce, dont la vie est empoisonnée. La Raison fait
+voir que ce ne sont point là de vrais maux, qu'ils ne sont point sans
+remède, et qu'on en peut même tirer quelques biens. Les dialogues sont
+secs et dépourvus d'art. Il y en a autant dans chaque partie, qu'il y a
+de circonstances dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qui
+contribuent à l'une et à l'autre. La fleur de la jeunesse, la beauté du
+corps, la santé florissante, la force, la vitesse, l'esprit,
+l'éloquence, la vertu même, la liberté, la richesse et tous les autres
+avantages physiques et moraux, qui constituent le bonheur, sont dans la
+première partie, chacun le sujet d'un dialogue particulier. Il n'y en a
+pas moins de cent vingt-deux. La Joie ou l'Espérance, et, quelquefois
+toutes deux ensemble, vantent l'avantage annoncé au titre de chaque
+dialogue, et la Raison fait voir par une maxime, une sentence, que cet
+avantage est faux ou insuffisant, ou fragile. La Joie et l'Espérance
+insistent; la Raison est inflexible, et cela va ainsi jusqu'à la fin. La
+laideur, la faiblesse, la mauvaise santé, la naissance obscure, la
+pauvreté, les pertes d'argent, celle du temps, celle d'une femme, son
+infidélité, sa mauvaise humeur, le déshonneur, l'infamie et tout ce qui,
+au moral comme au physique, peut contribuer au malheur, sont les sujets
+d'autant de dialogues de la seconde partie, et il y en a dix de plus que
+dans la première. La Douleur et la Crainte exposent de même chacun des
+maux et les circonstances qui les aggravent. La Raison les atténue ou
+prouve même qu'ils ne sont pas des maux, et que quelquefois ils peuvent
+être des biens. Les deux interlocutrices allèguent en vain tout ce qui
+justifie, l'une ses appréhensions, l'autre ses plaintes; la Raison tient
+ferme, et prouve par des maximes, des raisonnements ou des exemples,
+qu'il y a du bien dans les maux, comme elle a prouvé dans la première
+partie, qu'il y a du mal dans tous les biens.
+
+Cette marche est imperturbablement la même depuis le commencement
+jusqu'à la fin. On conçoit aisément qu'il en doit résulter de la fatigue
+et de l'ennui, malgré les traits d'esprit, l'érudition, la philosophie
+et les maximes vraies, puisées dans l'expérience et dans les écrits des
+philosophes, surtout de Sénèque et de Cicéron, que l'auteur y a su
+répandre, et les traits nombreux de l'histoire ancienne et moderne qui
+lui servent à approfondir et quelquefois à égayer son sujet. L'ouvrage
+fit beaucoup de bruit quand il parut, non seulement en Italie, mais en
+France. Le roi Charles V, qui avait connu Pétrarque à la cour de son
+père, et qui avait fait tous ses efforts pour l'y retenir, voulut avoir
+ce Traité dans sa bibliothèque. Il le fit traduire en français par
+Nicolas Oresme, l'un des savants que Pétrarque avait le plus goûtés
+pendant son ambassade auprès du roi Jean; et cette traduction, beaucoup
+plus fatigante à lire que l'original, a même été imprimée à Paris, en
+1534.
+
+Le Traité _de la Vie solitaire_, commencé à Vaucluse, repris et terminé
+en Italie dix ans après[614], contient la doctrine d'une philosophie
+misantrope qui n'était pas dans le caractère de Pétrarque, mais que des
+idées religieuses mal entendues et son amour excessif pour l'étude lui
+avaient fait adopter. Il est divisé en deux livres, ces livres en
+sections, et les sections en chapitres. Dans le premier livre il met en
+opposition l'homme occupé dans la vie sociale et dans les villes, avec
+la _solitaire_, pendant leur sommeil, à leur réveil, au dîner, après le
+repas, au coucher du soleil, au retour de la nuit, pendant sa durée; et,
+dans toute cette distribution du temps, il donne l'avantage au
+solitaire. Les inconvénients que peut avoir la solitude et les remèdes
+qu'on peut y appliquer, ses douceurs, l'utilité qu'on en retire, les
+lieux que l'on doit préférer pour en jouir, et plusieurs autres
+questions de cette espèce viennent ensuite; on croirait que c'est ici
+l'ouvrage d'un cénobite plutôt que d'un homme sensible et d'un sage;
+mais on reconnaît Pétrarque dans un chapitre ou paragraphe qui a pour
+titre: _Qu'il ne faut point persuader à ceux qui se plaisent dans la
+solitude de mépriser les droits de l'amitié, et qu'ils doivent éviter la
+foule, mais non pas les amis_[615].
+
+[Note 614: Il est adressé à son ami Philippe de Cabassole, simple
+évêque de Cavaillon quand Pétrarque le commença, et devenu, quand il
+l'eut achevé, patriarche de Jérusalem, cardinal du titre de Ste.-Sabine,
+et légat du pape.]
+
+[Note 615: _Quod iis quibus opportuna est solitudo non sit suadendum
+ut amicitiœ jura conremnant, et quod turbas, non amicos fugiant._ Cap
+4.]
+
+Dans le second livre il met à la suite l'un de l'autre les exemples de
+tous les hommes connus pour avoir aimé la solitude, à commencer depuis
+Adam, Abraham, Isaac et les autres patriarches, jusqu'aux Pères et aux
+principaux personnages du christianisme. Les philosophes et les poëtes
+anciens qui ont aimé la solitude lui servent ensuite à démontrer qu'elle
+est aussi convenable à ce qu'on appelle sagesse, selon le monde, qu'à ce
+qui l'est aux yeux de la religion. En retranchant ou modérant dans cet
+ouvrage ce qui s'y trouve d'excessif, il resterait d'excellentes choses
+en faveur de la retraite, préférable en effet au tumulte du monde.
+L'érudition y est prodiguée comme dans le premier. On y voit toujours un
+esprit nourri des maximes de la philosophie antique, et souvent une
+éloquence plus persuasive et plus ornée que dans l'autre, parce que
+l'auteur n'y a pas été gêné par la coupe brisée du dialogue et par
+l'emploi d'êtres allégoriques, qu'on ne sait le plus souvent comment
+faire parler.
+
+J'ai donné dans sa Vie une idée suffisante du Traité _sur le loisir des
+religieux_[616], qu'il dédia aux chartreux de Montrieu, après y avoir
+passé quelques jours auprès de son frère Gérard. C'est une production
+tout-à-fait monacale, excellente pour ceux à qui elle était adressée,
+bonne en général pour la vie du cloître, mais dont il n'y a rien à tirer
+pour celle du monde.
+
+[Note 616: Voy. ci-dessus, p. 372.]
+
+Je ne dirai pas la même chose d'un autre ouvrage qui est intitulé dans
+ses Œuvres: _Du mépris du Monde_, et qu'il appelait _son secret_[617].
+On en tire de grandes lumières sur les événements de sa vie, sur ses
+goûts, son caractère et ses plus secrets sentiments. Il le fit à Avignon
+ou à Vaucluse dans le temps où sa passion pour Laure lui causait le plus
+d'agitation et de trouble[618]. Ce sont des dialogues entre lui et saint
+Augustin. Les Confessions de l'évêque d'Hippone lui en donnèrent l'idée.
+C'était celui de tous les Pères de l'église qu'il aimait le plus. Les
+rapports de caractère et de goûts qu'il avait avec lui contribuaient
+sans doute à cette préférence. Le père Denis, son directeur, lui avait
+fait présent d'un exemplaire des Confessions; il le portait toujours
+avec lui. Quand je lis les Confessions, disait-il, je ne crois pas lire
+l'histoire de la vie d'un autre, mais de la mienne. A l'exemple
+d'Augustin, il voulut développer tous les secrets de son âme, tous les
+replis de son cœur. Ni Augustin, ni Montaigne, ni même J.-J. Rousseau
+n'ont découvert plus naïvement leur intérieur, ni fait avec plus de
+franchise l'aveu de leurs faiblesses. A la fin de sa préface il
+s'adresse ainsi à son livre. «Toi donc, fuis les assemblées des hommes,
+sois content de rester avec moi, et n'oublie pas le nom que tu portes;
+car tu es et l'on t'appelera _mon secret_[619].» Ce titre et ce peu de
+mots font croire que son intention n'était pas de rendre cette espèce de
+confession publique; et, selon toute apparence, elle n'a vu le jour
+qu'après sa mort.
+
+[Note 617: _De Contemptu Mundi, colloquiorum liber, quem secretum
+suum inscripsit._]
+
+[Note 618: En 1343. Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. II, p.
+101.]
+
+[Note 619: _Secretum enim meum es et diceris._]
+
+Voici quel est le dessein de l'ouvrage. Pétrarque méditait profondément
+sur sa destinée, lorsqu'une femme d'une beauté que les hommes ne
+connaissent pas assez, et environnée d'un éclat extraordinaire, lui
+apparaît. Il est d'abord ébloui des rayons qui sortent de ses yeux, et
+n'ose lever les siens sur elle. Mais elle l'enhardit et se fait
+connaître à lui. C'est la Vérité qu'il a si bien peinte dans son poëme
+de l'_Afrique_. Un homme d'un aspect vénérable l'accompagne. Pétrarque
+croit reconnaître en lui S.-Augustin: c'était lui en effet, à qui la
+Vérité adresse la parole. «Voila, lui dit-elle, ton disciple le plus
+dévoué: tu n'ignores pas de quelle dangereuse et longue maladie il est
+atteint: il est d'autant plus près de sa perte qu'il est plus éloigné
+de connaître son mal: c'est à toi de le guérir: tu y réussiras mieux que
+personne: il t'a toujours aimé, et tu fus toi-même sujet à des
+infirmités pareilles, quand tu étais captif dans un corps mortel. Essaie
+donc si ta voix persuasive pourra le tirer de sa langueur et remédier à
+ses maux. Saint-Augustin promet d'obéir par respect pour elle et par
+amitié pour le malade. Il le tire à l'écart, et commence avec lui, en
+présence de la Vérité, une conférence qui dure trois jours, et qui forme
+les trois dialogues dont tout l'ouvrage est composé.
+
+Le premier est une sorte de préliminaire ou de prolégomènes.
+Saint-Augustin établit d'abord pour maximes, que nul n'est misérable
+s'il ne veut l'être; qu'une parfaite connaissance de nos misères produit
+le désir d'en être délivré; que ce désir n'est sincère et efficace que
+dans le cœur de ceux qui ont éteint tout autre désir: enfin qu'il n'y a
+que la pensée de la mort qui puisse produire cet effet, en détachant
+entièrement l'âme de toutes les vanités du monde. Doctrine fausse,
+triste et nuisible, qu'on est toujours fâché de trouver dans une
+philosophie, d'ailleurs si élevée et si pure, et qui, rangeant parmi les
+vanités à peu près tout ce qui se trouve dans le monde et constitue la
+société humaine, tend toujours à rendre ceux qui la professent au moins
+inutiles à la société et au monde. Pétrarque assure qu'il connaît son
+état, qu'il en veut sortir; mais que les efforts qu'il a faits jusqu'à
+présent ont été inutiles. Saint-Augustin le fait convenir qu'il ne l'a
+jamais bien voulu. Il analyse tous les symptômes de cette volonté
+douteuse, et ceux d'une volonté plus constante et plus ferme, la seule
+qui, dans une entreprise si difficile, puisse garantir le succès.
+
+Dans le second dialogue, Saint-Augustin examine l'un après l'autre tous
+les défauts de Pétrarque qui mettent obstacle à son repos autant qu'à sa
+perfection. Le premier est la vanité qu'il tire de son esprit, de sa
+science, de son éloquence, des agréments de sa figure et de sa personne.
+Il rabaisse tous ces avantages, et lui en fait voir la vanité, la
+fragilité, le néant. Le second défaut est l'avarice, ou plutôt la
+cupidité. Pétrarque se récrie sur ce reproche, et affirme qu'aucun vice
+ne lui est plus étranger; mais son sévère examinateur lui prouve que ce
+goût qu'il a pris pour une vie commode, pour une fortune aisée qui peut
+seul la procurer, pour la société des grands et pour le séjour des
+villes et des cours n'est au fond qu'une cupidité déguisée. Pétrarque a
+beau répondre qu'il ne désire point de superflu, mais qu'il voudrait ne
+manquer de rien; qu'il n'ambitionne pas de commander, mais qu'il
+voudrait ne pas obéir, Augustin lui fait voir que ce qu'il désire est le
+comble des richesses et de la puissance; que les plus grands monarques
+manquent de quelque chose; que ceux qui commandent sont souvent forcés
+d'obéir; qu'enfin la vertu seule peut lui procurer cet état
+d'indépendance qui est le terme de ses désirs; vérité aussi
+incontestable qu'elle est ancienne, et qui découle en quelque sorte de
+toutes les parties de la philosophie antique; mais qui, dans
+l'antiquité profane comme dans le christianisme, sans avoir jamais eu de
+contradicteurs en théorie, a toujours eu peu de sectateurs dans la
+pratique. Mais, insiste Pétrarque, je suis loin d'avoir en effet ce goût
+que l'on m'attribue pour le séjour des villes, pour la société des
+grands, et les vues d'ambition que ce goût suppose. Je les fuis au
+contraire autant que je puis. S'ensevelir, comme je le fais, dans les
+bois et dans les rochers, combattre les opinions vulgaires, haïr,
+mépriser les honneurs, se moquer de ceux qui les recherchent et de tout
+ce qu'ils font pour y parvenir, cela ne suffit-il pas pour mettre à
+l'abri du reproche d'ambition? Soyez de meilleure foi, répond Augustin,
+ce ne sont pas les honneurs que vous haïssez, mais les démarches
+nécessaires dans ce siècle pour les obtenir. Vous avez pris une route
+plus cachée et plus détournée pour arriver au même but. Convenez que
+c'est là le véritable objet de vos études et du parti que vous avez pris
+de vivre dans la retraite. Tel entreprend d'aller à Rome, qui revient
+sur ses pas, effrayé du chemin qu'il faut faire pour y arriver. Ce n'est
+pas Rome qui lui déplaît, c'est le chemin[620].
+
+[Note 620: Dans l'extrait de ces dialogues, je me sers, en
+l'abrégéant, de la traduction de l'abbé de Sade, lorsqu'il ne s'est pas
+trop éloigné du texte que j'ai sous les yeux.]
+
+La gourmandise et la colère ont leur tour, mais ne font pas l'objet
+d'un reproche très-grave, parce qu'au fond cela se borne à quelques
+vivacités passagères, et dans une vie habituellement sobre, à quelques
+parties de plaisir et de bonne chère avec ses amis. Saint Augustin se
+hâte d'arriver à un article plus important et plus délicat, sur lequel
+Pétrarque se rend d'abord justice, et qui fait, de son aveu, la honte et
+le malheur de sa vie, c'est celui de l'incontinence. Il exprime avec
+beaucoup de force, et la révolte de ses sens, et ses inutiles efforts
+pour les dompter. La prière fréquente, humble, fervente et accompagnée
+de larmes, est le seul remède que saint Augustin, qui doit s'y
+connaître, lui indique contre ce mal. Mais j'ai prié, répond Pétrarque,
+et si souvent que je crains que Dieu n'en ait été importuné. Augustin
+lui soutient qu'il n'a pas bien prié, qu'il a prié pour un temps trop
+éloigné, qu'il a voulu se réserver les plaisirs de la jeunesse, et
+remettre à un âge plus avancé l'effet de ses prières. C'est ce qui lui
+était arrivé à lui-même; mais prier ainsi, c'est vouloir une chose et en
+demander une autre. Il l'exhorte à être plus sincère avec Dieu et avec
+lui même, et lui promet qu'il obtiendra sur ce chapitre difficile, comme
+sur tous les autres, ce qu'il aura demandé de bonne foi.
+
+Dans le reste de ce dialogue, il lui reproche un certain penchant à la
+mélancolie et à la mauvaise humeur, auquel Pétrarque convient qu'il
+s'abandonne trop souvent. Il en accuse la vie qu'il mène, les injustices
+de la fortune, le spectacle choquant qu'il a sous les yeux, les mœurs
+dégoûtantes d'Avignon, le tumulte qui y règne, et tout ce que ce séjour
+a d'incompatible avec la paisible société des Muses et l'étude de la
+sagesse. «Si le tumulte de votre ame cessait, répond saint Augustin,
+vous ne vous plaindriez pas de ce tumulte extérieur qui n'affecte que
+les sens. On peut s'y accoutumer comme au murmure d'une eau qui tombe.
+Quand l'âme est dans un état serein et tranquille, les nuages passagers
+qui l'environnent, le tonnerre même qui gronde autour d'elle, ne peuvent
+la troubler. Apaisez donc les mouvements de la vôtre, vous serez alors
+en sûreté sur le rivage; vous verrez les naufrages des autres
+hommes[621]; vous écouterez en silence les voix plaintives de ceux qui
+flottent sur les ondes; et si vous éprouvez à ce cruel spectacle les
+tourments de la pitié, vous sentirez aussi une secrète joie à vous voir
+vous-même à l'abri des mêmes dangers.» Au reste, de quoi se plaint-il?
+ce séjour qui lui déplaît tant n'est-il pas de son choix? n'est-il pas
+le maître d'en sortir? Pétrarque l'avoue, et finit par convenir que son
+état, comparé à celui de beaucoup d'autres, n'est pas aussi malheureux
+qu'il le croyait.
+
+[Note 621: On sent ici l'imitation de ces beaux vers de Lucrèce:
+
+ _Suave mari magno turbantibus œquora ventis,
+ E terrâ magnum alterius spectare laborem_; etc.]
+
+Le troisième dialogue est le plus intéressant. Saint Augustin dit à
+Pétrarque qu'il porte deux chaînes aussi dures que le diamant, dont il
+craint bien qu'il ne veuille pas qu'on le délivre; ces deux chaînes sont
+l'amour et la gloire. Il commence par l'amour, et veut lui faire avouer
+que c'est une extrême folie; mais il ne trouve pas sur ce point la même
+docilité que sur tout le reste. Pétrarque ne permet pas, même à son
+maître, d'avilir un sentiment délicat et généreux qui élève et épure
+l'âme quand il a pour objet une femme digne de l'inspirer.
+Particularisant ensuite ces idées générales, il peint sous les couleurs
+les plus nobles et les images les plus attachantes le mérite et la
+vertu de Laure, la pureté de son amour pour elle, l'influence qu'a eu
+cet amour sur son goût pour la vertu, pour l'étude et pour la véritable
+gloire. Mais le bon directeur ne lâche pas prise, il le retourne de tant
+de façons qu'il le force d'avouer que si cet amour lui a fait quelque
+bien, c'est en le détournant d'autres biens plus grands encore: enfin il
+l'engage à reconnaître la nécessité d'un remède. Mais quel remède
+choisir? c'est là la difficulté. Chasser, selon le conseil d'Ovide et
+même de Cicéron, un amour par un autre, un ancien par un nouveau, c'est
+ce dont Pétrarque ne peut supporter même la pensée. Changer de lieu,
+voyager pour se distraire serait fort bon; mais il a souvent éprouvé que
+son amour le suit partout, que pour être éloigné de Laure il ne l'en
+aime pas moins et n'en souffre que davantage. La pensée du progrès de
+l'âge ne peut rien sur lui. Il n'a point passé l'âge d'aimer, puisqu'il
+est encore sensible. D'ailleurs, Laure vieillit aussi; mais puisque
+c'est son âme qu'il aime, peu lui importe que son corps change: enfin,
+quelques objections que lui fasse saint Augustin, il y repond; quelques
+remèdes qu'il lui propose, il les rejette, et le Saint est réduit à lui
+conseiller la même recette qu'il lui a donnée pour des passions moins
+nobles, la prière.
+
+Il le trouve de meilleure composition sur la gloire que sur l'amour. Il
+lui reproche le temps qu'il consume à rassembler des paroles sonores
+uniquement pour flatter les oreilles de ce monde qu'il méprise, et même
+celui qu'il donne à des entreprises plus graves, telles que l'Histoire
+romaine depuis Romulus jusqu'à Titus, telles encore que son Poëme de
+l'Afrique, sans compter d'autres petits ouvrages qu'on le voit produire
+tous les jours. Quelle perte d'un temps qu'il pourrait employer à
+apprendre à bien vivre! Et cette gloire même qu'il espère,
+l'obtiendra-t-il? sera-t-elle durable? vaut-elle tous les sacrifices
+qu'elle lui coûte? «Vous qui, surtout à l'âge où vous êtes, vous
+consumez de travail pour faire des livres, vous êtes dans une grande
+erreur. Vous négligez vos propres affaires pour vous occuper de celles
+des autres, et sous une vaine espérance de gloire vous laissez, sans
+vous en apercevoir, s'écouler ce temps si court de la vie. Que ferai-je?
+répond Pétrarque. Abandonnerai-je des travaux commencés? Ne vaut-il pas
+mieux que je me hâte de les finir pour m'occuper ensuite de choses plus
+sérieuses? car enfin ces ouvrages sont trop importants pour les laisser
+imparfaits.--Je vois ce qui vous tient, réplique Augustin; vous aimez
+mieux vous abandonner vous-même que vos livres. Eh! laissez-là toutes
+ces histoires; les exploits des Romains sont assez célèbres et par leur
+propre renommée et par les travaux de bien d'autres génies. Laissez
+l'Afrique à ceux qui en sont en possession; vous n'ajouterez rien à la
+gloire de votre Scipion ni à la vôtre. Rendez-vous à vous-même; songez à
+la mort; ayez toujours vos pensées et vos regards fixés sur elle,
+puisque tout vous y conduit.» Pétrarque le remercie de ses conseils et
+fait des vœux pour obtenir la force de les suivre.
+
+Cet écrit est curieux, comme le sont tous ceux où les hommes célèbres
+ont parlé d'eux-mêmes. Il est étonnant que depuis sa publication tant
+de choses vagues et conjecturales aient été dites et écrites sur
+Pétrarque, sur Laure et sur sa passion pour elle. La manière aussi
+positive qu'intéressante dont il en parle ici, dans un ouvrage étranger
+aux fictions de la poésie, devait suffire pour lever toutes les
+incertitudes. La première édition en est pourtant de 1496, et les
+incertitudes ont duré depuis, pendant près de trois siècles; et pour
+beaucoup de gens qui restent toujours au même point, parce qu'ils ne
+lisent ni écoutent, elles durent même encore.
+
+Pétrarque avait amassé pendant plusieurs années des matériaux pour une
+Histoire Romaine qu'il n'acheva point, qu'il ne commença même jamais à
+écrire d'une manière suivie. Il n'en est resté que des fragments divisés
+en quatre livres, sous le titre de _Choses mémorables_[622], et d'autres
+moins considérables, intitulés _Abrégé des vies des hommes
+illustres_[623]. Ces derniers sont tous tirés des premiers siècles de
+Rome, et divisés en petits chapitres qui contiennent les principaux
+traits de la vie de Romulus, de Numa, de Tullus-Hostillius, de Junius
+Brutus, etc. Il a fait des autres fragments un autre usage. Il les a
+rangés sous différents titres dans chacun des quatre livres de ses
+Choses mémorables. Dans le premier, par exemple, qu'il divise en deux
+chapitres, il consacre l'un au repos ou au loisir, l'autre à l'étude et
+au savoir. Le premier chapitre fait voir quel usage des hommes célèbres
+dans l'histoire savaient faire de leur loisir. Les traits dont il se
+sert sont d'abord puisés chez les Romains; il y ajoute, sous le titre
+d'_étrangers_[624], d'autres faits tirés de l'histoire des autres
+peuples anciens, surtout des Grecs; et ensuite sous celui de
+_modernes_[625], il en joint encore de plus nouveaux, la plupart même
+arrivés de son temps. C'est ainsi, qu'à la fin du second chapitre, où il
+traite de l'étude et du savoir, il rapporte le beau trait de Robert, roi
+de Sicile, qui préférait les lettres à sa couronne[626]. Il suit le même
+ordre dans chacun des trois autres livres; et si ce traité ne renferme
+sur les peuples anciens, rien qui ne soit déjà connu par les récits de
+l'histoire, il a conservé beaucoup de faits particuliers des temps
+modernes qui méritaient aussi d'être transmis à la postérité.
+
+[Note 622: _Rerum memorandarum_ libri IV.]
+
+[Note 623: _Vitarum illustrium virorum epitome_.]
+
+[Note 624: _Externi_.]
+
+[Note 625: _Recentiores_.]
+
+[Note 626: Voy. ci-dessus, p. 359.]
+
+Nous avons vu quel était l'attachement que François de Carrare,
+souverain de Padoue, eut pour Pétrarque dans ses dernières années. Il se
+plaisait singulièrement à s'entretenir avec lui, et il allait souvent le
+voir dans sa petite maison d'Arqua[627]. Il se plaignait un jour, sur le
+ton de l'amitié, de ce qu'il avait écrit pour tout le monde, excepté
+pour lui. Pétrarque pensait depuis long-temps à prévenir ce reproche;
+mais il était embarrassé pour le choix, et ne savait à quoi se
+déterminer. Enfin il imagina de lui adresser un petit Traité _sur la
+meilleure façon de gouverner une république_[628], et sur les qualités
+que doit avoir celui qui en est chargé. Ce sujet lui fournissait une
+occasion naturelle de donner à ce prince des louanges indirectes, sans
+exagération et sans fadeur; et en même temps, ce qui est toujours plus
+difficile, de relever quelques défauts de son gouvernement qu'il avait
+remarqués[629]. Cet opuscule est rempli de maximes excellentes, tirées
+pour la plupart de Platon et de Cicéron, et l'application en est faite
+avec beaucoup de jugement; mais ce même sujet a été traité depuis avec
+tant de supériorité, qu'il n'y a plus ici rien à apprendre pour
+personne. Le seul bien que fasse cette lecture, c'est de montrer que,
+dans un temps où les principes d'un bon gouvernement étaient peu connus,
+où l'Italie était partagée entre de petits princes, qui presque tous
+étaient de petits tyrans, un philosophe, nourri des leçons de la sagesse
+antique, ne louait dans un prince son ami, que ce qui était conforme à
+ses principes, et blâmait tout ce qui y était contraire; et que ce
+philosophe était un poëte aimable, qui réunissait ainsi, dès le
+quatorzième siècle, à cette première aurore de la renaissance des
+lettres, ce qu'elles ont de plus solide et ce qu'elles ont de plus doux.
+
+[Note 627: En 1372 et 1373.]
+
+[Note 628: _De Republicâ optimè administrandâ_.]
+
+[Note 629: _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. III, p. 794.]
+
+Il avait fini, deux ans auparavant[630], dans la même retraite, un autre
+ouvrage commencé depuis quelques années, dont le titre est d'une
+simplicité piquante, et le sujet assez singulier; c'est celui qu'il
+intitula: _De sa propre ignorance et de celle de beaucoup
+d'autres_[631]. Voici quelle en fut l'occasion. Lorsqu'il alla s'établir
+à Venise, la philosophie d'Aristote y était fort à la mode, ainsi que
+dans toute l'Italie. On ne la connaissait pourtant que par de mauvaises
+versions latines faites sur des traductions arabes, et par les
+Commentaires d'Averroès qui étaient bien loin d'y répandre de la clarté.
+Mais plus Aristote était obscur, plus il y avait de gens disposés à
+l'admirer. C'était l'oracle des écoles; on n'y jurait que par lui. Ce
+siècle était assurément très-religieux, et cependant Aristote, expliqué
+par Averroès, niait la création, la providence, les peines et les
+récompenses de l'autre vie. Ses disciples, à Venise, croyaient, comme
+leur maître, le monde infini et coéternel à Dieu: ils se moquaient de
+Moïse, de la Genèse, de Jésus-Christ même, des Pères de l'Église, enfin
+de tous les objets respectables pour les chrétiens. Cela devint une
+espèce de secte fort tranchante dans ses opinions, et disposée à jeter
+du ridicule sur tous ceux qui n'en étaient pas.
+
+[Note 630: En 1370.]
+
+[Note 631: De Ignorantiâ sui ipsius et multorum.]
+
+Quatre jeunes gens qui en étaient, trouvèrent moyen de faire
+connaissance avec Pétrarque. Ils s'insinuèrent dans ses bonnes grâces
+par leur douceur, leur complaisance et l'honnêteté de leurs manières. Il
+se livra bientôt à eux sans défiance. Tous quatre avaient de l'esprit.
+Le premier ne savait rien, le second peu, le troisième un peu plus, et
+le quatrième plus encore; mais c'était un savoir incertain, embrouillé,
+joint, comme dit Cicéron, à tant de légèreté, de jactance, qu'il aurait
+peut-être mieux valu qu'il ne sût rien. «Car les lettres, ajoute
+sagement Pétrarque, sont pour beaucoup de gens une source de folie, pour
+presque tous elles en sont une d'orgueil, à moins qu'elles ne tombent,
+ce qui est fort rare dans un esprit naturellement bon, et qui ait été
+bien conduit[632].» Ils s'étaient appliqués principalement à l'histoire
+naturelle; ils savaient beaucoup de choses sur les animaux, les oiseaux,
+les poissons, «ils vous auraient dit, c'est Pétrarque qui parle, combien
+le lion a de poils à la tête, l'épervier de plumes à la queue[633]; et
+un nombre infini d'autres choses tout aussi vraies et aussi importantes
+que celles-là.» Pétrarque s'expliquait avec sa liberté ordinaire, et sur
+ces belles connaissances, et sur Aristote; ils en furent d'abord
+surpris, ensuite indignés. Ils finirent par tenir conseil entre eux;
+«pour condamner, dit Pétrarque, comme convaincue d'ignorance, non pas ma
+personne qu'ils aiment, mais ma renommée, qu'ils n'aiment pas.» Ils
+s'étaient donc rassemblés seuls, pour que la sentence qu'ils voulaient
+porter fût unanime; mais, pour se donner un air d'équité, ils voulurent
+qu'elle fût contradictoire. Ils alléguaient d'abord ce qui était
+favorable à Pétrarque, et répondaient ensuite de manière à détruire tout
+le bien qu'ils en avaient dit. Ainsi l'opinion publique, qui était en sa
+faveur, l'amitié des grands et même de plusieurs souverains, son
+éloquence universellement reconnue, son style dont personne ne
+contestait le mérite, furent successivement allégués, et l'on trouva
+toujours des raisons pour réduire à rien tous ces éloges. Enfin, ce
+singulier tribunal prononça tout d'une voix que Pétrarque était un
+ignorant, homme de bien[634]. Cette sentence avait été réellement portée
+et avait fait beaucoup de bruit à Venise. Pétrarque s'en était moqué
+d'abord; mais ses amis prirent la chose sérieusement, et voulurent
+absolument qu'il écrivît pour se défendre. C'est ce qu'il fit par ce
+Traité _De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres._
+
+[Note 632: C'est le même sens qui est renfermé en moins de mots dans
+ce vers si vrai de notre Molière:
+
+ Et je vous suis garant
+ Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.]
+
+[Note 633: _Quot Leo pilos in vertice, quot plumas Accipiter in
+caudâ_, etc., _ub. sup._]
+
+[Note 634: _Scilicet me sine litteris virum bonum._]
+
+Après avoir fait l'histoire de ce jugement bizarre porté contre lui,
+Pétrarque paraît y souscrire et reconnaître son ignorance. Il s'en
+console, pourvu qu'en effet on le reconnaisse pour homme de bien. «Je me
+soucie peu, dit-il, de ce qu'on m'ôte, pourvu que j'aie en effet ce
+qu'on me laisse. Je ferais volontiers ce partage avec mes juges: qu'ils
+soient savants, et moi vertueux.» Mais ensuite, malgré ces traits de
+modestie, il fait un assez grand étalage d'érudition pour prouver
+l'injustice de cette sentence dictée par l'envie; et il en appelle à la
+postérité, par qui il ne doute point qu'elle ne soit réformée. Il passe
+en revue, dans ce Traité, la philosophie ancienne, et tourne en ridicule
+les atômes de Démocrite et d'Épicure, la Métempsycose de Pytagore, etc.
+Il fait voir que notre science se réduit à rien, ou à peu de chose, et
+il cite les plus grands philosophes qui en sont convenus de bonne foi.
+Presque tout ce qu'il dit est tiré des Tusculanes de Cicéron, de son
+Traité _De la Nature des Dieux_, et du livre _De la Cité de Dieu_, de
+saint Augustin. Il termine de la manière la plus digne d'un philosophe
+aimable, et que tout homme qui aurait, je ne dis pas son génie, mais son
+caractère, et qui se verrait, comme lui, poursuivi par l'injustice et
+par la haine, pourrait se rappeler avec plaisir et avec fruit. Après
+avoir passé en revue tous les grands hommes qui ont été en butte aux
+traits de la satire, Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile, et tant
+d'autres, qui osera, dit-il, se plaindre qu'on écrive ou que l'on parle
+contre lui, lorsque de telles gens ont osé parler et écrire ainsi contre
+de tels hommes? «Il ne me reste donc plus que de m'adresser
+non-seulement à vous (Donat le grammairien, à qui il dédie ce Traité) et
+à un petit nombre d'autres, qui n'avez pas besoin d'être excités pour
+m'aimer, mais à mes autres amis et à mes censeurs eux-mêmes, de les
+prier et de les conjurer tous de m'aimer désormais, sinon comme un homme
+de lettres, au moins comme un homme de bien; sinon comme tel encore, du
+moins comme un ami; si enfin, par défaut de mérite, je ne suis pas
+digne de ce nom d'ami, que ce soit au moins comme un homme bienveillant
+et aimant qu'ils m'aiment[635].»
+
+[Note 635: _Ut deinceps me, si non ut hominem litteratum, at ut
+varum bonum; si ne id quidem, ut amicum; denique si amici nomen prœ
+virtutis inopiâ non meremur, at saltem ut benevolum et amantem ament._]
+
+Imitateur en tout de Cicéron, il semblait avoir pris de lui le besoin et
+l'habitude d'une correspondance épistolaire très-active avec ses amis et
+avec les principaux personnages de son temps. Les choses les plus
+simples de la vie et les affaires les plus importantes, tout lui
+fournissait un sujet de lettre. Il en avait brûlé des paquets, des
+coffres entiers, et cependant on a imprimé de lui dix-sept livres
+d'épîtres. Ils en contiennent près de trois cents, dont un assez grand
+nombre sont, par leur étendue, moins des lettres que de véritables
+traités, et on en connaît beaucoup encore qui n'ont jamais vu le jour.
+C'est là surtout qu'il faut chercher l'âme de Pétrarque et les détails
+les plus intéressants de sa vie. «Il avait, dit avec raison l'abbé de
+Sade[636], une amitié babillarde, et un cœur qui aimait à s'épancher.»
+Ce qui veut dire qu'il était un homme confiant, sensible, et un
+véritable ami. Ces lettres sont très-importantes pour l'histoire
+littéraire, pour celle des événements, et plus encore des mœurs du
+quatorzième siècle. Les portraits de la cour papale d'Avignon y sont
+horribles. Peut-être aussi sont-ils un peu chargés. Le style n'a pas, à
+beaucoup près, l'élégance et la pureté de celui de l'auteur qu'il avait
+choisi pour modèle; mais on y voit cependant, ainsi que dans ses autres
+œuvres latines, combien il avait gagné à l'avoir toujours sous les yeux,
+à le lire et à l'imiter sans cesse. Il écrivait avec abandon et
+sentiment à ses amis, aux Grands avec des égards, mais sans renoncer
+jamais à son ton habituel de franchise et d'indépendance; en écrivant,
+non-seulement à cette illustre et puissante famille des Colonne, ses
+bienfaiteurs, et qu'il appelle même ses maîtres, ou à ce tribun Rienzi,
+qui fut un instant le maître de Rome, ou à des prélats et à des
+cardinaux, mais même aux différents papes qu'il vit se succéder sur le
+trône d'Avignon et qu'il voulut toujours ramener en Italie, aux
+souverains de Milan, de Vérone, de Parme, de Padoue, au doge de Venise,
+au roi Robert, enfin à l'Empereur, il garde cet air de liberté noble et
+décente, qui convient à la philosophie et aux lettres, même avec les
+puissants de la terre, parce que, quand elles savent se respecter
+elles-mêmes, elles sont aussi une puissance.
+
+[Note 636: _Mém. pour la Vie de Pétr._, Préf. p. XLVIII.]
+
+Pétrarque ne gagna pas moins, dans sa poésie latine, à son commerce
+continuel avec Virgile, que dans sa prose à celui qu'il entretenait
+avec Cicéron. Si l'on compare ses vers avec tous ceux qui avaient été
+faits depuis les siècles de décadence, on y voit une différence telle,
+qu'il semble avoir retrouvé, du moins en partie, la langue qui
+paraissait totalement perdue. Les formes, les tours, les expressions,
+tout semble renaître. Il n'y manque qu'un degré de plus d'élégance et de
+poésie de style; mais ce degré est si considérable, qu'il le sépare
+presque autant de Virgile, que lui-même est séparé des versificateurs du
+moyen âge. Il ne se contenta pas de composer, à l'exemple du Cygne de
+Mantoue, douze églogues qu'il appela aussi ses Bucoliques; la palme de
+l'épopée le tenta; il entreprit et termina un poëme épique, dont le
+héros est ce grand Scipion, qui se couvrit de tant de gloire dans sa
+guerre d'Afrique, que, le premier de tous les Romains, il obtint de
+joindre à son nom celui du peuple qu'il avait vaincu.
+
+Pétrarque n'intitula point son poëme Scipion, mais l'_Afrique_. Si
+l'essence de l'épopée est l'invention, si elle doit offrir à
+l'imagination une grande machine poétique, en même temps qu'une grande
+action historique à la mémoire, l'_Afrique_ n'est point une épopée, mais
+un simple récit en vers. Ce qu'elle a de merveilleux occupe les deux
+premiers livres; et ce merveilleux se réduit à un songe, dans lequel le
+héros du poëme voit Publius Scipion son père; et encore l'idée de ce
+songe et plusieurs des traits dont il est rempli, sont-ils pris du
+fragment de Cicéron, si connu sous le titre de _Songe de Scipion_. Dans
+le premier livre, Publius Scipion raconte à son fils l'origine et les
+principaux faits de la première guerre punique, sans oublier la bataille
+où il fut tué en Espagne avec son frère Cnéus. Dans le second, il lui
+prédit l'heureux événement de la guerre qu'il va soutenir contre
+Carthage, son triomphe et l'abaissement de cette orgueilleuse rivale, et
+les effets qu'aura cette victoire sur les mœurs et la destinée de Rome.
+Il donne au jeune Scipion d'excellents avis sur les moyens de délivrer
+sa patrie des dangers extérieurs et intérieurs qui la menacent; mais
+quoiqu'il y ait dans tous ces discours de fort belles choses, souvent
+même très-heureusemeut exprimées, comme sur neuf livres que contient le
+poëme, ce songe en remplit deux entiers, on ne peut se dispenser, en le
+lisant, de trouver que le héros rêve beaucoup trop long-temps.
+
+Scipion, encouragé par les conseils de son père, commence par envoyer
+son ami Lélius auprès de Syphax, pour l'engager à une alliance avec
+Rome. La description magnifique de la cour de ce roi maure, la réception
+qu'il fait à Lélius, le repas splendide qu'il lui donne, l'origine de
+Carthage chantée par un jeune musicien pendant ce repas, le récit que
+Lélius fait à Syphax de celle de Rome, des belles actions des anciens
+Romains, et de la mort de Lucrèce, qui fut la source de leur liberté,
+mort qui est ici racontée dans un morceau très-étendu, très-soigné, et
+où le poëte paraît avoir fait tous ses efforts pour se surpasser
+lui-même, tout cela remplit le troisième livre, sans que l'action du
+poëme soit, pour ainsi dire, encore entamée. Elle fait un pas au
+quatrième; mais c'est encore par un récit. Lélius, interrogé par Syphax,
+lui raconte la vie de Scipion, qu'il représente aussi grand à Rome que
+dans les camps, et dans la paix que dans la guerre. Il s'étend surtout
+avec complaisance sur le siége et la prise de Carthagène, où Scipion
+traita avec une bonté délicate et généreuse de jeunes et belles
+captives, et rendit la plus belle de toutes à un jeune prince son amant.
+
+Mais cette dernière partie de l'action n'est point finie: il y a ici une
+lacune considérable, qu'aucun auteur italien n'a remarquée, tant ce
+poëme de l'Afrique, si souvent nommé dans les écrits dont Pétrarque est
+le sujet, est peu connu et peu lu. Le quatrième livre finit au moment où
+Lélius raconte à Syphax que, dans un appartement du palais, on entendait
+les cris des princesses et des jeunes femmes de leur suite, et que
+Scipion, sachant le danger qu'elles pouvaient courir si elles
+paraissaient aux yeux de son armée, défendit que l'on entrât dans leur
+asyle, et les fit conduire en sûreté loin du théâtre de la guerre. Au
+commencement du cinquième, ce n'est plus Lélius qui parle: on n'est plus
+à la cour de Syphax, pour assister à un festin et entendre des récits:
+l'alliance a été refusée: la guerre a éclaté: Syphax est vaincu;
+Scipion entre dans Cyrthe, capitale de ses états; et au lieu de
+l'histoire de la jeune princesse espagnole qui fut rendue à son amant,
+c'est celle de Sophonisbe, épouse de Syphax, que la ruine de ce roi,
+l'amour de Massinissa et l'horreur de la servitude forcent à se donner
+la mort. Ce poëme, que Pétrarque termina, mais auquel il ne mit jamais
+la dernière main, éprouva, après sa mort, quelques vicissitudes, dans
+lesquelles il est vraisemblable qu'il se sera perdu un livre entier. Ce
+livre devait contenir la fin du récit de Lélius, le refus de Syphax de
+s'allier avec les Romains, sa résolution subite de les attaquer
+lui-même, la marche de Scipion contre lui, le siége de Cyrthe et la
+prise de cette ville. Cette perte est peu regrettable, puisque le poëme
+a excité si peu d'intérêt qu'on ne s'est pas aperçu de la lacune qu'elle
+y a laissée.
+
+L'action une fois reprise, marche jusqu'à la fin d'accord avec
+l'histoire; et quoiqu'il y ait d'assez longues digressions, l'invention
+y a si peu de part, qu'il paraît inutile de pousser plus loin cette
+analyse, pour arriver par une route directe à un événement prévu. La
+première idée de cet ouvrage avait transporté Pétrarque: ce fut sur son
+_Africa_ qu'il voulut fonder sa gloire: ce fut le bruit que firent dans
+le monde les premiers livres, l'espérance qu'ils faisaient concevoir du
+reste, et le plaisir qu'eut le roi Robert à les entendre, qui firent
+décerner à l'auteur la couronne poétique. Mais le refroidissement où il
+tomba bientôt sur ce travail, la peine qu'il eut à le reprendre,
+l'imperfection où il le laissa toujours, prouvent que, dans le fond, il
+ne le sentait point en proportion avec ses forces, ni analogue à son
+génie. Dans sa vieillesse, il n'aimait point qu'on lui en parlât, ni que
+l'on témoignât la curiosité de le voir, et encore moins que l'infidélité
+de quelques amis en répandit des fragments. Un jour, à Vérone, plusieurs
+d'entre eux l'étant allé voir, firent tomber la conversation sur son
+poëme, et croyant lui faire plaisir, ils en chantèrent quelques
+vers[637]. Les larmes lui vinrent aux yeux, et il les pria en grâce de
+ne pas aller plus loin. Comme ils lui témoignaient leur surprise: «Je
+voudrais, dit-il, qu'il me fût permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet
+ouvrage, et rien ne me serait plus agréable que de le brûler de mes
+propres mains.» Aussi, quelques instances qu'on pût lui faire, il se
+refusa toujours à le rendre public; les copies ne s'en multiplièrent
+qu'après sa mort, et ce fut par les soins de Coluccio Salutati et de
+Bocace, qui l'obtinrent de ses héritiers à force de prières. Malgré les
+défauts qui y dominent, et qui l'emportent de beaucoup sur les beautés,
+il est heureux qu'il se soit conservé, non pas pour la réputation du
+poëte, mais pour l'histoire de la poésie. C'est un monument précieux de
+cette époque de renaissance, bon à garder, comme ces tableaux et ces
+statues, productions de l'enfance de l'art, qui n'en augmentent ni la
+gloire ni les jouissances, mais que l'on n'examine pas sans fruit, quand
+on en veut étudier l'histoire.
+
+[Note 637: _Squarzafichus. Vita Petr._]
+
+Les douze Eglogues latines de Pétrarque sont aussi bonnes à connaître
+par un autre motif. La plupart ont rapport à des circonstances de sa
+vie, et les interlocuteurs qu'il y emploie sont quelquefois, sous des
+noms déguisés, les personnages les plus illustres de son temps. Quelques
+unes sont de vraies satires, telles que la sixième et la septième, où le
+pape Clément VI est évidemment représenté sous le nom de _Mition_[638].
+Dans la première des deux, saint Pierre, sous celui de Pamphile, lui
+reproche durement l'état de langueur et d'abandon où se trouve son
+troupeau. Qu'a-t-il fait de ces richesses champêtres que leur maître lui
+avait confiées? qu'en a-t-il su conserver? Mition répond qu'il conserve
+l'or que lui a produit la vente des agneaux, qu'il garde des vases
+précieux, les seuls dont il veuille se servir, ne daignant plus tremper
+ses lèvres dans ces vases grossiers dont leurs pères se servaient
+autrefois. Il a changé ses habits trop simples en vêtements magnifiques.
+Le lait dont il a fait des présents lui a procuré de puissants amis.
+Son épouse, bien différente de cette vieille qu'avait Pamphile, est
+toute brillante d'or et de pierreries. Les boucs et les béliers jouent
+dans la prairie, et lui, mollement couché, s'amuse à voir leurs jeux et
+leurs ébats. Pamphile entre dans une nouvelle colère contre ce berger
+coupable et efféminé; tu mérites, lui dit-il, les fouets, les fers, les
+douleurs même de la prison éternelle, ou quelque chose de pis encore.
+
+[Note 638: De _mitis_, doux, clément.]
+
+Mition, malgré sa douceur, perd patience. Il apostrophe à son tour son
+aigre censeur. «Serviteur infidèle et fuyard, ingrat pour le meilleur
+des maîtres, c'est à toi qu'appartiennent les fers, la croix, tous les
+supplices. On sait que la crainte d'un tyran superbe te fit abandonner
+ton troupeau.» Pamphile répond qu'il s'est repenti, qu'il a lavé ses
+taches dans le fleuve, et que sa pâleur s'est dissipée. «Que ne
+reviens-tu-donc, reprend Mition, habiter ces belles demeures? Pour moi
+je ne veux plus les quitter; je n'aime plus que les grandeurs; je ne
+serai plus le pasteur d'un pauvre troupeau. J'ai acquis par mes chants
+une aimable amie; j'aime à me parer pour lui plaire. Je fuis le soleil;
+je cherche des antres frais; je lave mes mains et mon visage dans une
+eau limpide; le berger de Bysance[639] m'a fait présent de ce miroir;
+je me plais à en faire usage. Mon épouse sait tout cela, et le souffre;
+je lui pardonne à mon tour bien des choses. Vous autres, vantez-vous
+d'amies obscures et inconnues; mais moi, que ma chère Epy me retienne
+toujours dans ses embrassements!..» Malheureux reprend Pamphile, est-ce
+ainsi que tu sers ton maître? Tu crois être en sûreté sous l'ombrage;
+mais il viendra changer en deuil tes plaisirs. Tu crois, réplique
+Mition, m'effrayer par de vaines paroles, mais les hommes de courage
+méprisent les dangers présents; les périls les plus éloignés font peur à
+ceux qui sont timides.»
+
+[Note 639: Selon l'abbé de Sade, c'est Constantin; mais c'est plutôt
+l'empereur d'Orient qui régnait alors. Du reste, les extraits qu'il
+donne de ces églogues sont tout-à-fait différents de ce qu'on voit ici.
+J'ignore où il avait pris plusieurs détails qui sont dans les siens; je
+sais seulement que je me suis, le plus que j'ai pu, conformé au texte,
+et que je me sers de la même édition de Bâle, 1581, dont il s'est servi
+lui-même.]
+
+Cette nymphe Epy, dont Mition adore les charmes, est la ville d'Avignon
+que Clément VI ne pouvait se résoudre à quitter. Dans la seconde de ces
+deux Eglogues, il est mis en scène avec elle. Il lui parle de la
+querelle qu'il vient d'avoir avec Pamphile, et de la menace que celui-ci
+lui a faite de l'arrivée du maître. Ils font ensemble le dénombrement du
+troupeau pour en pouvoir rendre compte. C'est là que la nymphe faisant
+passer en revue les cardinaux l'un après l'autre, déguisés sous des
+emblêmes tirés des troupeaux et de la vie pastorale, après avoir dit du
+bien de quelques uns en petit nombre, peint les autres sous les traits
+les plus hideux et les couleurs les plus noires. Il ne serait pas
+impossible, à l'aide de l'histoire et d'une liste des cardinaux de ce
+temps-là, de mettre les noms au bas de ces portraits. Ce travail
+d'érudition en vaudrait peut-être bien d'autres: mais peut-être aussi ne
+serait-il pas sans scandale; il est fâcheux pour une bergerie qu'on ne
+puisse, à de trop fréquentes époques, dévoiler la vie de ses bergers
+sans scandaliser le troupeau.
+
+Le sujet de l'Eglogue suivante, qui est la huitième, est très-différent,
+et pourtant on y trouve encore des traits assez vifs contre Avignon et
+contre la cour. Pétrarque y a voulu consacrer l'explication orageuse
+qu'il eut avec le cardinal Colonne, lorsqu'à l'âge de quarante ans il
+prit la résolution de briser tous ses liens et d'aller se fixer en
+Italie. Il fait parler ce cardinal sous le nom de _Ganymède_, sans que
+l'on puisse deviner le motif ou l'à-propos de ce nom; il parle lui-même
+sous celui d'_Amyclas_, et il intitule cette Eglogue _Divortium_, la
+séparation, le divorce. Ganymède lui demande quelle est la cause de
+cette résolution subite, et pourquoi il veut quitter des lieux où
+autrefois il paraissait tant se plaire. «Mon père, répond Amyclas, le
+sage varie à propos dans ses desseins, c'est l'insensé qui s'y
+attache.... Que voulez-vous que je fasse? Je ne trouve ici ni des eaux
+pures, ni des pâturages salutaires; l'air même me fait craindre de le
+respirer. Pardonnez cette fuite nécessaire, et plaignez-moi d'y être
+forcé. Je suis entré pauvre dans votre bergerie; je retourne plus pauvre
+chez moi. Je ne possède ni plus de lait ni plus d'agneaux; je n'ai
+acquis que plus d'envieux et plus d'années. J'ai plus de peine à
+supporter l'orgueil; je le souffrais patiemment autrefois; l'âge avancé
+s'en irrite davantage. Il est honteux de vieillir dans la servitude. Que
+ma vieillesse au moins soit indépendante, et qu'une mort libre termine
+une vie esclave.»
+
+Ganymède a beau lui reprocher son ingratitude: il continue à peindre
+sous des images pastorales les dégoûts qu'il éprouve, la vie plus douce
+et plus faite pour son âge que lui promet la voix de la patrie et qu'il
+veut désormais goûter. «Vous méprisez donc, reprend Ganymède, tout ce
+que vous aimiez autrefois, les entretiens de vos amis, les amusements
+champêtres, le doux repos?.... Je ne méprise, répond Amyclas, que cette
+forêt sauvage, ce pasteur licencieux, ce terrain fertile en poisons, ce
+triste vent du midi, ces sources que le plomb enferme et rend malsaines,
+ces tourbillons de poussière, cette ombre nuisible et cette grêle
+bruyante.--Mais ne connaissiez-vous pas auparavant tous les
+désagréments de ce séjour?--Je les connaissais, je l'avoue; l'habitude,
+votre amitié, et peut-être plus encore les charmes d'une bergère me les
+faisaient supporter; mais tout change avec le temps; ce qui plaît au
+jeune âge déplaît à la vieillesse, et nos inclinations varient avec la
+couleur de nos cheveux, etc.»
+
+Dans une autre Eglogue[640] qu'il intitule _Conflictatio_, un berger
+raconte une querelle de Pan et d'Articus. Les rois de France et
+d'Angleterre sont cachés sous ces deux noms. Articus reproche à Pan les
+faveurs qu'il reçoit de Faustula, et à Faustula les bontés qu'elle lui
+accorde. Cette courtisane, qu'il appelle bien de ce nom, _Meretrix_, est
+la ville d'Avignon, ou plutôt la cour pontificale. Le pape avait
+abandonné au roi de France les décimes de son royaume, et ce secours
+mettait le roi Jean en état de soutenir la guerre, ce que le monarque
+anglais ne pardonnait ni au pape ni au roi. Presque toutes les Eglogues
+de Pétrarque sont dans ce genre énigmatique et mystérieux: sans une
+clef, qu'on ne trouve pas toujours, il est impossible de les entendre.
+
+[Note 640: La XIIe.]
+
+Trois livres d'Epîtres terminent ses poésies latines. Elles sont
+adressées, soit aux personnes puissantes, telles que les papes Benoît
+XII et Clément VI, ou le roi Robert, ou le cardinal Colonne, soit à
+d'intimes amis, à Lélius, à Socrate, à Boccace, à Guillaume de
+Pastrengo, à Barbate de Sulmone, au bon père Denis. Le poëte y laisse
+courir librement ses pensées et son style à la manière d'Horace, et y
+parle comme lui, des événements et des circonstances particulières de sa
+vie. Fait-il bâtir à Parme cette jolie maison qu'il appelait son
+_Parnasse Cisalpin_, il écrit, à Guillaume de Pastrengo, qui habitait
+Vérone[641]; il lui rend compte de la vie qu'il mène, des occupations
+qu'il s'est faites. La première est de travailler à son poëme de
+l'_Afrique_; «la seconde, dit-il, est de bâtir une maison convenable à
+ma fortune. J'y emploie peu de marbre; je regrette souvent que vos
+montagnes soient si loin de nous, ou que l'Adige ne descende pas
+directement ici. Peut-être l'embellirais-je davantage; mais les vers
+d'Horace m'arrêtent: le tombeau revient à ma mémoire[642], et je me
+souviens de ma dernière demeure; je suis tenté d'épargner les pierres et
+de les réserver à un autre usage.» Prêt à quitter cette entreprise, à
+prendre en haine les maisons, à vouloir habiter les bois, si par hasard
+il aperçoit, dans le mur qu'on bâtit, une fente, une crevasse, il se met
+à gronder les ouvriers; ils lui répondent; il tire de leurs réponses des
+réflexions morales; il rentre en lui-même, et se reproche de vouloir une
+habitation durable pour un corps qui ne l'est pas; puis il presse de
+nouveau l'ouvrage, trop lent pour ses désirs. Il peint avec beaucoup de
+vérité ses retours de raison et de folie. Ce qui le console c'est que
+les autres hommes ne sont pas plus sages que lui: enfin, tout bien
+considéré, il rit de lui-même et de tout le monde. On voit que cela est
+tout-à-fait dans le goût d'Horace.
+
+[Note 641: L. II, ép. 19.]
+
+[Note 642: Et non pas: Je me souviens de mon buste, _busti_, comme
+l'a plaisamment traduit l'abbé de Sade.]
+
+C'est de cette maison qu'il écrivait à Barbate de Sulmone, une jolie
+épître qui n'a que dix-huit vers. «J'ai, dit-il, une paisible campagne
+au milieu de la ville, et la ville au milieu de la campagne[643]. Ainsi
+quand je suis seul, le monde est tout près de moi; et quand la foule
+m'importune, j'ai à ma portée la solitude.... Je jouis ici d'un repos
+tel que les hommes studieux ne le trouvèrent ni dans le vallon
+retentissant du Parnasse, ni dans les murs de la ville de Cécrops[644],
+tel que les pieux habitans des sables de l'Egypte le goûtèrent à peine
+dans leurs déserts silencieux. O Fortune! épargne, je t'en supplie, un
+homme qui se cache: passe loin de son modeste seuil, et ne vas attaquer
+que la porte superbe des rois.»
+
+[Note 643: L. III, ép. 18.]
+
+[Note 644: Athènes.]
+
+Des ordres imprévus, des affaires, l'obligation de se joindre à
+l'ambassade de Rome, viennent-ils le forcer à quitter sa douce retraite,
+et à retourner dans des lieux qu'il avait cru quitter pour toujours, il
+confie encore à Barbate le chagrin qu'il éprouve; il adresse à la
+Fortune ces plaintes, que peuvent s'appliquer ceux qui, nés comme lui
+avec des passions douces et des goûts paisibles, se trouvent lancés,
+malgré eux, dans les flots orageux du monde et des affaires. «O
+Fortune[645]! je n'ambitionne pas tes faveurs. Laisse-moi jouir d'une
+pauvreté tranquille: laisse-moi passer dans cette retraite champêtre le
+peu de jours qui me restent. Je ne connais ni l'ambition ni l'avarice;
+et tu me condamnes à des travaux sans fin! Ils semblent croître sans
+cesse avec la rapidité du temps. Quel port puis-je espérer pour ma
+vieillesse? O de combien de misères on est assailli dans ce monde! Les
+hauteurs tremblent; le milieu glisse; au bas on est foulé. Ce sont les
+bas lieux que je préfère; et je tremble comme si j'étais dans les nues.
+Voilà surtout de quoi je me plains. Si je voulais monter au sommet ou
+m'élancer sur les ondes, et que je fusse atteint de la foudre ou
+englouti par la tempête, j'aurais tort de gémir; mais les flots viennent
+me chercher sur le rivage, et des tourbillons m'engloutissent dans
+l'humble poussière où je suis caché.»
+
+[Note 645: L. III, ép. 19.]
+
+Ce mélange de philosophie, d'imagination et de sentiment règne en
+général dans toutes ses épîtres latines. S'il n'y a pas atteint
+l'élégance et la pureté d'Horace, il a cependant cette abondance et
+cette facilité qui prouvent qu'on est tout-à-fait maître de l'idiome
+qu'on emploie. Les formes et les tours de la langue latine lui sont
+aussi familiers que ceux de sa langue naturelle: il ne paraît lui
+manquer que quelques unes de ses grâces. Elles existaient dans les
+modèles anciens, et sans doute il les sentait, quoiqu'il ne put
+entièrement les atteindre. Ces grâces manquaient encore en partie à une
+autre langue, nouvellement née de la première. C'est lui qui contribua
+le plus à les y fixer, et qui lui en donna de nouvelles, que d'autres
+poëtes purent sentir à leur tour, mais que personne encore n'est parvenu
+à égaler. Ses poésies italiennes, qui ne furent pour la plupart que
+l'expression de son amour, et les jeux de sa plume, sont à la fois ce
+qu'il y a de plus agréable dans sa langue, de plus solide et de plus
+brillant dans sa gloire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+_Poésies italiennes de Pétrarque, ou son CANZONIERE. De la Poésie
+érotique chez les anciens Grecs et Latins: Ovide, Properce, Tibulle.
+Éléments dont se composa la Poésie érotique de Pétrarque; caractère de
+cette poésie, ses beautés, ses défauts. Poésies lyriques de Pétrarque
+sur d'autres sujets que l'Amour._
+
+
+Les poëtes qui ont peint la passion la plus forte et le sentiment le
+plus doux, les poëtes érotiques, forment dans la littérature une classe
+intéressante que l'on croirait d'abord ne devoir l'être que pour la
+jeunesse; mais on reconnaît ensuite que c'est pour les âmes sensibles
+qu'à tout âge ces poëtes ont de l'intérêt; dans la jeunesse, parce
+qu'ils peignent ce qu'elles éprouvent; dans la suite de la vie, parce
+qu'ils leur rappellent de touchants souvenirs. Les âmes froides, celles
+qui s'occupent trop du matériel de la vie pour s'ouvrir aux affections
+qui en font le charme, n'aiment à aucun âge l'expression d'un sentiment
+qu'elles ignorent; à aucun âge un poëte _sentimental_ n'est pour elles
+autre chose qu'un diseur de vaines paroles et de phrases vides de sens.
+Plus il se dégage de la matière, moins elles le goûtent et se soucient
+de le lire ou de l'entendre. Si enfin c'est une passion tout-à-fait
+libre du joug des sens, si c'est le pur idéal de l'amour que ce poëte a
+peint dans ses vers, parce que c'est là qu'il aspirait et qu'il
+s'élevait sans cesse, à quel petit nombre d'admirateurs et même de
+lecteurs est-il réduit? ou quel mérite ne lui faut-il pas pour vaincre
+cette défaveur de son sujet, née de sa sublimité même?
+
+De toutes les preuves qui attestent le mérite extraordinaire de
+Pétrarque, c'est peut-être ici la plus frappante. Aucun poëte n'a
+exprimé de sentiments aussi épurés, disons-le franchement, aussi hors de
+la portée de la plupart des hommes, et aucun, depuis les temps modernes,
+n'a été plus généralement lu et admiré. Il parut dans un siècle où la
+corruption était aussi forte que l'ignorance était générale: il a
+traversé d'autres siècles où les connaissances, sans épurer les mœurs,
+les avaient du moins raffinées, pour arriver jusqu'à nos jours, où les
+connaissances de l'esprit et le raffinement des mœurs ont encore fait
+des progrès, sans que nous nous soyons pour cela rapprochés de la vertu;
+il n'a chanté que pour elle, et cependant il n'est jamais déchu du rang
+où il était une fois monté. On ne se lasse point de relire ses poésies,
+qui sont un hymme perpétuel à cette déesse dont le culte a si peu de
+sectateurs, à peu près comme on lit dans d'autres poëtes des hymnes à
+Diane et à Pallas, sans adorer ces divinités et sans y croire.
+
+Ce qui nous reste des poëtes grecs qui ont chanté l'amour prouve qu'ils
+n'y voyaient comme Sapho, qu'un délire des sens, ou, comme Anacréon,
+qu'un amusement pour les sens et pour l'esprit à la fois. Si d'autres
+surent lui donner le langage du cœur et l'accent de la tendresse, leurs
+poésies ne sont point parvenues jusqu'à nous. Nous n'avons rien, ni de
+l'ancien Simonide qui fut, selon Suidas, l'inventeur de l'élégie, ni du
+Simonide de Céos, dont les poésies étaient si tristes que Catulle les
+appelle _les larmes de Simonide_[646], ni d'Evenus, ni presque rien de
+Callimaque, et ce ne sont pas ses élégies que nous avons. Les Romains
+prirent des Grecs, comme presque tout le reste, la forme du vers
+élégiaque, et sans doute aussi son caractère. Ils ont excellé dans
+l'élégie. Tibulle, Properce, Ovide, sont des poëtes si connus, loués,
+définis, comparés tant de fois, ils l'ont été depuis peu de temps avec
+tant de talent et dans une occasion si solennelle[647], qu'il n'y a plus
+rien à dire d'eux, quand c'est d'eux et de la poésie élégiaque que l'on
+veut parler. Mais on en peut dire quelque chose encore, quand il s'agit
+de reconnaître en eux la nature de leurs passions et l'objet essentiel
+de leurs vers, pour comparer avec eux un poëte qui vint, quatorze
+siècles après, donner aux sentiments passionnés une autre direction et à
+la poésie d'amour un autre langage.
+
+[Note 646: _Mœstiùs lacrymis Simonideis_. (CATUL.)]
+
+[Note 647: Dans l'éloquent et ingénieux discours de M. Garat,
+président de la classe de la langue et de la littérature française de
+l'institut, pour la réception de M. de Parny. Cette séance avait eu lieu
+depuis peu de temps, quand je lus ce chapitre à l'Athénée de Paris.]
+
+Tous trois vivaient à la même époque, dans le plus beau siècle de la
+littérature latine, dans le siècle d'Auguste. Ils parlent la même langue
+et peignent les mêmes mœurs. Leurs maîtresses sont des beautés
+coquettes, infidèles et vénales. Ils ne cherchent avec elles que le
+plaisir; ils ont la fougue et l'emportement de la jeunesse. Le brillant
+esprit d'Ovide, l'imagination riche de Properce, l'ame sensible de
+Tibulle, s'expriment avec les diverses nuances qui doivent résulter,
+dans le style, de la différence de ces trois sources; mais tous les
+trois aiment à peu près de la même manière des objets à peu près de même
+espèce. Ils désirent; ils possèdent; ils ont des rivaux heureux. Ils
+sont jaloux; ils se brouillent et se raccommodent. Ils sont infidèles à
+leur tour; on leur fait grâce, et ils retrouvent un bonheur qui est
+bientôt troublé de même.
+
+Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui
+apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari, quels signes
+ils doivent se faire devant lui, devant tout le monde, pour s'entendre
+et n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près, bientôt
+les querelles, et ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant
+qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le
+pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques,
+au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite
+vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or, à un
+vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette
+des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé;
+il maudit ses tablettes qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient
+un plus heureux; il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas
+interrompre son bonheur.
+
+Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour
+toutes les femmes. Un instant après, Corinne aussi est infidèle; il ne
+peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite
+avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme
+plus colère que tendre. Elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui
+jure qu'il n'en est rien; et il écrit à cette esclave; et tout ce qui
+avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels
+indices les ont trahis! Il demande à la jeune esclave un nouveau
+rendez-vous. Si elle lui refuse, il menace de tout révéler, de tout
+avouer à Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la
+peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu après, c'est Corinne
+seule qui l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme
+si c'était sa première victoire. Après quelques incidents que, pour plus
+d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop
+long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop
+facile. Il n'est plus jaloux: cela déplaît à l'amant, qui le menace de
+quitter sa femme s'il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il
+fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il
+se plaint de cette surveillance qu'il a provoquée; mais il saura bien la
+tromper. Par malheur, il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités
+de Corinne recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si
+publiques que la seule grâce qu'Ovide lui demande c'est qu'elle prenne
+quelque peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins
+évidemment ce qu'elle est.--Telles sont les mœurs d'Ovide et de sa
+maîtresse; tel est le caractère de leurs amours.
+
+Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès
+qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui
+recommande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré
+lui-même à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend
+qu'au matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve
+endormie; elle est long-temps sans que tout le bruit qu'il fait, sans
+que ses caresses mêmes la réveillent: elle ouvre enfin les yeux, et lui
+fait les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie, il
+fait à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la
+perdre: elle part avec un militaire: elle va suivre les camps, elle
+s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point; il
+pleure: il fait des vœux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira point
+de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui
+l'auront vue: il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est
+touchée de tant d'amour. Elle abandonne le soldat, et reste avec poëte.
+Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur
+est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par
+l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que
+d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La
+mort ne l'effraye point, il ne craint que de perdre Cinthie, qu'il soit
+sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.
+
+Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais
+bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa
+maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour
+le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour.
+Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans
+toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut
+plus l'aimer sans honte. Il en rougit; mais il ne peut se détacher
+d'elle. Il sera son amant, son époux, jamais il n'aimera que Cinthie.
+Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse: il la
+rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une
+seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède
+jamais assez. Il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à
+lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi
+vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se
+distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il
+feint qu'une troupe d'amours le rencontre, et le ramène aux pieds de
+Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans
+un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui
+jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles
+perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va
+voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage: mais il
+renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux
+outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de
+ses rivaux; mais une maladie imprévue vient la saisir: elle meurt. Elle
+lui apparaît en songe; il la voit, il l'entend. Elle lui reproche ses
+infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à ses derniers
+moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui fut toujours
+fidèle.--Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa
+maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours.
+
+Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais ne furent point
+inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là
+leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne.
+Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales; elles n'en ont
+particulièrement aucune. La Muse de ces deux poëtes est fidèle, si leur
+amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie
+ne figurent dans leurs vers. Tibulle, amant et poëte plus tendre, moins
+vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance.
+Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses
+vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée.
+Tibulle a perdu sa fortune; mais il lui reste la campagne et Délie;
+qu'il la possède dans la paix des champs; qu'il puisse, en expirant,
+presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive, en pleurant, sa
+pompe funèbre, il ne forme point d'autres vœux. Délie est enfermée par
+un mari jaloux; il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les
+triples verroux. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe
+malade, et Délie seule l'occupe. Il l'engage à être toujours chaste, à
+mépriser l'or, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais
+Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son
+infidélité; il y succombe, et demande grâce à Délie et à Vénus. Il
+cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni
+adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de
+Délie trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se sert
+pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder,
+qu'il la lui confie; il saura bien les écarter et garantir de leurs
+piéges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise; il revient à elle;
+il se souvient de la mère de Délie qui protégeait leurs amours. Le
+souvenir de cette bonne vieille rouvre son cœur à des sentiments
+tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt
+de plus graves. Elle s'est laissée corrompre par l'or et les présents;
+elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne
+honteuse; il lui dit adieu pour toujours.
+
+Il passe sous les lois de Némésis, et n'en est pas plus heureux. Elle
+n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis
+est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice,
+mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la
+fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune sœur; il ira
+pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette cendre muette.
+Les mânes de la sœur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis
+fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste
+image de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces
+tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce
+prix acheter même le bonheur.--Nééra est sa troisième maîtresse. Il a
+joui long-temps de son amour. Il ne demande aux dieux que de vivre et de
+mourir avec elle. Mais elle part; elle est absente; il ne peut s'occuper
+que d'elle, il ne redemande qu'elle aux dieux. Il a vu en songe Apollon,
+qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe;
+il ne pourrait survivre à ce malheur, et pourtant ce malheur existe.
+Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné.--Tel fut le
+caractère et le sort de Tibulle; tel est le triple et assez triste roman
+de ses amours.
+
+Il sauve par le charme des détails le peu d'intérêt du fond. C'est en
+lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même au
+plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme.
+S'il y eut un poëte ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut
+Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien sont en
+lui: il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les
+faire naître dans ses maîtresses. Leurs grâces, leur beauté sont tout ce
+qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette;
+leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De
+toutes ces femmes, devenues célèbres par les vers de trois grands
+poëtes, Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint
+en elle à tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais pour
+tous ces talents, qui étaient souvent ceux des courtisannes d'un certain
+ordre, elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont
+pas moins ce qui la gouverne; et Properce, qui vante, une ou deux fois
+seulement, en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa
+passion pour elle, maîtrisé par une toute autre puissance.
+
+Le style de ces trois poëtes est très-différent: le fond de leurs idées
+diffère autant que leur génie et leur style; mais les idées accessoires
+qu'ils emploient sont assez semblables. Ils n'ont à peu près que les
+mêmes éloges à donner à leurs belles, les mêmes reproches à leur faire.
+Ils invoquent les dieux et les déesses, comme témoins des serments ou
+comme vengeurs du parjure. Les exemples de fidélité ou de perfidie pris
+dans la mythologie et dans l'histoire, ne leur manquent pas au besoin.
+L'abondance en va jusqu'à l'excès dans Properce, comme celle des traits
+d'esprit dans Ovide. Il croient tous ou feignent de croire à la magie;
+et les évocations et ses filtres reviennent souvent dans leurs vers.
+Mais aux dieux et à la magie près, tout est matériel et physique dans
+les accessoires, comme dans le fond de leurs amours et de leur poésie.
+L'accord des esprits, l'union des âmes, le besoin d'épanchement, la
+confiance mutuelle, les doux entretiens, l'élan de deux cœurs l'un vers
+l'autre, ou leur élan mutuel vers ce qui est délicat, beau et honnête,
+rien de tout cela ne se trouve ni chez eux, ni en général chez aucun des
+poëtes anciens; et cela n'est point dans leur poésie, parce que cela
+n'était point dans les mœurs.
+
+A la renaissance des lettres, après les siècles de barbarie, il y avait
+dans les mœurs, avec beaucoup de corruption et de férocité, une
+exaltation et un penchant à l'exagération des sentiments, qui se
+portèrent principalement sur l'amour. L'empire que les femmes eurent de
+tout temps chez la plupart des peuples du Nord, tandis qu'à l'Orient et
+au Midi, elles étaient presque partout esclaves, s'étendit de proche en
+proche avec les conquêtes des Francs, des Germains et des Goths. La
+chevalerie fit de cet empire une espèce de religion. La religion,
+proprement dite, y influa beaucoup elle-même. Le platonisme, se
+combinant avec la doctrine des chrétiens, lui donna un caractère de
+ferveur contemplative et d'amour extratique qui, ressemblant quelquefois
+par l'expression à l'amour terrestre, habitua insensiblement cet amour à
+s'exprimer lui-même dans un langage mystique et religieux. Ce fut celui
+que parlèrent quelquefois les Troubadours. Les questions débattues dans
+les cours d'amour le subtilisèrent encore. Les premiers poëtes italiens,
+plus raffinés que les provençaux, parce qu'ils étaient presque tous
+instruits dans les écoles naissantes du platonisme, s'éloignèrent
+tellement, dans leurs poésies amoureuses, de tout ce qui est vulgaire
+et terrestre, qu'ils s'écartèrent même souvent de tout ce qui est
+intelligible et humain. Les femmes, qui étaient l'objet de leurs chants,
+étaient flattées de cette élévation du style, comme de celle des
+sentiments. Les mœurs publiques étaient corrompues; mais les mœurs
+domestiques étaient chastes. Les hommes qui ne pouvaient obtenir des
+beautés les plus brillantes, que la permission de les aimer, de le leur
+dire, d'afficher en quelque sorte le nom de ces beautés sur leurs armes
+ou dans leurs vers, s'honoraient de la publicité de cet hommage; et les
+femmes qui y voyaient un témoignage public, qu'il n'en coûtait rien à
+leur sagesse, s'en tenaient aussi fières et honorées. La plupart
+avaient, dans les devoirs et dans les douceurs de l'hymen, des motifs et
+à la fois des dédommagements des rigueurs que leurs amants éprouvaient
+d'elles; et eux, de leur côté, satisfaits de voir dans la maîtresse de
+leur cœur, dans la dame de leurs pensées, l'objet d'une espèce de culte,
+ne se faisaient pas scrupule de chercher auprès des femmes plus faciles
+des distractions et des amusements.
+
+C'est là ce qu'il faut bien se rappeler en lisant les poésies du Cygne
+de Vaucluse. Des mœurs de son siècle et des siennes en particulier, il
+doit résulter un roman qui n'aura rien de commun avec ceux de Tibulle,
+de Properce et d'Ovide, et un style particulier, composé d'expressions
+platoniques, religieuses, ascétiques, d'images pures, délicates, et
+souvent même trop subtiles: mais cependant ces images, soit par la
+vérité du sentiment, soit par la force du génie poétique, seront
+vivantes et sensibles. Il y aura cette différence immense entre lui et
+les premiers poëtes qui ont bagayé dans sa langue: on ne sait jamais ni
+où ils sont, ni ce qu'ils font, ni de qui ils parlent: on verra au
+contraire dans presque chacune de ces pièces de vers le portrait de
+celle qu'il aime, le tableau des lieux qui les environnent et celui des
+petits événemens de leurs amours. Les yeux de l'objet aimé seront deux
+astres qui lanceront des feux célestes; sa voix sera celle des anges; sa
+démarche et l'ensemble de sa personne auront quelque chose de
+surnaturel, de saint et de sacré. Elle paraîtra souvent environnée de
+femmes qu'elle surpassera toutes, comme une déesse est au-dessus des
+mortelles; elle sera entourée de ses rivales comme d'une cour. A défaut
+d'une action véritable, ce roman sans incidents, sans progrès, se
+composera de tous les actes les plus simples, et les plus indifférents
+pour tout autre qu'un amant poëte. Un geste, un sourire, un regard, une
+pâleur, une promenade champêtre, la campagne où se font ces promenades,
+les arbres, les eaux, les fleurs, le ciel, les oiseaux, les vents, la
+nature entière, seront les sujets de ses chants. Tout se revêtira des
+couleurs de la poésie, et s'animera des feux de l'amour. Son cœur,
+habitué à séparer sa cause de celle des sens, parlera seul, et deviendra
+pour lui un être indépendant, qui agira, s'élancera hors de lui,
+reviendra, se montrera dans ses yeux, sur son visage, sera éternellement
+agité par l'espérance et par la crainte. Enfin s'il se plaint de ses
+souffrances, ce ne sera qu'en s'enorgueillissant de leur cause, en
+bénissant ses chaînes, et le lieu et l'heure où il fut jugé digne de les
+porter.
+
+Cherchons quelques applications de cette espèce de poétique dans les
+ouvrages mêmes du poëte dont elle est tirée, comme toutes les poétiques
+l'ont été des œuvres des grands poëtes, qui se trouvent ainsi toujours
+conformes aux règles, sans qu'ils y aient songé. N'oublions pas que les
+sonnets sont de petites odes à la manière de quelques unes de celles
+d'Horace, et que les _canzoni_ sont de grandes odes, non à la façon de
+celles des Grecs et des Latins, mais d'un genre particulier, inventé par
+les Troubadours, et perfectionné chez les Italiens par leurs premiers
+poëtes. Le sonnet suivant n'est-il pas rempli de ce sentiment aussi vrai
+que noble d'un amant fier de sa maîtresse, et devenu meilleur par le
+désir de lui plaire? «Quand au milieu des autres femmes[648] l'amour
+vient à paraître sur le visage de celle que j'aime, autant chacune lui
+cède en beautés, autant s'accroît le désir qui m'enflamme. Je bénis le
+lieu, le temps et l'heure où j'osai adresser si haut mes regards; et je
+dis: O mon âme! tu dois bien remercier celle qui t'a jugée digne de tant
+d'honneur. C'est d'elle que te vient ton amoureux penser, et c'est en le
+suivant que tu aspires au souverain bien, que tu apprends à mépriser ce
+que le commun des hommes désire, etc.» En voici un autre, où ces
+bénédictions sont accumulées avec une abondance passionnée et une sorte
+de verve de poésie et d'amour. «Béni soit le jour[649], et le mois, et
+l'année, et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant, et le beau
+pays, et le lieu où je fus atteint par les beaux yeux qui m'enchaînent!
+Béni soit le doux tourment que j'éprouvai pour la première fois en me
+sentant lié par l'amour, et l'arc et les flèches dont je fus percé, et
+les blessures qui vont jusqu'au fond de mon cœur! Bénies soient les
+paroles que j'ai si souvent répétées en invoquant le nom de ma dame, et
+mes soupirs, et mes larmes, et mes désirs! Et bénis soient tous les
+écrits où je tâche de lui acquérir de la gloire, et ma pensée, qui est
+si entièrement remplie d'elle, qu'aucune autre beauté ni pénètre plus!»
+
+[Note 648: _Quando fra l'altre donne adhora adhora_, etc. Son. 12.]
+
+[Note 649: _Benedetto sia'l giorno, e'l mese, e l'anno_, etc, Son.
+47.]
+
+Assez d'autres poëtes ont fait le portrait de leur maîtresse; mais qui
+d'entre eux a jamais pris pour peindre la sienne, un vol aussi élevé, et
+qui l'a aussi bien soutenu que Pétrarque l'a fait dans ce sonnet, émané
+du système des idées archétypes de Platon, et qui participe de sa
+grandeur? «Dans quelle partie du ciel, dans quelle idée[650] était le
+modèle dont la nature tira ce beau visage, où elle voulut montrer
+ici-bas ce qu'elle peut dans les régions célestes? Quelle nymphe dans
+les fontaines, quelle déesse dans les bois, déploya jamais aux vents des
+cheveux d'un or aussi pur? quand y eut-il un cœur qui réunit tant de
+vertus? C'est pourtant l'ensemble de tous ces charmes qui est cause de
+ma mort. Il cherche en vain une image de la beauté divine, celui qui n'a
+jamais vu ses yeux et leurs tendres et doux mouvements: il ne sait pas
+comment l'amour guérit et comment il blesse, celui qui ne connaît pas la
+douceur de ses soupirs, et la douceur de ses paroles, et la douceur de
+son sourire.» Il ne faut pas croire que cette traduction fidèle, mais
+sans force et sans couleur, puisse donner la moindre idée de la haute
+poésie et de l'harmonie divine de l'original. Pétrarque est entre les
+mains de tout le monde: que ceux à qui la langue italienne est
+familière, y cherchent à l'instant cet admirable sonnet, et qu'ils se
+dédommagent de ma prose en relisant de si beaux vers.
+
+[Note 650: _In qual parte del cielo, in quale idea_, etc. Son. 126.]
+
+Pour bien goûter la plus grande partie des poésies de Pétrarque, il
+faut se rappeler les événements de sa vie, et les vicissitudes de sa
+passion pour Laure. On sait que dans les commencemens de cet amour, las
+de n'éprouver que des rigueurs, il fit, pour se distraire, un voyage en
+France et dans les Pays-Bas, d'où il revint par la forêt des Ardennes;
+mais qu'il fut poursuivi pendant tout ce voyage, par le souvenir de
+Laure, qu'il voulait fuir. Dans cette forêt même, alors fort dangereuse,
+infestée de brigands, plus sombre et plus déserte qu'elle ne l'est
+aujourd'hui, voici de quelles images douces et riantes son imagination
+se nourrissait. «Au milieu des bois inhabités et sauvages[651], où ne
+vont point, sans de grands périls, les hommes et les guerriers armés, je
+marche avec sécurité: rien ne peut m'inspirer de crainte, que le soleil
+qui lance les rayons de l'amour. Je vais (ô que mes pensées ont peu de
+sagesse!), je vais chantant celle que le ciel même ne pourrait éloigner
+de moi. Elle est toujours présente à mes yeux; et je crois voir avec
+elle des femmes et de jeunes filles; et ce sont des sapins et des
+hêtres. Je crois l'entendre en entendant les rameaux, et les zéphirs, et
+les feuillages, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en
+murmurant sur l'herbe verdoyante: rarement le silence et jamais
+l'horreur solitaire d'une forêt n'avait autant plu à mon cœur.»
+
+[Note 651: _Per mezz'i boschi inhospiti e selvaggi_, Son. 143.]
+
+On sait aussi qu'il avait pour le laurier une prédilection inspirée par
+le rapport du nom de cet arbre avec celui de Laure, plus encore que par
+la propriété qu'avait cet arbre lui-même de former la couronne des
+poëtes. Il ne voyait jamais un laurier sans éprouver les mêmes
+transports qu'à la vue de Laure. Elle se promenait souvent sur les bords
+d'un ruisseau. Il y plante un laurier, et, réunissant tous les souvenirs
+poétiques que cet arbre rappelle, il s'adresse ainsi au dieu des poëtes
+et à l'amant de Daphné. «Apollon[652]! si tu conserves encore le noble
+désir qui t'enflammait aux bords du fleuve de Thessalie; si le cours des
+années ne t'a point fait oublier la blonde chevelure que tu aimais,
+défends de la froide gelée et des rigueurs de l'âpre saison qui dure
+tout le temps que ta lumière est cachée, cet arbre chéri, ce feuillage
+sacré qui t'enchaîna le premier, et qui me tient aujourd'hui dans ses
+chaînes.» Quelques années après, il revoit ce ruisseau et ce laurier;
+l'un lui rappelle tous les fleuves, et l'autre tous les arbres; et ni le
+Tesin[653], le Pô, le Var et tous les autres fleuves, ni le sapin, le
+chêne, le hêtre et tous les autres arbres ne pourraient, dit-il, aussi
+bien consoler mon triste cœur que ce ruisseau qui semble pleurer avec
+moi, que cet arbrisseau qui est l'éternel sujet de mes chants. Puisse
+ce beau laurier croître toujours sur ce frais rivage, et puisse celui
+qui l'a planté, écrire de tendres et nobles pensées sous ce doux ombrage
+et au murmure de ces eaux!» On a beau dire qu'il y a trop d'esprit dans
+cet amour et dans cette poésie; il y a certainement aussi beaucoup de
+sentiment. D'autres sonnets en ont encore davantage; le coloris en est
+plus sombre, et les idées les plus mélancoliques et les plus tristes y
+sont exprimées sans adoucissement et sans mélange. Je citerai celui-ci
+pour exemple.
+
+[Note 652: _Apollo, s'ancor vive il bel desio_, etc. Son. 27.]
+
+[Note 653: _Non Tesin, Pô, Varo, Arno, Adige, e Tebro_, etc. Son.
+116.]
+
+«Plus j'approche du dernier jour[654], qui abrège la misère humaine,
+plus je vois le temps rapide et léger dans sa course, et s'évanouir
+l'espérance trompeuse que je fondais sur lui. Je dis à mes pensées: Nous
+n'irons pas désormais long-temps parlant d'amour; cet incommode et
+pesant fardeau terrestre se dissout comme la neige nouvelle, et bientôt
+nous serons en paix, parce qu'avec lui tomberont ces espérances qui
+m'ont fait rêver si long-temps, et les ris et les pleurs, et la crainte
+et la colère. Nous verrons alors clairement comme souvent on s'avance
+dans la vie au milieu de choses incertaines, et combien on pousse de
+vains soupirs.»
+
+[Note 654: _Quanto più m'avvicino al giorno estremo_, etc. Son. 25.]
+
+Souvent aussi (et c'est là même en général un des attraits les plus
+puissants des poésies de Pétrarque) il porte ses tendres rêveries au
+milieu des bois, des champs, sur les montagnes, parmi les plus doux ou
+les plus imposants objets de la nature. Avant de parler de sa tristesse,
+il s'entoure des lieux qui l'entretiennent, mais qui l'adoucissent; et
+quand il se peint mélancolique et solitaire, il répand sur sa mélancolie
+le charme de sa solitude. C'est ce que l'on sent beaucoup mieux que je
+ne puis le dire dans un grand nombre de ses sonnets; on le sent surtout
+dans celui qui commence par ces mots _Solo e pensoso_[655], peut-être,
+selon moi, le plus beau, le plus touchant de tous les siens, et où il a
+porté au plus haut point d'intimité l'alliance de ces deux grandes
+sources d'intérêt, la solitude champêtre et la mélancolie. J'ai tâche de
+le traduire en vers, et même ce qui est, comme on sait, le comble de la
+difficulté dans notre langue, de rendre un sonnet par un sonnet. Il y a
+peut-être beaucoup d'imprudence à hasarder de si faibles essais, et pour
+faire l'imprudence toute entière, j'engagerai encore ici à relire dans
+l'original le sonnet de Pétrarque. Peut-être au reste quand on s'en sera
+rafraîchi la mémoire, appréciant mieux les difficultés de l'entreprise,
+en aura-t-on pour le mien plus d'indulgence.
+
+[Note 655: Son. 28.]
+
+ Je vais seul et pensif, des champs les plus déserts,
+ A pas tardifs et lents, mesurant l'étendue,
+ Prêt à fuir, sur le sable aussitôt qu'à ma vue
+ De vestiges humains quelques traits sont offerts.
+
+ Je n'ai que cet abri pour y cacher mes fers,
+ Pour brûler d'une flamme aux mortels inconnue;
+ On lit trop dans mes yeux, de tristesse couverts,
+ Quelle est en moi l'ardeur de ce feu qui me tue.
+
+ Ainsi, tandis que l'onde et les sombres forêts,
+ Et la plaine, et les monts, savent quelle est ma peine,
+ Je dérobe ma vie aux regards indiscrets;
+
+ Mais je ne puis trouver de route si lointaine
+ Où l'amour, qui de moi ne s'éloigne jamais,
+ Ne fasse ouïr sa voix et n'entende la mienne.
+
+On pourrait suivre, le recueil ou le _Canzoniere_ de Pétrarque à la
+main, les bons et les mauvais succès qu'il éprouvait auprès de Laure. On
+y verrait que quelquefois il affectait de l'éviter, qu'alors elle
+faisait vers lui quelques pas et lui accordait un regard plus
+doux[656]; que quand il avait passé quelques jours sans la voir et sans
+la chercher dans le monde, il en était mieux accueilli[657], qu'alors il
+épiait l'occasion de lui parler de son amour; mais qu'elle recommençait
+à le fuir[658]: qu'il s'armait quelquefois de courage pour obtenir
+qu'elle voulût l'entendre; mais que la violence de son amour enchaînait
+sa langue, et ne lui laissait pour interprêtes que ses yeux[659]; que
+cette agitation continuelle ayant altéré sa santé, et lui ayant donné
+une pâleur extraordinaire, Laure le voit dans cet état, en est touchée,
+et lui dit, en passant, quelques paroles consolantes[660]; que même une
+fois elle lui donne des espérances d'une telle nature que, les voyant
+détruites, il se plaint de ce qu'un orage a ravagé les fruits qu'il
+comptait cueillir[661], et de ce qu'un mur s'est élevé entre sa main et
+les épis; qu'enfin rebuté de tant de peines et de si peu de progrès, il
+appelle la raison et la religion à son secours; qu'il espère guérir,
+mais qu'il se retrouve ensuite plus malade[662]. On y verrait encore
+qu'un jour qu'il s'était montré plus froid et plus réservé avec Laure,
+elle lui dit d'un ton de reproche: _Vous avez bientôt été las de
+m'aimer_! (en effet il n'y avait encore que dix ans) et qu'il lui répond
+d'un ton assez piqué, pour faire voir qu'il avait eu réellement le
+dessein de se dégager[663]; que bientôt il reprend ses chaînes, et
+promet de ne les rompre désormais que lorsqu'il sera glacé par le froid
+de l'âge[664]; qu'au moment où il se croit libre, il regrette ses
+fers[665]; qu'à l'instant où il les a repris il regrette sa
+liberté[666].
+
+[Note 656: _Io temo sì de' begli occhi l'assalto_, etc. Son. 31.]
+
+[Note 657: _Io sentia dentr' al cor già venir meno_, etc. Son. 39.]
+
+[Note 658: _Se mai foco per foco non si spense_, etc. Son. 40.]
+
+[Note 659: _Perch'io t'abbia guardato di menzogna_, etc. Son. 41.]
+
+[Note 660: _Volgendo gli occhi al mio nuovo colore_, etc. Canz. 15.]
+
+[Note 661: _Se co'l cieco desir che'l cor distrugge_, etc. Son 43.]
+
+[Note 662: _Quel foco ch'io pensai che fosse spento_, etc. Canz. 13.
+_Lasso! che mal accorto fui da prima_, etc. Son. 50.]
+
+[Note 663: _Io non fu' d'amar voi lassato unquanco_, etc. Son. 51.]
+
+[Note 664: _Se bianche non son prima ambe le tempie_, etc. Son. 62.]
+
+[Note 665: _Io son dell' aspettare omai si vinto_, etc. Son. 75.]
+
+[Note 666: _Ahi bella libertà_, etc. Son. 76.]
+
+Tels sont les incidents des amours de notre poëte pendant leur première
+époque; tels sont les petits détails qu'il sut embellir des couleurs
+d'une poésie élégante et ingénieuse; et l'on voit que cela ne ressemble
+guère aux amours des trois poëtes romains. Après qu'il fut revenu
+d'Italie, où il avait compté se fixer, Laure, qui avait craint de le
+perdre, et pour qui sans doute il en avait plus de prix, le traite mieux
+qu'elle n'avait fait encore. Une rencontre dans un lieu public où il
+était occupé d'elle, un doux regard, un salut obligeant, quelques mots
+qu'il ne peut entendre, le transportent de tant de joie, qu'il ne lui
+faut pas moins de trois sonnets pour l'exprimer[667]. Mais cette faveur
+dure peu: il recommence bientôt à souffrir et à se plaindre. Le bon
+Sennuccio est toujours son confident le plus intime; c'est à lui qu'il
+adresse cette vive peinture de ses tristes alternatives et de ses
+anxiétés[668]. «Sennuccio, je veux que tu saches de quelle manière on me
+traite, et quelle vie est la mienne. Je brûle, je me consume encore,
+c'est toujours Laure qui me gouverne, et je suis toujours ce que
+j'étais. Ici je l'ai vue humble et modeste, là, orguilleuse et fière,
+pleine tour à tour de dureté ou de douceur, tantôt impitoyable et tantôt
+émue de pitié, se revêtir de tristesse ou de grâces, et se montrer
+tantôt affable, tantôt dédaigneuse et cruelle. C'est là qu'elle chanta
+si doucement, là qu'elle s'assit, ici qu'elle se retourna, ici qu'elle
+retint ses pas. C'est ici qu'elle perça mon cœur d'un trait de ses beaux
+yeux, ici qu'elle dit une parole, ici qu'elle sourit, ici qu'elle
+changea de couleur: hélas? c'est dans ces pensées que l'amour notre
+maître me fait passer et les nuits et les jours.»
+
+[Note 667: _Aventuroso più d'altro terreno_, etc. Son. 185.
+_Perseguendo mi amor al luogo usato_, etc. Son. 187. _La donna che'l mio
+cor nel viso porta_, etc. Son. 188.]
+
+[Note 668: _Sennuccio, io vo' che sappi in qual maniera_, etc. S.
+189.]
+
+On ne peut se figurer quelles idées poétiques, recherchées quelquefois,
+mais pleines de grâce, de finesse, de nouveauté et toujours
+ingénieusement et poétiquement exprimées, les plus petits événements
+lui inspirent. Il apperçoit Laure dans la campagne. Tout à coup elle est
+surprise par les rayons du soleil; elle se tourne, pour l'éviter, du
+côté où est Pétrarque, et dans le même instant il paraît un nuage qui
+éclipse le soleil. Voici ce qu'il imagine là-dessus, et comment il peint
+cette scène, dont Laure, le soleil, le nuage et lui sont les
+acteurs[669]. «J'ai vu entre deux amants une dame honnête et fière, et
+avec elle ce souverain qui règne sur les hommes et sur les dieux. Le
+soleil était d'un côté, j'étais de l'autre. Dès qu'elle se vit arrêtée
+par les rayons du plus beau de ses amants, elle se tourna vers moi d'un
+air gai: je voudrais que jamais elle ne m'eût été plus cruelle. Aussitôt
+je sentis se changer en allégresse la jalousie qu'à la première vue un
+tel rival avait fait naître dans mon cœur. Je le regardai; sa face
+devint triste et chagrine; un nuage la couvrit et l'environna, comme
+pour cacher la honte de sa défaite.»
+
+[Note 669: _In mezzo di duo amanti onesta altera_, etc. Son. 92.]
+
+Dans une assemblée où était Pétrarque, Laure laisse tomber un de ses
+gants. Il s'en aperçoit et le ramasse. Laure le reprend avec vivacité,
+et il faut qu'il le lui cède. Ce n'est pas trop de quatre sonnets[670]
+pour peindre cette main d'ivoire qui vient reprendre son bien, et le
+plaisir d'un moment qu'il avait eu à se saisir de cette dépouille, et la
+peine mêlée d'enchantement que lui avait faite l'action de cette main
+charmante, et l'éclat dont avait brillé ce beau visage, et tout ce que
+ce triomphe passager et cette défaite avaient eu de ravissant et de
+triste pour lui. Au retour du printemps, et le premier jour de mai,
+Laure se promenait avec ses compagnes; Pétrarque la suit; on s'arrête
+devant le jardin d'un vieillard aimable, _qui avait consacré toute sa
+vie à l'amour_, c'était apparemment _Sennucio del Bene_[671], et qui
+s'amusait à cultiver des fleurs. Laure et Pétrarque entrent dans ce
+jardin. Le vieillard enchanté de les voir, va cueillir ses deux plus
+belles roses et leur donne en disant: non, le soleil ne voit pas un
+pareil couple d'amants. Ce mot, ces deux roses et toute cette petite
+action fournissent à Pétrarque un sonnet coloré pour ainsi dire de toute
+la grâce du sujet et toute la fraîcheur du printemps[672].
+
+[Note 670:
+
+ _O bella man che mi distringi'l core_, etc.
+ _Non pur quell' una bella ignuda mano_, etc.
+ _Mia ventura ed amor m'havean si adorno_, etc.
+ _D'un bel, chiaro, polito e vivo ghiaccio_, etc.
+ Son. 166--169.]
+
+[Note 671: J'adopte ici l'opinion de l'abbé de Sade. Plusieurs
+commentateurs, et entre autres Muratori, disent que ce fut le roi
+Robert, dans un voyage à Avignon: cela me paraît manquer de
+vraisemblance.]
+
+[Note 672: _Due rose fresche e colte in Paradiso_, etc. Son. 207.]
+
+Une douzaine de jolies femmes vont avec Laure se promener en bateau sur
+le Rhône: elles montent, au retour, sur un charriot qui les ramène,
+Laure; assise à l'extrémité du char, dominait sur ses compagnes et les
+ravissait par les sons de sa voix. Pétrarque, témoin de ce spectacle, le
+retrace dans un sonnet et en fait un tableau charmant.[673] Un autre
+jour, il était auprès de Laure, ou dans une assemblée, ou dans une
+promenade. Il avait les yeux fixés sur elle, et paraissait rêver
+doucement: elle lui mit la main devant les yeux sans rien dire. Il y
+avait dans cette rêverie, dans ce genre et dans ce silence un sujet pour
+des vers pleins de sentiment, et malheureusement dans ceux que fit
+Pétrarque, il n'y a que de l'esprit[674]. Il y a de l'esprit encore,
+mais beaucoup de sentiment et de poésie dans plusieurs sonnets qu'il fit
+pour consoler Laure d'un chagrin très-grand, sans doute, mais dont on
+ignore le sujet[675]. «J'ai vu sur la terre des mœurs angéliques et des
+beautés célestes, qui n'ont rien d'égal au monde. Leur souvenir m'est
+doux et pénible, car tout ce que je vois ailleurs n'est plus que songe,
+ombre et fumée. J'ai vu pleurer ces deux beaux yeux, qui ont fait mille
+fois envie au soleil: et j'ai entendu prononcer, en soupirant, des
+paroles, qui feraient mouvoir les montagnes et s'arrêter les fleuves.
+L'amour, la sagesse, le courage, la pitié, la douleur formaient en
+pleurant un concert plus doux que tout ce qu'on entend dans le monde; et
+le ciel était si attentif à cette divine harmonie, qu'on ne voyait sur
+aucun rameau s'agiter le feuillage, tant l'air et les vents en étaient
+devenus plus doux.--Partout où je repose mes yeux fatigués, dit-il dans
+un autre de ses sonnets[676], partout où je les tourne pour apaiser le
+désir qui les enflamme, je trouve des images de la beauté que j'aime,
+qui rendent à mes feux toute leur ardeur. Il semble que, dans sa belle
+douleur, respire une pitié noble, qui est pour un cœur bien né la chaîne
+la plus forte. Ce n'est pas assez de la vue, elle y ajoute encore, pour
+charmer l'oreille, sa douce voix et ses soupirs, qui ont quelque chose
+de céleste. L'amour et la vérité furent d'accord avec moi pour dire que
+les beautés que j'avais vues étaient seules dans l'univers, et n'avaient
+jamais eu rien de semblable sous le ciel; jamais on n'entendit de si
+touchantes et de si douces paroles, et jamais le soleil ne vit de si
+beaux yeux verser de si belles larmes.»
+
+[Note 673: _Dodici donne onestamente lasse_, etc. Son. 189.]
+
+[Note 674: _In quel bel viso ch'io sospiro e bramo_, etc. Son. 219.]
+
+[Note 675: _I vidi in terra angelici costami_, etc. Son. 123.]
+
+[Note 676: _Ove ch' i' posi gli occhi lassi, ò gíri_, etc. Son.
+125.]
+
+J'ai parlé, dans la vie de Pétrarque, des adieux qu'il fit à Laure, en
+lui annonçant son départ pour l'Italie, et de la pâleur subite qu'elle
+ne put lui cacher. S'il interpréta trop favorablement, peut-être, cette
+surprise et cette pâleur, on doit lui pardonner une illusion qu'il a
+rendue avec tant de charme. «Cette belle pâleur[677], qui couvrit un
+doux sourire, comme d'un nuage d'amour, s'offrit à mon cœur avec tant de
+majesté, qu'il vint au-devant d'elle, et s'élança sur mon visage[678].
+Je connus alors comment on se voit l'un l'autre dans le séjour céleste,
+je le connus en découvrant un sentiment de pitié que d'autres
+n'aperçurent pas, mais je vis, parce que jamais je ne fixe les yeux
+ailleurs. L'aspect le plus angélique, l'attitude la plus touchante qui
+parut jamais dans une femme attendrie par l'amour, serait de la colère
+auprès de ce que je vis alors. Elle tenait ses beaux yeux attachés su la
+terre: elle se taisait; mais je croyais l'entendre dire: Qui donc
+éloigne de moi mon fidèle ami?»
+
+[Note 677: Je demande grâce pour ces mouvements du cœur personnifié,
+inconnus aux anciens, et dont les modernes ont abusé, mais conformes,
+comme nous l'avons vu plus haut, à la poétique de Pétrarque.]
+
+[Note 678: _Quel vago impallidir che'l dolce riso_, etc. Son. 98.]
+
+Lorsqu'il fut revenu auprès d'elle, et pendant le séjour de quelques
+années qu'il fit encore à Avignon et à Vaucluse, sa veine poétique et
+amoureuse n'eut pas moins de fécondité, ni ses productions moins de
+sensibilité, d'esprit et de grâce. On pourrait former, pour cette
+dernière époque, une seconde chaîne de petits incidents qui furent le
+sujet de ses vers; mais elle paraîtrait quelquefois une répétition de la
+première, et les mêmes petites choses n'auraient peut-être pas le même
+intérêt, si l'on se rappelait l'âge qu'avait Pétrarque, et les dix-huit
+ou vingt ans qu'avait alors son amour. Il est temps d'ailleurs de
+choisir parmi ses compositions plus étendues que les sonnets, parmi ses
+_canzoni_, quelques pièces qui puissent donner une plus grande idée de
+son génie poétique, de son talent de peindre la nature, et d'en ramener
+tous les objets à l'objet éternel de ses rêveries et de ses pensées.
+
+L'une des plus belles et des plus justement célèbres de ces _canzoni_,
+l'un des morceaux connus de poésie où il y a le plus d'images
+délicieuses et de tableaux magiques, est celle qui commence par ce vers:
+_Chiare, fresche e dolci acque_[679]. Le lieu de cette scène charmante
+était une belle campagne auprès d'Avignon. Une fontaine claire et
+limpide y rafraîchissait la verdure dans les plus fortes chaleurs. Laure
+venait quelquefois se baigner dans cette fontaine: elle se reposait sur
+les gazons, au pied des arbres et parmi les fleurs. Ce lieu était plein
+d'elle. Pétrarque y allait souvent rêver et contempler avec ravissement
+tous les objets encore empreints de son image. Cette pièce les retrace
+si fidèlement, qu'on est frappé, en la lisant, comme s'ils étaient sous
+les yeux. Ce mérite n'avait pas échappé à un juge aussi délicat et aussi
+judicieux que l'était Voltaire, quand quelque passion ne l'aveuglait
+pas. Il imita librement la première strophe, et trop librement sans
+doute; mais il voulut surtout y conserver la grâce et la mollesse du
+texte, et qui mieux que lui pouvait y réussir? Je citerai d'abord ces
+vers: on verra ensuite, par la traduction en prose, les licences qu'il
+s'est données, surtout les additions qu'il a faites; mais on n'oubliera
+pas qu'il est plus facile au génie d'inventer, ou d'imiter directement
+la nature, que d'en copier les imitations.
+
+[Note 679: Canz. 27.]
+
+ Claire fontaine, onde aimable, onde pure,
+ Où la beauté qui consume mon cœur,
+ Seule beauté qui soit dans la nature,
+ Des feux du jour évitait la chaleur
+ Arbre heureux, dont le feuillage,
+ Agité par les zéphyrs,
+ La couvrit de son ombrage,
+ Qui rappelle mes soupirs
+ En rappelant son image;
+ Ornements de ces bords et filles du matin,
+ Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu'elle,
+ Fleurs qu'elle embellissait quand vous touchiez son sein,
+ Rossignol dont la voix est moins douce et moins belle,
+ Air devenu plus pur, adorable séjour
+ Immortalisé par ses charmes,
+ Lieux dangereux et chers, où de ses tendres armes
+ L'Amour a blessé tous mes sens,
+ Ecoutez mes derniers accents,
+ Recevez mes dernières larmes.
+
+Ces dix-neuf vers sont admirables pour le but que Voltaire s'était
+proposé. Ce n'est point une copie, c'est un second portrait du même
+modèle, qu'on peut mettre à côté du premier; mais enfin ce n'est pas le
+premier. En voici une image moins brillante et moins vive; mais une
+copie plus fidèle. Dans l'original, chaque strophe est de treize vers,
+non pas libres comme ceux de Voltaire: mais soumis, pour la mesure et
+pour la rime, à des entrelacemens réguliers, difficultés dont le poëte
+se joue, et dont il ne semble même pas s'être aperçu.
+
+La seconde et la troisième strophes sont remplies d'images tristes et
+lugubres, qui contrastent avec les tableaux riants de la première
+strophe et des suivantes. Leur couleur sombre fait mieux ressortir la
+grâce et la fraîcheur des autres. C'était un des secrets de l'art des
+anciens; et Pétrarque l'avait emprunté d'eux, ou l'avait comme eux
+trouvé dans son génie.
+
+«Claires, fraîches et douces ondes, où celle qui me paraît la seule
+femme qui soit sur la terre, a plongé ses membres délicats; heureux
+rameau (je me le rappelle en soupirant), dont il lui plut de se faire un
+appui; herbes et fleurs que sa robe élégante renferma dans son sein pur
+comme celui des anges, air serein et sacré, où planait l'amour quand il
+ouvrit mon cœur d'un trait de ses beaux yeux, écoutez tous ensemble mes
+plaintifs et derniers accents.
+
+«S'il est de ma destinée, si c'est un ordre du ciel que l'amour ferme
+mes yeux et les éteigne dans les larmes, que du moins mon corps
+malheureux soit enseveli parmi vous, et que mon âme, libre de sa
+dépouille, retourne à sa première demeure. La mort me sera moins
+cruelle, si j'emporte, à ce passage douteux, une si douce espérance.
+Mon âme fatiguée ne pourrait déposer dans un port plus sûr ni dans un
+plus paisible asyle, cette chair et ces os éprouvés par de si longs
+tourments.
+
+«Un temps viendra peut-être où cette beauté douce et cruelle reviendra
+visiter ce séjour. Elle reverra ce lieu où, dans un jour heureux à
+jamais, elle jeta sur moi les yeux. Ses regards curieux s'y porteront
+avec joie; mais, ô douleur! elle ne verra plus qu'un peu de terre entre
+les rochers. Alors, inspirée par l'amour, elle soupirera si doucement
+qu'elle obtiendra mon pardon, et, qu'essuyant ses yeux avec son beau
+voile, elle fera violence au ciel même.
+
+«De ces rameaux (j'en garde le délicieux souvenir) tombait une pluie de
+fleurs qui descendait sur son sein. Elle était assise, humble au milieu
+de tant de gloire, et couverte de cet amoureux nuage. Des fleurs
+volaient sur les pans de sa robe, d'autres sur ses tresses blondes, qui
+ressemblaient alors à de l'or poli, garni de perles. Les unes jonchaient
+la terre, et les autres flottaient sur les ondes; d'autres, en
+voltigeant légèrement dans les airs, semblaient dire: Ici règne l'amour.
+
+«Combien de fois alors, frappé d'étonnement, ne répétai-je pas: Sans
+doute elle est née dans les cieux! Son port divin, son visage, ses
+paroles et son doux sourire m'avaient fait oublier tout ce qui n'est pas
+elle: ils m'avaient tellement séparé de moi-même, que je disais en
+soupirant: Comment suis-je ici, et quand y suis-je venu? Je croyais être
+au ciel, et non où j'étais en effet. Depuis ce jour, je me plais tant
+sur cette herbe fleurie que partout ailleurs je ne puis rester en paix.»
+
+Une autre _canzone_ non moins célèbre, et où des images champêtres se
+trouvent aussi mêlées avec des idées mélancoliques, est celle qui
+commence par ces mots: _Di pensier in pensier, di monte in monte_[680].
+Elle est très-belle; mais longue et un peu triste. Je ne la traduirai
+point ici toute entière. Je me hasarderai seulement à en imiter en vers
+les trois plus belles strophes. Je m'y suis astreint à un rhythme
+régulier, et les strophes ont à peu près la même coupe que celle du
+texte. Mais une traduction peut avoir ce genre de fidélité, et être
+cependant très-infidèle. Je prie le lecteur d'oublier qu'il vient de
+lire des vers de Voltaire, et que ce sont des vers de Pétrarque que j'ai
+essayé de traduire.
+
+[Note 680: Canz. 30.]
+
+ De pensers en pensers, de montagne en montagne,
+ L'amour guide mes pas; tout chemin fréquenté
+ Troublerait la tranquillité
+ D'un cœur que l'amour accompagne.
+ Dans un lieu retiré s'il est de clairs ruisseaux,
+ Si de sombres vallons séparent deux côteaux,
+ J'y cherche quelque trêve à mon inquiétude.
+ Au gré de mon amour, dans cette solitude,
+ Je puis ou sourire ou pleurer,
+ Je puis craindre ou me rassurer.
+ Mon visage, où se peint la même incertitude,
+ Tour à tour est triste ou serein;
+ Mon teint de chaque jour change le lendemain;
+ Tout homme initié dans les secrets de l'âme
+ Dirait en me voyant: C'est l'amour qui l'enflâme,
+ Et lui rend douteux son destin.
+
+ Sur des monts escarpés, dans un bois solitaire,
+ Je trouve du repos; l'aspect des plus beaux lieux,
+ S'ils sont peuplés, blesse mes yeux;
+ C'est un désert que je préfère.
+ Chaque pas m'y rappelle un nouveau souvenir
+ De celle à qui les maux qu'elle me fait souffrir
+ N'inspirent trop souvent qu'une joie inhumaine.
+ Doux et cruel état, dont je voudrais à peine,
+ Changer pour un état meilleur
+ Et l'amertume et la douceur.
+ Je me dis: Souffre encor; le dieu d'Amour, ton maître,
+ Te promet de plus heureux temps.
+
+ Vil à tes yeux, ailleurs on te chérit peut-être:
+ Tu peux voir à l'hiver succéder le printemps.
+ Je rêve, je soupire: eh! comment pourront naître,
+ Quand viendront-ils ces doux instants?
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ Souvent, qui le croirait? vivante, je l'ai vue
+ Sur le vert des gazons, dans le cristal des eaux,
+ Sur le tronc noueux des ormeaux,
+ Dans le sein brillant de la nue,
+ Quand elle y vient montrer son visage riant,
+ Léda verrait pâlir la beauté de sa fille,
+ Comme, lorsque Phébus paraît à l'Orient,
+ Pâlissent devant lui les feux dont le ciel brille.
+ Plus les déserts où je la vois
+ Sont reculés au fond des bois,
+ Parmi d'âpres rochers, sur un triste rivage,
+ Plus belle est sa divine image;
+ Et quand ma douce erreur fuit loin de mes esprits,
+ Je demeure immobile; en ce lieu même assis,
+ En pierre transformé, sur la pierre sauvage
+ Je pense, et je pleure, et j'écris, etc.
+
+Mais je n'ai point encore parlé des trois _canzoni_ qui ont eu en Italie
+le plus de célébrité, que Pétrarque paraît lui-même avoir préférées à
+toutes les autres, et qu'il appelait _les trois Sœurs_. On ne peut se
+dispenser de connaître des pièces qui ont tant de réputation, ni n'être
+pas un peu tenté d'examiner à quel point elles la méritent. Il n'y en a
+peut-être aucune dans la poësie italienne, qui soit plus travaillée,
+d'un style plus pur, d'une élégance plus soutenue. Elles forment un
+ensemble, et comme un petit poëme en trois chants réguliers, en grandes
+strophes de quinze vers, sur des objets dont l'effet rapide ne se
+concilie pas communément avec tant d'ordre et de méthode: ce sont les
+yeux de sa maîtresse. Le devinerait-on à ce début de la première? «La
+vie est courte[681], et mon génie s'effraye d'une si haute entreprise.
+Je ne me fie ni sur l'une ni sur l'autre; mais j'espère faire entendre
+le cri de ma douleur où je veux qu'elle soit et où elle doit être
+entendue.» Mais tout à coup il s'adresse aux yeux de Laure; ce n'est
+plus sa douleur, c'est le plaisir qu'il éprouve, qui le force à leur
+consacrer son style, faible et lent par lui-même, et qui recevra d'un si
+beau sujet, sa force et sa vivacité. «Ce sujet l'élevant sur les ailes
+de l'amour, le séparera de toute pensée vile; et, prenant ainsi son
+essor, il pourra dire des choses qu'il a tenues long-temps cachées dans
+son cœur.»
+
+[Note 681: _Perchè la vita è breve_, etc. Canz. 18.]
+
+Ce n'est pas qu'il ne sente combien sa louange leur fait injure; mais il
+ne peut résister au désir qui le presse depuis qu'il les a vus, eux que
+la pensée peut à peine égaler, loin que ni son langage, ni celui de tout
+autre puisse les peindre. Quand il devient de glace[682] devant leurs
+rayons ardents, peut-être alors la noble fierté de Laure
+s'offense-t-elle de l'indignité de celui qui les regarde. Oh! si cette
+crainte qu'il éprouve ne tempérait pas l'ardeur qui le brûle! il
+s'estimerait heureux d'être dissous; car il aime mieux mourir en leur
+présence que de vivre sans eux. «S'il ne se fond pas, lui, si frêle
+objet devant un feu si puissant, c'est la crainte seule qui l'en
+garantit; c'est elle qui gèle son sang dans ses veines et qui durcit son
+cœur, pour qu'il brûle plus long-temps. On commence à se lasser de tout
+ce feu et de toute cette glace, lorsqu'un mouvement plus digne de
+Pétrarque, et auquel on ne s'attend pas, réveille et dédommage le
+lecteur. «O collines, ô vallées, ô fleuves, ô forêts, ô campagnes, ô
+témoins de ma pénible vie, combien de fois m'entendites-vous invoquer la
+mort! Cruelle destinée! je me perds si je reste, et ne puis me sauver si
+je fuis. Si une crainte plus forte ne m'arrêtait, une voie courte et
+prompte mettrait fin à ma peine; et la faute en est à celle qui n'y
+songe pas.»
+
+[Note 682: Le texte dit _de neige_; mais il vaudrait mieux qu'il ne
+dit ni l'un ni l'autre.]
+
+«O douleur! pourquoi me conduis-tu hors de ma route? Pourquoi me
+dictes-tu ce que je ne voulais pas dire? Laisse-moi donc aller où le
+plaisir m'appelle. Beaux yeux, plus sereins que des yeux mortels, ce
+n'est ni de vous que je me plains, ni de celui qui me tient dans vos
+chaînes. Vous voyez de combien de couleurs l'amour teint souvent mon
+visage; jugez de ce qu'il doit faire au dedans de moi, où il règne le
+jour et la nuit, fort du pouvoir qu'il tient de vous. Astres heureux et
+riants, il ne manque à notre bonheur que de vous contempler vous-mêmes;
+mais quand vous daignez vous fixer sur moi, vous voyez par vos effets ce
+que vous êtes. Il continue de s'étendre sur cette pensée et sur ce qu'il
+est heureux pour les yeux de Laure qu'ils ignorent toute leur beauté.
+C'est encore par un élan du cœur qu'il s'arrache à ces subtilités de
+l'esprit. «Heureuse l'âme qui soupire pour vous, ô lumières célestes!
+C'est pour vous que je rends grâce de la vie, qui n'aurait pour moi rien
+d'agréable sans vous. Hélas! pourquoi m'accordez-vous si rarement ce
+dont je ne me rassassie jamais? Pourquoi ne regardez-vous pas plus
+souvent les ravages qu'exerce sur moi l'amour? et pourquoi me
+privez-vous, à instant même, du bonheur dont mon âme commence à peine à
+jouir?»
+
+Dans les deux dernières strophes, il peint encore cette douleur
+qu'éprouve son âme, et le pouvoir qu'ont ces deux beaux yeux d'en
+chasser les tristes pensées. Si ce bien était durable, aucun bonheur ne
+serait égal au sien; mais il exciterait l'envie dans les autres, et dans
+lui-même l'orgueil. Il vaut mieux qu'il réprime cette chaleur de ses
+esprits, qu'il rentre en lui-même, et qu'il y ramène ses pensées. Celles
+de Laure lui sont connues. Elles font toute sa joie. C'est pour se
+rendre digne d'en être l'objet, qu'il parle, qu'il écrit, qu'il désire
+de se rendre immortel. S'il produit quelques heureux fruits, c'est elle
+seule qui les fait naître. «Je suis, dit-il, comme un terrain sec et
+aride, cultivé par vous, et dont le prix vous appartient tout entier.»
+
+L'objet de la seconde _canzone_[683], dont tous les commentateurs et
+Muratori lui-même admirent la noblesse et la force, est d'insister sur
+les effets moraux des yeux de Laure dans l'âme et dans l'esprit du
+poëte. Ce sont eux qui lui montrent la route du ciel, qui le dirigent
+dans ses travaux et qui l'éloignent du vulgaire. «Jamais, dit-il,
+aucune langue humaine ne pourrait exprimer ce que ces divines lumières
+me font sentir, et quand l'hiver répand les frimas, et quand l'année
+rajeunit, comme au temps de mes premières souffrances. Si dans le ciel,
+les autres ouvrages de l'éternel sont aussi beaux, il veut briser la
+prison qui le retient et qui le prive de la vie où il en pourrait jouir.
+Il revient ensuite aux sentiments qui l'attachent à la terre: il
+remercie la nature, et le jour où il naquit, et celle qui éleva son cœur
+à de si hautes espérances. Jusqu'alors, il était à charge à lui-même:
+c'est depuis ce temps qu'il a pu se plaire, en remplissant de hautes et
+de douces pensées ce cœur dont les yeux de Laure ont la clef. Il n'est
+point de bonheur au monde qu'il ne changeât pour un de leurs regards.
+Son repos vient d'eux, comme l'arbre vient de ses racines. Ils chassent
+de son cœur tout autre objet, toute autre pensée: l'amour seul y reste
+avec eux. Toutes les douceurs rassemblées dans le cœur des plus heureux
+amants ne sont rien auprès de celles qu'il éprouve quand il les regarde.
+Dès son berceau, le ciel les avait destinés pour remède à ses
+imperfections et à sa mauvaise fortune. A la fin de cette strophe, il se
+plaint du voile qui les lui cache, de la main qui se place quelquefois
+au-devant d'eux: cela est froid et peu digne du reste. Il se relève dans
+la dernière strophe, et revient à ces idées de perfection dont ils sont
+pour lui la source. «Voyant avec regret, dit-il, que mes qualités
+naturelles n'ont pas assez de valeur et ne me rendent pas digne d'un si
+précieux regard, je tâche de me rendre tel qu'il convient à mes hautes
+espérances et au noble feu qui me brûle. Si je puis devenir, par une
+étude constante, prompt au bien, lent au mal, et dédaigner ce que le
+monde désire, cela peut m'aider à obtenir d'eux un jugement favorable.
+Certes la fin de mes douleurs (et mon cœur malheureux n'en demande point
+d'autre), peut venir d'un regard de ses beaux yeux, enfin doucement
+émus, dernière espérance d'un pur et honnête amour.»
+
+[Note 683: _Gentil mia donna, i' veggio_, etc. Canz. 19.]
+
+La dernière _canzone_ n'est pas la meilleure des trois. Muratori
+l'avoue. Il n'est pas étonnant, dit-il, que Pétrarque, ayant fait dans
+les deux précédentes un grand voyage, paraisse un peu las dans celui-ci.
+En effet, le commencement en est traînant et pénible, et trop semblable
+à ces exordes des Troubadours, dont nous avons remarqué l'uniformité et
+la pesanteur. Puisque son destin lui ordonne de chanter[684], et qu'il y
+est forcé par cette ardente volonté qui le contraint à soupirer sans
+cesse, il prie l'amour d'être son guide et de mettre d'accord ses rimes
+avec son désir. Il se prépare ainsi pendant deux strophes entières, pour
+dire dans la troisième, que si, dans les siècles où les âmes étaient
+éprises du véritable honneur, l'industrie de quelques hommes les avait
+conduits à travers les monts et les mers, cherchant les objets les plus
+rares, et recueillant les plus beaux fruits, puisque Dieu, la nature et
+l'amour ont voulu placer toutes les vertus dans les beaux yeux qui font
+toute sa joie, il faut qu'ils soient pour lui, comme deux rivages qu'il
+ne doit point franchir, comme une terre qu'il ne doit jamais quitter.
+
+[Note 684: _Poichè per mio destino_, etc. Canz. 20.]
+
+«De même, continue-t-il, que le rocher battu par les vents pendant la
+nuit, lève la tête vers ces deux astres qui brillent toujours à notre
+pôle, de même, dans la tempête qu'amour excite contre moi, ces deux yeux
+brillants sont mes astres et mon seul recours.» Mais ce qu'il peut leur
+dérober en suivant les conseils que l'amour lui donne, est beaucoup plus
+que ce qu'il lui accordent volontairement. Persuadé du peu qu'il vaut,
+il les prend toujours pour règle; et, depuis qu'il les a vus, il n'a
+point fait de pas dans la route du bien, sans suivre leurs traces. Il
+revient aussi à leurs effets moraux. Il reparle ensuite de la douceur
+qu'il éprouve en les voyant. Le sourire amoureux dont ils brillent lui
+donne l'idée de cette paix éternelle qui règne dans les cieux. Il
+voudrait, seulement pendant un jour entier, les regarder de près et
+étudier comment l'amour les fait mouvoir si doucement, sans que les
+cercles célestes continuassent de tourner, sans qu'il pensât ni à rien
+autre chose, ni à lui même, et en suspendant le battement de ses propres
+yeux. Mais ce sont là des vœux qui ne peuvent être exaucés, et des
+désirs sans espérance. Il se borne donc à demander que l'amour délie le
+nœud dont il enchaîne sa langue. Il oserait alors dire des paroles si
+nouvelles, qu'elles arracheraient des larmes à tous ceux qui pourraient
+l'entendre. Le reste est si alambiqué et si obscur, qu'on n'entend
+réellement pas ce qu'il veut dire. Ses blessures sont si profondes,
+qu'elles forcent son cœur à se détourner de sa route. Il reste presque
+sans vie: son sang se cache, il ne sait où. Il ne demeure pas tel qu'il
+était, et il s'aperçoit enfin que c'est de ce coup que l'amour le tue.
+
+La plupart des critiques italiens, ou plutôt des commentateurs sans
+critique, Vellutello, Gesualdo, Daniello, ont admiré cette dernière sœur
+comme les deux aînées, et cette fin comme le reste. Castelvetro, tout
+rempli d'Aristote, se borne à analyser, dans toutes les trois, les
+divisions et subdivisions du sujet, l'ordre que l'auteur y observe,
+l'enchaînement de ses raisonnements et de ses preuves. Le mordant
+Tassoni lui-même est désarmé par la perfection de ces trois
+chefs-d'œuvre, qui suffisaient, selon lui, pour obtenir à Pétrarque la
+couronne poétique. Le judicieux Muratori[685] a seul osé reprendre les
+défauts qui en obscurcissent les beautés. On lui en a fait un crime.
+Trois académiciens des Arcades[686] ont écrit un livre pour lui prouver
+qu'il avait tort, et pour défendre corps à corps toutes les strophes et
+tous les vers de Pétrarque qu'il avait attaqués. L'idée fidèle que j'ai
+donnée des trois _canzoni_ peut faire entrevoir qu'ils n'ont pas
+toujours raison dans leurs défenses; et à moins d'être un de ces
+Pétrarquistes effrénés, qui n'entendent raison ni sur un sonnet, ni sur
+un vers, ni sur une rime, on peut se permettre de penser comme Muratori
+lui-même, «qu'enfin Pétrarque n'est pas infaillible, qu'on ne doit pas
+regarder comme un sacrilège de ne pas respecter également tout ce qui
+est sorti de sa plume, qu'il n'en sera pas moins un grand homme et un
+grand maître, que ces trois _canzoni_ n'en seront pas moins des morceaux
+précieux et supérieurs; si l'on veut, à tous ses autres ouvrages, parce
+qu'on y aura découvert quelques taches[687].» Au reste, la supériorité
+de ces trois odes sur tous les ouvrages de Pétrarque, ne peut être
+entendue que relativement au style, à la délicatesse des expressions et
+des tours, à l'harmonie, à l'enchaînement mélodieux des mots, des rimes
+et des mesures de vers. Sur tout cela, les Italiens seuls sont juges
+compétents, et je n'ai rien à dire; mais je ne croirai pas plus que ne
+l'a cru Muratori, faire un sacrilège en préférant à ces trois pièces,
+pour la vérité des sentiments, la richesse et la variété des images, et
+cette douce mélancolie qui fait le principal attrait des poésies
+d'amour, les _canzoni: Di pensier in pensier; Chiare fresche e dolci
+acque_, et _Se'l pensier che mi strugge_, qui la précèdent[688], et même
+_In quella parte dov' amor mi sprana_[689], qui la suit, _Ne la stagion
+che'l ciel rapido inchina_[690], si riche en comparaisons tirées de la
+vie champêtre, et si poétiquement exprimées, et peut-être quelques
+autres encore.
+
+[Note 685: D'abord dans son Traité _della perfetta Poesia_, et
+ensuite dans ses Observations sur Pétrarque, jointes à celles du
+Tassoni.]
+
+[Note 686: Bartolommeo Casaregi, Tomaso Canevari, Antonio
+Tomasi.--_Difesa delle tre canzoni_, etc. Lucca, 1730.]
+
+[Note 687: _Della perfetta Poesia_, t. II, p. 198.]
+
+[Note 688: Canz. 26.]
+
+[Note 689: Canz. 28.]
+
+[Note 690: Canz. 9.]
+
+La seconde partie du _canzonière_, qui contient les poésies faites après
+la mort de Laure, est généralement préférée à la première pour le
+naturel et la vérité. Sans vouloir discuter cette préférence, que
+beaucoup de gens ont accordée sur parole, on doit reconnaître qu'en
+effet, dans un grand nombre de pièces, la douleur est vraie, touchante
+et même profonde, sans cesser d'être poétique et ingénieuse. On le sent
+dès le premier sonnet, qui est tout en exclamations et en phrases
+interrompues[691]; mais mieux encore à la première _canzone_, dont voici
+les principaux traits. «Que dois-je faire? Amour, que me
+conseilles-tu[692]? N'est-il pas temps de mourir? Ah! j'ai trop tardé:
+ma Dame est morte; elle a emporté mon cœur. Je n'espère plus la voir ici
+bas, et je ne puis attendre sans ennui le moment de la rejoindre. Son
+départ a changé en pleurs toute ma joie et m'a enlevé toute la douceur
+de ma vie. Amour! tu sens combien cette perte est cruelle; elle l'est
+pour nous deux également.... O monde ingrat, qu'elle laisse dans le
+veuvage, tu devrais la pleurer avec moi. Tout ce qu'il y avait de bon et
+de précieux en toi tu l'as perdu avec elle. Ta gloire est tombée; et tu
+ne le vois pas! Tant qu'elle vécut sur la terre, tu ne fus pas digne de
+la connaître et d'être foulé par ses pieds sacrés, dignes du séjour
+céleste. Mais moi, qui sans elle ne puis aimer ni la vie ni moi-même, je
+l'appelle en pleurant: c'est tout ce qui me reste de tant d'espérances,
+et c'est tout ce qui me retient encore ici bas.--Hélas! il est devenu
+terre et poussière ce visage qui nous donnait l'idée du ciel et du
+bonheur dont on y jouit. Sa forme invisible y est montée, débarrassée du
+voile qui dérobait aux yeux la fleur de ses années, pour s'en revêtir
+encore et ne le dépouiller jamais, au jour où nous la verrons d'autant
+plus belle et plus divine qu'une éternelle beauté est au dessus des
+beantés mortelles.
+
+[Note 691: _Oime il bel viso! oime il soave sguardo!_ etc.]
+
+[Note 692: _Che debb'io far? che mi consigli, amore?_]
+
+«Elle se présente à mes yeux plus belle et plus charmante que jamais;
+elle y vient comme aux lieux où sa vue peut répandre le plus de bonheur.
+C'est l'un des seuls soutiens de ma vie. L'autre est son nom, qui
+résonne si doucement dans mon cœur; mais quand je me rappelle que toute
+mon espérance est morte lorsqu'elle était dans toute sa fleur, l'amour
+sait ce que je deviens et ce que j'espère; elle le voit aussi, elle qui
+est maintenant auprès de l'éternelle vérité. Vous, femmes, qui connûtes
+sa beauté, sa vie pure et angélique, et sa conduite céleste sur la
+terre, plaignez-moi et laissez-vous toucher de pitié, non pour elle, qui
+est allée dans le séjour de paix, mais pour moi qu'elle laisse au milieu
+d'une horrible guerre. Si je tarde encore à la suivre, à briser mes
+liens mortels, je ne suis retenu que par l'amour. Il me parle; il se
+fait entendre ainsi dans mon cœur.--«Mets un frein à la douleur qui
+t'égare. On perd par l'excès des désirs ce ciel où ton cœur aspire, où
+est vivante à jamais celle qui paraît morte aux yeux des hommes, celle
+qui sourit en elle-même de la perte de sa belle dépouille, et qui ne
+s'afflige que pour toi. Sa renommée vit encore en cent lieux dans tes
+vers; elle te prie de ne la pas laisser s'éteindre, mais de rendre son
+nom encore plus célèbre par tes chants, s'il est vrai que tu aies chéri
+le doux empire de ses yeux.»
+
+La finale même de cette _canzone_, ce que les Italiens appelent la
+_chiusa_, qui est ordinairement un envoi ou une adresse si insignifiante
+que je n'ai point parlé de celle qui termine les autres _canzoni_ que
+j'ai citées, est ici du même ton que le reste, et porte l'empreinte de
+l'émotion et de la douleur. «Fuis, lui dit le poëte, les couleurs gaies
+et riantes; ne t'approche point des lieux où sont les ris et les
+concerts. Tu n'es pas un chant, mais une plainte. Tu serais déplacée au
+milieu des troupes joyeuses, toi veuve inconsolable et vêtue de deuil.»
+
+Ces idées d'une éternelle vie acquise par la perte d'une vie fragile et
+d'une âme qui jouit, dégagée de sa dépouille mortelle, reviennent
+souvent dans cette partie des poésies de Pétrarque. La croyance y venait
+en quelque sorte au secours du sentiment. Quoique l'on sente souvent
+dans le style et dans les pensées de la première partie l'influence des
+idées et du langage religieux, on la sent encore beaucoup plus dans la
+seconde; et il est surprenant que l'auteur du _Génie du Christianisme_,
+qui a vu souvent cette influence où elle n'était pas, ne l'ait pas
+aperçue et développée dans celui des poëtes modernes où elle est si
+générale et si visible. Cette même idée termine encore heureusement ce
+sonnet touchant et poétique. «Si j'entends se plaindre les oiseaux[693],
+ou s'agiter doucement le vert feuillage au souffle du zéphyr, ou
+murmurer avec bruit des eaux limpides qui baignent une rive fraîche et
+fleurie, où je me suis assis pour penser à l'amour et pour écrire mes
+pensées, je vois, j'entends, j'écoute celle que le ciel ne fit que
+montrer, que la terre nous cache, et qui, de si loin, comme si elle
+était encore vivante, répond à mes soupirs. Eh! pourquoi te consumer
+avant le temps? me dit-elle avec une douce pitié. Pourquoi tes tristes
+yeux versent-ils un fleuve de larmes? Ne pleure pas sur moi: la mort m'a
+procuré des jours sans fin; et quand je parus fermer les yeux, je les
+ouvris à l'éternelle lumière.»
+
+[Note 693: _Se lamentar' augelti_, etc. Son. 238.]
+
+Les mêmes lieux qui enchantaient notre poëte lorsque, pendant la vie de
+Laure, il y portait ou y trouvait partout son image, les campagnes qui
+environnent Avignon, le charmaient encore quand il y revint après la
+mort de Laure, et qu'il put s'y livrer à ses amoureux souvenirs.
+Quelques sonnets choisis parmi ceux qu'il fit à cette époque, quoique
+faiblement traduits en prose, conserveront peut-être encore l'empreinte
+de ces beaux lieux et de ces tristes sentiments. «Vallon qui retentis de
+mes gémissements[694], fleuve qui t'accroîs souvent de mes larmes,
+animaux des forêts, charmants oiseaux, et vous poissons que renferment
+ces deux verdoyants rivages, air qu'échauffent et que rendent plus
+sereins mes soupirs; doux sentier où je trouve aujourd'hui tant
+d'amertume; colline qui me plaisais, qui maintenant m'affliges, où, par
+habitude, l'amour me conduit encore; je reconnais bien en vous les
+formes accoutumées; mais hélas! je ne les reconnais plus en moi, qui,
+d'une si douce vie, me vois plongé dans d'inconsolables douleurs. C'est
+d'ici que je voyais celle que j'aime, et c'est en suivant les mêmes
+traces que je reviens voir le lieu d'où elle s'est élevée au ciel,
+laissant sur la terre sa dépouille mortelle.»
+
+[Note 694: _V alle che de' lamenti miei se' piena_, etc. Son. 260.]
+
+«Zéphir revient[695]; il ramène le beau temps, et les fleurs, et les
+gazons, sa douce famille, et le gazouillement de Progné, et les plaintes
+de Philomèle, et le printemps paré de couleurs blanches et vermeilles.
+Les prés sont plus riants, le ciel plus serein....[696], l'air, et les
+eaux, et la terre, sont remplis d'amour; toute créature animée se livre
+au plaisir d'aimer. Mais rien, hélas! ne revient pour moi que de plus
+profonds soupirs, tirés du fond de mon cœur par celle qui en a emporté
+les clefs au séjour céleste. Et le chant des oiseaux, et les plaines
+fleuries, et la douce présence de femmes honnêtes et belles, sont pour
+moi comme un désert peuplé de bêtes sauvages.»
+
+[Note 695: _Zeffiro torna e'l bel tempo rimena_, etc. Son. 268.]
+
+[Note 696: Je passe ici un vers aussi agréable que les autres; mais
+dont l'idée mythologique s'assortit mal avec le reste; et en refroidit
+le sentiment:
+
+ _Giove s'allegra di mirar sua figlia._
+
+Muratori croit y voir une imitation éloignée de Lucrèce; je le veux
+bien; mais Jupiter qui regarde avec joie Vénus sa fille, et Laure qui,
+quelques vers plus bas, emporte au ciel les clefs du cœur de son amant,
+ne sont point de la même croyance ni de la même langue poétique.]
+
+Mais le plus beau de ces sonnets[697] est sans contredit celui-ci; je le
+mets, dans cette seconde partie, au même rang que le sonnet _Solo e
+pensoso_ dans la première, et même encore au-dessus. «Je m'élevai par ma
+pensée[698] jusqu'aux lieux où était celle que je cherche et que je ne
+retrouve plus sur la terre; là, parmi les habitants du troisième cercle
+céleste, je la revis plus belle et moins fière. Elle prit ma main, et me
+dit: Tu seras avec moi dans cette sphère, si mon désir ne me trompe
+pas. Je suis celle qui te fis une si rude guerre, et qui terminai ma
+journée avant le soir. Mon bonheur est au-dessus de l'intelligence
+humaine; je n'attends plus que toi, et ce beau voile qui m'enveloppait,
+que tu aimais tant, et qui est resté sur la terre. Ah! pourquoi
+cessa-t-elle de parler? et pourquoi ouvrit-elle sa main qui tenait la
+mienne? Au son de ces douces et chastes paroles, peu s'en fallut que je
+ne restasse dans les cieux.» C'est une vision dont l'idée est sublime,
+quoique simple, et qui est rendue dans l'original en vers aussi sublimes
+que l'idée.
+
+[Note 697: J'en aurais pu citer beaucoup d'autres, principalement
+ceux-ci:
+
+ _Alma felice, che sovente torni_, etc. Son. 241.
+ _Anima bella, da quel nodo sciolta_, etc. Son. 264.
+ _Ite, rime dolenti, al duro sasso_. Son. 287.
+ _Tornami a mente, anzi v'è d'entro quella_, etc. Son. 290.
+ _Quel rossignuol che si soave piagne_, etc. Son. 270.
+ _Vago augeletto, che cantando vai_. Son. 317.
+ _Dolce mio caro a pretioso pegno_. Son. 296.
+ _Gli angeli eletti e l'anime beate_, etc. Son. 302.]
+
+[Note 698: _Levomini il mio pensiero_, etc. Son. 261.]
+
+Voici un songe où les critiques trouvent moins de grandeur et de poésie
+dans le style, mais qui a encore plus d'intérêt, parce qu'il est plus
+étendu, qu'il renferme, dans une _canzone_ tout entière, une plus grande
+abondance de sentiments, et qu'ils y sont exprimés, sous la forme du
+dialogue, avec un abandon qui se rapproche davantage de la nature.
+«Quand celle en qui je trouve mon doux et fidèle appui[699] vint, pour
+donner quelque repos à ma vie fatiguée, s'asseoir sur l'un des bords de
+ma couche avec son parler doux et sage, à demi-mort de crainte et de
+pitié, je lui dis: D'où viens-tu maintenant, âme heureuse? Elle tire
+alors de son sein une palme et une branche de laurier, et me dit: Je
+viens du séjour serein de l'Empyrée; je descends de ces régions saintes,
+et c'est pour te consoler que je les quitte.--Je la remercie humblement
+par mes gestes et par mes paroles, et puis je lui demande: D'où sais-tu
+donc l'état où je suis? Elle me répond: Les ruisseaux de larmes dont tu
+ne te rassasies jamais, passent avec tes soupirs jusqu'au ciel à travers
+tant d'espace, et ils y troublent ma paix. Il te déplaît donc que je
+sois partie de ce lieu de misère, et parvenue à une meilleure vie? Ce
+départ devrait te plaire, si tu ne m'avais autant aimée que tu le
+montrais dans tes actions et dans tes discours. Je réponds alors: Je ne
+pleure que sur moi-même, qui suis resté parmi les ténèbres et les
+douleurs.»
+
+[Note 699: _Quando il soave mio fido conforto_, etc. Canz. 47.]
+
+C'est sur ce ton que continue le dialogue. Elle lui explique le double
+emblême de la palme et du laurier, qui lui rappellent, l'une la victoire
+qu'elle a remportée sur elle-même, et l'autre l'arbre que Pétrarque a
+tant honoré par ses chants. Il veut lui parler de ces tresses blondes
+qui l'enchaînaient, de ces beaux yeux qui étaient son soleil, et qu'il
+croit voir encore. Elle lui dit de laisser ces vains discours aux
+insensés; elle est un pur esprit qui jouit du séjour céleste; elle ne
+paraît sous ces dehors qui le charmaient autrefois que pour se prêter à
+sa faiblesse. Un jour elle sera pour lui plus belle encore et plus
+chère, quand elle aura obtenu qu'il la rejoigne dans les cieux. Alors je
+pleurai, dit le poëte; de ses mains elle essuya mon visage, puis elle
+soupira doucement, puis elle fit entendre quelques plaintes qui
+auraient fendu les rochers. Elle disparut enfin, et mon songe partit
+avec elle. «Et l'on a pu mettre en doute si Pétrarque aimait
+véritablement Laure, et de quel amour il l'avait aimée, et même s'il y
+avait eu une Laure au monde! Et dans quel autre fond que dans un amour
+qui avait pénétré toutes les facultés de son âme, aurait-il pris ces
+visions mélancoliques et touchantes? Il faudrait donc croire qu'il était
+fou (mais de quelle heureuse et sublime folie!) pour s'occuper ainsi de
+Laure dans ses songes, plus de dix ans après l'époque de sa mort, ou
+plus fou encore pour imaginer tout éveillé de pareils rêves.
+
+Un dialogue non moins remarquable et d'un genre encore plus élevé fait
+le sujet de la _canzone_ qui suit immédiatement cette dernière. La
+première idée n'en appartient point à Pétrarque; mais à _Cino da
+Pistoia_. En parlant de ce qui nous reste de ce poëte[700], j'ai annoncé
+cette imitation évidente de l'un de ses sonnets, qu'aucun des
+commentateurs de Pétrarque n'a remarquée. Voici ce que dit le sonnet:
+«L'amour irrité forma un jour contre moi mille doutes et mille
+plaintes[701], au tribunal de l'impératrice suprême, et il lui dit: Juge
+qui de nous deux est le plus fidèle. C'est par moi seul que celui-ci
+déploie dans le monde les voiles de la renommée: sans moi, il y serait
+malheureux. Au contraire, répondis-je, tu es la source de tous mes maux;
+j'ai depuis long-temps éprouvé l'amertume de tes douceurs. Il reprit:
+Esclave menteur et fugitif, est-ce donc là la reconnaissance que tu me
+dois pour t'avoir donné une beauté qui n'avait point son égale sur la
+terre? Que vaut pour moi ce don, répartis-je, si tu m'en as privé sitôt?
+Ce n'est pas moi, répondit-il; et notre souveraine prononça que, dans un
+si grand procès, il fallait plus de temps pour juger avec équité.»
+
+[Note 700: Voy. ci-dessus, p. 327.]
+
+[Note 701: _Mille dubbj in un dì, mille querele_, etc. Voy. _Rime di
+diversi antichi autori Toscani_, Venise, 1740, p. 164.]
+
+Voici maintenant comment Pétrarque a développé l'idée de _Cino_, dans
+cette _canzone_, l'une de ses plus belles, mais la plus longue de
+toutes, et que je resserrerai ici, ne pouvant la donner tout entière. La
+seule différence qui soit entre le fond des deux pièces, est que dans
+l'une c'est l'amour qui cite le poëte au tribunal de la raison, et que
+dans l'autre c'est le poëte qui y cite l'amour. «Je fis citer un jour
+mon ancien, doux et cruel maître[702] devant la reine qui occupe la
+partie divine de notre nature, et qui est assise au sommet. Je m'y
+présentai moi-même accablé de douleur, de crainte et d'horreur, comme un
+homme qui redoute la mort, et qui veut faire entendre sa défense. Je
+commençai: O reine, dès ma tendre jeunesse, j'ai mis, pour mon malheur,
+le pied dans les états de celui que tu vois. Depuis ce temps, je n'ai
+plus éprouvé que des peines et des tourments si cruels, que ma patience
+fut vaincue et que je détestai la vie. Il m'a fuit mépriser les voies
+utiles et honnêtes: les fêtes et les plaisirs, je quittai tout pour le
+suivre. Qui pourrait exprimer combien j'eus de sujets de m'en plaindre?
+Un peu de miel, mêlé de beaucoup d'absynthe, a suffi par sa fausse
+douceur pour m'attirer dans sa foule amoureuse, moi qui, si je ne me
+trompe, étais né pour m'élever très-haut au-dessus de la terre. Il m'a
+fait moins aimer Dieu que je ne devais, et prendre moins de soin de
+moi-même. J'ai mis également en oubli toute autre pensée pour une femme.
+A quoi m'ont servi les dons du génie que j'avais reçus du ciel? Mes
+cheveux ont changé de couleur, et je ne puis rien changer à
+l'obstination de mes vœux. Il m'a fait chercher des pays déserts et
+sauvages, remplis de brigands, de bois affreux, d'habitants barbares;
+j'ai parcouru les monts, les vallées, les fleuves et les mers. L'hiver,
+dans les mois les plus tristes, j'ai bravé les périls et les fatigues,
+et ni lui, ni mon autre ennemi ne me laissaient un instant de repos ...
+Mes nuits n'ont plus connu le sommeil; et il n'est plus de filtres ni de
+charmes qui puissent le leur rendre. Par ruse et par force, il s'est
+rendu le maître absolu de mes esprits. Établi dans mon cœur, il le ronge
+comme un ver ronge le bois desséché par le temps. Enfin c'est de lui que
+naissent les larmes et les souffrances, les paroles et les soupirs dont
+je me fatigue moi-même, et dont peut-être je fatigue aussi les autres.
+Juge maintenant entre lui et moi, toi qui nous connais tous les deux.
+
+[Note 702: _Quell' antico mio dolce empio signore_, etc. Canz. 48.]
+
+«Mon adversaire prit alors la parole: O reine, dit-il, écoute l'autre
+partie: elle te dira la vérité que cet ingrat te cache. Il s'adonna dans
+son premier âge à l'art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges;
+et lorsque je lui ai fait quitter tant d'ennui pour mes plaisirs, il n'a
+pas honte de se plaindre de moi, et d'appeler misérable une vie
+honorable et douce! C'est moi qui ai purifié ses désirs; s'il a obtenu
+quelque renommée, il ne l'a due qu'à moi, qui ai élevé son esprit à une
+hauteur où il n'aurait jamais atteint de lui-même. Il connaît quelle fut
+autrefois la destinée d'Atride, d'Achille, d'Annibal et d'autres héros
+aussi célèbres; il sait que je les laissai s'avilir par l'amour de
+quelques esclaves: et pour lui, entre mille femmes choisies, j'en ai
+encore choisi une, telle qu'on n'en reverra jamais sur la terre. Je lui
+ai donné un parler si suave et un chant si doux, qu'aucune pensée basse
+ou triste ne put exister devant elle. Tels furent avec lui mes
+artifices, tels furent les dégoûts et les amertumes dont je l'abreuvai;
+telle est la récompense qu'on obtient en servant un ingrat. Je l'élevai
+si haut sur mes ailes, que les dames et les chevaliers se plaisaient à
+l'entendre, et que son nom brille parmi ceux des plus grands génies,
+tandis qu'il n'eût peut-être été sans moi qu'un vil flatteur de cour et
+un homme vulgaire. Il ne s'est élevé et rendu célèbre que parce qu'il a
+appris de moi et de celle qui n'eut point d'égale au monde. Pour tout
+dire enfin, je l'ai fait renoncer, pour un si noble esclavage, à mille
+actions déshonnêtes: rien de vil ne peut plus lui plaire. Jeune encore,
+la délicatesse et la pudeur dirigèrent et sa conduite et ses pensées,
+depuis qu'il appartient à celle qui s'était gravée dans son cœur en
+nobles caractères, et qui le rendait semblable à elle. C'est de nous
+qu'il tient tout ce qu'il a de rare et de distingué, et c'est de nous
+qu'il ose se plaindre! Enfin je lui avais, à lui-même, donné des ailes
+pour s'élever par la connaissance des choses mortelles jusqu'à celle du
+Créateur. Il pouvait, en contemplant les vertus de celle qui faisait son
+espérance, remonter jusqu'à la cause première: mais il m'a mis en oubli,
+moi et cette beauté que je lui avais donnée pour être l'appui de sa vie
+fragile. A ces mots, je jetai un cri plaintif. Oui, m'écriai-je, il me
+l'a donnée; mais il me l'a bientôt ravie. Ce n'est pas moi, répondit-il,
+mais celui qui la voulait pour lui-même. Nous nous tournâmes enfin tous
+les deux vers le siége de notre juge, moi tout tremblant, et lui en
+prononçant des paroles dures et hautaines. Nous la priâmes à la fois de
+prononcer la sentence; elle nous dit en souriant: je suis charmée
+d'avoir entendu vos raisons; mais il faut plus de temps, pour juger un
+si grand procès.»
+
+On connaît maintenant par ces grandes compositions lyriques, mieux que
+par des sonnets, le génie poétique de Pétrarque[703]. Mais il en est
+d'autres où ce génie se montre peut-être encore davantage, parce qu'au
+lieu de l'amour et de Laure, sujet qui exigeait dans l'esprit plus de
+délicatesse que de grandeur, il y traite des matières ou politiques ou
+morales, qui demandaient dans le talent du poëte une élévation et une
+force proportionnées au sujet même. Telle est la _canzone_ adressée à
+son ami Jacques Colonne, évêque de Lombès[704], au sujet d'un projet de
+croisade qui fermentait à la cour du pape, et dont Pétrarque eut le
+malheur de partager l'illusion. Elle commence par ces beaux vers:
+
+ _O aspettata in ciel beata e bella_[705]
+ _Anima, che di nostra umanitade
+ Vestita vai, non come l'altre carca_, etc.
+
+[Note 703: Le fil d'idées que j'ai suivi dans l'examen de la seconde
+partie du _Canzoniere_, ne m'a pas conduit à y faire entrer l'ingénieuse
+et charmante _canzone_:
+
+ _Amor, se vuo'ch'i torni al giogo antico_. Canz. 41.
+
+que Pétrarque semble avoir faite dans un moment où l'amour voulait lui
+tendre de nouveaux piéges; il y en a peu de plus connues, et qui
+méritent mieux de l'être.]
+
+[Note 704: Voy. _Mem. pour la Vie de Pétr._, t. I, p. 245.]
+
+[Note 705: Canz. 5.]
+
+Telle est encore celle qui commence par ces mots: _Spirto gentil che
+quelle membra reggi_[706] que Voltaire a cru, d'après plusieurs auteurs,
+adressée au fameux tribun _Cola Rienzi_; mais qui l'est évidemment à
+l'un des frères de l'évêque de Lombès, au jeune Etienne Colonne,
+lorsqu'il fut nommé sénateur de Rome[707]. Pétrarque y reprend avec
+force les vices et surtout l'oisive et lâche indifférence où l'Italie
+était plongée, tandis que des étrangers se partageaient ses dépouilles;
+il y fait entendre ce grand nom de peuple de Mars; il rappelle ceux des
+Brutus, des Scipion et des Fabricius; il les fait résonner aux oreilles
+des Romains assoupis, et il espère que son héros les réveillera de leur
+honteuse léthargie.
+
+[Note 706: Canz. 11.]
+
+[Note 707: Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, etc., t. I, p. 276.]
+
+Mais ces idées et ces sentiments, dignes de l'ancienne Rome, brillent
+surtout dans cette belle ode que lui dicta son amour pour sa chère
+Italie, dans un moment où il la voyait déchirée par les guerres
+sanglantes que se faisaient entre eux de petits princes, sans qu'il pût
+résulter de cette longue effusion de sang, rien de bon ni d'honorable
+pour elle. Cette _canzone_[708] est une des plus belles productions de
+la lyre italienne. La gravité du style y répond à celle de la matière.
+Tout y est noble et revêtu d'une sorte de majesté. Au lieu de figures
+vives et brillantes, ce sont des images et des pensées pleines de
+magnificence et de dignité. Le poëte se représente lui-même, dans la
+première strophe, désirant que l'expression de ses soupirs soit telle
+que l'espèrent le Tibre, l'Arno et le Pô, près des bords duquel il est
+assis; ce qui fait conjecturer qu'a Rome, à Florence et à Parme, où l'on
+croit qu'il était alors, on l'avait engagé à composer sur ce sujet qui
+intéressait toute l'Italie[709], et à se jeter, pour ainsi dire, le
+rameau poétique à la main, au milieu de ces furieux. C'est donc une
+sorte de mission sacrée qu'il remplit, et c'est sans doute ce qui lui a
+inspiré le ton qu'il prend et qu'il soutient dans toute cette ode. Il
+s'adresse à l'Italie elle-même, dont le beau corps est couvert de plaies
+mortelles, et à Dieu pour qu'il prenne en pitié sa nation chérie, qu'il
+fléchisse les cœurs endurcis par le bruit des armes, et qu'il les
+dispose à écouter la vérité qui va s'énoncer par sa voix.
+
+[Note 708: _Italia mia, ben che'l parlar sia indarno_, etc. Part. I,
+canz. 29.]
+
+[Note 709: Voy. _Mém. pour la Vie de Pétr._, t. II, p. 186.]
+
+«O vous, dit-il ensuite à ces princes, vous à qui la Fortune a remis le
+gouvernement des belles contrées dont il ne paraît pas que vous ayez la
+moindre pitié, que font ici toutes ces armes étrangères? Est-ce pour que
+vos plaines verdoyantes soient teintes du sang des barbares? Une vaine
+erreur vous flatte: vous cherchez dans un cœur vénal l'amour et la
+fidélité. Celui de vous qui soudoie plus de soldats est environné de
+plus d'ennemis. Oh! de quels étranges déserts ce torrent est-il descendu
+pour inonder nos douces campagnes? Si nous ne l'arrêtons de nos propres
+mains, qui pourra nous en garantir? La Nature avait pourvu à notre
+sûreté, quand elle plaça les Alpes comme un rempart entre nous et la
+fureur germanique; mais le désir aveugle, et constant à vouloir ce qui
+est contraire au bien; n'a point eu de repos qu'il n'ait procuré à un
+corps sain une maladie mortelle. Maintenant que, dans une même enceinte,
+habitent des bêtes sauvages et de paisibles brebis, c'est toujours aux
+bons à gémir. Et, pour comble de maux, ce sont ici les descendants de ce
+peuple barbare et sans lois, à qui Marius fit de si profondes blessures,
+que la mémoire s'en conserve encore, quand, accablé de soif et de
+fatigue, il but dans le cours du fleuve, moins de l'eau que du
+sang[710].
+
+[Note 710: Expression de Florus: _Ut victor Romanus de cruento
+flumine non plus aquœ biberit quam sanguinis barbarorum._ Lib. III, c.
+3.]
+
+Après deux autres strophes qui ne sont pas tout-à-fait de la même force,
+quoiqu'il y ait encore de beaux sentiments et de beaux vers, il met dans
+la bouche des Italiens eux-mêmes des paroles qui doivent émouvoir les
+princes auxquels il s'adresse; et c'est avec un mouvement si rapide que
+les interprètes s'y sont trompés, et qu'ils ont cru qu'il parlait de
+lui-même, de sa patrie et de la sépulture de ses ancêtres. Ils ont
+oublié qu'il était natif d'Arezzo, que ses parents étaient morts à
+Avignon, et qu'il était alors à Parme. «N'est-ce pas là cette terre que
+je foulai dans mes premiers ans? N'est-ce pas dans cet asyle que je fus
+nourri si doucement? N'est-ce pas cette patrie, mère tendre et
+indulgente, qui couvre de son sein mes deux parents? Au nom de Dieu! que
+ces paroles touchent votre âme, et regardez en pitié ces plaintes d'un
+peuple baigné de larmes qui, après Dieu, n'attend son repos que de vous.
+Pour peu que vous vous montriez sensibles à ses maux, le courage
+s'armera contre la fureur et le combat ne sera pas long; car l'antique
+valeur n'est pas encore éteinte dans les cœurs italiens.
+
+ _Che l'antico valore
+ Negli italici cor non è ancor morto._
+
+Voilà de ces traits nationaux que tout un peuple répète avec orgueil, et
+qui l'attachent au nom d'un poëte par d'autres sentiments que ceux qu'on
+a pour de beaux vers.
+
+Cet amour pour sa patrie, qui forme un des plus beaux traits du
+caractère de Pétrarque, et son goût naturel pour l'honnêteté des mœurs,
+encore augmenté par la pureté du sentiment dont il était rempli, lui
+donnaient, comme on l'a vu dans sa Vie, une forte aversion pour le
+séjour d'Avignon, et pour les mœurs qu'il voyait régner à la cour des
+papes. Il ne pouvait souffrir que le scandale partît, comme cela n'est
+arrivé que trop souvent, du centre même d'où l'édification devait
+sortir. L'indignation qu'il en conçut, et qui s'exhale souvent dans ses
+lettres, lui dicta aussi des sonnets violens contre la nouvelle
+Babylone. Son zèle pour son pays et pour la vertu le rendit le censeur
+âcre du vice, et changea en satyrique mordant et emporté l'amant de
+Laure et le poëte de l'amour. Tantôt il personnifie, dans le style des
+prophètes, cette ville, objet de sa haine. «Que la flamme du ciel, lui
+dit-il[711], tombe sur les tresses de ta chevelure, méchante, qui t'es
+élevée, aux dépens d'autrui, de la vie frugale des premiers hommes
+jusqu'à la richesse et à la grandeur! repaire des trahisons où se
+prépare tout le mal aujourd'hui répandu dans le monde! esclave du vin,
+du lit et de la bonne chère, chez qui la luxure exerce tout son pouvoir!
+On voit dans les chambres de tes palais, danser ensemble des jeunes
+filles et des vieillards, et Belzébuth au milieu, avec ses soufflets,
+ses feux et ses miroirs. Puisses-tu n'être plus nourrie sur la plume, au
+frais et à l'ombre, mais exposée nue aux vents, et sans chaussure aux
+ronces et aux épines! Vis alors, jusqu'à ce que ton odeur infecte
+s'élève jusqu'au trône de Dieu!» Tantôt il prédit sa chute prochaine:
+«L'avare Babylone[712] a comblé la mesure de la colère céleste et de ses
+vices impies. Il faut enfin que cette colère éclate. L'infâme s'est
+donné pour dieux, non pas Jupiter ni Pallas, mais Vénus et Bacchus. En
+attendant le jour de la justice, je me détruis et me ronge moi-même;
+mais ce jour approche: ses idoles seront renversées éparses sur la
+terre, et ses tours, superbes ennemies du ciel, et ceux qui les habitent
+seront, au-dedans et au-dehors, consumés par les flammes. De belles
+âmes, amies de la vertu, gouverneront alors le monde, nous le verrons
+reprendre les mœurs du siècle d'or, et se renouveler tous les antiques
+exemples.»
+
+[Note 711: _Fiamma dal ciel sul le tue treccie piava_, etc. Son.
+109.]
+
+[Note 712: _L'avara Babilonia ha colma'l sacco_, etc. Son. 106.]
+
+Une autre fois encore, il épuise contre la cour romaine, et contre
+l'Église telle qu'elle était devenue dans cette cour, toute la violence
+de sa bile, et tout le fiel de sa plume. Il accumule ainsi contre elle,
+avec plus d'emportement que de goût, les apostrophes et les injures.
+«Source de maux[713], asyle de colère, école d'erreurs et temple de
+l'hérésie, Rome autrefois, aujourd'hui Babylone fausse et coupable,
+pour qui sont répandus tant de pleurs et poussés tant de soupirs; ô
+forge d'artifices! ô cruelle prison, où le bien expire, où tout le mal
+est produit et nourri! ô enfer des vivans! ce serait un grand miracle si
+le Christ ne te faisait enfin sentir son courroux. Fondée jadis dans une
+chaste et humble pauvreté, tu lèves contre tes fondateurs ta tête
+menaçante. Courtisane effrontée! où as-tu placé ton espérance? dans tes
+adultères et dans tes richesses immenses et mal acquises. Constantin ne
+reviendra plus pour les accroître; c'est au monde pervers à te les
+fournir, puisqu'il le souffre.» Je conviens que cette poësie, qui sent
+plus l'école hébraïque que celle d'Horace et de Tibulle, est peu séante
+dans un ecclésiastique assez bien venu, après tout, et même distingué
+dans cette même cour qu'il traitait avec si peu de mesure. Je n'ai cité
+ces morceaux que pour faire connaître le talent de Pétrarque dans tous
+les genres où il s'est exercé.
+
+[Note 713: _Fontana di dolore, albergo d'ira_, etc. Son. 107.]
+
+Il ne reste plus à parler que d'un genre dont il s'occupa surtout dans
+sa vieillesse, c'est celui de ces poëmes auxquels il donna le titre de
+_Triomphes_, et dans lesquels on retrouve encore des beautés dignes de
+son meilleur temps. Ce sont des visions qu'il y raconte. Elles étaient
+alors à la mode; les Provençaux les y avaient mises. Après eux,
+_Bru__netto Latini_, et surtout le Dante, avaient fondé sur des visions
+le merveilleux de leurs poëmes. _Fazio degli Uberti_, comme nous le
+verrons bientôt, suivit leur exemple. Pétrarque voulut aussi traiter ce
+genre de poésie. Comme le Dante, et sans doute à son imitation, car ce
+fut plusieurs années après en avoir reçu de Boccace un exemplaire, il
+composa ces _Triomphes_ en _terza rima_ ou tercets; peut-être même se
+flatta-t-il de pouvoir lutter avec l'auteur de la _Divina Commedia_,
+après s'être élevé, dans le lyrique, au-dessus de lui et de tous les
+autres. Quoiqu'il en soit, ces Triomphes sont au nombre de cinq, divisés
+chacun en plusieurs _capitoli_ ou chapitres. Le premier est le Triomphe
+de l'Amour. Le poëte feint qu'il voit, comme dans un songe, l'Amour sur
+son char, avec tous ses attributs, entouré du nombreux cortége de tous
+les personnages anciens des deux sexes, tant de l'histoire que de la
+fable, et même de quelques personnages modernes, célèbres par des
+aventures d'amour, ou par une mort tragique dont l'amour a été la cause.
+La liste en est si considérable qu'elle remplit presque tous les quatre
+_capitoli_ du poëme, et que ce n'est en effet, à peu près, qu'une liste
+assez dépourvue de poësie et d'intérêt. Le Triomphe de la Chasteté n'a
+qu'un chapitre et n'est qu'une suite de celui de l'Amour. Ce dieu, dans
+sa marche victorieuse, rencontre Laure. Il l'attaque et veut triompher
+d'elle; mais il est vaincu, fait prisonnier et chargé de chaînes. Laure
+jouit de sa victoire, entourée des vierges et des matrones de
+l'antiquité que leur chasteté a rendues célèbres.
+
+Le Triomphe de la Mort est le troisième. C'est le meilleur, le plus
+poétique et le plus intéressant de tous. Dans le premier des deux
+_capitoli_ qui le composent, Laure, environnée de ses compagnes, revient
+avec honneur de ce combat où elle a vaincu l'Amour. Tout à coup une
+enseigne noire paraît: une femme la suit, vêtue de noir elle-même, dans
+une attitude et avec une voix terrible. Elle arrête cette troupe
+aimable, menace celle qui la conduit, et la frappe. Pétrarque place ici
+tous les détails des derniers moments de Laure, tels qu'il les avait
+appris, et peut-être embellis par son imagination et par les illusions
+de son cœur. On la voit entourée de ses compagnes qui la pleurent et
+l'admirent: elle expire enfin et paraît s'endormir d'un doux sommeil.
+Elle ne perd rien de sa beauté; la mort est belle sur son visage. Dans
+le second chapitre, le poëte raconte que la nuit même qui suit cette
+perte cruelle, Laure lui apparaît, lui tend la main, d'un air pensif,
+modeste et sage, et le fait asseoir avec elle, au bord d'un ruisseau, à
+l'ombre d'un laurier et d'un hêtre. Leur entretien roule quelque temps
+sur la mort, qu'elle lui apprend à ne point craindre, qui n'est
+redoutable que pour les méchants, et qui a eu pour elle des douceurs
+auxquelles on ne peut rien comparer de ce qu'on éprouve de plus doux
+dans la vie. Pétrarque ose ensuite lui demander si jamais, sans renoncer
+aux lois de l'honneur, elle ne fut disposée à payer, par un égal amour,
+celui qu'il avait eu pour elle. Elle sourit, et lui répond que son cœur
+fut toujours d'accord avec le sien, qu'une mère n'aima peut-être jamais
+plus tendrement, mais que, voyant les dangers qu'ils pouvaient courir,
+c'était elle qui s'était chargée de le contenir dans de justes bornes,
+et de réprimer ses désirs. Elle lui retrace alors toutes les petites
+ruses qu'elle employait, tantôt pour l'empêcher, de se livrer à trop
+d'espérance, tantôt pour ne la lui pas ôter tout entière, surtout
+lorsqu'elle le voyait triste et pâle de douleur ou de crainte. Elle
+avoue qu'elle l'a vu avec plaisir uniquement occupé d'elle, rendre son
+nom célèbre par ses vers, que même elle l'a véritablement aimé; qu'ils
+brûlaient tous deux à peu près du même feu, mais que l'un osait le
+déclarer et l'autre était forcée de se taire. Toute la conduite de Laure
+pendant sa vie, prouve la vérité de ce que dit ici son fantôme ou son
+ombre; et l'on est vraiment touché de voir que, dans un âge avancé,
+Pétrarque ne se consolait encore de l'avoir perdue qu'en se rappelant et
+en retraçant dans ses vers tout ce qui lui faisait croire que Laure en
+effet l'avait aimé. Le jour est prêt à paraître: elle est forcée de le
+quitter. Il lui dit, en peu de mots, combien ses discours ont porté de
+consolation dans son âme. Mais il ne peut vivre sans elle: ne
+pourra-t-il obtenir bientôt la permission de la suivre? Elle lui prédit,
+en le quittant, qu'il sera encore long-temps séparé d'elle.
+
+Telle est l'idée de ce petit poëme, où l'on chercherait en vain la même
+richesse et la même perfection de style que dans les poésies lyriques de
+Pétrarque; mais qui a de l'intérêt par le sujet même, par le ton de
+vérité qui y règne, et parce qu'il contient comme le complément de cette
+histoire, des amours de notre poëte, dont il fixe tout-à-fait la
+réalité, la nature et le caractère. Les Triomphes de la Renommée, du
+Temps et de la Divinité, qui viennent ensuite et qui terminent le
+recueil, n'ont pas, à beaucoup près, le même mérite. D'ailleurs,
+lorsque, prêt à finir l'examen de ces poésies qui sont remplies du nom
+de Laure, comme la vie du poëte fut remplie de son amour, on l'a
+retrouvée encore une fois, lorsqu'on a encore entendu sa douce voix,
+appris d'elle-même son secret, et recueilli ses consolantes paroles,
+c'est là qu'il faut s'arrêter, c'est par-là que l'esprit et le cœur sont
+d'accord pour nous ordonner de finir.
+
+Si l'on veut apprécier exactement les poésies de Pétrarque, il faut
+beaucoup s'écarter de l'opinion qu'il en avait lui-même. Il n'avait
+jamais cru qu'elles dussent contribuer à sa réputation, qu'il fondait
+sur ses ouvrages philosophiques et sur ses poésies latines. Il avait
+destiné ses poésies vulgaires à exprimer sans effort les divers
+mouvements de son cœur, et à plaire aux femmes et aux hommes du monde,
+pour qui la langue latine était moins familière que l'italienne. Il ne
+s'attendait pas à un succès si grand et si général, et fut surpris de
+leur renommée. C'est ce qu'il dit lui-même très-clairement dans ce
+sonnet de sa seconde partie[714]. «Si j'avais pensé que le son de mes
+soupirs répandu dans mes vers pût obtenir tant de succès, j'en aurais
+augmenté le nombre, et j'en aurais plus travaillé le style. Mais depuis
+la mort de celle qui me faisait parler, et qui était toujours en tête de
+mes pensées, je ne puis plus donner à des rimes incultes et obscures la
+douceur et la clarté qui leur manquent. Certes, tout mon désir était
+alors de soulager les tourments de mon cœur, et non d'acquérir de la
+gloire. Je ne voulais que pleurer, et non me faire honneur de mes
+larmes. Maintenant je voudrais plaire; mais cette fière beauté
+m'appelle, et veut que je la suive en silence, tout fatigué que je
+suis.»
+
+[Note 714: _S'io havessi pensato_, etc. Son. 252.]
+
+Ce même jugement est souvent répété, dans ses lettres, sur ces
+productions de sa jeunesse, qu'il appelait _ses bagatelles_[715]; mais
+la postérité en a jugé différemment. Elle a regardé Pétrarque, pour ses
+prétendues bagatelles, comme le créateur de la poésie lyrique chez les
+modernes, et en effet quelques autres poëtes lui avaient préparé les
+voies, et avaient fait entendre avant lui de ces grandes odes ou
+_canzoni_ qui diffèrent beaucoup de l'ode antique, et dont la première
+invention appartient aux Troubadours; mais il y mit plus de perfection,
+et réunit lui seul toutes les qualités partagées entre ses
+prédécesseurs. Il joignit à la gravité du Dante la finesse de _Guido
+Cavalcanti_ et la noblesse de _Cino da Pistoia_[716]. Le sonnet, déjà
+beaucoup amélioré par _Guittone d'Arezzo_, devint entre ses mains si
+parfait qu'on n'a pu y rien ajouter depuis. Et les odes et les sonnets
+sont remplis et surabondent en quelque sorte de pensées neuves et
+choisies, d'expressions fortes et délicates à la fois, tantôt nouvelles
+et tantôt renouvelées, soit par l'acception où elles sont prises, soit
+par le coloris dont elles brillent; de mots, de phrases et de tours
+propres à la langue italienne, ou cueillis, pour ainsi dire, à la racine
+commune de l'idiome vulgaire et de la langue latine. Les sentiments
+qu'il exprime paraissent, il est vrai, quelquefois ou trop raffinés en
+eux-mêmes, ou trop assaisonnés par l'esprit, pour partir véritablement
+du cœur; mais on ne peut y méconnaître une élévation, une noblesse et
+une pureté qui, s'il est vrai qu'elles aient cessé de régner dans
+l'amour, doivent exciter des regrets.
+
+[Note 715: _Nugellas vulgares; Senil._, l. XIII, ép. 10.]
+
+[Note 716: Gravina, _Ragione Poet._, l. II, n°. 27.]
+
+On voit qu'il ne voulut point, comme les poëtes anciens, peindre les
+effets extérieurs de la passion et les plaisirs sensibles qu'ils ont su
+rendre avec tant de fidélité, et que l'on goûte d'autant plus dans leurs
+vers, que l'on y reconnaît davantage ses propres affections et ses
+faiblesses[717]; mais qu'ayant élevé son âme par la contemplation du
+beau moral, et par l'espèce de culte que Laure obtint de lui, jusqu'à un
+amour dégagé des sens, il sut donner à cette passion le langage le plus
+naturel, puisqu'il est le plus convenable à sa nature presque céleste.
+Le cours des opinions et des mœurs a emporté loin de nous les passions
+de cette espèce; mais elles n'étaient pas sans exemple de son temps; et,
+certain une fois, comme on doit l'être, que ce qu'il exprima d'une
+manière si ingénieuse et, si l'on veut, si extraordinaire, il le sentait
+réellement, on doit trouver un plaisir secret à reconnaître dans ses
+poésies au moins comme un objet de curiosité, les traces de cet amour
+presque entièrement disparu de la terre.
+
+[Note 717: Gravina, _ibid._, n°. 28.]
+
+Elles peuvent même servir comme de pierre de touche pour juger et les
+autres et soi-même. Sans aspirer à la sublimité de ces sentiments, trop
+supérieurs à l'imperfection humaine, il est sûr que plus on aimera les
+poésies de Pétrarque, plus on aura en soi, si jamais ces passions pures
+revenaient à la mode, ce qui rendrait capable de les sentir.
+
+Il faut au reste être aussi insensible aux beautés poétiques qu'aux
+beautés morales pour n'y pas apercevoir un caractère original et, pour
+ainsi dire, primitif, un pathétique d'un genre particulier, mais
+cependant réel, et qui naît de la persuasion intime et des affections
+profondes du poëte; une richesse d'images qui va quelquefois jusqu'à la
+profusion, mais qui, même avec ses excès, vaut toujours mieux que
+l'indigence; une grande dignité de pensées philosophiques et morales,
+une érudition choisie et sagement employée, et surtout un style si pur,
+si harmonieux et si doux, que parmi un grand nombre de morceaux dont il
+est aisé de faire choix, il en est peu qui, comme les vers d'Horace, de
+Virgile, de Racine et de La Fontaine, ne se gravent dans la mémoire sans
+effort et comme d'eux-mêmes.
+
+On croit qu'il profita beaucoup des poëtes provençaux, et l'on voit en
+effet dans ses vers quelques traces de ces imitations dont on ne peut
+lui faire un reproche, puisque partout où il imite il embellit. Il peut
+aussi avoir connu la poésie des Arabes, au moins dans des traductions,
+et l'un de ses premiers sonnets sur la mort de Laure paraît presque
+copié d'une pièce de vers sur la mort du fameux Salah-Eddin ou Saladin
+qu'on trouve dans la Bibliothèque Orientale[718]; mais il ne prit de
+personne l'abondance de ses sentiments et de ses pensées, la grâce et la
+facilité de son élocution, ni toutes les qualités éminentes de son
+style. Après tous les poëtes qui l'avaient précédé, après Dante
+lui-même, il restait encore à faire, quant au choix des expressions et à
+la fixation de la langue: après Pétrarque, il ne resta plus rien. Il n'y
+a peut-être pas, selon M. l'abbé Denina[719], dans tout le _canzoniere_,
+deux expressions, même parmi celles que lui arrachait la nécessité de la
+rime, qui aient vieilli, ou qui soient hors d'usage. Il joignit au choix
+des mots le soin de les placer de manière à en augmenter l'effet, l'art
+d'assortir la coupe des vers à la nature des sentiments et des pensées,
+d'entremêler les vers les plus gracieux et les plus doux de vers forts,
+énergiques et qui ont quelquefois une sorte d'âpreté; et les vers
+simples et naturels, de vers travaillés avec le plus grand artifice.
+Dans tout ce qu'il a écrit, même lorsqu'il s'égare, ou reconnaît à la
+fois le naturel et le travail du poëte. La nature lui avait donné le
+génie poétique, sans lequel on se fatigue en vain, et il y ajouta cette
+étude constante des grands modèles et ce travail obstiné qui font seuls
+fructifier le génie. Enfin, dans ce choix de mots et d'expressions qui
+était alors si difficile, puisque la langue était pour ainsi dire encore
+à son enfance, et dans toutes ces autres parties si essentielles de
+l'art, il fut guidé par un goût délicat que le génie n'a pas toujours,
+que l'étude développe, mais qu'elle ne donne pas.
+
+[Note 718: Voy. Herbelot, au mot _Salah-Eddin_; Denina, _Vicende
+della Letteratura_, l. II, c. 12.]
+
+[Note 719: _Loc. cit._]
+
+Je n'oserais pas ajouter à cette délicatesse de goût la sûreté, car
+c'est ce dont il manqua quelquefois, et ce que les restes de barbarie de
+son siècle, et les abus qui s'étaient introduits avant lui ne lui
+permettaient pas d'avoir. Il ne put se refuser à ces jeux antithétiques
+du chaud et du froid, de la glace et de la flamme, de la paix et de la
+guerre qui viennent quelquefois défigurer ses morceaux les plus
+agréables et les plus intéressants. C'est encore son siècle qu'il faut
+accuser de ces idées froidement alambiquées, nées de l'espèce de fureur
+platonique qui régnait alors, et dont nous avons vu de malheureux
+exemples dès les premiers pas de la langue et de la poésie
+italiennes[720]. Mais si ces défauts se font trop sentir dans Pétrarque,
+par combien de beautés ne sont-ils pas rachetés? Avec quelque rigueur
+que l'on veuille juger les uns, de quelle trempe ne doivent pas être
+les autres pour que, ni le temps, ni les variations du goût et des mœurs
+ne leur aient rien ôté de leur prix? La rouille de la barbarie couvrait
+encore une partie de l'Europe; l'Italie même s'en dégageait à peine.
+
+[Note 720: Je ne lui reprocherais donc pas cette manière de mettre
+en action le cœur, les yeux, la vertu qui se retire autour du cœur et
+dans les yeux pour se défendre contre l'amour, l'âme qui sort du cœur
+pour suivre l'objet aimé; ni ces allusions fréquentes du nom de Laure au
+laurier, arbre poétique et sacré, ou du nom de l'illustre famille
+Colonne à des colonnes qui soutiennent un temple ou un palais; ni ces
+froides _sixtines_, qu'il imita des Provençaux[C], et qui, à une seule
+près, peut-être, ne sentent que l'effort, la recherche et le travail; ni
+ces rimes gratuitement difficiles et pénibles, dont il avait pris l'idée
+dans la même source; ni quelques autres vices de ce genre, nés de
+l'esprit de son temps, auquel il fut supérieur, mais dont il ne put
+entièrement se garantir. Je lui reprocherais plutôt des jeux de mots
+puérils, tels surtout que cette étrange décomposition du nom de Laure,
+ou plutôt de _Laureta_, en trois parties (sonnet 5); je lui
+reprocherais, pour d'autres motifs, ces comparaisons de la maison de
+Bethléem, où naquit le Sauveur du monde, avec l'humble demeure où Laure
+était née, et du soin qu'il se donne de chercher dans les traits des
+autres femmes quelques traits de Laure, avec la peine que se donne un
+vieux pélerin d'aller à Rome pour adorer la sainte Face; je lui
+reprocherais encore ces métamorphoses qu'il a eu la patience de décrire
+dans les huit stances d'une _canzone_, d'ailleurs très-poétiquement
+écrite, où il prétend qu'il a été changé successivement en laurier, en
+cygne, en pierre, en fontaine, en rocher, d'où sort un plaintif écho,
+enfin en cerf, comme Actéon, pour avoir regardé Laure dans un bain; je
+lui reprocherais enfin plusieurs autres écarts d'imagination qui
+paraissent lui appartenir en propre, et qui tiennent à un tour
+particulier d'esprit qui eût peut-être été le même dans tout autre
+siècle que le sien; ou plutôt il vaut encore mieux ne lui reprocher
+rien, noter une fois ce qui déplaît et doit déplaire, relire et admirer
+ce qui est exquis, c'est-à-dire, à peu près tout le reste, et ne pas
+oser opposer sans cesse à son plaisir les scrupules du goût et les
+vétilleries de la critique.]
+
+[Note C: Voy. t. I de cette _Histoire Littéraire_, p. 300 et 301.]
+
+Dante avait paru; mais il était loin de la célébrité qu'il acquit
+ensuite; l'imprimerie manquait encore à la publication rapide et
+générale d'un poëme aussi long que le sien. Nous avons vu que Pétrarque
+ne le connaissait pas dans sa jeunesse. Ce fut de son propre génie qu'il
+tira toutes ses forces, et l'on pourrait dire qu'il vint le second
+presque sans avoir de premier. Il prit et garda le premier rang parmi
+les poëtes lyriques. Il parla, disons mieux, il créa, dans le
+quatorzième siècle, et idiome poétique et une langue du cœur qu'on n'a
+pu surpasser depuis, et qui ont conservé jusqu'à nos jours tout leur
+éclat et tout leur charme.
+
+Dante et Pétrarque avaient donné à la poésie italienne le vol le plus
+rapide et le plus haut. Il restait à en faire prendre un pareil à la
+prose. C'est à un écrivain que nous avons compté parmi les plus intimes
+amis de Pétrarque, c'est à Boccace qu'était réservé cet honneur; c'est
+lui qui vint compléter le Triumvirat littéraire dont ce grand siècle
+s'enorgueillit.
+
+
+
+
+NOTES AJOUTÉES.
+
+
+Page 43, ligne 15--La nécessité d'abréger cet extrait de la _Divina
+Commédia_, m'a fait retrancher ce que dit ici Minos, et la réponse de
+Virgile. Cette réponse a pourtant un caractère qu'il est bon de
+remarquer. «O toi qui viens dans ces douloureuses demeures, dit Minos en
+s'adressant au Dante, garde-toi d'y entrer témérairement et sans un
+guide à qui tu puisses te fier; ne te laisse pas tromper à la largeur
+de cette entrée (allusion sensible au _facilis descensus Averni_, etc.
+de Virgile; _Æneid._, l. VI.)» Virgile prend la parole et lui répond:
+«Pourquoi ces cris? ne t'oppose point à son voyage ordonné par les
+destins. On le veut ainsi, là où l'on peut tout ce qu'on veut: ne
+demande rien de plus.» Cette réponse est mot pour mot la même que
+Virgile a déjà faite à Caron (c. 3. Voy. ci-dessus pag. 38). Cette
+répétition des mêmes mots leur donne l'air d'une espèce de formule, et a
+quelque chose d'imposant. Ni avec Caron, ni avec Minos, Virgile ne
+daigne employer le raisonnement ou la prière. Le maître de toutes choses
+a voulu ce voyage; il n'appartient à aucune puissance de s'y opposer.
+Cette répétition paraît d'ailleurs imitée d'Homère, qui ne manque
+presque jamais de faire redire par un envoyé les propres paroles dont
+s'est servi celui qui l'envoie. On s'est très-injustement moqué de cette
+sorte de formule; elle donne aux messages, dans Homère, comme ici à
+cette réponse de Virgile, de l'autorité et de la dignité.
+
+Page 60, ligne 1.--«Une tour au haut de laquelle brillent deux flammes.»
+C'est le télégraphe à feu dont les anciens se servaient, et dont parle
+Polybe; il en est aussi parlé dans l'_Agamemnon_ d'Eschyle. Clytemnestre
+annonce au chœur que Troie est prise; qu'elle l'a été cette nuit même;
+que Vulcain en a apporté la nouvelle; que ses feux ont brillé
+successivement sur huit montagnes, etc. Voyez l'extrait d'un Mémoire de
+M. Mongez, page 10 de mon Rapport sur les travaux de la classe
+d'Histoire et de Littérature ancienne, année 1808.
+
+Page 112, addition à la note 1. Voici les deux vers du c. 28 de
+l'_Enfer_, où Dante fait parler Bertrand de Born.
+
+ Sappi ch'i' son Bertram dal Bornio, quelli
+ Che diedi al re Giovanni i ma' conforti.
+
+C'est dans ce dernier vers qu'il y a nécessairement ou une altération du
+texte, ou une faute dans le texte même. Personne ne l'a observé
+jusqu'ici. J'ai besoin, pour le démontrer, d'explications historiques
+qui allongeront beaucoup cette note; mais à la place où je la mets, sa
+longueur a peu d'inconvénients, et il y en a beaucoup à laisser
+subsister plus long-temps, ou une erreur grave du Dante ou les fausses
+explications de tous ses commentateurs.
+
+Bertrand de Born était vicomte de Hautefort, dans le diocèse de
+Périgueux: c'était un très-brave chevalier et en même temps un ingénieux
+troubadour, mais un homme d'un caractère aussi mobile qu'il était
+ardent, se brouillant avec tout le monde, et aimant à tout brouiller. Il
+vivait au douzième siècle, dans le temps des querelles de Henri II, roi
+d'Angleterre, avec ses fils qui avaient en France des apanages. Henri,
+qui était l'aîné, avait le duché de Normandie et était déjà couronné roi
+d'Angleterre: il en portait le titre; et, pour le distinguer de son
+père, on l'appelait _le jeune roi_. Richard était comte de Guienne et
+de Poitou. Bertrand de Born était lié avec tous les deux, mais beaucoup
+plus intimement avec Henri. Ces deux princes et leur frère Geoffroy,
+comte de Bretagne, qui avaient déjà plusieurs fois fait la guerre contre
+leur père Henri II, venaient de la lui déclarer de nouveau, lorsque le
+frère aîné mourut. Le roi d'Angleterre était passé en France avec une
+armée pour réduire ses fils; il accusait Bertrand de Born d'avoir excité
+Henri à la révolte; il l'assiégea dans son château de Hautefort, et le
+fit prisonnier avec sa garnison. Conduit devant le roi, Bertrand ne
+craignit point de nommer avec regret le jeune prince qu'il avait perdu.
+Au nom de son fils, Henri II versa des larmes, pardonna à Bertrand de
+Born, lui rendit son château, ses biens et son amitié. Ce roi étant
+mort, son fils Richard lui succéda, et Bertrand se trouva engagé pour
+lui dans de nouvelles guerres, mais qui n'ont plus aucun rapport avec ce
+passage du Dante.
+
+«Je rendis ennemis le fils et le père, continue Bertrand de Born, après
+les deux vers cités plus haut, Achitophel n'en fit pas plus entre
+Absalon et David par ses coupables instigations; et, parce que je
+divisai ainsi des personnes que la nature avait unies, je porte, hélas!
+ma cervelle séparée de son principe, qui est resté dans mon corps.» Tout
+cela conviendrait parfaitement s'il était question de Henri II et de son
+fils Henri, ou de son fils Richard; mais le texte dit le roi Jean, _al
+re Giovanni_, dont on voit qu'il n'a pas été question dans cet exposé.
+Jean était le dernier des quatre fils de Henri II. Il n'entra point dans
+les révoltes de ses frères contre leur père; il était sans doute trop
+jeune. Il se joignit cependant en secret à eux dans la dernière, et ce
+fut même après avoir vu le nom de ce fils en tête de la liste des
+seigneurs ligués contre lui avec le roi de France Philippe-Auguste, que
+Henri II tomba malade de chagrin et mourut. Il faut remarquer que, dans
+un assez grand nombre de chansons provençales qui nous restent de
+Bertrand de Born, il n'est nullement question de Jean, mais seulement de
+ses trois frères, et qu'il n'en est point non plus parlé dans les
+notices historiques que l'on trouve sur ce troubadour dans les
+manuscrits provençaux. Il doit donc paraître étonnant que Dante, qui
+connaissait très-bien les poésies de nos Troubadours, n'ait rien dit de
+Henri, de Richard ni de Geoffroy, que Bertrand avait en effet excités
+contre leur père, et qu'il l'ait damné pour avoir semé la division entre
+ce père et le seul de ses fils avec lequel rien n'annonce que Bertrand
+ait eu aucune intimité. Il est naturel d'en conclure que le texte de ce
+vers est altéré. Tous les commentateurs se sont trompés comme à l'envi
+en l'expliquant. _Benvenuto da Imola_ a fait de Bertrand de Born un
+chevalier du roi Richard, et de Jean un fils de ce roi. Jean, selon lui,
+se révolte contre son père Richard, par les conseils de Bertrand, et est
+tué dans cette guerre. _Landino_ a dit, je crois, le premier, que
+_Beltramo dal Bornio_ fut chargé de la garde (_custodia_) de Jean, dont
+le surnom était _le Jeune_, fils de Henri II, roi d'Angleterre, et que
+Jean fut nourri à la cour du roi de France; il fait de ce prince un
+prodigue, et donne pour cause de sa prodigalité les conseils de
+Bertrand. Selon lui, Jean se conduisit si mal, que son père fut obligé
+de lui déclarer la guerre, et Jean fut blessé à mort dans une bataille.
+_Daniello_ parle de même de l'éducation de Jean à la cour de France,
+avec son gouverneur Bertrand, et de sa prodigalité; seulement il ne fait
+pas déclarer la guerre au fils par son père, mais au père par son fils,
+ce qu'il attribue aux conseils de Bertrand de Born. _Vellutello_ dit les
+mêmes choses, avec cette différence très-remarquable, que quand le roi
+Henri II apprit que son fils Jean lui avait déclaré la guerre, il marcha
+contre lui avec une forte armée; qu'il l'assiégea dans _Altaforte_,
+Hautefort; que le jeune homme en étant un jour sorti pour combattre, et
+ayant montré beaucoup de valeur fut blessé à mort d'un coup d'arbalête;
+laquelle mort, ajoute-t-il, causa au père les plus vifs regrets, surtout
+lorsqu'il eût appris de Bertrand combien son fils possédait de vertus.
+Ceci se rapproche, comme on voit, de l'histoire de Henri, frère aîné de
+Jean. Ce fut ce Henri, surnommé _au Court-Mantel_, qui fut, non pas
+élevé à la cour de France, mais marié fort jeune avec Marguerite, fille
+du roi Louis VII: il séjourna souvent dans cette cour, et y reçut de
+mauvais conseils qui contribuèrent à l'engager à se révolter contre son
+père. Ce fut lui qui périt au moment où sa dernière révolte venait
+d'éclater, et il périt non dans une bataille ni dans un siège, mais,
+selon tous les historiens, de maladie. Le roman que donnent ces
+commentateurs est d'ailleurs inconciliable avec la succession des rois
+d'Angleterre, puisqu'ils font mourir dans sa jeunesse le roi Jean, qui
+régna après son père, et qui n'en fut même pas le successeur immédiat,
+mais celui de son frère aîné Richard Cœur-de-Lion. Les commentateurs du
+dix-huitième siècle n'ont pas été plus instruits que ceux des siècles
+précédents, et ne se sont pas arrêtés davantage à cette altération si
+visible de l'histoire dans un vers de leur auteur. Le P. _Venturi_, sur
+ce vers, dit à peu près les mêmes choses que _Vellutello_, mais sans
+parler de Hautefort. _Volpi_ ajoute que Dante appelle _roi_ le prince
+Jean, parce qu'il jouissait des revenus d'une partie du royaume. Le P.
+_Lombardi_ ne fait que copier la note de _Venturi_. Tous ces
+commentateurs tombent dans de nouveaux embarras, dont ils ne se tirent
+que par de nouvelles absurdités, lorsque, dans le chant suivant, Virgile
+dit au Dante:
+
+ _Tu eri allor si del tutto impedito
+ Sovra colui che già tenne Altaforte._;
+
+«Tu étais alors si entièrement occupé de celui qui posséda jadis
+Hautefort.» La plupart font de ce Hautefort un château en Angleterre,
+dont la garde fut confiée à Bertrand de Born, et où il tint pour Jean
+contre son père. Ainsi, selon eux, Jean, qui n'avait même pas d'apanage
+en France, avait des châteaux en Angleterre, et dans ces châteaux, des
+troupes et des garnisons, qui pouvaient tenir contre le roi. Hautefort,
+au contraire, était, comme on l'a vu, dans le Périgord: c'était le
+château seigneurial et patrimonial de Bertrand de Born. Il y fut assiégé
+plus d'une fois, et notamment par Henri II. Cette expression: _Colui che
+già tenne Altaforte_ dont se sert le Dante pour désigner Bertrand, fait
+voir qu'il le connaissait très-bien, et rend plus difficile à croire
+qu'il se soit si lourdement trompé sur son compte. De nos jours,
+l'_Enfer_ du Dante a été traduit deux fois en français; les deux
+traducteurs ont adopté sans examen et sans scrupule, et ce texte du c.
+28, et ces explications des commentateurs. Moutonnet copie _Dandino_ et
+_Vellutello_, et dit, d'après le second, que Henri II assiégea son fils
+Jean dans _Altaforte_, où ce fils fut tué dans une sortie, sans
+s'embarrasser même de savoir ce que c'était que cette place française,
+dont il conserve le nom italien, ni comment ce roi Jean fut tué du
+vivant de son père, quoiqu'il ait régné après lui. Rivarol ne parle
+point d'_Altaforte_, mais il copie du reste les autres commentateurs; il
+laisse les choses dans la même obscurité où elles étaient avant lui. Il
+faut donc se retourner vers l'Italie pour y chercher quelques lumières.
+
+Crescimbeni, qui a traduit en Italien les Vies des poëtes provençaux, de
+Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, y a joint ensuite des _giume_ ou
+additions tirées des manuscrits provençaux des bibliothèques Vaticane et
+Laurentienne. L'article de Bertrand de Born y est conforme, dans ses
+principales circonstances, au récit que j'ai tiré des mêmes sources, et
+le passage du Dante y est cité tout entier. Le vers dont il s'agit porte
+cette petite note: «Ce que dit ici le Dante, on le lit aussi dans le
+_Novelliere antico_, Nouvelles 18 et 19 de l'édition de Florence.... et
+au lieu du _Re Giovanni_, le roi Jean, on y lit _il Re Giovane_, le jeune
+roi.» En effet, cet ancien recueil de Nouvelles, intitulé _Libro di
+Novelle e di bel parlar gentile_, publié pour la première fois à
+Bologne, en 1522, in-4°, et réimprimé à Florence par les Giunti, en
+1572, paraît contenir dans les deux Nouvelles indiquées par Crescimbeni,
+la source et la clef de toutes ces erreurs. La 18e. Nouvelle a pour
+titre; _Della grande libertà e cortesia del Re Giovane_ (je crois que
+c'est _fiberalità_ et non pas _libertà_ qu'il faut lire); l'auteur
+commence ainsi: _Leggesi della bontà del Re Giovane guerreggiando col
+padre per lo consiglio di Beltrama dal Bornio_, etc. «On lit des traits
+de la bonté du _jeune Roi_, qui était en guerre avec son père par le
+conseil de Bertrand de Born, etc.» Viennent ensuite plusieurs
+circonstances qui appartiennent au jeune roi Henri et à son conseiller
+Bertrand de Born. La Nouvelle 19 est intitulée: _Ancora della grande
+libertà_ (lisons toujours _liberalità_) _e cortesia del Re
+d'Ingkillerra_. Toute la première partie contient des traits de
+générosité et de présence d'esprit du jeune Roi. L'auteur raconte
+ensuite que le vieux Roi, son père, _lo Re vecchio, padre di questo
+giovane Re_, déclara la guerre à son fils pour une cause qu'il serait
+trop long de rapporter; que celui-ci se renferma dans un château, et
+Bertrand de Born avec lui; que son père y mit le siège, que le jeune Roi
+y fut tué d'un coup de flèche au front; qu'enfin Bertrand de Born ayant
+été fait prisonnier, fut amené devant le vieux Roi, et que la scène se
+passa comme elle est rapportée dans nos manuscrits. Il ne serait pas
+difficile de démêler dans ces récits ce qui est historiquement vrai et
+ce que le conteur y a ajouté, soit par ignorance de l'histoire, soit
+uniquement par fantaisie; mais cela est inutile: il suffit d'y
+reconnaître l'original de toutes ces fausses copies.
+
+On objectera peut-être que, dans la Nouvelle 18, _Giovane_ est mis pour
+_Gioanni_, comme il l'est souvent dans les anciens auteurs; que
+d'ailleurs _Re giovane_, pour roi jeune ou jeune roi, serait trop
+indéterminé, et que cette expression ne pourrait pas s'appliquer à tel
+roi jeune plus qu'à tel autre. Mais cette indétermination n'existait pas
+alors; il est de fait que ce jeune prince Henri, et non pas un autre,
+était communément appelé, de son vivant, _il Giovane re_ ou _il Re
+Giovane_, pour le distinguer du _Vecchio Re_ ou _Re Vecchio_, son père;
+il est probable que cette dénomination lui fut encore donnée long-temps
+après, d'autant plus qu'étant mort du vivant de son père, il ne porta
+jamais le titre absolu de Roi. Il n'y eut guère qu'un siècle et demi
+entre ce temps et la composition des deux Nouvelles. Leur auteur, quel
+qu'il fût, avait recueilli une tradition ou purement verbale ou
+consignée dans quelque chronique contemporaine où cette dénomination
+était employée, et ne s'était même pas mis en peine de savoir
+précisément quel roi était ainsi désigné.
+
+On sait que les _Novelle antiche_ ne sont pas toutes de la même main, ni
+du même siècle; il y en a d'antérieures au Décaméron de Boccace, et qui
+paraissent être de la fin du treizième siècle. Ces deux Nouvelles
+portent dans leur style et dans leur extrême simplicité, les caractères
+qui appartiennent à ces premiers temps. Le Dante, qui florissait alors,
+et qui peut-être même avait commencé son poëme, voulant y employer ce
+trait, n'était-il pas trop instruit pour se tromper si grossièrement,
+pour attribuer au roi Jean ce qui appartient à l'aîné de ses trois
+frères, et pour donner à l'un de ces Troubadours, dont il connaissait si
+bien la poésie et l'histoire, une influence sur la mauvaise conduite de
+Jean, qu'il n'exerça que sur celle de Henri? J'ai de la répugnance à
+penser que cette erreur vienne de lui; j'aime mieux croire que son vers,
+tel qu'on le lit dans toutes les éditions, est cependant altéré; qu'il
+avait écrit conformément à ces deux Nouvelles, et d'accord avec
+l'histoire:
+
+ _Che diedi al Re giovane i ma' conforti_;
+
+(je prie les lecteurs italiens de ne pas se laisser prévenir par la
+mauvaise accentuation de ce vers); qu'après sa mort les copistes
+n'entendant pas ce que c'était que ce _Re giovane_, et sachant par
+hasard qu'il y avait eu en Angleterre un _Re Giovanni_, un roi Jean,
+prirent sur eux de mettre l'un pour l'autre, et que ce fut sur une de
+ces copies que se fit, en 1472, la première édition de _la Divina
+Commedia_. Les premiers commentateurs, lisant dans les manuscrits et
+dans les éditions le _Re Giovanni_, le roi Jean, dirent de lui dans
+leurs notes ce que la tradition et les deux _Novelle antiche_
+racontaient du _Re Giovane_, du jeune Roi. Les commentateurs qui
+suivirent firent pour le premier des poëtes modernes ce que tant de
+commentateurs ont fait pour les anciens; ils ne se permirent ni doute,
+ni examen; ils copièrent ceux qui les avaient précédés, et se copièrent
+l'un l'autre. C'est dans les manuscrits provençaux et dans _Novelle
+antiche_ qu'était le remède à cette altération du texte, et ils ne l'y
+ont pas cherché.
+
+Il y a ici une difficulté que j'ai fait pressentir plus haut; la coupe
+de ce vers, tel que je crois qu'il a dû être écrit par le poëte, paraît
+défectueuse, en ce que le troisième accent n'y est pas bien placé. Dans
+les vers en décasyllabes, lorsqu'il y a cinq accents, le troisième doit
+toujours être sur la sixième syllabe, et il semblerait ici être sur la
+cinquième:
+
+ _Che diedi al Re giovane i ma' conforti_?
+
+Mais ne se peut-il pas que ce soit une licence, et que le Dante ait
+allongé la seconde syllabe de _giovane_, jeune, quoiqu'elle soit brève,
+comme lui. Pétrarque et tous les poëtes italiens allongent quelquefois
+la première de _pictà_, quoique ce soit la dernière qui soit longue. Je
+ne connais point d'autre exemple de cette licence; mais je ne connais
+point non plus dans le poëme du Dante d'autre exemple d'une faute
+historique aussi forte que le serait celle-là. Pourquoi cette licence ne
+se prendrait-elle aussi sur le mot _giovane_, quand la nécessité du vers
+l'exige, que sur beaucoup d'autres qui n'en paraissent pas plus
+susceptibles? Je puis m'appuyer ici de l'autorité de Varchi. «Il y a,
+dit-il, dans son _Ercolano_, des vers qui, si on les prononçait tels
+qu'ils sont, ne seraient plus des vers; ils ont besoin d'être aidés par
+la prononciation, c'est-à-dire d'être prononcés avec l'accent aigu, dans
+les endroits où il doit être, quoique cet accent n'y soit pas
+ordinairement. Tel est ce vers du Dante: _Che la mia commedia cantar non
+cura_ (on voit que dans _commedia_, l'accent qui doit être sur la
+seconde syllabe est ici, par licence, sur la troisième, et que l'on
+prononce l'_i_ dans _commedia_ comme on le ferait dans _energia_), et
+cet autre vers: _Flegías, Flegías, tu gridi a voto_ (dans _Flegías_, il
+faut prononcer la syllabe _as_, comme si elle portait l'accent, en
+s'appuyant et en s'arrêtant sur l'_a_), et encore cet autre vers du
+Bembo: _O Ercolè che travagliando vai_, etc. Dans ce dernier exemple,
+auquel Varchi en ajoute quelques uns de licences encore plus fortes,
+l'accent est sur la dernière syllabe d'_Ercolè_, quoique cela soit
+contraire à la prononciation usitée; mais la nécessité du vers le veut
+ainsi: en prononçant _Ercole_ comme à l'ordinaire, ce vers ne serait
+plus vers. La question se réduit donc à savoir s'il ne vaut pas mieux
+croire à une licence de prononciation, quelque forte qu'elle, puisse
+être, qu'à une erreur aussi grossière dans un poëte aussi savant.
+
+Je ne veux point dissimuler ici une circonstance qui doit porter à
+croire que la faute est du Dante lui-même, et que le vers en question
+est, dans les éditions et dans les manuscrits, tels qu'il était sorti de
+ses mains. Un manuscrit bien précieux de son poëme, copié tout entier
+par Boccace, pour en faire présent à Pétrarque, et dont j'ai parlé dans
+la vie de ce dernier (_voy._ pag. 12 de ce vol.), existe à la
+Bibliothèque impériale, sous le N°. 3199. On y lit très-exactement: _Che
+diedi al re Giovanni_, etc. Or, il n'est guère probable que Boccace,
+qui, dès sa jeunesse avait admiré et étudié _la Divina Commedia_ (_voy._
+sa Vie dans le vol. suivant), et qui était si curieux de bons
+manuscrits, n'en eût pas un de cet ouvrage, purgé de toutes les fautes
+qui se multipliaient sous la main des copistes. A défaut d'une copie
+autographe, il semble qu'on n'en peut pas trouver de plus authentique et
+de plus sûre que la sienne. Cependant il serait possible que la faute se
+fût glissée dans le texte dès les premières copies qui ne passèrent
+point sous les yeux de l'auteur, et qu'elle eût ensuite échappé à
+Boccace qui était très-savant lui-même, mais qui pouvait savoir
+imparfaitement l'histoire d'Angleterre; et pourvu qu'il ne soit pas
+absolument impossible d'admettre que le Dante ait pu se permettre un
+vers tel que je le propose, je préférerai toujours de croire que c'est
+ainsi qu'il l'avait écrit. Enfin, si c'est lui qui a commis cette faute,
+il reste encore inconcevable que de tous ses commentateurs il n'y en ait
+pas un qui l'ait aperçue, qui l'ait relevée, ni qui ait cherché à la
+rectifier par l'histoire; qu'enfin personne en Italie n'ait vu jusqu'à
+présent dans ce vers ou une faute grave du poëte, ou une altération
+importante de son texte; et dans l'un comme dans l'autre cas, une
+horrible confusion et des anachronismes ridicules dans tous les
+commentateurs, sans exception. Si les commentateurs ou les éditeurs à
+venir veulent être plus exacts, j'ai cru que cette note pourrait leur
+être de quelque utilité.
+
+Page 122, add. à la note 1.--Quatre traducteurs français ont rendu de la
+manière suivante ce passage si difficile: _Padre, assai ci fia men
+doglia_, etc. On peut choisir entre leurs versions et la mienne. «Mon
+père, que ne nous manges-tu plutôt? C'est toi qui nous a donné cette
+misérable chair, reprends-la.» Watelet, dans la _Poétique_ de Marmontel.
+
+«Mon père, mange-nous plutôt, nous souffrirons beaucoup moins; c'est toi
+qui nous a donné cette misérable chair, reprends-la.» Moutonnet de
+Clairfons.
+
+«Mon père, il nous sera moins dur d'être mangés par toi; reprends de
+nous ces corps, ces misérables chairs que tu nous a données». Rivarol.
+
+«Mon père, c'est vous qui nous avez donné cette misérable chair,
+reprenez-la, et plutôt que de vous dévorer vous-même, nourrissez-vous de
+vos enfants.» Detouteville, édition de Salior.
+
+Page 155, ligne 1.--«Homère lui-même n'est pas au-dessus de notre poëte,
+etc.» Dans ces beaux vers:
+
+ Οιη περ φολλων ϑενεη, τοιηδε και ανδρων
+ Ψ'υλλα τα μεν γ'ανεμος χαμαδις χεει, etc.
+ (_Iliad_. lib. VI, v. 146 et suiv.)
+
+Page 161, ligne 24.--«Il voit la métamorphose de Philomèle en oiseau.»
+J'ai suivi Venturi, Lombardi, et la plupart des interprètes, qui
+entendent ici Philomèle, quoique le texte paraisse d'abord convenir
+davantage à Progné.
+
+ _Dell' empiezza di lei che mutò forma
+ Nell' uccel che a cantar più si diletta
+ Nell' imagine mia apparve l'orma._
+
+Ce fut Progné qui fut vraiment impie, en tuant son fils Itys pour le
+faire manger à Térée; mais Philomèle prit part à ce crime: ce fut elle
+qui égorgea Itys après que Progné lui eût percé le flanc:
+
+ _Jugulum Philomela resolvit._ (Métam., lib. VI.)
+
+Et quand Térée eut fait cet horrible repas, ce fut encore elle qui mit
+sous les yeux du père la tête sanglante de son fils:
+
+ _Ityosque caput Philomela cruentam
+ Misit in ora patris._ (Ibid.)
+
+C'est elle cependant qui passe le plus généralement pour avoir été
+changée en rossignol; et quand on parle des causes de sa métamorphose,
+on ne cite que son malheur, et l'on ne dit rien de cette vengeance
+barbare. Mais tous les auteurs ne sont pas d'accord au sujet de ces deux
+sœurs. Il y en a qui prétendent que Philomèle fut changée en hirondelle
+et Progné en rossignol. De ce nombre sont _Probus_, sur la sixième
+églogue de Virgile, _Libanius_, voy. _Excerpta Grœcorum sophistarum ac
+rhetorum Leonis Allatii_, Narrat. 12; et Strabon, cité par _Natalis
+Comes_, ou Noel Conti, Mythol., lib. VII, c. 10. C'est leur autorité que
+Dante paraît avoir suivie; ce qui le prouve, c'est que plus haut, dans
+le neuvième chant, il dit que vers le matin l'hirondelle commence ses
+tristes plaintes, peut être au souvenir des ses anciens malheurs. Voy.
+ci-dessus, p. 187.
+
+ _Nell' ora che comincia i tristi lai
+ La rondinella presso alla matina,
+ Forse a memoria de' suoi primi guai._
+ (_Purg._, c. 9, v. 13.)
+
+Page 239, ligne 23.--«Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas, que la
+fortune changeant le cours des vents, etc.» La plupart des interprètes
+entendent ici que Dante met son espérance dans l'arrivée de l'empereur
+Henri VII en Italie; mais Lombardi croit qu'il désigne plutôt _Can
+Grande della Scala_, annoncé dès le premier chant de l'_Enfer_, comme
+celui qui devait ramener l'ordre et le bonheur sur la terre;
+c'est-à-dire, faire triompher le parti Gibelin, dont il venait d'être
+nommé chef.
+
+Page 265, lig. 23.--«Mais il est temps de quitter le Dante.» Au lieu de
+cette fin du chapitre X, j'avais d'abord mis la suivante, que j'aurais
+peut-être mieux fait d'y laisser: «Le travail long et pénible que j'ai
+entrepris sur le plus célèbre et le moins connu des poëtes italiens,
+atteindra-t-il le but que je me suis proposé? J'ai voulu qu'il laissât
+dans l'esprit une idée nette du plan général de son poëme et de
+l'exécution de ce plan dans toutes ses parties. J'ai voulu que l'on pût
+suivre avec moi la marche de ce génie extraordinaire, et qu'il restât,
+après avoir lu ce que je dirais de lui, une notion claire et précise, au
+lieu de ces notions vagues et confuses qui en existent, non seulement en
+France, mais même en Italie. La difficulté de ce travail, qu'on n'avait
+encore tenté dans aucune langue, ne peut être sentie que de ceux à qui
+Dante est connu dans la sienne. Mais il en est de la difficulté comme du
+temps; elle ne fait rien à l'affaire. J'aurais pu m'épargner beaucoup de
+peine, et réduire infiniment cette analyse; j'aurais mieux satisfait mon
+goût, j'aurais peut-être plu davantage, mais j'aurais été moins utile.
+On aurait su ce que je pense sur Dante; on n'aurait eu aucun moyen de
+plus de savoir ce qu'on en doit penser. Le vague et la confusion dans
+les idées qu'on s'en forme et dans les jugements qu'on en porte,
+seraient restés les mêmes. C'est ce que je n'ai pas voulu; et, j'ose le
+dire, c'est ce qui en effet ne sera pas, si l'on veut lire avec quelque
+attention cette partie de mon ouvrage, celle de toutes, sans nulle
+comparaison, que j'ai le plus soignée, et si j'ai réussi à y mettre
+autant de clarté que j'ai eu d'amour du vrai, d'application, de patience
+et de zèle.»
+
+Page 328, addition à la note 3.--Ce qui m'étonne plus que tout le reste,
+c'est que M. l'abbé Ciampi, qui; dans ses _Memorie della Vita di messer
+Cino_, etc., Pise, 1808, indique un grand nombre de vers de ce poëte, ou
+imités, ou même pris tout entiers par Pétrarque; lui qui dit
+positivement, qu'à chaque pas on rencontre dans les poésies de _Cino_,
+les mouvements de Pétrarque, _le masse Petrarchesche_, et qui en cite
+plusieurs exemples, ne dit rien, ni de ce sonnet de _Cino_, ni de cette
+_canzone_ de Pétrarque. (Voyez _Memor. della Vita_, etc., p. 95 à 98.)
+Cet auteur attribue à _Cino_, p. 26 de ces mêmes Mémoires, la _canzone_:
+_Ohimè lasso quelle treccie bionde_, que _Pilli_ a insérée dans son
+édition des Poésies de _Cino_, mais qui passe pour être du Dante, et qui
+est aussi imprimée dans ses Œuvres. Il appuie avec beaucoup de raison,
+selon moi, son opinion sur les vers suivants qui terminent la dernière
+strophe:
+
+ _Ohimè vasel compiuta
+ Di ben sopra natura,
+ Per volta di ventura[721]
+ Condotto fosti suso gli aspri monti,
+ Dove t'ha chiuso, ahimè, tra durisas.
+ La morte, che due fonti
+ Fatte ha di lagrimar gli occhi miei lassi._
+
+[Note 721: M. l'abbé Ciampi a passé ce vers, qui est pourtant
+essentiel au sens.]
+
+«Hélas! toi qui renfermais des perfections et des biens au-dessus de la
+nature, un revers de fortune t'a conduite au haut de ces âpres
+montagnes, où la mort t'a renfermée sous la pierre; elle y a changé mes
+tristes yeux en deux sources de larmes.» Il est certain que cela
+convient parfaitement à _Selvaggia_, et n'a aucun rapport avec Béatrix.
+En attribuant au Dante, cette _canzone_, selon l'opinion commune, comme
+je l'ai fait, t. I, p. 462, avant de connaître l'ouvrage de M. Ciampi,
+ou plutôt avant qu'il fût fait, j'ai observé que cette figure de style,
+ce retour de l'interjection _oimè_! répétée plusieurs fois dans la même
+strophe, et dans toutes les strophes de la _canzone_, avait été imitée
+par Pétrarque, dans le sonnet _Oimè il bel viso, oimè il soave sguardo_,
+etc. J'ajouterai qu'il est plus naturel que Pétrarque ait emprunté cela
+de plus à _Cino_, qu'il aimait et qu'il imitait souvent, que du Dante,
+qu'il connaissait moins et qu'il enviait peut-être, comme on le voit
+dans sa Vie; mais je remarque encore avec quelque surprise, que M.
+Ciampi n'a point observé cette ressemblance, ou plutôt cette évidente
+imitation.
+
+Page 397, sur l'épître à la Postérité.--M. Baldelli ne veut pas que
+l'épître à la Postérité ait été écrite alors (1352); il veut que ce soit
+beaucoup plus tard, en 1372, après que Pétrarque eût fait une autre
+invective en réponse à un Français qui l'avait attaqué. Sa raison paraît
+très-bonne, et je m'y étais d'abord rendu. Pétrarque trace, dans cette
+épître, le tableau de sa vie. Après avoir dit, qu'à l'âge de neuf ans il
+fut amené en France, à Avignon, il ajoute que le Pontife romain y tient
+l'église du Christ en exil, et l'a tenue long-temps, quoiqu'il eût paru,
+il y avait peu d'années, la remettre à sa place; mais cela s'était
+réduit à rien, du vivant même d'Urbain, comme s'il s'était repenti de
+cette bonne action. Si ce pape eût vécu quelque temps de plus, Pétrarque
+lui eût fait voir ce qu'il pensait de ce retour; déjà il tenait la plume
+pour lui écrire; mais ce malheureux Pontife avait abandonné trop tôt et
+son noble dessein et la vie, etc. Or, Urbain V ne fut élu pape, qu'en
+1362; il rétablit le siége pontifical à Rome, en 1367, retourna, en
+1370, à Avignon, et mourut presque en y arrivant. Pétrarque ne peut donc
+avoir écrit ce passage en 1352; la date de 1372, époque de sa réponse
+aux attaques d'un Français, y convient donc beaucoup mieux. Ce
+raisonnement me paraissait sans réplique; voici ce qui m'a fait changer
+d'avis. En finissant cette épître, destinée à retracer aux yeux de la
+Postérité, la carrière qu'il avait parcourue, Pétrarque s'arrête au
+moment où, ayant perdu le bon seigneur de Padoue, Jacques de Carrare, il
+était retourné en France. «Quoique son fils, dit-il, prince très-sage et
+qui m'est très-cher, lui ait succédé, et qu'à l'exemple de son père, il
+m'aye toujours chéri et honoré, cependant, ayant perdu celui avec qui
+j'avais plus de rapports, surtout à l'égard de l'âge, je suis revenu en
+France (à Avignon), ne pouvant me fixer; et non pas tant par le désir
+de revoir ce que j'avais vu mille fois, que par le besoin de remédier à
+mon ennui, comme le font les malades, par le changement de lieu.» _Ego
+tamen illo amisso cum quo magis mihi, prœsertim de œtate, convenerat,
+redii rursus in Gallias, stare nescius; non tam desiderio visa millies
+revisendi, quam studio, more œgrorum, loci mutatione tœdiis consulendi._
+Ce sont les derniers mots de l'épître. Il est évident que cela ne peut
+avoir été écrit que peu de temps après la mort de Jacques de Carrare, et
+lorsque Pétrarque était de retour dans Avignon. Il n'eût pas terminé
+ainsi le compte qu'il rendait à la Postérité, des événements de sa vie,
+lorsque déjà depuis vingt ans, il avait quitté pour toujours Avignon et
+la France; lorsque, après avoir fait de longs séjours à Milan, à Venise,
+après avoir éprouvé toutes les vicissitudes dont cette période de sa vie
+fut agitée, aussi intimement lié avec François de Carrare, qu'il l'avait
+été jadis avec son père, devenu languissant, affaibli par l'âge et par
+l'étude, il s'était enfin réfugié, comme en un port, dans sa douce
+retraite d'Arqua, où il mourut deux ans après. Cette impossibilité n'est
+pas pour moi moins absolue ni moins démontrée que la première. Ce qui me
+paraît donc vraisemblable, c'est que tout ce qui a trait à Urbain V,
+dans le premier passage, ait été interpolé ou ajouté après coup, par
+Pétrarque lui-même. Sans doute il conservait une copie de cette épître,
+qui contenait la réfutation des calomnies répandues autrefois contre
+lui; elle lui revint sous les yeux, peu de temps après le retour en
+France et la mort d'Urbain V. Préoccupé comme il l'était, de cet
+événement qui renversait toutes ses espérances, il écrivit, ou en marge,
+ou en interligne, ce qui regarde ce Pontife; et c'est sur cette copie
+qu'auront été faites, après sa mort, celles qui ont servi, plus de cent
+ans après, pour l'édition de ses œuvres. Cela est beaucoup plus naturel
+que de penser que, dans la position où il était, en 1372, il eût pu
+terminer aussi imparfaitement une pièce à laquelle il devait attacher
+tant d'importance. D'ailleurs, dans la première de ces deux époques, il
+était calomnié vivement par les médecins du pape, et tourmenté par ces
+calomnies, dans une cour où il était souvent obligé de paraître; dans la
+seconde, on lui apportait, en Italie, une invective écrite contre lui,
+en France. C'était déjà beaucoup que de répondre par une autre
+invective, à une libelliste anonyme; il n'y avait rien là d'assez fort
+ni d'assez inquiétant pour engager Pétrarque à réclamer devant le
+tribunal de la Postérité, contre les injures lointaines d'un auteur
+inconnu. J'ai donc rétabli, tel qu'il était d'abord, ce passage que
+j'avais effacé. Je prie ceux qui penseraient autrement que moi, de
+suspendre leur jugement, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus, dans cette
+Vie de Pétrarque, à la date de 1372, et de relire alors la fin de
+l'épître à la Postérité, telle que je l'ai fidèlement citée, et telle
+qu'on la trouve en tête des Œuvres latines de Pétrarque, dans les deux
+éditions de Bâle.
+
+Page 407, ligne 14.--«C'est à lui (à Galéas Visconti) que Pétrarque
+s'était principalement attaché.» Galéas avait fixé son séjour à Pavie.
+Pétrarque y passa plusieurs années auprès de lui. Ce prince s'y occupa
+constamment de l'encouragement des lettres, et y fonda une université
+qui ne tarda pas à devenir célèbre. Il paraît hors de doute, quoique les
+historiens n'en parlent pas, que Pétrarque eut, par ses conseils, une
+grande part à cette fondation, et à tout ce que Galéas fit en faveur des
+lettres.
+
+Page 458, ligne 29.--«D'autres biens plus grands encore.» Entre les
+détails précieux que l'on peut recueillir de ce dialogue, il s'en trouve
+un qui prouve, que si Laure fut toujours sage, Pétrarque n'oublia rien
+pour qu'elle cessât de l'être, et qu'il y eut, entre eux, plus de
+rapprochements et plus d'intimité qu'on ne le voit dans les poésies de
+Pétrarque ni dans aucun de ses autres ouvrages. Saint-Augustin lui
+demande pourquoi cette femme qu'il vante tant, pourquoi cet excellent
+guide, le voyant hésiter et chanceler dans la route, ne l'a pas dirigé
+vers les choses célestes, ne l'a pas conduit par la main comme on
+conduit les aveugles, et ne lui a pas indiqué par où il fallait monter?
+«Elle l'a fait autant qu'elle a pu, répond Pétrarque. Et qu'a-t-elle
+fait autre chose, lorsque, sans se laisser toucher par mes prières, ni
+vaincre par les discours les plus flatteurs, elle est restée fidèle à
+l'honneur de son sexe; lorsque, résistant en même temps à son âge et au
+mien, à mille choses qui auraient fléchi toute autre qu'elle, elle est
+restée ferme et inébranlable? L'esprit d'une femme m'enseignait ce qui
+était du devoir d'un homme. Pour m'engager à suivre les lois de la
+pudeur, sa conduite était, à la fois, un exemple et un reproche. Enfin,
+quand elle m'a vu briser mes rênes et courir au précipice, elle a mieux
+aimé m'abandonner que de m'y suivre.» Cette conduite est admirable; mais
+pour la tenir, pour résister à de si dangereux assauts, il faut y être
+exposée, il faut voir un homme assez en particulier et avec assez de
+suite pour qu'il puisse les livrer.
+
+Page 441, addition à la note.--Il existe à Florence, dans la
+bibliothèque Marcienne, ou des Dominicains de Saint-Marc, maintenant
+réunie à la bibliothèque Laurentienne, un très-ancien manuscrit des
+épîtres de Pétrarque, qui, s'il n'est pas de sa main, est au moins du
+même siècle que lui. La même note qui est sur le Virgile, est transcrite
+sur ce manuscrit, d'une écriture un peu moins ancienne; et avec cette
+observation: «Ce qui suit se trouve écrit et à ce qu'on dit, de la
+propre main de François Pétrarque, sur un Virgile qui lui appartenait,
+et qui est maintenant à Pavie, dans la bibliothèque du duc de Milan.»
+_Pietro Candida Decembria_, écrivain du quinzième siècle, dans une
+lettre écrite, en 1468, qui est en manuscrit dans la bibliothèque
+Ambroisienne, dit que le Virgile même, avec les Commentaires de Servius,
+fut écrit par Pétrarque, dans sa jeunesse; que l'ayant revu dans sa
+vieillesse, il y ajouta plusieurs notes, et réfuta, en plus d'un
+endroit, les remarques de Servius. Bernard _Ilicinio_, contemporain de
+_Decembrio_, et auteur d'une Vie de Pétrarque, cite, comme originale, la
+note dont il s'agit. Ce Virgile est enrichi d'une miniature représentant
+le sujet de l'_Enéide_, que les connaisseurs s'accordent à regarder
+comme un ouvrage de Simon de Sienne. Il se peut que Pétrarque, ayant
+retrouvé, en 1338, ce manuscrit qu'il avait perdu, ait prié Simon, qui
+fut appelé à Avignon l'année suivante, et qui devint son ami, d'y
+ajouter cet ornement pour en augmenter le prix. Le manuscrit resta dans
+le même état pendant près de deux siècles, dans la bibliothèque de
+Milan. En 1795, une partie de la feuille sur laquelle cette note est
+écrite, s'étant détachée de la couverture, et même un peu déchirée, les
+bibliothécaires aperçurent des caractères qu'on n'y avait pas soupçonnés
+jusqu'alors. La curiosité les engagea à décoller entièrement la feuille;
+ils y mirent le plus grand soin; mais le parchemin était si fortement
+collé, que les caractères laissant leur empreinte sur le bois de la
+couverture, restèrent presqu'entièrement effacés; en sorte que l'on put
+à peine y lire une autre notice, qui est aussi écrite de la main de
+Pétrarque. Il y a d'abord consigné l'époque de la perte qu'il avait
+faite et de la restitution du manuscrit; il lui avait été volé aux
+kalendes de novembre 1326, et il lui fut rendu à Avignon, le 17 avril
+1338. Il met ensuite, par ordre, les pertes qu'il avait faites de
+plusieurs de ses amis, avec la date de la nouvelle qu'il en avait reçue,
+et avec des expressions de regret et de douleur, et des plaintes sur la
+solitude où il se trouve de plus en plus dans le monde. Tous ces détails
+prouvent une âme aussi profondément sensible que son esprit était étendu
+et élevé.
+
+Page 469, ligne 11.--«Il en avait brûlé des paquets, des coffres entiers
+(de ses lettres et de ses papiers).» En 1134, avant de partir de Parme,
+pour faire un voyage en Lombardie, Pétrarque fit une revue dans ses
+papiers. Plusieurs coffres en étaient confusément remplis. Son premier
+mouvement fut de les jeter tous au feu; mais il lui prit envie de les
+relire, et il y passa plusieurs jours. Il y avait des écrits en prose et
+en vers, les uns latins, les autres rimés en langue vulgaire. Il voulut
+d'abord les corriger; mais se rappelant ensuite de grands ouvrages qu'il
+avait entrepris, et qui lui paraissaient mieux mériter qu'il y consacrât
+tout son temps, il reprit sa première idée, et se mit à livrer aux
+flammes tout ce qui lui venait sous la main. Plus de mille épîtres ou
+poëmes de toute espèce y périrent. Des paquets existaient encore. Il
+s'aperçut heureusement, quoique un peu tard, qu'il brûlait un bien qui
+appartenait à ses amis: il se souvint que son cher Socrate lui avait
+demandé sa prose, Barbate de Sulmone ses vers. Il commença alors un
+triage de ce qui lui restait, et c'est ce qui nous a procuré les huit
+livres de ses _Choses familières_, dédiés à Socrate, et les trois livres
+de ses vers latins, adressés à Barbate de Sulmone.
+
+Page 469, ligne 22.--«Ces lettres sont très-importantes, etc.» Pétrarque
+destinant lui-même à la postérité, le choix qu'il avait fait de ses
+lettres, les avait distribuées en quatre classes. La première, divisée
+en vingt-quatre livres, est intitulé _Familiarum rerum_, et comprend
+tous les événements de sa vie, depuis son premier voyage à Paris, en
+1331, jusqu'à son départ de Milan, en 1361. Il intitula la seconde
+classe, _Semtium_. Elle contient dix-sept livres, et renferme les
+épîtres qu'il écrivit depuis 1361 jusqu'à sa mort; la troisième classe
+est celle des épîtres en vers; elle est partagée en trois livres; la
+quatrième enfin, contient les lettres écrites contre le clergé et contre
+la cour Romaine. Il supprima les noms de ceux à qui elles étaient
+adressées, et les intitula: _Epistolœ sine nomine_ ou _sine titulo_. Les
+lettres de Pétrarque ont été imprimées deux fois dans le XVe. siècle,
+conjointement avec toutes ses œuvres latines, et deux fois séparément,
+mais toujours incomplètes. Les derniers éditeurs de Bâle, eux-mêmes, au
+XVIe. siècle, en donnant les seize livres des _Senilium_ qui n'étaient
+pas dans les premières éditions, et les trois livres d'épîtres en vers,
+n'ont imprimé que huit livres des _Familiarium rerum_. Il parut, en
+1601, à Genève, une édition in-8°. des seules lettres en prose, divisées
+en dix-sept livres, mais où les _Senilium_ ne sont pas. L'éditeur assure
+qu'il s'y trouve soixante-cinq lettres de plus que dans toutes les
+éditions précédentes; mais il en reste encore beaucoup d'inédites[722].
+
+[Note 722: La première édition des Œuvres latines de Pétrarque est
+de 1495, Bâle, in-fol., répétée aussi à Bâle, 1496, in-4°. gr.; la
+seconde est de 1496, Venise, in-fol. Il y eut quatre autres à Venise,
+deux en 1501, et les deux autres en 1503 et 1516. C'est d'après ces
+anciennes éditions qu'ont été faites les deux de Bâle, 1554 et 1481,
+in-fol. La première édition des Lettres, sans les autres œuvres, remonte
+jusqu'en 1484, sans nom de lieu.]
+
+Les vingt-quatre livres complets des _Familiarium_, sont dans le beau
+manuscrit de la Bibliothèque impériale, n°. 8568, sur vélin, copié l'an
+1388, selon M. _Baldelli_, qui cite le catalogue imprimé de la
+Bibliothèque du Roi. (Voyez _Del Petrarca e delle sue opere_, page 213).
+C'est, dans ce Catalogue, une erreur dont je crois que voici la cause.
+On lit, à la fin de la dernière lettre du manuscrit, ces mots écrits
+d'une très-jolie écriture: _Jo. legit completè_ 1388, 23 _februarii
+hora_ 4e. Ce _Jo._ (_Johannes_) fut sans doute l'un des premiers
+possesseurs du manuscrit qui l'avait lu et complètement collationné, le
+23 février 1388. Il l'avait lu à loisir, car tout le volume est rempli
+de notes marginales, écrites de la même main. Cette copie avait donc été
+faite avant l'année dont cette date ne porte que le second mois.
+Peut-être même l'avait-elle été du vivant, et sous les yeux de
+Pétrarque, qui n'était mort que trente-cinq ans auparavant. La
+Bibliothèque impériale possède un autre manuscrit des lettres,
+entièrement conforme au premier, quant à ce qu'il contient, mais sur
+papier, et copié dans le XVe siècle, n°. 8569. Il est du fonds de
+Colbert.
+
+M. _Baldelli_, dans l'article 5 de ses _Illustrazioni_, cite encore
+plusieurs manuscrits très-précieux des Bibliothèques de Venise, de Rome
+et de Florence, qu'il a consultés avec fruit pour son ouvrage. Ce savant
+estimable projetait une édition complète des œuvres latines de
+Pétrarque, dont ses épîtres forment la plus importante partie; et l'on
+voit, par cet article même, qu'il s'était parfaitement préparé à cette
+entreprise. Il est bien à désirer, pour l'intérêt des lettres, qu'il n'y
+ait pas renoncé.
+
+Page 476.--Un fragment du poëme de l'_Afrique_ a fait tomber un érudit
+français, dans une erreur bien extraordinaire. Lefebvre de Villebrune
+donna, en 1781, une édition du poëme de _Silius Italicus_. Il prétendit
+restituer à ce poëte, un fragment qu'il accusa Pétrarque de lui avoir
+dérobé; et il l'inséra effrontément dans son édition, sans savoir ou
+sans se rappeler que le poëme de _Silius_ n'était pas retrouvé au temps
+de Pétrarque, et ne le fut que dans le siècle suivant, par le Pogge;
+sans s'appercevoir, à plusieurs expressions très-remarquables, que la
+latinité de ce fragment ne s'accorde pas avec le latin très-pur de
+_Silius_; que, par exemple, ces phrases: _Vicinia mortis, fortunœ
+terminus altœ, homo natus sortis iniquœ, transire labores_, et plusieurs
+autres, sont du latin du XIVe siècle; qu'un substantif avec deux
+épithètes, comme _aurea alla palatia_, est tout-à-fait italien, etc.;
+sans prendre garde enfin que ce fragment, qui contient un discours de
+Magon mourant, va très-bien dans l'endroit de l'_Africa_, de Pétrarque,
+où il est placé, à la fin du septième livre, mais qu'il est au contraire
+fort déplacé vers le commencement du dix-septième siècle des _Punicôrum_
+de _Silius_; que Magon y parle de la blessure dont il meurt, et qu'on ne
+l'a point vu blessé auparavant; que, dans la suite du poëme,
+non-seulement il n'est plus question de sa mort; mais que, dans
+plusieurs passages, il est encore censé vivant; qu'entre autres, Annibal
+parle deux fois, dans le dernier livre de _Silius_, de la mort d'un seul
+de ses frères, Asdrubal (v. 260 et 460), et qu'il ne dit rien de son
+autre frère Magon, ce qu'il n'eût pas manqué de faire, s'il l'eût en
+effet perdu. Tant de bévues dans un prétendu savant, qui osait accuser
+Pétrarque de plagiat, et parler de lui avec mépris, qui n'en témoignait
+pas moins pour des savants, tels que Ileinsius, Drakemborek, et tous
+ceux qui avaient travaillé avant lui sur _Silius Italicus_, l'ont
+couvert, et en Italie, et en Allemagne, d'un ridicule ineffaçable, et
+ont compromis l'érudition française aux yeux des savants étrangers.
+Voyez sur cette bévue de Villebrune, sur ce qui en fut cause, et sur ce
+qui aurait dû l'en garantir, l'article IV des _Illustrazioni_, à la fin
+de l'ouvrage de M. _Baldelli_, page 199.
+
+Page 525, ligne 25.--«Il ne manque à votre bonheur que de vous
+contempler vous-mêmes, etc.» Nous avons vu plusieurs exemples de
+passages de _Cino da Pistoia_, imités par Pétrarque; celui-ci est un de
+ceux où l'imitation est la plus évidente. _Cino_ termine ainsi sa
+_canzone_ sur les yeux de _Selvaggia_:
+
+ _Poichè veder voi stessi non potete,
+ Vedete in altri almen quel che voi sete._
+ (_Rime di div. ant. Aut. Tosc._, 1740, _p._ 139.)
+
+Et Pétrarque dit ici aux yeux de Laure:
+
+ _Luci beate e liete
+ Se non che'l veder voi stesse v'è tolto:
+ Ma quante volte a me vi rivolgete
+ Conoscete in altrui quel che voi sete._
+
+
+
+FIN DU SECOND VOLUME.
+
+
+
+MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N°. 27.
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire littéraire d'Italie (2/9), by
+Pierre-Louis Ginguené
+
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+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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+
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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@@ -0,0 +1,14972 @@
+The Project Gutenberg EBook of Histoire littraire d'Italie (2/9), by
+Pierre-Louis Ginguen
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoire littraire d'Italie (2/9)
+
+Author: Pierre-Louis Ginguen
+
+Editor: Pierre-Claude-Franois Daunou
+
+Release Date: March 14, 2010 [EBook #31636]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTRAIRE D'ITALIE (2/9) ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+HISTOIRE LITTRAIRE
+D'ITALIE.
+
+MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIRE, N 27.
+
+
+
+
+HISTOIRE LITTRAIRE
+D'ITALIE,
+
+PAR P.L. GINGUEN,DE L'INSTITUT DE FRANCE.
+
+SECONDE DITION,
+REVUE ET CORRIGE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,
+ORNE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTE D'UNE NOTICE HISTORIQUE
+PAR M. DAUNOU.
+
+
+TOME SECOND.
+
+
+A PARIS,
+CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR,
+PLACE DES VICTOIRES, N. 3.
+
+M. DCCC. XXIV.
+
+
+
+
+PREMIRE PARTIE.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+SUITE DU DANTE.
+
+_Analyse de la Divina Commedia_.
+
+
+
+
+SECTION PREMIRE.
+
+_Plan gnral du pome; Invention; Sources o le Dante a pu puiser_.
+
+
+L'invention est la premire des qualits potiques: le premier rang
+parmi les potes est unanimement accord aux inventeurs. Mais en
+convenant de cette vrit, est-on toujours bien sr de s'entendre? La
+posie a t cultive dans toutes les langues. Toutes ont eu de grands
+potes; quels sont parmi eux les vritables inventeurs? Quels sont ceux
+qui ont cr de nouvelles machines potiques, fait mouvoir de nouveaux
+ressorts, ouvert l'imagination un nouveau champ, et fray des routes
+nouvelles? A la tte des anciens, Homre se prsente le premier, et si
+loin devant tous les autres, qu'on peut dire mme qu'il se prsente
+seul. Dans l'antiquit grecque, il eut des imitateurs, et n'eut point de
+rivaux. Il n'en eut point dans l'antiquit latine, si l'on excepte un
+seul pote, qui encore emprunta de lui les agents suprieurs de sa fable
+et les ressorts de son merveilleux. La posie, jusqu' l'extinction
+totale des lettres, vcut des inventions mythologiques d'Homre, et n'y
+ajouta presque rien. A la renaissance des tudes, elle balbutia quelque
+temps, n'osant en quelque sorte rien inventer, parce qu'elle n'avait pas
+une langue pour exprimer ses inventions. Dante parut enfin; il parut
+vingt-deux sicles aprs Homre[1]; et le premier depuis ce crateur de
+la posie antique, il cra une nouvelle machine potique, une posie
+nouvelle. Il n'y a sans doute aucune comparaison faire entre
+l'_Iliade_ et la _Divina Commedia_; mais c'est prcisment parce qu'il
+n'y a aucun rapport entre les deux pomes qu'il y en a un grand entre
+les deux potes, celui de l'invention potique et du gnie crateur. Un
+parallle entre eux serait le sujet d'un ouvrage; et ce n'est point cet
+ouvrage que je veux faire. Je me bornerai les observer comme
+inventeurs, ou plutt considrer de quels lments se composrent
+leurs inventions.
+
+[Note 1: On croit communment qu'Homre vivait 900 ans avant J.-C.]
+
+Long-temps avant Homre, des figures et des symboles imagins pour
+exprimer les phnomnes du ciel et de la nature, avaient t
+personnifis et difis. Dsormais inintelligibles dans leur sens
+primitif, ils avaient cess d'tre l'objet d'une tude, pour devenir
+l'objet d'un culte. Ils remplissaient l'Olympe, couvraient la terre,
+prsidaient aux lments et aux saisons, aux fleuves et aux forts, aux
+moissons, aux fleurs et aux fruits. Des hommes, d'un gnie suprieur
+ces temps grossiers et barbares, s'taient empars de ces croyances
+populaires, pour frapper l'imagination des autres hommes et les porter
+la vertu. Orphe, Linus, Muse chantrent ces Dieux, et furent presque
+diviniss eux-mmes pour la beaut de leurs chants. D'autres avaient
+racont dans leurs vers les exploits des premiers hros. La matire
+potique existait; il ne manquait plus qu'un grand pote qui en
+rassemblt les lments pars, et dont la tte puissante, combinant les
+faits des hros avec ceux des tres surnaturels, embrassant la fois
+l'Olympe et la terre, st diriger vers un but unique tant d'agents
+divers, et les faire concourir tous une action, intressante pour un
+seul pays, par son objet particulier, et pour tous, par la peinture des
+sentiments et des passions: ce pote fut Homre. Je ne sais s'il faut
+croire, avec des critiques philosophes[2], qu'il voulut reprsenter dans
+ses deux fables la vie humaine toute entire; dans l'_Iliade_, les
+affaires publiques et la vie politique; dans l'_Odysse_, les affaires
+domestiques et la vie prive; dans le premier pome, la vie active, et
+la contemplative dans le second; dans l'un, l'art de la guerre et celui
+du gouvernement; dans l'autre, les caractres de pre, de mre, de fils,
+de serviteur, et tous les soins de la famille; en un mot, si l'on doit
+admettre que dans ces deux actions gnrales, et dans chacune des
+actions particulires qui y concourent, Homre se proposa de donner aux
+hommes des leons de morale, et de leur prsenter des exemples suivre
+et fuir; mais ce qui est certain, c'est que l'_Iliade_ entire a ce
+caractre politique et guerrier; l'_Odysse_, cet intrt tir des
+affections domestiques; c'est que les enseignements de la philosophie
+dcoulent en quelque sorte de toutes les parties de ces deux grands
+ouvrages. Enfin, il est vident qu'Homre, soit de dessein form, soit
+par l'instinct seul de son gnie, runit dans ses pomes les croyances
+adoptes de son temps, les faits clbres qui intressaient sa nation et
+qui avaient fix l'attention des hommes, et les opinions philosophiques,
+fruits des mditations des anciens sages.
+
+[Note 2: Gravina, _Della ragion potica_, l. I, c. XVI.]
+
+C'est aussi ce que fit Dante; mais avec quelle diffrence dans les
+temps, dans les vnements publics, dans les croyances, dans les maximes
+de la morale! Une barbarie plus froce que celle des premiers sicles de
+la Grce, avait couvert l'Europe; on en sortait peine, ou plutt elle
+rgnait encore. Il n'y avait point eu, entre elle et le pote, des
+sicles hroques qui laissassent de grands souvenirs, qui pussent
+fournir la posie des peintures de moeurs touchantes, des rcits
+d'exploits et de travaux entrepris pour le bonheur des hommes, ou de
+grands actes de dvouement et de vertu. Ceux de ces vnements qui
+pouvaient, certains gards, avoir ce caractre n'avaient point encore
+acquis par l'loignement l'espce d'optique qui efface les petits
+dtails et ne fait briller que les grands objets. Les querelles entre le
+Sacerdoce et l'Empire, les Gibelins et les Guelfes, les Blancs et les
+Noirs, c'tait l tout ce qui, en Italie, occupait les esprits, parce
+que c'tait ce qui touchait tous les intrts, disposait des fortunes
+et presque de l'existence de tous. Dante, plus qu'aucun autre,
+personnellement compromis dans ces troubles, devenu Gibelin passionn,
+en devenant victime d'une faction forme dans le parti des Guelfes, ne
+pouvait, lorsqu'il conut et surtout lorsqu'il excuta le plan de son
+pome, voir d'autres faits publics y placer que ceux de ces querelles
+et de ces guerres.
+
+Des croyances abstraites, et peu faites pour frapper l'imagination et
+les sens; tristes, et qui, selon l'expression trs-juste de Boileau,
+
+ D'ornements gays ne sont point susceptibles;
+
+terribles, comme il le dit encore, et qui tenaient les esprits fixs
+presque toujours sur des images de supplices, d'pouvante et de
+dsespoir, avaient pris la place des ingnieuses et potiques fictions
+de la Mythologie. Ces croyances taient devenues l'objet d'une science
+subtile et complique, o notre pote avait le malheur d'tre si habile,
+qu'il y avait obtenu la palme dans l'universit mme qui l'emportait sur
+toutes les autres. La morale des premiers sicles de la philosophie, ni
+celle des premiers sicles du christianisme, la morale d'Homre, ni
+celle de l'Evangile n'existaient plus; des pratiques superstitieuses, de
+vtilleuses momeries, qui ne pouvaient tre ni la source ni l'expression
+d'aucune vertu grande et utile, et qui par l'abus des pardons et des
+indulgences s'accordaient avec tous les vices, tenaient lieu de toutes
+les vertus.
+
+C'est dans de telles circonstances, c'est avec ces matriaux si
+diffrents de ceux qu'avait employs le prince des potes, que Dante
+conut le dessein d'lever un monument qui frappe l'imagination par sa
+hardiesse, et l'tonne par sa grandeur. Des terreurs qui redoublaient
+surtout la fin de chaque sicle, comme s'il pouvait y avoir des
+sicles et des divisions de temps dans la pense de l'ternel,
+prsageaient au monde une fin prochaine et un dernier jugement. Les
+missionnaires intresss qui prchaient cette catastrophe la
+reprsentaient comme imminente, pour acclrer et pour grossir les dons
+qui pouvaient la rendre moins redoutable aux donataires. Au milieu des
+rvolutions et des agitations de la vie prsente, les esprits se
+portaient avec frayeur vers cette vie future dont on ne cessait de les
+entretenir. C'est cette vie future que le pote entreprit de peindre:
+sr de remuer toutes les mes par des tableaux dont l'original tait
+empreint dans toutes les imaginations, il voulut les frapper par des
+formes varies et terribles de supplices sans fin et sans esprance, par
+des peines non moins douloureuses, mais que l'espoir pouvait adoucir;
+enfin par les jouissances d'un bonheur au-dessus de toute expression,
+comme l'abri de tout revers. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis
+s'offrirent lui comme trois grands thtres o il pouvait exposer et
+en quelque sorte personnifier tous les dogmes, faire agir tous les vices
+et toutes les vertus, punir les uns, rcompenser les autres, placer au
+gr de ses passions ses amis et ses ennemis, et distribuer au gr de son
+gnie tous les tres surnaturels et tous les objets de la nature.
+
+Mais comment se transportera-t-il sur ces trois thtres pour y voir
+lui-mme ce qu'il veut reprsenter? Les visions taient la mode; son
+matre, _Brunetto Latini_, avait employ ce moyen avec succs, et c'est
+ici le moment de faire connatre l'usage qu'il en avait fait. Son
+_Tesoretto_ est cit dans tous les livres qui traitent de la littrature
+et de la posie italienne; mais aucun n'a donn la moindre ide de ce
+qu'il contient[3]. Nous avons vu prcdemment que Tiraboschi lui-mme
+s'est tromp en ne l'annonant que comme un Trait des vertus et des
+vices et comme un abrg du grand _Trsor_. Un coup-d'oeil rapide nous
+apprendra que c'tait autre chose, et qu'il est au moins possible que le
+Dante en ait profit.
+
+[Note 3: J'ai observ dans le chapitre prcdent qu'il fallait en
+excepter M. Corniani, le dernier qui ait crit sur l'Histoire littraire
+d'Italie; mais l'ide qu'il donne du _Tesoretto_ est trs-succinte; et
+ce n'est que par une seule phrase qu'il reconnat la possibilit du
+parti que Dante en avait pu tirer. Voyez que j'ai dit ce sujet, t. I,
+p. 490, note (2).]
+
+_Brunetto Latini_, qui tait Guelfe, raconte qu'aprs la dfaite et
+l'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoy en ambassade
+auprs du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par la
+Navarre, lorsqu'il apprend qu'aprs de nouveaux troubles les Guelfes ont
+t bannis leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est si
+forte qu'il perd son chemin _et s'gare dans une fort_[4]. Il revient
+ lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrable
+d'animaux de toute espce, hommes, femmes, btes, serpents, oiseaux,
+poissons, et une grande quantit de fleurs, d'herbes, de fruits, de
+pierres prcieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tous
+obir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ils
+reoivent d'une femme qui parat tantt toucher le ciel, et s'en servir
+comme d'un voile; tantt s'tendre en surface, au point qu'elle semble
+tenir le monde entier dans ses bras. Il ose se prsenter elle, et lui
+demander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande
+tous les tres; mais qu'elle obit elle-mme Dieu qui l'a cre, et
+qu'elle ne fait que transmettre et faire excuter ses ordres. Elle lui
+explique les mystres de la cration et de la reproduction; elle passe
+la chute des anges et celle de l'homme, source de tous les maux de la
+race humaine; elle tire de l des considrations morales et des rgles
+de conduite: elle quitte enfin le voyageur aprs lui avoir indiqu le
+chemin qu'il doit suivre, la fort dans laquelle il faut qu'il
+s'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera la
+Philosophie et les vertus ses soeurs; dans l'autre, les vices qui lui
+sont contraires; dans une troisime, le dieu d'amour avec sa cour, ses
+attributs et ses armes. La Nature disparat; _Brunetto_ suit son
+chemin[5], et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annonc. Dans le
+sjour changeant et mobile qu'habite l'amour, _il rencontre Ovide_, qui
+rassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers[6]. Il
+s'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu;
+mais il s'y sent comme attach malgr lui, et ne serait pas venu bout
+d'en sortir, _si Ovide ne lui et fait trouver son chemin_[7]. Plus loin
+et dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussi
+Ptolome, l'ancien astronome[8], qui commence l'instruire.
+
+[Note 4:
+
+ _Pensando a capo chino,
+ Perdei il gran camino,
+ Et tenni alla traversa
+ D'una selva diversa_.
+
+ Tesoretto.]
+
+[Note 5:
+
+ _Or va mastro Brunetto
+ Per un sentieri stretto
+ Cercando di vedere
+ E toccare e sapere
+ Cio' che gli destinato_, etc.]
+
+[Note 6:
+
+ _Vidi Ovidio maggiore
+ Che gli atti dell'amore
+ Che son cos diversi
+ Rassembra e mette in versi_.]
+
+[Note 7:
+
+ _Ch'io v'era si invescato
+ Che gia da nullo lato
+ Potea mover passo.
+ Cos fui giunto lasso_
+ _E messo in mala parte;
+ Ma Ovidio per arte
+ Mi diede maestria
+ Si ch'io trovai la via_, etc.]
+
+[Note 8:
+
+ _Or mi volsi di canto
+ E vidi un bianco manto:
+ Et io guardai pi fiso
+ E vidi un bianco viso
+ Con una barba grande
+ Che su 'l petto si spande.
+
+ Li domandai del nome,
+ E chi egli era, e come
+ Si stava si soletto
+ Senza niun ricetto.
+
+ Cola dove fue nato
+ Fu Tolomeo chiamato
+ Mastro di strolomia[A]
+ E di filosofia_, etc.]
+
+[Note A: Pour _Astronomia_.]
+
+Voil donc une vision du pote, une description de lieux et d'objets
+fantastiques, un garement dans une fort, une peinture idale de vertus
+et de vices; la rencontre d'un ancien pote latin qui sert de guide au
+pote moderne, et celle d'un ancien astronome qui lui explique les
+phnomnes du ciel; et voil peut-tre aussi le premier germe de la
+conception du pome du Dante, ou du moins de l'ide gnrale dans
+laquelle il jeta et fondit en quelque sorte ses trois ides
+particulires du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer[9]. Il aura une
+vision comme son matre; il s'garera _dans une fort_, dans des lieux
+dserts et sauvages, d'o il se trouvera transport en ide partout o
+l'exigera son plan, et o le voudra son gnie. Il lui faut un guide:
+Ovide en avait servi _Brunetto_; dans un sujet plus grand, il choisira
+un plus grand pote, celui qui tait l'objet continuel de ses tudes, et
+dont il ne se sparait jamais. Il choisira Virgile, qui la descente
+d'Ene aux enfers donne d'ailleurs pour l'y conduire une convenance de
+plus. Mais s'il est permis de feindre que Virgile peut pntrer dans les
+lieux de peines et de supplices, son titre de Paen l'exclut du lieu des
+rcompenses. Une autre guide y conduira le voyageur. Lorsque dans un de
+ses premiers crits[10] il avait consacr le souvenir de Batrix, objet
+de son premier amour; il avait promis, il s'tait promis lui-mme de
+dire d'elle _des choses qui n'avaient jamais t dites d'une femme_. Le
+temps est venu d'acquitter sa promesse. Ce sera Batrix qui le conduira
+dans le sjour de gloire, et qui lui en expliquera les phnomnes
+mystrieux.
+
+[Note 9: On nous a donn dans le _Publiciste_, 30 juillet 1809, des
+renseignements _sur l'origine du pome du Dante_, tirs d'un journal
+allemand intitul _Morgenblatt_, d'aprs lesquels ce serait dans une
+source trs-diffrente que le Dante aurait puis. On y annonce qu'un
+abb du Mont-Cassin, nomm Joseph _Costanzo_, a rcemment dcouvert
+qu'un certain Albric, moine du mme monastre, eut une vision qu'il eut
+soin d'crire, et pendant laquelle il se crut conduit par saint Pierre,
+assist de deux anges et d'une colombe, en Enfer et en Purgatoire, d'o
+il fut transport dans les sept cieux et dans le Paradis. D'autres
+documents, dit-on, prouvent que cet Albric fut reu moine au
+Mont-Cassin en 1123, par l'abb Gerardo, et que, par ordre d'un autre
+abb, un diacre alors clbre sous le nom de Paolo rdigea de nouveau la
+vision d'Albric. On ajoute que le manuscrit du diacre Paolo existe, et
+que sa date ne peut tomber qu'entre les annes 1159 et 1181. Albric,
+qu'il ne faut pas confondre avec un autre Albric, son contemporain,
+aussi moine du Mont-Cassin, et de plus cardinal, a comme lui un article
+dans les _Scrittori Italiani_ du comte Mazzuchelli. On y trouve tous ces
+faits, si ce n'est qu'au lieu d'un nomm Paul, c'est un nomm Pierre
+diacre, qui retoucha la _vision_ d'Albric. C'est de celui-ci que la
+chronique d'Ostie dit positivement: _Visionem Alberici monaci
+Cassinensis corruptam emendavit_. Pierre diacre n'est pas tout--fait
+inconnu dans l'histoire littraire de ce temps: il est auteur du livre
+_De Viris illustribus Cassinensibus_, cit dans le mme article du
+_Publiciste_, et qui a t publi, avec de savantes notes, par l'abb
+Mari. Enfin, selon Mazzuchelli, il existe un exemplaire du livre
+d'Albric, _De visione sua_, dans la Bibliothque de la Sapience Rome.
+Le pre Joseph _Costanzo_ n'a donc pas eu beaucoup de peine faire sa
+dcouverte: il faudrait avoir sous les yeux l'ouvrage dans lequel il
+l'annonce, et qui parat avoir t publi Rome au commencement de ce
+sicle; ne l'ayant pas, ne connaissant tous ces faits que par un journal
+franais qui les a tirs d'un journal allemand, qui les tirait lui-mme
+d'une lettre crite par un professeur italien, on doit s'abstenir de
+juger. Le journaliste franais, le seul que je puisse citer, allgue
+plusieurs ressemblances entre la vision d'Albric et le pome du Dante:
+il y en a de frappantes; je ne sais seulement o il a pu voir que
+l'_aigle qui transporte le pote aux portes du Purgatoire est une
+colombe chez le moine_. Il n'est pas du tout question d'aigle dans le
+passage que fait le Dante de l'Enfer au Purgatoire, et il arrive cette
+seconde partie de son voyage par de tout autres moyens. Je n'ai jamais
+vu non plus de fort dans le vingt-troisime chant de l'_Enfer_. Mais,
+demandera-t-on, comment le Dante eut-il connaissance de cette vision
+pour l'imiter? La notice rpond que l'on conserve Florence, dans la
+Bibliothque Laurentienne, un manuscrit du Dante enrichi de notes par le
+savant Bandini; que d'aprs ces notes, le Dante avait fait deux fois le
+voyage de Naples avant son exil, et que dans ces voyages il dut entendre
+parler de la vision d'Albric, qui tait sans doute connue dans le pays,
+puisque des artistes en empruntaient des sujets de tableaux, comme le
+prouve un vieux tableau situ, dit-on, dans l'glise de Frossa. _Il est
+mme vraisemblable que cette vision lui fut communique l'abbaye mme
+du Mont-Cassin, car on trouve dans le vingt-deuxime chant de son pome
+un passage qui prouve qu'il la visita_. J'ignore si cette conjecture est
+due au chanoine Bandini, ou l'auteur italien de la lettre, ou celui
+du journal allemand ou enfin au journaliste franais; mais ce qu'il y a
+de certain, c'est que, dans le vingt-deuxime chant de l'_Enfer_, il n'y
+a rien et ne peut rien y avoir qui ait rapport une visite au
+Mont-Cassin. Quant au double voyage Naples, ce serait un fait d'autant
+plus intressant claircir, qu'il n'en est rien dit dans aucune des
+Vies du Dante publies jusqu' prsent, depuis celle qu'crivit Boccace
+qui avait sjourn lui-mme assez long-temps Naples et qui n'aurait pu
+ignorer ce voyage, jusqu'aux excellents Mmoires de Pelli, qui a mis
+tant de soin et une critique si claire dans ses recherches. L'autorit
+de Bandini est trs-respectable, mais il faudrait voir soi-mme les
+notes de lui que l'on cite, ou en avoir une copie authentique. Ce fait
+vaut la peine d'tre vrifi, et j'espre qu'il le sera.]
+
+[Note 10: Dans la _Vita nuova_. Voyez ce qui en a t dit, t. I, p.
+466.]
+
+A mesure que dans cette tte forte un si vaste plan se dveloppe, les
+richesses de la posie viennent s'y placer comme d'elles-mmes; les
+beauts qui naissent du sujet l'enflamment, et les difficults
+l'irritent sans l'arrter; il s'en offre cependant une qui dut sembler
+d'abord invincible. Comment ces trois parties si diffrentes
+formeront-elles un seul tout! Comment dans un seul difice les ordonner
+toutes trois ensemble? Comment passer de l'une l'autre? Aura-t-il
+trois visions? Et s'il n'en a qu'une, comme la raison et cet instinct
+naturel du got qui en prcde les rgles paraissent l'exiger, comment,
+dans un seul voyage, parcourra-t-il l'Enfer, le Purgatoire et le
+Paradis? Comment d'ailleurs, dans ces trois enceintes de douleurs et de
+flicits, pourra-t-il graduer sans confusion, selon les mrites, et
+l'infortune et le bonheur? Ces obstacles taient grands, et tels
+peut-tre qu'il les faut au gnie pour qu'il exerce toute sa force.
+Celui du Dante y trouva l'ide de la machine potique la plus
+extraordinaire et de l'ordonnance la plus neuve et la plus hardie.
+
+Aprs des fictions, des allgories et des descriptions prparatoires, il
+arrive avec son guide l'entre d'un cercle immense, o dj commencent
+les supplices; de ce cercle ils descendent dans un second plus petit, de
+celui-ci dans un troisime, et ainsi jusqu' neuf cercles, dont le
+dernier est le plus troit. Chaque cercle est partag en plusieurs
+divisions, que le pote appelle _bolge_, cavits, ou fosses, o les
+tourments varient comme les crimes, et augmentent d'intensit
+proportion que le diamtre du cercle se rtrcit. Parvenus au dernier
+cercle, et comme au fond de cet immense et terrible entonnoir, ils
+rencontrent Lucifer, qui est enchan l, au centre de la terre et comme
+ la base de l'Enfer. Ils se servent de lui pour en sortir. A l'instant
+o ils arrivent au point central de la terre, ils tournent sur
+eux-mmes; leur tte s'lve vers un autre hmisphre, et ils continuent
+de monter jusqu' ce qu'ils voient paratre d'autres cieux.
+
+Ils arrivent au pied d'une montagne qu'ils commencent gravir; ils
+montent jusqu' une certaine hauteur, o se trouve l'entre du
+Purgatoire, divis en degrs ascendants comme l'Enfer en degrs
+contraires. Dans chacun, ils voient des pcheurs qui expient leurs
+fautes et qui attendent leur dlivrance. Chaque cercle ou degr est le
+lieu d'expiation d'un pch mortel; et comme on compte sept de ces
+pchs, il y a sept cercles qui leur correspondent. Au-del du
+septime, la montagne s'lve encore jusqu' ce que, sur son sommet, on
+trouve le Paradis terrestre. C'est l que Virgile est oblig de quitter
+son lve et de le livrer lui-mme. Dante n'y reste pas long-temps.
+Batrix descend du ciel, vient au-devant de lui, et lui ayant fait subir
+quelques preuves expiatoires, l'introduit dans le sjour cleste. Elle
+parcourt avec lui les cieux des sept plantes, s'lve jusqu'
+l'empire, et le conduit au pied du trne de l'ternel, aprs avoir,
+dans chaque degr, rpondu ses questions, clairci ses doutes, et lui
+avoir expliqu les difficults les plus embarassantes de la thologie et
+ses plus secrets mystres, avec toute la clart que ces matires peuvent
+permettre, avec une posie de style qui se soutient toujours, et une
+orthodoxie laquelle les docteurs les plus difficiles n'ont jamais rien
+pu reprocher.
+
+Telle est cette immense machine dans laquelle on ne sait ce qu'on doit
+admirer le plus, ou l'audace du premier dessin, ou la fermet du pinceau
+qui, dans un tableau si vaste, ne parat pas s'tre repos un seul
+instant. trange et admirable entreprise, s'crie un homme d'esprit[11]
+qui n'avait pas celui qu'il fallait pour traduire le Dante, mais qui
+avait une tte assez forte pour comprendre et pour admirer un pareil
+plan! Entreprise trange sans doute, et admirable dans l'ensemble de
+ses trois grandes divisions! Il reste voir si elle l'est autant dans
+l'excution particulire de chaque partie, et considrer ce qu'au
+travers des vices du temps, de ceux du sujet et de ceux de son propre
+gnie, un grand pote a pu y rpandre de peintures varies, de richesses
+et de beauts.
+
+[Note 11: Rivarol.]
+
+L'ide mlancolique d'une seconde vie o sont punis les crimes de la
+premire, se trouve dans toutes les religions, d'o elle a pass dans
+toutes les posies. Une crmonie funbre de l'antique gypte donna en
+quelque sorte un corps cette ide, et fournit aux reprsentations qui
+se pratiquaient dans les Mystres, le lac, le fleuve, la barque, le
+nocher, les juges et le jugement des morts. Homre s'empara de cette
+croyance comme de toutes les autres. Il plaa dans l'_Odysse_[12] la
+premire descente aux Enfers, qui ait pu donner au Dante l'ide de la
+sienne. Ulysse, instruit par Circ, va chez les Cimmriens, o tait
+l'entre de ces lieux de tnbres, pour consulter l'ombre de Tirsias
+sur ce qui lui reste faire avant de rentrer dans sa patrie. Ds qu'il
+a fait les sacrifices et pratiqu les crmonies de l'vocation, une
+foule d'ombres accourt du fond de l'rbe. On y voit confondus les
+pouses, les jeunes gens, les vieillards, les jeunes filles, les
+guerriers. Cette foule carte, Tirsias parat, et donne Ulysse les
+conseils qu'il lui demandait. Il indique aussi au roi d'Ithaque les
+moyens d'appeler lui d'autres ombres, et de recevoir d'elles des
+instructions sur le pass qu'il ignore et des directions pour l'avenir.
+C'est alors qu'il voit apparatre sa vnrable mre Anticle, et qu'il
+s'entretient avec elle. Aprs cette ombre, viennent celles des plus
+clbres hrones. Les hros paraissent ensuite, les ombres d'Agamemnon
+et d'Achille rpondent aux questions d'Ulysse, et l'interrogent leur
+tour. Le seul Ajax garde un silence obstin devant celui qui avait t
+cause de sa mort; et tous les sicles ont admir cet loquent silence.
+Ulysse en poursuivant Ajax pour tcher de le flchir, aperoit dans les
+Enfers Minos jugeant les ombres sur son trne, et les supplices de
+quelques fameux coupables, Titye, Tantale et Sysiphe.
+
+[Note 12: L. XI.]
+
+Virgile, en empruntant Homre, cet pisode, y ajouta ce que la fable
+avait acquis depuis ces anciens temps, ce que la philosophie
+platonicienne y pouvait mler de sduisant pour l'imagination, et ce qui
+pouvait intresser les Romains et flatter Auguste. ne conduit par la
+Sybille pntre avec elle dans les Enfers. Des monstres, des fantmes
+horribles semblent en dfendre l'entre; le deuil, les soucis vengeurs,
+les ples maladies, la triste vieillesse, la crainte, la faim qui
+conseille le crime, la pauvret honteuse, la mort, le travail, le
+sommeil, frre de la mort, les joies criminelles, la guerre meurtrire,
+les Eumnides sur leurs lits de fer, la Discorde aux crins de
+couleuvres, et d'autres monstres encore, forment cette garde terrible;
+mais ce ne sont que des fantmes. ne, sans en tre effray, parvint
+aux bords du Styx. Les ombres des morts qui n'ont point reu la
+spulture y errent en foule et ne peuvent le passer. Le vieux nocher
+Caron prend dans sa barque ne et la Sybille, et les conduit l'autre
+bord.
+
+Les mes des enfants, morts l'entre mme de la vie, et celles des
+hommes injustement condamns au supplice, se prsentent eux les
+premires. Minos juge les morts cits devant son tribunal. Ceux qui se
+sont tus eux-mmes voudraient remonter la vie; ceux dont un amour
+malheureux a caus la mort errent tristement dans une fort de myrtes.
+ne y aperoit Didon; il voit sa blessure rcente; il lui parle en
+versant des larmes; mais elle garde devant lui le mme silence qu'Ajax
+devant Ulysse. C'est ainsi que le gnie imite, et qu'il sait
+s'approprier les inventions du gnie. Les hros viennent aprs les
+hrones. L'ombre sanglante et horriblement mutile de Diphobus, fils
+de Priam, arrte ne quelques instants; mais la Sybille le presse de
+marcher vers l'Elyse. En passant devant l'entre du Tartare elle lui en
+dvoile les affreux secrets, et lui explique les supplices des grands
+coupables, de l'impie Salmone, de Titye, dont un vautour dchire le
+coeur, des Lapithes, d'Ixion, de Pirithos, qui voient un norme rocher
+toujours suspendu sur leur tte; les mauvais frres, les parricides, les
+patrons qui ont tromp leurs clients, les avares, les adultres, ceux
+qui ont port les armes contre leur patrie, ceux qui l'ont vendue, ou
+qui ont port et rapport des lois prix d'argent, les pres qui ont
+souill le lit de leur fille, subissent diffrentes peines, roulent des
+rochers, ou sont attachs des roues. Thse, ravisseur de Proserpine,
+sera ternellement assis; Phlgyas, qui brla le temple de Delphes,
+instruit les hommes par son supplice ne pas mpriser les dieux.
+
+Faut-il encore aller chercher bien loin o Dante a pris l'ide de son
+Enfer? Avait-il besoin, comme l'ont cru des auteurs mme italiens, d'un
+Fabliau franais de Raoul de Houdan, ou _du Jongleur qui va en Enfer_,
+ou de tout autre conte moderne pour s'y transporter par la pense, quand
+il pouvait y descendre sur les pas d'Homre et de Virgile? Le premier de
+ces fabliaux est misrable, et mrite peu qu'on s'y arrte[13]. L'auteur
+songe qu'il fait un plerinage en Enfer. Il entre, et trouve les tables
+servies. Le roi d'Enfer invite le voyageur la sienne, dne gament, et
+vers la fin du repas fait apporter son grand livre noir, o sont crits
+tous les pchs faits ou faire, et les noms de tous les pcheurs. Le
+plerin ne manque pas d'y trouver ceux des mntriers ses confrres. Ce
+que cette satire prouve le mieux, c'est que dans ces bons sicles o
+l'on ne parlait que de l'Enfer et du Diable, o c'taient en quelque
+sorte la loi et les prophtes, c'tait aussi un sujet de contes
+plaisants, dont on riait comme des autres, et que ce frein si vant des
+passions devait les retenir faiblement, puisqu'on s'en faisait un jeu.
+
+[Note 13: V. Fabliaux ou Contes du XII et du XIIIe sicle, traduits
+par le Grand d'Aussy, t. II, p. 17, d. de 1779, in 8. Ce Fabliau y est
+intitul _le Songe d'Enfer_ alias _le Chemin d'Enfer_. Il est parmi les
+manuscrits de la Bibliothque Impriale, N 7615, in-4. Ce manuscrit a
+appartenu au prsident Fauchet qui le cite; il est charg d'observations
+de sa main.]
+
+_Le Jongleur qui va en Enfer_ le prouve mieux encore[14]. Ce jongleur y
+est emport aprs sa mort par un petit diable encore novice. Lucifer,
+assis sur son trne passe en revue ceux que chacun des diables lui
+apporte, prtres, vques, abbs, et moines, et les fait jeter dans sa
+chaudire. Il charge le jongleur d'entretenir le feu qui la fait
+bouillir. Un jour qu'avec tous ses suppts il va faire une battue
+gnrale sur la terre, saint Pierre, qui guettait ce moment, se dguise,
+prend une longue barbe noire et des moustaches, descend en enfer, et
+propose au jongleur une partie de dez. Il lui montre une bourse remplie
+d'or. Le jongleur voudrait jouer; mais il n'a pas le sou. Pierre
+l'engage jouer des mes contre son or. Aprs quelque rsistance, la
+passion du jeu l'emporte; il joue quelques damns, les perd, double,
+triple son jeu, perd toujours, se fche contre Pierre, qui continue de
+jouer avec le mme bonheur; car, dit l'auteur, heureusement pour les
+damns, leur sort tait entre les mains d'un homme miracles. Enfin,
+dans un grand va-tout, le jongleur perd toute sa chaudire, larrons,
+moines, catins, chevaliers, prtres et vilains, chanoines et
+chanoinesses; Pierre s'en empare lestement, et part avec eux pour le
+Paradis[15]. Voil sans doute un beau miracle, et pour des malheureux
+damns un joli moyen de salut! C'est se moquer que de croire qu'un
+esprit aussi grave que celui de Dante ait pu s'arrter un instant de
+pareilles balivernes; les auteurs italiens qui l'ont pens ne
+connaissaient vraisemblablement de ces Fabliaux que les titres.
+
+[Note 14: Le Grand d'Aussy a traduit ce Fabliau sous ce titre, dans
+son tome II, in-8. p. 36. Il est intitul dans les manuscrits, et dans
+l'dition donne par Barbazan, _de St. Pierre et du Jougleor_. On le
+trouve dans celle de M. Mon, Paris, 1808, 4-vol. in-8., vol III, p.
+282. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothque Impriale, Nos. 7218
+et 1836, in-f., de l'abbaye de St.-Germain.]
+
+[Note 15: Ibid, p. 36.]
+
+Il n'en est peut-tre pas de mme du Puits et du Purgatoire de saint
+Patrice, pisode d'un vieux roman, d'o Fontanini et d'autres
+critiques[16] pensent que notre pote a pu tirer l'ide de la forme de
+son Enfer. Ce roman est intitul _Guerino il Meschino_, Gurin le
+malheureux ou le misrable; la fable du puits de saint Patrice, tire
+des lgendes du temps, y forme un long pisode[17]. Ce Puits tait situ
+dans une petite le au milieu d'un lac, deux lieues de Dungal en
+Irlande. Gurin y descend, et voit toutes les merveilles que la
+superstition y supposait; les preuves des mes dans le Purgatoire,
+leurs supplices dans l'Enfer, leurs joies dans le Paradis. Dans le
+Purgatoire ce sont diffrents lacs remplis de flammes, ou de serpents,
+ou de matires infectes qui servent purger les mes des diffrents
+pchs; dans l'Enfer, ce sont des cercles disposs concentriquement l'un
+au-dessous de l'autre. Il y en a sept, et dans chacun de ces cercles,
+les damns sont punis par des supplices divers pour chacun des sept
+pchs capitaux. Satan est plac au fond dans un lac de glace, et ce lac
+est au centre de la terre. Gurin passe dans tous ces cercles l'un aprs
+l'autre; il y retrouve plusieurs personnes qu'il avait connues sur la
+terre; les lieux qu'il parcourt et les peines qu'il voit souffrir
+l'effroyable aspect du chef des anges rebelles, sont dcrits avec assez
+de force. Au-del des cercles infernaux, il est introduit dans le
+Paradis par noch et lie, qui lui en font connatre les beauts, et
+rsolvent tous les doutes qu'il leur expose.
+
+[Note 16: Pelli. _Memorie per la vita di Dante Alighieri_. . XVII.]
+
+[Note 17: C'est au sixime livre de ce roman, depuis le ch. 160
+jusqu'au chap. 188.]
+
+Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports;
+mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, au
+temps de notre pote. Fontanini[18] et d'autres auteurs[19] sont de
+cette opinion, et attribuent ce trs-ancien roman un certain Andr de
+Florence. Le savant Bottarie pense[20], au contraire, que le roman de
+Gurin est d'origine franaise, qu'il fut ensuite traduit par cet Andr
+en italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperu
+de son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouvent
+furent transports de son pome dans la traduction du roman. Un fait
+vient l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice,
+fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dans
+notre ancienne littrature. Marie de France, qui vivait au commencement
+du treizime sicle, la premire qui ait crit des fables dans notre
+langue, crivit aussi le conte dvot de ce Purgatoire[21]; elle dit
+l'avoir tir d'un livre plus ancien qu'elle[22], et ce livre tait
+vraisemblablement le roman franais de Gurin. Or, dans ce conte de
+Marie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saint
+Patrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dans
+la description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dans
+le reste il n'y a aucune des particularits qui semblent rapprocher l'un
+de l'autre le pome du Dante et cet pisode du roman de Gurin. Il est
+donc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant sa
+traduction dans le moment o la _Divina Commedia_ occupait le plus
+l'attention publique, en emprunta les dtails qu'il crut propres
+enrichir cette partie des aventures du hros[23].
+
+[Note 18: _Eloq. ital._, l. I, c. XXVI.]
+
+[Note 19: Michel _Poccianti, Catalogo de' scrittori fiorentini_,
+etc.]
+
+[Note 20: Dans une lettre crite sous le nom d'un acadmicien de la
+Crusca, imprime Rome dans les _Simbole Goriane_, tom. VII.]
+
+[Note 21: Voy. Contes et Fabliaux, etc., t. IV, p. 71. Il se trouve
+parmi les manuscrits de la Bibliothque Impriale, N. n. 5, fonds de
+l'glise de Paris, in-4., f. 241.]
+
+[Note 22: Contes et Fabliaux, etc., _ub. sup._, p. 76.]
+
+[Note 23: Ce roman est connu en italien sous le nom de _Guerino il
+Meschina_, mais le titre entier de la premire dition, qui est de 1473,
+in-fol. (Padoue. _Bartholomeo Valdezochio_), et celui de la seconde,
+faite Venise en 1477, aussi in-fol., sont beaucoup plus tendus.
+Debure les rapporte dans leur entier. Bibl. instr. Belles-lettres, t.
+II, no. 3823 et 24. Ces deux belles ditions sont la Bibliothque
+Impriale. Le roman de _Guerino_, quoique d'origine franaise, a t
+traduit de l'italien en franais, par Jean de Cachermois, et imprim
+Lyon en 1530, in-fol. got., sous le titre de Gurin-Mesquin, traduction
+fausse et ridicule de _Meschino_, qui en italien ne dsigne que les
+malheurs qu'prouve le hros, l'un des descendants de Charlemagne.
+Gurin-Mesquin, abrg et rimprim plusieurs fois, fait partie de ce
+que nous appelons la Bibliothque bleue: _et habent sua fata libelli_.]
+
+Le rsultat de ces recherches, o je ne veux pas m'enfoncer davantage,
+o peut-tre mme je dois craindre de m'tre trop arrt, intresse au
+fond beaucoup plus notre curiosit, que la gloire du Dante. S'il connut
+la fable de saint Patrice, il en fit le mme usage qu'Homre avait fait
+des fables gyptiennes et grecques; il l'agrandit et la revtit des
+couleurs de la posie: il en revtit de mme les ides de son matre
+_Brunetto Latini_, si en effet il les emprunta de lui, et si la nature
+mme de son sujet ne lui en dicta pas de semblables. Ce sont ces
+couleurs cratrices qui font vivre les fictions, et qui les gravent dans
+la mmoire des hommes. C'est la nature qui les donne; elles
+n'appartiennent qu'au gnie; et si, pour apprendre les employer, il a
+besoin de leons et d'exemples, c'est d'Homre, et surtout de Virgile,
+et non d'aucun de ces obscurs romanciers, que Dante en apprit l'emploi.
+Les pomes d'Homre n'taient point encore traduits en latin; mais, quoi
+qu'en ait pu dire Maffi[24], il parat certain que notre pote savait
+assez le grec pour pouvoir lire ces pomes dans la langue originale. Les
+mots grecs dont il se sert souvent[25], et l'loge mme qu'il fait
+d'Homre dans son quatrime chant, le prouvent assez. Quant Virgile,
+c'tait, comme je l'ai dj dit, son matre et l'objet continuel de son
+tude. Nous l'allons voir videmment ds le commencement de son ouvrage,
+et nous verrons dans l'ouvrage entier comment il profita de ses leons.
+
+[Note 24: Dans son _Examen_ du livre de Fontanini, _dell' Eloq.
+ital._]
+
+
+
+
+SECTION DEUXIME.
+
+_L'Enfer_.
+
+
+Les commentateurs ont prodigieusement raffin sur le gnie allgorique
+du Dante; ils ont voulu voir partout des allgories, et le plus souvent
+il les ont moins vues que rves; mais il y a pourtant beaucoup
+d'endroits de son pome qui ne peuvent s'entendre autrement. Le
+commencement est de ce nombre[26]. Au milieu du chemin de cette vie
+humaine, le pote se trouve gar dans une fort obscure et sauvage. Il
+ne peut dire comment il y tait entr, tant il tait alors accabl de
+sommeil. Il arrive au pied d'une colline, lve les yeux, et voit poindre
+sur son sommet les premiers rayons du soleil. Ce spectacle calme un peu
+sa frayeur; il se retourne pour voir l'espace horrible qu'il avait
+franchi, comme un voyageur hors d'haleine, descendu sur le rivage,
+tourne ses regards vers la mer o il a couru tant de dangers[27].
+
+[Note 25: _Perizoma_, inf. c. XXX, v. 61. _Entomata_ pour _insetti_,
+Purg., c. X, v. 128. _Geomanti_, Purg. c. XIX, v. 4. _Euno_, pour
+_buona mente_, IV. c. XXVIII, v. 131, etc., etc.]
+
+[Note 26: C. I.]
+
+[Note 27:
+
+ _E come quei che con lena affannata
+ Uscito fuor del pelago alla riva,
+ Si volge all'acqua perigliosa, e guata._]
+
+Aprs quelques moments de repos, il commence gravir la colline: une
+panthre peau tigre vient lui barrer le chemin. Un lion parat
+ensuite, et accourt vers lui la tte haute, comme prt le dvorer. Une
+louve maigre et affame se joint eux, et lui cause tant d'effroi qu'il
+perd l'esprance d'arriver au haut de la montagne. Il reculait vers le
+soleil couchant, et redescendait malgr lui, lorsqu'une figure d'homme
+se prsente, d'abord muette, et la voix affaiblie par un long silence.
+Dante l'interroge; c'est Virgile. Ds qu'il s'est fait connatre: Es-tu
+donc, s'crie le pote, en rougissant devant lui, es-tu ce Virgile,
+cette source qui rpand un si vaste fleuve d'loquence? toi!
+l'honneur et le flambeau des autres potes, puisse la longue tude et
+l'ardent amour qui m'ont fait rechercher ton livre, me servir auprs de
+toi! Tu es mon matre et mon modle, c'est toi seul que je dois ce
+beau style qui m'a fait tant d'honneur. Je ne puis me rsoudre
+altrer, par des priphrases, cette simplicit nave. C'est ce que nos
+traducteurs n'ont pas vu; ils se sont cru obligs de donner de l'esprit
+ de si beaux vers:
+
+ _Or se' tu quel Virgilio, e quella fonte,
+ Che spande di parlar si largo fiume?
+ Risposi lui con vergognosa fronte.
+
+ O degli altri poeti onore e lume,
+ Vagliami'l lungo studio e'l grand' amore
+ Che m'han fatto cerrar lo tuo volume.
+
+ Tu se' lo mio maestro, e'l mio autore:
+ Tu se' solo colui, da cu'io tolsi
+ Lo bello stile, che m' ha fatto onore_.
+
+Oui certes, voil un beau style, et le plus beau qu'ait employ aucun
+pote, depuis que Virgile lui-mme avait cess de se faire entendre.
+
+Le matre avertit son disciple qu'il a pris une fausse route; qu'il est
+impossible de parvenir au haut de la colline malgr le monstre qui lui a
+caus tant de frayeur, monstre si dvorant et si terrible, que rien ne
+le peut assouvir; il va le conduire par une voie plus sre, quoique
+dangereuse et pnible. Il lui fera voir le sjour des supplices
+ternels, et celui des tourments qui sont adoucis par l'esprance. S'il
+veut s'lever ensuite jusqu' la demeure des bienheureux, c'est un
+autre que lui qui sera son guide. Dante consent se laisser conduire,
+et Virgile marche devant lui. De quelque manire qu'on entende cette
+allgorie, c'en est une incontestablement, et ce n'est pas chercher des
+explications trop raffines, que d'y voir que le pote, parvenu au
+milieu de sa carrire, aprs s'tre gar dans les sentiers de
+l'ambition et des passions humaines, veut enfin s'lever jusqu'aux
+hauteurs qu'habite la vertu. L'amour des plaisirs s'oppose d'abord son
+dessein; l'orgueil, ou l'amour des distinctions vient ensuite;
+l'avarice, ou l'amour des richesses est l'ennemi le plus redoutable. Le
+sage, qui vient son secours, lui apprend qu'on ne peut vaincre de
+front tous ces obstacles; que ce n'est pas en quittant le chemin du
+vice, qu'on peut arriver immdiatement la vertu; que pour y parvenir,
+il faut s'en rendre digne par la mditation des leons de la sagesse.
+Or, en ce temps-l, ces leons consistaient dans la contemplation des
+destines de l'homme aprs sa mort, et dans la connaissance qu'on
+croyait pouvoir acqurir de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis. C'est
+l sans doute le sens et le but de cette vision; elle n'a rien
+d'trange, d'aprs l'esprit qui rgnait dans ce sicle; mais ce qui
+surprend toujours davantage, c'est que l'auteur ait pu tirer d'un pareil
+fonds un si grand nombre de beauts.
+
+Le jour dclinait, continue-t-il dans des vers dignes de Virgile[28],
+et l'air sombre dlivrait de leurs travaux les animaux qui sont sur la
+terre; lui seul se prparait soutenir la fatigue du chemin et les
+assauts de la piti. Il invoque le secours des Muses et celui de sa
+mmoire qui doit lui retracer ces grands spectacles. Il soumet ensuite
+Virgile quelques doutes et quelques craintes. Le pote romain, pour
+rponse, lui apprend quelle est la cause qui l'a fait venir sa
+rencontre. Il reposait dans une espce de limbe, o Dante place ceux qui
+n'avaient pu connatre la vraie religion, lorsqu'une belle femme est
+descendue du ciel, et lui a dit avec une voix anglique: Mon ami, et
+non celui de la Fortune[29], est arrt dans une plaine dserte et dans
+un chemin pnible. Je crains qu'il ne s'gare: va le trouver et lui
+servir de guide. C'est Batrix qui t'envoie, et qui retourne au sjour
+cleste. Dans cette apparition de Batrix, et dans cette mission dont
+elle charge Virgile, on entend gnralement la Thologie, ou la
+connaissance des choses divines; et il est certain que la suite de ce
+dialogue le fait assez voir; mais c'est sous la figure de cette Batrix
+qui lui avait t, qui lui tait toujours si chre, qu'il reprsente la
+science alors regarde comme la premire, et presque comme une science
+surnaturelle. Quelle femme a jamais reu aprs sa mort un plus noble
+hommage? et quelle preuve plus forte pourrait-on avoir de l'lvation et
+de la puret des sentiments qui avaient uni l'une l'autre, pendant
+quinze annes, deux mes si dignes de s'aimer? C'est un exemple,
+peut-tre unique, du parti qu'on pourrait tirer en posie de la
+combinaison d'un personnage allgorique avec un tre rel. L'effet
+mlancolique et attachant qu'il produit ici aurait d engager
+l'imiter, s'il n'y avait pas quelque chose d'inimitable dans ce qu'une
+sensibilit profonde peut seule dicter au gnie.
+
+[Note 28:
+
+ _Lo giorno se n'andava, e l'aer bruno
+ Toglieva gli animai che sono'n terra
+ Dalle fatiche loro; ed io sol'uno.
+
+ M'apparechiava a sostener la guerra
+ Si del cammino e s della pietate,
+ Che ritrarra la mente che non erra_.
+ (C. II.)]
+
+[Note 29:
+
+ _L'amico mio, e non della ventura,
+ Nella diserta piaggia impedito_, etc.]
+
+Les explications qu'il reoit de Virgile rendent au pote tout son
+courage; ce qu'il exprime par cette comparaison charmante: Tel[30] que
+de tendres fleurs courbes et fermes par le froid de la nuit, quand le
+soleil revient les clairer, se rouvrent et se relvent sur leur tige,
+je sentis renatre en moi ma force abattue. Il ne craint plus ni les
+dangers ni la fatigue; son guide marche, il le suit. Tout coup et sans
+prparation, ces mots clbres et terribles frappent le lecteur[31]:
+
+ PER ME SI VA NELLA CITTA DOLENTE:
+ PER ME SI VA NELL' ETERNO DOLORE:
+ PER ME SI VA TRA LA PERDUTA GENTE,
+
+ _Giustizia mosse'l mia alto fattore:
+ Fece mi la divina potestate,
+ La somma sapienza, e'l primo amore._
+
+ _Dinanzi a me non fur cose create
+ Se non eterne, ed io eterno dura_:
+ LASCIATE OGNI SPERANZA, VOI CH'ENTRATE.
+
+[Note 30:
+
+ _Quale i fioretti dal notturno gelo
+ Chinati e chiusi, poiche'l sol gl'imbianca,
+ Si drizzan tutti aperti in loro stelo,
+ Tal mi fec' io di mia virtute stanca_.]
+
+[Note 31: C. III.]
+
+Il est peine besoin de les traduire, tant l'harmonie mme des vers est
+expressive, tant leur beaut mille fois cite les a rendus en quelque
+sorte communs toutes les langues. On n'y peut regretter qu'une chose,
+c'est que Dante, trop souvent thologien, lors mme qu'il est grand
+pote, ait cru devoir exprimer en dtail l'opration des trois personnes
+de la Trinit dans la cration des portes de l'Enfer. Cela peut s'allier
+avec l'ide de la _divine Puissance_ et de la _suprme Sagesse_, telles
+du moins que l'homme aussi prsomptueux que born ose les figurer dans
+sa pense; mais on ne peut sans rpugnance, y voir cooprer
+explicitement le _premier Amour_. Si l'on en excepte ce seul trait,
+quelle sublime inscription! quelle loquente prosopope que celle de
+cette porte qui se prsente d'elle-mme, et qui prononce, pour ainsi
+dire, ces sombres et menaantes paroles:
+
+C'est par moi que l'on va dans la cit des pleurs; c'est par moi que
+l'on va aux douleurs ternelles; c'est par moi que l'on va parmi la race
+proscrite. La Justice inspira le Trs-Haut dont je suis l'ouvrage.....
+Rien avant moi ne fut cr, sinon les choses ternelles; et moi, je dure
+ternellement. Laissez toute esprance, vous qui entrez ici!
+L'intrieur rpond cette redoutable annonce: L, des soupirs, des
+pleurs, de hauts gmissements, retentissent sous un ciel qu'aucun astre
+n'claire. Des idiomes divers[32], d'horribles langages, des paroles de
+douleur, des accents de colre, des voix aigus et des voix rauques, et
+le choc des mains qui les accompagne, font un bruit qui retentit sans
+cesse dans cet air ternellement sombre, comme le sable, quand un noir
+tourbillon l'agite.
+
+[Note 32:
+
+ _Diverse lingue, orribili favelle,
+ Parole di dolore, accenti d'ira,
+ Voci alte e fioche, e suon di man con elle
+ Facevan un tumulto, il qual s'aggira
+ Sempre'n quell' aria senza tempo tinta,
+ Come la rena, quando'l turbo spira_.]
+
+Ce sjour affreux n'est pourtant encore que celui de ces hommes
+indiffrents qui ont vcu sans honte et sans gloire. Dante les place
+avec les anges qui ne furent ni rebelles ni fidles Dieu; qui furent
+chasss du ciel, mais que les profondeurs de l'Enfer ne voulurent pas
+recevoir. On a beaucoup dissert sur cette troisime espce d'anges
+qu'il semble crer ici de sa propre autorit. Mais ne peut-on pas dire
+qu'habitu aux agitations d'une rpublique o les partis se heurtaient
+et se combattaient sans cesse, il a voulu dsigner et couvrir du mpris
+qu'ils mritent, ces hommes qui, lorsqu'il s'agit des intrts de la
+patrie, gardent une neutralit coupable, exempts des sacrifices qu'elle
+impose, des services qu'elle rclame, des prils auxquels elle a le
+droit de vouloir qu'on s'expose pour elle, et toujours prts, quoi qu'il
+arrive, se ranger du parti du vainqueur? Si ce n'a pas t l'intention
+du pote, du moins semble-t-il aller au-devant des applications, surtout
+quand il se fait dire par Virgile: Le monde ne conserve d'eux aucun
+souvenir; la misricorde et la justice les ddaignent galement: cessons
+de parler d'eux; regarde, et suis ton chemin[33]. Ces misrables, qui
+ne vcurent jamais[34], sont forcs de se prcipiter en foule aprs une
+enseigne qui court rapidement devant eux: ils sont nus et piqus sans
+cesse par des gupes et par des taons. Le sang coule sur leur visage, se
+confond avec leurs larmes, et tombe jusqu' leurs pieds, o des vers
+dgotants s'en nourrissent.
+
+[Note 33:
+
+ _Fama di loro il mondo esser non lassa.
+ Misericordia et giustizia gli sdegna:
+ Non ragioniam di lor, ma guarda, e passa_.]
+
+[Note 34:
+
+ _Questi sciaurati, che mai non fur vivi_.]
+
+Les deux voyageurs s'avancent jusqu'au fleuve de l'Achron, car Dante ne
+fait nulle difficult de mler ainsi l'ancien Enfer et le nouveau.
+Caron, pour plus de ressemblance, y passe les mes dans sa barque. C'est
+un dmon sous la figure d'un vieillard barbe grise, mais qui a les
+yeux entours d'un cercle de flammes, et ardents comme la braise.
+Malheur vous, mes coupables, s'crie-t-il en approchant du bord;
+n'esprez jamais voir le ciel: je viens pour vous mener l'autre rive,
+dans les tnbres ternelles, dans l'ardeur des feux et dans la
+glace[35]. Il s'indigne de voir se prsenter lui une me vivante, et
+veut la repousser. Caron, lui dit Virgile avec un ton d'autorit, ne te
+mets pas en courroux; on le veut ainsi la ou l'on peut tout ce qu'on
+veut; ne demande rien de plus[36]. Caron se tait; mais les mes qui
+bordent le fleuve, nues et accables de fatigue, changent de couleur
+ses menaces, grincent des dents, blasphment Dieu, leurs parents,
+l'espce humaine, le lieu, le temps de leur gnration et de leur
+naissance. Caron les prend chacune leur tour, et frappe de sa rame
+celles qui sont trop lentes. Comme on voit en automne les feuilles se
+dtacher l'une aprs l'autre, jusqu' ce que les branches aient rendu
+la terre toutes leurs dpouilles, ainsi la malheureuse race d'Adam se
+jette du rivage dans la barque, aux ordres du nocher, comme un oiseau au
+signal de l'oiseleur[37]. On reconnat encore dans cette belle
+comparaison l'lve et l'imitateur de Virgile.
+
+[Note 35:
+
+ _Ed ecco verso noi venir, per nave,
+ Un vecchio bianco, per antico pelo,
+ Griduado: Guai a voi, anime prave:
+
+ Non isperate mai veder lo cielo:
+ I'vegno per menarvi all'altra riva
+ Nelle tenebre eterne, in caldo e'n grelo_.]
+
+[Note 36:
+
+ _Caron, non ti crucciare:
+ Vuolsi cos col, dove si puote
+ Cio che si vuole; e pi non dimandare_.]
+
+[Note 37:
+
+ _Come d'autunno si levan le foglie,
+ L'una appresso dell'altra, in fin che'l ramo
+ Rende alla terra tutte le sue spoglie;
+ Similemente il mal seme d'Adamo
+ Gittan si di quel lito ad una ad una
+ Per cenni, com' augele suo richiamo_.]
+
+Tandis que Dante interroge son matre et qu'il coute ses rponses, la
+sombre campagne s'branle: cette terre baigne de larmes exhale un vent
+imptueux qui lance des clairs d'une lumire sanglante[38]. Le pote
+perd tout sentiment; il tombe comme un homme accabl de sommeil. Un
+tonnerre clatant le rveille[39]; il se trouve de l'autre ct du
+fleuve, et sur le bord de l'abme de douleurs, o retentit le bruit d'un
+nombre infini de supplices. Dans cette cavit obscure et profonde, l'oeil
+a beau se fixer vers le fond, il n'y distingue rien; c'est le gouffre
+immense des Enfers o les deux potes vont descendre de cercle en
+cercle. Dans le premier qui fait le tour entier de l'abme, il n'y a
+point de cris ni de larmes, mais seulement des soupirs dont l'air
+ternel retentit. Ce sont les limbes, o une foule innombrable
+d'enfants, d'hommes et de femmes, souffre une douleur sans martyre[40].
+Leur seul crime est d'avoir ignor une religion qu'ils ne pouvaient
+connatre. Virgile, qui explique au Dante leur destine, ajoute qu'il
+est lui-mme de ce nombre; que, pour cette seule faute, ils sont perdus
+ jamais; mais que leur seul supplice est un dsir sans esprance[41].
+
+[Note 38:
+
+ _La terra lagrimosa diede vento,
+ Che baleno una luce vermiglia_.]
+
+[Note 39:
+
+ _Ruppe mi l'alto sonno nella testa
+ Un greve tuono, si ch' i' mi riscossi_, etc.
+ (C. IV.)]
+
+[Note 40:
+
+ _E ci avvenia di duol senza martiri,
+ Ch' avean le turbe, ch' eran molte e grandi,
+ D'infanti, e di femmine e di viri_.]
+
+[Note 41:
+
+ _Per tai difetti, e non per altro rio,
+ Semo perduti, e sol di tanto offesi
+ Che senza speme vivemo in disio._]
+
+Cependant un feu brillant vient clairer ce tnbreux hmisphre. Quatre
+ombres s'avancent, et tout ce qui les entoure parat leur rendre
+hommage. Une voix fait entendre ces mots: Honorez ce pote sublime; son
+ombre qui nous avait quitts revient nous[42]. Dante voit marcher
+vers lui ces quatre grandes ombres, dont l'aspect n'annonce ni la
+tristesse ni la joie. Regarde, lui dit Virgile, celui qui tient en main
+une pe, et qui devance les trois autres, comme leur matre: c'est
+Homre, pote souverain; les autres sont Horace, Ovide, et Lucain. J'ai
+de commun avec eux ce nom que la voix a fait entendre; et ils me rendent
+les honneurs qui me sont dus. Ainsi, continue Dante, je vis se runir la
+noble cole de ce matre des chants sublimes, qui vole, tel qu'un aigle,
+au-dessus de tous les autres[43]. Quand ils se furent entretenus
+quelque temps, ils se tournrent vers moi et me salurent: mon matre
+sourit; alors ils me traitrent plus honorablement encore; ils
+m'admirent enfin dans leur troupe, et je me trouvai le sixime, parmi de
+si grands gnies[44].
+
+[Note 42:
+
+ _In tanto voce fu per me udita:
+ Onorate l'altissimo poeta;
+ L'ombra sua torna ch'era dipartta._]
+
+[Note 43:
+
+ _Cos vidi adunar la bella scuola
+ Di quel signor dell'actissimo canto,
+ Che sovra gli altri, com'aquila vola._]
+
+[Note 44: _Si ch'io fui sesto tra cotanto senno._]
+
+Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignit simple, qui
+frappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui ne
+pardonnent pas au gnie de se sentir lui-mme et de se mettre sa
+place, comme l'ont fait presque tous les grands potes, y trouveront
+peut-tre trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilge,
+et qui savent qu'en ne le donnant qu'au gnie, on ne risque jamais de le
+voir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonne
+d'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moins
+ l'gard de l'un de ces anciens potes, est peut-tre ici plus svre
+que la justice.
+
+Les six potes, en poursuivant leurs entretiens, arrivent au pied d'un
+chteau environn de sept murailles et dfendu tout alentour par un
+fleuve; ils le passent pied sec, et pntrent par sept portes dans une
+vaste prairie. Quel que soit le sens allgorique de ces sept murs et de
+ce fleuve, car les commentateurs sont partags cet gard, les uns y
+voyant les sept arts, les autres, quatre vertus morales et trois
+spculatives, et d'autres encore autre chose; c'est dans cette enceinte
+que Dante place une espce d'Elyse. Les mes dont il le remplt ont le
+regard lent et grave, leur maintien est imposant, et, selon l'expression
+du pote, plein d'une grande autorit: elles parlent rarement et avec de
+douces voix[45]. On ne peut mieux peindre le calme inaltrable et la
+dignit de la sagesse.
+
+Des hrones et d'antiques hros sont mls avec les sages. On y voit
+lectre, non la soeur d'Oreste, mais la mre de Dardanus; Hector, ne,
+Camille, Pentsile, le roi Latinus et Lavinie sa fille, Brutus qui
+chassa les Tarquins, et Csar, qui le pote donne les yeux d'un oiseau
+de proie, _Con gli occhi grifagni_; Lucrce, Julie, Marcia, Cornlie, et
+le grand Saladin, seul part; trait d'indpendance remarquable, d'avoir
+os placer dans l'lyse ce terrible ennemi des Chrtiens! Dante lve un
+peu plus les yeux, et il voit le matre de toute science, Aristote, _il
+maestro di color che sanno_, assis au milieu de sa famille
+philosophique; tous l'admirent et l'honorent. Socrate et Platon sont
+placs le plus prs de lui; ensuite Dmocrite, Diogne, Anaxagore,
+Thals, Empdocle, Hraclite, Znon et plusieurs autres, tant grecs que
+latins, jusqu' l'arabe Averros. Virgile et Dante se sparent ensuite
+des quatre autres potes; ils passent de ce sjour paisible dans un
+lieu bruyant, plein de trouble, et priv de la clart du jour.
+
+[Note 45:
+
+ _Genti v'eran ion occh tardi e graoi,
+ Di grande autorita ne lor semb anti:
+ Parlavan rado con voci soavi_.]
+
+C'est l, c'est au second cercle de l'abme[46], que commence proprement
+l'Enfer. Minos est assis l'entre, avec un aspect horrible et des
+grincements de dents. C'est un juge de l'ancien Enfer, mais c'est un
+dmon de l'Enfer moderne. Sa longue queue lui sert pour marquer les
+degrs de svrit de ses sentences. Selon les crimes commis par les
+mes qui paraissent devant lui, il fait autour de son corps plus ou
+moins de tours avec sa queue, et l'me descend dans le cercle indiqu
+par le nombre des tours[47]. Au-del de son tribunal, on entend des voix
+plaintives, des gmissements et des pleurs. L'air, priv de toute
+lumire, mugit comme une mer orageuse, battue par des vents
+contraires[48]. L'ouragan infernal qui ne s'apaise jamais, emporte avec
+lui les mes, les tourmente, et les fait tourner sans cesse dans ses
+tourbillons. Quand elles arrivent au bord du prcipice, alors se font
+entendre les cris, les lamentations et les blasphmes. Ce sont les mes
+des voluptueux qui ont soumis la raison leurs dsirs. Le pote compare
+leurs essaims nombreux aux troupes d'tourneaux qui s'envolent
+l'arrive de la froide saison, et celles des grues, qui tracent dans
+l'air de longues files, en jetant des cris plaintifs[49].
+
+[Note 46: C. V.]
+
+[Note 47:
+
+ _E quel conoscitor delle peccata
+ Vede qual luogo d'inferno da essa_: (_anima_)
+ _Cignesi con la coda tante volte
+ Quantunque gradi vuol che gi sia messa._]
+
+[Note 48:
+
+ _Io venni in luogo d'ogni luce muto,
+ Che mugghia, come fa mar per tempesta,
+ Se da contrari venti combattuto.
+ La bufera infernal che mai non resta;_
+
+ _Mena gli spirti con la sua rapina,
+ Voltando e percuotendo gli molesta._]
+
+[Note 49:
+
+ _E come gli stornei ne portan l'ali,
+ Nel freddo tempo, a schiera larga e piena;
+ Cos quel fiato gli spiriti mali
+ Di qu, di l, di gi, di s li mena.
+
+ E come i gru van contando lor lai,
+ Facendo in aer di se lunga riga,
+ Cosi vid' io venir, traendo guai,
+ Ombre portate dalla detta briga._]
+
+Les premires qui se prsentent sont celles de Smiramis, de Didon, de
+Cloptre, d'Hlne; puis les ombres d'Achille, de Pris, et de Tristan.
+D'autres suivent par milliers, et Virgile les nomme mesure que le vent
+les fait passer sous leurs yeux; mais il en est deux qui attirent plus
+particulirement les regards de notre pote, et qui lui inspirent plus
+de piti. Nous voici arrivs ce touchant pisode de _Francesca da
+Rimini_, l'un des deux que l'on cite toujours quand on parle de l'Enfer
+du Dante, qui est en effet au-dessus de tout le reste, et que les
+Italiens comparent avec raison aux beauts les plus exquises de tous les
+pomes anciens et modernes. Malgr sa grande rputation, il est assez
+mal connu en France. Ceux qui ont essay de le traduire dans notre
+langue, ont fait disparatre son plus grand charme, qui est celui d'une
+tendresse et d'une simplicit naves; peut-tre ne serai-je pas plus
+heureux; mais je ne puis rsister au dsir de le tenter.
+
+L'histoire amoureuse et tragique qui en est le sujet avait d faire
+beaucoup de bruit; elle touchait de prs la famille dans laquelle Dante
+avait trouv son dernier asyle. _Guido da Polento_ avait une fille
+charmante nomme Franoise. Elle tait tendrement aime de Paul, son
+jeune cousin; mais des arrangements de fortune engagrent Guido la
+marier avec _Lanciotto_, fils de _Malatesta_, seigneur de Rimini. Ce
+Lanciotto tait contrefait et peu aimable. Paul continua de voir sa
+cousine. L'amour reprit tous les droits que lui avait enlevs ce
+mariage; mais le mari jaloux surprit les deux jeunes amants, et les
+sacrifia tous deux sa vengeance. Ce sont leurs ombres qui passent en
+ce moment devant le pote, et qu'il regarde avec autant de curiosit que
+de tristesse. Il poursuit en ces mots son rcit:
+
+Je dis mon guide: Pote[50], je voudrais parler ces deux ombres
+qui vont ensemble et paraissent voler si lgrement au gr du vent. Tu
+verras, me rpondit-il, quand elles seront plus prs de nous. Prie-les
+alors au nom de cet amour qui les conduit; elles viendront toi.
+Aussitt que le vent les amena vers nous, j'levai la voix: Ames
+infortunes, venez nous parler, si rien ne vous arrte.--Telles que deux
+colombes, excites par le dsir, les ailes tendues et immobiles,
+viennent en traversant les airs au doux nid o la mme volont les
+appelle, telles ces deux ombres sortirent de la troupe o est Didon, et
+vinrent nous travers cet air malfaisant; tant le son de ma voix
+avait eu d'expression et de force!--O mortel bienfaisant et sensible,
+qui viens nous visiter dans ces paisses tnbres, nous qui avons teint
+la terre de notre sang, si le roi de l'univers pouvait nous tre
+favorable, nous le prierions pour toi, puisque tu as piti de nos maux.
+Ce que tu dsires d'entendre et de nous dire, nous le dirons et nous
+l'entendrons volontiers, tandis que le vent se tait, comme il le fait en
+ce moment. Le pays o je suis ne[51] est situ prs de la mer,
+l'endroit o le P descend pour s'y reposer avec les fleuves qui le
+suivent. L'amour, qui dans un coeur bien n s'allume si rapidement,
+enflamma celui-ci pour la beaut qui me fut bientt ravie par un coup
+que je ressens encore. L'amour, qui ne dispense jamais d'aimer qui nous
+aime, m'inspira un dsir si fort de ce qui pouvait lui plaire, qu'ici
+mme, comme tu vois, ce dsir ne me quitte pas. L'amour nous conduisit
+ensemble la mort: le fond des enfers attend celui qui nous ta la
+vie.--C'est ainsi que nous parla cette ombre malheureuse. En l'coutant,
+je courbai la tte, et je la tins si long-temps baisse, que le Pote
+me dit enfin: Que penses tu? Je lui rpondis: Hlas! combien de douces
+penses, combien de dsirs ont conduit ces infortuns leur fin
+douloureuse! Puis, je me retournai vers eux, et leur dis: Franoise, tes
+souffrances m'arrachent des larmes de tristesse et de piti. Mais
+dis-moi: dans le temps de vos doux soupirs, quoi et comment l'amour
+vous permit-il de connatre des dsirs qui ne se dclaraient point
+encore?--Elle me rpondit: Il n'est point de plus grande douleur que de
+se rappeler des temps heureux quand on est dans l'infortune; et ton
+matre ne l'ignore pas; mais si tu as si grand dsir de connatre la
+premire origine de notre amour, je ferai comme les malheureux qui
+parlent en versant des pleurs. Un jour nous prenions plaisir lire,
+dans l'histoire de Lancelot, comment il fut enchan par l'amour. Nous
+tions seuls et sans dfiance. Plus d'une fois cette lecture fit que nos
+yeux se cherchrent, et que nous changemes de couleur; mais il vint un
+moment qui acheva notre dfaite. Quand nous lmes qu'un tel amant avait
+cueilli sur un doux sourire le baiser long-temps dsir; celui-ci, que
+rien ne sparera plus de moi, colla sur mes lvres sa bouche tremblante:
+le livre et son auteur furent nos messagers d'amour, et ce jour-l nous
+n'en lmes pas davantage.--Tandis que l'une de ces ombres parlait ainsi,
+l'autre soupirait si amrement que la piti me saisit, je dfaillis,
+comme si j'eusse t prs de mourir, et je tombai comme tombe un corps
+sans vie[52].
+
+[Note 50:
+
+ _I' cominciai: Poeta volentieri
+ Parlerei a que' duo che'nsieme vanno,
+ E pajon s al vento esser leggieri.
+ Ed egli a me: vedrai quando saranno
+ Pi presso a noi: e tu allor gli prega
+ Per quell'amor ch'ei mena; e quei verranno.
+ Si tosto come'l vento a noi gli piega,
+ Mossi la voce: O anime affanate,
+ Venite a noi parlar, s'altri nol niega.
+ Quali colombe dal disio chiamate
+ Con l'ali aperte e ferme al dolce nido
+ Volan per l'aer dal voler portate:
+ Cotale uscir della schiera ov' Dido,
+ A noi venendo per l'aer maligno;
+ Si forte fu l'affetuoso grido_, etc.]
+
+[Note 51: Je ne sais si les Franais, qui n'entendent pas l'Italien,
+pourront entrevoir dans ma traduction les beauts simples, touchantes,
+et le caractre vraiment antique de ce morceau; quand ceux qui la
+langue italienne est familire, et surtout aux Italiens mmes, je sens
+autant qu'eux tout ce qu'un original si parfait perd dans une si faible
+copie, et c'est pour eux que, sacrifiant tout amour-propre, je vais
+mettre ici le texte mme, depuis l'endroit o _Francesca_ commence le
+rcit de ses malheurs.
+
+ _Siede la terra dove nata fui
+ Su la marina, dove'l Po discende
+ Per aver pace co' seguaci sui.
+ Amor, ch'a cor gentil ratto s'apprende,
+ Prese cosuti della bella persona
+ Che mi fu tolta, e'l modo ancor m'offende.
+ Amor, ch'a nullo amato amar perdona,
+ Mi prese del costui piacer s forte
+ Che, come vedi, ancor non m'abbandona.
+ Amor condusse noi ad una morte:
+ Caina attende chi vita ci spense.
+ Queste parole da lor ci fur porte_.
+
+ _Da ch'io intesi quell' anime offense,
+ Chinai'l viso, e tanto'l tenni basso,
+ Fin che'l Poeta mi disse: che pense?
+ Quando risposi, cominciai: o lasso,
+ Quanti dolci pensier, quanto disio,
+ Men costoro al doloroso passo!
+ Poi mi rivolsi a loro, e parlai io,
+ E cominciai: Francesca, i tuoi martiri
+ A lagrimar mi fanno tristo e pio.
+ Ma dimmi: al tempo de' dolci sospiri,
+ A che, e come concedette amore
+ Che conosceste i dubbiosi desiri?
+ Ed ella a me: nessun maggior dolore
+ Che ricordarsi del tempo felice
+ Nella miseria; e ci sa'l tuo dottore.
+ Ma se a conoscer la prima radice
+ Del nostro amor tu hai cotanto affetto_,
+ _Dir, come colui che piange e dice.
+ Noi leggevamo un giorno per diletto
+ Di Lancilotto, come amor lo strinse;
+ Soli eravamo, e senza alcun sospetto.
+ Per pi fiate gli occhi ci sospinse
+ Quella lettura, e scolorocci'l viso.
+ Ma solo un punto fu quel che ci vinse.
+ Quando leggemmo il disiato riso
+ Esser baciato da cotanto amante;
+ Questi, che mai da me non fia diviso,
+ La bocca mi bacci tutto tremanie:
+ Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse:
+ Quel giorno pi non vi leggemmo avante.
+ Mentre che l'uno spirto questo disse,
+ L'altro piangeva si che di pietade
+ Io venni meno come s'io morisse;
+ E caddi, come corpo morto cade_.]
+
+[Note 52: J'ai voulu, dans ces derniers mots, rendre par une mesure
+ peu prs semblable l'harmonie tombante des derniers mots italiens.
+
+ Co_me cor_po mor_to ca_de.
+ Comme tombe un corps sans vie.
+
+Mais je n'ai pu trouver pour la dernire syllabe longue qu'une voyelle
+moins grave et moins sonore. Cette version offrait mille difficults; il
+fallait conserver la rptition lgante et imitative du mot _tomber_ au
+dernier vers:
+
+ _E caddi, come corpo morto cade_;
+
+_Corpo morto_ n'a rien que de noble en italien: _un corps mort_ serait
+ridicule en franais; enfin l'harmonie de la phrase tait en quelque
+sorte sacre, et c'tait un devoir de la conserver. C'est quoi n'ont
+song ni Moutonnet, ni Rivarol, dans leurs traductions, qu'il est
+inutile de citer. Ce soin de l'harmonie imitative qui manque dans
+presque toutes les traductions de vers en prose, donnerait beaucoup de
+peine au traducteur, et il faut l'avouer, ne serait apprci que par un
+petit nombre de lecteurs; mais c'est ce petit nombre qu'il faut toujours
+s'efforcer de satisfaire.]
+
+C'est peut-tre la millime fois que j'ai relu dans l'original cet
+pisode justement clbre, et l'impression qu'il me fait est toujours la
+mme, et je comprends moins que jamais comment dans ce sicle, dans
+cette disposition d'esprit, dans un pareil sujet, au milieu de tous ces
+tableaux sombres et terribles, Dante put trouver pour celui-ci des
+couleurs si harmonieuses et si douces, comment il les cra, puisqu'elles
+n'existaient pas avant lui, et comment il sut les approprier une
+langue rude encore et presque naissante. Ce ne fut ni dans la force ni
+dans l'lvation de son gnie, ni dans l'tendue de son savoir qu'il
+trouva le secret de ces couleurs si neuves et si vraies, c'est dans son
+me sensible et passionne, c'est dans le souvenir de ses tendres
+motions, de ses innocentes amours. Ce n'tait point le philosophe
+profond, l'imperturbable thologien, ni mme le pote sublime qui
+pouvait peindre et inventer ainsi: c'tait l'amant de Batrix.
+
+Si l'on a d'abord peine comprendre comment il a pu placer dans l'Enfer
+ce couple aimable, pour une si passagre et si pardonnable erreur, on
+voit ensuite qu'il a t comme au-devant de ce reproche, en mettant Paul
+et Franoise dans le cercle o les peines sont le moins cruelles, en ne
+les condamnant qu'a tre agits par un vent imptueux, image allgorique
+du tumulte des passions, et surtout en ne les sparant pas l'un de
+l'autre. Ce sont des infortuns sans doute, mais ce ne sont pas des
+damns, puisqu'ils sont et puisqu'ils seront toujours ensemble.
+
+Quand le pote revient lui[53], il se trouve entour de nouveaux
+tourments, de quelque ct qu'il aille, qu'il se tourne ou qu'il
+regarde. Il est descendu au troisime cercle, o tombe une pluie
+ternelle, froide, accablante. Une forte grle, une eau sale, mle de
+neige, est verse par torrents dans cet air tnbreux; la terre qui la
+reoit exhale une vapeur infecte. Cerbre la triple gueule aboie aprs
+les malheureux qui y sont plongs. Ce dmon Cerbre[54], qu'il nomme
+aussi le grand Serpent, _il gran Vermo_, a les yeux ardents[55], la
+barbe immonde et noire, le ventre large et des griffes aigus, dont il
+gratte, corche et dchire les damns. C'est ainsi que Dante habille
+la moderne les monstres de l'ancien Enfer. La pluie fait jeter ces
+malheureux des hurlements. Ils se retournent sans cesse d'un ct sur
+l'autre pour s'en garantir. Toutes ces ombres sont couches dans la
+fange; ce sont celles des gourmands. Une seule se lve en voyant passer
+le pote, et se fait connatre lui. C'tait un parasite, qui les
+Florentins avaient donn le nom de _Ciacco_, qui dans leur dialecte
+signifie un porc, un pourceau, et c'est par lui que Dante se fait
+prdire ce qui doit arriver des partis qui agitaient la rpublique, la
+ruine de celui des Guelfes, l'arrive de Charles de Valois et ses
+suites. Ce chant est trs-infrieur aux prcdents. On est surpris que
+Dante voulant parler des vnements de sa patrie ait choisi pour
+interlocuteur un homme sans nom, connu seulement par le sobriquet
+honteux qu'il devait sa gourmandise, et qu'aprs un pisode
+enchanteur, il en ait imagin un si dgotant et si commun. Enfin l'on
+n'aime pas le voir donner des larmes au sort de ce vil _Ciacco_[56],
+lorsqu'il vient d'en donner de si touchantes aux souffrances de deux
+amants. On a souvent lui pardonner ces ingalits choquantes, dont il
+faut moins accuser son gnie que son sicle.
+
+[Note 53: C. VI.]
+
+[Note 54: _Dello demonio Cerbero_.]
+
+[Note 55:
+
+ _Gli occhi ha vermigli, e la barba unta e atra_,
+ _E'l ventre largo, e unghiate le mani:
+ Graffia gli spirti, gli scuoia ed isquabra_.]
+
+[Note 56:
+
+ _Ciacco, il tuo affanno
+ Mi pesa s ch'a lagrimar m'invita_.]
+
+Nous avons vu Minos l'entre du second cercle, et le troisime gard
+par Cerbre; Pluton en personne prside au quatrime[57]. Pluton, le
+grand ennemi, hurle d'une voix enroue, et prononce des paroles
+tranges, o l'on ne distingue que le nom de _Satan_[58]. Dans ce
+cercle, les mes lances les unes contre les autres se poussent et se
+heurtent sans cesse comme, dans le gouffre de Caribde, une onde se
+brise contre une autre onde qu'elle rencontre. Elles jettent de grands
+cris; et quand leurs poitrines se sont choques, elles se retournent en
+criant plus horriblement encore, et reviennent jusqu' la moiti du
+cercle, o elles trouvent de nouveau des poitrines ennemies qui les
+repoussent. Ce sont les prodigues et les avares qui se tourmentent
+mutuellement ainsi. Ceux qui ont la tte tonsure attirent l'attention
+du pote; il demande son guide si ce sont tous des gens d'glise. Ce
+sont, rpond Virgile, des prtres, des cardinaux et des papes, qui ont
+pouss l'avarice au dernier excs. Dante voudrait en reconnatre
+quelques uns; mais, lui dit son matre, le vice honteux dont ils se sont
+souills les rend mconnaissables et inaccessibles toute recherche. Il
+prend de-l occasion de couvrir d'un juste mpris les biens et les
+faveurs de la fortune, dont le commun des hommes tire tant d'orgueil.
+Tout l'or, dit-il, qui est sous le globe de la lune, ou qui appartint
+jadis ces mes fatigues, ne pourrait procurer l'une d'entre elles
+un seul instant de repos[59]. Dante demande ce que c'est donc que cette
+fortune qui dispose de tous les biens, et Virgile lui fait cette belle
+rponse; cratures insenses! dans quelle ignorance vous
+croupissez[60]! Celui dont la science est au-dessus de tout, cra les
+cieux; il leur donna des guides qui les conduisent, qui en font briller
+chaque partie vers la partie qu'elle doit clairer, et distribuent
+galement la lumire; de mme il donna aux splendeurs mondaines une
+conductrice gnrale qui y prside, qui change quand le temps en est
+venu ces biens fragiles, et les fait passer de peuple en peuple et d'une
+race une autre race, sans que la sagesse humaine y puisse mettre
+obstacle. Les uns commandent, les autres languissent au gr de ses
+jugements, qui sont cachs comme le serpent sous l'herbe. Tout votre
+savoir lui rsiste en vain; elle pourvoit, juge, conserve son empire
+comme les autres intelligences. Ses permutations n'ont point de trve;
+la ncessit la force un mouvement rapide; tant arrivent souvent des
+vicissitudes nouvelles. C'est elle que blment et que maudissent ceux
+mmes qui lui devraient des remercments et des loges; mais elle a su
+se rendre heureuse, et ne les entend pas. Avec une joie gale celle
+des autres cratures suprieures, elle fait comme elles tourner sa
+sphre, et jouit de sa flicit.
+
+[Note 57: C. VII.]
+
+[Note 58:
+
+ _Pape Satan, pape Satan aleppe,
+ Cominci Pluto, con la voce chioccia_.
+
+Les commentateurs sont curieux voir s'vertuer sur ce dbut de chant.
+Boccace y a vu le premier la surprise et la douleur. Selon lui, _Pape_
+vient du latin _papoe_, et c'est de ce mot que s'est form le nom de Pape
+donn au souverain Pontife, dont l'autorit, dit-il, est si grande,
+qu'elle fait natre la surprise et l'admiration dans tous les esprits.
+_Pape Satan_ est rpt deux fois pour marquer mieux cette surprise.
+_Aleppe_ vient d'_aleph_, premire lettre de l'alphabet des Hbreux.
+Chez eux _aleppe_, comme _ah_ chez les Latins, est un adverbe qui
+exprime la douleur. Pluton, qui est le dmon de l'avarice, s'crie donc
+en voyant des hommes vivants; il invoque Satan, chef de tous les dmons,
+et par cette interjection douloureuse, il l'appelle son secours.
+Landino l'explique de mme, sans oublier l'tymologie du nom du Pape,
+ainsi appel, dit-il, comme chose trs-admirable parmi les Chrtiens. A
+cela prs, Velutello, Daniello, et dans un temps plus rapproch Venturi,
+donnent la mme explication. Le P. Lombardi est de leur avis sur
+l'interjection _pape_, mais non pas sur le sens qu'ils donnent au mot
+_aleppe_, ni sur l'appel qu'ils supposent que Pluton fait Satan.
+_Aleppe_ est en effet, selon lui, l'_aleph_ des Hbreux ajust
+l'italienne, comme on dt _Giuseppe_ pour _Joseph_; mais il ne connat
+aucun matre de langue hbraque qui attribue l'_aleph_ cette
+signification plaintive. _Aleph_ signifie, entr'autres choses, chef,
+prince, etc., et c'est dans ce sens qu'il doit tre pris ici. _Satan_,
+qui en hbreu veut dire adversaire, ennemi, et _Pluton_, dmon des
+richesses, le plus dangereux ennemi de l'homme, et qui prside au cercle
+o sont punis les prodigues et les avares, ne sont qu'un seul et mme
+personnage. Pluton s'apostrophe lui-mme: Satan, dit-il, Satan, chef
+des Enfers! comme s'il voulait continuer: a-t-on pour toi si peu de
+respect que de pntrer vivant dans ton empire? Du reste, Lombardi pense
+que le pote a employ ce mlange d'idiomes divers, afin de rendre plus
+horrible le langage de Pluton. Malheureusement, il ajoute cette
+conjecture sage celle-ci, qui le parat un peu moins: Ou peut-tre
+est-ce pour nous montrer Pluton savant dans toutes les langues.
+Benvenuto Cellini, artiste clbre et esprit bizarre du seizime sicle,
+donne, dans les mmoires de sa vie, une explication plus plaisante. Il
+prtend que le Dante avait pris au chtelet de Paris, ce qu'il met ici
+dans la bouche de Pluton. L'huissier, pour faire faire silence; criait:
+_Paix! paix! Satan, allez! paix_. Benvenuto tant Paris, s'tait
+attir un procs par l'extravagance de ses manires, et ayant t oblig
+de comparatre au Chtelet, il y entendit l'huissier crier plusieurs
+fois: _Paix! paix! Satan, allez! paix_. Il est vrai que c'tait au temps
+de Franois Ier., mais cet original de Cellini assure que cela tait
+ainsi ds le sicle du Dante, et donne trs-srieusement cette origine
+aux paroles nigmatiques de Pluton.]
+
+[Note 59:
+
+ _Che tutto l'oro ch' sotto la luna
+ O che gi fu di quest'anime stanche
+ Non poterebbe farne posar una_.]
+
+[Note 60:
+
+ _O creature sciocche
+ Quanta ignoranza quella che v'offende_!
+
+ _Colui lo cui saver tutto trascende
+ Fece li cieli; e di lor chi conduce,
+ Si ch'ogni parte ad ogni parte splende,
+ Distribuendo ugualmente la luce:
+ Similemente agli splendor mondani
+ Ordin general ministra e duce,
+ Che permutasse a tempo li ben vani
+ Di gente in gente e d'uno in altro sangue,
+ Oltre la difension de'senni umani;
+ Perch'una gente impera, e l'altra langue,
+ Seguendo lo giudicio di costei
+ Ched' occulto, com' in erba l'angue.
+ Vostvo saver non ha contrasto a lei:
+ Ella provvede, giudica e persegue
+ Suo regno, come il loro gli altri dei.
+ Le sue permutazion non hanno triegue;
+ Necessit la fa esser velore,
+ Si spesso vien chi vicenda consegue.
+ Quest' colei ch' tanto posta in croce
+ Pur da color che le dovrian dar lode,
+ Dandole biasmo a torto e mala voce.
+ Ma ella s' beata e ci non ode:
+ Con l'altre prime creature lieta
+ Volve sua spera, e beata si gode_.]
+
+On ne trouve dans aucun pote un plus beau portrait de la fortune,
+peut-tre pas mme dans cette belle ode d'Horace (_ Diva gratum quoe
+regis Antium_), au-dessus de laquelle il n'y a rien, sur le mme sujet,
+dans la posie antique. Dante a profit d'une ide de l'ancienne
+philosophie, adopte par le christianisme, de cette ide d'une
+intelligence secondaire charge de prsider chacune des sphres
+clestes; et il a en quelque sorte ressuscit et rajeuni la desse de la
+Fortune, en plaant une de ces intelligences la direction de la
+sphre des biens de ce monde. C'est un de ces morceaux du Dante qui sont
+rarement cits, mais que relisent souvent ceux qui ont une fois vaincu
+les difficults et got les beauts svres de ce pote ingal et
+sublime.
+
+Les deux voyageurs traversent dans sa largeur ce quatrime cercle. Ils
+trouvent sur l'autre bord une source bouillonnante, dont l'eau trouble
+et noirtre descend dans le cercle infrieur, et y forme le marais du
+Styx. Des ombres nues et furieuses sont plonges dans la fange de ce
+marais; elles se frappent non seulement des mains, mais de la tte, de
+la poitrine, des pieds, et se dchirent par morceaux avec les dents[61].
+Ce sont les ombres des hommes qui ont t sujets la colre. Il y en a
+qui sont plus enfonces encore, et qui font bouillonner la fange en
+voulant exhaler, du fond o elles sont plonges, des plaintes qu'on ne
+peut entendre. Dante et Virgile descendent au cinquime cercle, en
+suivant le cours du ruisseau. A l'entre de ce cercle, et sur le bord du
+Styx, ils trouvent une tour, au haut de laquelle brillent deux
+flammes[62]. Une troisime rpond ce signal. Aussitt ils voient
+travers la fume qui couvre le marais, venir eux une barque conduite
+par Phlgias, charg de faire passer le Styx aux mes qui se prsentent.
+Ils entrent dans la barque. Quand ils sont au milieu du marais, couvert
+de ces mes qui se frappent et se dchirent, une d'elles se lve, saisit
+le bord de la barque, et veut y entrer. Dante et Virgile la repoussent.
+Virgile flicite son lve de la colre qu'il vient de montrer; il
+l'embrasse, et bnit celle qui l'a port dans ses flancs. Cet homme, lui
+dit-il, fut rempli d'orgueil, et n'a laiss la mmoire d'aucun acte de
+bont; aussi son ombre est-elle toujours en fureur. Combien n'y a-t-il
+pas l haut de grands rois qui seront ici plongs comme des porcs dans
+la fange[63]! Dante voudrait voir cette ombre replonge dans le limon
+bourbeux; ce dsir est satisfait. Tous les autres damns se runissent
+contre ce misrable; tous crient Philippe _Argenti_; et cet esprit
+bizarre se mord de ses propres dents.
+
+[Note 61:
+
+ _Vidi genti fangose in quel pantano,
+ Ignude tutte e con sembiante offeso.
+ Questi si percotean, non pur con mano,
+ Ma con la testa, e col petto, e co' piedi,
+ Troncandosi co' denti a brano a brano_.]
+
+[Note 62: C. VIII.]
+
+[Note 63:
+
+ _Quanti si tengon or lass gran regi
+ Che qu staranno come porci in brago,
+ Di se lasciando orribili dispregi_!]
+
+_Argenti_ avait t un Florentin riche, puissant, d'une force
+extraordinaire, et qui tait d'une violence gale sa force. On ne sait
+pour quel motif particulier, parmi tant de Florentins qui, dans ce temps
+de factions, devaient s'tre livrs des fureurs et des emportements
+coupables, Dante a choisi celui-ci, qui figura peu dans les affaires; ni
+pourquoi de l'incendiaire Phlgias qui, dans l'enfer de Virgile, apprend
+aux hommes _ ne pas mpriser les Dieux_, il a fait dans le sien un
+conducteur de barque et un second Caron. Cependant, c'est la cit mme
+du prince des Enfers que Phlgias passe les mes; il les passe de la
+partie des supplices les plus doux celle des plus terribles: en un
+mot, il les dpose l'entre de cette horrible cit, qui s'tend depuis
+le sixime cercle jusqu'au fond, o est enchan Lucifer. C'est l que
+sont punis les incrdules, les hrsiarques, et tous ceux dont les
+crimes attaquent plus directement la Divinit. Phlgias semble donc dans
+cet Enfer, comme dans l'autre, apprendre aux mes, non plus par son
+propre supplice, mais par ceux auxquels il les conduit, respecter les
+dieux.
+
+La cit se prsente avec ses tours enflammes et ses murs de fer.
+Phlgias dpose les deux potes l'une des portes. Elle est garde par
+des milliers de dmons, qui s'irritent en voyant un homme vivant, et
+s'opposent son passage. Virgile entre en pour-parler avec eux, et
+Dante attend avec crainte le rsultat de la confrence: elle est rompue.
+Les dmons rentrent dans la ville, et ferment la porte devant Virgile,
+qui veut y pntrer avec eux. Il est sensible cette offense; mais il
+annonce son disciple qu'elle sera punie, et que quelqu'un va bientt
+leur ouvrir l'entre de ce sjour. Cependant, au haut de l'une des
+tours[64], ils voient paratre trois furies teintes de sang, ceintes de
+serpents verts, et portant aussi des serpents pour chevelures. Virgile
+reconnat les suivantes _de la reine des pleurs ternels_; il reconnat
+Mgre, Alecton, Tisiphone. Elles se dchirent le sein avec leurs
+ongles, ou le frappent avec leurs mains, en jetant des cris si terribles
+que Dante effray se serre auprs de son matre[65]. Tout ce tableau est
+peint avec les plus fortes couleurs et la touche la plus fire.
+
+[Note 64: C. IX.]
+
+[Note 65:
+
+ _Vidi dritte ratto
+ Tre furie infernal di sangutte tinte,
+ Che membra femminili avean ed atto
+ E con idre verdissime eran cinte:
+ Serpentelli e ceraste avean per crine
+ Onde le fiere tempie eran avvinte.
+ E quei che ben conobbe le meschine
+ Della regina dell'eterno pianto,
+ Guarda, mi disse, le feroci Erine_.
+
+ _Con l'unghie si fendea ciascuna il petto;
+ Battean si a palme e gridavan s alto
+ Che mi strinsi al poeta per sospetto_.]
+
+Les furies veulent lui montrer la tte de Mduse, la terrible Gorgone.
+Virgile lui crie de fermer les yeux, et les lui couvre de ses deux
+mains. Le pote s'interrompt ici; il avertit les hommes qui ont un
+entendement sain d'admirer la doctrine secrte cache sous le voile
+trange de ses vers. Cet avis ne convient peut-tre pas plus cet
+endroit de son pome qu' beaucoup d'autres, o il voulait en effet que
+l'on chercht toujours quelque sens cach, intention que les
+commentateurs ont plus que remplie; mais ces trois vers sont trs-beaux;
+tous les Italiens les savent et les citent souvent:
+
+ _O voi ch'avete gl'intelletti sani,
+ Mirate la dottrina che s'asconde
+ Sotto'l velame degli versi strani_.
+
+Dj s'avanait sur les noires eaux du Styx un bruit qui rpandait
+l'pouvante et faisait trembler les deux rivages[66]. Tel qu'un vent
+imptueux, n du choc des vapeurs contraires, frappe la fort, rompt les
+branches, les abat, les emporte, s'avance avec orgueil parmi des
+tourbillons de poussire, et met en fuite les animaux et les bergers.
+Un ange, annonc par ce bruit terrible, traverse le Styx pied sec.
+Tout exprime en lui la colre. Arriv la porte, il la touche d'une
+baguette; elle s'ouvre sans rsistance. Il fait aux dmons les reproches
+les plus durs et les plus sanglants; il leur ordonne de laisser entrer
+Dante et son guide, mais sans parler aux deux potes, et de l'air d'un
+homme occup d'objets plus graves et plus importants que ceux qui sont
+devant lui[67]. Ils entrent, et voient s'tendre de toutes parts une
+vaste campagne pleine de douleurs et d'affreux tourments[68].
+
+[Note 66:
+
+ _E gi venia su per le torbid onde
+ Un fracasso d'un suon pien di spavento,
+ Per cui tremavan amendue le sponde;
+ Non altrimenti fatto che d'un vento
+ Impetuoso per gli avversi ardor,
+ Che fier la selva e senza alcun rattento
+ Li rami schianta, abbatte e porta i fiori:
+ Dinanzi polveroso va superbo,
+ E fa fuggir le fiere e gli pastor_.]
+
+[Note 67:
+
+ _E non fe' motto a noi, ma fe' sembiante
+ D'uomo cui altra cura stringa e morda
+ Che quella di colui che gli davante._]
+
+[Note 68:
+
+ _E veggio ad ogni man grande campagna,
+ Piena di duolo e di tormento rio_.]
+
+L'imagination du pote lui rappelle les plaines d'Arles, ou tait un
+grand nombre de tombeaux clbres par des traditions fabuleuses, et les
+environs de Pola, ville d'Istrie, qu'entouraient aussi de nombreuses
+spultures; c'est ainsi que se prsente ses yeux cette triste
+campagne, mais avec un aspect plus terrible. Elle est toute remplie de
+tombeaux spars par des flammes qui les brlent et les rougissent,
+comme la fournaise rougit le fer. Leurs couvercles taient levs, et il
+en sortait des gmissements qui paraissaient arrachs par les plus
+horribles souffrances. Virgile passe par un sentier troit entre les
+tombes enflammes et le mur de la cit[69]. Dante le suit; il apprend
+que les malheureux enferms dans ces tombeaux sont les hrsiarques; il
+serait plus juste de dire les incrdules, car une partie de ce vaste
+cimetire renferme picure et tous ses sectateurs, qui font mourir l'me
+avec le corps[70]. Dante tmoignait Virgile le dsir de voir quelques
+uns de ces infortuns, lorsque la voix de l'un d'eux se fait entendre.
+O Toscan, dit cette voix, toi qui parcours vivant la cit du feu, en
+parlant avec tant de sagesse, reste dans ce lieu, je te prie; ton
+langage atteste que tu es n dans cette noble patrie, qui n'eut
+peut-tre que trop se plaindre de moi. C'tait _Farinata degli
+Uberti_ qui s'tait lev dans son tombeau, o on le voyait jusqu' la
+ceinture. La poitrine et la tte leves, il semblait tmoigner pour
+l'Enfer un grand mpris. _Farinata_ avait t Gibelin dans le temps que
+Dante et sa famille taient Guelfes; il passait de son vivant pour un
+esprit fort, ne croyait point une autre vie, et en concluait que
+pendant celle-ci il fallait ne songer qu' jouir.
+
+[Note 69: C. X.]
+
+[Note 70:
+
+ _Suo cimitero da questa parte hanno
+ Con Epicuro tutti i suoi seguaci
+ Che l'anima col corpo morta fanno._]
+
+Tandis que Dante et lui, aprs s'tre reconnus, se parlent avec quelque
+aigreur, une autre ombre se lve d'un tombeau voisin, regarde alentour
+du pote, comme pour voir si quelqu'un est avec lui, et voyant qu'il n'y
+a personne, elle lui dit en pleurant: Si c'est l'lvation de ton gnie
+qui t'a fait pntrer dans cette sombre prison, o est mon fils, et
+pourquoi n'est-il pas avec toi? Dante le reconnat ces paroles et au
+genre de son supplice pour _Cavalcante Cavalcanti_, pre de son ami
+_Guido_, et qui avait eu la rputation d'un picurien et d'un athe.
+Dante parle, dans sa rponse, de _Guido Cavalcanti_ comme de quelqu'un
+qui n'est plus. Comment, reprend son pre, est-ce qu'il a perdu la vie?
+est-ce que ses yeux ne jouissent plus de la douce lumire? Il s'aperoit
+que Dante hsite rpondre; il retombe dans son spulcre, et ne
+reparat plus[71]. Voil encore une de ces beauts fortes et neuves qui
+n'avaient point de modle avant notre pote, et qui sont jamais dignes
+d'en servir.
+
+[Note 71:
+
+ _Quando s'accorse d'alcuna dimora
+ Ch'io faceva dinanzi alla riposta,
+ Supin ricadde e pi non parve fuora._]
+
+Avant de sortir de cette enceinte, Dante apprend de _Farinata_ que
+l'empereur Frdric II et le cardinal Ubaldini sont dans deux tombeaux
+voisins. Frdric ne fut cependant point hrsiarque, mais en querelle
+ouverte avec les papes, et excommuni par eux; ce qui n'est pas
+tout--fait la mme chose. Quant au cardinal, c'tait, dit Landino dans
+son commentaire sur ce vers, un homme d'un grand mrite et d'un grand
+courage, mais qui avait les moeurs d'un tyran plutt que d'un prtre; il
+tait Gibelin, et ne se faisait point scrupule d'aider ce parti aux
+dpens de l'autorit pontificale. Les Gibelins l'ayant pay
+d'ingratitude, il dit navement que cependant _s'il avait une me_, il
+l'avait perdue pour eux. Ce propos marquait sur la nature de l'me une
+opinion peu canonique, et qu'il n'est pas sant d'avouer en habit de
+cardinal.
+
+Au centre de tous ces tombeaux[72], dont le dernier est celui d'un pape,
+Anastase II, des pierres brises forment l'ouverture d'un profond abme,
+d'o sort une vapeur empeste. Les deux potes arrivent au bord, et
+Virgile explique au Dante ce que contient cet abme. Il est divis dans
+sa profondeur en trois cercles, tels que ceux qu'ils ont dj parcourus,
+mais o les crimes sont plus grands et les peines plus cruelles. Tout
+mal se fait ou par violence ou par fraude. La fraude tant le vice
+propre la nature de l'homme[73], dplat le plus Dieu; les tratres
+sont donc jets dans le cercle infrieur pour y prouver plus de
+tourments. Dans le premier des trois cercles c'est la violence qui est
+punie, et dans trois divisions diffrentes de ce cercle, selon les trois
+sortes de violence, selon que par ce vice on a offens Dieu, soi-mme ou
+le prochain. On offense le prochain par la ruine, l'incendie ou
+l'homicide; on s'offense soi-mme en portant sur soi une main violente,
+en dissipant et perdant au jeu tout son bien; on offense Dieu en le
+blasphmant, en outrageant la nature, en mconnaissant sa bont. Les
+homicides, les incendiaires et les brigands sont tourments dans la
+premire des trois divisions; les suicides et les prodigues de leur
+propre bien, dans la seconde; les blasphmateurs, les hommes coupables
+du vice contre nature et les usuriers[74], dans la troisime.
+
+[Note 72: C. XI.]
+
+[Note 73: Parce qu'elle consiste, non dans l'abus des forces qui lui
+sont communes avec les autres animaux, mais dans l'abus de
+l'intelligence et de la raison, qualits qui lui sont propres.
+(VENTURI.)]
+
+[Note 74: Le texte dit:
+
+ _E per la minor giron suggella
+ Del segno suo e Sodomma e Caorsa_.
+
+On n'entend que trop bien ce que signifie le nom de cette ville de
+Palestine: quant celui de Cahors, on l'explique en disant que cette
+ville de Guienne tait alors un repaire d'usuriers, et que le pote la
+nomme ici pour signifier l'usure. Du Cange, dans son glossaire de la
+basse latinit, lui donne en effet cette signification au mot
+_Caorcini_. Boccace dit, dans son commentaire sur ce vers, en parlant du
+penchant gnral des habitants de Cahors pour l'usure, et de l'ardeur
+avec laquelle ils l'exeraient: _Per ta qual cosa tanto questo lor
+miserabile esercizio divulgato, e massimamente appo noi, che come l'huom
+dice d'alcuno, egli Caorsino, cos s'intende che egli sia usurajo_.]
+
+La fraude s'exerce ou contre l'homme qui se fie nous, ou contre celui
+qui n'a pas cette confiance. Les hypocrites, les faussaires, les
+simoniaques, etc. sont tous dans cette dernire classe de criminels, et
+sont punis dans diffrentes divisions du second cercle. Les tratres ou
+ceux qui ont trahi la confiance et l'amiti occupent seuls le troisime
+cercle, qui est le neuvime et dernier de tout l'enfer. Tel est le
+formidable espace qui leur reste franchir.
+
+Dante, avant de s'y engager, fait quelques questions son guide.
+Pourquoi, lui demande-t-il, les criminels qu'ils ont vus jusqu'
+prsent, les paresseux, les voluptueux et les autres, sont-ils moins
+cruellement punis que ces derniers coupables? Virgile rpond en lui
+rappelant la distinction que la morale tablit entre l'incontinence, la
+mchancet et la frocit brutale, trois vices que le ciel rprouve,
+mais dont le premier l'offense moins que les deux autres. Cette
+distinction est dans la morale d'Aristote[75], ce qui prouve que
+l'tude de ce philosophe tait familire notre pote[76]. Pourquoi,
+demande-t-il encore, l'usure est-elle mise au rang des actes de violence
+qui outragent Dieu et la nature? Virgile prend sa rponse dans la
+philosophie gnrale, dans la physique d'Aristote et dans la Gense.
+Mettant part la singularit de cette dernire citation, dans la bouche
+de celui qui la fait, son explication, un peu obscure, est, dans sa
+premire partie surtout, pleine de force et de dignit. La philosophie,
+dit-il, apprend en plus d'un endroit ceux qui s'y appliquent que la
+Nature tire sa source de la divine intelligence et de son art[77].
+Rappelle-toi bien ta physique[78]; tu y trouveras que votre art, vous
+autres mortels, suit autant qu'il le peut la Nature, comme le disciple
+suit son matre: votre art est donc, pour ainsi dire, le petit-fils de
+Dieu. Souviens-toi encore que, selon la Gense, c'est de la Nature et de
+l'Art que l'homme, ds le commencement, dut tirer sa vie, et ensuite ses
+progrs[79].
+
+[Note 75: Au commencement du septime livre.]
+
+[Note 76: L'expression dont se sert Virgile fait voir combien le
+Dante avait particulirement tudi ce trait de morale. Il ne nomme
+point, il ne dsigne mme pas Aristote; il dit simplement: Ne te
+rappelles-tu pas la manire dont _ta morale_ traite des trois
+dispositions que le ciel rprouve?
+
+ _Non ti rimembra di quelle parole
+ Con le quai la tua etica pertratta
+ Le tre disposizion che'l ciel non vuole_, etc.]
+
+[Note 77:
+
+ _Filosofia, mi disse, a chi l'attende,
+ Nota, non pure in una sola parte,
+ Come natura lo suo corso prende
+ Dal divino intelletto, e da sua arte_.
+
+Il distingue ici, la manire de Platon et des thologiens, les ides
+divines qui sont ternelles, et l'opration ou la volont qu'il nomme
+art, et dont il fait le prototype de l'art humain.]
+
+[Note 78: Virgile dit encore ici _la tua fisica_, pour la physique
+d'Aristote, dans laquelle on trouve en effet au second livre, et par
+consquent, comme dit le texte, _non dopo molte carte_, cette
+comparaison de l'art humain, qui suit la nature, avec le disciple qui
+suit son matre. Dante ne pouvait pas faire une profession plus ouverte
+d'aristotlisme, et il tait en mme temps Platonicien.]
+
+[Note 79: Ce n'est qu'implicitement que la Gense dit cela. Le
+Paradis terrestre fut donn l'homme _ut operaretur et custodiret
+illum_. Gen. II. 15. Aprs l'en avoir chass, Dieu lui dit: _In sudore
+vults tui vesceris_. Gen. III. 19. Cela suffit au pote pour y voir que
+Dieu destina la nature et ses productions aux besoins de l'homme; mais
+que l'homme dut employer l'art ou le travail, pour en tirer sa
+subsistance, et les progrs de la socit.
+
+ _Da queste_ (la nature et l'art), _se tu ti rechi a mente
+ Lo Genesi, dal principio convene
+ Prender sua vita ed avanzar la gente_.
+
+Cela et t trs bon dans la bouche de Dante lui-mme: il ne s'est pas
+aperu de l'inconvenance que cette citation de la Gense avait dans
+celle de Virgile.]
+
+Or, l'usurier tient une route contraire; il mprise et la Nature et
+l'Art, puisqu'il met ailleurs toute son esprance.
+
+Ces explications finies, les deux voyageurs s'avancent vers le premier
+de ces trois cercles redoutables. Le monstre qui garde l'entre du
+premier cercle est le Minotaure[80], et une foule de Centaures arms de
+flches errent au bas des rochers, dans l'intrieur du cercle, sur les
+bords d'un fleuve de sang. Les commentateurs disent, avec assez
+d'apparence, que Dante a voulu dsigner par ces monstres moiti btes et
+moiti hommes, la frocit brutale des hommes livrs la violence qui
+sont punis dans ce cercle de l'Enfer. Il descend, avec son guide, de
+pointe en pointe de rochers, et arrive enfin au bord de ce fleuve de
+sang bouillant, o des damns plongs jusqu'aux yeux jettent des cris
+horribles. Ici, leur dit un des Centaures, sont punis les tyrans qui ont
+vers le sang et envahi la fortune des hommes[81], et il leur en nomme
+plusieurs, tant anciens que modernes, Alexandre, le cruel Denys de
+Sicile, Azzolino, Obizzo d'Est[82] et d'autres encore, parmi lesquels
+Dante se garde bien d'oublier Attila.
+
+[Note 80: C. XII. Le pote appelle nergiquement ce monstre
+l'_Infamia di Creti_. On s'apercevra que dans ce chant, comme dans
+quelques autres, je passe sous silence beaucoup de dtails, dont
+plusieurs cependant ont dans l'original un grand mrite potique; mais
+j'ai d me borner ce qui est ncessaire pour saisir le fil de l'action
+et indiquer les principales beauts du pome. En me prescrivant de faire
+une analyse trs-rapide, j'ai encore craindre de l'avoir faite
+beaucoup trop longue.]
+
+[Note 81:
+
+ _E'l gran Centauro disse: ei son tiranni
+ Che dier nel sangue e nell' aver di piglio:
+ Quivi si piangon gli spielati danni_.]
+
+[Note 82: Denys de Syracuse, Azzolino, nomm plus communment
+Eccelino, tyran de Padoue, Obizzo d'Est, marquis de Ferrare et de la
+Marche d'Ancne, tyran cruel et rapace, ne font ici aucune difficult:
+il n'y en a que sur Alexandre. Vellutello le premier, ensuite Daniello,
+et plus rcemment Venturi, ont prtendu dans leurs commentaires que ce
+tyran tait Alexandre de Phre; Landino et les autres premiers
+commentateurs avaient tabli que c'tait Alexandre surnomm le Grand, et
+le pre Lombardi a embrass leur opinion. D'aprs Justin, qui raconte
+des traits nombreux de cruaut exercs par ce conqurant, sur ses
+parents et ses plus intimes amis, et d'aprs l'nergique expression de
+Lucain, qui l'appelle _felix proedo_, Pharsale, X. 21, on peut, dit-il,
+le placer avec justice parmi les tyrans _che dier nel sangue e nell'
+aver di piglio_. Le nom d'Alexandre seul, et sans autre dsignation, dit
+assez l'intention du pote; et l'omission qu'il a faite de lui parmi les
+grandes mes, _Spiriti magni_, qu'il place dans les Limbes, prouve qu'il
+le rservait pour ce lieu de supplices.]
+
+Le centaure transporte ensuite les deux potes sur sa croupe de l'autre
+ct du fleuve, o ils trouvent un bois pais qui n'est perc d'aucune
+route, plant d'arbres feuilles noires, dont les branches tortueuses
+portent au lieu de fruits, des pines et des poisons[83]. Les harpies,
+dont notre pote trace le hideux portrait d'aprs celui qu'en a fait
+Virgile, habitent ce bois affreux; il entend de toutes parts des
+gmissements, et ne voit point ceux qui les poussent. Son matre lui dit
+d'arracher une branche de quelqu'un de ces arbres; au moment o il lui
+obit, une voix sort du tronc de l'arbre, et s'crie: Pourquoi
+m'arraches-tu? Un sang noir coule de la branche, et la voix continue:
+Pourquoi me dchires-tu? n'as-tu donc aucun sentiment de piti? Nous
+fmes autrefois des hommes, et nous sommes devenus des arbres; ta main
+devrait tre moins cruelle, quand nos mes eussent anim des
+serpents[84]. Cette fiction est, comme on voit, imite de Virgile, et
+le fut ensuite par le Tasse. Le pote continue: Comme un tison de bois
+vert brl par un de ses bouts gmit par l'autre, lorsque l'air s'en
+chappe avec bruit, ainsi des paroles et du sang sortaient la fois de
+ce tronc d'arbre. Dante laisse tomber sa branche, et reste comme un
+homme frapp de crainte. Je suis, reprend l'arbre, celui qui possdait
+le coeur et toute la confiance de Frdric. La vile courtisane qui ne
+dtourna jamais ses yeux lascifs de la cour de Csar, la peste commune
+et le vice de toutes les cours[85], enflamma contre moi des mes
+envieuses qui enflammrent celle de l'empereur. Mes honneurs furent
+changs en deuil. Je voulus chapper par la mort l'infortune; ami de
+la justice, je fus injuste envers moi. Je le jure par les racines de ce
+tronc que j'habite; je ne manquai jamais la foi que je devais mon
+matre. Si quelqu'un de vous retourne sur la terre, je le conjure de
+prendre soin de ma mmoire encore abattue sous les coups que lui porta
+l'envie. On reconnat ici Pierre des Vignes, chancelier de Frdric
+II[86]. Ce bois est donc le lieu o sont punies les mes des suicides ou
+de ceux qui ont t violents envers eux-mmes. Celle du malheureux
+chancelier explique aux deux potes d'une manire curieuse, mais qu'il
+serait trop long de rapporter, comment elles y sont prcipits, et ce
+qu'elles feront de leurs corps aprs le dernier jugement. D'autres
+suicides moins clbres, mais qui l'taient peut-tre alors, occupent
+avec moins d'intrt le reste de cette scne.
+
+[Note 83: C. XIII.]
+
+[Note 84:
+
+ _Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi:
+ Ben dovrebb' esser la tua man pi pia,
+ Se state fossim' anime di serpi_.]
+
+[Note 85: Pour caractriser plus fortement l'envie, poison des
+cours, Le Dante n'a pas craint d'employer les termes de _meretrice_ et
+d'_occhi putti_ dont aucun pote n'oserait peut-tre se servir
+aujourd'hui dans le style noble. Mais que gagne-t-on avec cette
+dlicatesse? ces quatre vers en sont-ils moins beaux?
+
+ _La meretrice che mai dall' ospizio
+ Di Cesare non torse gli occhi putti,
+ Morte commune e delle corti vizio
+ Infiamm contra me gli animi tutti_, etc.
+
+Tout ce morceau, o le pathtique est joint la force, est d'une grande
+beaut.]
+
+[Note 86: Voy. ce que nous avons dit de lui, t. I, pages 338 et
+345.]
+
+Celle qui la suit est toute diffrente. En avanant vers le centre du
+cercle, on passe de ce bois dans une plaine dserte qui en forme la
+troisime division[87]; elle est remplie d'un sable sec, pais et
+brlant, et couverte d'ombres nues qui pleurent misrablement, et qui
+souffrent dans diverses postures. Les unes gisent la renverse sur le
+sable, d'autres sont assises, et d'autres marchent sans repos. De larges
+flocons de feu pleuvent lentement sur toute cette plaine, comme la neige
+tombe sur les Alpes quand elle n'est pas pousse par le vent. Telle que
+dans les plaines brlantes de l'Inde Alexandre vit tomber sur ses
+troupes des flammes qui, mme terre, ne perdirent point leur
+solidit[88], telle descendait cette pluie d'un feu ternel. Le sable en
+la recevant s'enflammait, comme l'amorce sous les coups de la pierre,
+pour redoubler la rigueur des supplices.
+
+[Note 87: C. XIV.]
+
+[Note 88: Ceci n'est racont ni dans Quinte-Curce, ni dans Justin,
+ni dans Plutarque, mais se trouve dans une lettre suppose d'Alexandre
+Aristote.]
+
+L sont tourments ceux qui ont t violents contre Dieu. Au milieu
+d'eux est Capane, qui dans son attitude et dans ses discours conserve
+son caractre indomptable, et ne parat s'apercevoir ni du sable brlant
+ni de la pluie enflamme. Un ruisseau de sang sort de la fort, et se
+perd dans la plaine de sable; les flammes qui y tombent s'amortissent.
+Virgile interrog par le Dante donne ce ruisseau une explication
+mystrieuse. Au milieu de l'le de Crte, dans les flancs du mont Ida,
+est l'immense statue d'un vieillard. Sa tte est d'or pur, sa poitrine
+et ses bras d'argent; le reste du tronc est d'airain, et les extrmits
+sont de fer, l'exception du pied sur lequel il s'appuie, et qui est
+d'argile. Ce vieillard est le Temps. Toutes les parties de son corps,
+except la tte, ont des ouvertures, d'o coulent des larmes qui
+filtrent jusqu'au centre de la terre, forment les fleuves des Enfers,
+l'Achron, le Styx, le Phlgton et, jusqu'au plus profond du gouffre,
+se runissent dans le Cocyte, le plus terrible de tous. Cette grande
+image, potiquement rendue, couvre des allgories que tous les
+commentateurs depuis Boccace ont trs-amplement expliques, mais o il
+vaut peut-tre mieux ne voir que ce qui y est, c'est--dire, une ide un
+peu gigantesque, mais potique du Temps, des quatre ges du monde et des
+maux qui ont fait pleurer la race humaine dans chacun de ces ges,
+except dans le premier, qui la posie de tous les autres sicles et
+les regrets de tous les hommes ont donn le nom d'ge d'or. Cette ide
+des fleuves de l'Enfer ns des larmes de tous les hommes porte l'me
+une motion mlancolique o se combinent les deux grands ressorts de la
+tragdie, la terreur et la piti.
+
+Ce ruisseau[89] coule entre deux bords levs comme les digues qui
+mettent la Flandre l'abri de la mer, ou comme celles qui garantissent
+Padoue des inondations de la Brenta. Dante marchait sur l'un de ces
+bords; il voit sur le sable enflamm un grand nombre d'mes qui le
+regardent d'en bas avec des yeux faibles et tremblants. L'une d'elles
+l'arrte par sa robe, et s'crie en le reconnaissant. Il la reconnat
+aussi malgr sa face noire et brle. Il se baisse, et mettant la main
+sur son visage: Est-ce vous, lui dit-il, _Brunetto Latini_? C'tait lui
+en effet que, malgr tout son savoir, un vice honteux et qui outrage la
+Nature avait prcipit dans ce lieu de douleurs.
+
+[Note 89: C. XV.]
+
+Dante, qui ne peut ni s'arrter ni descendre auprs de _Brunetto_,
+marche courb vers lui pour l'entendre, dans l'attitude du respect. Si
+tu suis ta destine, lui dit son ancien matre[90], tu ne peux
+qu'arriver glorieusement au port. Je m'en suis convaincu quand je
+jouissais de la vie; et si je n'tais mort avant le temps, voyant que
+le ciel t'avait si heureusement dou, je t'aurais encourag suivre ta
+carrire. Un peuple ingrat et mchant paiera tes bienfaits de sa haine,
+et cela est juste, car des fruits doux ne peuvent prosprer parmi des
+arbustes sauvages. Peuple avare, envieux et superbe! mon fils, ne
+te laisse jamais souiller par ses moeurs. La Fortune te rserve l'honneur
+d'tre appel par les deux partis; mais tu t'loigneras de tous deux.
+Dante lui rpond toujours avec la mme tendresse. Si mes voeux taient
+accomplis, vous ne seriez point encore banni du sein de la Nature
+humaine; je conserve empreinte dans mon coeur, et je contemple en ce
+moment avec tristesse votre bonne et chre image, et cet air paternel
+que vous aviez dans le monde quand vous m'enseigniez chaque jour comment
+l'homme peut se rendre immortel. Tandis que je vivrai, je veux que ma
+langue exprime la reconnaissance que je vous dois. Il n'y a rien dans
+aucun pome de plus profondment senti, ni de mieux exprim. Si l'on
+reconnat, dans ce qui prcde cette belle rponse, le ressentiment que
+le Dante conservait contre son ingrate patrie, on reconnat aussi dans
+cette rponse mme que son me s'ouvrait facilement aux affections
+douces, et que son style se pliait naturellement les rendre. Ce pote
+terrible est, toutes les fois que son sujet le comporte ou l'exige, le
+pote le plus sensible et le plus touchant[91].
+
+[Note 90:
+
+ _Se tu segui tua stella_, etc.
+
+J'ai cit ces vers dans le chapitre prcdent, t. I, pag. 425, note(1):
+ils font allusion l'horoscope que _Brunetto Latini_ avait tir de la
+conjonction des astres, la naissance du Dante.]
+
+[Note 91: Fort bien; mais il fallait commencer par ne point placer
+son cher matre dans cette excrable catgorie de pcheurs. La
+dpravation des moeurs, sur ce point, tait-elle donc alors assez
+gnrale pour expliquer cette disparate choquante?]
+
+Reprenant ensuite son caractre ferme et lev, il ajoute qu'il est
+prpar tous les coups du sort; que ces prdictions ne sont point
+nouvelles pour lui, et que pourvu que sa conscience ne lui fasse aucun
+reproche, la Fortune peut faire, comme elle voudra, tourner sa roue.
+Puis il demande _Brunetto_ les principaux noms de ceux qui, pour le
+mme pch, souffrent avec lui les mmes peines. Ils sont trop nombreux,
+lui rpond son matre, et il faudrait pour cela trop de temps. Apprends,
+en peu de mots, que ce sont tous des gens d'glise, de grands
+littrateurs, des hommes clbres. Il nomme Priscien, Franois Accurce,
+et indique un certain vque de Florence[92] qui s'tait souill de ce
+crime, et que le _serviteur des serviteurs de Dieu_, c'est l'expression
+dont se sert ici le pote, se borna le transfrer au sige piscopal
+de Vicence o il mourut[93]. Enfin, aprs lui avoir recommand son
+_Trsor_, ouvrage qu'il regardait comme son plus beau titre de gloire,
+il le quitte et s'loigne rapidement.
+
+[Note 92: _Andrea de' Mozzi_.]
+
+[Note 93: Il dit cela brivement et potiquement, en mettant le nom
+des rivires qui passent Florence et Vicence, au lieu du nom de ces
+deux villes.
+
+ _Che dal servo de' servi
+ Fa trasmutato d'Arno in Bacchiglione_.]
+
+Dante est encore arrt par les ombres de trois guerriers florentins[94]
+punis pour le mme vice, sans doute trs-connus alors, mais qui ne sont
+aujourd'hui d'aucun intrt, et avec lesquels il s'entretient quelque
+temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur
+habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout--fait sorties,
+comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui
+rpondre, lve la tte, et s'adressant sa patrie elle-mme, il lui
+crie: Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont
+produit en toi tant d'orgueil et des passions si dmesures que tu
+commences t'en plaindre. On voit qu'il ne perd aucune occasion
+d'exhaler ses ressentiments, ou plutt qu'il en fait natre chaque
+instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il et
+exist pour lui un art et des rgles, on pourrait l'accuser d'y avoir
+manqu en plaant ainsi la fin la plus faible partie d'un de ses
+tableaux; mais il marchait sans guide et sans thorie dans un monde
+inconnu et dans un art nouveau. Son plan gnral est tout ce qui
+l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la rgle des
+convenances et des proportions. Il songe enfin sortir de ce septime
+cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire.
+
+[Note 94: C. XVI. L'un des trois est _Guidoguerra_, l'autre
+_Tegghiajo Aldobrandi_, et le troisime, qui est celui qui parle dans
+cet pisode, _Jacopo Rusticucci_, trois braves guerriers, connus dans ce
+temps-l de tout Florence, dont on retrouve mme les noms dans
+l'histoire; mais dont le vice honteux suffirait pour obscurcir leur
+gloire, s'ils en avaient acquis une durable. Dante dit du premier que
+
+ _In sua vita
+ Fece col senno assai e con la spada_;
+
+vers dont le Tasse s'est souvenu quand il a dit de Godefroy, au
+commencement de son pome:
+
+ _Molto egli opr col senno e con la mano_.]
+
+Le ruisseau, ou plutt le fleuve du Phlgton; qu'il ctoie toujours,
+tombe dans le huitime cercle par une cascade si bruyante que l'oreille
+en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la
+suivre[95]. Le pote tait ceint d'une corde, soit que ce ft la mode de
+son temps, o l'on tait vtu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici
+quelque sens allgorique sur lequel les interprtes ne sont pas
+d'accord. Virgile la lui demande; il la dtache, et la lui donne roule
+en peloton. Virgile la jette par un bout dans le prcipice, et ils
+attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin paratre quelque
+chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les
+destines de son pome[96] qu'il a rellement vu cette figure sortir du
+noir abme. Elle nageait dans les tnbres, et montait l'aide de la
+corde, comme un marin qui a plong dans la mer pour dgager une ancre
+embarrasse dans les rochers, et qui remonte en tendant les bras et
+s'accrochant avec les pieds. Voici, s'crie Virgile[97], voici le
+monstre la queue acre qui passe les monts, brise les murs et les
+armes; voici celle qui empoisonne tout l'Univers. C'est la Fraude
+personnifie qui est annonce ainsi, et qui sort du huitime cercle, o
+tous les genres de fraude sont punis. Le monstre lve hors du prcipice
+sa tte et son buste, mais il y laisse pendre sa queue. Sa figure est
+celle d'un homme juste et bon; son corps est celui d'un serpent; ses
+deux bras, termins en griffes, sont velus jusqu'aux aisselles. Son dos,
+sa poitrine et ses flancs sont couverts de noeuds et de taches rondes,
+d'autant de diverses couleurs que les tapis des Turcs et des Tartares,
+et tissus avec tout l'art d'Arachn. Comme les barques sont quelquefois
+tires en partie sur le rivage et encore en partie dans l'eau, ou comme
+sur les bords du Danube, les castors se tiennent prts faire la guerre
+aux poissons, ainsi cette bte excrable se tenait sur les rochers qui
+terminent la plaine de sable; sa queue entire s'agitait dans le vide,
+et recourbait en haut la fourche venimeuse qui en arme la pointe comme
+celle du scorpion.
+
+[Note 95: Il y ici une fort belle comparaison du bruit que fait ce
+torrent avec celui que le _Montone_ fait entendre, quand, descendu des
+Apennins, il se prcipite vers la mer. Mais si je m'arrtais dans cette
+analyse toutes les beauts potiques, je ne la finirais jamais.]
+
+[Note 96:
+
+ _E per le note
+ Di questa Commedia, lettor, ti giuro,
+ S'elle non sien di lunga grazia vote,
+ Ch'io vidi_, etc.]
+
+[Note 97: C. XVII.]
+
+Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour
+descendre, Dante visite les dernires extrmits du cercle. Les avares y
+sont tourments, ils s'agitent sur le sable brlant comme s'ils taient
+mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue
+au cou. Dante ne reconnat la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait
+de satyre ingnieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs,
+lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs
+nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de
+dnonciateur l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux
+vices la fois. Cependant Virgile tait dj mont sur la croupe du
+monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le
+Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se
+place devant son matre, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence
+par reculer lentement comme une barque qui se dtache du rivage, puis se
+sentant comme flot dans l'air pais, il se retourne et descend dans le
+vide en nageant au milieu des tnbres. Le pote compare la crainte dont
+il est saisi en se sentant descendre environn d'air de toutes parts, et
+ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, celle qu'prouva
+Phaton quand il abandonna les rnes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre
+ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et
+descend. Dante ne s'aperoit d'abord de l'espace qu'il traverse que par
+le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est
+frapp du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre;
+bientt il entend des plaintes et il aperoit des feux qui lui annoncent
+qu'il approche d'un nouveau sjour de tourments. Enfin Geryon arrive au
+bas des rochers, les y dpose, et disparat comme un trait. Cette
+descente extraordinaire est peinte avec une effrayante vrit. On
+partage les terreurs du pote ainsi suspendu sur l'abme, et l'on se
+sent, pour ainsi dire, la tte tourner en le regardant descendre.
+
+Le huitime cercle o il arrive[98] est d'une construction
+particulire. C'est celui o les fourbes sont punis. Dante distingue dix
+espces de fraudes, et trouve le moyen de leur attribuer toutes une
+nuance diffrente de peines. Au centre du cercle est un puits large et
+profond, et entre ce puits et le pied des rochers, le cercle se divise
+en dix espaces ou fosses concentriques qui sont creuses de manire que,
+dans chacune de ces fosses, est enfonce une des dix classes de fourbes.
+Enfin depuis l'extrieur du grand cercle jusqu'au puits qui est au
+milieu, des rochers jets d'une fosse l'autre, servent de
+communications et comme de ponts pour y passer. C'est toute cette
+enceinte; aussi bizarre que terrible, que le pote a donn le nom de
+_Malebolge_ ou de _fosses maudites_. Dans la premire de ces _bolges_ ou
+fosses, sont plongs les fourbes qui ont tromp les femmes ou pour leur
+propre compte ou pour celui d'autrui. Partags en deux files, ils
+courent en sens contraire. Des dmons, arms de grands fouets, les
+battent cruellement et les forcent de courir sans cesse. Dante reconnat
+dans l'une de ces deux files _Caccia Nemico_, Bolonais, qui avait vendu
+sa propre soeur au marquis de Ferrare[99]; il apprend de lui qu'il n'est
+pas beaucoup prs le seul de son pays qui soit l pour le mme crime.
+Un diable interrompt _Caccia Nemico_, et le fait courir grands coups
+de fouet. Le pote va chercher plus loin un exemple de ceux qui ont
+tromp des femmes pour eux-mmes. C'est Jason, que son matre lui fait
+reconnatre dans la seconde file, et qui, comme on voit, courait et
+tait fouett depuis long-temps pour avoir tromp Hypsipyle et Mde. La
+seconde fosse contient les flatteurs, ceux qui se sont rendus coupables
+de la plus basse peut-tre, mais aussi de la plus utile de toutes les
+fraudes, l'adulation. Leur supplice est plus sale et plus dgotant
+qu'il n'est permis de le dire; ils sont plongs tout entiers dans ce
+qu'il y a de plus infect et de plus immonde; et si l'on ne peut en
+vouloir au pote pour les avoir placs dans un lment si digne d'eux,
+on peut au moins lui reprocher une franchise d'expression que ne peut
+accuser le manque de got ni la grossiret d'aucun sicle.
+
+[Note 98: C. XVIII.]
+
+[Note 99: _Obizzo du Este_, le mme qu'il a compt ci-dessus parmi
+les tyrans sanguinaires.]
+
+Les simoniaques remplissent la troisime fosse[100]. Le pote, avant de
+la dcrire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint
+Pierre le pouvoir de confrer la grce divine, et qui donna son nom un
+vice que l'on peut nommer ecclsiastique[101]; il s'adresse en mme
+temps ses misrables sectateurs, dont la rapacit prostitue prix
+d'or les choses de Dieu qui ne devraient tre donnes qu'aux plus
+dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la
+trompette[102]. Cela ressemble une dclaration de guerre; et nous
+l'allons voir joindre en effet corps corps ceux qu'il regardait sans
+doute comme les gnraux ennemis, puisque, Gibelin dclar, il tait
+exil, ruin, perscut par le parti des Guelfes, dont les papes taient
+les chefs. Il marche eux avec tant de fracas; il est si ingnieux et
+si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'ide
+de ce chant est une des premires qui s'tait prsente lui dans la
+conception de son pome, qui l'avait le plus engag l'entreprendre, et
+qui tait entre le plus ncessairement dans son plan.
+
+[Note 100: C. XIX.]
+
+[Note 101: La simonie n'est autre chose que la vente ou la
+transmission intresse des emplois et des biens de l'glise.]
+
+[Note 102:
+
+ _Or convien che per voi suoni la tromba_.]
+
+Le fond de cette fosse est divis en trous enflamms, o les Simoniaques
+sont plongs la tte la premire; leurs jambes et leurs pieds tout en
+feu paraissent seul au dehors, et font des mouvements qui leur sont
+arrachs par la souffrance. Dante en remarque un dont les pieds
+s'agitent avec plus de rapidit, il dsire l'interroger. Virgile le fait
+descendre presque au fond de la fosse en le soutenant le long du bord.
+L, il parle au malheureux damn en se courbant vers lui, comme le
+confesseur se courbe vers le perfide assassin lorsqu'il subit son
+supplice. Le damn, au lieu de rpondre, lui dit: Est-ce toi Boniface?
+es-tu dj las de t'enrichir, de tromper et d'avilir l'glise? Le pote
+surpris n'entend rien ce langage. Quand le malheureux voit qu'il s'est
+tromp, ses pieds s'agitent avec plus de force; il soupire et d'une voix
+plaintive, il avoue qu'il est le pape Nicolas III, de la maison des
+Ursins, qui ne songea qu'a amasser des trsors pour lui et pour son
+avide famille. Au-dessous de sa tte sont enfoncs ceux de ses
+prdcesseurs qui ont t coupables du mme crime. Il y tombera lui-mme
+quand ce Boniface VIII qu'il attend sera venu; mais Boniface n'agitera
+pas long-temps ses pieds hors de ce trou brlant; aprs lui viendra de
+l'occident un pasteur sans foi et sans loi, qui les enfoncera et les
+couvrira tous deux, Boniface et lui. Il dsigne ainsi Clment V, que fit
+nommer le roi de France Philippe-le-Bel[103]. Ce trait satirique est
+aussi piquant et aussi nouveau que hardi. On doit se rappeler que Dante
+en commenant son pome feint que c'est l'anne mme de la rvolution du
+sicle, ou en 1300, qu'il eut la vision qui en est le sujet. Nicolas III
+tait mort vingt ans auparavant[104], et Boniface VIII, mort en 1303,
+n'attendit en effet que onze ans, dans ce trou brlant, Clment V.
+Pouvait-on reprsenter plus vivement la simonie successive de ces trois
+papes? Mais furent-ils en effet tous trois simoniaques? Voyez
+l'histoire.
+
+[Note 103: Voy. sur cette lection, ci-aprs, chap. XI, vers le
+commencement.]
+
+[Note 104: En 1280.]
+
+Le pote une fois en verve sur ce sujet fcond, n'en reste pas l. Il
+interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de
+St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. Certes, il ne
+lui demanda rien; il ne lui dit que ces mots: Suis-moi. Ni Pierre, ni
+les autres, ne demandrent Mathias de l'or ou de l'argent, quand il
+fut lu la place du tratre Judas. Tu es donc justement puni. Garde
+bien maintenant ces trsors qui te rendaient si fier. Et si je n'tais
+retenu par un vieux respect pour la thiare[105], je vous ferais encore
+des reproches plus graves. Votre avarice corrompt le monde entier, foule
+les bons, lve les mchants. C'est vous, pasteurs iniques, que
+l'vangliste avait en vue, quand il voyait celle qui tait assise sur
+les eaux se prostituer aux rois. Vous vous tes fait des dieux d'or et
+d'argent; et quelle diffrence y a-t-il entre vous et l'idoltre, si non
+qu'il en adore un, et vous cent[106]?
+
+[Note 105:
+
+ _E se non fosse ch'ancor lo mi vieta
+ La riverenza delle somme chiavi_, etc.]
+
+[Note 106: Le pre Lombardi me parat expliquer cela mieux que les
+autres interprtes. Selon lui, _un_ et _cent_ sont ici des nombres
+dtermins pour des nombres indtermins, et marquant seulement la
+proportion qu'il y a entre cent et un. C'est comme si le Dante disait:
+quelque nombre d'idoles ou de dieux qu'adorassent les idoltres, vous en
+adorez cent fois plus. Il est difficile autrement d'entendre comment les
+idoltres, c'est--dire, les polythistes n'adoraient qu'un seul dieu.]
+
+Ah! Constantin! que de maux a produits, non ta conversion, mais la dot
+dont tu fus le premier enrichir le chef de l'glise[107]. A ce
+discours, Nicolas III, soit colre, soit remords, agitait ses pieds avec
+plus de violence. Dante le quitte enfin; Virgile le prend dans ses bras
+et le fait remonter sur le bord d'o ils taient descendus.
+
+[Note 107: Au temps du Dante, on croyait encore la donation de
+Constantin.]
+
+Si cette virulente sortie scandalise des mes timores, dont tout le
+monde connat le zle aussi dsintress et surtout aussi charitable que
+sincre, il faut leur rappeler qu'il y a eu des papes plus traitables
+cet gard, et de meilleure composition que les papistes, puisqu'ils ont
+accept la ddicace de plusieurs ditions de la _Divine Comdie_, sans
+exiger qu'on en retrancht un seul vers.
+
+La quatrime fosse[108], ou valle laquelle passent les deux potes,
+renferme les prtendus devins. Leur supplice est assorti leur crime.
+Ils ont voulu, par des moyens coupables, pntrer dans l'avenir: ils ont
+maintenant la tte et le cou renverss, et leur visage tourn
+contre-sens, ne voit que derrire leurs paules, qui sont inondes de
+leurs larmes[109]. Ce sont d'abord les devins de l'antiquit,
+Amphiaras, Tiresias, Arons[110], et enfin la devineresse Manto. Dante
+s'arrte parler d'elle, ou plutt couter ce que lui en dit Virgile,
+qui ne paraissant que raconter son histoire, et les voyages qu'elle
+avait faits avant de se fixer, pour exercer son art, aux lieux o fut
+ensuite btie Mantoue, fait en effet l'histoire de la fondation de cette
+ville, qu'il reconnat pour sa patrie[111]. Parmi les autres devins
+antiques, Virgile lui montre encore Eurypyle qui partageait avec Calchas
+les fonctions d'augure, dans le camp des Grecs, au sige de Troie[112].
+Quelques devins modernes viennent ensuite, tels que Michel Scot, l'un
+des astrologues de Frdric II, _Guido Bonatti_ de Forli, Asdent de
+Parme, charlatans obscurs qui avaient sans doute alors de la rputation,
+et quelques vieilles sorcires qu'heureusement le pote ne nomme pas.
+
+[Note 108: C. XX.]
+
+[Note 109: Ce ne sont pas leurs paules qui en sont baignes: le
+teste dit tout simplement:
+
+ _Che'l pianto degli occhi
+ Le natiche bagnava per lo fesso_.
+
+Mais il n'est pas permis en franais d'tre si naf.]
+
+[Note 110: Devin qui habitait les carrires de marbre des montagnes
+de Luni prs de Carrare. Lucain a dit de lui, Pharsale, l. I, v. 586.
+
+ _Aruns incoluit desertoe moenia Lunoe_, etc.]
+
+[Note 111: Il n'tait pourtant pas n dans cette ville mme, mais
+dans un village voisin appel Ands: c'est ce qui a fait dire Silius
+Italicus, l. 8,
+
+ _Mantua musarum domus, atque ad sydera cantu.
+ Erecta Andino_.]
+
+[Note 112: Cet Eurypile est cit dans le discours du tratre Simon,
+quelques vers aprs qu'il a parl de Calchas, nide, l. II, v. 114. Le
+texte italien donne ici lieu une observation. Dante fait dire
+Virgile:
+
+ _E cos'l canta.
+ L'alta mia tragedia in alcun loco_.
+
+Par cette haute tragdie, il entend son nide, conformment l'ide
+que Dante s'tait faite des trois styles, tragique, comique et
+lgiaque. C'est cette ide qui l'avait dtermin donner son pome
+le titre de Comdie. Cela confirme ce que j'en ai dit, t. I, p. 484.]
+
+Un autre pont le conduit la cinquime valle[113], o sont jets dans
+de la poix brlante ceux qui ont fait un mauvais trafic et prvariqu
+dans leurs emplois. Ici se trouve cette comparaison justement vante o
+il emploie potiquement et en trs-beaux vers, dans la description de
+l'arsenal de Venise, un grand nombre d'expressions techniques. Telle
+que dans l'arsenal des Vnitiens, on voit pendant l'hiver bouillir la
+poix tenace destine radouber leurs vaisseaux endommags[114], et
+hors d'tat de tenir la mer; l'un remet neuf son navire, l'autre
+calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages: l'un
+retravaille la proue, l'autre la poupe: celui-ci fait des rames,
+celui-l tourne des cordages, un autre raccommode ou la misaine ou
+l'artimon; telle bouillait dans ces profondeurs, non par l'ardeur du
+feu, mais par un effet du pouvoir divin, une poix paisse et gluante,
+qui de toutes parts en enduisait les bords. Un diable noir, accourt les
+ailes ouvertes, saute lgrement de rochers en rochers, et vient jeter
+dans cette fosse un des Anciens de la rpublique de Lucques, ville o,
+s'il faut en croire le Dante, il tait si commun de trafiquer des
+emplois publics, que personne n'y tait exempt de ce vice[115]. Le damn
+va au fond, et revient la surface; mais tous les diables se moquent
+de lui; il n'y a point l, lui disent-ils, de sainte Face[116], comme
+Lucques, pour le dfendre; et quand il veut s'lever au-dessus de la
+poix bouillante, ils l'y replongent avec de longs crocs dont ils sont
+arms. Lorsque les voyageurs vont pour passer dans la valle suivante,
+une foule de ces diables arms de crocs se poste au bas du pont pour les
+arrter. Ici commence un long pisode o les diables trompent d'abord
+les deux potes, leur font prendre un dtour, sous prtexte que le pont
+est rompu, et s'offrent les conduire vers une autre arcade. Le chef de
+cette troupe leur donne pour escorte dix des diables qui la composent,
+et les dsigne tous par leurs noms. Ces noms sont de la faon du pote.
+Ce sont _Alichino, Calcabrina, Cagnazzo, Barbariccia, Libicocco_, ainsi
+des autres. Beau sujet commentaires que de chercher savoir o il les
+avait pris, et le sens qu'il y attachait. Les interprtes n'y ont pas
+manqu, et le rsultat est qu'aucun d'eux n'a pu y rien entendre[117].
+
+[Note 113: C. XXI.]
+
+[Note 114:
+
+ _Quale nell' Arzan de' Viniziani
+ Bolle l'inverno la tenace pece,
+ A rimpalmar li legni lor non sani_, etc.]
+
+[Note 115: Il dit cela dans un vers satyrique d'excellent got.
+
+ _Ogni uom v' baratlier, fuor che Bonturo_.
+
+Ce _Bonturo Bonturi_, de la famille des _Dati_, tait, selon tous les
+commentateurs, le plus effront de tous les _barattieri_, ou trafiquants
+d'emplois, de la ville de Lucques. Cette ironie spirituelle et piquante
+ne serait pas dplace dans une satyre d'Horace. En italien, la
+_baratteria_ est pour les emplois publics ce qu'est _la simonia_ pour
+ceux de l'glise.]
+
+[Note 116:
+
+ _Qu non ha luogo il santo Volto_.
+
+Allusion une sainte Face miraculeuse que les Lucquois prtendaient
+possder, et dont il parat qu'ils taient trs-fiers.]
+
+[Note 117: Je passe ici, pour abrger, beaucoup de dtails que les
+adorateurs du Dante regretteront peut-tre: je crois pourtant qu'il en a
+peu qui soient vraiment regretter. Ils me pardonneront du moins de
+n'avoir rien dit du dernier vers de ce vingt et unime chant.]
+
+La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des ides
+militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa posie devient pompeuse et
+bruyante comme elles. J'ai vu, dit-il[118], des cavaliers marcher en
+bataille, ou commencer l'attaque, ou passer en revue, et quelquefois
+battre en retraite; j'ai vu, gens d'Arezzo, des troupes lgres
+insulter votre territoire et y faire des expditions rapides: j'ai vu
+des tournois et des joutes guerrires, tantt au son des trompettes, ou
+au son des cloches portes sur des chars, tantt au bruit des tambours,
+ou signal donn par les chteaux avec des instruments, soit de notre
+pays, soit des nations trangres; mais je n'ai jamais vu marcher au son
+d'instruments si bizarres ni cavaliers ni pitons; on n'entendit jamais
+un pareil bruit sur un vaisseau quand on signale la terre ou les
+toiles. C'est dans cet appareil qu'ils ctoyent l'tang de poix
+bouillante ou les prvaricateurs sont plongs. Il se passe entre les
+damns et les diables des scnes horribles et ridicules. Ces diables,
+quand ils sont en gat ne sont pas de trop bons plaisants. C'est, ce
+qu'il parat, quelqu'une de ces farces grossires qu'on reprsentait
+alors devant le peuple, et o l'on mettait aux prises de pauvres mes
+avec des diables arms de tisons et de fourches (spectacles un peu
+diffrents de ceux qui amusaient les loisirs, levaient et anoblissaient
+les sentiments et les penses des anciens peuples), c'est quelqu'une de
+ces reprsentations fanatiques et burlesques, qui aura donn au Dante
+l'ide de cette espce de comdie dans l'Enfer. L'action en est vive,
+ptulante, mais elle ne produit rien que de triste et de rebutant pour
+le got. Plus on reconnat le pote dans quelques comparaisons et dans
+quelques dtails, plus on regrette de voir la posie employe un tel
+usage. Un Navarrois[119], favori du bon roi Thibault, comte de
+Champagne, et un moine de Gallura en Sardaigne[120], tourments pour le
+trafic honteux qu'ils firent sur la terre, ne sont pas des morts assez
+connus pour donner le moindre intrt ces dtails.
+
+[Note 118: C. XXII.
+
+ _Io vidi gi cavalier muover campo,
+ E cominciare stormo, e far la mostra,
+ E talvolta partir per loro scampo_, etc.]
+
+[Note 119: _Giampolo_, ou _Ciampolo_.]
+
+[Note 120: _Frate Gomita_, favori de _Nino de' Visconti_ de Pise,
+gouverneur ou prsident de Gallura.]
+
+Les deux potes ont enfin l'adresse d'chapper ces diables tapageurs,
+ cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixime valle[121].
+Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte
+et le sauve. Cette action rveille la sensibilit exquise et profonde
+de notre pote: quelque naturelle qu'elle ft en lui, on ne comprend pas
+comment il pouvait la retrouver au fond de ces abmes, et parmi d'aussi
+tristes fictions, Mon guide m'enleva, dit-il, comme une mre rveille
+par le bruit et qui voit prs d'elle les flammes de l'incendie, prend
+son fils, fuit sans s'arrter, plus occupe de lui que d'elle-mme, et
+sans prendre mme le temps de se vtir[122]. Il se laisse aller la
+renverse en me tenant ainsi sur la pente de ces rochers. L'eau qui se
+prcipite par un canal pour tourner la roue d'un moulin, ne coule pas
+aussi rapidement que mon matre descendit alors, en me portant sur sa
+poitrine, plutt comme son fils que comme un compagnon de voyage[123].
+
+[Note 121: C. XXIII.]
+
+[Note 122:
+
+ _Che prende'l figlio, e fugge, e non s'arresta,
+ Avendo pi di lui che di se cura,
+ Tanto che solo una camicia vesta_.
+
+Mot mot: Tant qu'elle sort vtue de sa seule chemise. Mais, encore
+une fois, il nous est dfendu d'tre aussi simples que les italiens,
+qui nous reprochons tant de ne l'tre pas.]
+
+[Note 123:
+
+ _Portando sene me sovra'l suo petto
+ Come suo figlio, e non come compagno_.]
+
+Dans cette sixime fosse, o les voil parvenus, ils trouvent les
+hypocrites marchant pas lents, peints de diverses couleurs, vtus de
+grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les
+yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or blouissant, mais en
+dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont
+courbs sous leur poids. Cet emblme est clair et significatif, mais le
+pote en tire peu de parti. Entour pendant sa vie de tant d'hypocrites
+sur la terre, il n'en reconnat que deux dans les Enfers, et ce sont
+deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont lis aucun souvenir
+historique[124]. Les autres restent enfoncs dans leurs capuces. Chacun
+peut se figurer qui il lui plat sous ces pesantes enveloppes. Depuis le
+sicle du Dante jusqu'au ntre, on n'a manqu dans aucun temps de gens
+dont le mtier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne
+connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs.
+
+[Note 124: Il faut cependant tre juste: Dante pouvait croire que
+ces noms, qui avaient brill un instant Florence, brilleraient aussi
+dans l'histoire. Ces deux hypocrites se nommaient, l'un _Catalano_, et
+l'autre _Loderingo_. Il taient chevaliers de l'ordre religieux et
+militaire des _Frati Godenti_, ou _Gaudenti_, dont nous avons parl dans
+le chap. VII, au sujet du pote _Guittone d'Arezzo_. Florence crut, en
+1266, apaiser les deux partis qui la divisaient, en mettant ces deux
+chevaliers, l'un Gibelin, l'autre Guelfe, la tte du gouvernement. Il
+se trouva que c'taient deux hypocrites; vendus tous deux aux Guelfes,
+ils opprimrent les Gibelins, firent brler leurs maisons, et les firent
+chasser de la ville. _Ind iroe_.]
+
+Avant de sortir de cette fosse, une rponse de l'un des deux Bolonais
+fait prouver Virgile un instant de trouble et mme de colre; mais ce
+nuage se dissipe bientt. L'ide de ce double mouvement suffit pour
+inspirer au Dante cette belle comparaison tire des objets les plus
+simples, mais exprime avec toutes les richesses de la posie homrique.
+Dans cette partie de la renaissante anne[125], o le soleil trempe ses
+cheveux dors dans l'onde du verseau, et o dj les nuits perdent de
+leur longue dure, quand le givre du matin ressemble sur la terre la
+neige, sa blanche soeur, mais qu'il doit se dissiper en peu de temps, le
+villageois qui manque de provisions pour ses troupeaux, se lve,
+regarde, et voyant la campagne toute blanchie, se livre au plus profond
+chagrin. Il retourne sa maison, et se plaint, errant a et l, comme
+un malheureux qui ne sait quel parti prendre. Il revient ensuite, et
+reprend l'esprance, en voyant la face de la terre change en peu de
+moments; il prend sa houlette et conduit ses brebis au pturage. C'est
+ainsi que mon matre me fit plir de crainte, quand je vis son front se
+troubler, et c'est ainsi qu'il gurit bientt lui-mme le mal qu'il
+m'avait fait.
+
+[Note 125: C. XXIV.
+
+ _In quella parte dei giovinetto anno
+ Che'l sole i crin sotto l'Aquario tempra,
+ E gi le nutti al mezzod s'envanno_, etc.]
+
+Du fond de la sixime valle o marchent les deux potes, il leur faut
+beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit la septime.
+Cette marche pnible est dcrite avec toutes les couleurs de la posie;
+mais il est impossible d'entrer dans tous ces dtails; de plus grandes
+beauts nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce
+trait que Virgile adresse son lve, dans un moment o il le voit
+manquer de force et de courage. Ce n'est, lui dit-il, ni en s'asseyant
+sur la plume ni sous des courtines qu'on acquiert de la renomme, et
+celui qui sans renomme consume sa vie, ne laisse aprs lui de traces
+sur la terre que comme la fume dans l'air ou l'cume sur l'onde[126].
+
+[Note 126:
+
+ _Che seggendo in piuma
+ In fama non sivien, n sotto coltre:
+ Sanza la qual chi sua vita consuma,
+ Cotal vestigio in terra di se lascia,
+ Qual fummo in aere, ed in acqua la schiuma_.]
+
+Les voleurs qui ont joint la fraude au brigandage sont punis dans cette
+fosse. Le fond en est combl d'un pais amas de serpents, tels que la
+sabloneuse Lybie, l'thiopie ni l'gypte n'en produisirent jamais de
+plus affreux. Parmi ces serpents les ombres coupables courent nues et
+pouvantes; elles courent les mains lies derrire le dos avec des
+couleuvres, dont la tte et la queue leur percent les reins, et se
+renouent ensemble devant eux. Un serpent s'lance sur une de ces ombres,
+la pique, la fait tomber en cendres; mais cette cendre se rassemble
+d'elle-mme, et l'ombre se relve telle qu'elle tait auparavant. C'est
+ainsi, dit le pote, en se servant d'expressions et d'images imites
+d'Ovide, et qu'il est bien extraordinaire que ces damns lui rappellent,
+c'est ainsi que de l'aveu des anciens sages, le Phnix meurt et renat
+quand la fin de son cinquime sicle approche[127]. Il ne se nourrit ni
+d'herbes ni de grains pendant sa vie, mais seulement de parfums, et des
+larmes de l'encens; et les parfums et la myrrhe sont le dernier lit o
+il repose. Cela est peut-tre beaucoup trop potique et trop beau pour
+un _Vanni Fucci_, voleur de vases sacrs Pistoie[128], qui n'est l
+que pour dire quelque mots obscurs, et qui ont besoin de commentaire,
+sur les _Blancs_ et les _Noirs_, ces deux factions nes dans sa patrie,
+et qui avaient fait ensuite tant de mal aux Florentins. Il prend la
+fuite aprs avoir maudit Dieu, Pistoie et Florence. Il est poursuivi par
+un Centaure[129] couvert de serpents depuis la croupe jusqu' la face.
+Un dragon enflamm se tient, les ailes tendues, debout sur ses paules.
+Ce Centaure est Cacus, ce brigand du mont Aventin, tu par Hercule,
+quoique Cacus ne ft point un Centaure.
+
+[Note 127: Imitation ou traduction abrge de ce beau passage des
+Mtamorphoses d'Ovide:
+
+ _Una est, quoe reparet, seque ipsa reseminet ales.
+ Assyrii Phoenica vocant: non fruge, neque herbis,
+ Sed turis lacrimis, et succo vivit amomi_.
+ Mtam., l. XV, v. 392 et suiv.]
+
+[Note 128: Ce misrable avait vol le trsor de la sacristie du dme
+de Pistoie: un de ses amis, nomm _Vanni della Nona_, aussi honnte
+homme que lui sans doute, les avait recls. On souponna de ce vol un
+autre homme que l'on mit en prison. _Fucci_ le tira d'affaire en lui
+conseillant de faire faire, par le podestat, une recherche dans la
+maison de _Vanni della Nona_. Les effets furent trouvs, et le
+malheureux _Vanni_ pendu. Dante met quelquefois de bien vils coquins
+dans son Enfer.]
+
+[Note 129: C. XXV.]
+
+Trois ombres s'lvent la fois du fond de la fosse. Deux serpents
+normes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement
+chacune d'elles, se collent tout entiers leurs corps, enlacent leurs
+pattes leurs bras, leurs flancs, leurs jambes. Par une
+mtamorphose trange et par trois procds diffrents, dcrits tous les
+trois avec une varit prodigieuse, les membres et le corps des
+serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns
+dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures
+d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du
+serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent
+vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie
+imitative, perdrait trop tre abrg ou mme traduit. Il est plein de
+verve, d'inspiration, de nouveaut. C'est peut-tre un de ceux o l'on
+peut le plus admirer le talent potique du Dante, cet art de peindre par
+les mots, de reprsenter des objets fantastiques, des tres ou des faits
+hors de la nature et de toute possibilit, avec tant de vrit, de
+naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant
+lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus.
+
+Dans cette trange mtamorphose, les serpents qui se transforment en
+hommes et les hommes mtamorphoss en serpents sont des damns les uns
+comme les autres. Tous ont t des citoyens distingus de Florence, qui
+sont punis dans cette fosse rserve aux voleurs, non pour des vols
+particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus
+clairs, pour avoir, dans les premiers emplois, dtourn leur profit
+les impts, ou fait de toute autre manire leur fortune aux dpens de la
+rpublique[130]. Ayant ainsi consacr et comme immortalis leur
+opprobre, le pote triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur
+cette odieuse Florence qui l'a proscrit. Jouis, Florence,
+s'crie-t-il[131]! tu t'es leve si haut que ta renomme vole sur la
+terre et sur la mer, et que ton nom se rpand dans l'Enfer mme. J'ai
+trouv parmi les voleurs cinq de tes citoyens d'un tel rang que j'en
+rougis, et qu'il t'en revient peu de gloire. Il prsage ensuite son
+ennemie des malheurs que ses plus proches voisins dsirent, et qu'il ne
+saurait voir arriver trop tt. Puis reprenant sa route avec son guide,
+ils entrent dans la huitime valle.
+
+[Note 130: Les cinq prvaricateurs qu'il nomme avec un art
+particulier, et mesure qu'il les peint comme agents ou patients de ce
+singulier supplice, sont _Cianfa Donati, Agnel Brunelleschi, Buoso
+Donati, Puccio Sciancato_ et _Francesco Guercio Cavalcante_. Le
+quatrime nom seul est obscur; les _Donati_, les _Brunelleschi_, et les
+_Cavalcanti_ taient des premires familles de Florence.]
+
+[Note 131: C. XXV.
+
+ _Godi, Firenze, poi che se' si grande
+ Che per mare e per terra butti l'ali,
+ E per lo'nferno il tuo nome si spande_.]
+
+Elle est remplie de flammes tincelantes, divises en groupes enflamms
+et mobiles, dont chacun contient une me criminelle qu'on ne voit pas.
+Un spectacle si nouveau que le pote se cre lui-mme, lui inspire
+deux comparaisons trs-diffrentes entre elles; l'une tire des objets
+champtres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous
+les grands potes, l'autre des traditions de l'criture et de l'Histoire
+des Prophtes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le
+villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs
+jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la valle, peut-tre
+l'endroit mme o sont ses vignes et ses champs; et les damns sont
+envelopps et cachs dans ces flammes, de mme qu'Elyse vit disparatre
+le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux,
+il n'aperut plus que la flamme qui s'levait contre un lger nuage.
+
+Une de ces flammes est double, et Virgile lui apprend qu'elle renferme
+Ulysse et Diomde; ils y expient l'invention frauduleuse du cheval de
+Troie, l'enlvement du Palladium et la mort de Didamie. Le premier,
+interrog par Virgile, raconte ses voyages et sa mort tout autrement
+qu'on ne les lit dans l'_Odysse_. Il erra long-temps avec ces
+compagnons dans la Mditerrane. Passant ensuite le dtroit de
+Gibraltar, ils s'avancrent dans l'Ocan; le cinquime mois, ils
+aperurent de loin une haute montagne. Ils essayaient d'en approcher
+lorsqu'un tourbillon s'leva de cette terre nouvelle, et les enfona,
+eux et leur vaisseau, jusqu'au fond des mers. Les commentateurs[132]
+veulent que Dante, en suivant une tradition diffrente de celle
+d'Homre, et dont on trouve quelques traces dans Pline et dans
+Solin[133], dsigne ainsi la montagne du haut de laquelle on feint
+qu'tait le Paradis terrestre, o il doit monter dans la seconde partie
+de son pome; mais rien dans le texte n'indique cette intention. Il faut
+peut-tre aller plus loin que les commentateurs. En effet, ne serait-il
+pas possible que le Dante et eu quelque connaissance ou quelque ide de
+la grande catastrophe de l'le Atlantide, qui parat avoir t place
+dans l'Ocan qui porte encore son nom; que cette montagne, d'o s'lve
+un tourbillon destructeur, ft le volcan de Tnriffe, qui, depuis
+long-temps teint, domine sur les Canaries, anciens dbris de la grande
+le, et qu'enfin le pote et voulu consigner cette tradition dans son
+ouvrage? Je livre aux studieux amateurs du Dante cette conjecture, que
+ce n'est pas ici le lieu d'approfondir, mais qui s'accorderait peut-tre
+avec ce que les anciens ont dit des les Fortunes, o ils plaaient le
+sjour des bienheureux, et avec ce qu'en ont crit quelques modernes.
+Ne pourrait-on pas croire aussi, et peut-tre avec plus de
+vraisemblance, que, quoique l'Amrique ne ft pas encore dcouverte, il
+courait dj des bruits de l'existence d'un autre monde, au-del des
+mers; et que le Dante, attentif recueillir dans son pome toutes les
+connaissances acquises de son temps, ne ngligea pas mme ce bruit, si
+important par son objet, tout confus qu'il tait encore[134]?
+
+[Note 132: _Daniello, Landino, Vellutello, Venturi_, et plus
+rcemment _Lombardi_.]
+
+[Note 133: Ils donnent Ulysse pour fondateur Lisbonne, ou
+Ulisbonne, ville situe sur cette mer.]
+
+[Note 134: Le discours d'Ulysse ses compagnons parat plus
+favorable cette dernire vue Ne refusez pas, leur dit-il, ce peu de
+vie qui vous reste, la connaissance d'un monde sans habitants, que vous
+pouvez acqurir en suivant le cours du soleil.
+
+ _A questa tanto picciola vigilia
+ De' vostri sensi, ch' del rimanente,
+ Non vogliate negar l'esperienza,
+ Diretro al sol, del mondo senza gente_.]
+
+Une autre flamme s'avance[135]; ses pointes recourbes s'agitent en
+forme de langue, comme celles de la premire, et font entendre des
+gmissements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau
+brlant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son
+inventeur[136].
+
+[Note 135: C. XXVII.]
+
+[Note 136:
+
+ _Come'l bue Civilian che mugghi prima
+ Col pianta di colui_ (_e ci fu dritto_)
+ _Che l'avea temperato con sua lima,
+ Mugghiava con la voce dell' afflitto_, etc.
+
+littralement: Ce taureau d'airain _mugissait avec la voix du
+malheureux_ qui y tait enferm, expression neuve et aussi juste que
+potique.]
+
+C'est l'me de Gui de Montefeltro qui est renferme dans cette flamme.
+Gui reconnat Dante, et l'interroge le premier sur l'tat actuel de la
+Romagne, qu'il avoue avoir t sa patrie. Dante l'en instruit en peu de
+mois, et l'interroge son tour. Gui lui raconte alors son histoire. Il
+avait t homme de guerre, clbre par des actions d'clat, mais o la
+ruse avait plus de part que le courage. Il s'tait fait ensuite
+Cordelier[137], et ne songeait qu' son salut, quand le prince des
+nouveaux Pharisiens, qui tait en guerre, non avec les Sarrazins ou les
+Juifs, mais avec des Chrtiens[138], vint dans son clotre, et lui
+demanda quelque ruse pour perdre ses ennemis, et pour leur prendre
+Preneste. Il vit en lui des scrupules; mais il parvint les lever, et
+lui arracher cette espce d'oracle, qu'au reste celui qui le demandait
+tait fort en tat de se prononcer lui-mme: Beaucoup promettre et
+tenir peu t'assurera la victoire[139]. Ce pape, car on reconnat ici
+Bonifaoe VIII, qui notre pote ne perd aucune occasion de rendre le
+mal que Boniface lui avait fait; ce pape avait promis Gui le ciel pour
+rcompense. Je puis, comme tu sais, lui avait-il dit, fermer et ouvrir
+le ciel, et c'est pour cela que nous avons deux clefs[140]; mais sa
+mort, lorsque saint Franois vint pour s'emparer de son me, un diable
+plus prompt la saisit et la jeta dans le brasier ternel. Cela est
+racont trs-srieusement, et mme en trs-bons vers. Je l'abrge en
+prose tout aussi srieuse, et crois inutile de rpter ici des
+rflexions que chacun fait assez de soi-mme.
+
+[Note 137:
+
+ _I fui uom d'arme, e po' fui cordigliero_.
+
+Ces moines taient ainsi nomms en France, dit le P. Lombardi, cause
+de la corde qui leur servait de ceinture. Le vritable mot italien est
+_francescano_.]
+
+[Note 138:
+
+ _Lo Principe de' nuovi Farisei_.
+
+Ce prince est le Pape, et ces nouveaux Pharisiens, les cardinaux et les
+prlats de sa cour: les Chrtiens avec lesquels il tait en guerre,
+taient les Colonna, dont le palais tait voisin de
+Saint-Jean-de-Latran;
+
+ _Avendo guerra presso a Laterano_.]
+
+[Note 139:
+
+ _Lunga proniessa, con l'attender corto
+ Ti far trionfar nell' alto seggio_.
+
+D'aprs ce conseil, le vieux pape feignit d'tre touch du sort des
+Colonna qui taient renferms dans cette ville; il promit de leur
+pardonner, et de les rtablir dans leurs biens, s'ils lui remettaient
+Preneste, et s'ils s'humiliaient devant lui. Ils rendirent la ville, et
+le pape la fit raser tout entire, et les perscuta plus obstinment que
+jamais.]
+
+[Note 140:
+
+ _Lo ciel poss'io serrare e disserrare,
+ Come tu sai: per son due le chiavi_.]
+
+Dans la neuvime fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont rpandu des
+hrsies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de
+sang, et prsentent des spectacles hideux. Dante frmit lui-mme du sang
+et des plaies dont il va parler[141]. Toute autre langue que la sienne
+ne pourrait rendre de tels objets, qui sont gravs dans sa pense, et se
+sentirait dfaillir. Les champs fertiles de la Pouille, baigns
+autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal,
+ensanglants depuis par les combats de Robert Guiscard, et rcemment par
+cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les
+morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutils et leurs
+blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil.
+
+[Note 141: C. XXVIII.]
+
+Mahomet parat le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre,
+fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres
+endroits, reprocher au pote, non, certes, la faiblesse de ses
+peintures, mais leur hideuse et dgotante fidlit. Ali et tous les
+autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de mme, vont en
+troupe avec le prophte des Musulmans. Des hrtiques, des intrigants et
+des brouillons plus modernes, mais plus obscurs[142], viennent ensuite.
+Les uns ont les lvres, la langue, les oreilles ou le nez coups, les
+autres les deux mains. Ils lvent les bras, et le sang ruisselle sur
+leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre tte, spare de
+son corps, et la porte devant les yeux de ceux qui il parle. Ce
+dernier qui n'est ici prsent que comme un artisan de fraude, confident
+d'un jeune prince qui il donna de perfides conseils, figure des
+titres plus honorables dans l'Histoire littraire de France: c'est
+Bertrand de Born[143], l'un de nos plus clbres Troubadours.
+
+[Note 142: L'un d'eux avait fait rcemment beaucoup de bruit. C'est
+un certain _Fr Dolcino_, ermite hrtique, qui prchait, entr'autres
+erreurs, que la communaut des biens, et mme celle des femmes, tait
+permise aux chrtiens. Il ne manqua pas de proslytes. Suivi de plus de
+trois mille hommes et femmes, il vivait avec eux, dans cet tat de
+nature et de promiscuit qui tait le fond de sa doctrine. Quand les
+vivres leur manquaient, ils fondaient sur les proprits et pillaient
+tout aux environs. Ils commirent pendant deux ans toutes sortes d'excs.
+Ils furent enfin surpris dans les environs de Novarre. _Fr Dolcino_ fut
+brl comme hrtique, avec Marguerite sa compagne, et plusieurs autres
+de ses complices des deux sexes. C'est peut-tre un des caractres les
+plus extraordinaires de ce genre qui aient jamais exist. Voyez son
+histoire (_Historia Dulcini_), dans le recueil de Muratori, _Script.
+rer. italic._ t. IX.]
+
+[Note 143: Ou, comme Dante l'appelle, _Bertram dal Bornio_. Il tait
+sans doute peu connu en Italie, parce qu'il appartient l'histoire
+d'Angleterre et de France; et cette ignorance o l'on tait son gard
+a jet tous les commentateurs sans exception dans des erreurs qu'ils se
+sont successivement transmises. Le texte mme du Dante, qu'ils ne
+comprenaient pas, en a t altr. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer
+dans la discussion de ce passage, o j'ai, le premier, souponn de
+l'altration et de l'erreur. C'est le sujet d'une dissertation
+particulire, et non d'une note, qui excderait toute proportion.]
+
+Les yeux du Dante, fatigus de ces tristes spectacles, sentaient le
+besoin de pleurer[144]. Virgile le presse de hter le pas. Le temps
+s'coule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont voir
+encore. Ils ont aperu de loin une ombre qui montrait le Dante, et
+semblait le menacer; c'tait celle d'un de ses parents, homme de
+mauvaise vie[145], qui avait t tu dans une rixe, et qui lui en
+voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas t venge par sa
+famille. Aprs un dialogue peu intressant sur ce sujet, les deux potes
+arrivent la dixime et dernire de ces fosses, qui, toutes comprises
+dans le huitime cercle, vont toujours s'inclinant par degrs vers le
+centre, sur lequel toutes psent la fois. Des cris plaintifs et divers
+frappent l'oreille et blessent le coeur des pointes aigus de la
+piti[146]. Tous les maux entasss dans les hpitaux les plus malsains
+galeraient peine ceux qui sont accumuls dans cette fosse. Les damns
+s'y tranent, comme des moribonds couverts de lpre ou comme des
+pestifrs. Leur peau cailleuse est tourmente de dmangeaisons
+insupportables; ils la dchirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs
+espces de faussaires: l'un avait falsifi les mtaux; il tait
+d'Arezzo[147], et avait tromp un certain Albert de Sienne, homme
+simple, que l'vque de cette ville avait veng en faisant brler vif,
+comme magicien, le faussaire. Ceci amne contre les Siennois une tirade
+satirique, o l'on distingue ce trait dcoch la fois contre eux et
+contre les Franais. Fut-il jamais nation plus vaine que la Siennoise?
+Certes, la Franaise elle-mme ne l'est pas autant de beaucoup[148].
+Nation vaine ou frivole si l'on veut; mais quel rapport y a-t-il alors
+entre nous et ce crdule Albert? Nation sotte et de peu d'esprit, comme
+quelques commentateurs l'entendent[149]; mais quel rapport entre ces
+dfauts et les ntres?
+
+[Note 144: C. XXIX.]
+
+[Note 145: Il se nommait _Geri del Bello_.]
+
+[Note 146: Comment rendre autrement ces expressions, si hardiment
+figures?
+
+ _Lamenti saettaron me diversi
+ Che di piet ferrati avean gli strali_.]
+
+[Note 147: Son nom tait Griffolin. Il avait fait croire
+l'imbcille Albert qu'il savait l'art de voler dans l'air, et lui avait
+promis de le lui apprendre. N'ayant pu remplir sa promesse, Albert se
+plaignit l'vque de Sienne, qui le regardait comme son fils; cet
+vque fit un procs Griffolin, et le condamna au feu comme magicien.
+Mais ce n'est pas pour cela que celui-ci est damn. Minos, qui on n'en
+impose pas, lui a inflig cette peine parce qu'il avait fait dans le
+monde le mtier trompeur d'alchymiste.]
+
+[Note 148:
+
+ . . . . . . . _Hor fu giamai
+ Gente si vana come la Senese?
+ Certo non la Francesca si d'assai_.]
+
+[Note 149:
+
+ _Per gente vana intende egli gente di poco senno_.
+ (LOMBARDI.)]
+
+C'est par des exemples tirs des fureurs d'Athamas et de celles d'Hcube
+que Dante essaie de nous faire comprendre[150] la rage que paraissaient
+prouver deux ombres qui couraient comme des forcenes: ce sont celles
+de deux faussaires qui le furent dans deux genres bien diffrents; mais
+on doit tre maintenant fait ces disparates. L'une est l'me antique
+de la sclrate Myrrha[151], qui se rendit plus amie de son pre qu'une
+fille ne doit l'tre, en se cachant sous de fausses apparences; l'autre
+est un Florentin qui avait escroqu une belle jument, en dictant et
+signant un testament faux, dans le got de celui de notre comdie du
+_Lgataire_. Matre Adam, faux monnoyeur de Brescia, est gonfl par
+l'hydropisie et brl par la soif. Les clairs ruisseaux qui des vertes
+collines du Casentin tombent dans l'Arno, et leurs canaux bords de
+frais ombrages, lui sont toujours prsents, et leur image le dessche
+plus encore que la maladie qui le consume[152]. Sentiment naturel et
+profond que le Tasse a trs-heureusement imit dans le treizime chant
+de son pome, lorsqu'il fait cette admirable description de la
+scheresse qui dsola l'arme chrtienne, et qu'il peint, comme le
+Dante, l'effet que produisait sur des malheureux tourments par la soif
+l'image frache et humide des torrents des Alpes, des vertes prairies et
+des fraches eaux, qui bouillonnait dans leur pense[153]. Dante, qui se
+plat toujours mler des personnages anciens avec les modernes, place
+dans cet Enfer des faussaires, non seulement l'incestueuse Myrrha, mais
+le tratre Sinon et la femme de Putiphar, qui accusa faussement Joseph.
+Toutes ces ombres se querellent et s'injurient. Dante prte
+involontairement l'oreille et s'arrte. Virgile le rappelle lui-mme,
+et lui reproche de vouloir entendre ce qu'il y a de la bassesse
+couter. Dante rougit, et continue de suivre son matre.
+
+[Note 150: C. XXX.]
+
+[Note 151:
+
+ _Quell' l'anima antica
+ Di Mirra scelerata, che divenne
+ Al padre fuor del dritto amore, amica_.]
+
+[Note 152:
+
+ _Li ruscelletti, che de' verdi colli
+ Del Casentin discendon giuso in Arno,
+ Facendo i lor canali freddi e molli,
+ Sempre mi stanno innanzi, e non indarno,
+ Che l'immagine lor via pi m'asciuga
+ Che'l male ond'io nel volto mi discarno_.]
+
+[Note 153:
+
+ _Che l'immagine lor gelida, e molle
+ L'asciuga e scalda, e nel pensier ribolle._
+ (_Gierusal. lib._ c. XIII., st. 80.)]
+
+Ils marchent tous deux en silence[154] vers le puits central qui conduit
+au neuvime et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'abme.
+Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit
+et moins que le jour[155]. Tout coup le son clatant d'un cor se fait
+entendre, tel que Roland ne sonna point d'une manire aussi terrible
+aprs la douloureuse dfaite de Charlemagne Roncevaux. Dante tourne la
+tte de ce ct; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois
+gants normes, Nembroth, phialte, Ante, qui s'lvent en effet comme
+des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le
+pote s'arrte dcrire leur stature prodigieuse, et peindre par des
+comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui
+fait connatre l'un aprs l'autre, avec des circonstances historiques et
+potiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arrter. C'est Ante
+qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Ante les soulve
+tous deux d'une seule main, les dpose lgrement au fond du gouffre, et
+se redresse comme le mt d'un vaisseau.
+
+[Note 154: C. XXXI.]
+
+[Note 155:
+
+ _Quivi era men che notte e men che giorno_.]
+
+Dante, frapp de l'ide des terribles objets qui l'attendent, voudrait
+pouvoir former des sons plus pres[156] et plus convenables cet
+affreux sjour. Il invoque de nouveau les Muses, et s'enfonce, pour
+ainsi dire, dans toute l'horreur de son sujet. Dans ce cercle sont punis
+les tratres. Il se partage en quatre fosses ou valles. La premire
+porte le nom de _Can_: c'est celle des assassins qui ont tu en
+trahison. Un lac glac la remplit. Les criminels sont plongs jusqu'au
+cou dans la glace, et leurs ttes hideuses s'agitent, se haussent et se
+baissent la surface, versant, force de douleurs, des larmes qui se
+glent autour de leurs yeux et sur leurs joues. Deux ttes colles front
+contre front, et dont les cheveux sont entremls, sont celles de deux
+frres qui s'taient tus l'un l'autre, comme Etocle et Polinice[157].
+Dante, en avanant sur la glace, au milieu de toutes ces ttes, en
+heurte une qu'il croit reconnatre. Il la saisit par les cheveux, et
+veut, malgr sa rsistance, la contraindre de se nommer. C'est une autre
+tte qui prononce le nom de _Bocca_, misrable qui, dans la bataille de
+Montaperti, marchant avec les Guelfes, et gagn par l'or des Gibelins,
+coupa la main de celui qui portait l'tendard, et causa la droute et le
+massacre de l'arme. Ce tratre est accompagn de quelques autres, dont
+le pote fait justice. Leurs ttes sont l'entre de la seconde
+division de ce cercle, qui porte le nom d'_Antenor_, et o sont enfoncs
+tous les tratres leur patrie.
+
+[Note 156: C. XXXII.]
+
+[Note 157: Ils taient fils d'_Alberto degli Alberti_, noble
+florentin, et s'appelaient, l'un Alexandre, et l'autre Napolon _degli
+Alberti_.]
+
+Dante dtournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aperut deux ombres
+plonges dans la mme fosse et acharnes l'une sur l'autre.... Oserai-je
+le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si clbre, et
+qui est peut-tre encore au-dessus de sa renomme? Trouverai-je dans une
+langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes
+couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai
+du moins. Ce qui fait la difficult de l'entreprise y donne de
+l'attrait. D'autres l'ont essay avant moi; mais ils semblent avoir
+craint d'tre simples, et je tcherai surtout de conserver cette
+peinture son effroyable simplicit.
+
+Je vis, continue le pote, deux ombres glaces dans une seule fosse:
+l'une des ttes couvrait l'autre, et comme un homme affam mange du
+pain, de mme la tte qui tait dessus enfonait dans l'autre ses dents,
+ l'endroit o le cerveau se joint la nuque du cou[158]. O toi, lui
+dis-je, qui montres par une action si froce ta haine pour celui que tu
+dvores, dis-m'en la cause, afin que si tu as raison de le har, sachant
+qui vous tes et quel fut son crime, je puisse, de retour au monde,
+venger ta mmoire, si ma langue ne se dessche pas!
+
+[Note 158:
+
+ _E come'l pan per fame si manduca
+ Cosi'l sovran li denti all' altro pose
+ La' ve'l cervel s'aggiunge colla nuca_, etc.
+
+Une fausse dlicatesse peut trouver dans ces vers et dans leur
+traduction une espce de crudit de style; mais ce n'est ni au Dante, ni
+ sa langue, qu'il faut la reprocher; c'est nous et la ntre.]
+
+Le coupable dtourna sa bouche de cette horrible pture[159], et
+l'essuyant avec les cheveux de la tte dont il avait rong le crne, il
+me dit: Tu veux que je renouvelle une douleur aigrie par le dsespoir,
+et dont la seule pense m'oppresse le coeur, avant que je commence
+parler, mais si mes paroles doivent tre un germe qui ait pour fruit
+l'opprobre de celui que je dvore, tu me verras la fois parler et
+verser des larmes. Je ne sais qui tu es, ni de quelle manire tu es
+descendu ici-bas; mais tu me parais Florentin ton langage. Tu dois
+savoir que je suis le comte Ugolin, et celui-ci l'archevque Roger. Je
+t'apprendrai maintenant pourquoi je le traite ainsi. Je n'ai pas besoin
+de dire que m'tant fi lui, je fus pris et mis mort par l'effet de
+ses perfides conseils; mais ce que tu ne peux avoir appris, mais combien
+ma mort fut cruelle, tu vas l'entendre, et tu sauras alors s'il m'a
+offens.
+
+[Note 159: C. XXXIII.
+
+ _La bocca sollev dal fiero pasto
+ Quel peccator, forbendola a' capelli
+ Del capo ch'egli avea diretro guasto_; etc.]
+
+Dans la tour obscure qui a reu de moi le nom de _Tour de la Faim_, et
+o tant d'autres ont d tre enferms depuis, une ouverture troite
+m'avait dj laiss voir plus de clart[160], lorsqu'un songe affreux
+dchira pour moi le voile de l'avenir. Je crus voir celui-ci, devenu
+matre et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux vers la montagne
+qui empche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoy en avant les
+_Gualandi_, les _Sismondi_ et les _Lanfranchi_, avec des chiennes
+maigres, avides et dresses la chasse. Aprs avoir couru peu de temps,
+le pre et ses petits me parurent fatigus, et je crus voir les dents
+aigus de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m'veillai vers
+le matin, j'entendis mes enfants, qui taient auprs de moi, pleurer en
+dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel, si dj tu n'es mu en
+pensant ce que mon coeur m'annonait; et si tu ne pleures pas,
+qu'est-ce donc qui peut t'arracher des larmes?
+
+[Note 160: Je lis _pi lume_ avec _Landino_, _Vellutello_, Alde
+_Lombardi_, et le plus grand nombre des manuscrits. Si on lit _pi
+lune_, comme l'dition des acadmiciens de la Crusca, et quelques
+autres, il faut traduire: m'avait dj laiss voir plusieurs fois la
+clart de la lune.]
+
+Dj ils taient veills; l'heure approchait o l'on apportait notre
+nourriture, et chacun de nous, cause de son rve, doutait de la
+recevoir. J'entendis qu'on fermait la porte au bas de l'horrible tour.
+Alors je regardai mes fils sans dire une parole. Je ne pleurais point;
+je me sentais en dedans ptrifi. Ils pleuraient, eux; et mon petit
+Anselme me dit: Comme tu nous regardes, mon pre! qu'as-tu? Je ne
+pleurai point encore; je ne rpondis point pendant tout ce jour, ni la
+nuit suivante, jusqu'au retour du soleil. Lorsque quelques rayons
+pntrrent dans cette prison douloureuse, et que je vis sur quatre
+visages les propres traits du mien, transport de douleur, je me mordis
+les deux mains. Eux, pensant que j'y tais pouss par la faim, se
+levrent tout coup, et me dirent: Mon pre[161], nous souffrirons
+beaucoup moins, si tu veux te nourrir de nous. Tu nous as revtus de
+ces chairs misrables; dpouille-nous-en aussi. Alors je me calmai, pour
+ne pas augmenter leur peine. Ce jour et le suivant nous restmes tous en
+silence. O terre impitoyable! pourquoi ne t'ouvris-tu pas? Quand nous
+fmes parvenus au quatrime jour, Gaddi se jeta tendu mes pieds, en
+me disant: Mon pre, que ne viens-tu me secourir? et il mourut; et je
+vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l'un aprs
+l'autre, du cinquime au sixime jour. Je me mis alors me traner en
+aveugle sur chacun d'eux, et je ne cessai de les appeler trois jours
+entiers aprs leur mort. La faim acheva ensuite ce que n'avait pu la
+douleur.--Quand il et dit ces mots, roulant les yeux, il reprit entre
+ses dents le malheureux crne, et comme un chien dvorant, il les y
+enfona jusqu'aux os.
+
+[Note 161:
+
+ _Padre, assai ci fia men doglia
+ Se tu mangi di noi: tu ne vestisti
+ Queste misere carni, e tu le spoglia_.
+
+Ce tercet paraissait au Tasse plein d'une expression si tendre et si
+noble, il lui plaisait tant, au rapport du pre Venturi, qu'il ne se
+lassait point de le citer et d'en faire l'loge. Mais ce mme tercet est
+excessivement difficile traduire. _Se tu mangi di noi_, est mme
+tout--fait intraduisible: il est impossible de dire en franais,
+_manger de nous_, comme on dit _manger du pain_, et c'est cependant
+cette ressemblance d'expression qui, dans l'italien, est en mme temps
+nave et terrible. _Dpouille-nous-en aussi_, paratra peut-tre bien
+nu; mais comment rendre autrement ces mots si touchants: _e tu le
+spoglia_. J'ai du moins sauv cette figure potique: _Vestire spogliare
+le carni_, qui est du style religieux, ou mme biblique si l'on veut,
+mais qui n'en avait ici qu'une proprit de plus, et laquelle aucun
+des traducteurs franais du Dante n'a song. Enfin j'ai respect, autant
+que je l'ai pu, cette effrayante, sans doute, mais admirable
+simplicit.]
+
+Loin d'tre fatigue par un rcit aussi nergique, la voix du Dante
+s'lve encore avec une force nouvelle, pour lancer des imprcations
+contre Pise, qui avait souffert dans ses murs cette action barbare. Si
+le comte Ugolin passait pour l'avoir trahie, il ne fallait pas du moins
+envelopper dans son supplice ses fils, dont un ge si tendre attestait
+l'innocence. Il appelle cette ville nouvelle Thbes et la honte de
+l'Italie. Puisque les peuples voisins n'en font pas justice, il dsire
+que les petites les de _Capraia_ et de la _Gorgone_, situes prs
+l'embouchure de l'Arno, se dtachent, ferment le cours du fleuve, et en
+fassent remonter les eaux, pour aller dans Pise mme submerger tous ses
+habitants.
+
+Cette effrayante et terrible scne doit rendre languissant et faible
+tout ce que l'Enfer mme peut encore offrir. On se soucie peu d'un
+_Alberic_[162] qui avait fait massacrer tous ses parents dans un repas
+o ils taient ses convives, et de quelques autres misrables plongs
+dans la glace, la tte renverse, et les larmes geles et amonceles
+dans les yeux. On regrette que Dante ne l'ait pas senti, et n'ait pas vu
+que du moment o il avait fait parler Ugolin au fond du gouffre, il
+n'avait rien de mieux faire que d'en sortir. Il n'y reste pas
+long-temps. Entr dans la quatrime et dernire division de ce dernier
+cercle, o sont punis les tratres les plus coupables, il voit flotter
+l'tendard du prince des Enfers[163]. Il aperoit, en traversant cet
+espace, les damns qui le remplissent, couverts d'une glace
+transparente, dans diverses attitudes, et comme des objets conservs
+dans du verre. Tout se tait. Aprs l'agitation bruyante des autres
+cercles, il ne restait peut-tre plus, pour frapper l'imagination, et
+pour lui faire concevoir le dernier excs de la douleur, d'autre moyen
+que le silence. Au centre, rgne Lucifer, enfonc jusqu'aux reins dans
+la glace. Sa taille plus que gigantesque, son pouvantable difformit,
+sont peintes des traits les plus forts qu'ait pu tracer le pote. Cela
+dut faire une grande sensation de son temps, o le seul ressort de la
+morale tait la crainte, o celui de la crainte tait le diable, et o
+chacun s'tudiait donner au diable tout ce qui pouvait inspirer le
+plus d'effroi. Aujourd'hui cela perd tout son effet, et rien de plus
+froid qu'une peinture terrible qui n'inspire point de terreur.
+
+[Note 162: C'tait encore un _Cavalier Gaudente_, qu'on appelait
+pour cela _Frate Alberigo_, quoiqu'il ft militaire. Il tait de la
+maison des Manfrdi, seigneurs des Faenza.]
+
+[Note 163: C. XXXIV.
+
+ _Vexilla regis prodeunt inferni_, etc.]
+
+Sans nous occuper donc des trois normes faces du monstre, l'une rouge,
+l'autre noire et l'autre jauntre, de ses trois gueules cumantes qui
+mchent ternellement trois damns[164], de ses six ailes dmesures, et
+de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler
+que le centre de l'Enfer, o l'archange rebelle est plong, est aussi le
+centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tir de cette ide.
+Virgile le prend sur ses paules, saisit le moment o Lucifer cesse
+d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les
+flancs du monstre sont couverts comme d'une paisse toison, et descend
+ainsi jusqu' sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il
+tourne, avec beaucoup d'efforts, sa tte o il avait les pieds, et monte
+au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, dpose
+Dante sur le bord, et y monte aprs lui. Les jambes renverses de Satan
+sortent par ce soupirail; il est l toujours debout, la place o il
+tomba du ciel. Il s'enfona jusqu'au centre de la terre, et il y resta
+fix. C'est-l que cesse d'agir cette force de gravitation qui entrane
+tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu' travers la
+mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des
+effets produits sur la forme de la terre, par la chute mme de Satan,
+le Dante et dj cette ide[165]. Au-dessus de l'endroit o les deux
+potes se sont assis, un ruisseau tombe travers les rochers; ils
+montent l'un aprs l'autre par la route troite et difficile que l'eau a
+creuse; ils voient enfin reparatre la lumire, et se trouvent, aprs
+tant de fatigues, rendus la clart du jour.
+
+[Note 164: Le premier est Judas Iscariotte, et les deux autres, sans
+qu'on puisse voir quel rapport ont avec Judas ces deux meurtriers
+clbres, Brutus et Cassius.]
+
+[Note 165: Il l'nonce clairement par ces mots qu'il met dans la
+bouche de Virgile:
+
+ _Tu passasti il punto
+ Al qual si traggon d'ogni parte i pesi_.]
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+_Suite de l'Analyse de la Divina Commedia_.
+
+_Le Purgatoire_.
+
+
+Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un pote, c'est
+certainement dans les premiers vers que Dante laisse chapper avec une
+sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des rgions moins
+affreuses, o du moins l'esprance accompagne et adoucit les tourments.
+Son style prend tout coup un clat, une srnit qui annonce son
+nouveau sujet. Ses mtaphores sont toutes empruntes d'objets riants. Il
+prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne
+la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et
+qu'elle n'a jamais surpass depuis. Pour voguer sur une onde plus
+favorable[166], la nacelle de mon gnie dresse ses voiles, et laisse
+derrire elle cette mer si terrible. Je vais chanter ce second rgne, o
+l'me humaine se purifie et devient digne de monter au Ciel. Mais ici,
+muses sacres, puisque je suis tout vous, que la posie morte
+renaisse, que Calliope relve un peu mes chants, qu'elle les accompagne
+de ces accords, dont les malheureuses filles de Pirius se sentirent
+frappes, et qui leur trent tout espoir de pardon. Puis, commenant
+tout de suite son rcit par une description presque magique: La douce
+couleur du saphir oriental, qui se condensait, dit-il, dans la
+perspective riante d'un air pur, jusqu'au premier cercle des cieux,
+rendit mes yeux tous leurs plaisirs, aussitt que j'eus quitt l'air
+infernal qui avait attrist mes yeux et mon coeur[167]. Sa lyre est
+monte sur ce ton; il continue: Le bel astre qui invite l'amour,
+rjouissait tout l'Orient, lorsque je me tournai vers l'un des ples, et
+que j'y vis briller quatre toiles qui ne furent jamais vues que de la
+premire race des mortels. Le ciel paraissait jouir de leurs rayons.
+Malheureux Septentrion, tu es veuf et jamais plaindre, puisque tu
+ne peux les voir[168]! Laissant part le sens allgorique de ces
+toiles, et les quatre vertus dont les commentateurs y voient l'emblme,
+y a-t-il une posie plus brillante, plus rayonnante, pour ainsi dire, et
+qui fasse mieux sentir le passage ravissant des tnbres la lumire!
+
+[Note 166: C. I.
+
+ _Per correr miglior acqua alza le vele
+ Omai la navicela del mia ingegno
+ Che lascia dictro a se mar si crudele_, etc.]
+
+[Note 167:
+
+ _Dolce color d'oriental zaffiro
+ Che s'accoglieva nel sereno aspetto
+ Dell' aer puro, infino al primo giro,
+ Agli occhi miei ricominci diletto_, etc.]
+
+[Note 168:
+
+ _O Settentrional vedovo sito
+ Po' che privato se' di mirar quelle_!]
+
+Observons que le pote ne se livre pas ce transport en entrant dans le
+Purgatoire; o il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et o l'esprance
+mme est encore attriste par des souffrances: le lieu de la nouvelle
+scne qu'il va parcourir est divis en trois parties; le bas de la
+montagne, jusqu' la premire enceinte du Purgatoire: les sept cercles
+du Purgatoire qui, s'levant les uns sur les autres, occupent la plus
+grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au
+sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace
+qui la spare de la mer, qu'il voit se lever ou se dchirer tout coup
+le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les clatantes beauts
+de la nature. En se tournant vers le nord, il voit prs de lui un
+vieillard d'un aspect si vnrable, que celui d'un pre ne doit pas
+l'tre davantage pour son fils. Sa longue barbe tait mle de blanc,
+comme l'taient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux cts sur sa
+poitrine. Les rayons des quatre toiles saintes clairaient si vivement
+son visage, que Dante le voyait comme la clart du soleil. Ce
+vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de
+les voir chapps au noir abme, et parvenus aux lieux qu'il habite.
+Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa prsence, et de baisser les
+yeux devant lui. Il rpond ensuite aux questions du vieillard, et
+l'instruit du sujet qui a engag son disciple ce prilleux voyage.
+C'est surtout le dsir de la libert, de cette libert si chre, et dont
+celui qui a renonc pour elle la vie sait si bien le prix[169].
+Jusque-l, on ignore quelle est cette ombre vnrable. On l'apprend ici
+de Virgile. Tu le sais, continue-t-il, toi qui, pour elle, dans Utique,
+ne craignis point de te donner la mort, et laissas ta dpouille
+mortelle, qui, au grand jour, sera revtue de tant d'clat.
+
+[Note 169:
+
+ Libert va cercando, ch' si cara
+ Come sa chi per lei vita rifiuta.]
+
+Des objections thologiques ont t faites notre pote, sur la place
+qu'il assigne Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'esprance
+qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier
+commentateur du Dante, le P. Lombardi, rpond ces objections comme il
+peut, mais cela n'importe gure ceux qui, comme nous, ne considrent
+ce pome que du ct potique.
+
+Caton apprend aux deux potes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette
+montagne d'expiations et d'preuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne
+d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer[170], et qu'il se
+lave le visage, pour en effacer la fume des brasiers infernaux. Aprs
+ces instructions, il disparat. Dante se lve, et se dispose suivre de
+nouveau son matre. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les
+formalits expiatoires qui leur ont t prescrites. Le soleil
+parat[171], et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait
+rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'mes qui vont au
+Purgatoire, et un ange clatant de blancheur et de lumire qui les y
+conduit[172]. Elles chantent, en approchant, le cantique que les Hbreux
+chantrent aprs la sortie d'gypte. L'ange, quand il les a dposes sur
+le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu[173]. Ces
+mes vont errant comme des trangres dans un pays inconnu: elles
+aperoivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles
+doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont trangers comme elles,
+et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la
+route qu'ils doivent faire en montant ne leur paratra qu'un jeu. Les
+mes, en s'approchant du Dante, s'aperoivent sa respiration qu'il vit
+encore. Elles sont frappes d'tonnement, et l'entourent en foule, comme
+le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager
+qui porte en signe de paix une branche d'olivier.
+
+[Note 170: Le jonc, disent ici les commentateurs, est par son corce
+unie et lisse le symbole de la puret et de la simplicit; il est, par
+sa souplesse, celui de la patience, toutes vertus ncessaires dans le
+chemin du ciel.]
+
+[Note 171: C. II.]
+
+[Note 172: Je ne dis rien de plus ici de cet ange qui est peint;
+comme tout le reste, d'une manire admirable. Je reviendrai plus loin
+sur cet objet.]
+
+[Note 173:
+
+ _Ed el sen g, come venne, veloce_.]
+
+L'une des ombres s'avance vers lui pour l'embrasser, avec tant
+d'affection qu'il fait vers elle un mouvement pareil. Mais il sent alors
+le vide de ces ombres, qui n'ont de rel que l'apparence. Trois fois il
+tend ses bras, et trois fois, sans rien saisir, ils reviennent sur sa
+poitrine. L'ombre sourit, et se montre enfin si bien lui, qu'il
+reconnat en elle _Casella_, son matre de musique et son ami. Ils
+s'entretiennent quelque temps avec toute la tendresse de l'amiti;
+ensuite le pote, fidle son got pour la musique, prie _Casella_,
+s'il n'a point perdu la mmoire ou l'usage de ce bel art, de le consoler
+dans ses peines, par la douceur de son chant; le musicien ne se fait
+point prier; il chante une _canzone_ de Dante lui-mme[174], avec une
+voix si douce et si touchante, que Dante et Virgile, et toutes les mes
+venues avec _Casella_, restent enchantes de plaisir. Cette petite scne
+lyrique, au bord de la mer, a un charme particulier, surtout pour ceux
+qui ont vou, comme notre pote, une affection constante cet art
+consolateur. Mais le svre Caton vient troubler leur jouissance; il
+leur rappelle qu'ils ont autre chose faire que d'entendre chanter, et
+qu'ils doivent, avant tout, s'avancer vers la montagne. Ils se
+dispersent comme des colombes occupes becqueter un champ de bl, et
+qui voient paratre tout coup un objet qui les effraye[175].
+
+[Note 174:
+
+ _Amor che nella mente mi ragiona_.]
+
+[Note 175:
+
+ _Come quando, cogliendo biada o loglio,
+ Gli colombi adunati alla pastura_, etc.]
+
+Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne[176],
+et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une
+troupe d'mes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si
+lentement, qu'on n'aperoit point les mouvements de leurs pas. Virgile
+leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les
+premires d'abord, les autres leur suite, comme des brebis qui sortent
+du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la
+tte et les yeux baisss vers la terre; simples et paisibles, ce que la
+premire fait, les autres le font de mme; si elle s'arrte, elles
+s'arrtent comme elle, et ne savent pas pourquoi[177]. Cette comparaison
+nave, et presque triviale, tire des objets champtres, qui paraissent
+avoir eu pour notre pote un charme particulier, est exprime dans le
+texte avec une vrit, une lgance et une grce qui la relvent, sans
+lui rien faire perdre de sa simplicit. Il y donne le dernier trait, en
+peignant ce troupeau d'mes simples et heureuses, s'avanant avec un air
+pudique et une dmarche honnte. L'ombre de son corps, que le soleil
+projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premires;
+elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en
+font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant
+que celui qu'il avoue tre un homme vivant, n'est point venu sans
+l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin troit, o ils
+peuvent pntrer avec elles. L'une de ces mes se fait connatre; c'est
+Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Frdric II, mort excommuni comme
+son pre. On n'avait pas voulu qu'il ft enterr en terre sainte: il le
+fut auprs du pont de Bnvent. Mais ce ne fut pas assez, au gr du pape
+Clment IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le
+cadavre, et de l'envoyer hors des tats de l'glise.
+
+[Note 176: C. III. J'omets ici beaucoup de descriptions, de
+discours, d'explications philosophiques; il s'agit de gravir la montagne
+du Purgatoire; et ne pouvant pas faire d'une analyse une traduction,
+j'carte tout ce qui ne conduit pas ce but.]
+
+[Note 177:
+
+ _Come le pecorelle escon del chiuso_, etc.]
+
+L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit
+sa peine, que la misricorde de Dieu est infinie, et que
+l'excommunication d'un pape n'te pas tout moyen de rentrer en grce
+auprs de l'ternel, pourvu que l'on ait une ferme esprance; seulement,
+si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente
+fois autant de temps qu'on a persist dans son obstination, moins que
+ce temps ne soit abrg par de bonnes prires. Je ne sais si les papes
+admettaient alors cette espce de tarif: depuis long-temps leur prudence
+l'a rendu peu prs inutile; ils ont excommuni beaucoup moins, et
+n'envoient plus de cardinaux dterrer les cendres des rois.
+
+Dante s'aperoit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est
+coul sans qu'il y ait pris garde, pendant le rcit de Mainfroy[178].
+Cela inspire un pote philosophe des vers philosophiques d'un style
+ferme, exact, et, comme celui de Lucrce, toujours potique, sur la
+puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou
+par la peine qu'il nous cause, et sur cette facult auditive qu'exerce
+alors notre me, indpendante de la facult de penser et de sentir. Il
+reconnat enfin qu'ils sont arrivs ce passage troit et difficile que
+les mes leur avaient indiqu. Ils y gravissent avec beaucoup de peine,
+arrivent sur une premire, plate-forme qui fait le tour de la montagne;
+et de l, sur une seconde, par un chemin non moins pnible. Ils
+s'asseyent alors, tourns vers le levant, d'o ils taient partis; le
+spectacle du ciel et de l'immensit occasionne entr'eux des questions et
+des rponses astronomiques et gographiques, o Dante s'exprime toujours
+en pote, en mme temps qu'en gographe et en astronome. Les mes des
+ngligents sont retenues dans ces enceintes, qui prcdent le
+Purgatoire. Le pote en dcrit une troupe nonchalamment assise l'ombre
+derrire des rochers, et peint avec sa fidlit ordinaire leur
+contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui tait
+assise, se tenant les genoux embrasss, et courbant entre eux son
+visage[179]. Quelques mots qu'il adresse son guide attirent
+l'attention de cette ombre: elle lve un peu les yeux et le regarde,
+mais seulement jusqu' la moiti du corps; dernier coup de pinceau qui
+achve ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins
+bien son caractre. Dante la reconnat: il lui parle et la nomme[180];
+mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir
+jamais entendu parler.
+
+[Note 178: C. IV.]
+
+[Note 179:
+
+ _Sedeva ed abbroecciava le ginocchia,
+ Tenendo 'l viso gi tra esse basso_.]
+
+[Note 180: Ce nom est _Belacqua_; mais l'on n'en est pas plus
+avanc.]
+
+D'autres ombres un peu moins inactives[181] s'aperoivent que le corps
+du Dante n'est pas diaphane, que c'est un corps vivant, un mortel;
+Virgile le leur confirme: aussitt elles remontent vers leurs compagnes,
+aussi rapidement que des vapeurs enflammes fendent l'air pur au
+commencement de la nuit, ou que le soleil d't fend un lger nuage;
+elles reviennent aussi promptement toutes ensemble. Dante en est bientt
+entour. Toutes veulent qu'il fasse mention d'elles quand il retournera
+sur la terre, et qu'il leur obtienne des prires qui doivent abrger
+leurs preuves. Plusieurs lui racontent leurs tristes aventures. Celle
+de _Buonconte_ de Montefeltro est la seule remarquable.
+
+[Note 181: C. V.]
+
+Buonconte avait t tu la bataille de Campaldino[182], et l'on
+n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine
+cette fable pisodique. Ce guerrier Gibelin, bless mort dans la
+bataille, parvint auprs d'une petite rivire qui descend des Apennins,
+et se jette dans l'Arno. L il tomba, en prononant le nom de Marie.
+L'ange de Dieu vint aussitt prendre son me, et celui de l'Enfer
+criait: O toi qui viens du ciel, pourquoi m'tes-tu ce qui est moi?
+Tu emportes ce que celui-ci avait d'ternel, pour une petite larme qui
+me l'enlve[183]. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui.
+Alors il lve des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combine
+avec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute la
+campagne est inonde; les ruisseaux se dbordent; le corps de Buonconte
+est entran par le torrent et prcipit dans l'Arno. Ses bras qu'il
+avait pris, en expirant, la prcaution de mettre en croix sur sa
+poitrine, sont spars; il est jet d'un rivage l'autre, et enfin
+plong au fond du fleuve, o il est recouvert de sable. Cette machine
+potique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs,
+bouleversant les lments, et mettant partout le dsordre dans l'oeuvre
+du grand ordonnateur, se trouvait bien dj dans quelques lgendes et
+dans quelques contes ou fabliaux; mais elle parat ici pour la premire
+fois revtue des couleurs de la posie, et c'est du pome de Dante
+qu'elle a pass dans l'pope moderne, o elle joue presque toujours un
+grand rle.
+
+[Note 182: 11 juin 1289.]
+
+[Note 183:
+
+ _Tu te ne porti di costui l'eterno,
+ Per una lagrimetta che'l mi toglie_.]
+
+Environn de ces ombres importunes, le pote se compare un homme qui
+vient de gagner une forte partie de dez[184], et qui, pendant que son
+adversaire s'loigne seul et triste, se retire entour de tous les
+spectateurs empresss le suivre, le prcder, s'en faire voir, et
+obstins ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme
+plusieurs de ces ombres d'hommes assassins de diverses manires, qui le
+conjurent de prier pour elles. Dgag de cette foule, il questionne son
+guide sur l'efficacit que ses prires pourront avoir. Virgile l'engage
+ ne se point occuper de ces difficults, qui seront toutes rsolues par
+Batrix, quand il l'aura trouve sur le sommet de la montagne. Dante
+double alors le pas, et se sent anim d'un nouveau courage. Mais part
+de toutes ces ombres, dont ils commencent s'loigner, ils aperoivent
+celle d'un pote alors clbre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens
+qui s'tait le plus distingu dans la langue et la posie des
+Provenaux. Sordel tait assis; son attitude tait fire et presque
+ddaigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de dcence. Il ne
+rpond point une premire question que lui fait Virgile, et le laisse
+approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose[185]. Mais
+ds que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui tait aussi
+de Mantoue, se lve, se nomme, et les deux potes s'embrassent.
+
+[Note 184: C. VI.
+
+ _Quando si parte'l guoco della zara_, etc.]
+
+[Note 185:
+
+ _Solo guardando
+ A guisa di leon quando si posa_.]
+
+Cet lan d'un sentiment patriotique en fait natre un dans l'me du
+Dante; il s'emporte avec vhmence contre l'esprit de discorde qui
+perdait alors l'Italie: Ah! malheureuse esclave, s'crie-t-il, Italie,
+sjour de douleur, vaisseau sans pilote au sein de la tempte[186], toi
+qui n'es plus la matresse des peuples, mais un lieu de prostitution:
+cette me gnreuse n'a eu besoin que du doux nom de sa patrie pour
+faire son concitoyen l'accueil le plus tendre et le plus empress, et
+maintenant tous ceux qui vivent dans ton sein sont en guerre: ceux
+qu'une mme enceinte et un mme foss renferment se dvorent entre eux.
+Cherche, malheureuse, cherche le long de tes rivages; regarde ensuite
+dans ton sein, et vois s'il est en toi quelque partie qui jouisse de la
+paix. Que te sert le frein des lois que t'imposa Justinien, si tu n'as
+plus personne qui le gouverne? Sans ce frein, tu aurais moins rougir.
+Ce n'est pas seulement comme Italien, mais comme Gibelin qu'il s'emporte
+ainsi. Il finit en exhortant les peuples d'Italie reconnatre
+l'autorit de Csar; l'empereur Albert d'Autriche dompter ces esprits
+rebelles, et Dieu, qui est mort pour tous les hommes, se laisser enfin
+toucher par tant de malheurs.
+
+[Note 186:
+
+ _Ahi serva Italia di dolore ostello,
+ Nave senza nocchiero in gran tempesta,
+ Non donna di provincie, ma b_....., etc.
+
+Ce dernier mot, trs-mal sonnant aujourd'hui, tait alors de la langue
+commune. Il n'te rien la force et l'loquence de ce morceau.]
+
+De l'Italie en gnral il en vient Florence sa patrie, et lui adresse
+une apostrophe assaisonne de l'ironie la plus amre: O Florence! tu
+dois tre satisfaite de cette digression[187]. Elle ne peut te regarder,
+grce ton peuple, qui s'tudie te procurer un autre sort. Beaucoup
+d'autres peuples ont la justice dans le coeur, mais elle y agit avec
+lenteur pour ne pas agir sans prudence; le tien l'a toujours la
+bouche. Beaucoup se refusent aux charges publiques; mais ton peuple
+rpond sans tre appel, et s'crie: J'en veux supporter le poids.
+Maintenant rjouis-toi, tu en as bien sujet. Tu es riche; tu es en paix,
+tu es sage. Si je dis la vrit, ce sont les effets qui le prouvent.
+
+[Note 187:
+
+ _Fiorenza mia, ben puoi esser contenta
+ Di questa digression, che non ti tocca
+ Merc del popol tuo_, etc.]
+
+Athne et Lacdmone qui firent des lois si sages et rglrent si bien
+la cit, ne firent que peu de progrs dans l'art de bien vivre, auprs
+de toi qui fais des rglements si subtils, que ce que tu ourdis en
+octobre ne va pas jusqu' la moiti de novembre[188]. Combien de fois,
+en peu de temps, as-tu chang de lois, de monnaies, d'offices publics,
+d'usages, et renouvel tes citoyens! Si tu as bonne mmoire, et un
+jugement sain, tu te verras toi-mme comme une malade, qui ne trouve sur
+la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour
+donner le change ses douleurs[189]. En lisant cette loquente
+invective, on est tent d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-mme de
+Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconnatre en lui
+
+ _Quella fonte
+ Che spande di parlar si largo fiume_.
+
+[Note 188:
+
+ _Ch'a mezzo novembre
+ Non giunge quel che tu d'ottobre fili_.]
+
+[Note 189:
+
+ _Vedrai te simigliante a quella'nferma
+ Che non pu trovar posa in su le piume,
+ Ma con dar volta suo dolore scherma_.]
+
+Cependant le pote Sordel ne connat encore que comme Mantouan celui
+qu'il a si bien accueilli sur ce seul titre; il veut enfin en savoir
+davantage[190]. Virgile se nomme: Sordel, frapp de surprise et de
+respect, tombe ses pieds: O gloire du pays latin, lui dit-il, toi par
+qui notre ancienne langue montra tout son pouvoir! ternel honneur du
+lieu de ma naissance, quel mrite ou plutt quelle faveur te montre
+mes yeux? Alors Virgile l'instruit du sujet de son voyage, et lui
+demande le chemin le plus court et le plus facile pour arriver au
+Purgatoire. Sordel, avant de leur indiquer une issue pour s'lever plus
+haut sur la montagne, les conduit vers une espce de vallon, dont notre
+pote fait une description riche et brillante. Les plus vives couleurs
+et les parfums les plus dlicieux y charmaient les yeux et
+l'odorat[191]. Couches entre des fleurs, des mes y chantaient avec des
+voix mlodieuses l'hymne du _Salve Regina_. C'taient des mes
+d'empereurs et de rois, bons et mauvais, mais qui le furent avec assez
+d'indolence pour trouver ici place parmi les ngligents. L'empereur
+Rodolphe, son gendre Ottaker ou Ottocar; Philippe-le-Hardi, roi de
+France, et Henri, roi de Navarre, qu'il peint tous deux affligs des
+moeurs dpraves de Philippe-le-Bel, fils de l'un et gendre de l'autre,
+et qu'il nomme, cause de ce dernier roi, pre et beau-pre du mal
+franais[192]; Pierre III d'Aragon, Charles d'Anjou, roi de Naples,
+Henri III, roi d'Angleterre, et quelques autres encore qui ne paraissent
+pas tous galement bien placs dans cette catgorie de princes.
+
+[Note 190: C. VII.]
+
+[Note 191: Cette description se termine par ces trois vers
+charmants;
+
+ _Non avea pur natura ivi dipinto,
+ Ma di soavit di mille odori
+ Vi facea un incognito indistinto_.]
+
+[Note 192:
+
+ _Padre, e suocero son del mal di Francia_.]
+
+Le soir tait venu quand ces ombres cessrent leurs chants et
+commencrent un autre hymne. C'est peut-tre tout ce qu'et dit un autre
+pote; mais le ntre le dit avec une richesse de posie sentimentale et
+d'ides mlancoliques et touchantes, qui parat en lui vritablement
+inpuisable[193]. Il tait dj l'heure qui renouvelle les regrets des
+navigateurs et leur attendrit le coeur, le jour o ils ont dit adieu
+leurs plus chers amis, et qui pntre d'amour le nouveau plerin, s'il
+entend de loin le son de la cloche qui parat pleurer le jour, quand il
+expire: alors je commenai ne plus rien entendre, etc.
+
+[Note 193: C. VIII.
+
+ _Era gi l'ora che volge'l disio
+ A' naviganti e'ntenerisce il cuore,
+ Lo di ch' han detto a' dolci amici a dio;
+ E che lo nuovo peregrin d'amore
+ Punge, se ode squilla di lontano,
+ Che paia'l giorno pianger che si muore,
+ Quand' io' ncominciai_, etc.
+
+On reconnat dans ce dernier vers l'original de celui-ci de la belle
+lgie de Gray, sur un cimetire de campagne.
+
+ _The curfew tells the knell of parting day_.]
+
+Les mes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants
+sont interrompus par l'arrive de deux anges arms d'pes flamboyantes,
+mais dont la pointe est mousse[194]. Ils sont envoys par la vierge
+Marie pour dfendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y pntrer. Ils
+s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps aprs, le serpent
+arrive et commence se glisser entre les fleurs. Les deux anges
+s'lvent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit
+de leurs ailes, et viennent se remettre leur poste. Nino, juge,
+c'est--dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille
+des Malaspina, qui avaient donn au Dante un asyle dans son exil,
+reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu
+l'arrive du serpent.
+
+[Note 194: Nous reviendrons bientt sur ces deux anges, connue sur
+celui que nous avons dj trouv plus haut.]
+
+Ils taient assis tous cinq sur l'herbe frache, au lever de
+l'aurore[195]. Dante se sent accabl de sommeil; il s'endort. C'tait
+l'heure du matin[196] o l'hirondelle commence ses tristes plaintes,
+peut-tre au souvenir de ses anciens malheurs, et que notre me plus
+trangre aux sens, et moins esclave de nos penses, a dans ses visions
+quelque chose de divin. Le pote voit en songe un aigle aux ailes d'or
+qui fond sur lui comme la foudre, et l'enlve jusqu' la sphre du feu,
+o ils s'embrasent et sont consums tous les deux. son rveil, il ne
+reconnat plus autour de lui les mmes objets; il apprend de Virgile ce
+qui s'est pass pendant son sommeil. Une femme nomme Lucie, qui est,
+selon les interprtes, le symbole de la grce divine, est venue
+l'enlever et l'a port au nouveau lieu o il se trouve. Sordel et les
+autres sont rests o ils taient auparavant. Virgile a suivi les traces
+de la belle Lucie, qui lui a indiqu, prs de l, l'entre du
+Purgatoire, et a disparu en mme temps que Dante rouvrait les yeux. Il
+se lve et marche vers la porte avec son guide. Elle tait garde par un
+ange, arm d'une pe tincelante. Lorsque cet ange apprend que c'est
+Lucie qui les a conduits, il leur permet d'approcher des trois degrs de
+marbres de diffrentes couleurs, au haut desquels il se tient immobile.
+Dante, soutenu par Virgile, monte pniblement jusqu' lui, se prosterne
+ ses pieds et le conjure, en se frappant la poitrine, de lui permettre
+l'entre de ce lieu redoutable. L'ange le lui permet enfin. La porte
+s'ouvre, et tourne sur ses gonds avec un fracas horrible. A ce bruit
+succde une harmonie dlicieuse. Le pote, en entrant dans cette
+enceinte, entend les louanges de l'ternel chantes par des voix si
+mlodieuses qu'elles lui rappellent l'impression qu'il a souvent
+prouve quand l'orgue accompagnait le chant des fidles, et que tantt
+on entendait les paroles, tantt elles cessaient de se faire entendre.
+
+[Note 195: C. IX.]
+
+[Note 196:
+
+ _Nell' ora che comincia i tristi lai
+ La rondinella presso alla mattina_, etc.]
+
+Toute cette premire division de la seconde partie du pome est, comme
+on voit, fertile en descriptions et en scnes dramatiques. Les
+descriptions surtout y sont d'une richesse, qu'une sche analyse peut
+peine laisser entrevoir; les cieux, les astres, les mers, les campagnes,
+les fleurs, tout est peint des couleurs les plus fraches et les plus
+vives. Les objets surnaturels ne cotent pas plus au pote que ceux dont
+il prend le modle dans la nature. Ses anges ont quelque chose de
+cleste; chaque fois qu'il en introduit de nouveaux, il varie leurs
+habits, leurs attitudes et leurs formes. Le premier, qui passe les mes
+dans une barque[197], a de grandes ailes blanches dployes, et un
+vtement qui les gale en blancheur. Il ne se sert ni de rames, ni de
+voiles, ni d'aucun autre moyen humain; ses ailes suffisent pour le
+conduire. Il les tient dresses vers le ciel, et frappe l'air de ses
+plumes ternelles qui ne changent et ne tombent jamais. Plus l'oiseau
+divin[198] approche, plus son clat augmente; et l'oeil humain ne peut
+plus enfin le soutenir. Les deux anges qui descendent avec des glaives
+enflamms pour chasser le serpent[199], sont vtus d'une robe verte
+comme la feuille frache close; le vent de leurs ailes, qui sont de la
+mme couleur, l'agite et la fait voltiger aprs eux dans les airs: on
+distingue de loin leur blonde chevelure; mais l'oeil se trouble en
+regardant leur face et ne peut en discerner les traits. Enfin, le
+dernier que l'on a vu garder l'entre du Purgatoire, porte une pe qui
+lance des tincelles que le regard ne peut soutenir; et ses habits sont
+au contraire d'une couleur obscure, qui ressemble la cendre ou la
+terre dessche, soit pour faire entendre ceux qui vont expier leurs
+fautes que l'homme n'est que poussire; soit pour signifier, comme le
+veulent d'autres commentateurs[200], que les ministres de la religion
+doivent se rappeler sans cesse ces mots de l'Ecclsiastique, dont on les
+souponne apparemment de ne se pas souvenir toujours: _De quoi
+s'norgueillit ce qui n'est que terre et que cendre[201]?_
+
+[Note 197: C. II, v. 23 et suiv.]
+
+[Note 198: _L'uccel divino._]
+
+[Note 199: C. VIII, v. 25 et suiv.]
+
+[Note 200: Velutello et Lombardi.]
+
+[Note 201: _Quid superbit terra et cinis?_ (ECCLSIASTIC, c. X, v.
+9.)]
+
+On se rappelle que l'enceinte gnrale du Purgatoire est compose de
+sept cercles, placs l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et
+Virgile commencent gravir. Chacune de ces enceintes particulires
+dcrit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept
+pchs mortels. Le passage par o l'on monte de l'un l'autre est
+presque toujours long, troit et difficile. Le premier cercle est celui
+des orgueilleux[202]; leur punition est de marcher courbs sous des
+fardeaux normes. Avant de les voir paratre, Dante regarde avec
+admiration sur le flanc de la montagne, qui s'lve jusqu'au second
+cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief
+suprieures aux chefs-d'oeuvre de Policlte et mme ceux de la Nature.
+Ce sont des exemples d'humilit qu'elles retracent; l'Annonciation de
+l'ange l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait
+devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre pote dans son
+style nigmatique, tait plus et moins qu'un roi[203]; enfin, un trait
+d'humanit de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce
+qu'on prtend que saint Grgoire en fut si touch qu'il demanda et
+obtint que ce bon empereur ft retir de l'Enfer; trait, au reste, qui
+n'est rapport que par des historiens trs-suspects[204], et que
+Baronius et Bellarmin eux-mmes traitent de fable. Mais un pote n'est
+pas oblig d'tre si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition
+populaire: il a parfaitement reprsent dans ses vers, ce qu'il dit
+avoir vu sculpt sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage.
+
+[Note 202: C. X.]
+
+[Note 203: _E pi e men che re era'n quel caso._]
+
+[Note 204: Le moine Helinant ou Elinant, dans sa _Chronique_; Jean
+Diacre, dans la _Vie de S. Grgoire_, l'_Eucologe des Grecs_; et mme S.
+Thomas, au rapport du P. Lombardi. Une veuve plore se jeta, selon eux,
+ la bride du cheval de Trajan, au milieu du cortge militaire qui
+l'accompagnait, et au moment o il partait pour une expdition
+lointaine. Elle le conjurait de venger la mort de son fils, massacr par
+des soldats. Trajan promit d'abord de lui rendre justice son retour;
+mais, sur les instances de cette malheureuse mre, il s'arrta, et ne
+partit qu'aprs l'avoir satisfaite. Dion Cassius, et son compilateur
+Xiphilin, rapportent le mme trait de l'empereur Adrien.]
+
+A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement
+courbs sous d'normes fardeaux, qu'ils conservent peine la forme
+humaine, il s'lve contre l'orgueil des chrtiens qui contraste avec la
+misre et les infirmits de l'me. C'est l que se trouve cette image
+emblmatique de l'me humaine, dont le texte est souvent cit, mais
+qui, dans une traduction, ne conserve peut-tre pas le mme clat et la
+mme grce:
+
+ _Non v'accorgete voi che noi siam vermi
+ Nati a formar l'angelica farfalla
+ Che vola alla giustizia senza schermi?_
+
+C'est--dire, ou du moins peu prs, Ne voyez-vous pas que nous sommes
+des vermisseaux ns pour former le papillon anglique qui doit voler
+vers l'invitable justice? Ces orgueilleux, plis et presque crass
+sous les charges qu'ils portent, rcitent l'Oraison dominicale toute
+entire. Ce n'est pas pour eux, disent-ils, qu'ils en adressent Dieu
+la dernire prire[205], mais pour ceux qui sont rests au monde aprs
+eux; en sorte que ce sont ici, contre la coutume, les mes du Purgatoire
+qui prient pour celles des vivants.
+
+[Note 205: _Sed libera nos malo_; ce que Dante traduit avec S.
+Chrysostme (_in Matth._, c. 6) par: _Dlivre-nous du malin esprit_, ou
+du dmon, au lieu de _dlivre-nous du mal_, comme on le dit en
+franais.]
+
+Quelques-unes de ces ombres se font connatre, ou sont reconnues par le
+pote. Il reconnat celle d'un peintre en miniature, nomm _Oderisi da
+Gubbio_, qui avait eu de son temps une grande clbrit; c'est dans sa
+bouche que Dante met cette belle tirade, sur l'tat o la peinture tait
+dj parvenue en Italie, sur l'orgueil des artistes et sur la vanit de
+la gloire. Il se fait donner par lui le titre de frre; est-ce pour
+rappeler l'amiti qui les avait unis, ou l'tude qu'il avait faite
+lui-mme de l'art du dessin? Cela peut tre, mais au reste c'est en
+gnral le style dont se servent les ombres dans le Purgatoire.
+L'galit y rgne, et l'on dirait que ce titre, qui en est le doux
+symbole, serait un des moyens qu'elles emploient pour calmer leurs
+peines. Mon frre, lui dit Oderisi, les tableaux de _Franco_ de Bologne
+plaisent aujourd'hui plus que les miens; tout l'honneur est maintenant
+pour lui; je n'en ai plus qu'une partie. Je ne lui aurais pas tant
+accord quand je vivais, tant j'avais le dsir d'exceller et d'tre le
+premier dans mon art..... O vaine gloire des talens humains; combien
+l'clat dont ils brillent dure peu, si des sicles grossiers ne leur
+succdent! Cimabu crut remporter la palme dans la peinture, et
+maintenant _Giotto_ a tant de renomme qu'il obscurcit celle de son
+matre. Ainsi dans l'art des vers, le second _Guido_ efface la gloire du
+premier[206]; et peut-tre est-il n maintenant un pote qui les
+surpassera tous deux[207]. Tout ce vain bruit du monde ressemble au
+souffle des vents qui vient tantt d'un ct de l'horizon, tantt de
+l'autre, et qui change de nom parce que sa direction change. Avant que
+mille annes s'coulent; quelle rputation auras-tu de plus, si tu es
+parvenu jusqu' l'extrme vieillesse, que si tu tais mort avant de
+quitter le balbutiement de l'enfance? Mille ans compars l'ternit
+sont un espace plus court que n'est un mouvement de l'oeil compar
+celui du cercle le plus lent et le plus immense des cieux ... Votre
+renomme est comme la couleur de l'herbe qui vient et s'en va, que
+fltrit et dcolore ce mme soleil qui la fait sortir verte du sein de
+la terre.
+
+ _La vostra nominanza colar d'erba,
+ Che viene e va, e quei la discolora
+ Per cui ell'esce della terra acerba_.
+
+[Note 206: C'est--dire, que _Guido Cavalcanti_ surpasse _Guido
+Guinizzelli_.]
+
+[Note 207: Quelques interprtes ont pens que Dante se dsigne ici
+lui-mme; et si ce mouvement d'orgueil potique est dplac dans un
+moment o il peint la punition de l'orgueil, il n'est pas tout--fait
+tranger son caractre. Lombardi me parat cependant observer avec
+raison, qu'alors le pote aurait dit: Il en est maintenant n un qui
+peut-tre les surpassera tous deux; mais qu'ayant dit: Il est peut-tre
+n un, etc.:
+
+ _E forse nato chi l'uno e l'altro
+ Caccer del nido_,
+
+il est probable qu'il n'a parl qu'en gnral, et en se fondant
+uniquement sur le cours habituel des vicissitudes humaines.]
+
+Quelle comparaison juste et mlancolique! quel beau langage et quels
+vers! Homre lui-mme, n'est pas au-dessus de notre pote, lorsqu'il
+compare les gnrations des hommes aux gnrations des feuilles qui
+jonchent la terre en automne.
+
+Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre[208],
+aperoit des figures graves sur le pav de marbre; elles retracent aux
+yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le pote s'abandonne ici plus
+que jamais son got pour les mlanges de la fable avec l'histoire, et
+du sacr avec le profane. Ces figures graves reprsentent Lucifer et
+Briare; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de
+foudroyer les gants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la
+confusion des langues; Niob et les corps inanims de ses enfants; Sal,
+qui se tua sur les monts Gelbo, Arachn, demi-change en araigne;
+Roboam, au moment o ses sujets le prcipitent de son char; Alcmon qui
+tue sa mre, et Sennachrib tu par ses enfants; Thomiris plongeant dans
+le sang la tte de Cyrus; les Assyriens fuyant aprs la mort
+d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie.
+
+[Note 208: C. XII.]
+
+Un ange apparat aux deux voyageurs. Sa robe tait blanche et sa face
+brillait comme l'toile tincelante du matin: il ouvre les bras, ensuite
+les ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au second
+cercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume,
+avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur.
+Ah! s'crie le pote, que ces routes sont diffrentes de celles de
+l'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et l bas au milieu de
+lamentations horribles. Ils arrivent cependant au second cercle, o
+sont purifis les envieux[209]. L, il n'y a ni statues ni gravures; le
+mur et le pav sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sont
+couvertes de manteaux peu prs de la mme couleur, et vtues en
+dessous d'un vil silice. Elles sont appuyes la tte de l'une sur
+l'paule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intrieur du
+cercle, comme de malheureux aveugles qui mendient la porte des
+glises, et tchent par une attitude pareille d'exciter la piti. Une de
+leurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles que
+des chants et des paroles de charit, sentiment si discordant avec le
+pch qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumire, leurs
+paupires sont fermes et comme cousues par un fil de fer. Le temps a
+rendu peu intressantes pour nous les rencontres que les deux potes
+font dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sont
+pour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'une
+diatribe contre les Toscans[210], dans laquelle, en suivant le cours de
+l'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux o il s'largit, grossi par
+plusieurs rivires, l'ombre d'un certain _Guido del Duca_, de la petite
+ville de Brettinoro dans la Romagne, caractrise, sous l'emblme
+d'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et de
+Florence.
+
+[Note 209: C. XIII.]
+
+[Note 210: C. XIV.]
+
+Le soleil couchant dardait ses rayons sur le visage du pote, quand tout
+ coup une autre lumire frappe ses yeux si vivement qu'il est oblig
+d'y porter la main[211]: il compare l'clat de ce coup de lumire
+celui d'un rayon rflchi par la surface de l'eau ou d'un miroir. Cet
+objet, dont il ne peut soutenir la vue, est un ange qui vient leur
+indiquer le passage par o ils doivent s'lever au troisime cercle.
+Tandis qu'ils en montent les degrs, Dante expose Virgile quelques
+doutes qui lui sont rests sur ce que _Guido del Duca_ vient de leur
+dire. Virgile lui en explique une partie, et lui promet que Batrix,
+qu'il verra bientt, achvera de les rsoudre. Le vritable but du
+pote, dans cet entretien, parat tre de rappeler aux lecteurs qui
+pourraient l'oublier, ce personnage principal de son pome, cette
+Batrix qu'il n'oublie jamais.
+
+[Note 211: C. XV.]
+
+Dans le troisime cercle, destin l'expiation de la colre, il a
+voulu opposer ce pch des exemples de la vertu contraire; mais, pour
+varier ses moyens, au lieu de reprsenter ces exemples sculpts ou
+gravs, il les encadre dans une vision ou dans une extase qu'il prouve
+ la vue de tant de merveilles. Il suit toujours son systme de
+mlanges, et place dans cette vision la Vierge qui reprend son fils avec
+douceur quand elle l'a retrouv dans le temple, disputant au milieu des
+docteurs; Pisistrate, matre d'Athnes, calmant par une rponse
+indulgente sa femme qui l'exhorte punir une insolence faite
+publiquement leur fille, et saint tienne demandant Dieu la grce de
+ceux qui le lapident. Le supplice des colriques est d'tre envelopps
+dans un brouillard aussi pais que la fume la plus noire[212], mais qui
+ne leur te ni la parole ni la voix; ils chantent un hymne de paix et de
+misricorde, l'_Agnus Dei_; l'un d'eux parle au pote, et s'entretient
+avec lui sur _le libre arbitre_. C'est un certain Marc, de Venise, homme
+vertueux, qui avait t son ami, et qui n'avait d'autre dfaut pendant
+sa vie que d'tre fort sujet la colre. On remarque dans son discours
+cette peinture nave de l'me, telle qu'elle est dans son innocence
+primitive. L'me sort des mains de celui qui se complat en elle avant
+de la crer, simple comme un jeune enfant qui rit et pleure tour
+tour, qui ne sait rien, sinon qu'ayant reu la vie d'un tre
+bienfaisant, elle se tourne volontiers vers tout ce qui la fait jouir.
+Elle savoure d'abord des biens de peu de valeur; dans son erreur elle
+les poursuit ardemment, si un guide ou un frein ne l'en dtourne et ne
+lui fait porter ailleurs son amour[213].
+
+[Note 212: C. XVI.]
+
+[Note 213:
+
+ _Esce di mano a lui che la vagheggia
+ Prima che sia, a guisa di fanciulla,
+ Che, piangendo e ridendo, pargoleggia.
+
+ L'anima semplicetta, che sa nulla,
+ Salvo che mossa da lieto futtore,
+ Volentier torna a ci che la trastulla_, etc.]
+
+De l il s'lve des ides politiques, la ncessit des lois et
+celle d'un chef habile qui sache rgir la cit. C'est encore le Gibelin
+qui parle ici autant que le pote. Les lois existent, dit-il, mais qui
+les excute? personne: parce que le pasteur qui marche la tte du
+troupeau peut tre sage, mais manque de vigueur; parce que la multitude
+qui voit son chef poursuivre les biens dont elle est si avide, s'en
+nourrit elle-mme et ne demande rien de plus. C'est parce qu'il est mal
+gouvern que le monde est devenu si coupable, ce n'est point que de sa
+nature il soit ncessairement corrompu[214]. Rome, qui a rgnr le
+monde, avait autrefois deux soleils qui clairaient l'une et l'autre
+voie, celle du monde et celle de Dieu. L'un des deux a teint l'autre;
+l'pe a t jointe au bton pastoral, et ils vont invitablement mal
+ensemble, parce qu'tant runis, l'un n'a plus rien craindre de
+l'autre. Si tu ne me crois pas, vois en les fruits: c'est au grain que
+l'on connat l'herbe. On voit que Dante revient toujours son systme
+de division des deux pouvoirs; que toujours il attribue le pouvoir
+spirituel aux papes, le temporel aux empereurs, et tous les maux de
+l'Italie et du monde la confusion impolitique des deux puissances dans
+une seule main.
+
+[Note 214:
+
+ _Ben puoi veder che la mata condotta
+ E la cagion che'l mondo ha fatio reo
+ E non natura che'n voi sia corrotta_.
+
+Cette opinion saine et philosophique parat fortement en contradiction
+avec certaines doctrines sur la corruption de la nature humaine. Les
+commentateurs du Dante, Landino, Velutello, Daniello, Venturi, Lombardi,
+ont tous pass sur cette difficult sans mme l'indiquer dans leurs
+notes. Il nous conviendrait mal d'tre plus difficiles qu'eux.]
+
+Marc, la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui
+restent encore comme des modles des moeurs antiques, mais qui ne peuvent
+arrter le torrent. Aprs qu'il s'est retir, en voyant le crpuscule du
+soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-mme de
+cette brume paisse, et revoit le beau spectacle du soleil son
+couchant[215]. Son imagination en est si fortement mue qu'il tombe dans
+une rverie profonde. Il s'tonne lui-mme de la force de cette
+imagination imprieuse qui le poursuit. O imagination! s'crie-t-il,
+toi qui enlves souvent l'homme lui-mme, au point qu'il n'entend pas
+mille trompettes qui sonnent autour de lui, qu'est-ce donc qui t'excite?
+Qui fait natre en toi des objets que les sens ne te prsentent pas? La
+rponse qu'il fait cette question n'est pas fort claire. Ce qui
+t'excite, dit-il, est une lumire qui se forme dans le ciel, ou
+d'elle-mme, ou par une volont qui la conduit ici-bas[216]. Alors, on
+se payait dans l'cole de ces mots qu'on croyait entendre, et l'on avait
+fait de cette sorte de solutions une science o Dante tait trs-vers.
+Mais il n'y a lumire cleste qui puisse expliquer l'incohrence des
+objets que runit cette espce de vision. Ce sont purement des rves, et
+les rves d'un esprit malade. Il voit la mtamorphose de Philomle en
+oiseau. Cet objet disparat, et il lui tombe dans la pense[217] un
+homme crucifi: c'est l'impie Aman qui garde dans son supplice son air
+fier et ddaigneux, devant le grand Assurus, Esther et le juste
+Mardoche. Cette image se dissipe d'elle-mme comme une bulle d'eau qui
+s'vapore, et dans sa vision s'lve alors la jeune Lavinie, qui
+reproche tendrement sa mre de s'tre tue pour elle.
+
+[Note 215: C. XVII.]
+
+[Note 216:
+
+ _Muove il lume che nel ciel s'informa,
+ Per se o per voler che gi lo scorge_.]
+
+[Note 217:
+
+ _Piovve dentro alla fantasia_, etc.]
+
+Il est enfin rendu lui-mme, et retir comme d'un songe par l'clat
+d'une lumire plus vive que toutes celles dont il avait t frapp.
+C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par o il doit monter au
+cercle suprieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des
+paresseux. Ici Dante se fait donner par son matre une longue
+explication mtaphysique sur l'amour, passion de la nature toujours
+bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volont, qui, selon
+qu'elle est bien ou mal dirige, fait natre en nous des affections
+haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont
+expies dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la
+ngligence poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le
+quatrime, o nous sommes; et ces affections pousses l'excs
+deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles suprieurs
+qui nous restent parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise
+une seconde fois[218]; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en
+philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage
+est celui de l'cole; on peut regretter qu'il ne soit pas plutt celui
+du coeur. Virgile mle ses explications quelques nouvelles solutions
+sur le libre arbitre; et toujours il renvoie Batrix (c'est--dire,
+sous ce nom si cher, la Thologie personnifie) les dernires rponses
+que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient
+briser ce long entretien. Elles courent, comme les Thbains couraient
+pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ismne, en cherchant le
+dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en
+rappelant haute voix des exemples tirs de l'Histoire sainte et de
+l'Histoire profane, o la clrit de l'action en dcida le succs[219].
+Quand cette espce de tourbillon s'est dissip[220], le pote est
+encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau
+songe.
+
+[Note 218: C. XVIII.]
+
+[Note 219: C'est Marie qui courut en allant visiter Elisabeth dans
+les montagnes; et Csar qui, pour soumettre Herda (aujourd'hui Lrida),
+partit de Rome, alla faire assiger Marseille par un de ses lieutenants,
+et courut de-l en Espagne. Ce mlange que fait le Dante du sacr avec
+le profane, dans ses citations historiques, est si frquent, qu'il en
+faut conclure que ce n'tait point en lui un effet des caprices de
+l'imagination, mais un systme.]
+
+[Note 220: J'omets ici dessein ce que Dante fait dire par une de
+ces ombres, celle d'un abb de St.-Zenon Vrone; elle lance en courant
+un trait contre un homme puissant, et lui prdit qu'il se repentira
+bientt d'avoir un pied dj dans la tombe (_l'un piede entro la
+fossa_), donn par force pour abb ce couvent son fils naturel,
+difforme de corps et plus encore d'esprit. Ces traits de satire
+particulire sont sans intrt pour nous, si nous n'en connaissons pas
+l'objet; et si nous apprenons des commentateurs que celui-ci est dirig
+contre le vieil Albert de la Scala, l'un de ces seigneurs de Vrone chez
+qui Dante avait t si bien accueilli dans son infortune, c'est une
+raison de plus pour ne nous y pas arrter.]
+
+A l'heure de la nuit o ce qui restait de la chaleur du jour ne peut
+plus rsister au froid de la lune, de la terre, et peut-tre,
+ajoute-t-il, de Saturne, une femme bgue, boiteuse et difforme lui
+apparat, et devient ses yeux une sirne qui le charme par sa beaut
+et par son chant. Mais une autre femme belle et svre parat, s'lance
+sur la sirne, dchire ses vtemens, et ne fait voir dans ce qu'elle
+dcouvre qu'un objet hideux et si infect que le pote se rveille;
+emblme nergique, mais peut-tre un peu crment exprim, des trois
+vices expis dans les trois cercles suprieurs.
+
+Une voix bien diffrente appelle Dante pour le conduire au premier de
+ces trois cercles, qui est le cinquime du Purgatoire: c'est la voix
+d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable
+dans ce sjour mortel. Ses deux ailes tendues ressemblaient celles du
+cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement
+l'air en promettant le bonheur ceux qui pleurent, parce qu'ils seront
+consols. Cette image douce et d'une suavit cleste contraste
+admirablement avec la premire; et cet ange qui promet des consolations
+en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition mme. Les
+avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds
+et les mains lis, forcs de regarder la terre o ils eurent toujours
+les yeux attachs pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de
+la maison de Fiesque; il ne rgna qu'un mois et quelques jours, mais ce
+peu de temps lui suffit pour reconnatre que le manteau pontifical est
+si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau
+parat lger comme la plume.
+
+Une autre de ces ombres avares, parmi des plaintes qui ressemblent
+celles d'une femme dans les douleurs de l'enfantement[221], tient des
+discours qui feraient difficilement deviner ce qu'elle fut sur la terre.
+Elle invoque la vierge Marie; qui fut si pauvre qu'elle ne trouva qu'une
+table o dposer son saint fardeau; le bon Fabricius, qui prfra la
+pauvret des richesses mal acquises, et enfin saint Nicolas, dont la
+libralit sauva trois jeunes filles du dshonneur o allait les plonger
+la pauvret de leur pre.... C'est Hugues Capet qui parle ainsi; non
+pas le premier roi de la race captienne, mais son pre Hugues-le-Grand,
+duc de France et comte de Paris, qui fut, avant son fils, surnomm
+_Cappatus_, Capet, pour des raisons sur lesquelles nos historiens ne
+s'accordent pas[222]: Je fus, dit-il, la tige de cet arbre maudit, qui
+tend son ombre malfaisante sur toute la chrtient. C'est sur ce ton,
+dict par les ressentiments du pote, que Hugues fait sa propre
+confession et celle de ses descendants. Le Dante n'a garde d'oublier
+parmi eux ce Charles de Valois, qui l'avait chass de sa patrie. Par
+ses ruses, fait-il dire Hugues Capet, par les seules armes dont se
+servit le tratre Judas, il causera la perte de Florence; mais la fin
+il n'y gagnera que de la honte, et une honte d'autant plus ineffaable
+qu'une telle peine lui parat plus lgre supporter. C'est l qu'il
+en voulait venir; c'est pour arriver Charles de Valois qu'il a fait se
+confesser Hugues Capet, qu'il l'a plac parmi les princes avares, et
+surtout qu'il l'a fait fils d'un boucher de Paris,
+
+ _Figliuol d'un beccaio di Parigi_.
+
+[Note 221: C. XX.]
+
+[Note 222: Voyez, sur ce sujet, l'extrait d'un Mmoire de M. Brial,
+imprim dans mon Rapport sur les travaux de la Classe d'histoire et de
+littrature ancienne de l'Institut, anne 1808.]
+
+On ne sait dans quelles vieilles chroniques il put trouver cette
+origine, que sans doute il n'inventa pas; mais on peut croire qu'il ne
+l'et pas adopte et consigne dans son pome, si Charles, descendant de
+Hugues, n'et t son perscuteur. Hugues tend ses accusations contre
+sa race, jusqu' Philippe-le-Bel, ses querelles avec Boniface VIII, et
+ la captivit de ce pape dans Anagni. Il avoue ensuite au pote que
+pendant le jour, lui et les autres habitants de ce cercle, invoquent les
+noms qu'il lui a entendu prononcer; mais que pendant la nuit ils ne
+citent entre eux que des exemples du vice pour lequel ils sont punis.
+C'est alors Pygmalion, que l'amour de l'or rendit tratre, voleur et
+parricide; et l'avare Midas, dont la demande avide eut des suites qui
+font encore rire ses dpens; et l'insens Acham qui droba le butin de
+Jricho, et fut lapid par ordre de Josu; c'est la punition d'Ananias
+et de sa femme Saphira, et celle que subit Hliodore: tantt le cercle
+entier voue l'infamie Polymnestor, assassin du jeune Polidore; tantt
+ils crient tous ensemble: O Crassus, dis-nous, toi qui le sais, quelle
+est la saveur de l'or[223].
+
+[Note 223: Allusion la mort de Crassus, que les Parthes,
+connaissant son avarice, attirrent dans un pige par l'appt d'un riche
+butin: son arme y prit tout entire. Il se fit tuer pour ne pas tomber
+entre les mains des Parthes. Ayant trouv son corps, ils lui couprent
+la tte et la jetrent dans un vase rempli d'or fondu, en disant ces
+mots, qui furent aussi adresss la tte de Cyrus: C'est d'or que tu as
+eu soif, bois de l'or: _Aurum sitisti, aurum bibe_. Au reste, le systme
+dont j'ai parl plus haut (page 161, note 1) parat ici plus videmment
+que jamais, dans ce mlange alternatif et symtrique de la fable, de la
+bible et de l'histoire.]
+
+Hugues Capet avait enfin termin ses aveux; tout coup la montagne
+tremble, Dlos n'prouva pas une secousse si forte avant que Latone y
+descendt pour mettre au monde les deux lumires des cieux. Le chant de
+gloire et de joie, le _Gloria in excelsis Deo_ se fait entendre. Toute
+cette haute partie de la montagne, d'ailleurs inacessible aux vents, aux
+mtores et aux orages, s'agite ainsi lorsqu'une me est purifie, et
+qu'elle est prte s'lever vers le ciel[224]. Celle qui en sort en ce
+moment est l'me du pote Stace, que Dante, d'aprs une fausse
+tradition[225], fait natif de Toulouse, quoiqu'il ft napolitain[226].
+Stace aborde les deux potes, et, en leur racontant son histoire, il
+tmoigne, sans connatre Virgile, avoir eu toujours pour lui une
+vnration profonde. Son feu potique fut excit par cette flamme qui
+en a tant allum d'autres: c'est de l'_nide_ qu'il veut parler; c'est
+elle qui fut sa mre, sa nourrice dans l'art des vers[227]: sans elle,
+il n'aurait rien produit qui et la moindre valeur. Pour avoir t sur
+la terre contemporain de Virgile, il consentirait prolonger d'une
+anne son exil. Dante sourit, et, en ayant reu la permission de
+Virgile, il nomme au pote Stace, celui qu'ils reconnaissaient tous deux
+pour leur matre. Stace se jette ses pieds; Virgile le relve en lui
+disant, avec une simplicit qu'on pourrait appeler virgilienne: cessez,
+mon frre: vous tes une ombre, et vous voyez une ombre aussi[228].
+
+[Note 224: C. XXI.]
+
+[Note 225: Placide Lactance, dans ses Comment. sur Stace, imprims
+Paris en 1600. Voy. Vossius _de poet. lat._, c. III, et Fabricius,
+_Bibliot. lat._ c. XVI, _de Statia Poeta_.]
+
+[Note 226: Il y eut sous Nron un _Statius Surculus_, qui tait de
+Toulouse, et qui enseigna la rhtorique dans les Gaules: c'est avec lui
+que Dante a confondu le pote Stace. (Vossius, _loc. cit._)]
+
+[Note 227: Cette admiration de Stace pour Virgile n'est point
+exagre; il dit lui-mme en s'adressant sa _Thbade_.
+
+ _Nec tu divinam neida tenta,
+ Sed long sequere et vestigia semper adora_.]
+
+[Note 228:
+
+ _Frate,
+ Non far; che tu se' ombra, ed ombra vedi_.]
+
+Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux potes latins,
+aprs ces premires effusions de coeur, Virgile, qui a rencontr Stace
+dans le cercle des avares, lui demande[229] comment, avec tant de
+sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu
+trouver place dans son coeur. Stace, sourit, et lui rpond qu'il ne fut
+que trop loign de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a
+t puni; qu'il l'et mme t dans le cercle de l'Enfer, o les avares
+et les prodigues, s'entrechoquent ternellement[230], s'il n'avait t
+port au repentir par ces beaux vers o Virgile s'lve contre la
+coupable soif de l'or[231], car, disent ici les commentateurs, l'avare
+et le prodigue, sont galement altrs d'or, l'un pour l'entasser,
+l'autre pour le rpandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en
+Enfer, ils sont runis dans le mme cercle. Mais comment, insiste
+Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas
+de bien faire, as tu ensuite t assez clair pour entrer dans la bonne
+route et pour la suivre? C'est toi, lui rpond Stace, qui m'appris
+boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'clairas le premier,
+Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus pote, et par toi que je fus
+chrtien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derrire lui
+une lumire: il n'est pour lui-mme d'aucun secours, mais il claire
+ceux qui le suivent. Tu avais prdit un grand et nouvel ordre de
+sicles, le retour du rgne d'Astre et de Saturne, et une nouvelle race
+d'hommes envoye du ciel[232]. Cette prdiction s'accordait avec ce
+qu'annonaient ceux qui prchaient la foi nouvelle. Je les visitai, je
+fus frapp de la saintet de leur vie. Quand Domitien les perscuta, je
+pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils
+me firent mpriser toutes les autres sectes: je reus enfin le baptme;
+mais la crainte m'empcha de me dclarer chrtien, et je continuai de
+professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette tideur
+qu'avant d'arriver au cercle d'o nous sortons, je fus retenu plus de
+quatre sicles dans celui des paresseux[233].
+
+[Note 229: C. XXII.]
+
+[Note 230: _Inferno_, c. VII. Voy. ci-dessus, pag. 55 et 56.]
+
+[Note 231:
+
+ _Quid non mortalia pectora cogis,
+ Auri sacra fames_? (neid., t. III. v. 56.)]
+
+[Note 232: Allusion ces vers clbres de la IVe. glogue de
+Virgile:
+
+ _Magnus ab integro soeclorum nascitur ordo;
+ Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna:
+ Jam nova progenies coelo demittitur alto_.]
+
+[Note 233: Depuis l'an 96 de notre re, poque de la mort de Stace,
+jusqu' l'an 1300, o Dante a plac celle de sa vision, il s'tait
+coul douze sicles et quatre ans. Stace a dit plus haut, C. XXI, v.
+67, qu'il a pass cinq sicles et plus dans le cercle des avares: il en
+avait pass plus de quatre dans celui des paresseux, ce ne sont en tout
+qu' peu prs mille ans, passs dans ces deux cercles; les deux autres
+sicles s'taient couls, selon le P. Lombardi, dans les lieux qui
+prcdent les cercles du Purgatoire.]
+
+Stace apprend son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont
+devenus Trence, Plaute et tous les autres potes latins clbres. Ils
+sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-mme, et les plus
+fameux potes grecs, dans ces limbes o sont aussi les hros et les
+hrones[234]. Cependant les trois potes montaient au sixime cercle.
+Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en coutant
+leurs discours, qui lui rvlaient, dit-il, les secrets de l'art des
+vers[235]. Un arbre mystrieux se prsente au milieu du chemin,
+interrompt leur conversation, et arrte leurs pas. Il est charg de
+fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas
+qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit
+notre pote, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide
+qui se prcipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de
+l'arbre, aprs en avoir arros les feuilles. De cet arbre sort une voix
+qui clbre d'anciens exemples d'abstinence et de sobrit tirs, selon
+la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du
+nouveau. Des ombres maigres et livides[236] errent alentour, sans
+pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fracheur du
+ruisseau, font natre en elles une faim et une soif dvorantes qu'elles
+ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands
+expient leur pch.
+
+[Note 234: _Inferno_, c. IV. Voy. ci-dessus, pag. 39-42.]
+
+[Note 235: _Ch'a poetar mi davano intelletto_.]
+
+[Note 236: C. XXIII.]
+
+Dante reconnat parmi eux _Forse_[237], un de ses amis, dont la mort
+lui avait cot des larmes. _Forse_ doit _Nella_ son pouse d'tre
+admis dans le sjour des expiations, au lieu d'tre plong dans celui
+des ternels supplices. L'loge qu'il fait de sa chre _Nella_ amne une
+sortie peu mesure de ce Florentin contre les dames de Florence et
+contre les modes, trs-anciennes ce qu'il parat, mais qui de temps en
+temps redeviennent nouvelles. Ma _Nella_ que j'ai tant aime, dit-il,
+est d'autant plus agrable Dieu qu'elle trouve moins de femmes qui lui
+ressemblent. Dans les lieux sauvages de la Sardaigne, o les femmes vont
+sans vtement, elles ont plus de pudeur que dans ceux o je l'ai
+laisse. O mon frre! que veux-tu que je te dise? Je vois dans un avenir
+prochain un temps o l'on dfendra en chaire aux dames effrontes de
+Florence de se montrer le sein tout dcouvert. Quelles femmes barbares
+eurent jamais besoin qu'on et recours des peines spirituelles ou
+d'autres censures pour les contraindre se couvrir[238]? Peut-tre
+cette rprimande est-elle un peu trop dure; elle ne vient pourtant pas
+d'un cnobite, ni d'un ennemi du sexe qui elle peut dplaire. L'me
+sensible du Dante est aussi connue que son gnie, et les femmes auraient
+beaucoup gagner si elles trouvaient souvent parmi les hommes de
+pareils ennemis; mais plus on est capable de les aimer, plus on les
+respecte, et plus on aime aussi qu'elles se respectent elles-mmes.
+
+[Note 237: Frre de _Corso Donati_, et non pas du clbre
+jurisconsulte Franois Accurse, comme le disent presque tous les
+commentateurs. Forse parle, dans le chant suivant, v. 13, de sa soeur
+_Piccarda Donati_, que l'on sait avoir t soeur de _Corso_. (Lombardi.)]
+
+[Note 238:
+
+ _Quai barbare fur mai, quai Saracine.
+ Cui bisognasse, per far le ir coverte
+ O spiritali o altre discipline_?]
+
+Forse fait connatre son ancien ami plusieurs des ombres maigres qui
+l'accompagnent[239]. On y distingue le pape tourangeau Martin IV, qui
+expie par le jene ses bonnes anguilles du lac de Bolsena[240], cuites
+dans les vins les plus exquis; un certain Boniface, archevque de
+Ravenne, qui dpensait en bons repas les revenus de son glise;
+_Buonaggiunta_ de Lucques et quelques autres. _Buonaggiunta_, l'un des
+potes italiens du treizime sicle, avait fait, selon l'usage de ce
+temps, beaucoup de posies amoureuses o il n'y avait point d'amour. Il
+n'en tait pas ainsi du Dante, qui l'amour avait dict ses premiers
+vers. C'est ce qu'il fait sentir par ce petit dialogue entre
+_Buonaggiunta_ et lui. Vois-je en vous, lui dit le Lucquois, celui qui
+a publi des posies d'un nouveau style, qui commencent par ce vers:
+
+ Femmes, qui connaissez le pouvoir de l'amour[241]?
+
+[Note 239: C. XXIV.]
+
+[Note 240: Bolsena est une petite ville de Toscane, prs de laquelle
+est un lac de mme nom, o l'on pchait d'excellentes anguilles.]
+
+[Note 241:
+
+ _Donne, ch' avete intelletto d'amore_.
+
+C'est le premier vers de l'une des plus belles _canzoni_ du Dante.]
+
+Je suis, lui rpond le Dante, un homme qui, lorsque l'amour l'inspire,
+crit, et se contente de publier ce qu'il lui dicte au fond du
+coeur[242]. O mon frre, reprend le vieux pote, je vois maintenant ce
+qui nous a retenus, moi et les potes de mon temps[243], loin de ce
+nouveau style, de ce style si doux que j'entends aujourd'hui. Je vois
+que vos plumes se tiennent strictement attaches aux paroles de celui
+qui vous dicte; c'est ce que ne firent certainement pas les ntres; et
+plus dans le dessein de plaire on veut ajouter d'ornements, moins il
+peut y avoir de rapports de l'un l'autre style. Dante donne ici en
+peu de mots toute la potique d'un genre aimable, ou pour obtenir de
+vrais succs il ne faut point crire d'aprs son imagination, mais
+d'aprs son coeur.
+
+[Note 242:
+
+ _Io mi son' un che, quando
+ Amore spira, noto, ed in quel modo
+ Ch' ei detta dentro, vo significando_.]
+
+[Note 243: Il nomme le Notaire, _il Notaio_, c'est--dire, _Jaropo
+da Lentino_, qui tait notaire en Sicile, et _Guittone_, ou _Fr
+Guittone d'Arezzo_. J'ai parl de ces deux potes, t. I, pages 403 et
+418.]
+
+Pendant un entretien du Dante avec Forse, dans lequel le pote se fait
+prdire la chute et la fin tragique du chef de la faction des Noirs, qui
+l'avait fait bannir de Florence[244], les ombres s'loignent avec la
+double lgret que leur donnent leur maigreur et leur volont[245].
+Forse va les rejoindre, et Dante continue sa route avec les deux
+autres potes. Un second arbre, diffrent du premier, parat encore
+devant eux; ses branches plient sous le fruit. Une foule empresse
+l'entoure, en tendant les mains vers ses branches, et criant comme des
+enfants qui demandent un objet qu'on leur refuse. Une voix qui sort de
+cet arbre, apprend aux trois voyageurs qu'au-dessus se trouve l'arbre
+dont ve mangea la pomme, et que celui-ci en est un de ses rejetons.
+Cette voix leur rappelle aussi deux traits, l'un de la Fable, et l'autre
+de l'criture, o l'on voit des malheurs causs par l'intemprance[246].
+
+[Note 244: _Corso Donati_ se rendit si puissant Florence aprs en
+avoir fait chasser les Blancs, qu'il devint suspect au peuple. Dans un
+tumulte populaire excit contre lui, il fut cit et condamn. Le peuple
+se porta sa maison avec l'tendard ou gonfalon de justice. _Corso_ se
+dfendit courageusement avec quelques amis; mais, vers la fin du jour,
+il essaya de s'chapper. Poursuivi par des soldats catalans qu'il ne put
+gagner, il tomba de cheval; son pied s'engagea dans l'trier; il fut
+tran quelque temps sur la terre, et enfin massacr par les soldats.
+Cet vnement arriva en 1308. Il parat qu'il tait alors rcent; et
+l'on voit par-l o en tait le Dante de la composition de son pome
+l'an 1308 ou au plus tard en 1309. Au reste Forse, dans cette
+prdiction du pass, ne nomme point Corso, et parle avec une obscurit
+mystrieuse, qui non seulement est le style ordinaire des prophties,
+mais qui convenait particulirement un frre parlant du meurtre de son
+frre, quoiqu'ils fussent de deux partis opposs.]
+
+[Note 245:
+
+ _E per magrezza e per voler leggiera_.]
+
+[Note 246: Les Centaures qui voulurent, dans l'ivresse, enlever
+Pirithos sa jeune pouse, et furent vaincus par Thse; et les Hbreux,
+que Gdon, marchant contre les Madianites, ne voulut point admettre
+dans son arme, parce que, brls par la soif, ils avaient bu trop
+abondamment et trop leur aise, de l'eau d'une fontaine. O notre pote
+allait-il donc chercher tout moment des contrastes et des disparates
+aussi bizarres?]
+
+Un ange parat, le plus brillant qui leur ait encore servi de guide. Le
+verre ou le mtal embras dans la fournaise, ont moins d'clat que son
+visage; mais sa voix n'en est pas moins suave, ni le vent de ses ailes
+moins rafrachissant et moins doux. Tel que Zphir au mois de mai,
+lorsqu'il annonce l'aurore, s'agite et rpand les parfums qu'il exprime
+de l'herbe et des fleurs, tel, dit le pote, je sentis sur mon front un
+vent lger, telles je sentis s'agiter les ailes d'o s'exhalait un
+souffle parfum d'ambroisie[247].
+
+En montant, sous la conduite de cet ange, vers le septime et dernier
+cercle, Dante occup de ce qu'il vient de voir, voudrait apprendre
+comment des mes, qui n'ont aucun besoin de se nourrir, peuvent prouver
+la maigreur et la faim[248]; Stace, invit par Virgile, entreprend de le
+lui expliquer. Sa thorie sur la partie du sang destine la
+reproduction de l'homme; sur cette reproduction, sur la formation de
+l'me vgtative et de l'me sensitive dans l'enfant avant sa naissance,
+sur leur dveloppement lorsqu'il est n, sur ce que devient cette me
+aprs la mort, emportant avec elle dans l'air qui l'environne une
+empreinte et comme une image du corps qu'elle animait sur la terre; tout
+cela n'est ni d'une bonne physique, ni d'une mtaphysique saine; mais
+dans ce morceau de plus de soixante vers, on peut, comme dans plusieurs
+morceaux de Lucrce, admirer la force de l'expression, la posie de
+style, et l'art de rendre avec clart, en beaux vers, les dtails les
+plus difficiles d'une mauvaise philosophie, et d'une physique pleine
+d'erreurs.
+
+[Note 247:
+
+ _E quale annunziatrice degli albori
+ L'aura di maggio muovesi, e olezza
+ Tutta impregnata dall'erba e da' fiori_, etc.]
+
+[Note 248: C. XXV.]
+
+Dans le dernier cercle o nos potes sont parvenus, des flammes ardentes
+s'lvent de toutes parts; peine, entre elles et le bord du prcipice,
+peuvent-ils trouver un passage. Des chants qui partent du sein mme de
+ces flammes, en faisant l'loge de la chastet, et en rappelant
+d'anciens exemples de cette vertu[249], leur apprennent que c'est ici
+qu'est puni le vice contraire. Parmi ceux qui en furent atteints, et
+dont le pote distingue les diffrentes espces plus clairement que je
+ne le puis faire[250], Dante reconnat _Guido Guinizzelli_, qui l'avait
+prcd dans la carrire potique, et dont il admirait les vers. Il
+n'ose approcher de lui pour l'embrasser, cause des flammes qui
+l'environnent; mais il regarde avec attendrissement celui qu'il nomme
+son pre, et le pre d'autres potes meilleurs que lui, qui leur apprit
+ chanter avec douceur et avec grce des posies d'amour. _Guido_,
+surpris de tant de marques de respect et de tendresse, lui en demande la
+cause. Ce sont, rpond le Dante, vos doux crits, qu'on ne cessera
+d'aimer tant que durera le style moderne[251]. _Guido_, sensible ses
+loges, mais peut-tre plus modeste en Purgatoire qu'il ne l'tait dans
+ce monde, lui montre un autre pote qu'il dit les mriter mieux: c'est
+Arnault Daniel, troubadour provenal, qui surpassa tous les crits
+d'amour en vers, et tous les romans en prose[252]. Ceci indique
+clairement l'influence qu'avaient eue les Troubadours sur la posie
+italienne, dans ses premiers temps, et l'admiration que Dante conservait
+pour eux une poque o c'tait bien de lui qu'on pouvait dire qu'il
+les avait surpasss tous. Il les aurait gals dans leur propre langue;
+aussi met-il dans la bouche d'Arnault une rponse en huit vers
+provenaux, que ce Troubadour finit en le suppliant de se souvenir de sa
+douleur; c'est--dire, de faire pour lui des prires qui la terminent:
+Arnault rentre ensuite dans les flammes qui le drobent la vue, comme
+_Guido_ y est rentr, aprs avoir fait la mme demande.
+
+[Note 249: Ils font entendre les paroles de Marie l'ange qui lui
+annonce qu'elle concevra: _Virum non cognosco_; et un moment aprs c'est
+Diane, qui chassa Calisto parce qu'elle avait cd au poison de Vnus:
+
+ _Che di Venere avea sentito il tosco_.
+
+Puis toutes ces voix clbrent des maris et des femmes qui ont vcu
+chastement. Toujours le mme systme; et jamais un trait de la Bible,
+qui n'en amne, par opposition, un de la Fable.]
+
+[Note 250: C. XXVI. Je passe ici tous les dtails, les uns comme
+inutiles, les autres comme impossibles rendre dans notre langue et
+dans nos moeurs.]
+
+[Note 251: Nous avons vu prcdemment, t. I, p. 410, note 1, qu'on
+avait eu tort de vouloir s'appuyer de ce passage pour prouver que _Guido
+Guinizzelli_ avait t l'un des matres du Dante; il prouve positivement
+le contraire.]
+
+[Note 252:
+
+ _Versi d'amore e prose di romanzi
+ Soverchi tutti_.]
+
+Un obstacle reste encore franchir pour sortir de ce dernier
+cercle[253]; ce sont ces flammes mmes qui en remplissent l'enceinte.
+Quoique invit par l'ange, et fortement encourag par Virgile, Dante
+craint d'approcher de ce feu qu'il faut traverser; mais son matre
+emploie enfin un motif tout puissant sur lui. Vois, mon fils, lui
+dit-il, entre Batrix et toi, il n'y a plus que ce seul mur. Comme au
+nom de Thisb, continue le pote, Pyrame, prs de mourir, ouvrit les
+yeux et la regarda, lorsque le fruit du mrier prit une couleur
+vermeille[254], ainsi cda toute ma rsistance, et je me tournai vers
+mon sage guide, quand j'entendis le nom qui renat sans cesse dans mon
+coeur. Virgile entre dans les flammes; Stace et Dante le suivent. Le
+matre, pour soutenir le courage de son lve, lui parle encore de
+Batrix, dont il croit, dit-il, voir dj briller les yeux. Je ne sais,
+mais il me semble qu'il y a un grand charme dans ce souvenir puissant
+d'une passion si ancienne et si pure.
+
+[Note 253: C. XXVII.]
+
+[Note 254:
+
+ _Come al nome di Tisbe op rse'l ciglio
+ Piramo, in su la morte, e riguardalla,
+ Allor che'l gelso divent vermiglio_, etc.]
+
+En s'chappant, pour la dernire fois, de ce sjour o le sentiment de
+l'esprance est toujours fltri par le spectacle des peines, le pote,
+dsormais tout entier l'esprance, parat s'lancer dans un ordre tout
+nouveau d'ides, de sentiments et d'images. Entour, par la force de son
+imagination cratrice, d'objets riants et mystrieux, il donne son
+style pour les peindre, la teinte mme de ces objets. Sa marche, son
+repos, ses moindres gestes sont fidlement retracs; il puise ses
+comparaisons, comme ses images, dans les tableaux les plus simples et
+les plus doux de la vie champtre. Il monte les degrs o le soleil, qui
+se couche derrire lui, projette au loin l'ombre de son corps. Cette
+ombre s'accrot, et disparat bientt dans l'obscurit gnrale: la nuit
+s'tend sur la montagne. Les trois potes se couchent, en attendant le
+jour, chacun sur un des chelons qui y conduisent. Tels que des chvres
+lgres et capricieuses sur la cime des monts avant d'avoir pris leur
+pture[255], se reposent en silence, et ruminent l'ombre, pendant la
+plus grande chaleur du jour, gardes par le berger, qui s'appuie sur sa
+houlette, et qui veille leur sret; ou tel que le pasteur, loin de sa
+chaumire, reste veill toute la nuit auprs de son troupeau,
+regardant sans cesse si quelque bte froce ne vient point le disperser;
+tels nous tions tous trois, moi comme la chvre, eux comme les bergers,
+renferms dans l'espace troit qui conduisait sur la montagne.
+
+[Note 255:
+
+ _Quali si fanno, ruminando, manse
+ Le capre, state rapide e proterve,
+ Sopra le cime, prima che sien pranse,
+ Tacite all'ombra, mentre che'l sol ferve_, etc.]
+
+Couch sur ces marches pendant une belle nuit, il regarde briller les
+toiles qui lui paraissent plus clatantes et plus grandes qu'
+l'ordinaire; il s'endort enfin l'heure o l'astre de Vnus parat vers
+l'orient. Voici encore un songe, une vision, mais qui n'a plus rien
+d'incohrent et de funeste. Il voit dans une riche campagne la belle et
+jeune _Lia_ qui va chantant et cueillant des fleurs pour se faire une
+guirlande. Ma soeur Rachel, dit-elle dans son chant, ne peut se dtacher
+de son miroir; elle y est assise tout le jour. Elle se plat
+contempler la beaut de ses yeux, comme je me plais voir l'ouvrage de
+mes mains; voir est pour elle un plaisir, comme agir en est un pour
+moi. Sous l'emblme de ces deux filles de Laban, les interprtes
+reconnaissent tous ici l'image de la vie active et de la vie
+contemplative; et cette allgorie du moins est pleine de mouvement et de
+grce.
+
+Le sommeil du Dante se dissipe en mme temps que les tnbres de la
+nuit. Virgile lui annonce qu'il touche au terme de son voyage; que ce
+jour mme le doux fruit que les mortels recherchent avec tant de soins
+et de peines, apaisera la faim qui le dvore. Ils arrivent ensemble au
+haut de ces degrs rapides; Virgile lui dit alors: Mon fils, tu as vu
+le feu qui doit s'teindre et le feu ternel; tu es arriv au point
+au-del duquel ma vue ne peut plus s'tendre. J'ai employ t'y
+conduire mon gnie et mon art. Prends dsormais ton plaisir pour guide.
+Tu es hors des routes difficiles, et des voies troites. Vois ce soleil
+qui rayonne sur ton visage, vois l'herbe tendre, les fleurs et les
+arbrisseaux que cette terre produit sans culture: tu peux t'y asseoir;
+tu peux y marcher ton gr, en attendant l'arrive de celle dont les
+beaux yeux m'ont engag par leurs larmes venir toi. N'attends plus
+de moi ni discours ni conseils. En toi le libre arbitre est maintenant
+droit et sain, et ce serait une erreur que de ne pas agir d'aprs lui:
+je te couronne donc roi et souverain de toi mme. En effet, depuis ce
+moment, ou l'allgorie gnrale du pome se fait si clairement sentir,
+Virgile reste encore auprs du Dante jusqu' l'arrive de Batrix, mais
+il ne lui parle plus: il n'est plus l que pour remettre en quelque
+sorte Batrix elle-mme celui qu'elle lui avait recommand.
+
+L'allgorie de ce qui suit dans les six derniers chants, n'est pas moins
+sensible. Le Dante s'est purg de ses pchs par toutes les preuves
+qu'il vient de subir. En sortant de chaque cercle du Purgatoire, il a
+senti s'effacer de son front l'une des sept lettres P qu'un ange y avait
+graves. Il est parvenu au sjour du Paradis terrestre, qui n'est ici
+que l'emblme de l'innocence primitive. Des savants thologiens avaient
+dit que ce Paradis tait le type, ou le modle de l'glise: c'est pour
+cela, sans doute, que Dante y fait paratre l'glise mme, avec les
+symboles de tout ce qu'elle croit et de ce qu'elle enseigne[256].
+Impatient de visiter la fort divine, dont l'ombre paisse et vive
+tempre l'clat du nouveau jour, il y tourne ses pas, et traverse
+lentement la campagne, en foulant ce sol qui exhale de toutes parts les
+plus suaves odeurs[257]. Un air doux et toujours gal, frappe son front
+comme les coups d'un vent lger. Il agite et fait ployer les feuillages,
+mais sans courber les branches, et sans empcher les oiseaux qui
+clbrent avec joie, sur leurs cimes, les premires heures du jour, de
+continuer leurs concerts. Le feuillage les accompagne de son doux
+murmure, pareil celui qui parcourt les forts de pins sur les rivages
+de l'Adriatique, quand ole y laisse errer le vent du midi.
+
+[Note 256: _Lombardi_, t. II de son Commentaire, p. 410.]
+
+[Note 257: C. XXVIII.]
+
+Malgr la lenteur de ses pas, le pote tait arriv dans l'antique
+fort: dj mme il ne voyait plus par o il tait entr: tout coup il
+est arrt par un ruisseau dont les ondes font plier l'herbe qui crot
+sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures qui coulent sur la terre
+sembleraient troubles auprs de cette eau si transparente, qu'elle ne
+peut rien cacher, quoique tout son cours soit couvert d'une ombre
+ternelle, qui n'y laisse jamais pntrer les rayons, ni du soleil, ni
+de l'astre des nuits. Tandis qu'il admire la fracheur et la beaut des
+arbres qui bordent l'autre rive, il y voit paratre une femme jeune et
+charmante, qui chante en cueillant des fleurs dont sa route est
+parseme. Il la prie d'approcher du bord, pour qu'il puisse mieux
+entendre ses doux chants. Elle s'approche aussi lgrement qu'une
+danseuse dont l'oeil a peine suivre les pas; elle s'avance parmi les
+fleurs, les yeux baisss comme une vierge timide; et lorsqu'elle est au
+bord du ruisseau elle recommence ses chansons. Elle lve les yeux, et
+ceux de Vnus avaient moins d'clat quand elle fut blesse par son
+fils[258]. Elle rit, et se met encore cueillir des fleurs pleines
+mains. Elle s'arrte et parle enfin; elle apprend au Dante ce que c'est
+que ce beau sjour, qui fut destin tre l'habitation du premier
+homme, et ce fleuve limpide, qui se partage en deux ruisseaux, dont l'un
+fait oublier le mal, et l'autre fixe dans la mmoire le bien qu'on a
+fait pendant sa vie. Les anciens potes qui ont chant l'ge d'or et
+son tat heureux, avaient peut-tre rv ce beau sjour sur le Parnasse.
+L vcut dans l'innocence la premire race des hommes; l, rgne un
+printemps ternel; l, sont toutes les fleurs et tous les fruits: c'est
+l ce nectar tant vant dans leurs vers. Dante tourne alors les yeux
+vers les deux potes, qui ne l'ont point encore quitt: il voit qu'ils
+ont ri en entendant ces derniers mots[259]; et il se retourne aussitt
+vers cette femme charmante.
+
+[Note 258: J'abrge beaucoup ici, et je supprime des dtails moins
+intressants que ces descriptions charmantes.]
+
+[Note 259: Manire ingnieuse de rappeler au lecteur Virgile et
+Stace, qui sont toujours prsents, et que leur silence pouvait faire
+oublier.]
+
+Elle reprend ses chants remplis d'amour[260], et comme les nymphes
+solitaires qui, sous l'ombrage des forts, tantt y fuyaient les rayons
+du soleil, tantt en sortaient pour les revoir, elle suit lgrement le
+cours du fleuve, tandis que sur l'autre bord le pote fait les mmes
+mouvements, et rgle ses pas sur les siens. Elle lui dit enfin: Mon
+frre, regarde et coute. Alors un clat extraordinaire traverse de
+tous cts la fort. Une douce mlodie se fait entendre, et parcourt cet
+air lumineux. Un nouveau spectacle s'annonce. Dante, pour en tracer le
+tableau, n'a point assez de son inspiration accoutume; il invoque de
+nouveau les muses. Vierges sacres[261], si jamais je souffris pour
+vous la faim, le froid et les veilles, je me sens forc de vous en
+demander la rcompense. Qu'Hlicon verse pour moi toutes les eaux de sa
+fontaine; qu'Uranie et toutes ses soeurs viennent mon secours, et
+donnent de la force mes penses et mes vers.
+
+[Note 260: C. XXIX.]
+
+[Note 261:
+
+ _O sacrosante vergini, se fami,
+ Freddi o vigilie mai per voi soffersi,
+ Cagion mi sprona ch'io merc ne chiami_, etc.]
+
+Sept candlabres d'or plus resplendissants que des astres, vingt-quatre
+vieillards couronns de lys, et tout un peuple vtu de blanc prcdaient
+un char, qui s'avanait au milieu de quatre animaux ails; ils avaient
+chacun six ailes, dont les plumes taient parsemes d'yeux semblables
+ceux d'Argus; le char tait tran par un griffon, dont les ailes
+dployes s'levaient si haut, qu'on les perdait de vue. Sept jeunes
+filles, vtues de diffrentes couleurs, dansaient aux cts du char,
+trois auprs de la roue droite, et quatre auprs de la gauche. Ce char
+et tout son cortge sont pris, comme on le voit assez, dans Ezchiel et
+dans l'Apocalypse. C'est la figure ou le symbole de l'glise, ou plus
+particulirement du Saint-Sige; et toutes ces descriptions, o le pote
+a prodigu les richesses de son style, et les autres descriptions qui
+vont suivre, ne sont que des allgories religieuses, dont il est ais de
+pntrer le sens. Le char est donc l'glise, les quatre animaux sont les
+vanglistes, les danseuses sont les sept vertus, et le griffon, animal
+qui rassemblait en lui les deux natures de l'aigle et du lion, est
+Jsus-Christ lui-mme, chef de tout le cortge et conducteur du char.
+Sept autres vieillards ferment la marche, et les commentateurs
+reconnaissent en eux S. Luc et S. Paul, l'un auteur des Actes des
+Aptres, l'autre des ptres; quatre autres aptres, qui ont crit les
+lettres dites _canoniques_, et S.-Jean, l'auteur de l'Apocalypse. Enfin,
+ce qu'il serait plus difficile de deviner, et ce qui a partag les
+commentateurs, la jeune femme qui chantait en cueillant des fleurs, et
+qui a prpar Dante au spectacle dont il jouit, est cette affection vive
+ou cet amour qui doit attacher l'glise ceux qui veulent avoir part
+ses bienfaits. Le pote ne dit que vers la fin le nom de cette beaut
+symbolique. Il l'appelle Mathilde, et ne pouvait en effet trouver dans
+l'histoire aucune femme qui et montr plus d'affection pour l'glise,
+que la clbre Mathilde[262], et dont le nom indiqut mieux ce qu'il a
+voulu cacher sous cet emblme.
+
+[Note 262: Nous avons parl de cette comtesse Mathilde, de la
+donation de ses tats l'glise, et de son directeur Grgoire VII, ou
+Hildebrand, tom. I, p. 108 et 109.]
+
+Le char s'arrte[263]: tous ceux qui composent l'escorte se tournent
+vers ce char dans l'attitude du respect: les anges font entendre des
+cantiques de flicitation et de joie[264], et leurs mains jettent sur
+le char un nuage de fleurs. Une femme parat au milieu de ce nuage, la
+tte couverte d'un voile blanc et couronne d'olivier, vtue d'un
+manteau de couleur verte et d'un habit rouge et brillant comme la
+flamme. Ici se montre dans tout son clat ce personnage en partie
+allgorique et partie rel, annonc ds le commencement du pome, cette
+Batrix, l'emblme de la science des choses divines, mais qui retrace en
+mme temps, au milieu de ce cortge cleste et de cette pompe
+triomphale, l'objet d'une passion dont ni la mort, ni le temps, ni
+l'ge, n'ont pu effacer le souvenir. Mon esprit, dit le pote, qui
+depuis si long-temps n'avait pas prouv cette crainte et ce tremblement
+dont il tait toujours saisi en sa prsence, mon esprit, sans avoir
+besoin que mes yeux l'instruisissent davantage, et par la seule vertu
+secrte qui se rpandit autour d'elle, sentit la grande puissance d'un
+ancien amour[265].
+
+[Note 263: C. XXX.]
+
+[Note 264: Selon la coutume du Dante, ces cantiques sont moiti
+sacrs et moiti profanes, et les anges mlent dans leurs chants le
+Psalmiste et Virgile.
+
+ _Tutti dicen_ BENEDICTUS QUI VENIS,
+ _E fior gittando di sopra e d'intorno_,
+ MANIBUS O DATE LILIA PLENIS.]
+
+[Note 265:
+
+ _Sanza degli occhi aver pi conoscenza.
+ Per occulta virt, che da lei mosse,
+ D'antico amor senti la gran potenza_.]
+
+C'est quand son coeur est mu par ces touchantes images, qu'il s'ouvre au
+regret que lui inspire l'absence de son matre chri. Jusque-l Virgile
+le suivait encore; Dante se dtourne vers lui, et ne le voit plus. Ce
+morceau est empreint de cette sensibilit profonde, l'un des principaux
+attributs de son gnie, et qui mme dans le dlire de l'imagination la
+plus exalte ne l'abandonne jamais. Aussitt, dit-il, que je me sentis
+frapp des mmes coups qui m'avaient bless avant que je fusse sorti de
+l'enfance[266], je me retournai avec respect, comme un enfant court dans
+le sein de sa mre quand il est saisi de frayeur ou de tristesse.... Je
+voulais dire Virgile en son langage:
+
+ De mes feux mal teints je reconnais la trace[267].
+
+[Note 266:
+
+ _Che gi m'avea trafitto
+ Prima ch'io fuor della puerizia fosse_.]
+
+[Note 267: Vers de Racine, qui rend fidlement celui du Dante:
+
+ _Conosco i segni d'ell' antica fiamma_;
+
+parce qu'ils sont tous deux traduits de ce vers de Virgile:
+
+ _Agnosco veteris vestigia flamm_. (NEID., l. IV.)]
+
+Mais Virgile nous avait quitts, Virgile, ce tendre pre, Virgile qui
+elle avait remis le soin de me guider et de me dfendre! L'aspect de ce
+sjour dlicieux ne put empcher que mes joues ne se couvrissent de
+larmes. Dante, quoique Virgile t'abandonne, ne pleure pas, ne pleure
+pas encore; tu en auras bientt d'autres sujets. C'est Batrix qui lui
+parle ainsi, et bientt en effet, de ce char o elle est assise, et d'un
+bord de la rivire l'autre, elle lui fait entendre des reproches qui
+lui arrachent des larmes de regret et de repentir. Comment a-t-il enfin
+daign approcher de cette montagne? Ne savait-il pas que l'homme y est
+souverainement heureux? Elle l'accuse enfin devant les anges qui, par
+leurs chants, semblent demander son pardon. Mais il espre en vain qu'
+leur prire elle se laissera flchir. Elle poursuit du ton le plus
+solennel l'accusation qu'elle a commence.
+
+Combl des plus beaux dons de la nature, il aurait atteint le plus haut
+degr de vertu, s'il avait suivi ses heureux penchants. Ds son enfance,
+elle l'avait maintenu dans la bonne voie par l'innocent pouvoir de ses
+yeux; mais ds qu'il l'et perdue, il s'gara dans des sentiers
+trompeurs. Elle eut beau le rappeler par des inspirations et par des
+songes. Il poussa si loin l'aveuglement, qu'il a fallu pour l'en
+retirer, qu'elle le ft conduire dans les Enfers, d'o il est mont
+jusqu' l'entre du sjour de gloire. Il ne peut maintenant pntrer
+plus loin, ni passer le Lth, avant d'avoir pay son tribut de repentir
+et de pleurs. Elle l'interpelle et lui ordonne de rpondre si elle a dit
+la vrit[268]. Pntr de confusion et de regrets, il peut peine
+laisser chapper un aveu, presque touff par un dluge de larmes.
+L'interrogatoire continue. Ici le pote place dans la bouche de Batrix
+des loges pour Batrix elle-mme, et des censures pour lui: il y place
+des reproches qu'il s'tait faits cent fois en secret, et qu'il prend
+enfin le parti de se faire publiquement. Ni la nature, ni l'art, lui
+dit-elle, ne t'offrirent jamais autant de plaisir que ce beau corps[269]
+o je fus renferme, et qui, maintenant spar de moi, n'est plus que
+terre. Si tu fus priv par ma mort de ce plaisir suprme, quel objet
+mortel devait ensuite t'attirer lui, et t'inspirer un dsir? Instruit
+par ce premier trait qui t'avait bless, tu devais t'lever au-dessus
+des objets trompeurs et me suivre toujours, moi qui ne leur ressemblais
+plus. Ce n'tait ni de jeunes femmes, ni d'autres vanits aussi
+prissables, qui devaient rabaisser ton vol, et te faire sentir de
+nouveaux coups. Le jeune oiseau peut tomber dans un second, dans un
+troisime pige, mais ceux dont la plume a vieilli ne craignent plus ni
+les filets ni les flches. Enfin, elle lui ordonne de lever la tte
+qu'il baisse avec confusion: et, en lui donnant cet ordre, l'expression
+dont elle se sert, lui rappelle encore son ge, qui rendait plus
+honteuses de pareilles erreurs[270].
+
+[Note 268: C. XXXI.]
+
+[Note 269: Est-il besoin d'avertir qu'il ne s'agit ici que du
+plaisir de la vue et de la contemplation?]
+
+[Note 270: Elle ne dit pas: lve la tte, mais: lve la barbe, _Alza
+la barba_. On ne peut pas se tromper sur le but de cette expression, qui
+parat d'abord singulire; Dante l'indique lui-mme dans ces deux vers:
+
+ _E quando per la barba il viso chiese,
+ Ben connobi'l velen dell' argumento_.
+
+C'est--dire: Et quand elle dsigna mon visage par ma barbe, je compris
+bien ce que ce mot avait d'amer.]
+
+Malgr la svrit de ses rprimandes, Batrix renouvelle par sa beaut,
+dans le coeur du pote, toutes les douces impressions que sa prsence y
+faisait natre autrefois. Sous son voile, et au-del de cette rivire
+verdoyante, elle lui parat surpasser l'ancienne Batrix elle-mme, plus
+encore qu'elle ne surpassait les autres femmes quand elle tait ici bas.
+Le moment des dernires preuves est arriv; Mathilde le prend par la
+main, le dirige vers le fleuve, l'y plonge tout entier, l'en retire et
+le conduit, plein d'esprance et de joie, sur l'autre bord. L'allgorie
+devient de plus en plus sensible: quatre nymphes, qui dansaient sur la
+prairie, et qui sont dans le ciel les quatre toiles qu'il a vu briller
+au commencement de sa vision, le conduisent auprs du char. Trois autres
+nymphes suprieures aux premires, s'avancent, intercdent pour lui par
+leurs chants auprs de Batrix, et la prient de tourner enfin ses
+regards vers son adorateur fidle, qui a fait tant de pas pour la voir.
+Conduit par les quatre vertus cardinales, recommand par les trois
+vertus thologales, il ne peut plus manquer de tout obtenir.
+
+Le reste de ces allgories[271], le cortge qui remonte aux cieux, le
+char qui reprend sa marche, et ce qui arrive au pied de l'arbre de la
+science o Batrix est descendue, et l'aigle qui se prcipite sur le
+char, qui le heurte de toute sa force et le laisse couvert d'une partie
+de ses plumes, et le renard qui s'y glisse, et le dragon qui y enfonce
+la pointe de sa queue, et les nouveaux ornements dont le char
+s'embellit, et la prostitue qui s'y vient asseoir, avec un gant qui
+l'embrasse, qui entrane dans la fort cette noble conqute et le char;
+tous ces dtails que de longs commentaires expliquent, mais qu'ils
+n'claircissent pas toujours, n'ajouteraient rien l'ide que nous
+avons voulu nous faire de la machine entire et des principales beauts
+du pome[272]: ce serait perdre du temps que de s'y arrter.
+
+[Note 271: C. XXXII.]
+
+[Note 272: On sait dj que le char est l'glise ou plutt le Sige
+apostolique. L'aigle reprsente les empereurs, qui d'abord le
+perscutrent, et finirent par l'enrichir aux depens de l'empire. Le
+renard est l'astucieuse hrsie; le dragon est Mahomet, selon quelques
+interprtes; selon d'autres plus rcents (_Lombardi_) c'est le serpent,
+tentateur de la premire femme, et qui dsigne ici l'insatiable cupidit
+que Dante reproche sans cesse la cour de Rome. La prostitue, qu'il
+nomme d'une manire plus franche _la_ _p...ana_, est le symbole de tous
+les genres de corruption qui s'taient introduits dans cette cour; et le
+gant qui l'embrasse, l'emporte dans la fort, et y entrane le char,
+dsigne Philippe-le-Bel, qui fit transporter en France, en 1305, le pape
+et le trne papal, etc.]
+
+Batrix, qui tait reste au pied de l'arbre, afflige de ce spectacle,
+se lve[273], reprend pied sa marche, prcde des sept nymphes qui
+l'accompagnent; elle fait un signe son ami, Mathilde, au pote
+Stace, qui n'a point quitt le cortge, et leur ordonne de la suivre.
+Elle fixe enfin avec bont ses yeux sur les yeux du Dante, l'appelle du
+doux nom de frre, et l'invite s'approcher d'elle, pour tre mieux
+entendue de lui. Ses sages entretiens le disposent la dernire preuve
+qui lui reste subir. Enfin, le moment venu, Mathilde le conduit au
+second fleuve, qui ranime le souvenir et l'amour de la vertu, comme le
+premier efface le souvenir du vice. Le pote sort des ondes, renouvel,
+comme au printemps un arbre par de nouveaux rameaux et de feuilles
+nouvelles, l'me entirement purifie, et digne de monter au cleste
+sjour.
+
+[Note 273: C. XXXIII.]
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+_Fin de l'Analyse de la Divina Commedia._
+
+_Le Paradis._
+
+
+Aprs une course aussi longue et aussi pnible, aprs avoir descendu
+tous les degrs de l'Enfer et remont tous ceux du Purgatoire, Dante
+arrive enfin au sjour des flicits ternelles et nous y fait arriver
+avec lui. Mais pourrons-nous le suivre pas pas dans le bonheur, comme
+nous l'avons fait au milieu des peines? C'est ce dont, en examinant bien
+cette dernire partie de son pome, on reconnat l'impossibilit.
+
+Dans l'Enfer, le spectacle des supplices frappe de terreur.
+L'imagination forte, sombre et mlancolique du pote meut l'me la plus
+froide et fixe l'attention la plus distraite. Dans le Purgatoire,
+l'esprance est partout. Ses riantes couleurs parent tous les objets,
+adoucissent le sentiment de toutes les douleurs. Dans l'un et dans
+l'autre, des aventures touchantes et terribles, de fidles tableaux des
+choses humaines, ou des peintures fantastiques, mais que l'on croit
+relles et palpables, parce qu'elles donnent aux beauts idales des
+traits qui tombent sous les sens; enfin des satyres piquantes et
+varies, rveillent chaque instant la sensibilit, l'imagination ou la
+malignit.
+
+Le Paradis n'offre presque aucune de ces ressources. Tout y est clat et
+lumire. Une contemplation intellectuelle y est la seule jouissance. Des
+solutions de difficults et des explications de mystres remplissent
+presque tous les degrs par o l'on arrive la connaissance intime et
+l'intuition ternelle et fixe du souverain bien. Cela peut tre
+admirable sans doute, mais cela est trop disproportionn avec la
+faiblesse de l'entendement, trop tranger ces affections humaines qui
+constituent minemment la nature de l'homme, peut-tre enfin trop
+purement cleste pour la posie, qui dans les premiers ges du monde
+fut, il est vrai, presque uniquement consacre aux choses du ciel, mais
+qui, depuis long-temps, ne peut plus les traiter avec succs, si elle ne
+prend soin d'y mler des objets, des intrts et des passions
+terrestres.
+
+C'est un soin qu'elle prend beaucoup trop peu, dans cette partie de la
+_Divina Commedia_ qui nous reste connatre. Dante a voulu s'y montrer
+philosophe et surtout grand thologien. Il s'y est entour de tout
+l'appareil de cette science, et a mis sa gloire l'embellir des fleurs
+de la posie. On peut le louer; l'admirer mme d'y avoir russi; mais
+sans tre thologien soi-mme, on ne peut que difficilement se plaire
+ce tour de force continuel. On suit encore avec curiosit la marche de
+son gnie; mais on ne s'arrte plus aussi volontiers avec lui; on n'aime
+plus autant couter ses personnages, trop savants pour ne pas fatiguer
+notre ignorance; et quelque importante que soit l'affaire du salut, on
+ne peut trouver de plaisir s'en occuper pendant trente-trois chants
+entiers, quand on ne cherche qu'un exercice agrable de l'attention et
+un utile amusement de l'esprit. Suivons donc rapidement le pote et sa
+conductrice, et ne choisissons d'autres dtails dans leur dernier
+voyage, que ce qui s'accorde avec l'objet purement littraire qui nous
+l'a fait entreprendre avec eux.
+
+Le dbut en est grave et mme svre. Il n'annonce pas, comme le
+prcdent, une jouissance vive ou un lan de l'me, mais le
+recueillement et la contemplation. La gloire de celui qui meut ce grand
+tout pntre l'univers entier et brille dans une partie plus que dans
+l'autre[274]. C'est dans le ciel que se runit le plus de sa splendeur:
+j'y montai; je vis des choses que l'on ne saurait plus redire quand on
+est descendu ici-bas: en approchant de l'objet de son dsir, notre
+intelligence s'enfonce dans de telles profondeurs, que la mmoire ne
+peut retourner en arrire[275]. Il faut donc qu'il invoque un secours
+surnaturel; et, comme pour annoncer qu'il se prpare encore mler
+quelquefois le profane avec le sacr, il commence par invoquer
+Apollon[276]: c'est le vainqueur de Marsyas[277], qu'il prie de lui
+accorder son inspiration divine, pour qu'il puisse rvler aux hommes
+les beauts du Paradis. Si tu daignes m'inspirer, dit-il, tu me verras
+m'approcher de ton arbre chri et me couronner de ses feuilles, dont mon
+sujet et toi, vous m'aurez rendu digne. O mon pre! par l'effet et la
+honte des passions humaines, on en cueille si rarement pour le triomphe
+ou d'un Csar, ou d'un pote, que ce devrait tre un grand sujet de joie
+pour toi de voir quelqu'un dsirer ardemment ce feuillage.[278]
+
+[Note 274: C. I.]
+
+[Note 275: Il reconnat dans notre esprit deux facults,
+l'intelligence et la mmoire. La seconde suit la premire, et ne peut
+revenir sur ses pas, pour se rappeler ce qu'a vu l'intelligence, que
+quand celle-ci a cess d'aller en avant et de s'enfoncer dans l'objet de
+ses recherches.]
+
+[Note 276:
+
+ _O buono Apollo all' ultimo lavoro
+ Fammi del tuo valor si fatto vaso,
+ Come dimanda dar l'amato alloro_, etc.]
+
+[Note 277:
+
+ _Si come quando Marsia traesti
+ Della vagina delle membra sue._]
+
+[Note 278: Il dit cela plus potiquement, et, s'il se peut, trop
+potiquement peut-tre: Que la feuille du Pne (c'est--dire, de
+l'arbre dans lequel fut change Daphn, fille de ce fleuve) devrait
+apporter beaucoup de joie au dieu de Delphes, quand quelqu'un est
+passionn pour elle.
+
+ _Che partorir letizia in su la lieta
+ Delfica deita dovria la fronda
+ Peneia, quando alcun di se asseta._]
+
+C'est par un moyen extraordinaire, et qui porte bien le caractre de
+l'inspiration, que Batrix, avec qui il est encore sur la montagne,
+l'enlve au haut des cieux. Il la voit regarder le soleil plus fixement
+que fit jamais un aigle; il puise dans ses regards une force qui lui
+permet d'arrter lui-mme ses yeux sur cet astre, plus qu'il
+n'appartient un mortel. A l'instant, il le voit tinceler de toutes
+parts, comme le fer qui sort bouillant de la fournaise: il lui semble
+qu'un nouveau jour se joint au jour, comme si celui qui en a le pouvoir
+avait orn les cieux d'un second soleil. Batrix restait l'oeil attach
+sur les sphres ternelles; et lui, cessant de regarder le soleil,
+fixait les yeux sur ceux de Batrix. En les regardant, il se sent lever
+au-dessus de la nature humaine: il n'existe plus en lui de lui-mme, que
+ce qui vient d'y crer le divin amour, qui l'enlve aux cieux par sa
+lumire. En approchant des sphres clestes, il entend leur immortelle
+harmonie, et il croit voir une partie du ciel, plus tendue qu'un lac
+immense, enflamme par les feux du soleil.
+
+Batrix, tmoin de sa surprise, prvient ses questions. Parmi plusieurs
+explications o il ne faut pas chercher une exactitude rigoureuse, elle
+lui apprend que ce qui lui parat tre un grand lac de feu est le globe
+de la lune; que dans l'ordre tabli par le crateur de l'univers, tous
+les tres, anims et inanims, ont un penchant, un instinct qui les
+entrane. C'est pourquoi, dit-elle, ils se dirigent vers diffrents
+ports dans l'ocan immense de l'tre[279]. C'est cet instinct qui porte
+le feu vers la lune; c'est lui qui est la source des mouvements du coeur;
+c'est lui qui resserre et unit les lments qui composent la terre. Les
+cratures doues d'intelligence et d'amour ne sont point trangres ce
+puissant mobile. La lumire cleste est ce qui les attire: c'est l que
+tendent sans cesse celles qui sont les plus ardentes: c'est l que nous
+emporte, en ce moment, comme au terme qui nous est prescrit, la force de
+cet arc qui dirige tout ce qu'il lance vers le but le plus heureux.
+
+[Note 279:
+
+ _Onde si muovono a diversi parti
+ Per lo gran mar dell' essere, e ciascuna
+ Con instinto a lei dato che la porti._]
+
+Entran par son enthousiasme, le pote voit alors les hommes comme
+partags en deux classes; ceux qui ne peuvent pas le suivre dans son
+essor, et le petit nombre de ceux qui le peuvent. O vous, dit-il[280],
+qui, attirs par le dsir de m'entendre, avez, dans une frle barque,
+suivi de loin le navire o je vogue en chantant, retournez sur vos pas,
+allez revoir le rivage: ne vous hasardez pas sur cette mer, o
+peut-tre, si vous me perdiez, vous seriez perdu. Jamais on ne parcourut
+l'onde o j'ose m'avancer. Minerve m'inspire; Apollon me conduit, et les
+neuf muses me montrent l'toile polaire. Vous autres, voyageurs peu
+nombreux, qui avez de bonne heure lev vos dsirs vers ce pain des
+anges dont on se nourrit ici, mais dont on ne se rassasie jamais, vous
+pouvez lancer votre vaisseau sur cette haute mer, en suivant le sillon
+que je trace, avant que l'onde se referme derrire moi.
+
+[Note 280: C. II.]
+
+Batrix regardant toujours le ciel, et lui toujours les yeux de Batrix,
+ils arrivent enfin au globe de la lune, qui s'agrandissait sa vue,
+mesure qu'il en approchait. Les cercles que dcrivent les plantes
+forment autant de cieux o il va s'lever successivement jusqu'
+l'Empyre, dont ses yeux auront appris par degrs soutenir l'clat. En
+arrivant dans cette premire plante, il se fait expliquer par Batrix
+la cause des taches que l'on voit la surface de la lune; elle entre
+ce sujet dans l'explication d'un systme astronomique o les influences
+clestes jouent un grand rle. C'tait l'astronomie de son sicle, un
+peu diffrente de celle du sicle des Herschels, des Laplaces et des
+Delambres.
+
+Toutes les plantes sont habites par des mes heureuses: la lune l'est
+par les mes des femmes qui avaient fait voeu de virginit et qui l'ont
+rompu malgr elles, pour contracter des mariages o elles ont
+constamment suivi le chemin de la vertu[281]. Dante interroge une de ces
+mes qui se fait connatre lui: c'est la soeur de ce _Forse_, qu'il a
+rencontr dans l'un des cercles du Purgatoire[282]. Elle tait
+religieuse de Ste.-Claire et avait t retire, par force, du clotre
+pour un mariage qui convenait sa famille. Aprs un entretien o elle
+satisfait aux questions du pote, elle lui montre prs d'elle
+l'impratrice Constance, qu'on avait retire, aussi par force, d'un
+couvent du mme ordre, pour lui faire pouser Henri V, fils de Frdric
+Barberouse, et qui fut mre de Frdric II.
+
+[Note 281: C. III.]
+
+[Note 282: Elle se nommait _Piccarda_. (Voy. Purg., c. XXIII, et
+ci-dessus, pag. 171, note 2.)]
+
+Le sjour de ces mes dans la dernire des plantes, quoique leurs
+mrites ne pussent tre diminus par la violence qui avait rompu leurs
+voeux, embarrassait le Dante: il avait encore d'autres doutes qu'il
+n'osait exposer Batrix. Il ne sait s'il doit se blmer ou se louer de
+son silence involontaire. Il peint l'incertitude qui l'y avait forc par
+trois comparaisons communes[283], mais qu'il exprime, son ordinaire,
+avec beaucoup de prcision et de grce. Entre deux mets placs gale
+distance, et galement faits pour le tenter, un homme libre mourrait de
+faim ayant de porter la dent sur l'un des deux: ainsi un agneau serait
+arrt par une crainte gale entre deux loups affams; ainsi un chien de
+chasse s'arrterait entre deux daims. Mais son dsir de s'instruire
+tait si vivement exprim sur son visage, que Batrix le devine, en
+pntre l'objet, et va au-devant de ses demandes par des explications
+sur les places graduelles que les bienheureux occupent dans le ciel,
+sans qu'il y ait entre eux diffrentes mesures de flicit, et ensuite
+sur la violence qu'on peut faire la volont, sur la volont absolue,
+et sur la volont mixte, enfin sur les diverses causes qui peuvent faire
+que des voeux soient rompus sans crime[284]. Elle s'lve ensuite au ciel
+de Mercure, et y entrane Dante avec elle. La joie qu'elle tmoigne en y
+arrivant est si vive, que la plante en redouble d'clat. Si un astre
+changea ainsi et prit une face riante, que devint donc le pote,
+demande-t-il lui-mme, lui qui de sa nature est si mobile et si prompt
+changer au gr de tous les objets?
+
+[Note 283: C. IV.]
+
+[Note 284: C. V.]
+
+Des milliers d'mes rayonnantes qui habitent cette plante, accourent
+vers lui et sa compagne avec un empressement qu'il compare celui des
+poissons, qui, dans l'eau tranquille et pure d'un vivier, courent vers
+ce qu'on y jette, et qu'ils regardent comme leur pture. A mesure
+qu'elles s'approchent, chacune d'elles leur parat remplie de joie dans
+cette vive splendeur qui sort d'elle-mme. L'une de ces mes lumineuses
+leur offre de les instruire de ce qu'ils dsireront savoir. Dante lui
+demande qui elle est et pourquoi elle habite cet astre? Alors, comme le
+soleil qui se voile par l'excs mme de sa lumire, quand la chaleur a
+consum les vapeurs qui en tempraient l'clat, l'me sainte, dans
+l'excs de sa joie, se cache dans ses rayons et lui rpond, ainsi
+renferme. C'est l'empereur Justinien, qui fait en peu de mots sa propre
+histoire[285], et ensuite celle de l'aigle romaine, qu'il prend de trop
+haut, puisqu'il remonte jusqu'aux combats d'ne et de Turnus; mais il
+la conduit par poques distinctes, en citant les principaux faits et les
+principaux noms de l'histoire romaine, jusqu'aux empereurs, montrant
+toujours l'aigle victorieuse et triomphante. Enfin, conduite par Titus,
+elle vengea sur les Juifs le crime qu'ils avaient commis[286]; et depuis
+encore, Charlemagne vainquit l'abri de ses ailes, et secourut l'glise
+sainte attaque par les Lombards[287].
+
+[Note 285: C. VI. Les dix premiers vers de ce rcit fournissent un
+exemple remarquable de l'originalit d'ides et d'expression du Dante,
+et des tournures savantes et nouvelles qu'il emploie pour exprimer les
+choses les plus simples. Justinien avait dire: Depuis que Constantin
+et transfr le sige de l'empire, l'aigle rgna pendant plusieurs
+sicles dans la ville qu'il avait fonde; elle passa de main en main
+jusque dans la mienne, etc. Voici maintenant comme il s'exprime: Depuis
+que Constantin tourna le vol de l'aigle contre le cours du ciel, qui la
+suivait au contraire quand elle obissait l'antique hros qui fut
+poux de Lavinie; pendant cent et cent annes, et plus, l'oiseau divin
+se tint l'extrmit de l'Europe, voisin des monts dont il tait
+d'abord sorti; de l il gouverna le monde, l'ombre de ses ailes
+sacres, et passant de main en main, il vint enfin jusqu' la mienne; je
+fus empereur, et je suis Justinien. Pour entendre ce dbut du VIe.
+chant, il faut se rappeler que Constantin, en passant de Rome Bysance,
+allait du couchant au levant; qu'il portait ainsi l'aigle romaine contre
+le cours du ciel ou des astres, qui est du levant au couchant (ce qui
+renferme une allusion sensible aux suites, funestes pour la puissance
+romaine, de la translation de l'empire); qu'au contraire ne, que le
+pote suppose avoir eu dj des aigles pour enseignes, venant de Troie
+en Italie, allait d'orient en occident, et qu'ainsi le ciel semblait
+suivre ses aigles; enfin, l'oiseau de dieu rgna pendant plusieurs
+sicles auprs des monts d'o il tait d'abord sorti, parce que la ville
+de Constantinople, situe aux confins de l'Asie, est assez voisine des
+monts de la Troade, d'o tait parti ne, premier fondateur de
+l'empire. Ce n'est pas, comme on le croit, au langage du Dante, c'est
+ce style rempli d'allusions des choses peu connues de son temps, et
+qui ne le sont pas gnralement dans le ntre, qu'il faut le plus
+souvent attribuer la difficult de l'entendre.]
+
+[Note 286: La mort de J.-C.]
+
+[Note 287: Il y a encore dans ce dernier trait quelque confusion de
+temps. L'empire romain ni son enseigne n'existaient plus en Occident
+depuis prs de trois sicles, quand Charlemagne dtruisit le rgne des
+Lombards, et ce ne fut que vingt-cinq ou vingt-six ans aprs qu'il
+releva le trne et l'aigle imprial; mais dans tout ce morceau
+historique, qui est de prs de cent vers, il y a une prcision, une
+justesse, et en mme temps qu'une posie de style, qu'on ne saurait trop
+admirer.]
+
+Ici le pote qui fait parler Justinien, se montre dcouvert.
+L'empereur conclut de tout ce qu'il a racont, que le parti qui obit
+l'aigle de l'Empire et celui qui y rsiste, c'est--dire les _Gibelins_
+et les _Guelfes_, sont galement coupables. Les uns opposent cette
+enseigne publique celle des lys[288]; les autres se l'approprient et la
+font servir leurs desseins. Les Gibelins en doivent choisir une autre:
+on n'est plus digne de la suivre, quand on veut la sparer de la
+justice. Elle ne sera point abattue par ce nouveau Charles[289], avec
+ses Guelfes. Qu'il craigne plutt les serres de l'aigle; elles ont
+enlev la crinire de plus forts lions que lui.
+
+[Note 288: Les Franais appels en Italie par les papes.]
+
+[Note 289: Charles de Valois qui le Dante en veut toujours pour
+l'avoir fait bannir de Florence.]
+
+Justinien rpond enfin la seconde question du Dante. Les mes qui
+habitent cette petite plante, ont suivi la vertu, mais pour en retirer
+de l'honneur et de la renomme. Ce but, en diminuant leur mrite, leur a
+interdit un plus vaste sjour de gloire; mais elles sont contentes de
+leur partage. La lumire dont brille Romo le console de ses disgrces,
+et de l'ingratitude qui paya ses grands services. Ce Romo tait un
+personnage alors clbre, qui avait t dans sa vie plerin et ministre:
+en revenant de St.-Jacques en Galice, il tait arriv a la cour de
+Raimond Brenger, comte de Provence, qui lui confia la conduite de ses
+affaires. Il les conduisit si bien, que Brenger maria ses quatre filles
+avec quatre rois. Au lieu de l'en rcompenser, il couta ses flatteurs,
+ennemis de Romo, qui fut oblig de s'en aller pauvre et dj vieux, et
+de reprendre son bourdon et ses plerinages.
+
+En terminant ce rcit, l'me de Justinien va rejoindre les autres mes
+heureuses[290]. Elles reprennent ensemble leur danse qu'elles avaient
+interrompue, et comme des tincelles rapides elles disparaissent dans
+l'loignement. Batrix, reste seule avec le Dante, s'empresse de
+rsoudre des doutes qu'elle lit dans ses yeux, et dont l'objet est cette
+vengeance que Titus tira des Juifs. Justinien a dit que ce prince courut
+venger la vengeance de l'ancien pch[291]. Comment une vengeance
+peut-elle tre juste, quand elle punit la vengeance d'un crime? Mais ce
+crime, ou ce pch tait celui du premier homme: la vengeance qui en
+avait t prise, tait la mort laquelle Jsus-Christ s'tait soumis:
+cette mort tait elle-mme un crime commis par les Juifs, qui exigeait
+une vengeance, et c'est cette vengeance qui fut exerce par Titus.
+Batrix entre, ce sujet, dans des explications trs-longues et
+trs-thologiques, sur la rdemption, sur le pch originel qui la
+rendait ncessaire, et sur d'autres questions de cette nature; l'on
+regrette toujours que Dante s'y soit engag; mais toujours aussi l'on
+est surpris de voir avec quelle force, quelle proprit de termes, et,
+autant que la matire le comporte, avec quelle clart il les traite.
+
+[Note 290: C. VII.]
+
+[Note 291:
+
+ _A far vendetta corse
+ Della vendetta del peccato antico._]
+
+Il se trouve transport dans la plante de Vnus[292], sans s'tre
+aperu du voyage; il n'en est averti qu'en voyant Batrix devenir plus
+belle. Les mes qui y font leur sjour brillent dans la lumire de cet
+astre, comme des tincelles dans la flamme, comme une voix se distingue
+d'une autre voix, quand l'une est stable et que l'autre varie ses
+intonations. Ces lumires si brillantes tournent en rond, avec plus ou
+moins de vivacit, sans doute, dit le pote, selon qu'elles participent
+plus ou moins la vision ternelle. Le vent le plus imptueux qui
+s'chappe d'un nuage glac paratrait lent auprs du mouvement de ces
+mes, qui le reoivent de la danse circulaire des sraphins autour du
+trne de l'ternel. L'une de ces mes sort du cercle, s'approche et
+adresse la parole au Dante. Nous sommes prts, lui dit-elle, faire
+tout ce qui te fera plaisir. Nous tournons ainsi avec les princes de la
+cour cleste: mmes mouvements, mme soif d'amour divin que ces princes
+ qui tu adressas un de tes chants[293]. Nous sommes si pleins d'amour
+que, pour te plaire, nous ne trouverons pas moins doux quelques instants
+de repos.
+
+[Note 292: C. VIII.]
+
+[Note 293: C'est la premire _canzone_ qui se trouve dans le
+_Convito_ du Dante, et dont cette me cite le premier vers:
+
+ _Voi che intendendo il terzo ciel movete._]
+
+Dante, du consentement de Batrix, demande cette me qui elle tait
+sur la terre. J'y restai peu de temps, rpond-elle; si j'y eusse t
+davantage, j'aurais prvenu beaucoup de maux. L'clat qui m'environne et
+me cache, t'empche de me reconnatre. Tu m'as beaucoup aim, et tu en
+avais bien raison: si j'tais rest au monde, je t'aurais fait goter
+les fruits de mon amiti. La Provence et l'extrmit de l'Italie
+attendaient en moi leur matre; la couronne de Hongrie brillait dj sur
+ma tte; la Sicile avait reu mes fils pour ses rois[294], si les excs
+d'un mauvais gouvernement n'avaient fait lever, dans Palerme, le cri
+de mort[295]. Celui qui se dsigne ainsi sans se nommer, est Charles,
+qu'on appela Charles Martel, roi de Hongrie et fils an de Charles II
+d'Anjou, roi de Naples. Ce prince vertueux, mort la fleur de l'ge,
+avait beaucoup aim notre pote, qui a voulu consacrer, dans son pome,
+sa reconnaissance et son amiti pour lui. Charles blme la conduite et
+surtout l'avarice de son frre Robert. Dante lui demande comment il se
+peut que d'une semence douce, il naisse une plante amre. Charles traite
+philosophiquement cette question: il fait voir la ncessit dont est la
+diffrence des penchants et des dispositions dans les hommes, pour la
+conservation de l'ordre social. Le bien et le mal naissent de cette
+diffrence; mais le mal vient, presque toujours, par la faute des
+hommes. Ils ne consultent point le voeu et l'indication de la nature; ils
+envoient dans le clotre tel qui tait n pour ceindre l'pe, et ils
+font roi celui qui n'tait bon que pour tre un orateur[296].
+
+[Note 294: Ces diffrents pays ne sont point nomms dans le texte,
+mais dsigns potiquement, par des circonstances gographiques et
+historiques.]
+
+[Note 295: Dans la terrible soire qui l'on a donn le nom de
+_vpres siciliennes_.]
+
+[Note 296:
+
+ _E fate r di tal ch' da sermone._]
+
+Charles s'loigne aprs quelques autres discours: une autre me lui
+succde[297]. Dante l'interroge son tour: elle lui rpond du sein de
+sa lumire: C'est l'me de _Cunizza_, soeur d'_Azzolino_ ou
+_Eccellino_, tyran de Padoue et de la Marche-Trvisane, dont on a parl
+plusieurs fois dans cet ouvrage[298]. Elle avoue que si elle habite la
+plante de Vnus, c'est qu'elle fut trs-sujette ses influences. Elle
+n'en a point de regret, puisque c'est ce qui a li son sort celui du
+fameux troubadour Foulques de Marseille, qui est l prs d'elle, tout
+resplendissant de lumire. Foulques s'entretient aussi avec Dante et lui
+fait, comme _Cunizza_, l'aveu de son penchant l'amour[299]. Non loin
+de lui est Raab, cette bonne fille de Jrico, qui fut sauve du sac de
+cette ville pour avoir recueilli quelques soldats de Josu dans sa
+maison, o elle en recueillait tant d'autres, et avoir ainsi favoris la
+conqute de la terre promise. Il y avait donc, dans cette plante, de
+quoi employer fort bien le temps; mais Foulques, devenu trs-grave
+depuis qu'il est un saint, ne fait que s'emporter, assez hors de propos,
+contre Florence, Rome, les cardinaux, le pape et les dcrtales.
+
+[Note 297: C. IX.]
+
+[Note 298: Voyez surtout t. I, p. 340 et 455, note _a_.]
+
+[Note 299: La fille de Blus (Didon) ne brla pas de plus de feux,
+quand elle offensa et Siche et Cruse (en manquant ce qu'elle devait
+ l'un, et faisant manquer ne ce qu'il devait l'autre), que lui,
+tandis qu'il fut en ge d'aimer; ni cette souveraine du Rhodope
+(Phillis), qui fut trompe par Demophoon; ni Alcide, quand Iole se
+rendit matresse de son coeur. Ce n'est pas cette accumulation
+d'exemples tirs de la fable, qui est ici le trait le plus singulier,
+c'est que ce Foulques, qui avait commenc par tre troubadour, et livr,
+comme ils l'taient tous, au plaisir, finit par tre dvot, se faire
+moine, et devenir vque de Toulouse, o il se distingua par son
+fanatisme perscuteur, dans la croisade contre les malheureux Albigeois.
+tait-ce depuis sa conversion qu'il s'tait li avec la tendre
+_Cunizza_? Pourquoi Dante, qui savait sans doute fort bien comment il
+avait fini, ne parle-t-il point de lui comme vque, mais seulement
+comme pote, et comme excessivement enclin l'amour? N'est-ce pas le
+dernier tat o l'on vit, le dernier sentiment o l'on meurt, qui dcide
+du sort de l'me? C'est en cela que consiste ici la plus forte
+singularit.]
+
+Dante le quitte pour monter dans le Soleil[300]. A chaque nouvel astre
+o il s'lve, l'clat de Batrix, sa compagne, augmente, et il a
+bientt autant de peine fixer les yeux sur elle que sur les astres
+mmes. C'est dans le soleil qu'il place les saints et les docteurs qui
+ont t comme les lumires centrales de l'glise. Salomon y figure seul
+pour l'ancien Testament; mais on y voit pour le nouveau, Thomas d'Aquin
+Gratien le canoniste, le matre des sentences Pierre Lombard, Denis
+l'aropagite, Paul Orose, le philosophe Boce, l'Espagnol Isidore, et le
+vnrable Bde, et deux thologiens franais, Richard et Sigier, qui
+taient alors des docteurs trs-clbres[301].
+
+[Note 300: C. X.]
+
+[Note 301: Le premier tait un chanoine de St.-Victor, crivain
+dit-on trs-sublime; l'autre un professeur de philosophie, qui tenait
+cole dans la rue que le Dante appelle _il vico degli Strami_; c'est la
+rue du Fouare, que l'on nomme encore ainsi, et qui est prs de la place
+Maubert. _Feurre_, et ensuite _fouare_, signifiaient en vieux langage ce
+que signifie aujourd'hui _fourrage_, paille, foin, en italien _strame_.
+Dante avait peut-tre suivi les leons de ce Sigier ou Sguier, pendant
+son sjour Paris. Son vieux traducteur, Grangier, a rendu
+trs-fidlement cette expression:
+
+ L'ternelle clart c'est du docte Sigier,
+ Qui, lisant en la rue aux Feurres en sa vie,
+ Syllogisoit discours dont on lui porte envie.]
+
+C'est S. Thomas qui les fait tous connatre notre pote. Il lui fait
+ensuite l'histoire et l'loge, d'abord de S. Franois d'Assise[302], qui
+pousa la Pauvret, veuve depuis plus de onze cents ans[303]; ensuite de
+l'ordre qu'il fonda, et des premiers solitaires qui se _dchaussrent_
+comme lui. Or saint Thomas, qui fait ce pangyrique, tait dominicain,
+pour lui rendre la pareille; S. Bonaventure, qui tait franciscain,
+fait, plus pompeusement encore, celui de S. Dominique et de son
+ordre[304]. Il fait ensuite connatre au Dante plusieurs autres docteurs
+qui l'accompagnent; Hugues de S. Victor, et Pierre Manducator ou
+Comestor, que nous appelons Pierre-le-Mangeur, et un autre Pierre,
+Espagnol, auteur d'une dialectique en douze livres, et quelqu'un que
+l'on ne s'attend gure voir au milieu d'eux, le prophte Nathan, et le
+mtropolitain Chrysostme, et S. Anselme, et Donat le grammairien, et
+Raban Maur, et un certain abb calabrois, nomm _Giovacchino_, dou de
+l'esprit prophtique. Pendant cette espce de dnombrement, et pendant
+les deux loges de S. Dominique et de S. Franois, les saints sont
+rangs en double cercle et forment comme deux guirlandes lumineuses, au
+centre desquelles Batrix et Dante sont placs. Aprs chacun des
+discours, les saints chantent un hymne et dansent en rond avec une
+vlocit au-del de toute expression humaine. Ils s'arrtent pour un
+troisime loge que S. Thomas prononce encore, au milieu d'une
+explication philosophique sur quelques doutes que Dante ne lui a point
+exposs, mais qu'il lui a laiss lire dans ses regards[305]. C'est
+l'loge de Salomon. Le saint orateur dmontre comment ce roi, qui n'eut
+pas, comme on sait, une sagesse trop austre, fut pourtant le plus sage
+et le plus parfait des hommes. Dante reoit encore quelques explications
+sur l'ternit du bonheur des justes[306], sur l'accroissement de ce
+bonheur aprs la rsurrection des corps, sur quelques autres points de
+doctrine, et n'ayant plus rien apprendre dans le Soleil, il monte
+dans l'toile de Mars.
+
+[Note 302: C. XI.]
+
+[Note 303: Veuve de J.-C. son premier poux.]
+
+[Note 304: C. XII.]
+
+[Note 305: C. XIII.]
+
+[Note 306: C. XIV.]
+
+La foule innombrable des bienheureux y est range en forme de croix
+branches gales. Ils y fourmillent en quelque sorte comme les toiles
+dans la voie lacte, et jettent un si vif clat qu'il fait plir toute
+autre lumire. Le nom du _Christ_ rayonne au centre de cette croix; et
+un concert de voix mlodieuses sort de toutes ses parties. Ce sont les
+mes de ceux qui sont morts en portant les armes dans les croisades,
+pour la dfense de la foi. L'un de ces esprits clestes se dtache de la
+croix[307], comme, dans une belle nuit d't, un feu subit sillonne les
+airs, et semble une toile qui change de place; il vient au-devant du
+Dante avec l'expression de la joie la plus vive. Il commence par lui
+parler un langage si exalt, qu'un mortel ne peut le comprendre; mais
+quand l'ardeur de son amour a jet ce premier feu, son parler redescend
+au niveau de l'intelligence humaine. Il se fait connatre lui pour
+_Caccia Guida_, le plus illustre de ses anctres, pre du premier des
+_Alighieri_, bisaeul du pote, et qui transmit ce nom sa famille. Il
+avait suivi l'empereur Conrad III dans une croisade, et y avait t tu.
+Il fait son arrire petit-fils un tableau des anciennes moeurs de
+Florence, qui est une satyre des nouvelles. Ce morceau, dans
+l'original, est plein de grce et de navet. C'est une de ces beauts
+primitives qu'on ne trouve, chez toutes les nations qui ont une posie,
+que dans leurs potes les plus anciens.
+
+[Note 307: C. XV.]
+
+Florence, dit-il, renferme dans l'antique enceinte d'o elle revoit
+encore le signal des heures du jour, reposait en paix dans la sobrit
+et dans la pudeur. Les femmes n'y connaissaient ni chanes d'or, ni
+couronnes, ni chaussures travailles, ni ceintures, plus belles
+regarder que leur personne[308]. La fille en naissant n'effrayait pas
+encore son pre par l'ide de la richesse de la dot et de la brivet du
+temps. Il n'y avait point de maisons vides d'habitants. Sardanapale
+n'avait point encore enseign tout ce qu'on peut se permettre dans une
+chambre[309]. Votre ville ne prsentait pas, des hauteurs qui la
+dominent, plus de magnificence que celle mme de Rome. Elle ne s'tait
+pas leve si haut, pour descendre plus rapidement encore. J'ai vu vos
+plus nobles citoyens vtus de simples habits de peau, leurs femmes
+quitter la toilette sans avoir le visage peint, et ne connatre
+d'amusements que le lin et le fuseau. Femmes heureuses! chacune alors
+tait assure de sa spulture, aucune ne voyait sa couche abandonne
+pour des voyages en France. L'une veillait auprs du berceau, et pour
+apaiser son enfant, lui parlait ce petit langage dont les pres et les
+mres font leur plaisir. L'autre, tirant le fil de sa quenouille,
+contait sa famille les vieilles histoires des Troyens, de Fiesole et
+de Rome. Une femme galante, un libertin[310], auraient paru alors une
+merveille, comme paratraient aujourd'hui un Cincinnatus et une
+Cornlie. Ce fut pour jouir d'une vie si pnible et si heureuse, des
+avantages d'une cit si bien ordonne et d'une si douce patrie, que ma
+mre me donna le jour.
+
+[Note 308:
+
+ _Non avea catenella, non corona,
+ Non donne contigiate, non cintura
+ Che fosse a veder pi che la persona_, etc.]
+
+[Note 309: _A mostrar ci che'n camera s puote._]
+
+[Note 310: Il les nomme: c'est une _Cianghella_, qui tait d'une
+famille noble de Florence, et qui, tant reste veuve de bonne heure,
+porta la galanterie jusqu' la dissolution la plus effrne; c'est un
+_Lapo Saltarello_, jurisconsulte florentin, qui avait eu querelle avec
+le Dante, et qui sans doute tait d'assez mauvaise moeurs, pour que ce
+trait de satyre personnelle ne part pas une calomnie.]
+
+Au milieu des jouissances du luxe, des arts et d'une socit toute la
+fois perfectionne et corrompue, qui ne se sent pas attendri par la
+peinture de ces antiques moeurs, et qui ne tournerait pas les yeux avec
+un regret amer vers ces temps de simplicit, s'ils n'avaient t aussi
+des temps de barbarie; si les douceurs de la vie domestique n'y avaient
+t sans cesse altres et troubles par les dsordres civils et
+religieux, par une horrible et presque continuelle effusion de sang
+humain, par l'oppression des puissants, la souffrance ou la rvolte des
+faibles, et les chocs dsordonns des factions et des partis?
+
+Une histoire abrge de Florence, depuis son origine, suit le tableau de
+ces anciennes moeurs[311]. _Caccia Guida_ retrace les vicissitudes de la
+fortune et de la prosprit florentine, et passe en revue les hommes
+clbres de cette rpublique et ses familles les plus illustres. Cette
+partie de son discours, qui occupe un chant tout entier, devait, ainsi
+que le prcdent, intresser vivement les Florentins. Celle qui
+suit[312], intresse particulirement le Dante, qui se fait prdire par
+son trisaeul toutes les circonstances de son exil. Tu quitteras,
+dit-il, tout ce que tu as de plus cher au monde; et c'est l le premier
+trait que lance l'arc de l'exil. Tu prouveras combien est amer le pain
+d'autrui, et combien il est dur de descendre et de monter les degrs
+d'une maison trangre[313].
+
+[Note 311: C. XVI.]
+
+[Note 312: C. XVII.]
+
+[Note 313:
+
+ _Tu proverai si come sa di sale
+ Lo pane altrui, e com' daro calle
+ Lo scendere e'l salir per l'altrui scale._
+
+Vers admirables et profonds, que le gnie mme ne crerait pas, s'il
+n'tait initi tous les secrets de l'infortune.]
+
+Ce qui te psera le plus sera la socit d'hommes mchants et borns,
+avec laquelle tu seras tomb dans l'infortune. Leur ingratitude, leur
+folie, leur impit clateront contre toi; mais bientt aprs ce seront
+eux et non toi, qui auront sujet de rougir.... Il lui prdit que son
+premier refuge sera chez les deux illustres frres _Alboin_ et _Can de
+la Scala_, qui le combleront de bienfaits. Il ajoute ces prdictions,
+des conseils que Dante lui promet de suivre. Je vois, lui dit-il, mon
+pre, que je dois m'armer de prvoyance, afin que si j'ai perdu l'asyle
+qui m'tait le plus cher, mes vers ne me fassent pas perdre aussi les
+autres. J'ai visit le monde o les tourments seront sans fin, et la
+montagne du sommet de laquelle les yeux de Batrix m'ont enlev;
+transport ensuite dans les cieux, j'ai appris, en parcourant les
+flambeaux qui y brillent, des choses qui, si je les redis, doivent
+paratre dsagrables beaucoup de gens; et cependant si je ne suis
+qu'un timide ami du vrai, je crains de ne pas vivre dans la mmoire de
+ceux qui appelleront ancien le temps o nous vivons.
+
+Il met dans la bouche de son trisaeul la rponse que lui dictait son
+courage. Une conscience trouble, ou par sa propre honte, ou par celle
+des siens, sera seule sensible la duret de tes paroles. Evite donc
+tout mensonge, rvle ta vision toute entire, et laisse se plaindre
+ceux qui en seront blesss. Si ce que tu diras parat amer au premier
+moment, il deviendra ensuite un aliment sain quand il sera bien digr.
+Le cri que tu jetteras, sera comme le vent qui frappe avec plus de force
+les plus hauts sommets; et ce ne sera pas l ta moindre gloire. C'est
+pour cela qu'on t'a fait voir dans les cercles clestes, sur la montagne
+et dans la valle des pleurs, les mes de ceux qui ont eu le plus de
+renomme; l'esprit des hommes se fixe mieux par des exemples que par de
+simples discours, et s'arrte, par prfrence, sur les exemples les plus
+connus.
+
+Aprs s'tre recueillie un instant dans sa gloire, et avoir joui de ses
+penses[314], l'me heureuse reprend la parole et fait briller aux yeux
+du Dante les principales lumires qui composent avec lui cette croix. A
+mesure qu'elle les nomme, ces mes font le mme effet sur les branches
+de la croix lumineuse qu'un clair sur un nuage. C'est Josu, Judas
+Machabe, Charlemagne, Roland; et ensuite les hros plus modernes qui
+avaient conquis la Sicile et Naples, Guillaume, Renaud, Robert Guiscard;
+et ce Godefroy de Bouillon, qui parat attendre ici, dans la foule,
+qu'un autre grand pote vienne l'en tirer pour le couvrir d'un clat
+immortel. Enfin cette me qui lui avait parl[315], lui montre quel
+rang elle tient dans les choeurs clestes, en allant se mettre sa place
+et se rejoindre aux autres lumires.
+
+[Note 314: C. XVIII.]
+
+[Note 315: Celle de son trisaeul _Caccia Guida_.]
+
+Le pote, arrt long-temps dans le ciel de Mars, s'aperoit qu'il est
+mont dans une plante suprieure par le nouveau degr de feu divin qui
+brille dans les yeux de Batrix. Il est arriv avec elle dans Jupiter.
+Les mes des saints y paraissent sous une forme tout--fait
+extraordinaire. Elles y voltigent en chantant chacune dans sa lumire;
+et de mme que des oiseaux qui s'lvent des bords d'une rivire, comme
+pour se fliciter de leur pture, volent tantt en rond, tantt rangs
+en longues files, de mme ces mes clestes s'arrtent de temps en temps
+dans leur vol, interrompent leurs chants et forment, en se runissant
+dans l'air, diffrentes figures de lettres. Ici, Dante invoque de
+nouveau sa muse, pour pouvoir expliquer ces figures, telles qu'elles
+sont graves dans son esprit.
+
+Aprs avoir form d'abord trois seules lettres, o les interprtes
+voient les initiales de trois mots latins qui commandent d'aimer la
+justice des lois[316], ces flammes voltigeantes figurent trente-cinq
+lettres[317], voyelles et consonnes, et se rangent en deux files, dont
+la premire trace ces mots: _Diligite justitiam_, et la seconde ceux-ci:
+_Qui judicatis terram_. Aimez la justice, vous qui jugez la terre! Le
+fond de la plante est d'argent, et ces lettres enflammes y brillent
+comme des caractres d'or. Tout coup elles se sparent, se combinent
+de nouveau, et forment, par leur runion, la figure d'un grand aigle.
+Les unes en font la tte surmonte d'une couronne, d'autres le cou,
+d'autres enfin les ailes tendues, le corps et les pieds. Au souvenir de
+ces merveilles, Dante s'adresse l'toile qui les lui a offertes: il
+reconnat que s'il est encore de la justice sur la terre, c'est ses
+influences qu'elle est due. Il prie le moteur ternel de regarder d'o
+s'lve l'paisse fume qui en ternit les rayons. Qu'il vienne, il en
+est temps, chasser une seconde fois du temple ceux qui n'y font
+qu'acheter et vendre. La simonie, l'abus que l'on fait du pouvoir
+spirituel, pour enlever le pain aux malheureux sans dfense, allument
+l'indignation du pote, qui finit, comme il le fait peut-tre trop
+souvent, par invectiver, en mots couverts, mais intelligibles, le pape
+Boniface VIII, son oppresseur.
+
+[Note 316: D. J. L. _Diligite Justitiam Legum._]
+
+[Note 317:
+
+ _Mostrarsi dunque cinque volte sette
+ Vovali e consonanti._]
+
+L'aigle mystrieux, compos de bienheureux, qui paraissent tous
+enchants de la place qu'ils occupent dans sa forme immense[318], ouvre
+son bec, et parle au nom de tous, comme si c'tait en son propre nom.
+Il claircit des doutes qui s'taient levs dans l'me du Dante, sur
+quelques points de foi; puis il bat des ailes, s'lve, vole en rond, et
+chante au-dessus de sa tte. C'est une satyre qu'il chante, et une
+satyre trs-emporte, d'abord contre les mauvais chrtiens qui seront au
+jour du jugement moins avancs que tel qui ne connut jamais le Christ,
+et ensuite contre les mauvais rois qui, dans ce sicle, opprimaient les
+peuples et surchargeaient la terre.
+
+[Note 318: C. XIX.]
+
+Qu'est-ce que les rois perses, dit cet aigle, ne pourront pas reprocher
+ vos rois, quand ils verront ouvert ce grand livre o sont crits tous
+leurs mfaits? L, on verra, parmi les oeuvres d'Albert (d'Autriche)
+celle qui bientt y sera inscrite, et qui livrera la Bohme au
+ravage[319]; l, on verra la fourberie qu'emploie, sur les bords de la
+Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra des coups d'un
+sanglier[320]; on verra l'orgueil qui rend fous les rois d'cosse et
+d'Angleterre[321], et qui leur donne une telle soif de pouvoir,
+qu'aucun d'eux ne veut rester dans ses limites; on verra le luxe et la
+mollesse de celui d'Espagne et celui de Bohme, qui ne connurent et
+n'eurent jamais aucune vertu[322]; on verra, dans le boiteux de
+Jrusalem[323], pour une bonne qualit, mille qualits contraires[324];
+on verra l'avarice et la bassesse de celui qui garde l'le de feu, o
+Anchise finit sa longue carrire[325], et pour indiquer son peu de
+valeur, ses hauts faits seront tracs en criture abrge, qui en
+contiendra beaucoup en peu d'espace; et chacun y verra les actions
+honteuses de son oncle[326] et de son frre[327], qui ont dshonor une
+si illustre race et deux couronnes; et l'on y connatra celui de
+Portugal[328], et celui de Norwge[329], et celui de Dalmatie[330], qui
+a mal imit le coin des ducats de Venise. Heureuse la Hongrie, si elle
+ne se laissait plus mal gouverner! et heureuse la Navarre, si elle se
+faisait un rempart des montagnes qui l'environnent[331]! Chacun en voit
+la preuve dans les plaintes et dans les murmures qu'lvent Nicosie et
+Famagoste contre le tyran qui les opprime et qui ressemble tous les
+autres[332].
+
+[Note 319: Invasion de la Bohme par cet empereur, en 1303.]
+
+[Note 320: Philippe-le-Bel, qui mourut des suites d'une chute qu'il
+fit la chasse, occasione par un sanglier qui se jeta dans les jambes
+de son cheval. On l'accusait d'avoir altr la monnaie, pour payer une
+arme contre les Flamands, aprs la droute de Courtrai, en 1302.]
+
+[Note 321: douard Ier, roi d'Angleterre, et Robert d'cosse.]
+
+[Note 322: Alphonse, roi d'Espagne, et Venceslas, de Bohme.]
+
+[Note 323: Charles II, dit le Boiteux, fils de Charles d'Anjou, roi
+de la Pouille ou de Naples, et qui prenait le titre de roi de
+Jrusalem.]
+
+[Note 324: Cela est singulirement exprim dans le texte. Sa bont
+sera marque par un I, taudis que le contraire sera marqu par un M.]
+
+[Note 325: Frdric III, roi de Sicile, fils de Pierre d'Aragon, et
+son successeur.]
+
+[Note 326: Jacques, roi de Maorque et Minorque.]
+
+[Note 327: Jacques, roi d'Aragon.]
+
+[Note 328: Denis, surnomm l'Agriculteur, _Agricola_, qui rgna
+depuis 1279 jusqu' 1325.]
+
+[Note 329: Qui avait alors ses propres rois, et n'tait pas runie
+au Danemarck.]
+
+[Note 330: Ou d'Esclavonie, ou de _Rascia_, comme dit le texte, qui
+tait une partie de l'Esclavonie, et dont le roi, au temps du Dante,
+falsifia les ducats de Venise.]
+
+[Note 331: Pour se dfendre contre la France, et se soustraire la
+domination de Philippe-le-Bel.]
+
+[Note 332: Henri II, roi de Chipre en 1300. Nicosie et Famagoste,
+deux villes principales de cette le, sont ici pour l'le entire. (Voy.
+Giblet, _Hist. des Rois de Chipre de la maison de Lusignan_).]
+
+Aprs cette sortie contre les rois qui vivaient alors, l'aigle fait
+l'loge des bons rois des anciens temps; mais on devinerait
+difficilement la forme de cet loge[333]. On se souvient que ce sont des
+mes de saints qui ont form, dans la plante de Jupiter, les diffrents
+membres et le corps entier de cet aigle imprial (car c'est cette
+enseigne de l'Empire qui a donn au pote l'ide d'une invention si
+gigantesque et si bizarre). L'aigle donc, tournant du ct du Dante un
+de ses yeux, lui fait remarquer un roi qui en forme la prunelle, et
+cinq autres qui en composent le tour. Dans la prunelle, c'est David.
+Celui des cinq qui est le plus prs du bec est Trajan; Ezchias vient
+ensuite, puis Constantin, malgr la faute qu'il fit de cder Rome au
+Pape pour aller fonder l'empire grec[334]; aprs lui, Guillaume-le-Bon,
+roi de Sicile; et enfin, par une inversion chronologique un peu forte,
+ce Riphe, que Virgile appelle le plus juste des Troyens et le plus ami
+de la justice[335]. Trajan et Riphe dans l'oeil d'un aigle compos tout
+entier de saints du christianisme, peuvent causer quelque surprise, et
+Dante ne peut dissimuler la sienne; mais l'aigle fait ce sujet une
+discussion thologique qui ne lui laisse plus aucun doute; les
+commentateurs les plus verss dans cette matire disent que cela est
+conforme la doctrine de S. Augustin. Cela est donc trs-orthodoxe, et
+nous pouvons tre tranquilles l-dessus, comme Dante le fut lui-mme.
+
+[Note 333: C. XX.]
+
+[Note 334:
+
+ _Per cedere al pastor si fece Greco._]
+
+[Note 335:
+
+ _Justissimus unus.
+ Qui fuit in Teucris, et servantissimus oequi._
+ (_n._, l. II, v. 426.)]
+
+Il monte au septime ciel, qui est celui de Saturne[336]; une immense
+chelle d'or occupait le centre de cette plante, et s'levait perte
+de vue. Tous les chellons en taient couverts d'toiles qui
+descendaient en si grand nombre, qu'il semblait que toutes les lumires
+du ciel s'coulassent par cette voie. Ds que ces esprits lumineux sont
+parvenus au bas de l'chelle, ils se dispersent a et l. Dante
+interroge celui qui se trouve le plus sa porte, et qui se trouve tre
+S. Pierre-Damien. En racontant son histoire, il n'oublie pas qu'il fut
+cardinal, et cette dignit lui rappelle quel est le train actuel des
+cardinaux et des papes. Encore une petite satyre, o le pote n'a pas
+craint de faire entrer jusqu' ce mot populaire: Les chapes qui les
+couvrent, couvrent aussi leurs montures, et ce sont deux btes qui vont
+sous la mme peau[337]. patience divine, ajoute-t-il, peux-tu donc en
+tant souffrir?-- colre, ajouterai-je mon tour, peux-tu faire
+descendre si bas un aussi grand gnie?
+
+[Note 336: C. XXI.]
+
+[Note 337:
+
+ _Cuopron de' manti lor gli palafreni,
+ S che duo bestie van sott'una pelle._]
+
+Batrix dirige sur une autre lumire les regards du pote[338]; c'est S.
+Benot, fondateur d'un ordre clbre. Dante l'aborde et lui parle.
+Quoique saint Benot dise que dans cette plante tout n'est qu'amour et
+charit, il dclame aussi vivement contre les moines, que Pierre Damien
+l'a fait contre les puissances de l'glise. Il est vrai que la charit
+des saints ne doit pas se croire oblige de respecter des scandales, qui
+n'ont d'apologistes que les dfenseurs, non de la religion, mais des
+superstitions les plus dangereuses et les plus grossires.
+
+[Note 338: C. XXII.]
+
+Quand cette dernire me a cess de parler, elle va se runir la
+troupe d'o elle tait sortie. La troupe se resserre, et toutes ces mes
+remontent l'chelle d'or aussi rapidement qu'elles l'avaient descendue.
+Dante, sur un seul signe que Batrix lui fait de les suivre, y monte
+avec la mme rapidit, tant la vertu de celle qui le conduit a vaincu sa
+propre nature. En un instant, il se trouve transport dans le signe des
+Gmeaux: cette constellation avait prsid sa naissance; il espre que
+son me y puisera la force ncessaire pour le passage difficile qui lui
+reste franchir. Avant qu'il s'lve plus haut, sa conductrice lui dit
+de baisser ses regards vers la terre: il obit, jette les yeux sur les
+sept plantes qu'il a parcourues, et ne peut s'empcher de sourire de la
+chtive figure que fait la terre.
+
+ toutes ces ascensions successives, Batrix a toujours augment de
+lumire et d'clat. Mais une lumire plus vive encore que celle dont
+elle brille vient clairer ces hautes rgions[339]. Elle l'attend
+elle-mme, les yeux fixs vers le point o cette lumire doit paratre.
+Tel un oiseau sous le feuillage qu'il aime[340], pos sur le nid de sa
+douce famille, pendant la nuit qui cache les objets, impatient de jouir
+de l'aspect dsir de ses petits, et de pouvoir trouver leur
+nourriture, soin qui lui rend agrables les travaux les plus fatigants,
+prvient le temps, et, sur la cime d'un buisson, attend le soleil avec
+le plus ardent dsir, regardant fixement, jusqu' ce qu'il voie natre
+l'aube du jour. Voici, dit-elle enfin, le cortge qui entoure le
+triomphe du Christ; voici runie toute la clart que ces sphres
+rpandent dans leur cours. Comme au temps le plus serein de la pleine
+lune, Diane brille entre les nymphes ternelles qui colorent la vote
+des cieux, ainsi, au-dessus de plusieurs milliers de lumires, rayonnait
+un soleil qui leur communiquait sa splendeur. Les yeux du pote sont
+trop faibles pour la soutenir. Batrix lui apprend que dans ce soleil
+est la sagesse et la puissance mme qui rouvrit les communications si
+long-temps interrompues entre le ciel et la terre. ce spectacle, Dante
+tomba dans le ravissement, son me s'agrandit, sortit d'elle-mme, et ne
+peut plus se rappeler ce qu'elle devint. Il n'osait, depuis quelque
+temps, regarder sa conductrice, dont l'allgresse divine avait un clat
+qu'il ne pouvait soutenir. Ouvre maintenant les yeux, lui dit-elle, tu
+as vu des choses qui le rendent capable de les fixer sur les miens.
+ces mots, il se sentit tel qu'un homme qui revient d'un songe qu'il a
+oubli, et qui s'efforce en vain de le rappeler dans sa mmoire. Quand
+toutes les langues que Polymnie et ses soeurs ont nourries de leur lait
+le plus doux viendraient aider la sienne, il ne pourrait atteindre au
+millime de la vrit, en chantant la sainte joie qu'il vit alors
+briller sur le visage de Batrix.
+
+[Note 339: C. XXIII.]
+
+[Note 340:
+
+ _Come l'angello intra l'amate fronde,
+ Posato al nido de' suoi dolci nati_, etc.]
+
+Mais elle l'avertit de porter ses regards sur un autre objet. Sous les
+rayons de ce soleil o Jsus-Christ rside, fleurit un jardin maill de
+mille couleurs, et, au milieu, la rose o le verbe divin prit une chair
+mortelle.... On connat ce mystrieux emblme. Dante dcrit avec
+l'enthousiasme de la posie et de la pit, le triomphe de la Vierge
+Marie, entoure de tous les bienheureux, qui chantent des hymnes sa
+gloire, et qui, revtus de flammes brillantes, en tendent vers elle les
+cimes, comme l'enfant tend les bras vers sa mre, quand il s'est nourri
+de son lait.
+
+Batrix s'approche d'eux et leur prsente son ami, en se servant du
+langage mystique qui est parmi eux la langue commune[341]. La prire
+qu'elle leur adresse est entendue. Toutes ces mes, flamboyantes comme
+des comtes, commencent se mouvoir autour du Dante et de Batrix,
+comme les sphres autour du ple. De mme que tournent les cercles
+d'une horloge, dont l'un parat tranquille, tandis que le dernier de
+tous semble voler, de mme ces danses clestes tournent d'un mouvement
+ingal, selon les divers degrs de batitude. De celle de ces danses que
+Dante remarquait comme la plus belle, sort la lumire la plus brillante.
+Elle tourne trois fois autour de Batrix, en faisant entendre un chant
+si divin, que l'imagination du pote ne peut le lui retracer. Batrix
+reconnat dans cette flamme le prince des aptres. Elle le prie
+d'interroger Dante sur la foi, l'esprance et la charit. Pierre,
+toujours enferm dans sa flamme, l'interroge en effet dans les rgles
+sur la premire de ces vertus; et ses questions, et les rponses du
+Dante, sont en quelque sorte la quintessence la plus substantielle de la
+doctrine thologique sur cette matire. On voit que le pote y est
+l'aise, qu'il s'y plat, et que tous les dtours de ce labyrinthe
+d'arguments et de distinctions lui sont connus. L'aptre en est si
+satisfait, qu'il le bnit en chantant, et l'environne trois fois de sa
+lumire.
+
+[Note 341: C. XXIV.
+
+ _O Sodalizio eletto alla gran cena
+ Del benedetto agnello, il qual vi ciba_, etc.]
+
+Dante est lui-mme enchant de ce succs qui lui rappelle sans doute des
+triomphes semblables, obtenus plus d'une fois dans les coles. Il ne
+veut plus tre pote que pour traiter de pareils sujets; et c'est bien
+potiquement qu'il en fait le voeu. S'il arrive jamais, dit-il[342], que
+le pome sacr auquel ont contribu le ciel et la terre, et qui pendant
+plusieurs annes m'a fait maigrir, puisse vaincre la cruaut qui me
+retient hors du bercail o je dormis comme un agneau ennemi des loups
+qui lui font la guerre, c'est dsormais avec une autre voix et sous
+d'autres formes[343] que je redeviendrai pote; c'est sur les fonds de
+mon baptme que j'irai prendre ma couronne de laurier. Cependant, une
+seconde lumire se dtache de la danse cleste, et s'avance vers
+Batrix, le Dante et saint Pierre: c'est l'aptre S. Jacques: il
+s'approche d'abord de l'autre aptre; et comme lorsqu'une colombe
+s'arrte auprs de sa compagne, toutes deux, en tournant et en
+murmurant, expriment leur tendre affection[344], de mme ces deux
+princes couverts de gloire s'accueillent mutuellement. Jacques interroge
+Dante sur l'esprance; et il est aussi content que Pierre l'a t de ses
+rponses.
+
+[Note 342: C. XXV.]
+
+[Note 343: Le texte dit: _con altro vello_, avec une autre toison.
+Le pote vient de se comparer un agneau; c'est ce qui lui a dict
+cette expression, impossible rendre en franais, et qui n'est
+peut-tre pas trs-regrettable.]
+
+[Note 344:
+
+ _Si come quando'l colombo si pone
+ Presso al compagno, l'uno e l'altro pande,
+ Girando e marmorando, l'affezione_, etc.]
+
+Une troisime flamme s'avance; c'est celle de l'aptre S. Jean. Le pote
+peint son maintien, sa dmarche et l'accueil qu'il reoit des deux
+autres saints, par une comparaison o il y a beaucoup de grce, mais
+qu'on est tout tonn, quoiqu'elle prsente une image dcente et
+modeste, de trouver applique, dans le Paradis, trois aptres. De
+mme, dit-il, qu'une jeune vierge se lve, marche et entre dans la
+danse, seulement pour faire honneur la nouvelle pouse, et non par
+aucun mauvais dessein[345]; de mme je vis cet astre blouissant venir
+se joindre aux deux autres qui tournaient en dansant, comme l'exigeait
+leur ardent amour. Aprs que cette danse et le chant mlodieux,
+au-dessus de toute expression et de toute ide, dont les trois saints
+l'accompagnent, ont cess, Saint-Jean interroge Dante sur la
+charit[346]; et, dans ce troisime interrogatoire, la question n'est
+pas moins approfondie; l'habilet du rpondant et la satisfaction de
+l'examinateur ne sont pas moindres que dans les deux premiers.
+
+[Note 345:
+
+ _E come surge e va edentra in ballo,
+ Vergine lieta, sol per fare onore
+ Alla novizia, non per alcun fallo_, etc.]
+
+[Note 346: C. XXVI.]
+
+Le pre du genre humain, Adam, vient se joindre aux trois aptres,
+envelopp comme eux d'une flamme du plus grand clat. Dante, quand
+Batrix le lui a nomm, s'incline vers lui, comme le feuillage qui
+courbe sa cime au souffle passager du vent, et se relve ensuite par sa
+propre force. Il prie le premier homme de lui rpondre, et d'claircir
+des doutes qu'il ne lui explique pas, pour ne point retarder le plaisir
+de l'entendre, mais qu'Adam lit dans son me plus clairement que Dante
+ne les y voit lui-mme. Ils ont pour objet de savoir combien de temps
+s'est coul depuis que Dieu plaa l'homme dans le Paradis terrestre,
+combien dura son bonheur; et la vritable cause du courroux cleste; et
+quelle fut la langue qu'il parla et qu'il se cra lui-mme. Adam rpond
+en peu de mots sur les premires questions. Ce ne fut point d'avoir
+got d'un fruit qui fut la cause de son exil, mais d'avoir transgress
+l'ordre qu'il avait reu. Le soleil avait achev 4302 fois son tour
+annuel pendant qu'il tait rest dans le sjour des limbes; et il avait
+vu cet astre parcourir 930 fois tous les signes clestes tandis qu'il
+tait rest sur la terre. Il entre dans plus de dtails sur la langue
+primitive qui avait t la sienne, et peut-tre il s'arrte trop sur
+quelques particularits, telles que certains changements oprs dans
+cette langue, o _El_ d'abord, et ensuite _li_ ou _lo_ signifirent
+le nom de Dieu. Quant au sjour qu'il fit dans le Paradis terrestre, et
+au temps de son innocence et de sa flicit, il ne dura en tout que six
+heures, ou, comme il le dit en langage astronomique, depuis la premire
+heure jusqu' celle qui suit la sixime, quand le soleil passe d'une
+rgion du ciel l'autre[347].
+
+[Note 347:
+
+ _Dalla prim'ora a quella ch' seconda
+ Come'l sol muta quadra, all'ora sesta._]
+
+Le Paradis entier retentit alors du chant de gloire[348]. Dante en tait
+enivr: il croyait voir et entendre l'expression de la joie de l'univers
+entier; et il prouvait lui-mme l'extase d'une joie ineffable. Tout
+coup une rougeur plus vive et plus ardente se montre sur le visage de S.
+Pierre. Aux premiers mots qu'il laisse chapper dans sa colre, le ciel
+entier rougit comme un nuage frapp des rayons du soleil; Batrix mme,
+change de couleur comme une femme honnte, qui est sre d'elle-mme,
+mais que la faute d'autrui et les discours qu'elle est force
+d'entendre, rendent timide. Aprs ces prparations oratoires, S. Pierre
+commence un discours contre la corruption, le luxe et les abus de la
+cour de Rome. Son sang et celui des premiers papes n'avaient pas lev
+l'glise pour qu'elle devnt un objet de commerce, et qu'elle ft vendue
+ prix d'or. Ce ne fut point, continue-t-il, d'une voix formidable, ce
+ne fut point notre intention qu'une partie du peuple chrtien ft la
+droite de nos successeurs, et l'autre partie la gauche, ni que les
+clefs qui me furent accordes, devinssent sur des tendards, l'enseigne
+sous laquelle on combattrait contre des peuples qui ont reu le baptme;
+ni que ma figure servt de sceau des privilges vendus et menteurs;
+c'est l ce qui souvent me fait rougir et m'enflamme de colre. On ne
+voit l-bas dans les pturages, que loups ravissants en habit de
+bergers. Vengeance de Dieu! pourquoi restes-tu oisive? Des gens de
+Cahors et de Gascogne s'apprtent boire de notre sang[349]: quelle
+avilissante fin d'un commencement si glorieux! Enfin la Providence
+viendra bientt notre secours. Et toi, mon fils, qui dois retourner
+encore sur la terre, parles-y avec franchise, et ne cherche point
+cacher ce que je ne cache pas.
+
+[Note 348: C. XXVII.]
+
+[Note 349: Trait lanc contra les papes Jean XXII qui tait de
+Cahors, et Clment V qui tait Gascon.]
+
+Ds que l'aptre a cess de parler, toutes ces lumires triomphantes qui
+s'taient arrtes l'entendre, s'agitent dans l'air enflamm,
+remontent avec lui vers l'empyre, et disparaissent aux yeux du pote
+qui les regarde avec ravissement. Il s'y trouve bientt transport
+lui-mme, comme il l'a t jusqu'alors, par la force surnaturelle des
+regards de Batrix. En s'levant encore avec lui, elle s'enrichit de
+beauts nouvelles et d'une nouvelle lumire; et l'oeil de son ami, devenu
+plus fort mesure qu'il pntre plus avant dans les cieux, ne peut plus
+se dtacher d'elle. Cette ide allgorique qui reprsente, si l'on veut,
+la force de l'amour divin, est rendue avec des expressions videmment
+dictes par le souvenir d'un autre amour[350]. Batrix lui explique la
+nature de l'empyre, de ce neuvime ciel qui renferme tous les autres,
+et leur imprime le mouvement. Il le reoit d'un cercle de lumire et
+d'amour qui l'environne de toutes parts, et qui n'est autre chose que
+l'me divine elle-mme, dans laquelle et par laquelle tout se meut dans
+le systme gnral des sphres.
+
+[Note 350:
+
+ _E se natura o arte fe' pasture
+ Du pigliare occhi per aver la mente,
+ In carne umana, o nelle sue pinture,
+ Tutte adunate parrebber niente
+ Ver lo piacer divin che mi rifulse,
+ Quando mi vulsi al suo viso ridente._]
+
+Dante n'a pas voulu que Batrix fint de parler sans revenir au sujet
+qui l'occupait et l'intressait le plus lui-mme, aux dsordres dont il
+tait victime, et l'esprance d'un meilleur temps, cupidit,
+s'crie-t-elle tout--coup, tu tiens sous ton joug tous les hommes; tu
+les empches de lever les yeux sur de si grands objets; tu fais qu'ils
+s'en tiennent toujours une volont strile et qui ne porte jamais de
+fruit; la bonne foi et l'innocence ne sont plus le partage que des
+enfants: peine cessent-ils de balbutier que ces vertus se changent en
+vices. Tous ces dsordres viennent de ce qu'il n'y a personne qui
+gouverne sur la terre. Mais la fin du sicle ne s'coulera pas que la
+fortune, changeant le cours des vents, ne fasse voguer heureusement le
+vaisseau public, et les fruits viendront aprs les fleurs.
+
+De retour dans l'empyre, d'o cette digression l'a cart, Dante, aprs
+avoir donn ses yeux une nouvelle force, en regardant ceux de
+Batrix[351], les porte sur un point de lumire si rayonnant, que l'oeil
+qui s'y fixe est oblig de se fermer. Autour de ce point, et peu de
+distance, un cercle de feu tourne avec plus de vitesse que le mouvement
+le plus rapide des cieux. Ce cercle est environn d'un second, celui-ci
+d'un troisime, et ainsi jusqu'au neuvime cercle, augmentant toujours
+d'tendue, et diminuant de rapidit et d'clat mesure qu'ils
+s'loignent de ce point unique d'o ils reoivent le mouvement et la
+lumire. Ce sont les neuf choeurs des Anges, qui brlent ternellement du
+feu d'amour, et dont l'ardeur est plus grande selon qu'ils tournent de
+plus prs autour de ce point enflamm. Les Sraphins et les Chrubins
+sont les premiers, ensuite les Trnes qui compltent le premier
+ternaire: le second est compos des Dominations, des Vertus et des
+Puissances; les Principauts et les Archanges forment les deux cercles
+suivants, et le troisime de ce dernier ternaire est rempli par les
+Anges.
+
+[Note 351: C. XXVIII.]
+
+Ce grand tableau, sur lequel Batrix fixe long-temps les yeux[352],
+comme le Dante ne l'avait pu faire, amne des explications sur l'essence
+divine et sur la nature des Anges. Ces explications qui ne sont pas les
+mmes dans toutes les coles de thologie, amnent leur tour des
+rflexions contre la vanit de la science, contre les savants et contre
+les philosophes; mais Batrix les maltraite encore moins que les
+prdicateurs. Elle reproche ceux-ci de dbiter en chaire des fables et
+des contes absurdes pour tromper le peuple. Ils ne cherchent, dit-elle,
+en prchant, que des bons mots et des bouffonneries; et pourvu qu'ils
+fassent bien rire, ils se gonflent dans leur froc et n'en demandent pas
+davantage. Mais ce froc renferme quelquefois un tel oiseau, que si le
+peuple pouvait le voir, il ne viendrait pas lui pour recevoir les
+pardons sur lesquels il se fie[353]; on en est devenu si fou sur la
+terre, que sans tmoin et sans preuve, on court tous ceux qui sont
+promis. C'est de cela que s'engraisse le porc de S. Antoine, et tant
+d'autres qui sont pis que des porcs, et qui nous vendent de la fausse
+monnaie pour de la bonne. On voit que l'esprit satyrique du Dante ne
+l'abandonne jamais, et que le bon got l'abandonne souvent. Ces traits
+contre les prdicateurs bouffons et contre les moines taient vrais,
+surtout contre ceux de son temps; mais lorsqu'on plane dans l'Empyre,
+au milieu des neufs choeurs des anges, il est dgotant de se sentir
+rappel de si vils objets, et d'tre forc d'abaisser ses regards des
+Trnes et des Dominations jusque sur le cochon de S. Antoine.
+
+[Note 352: C. XXIX.]
+
+[Note 353:
+
+ _Ma tale uccel nel bechetto s'annida
+ Che se'l volgo il vedesse, non torrebbe
+ La perdonanza di che si confida._]
+
+On les relve bientt: on se trouve au-dessus du neuvime ciel[354],
+dans ce cercle, dit Batrix, qui est toute lumire, cette lumire
+intellectuelle qui est tout amour, cet amour du vrai bien qui est toute
+joie, cette joie qui est au-dessus de toutes les douceurs[355]. Une
+lumire blouissante y coule en forme de rivire, entre deux bords
+maills des plus admirables couleurs du printemps. Il en sort de vives
+tincelles, qui vont s'abattre dans les fleurs et y paraissent
+enchsses comme des rubis dans de l'or. Ensuite, comme enivres de
+douces odeurs, elles se replongent dans le fleuve miraculeux, et lorsque
+l'une y rentre, une autre en sort. Batrix lit dans les regards du Dante
+le dsir qu'il a de savoir ce que sont toutes ces merveilles; mais elle
+veut qu'auparavant il boive de l'eau de cette rivire. Il se courbe
+l'instant vers cette onde, comme un enfant se prcipite vers le lait
+maternel, quand il s'est rveill beaucoup plus tard qu' l'ordinaire.
+Aussitt que ses paupires s'y sont dsaltres, ces fleurs et ces
+tincelles se changent ses yeux en un plus grand spectacle: il voit
+les deux cours du ciel, c'est--dire, selon les interprtes, les anges
+au lieu des tincelles, et les mes humaines la place des fleurs. Dans
+un cercle de lumire mane d'un rayon mme de l'ternel, cercle si
+vaste que sa circonfrence formerait autour du soleil une trop large
+ceinture, sont disposs concentriquement, comme les feuilles d'une rose,
+des milliers de siges glorieux o sont assises ces deux divisions de la
+cour cleste. La lumire ternelle est au centre, autour duquel les mes
+heureuses, qui sont revenues de leur exil sur la terre, occupent le
+dernier rang. Elles se mirent incessamment dans la divine lumire; ainsi
+qu'une colline riante se mire dans l'eau qui coule ses pieds, comme
+pour se voir pare d'une abondance d'herbes et de fleurs[356]. Si le
+plus bas degr brille d'un si grand clat, et s'il s'tend dans un si
+prodigieux espace, quelle doit donc tre l'tendue de cette rose, au
+rang le plus lev de feuilles? Batrix fait admirer au pote le nombre
+de ces mes revtues de gloire, et le prodigieux contour de la cit
+cleste. Presque tous ces siges sont tellement remplis, qu'il y reste
+dsormais peu de places. On en voit un, surmont d'une couronne, destin
+ l'empereur Henri VII; le mme pour qui Dante crivit son trait de la
+_Monarchie_; l'ide de cet empereur lui rappelle le pape Clment V, son
+ennemi, et la place qu'il lui a dj promise en Enfer avec les
+simoniaques, dans ce trou enflamm o Boniface VIII doit enfoncer
+Innocent III, et Clment V enfoncer Boniface[357].
+
+[Note 354: C. XXX.]
+
+[Note 355: Je passe une trs-belle et trs-savante comparaison par
+laquelle ce chant commence; je passe encore un nouvel loge que le pote
+fait de Batrix, en protestant plus que jamais de son impuissance la
+louer. Je cours au but, o le lecteur n'est pas plus impatient d'arriver
+que je ne le suis moi-mme.]
+
+[Note 356:
+
+ _E, come clivo in acqua di suo imo
+ Si specchia, quasi per veder si adorno,
+ Quanto nell' erbe e ne' fioretti opimo_, etc.
+
+Il faut que l'on me passe l'expression _elles se mirent_, un peu commune
+en franais. Il n'y en avait point d'autre ici pour rendre le verbe
+_specchiarsi_, qui est trs-noble en italien.]
+
+[Note 357: Voy. ci-dessus, p. 91 et 92.]
+
+Au dessus de cette rose immense voltigeait l'innombrable milice des
+anges[358], comme un essaim d'abeilles, qui tantt vont chercher des
+fleurs, et tantt retournent au lieu o elles en parfument leurs
+travaux; ces anges descendaient sans cesse sur la rose, et de-l
+remontaient au sjour qu'habite ternellement l'objet de leur amour.
+Leur visage brillait comme la flamme; leurs ailes taient d'or, et le
+reste de leur corps d'une blancheur qui effaait celle de la neige.
+Quand ils descendaient sur la fleur, ils y portaient de sige en sige
+cette paix et cette ardeur qu'ils allaient puiser eux-mmes en agitant
+leurs ailes. Le pote, aprs avoir peint avec complaisance tous les
+dtails de ce ravissant spectacle, exprime l'enchantement qu'il prouve
+par ce rapprochement singulier, o il trouve encore placer un trait
+contre son ingrate patrie. Si les barbares venus des rgions qui sont
+sous la constellation de l'Ourse, s'tonnrent l'aspect de Rome et de
+ses monuments, lorsque le Capitole dominait sur le reste du monde, moi
+qui avais pass de l'humain au divin, du temps l'ternit, et de
+Florence chez un peuple juste et sens[359], quelle fut la stupeur dont
+je dus tre rempli? Il se compare un plerin qui se dlasse en
+regardant le temple o il est venu accomplir son voeu, et dont il espre
+dj redire toutes les merveilles. Il promenait ses regards sur tous ces
+degrs lumineux, en haut, en bas, tout alentour. Il contemplait ces
+visages qui inspirent la charit, orns de la lumire qu'ils empruntent
+et de leur propre joie, et sur lesquels respire tout ce qu'il y a de
+sentimens honntes[360]. Dans le ravissement dont il est plein, il
+prouve le besoin d'interroger Batrix; il veut se tourner vers elle, et
+ne la trouve plus; mais sa place un vieillard vnrable et tout
+rayonnant de gloire, qu'elle a charg de le guider pendant le reste de
+son voyage. Elle est alle se replacer sur le sige de lumire qui lui
+tait destin au troisime rang des mes heureuses. Dante l'y voit de
+loin, brillante d'un nouvel clat et couverte des rayons de la divinit,
+qu'elle rflchit tout autour d'elle. De la plus haute rgion o se
+forme le tonnerre, quand un oeil mortel plonge sur les mers, il ne
+parcourt point une distance gale celle qui spare de Batrix les yeux
+de celui qui la regarde; mais il ne perd rien de sa beaut, parce
+qu'aucun milieu n'intercepte ou n'altre son image. Il lui adresse
+enfin, et les plus vives actions de grce pour le soin qu'elle a pris de
+le ramener, par des voies si extraordinaires, de l'esclavage la
+libert, et la prire la plus ardente pour qu'elle conserve en lui,
+jusqu' son dernier moment, les magnifiques dons qu'elle lui a faits.
+Batrix, dans l'immense loignement o elle est place, le regarde, lui
+sourit, et se retourne vers la source de l'ternelle lumire.
+
+[Note 358: C. XXXI.]
+
+[Note 359: _E di Fiorenza in popol giusto e sano._]
+
+[Note 360: Rien de plus naf et de plus doux que cette fin d'un
+description magnifique:
+
+ _E vedea visi a carit suadi,
+ D'altrui lume fregiati e del suo viso,
+ E d'atti ornati di tutte onestadi._]
+
+Le nouveau guide qu'elle lui a donn est saint Bernard. C'est avec lui
+qu'il contemple le triomphe de Marie, assise au sommet du premier cercle
+de la rose, et qui de-l domine sur toute la cour cleste. C'est de lui
+qu'il apprend les causes des diffrents degrs qu'occupent, au-dessous
+d'elle, les saints de l'ancien Testament et ceux du nouveau; qu'il
+obtient, en un mot, toutes les explications qu'il avait jusqu'alors
+reues de Batrix[361]. C'est lui enfin qui adresse, en faveur du Dante,
+une longue et fervente prire Marie[362], et qui obtient d'elle qu'il
+soit permis celui que Batrix protge, de contempler la source de
+l'ternelle flicit. Dante y fixe en effet les yeux; mais ni sa mmoire
+ne peut lui rappeler, ni son langage ne peut exprimer tant de
+merveilles. Il essaie cependant de rendre comment il a vu runi par
+l'amour en un seul faisceau, dans les profondeurs de l'essence divine,
+tout ce qui est dispers dans l'univers; la substance, l'accident et les
+proprits de l'une et de l'autre; et comment il a cru voir trois
+cercles de trois couleurs diffrentes et de la mme grandeur, dont l'un
+semblait rflchi par l'autre, comme l'arc d'Iris par un arc semblable,
+et le troisime paraissait un feu galement allum par tous les deux.
+Tandis qu'il regarde attentivement ce prodige, en s'efforant de le
+comprendre, il s'aperoit que le second des trois cercles porte en soi,
+peinte de sa propre couleur, l'effigie humaine. Ses efforts pour
+pntrer ce nouveau mystre, sont aussi vains que ceux du gomtre qui
+cherche un principe pour expliquer l'exacte mesure du cercle[363]. Il y
+renonait enfin, lorsqu'un clair frappe son me, l'illumine et remplit
+tout son dsir. Mais il manque de pouvoir pour se retracer cette grande
+image. Il reconnat enfin son impuissance, et soumet sa volont cet
+amour qui fait mouvoir le soleil et les autres toiles.
+
+[Note 361: C. XXXII.]
+
+[Note 362: C. XXXIII.]
+
+[Note 363: C'est--dire, pour en trouver la quadrature, ou pour
+trouver le rapport exact d'un carr avec la circonfrence du cercle,
+problme dont les gomtres ont renonc depuis long-temps chercher la
+solution.]
+
+C'est ainsi que se termine ce grand drame, qui, aprs avoir, pendant
+plusieurs actes, mis sous les yeux du spectateur des vnements varis
+et de grands coups de thtre, parat manquer un peu par le dnoment.
+Mais ce dnoment, dans sa simplicit, n'est-il pas, quand on l'examine
+de plus prs, le meilleur, et peut-tre le seul que comportait le sujet
+du pome? C'est sur quoi je me permettrai quelques rflexions rapides.
+
+_Dernires Observations._
+
+Le dsir de connatre, ou plutt celui de communiquer ses connaissances
+ son sicle, d'clairer les hommes sur le sort qui les attendait dans
+cette vie future dont tout le monde s'occupait alors, sans que la vie
+prsente en ft meilleure, et de revtir des couleurs de la posie, les
+profondeurs thologiques o il s'tait enfonc toute sa vie; ce dsir,
+joint celui de satisfaire ses passions politiques et de se venger de
+ses oppresseurs, fut ce qui inspira au pote l'ide de cet ouvrage,
+auquel on donnera maintenant le titre qu'on voudra, mais qu'on ne peut
+se dispenser, aprs l'avoir examin dans toutes ses parties, de ranger
+parmi les plus tonnantes productions de l'esprit humain. Il s'y
+reprsente lui-mme, avec toutes les faiblesses de l'humanit, sujet
+la crainte, la piti; flottant dans le doute, mais toujours avide de
+savoir, et s'levant du gouffre des Enfers jusqu'au-dessus de l'Empyre,
+avec la soif ardente de s'instruire, et l'esprance d'apprendre enfin
+par tant de moyens surnaturels, ce qu'il n'est pas donn aux autres
+hommes de connatre.
+
+L'objet le plus loign de la porte de leur faible intelligence, et
+celui que, dans tous les temps, ils se sont le plus obstins dfinir,
+est ce rgulateur universel, cet auteur de la premire impulsion donne
+au mouvement gnral de la nature, cet tre, en un mot, par qui on
+explique ce qui est incomprhensible sans lui, mais plus
+incomprhensible lui-mme que tout ce qui sert expliquer. Toutes les
+religions le reconnaissent; chacune le reprsente sa manire. Le
+christianisme a des mystres qui lui sont propres; il en a aussi qui lui
+sont communs avec des religions plus anciennes: le mystre fondamental
+qui sert de base tous les autres, celui qui a pour objet l'essence
+divine, est de ce nombre. La foi se soumet et s'humilie devant ses
+obscurits, mais elle ne les dissipe pas. En voyant Dante s'lever
+toujours de lumire en lumire, escort de diffrents guides
+successivement chargs d'claircir ses doutes, et de ne laisser aucun
+voile impntrable ses yeux, on ne doit pas s'attendre que celui qui
+couvre le premier anneau de la chane mystrieuse soit entirement lev;
+mais l'aspect des grandes machines qu'il employe pour expliquer des
+mystres du second ordre, on sent natre et s'accrotre de plus en plus
+l'esprance de le voir crer, pour le premier de tous, une machine plus
+grande et plus imposante encore, qui laissera dans l'esprit, au dfaut
+des claircissements qu'il n'est pas en son pouvoir de donner, une image
+au-dessus de toutes les proportions connues, dont l'apparition
+terrassera pour ainsi dire la fois, et l'incrdulit rebelle, et
+l'insatiable curiosit.
+
+Mais quelque grande, quelque prodigieuse qu'et t cette image,
+n'et-elle pas encore t plus dmesurment au-dessous de ce qu'elle et
+voulu rendre, qu'au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir?
+Supposons que le pote et voulu tirer un autre parti de l'emblme
+ingnieux des trois cercles, dont l'un est empreint de l'effigie
+humaine; que dou du talent de faire parler, quand il le veut, tous les
+objets de la nature et tous ceux que cre son gnie, il et essay de
+donner une voix surnaturelle cet emblme de la Divinit une et
+triple, l'abme de lumire o il est plac comme dans un sanctuaire,
+aurait trembl: tous les saints et tous les anges dont est peupl
+l'Empyre auraient tressailli de respect et seraient rests en silence;
+la la triple voix, fondue en une seule harmonie, se serait fait
+entendre; elle aurait nonc ce que l'ternel permet que l'on connaisse
+de sa nature, et reproch l'homme, avec la vhmence que l'criture
+donne souvent _Jhovah_, sa curiosit sur ce que cette nature a
+d'obscurits impntrables. Voil sans doute un dnoment dans le got
+moderne, et qui, rendu en vers dignes du Dante, aurait fait beaucoup de
+fracas; mais tout ce fracas n'et-il pas t en pure perte? N'et-il pas
+t froid et mesquin par cette affectation mme de grandeur, par cette
+ambition dplace de donner un langage celui que notre oreille ne peut
+entendre, et d'oser faire parler l'homme par la voix de Dieu? Dante a
+donc fait sagement de finir avec cette brivet religieuse, et de nous
+donner une dernire leon en trompant, pour ainsi dire, l'attente o il
+nous avait mis lui-mme d'une chose impossible et hors de la porte du
+gnie humain. Un rayon de la grce l'illumine et lui montre tout coup
+le fond de l'inexplicable mystre. Cette faveur est pour lui seul: il ne
+peut trouver dans son imagination ni dans sa mmoire aucune image pour
+la rendre sensible; l'tre ternel ne lui permet pas, et il se soumet
+sa volont. Ce dnoment est tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait
+tre: le pote n'a plus rien nous dire, et l'objet de son pome, comme
+celui de son voyage est rempli.
+
+Aprs l'avoir suivi dans ce voyage, d'aussi prs que nous l'avons fait,
+nous sommes plus en tat qu'on ne l'est d'ordinaire d'en apprcier la
+marche hardie et l'tonnante conception. Le pome du Dante a cela de
+particulier, que seul de son espce, n'ayant point eu de modle, et ne
+pouvant en servir, ses beauts sont toutes au profit de l'art, et ses
+dfauts n'y sont d'aucun danger. Quel pote aujourd'hui, ayant peindre
+un Enfer, y mettrait des objets ou dgotants, ou ridicules, ou d'une
+exagration gigantesque, tels que ceux que nous y avons vus, et surtout
+tels que ceux que je n'ai os y faire voir? Quel pote, voulant
+reprsenter le sjour cleste, figurerait en croix ou en aigle, sur
+toute la surface d'une plante, d'innombrables lgions d'mes heureuses,
+ou les ferait couler en torrent? Quel autre prfrerait d'expliquer sans
+cesse des dogmes, plutt que de peindre des jouissances et
+d'inaltrables flicits? Il en est ainsi des autres vices de
+composition que l'on aperoit aisment dans la _Divina Commedia_, et sur
+lesquels il est par consquent inutile de s'appesantir.
+
+La distribution faite par le pote, dans les diffrentes parties de son
+ouvrage, des matriaux potiques qui existaient de son temps, et la
+manire dont il a su les y employer, peuvent donner lieu d'autres
+observations.
+
+Le gnie du mal et le gnie du bien, personnifis dans les plus
+anciennes mythologies de l'orient, et toujours aux prises l'un avec
+l'autre, devinrent dans le christianisme, les anges de lumire et les
+anges de tnbres, ou, populairement parlant, les anges et les diables.
+On se servit surtout des derniers pour effrayer le peuple: on reprsenta
+ces mauvais gnies sous les traits les plus hideux; lorsqu'on les fit
+paratre dans des farces grossires, destines exalter l'esprit de la
+multitude par la peur, on voulut aussi que ces spectacles ne fussent pas
+assez tristes pour qu'elle ne pt s'y plaire; les diables furent chargs
+de l'gayer par des bouffonneries; on ajouta des traits ridicules
+leurs attributs effrayants; on leur donna des queues et des cornes; on
+les arma de fourches; on en fit la fois des monstres horribles et de
+mauvais plaisants. Il et t difficile que Dante cartt de son Enfer,
+ces honteuses caricatures. Il tait rserv un autre grand pote de
+concevoir et de peindre le gnie du mal sous de plus nobles traits; de
+le reprsenter sous ceux d'un ange, dont le front porte encore la
+cicatrice des foudres de l'ternel, et qui n'est en quelque sorte
+dpouill que de l'excs de sa splendeur. Mais il ne faut pas oublier
+que Milton, qui a beaucoup profit du Dante, crivit trois cent
+cinquante ans aprs lui.
+
+Le christianisme n'attribue son Enfer, que deux genres de supplices;
+le feu et la damnation ternelle, c'est--dire l'ternelle privation du
+souverain bien. Dante emprunta de l'Enfer des anciens, l'ide d'une
+varit de tourments assortie la diversit des crimes; et cette ide,
+qui le sauva d'une uniformit fatigante, lui fournit des tableaux
+nombreux, des contrastes et des gradations de terreur. Les vents, la
+pluie, la grle, des insectes dvorants et rongeurs, des tombeaux
+embrass, des sables brlants, des serpents monstrueux, des flammes, des
+plaines glaces, et enfin un ocan de glace transparente, sous laquelle
+les damns souffrent et se taisent ternellement, telles sont les
+terribles ressources qu'il trouva dans cette ide fconde; nous avons vu
+le parti qu'il en sut tirer, et les couleurs aussi fidles
+qu'nergiques, qu'il rpandit sur ces tableaux lugubres et douloureux.
+
+Ce sont encore des tortures que prsente le _Purgatoire_; mais elles ne
+sont plus aussi tristes, aussi pnibles pour le lecteur. Un mot, ou
+plutt le sentiment qu'il exprime, fait seul ce changement; c'est
+l'esprance. On eut ordre de la laisser aux portes de l'Enfer; aux
+portes du Purgatoire on la retrouve toute entire. Elle y est; elle en
+pntre toutes les parties. Elle anime les sites varis et champtres
+que le pote nous fait parcourir; elle est dans les airs, dans les
+rayons de la lumire, dans les souffrances mmes, ou du moins dans les
+chants de ceux qui souffrent; elle est enfin comme personnifie dans
+ces beaux anges, dans ces lgers et brillants messagers du ciel,
+prposs la garde de chaque cercle, et dont la vue rappelle sans cesse
+qu'on n'y est que pour en sortir.
+
+Le _Paradis_ ne pouvait offrir qu'un bonheur pur, sans gradation et sans
+mlange. C'tait un cueil dangereux pour le pote, et il n'a pas su
+l'viter. Les saints, placs dans diffrentes sphres, n'ont dcrire
+que la mme flicit. Le seul moyen de varit, quelques digressions
+prs, qui ne sont pas toutes galement heureuses, est dans l'explication
+des difficults que la thologie se charge de rsoudre; et ce moyen,
+trs-satisfaisant sans doute pour ceux qui sont par tat livrs ces
+sortes d'tudes, l'est trs-peu pour les autres lecteurs. Aussi, dans le
+pays mme de l'auteur, o ces tudes sont toujours, par de bonnes
+raisons, les premires et les plus importantes de toutes, le Paradis est
+ce qu'on lit le moins, quoique Dante n'y ait pas rpandu moins de posie
+de style que dans les deux autres parties, et que peut-tre mme, parce
+qu'il avait des choses plus difficiles exprimer, il ait mis dans son
+expression potique une lvation plus continue, plus d'invention et de
+nouveaut. Que n'a-t-il pris, pour le bonheur des lus, la mme licence
+que pour les tourments des damns! Que n'a-t-il gradu l'un comme il a
+fait les autres! Il avait pour modle les occupations diverses des
+hros dans l'lyse antique, comme il avait eu les supplices varis du
+Tartare; et sans doute on lui aurait aussi volontiers pardonn cette
+seconde innovation que la premire.
+
+Dans les trois parties de son pome, il eut pour fonds inpuisable son
+imagination vaste, fconde, leve, sensible, habituellement porte la
+mlancolie, susceptible pourtant des impressions les plus agrables et
+les plus douces, comme des plus douloureuses et des plus terribles. Mais
+il donna pour aliment cette facult cratrice, dans l'Enfer, les
+tristes et menaantes superstitions des lgendes; dans le Purgatoire,
+les visions quelquefois brillantes de l'Apocalypse et des Prophtes;
+dans le Paradis, les graves autorits des thologiens et des Pres. Il
+en rsulte dans le premier, des impressions lugubres, mais souvent
+profondes; dans le second, des motions agrables et consolantes; dans
+le troisime, de l'admiration pour la science, pour le gnie
+d'expression, pour la difficult vaincue; mais, ce qui est toujours
+fcheux dans un pome, tout cela ml d'un peu d'ennui.
+
+J'ai beaucoup parl des beauts de ce pome, et fort peu de ses dfauts.
+Ce n'est pas que je ne reconnaisse ceux que ses plus grands admirateurs
+en Italie mme, ont avous[364]. Le plus grand, dans l'ensemble, est de
+manquer d'action, et par consquent d'intrt. Que Dante achve ou non
+son voyage, que sa vision aille jusqu' la fin ou soit interrompue,
+c'est ce qui nous importe assez peu. O manque une action principale, il
+n'y a de point d'appui que les pisodes, et un pome tout en pisodes
+ne peut ni soutenir toujours l'attention, ni ne la pas fatiguer
+quelquefois. Le dfaut le plus choquant dans les dtails est peut-tre
+ce mlange continuel, cet _accozzamento_, comme disent les Italiens, de
+l'antique avec le moderne, et de l'Histoire sainte, avec la Fable.
+L'obscurit habituelle en est un autre qui n'est pas moins importun.
+Cette obscurit est aussi souvent dans les choses que dans les mots;
+elle est dans le tour singulier, quelquefois dur et contraint des
+phrases, dans la hardiesse des figures, nous dirions en vieux langage,
+dans leur _tranget_. Un bon commentaire fait disparatre en partie les
+dsagrments de ce dfaut; mais lors mme qu'avec ce secours et celui
+d'une longue tude, on est parvenu se rendre familires la langue de
+l'auteur, ses illusions, ses hardiesses et la frquente bizarrerie de
+ses tours, on l'entend, mais toujours avec quelque peine; et quand on a
+vaincu les difficults, on n'est pas encore dispens de la fatigue.
+
+[Note 364: C'est ce qu'a fait rcemment Naples un critique
+judicieux, M. _Giuseppe di Cesare_, membre de l'Acadmie italienne, de
+l'Acadmie florentine et d'autres Acadmies toscanes, et associ
+correspondant de la socit royale d'encouragement, tablie Naples.
+Dans un examen de la _Divina Commedia_, divis en trois discours, qu'il
+a publi en 1807, petit in-4., il apprcie avec got le mrite du plan,
+de la conduite et du style de ce pome; mais il avoue aussi les dfauts,
+et de la conduite et du style. Il convient que le mlange du sacr avec
+le profane, que certains dtails bas et ignobles, que plusieurs
+imitations serviles et hors de propos de Virgile, que l'affectation de
+s'enfoncer dans un chaos thologique et symbolique vers la fin du
+_Purgatoire_, et d'y rester envelopp dans presque tout le _Paradis_,
+sont des vices de conduite qu'on ne peut excuser. Il en reconnat de
+cinq espces dans le style: penses fausses, expressions triviales et
+proverbes vulgaires, froids jeux de mots, images basses et quelquefois
+indcentes, abus frquents de la langue latine; il ne dissimule rien, il
+prouve l'existence de chacun de ces dfauts par des exemples. Mais il
+n'en soutient pas moins, ni avec moins de raison, que malgr les vices
+du premier genre, il y a dans la conduite et dans le plan de la _Divina
+Commedia_, plus de jugement et de rgularit qu'on ne le croit
+communment, et qu'on devra toujours regarder ce pome comme l'un des
+plus ingnieux et des plus sublimes qu'ait produit l'esprit humain; que
+malgr les dfauts du second genre, le style du Dante sera toujours un
+vrai modle d'locution potique, et qu'on doit mme le prfrer encore
+ celui de tous les autres grands potes qui sont venus aprs lui.
+
+Je saisirai cette occasion de remercier M. _di Cesare_, au nom de la
+littrature franaise et en mon propre nom. Les lettres franaises
+doivent lui savoir gr de la modration et des gards avec lesquels il
+relve les jugements inconsidrs que Voltaire a ports sur le Dante.
+De tout ce qui prcde, dit-il, on peut conclure que Voltaire n'a rien
+ajout sa rputation quand il a parl de la _Divina Commedia_ comme
+d'un pome extravagant et monstrueux, parce qu'il en a parl peut-tre
+sans l'entendre. Mais je n'oserai accuser ce franais illustre (_quel
+sommo francese_) d'autre chose que d'un jugement prcipit; persuad
+comme je le suis, que, sans une trs-longue tude, et une patience
+infinie, on ne peut absolument sentir le prix et goter les beauts du
+pre de la posie italienne, et que si cela n'est pas tout--fait
+impossible un ultramontain, comme l'a montr M. de Mrian, et
+dernirement Paris M. Ginguen, _nelle sue belle lezioni su Dante_,
+cela est certainement d'une difficult incalculable, puisqu'on ne peut
+pas dire que ce soit chose facile mme pour les Italiens. _Esame della
+Divina Commedia_, etc., cap. IV, p. 19 et 20. Ces leons dont l'auteur
+parle avec tant d'indulgence sont celles que j'avais faites quelques
+annes auparavant l'Athne, que plusieurs Italiens instruits
+voulaient bien venir entendre, et que je publie aujourd'hui.]
+
+Mais il ne faut pas oublier que Dante crait sa langue; il choisissait
+entre les diffrents dialectes ns la fois en Italie, et dont aucun
+n'tait encore dcidment la langue italienne; il tirait du latin, du
+grec, du franais, du provenal, des mots nouveaux; il empruntait
+surtout de la langue de Virgile, ces tours nobles, serrs et potiques
+qui manquaient entirement un idiome born jusqu'alors rendre les
+choses vulgaires de la vie, ou tout au plus, des penses et des
+sentiments de galanterie et d'amour. Il faut se rappeler encore qu'en
+donnant son pome le nom de _Commedia_ par des motifs que j'ai
+prcdemment expliqus, il se rserva la privilge d'crire dans ce
+style moyen et mme souvent familier qui est en effet celui de la
+comdie, et que ce fut pour ainsi dire son insu, ou du moins sans
+projet comme sans effort, qu'il s'leva si souvent jusqu'au sublime.
+
+Dans un sicle si recul, aprs une si longue barbarie et de si faibles
+commencements, on est surpris de voir la posie et la langue prendre une
+dmarche si ferme et un vol si lev. Dans ses vers on voit agir et se
+mouvoir chaque personne, chaque objet qu'il a voulu peindre. L'nergie
+de ses expressions frappe et ravit; leur pathtique touche; quelquefois
+leur fracheur enchante; leur originalit donne chaque instant le
+plaisir de la surprise. Ses comparaisons frquentes et ordinairement
+trs-courtes, quelquefois pourtant de longue haleine et arrondies, comme
+celles d'Homre, tantt nobles et releves, tantt communes et prises
+mme des objets les plus bas, toujours pittoresques et potiquement
+exprimes, prsentent un nombre infini d'images vives et naturelles, et
+les peignent avec tant de vrit qu'on croit les avoir sous les yeux.
+Enfin si l'on excepte la puret continue du style, que l'poque et les
+circonstances o il crivait ne lui permettait pas d'avoir, il possda
+au plus haut degr toutes les qualits du pote, et partout o il est
+pur, ce qui est beaucoup plus frquent qu'on ne pense, il est rest le
+premier et fort au-dessus de tous les autres.
+
+Cette supriorit qu'il conserve est une sorte de phnomne digne de
+quelques rflexions[365]. Par un effort bien remarquable de la nature,
+tous les arts renaissaient alors presque la fois dans la Toscane
+libre. _Giotto_, ami du Dante, y faisait fleurir la peinture. Il avait
+t prcd de _Giunta_, de Pise; de _Guido_, de Sienne; de _Cimabu_,
+de Florence. Il les effaa tous; et l'on crut que personne ne pourrait
+l'effacer. _Masaccio_ vint, et fit faire l'art un pas immense par la
+perspective des corps solides, et par la perspective arienne que
+_Giotto_ avait ignores; mais bientt il fut surpass lui-mme dans
+toutes les parties de la peinture, par Andr _Mantegna_, et plus encore
+par Michel-Ange et par les autres grands peintres qui s'levrent
+presque en mme temps dans l'Italie entire. Si l'on regarde auprs des
+tableaux d'un Raphal, d'un Lonard de Vinci, d'un Titien, d'un Corrge,
+d'un Carrache et de tant d'autres, les tableaux de ce _Giotto_ qui eut
+de son vivant tant de renomme, on n'y trouve plus aucune des qualits
+qui constituent le grand peintre, et l'on est forc de reconnatre
+l'enfance de l'art dans ce qui en parut alors la perfection.
+
+[Note 365: Voy. dans les _Elogj di Dante Alighieri, Angelo
+Poliziano_, etc., publis par _Angelo Fabroni_, Parme, 1800, la lettre
+de _Tamaso Puccini_, la fin de l'loge du Dante.]
+
+La sculpture faisait ses premiers essais sous le ciseau de Nicolas et de
+Jean de Pise, et l'on regardait comme des prodiges les chaires et les
+autres ornements dont ils dcoraient les glises de Pise, leur patrie,
+de Sienne, de _Pistoia_; ils ne faisaient pourtant qu'ouvrir la route
+un _Donatello_, un _Ghiberti_, un _Cellini_; et ceux-ci ne parurent
+plus rien auprs du grand Michel-Ange. Dans l'architecture, _Arnolpho di
+Lapo_ avait lev Florence le grand palais de la rpublique; son
+style, qu'on appelait sublime, ne fut plus que du vieux style quand on
+vit l'_Orcagna_ lever, ct de ce palais, sa loge des _Lanzi_.
+L'_Orcagna_ devint petit auprs de _Brunelleschi_. Et que devint son
+tour le style tourment de cet architecte clbre devant le caractre
+imposant et _grandiose_ de ce Michel-Ange Buonarotti, qu'on retrouve au
+premier rang dans tous les arts, et devant la puret exquise des
+_Peruzzi_ et des _Palladio_?
+
+Dans la posie, au contraire, Dante s'lve tout--coup comme un gant
+parmi des pygmes; non seulement il efface tout ce qui l'avait prcd,
+mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succdent ne peut lui
+ter. Ptrarque lui-mme, le tendre, l'lgant, le divin Ptrarque, ne
+le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche
+dans le grand ni dans le terrible. Sans doute le caractre principal du
+Dante n'est pas cette mlodie pure qu'on admire avec tant de raison dans
+Ptrarque; sans doute la duret, l'pret de son style choque souvent
+les oreilles sensibles l'harmonie, et blesse cet organe superbe que
+Ptrarque flatte toujours; mais, dans ses tableaux nergiques, o il
+prend son style de matre, il ne conserve de cette pret que ce qui est
+imitatif, et dans les peintures plus douces elle fait place tout ce
+que la grce et la fracheur du coloris ont de plus suave et de plus
+dlicieux. Le peintre terrible d'Ugolin est aussi le peintre touchant de
+Franoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de
+son pome n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de
+reprsentations naves des objets les plus familiers, et surtout des
+objets champtres, o la douceur, l'harmonie, le charme potique sont
+au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne les lit pas dans la
+langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et
+prcieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un
+trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment ou un
+tableau de nature. Il est naf comme la nature elle-mme, et comme les
+anciens, ses fidles imitateurs.
+
+Deux sicles entiers aprs lui, l'Arioste et ensuite le Tasse, dans des
+sujets moins abstraits et plus attachants, dgags de cette obscurit
+qui nat ou des allusions ignores, ou des mots que Dante crait et que
+la nation ne conserva point, ou des tours anciens qui n'ont pu rester
+dans la langue, composrent deux pomes trs-suprieurs celui du
+Dante, par l'intrt qu'ils inspirent et le plaisir continu qu'ils
+procurent: mais on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient au-dessus de
+lui, puisque partout o il est beau, ses beauts sont rivales des leurs,
+et le plus souvent mme les surpassent. On sent moins d'attrait le
+relire, mais quand il s'agit de le juger, ou n'ose plus le mettre
+au-dessous de personne.
+
+Pendant un ou deux sicles, sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie;
+on cessa de le tant admirer, de l'tudier, mme de le lire. Aussi la
+langue s'affaiblit, la posie perdit sa force et sa grandeur. On est
+revenu au _gran Padre Alighier_, comme l'appelle celui des potes
+modernes qui a le plus profit son cole[366]; et la langue italienne
+a repris sa vigueur, sans rien perdre de sa grce et de son clat; et
+les _Alfieri_, les _Parini_, pour ne parler que de ceux qui ne sont
+plus, ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes long-temps
+amollies et dtendues de la lyre toscane. _Alfieri_ surtout eut bien
+raison de l'appeler son pre: un seul trait fera connatre jusqu'o
+allait son admiration pour lui; et je terminerai ce que j'avais dire
+sur Dante par ce jugement d'un grand pote, si digne de l'apprcier.
+
+[Note 366: Alfiri.]
+
+_Alfieri_ avait entrepris d'extraire de la _Divina Commedia_ tous les
+vers remarquables par l'harmonie, par l'expression, ou par la pense.
+Cet extrait, tout entier de sa main, a 200 pages in-4. de sa petite
+criture, et n'est pas fini. Il en est rest au 19e. chant du Paradis;
+j'ai lu ce cahier prcieux, et j'ai remarqu au haut de la premire page
+ces propres mots, crits en 1790: _Se avessi il coraggio di rifare
+questa fatica, tutto ricopierei, senza lasciarne un' iota, convinto per
+esperienza che pi s'impara negli errori di questo, che nelle bellezze
+degli altri._ Si j'avais le courage de recommencer ce travail, je
+recopierais tout, sans en laisser une syllabe, convaincu par exprience
+qu'on apprend plus dans les fautes de celui-ci que dans les beauts des
+autres.
+
+Mais il est temps de quitter le Dante. Nous nous sommes arrts plus
+long-temps avec lui que nous ne le ferons avec aucun autre pote
+italien. On le lit peu; on lira peut-tre plus volontiers cette analyse:
+peut-tre fera-t-elle trouver de l'attrait et de la facilit tudier
+l'original mme; et alors on aura beaucoup gagn. Sparons-nous donc de
+lui, mais ne l'oublions pas; et avant de nous occuper d'un autre grand
+pote qui tient aprs lui, ou si l'on veut, avec lui le premier rang,
+revenons sur toute la partie de ce sicle o nous n'avons jusqu'ici vu
+que le Dante, et o d'autres objets mritent de fixer notre attention.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+_Coup-d'oeil gnral sur la situation politique et littraire de l'Italie
+au commencement du quatorzime sicle. Renaissance des arts, en mme
+temps que des lettres, universits, tudes thologiques; philosophie,
+astrologie, mdecine, alchimie; droit civil et droit canon; histoire;
+posie; potes italiens avant Ptrarque._
+
+
+Cette ardeur pour l'indpendance et pour la libert, qui avait arm les
+villes d'Italie, et en avait fait presque autant de rpubliques, avait
+eu pour la plupart un effet tout contraire leurs dsirs. Presque
+toutes rivales entre elles, il avait fallu que chacune remit l'un de
+ses citoyens les plus puissants le soin de son gouvernement et de sa
+dfense. Une fois matres du pouvoir, ils ne voulaient plus s'en
+dessaisir; pour les y forcer, il fallait choisir quelqu'autre chef
+capable de les combattre et de les vaincre; et il en rsultait souvent
+qu'au lieu d'un matre, la mme ville en avait deux, ne sachant auquel
+obir, et divise en deux factions contraires. Dans la Lombardie et dans
+la Romagne, tel tait, au quatorzime sicle, l'tat de la plupart des
+villes. Celles de Toscane, et surtout Florence, taient plus que jamais
+dchires par les trop fameuses querelles des Blancs et des Noirs. Il
+n'y avait, en un mot, presque aucun point dans toute l'Italie qui ne ft
+boulevers par les factions et par la guerre.
+
+Et cependant, au milieu de ces chocs violents qui avaient eu presque
+partout de si tristes rsultats politiques, on avait vu natre pour les
+arts d'imagination et pour d'autres arts plus utiles auxquels il manque
+un nom, mais qu'on peut appeler les arts d'utilit publique, une poque
+glorieuse, et qui n'est pas assez remarque. Pour rehausser dans la
+suite l'clat de quelques noms et l'influence de quelques princes sur
+les arts, on leur en a trop attribu la renaissance. C'est jusqu'au
+treizime sicle qu'il faut remonter pour les voir renatre en Italie.
+C'est alors que ces petites rpubliques[367], rivalisant entre elles de
+richesses et de dpenses comme de pouvoir, levrent l'envi de vastes
+et magnifiques difices publics. Partout l'htel ou le palais de la
+commune, habitation de son premier magistrat, joignit la solidit tous
+les embellissemens qu'on pouvait lui donner alors. Les villes
+s'entourrent de nouveaux murs, dcorrent leurs portes, en
+construisirent de marbre, levrent des tours et des fortifications
+redoutables. Milan, Vicence, Padoue, Modne, Reggio, tant de fois
+dtruites par la guerre, renaissaient de leurs dcombres. De longs
+canaux taient creuss pour les communications du commerce; on y
+construisait des ponts, on en jetait de plus hardis sur les rivires et
+sur les fleuves. Gnes semblait crer des prodiges: les parties internes
+de son port, son mle, ses immenses aqueducs, toutes ces fabriques
+importantes datent de cette mme poque. Le grand recueil de
+_Muratori_[368] contient, dans des chroniques obscures, des dtails sans
+nombre de ces travaux somptueux, que l'exact et patient _Tiraboschi_ a
+runis comme en un seul faisceau dans son histoire, pour la gloire de ce
+sicle et pour celle de l'Italie[369].
+
+[Note 367: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. IV, l. III,
+ch. 6.]
+
+[Note 368: _Script. rer. Ital._, t. VIII.]
+
+[Note 369: _Ub. supr._]
+
+Consultons les historiens des beaux-arts[370], ils nous diront leurs
+premiers pas chez ce peuple ingnieux, et leurs rapides progrs. Ils
+nous feront connatre Nicolas de Pise, Jean, son fils, que nous avons
+dj nomms, et d'autres sculpteurs habiles dont plusieurs ouvrages
+existent encore Pise, Florence, Bologne, Milan et ailleurs. Dans
+la peinture, Florence vante encore son _Cimabu_, son _Giotto_. Bologne
+prtend avoir eu des peintres plus anciens qu'eux[371]. Venise rclame
+la priorit sur Florence et sur Bologne[372]. Pise eut son _Guido_, son
+_Diotisalvi_, son _Giunta_; Lucques son _Buonagiunta_; mais aucun d'eux
+n'a pu prvaloir sur _Cimabu_, et sur _Giotto_ son disciple. Ceux-ci
+sont rests dans la mmoire des hommes, les premiers restaurateurs de la
+peinture en Italie: leurs prdcesseurs et leurs contemporains sont
+oublis, peut-tre par la mme raison qui priva de l'immortalit tant de
+hros antrieurs aux Atrides:
+
+ Un pote divin ne les a point chants[373].
+
+[Note 370: Vasari, _Vite de' Pittori_, etc. Baldinucci, _Natizie de
+professori del Disegno_, etc.]
+
+[Note 371: Voy. _Carlo Cesare Malvasia, Felsina Pittrice_.]
+
+[Note 372: Voy. _Carlo Ridolfi, le Maraviglie dell' arte_.]
+
+[Note 373:
+
+ _Carent quia vate sacro_ (HOR.)]
+
+Au lieu que _Giotto_ et _Cimabu_ ont t clbrs par le Dante, par
+Boccace et par d'autres potes toscans.
+
+L'architecture prenait Florence un caractre qu'elle tenait des moeurs
+du temps, et qui les atteste encore aujourd'hui. La petite ville
+d'Assise voyait le gnral[374] d'un ordre mendiant lever un temple
+magnifique S. Franois, son humble et pauvre fondateur. La peinture en
+mosaque qui ternise les trop fragiles productions de l'autre
+peinture, tait drobe aux Grecs, et rpandait en Italie des monuments
+durables dans les palais, dans les temples. On dirait que les papes et
+les rois de Naples et de Sicile ne voulaient pas tre vaincus en
+magnificence par des rpubliques: plusieurs des monuments rigs alors
+dans leurs capitales et dans les autres villes de leurs tats, semblent
+des fruits de cette noble mulation. La posie et les lettres suivaient,
+ou mme devanaient l'essor des arts: nous avons vu quels avaient t
+leurs progrs, surtout dans les dernires annes de ce sicle, et que
+lorsqu'il finit, le plus grand pote du quatorzime et mme des sicles
+suivants, le Dante tait dj parvenu la moiti de sa carrire. Mais
+ds le commencement de ce nouveau sicle, l'Italie, aprs tant de
+dsastres, reut encore un nouveau coup.
+
+[Note 374: Il se nommait frre Elie. Tiraboschi (_ubi supr_) avoue
+que ce gnral des capucins oubliait trop tt l'humilit et la pauvret
+du saint fondateur de l'ordre. En effet, S. Franois tait mort il n'y
+avait qu'un demi-sicle (en 1226.) Mais il y aurait d'autres rflexions
+ faire sur cet difice somptueux bti par des moines besace, dans le
+mme sicle o on les avait appels la pauvret vanglique.]
+
+Philippe-le-Bel, dj trop veng de Boniface VIII, poursuivait encore sa
+vengeance. Il voulait que la mmoire de ce pape ft condamne; il avait
+d'autres passions satisfaire; il voulait surtout abolir l'ordre des
+Templiers, dont le procs inique et l'horrible supplice souillent ce
+rgne et ce sicle. Il lui fallait, dans un nouveau pape, un instrument
+qu'il n'avait pas trouv assez docile dans le sage et prudent Benot XI.
+Ce pontife lui donnait mme quelques sujets de crainte, lorsqu'il mourut
+empoisonn, dit Jean Villani, par des cardinaux ses ennemis[375]. Soit
+que ce crime ft l'effet de leur propre haine, ou qu'ils ne fussent que
+les instruments de celle du roi[376], Philippe eut tout souhait,
+lorsqu'aprs plus de dix mois de conclave, o son parti et le parti
+contraire luttrent force gale, il russit faire lire pape
+Bertrand de Gotte, archevque de Bordeaux, qui prit le nom de Clment V,
+et qu'on appela le pape gascon. Ce pape, qui avait fait auparavant ses
+conditions avec Philippe[377], resta en France, et aprs avoir tran
+pendant quelques annes l'glise errante sa suite dans la Gascogne et
+dans le Poitou, _dvorant_, dit un ancien historien[378], _ tort et
+travers tout ce qui se trouva sur sa route, ville, cit, abbaye,
+prieur_, il alla fixer son sjour Avignon[379], accompagn de ses
+cardinaux et, selon de graves auteurs, de la comtesse de Prigord, sa
+matresse[380]. L'exemple fatal pour l'Italie, qu'il avait donn de
+rsider hors de son sein, fut suivi par Jean XXII; il le fut encore par
+cinq autres papes; et cette absence, que tous les auteurs italiens
+blment autant qu'ils la dplorent, et qui a conserv long-temps parmi
+eux le nom de _captivit de Babilone_, dura prs de soixante-six ans.
+
+[Note 375: Ce fut, selon cet historien (liv. VIII, ch. 80), dans des
+figues, qu'un jeune homme, vtu en fille, vint lui offrir de la part des
+religieuses d'un monastre de Prouse, ville o le fait se passa.]
+
+[Note 376: M. Simonde Sismondi, dans son _Hist. des Rpub. ital. du
+moyen ge_, t. IV, p. 234, cite un historien contemporain qui accuse
+positivement Philippe-le-Bel de cet empoisonnement. Cet historien est
+_Ferreto_ de Vicence, dont l'histoire est insre dans la grande
+collection de Muratori, _Script. rer. Ital._, t. IX. Il raconte que le
+roi sduisit force d'or, par le moyen du cardinal Napolon des Ursins
+et d'un cardinal franais, deux cuyers du pape, qui empoisonnrent des
+figues-fleurs, et les lui prsentrent.]
+
+[Note 377: Villani, _ub. supr._ raconte avec le plus grand dtail et
+la plus grande navet, l'entrevue de Bertrand de Gotte et du roi, dans
+une fort prs de Bordeaux, les conditions faites entr'eux, et la
+manire dont Bertrand fut lu pape. Voyez aussi Mosheim, _Hist.
+Eccles._, XIVe sicle, part. 2, ch. 2.; _Abrg de l'Hist. Eccles._,
+seconde partie, p. 97, etc.]
+
+[Note 378: Godefroy de Paris, manusc. de la Biblioth. impr., n.
+6812.]
+
+[Note 379: _Mm. pour la Vie de Ptrarque_, t. I, p. 22. Ce fut au
+mois de mars 1309.]
+
+[Note 380: Elle se nommait Brunissende de Foix, et tait femme
+d'Archambaud, comte de Prigord: c'tait une des plus belles femmes de
+son sicle. Jean Villani, lib. IX, ch. 58, en parlant de ce pape, dit
+dans son style simple et naf: _Questi fu huomo molto cupido di moneta e
+simoniaco.... E fu lussurioso, che palese si dicea che tenea per amica
+la contessa di Palagorgo, bellissima donna, figliota del conte di Fos. E
+lasri i suoi nipoti, e suo lignaggio con grandissimo et innumerabile
+tesoro_, etc.]
+
+L'autorit du sige pontifical en souffrit. Les Gibelins, toujours
+opposs aux papes, profitrent de leur absence pour les dcrditer et
+pour s'agrandir. Rome respecta moins leurs dcrets, les traita mme
+avec mpris; l'Europe entire craignit et rvra moins les papes
+d'Avignon que les papes de Rome. Que pouvaient-ils dans cet loignement?
+traiter d'hrsies les rvoltes, faire jouer avec plus d'activit,
+tendre outre mesure le ressort de l'Inquisition: ils le firent; mais les
+confiscations et les bchers ne leur rendirent ni l'autorit ni la
+vnration des peuples; remplacer par mille inventions fiscales de la
+chancellerie apostolique les revenus que les factions et les sditions
+leur enlevaient en Italie? ils le firent encore: ils devinrent plus
+riches, mais aussi plus odieux.
+
+C'est entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis de Bavire,
+qu'clatrent des diffrents non moins scandaleux que ceux de Boniface
+VIII et du roi Philippe-le-Bel. Le pape commena par dposer Louis comme
+hrtique et contumace; Louis n'en marcha pas moins vers Rome, o il se
+fit couronner solennellement trois mois aprs avec plus de solennit, il
+y fit dposer publiquement _le prtre Jacques de Cahors, vque de Rome,
+qui se nommait le pape Jean_, le livra au bras sculier pour tre brl
+comme hrtique, et lui donna pour successeur un cordelier napolitain:
+mais il ne put soutenir son anti-pape; et Jean XXII, avant de mourir,
+eut la consolation de le voir remis entre ses mains, et de lui faire
+faire une abjuration en bonne forme.
+
+On voudrait en vain dissimuler tous ces scandales. L'histoire les
+dnonce: elle veut qu'ils soient indiqus, si l'on s'abstient de les
+dcrire. Ceux qui nous en feraient un crime devaient au moins nous
+apprendre comment on pourrait parler de la littrature italienne sans
+parler de l'Italie, ou de l'Italie sans parler des papes, ou des papes
+autrement que l'Histoire.
+
+Parmi les princes qui profitaient de ces divisions pour s'agrandir, on
+remarque surtout Robert, roi de Naples et comte de Provence. Charles II,
+fils de Charles d'Anjou, fondateur de cette dynastie[381], n'avait pas
+eu un rgne beaucoup plus paisible que celui de son pre: il avait
+cependant commenc protger les sciences et les lettres. Robert, son
+fils, les protgea bien davantage; mais principalement occup du soin de
+s'agrandir, il en saisit avidement l'occasion. Il tendit pendant
+quelque temps sa domination sur la Romagne d'un ct, de l'autre sur la
+Toscane, et mme sur plusieurs petits tats du Pimont et de la
+Lombardie. Son ambition, s'il l'avait pu, tait de devenir matre de
+l'Italie entire; c'tait d'ailleurs un excellent roi, un prince
+trs-clair. Boccace et d'autres auteurs le placent, pour la science,
+ct de Salomon[382]. Quoique fils de roi, et n pour le trne, il avait
+ds son enfance, aim passionnment l'tude[383]. Dans sa jeunesse, au
+milieu des agitations politiques, des guerres souvent malheureuses,
+quelquefois mme captif, quelquefois aussi entour des dlices d'une
+cour et de toutes les sductions de son ge, il ne laissa jamais passer
+un jour sans tudier. Devenu roi, dans la paix et dans la guerre, au
+milieu des projets les plus ambitieux et les plus vastes, on le voyait
+toujours entour de livres, il lisait mme la promenade, et tirait de
+ses lectures des sujets instructifs et quelquefois sublimes de
+conversation. Il tait orateur loquent, philosophe habile, savant
+mdecin, et profondment vers dans les matires thologiques les plus
+abstraites. Il avait nglig la posie, et s'en repentit dans sa
+vieillesse, trop tard pour pouvoir la cultiver lui-mme. On lui attribue
+cependant un Trait _des vertus morales_ en vers italiens; mais le
+savant Tiraboschi a prouv que ce roi n'en tait pas l'auteur[384].
+
+[Note 381: Voy. t. I, pag. 355 et 356.]
+
+[Note 382: Boccace, _Genealogia Deorum_, l. XIV, c. 9; _Benvenuto da
+Imola_, Comment. in Dant., _Antiq. Ital._, v. I, p. 1035.]
+
+[Note 383: Ptrarque, _Rerum memorandarum_.]
+
+[Note 384: Tom. V, l. I, c. I. Il avertit que le docte abb Mehus
+lui-mme s'y est tromp dans la _Vie d'Ambr. Camald_, p. 273. Robert ne
+perd rien ce que ce pome, ou plutt ce recueil de sentences morales,
+ne soit pas de lui. Il est en vers irrguliers, et partag d'abord en
+quatre divisions, qui traitent 1. de l'amour; 2. des quatre vertus
+cardinales, la prudence, la justice, la force et la temprance; 3. des
+vices, c'est--dire, des sept pchs mortels. Chacune de ces divisions
+est ensuite partage en petites subdivisions de trois vers au moins et
+de dix au plus, ayant toutes un titre particulier, et traitant des
+diffrentes espces ou des diverses nuances de chaque vertu et de chaque
+vice. Les vers sont communment rims, tantt rimes croises, tantt
+de deux en deux, mais presque tous mdiocres et sans couleur.]
+
+Robert ne se plaisait que dans la conversation des savants; il aimait
+les entendre lire leurs ouvrages, et leur donnait des applaudissements
+et des rcompenses. Il invitait venir sa cour tous ceux qui avaient
+quelque renomme, et ceux mme qu'il n'appelait pas s'y rendaient,
+certains d'y recevoir l'accueil qui leur tait d. Enfin il avait
+rassembl grands frais une riche bibliothque dont il confia la garde
+ Paul de Prouse, l'un des plus savants hommes de son temps.
+
+Les _Scaligeri_ ou seigneurs de _la Scala_ taient, depuis la fin du
+sicle prcdent, matres de Vrone. Deux frres, _Alboin_ et _Cane_,
+que les Italiens appellent toujours _Can Grande_[385], y tenaient une
+cour brillante. Elle tait le refuge de tous les hommes distingus que
+les guerres civiles et les rvolutions chassaient de leur patrie. Nous
+avons vu qu'elle le fut du Dante. Ils n'y trouvaient pas seulement un
+asyle, mais toutes les attentions de l'hospitalit, les recherches du
+got et les jouissances de la vie. Ils y taient magnifiquement logs et
+meubls; ils avaient chacun leurs ordres des domestiques particuliers,
+et taient, leur choix, ou abondamment servis chez eux, ou admis la
+table des princes. La bonne chre y tait assaisonne par les plaisirs
+de la musique, et, selon l'usage du temps, par des bouffons et des
+jongleurs. Les chambres taient dcores de peintures et de devises
+analogues la situation, l'tat ou aux diffrents gots des htes.
+On y reprsentait la victoire pour les guerriers, l'esprance pour les
+exils, les bosquets des muses pour les potes, Mercure pour les
+artistes, le Paradis pour les prdicateurs, ainsi du reste[386].
+
+[Note 385: Beaucoup de ces guerriers, qui devinrent de trs grands
+seigneurs, prenaient des noms singuliers, et qu'ils tiraient souvent de
+quelque circonstance de leur vie qui nous est inconnue aujourd'hui. Sans
+doute le premier de ces seigneurs de _la Scala_ s'tait distingu
+l'assaut de quelque forteresse, en y montant avec une chelle qu'il
+avait porte lui-mme, d'o il fut appel en latin _Scaliger_. Mais on
+ignore pourquoi l'un des plus grands personnages de cette famille prit
+le nom de _Cane_, chien. Cet animal fidle et quelquefois courageux,
+plaisait tant aux _Scaligeri_, que le fils ou le neveu de _Can Grande_
+s'appela _Mastino_, mtin, comme s'tait dj nomm l'oncle de _Cane_
+lui-mme, frre de son pre Albert; et que les deux fils de ce _Mastino_
+se nommrent, l'un _Can Grande_ second, qui fut loin de valoir le
+premier, et l'autre _Can Signore_, qui valut encore moins, puisqu'il tua
+son frre. Il fit aussi tuer son autre frre, Paul Alboin, dans la
+prison o il l'avait renferm. Ce _Can Signore_ ne laissa que deux
+btards, qui lui succdrent. Le plus jeune tua l'an, fut chass de
+Vrone, et mourut de misre, en 1388. Ainsi finit dans une espce de
+rage, cette race de _Mastini_ et de _Cani_, parmi lesquels il n'y eut
+gure que le premier _Can Grande_ qui eut une vritable grandeur.]
+
+[Note 386: Tiraboschi, t. V, l. I, c. II.]
+
+Les _Visconti_ Milan, les _Carrara_ Padoue, les Gonzague Mantoue,
+les princes d'Est Ferrare, n'taient pas moins favorables aux lettres;
+l'exemple des chefs tant presque partout imit par les plus simples
+citoyens, l'enthousiasme devint si gnral, qu'il n'y a peut-tre aucun
+autre sicle o les savants aient reu plus d'encouragements et
+d'honneurs. C'tait eux que l'on chargeait des ambassades les plus
+importantes. Dans toutes les villes o ils passaient, on allait
+au-devant d'eux; on leur prodiguait tous les tmoignages d'admiration et
+de respect; et, leur mort, les seigneurs des villes o ils avaient
+cess de vivre se faisaient honneur d'assister leurs funrailles. Les
+universits et les coles dj fondes prenaient plus de consistance et
+d'activit. Le tumulte des armes, qui ne les empchait point de fleurir,
+n'empchait pas non plus qu'il ne s'en levt de nouvelles. Ce mme
+esprit de rivalit qui armait l'un contre l'autre les princes et les
+peuples, les portait chercher l'envi tous les moyens de donner
+chacun leurs petits tats plus de rputation et plus de grandeur.
+Quelquefois on voyait des professeurs occuper tranquillement leurs
+chaires, tandis qu'on se battait sous les murs d'une ville, ou mme sur
+les places et dans les rues. Quelquefois aussi les chaires taient
+renverses, les professeurs chasss, les coliers mis en fuite; mais ils
+revenaient bientt, soit sous le mme gouvernement, soit sous celui qui
+en avait pris la place; et les tudes reprenaient leur cours.
+
+L'Universit de Bologne prouvait des vicissitudes continuelles. Tantt
+excommunie par Clment V, elle vit le plus grand nombre de ses lves
+migrer dans celle de Padoue, sa rivale[387]; tantt, par une suite de
+querelles leves entre les professeurs et les magistrats, ou entre les
+coliers et les citoyens, des classes nombreuses dsertrent et allrent
+s'tablir dans les villes voisines[388]. Mais tous ces torts furent
+rpars. Jean XXII leva l'interdit de Clment, confirma et augmenta les
+privilges de l'Universit; les magistrats et les citoyens donnrent aux
+professeurs et aux disciples les satisfactions qu'ils dsiraient; et
+cette cole, dj clbre, n'en eut que plus d'clat et de clbrit.
+Bientt Milan, Pise, Pavie, Plaisance, Sienne, et surtout Florence,
+rivalisrent avec Padoue, Bologne, et cette Universit de Naples fonde
+par Frdric II, qui avait pris sous Robert de nouveaux accroissements.
+Boniface VIII avait fond celle de Rome; ses successeurs en confirmrent
+et en tendirent mme les privilges; mais leurs bulles ne pouvaient
+rparer le mal que leur absence faisait cette universit naissante;
+elle ne put jamais que languir, tandis que leur rsidence Avignon
+laissait la malheureuse Rome presque dserte, et, pour comble de maux,
+toujours en proie des sditions et bouleverse par des troubles.
+
+[Note 387: En 1306.]
+
+[Note 388: En 1316 et 1321. Voy. Tiraboschi, t. V, l. I, c. 3.]
+
+Il faut toujours se rappeler que, dans ces universits et dans ces
+coles, on n'enseignait encore, comme dans le sicle prcdent, que ce
+qu'on appelait les sept arts. La littrature proprement dite y tait
+presque entirement ignore. On commenait peine retrouver quelques
+uns des anciens auteurs qui devaient tre la base des tudes
+littraires. Les bibliothques des coles et des monastres, celles
+mmes que plusieurs princes s'empressaient de former, ne contenaient,
+pour la plupart, que quelques oeuvres des Pres[389], quelques livres de
+thologie, de droit, de mdecine, d'astrologie et de philosophie
+scolastique; encore taient-ils en petit nombre. C'est dans la suite du
+sicle qui commenait alors, que l'on vit natre en Italie, et
+l'exemple de l'Italie, dans toute l'Europe, une avidit louable pour la
+dcouverte des anciens manuscrits. C'est alors qu'on chercha dans les
+coins les plus abandonns et les plus poudreux des maisons particulires
+et des couvents, les ouvrages de ces auteurs, dont il n'tait
+jusqu'alors rest, pour ainsi dire, que le nom, et de ceux qui avaient
+laiss beaucoup d'ouvrages dont on ne connaissait que la moindre partie.
+Ce fut principalement Ptrarque, comme nous le verrons dans sa vie,
+que l'on dut cette rvolution, et c'est un des plus solides fondements
+de sa gloire.
+
+[Note 389: Tiraboschi, t. V, l. I, c. 4.]
+
+On peut juger, par un seul exemple, de tout ce qu'il avait faire et
+combien les savants eux-mmes taient alors peu avancs. Un professeur
+de l'Universit de Bologne, qui lui crivait au sujet des auteurs
+anciens, et surtout des potes, voulait que l'on comptt parmi ces
+derniers, Platon et Cicron, ignorait le nom de Noevius et mme celui de
+Plaute, et croyait qu'Eunius et Stace taient contemporains[390]. A
+l'imperfection des connaissances et la raret des livres, ajoutons
+l'ignorance des copistes. En transcrivant les meilleurs livres, ils les
+dfiguraient souvent de manire que les auteurs eux-mmes les auraient
+peine reconnus. C'est sur ces notions qu'il faut rduire ce qu'on trouve
+dans les histoires littraires sur les riches bibliothques donnes
+telle Universit, fondes dans telles villes, formes par tel prince,
+et ouvertes par ses ordres aux savants et au public. Si on les compare
+avec nos grandes bibliothques, ce sont de chtifs cabinets de livres:
+c'est une vritable disette oppose un effrayant excs.
+
+[Note 390: Voy. Ptrarque, _Lett. famil._, l. IV, p. 9. Tirab.
+_loc. cit._]
+
+La science qui y trouvait le plus de secours et qui tait le plus
+abondamment pourvue de livres, tait la thologie scolastique; aussi la
+cultivait-on avec plus d'ardeur que jamais. Ce n'tait plus le sicle
+des Thomas d'Aquin et des Bonaventure; mais leur exemple tait rcent,
+et entretenait parmi leurs admirateurs et leurs disciples, l'esprance
+de les galer et mme de les surpasser en gloire. De l, parmi les
+thologiens, cet empressement, cette ferveur gnrale interprter les
+mmes livres qu'avaient interprts leurs prdcesseurs, expliquer les
+explications mmes; commenter les commentaires; paissir les
+tnbres en y voulant porter la lumire, et rendre obscur en
+l'expliquant, ce qui d'abord tait clair. Ce sont ici non seulement les
+ides, mais les propres expressions du sage Tiraboschi[391]; il y joint
+le voeu trs-raisonnable que dans l'oubli profond et dans la poudre des
+bibliothques, o ces infatigables commentateurs sont ensevelis,
+personne ne s'avise jamais de troubler leur repos. Il ne confond
+pourtant pas avec eux une douzaine de docteurs dont il parat que la
+renomme fut trs-clatante dans ce sicle. Nous y distinguerons
+seulement un religieux augustin nomm Denis, du bourg St.-Spulcre,
+parce qu'il fut l'ami et le directeur de Ptrarque; nous en dirons ce
+peu de mots, et nous renverrons tout le reste au mme asyle, dont
+Tiraboschi dsire l'inviolabilit pour la tourbe des thologiens de ce
+sicle. Il ne doit point y avoir de rangs dans la poussire et dans
+l'oubli. Tous les auteurs de livres qu'on ne peut lire, et o il n'y a
+rien apprendre, doivent y dormir galement.
+
+[Note 391: Tom. V, l. II, c. I.]
+
+C'est peu prs dans la mme catgorie qu'il faut ranger les auteurs de
+quelques Vies de saints et de quelques chroniques prtendues sacres,
+moins qu'on ne veuille prendre parti dans la discussion leve entre
+ceux qui prfrent les douze livres de la Vie des Saints crits par
+l'vque Pierre _Natali_, la lgende dore de Jacques de _Voragine_,
+et ceux qui sont de l'opinion contraire; ou, dans d'autres questions de
+cette espce, dont les hommes d'ailleurs respectables[392] ne laissent
+pas de s'tre occups srieusement. De grandes disputes, qui s'levrent
+alors dans l'un des ordres mendiants, sur les habits courts et les
+habits longs, sur les grands et les petits frocs[393], sur la pauvret
+religieuse, et sur la vision batifique, produisirent de hautes
+clameurs et d'innombrables volumes; elles reposent aujourd'hui dans le
+mme silence. Il couvre aussi les querelles trs-animes qui eurent pour
+objet la philosophie d'Aristote. Grce aux commentaires d'_Averros_, et
+aux commentateurs de ses commentaires, cette philosophie tait devenue
+en quelque sorte une seconde thologie, aussi obscure et aussi vaine que
+la premire. L'astrologie judiciaire y joignait ses savantes visions; ce
+n'tait pas seulement un abus, ou, si l'on veut, une erreur de
+l'astronomie; c'tait une science part, qui avait des chaires
+spciales et des professeurs particuliers dans l'Universit de Bologne
+et dans celle de Padoue[394], les deux premires universits d'Italie,
+qui donnaient le ton toutes les autres. Deux de ces professeurs firent
+dans leur temps un tel bruit, qu'on ne peut se dispenser de leur
+accorder une mention particulire; on ne peut la refuser surtout la
+mort tragique de l'un d'eux.
+
+[Note 392: Apostolo Zeno, _Dissert. Vossian._, t. II, p. 32.]
+
+[Note 393: Ces querelles taient fondamentalement ridicules, comme
+toutes celles de mme espce; mais il s'y mla quelque chose d'horrible.
+Le pape Jean XXII ne pouvant accorder les deux partis, traita
+d'hrtique celui qui soutenait les petits frocs, les petits habits, et
+la pauvret vanglique, et le livra comme tel l'Inquisition. Quatre
+de ces malheureux entts furent brls vifs Marseille, en 1318. (Voy.
+entre autres auteurs, Baluze, _Vitoe Pontif. Avenion._, t. I, p. 116; t.
+II, p. 341, et _Miscellan._, t. I.) Les capucins rigoristes n'en furent
+que plus attachs leur petit froc et leur sac; ils crirent la
+perscution de l'glise, traitrent le pape d'Ante-Christ, se firent
+brler par centaines, et crurent tre des martyrs. Mosheim, _Hist.
+Eccles._, sicle XIV, part. II, ch. 2, cite une pice authentique,
+intitule _Martyrologium spiritualium et fraticellorum_, qui contient
+les noms de 113 personnes brles pour cette mme cause. Je suis
+persuad, ajoute-t-il, que, d'aprs ces monuments et d'autres publis et
+non publis, on pourrait faire une liste de deux mille martyrs de cette
+espce. Voyez son _Hist. Eccles._ traduite en franais par Eidous,
+Mastricht, 1776, in-8., t. III, p. 350 et 351.]
+
+[Note 394: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 2.]
+
+Le premier est Pierre d'Abano[395], n au village de ce nom, prs de
+Padoue, en 1250. On l'appelle aussi Pierre de Padoue. Il passa, dans sa
+jeunesse, Constantinople exprs pour apprendre le grec, dans une cole
+de philosophie et de mdecine alors trs-frquente. Il fit de si grands
+progrs qu'il y obtint lui-mme une chaire de professeur. Rappel
+Padoue par les lettres les plus pressantes, il y revint, et voyagea
+ensuite en France. Il tait Paris vers la fin du treizime sicle, et
+y composa un livre sur la science physionomique[396]. On croit mme
+qu'il y tait encore en 1313, et qu'il y publia son _Conciliateur_,
+ouvrage qui fit beaucoup de bruit, dans lequel il entreprit de concilier
+les opinions discordantes des mdecins et des philosophes, sur
+plusieurs questions de mdecine et de philosophie.
+
+[Note 395: Tiraboschi, _loc. cit._]
+
+[Note 396: Il est en manuscrit la Bibliothque impriale, sous ce
+titre: _Liber compilationis physionomicoe, Petro di Padua in civitate
+Parisiensi editus_, etc., et sous le n. 2598, in-fol.]
+
+Ce fut aussi Paris qu'il fut accus, pour la premire fois, de
+sortilges et de magie. Ayant fait, dit-on, des cures admirables comme
+mdecin, et d'autres choses surprenantes, l'inquisiteur dominicain que
+Paris avait alors le bonheur de possder, le manda, l'examina, dcida
+qu'il y avait dans son fait de la magie et de l'hrsie, commena d'en
+parler publiquement sur ce ton, et se prparait le faire arrter pour
+le livrer aux flammes. Mais Pierre, qui tait en grand crdit la Cour
+et dans l'Universit, obtint que sa cause ft juge devant l'Universit
+assemble, en prsence du roi[397]. Il triompha pleinement de ses
+ennemis; et mme, selon quelques historiens, il prouva par quarante-cinq
+arguments en bonne forme, que c'taient les dominicains eux-mmes qui
+taient des hrtiques. Cette victoire lui sauva la vie; mais elle
+n'empcha pas ceux qu'il avait convaincus d'hrsie, d'tre, comme
+auparavant, inquisiteurs pour la foi. Cit dans la suite Rome par le
+mme tribunal, il se justifia de mme, et fut dfinitivement dclar
+innocent par le pape.
+
+[Note 397: Philippe-le-Bel.]
+
+Mais s'il n'tait pas magicien, il tait du moins plus entt que
+personne des rveries astrologiques. Il voulut persuader aux habitants
+de Padoue de rebtir leur ville sous une certaine conjonction de
+plantes qui parut de son temps, et qu'il jugeait la plus heureuse du
+monde; ils trouvrent l'exprience un peu trop chre, et laissrent
+Padoue telle qu'elle tait. Il l'embellit pourtant d'un monument de sa
+science favorite; il fit peindre sur les murs du palais un grand nombre
+de figures reprsentant les plantes, les toiles et les diverses
+actions qui dpendaient de leur influence.
+
+Lors mme qu'il oprait comme mdecin, il n'oubliait pas qu'il tait
+astrologue, et il rapportait au cours des astres les priodes de la
+fivre. A cela prs, ce fut un des plus savants mdecins de son sicle.
+On croit qu'il fut le premier professer publiquement la mdecine dans
+l'Universit de Padoue. Il y acquit une grande rputation et une grande
+fortune; mais il attira aussi l'envie, qui renouvela plusieurs fois
+contre lui les accusations d'hrsie et de sortilge. Comme magicien, il
+avait, prtendait-on, sept esprits familiers renferms dans un vase de
+cristal, et toujours prts excuter ses ordres; comme hrtique, une
+des erreurs dont on l'accusait tait de ne pas croire au diable; et il
+lui fallut se justifier de ces deux accusations la fois. Le dernier
+procs de cette espce qu'il eut soutenir ne fut point achev. Il
+mourut en 1315, avant le jugement, et ta ainsi aux charitables
+inquisiteurs l'esprance de le purifier de ses erreurs dans les bchers
+du Saint-Office.
+
+Ils s'obstinrent l'y vouloir jeter aprs sa mort. Quoique ses
+derniers moments il et dclar aux mdecins et ses amis, qu'il
+reconnaissait pour faux et trompeur l'art de l'astrologie auquel il
+s'tait livr; quoique dans son testament, et mme dans une profession
+de foi expresse il et dclar tre bon catholique, et croire tout ce
+que l'glise enseigne, et qu'en consquence il et t enterr
+solennellement dans l'glise de St.-Antoine, les inquisiteurs suivirent
+imperturbablement la procdure commence contre lui, le jugrent
+coupable d'hrsie, le condamnrent au feu, et ordonnrent aux
+magistrats de Padoue, sous peine d'excommunication, de dterrer son
+cadavre et de le faire brler publiquement. Mais cette sentence resta
+sans effet, ou n'en eut du moins qu'en apparence. Une certaine Mariette,
+qui vivait avec lui, que les uns disent sa concubine, les autres
+seulement sa domestique, ayant appris le soir mme cette sentence, fit
+secrtement exhumer le corps pendant la nuit, et le fit enterrer dans
+l'glise de St.-Pierre. Les inquisiteurs, furieux d'avoir perdu leur
+proie, se mirent procder contre ceux qui la leur avaient enleve, et
+contre tous ceux qui auraient eu connaissance de ce dlit. Les
+magistrats de Padoue ne purent les apaiser et mettre fin tous ces
+scandales qu'en faisant brler sur la place publique l'effigie du mort,
+ou une statue qui le reprsentait, aprs y avoir lu haute voix sa
+sentence[398].
+
+Le second astrologue fut moins heureux. Il se nommait _Francesco
+Stabili_; mais comme de _Francesco_ vient le petit nom _Cecco_, et qu'il
+tait d'Ascoli, dans la marche d'Ancne, c'est sous le nom de _Cecco
+d'Ascoli_ qu'il est gnralement connu. Les auteurs qui ont crit sa
+vie, ont commis des erreurs et des anachronismes que Tiraboschi a
+patiemment rectifis[399]. Les faits essentiels sont, qu'tant encore
+jeune, il professa l'astrologie dans l'universit de Bologne; qu'il y
+publia dans la suite un livre sur cette prtendue science, et que ce
+livre l'ayant fait accuser devant l'inquisition, il y fut condamn, par
+une premire sentence, des peines correctives; mais que trois ans
+aprs, les mmes accusations s'tant renouveles Florence, il y
+succomba, et fut brl vif, en 1327, g de soixante-dix ans.
+
+[Note 398: Voy. Mazzuchelli, _Scrittori ital._, t. I, part. I.]
+
+[Note 399: _Storia della Letter. ital._, t. V, l. II, c. 2.]
+
+La cause apparente, ou le prtexte d'une mort si cruelle fut que, dans
+un livre sur la sphre[400], il avait crit que, par le moyen de
+certains dmons, qui habitaient la premire sphre cleste, on pouvait
+faire des choses merveilleuses et des enchantements. C'tait une folie
+et une sottise, mais assurment ce n'tait pas un crime punir par le
+feu. Les causes relles et secrtes furent, ce qu'il parat, la haine
+et la jalousie d'un mdecin fameux, nomm _Dino del Garbo_, et les
+violentes inimitis que le malheureux _Cecco_ excita contre lui, en
+parlant mal, dans un autre de ses ouvrages, de deux potes que les
+Florentins admiraient depuis leur mort aprs les avoir perscuts de
+leur vivant, Dante et _Guido Cavalcanti. Guido_ tait mort depuis vingt
+ans; Dante l'tait depuis six ans lors de la sentence de _Cecco_. Ils
+avaient t lis autrefois, et mme pendant les premiers temps de l'exil
+du Dante, ils avaient entretenu une correspondance d'amiti. On ignore
+ce qui les avait brouills; mais dans un pome fort bizarre, et ce qui
+est bien pis, fort plat et fort mauvais, intitul, sans qu'on sache trop
+pourquoi, l'_Acerba_, _Cecco_ parla mal du Dante et se moqua de son
+pome[401]. Il tourna aussi en ridicule[402] la fameuse _canzone_ de
+_Guido Cavalcanti_ sur l'amour[403]. Que ces traits satiriques lui aient
+fait des ennemis dans une ville o la rputation de ces deux potes
+tait alors dans un grand crdit, il n'y a rien l de bien tonnant, et
+cela pourrait arriver dans notre sicle tout aussi bien qu'au
+quatorzime. Mais nous n'avons pas aujourd'hui un tribunal o l'on
+puisse accuser d'hrsie et de magie l'crivain qu'on veut perdre, ni
+des bchers o l'on puisse le faire expirer petit feu, en couvrant sa
+haine littraire des intrts du ciel: c'est la diffrence qu'il y a
+entre les deux sicles, et peut-tre, selon quelques gens, cette
+diffrence n'est-elle pas en faveur du ntre.
+
+[Note 400: Dans un commentaire sur la sphre de _Giovanni de
+Sacrobosco_.]
+
+[Note 401: _Acerba_, l. Il, c. I; l. III, c. I, et l. IV, c. 13.
+Nous reviendrons plus bas sur ces traits de mdisance peu redoutables
+pour le Dante.]
+
+[Note 402: _Ibid._, l. III, c. I.]
+
+[Note 403: Quoi qu'il en soit de la part que les traits lancs
+contre ces deux potes purent avoir la condamnation de _Cecco_, ce
+qu'il y a de certain, c'est que le pome de l'_Acerba_, dans lequel ces
+critiques se trouvent, fut une des causes de son arrt de mort.
+L'inquisiteur, frre _Accurse_, de l'ordre des Frres Mineurs, qui le
+fit brler avec ses livres, le dit expressment dans sa sentence, cite
+par Tiraboschi, _ub. supr._, p. 164: _Librum quoque ejus in astrologi
+latin scriptum, et quemdam alium vulgarem, Acerba nomine, reprobavit,
+et igni mandari decrevit._ Et le _Quadrio_ (_Storia e ragione d'ogni
+poesia_, t. VI, p. 39,) rapporte un autre passage de la mme sentence,
+o le frre inquisisiteur, jouant sur le mot _acerbus_, qui signifie et
+le dfaut de maturit, et quelque chose d'aigre et de dur, dit qu'il a
+trouv ce titre d'_Acerba_ fort significatif, parce que le livre ne
+contient aucune maturit ni douceur catholique, mais au contraire
+beaucoup d'aigreurs hrtiques, _multas acerbitates hereticas_.]
+
+_Cecco_ n'tait pas mdecin, comme quelques auteurs l'ont prtendu; mais
+plusieurs mdecins donnaient alors dans les mmes folies que lui, et,
+suivant l'exemple de Pierre d'Abano, ils jugeaient de la fivre par les
+astres, et traitaient les maladies par la mthode des influences et des
+conjonctions. La mdecine, quoique cultive avec beaucoup d'mulation
+ds le sicle prcdent, tait pour ainsi dire encore naissante. Elle se
+tranait toujours sur les pas des Arabes, et n'avait aucun de ces
+principes fixes que l'exprience a dicts, mais dont les applications
+sont encore si incertaines. On l'enseignait dans les universits, on la
+pratiquait avec un grand appareil d'rudition et d'orgueil doctoral; on
+crivait d'normes volumes de commentaires sur Hippocrate et sur Galien,
+tels qu'on les connaissait par les Arabes; mais rien ne devait rester de
+tout cela, que les noms trs-inutiles de quelques docteurs; et l'art
+tait toujours dans son enfance.
+
+L'alchimie tait encore pour les esprits une source d'garement dont on
+tait alors fort avide. Changer de vils mtaux en or tait devenu
+l'objet d'une passion presque gnrale. Thomas d'Aquin lui-mme[404]
+avait cru cette transmutation, quoiqu'on ne le range pas ordinairement
+parmi les sectateurs de la science hermtique; tandis qu'on place au
+premier rang le clbre Raymond Lulle, que des crivains, dignes de foi,
+disculpent de cette erreur[405]. Quelques alchimistes furent pendus pour
+avoir falsifi les monnaies, et d'autres brls vifs pour
+sortilge[406]. La socit avait le droit de punir les premiers: les
+autres taient des fous condamns par des barbares.
+
+[Note 404: Tiraboschi, t. V, l. II, chap. II, 26.]
+
+[Note 405: Tiraboschi, t. V, liv. II, chap. II, 26.]
+
+[Note 406: _Grifolino_ d'Arezzo, et _Capoccio_ de Florence, dont
+_Benvenuto da Imola_, parle fort au long dans son Comment. sur Dante.
+Voy. Tirab., _loc. cit._]
+
+Le droit civil et le droit canon soutenaient l'essor qu'ils avaient pris
+dans le sicle prcdent. Le premier surtout avait Bologne, Padoue,
+et dans plusieurs autres universits, un grand nombre de professeurs
+clbres, et, parmi eux, un des potes les plus fameux de ce temps,
+_Cino da Pistoia_. Son nom de famille tait _Sinibaldi_, ou plutt
+_Sinibuldi_, et son prnom _Guittoncino_[407], diminutif de _Guittone_,
+dont on fit, par abrviation _Cino_. C'est sous ce dernier nom et sous
+celui de _Pistoia_, sa patrie, qu'il est parvenu la postrit. Son
+pre et sa famille, qui tait ancienne et distingue, prirent le plus
+grand soin de sa premire ducation. Le got dominant de son sicle le
+dcida pour l'tude des lois; mais la nature l'avait fait pote, et il
+se livra ds sa jeunesse ces deux tudes la fois. Il prit ses
+premiers degrs Bologne, dans la facult de droit. Il put ds-lors
+tre revtu d'un emploi de judicature, et il en exerait un en 1307 dans
+sa patrie[408], quand la faction des Noirs rentra de force _Pistoia_
+d'o elle avait t chasse de mme. _Cino_ tait Gibelin et du parti
+des Blancs: il ne put tenir la position critique o cette rvolution
+le plaait; il s'exila volontairement, et se retira d'abord vers la
+Lombardie. Une de ses raisons pour prendre ce chemin, fut son amour pour
+la belle _Selvaggia_, qu'il a tant clbre dans ses vers. Philippe
+_Vergiolesi_, pre de _Selvaggia_, tait _Pistoia_ le chef des Blancs.
+Forc par les mmes circonstances chercher un asyle, il s'tait retir
+avec sa famille dans un chteau fort sur des montagnes voisines des
+frontires de la Lombardie. _Cino_ l'alla trouver, et en fut
+parfaitement accueilli; mais, pendant son sjour auprs du pre, il eut
+la douleur d'y voir mourir la fille, sa jeune et chre _Selvaggia_.
+
+[Note 407: C'est son vritable prnom, et non pas _Ambrogino_, comme
+le _Quadrio_ et d'autres l'ont crit: son aeul paternel s'tait appel
+de mme.]
+
+[Note 408: Il y tait assesseur des causes civiles.]
+
+Aprs cette perte, il erra quelque temps dans les villes de Lombardie,
+d'o l'on croit qu'il passa en France; l'universit de Paris y attirait
+alors un grand nombre d'trangers: il parat que _Cino_, aprs y avoir
+fait quelque sjour, retourna en Italie, lorsque l'entre de l'empereur
+Henri VII rendit aux Gibelins des esprances que sa mort imprvue[409]
+leur ta bientt. Toutes ces vicissitudes ne l'avaient point dtourn de
+ses travaux. Il en donna une preuve Bologne, en 1314, en y publiant
+son Commentaire sur les neuf premiers livres du code, ouvrage
+volumineux, et rempli d'une rudition immense, qu'il composa cependant
+en deux annes, et qui le plaa, ds qu'il parut, au premier rang des
+jurisconsultes de son temps[410]. Ce fut avec un si beau titre qu'il se
+prsenta pour demander le doctorat, et qu'il l'obtint, en 1314, plus de
+dix ans aprs qu'il et t reu bachelier. Sa rputation le fit bientt
+appeler dans plusieurs villes pour y enseigner le droit. Il professa
+trois ans Trvise, et environ sept ans Prouse. Il eut pour disciple
+dans cette dernire ville le clbre Bartole, qui suivit ses leons
+pendant six ans, et qui avoua dans la suite qu'il devait aux crits et
+aux leons de _Cino_ son savoir et mme son gnie.
+
+[Note 409: A Bonconvento, prs de Sienne, en 1313.]
+
+[Note 410: Ce commentaire a t imprim plusieurs fois; la premire
+dition parut Pavie, en 1483. La meilleure et la plus belle est celle
+qui fut donne par _Cisnerus_, avec des notes et des additions
+marginales, Francfort-sur-le-Mein, en 1578.]
+
+De Prouse, _Cino_ alla professer Florence; il est bon de remarquer
+que ce ne fut jamais qu'en droit civil: les canonistes et les lgistes
+formaient comme deux sectes ennemies; et non seulement en sa qualit de
+lgiste, mais comme ardent Gibelin, il avait un grand loignement pour
+les dcrtales, les canons et pour tout ce qui composait la
+jurisprudence papale. Il est faux qu'il ait t, dans les lois, matre
+de Ptrarque, et plus encore, qu'il l'ait t en droit canon, de
+Boccace: il ne le fut du premier des deux que dans l'art d'crire[411],
+et seulement en lui offrant dans ses posies, comme nous le verrons
+bientt, un modle que Plutarque se plut imiter.
+
+[Note 411: Voy. _Memorie della Vita di messer Cino da Pistoja,
+raccolte ed illustrate dall' ab. Sebastiano Ciampi,_ etc. Pisa, 1808.]
+
+_Cino_ professait encore Florence[412], quand il fut nomm gonfalonier
+ _Pistoia_, o, depuis quelques annes, les affaires de son parti
+avaient repris le dessus; mais soit par attachement pour sa chaire, soit
+par tout autre motif, il refusa cet honneur. Il tait cependant, en
+1336, de retour dans sa patrie; il y fut attaqu d'une maladie grave, et
+mourut cette mme anne, ou au plus tard au commencement de 1337[413],
+laissant aprs lui deux renommes qui se sont conserves long-temps sans
+que l'une nuisit l'autre, et regard en mme temps comme l'un des
+restaurateurs de la jurisprudence civile, et comme l'un des crateurs de
+la posie toscane. Nous considrerons bientt en lui le pote: comme
+jurisconsulte, s'il a t surpass depuis, il surpassa lui-mme tous les
+glossateurs qui l'avaient prcd; et il parat que depuis le clbre
+Irnrius, aucun lgiste n'avait apport autant de lumire que lui dans
+des matires que la plupart semblaient au contraire s'tre tudis
+obscurcir[414].
+
+[Note 412: En 1334.]
+
+[Note 413: Tiraboschi, t. V, p. 242, avait pens que cette mort
+n'tait arrive qu'en 1341; mais voyez les _Mmoires_ cits ci-dessus,
+p. 104.]
+
+[Note 414: _Memorie_, etc., p. 53 et suiv.]
+
+Il fut enterr dans la cathdrale de _Pistoia_, au pied d'un autel
+qu'avait fait construire un de ses oncles, vque de Foligno. Un artiste
+habile fut aussitt charg de faire pour lui un cnotaphe magnifique en
+marbre de Sienne, qui fut plac dans cette glise plusieurs annes
+aprs, et qu'on y voit encore. _Cino_ y est reprsent tenant cole, ce
+qui prouve combien ce noble tat de professeur tait alors honor. On
+remarque, auprs des disciples attentifs l'couter, une figure de
+femme, appuye contre une des colonnes torses qui soutiennent le
+monument. L'artiste aura peut-tre voulu reprsenter l'aimable
+_Selvaggia_, dont le souvenir poursuivait le jurisconsulte-pote au
+milieu de ses graves fonctions[415]. Les ossements de _Cino_, retrouvs
+en 1614, furent placs alors sous le cnotaphe avec une inscription qui
+nonce simplement le fait[416]. Ptrarque lui avait lev un monument
+plus prcieux, dans un fort beau sonnet[417], qui suffirait pour prouver
+que s'il avait t son disciple en posie, l'lve s'tait plac bien
+au-dessus du matre.
+
+[Note 415: Cette conjecture vraisemblable est due M. l'abb
+_Ciampi_, qui a le premier distingu cette figure de femme, et cherch
+en deviner l'intention. Voyez _Memorie_, etc., note 31, p. 153.]
+
+[Note 416:
+
+ _Ossa damini Cini
+ Ad cenotaphium suum recollecta._
+ An. D. 1624.]
+
+[Note 417:
+
+ _Piangete, donne, e con voi pianga amore_, etc.]
+
+Le fonds dj si riche de la jurisprudence canonique s'accrut cette
+poque, du recueil des Clmentines, c'est--dire, des Dcrtales de
+Clment V, publies par Jean XXII. Ce dernier pape, dans le cours de son
+long pontificat, eut le temps d'ajouter lui-mme toutes les
+collections prcdentes un grand nombre de dcrtales. Mais comme elles
+ne furent point revtues de l'approbation d'un autre pape, ou de celle
+de l'glise, ni envoyes aux coles avec les femmes proscrites, elles
+restrent simplement annexes au corps des ecclsiastiques, sous le
+titre singulier d'_Extravagantes_, que personne ne s'est avis de leur
+ter.
+
+On regarde comme le plus savant des canonistes de ce temps, et mme de
+tous ceux qui avaient exist jusqu'alors, Jean d'Andr, ou _Giovanni
+d'Andrea_, n Bologne, non pas d'un prtre, comme l'ont voulu quelques
+auteurs, mais d'un certain Andr qui se fit prtre lorsque son fils
+avait huit ans[418]. Ce fils s'leva par son mrite et par son savoir,
+et devint le professeur le plus clbre, et l'un des citoyens les plus
+considrs de cette ville, o il tait n de parents pauvres. Il y
+mourut en 1348, de cette peste fatale qui dsola l'Italie entire. Il
+laissa plusieurs enfants, et entre autres deux filles, dont l'ane,
+nomme _Novella_, tait si savante en droit canon, que quand son pre
+tait occup ou malade, il l'envoyait professer sa place; et si jolie,
+que, pour ne pas tourner toutes ces jeunes ttes, au lieu de les
+instruire, elle lisait et expliquait les lois, cache derrire un rideau
+ou courtine. C'est ce que dit, dans son vieux langage, une femme
+contemporaine, Christine de Pisan: _Et afin que la biaut d'icelle
+n'empeschast la pense des oyants, elle avait une petite courtine
+au-devant d'elle_[419]; prcaution peut-tre insuffisante si on la
+voyait arriver et monter sa chaire, si le rideau ne se tirait que
+quand elle commenait lire, et si elle avait une voix aussi douce que
+sa figure tait jolie.
+
+[Note 418: Tiraboschi, t. V, l. II, c. 5.]
+
+[Note 419: Dans un ouvrage manuscrit intitul la _Cit des Dames_,
+cit par Wolf, _de Mulier. erudit_, pag. 406, Tiraboschi, _ub. supr._ ne
+donne point d'autre indication. Nous avons la Bibliothque impriale,
+un grand nombre de manuscrits de Christine de Pisan. Le plus beau est
+cott 7396, in-fol.; le passage se trouve folio 97, _verso_. Le livre de
+Wolf, o il est cit, a pour titre: _Mulierum Groecarum quoe oratione_
+_pros usoe sunt fragmenta et elegia_, etc. _Curante Joan. Christiano
+Wolfio, Gottingoe_, 1739, in-4.: la citation est l'article _Novella,
+jurisperita_, dans le _Catalogus Foeminarum olim illustrium_, qui occupe
+la dernire moiti du volume. Voici le passage entier, tel qu'il est
+dans le manuscrit: Quant sa belle et noble fille (de Jean Andr), que
+il tant ama, qui ot nom Nouvelle, fist apprendre lettres et si avant es
+drois que quant il estoit occupez d'aucune ensoine, parquoy ne povoit
+vacquier lire les leons ses escoliers, il envoyoit Nouvelle, sa
+fille, en son lieu lire aux escoles en chaiere, et afin que la beaut
+d'elle n'empeschast la pense des oyans, elle avait une petite courtine
+au devant d'elle, et par celle manire, supploit et allgeoit aucune
+fois les occupacions de son pre, lequel l'ama tant, que pour mettre le
+nom d'elle en mmoire, fist une noctable lecture d'un livre de droit,
+que il nomma du nom de sa fille la _Nouvelle_.]
+
+L'histoire, l'un des genres de littrature dans lequel les Italiens se
+sont le plus distingus, commenait ds-lors avoir des crivains qui
+font autorit, tant pour la langue que pour les faits. _Dino Compagni_,
+Florentin, qui fut deux fois l'un des prieurs de la rpublique, une fois
+gonfalonier de justice, et qui eut une grande part aux vnements de sa
+patrie, en crivit l'histoire dans sa Chronique qui ne s'tend que
+depuis 1280 jusqu' 1312, quoiqu'il vct encore dix ou onze ans
+aprs[420]. Jean Villani, beaucoup plus clbre que _Dino_, possda
+comme lui les premiers emplois de la rpublique, et en crivit aussi
+l'histoire; mais avec beaucoup plus d'tendue, de talent, et avec une
+sorte de dignit, quoique dans un style naf et simple. Cette
+histoire[421] embrasse depuis la fondation de Florence jusqu' l'an
+1348, o l'auteur mourut de cette mme peste dont j'ai dj rappel les
+ravages, et dont Boccace nous a laiss, au commencement de son
+Dcameron, une description si loquente.
+
+[Note 420: Cette chronique, imprime pour la premire fois par
+Muratori, _Script. rer. Ital._, vol. IX, l'a t depuis sparment
+Florence, 1728, in-4.]
+
+[Note 421: Imprime d'abord Venise, en 1537, in-fol., sous le nom
+de _Chronique_: elle l'a t plusieurs fois depuis. La meilleure dition
+est celle des Juntes, Florence, 1587, in-4.]
+
+Villani raconte lui-mme[422] que dans un plerinage qu'il fit Rome,
+en 1300, pour le jubil, la vue de ces grands et antiques monuments, et
+la lecture qu'il fit ensuite des histoires et des belles actions des
+Romains, crites par Salluste, Tite-Live, Valre-Maxime, Paul Orose et
+autres historiens, auxquels il est remarquer qu'il joint aussi Lucain
+et Virgile, il conut le projet d'crire leur exemple l'histoire de sa
+patrie, et de se modeler sur eux pour la forme et pour le style. Son
+ouvrage est divis en douze livres. Il y fait marcher de front avec
+l'histoire de Florence, celle des autres tats d'Italie. S'il fait
+autorit, ce n'est pas dans ce qu'il dit des anciens temps; il y adopte
+sans examen toutes les erreurs et toutes les fables qui infectaient
+alors l'histoire, et dont on doit supposer le got dans un crivain qui
+rangeait Virgile et Lucain parmi les auteurs de celle de Rome. Mais
+lorsqu'il traite des faits arrivs de son temps, ou dans les temps
+voisins, et principalement de ceux qui regardent la Toscane, personne
+n'est ni mieux instruit ni plus digne de foi, partout o l'esprit de
+parti ne l'gare pas. Mais il tait trop fortement attach aux Guelfes
+pour que les lois de la bonne critique permettent de le regarder comme
+impartial quand il parle de son parti ou du parti contraire. Aprs sa
+mort, Mathieu Villani, son frre, et Philippe, fils de Mathieu,
+continurent son histoire que ce dernier conduisit jusqu' l'an
+1364[423]. Elle est range, pour l'lgance, le naturel et la puret du
+style, parmi les principaux livres classiques italiens.
+
+[Note 422: Lib. VIII, c. 36.]
+
+[Note 423: La continuation de Mathieu, qui contient neuf livres, fut
+imprime par les Juntes, d'abord seule en 1562, ensuite avec le
+complment de Philippe son fils, en 1567, in-4.]
+
+La rpublique de Venise, rivale beaucoup d'gards de celle de
+Florence, qui, ayant fix depuis long-temps la forme de son
+gouvernement, et garantie, tant par cette forme mme que par sa
+position locale, de l'influence contradictoire de la cour de Rome et de
+l'Empire, jouissait d'un tat beaucoup plus tranquille, eut aussi, vers
+cette mme poque, le premier historien dont elle s'honore. Andr
+Dandolo, lev en 1343 la dignit de Doge, quoiqu'il n'et que
+trente-six ans, tait fort vers dans les lois, dans les belles-lettres
+et surtout dans l'histoire; plein de vertu, de dignit, de gravit,
+d'amour pour sa patrie, dou d'une loquence merveilleuse, d'une
+prudence consomme et d'une grande affabilit, il avait toutes les
+qualits ncessaires dans le chef d'une rpublique. Pendant sa suprme
+magistrature, il soutint avec gloire le fardeau des affaires, et
+conduisit avec autant d'habilet que de courage plusieurs ngociations
+et plusieurs guerres. Celle qui s'alluma entre Venise et Gnes fut cause
+de sa mort. Les Gnois, d'abord vaincus, reprirent de tels avantages,
+que les Vnitiens se crurent deux doigts de leur perte. Dandolo en
+conut tant de chagrin qu'il tomba malade et mourut. L'histoire qu'il a
+laisse et qui jouit de beaucoup d'estime est crite en latin[424]. Elle
+comprend celle de Venise depuis les premires annes de l're chrtienne
+jusqu' l'an 1342, qui prcda son lection; ce qui prouve que, depuis
+le moment o il fut charg de la conduite des vnemens qui sont la
+matire de l'histoire, il n'eut plus le loisir de l'crire.
+
+[Note 424: Muratori est le premier qui l'ait publie, _Script. rer.
+Ital._, vol. XI.]
+
+Padoue eut aussi un historien de rputation dans _Albertino Mussato_,
+qui remplit avec honneur plusieurs fonctions civiles et militaires, dans
+des temps de troubles continuels, tels que la fin du treizime sicle et
+le commencement du quatorzime; cela suppose une vie fort agite, et
+souvent prive du repos d'esprit qu'exige la culture des lettres. Il ne
+laissa point de les cultiver parmi les vicissitudes trs-varies de sa
+fortune; il fut non-seulement historien, mais pote; et la couronne
+potique lui fut mme dcerne publiquement Padoue sa patrie. Il
+mourut en 1330, g de soixante-dix ans. L'histoire latine qu'il a
+laisse porte le titre d'_Augusta_, parce qu'elle contient en seize
+livres la vie de l'empereur Henri VII. Dans huit autres livres, aussi en
+prose, il raconte les vnemens qui suivirent la mort de cet empereur
+jusqu'en 1317[425]. Trois livres en vers hroques ont ensuite pour
+sujet le sige que _Can Grande de la Scala_ mit devant Padoue; et, dans
+un dernier livre en prose, _Mussato_ dcrit les troubles domestiques
+qui dchirrent cette malheureuse ville, et qui la firent passer sous
+la domination du seigneur de Vrone. Cette srie historique, qui
+contient en tout vingt-huit livres, est regarde comme l'ouvrage le
+mieux crit en latin, depuis la dcadence des lettres jusqu'alors[426].
+Ses posies, aussi toutes latines, consistent en lgies, ptres et
+glogues crites d'un style abondant et facile, mais encore priv
+d'lgance, quoique moins dur et moins grossier que celui des potes des
+ges prcdents. Il composa de plus deux tragdies latines, les
+premires qui aient t crites en Italie; l'une intitule _Eccerinis_,
+dont le fameux Ezzelino est le hros, et l'autre _Achilleis_, qui a pour
+sujet la mort d'Achille. L'auteur y fait tous ses efforts pour imiter le
+style de Snque; mais quoiqu'il y russisse souvent, il n'y a point
+d'injustice dire qu'il ne fit que d'assez mauvaises copies d'un
+mauvais modle[427].
+
+[Note 425: Dans ces deux histoires, selon l'observation de
+Tiraboschi (_Stor. della Letter. Ital._, t. V, pag. 347), quoique
+l'auteur ne se borne pas parler des actions des Padouans ses
+compatriotes, il s'y tend cependant beaucoup plus que sur les autres
+faits.]
+
+[Note 426: Tiraboschi, _loc. cit._]
+
+[Note 427: Les oeuvres d'_Albertino Mussato_, d'abord imprimes
+Venise, en 1636, l'ont t plus compltement en Hollande, dans le
+_Thesaurus Histor. Ital._, vol. VI, partie II. Ses posies et ses deux
+tragdies sont dans cette dernire dition. Muratori n'a imprim que les
+ouvrages historiques et la tragdie _d'Eccerinis, Script. rer. Ital._,
+vol. X.]
+
+Il serait trop long de faire mention de tous les auteurs qui, dans
+toutes les parties de l'Italie, crivirent alors en latin des histoires,
+soit particulires, soit gnrales. Quoique l'usage presque universel
+ft encore d'crire dans cette langue, la langue vulgaire prenait
+cependant chaque jour de nouveaux accroissements; et parvenus comme nous
+le sommes la littrature italienne, nous devons passer lgrement sur
+tout le reste, pour nous occuper plus loisir des auteurs qui en ont
+fait l'clat et la gloire.
+
+Ce n'est pas tout--fait dans ce rang qu'on doit placer l'auteur de
+certains cantiques spirituels, o l'on reconnat pourtant de la verve et
+une sorte de gnie parmi beaucoup de durets, de grossirets et
+d'incorrections de toute espce. C'tait un moine de l'ordre de
+St.-Franois, ou plutt un frre convers, et qui ne voulut jamais tre
+autre chose; nomm _Iacopone_ ou _Iacopo da Todi_, parce qu'il tait n
+dans cette ville. Il appartient au treizime sicle plus qu'au suivant,
+puisqu'il mourut en 1306. C'est un oubli qu'il est encore temps de
+rparer. _Iacopo_, par un esprit de saintet fort extraordinaire,
+imagina de passer pour fou. On le prit au mot; les petits enfants
+couraient aprs lui, en l'appelant par drision _Iacopone_: c'est ce nom
+qui lui est rest. Ses suprieurs contriburent encore sa
+sanctification en le jetant en prison dans l'endroit le plus infect du
+couvent, pour je ne sais quelle faute, que, de l'humeur dont il tait,
+il fit peut-tre exprs. Il y composa un cantique, o il ne parle que de
+joie et d'amour.
+
+ _O giubilo del cuore
+ Che fui cantar d'amore_, etc.[428]
+
+Tandis que le pape Boniface VIII assigeait Palestrine, _Iacopone_, qui
+s'y trouvait alors, fit contre lui quelques cantiques, entr'autres celui
+qui commence par ces mots:
+
+ _O papa Bonifazio
+ Quanto hai giocato al mondo_[429]_!_
+
+[Note 428: C'est le 76e cant.]
+
+[Note 429: C'est le 58e.]
+
+Boniface, qui se dispensait fort bien du pardon des injures, ayant pris
+Palestrine, fit mettre notre pote en prison, aux fers, et au pain et
+l'eau. _Iacopone_, dans plusieurs cantiques, dcrit sa dure captivit.
+Boniface ajouta l'insulte la vengeance. Un jour qu'il passait devant
+sa prison, il lui demanda quand il comptait en sortir? Quand vous y
+entrerez, rpondit le moine; et peu de temps aprs, le pape, ayant t
+fait prisonnier par les Franais et par les Colonne, ses ennemis, la
+prdiction se vrifia toute entire. _Iacopone_ mourut trois ans aprs
+sa dlivrance. Il fut lev au rang des saints pour ses bonnes oeuvres,
+et au rang des auteurs qui font texte de langue, pour ses cantiques. Il
+ne m'appartient de juger ni de l'une ni de l'autre de ces apothoses. Il
+y a peu d'inconvnients la premire; mais il pourrait y en avoir la
+seconde, si l'on s'avisait de prendre pour autorits les locutions
+siciliennes, lombardes et populaires dont ses cantiques sont
+remplis[430].
+
+[Note 430: La premire dition de ces cantiques est celle de
+Florence, 1490, in-4.; il y en a eu depuis un assez grand nombre
+d'autres. Les deux meilleures sont celles de Rome, 1558, in-4., avec
+des discours moraux sur chaque cantique, et la vie du bienheureux
+_Iacopone_ (ces discours sont de _Giamb. Modio_), et de Venise, 1617,
+in-4., avec les notes de _Fra Francisco Tresatti da Lugano_. C'est
+cette dernire qui est cite par _la Crusca_.]
+
+Il est vrai qu' travers ce mauvais style, qui dgnre quelquefois en
+jargon, l'on y trouve de la verve, de la facilit, et une navet de
+penses et d'expressions qui n'est jamais sans quelque charme.
+_Iacopone_ a du rapport, pour les ides, avec notre abb Pellegrin,
+quoiqu'il vaille mieux que lui. Dans l'un de ses cantiques, par
+exemple[431], il fait dialoguer ensemble l'me et le corps: l'me
+propose au corps les mortifications de la pnitence; le corps y rpugne
+et les refuse tant qu'il peut. L'me lui prsente une discipline gros
+noeuds; elle s'en sert, et le fustige rudement en lui disant des injures:
+le corps crie au secours contre cette me sans piti; cette me cruelle
+qui l'a tu, battu, ensanglant, etc.[432]. Dans un autre cantique[433],
+le bon _Iacopone_ s'emporte contre la parure des femmes: il les compare
+au basilic. Le basilic, dit-il, tue l'homme par les yeux: sa vue
+empoisonne fait mourir le corps; la vtre est bien pire; elle tue
+l'me. Il les appelle servantes du diable[434], qui elles envoient un
+grand nombre d'mes. Quand il en vient leur parure, il va des pieds
+la tte, depuis la chaussure qui fait paratre la naine une gante,
+jusqu' la coiffure et aux faux cheveux. Dans un troisime
+cantique[435], l'me et le corps sont de nouveau mis en scne: le lieu
+et l'instant de cette scne sont terribles; c'est le jour du jugement
+dernier: l'me revient chercher son corps pour se rendre devant le juge;
+elle lui reproche de l'avoir entrane dans le crime dont il va
+partager la peine: l'Ange fait rsonner l'effrayante trompette[436]. Ce
+serait le sujet d'une ode faire frmir; mais il faudrait qu'au lieu
+d'tre faite par _Iacopone_, elle le ft par un _Chiabrera_ ou par un
+_Guidi_.
+
+[Note 431: Cant. 3.]
+
+[Note 432:
+
+ _Sozo, malvascio corpo
+ Luxurioso, engordo_,
+ . . . . . . . . . . . .
+ Sostieni lo flagello
+ Desto nodoso cordo.
+ . . . . . . . . . . . .
+ Succurrite vicini
+ Che l'anima m'a morto,
+ Alliso, ensanguenato,
+ Disciplinato a torto.
+ O impia, crudele_, etc.]
+
+[Note 433: Cant. 8.]
+
+[Note 434:
+
+ _Serve del diavolo
+ Sollecite i servite,
+ Colle vostre schirmite
+ Molt'aneme i mandate._]
+
+[Note 435: Cant. 15.]
+
+[Note 436:
+
+ _L'agnolo sta a trombare
+ Voce de gran paura._]
+
+Un autre pote, dont la vie fut partage entre les deux sicles, mais
+qui poussa sa longue carrire jusqu'au milieu du quatorzime, est
+_Francesco da Barberino_. Il tait n en 1264, au chteau de Barberino
+en Toscane, et fut, Florence, un des disciples de _Brunetto Latini_.
+Il suivit avec distinction la carrire des lois, Bologne, Padoue,
+Florence mme, et devint un jurisconsulte clbre. Mais ses graves
+tudes ne l'empchrent point de cultiver la posie; son principal
+ouvrage, intitul _les Documents d'Amour_ (_i Documenti d'Amore_), est
+en vers de diffrentes mesures. Son style manque souvent de facilit,
+d'lgance, et se sent un peu trop des tours et des expressions de la
+langue provenale que l'auteur cultivait autant que sa propre langue.
+Cependant les Acadmiciens de la Crusca l'ont aussi rang parmi les
+auteurs classiques; mais ils n'offrent de lui pour exemple que ce qui
+est d'un toscan pur, attention qu'ils ont eue de mme pour _Iacopone da
+Todi_. Nous ne devons donc pas, nous autres Franais, croire que ce qui
+est jargon dans ces deux vieux potes, fasse autorit. Au reste
+l'ouvrage de _Francesco da Barberino_ n'est pas, comme le titre parat
+l'annoncer, un livre d'amour, mais un trait de philosophie morale,
+divis en douze parties, dans chacune desquelles l'auteur parle de
+quelque vertu et des rcompenses qui y sont destines. Ce pome, rest
+long-temps manuscrit, parut pour la premire fois Rome, en 1640, avec
+de fort belles gravures, prcd de la vie de l'auteur, crite par
+Ubaldini, et suivi de tables alphabtiques trs-utiles, vu le grand
+nombre de locutions et de mots trangers que ce pote a employs dans
+ses vers. Il mourut Florence, quatre-vingt-quatre ans; et fut encore
+une des victimes de cette peste terrible de 1348, qui frappa
+indistinctement tous les ges.
+
+Ce serait ici le lieu de faire connatre plus particulirement le pome
+de l'_Acerba_, qui fit la rputation de _Cecco d'Ascoli_, et fut en
+partie la cause de sa fin tragique; mais parler franchement, quoique
+tous les curieux l'aient dans leur bibliothque[437], il n'en vaut pas
+trop la peine.
+
+[Note 437: La plus ancienne dition connue de ce pome, est celle de
+Venise, chez _Philippo di Piero_, 1476, in-4. avec un Commentaire de
+_Nicolo Massetti_; rpte _ibid._ en 1478. Haym (Biblioth. ital.,
+Milan, 1771, in-4.), cite une premire dition, _in Bessalibus_, 1458,
+dont aucun autre bibliographe n'a parl. Il s'en fit quatre ou cinq
+autres ditions avant la fin du quinzime sicle, et il en parut encore
+plusieurs dans le sicle suivant; les premire sont devenues
+trs-rares.]
+
+C'est un Trait en cinq livres, diviss chacun en un assez grand nombre
+de chapitres. Le premier livre traite du ciel, des lments, et des
+phnomnes clestes; le second, des vertus et des vices; le troisime,
+de l'amour, et ensuite de la nature des animaux et de celle des pierres
+prcieuses; le quatrime, contient des questions ou problmes sur divers
+points d'histoire naturelle; enfin le cinquime, qui n'a qu'un seul
+chapitre, traite de la religion et de la foi. Le tout est crit en
+sixains, d'un style sec, dur, dpourvu d'harmonie, d'lgance et de
+grce; et de plus tout rempli de ces rveries astrologiques, qui taient
+la passion favorite de l'auteur, et le conduisirent sa perte.
+
+Il parat y avoir un grand rapport entre ce chtif ouvrage et une partie
+du _Trsor_ de _Brunetto Latini_. On y parle de mme du ciel, des
+lments, de la terre, des oiseaux, des poissons, des quadrupdes, des
+vertus et des vices. L'un semblerait n'tre qu'un extrait de l'autre mis
+en vers et revtu seulement dans les dtails, des imaginations de
+l'auteur. Je trouve dans le titre mme, tel qu'il tait, suivant
+l'opinion du savant Quadrio, avant les altrations qu'on y a faites, une
+raison de plus pour croire que _Cecco_ et en vue, dans son pome, le
+grand trait de _Brunetto_. L'_Acerbo_, selon cet auteur[438], tait le
+premier titre de l'ouvrage, et c'est l'ignorance des copistes, qui en
+fait depuis L'_Acerba_ qu'on n'a jamais pu expliquer. Or, dans _acerbo_,
+le _b_ tait employ, comme il arrivait souvent, pour un _v_. Le
+vritable mot tait donc _acervo_, qui signifie potiquement, comme le
+latin _acervus_, un tas, un amas, un monceau, et _Cecco_ lui donna ce
+titre pour dsigner un rassemblement, un amas d'objets de toute espce.
+Ce fut une raison semblable qui engagea _Brunetto Latini_ donner au
+sien le nom de Trsor; les deux ouvrages se ressemblaient donc, non
+seulement par la matire, mais par le titre. Aucun auteur, italien, je
+crois, n'a fait ce rapprochement, ni form cette conjecture, sur
+laquelle je me garderai bien d'insister, malgr le vraisemblance qu'elle
+a pour moi.
+
+[Note 438: _Storia e ragione d'ogni Poesia_, t. VI, p. 40.]
+
+On est peut-tre curieux de savoir comment ce pote astrologue s'y tait
+pris pour mettre jusqu' trois fois, dans cette espce de _farrago_ des
+traits de satyre contre le Dante. Le premier est peu de chose. Dante
+avait attribu la Fortune une influence laquelle la sagesse humaine
+ne pouvait rsister[439]. Cela dplat _Cecco_, qui, parlant aussi de
+la Fortune, mais dans un style un peu diffrent, reproche au pote
+florentin de s'tre tromp; et soutient qu'il n'y a point de fortune
+qui ne puisse tre vaincue par la raison[440]. La seconde attaque est
+plus forte: elle a pour sujet l'amour, dont _Cecco_ assigne la cause aux
+influences du troisime ciel, ou de la plante de Vnus. Il accuse
+_Guido Cavalcanti_ de lui avoir donn une autre origine dans sa fameuse
+_canzone_ sur la nature de l'amour; il enveloppe le Dante dans cette
+mme accusation; et il revient, dans un seul chapitre, quatre ou cinq
+fois contre lui avec une sorte d'acharnement[441]. Enfin, le dernier
+trait est la fin de son quatrime livre. Il se flicite, et, ce
+qu'il parat, de trs-bonne foi, de n'avoir us dans son pome d'aucun
+des ressorts que Dante avait employs dans le sien. Ici, dit-il d'un
+air de triomphe, on ne chante pas comme les grenouilles dans un tang;
+ici on ne chante pas comme ce pote qui n'imagine que des choses vaines;
+mais ici brille et resplendit toute la nature qui rend, qui sait
+l'entendre, le coeur et l'esprit joyeux. Ici l'on ne rve pas travers
+la fort obscure[442]. Ici, je ne vois ni Paul ni Franoise, ni les
+Mainfroy, ni le vieux ni le jeune _de la Scala_, ni les massacres et les
+guerres de leurs allis les Franais. Je ne vois point ce comte qui,
+dans sa fureur, tient sous lui l'archevque Roger, et fait de sa tte un
+repas horrible. Je laisse l les fables et ne cherche que la vrit. Eh
+non, malheureux _Cecco_! tu ne vois ni ne fais rien voir de tout cela.
+C'est pourquoi, depuis plusieurs sicles, ton triste pome est peine
+connu de nom, tandis que celui du Dante est, et sera toujours, pour les
+amis de la posie, un objet d'admiration et d'tude.
+
+[Note 439: C'est dans ce beau morceau du septime chant de son
+_Enfer_, o il fait dire par Virgile, que Dieu a donn aux splendeurs
+mondaines cette conductrice gnrale qui y prside, qui les fait passer
+de peuple en peuple et de race en race:
+
+ _Oltre la difension de' senni umani._
+
+Voy. ci-dessus, p. 57.]
+
+[Note 440:
+
+ _In ci peccasti Fiorentin poeta,
+ Panendo che gli ben de la fortuna
+ Necessitati sieno con lar meta.
+ Non fortuna che rason non vinca.
+ Hor pensa, Dante, se prova nessuna
+ Se pu pi fare che questa convinca._
+ (L. II, c. I.)]
+
+[Note 441: L. III, c I.]
+
+[Note 442:
+
+ _Qu non se sogna per la selva oscura,
+ Qu non vego n Paolo n Francesca._
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ _Non vego'l conte che per ira et asto_[B]
+ _Ten forte l'arcivescovo Rugiero,
+ Prendendo del suo Cieffo el fiero pasto._
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ _Lasso le ciancie e torno su nel vero,
+ Le favole mi son sempre nemiche._
+ (L. IV, c. 13.)]
+
+[Note B: Pour _astio_.]
+
+_Fazio degli Uberti_, pote qui jouissait ds lors de plus de renomme
+que _Cecco_, dont la rputation s'accrut beaucoup dans la suite, et
+s'est mieux conserve depuis, au lieu de critiquer Dante, entreprit de
+l'imiter, ou du moins de composer un grand pome qui pt tre plac
+ct du sien. Mais ce fut seulement vers la fin de sa vie. Pendant celle
+du Dante, et long-temps aprs, il ne fut connu que par des sonnets et
+des _canzoni_, o l'on remarque surtout une force et une vivacit de
+style qui taient alors les qualits les moins communes. On n'en a
+imprim qu'un petit nombre. Les sept sonnets que contient un Recueil
+d'anciennes posies[443], ont pour sujet les sept pchs mortels. L'un
+des pchs parle dans chacun de ces sonnets et se caractrise lui-mme.
+Ils furent peut-tre faits pour ces reprsentations pieuses o
+figuraient les anges et les dmons, les vertus et les vices
+personnifis, et qui furent, en Italie comme en France, les premiers
+essais de l'art dramatique.
+
+[Note 443: _Poeti Antichi raccolti da monsig. Leone Allaci_, etc.,
+Napoli, 1661, p. 296 et suiv.]
+
+Dans l'une des deux _canzoni_ de ce pote, qui nous ont t conserves,
+il se plaint potiquement des peines que l'amour lui fait prouver, en
+se comparant avec tous les objets de la nature, embellis par le retour
+du printemps[444]. L'herbe des prs, les fleurs, les collines riantes,
+les parfums de la rose, enchantent la terre et les airs; partout l'amour
+parat sourire; mais lui, le dsir le consume; il ne cessera de souffrir
+que quand il reverra la beaut dont il est spar depuis long-temps. Les
+chants, les amours, les nids, les tendres soins des oiseaux, le
+ramnent aussi tristement sur lui-mme. Les animaux les plus sauvages,
+les serpens et les dragons les plus terribles, s'unissent et jouissent
+ensemble; tandis que, mille fois le jour, il passe de la vie la mort,
+selon les esprances ou les craintes de son coeur. Les claires eaux, les
+fraches fontaines baignent toutes les campagnes, arrosent les arbres et
+les fleurs; les poissons, dlivrs des chanes de l'hiver, parcourent
+les fleuves et en repeuplent les eaux, tandis que d'autres se jouent et
+s'unissent dans les vastes mers; lui, toujours seul et loin de ce qu'il
+aime, est brl d'un feu que rien ne peut teindre. Les jeunes filles et
+leurs jeunes amans ne s'occupent que de plaisirs et de ftes, de danses,
+de chants et de rendez-vous d'amour; lui, sans cesse occup de celle qui
+serait comme un soleil au milieu de cette jeunesse, et dans un tat qui
+arrache des larmes ceux qui sont tmoins de sa douleur.
+
+[Note 444: _Raccolta di Antiche rime_, etc., la fin de _la Bella
+mano_ de _Giosta de' Conti_, Paris, 1595:
+
+ _Io guardo infra l'erbette per li prati_, etc.]
+
+Dans l'autre _canzone_[445] il se plaint encore, mais s'est de l'extrme
+indigence o il se trouve rduit. Toutes ses expressions sont celles du
+dsespoir. Il invoque la mort, elle le refuse: sa destine est de
+souffrir, il faut qu'il la remplisse. Lorsqu'il sortit du sein de sa
+mre, la pauvret s'assit auprs de lui, et lui prdit qu'elle ne s'en
+dtacherait jamais. Cette prdiction ne s'est que trop accomplie. Dans
+l'excs de ses maux, il maudit la nature et la fortune, et quiconque a
+le pouvoir de le faire ainsi souffrir; qui que ce soit que cela regarde,
+il s'en met peu en peine; sa douleur et sa rage sont si grandes, qu'il
+ne peut avoir rien de pis, quelque chose qui lui arrive[446], etc.
+
+[Note 445: Elle est la seconde du livre IX, dans le recueil
+intitul: _Sonetti e Canzoni di diversi antichi autori Toscani in dieci
+libri raccolti_; Florence, _Philippo Giunti_, 1527.
+
+ _Lasso! che quando imaginando vegno
+ Il forte e crudel punto dov'io narqui_, etc.]
+
+[Note 446:
+
+ _Per bestemmio in prima la natura,
+ E la fortuna, con chi n'ha potere
+ Di farmi si dolere;
+ E tocchi a chi si vuol, ch'io non ho cura;
+ Che tanto 'l mia dolore e la mia rabbia,
+ Che io non posso aver peggio, ch'io m'abbia._
+
+Cette maldiction s'adressait fort haut, si l'on y prend bien garde; et
+l'Inquisition a repris des hardiesses moins directes et moins claires.]
+
+_Fazio_ ou _Bonifazio degli Uberti_ tait petit-fils du clbre
+_Farinata_ que nous avons vu dans l'Enfer du Dante[447]. Sa famille fut
+exile de Florence, et il parat qu'il naquit dans l'exil. Cette pice
+est apparemment un ouvrage de sa jeunesse; plus tard, il parvint
+corriger sa mauvaise fortune. Selon Villani[448], ce fut un des hommes
+les plus agrables et de la meilleure socit de son temps: On n'eut
+qu'un reproche lui faire, c'est que, par amour du gain, il
+frquentait, dit cet historien, les cours des tyrans; qu'il flattait les
+vices et les moeurs corrompues des hommes en pouvoir; et, qu'exil de sa
+patrie, il chantait leurs louanges dans ses discours et dans ses
+crits. Cette conduite russit presque toujours aux hommes de quelque
+talent, quand ils ont la bassesse de prfrer une fortune ainsi acquise
+ une honorable pauvret. Il parat cependant que si elle tira _Fazio
+degli Uberti_ de la misre, elle ne la mena point la fortune; car,
+selon le mme Villani, il mourut et fut enterr Vrone, aprs avoir,
+dans sa vieillesse, pass modestement et tranquillement de longs
+jours[449]. Je ne le considre ici que comme pote lyrique, je parlerai
+ailleurs de son grand pome, qui appartient la dernire moiti du
+sicle.
+
+[Note 447: Voy. ci-dessus, p. 65.]
+
+[Note 448: _Vite d'uomini illustri Fiorentini_, p. 70 et suiv.]
+
+[Note 449: _Ibid._]
+
+Celui de tous les potes de la premire moiti qui passe pour avoir le
+plus approch du lyrique italien par excellence, pour avoir le mieux
+annonc par les grces de son style, les grces inimitables du style de
+Ptrarque, et pour avoir donn avant lui aux vers italiens le plus
+d'lgance et de douceur, est, comme je l'ai dit, _Cino da Pistoia_, qui
+fut aussi l'un des jurisconsultes les plus clbres de son temps[450].
+
+[Note 450: Voy. ci-dessus, p. 294 et suiv.]
+
+Les posies de _Cino_ ont t imprimes Rome en 1559[451], et
+rimprimes avec une seconde partie, trente ans aprs[452]. Elles sont
+d'ailleurs insres dans plusieurs recueils de posies anciennes,
+publis, soit avant, soit aprs ces ditions[453]. Il est impossible de
+croire que Dante, qui a beaucoup lou ce pote[454], et Ptrarque qui
+l'a lou peut-tre encore davantage, qui l'avait choisi pour un de ses
+modles, et qui a beaucoup emprunt de lui, et plusieurs critiques plus
+rcents, qui lui ont aussi donn de grands loges, se soient tromps, et
+que ce soit nous qui puissions en juger plus sainement aujourd'hui; mais
+il l'est aussi d'adopter sans restriction ces louanges; il nous est
+vraiment impossible de trouver, par exemple, le mrite d'un grand
+naturel et d'une extrme clart[455] dans ce qui est aussi obscur et
+aussi recherch que la plupart de ces posies, il l'est de ne pas
+reconnatre que les raffinements platoniques, auxquels on donne ce nom,
+sans qu'il soit possible de trouver dans Platon rien qui y ressemble, et
+les subtilits thologiques dont il serait plus facile d'y montrer
+l'influence, forment en quelque sorte tout le tissu du style dans les
+sonnets et dans les _canzoni_ de _Cino_. Ce tissu est souvent si obscur
+et si dli en mme temps, qu'on ne peut ni le pntrer ni le saisir.
+Qui pourrait se flatter, par exemple, d'entendre le vrai sens de ce
+sonnet que je ne choisis pas, mais qui se prsente le premier[456]? Ah!
+que ce serait une douce socit si ma Dame, l'amour et la piti taient
+ensemble dans une amiti parfaite, selon la vertu que l'honneur dsire!
+si l'un avait l'empire sur l'autre, et chacun cependant la libert dans
+sa nature, en sorte que le coeur n'et que par complaisance[457]
+l'apparence de l'humilit! si enfin je voyais cette union, et que j'en
+portasse la nouvelle mon me afflige! Vous l'entendriez alors
+chanter dans mon coeur, dlivre de la douleur qui s'est empare d'elle,
+et qui, coutant une pense qui en parle, s'y jette en soupirant pour se
+reposer. Cela est presque littralement traduit; mais je n'ose me
+flatter que la traduction, toute inintelligible qu'elle est, le soit
+autant que le texte.
+
+[Note 451: Par _Niccol Pilli_.]
+
+[Note 452: Par _Faustino Tasso_.]
+
+[Note 453: Elles composent le cinquime livre du recueil des Juntes,
+1527, et les sixime et septime de la rimpression de ce recueil;
+Venise, 1740, in-8. On en trouve de plus quelques pices, la suite de
+_la Bella Mano_, et d'autres dans les _Poeti antichi_, publis par
+l'_Allacci_; recueils que j'ai dj cits plusieurs fois.]
+
+[Note 454: Dans son trait _de Vulgari eloquenti_, l. I, c. 17, l.
+II, c. 2 et ailleurs.]
+
+[Note 455: L'auteur des _Memorie della Vita di Messer Cino_, etc.,
+trouve ses mtaphores aussi faciles et aussi naturelles qu'agrables; il
+trouve que ses figures ne sont point trop recherches, et qu'il se
+montre toujours facile, aimable et clair.... _Le metafore quanto
+leggiadre e vezzose, tanto facili e naturali;.... senza troppo ricercate
+figure del favellare, mostrandosi sempre facile, amabile et chiaro._]
+
+[Note 456:
+
+ _Deh, com' sarebbe dolce compagnia,
+ Se questa Donna, Amore e pietate
+ Fossero insieme in perfetta amistate,
+ Secondo la vert c'honor disia_, etc.
+ (Recueil de 1527, p. 47.)]
+
+[Note 457: _Per cortesia_.]
+
+D'autres sonnets tout entiers ne le sont pas davantage. Essayez, par
+exemple, d'entendre celui o le pote s'adresse cette voix qui
+encourage son coeur, et qui crie, et qui porte des paroles dans un lieu
+o ne peut plus rester son me[458]; ou celui dans lequel il voit sa
+dame qui vient assiger sa vie, et qui est si irrite, qu'elle tue ou
+renvoie tout ce qui la rend (cette vie) vivante[459]: si vous ne vous
+trompez pas, comme il arrive quelquefois, sur ce que c'est vritablement
+qu'entendre, vous verrez que vous n'y parviendrez pas. Lizez tous ces
+sonnets: il n'y en a presque aucun o l'on ne trouve quelques vers peu
+prs du mme style: c'est _un coeur qui se place dans les yeux_ d'un
+amant, quand il regarde sa dame[460], et qui, voulant fuir l'amour, est
+assez insens _pour s'asseoir ainsi devant sa flche_, cette flche
+arme de plaisir au lieu de fer[461]: c'est un amant qui meurt, et que
+l'amour tue _en lui livrant assaut avec tant de soupirs, que son me
+sort en fuyant_[462]; ou bien c'est un soupir qui sort du coeur _par le
+chemin que lui a ouvert une pense, et qui se cache au dsir sous les
+dehors de la piti_[463]; ou c'est encore un amant qui voit dans sa
+pense _son me serre entre les mains de l'amour_[464], et l'amour _qui
+la tient lie dans le coeur dj mort, o il la bat souvent_, et cette
+me qui appelle aussi la mort, _tant elle souffre des coups qu'elle a
+reus_; et des yeux que la beaut a rendus si fous, _qu'ils mnent le
+coeur au combat o il est tu par l'amour_[465]; et une infinit d'autres
+expressions pareilles.
+
+[Note 458: _Tu che sei voce che lo cor conforte_, etc.
+ (_Ibid._ p. 48, _verso_.)]
+
+[Note 459:
+
+ _Ahi me, ch'io veggio, ch'una donna viene
+ Al grande assedio della vita mia_, etc.
+ (Recueil de 1527, p. 56, _verso_.)]
+
+[Note 460:
+
+ _Lo core mio che negli occhi si mise_, etc.
+ (_Ibid._ p. 47, _verso_.)]
+
+[Note 461: Le texte dit: ferre de plaisir; _ferrata di piacer_.]
+
+[Note 462:
+
+ _Ch'amor m'ancide
+ Che mi salisce con tanti sospiri
+ Che l'anima ne va di fuor fuggendo._
+
+Dans le sonnet: _Signore, io son colui_, etc. (_Ibid._ p. 48)]
+
+[Note 463: _Hora sen'esce lo sospiro mio_, etc. (_Ibid._ p. 53.)]
+
+[Note 464:
+
+ _Ahime, ch'io veggio per entro un pensiero
+ L'anima stretta nelle man d'amore_, etc.
+ (Recueil de 1527, p. 55.)]
+
+[Note 465:
+
+ _Madonna, la bilt vostra infollo
+ Si gli occhi mici_, etc. (_Ibid._ p. 54, _verso_.)]
+
+Quelquefois on croit entendre, ou peu prs; on voit un sentiment
+personnifi qui agit et qui parle; on est mme touch par le mouvement
+du style, par la vivacit des tours, et par l'harmonie des vers; mais le
+fait est qu'on n'a rien lu de clair, d'intelligible et de naturel, que
+l'esprit et le coeur n'ont, pour ainsi dire, vu et embrass qu'un
+fantme. Je citerai pour exemple, ces deux sonnets qui se suivent, et
+dont l'un est le complment ncessaire de l'autre. Ce sont peu prs
+les plus agrables et les moins alambiques de cette partie du Recueil.
+
+Ier. _Sonnet_.--O piti[466]! va, prends une forme visible, et couvre
+si bien de tes vtements ces messagers que j'envoie (ce sont ses vers),
+qu'ils paraissent nourris et remplis de la force que Dieu t'a donne!
+Mais avant de commencer ta journe, tche, s'il plat l'amour,
+d'appeler toi mes esprits gars, et de leur faire approuver ce
+message. Quand tu verras de belles femmes, tu les aborderas, car c'est
+elles que je t'adresse; et tu leur demanderas audience. Dis ensuite
+ceux que j'envoie: jetez-vous leurs pieds, et dites-leur de la part de
+qui vous venez, et pourquoi. O belles! coutez ces humbles interprtes!
+
+[Note 466:
+
+ _Moviti, pietate, e v incarnata_, etc.
+ (_Ibid._ p. 51, _verso_.)]
+
+IIe. _Sonnet_.--Un homme, dont le nom indique la privation des
+jouissances de l'amour[467], et riche seulement de tristesse et de
+douleur, nous envoie vers vous, comme vous l'a dit la piti. Il se
+serait prsent lui-mme devant vous, s'il avait encore son coeur; mais
+il est avili par la crainte, et la douleur lui trouble l'esprit. Si vous
+le voyiez de prs, il vous ferait trembler vous-mmes, tant la piti est
+visible dans tous ses traits. Ah! ne lui refusez pas la merci qu'il
+implore; c'est par vous qu'il espre sortir de peine, et c'est ce qui
+attache encore la vie son me dsole.
+
+[Note 467:
+
+ _Homo, lo cui nome per effetto
+ Importa povert di go' d'amore_, etc.
+ (Recueil de 1527.)]
+
+La piti que le pote charge de porter ses vers, de les prsenter aux
+belles, amies de sa matresse, et ces vers jets leurs pieds, qui
+parlent et intercdent pour lui, voila ce que l'on croit saisir dans ces
+deux sonnets, qui ne manquent au reste ni de grce, ni d'harmonie; mais
+au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire? et qu'y a-t-il de vraiment
+amoureux dans de pareils vers d'amour? C'est cependant presque toujours
+ainsi que ce pote s'exprime quand il se plaint ou quand il cherche
+plaire; mais quand il se fche, il parle plus clairement, et son dpit
+s'nonce avec plus de naturel que son amour. Je pourrais citer pour
+preuve, un sonnet qui commence par ce vers:
+
+ _Gia trapassato oggi l'undecimo anno_[468].
+
+[Note 468: _Rime di diversi antichi autori toscani_, rimpression de
+Venise, 1740, p. 164.]
+
+Il finit par des injures contre les femmes[469], qu'on ne pardonnerait
+pas un homme qui ne serait pas en colre, mais qu'elles pardonnent
+facilement elles-mmes, quand cette colre est, comme il arrive souvent,
+une preuve d'amour. _Cino_ fut mis, comme nous l'avons vu dans sa vie,
+une preuve plus cruelle; il perdit sa chre _Selvaggia_, et quelques
+sonnets qu'il fit aprs sa mort, ont aussi plus de naturel et de vrit
+que les autres. On a fait la mme observation sur Ptrarque, aprs la
+mort de Laure. Mais personne n'a observ, du moins en Italie, que l'un
+des sonnets de _Cino_, faits depuis son malheur[470], a t imit, ou
+plutt tendu et paraphras par Ptrarque, dans une de ses _canzoni_ les
+plus clbres, celle o il cite l'amour devant le tribunal de la
+raison[471]. La scne, le dialogue, le fond des ides, la dcision sont
+les mmes, comme on le verra quand nous en serons aux posies de
+Ptrarque. On ne sera pas surpris, sans doute, qu'un pote, quelque
+grand qu'il soit, ait emprunt quelque chose d'un autre pote; mais
+peut-tre le sera-t-on que, dans de si nombreux et de si volumineux
+commentaires sous lesquels on a comme cras les posies de Ptrarque,
+personne n'ait fait la remarque d'une si vidente conformit[472].
+
+[Note 469:
+
+ _Cieco qualunque de' mortali agnogna
+ In donna ritrovar pietate e fede._]
+
+[Note 470: Il commence par ce vers:
+
+ _Mille dubbj in un d, mille querele._
+
+Muratori le cite avec de grands loges, _Perfetta poesia_, P. II, p. 273
+et suiv.]
+
+[Note 471:
+
+ _Quel antico mio dolce empio signore_, etc.]
+
+[Note 472: M. _Giamb. Corniani_ est le premier auteur italien qui
+l'ait faite. (Voy. _I secoli della Letteratura italiana_, etc., Brescia,
+1805, t. I, p. 261.) Et ce qui rend cela plus tonnant, c'est que les
+Mmoires pour la vie de Ptrarque sont fort connus depuis long-temps en
+Italie, et que l'abb de Sade a fait le premier cette remarque, t. I, p.
+46, note.]
+
+Deux de ces sonnets paraissent avoir t faits lorsque _Cino_ fut revenu
+de France. En passant l'Apennin, peut-tre pour aller Bologne, il
+visita le tombeau de _Selvaggia_. Jamais, dit-il, dans l'un de ces
+sonnets adress au Dante, jamais ni plerin, ni aucun autre voyageur ne
+suivit son chemin avec des yeux si tristes et si chargs de douleur que
+moi, lorsque je passai l'Apennin[473]. J'ai pleur ce beau visage, ces
+tresses blondes, ce regard doux et fin, que l'amour remet devant mes
+yeux, etc. Il dit, dans l'autre sonnet: J'allai sur la haute et
+heureuse montagne, o j'adorai, o je baisai la pierre sacre[474]; je
+tombai sur cette pierre, hlas! o l'honntet mme repose. Elle enferma
+la source de toutes les vertus, le jour o la dame de mon coeur, nagure
+remplie de tant de charmes, franchit le cruel passage de la mort. L,
+j'invoquai ainsi l'Amour: Dieu bienfaisant, fais que d'ici la mort
+m'attire elle, car c'est ici qu'est mon coeur: mais il ne m'entendit
+pas; je partis en appelant _Selvaggia_, et je passai les monts avec les
+accents de la douleur. Cette douleur ingnieuse, et cependant profonde,
+intresse; et quand on pense que le pote, qui est all nourrir ses
+regrets, et donner l'essor son gnie sur ce tombeau, tait un grave
+jurisconsulte, un savant professeur, qui allait peut-tre en ce moment
+mettre le dernier sceau sa renomme, par son commentaire sur le
+Code[475], on se sent doublement intress par ce mlange de
+sensibilit, de talent et de science.
+
+[Note 473:
+
+ _Signore, e' non pass mai peregrino,_ etc.
+ (_Rime di diversi antichi, etc._, rimpr. 1740, p. 340.)]
+
+[Note 474:
+
+ _Io fu' in sull' alto, e'n sul beato monte,
+ Ove adorai baciando il santo sasso,_ etc.
+ (_Ibid._ p. 164.)]
+
+[Note 475: Voyez ci-dessus, p. 296.]
+
+Je trouve un autre sonnet de _Cino_, dont le tour est vif, le sentiment
+vrai, et l'expression naturelle; il ne serait pas indigne de Ptrarque,
+si l'auteur, qui s'tait impos la tche de le faire tout entier sur
+deux seules rimes, n'y et pas employ quelques adverbes, et surtout
+_malvagiamente_, que Ptrarque, je crois, n'y et pas mis. Voici le sens
+du sonnet de _Cino_: Homme gar, qui marches tout pensif,
+qu'as-tu[476]? quel est le sujet de ta douleur? que vas-tu mditant dans
+ton me? pourquoi tant de soupirs et tant de plaintes? Il ne semble pas
+que tu aies jamais senti aucun des biens que le coeur sent dans la vie.
+Il parat au contraire tes mouvements, ton air, que tu meurs
+douloureusement; si tu ne reprends courage, tu tomberas dans un
+dsespoir si funeste, que tu perdras et ce monde-ci et l'autre. Invoque
+la piti; c'est elle qui te sauvera. Voil ce que me dit la foule mue
+qui m'environne. Ce dernier vers qui applique tout d'un coup au pote
+ce qu'on croit, dans tout le cours du sonnet, que le pote, lui-mme,
+adresse un inconnu, ajoute aux autres mrites de cette petite pice,
+celui de l'originalit. On peut distinguer encore dans ces posies, une
+ode ou _canzone_ sur la mort de l'empereur Henri VII[477], qui ne manque
+ni de naturel ni de noblesse, et deux _canzoni_ satiriques; l'une contre
+les Blancs et les Noirs de Florence[478], qui n'est pas d'un sel bien
+piquant, l'autre adresse au Dante[479], o il y en a davantage; elle
+est dirige contre une ville o le pote s'ennuie, et cette ville est
+Naples[480], quoique aucun des auteurs qui ont parl de _Cino_, ne dise
+qu'il y ait voyag[481]. Ou c'est une particularit de sa vie qui leur a
+chapp, ou cette satire que les anciens recueils lui attribuent, n'est
+pas de lui.
+
+[Note 476:
+
+ _Homo smarrito, che pensaso vai_, etc.
+ (Recueil de l'_Allacci_, p. 279.)]
+
+[Note 477:
+
+ _L'alta virt che si ritrasse al cielo_, etc.
+ (Recueil de l'_Allacci_, p. 264 et suiv.)]
+
+[Note 478:
+
+ _Si m'ha conquiso la selvaggia gente_, etc.
+ (_Rime d diversi, etc._ 1740, p. 172.)]
+
+[Note 479:
+
+ _Deh quando rivedr 'l dolce paese
+ Di Toscana gentile? etc._
+ (_Ibid._ pag. 171.)]
+
+[Note 480: Il le dit positivement la fin:
+
+ _Vera satira mia, va per lo mondo
+ E di Napoli conta, etc._]
+
+[Note 481: M. Ciampi, dans ses _Mm. della Vita di M. Cino_, parle
+bien d'un Voyage Naples, mais il fonde l'ide de ce voyage sur cette
+satire mme, et n'en dit rien autre chose.]
+
+Ces mmes recueils contiennent encore des vers de quelques autres potes
+du mme ge, qui eurent plus ou moins de rputation; un _Benuccio
+Salimbeni_, un _Bindo Bonichi_, un _Antonio da Ferrara_, un _Franscesco
+degli Albizzi_, un _Sennuccio del Bene_, intime ami de Ptrarque, avec
+qui tous les autres eurent aussi des liaisons d'amiti. Ce qui reste
+d'eux nous les fait voir tous occups du mme sujet, qui est l'amour, et
+l'on pourrait en quelque sorte les croire tous amoureux du mme objet,
+puisqu'aucun d'eux ne dit le nom de sa matresse, aucun ne la peint sous
+des traits particuliers et sensibles; tous parlent de mme de leurs
+peines, de leurs soupirs, de leur vie languissante, de la mort qu'ils
+implorent, de la piti qu'on leur refuse, du feu qui les brle et du
+froid qui les glace. Ils suivent obstinment les fausses routes que les
+premiers potes leur avaient ouvertes dans le treizime sicle. Ils s'y
+engagent plus avant: ils dfigurent de plus en plus l'expression d'un
+sentiment dont ils parlent sans cesse et qu'ils ne peignent jamais: ils
+s'cartent de plus en plus de la nature.
+
+Un grand pote qui les surpassa tous, fut entran trop souvent par leur
+exemple; mais lors mme qu'il n'couta comme eux que son esprit, il y
+joignit ce qu'ils n'avaient pas, le gnie. Il eut ce qui ne leur
+manquait pas moins, un sentiment profond dont son esprit; son
+imagination et son coeur furent pntrs toute sa vie; partout o il fut
+vrai, touchant, mlancolique, il le fut avec un charme que personne,
+except Dante, n'avait donn avant lui aux affections douces et tristes.
+C'est l ce qui fait aujourd'hui la gloire potique de Ptrarque, mais
+il s'en faut bien que ce soit l tout ce que nous devons considrer en
+lui. Le pote le plus aimable de son sicle, fut la fois un personnage
+politique, un philosophe suprieur aux vaines arguties de l'cole, un
+orateur loquent, un rudit zl pour la gloire des anciens, mais
+surtout curieux de tout ce qui pouvait servir celle de son pays, de
+son sicle, et l'instruction des hommes de tous les pays et de tous
+les temps.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+PTRARQUE.
+
+_Notice sur sa Vie_[482].
+
+
+[Note 482: Il existe un grand nombre de Vies de Ptrarque. La plus
+complte est celle que l'abb de Sade, qui tait de la famille de Laure,
+a donn sous le titre de _Mmoires pour la Vie de Ptrarque_, Amsterdam,
+1764--1767, 3 vol. in-4. Tout ce qu'on a crit depuis en franais, sur
+le mme sujet, en est tir. Mais quelque soin que l'abb de Sade et mis
+ ses recherches, il lui est chapp des inexactitudes et des erreurs,
+qui se sont multiplies par les copies qu'on en a faites. Il n'y a donc
+point encore en franais de Vie exacte de Ptrarque: c'est ce qui m'a
+engag donner plus d'tendue celle-ci. _Tiraboschi_, en
+reconnaissant le mrite et l'utilit du travail de l'abb de Sade, a
+relev ses fautes avec cette saine critique qui le distingue. (Voy. la
+Prface du tome V de son _Histoire de la Littr. ital._; et dans ce mme
+volume, tout ce qui a rapport Ptrarque.) M. _Baldelli_ a publi
+depuis Florence un fort bon ouvrage, intitul: _Del Petrarca e delle
+sue opere_, 1797, in-4., dans lequel il ajoute encore tout ce que
+l'abb de Sade et Tiraboschi avaient donn de plus satisfaisant et de
+meilleur; il a puis comme eux, mais avec une attention nouvelle, dans
+la source la plus riche et la plus pure, les oeuvres mmes de Ptrarque,
+et il a consult des manuscrits qu'ils avaient ignors. J'ai tir
+principalement de ces trois auteurs la notice que l'on va lire: je l'ai
+revue, ayant sous les yeux les oeuvres latines de Ptrarque, imprimes,
+et de prcieux manuscrits. Quelque jugement que l'on porte de la manire
+dont j'ai trait ce sujet intressant, on peut du moins, d'aprs les
+garants que je prsente, tre parfaitement assur de l'exactitude et de
+la vrit des faits. Ceux dans lesquels je ne m'accorde pas avec l'abb
+de Sade et les autres biographes franais, ont t rectifis ou ajouts
+par _Tiraboschi_ et _Baldelli_. J'ai cru inutile de noter en dtail ces
+variantes; mais il est bon qu'on en soit averti.]
+
+
+
+SECTION Ire.
+
+_Depuis sa naissance jusqu' l'an_ 1348.
+
+La vie de la plupart des hommes clbres dans les lettres et dans les
+arts est peu fertile en vnements. Le biographe, qui veut y donner
+quelque tendue, est oblig de suppler la scheresse du sujet par les
+accessoires dont il l'embellit. Leurs tudes et leurs travaux
+littraires en font presque le seul fond; et l'Histoire ne peut pas en
+tirer un grand parti, si ces tudes et ces travaux n'ont pas exerc une
+grande influence sur les lumires de leur sicle. Les sentiments et les
+passions qui les ont agits ont peu d'intrt, quand ils n'en ont pas
+fait le sujet de leurs ouvrages, quand il n'y a pas eu chez eux un
+rapport immdiat entre les affections du coeur et les crations du gnie:
+ces affections sont mises au rang des faiblesses peu dignes d'occuper
+une place dans le souvenir des hommes, lorsque ce n'est pas par
+l'expression de ces faiblesses mmes que ceux qui les ont eues s'y sont
+placs.
+
+Il en est tout autrement de la vie de Ptrarque. Evnements, travaux,
+passions, tout y intresse; la carrire d'un homme, qui joua un rle sur
+le thtre du monde, est en mme temps celle d'un savant, littrateur et
+philosophe; et les agitations d'une me tendre et d'un coeur passionn,
+quittent en lui le caractre du roman et prennent celui de l'histoire,
+parce que ses longues et constantes amours furent l'ternel objet de ses
+chants, et par ceux-ci la source mme de sa gloire. L'embarras que je
+dois prouver en traitant un sujet si riche est donc de le resserrer
+dans de justes bornes; je dois l'assortir la nature de cet ouvrage
+plus qu' celle du sujet, et ne pas demander l'attention tout ce
+qu'elle m'accorderait sans doute, mais aux dpens des autres objets qui
+nous appellent. Vouloir tout dire en trop peu d'espace m'exposerait
+une scheresse de faits et de style que le nom mme de Ptrarque
+rendrait plus sensible; je choisirai donc, et je traiterai lgrement ce
+qui n'influa ni sur les progrs de son sicle, ni sur les productions de
+son gnie, pour dvelopper davantage ce qui, sous ces deux rapports,
+appartient l'histoire du coeur humain ou celle des lettres.
+
+La famille de Ptrarque tait ancienne et considre Florence, non par
+les titres, les grands emplois ou les richesses, mais par une grande
+rputation d'honneur et de probit, qui est aussi une illustration et un
+patrimoine. Son pre tait notaire, comme l'avaient t ses aeux; et
+cette fonction tait alors releve par tout ce que la confiance publique
+peut avoir de plus honorable. Il se nommait _Pietro_; les Florentins qui
+aiment modifier les noms, pour leur donner une signification
+augmentative ou diminutive, l'appelrent _Petracco_, _Petraccolo_, parce
+qu'il tait petit.
+
+_Petracco_ tait ami du Dante, et du parti des Blancs comme lui. Exil
+de Florence en mme temps et par le mme arrt, il partagea avec lui les
+dangers d'une tentative nocturne que les Blancs firent, en 1304, pour y
+rentrer[483]. Il revint tristement Arezzo, o il s'tait rfugi avec
+sa femme _Eletta Canigiani_. Il trouva que, dans cette mme nuit, si
+prilleuse pour lui, elle lui avait donner un fils, aprs un
+accouchement difficile qui avait mis aussi sa vie en danger. Ce fils
+reut le nom de Franois, _Francesco di Petracco_, Franois, fils de
+_Petracco_. Dans la suite, ds qu'il commena rendre ce nom clbre,
+on changea par une sorte d'ampliation ce _di Petracco_ en _Petrarcha_,
+et ce fut le nom qu'il porta toujours depuis.
+
+[Note 483: Pendant la nuit du 19 au 20 juillet.]
+
+Sept mois aprs, sa mre eut la permission de revenir Florence; elle
+se retira _Incisa_, dans le Val d'Arno, o son mari avait un petit
+bien. C'est l que Ptrarque fut lev jusqu' sept ans. Son pre
+s'tant alors tabli Pise, y appela sa famille, et y donna pour
+premier matre son fils un vieux grammairien nomm _Convennole da
+Prato_, mais il n'y resta pas long-temps. Les esprances qu'il avait
+fondes sur l'empereur Henri VII, pour rentrer dans sa patrie, furent
+dtruites par la mort de ce prince; alors _Petracco_ partit pour
+Livourne avec sa femme et ses deux fils (car il en avait eu un second
+nomm Grard); ils s'embarqurent pour Marseille, y arrivrent aprs un
+naufrage o ils faillirent tous prir, et se rendirent de Marseille
+Avignon[484]. Clment V venait d'y fixer sa cour; c'tait le refuge des
+Italiens proscrits: _Petracco_ espra y trouver de l'emploi: mais la
+chert des logements et de la vie l'obligea peu de temps aprs se
+sparer de sa famille, et l'envoyer quatre lieues de l, dans la
+petite ville de Carpentras. Ptrarque y retrouva son premier matre
+_Convennole_, alors fort vieux, toujours pauvre, et qui, l comme en
+Italie, enseignait aux enfans la grammaire et ce qu'il savait de
+rhtorique et de logique. _Petracco_ y venait souvent visiter ses
+enfants et sa femme. Dans un de ces voyages, il eut le dsir d'aller
+avec un de ses amis voir la fontaine de Vaucluse que son fils a depuis
+rendue si clbre. Ce fils, alors g de dix ans, voulut y aller avec
+lui. L'aspect de ce lieu solitaire le saisit d'un enthousiasme au-dessus
+de son ge, et laissa une impression ineffaable dans cette me sensible
+et passionne avant le temps.
+
+[Note 484: 1313.]
+
+C'tait avec cette mme ardeur qu'il suivait ses tudes. Il eut bientt
+devanc tous ses camarades. Mais des tudes purement littraires ne
+pouvaient lui procurer un tat. Son pre voulut qu'il y joignit celle du
+droit, et surtout du droit canon qui tait alors le chemin de la
+fortune. Il l'envoya d'abord l'Universit de Montpellier, o le jeune
+Ptrarque resta quatre ans sans pouvoir prendre de got pour cette
+science, et sentant augmenter de plus en plus celui qu'il avait pour les
+lettres, surtout pour Cicron, qui, ds ses premires annes, il avait
+vou une sorte de culte. Cicron, Virgile et quelques autres auteurs
+anciens, dont il s'tait fait une petite bibliothque, le charmaient
+plus que les Dcrtales; _Petracco_ l'apprend, part pour Montpellier,
+dcouvre l'endroit o son fils les avait cachs ds qu'il avait appris
+son arrive, les prend et les jette au feu; mais le dsespoir et les
+cris affreux de son fils le touchent; il retire du feu, et lui rend
+demi-brls, Cicron et Virgile. Ptrarque ne les en aima que mieux et
+n'en conut que plus d'horreur pour le jargon barbare et le fatras des
+canonistes.
+
+De Montpellier, son pre le fit passer Bologne[485], cole beaucoup
+plus fameuse, mais qui ne lui profita pas davantage, malgr les leons
+de Jean d'Andra, ce clbre professeur en droit dont j'ai parl
+prcdemment[486]. Le pote _Cino da Pistoia_ tait aussi alors
+jurisconsulte Bologne; ce fut le got de la posie, et non celui des
+lois, qui lia Ptrarque avec lui. Ce got se dveloppait en lui de plus
+en plus; il n'en avait pas moins pour la philosophie et pour
+l'loquence. Il avait vingt ans, et aucune autre passion ne le dominait
+encore. Ce fut alors qu'ayant appris la mort de son pre, il revint de
+Bologne Avignon, o, peu de temps aprs, il perdit aussi sa mre,
+morte trente-huit ans. Son frre Grard et lui restrent avec un
+mdiocre patrimoine, que l'infidlit de leurs tuteurs diminua encore:
+ils spolirent la succession et laissrent les deux pupilles sans
+fortune, sans appui, sans autre ressource que l'tat
+ecclsiastique[487].
+
+[Note 485: 1322.]
+
+[Note 486: Voyez ci-dessus, pag. 299.]
+
+[Note 487: 1326.]
+
+Jean XXII occupait alors Avignon la chaire pontificale. Sa cour tait
+horriblement corrompue; et la ville, comme il arrive toujours, s'tait
+rgle sur ce modle. Dans cette dpravation des moeurs publiques,
+Ptrarque, vingt-deux ans, livr lui-mme, sans parens et sans
+guide, avec un coeur sensible et un temprament plein de feu, sut
+conserver les siennes; mais il ne put chapper aux dissipations qui
+taient l'occupation gnrale de la cour et de la ville. Il fut
+distingu dans les socits les plus brillantes, par sa figure, par le
+soin qu'il prenait de plaire, par les grces de son esprit, et par son
+talent potique, dont les premiers essais lui avaient dj fait une
+rputation dans le monde. Ils taient pourtant en langue latine; mais
+bientt, l'exemple du Dante, de _Cino_ et des autres potes qui
+l'avaient prcd, il prfra la langue vulgaire, plus connue des gens
+du monde, et seule entendue des femmes. Des tudes plus graves
+remplissaient une partie de son temps. Il le partageait entre les
+mathmatiques, qu'il ne poussa cependant pas trs-loin, les antiquits,
+l'histoire, l'analyse des systmes de toutes les sectes de philosophie,
+et surtout de philosophie morale. La posie, et la socit, o il
+jouissait de ses succs, occupaient tout le reste.
+
+Jacques Colonne, l'un des fils du fameux Etienne Colonne qui tait
+encore Rome le chef de cette famille et de ce parti, vint s'tablir
+Avignon peu de temps aprs Ptrarque. Ils avaient dj t compagnons
+d'tudes l'Universit de Bologne. C'tait un jeune homme accompli, qui
+runissait au plus haut degr les agrments de la personne, les
+qualits de l'esprit et celles du coeur. Ils se retrouvrent avec un
+plaisir gal dans le tumulte de la cour d'Avignon, et la conformit des
+caractres et des gots forma entre eux une amiti aussi solide
+qu'honorable pour tous les deux. Mais l'amiti, l'tude et les plaisirs
+du monde ne suffisaient pas pour remplir une me aussi ardente: il lui
+manquait un objet qui il pt rapporter toutes ses penses comme tous
+ses voeux, le fruit de ses tudes, et cet amour mme pour la gloire, qui
+semble vide et presque sans but dans la jeunesse, quand il n'est pas
+soutenu par un autre amour. Il vit Laure, et il ne lui manqua plus
+rien[488].
+
+[Note 488: 6 avril 1327.]
+
+Laure, dont le portrait sduisant est pars dans les vers qu'elle lui a
+inspirs, et qui ressemblait; dit-on, ce portrait, tait fille
+d'Audibert de Noves, chevalier riche et distingu. Elle avait pous,
+aprs la mort de son pre, Hugues de Sade, patricien, originaire
+d'Avignon, jeune, mais peu aimable et d'un caractre difficile et
+jaloux. Laure, qui avait alors vingt ans[489], tait aussi sage que
+belle; aucune esprance coupable ne pouvait natre dans le coeur du jeune
+pote. La puret d'un sentiment que ni le temps, ni l'ge, ni la mort
+mme de celle qui en tait l'objet ne purent teindre, a trouv beaucoup
+d'incrdules: mais on est aujourd'hui forc de reconnatre, d'une part,
+que ce sentiment fut trs-rel et trs-profond dans le coeur de
+Ptrarque; de l'autre, que si Ptrarque toucha celui de Laure, il
+n'obtint jamais d'elle rien de contraire son devoir. Chanter dans ses
+vers l'objet qu'il avait choisi, sans doute s'efforcer de lui plaire,
+suivre ses tudes, cultiver des relations utiles et surtout l'amiti des
+Colonne, tel fut, pendant trois ans, tout l'emploi de la vie de
+Ptrarque. Jacques Colonne ayant obtenu l'vch de Lombs, pour prix
+d'une action tmraire, qui tait plutt d'un guerrier que d'un
+prtre[490], arracha enfin son ami cette vie obscure et sdentaire, et
+l'emmena dans son vch[491]. Ptrarque aimait changer de lieu:
+d'ailleurs, il combattait de bonne foi sa passion pour Laure: il crut y
+faire, en s'loignant, une diversion utile, et satisfaire la fois par
+ce voyage, la curiosit, la raison et l'amiti.
+
+[Note 489: Elle tait ne en 1307.]
+
+[Note 490: Ce fut lui qui, tant chanoine de Saint-Jean de Latran
+(en mme temps qu'il l'tait de Sainte-Marie-Majeure, de Cambrai, de
+Noyon et de Lige), lorsque l'empereur Louis de Bavire tait Rome, o
+il venait de faire dposer Jean XXII, osa paratre dans la place
+Saint-Marcel, suivi de quatre hommes masqus, lire publiquement la bulle
+d'excommunication et de destitution que le pape avait lance contre
+l'empereur, le dclarer dchu du trne, afficher lui-mme cette bulle
+la porte de l'glise, soutenir haute voix que le pape Jean tait
+catholique et pape lgitime, que celui qui se disait empereur ne l'tait
+pas, mais qu'il tait excommuni avec ses adhrents, et qu'il offrait,
+lui, Jacques Colonne, de prouver ce qu'il disait, par raisons, et l'pe
+ la main, s'il le fallait, en lieu neutre. Il monta ensuite cheval,
+et s'enfuit Palestrine, sans que personne ost s'y opposer, et sans
+tre atteint par les gens de l'Empereur, qui apprit ce trait d'audace
+lorsqu'il tait Saint-Pierre, et qui donna inutilement ordre d'en
+arrter l'auteur. Ce fut pour cette action plus chevaleresque
+qu'apostolique, que ce brave chanoine eut l'vch de Lombs (Voy. Jean
+Villani, _Istor._, l. X, c. 71.)]
+
+[Note 491: 1330.]
+
+Lombs, petite ville mal btie, et non moins mal situe, et t pour
+lui une triste prison, sans la socit du jeune prlat et de deux hommes
+du plus haut mrite qu'il y avait mens avec lui. L'un tait un
+gentilhomme romain nomm _Lello_; l'autre, n sur les bords du Rhin,
+prs Bois-le-Duc, s'appelait Louis. Ptrarque en fit ses amis les plus
+intimes. Ce sont eux qu'il dsigne si souvent dans ses lettres, l'un
+sous le nom de Loelius, et l'autre sous celui de Socrate. Aprs un t
+aussi agrable qu'il pouvait l'tre dans une telle ville, et loin de
+Laure, il revint Avignon avec l'vque, qui le prsenta comme son
+meilleur ami son frre an, le cardinal Jean Colonne.
+
+Ce cardinal ne ressemblait point la plupart de ses confrres. Il tait
+tout ce que l'vque de Lombs promettait d'tre un jour, et joignait
+la plus grande simplicit de moeurs, la dignit du caractre et un esprit
+aussi dlicat qu'clair. Il gota Ptrarque, le logea dans son palais,
+et l'admit dans sa socit particulire. C'tait le rendez-vous de tout
+ce qu'il y avait la cour d'Avignon d'trangers distingus par leur
+rang, leurs talens et leur savoir; et c'est dans ce cercle choisi que
+Ptrarque acheva son ducation par celle du monde. Il jouit dans peu de
+l'amiti de tous les frres du cardinal, et bientt aprs de celle du
+chef mme de cette famille illustre. tienne Colonne vint passer
+quelques mois Avignon[492]; l'esprit, l'humeur et les manires de
+notre pote lui inspirrent une telle tendresse, qu'il ne mit presque
+plus de diffrence entre lui et ses enfants. Ptrarque, dj passionn
+pour l'Italie et pour la grandeur de l'ancienne Rome, puisa dans les
+entretiens familiers de ce vieux Romain, un nouvel amour pour sa patrie,
+et une aversion plus forte pour tout ce qui pouvait en prolonger les
+malheurs, ou en obscurcir la gloire.
+
+[Note 492: 1331.]
+
+Cependant son amour pour Laure prenait chaque jour plus de forces. A la
+ville, la campagne, dans le monde et dans la solitude, il ne
+paraissait plus occup d'autre chose. Tout lui en retraait l'image; et
+confondant cet amour avec celui de la gloire potique, le nom de Laure
+lui rappelait la laurier qui en est l'emblme; la vue ou l'ide mme
+d'un laurier le transportait comme celle de Laure. Ses vers, o il
+retraait toutes les petites scnes d'un amour dont ils taient les
+seuls interprtes, jouent trop souvent sur cette quivoque; mais, comme
+beaucoup d'autres jeux de son esprit, celui-ci trouve une sorte d'excuse
+dans cette proccupation continuelle du mme sentiment et du mme objet.
+
+Laure l'vitait, ou par prudence, ou peut-tre pour qu'il la chercht
+davantage. Il ne la voyait point chez elle. L'humeur jalouse de son mari
+ne l'aurait pas souffert. Les socits de femmes, les assembles, les
+promenades champtres taient les seuls lieux o il pt la voir; et
+partout il la voyait briller parmi ses compagnes, et les effacer par ses
+grces naturelles et par l'lgance de sa parure. Ses assiduits taient
+remarques; Laure se crut oblige plus de rserve encore, et mme de
+rigueur. Ptrarque fit un effort pour se distraire d'une passion qui ne
+lui causait plus que des peines. Il entreprit un long voyage, et ayant
+obtenu, sous diffrents prtextes, l'agrment de ses protecteurs et de
+ses amis, il partit[493], traversa le midi de la France, vint Paris,
+qui lui parut sale, infect, et fort au-dessous de sa renomme, se rendit
+en Flandre, parcourut les Pays-Bas, poussa jusqu' Cologne, toujours, et
+ chaque nouvel objet de comparaison, regrettant de plus en plus
+l'Italie: de l, revenant travers la fort des Ardennes, il arriva
+Lyon, o il sjourna quelque temps, s'embarqua sur le Rhne, et rentra
+enfin dans Avignon, aprs environ huit mois d'absence.
+
+[Note 493: 1333.]
+
+Il n'y trouva plus l'vque de Lombs, que les affaires de sa famille
+avaient appel Rome. Dans l'loignement des empereurs et des papes,
+les Colonne et les Ursins s'y disputaient le pouvoir. Deux factions
+aussi acharnes que l'avaient t Florence celle des Blancs et des
+Noirs, y marchaient sous leurs enseignes. Le parti des Colonne l'avait
+emport dans des actions sanglantes; celui des Ursins mditait sa
+vengeance; et Jacques Colonne tait all renforcer de ses conseils et de
+son courage sa famille et son parti. L'absence n'avait pu ni gurir
+Ptrarque de son amour, ni adoucir les rigueurs de Laure. Il la retrouva
+aussi rserve, aussi svre qu'auparavant. Ce fut alors qu'il prit plus
+de got pour la solitude et surtout pour le sjour enchant de
+Vaucluse[494]. Il s'y retirait souvent: il errait au bord des eaux, dans
+les bois, sur les montagnes. Il calmait les agitations de son ame en les
+exprimant dans ses vers. Ceux qu'il fit cette poque de sa vie ont
+cette expression vraie et mlancolique qui ne peut venir que d'un coeur
+profondment touch. Il cherchait inutilement des consolations dans la
+philosophie; il essaya d'en trouver dans la religion. Il avait connu
+Paris un religieux augustin nomm Denis _de Robertis_, n au bourg
+St.-Spulcre prs de Florence, l'un des plus savants hommes de son
+temps, orateur, pote, philosophe, thologien et mme astrologue. Charm
+de trouver un compatriote dans un pays qu'il regardait comme barbare, il
+lui avait ouvert son coeur: il lui crivit d'Avignon, pour lui demander
+des directions dans l'tat de souffrance, d'anxit et presque de
+dsespoir o il tait rduit. Il en obtint sans doute de trs-bons
+conseils, et prit, pour se gurir de son amour, d'excellentes
+rsolutions; mais il suffisait d'un coup-d'oeil de Laure pour les faire
+vanouir. Une maladie singulire et presque pestilentielle, qui se
+rpandit alors dans le Comtat, pensa la lui ravir, et il l'en aima
+encore davantage.
+
+[Note 494: 1334.]
+
+Le pape paraissait alors principalement occup de deux grandes
+entreprises; une nouvelle croisade et le rtablissement du saint-sige
+Rome. Dans la premire, il fut jou par Philippe de Valois, qu'il en
+avait dclar le chef, et qui en profita pour se faire donner pendant
+six ans les dcimes du clerg de France; dans la seconde, il amusait
+lui-mme les Romains et les Italiens de belles promesses, qu'il tait
+rsolu de ne point tenir. Ptrarque trouva dans ces deux projets
+quelque diversion son amour. Il eut, malgr ses lumires, la faiblesse
+d'approuver le premier: son amour pour Rome lui fit pouser ardemment le
+second; c'est sur les deux ensemble, mais particulirement sur le projet
+de croisade, qu'il adressa une de ses plus belles odes[495] son ami
+l'vque de Lombs.
+
+[Note 495:
+
+ _O aspettata in ciel, beata e bella,
+ Anima_, etc.]
+
+La mort de Jean XXII fit vanouir ses esprances. Ce pape mourut
+quatre-vingt-dix ans, et conserva jusqu' la fin sa force de tte et sa
+vivacit d'esprit; homme simple dans ses moeurs, sobre, conome si l'on
+veut, mais conome jusqu' la plus sordide avarice de trsors acquis par
+la simonie et par de criantes exactions[496]. Entt dans ses ides et
+opinitre dans ses desseins, il ne put cependant russir ni dposer,
+comme il le voulait, l'empereur Louis de Bavire, ni dtruire les
+Gibelins en Italie, ni faire adopter par l'glise son opinion sur la
+_vision batifique_[497]. Il avait eu beau donner de bons bnfices
+ceux qui lui apportaient en faveur de cette opinion quelques passages
+des Pres, perscuter ceux qui l'attaquaient, les emprisonner ou les
+citer et les rechercher sur leur foi, il y eut un soulvement gnral
+contre cette aberration de la sienne; son _infaillibilit_ fut
+contrainte d'avouer avant sa mort qu'elle avait t surprise, et il se
+rtracta, comme d'une hrsie, de ce qu'il avait employ tant de
+violence faire adopter comme un point de doctrine.
+
+[Note 496: Il vendait ouvertement les bnfices, et surtout les
+vchs, dont il s'attribua le premier la nomination, faite jusqu'alors
+par les glises. Avant de confrer les bnfices, il les laissait vaquer
+long-temps et en percevait les revenus, etc. Il amassa un trsor de
+quinze millions de florins, selon quelques historiens, et de dix-huit
+selon Jean Villani, qui le savait de son frre, banquier du pape
+Avignon, et l'un de ceux qui, aprs la mort de Jean XXII, furent
+employs compter ce trsor. On n'y comprend pas sept millions en
+joyaux, argenterie et vases sacrs. Voyez Giov. Villani, _Istor_, lib.
+XI, c. 19 et 201.]
+
+[Note 497: Il croyait, prchait et soutenait que les ames des justes
+ne jouiraient de la vision intuitive de Dieu, qu'ils ne verraient Dieu
+face face qu'aprs le jugement universel. En attendant, elles sont,
+disait-il, sous l'autel, c'est--dire sous la protection de l'humanit
+de J.-C. Il fondait son opinion sur ce passage de l'Apocalypse: _Vidi
+animas interfectorum propter verbum Dei._ c. 6, v. 19. On dit que cette
+opinion n'tait pas nouvelle, et que S. Irene, Tertullien, Origne,
+Lactance, S. Hilaire, S. Chrysostme, etc. avaient pens comme lui.
+_Mm. pour la Vie de Petr._ t. I, p. 252.]
+
+Jacques Fournier, son successeur sous le nom de Benot XII, ne remplit
+pas plus que lui le voeu de Ptrarque pour le retour de la cour romaine
+en Italie, malgr une trs-belle ptre en vers latins, que le pote lui
+adressa sur ce sujet. Le nouveau pape lui en ta mme tout--fait
+l'espoir par le soin qu'il prit le premier de btir Avignon un palais
+pontifical, et d'encourager, par son exemple, les cardinaux y lever
+pour eux des palais et des tours. Mais il fit pour la fortune de
+Ptrarque, qui avait alors trente ans, ce que Jean XXII n'avait pas
+fait; il lui donna un canonicat de Lombs et l'expectative d'une
+prbende[498]. Notre pote acquit alors deux nouveaux amis dans Azon de
+Corrge et Guillaume de _Pastrengo_, qui taient venus dfendre auprs
+du pape les intrts des seigneurs de Vrone contre les _Rossi_, au
+sujet de la ville de Parme; et cette amiti, qui l'engagea, malgr son
+aversion pour le barreau, plaider en public pour Azon, personnellement
+attaqu par Marsile _de Rossi_, lui fournit l'occasion de prouver qu'il
+et t le plus grand orateur de son temps, s'il n'et mieux aim en
+tre le plus grand pote[499].
+
+[Note 498: 1335.]
+
+[Note 499: _Mm. sur la Vie de Ptr._, t. I, p. 274.]
+
+Parmi ces faveurs de la fortune et ce nouvel clat de renomme, l'tat
+de son me tait toujours le mme. Au moment o il concevait quelques
+esprances, Laure les lui tait par de nouvelles rigueurs; et lorsqu'il
+se voyait prs de vaincre sa passion pour elle, une rencontre, un
+regard, un mot plus favorable, le rendait plus amoureux que jamais. Il
+prit enfin le parti de se rfugier auprs de son meilleur ami, l'vque
+de Lombs, et de l'aller trouver Rome, o il tait appel depuis
+long-temps. Il s'y rendit par mer, et, dans la traverse de Marseille
+_Civita-Vecchia_ il ne s'occupa que de Laure. A son arrive, la guerre
+entre les Colonne et les Ursins remplissait la campagne de troupes des
+deux partis. II se rendit d'abord au chteau de _Capranica_; l'vque de
+Lombs et son frre mme, Etienne Colonne, snateur, c'est--dire
+magistrat suprme de Rome, vinrent l'y trouver, et l'emmenrent Rome
+avec eux[500]. Mais ni l'amiti de toute cette illustre famille, ni
+l'admiration que lui inspirrent les monuments de l'ancienne capitale du
+monde, ne purent l'y retenir long-temps. Il reprit le chemin de la
+France, et, aprs quelques voyages sur terre et sur mer, dont on ignore
+galement les dtails et le but, il fut de retour Avignon dans l't
+de la mme anne. Quelques mois aprs, ayant achet Vaucluse une
+petite maison avec un petit champ, il alla s'y tablir avec ses livres,
+ses projets de travaux et d'tudes, et l'ineffaable souvenir de Laure.
+
+[Note 500: 1337.]
+
+Dans cette solitude profonde, pleine de ces beauts agrestes et sauvages
+qui ne plaisent qu'aux coeurs sensibles, il resta une anne entire,
+seul, mme sans domestiques, servi par un pauvre pcheur, et seulement
+visit de temps en temps par ses plus intimes amis. L'vque de
+Cavaillon, Philippe de Cabassole, fut bientt du nombre; Vaucluse tait
+dans son vch; il y avait mme une maison de campagne. C'tait un
+homme distingu par ses talents et par l'tendue de ses connaissances;
+c'tait, comme dit Ptrarque, un petit vque et un grand homme[501].
+Ils taient dignes l'un de l'autre; leur liaison ne tarda pas devenir
+une troite amiti. Ptrarque tait appel de temps en temps Avignon,
+soit par quelques affaires, soit par ces impulsions secrtes qui nous
+ramnent souvent, notre insu, aux lieux mmes que nous voulons fuir.
+Laure qui l'aimait sans se l'avouer peut-tre, et qui ne voulait pas le
+perdre, employait dans ces petits voyages toutes ces innocentes ruses,
+qui sont dit-on, le partage du sexe le plus faible, et qui lui donnent
+tant d'empire sur celui qui se dit le plus fort. C'taient autant
+d'vnements dans cette passion singulire qui n'en a point d'autres.
+Ptrarque de retour dans sa solitude, livr des agitations toujours
+plus fortes, n'avait point de soulagement plus doux que d'pancher dans
+ses posies touchantes les sentiments dont il tait comme oppress.
+Parmi celles de cette poque on distingue surtout ces trois clbres
+_canzoni_ sur les yeux de Laure, que les Italiens appellent les trois
+Soeurs, les trois Grces, et dont ils ne parlent qu'avec un enthousiasme
+qui ne permet ni la critique, ni mme en quelque sorte l'examen.
+
+[Note 501: _Purvo episcopo et magno viro._]
+
+Un autre art vint l'aider retracer les traits de Laure; Simon de
+Sienne, lve de _Giotto_, qui venait de mourir, fut appel Avignon,
+pour embellir de quelques tableaux, le palais pontifical[502]. Ptrarque
+obtint de lui un petit portrait de sa matresse, et l'en paya par deux
+sonnets qui, selon l'expression de Vasari, ont donn plus de renomme
+ce peintre, que n'auraient fait tous ses ouvrages. Laure consentit-elle
+ se laisser peindre pour celui qui avait immortalis sa beaut par des
+traits plus durables; ou fut-elle peinte pour sa famille, et Ptrarque
+obtint-il seulement du peintre, son ami, une copie de ce portrait; ou
+enfin la figure de Laure, frappa-t-elle assez les yeux de Simon Sienne,
+pour qu'il pt, aprs l'avoir vue, en fixer les traits sur la toile?
+C'est ce que l'histoire ne dit pas. Ce que l'on sait, c'est qu'elle lui
+parut assez belle pour qu'il en ait fait, dans la suite, sous diverses
+formes, la figure principale de plusieurs de ses meilleurs tableaux.
+
+[Note 502: 1339.]
+
+L'tude n'est pas un remde contre l'amour, c'est au contraire
+l'occupation qui s'allie le mieux avec lui; elle entretient l'esprit
+dans un tat de fermentation, elle lui donne une activit et des lans
+qui le mettent en quilibre avec les mouvements du coeur. Dans ses
+aspirations vers la gloire, elle promet un noble hommage la beaut qui
+en est digne; elle offre un moyen de plus d'obtenir et de fixer son
+choix. Ptrarque, dans sa retraite de Vaucluse, n'oubliait point les
+grands projets qu'il y avait apports; il entreprit, en latin, une
+Histoire romaine, depuis la fondation de Rome jusqu' Titus; les tudes
+qu'il fit pour l'crire, l'enflammrent d'une admiration nouvelle pour
+Scipion l'Africain, qu'il avait prfr de tout temps tous les autres
+hros de Rome, et il conut le plan d'un pome pique en vers latins,
+dont la seconde guerre d'Afrique lui fournit le sujet et le titre. Il se
+mit aussitt l'ouvrage, et travailla avec tant d'ardeur, que, dans
+l'espace d'une anne, le pome se trouva dj assez avanc pour qu'il
+pt le communiquer ses amis. Un pome de ce genre, tait, cette
+poque, une chose si nouvelle, qu'elle devait exciter dans tous ceux qui
+en entendraient parler, un redoublement d'admiration pour l'auteur.
+Aussi, le bruit en fut peine rpandu, peine et-on pu juger par ses
+posies latines dj connues, de la manire dont il pouvait traiter un
+si beau sujet, qu'il devint l'objet de l'attention gnrale, et d'une
+espce de fanatisme qui lui faisait donner, sur de simples esprances,
+les noms de sublime et de divin[503].
+
+[Note 503: Tiraboschi, _Istoria della Letter. italiana_, t. V, l.
+III, c. 2.]
+
+Mais il portait plus haut son ambition. Ds sa premire jeunesse, il
+avait aspir la couronne potique. Il avait obtenu dans le cours de
+ses tudes, si l'on en croit Selden[504], le degr de matre ou de
+docteur en posie; le souvenir des jeux capitolins, o les potes
+taient couronns; la croyance populaire qu'Horace et Virgile l'avaient
+t au Capitole, chauffaient son imagination, et lui inspiraient le
+dsir d'obtenir les mmes honneurs: enfin le laurier avait pour lui un
+attrait de plus par son rapport avec le nom de Laure; mais il tait bien
+difficile de faire revivre ces antiques usages dans une ville o l'on
+n'avait plus depuis long-temps, d'activit que pour les troubles, o les
+hommes, plongs dans l'ignorance et dans l'oisivet d'esprit, n'avaient
+plus ni admiration pour la posie, ni estime pour les potes.
+
+[Note 504: _Titles of Honour_, t. III de ses OEuvres, cit par
+Gibbon, _Decline and fall_, etc., c. 70.]
+
+Sa persvrance et celle de ses amis vinrent bout de tous les
+obstacles: cette couronne, objet de tous ses voeux, lui fut offerte par
+une lettre du snat romain. Il la reut, Vaucluse, le 23 aot 1340,
+et, circonstance bien remarquable, six ou sept heures aprs, le mme
+jour, il reut une lettre pareille, du chancelier de l'Universit de
+Paris[505], qui lui proposait le mme triomphe. Il donna la prfrence
+Rome; mais il ne s'y rendit pas directement. Il s'embarqua pour Naples,
+o la grande renomme du roi Robert et l'assurance d'en tre bien reu
+l'attiraient. C'tait, comme nous l'avons vu, le prince le plus clbre
+de l'Europe par son esprit, ses connaissances, et son amour clair pour
+les lettres. L'opinion qu'on avait de lui en Italie, tait telle, que
+Ptrarque ne crut point avoir mrit la couronne qu'on lui dcernait, si
+Robert, aprs l'avoir examin publiquement, ne prononait qu'il en tait
+digne. Ce roi avait beaucoup contribu la lui faire offrir. C'tait
+l'ami de Ptrarque, le bon pre Denis, du bourg de Saint-Spulcre, qui
+lui avait mnag la faveur de Robert, qui avait fait connatre au roi
+ses ouvrages, et avait inspir ce monarque, une juste admiration pour
+le gnie de son ami. Robert passa de l'admiration la confiance. Il
+consulta par crit Ptrarque, sur une pitaphe qu'il avait faite pour sa
+nice qui venait de mourir[506]. Le pote rpondit au roi par de grands
+loges, et sema sa lettre de traits d'rudition et de philosophie, qui
+ne pouvaient qu'augmenter l'opinion que Robert avait conue de lui. Il
+crivit peu de jours aprs[507] au pre Denis, et lui dit
+trs-clairement, qu'occup comme il l'tait du projet d'obtenir le
+laurier potique, il ne voulait, tout considr, le devoir qu'au roi
+Robert[508]. Cette rsolution fut sans doute communique au roi. Robert
+alors employa son influence, qui tait toute puissante Rome, pour
+dterminer le snat romain. Il dsirait avec passion de connatre
+personnellement Ptrarque. Il fut charm de le voir arriver sa cour,
+et flatt du motif qui l'y amenait. Il lui fit l'accueil le plus
+distingu, eut avec lui ces entretiens o chacun d'eux se confirma dans
+l'opinion qu'il avait conue de l'autre, et voulut le conduire lui-mme
+dans les environs de Naples, surtout la grotte de Pausilippe, et au
+prtendu tombeau de Virgile[509].
+
+[Note 505: Robert de Bardi. Il tait en mme temps chancelier de
+l'glise mtropolitaine de Paris, place qu'il tenait du pape Benot XII.
+Robert de Bardi tait Florentin, et ami de Ptrarque.]
+
+[Note 506: Elle se nommait Clmence, et tait veuve de Louis X ou
+Louis Hutin, roi de France.]
+
+[Note 507: La rponse au roi est du 26 dcembre 1339, et la lettre
+au pre Denis, du 4 janvier suivant. La lettre de Robert ne s'est point
+conserve; la rponse de Ptrarque et sa lettre au pre Denis, ne se
+trouvent ni dans l'dition de Ble, ni dans celle de Genve; mais elles
+sont dans le beau manuscrit, n. 8568, de la Bibliothque impriale,
+_Familiar._ l. IV, p. 1 et 2.]
+
+[Note 508: _Nosti enim quod de laurea cogito, quam, singula librans,
+proeter ipsum de quo loquimur regem, nulli omnin mortalium debere
+institui._ Loc. cit. p. I.]
+
+[Note 509: 1341.]
+
+Le roi fut curieux de connatre le pome de l'Afrique. Ptrarque lui en
+lut quelques livres, dont il fut si enchant, qu'il tmoigna le dsir
+d'en recevoir la ddicace. Le pote promit, et il tint parole au prince,
+mme aprs sa mort. Robert ne se lassait point d'avoir avec lui, soit
+des confrences publiques sur la posie ou sur l'histoire, soit des
+entretiens particuliers. Il en remportait chaque jour plus d'estime.
+Voulant donner ce sentiment un grand clat, et rpondre au voeu que
+Ptrarque lui-mme avait form, il lui fit subir publiquement un examen
+sur toutes sortes de matires de littrature, d'histoire et de
+philosophie. Cet examen dura trois jours, depuis midi jusqu'au soir. Le
+troisime jour il le dclara solennellement digne de la couronne
+potique, et consigna dans des lettres-patentes son examen et son
+jugement. Dans son audience de cong, aprs lui avoir fait promettre
+qu'il reviendrait bientt le voir, le roi se dpouilla de la robe qu'il
+portait ce jour-l, et la lui donna, en disant qu'il voulait qu'il en
+ft revtu le jour de son couronnement au Capitole: enfin, pour se
+l'attacher au moins par un titre, il lui fit expdier un brevet de son
+aumnier ordinaire.
+
+Dans un de leurs derniers entretiens Robert avait demand Ptrarque
+s'il n'tait jamais all la cour du roi de France, Philippe de Valois.
+Le pote lui rpondit qu'il n'en avait jamais eu la pense. Le roi
+sourit, et lui en demanda la raison. C'est, dit Ptrarque, parce que je
+n'ai pas voulu jouer le rle d'un homme inutile et importun auprs d'un
+roi tranger aux lettres. J'aime mieux tre fidle l'alliance que j'ai
+faite avec la pauvret que de me prsenter dans le palais des rois, o
+je n'entendrais personne, et o personne ne m'entendrait. Il m'est
+revenu, reprit Robert, que son fils an ne ngligeait pas l'tude. Je
+l'ai ou dire aussi, rpartit Ptrarque; mais cela dplat au pre, et
+l'on assure, sans que je veuille le garantir, qu'il regarde les
+prcepteurs de son fils comme ses ennemis personnels; c'est ce qui m'a
+t jusqu' la plus lgre tentation de l'aller voir. Alors cette ame
+gnreuse, c'est Ptrarque lui-mme qui le raconte ainsi[510], frmit et
+se montra pntre d'horreur. Aprs un moment de silence, pendant lequel
+il tait rest les yeux fixs sur la terre et l'indignation peinte sur
+le visage, il releva la tte en disant: Telle est la vie des hommes,
+telle est la diversit des jugements, des gots et des volonts. Pour
+moi, je jure que les lettres me sont beaucoup plus douces et plus chres
+que ma couronne, et que s'il fallait renoncer l'un ou l'autre, je me
+priverais plus volontiers de mon diadme que des lettres.
+
+[Note 510: Ce rcit intressant termine le premier livre de ses
+_Rerum memorandarum_, v. d. de Ble, 1581, p. 405.]
+
+Ptrarque partit enfin de Naples, arriva Rome le second jour, et fut
+couronn solennellement deux jours aprs au Capitole[511]. Revtu de la
+robe que le roi de Naples lui avait donne, il marchait au milieu de six
+principaux citoyens de Rome, habills de vert, et prcds par douze
+jeunes gens de quinze ans vtus d'carlate, choisis dans les meilleures
+maisons de la ville. Le snateur Orso, comte de l'Anguillara, ami de
+Ptrarque, venait ensuite accompagn des principaux du conseil de ville,
+et suivi d'une foule innombrable, attire par le spectacle d'une fte
+interrompue depuis tant de sicles. L'histoire en a conserv les
+dtails[512], qui occuperaient ici trop de place. Ils sont faits pour
+enflammer l'imagination des amants de la gloire; mais la manire dont
+Ptrarque envisageait ce triomphe dans sa vieillesse est capable de la
+refroidir. Cette couronne, crivait-il[513], ne m'a rendu ni plus
+savant, ni plus loquent; elle n'a servi qu'a dchaner l'envie contre
+moi, et me priver du repos dont je jouissais. Depuis ce temps, il m'a
+fallu tre toujours sous les armes; toutes les plumes, toutes les
+langues taient aiguises contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis;
+j'ai port la peine de mon audace et de ma prsomption. Au reste il est
+peut-tre aussi bon pour l'homme qu'inhrent sa nature, d'prouver de
+fortes illusions dans sa jeunesse, et d'y renoncer son dclin.
+
+[Note 511: Le jour de Pques, 8 avril 1341.]
+
+[Note 512: Voy. _Rer. ital. script._, vol XII, p. 540, B. C'est vers
+la fin des fragments des Annales romaines de _Lodovico Monaldesco_. _In
+questo tempo_, dit l'annaliste, _misser Urso venne a coronar misser
+Francesco Petrarca, nobile poeta et saputo, etc._ Et il fait ensuite
+la description de toute la crmonie.]
+
+[Note 513: _Senit._, I. XV, p. I.]
+
+Empress de reparatre Avignon avec sa couronne, Ptrarque en reprit
+la route peu de jours aprs, mais par terre, et en traversant la
+Lombardie. Il se dtourna un peu pour aller voir Parme son ami Azon de
+Corrge et sa famille. C'tait le moment o, aprs avoir command dans
+cette principaut pour son neveu, _Mastino della Scala_, Azon venait de
+s'en rendre matre sous prtexte de l'affranchir. Il retint Ptrarque
+auprs de lui par tous les tmoignages d'amiti, de confiance; il le
+consultait sur son gouvernement, sur ses oprations, sur toutes ses
+affaires; il ne lui parlait que du bonheur qu'il voulait rpandre, que
+de suppression d'impts, de bonne administration, de libralits, de
+libert; mais rien ne pouvait changer dans Ptrarque son got pour le
+recueillement, la mditation, la solitude. Ds qu'il pouvait disposer de
+lui, il errait dans les environs de Parme avec ses deux compagnes
+insparables, la posie et l'image de Laure. Il choisit dans la ville
+mme une petite maison avec un jardin et un ruisseau; il la loua
+d'abord, l'acheta ensuite, et la fit rebtir selon son got. C'est l
+qu'il termina son pome de l'Afrique; c'est l qu'il aurait pass
+l'anne peut-tre la plus heureuse de sa vie s'il n'y avait t troubl
+presque coup sur coup par la perte de ses meilleurs amis.
+
+Le premier fut un de ses anciens camarades d'tudes l'Universit de
+Bologne[514], et le second, le meilleur et le plus cher de tous,
+l'vque de Lombs. Ptrarque se disposait l'aller rejoindre dans son
+diocse. Il le vit la nuit en songe; il lui vit la pleur de la mort.
+Frapp de cette vision, il en fit part plusieurs amis. Vingt-cinq
+jours aprs il apprit que Jacques Colonne tait mort prcisment le jour
+o il lui tait apparu. Un esprit faible et tir de l des
+consquences. La douleur n'gara point celui du pote philosophe. Je
+n'en ai pas pour cela, crivait-il, plus de foi aux songes que Cicron
+qui avait eu, comme moi, un rve confirm par le hasard. Enfin son bon
+pre Denis du bourg Saint-Spulcre, mourut aussi Naples, peu de temps
+aprs[515].
+
+[Note 514: _Thomas Caloria_, de Messine.]
+
+[Note 515: 1342.]
+
+Ces pertes accumules firent tant d'impression sur lui, qu'il ne
+recevait plus de lettres sans trembler et sans plir[516]. Il venait
+d'tre nomm archidiacre de l'glise de Parme; il partageait son temps
+entre ses tudes et les fonctions de sa place, entre son cabinet et son
+glise. Un vnement imprvu l'obligea de repasser les Alpes. Benot XII
+tait mort, et Clment VI lui avait succd. Les Romains envoyrent au
+nouveau pape une dputation solennelle, compose de dix-huit de leurs
+principaux citoyens, pour lui demander plusieurs grces, et surtout pour
+tcher d'obtenir de lui qu'il rapportt la tiare aux trois couronnes
+dans la ville aux sept collines. Ptrarque, qui avait reu lors de son
+couronnement le titre de citoyen romain, fut du nombre de ces
+ambassadeurs, et mme charg de porter la parole. Il quitta, mais
+regret, sa douce retraite, et s'acquitta de sa commission avec son
+loquence ordinaire, mais avec aussi peu de fruit pour l'objet qu'il
+avait le plus coeur, le retour du pape en Italie. Clment VI, n
+Franais[517], et lev dans le grand monde, aimait le luxe et le
+plaisir; ses manires taient nobles et polies, son got pour les
+femmes, peu difiant dans un pape, tait accompagn d'autres gots
+dlicats qui le rendaient un souverain trs-aimable. Sa cour ne fut
+gure plus vicieuse que les prcdentes, cela et t difficile, mais
+elle fut plus agrable et plus brillante. Il rcompensa Ptrarque de sa
+harangue par un prieur dans l'vch de Pise[518]; et, comme il avait
+dans l'esprit toute la pntration et la culture qui pouvaient lui faire
+apprcier le premier homme de son sicle, il l'admit dans sa familiarit
+et dans son commerce intime. Ptrarque crut pouvoir en profiter pour le
+succs de ses vues sur l'Italie; mais il ne put russir, mme lui
+inspirer le dsir de la voir.
+
+[Note 516: _Fam._, l. IV, p. 6.]
+
+[Note 517: Il se nommait Pierre Roger, et avait t chancelier de
+France.]
+
+[Note 518: Le prieur de _Migliarino_.]
+
+Il se dlassait du spectacle de cette cour, scandaleux et fatigant pour
+un esprit aussi sage, dans le commerce de ses deux amis, Lello et Louis,
+qu'il nommait toujours Loelius et Socrate. Il avait revu Laure; le temps,
+la persvrance, la gloire qu'il avait acquise, la lui avaient rendue
+plus favorable. Elle ne le fuyait plus; et lui, plus amoureux que
+jamais, ne cherchait qu'elle dans le monde, ne rvait qu'a elle dans la
+solitude. Un de ses plus chers amis, _Sennuccio del Bene_, pote
+florentin, attach au cardinal Colonne, et qui vivait dans la socit de
+Laure, tait le confident de ses amours. Mais il n'eut jamais lui
+confier que des peines, des dsirs, de faibles esprances; et, loin de
+s'affaiblir, sa passion semblait s'accrotre: et il aimait ainsi depuis
+quinze ou seize ans[519]. Il avait pourtant un autre confident que
+_Sennuccio_, c'tait le public, c'tait le monde entier, o ses posies
+avaient rendu clbre la beaut de Laure, la dlicatesse, la dure; et,
+si l'on ose ainsi parler, l'obstination de son amour pour elle. Tous
+les trangers qui venaient Avignon voulaient la voir; mais dj le
+temps lui imprimait quelques unes de ses traces: quelque surprise
+involontaire se mlait l'admiration de ceux qui la voyaient pour la
+premire fois. Ptrarque tait aussi fort chang; mais son coeur tait
+toujours le mme, et Laure tait, ses yeux, aussi belle et aussi
+touchante que dans la fleur de la jeunesse et dans les premiers temps de
+son amour.
+
+[Note 519: 1343.]
+
+Une mission politique vint l'en distraire pour quelque temps. Le bon roi
+Robert tait mort, et n'avait laiss que deux petites filles, dont
+l'ane, Jeanne, avait t marie neuf ans avec Andr, fils du roi de
+Hongrie, qui n'en avait que six. Il y avait dix ans de ce mariage, et
+les deux jeunes poux, au lieu de prendre du got l'un pour l'autre,
+avaient conu une aversion qui eut bientt des suites funestes et
+terribles. Robert leur avait laiss en mourant un conseil de rgence. Le
+pape, seigneur suzerain de Naples, prtendait que le gouvernement du
+royaume lui appartenait pendant la minorit de Jeanne; et ce fut
+Ptrarque qu'il choisit pour aller faire valoir ses droits. Le cardinal
+Colonne, qui avait beaucoup servi diriger ce choix, en profita, et
+chargea l'envoy du pape de solliciter la libert de quelques
+prisonniers injustement dtenus dans les prisons de Naples. Ptrarque,
+malgr son aversion pour la mer, prit cette voie, plus courte et plus
+sre, cause des brigands qui continuaient d'infester l'Italie. Il
+trouva la cour de Naples remplie d'intrigues et de divisions qui
+prsageaient de prochains orages, et gouverne par un petit moine
+cordelier, sale, dbauch, cruel et hypocrite, que le roi de Hongrie
+avait donn pour prcepteur son fils Andr, et dont je paratrais
+former plaisir le portrait hideux, si je copiais celui qu'en a laiss
+Ptrarque[520]. Ce moine, selon l'esprit des gens de sa robe, s'tait
+empar du gouvernement des affaires; et c'est avec lui qu'un homme tel
+que Ptrarque fut oblig de traiter.
+
+[Note 520: Pour qu'on ne croie pas que j'exagre, voici
+textuellement ce portrait. _Nulla pictas, nulla veritas, nulla fides;
+horrendum tripes animal, nudis pedibus, aperto capite, paupertate
+superbum, marcidum deliciis vidi, homunculum vulsum ac rubicundum,
+obesis clunibus, inopi vix pallio contectum, et bonam corporis partem
+industri retegentem, utque in hoc habitu non solum tuos (nempe
+cardinalis Joannis de Columna) sed romani quoque pontificis affats,
+velut ex alt sanctitatis specul insolentissim contemnentem. Nec
+miratus sum: radicatam in auro superbiam secum fert; multum enim, ut
+omnium fama est, arca ejus et toga dissentiunt, etc._ Familiar. l, V,
+ep. 3.]
+
+Il en fut reu avec une hauteur et une duret rvoltantes. Pendant les
+longueurs de ces deux ngociations, il visita de nouveau les environs de
+Naples, avec deux de ses amis, Jean _Barili_ et _Barbato_ de Sulmone. La
+jeune reine, qui peut-tre, sans les intrigues qui l'entouraient et les
+mauvais conseils dont elle tait obsde, aurait eu un meilleur sort,
+aimait les lettres. Elle eut quelques conversations avec Ptrarque, qui
+lui donnrent pour lui beaucoup d'estime. A l'exemple de son grand-pre,
+elle se l'attacha par le titre de son chapelain particulier. Mais ni
+cette cour, ni les moeurs qu'il y voyait rgner, ne pouvaient lui plaire.
+Une fte o il fut entran sans en connatre l'objet, le dcida en
+sortir. Il regardait la cour qui assistait cette fte en grande pompe,
+et entoure d'un peuple immense. Tout coup il s'lve de grands cris
+de joie, Ptrarque se dtourne: il voit un jeune homme d'une beaut et
+d'une force extraordinaires, couvert de poussire et de sang, qui vient
+expirer presque ses pieds. C'tait un spectacle de gladiateurs.
+L'horreur qu'il en conut lui fit hter son dpart. Il n'avait
+d'ailleurs pu rien obtenir pour l'largissement des prisonniers. Quant
+l'affaire de la rgence, sur le compte qu'il en avait rendu au pape,
+Clment VI, aprs avoir cass celle que le roi Robert avait tablie,
+venait d'envoyer un cardinal lgat, pour prendre en son nom le
+gouvernement de Naples, jusqu' la majorit de la reine. Ptrarque put
+alors quitter cette ville: il partit en dtestant la barbarie de ses
+habitants, qui, au lieu des vertus de l'ancienne Rome, n'imitaient que
+sa frocit[521].
+
+[Note 521: _Famil._, l. V, p. 5.]
+
+Il avait t dangereusement malade Naples; le bruit de sa mort s'tait
+mme rpandu dans l'Italie: un mdecin de Ferrare, qui tait aussi
+pote, se hta de faire ce sujet un pome allgorique et bizarre,
+intitul: _la Pompe funbre de Ptrarque_[522]. Cette triste folie
+accrdita si bien le faux bruit de sa mort, qu'en revenant de Naples, il
+fut pris par des hommes crdules pour un spectre ou pour une ombre, et
+que plusieurs eurent besoin, pour le croire vivant, de joindre le
+tmoignage du toucher celui des yeux. Il se rendit sans difficults
+jusqu' Parme; mais l, il trouva le pays en feu, les Corrge diviss
+entre eux, en guerre avec les princes voisins[523], et bloqus par une
+arme ennemie; la Lombardie inonde de compagnies d'armes qui y
+mettaient tout au pillage, enfin sa chre Italie en proie aux horreurs
+des guerres de parti, et comme au temps des barbares, couverte de sang
+en de ruines[524]. Il ne pouvait, sans danger, ni rester Parme, ni en
+sortir. Il prfra ce dernier parti. Ce ne fut qu'avec des risques
+infinis et aprs des accidents graves, qu'il parvint, pour ainsi dire,
+s'chapper de l'Italie. Il se revit avec enchantement dans cette ville
+d'Avignon, dont il disait, crivait et pensait tant de mal, et o il
+revenait toujours. Il se hta d'aller goter quelque repos dans son
+Parnasse transalpin, c'est ainsi qu'il nommait sa maison de Vaucluse.
+Son Parnasse cisalpin tait Parme. La ville o habitait Laure, les
+campagnes environnantes o elle se promenait souvent, donnrent une
+nouvelle ardeur son amour, et rendirent sa verve potique son
+heureuse fcondit.
+
+[Note 522: Ce mdecin se nommait Antoine _de' Beccari_. Ptrarque
+tait depuis long-temps en liaison avec lui, et ne lui sut point mauvais
+gr de cette plaisanterie; il y rpondit mme par un sonnet, qui est le
+95e. du _Canzoniere_. La pice d'Antoine, qu'on appelle communment
+Antoine de Ferrare, se trouve dans le Recueil qui suit _la Bella Mano_,
+d. de Paris, 1595; elle commence par ce vers:
+
+ _Io ho gi letto il pianto de' Romani._]
+
+[Note 523: Azon avait promis de remettre au bout de cinq ans la
+ville de Parme _Luchino Visconti_, qui lui en avait fait obtenir la
+seigneurie: le terme arriv, il la vendit au marquis de Ferrare. Cette
+perfidie excita contre lui la haine des _Visconti_, et de leurs allis
+les _Gonzague_; c'tait le sujet de cette guerre peu honorable pour les
+_Corrge_.]
+
+[Note 524: 1344.]
+
+Mais s'il tait constant en amour, il avait dans l'esprit une agitation
+qui le portait sans cesse changer de lieu, et qui peut-tre avait pour
+premire cause, son amour mme. Cette passion, toujours au mme degr de
+force, et toujours aussi peu rcompense, lui paraissait peut-tre moins
+convenable dans un archidiacre de quarante ans. Plusieurs causes lui
+rendaient le sjour d'Avignon de plus en plus insupportable. Le luxe et
+le dsordre des moeurs y taient au comble: sa fortune n'y avanait
+point, et son plus chaud protecteur lui-mme, le cardinal Colonne,
+n'avait encore rien fait pour lui: Ason de Corrge, rconcili avec
+_Mastino della Scala_, le pressait vivement de revenir. Il prit enfin le
+parti de quitter pour toujours Avignon, Laure et Vaucluse. Il eut mille
+peines se sparer du cardinal sans rompre leur amiti. En prenant
+cong de Laure, il la vit plir, et chancela dans rsolutions; mais
+enfin il partit[525], alla directement Parme, o il resta peu de temps
+pour ses affaires, et de l, s'embarqua sur le P; il descendit
+Vrone, o Azon l'attendait. A peine y tait-il tabli, que ses
+incertitudes recommencrent. Ses amis d'Avignon faisaient tous leurs
+efforts pour l'y rappeler. L'un lui peignait la tristesse et les regrets
+de Laure; l'autre le dsir que le cardinal Colonne avait de le revoir;
+un troisime, le mme voeu form par le pape, et le soin que ce pontife
+prenait souvent de s'informer de sa sant. Ptrarque rsista quelque
+temps, mais il cda, comme il cdait toujours, et revint Avignon par
+la Suisse.
+
+[Note 525: 1345.]
+
+L'accueil que lui fit Clment VI, fut proportionn la crainte qu'il
+avait eue de le perdre, et aux progrs de sa renomme qui allait
+toujours croissant. Il voulut le fixer par une faveur plus solide. La
+charge de secrtaire apostolique tait vacante, il la lui offrit.
+C'tait une place d'intime confiance et de grand crdit, mais laborieuse
+et assujtissante; Ptrarque, qui ne voulait point de chanes, mme
+dores, la refusa. Ses autres chanes, celles que son coeur ne pouvait
+briser, devinrent plus lgres au moment de son retour. Laure, charme
+de le revoir, le traita mieux; mais bientt elle reprit ses rigueurs
+accoutumes, et la lyre de Ptrarque ses chants plaintifs.
+
+Jamais elle ne fut plus fertile que cette anne[526]. Les moindres
+bonts de Laure, et ses frquentes svrits, ses maladies, ses
+chagrins, les petites querelles qui peuvent exister entre deux amants
+qui se parlent peine, tout dans cette imagination potique, devenait
+un sujet pour ses vers. Un hommage public que reut la beaut de Laure,
+lui en fournit un singulier. Charles de Luxembourg, qui fut peu de temps
+aprs l'empereur Charles IV, tait Avignon. Parmi les ftes qu'on lui
+donna, il y eut un bal par o l'on avait runi toutes les beauts de la
+ville et de la province. Charles, qui avait beaucoup entendu parler de
+Laure, la chercha dans le bal, et l'ayant aperue, il carta, par un
+geste, toutes les autres dames, s'approcha d'elle et lui baisa les yeux
+et le front. Tout le monde applaudit, et Ptrarque, selon sa coutume,
+clbra cet vnement par un sonnet[527]. Il avoue, dans le dernier
+vers, que cet acte, un peu trange, le _remplit d'envie_[528]; le terme
+est doux, pour exprimer un sentiment qui ne devait pas l'tre. Il
+fallait, on en conviendra, que l'illusion des privilges du rang ft
+bien forte, pour qu'un amant pt prendre plaisir voir un prince jeune
+et galant, imprimer un baiser sur le front et surtout sur les yeux de
+sa matresse!
+
+[Note 526: 1346.]
+
+[Note 527: _Real natura, angelico intelletto_, etc.]
+
+[Note 528:
+
+ _M'empi d'invidia l'atto dolce e strano_,]
+
+Telle tait la mobilit du gnie de Ptrarque et la souplesse de son
+esprit, qu'il passait rapidement de ses rveries d'amour des tudes
+graves, des mditations philosophiques et mme pieuses. Un voyage
+qu'il fit la Chartreuse de Moutrieu[529], o son frre Grard avait
+pris l'habit depuis cinq ans, lui laissa des impressions auxquelles il
+obit ds qu'il fut de retour Vaucluse; il y composa un trait _du
+Loisir des Religieux_[530], qu'il envoya aussitt ces bons pres, et
+dont l'objet tait de leur faire sentir les douceurs et les avantages de
+leur tat, compar la vie inquite et agite des gens du monde[531].
+Que l'tat monastique et des avantages pour ceux qui le professaient,
+quand ils avaient pu vaincre les affections les plus naturelles et les
+plus douces, cela n'a jamais t mis en question; la vraie question
+tait de savoir de quelle utilit il pouvait tre pour la socit civile
+qu'une classe nombreuse d'hommes jouit de tels avantages, en consommant
+une partie considrable de ses produits, sans prendre la moindre part
+aux travaux, aux dangers et aux agitations qu'elle impose. Mais cette
+question est dcide, ou plutt n'en est plus une depuis long-temps.
+
+[Note 529: 1347.]
+
+[Note 530: _De otio religiosorum_.]
+
+[Note 531: _Mm. pour la Vie de Ptrarque_, t. II, p. 315.]
+
+Un objet plus grand et d'un plus haut intrt, vint rclamer l'attention
+de Ptrarque. On a vu quels avaient toujours t son amour pour
+l'Italie, son admiration pour Rome, quels taient ses voeux pour sa
+prosprit et pour sa grandeur. Il crut qu'ils allaient tre raliss
+par un homme qu'il connaissait, et que peut-tre il avait entretenu
+autrefois du dsir d'une rvolution pareille. Parmi les dix-huit
+embassadeurs que la ville de Rome avait envoys Clment VI, et du
+nombre desquels avait t Ptrarque, se trouvait un homme obscur, fils
+d'un cabaretier et d'une porteuse d'eau, mais qui s'tait donn
+lui-mme une ducation au dessus de son tat, et qui, ds sa jeunesse,
+s'tait rempli l'imagination des grands auteurs de l'ancienne Rome, et
+de l'tude de ses vieux monuments. On l'appelait _Cola di Rienzi_,
+c'est--dire Nicolas, fils de Laurent[532]. Un enthousiasme gal pour
+les mmes objets, forma entre Ptrarque et lui, runis dans la mme
+embassade, des liens assez troits d'amiti. Depuis long-temps ils
+s'taient perdus de vue, lorsque Ptrarque apprit, d'abord par la voix
+de la renomme, et ensuite par les couriers envoys la cour d'Avignon,
+que ce Rienzi avait rtabli la libert romaine, et chass les nobles qui
+en taient les tyrans; qu'il avait t revtu par le peuple d'une
+dictature voile sous la titre modeste du tribun; que son gouvernement
+s'annonait par une conduite ferme et des rglements sages; que ses vues
+s'tendaient sur l'Italie entire; que dj la plupart des villes, et
+mme par politique la plupart des princes, lui avaient adress des
+dputations ou des lettres; qu'enfin Rome et l'Italie allaient sortir,
+sous ses auspices, de l'tat de trouble, de servitude et d'anarchie o
+elles taient plonges.
+
+[Note 532: _Filius Laurentii_; par corruption en latin _Rentii_, en
+vulgaire _Renzi_ et _Rienzi_.]
+
+Transport de joie ces nouvelles, il crivit Rienzi, une lettre
+loquente, pour le fliciter de ses succs, et l'encourager dans son
+entreprise. Il le dfendit avec toute la chaleur et l'nergie de la
+persuasion et de l'amiti la cour du pape. La premire impression y
+avait t celle d'une terreur panique, et malgr les moyens adroits que
+le Tribun avait employs pour se rendre cette cour favorable, il s'en
+fallait beaucoup qu'il obtnt une approbation aussi gnrale que l'avait
+t la terreur. Bientt les folies de Rienzi diminurent encore le
+nombre de ses partisans, et redonnrent ses ennemis plus d'audace.
+Ptrarque les ignorait ou refusait d'y croire, et continuait de
+correspondre avec lui sur le ton de l'amiti, de l'approbation et du
+conseil. Il voulut aller lui-mme le diriger et le soutenir. Tous ses
+anciens motifs pour s'tablir dfinitivement en Italie, se prsentrent
+de nouveau son esprit. Ses amis de Lombardie et de Toscane,
+renouvelrent leurs instances. Il dit encore une fois adieu ceux
+d'Avignon, son Parnasse de Vaucluse, au pape, au cardinal Colonne,
+sa chre Laure. Il la vit dans un cercle de femmes o elle allait
+ordinairement; elle tait sans parure, srieuse et pensive. Son air
+tait plus triste encore qu' leurs premiers adieux. Son amant mu
+jusqu'aux larmes, se retira sans rien dire, en s'efforant de les
+cacher. Laure le suivit avec un regard si pntrant et si tendre, qu'il
+fut toujours grav dans sa mmoire et dans son coeur. De tristes
+prsentiments semblaient dire l'un et l'autre qu'ils ne se verraient
+plus.
+
+En arrivant Gnes, d'o il comptait aller Florence, Ptrarque apprit
+que son tribun ne faisait plus Rome, que des folies. Il changea
+d'avis, se rendit Parme, et des nouvelles plus tristes encore lui
+annoncrent le massacre de tous les nobles romains et celui de la
+famille presque entire des Colonne, fait par les ordres de Rienzi.
+Cette catastrophe lui causa la plus vive douleur, mais il ne perdait pas
+encore l'esprance de voir Rome libre, et il aurait tout souffert ce
+prix. Aucune illustre famille, crivait-il, ne m'est aussi chre dans
+le monde; mais la rpublique; mais Rome; mais l'Italie, me sont encore
+plus chres[533]. Il ne garda cependant pas long-temps l'illusion qui
+lui faisait supporter ce dsastre. La chute de Rienzi tait invitable;
+il tomba, et _son oeuvre fantastique_, comme l'appelle Villani[534], fut
+renverse avec lui. Ptrarque, tristement dtromp, passa de Parme
+Vrone. Il y prouva, le 25 janvier 1348, une secousse de ce terrible
+tremblement de terre dont parlent tous les historiens de ce temps. La
+superstition crut qu'il avait tait annonc par une colonne de feu qu'on
+avait vue Avignon, environ un mois auparavant sur le palais du pape;
+elle put aussi le regarder comme l'annonce d'une calamit la plus
+terrible, de cette peste affreuse qui, aprs avoir dvast l'Asie, et
+ravag les ctes d'Afrique, apporte de l en Sicile, se rpandit cette
+mme anne en Italie, en Espagne, en France, et changea partout en
+dserts les villes et les campagnes.
+
+[Note 533: _Famil._, l. II, p. 16. _Nulla toto orbe principum
+familia carior, carior tamen respublica, carior Roma, carior Italia._]
+
+[Note 534: _Per li savi discreti si disse in fino allora che la
+detta impresa del tribuno era una opera fantastica e da poco durare._
+
+ (L. XII, c. 89.)]
+
+Pendant les premiers mois de cette fatale anne, lorsque la peste
+n'avait fait encore que peu de progrs, Ptrarque fit de petits voyages
+ Parme, Padoue, partout accueilli par l'admiration et par l'amiti.
+De retour Vrone, il perd plusieurs de ses amis; il apprend que la
+contagion a gagn le Comtat; il se rappelle dans quel tat il a laiss
+ce qu'il a de plus cher au monde. Des pressentiments funestes, des
+songes lugubres, de continuelles terreurs l'agitent. L'esprit toujours
+tendu sur Avignon, l'me lance, pour ainsi dire, vers son malheur, il
+voudrait hter les courriers; mais les communications sont rompues, les
+courriers n'arrivent qu'avec d'insupportables lenteurs. Le 19 mai, il
+esprait encore; et depuis plus de quarante jours l'objet de tant
+d'esprances et de tant de craintes n'tait plus. Laure tait morte, le
+6 avril, environne ses derniers moments de ses parentes, de ses
+amies, qui bravaient, pour lui rendre ces tristes devoirs, l'effrayante
+contagion dont elle mourait victime, tant elle tait bonne et aimable
+pour elles, tant elle avait su s'en faire aimer! Par une fatalit
+singulire, elle mourut dans le mme mois, le mme jour et la mme
+heure que Ptrarque l'avait vue pour la premire fois. Que devint-il
+cette affreuse nouvelle? Personne n'a entrepris de le peindre; mais le
+reste de sa vie prouve quelle fut sa douleur; il ne cessa, jusqu' la
+fin, de s'occuper de Laure. Ses souvenirs, ses regrets, ses chants s'en
+nourrirent sans cesse. Il perdit avec elle ce qui lui restait de got
+dans le monde; il en prit un plus vif pour la retraite et pour la
+solitude, o il pouvait ne s'entretenir que d'elle, et o il la
+retrouvait toujours.
+
+On voudrait connatre l'objet d'une passion si constante; on dsirerait
+pouvoir se le reprsenter sous des traits sensibles, et il n'est point
+d'imagination qui n'essaie de s'en tracer le portrait; mais
+l'imagination peut s'en pargner les frais. Ce portrait est rpandu dans
+des posies o il est l'abri du temps et des sicles. En le
+dpouillant de ses ornemens, ou, si l'on veut, de ses exagrations
+potiques, et ne laissant que ce qui parat tre l'exacte vrit, on
+voit que Laure tait une des plus aimables et des plus belles femmes de
+son temps. Ses yeux taient -la-fois brillants et tendres, ses sourcils
+noirs et ses cheveux blonds; son teint blanc et anim, sa taille fine,
+souple et lgre: sa dmarche, son air avaient quelque chose de cleste.
+Une grce noble et facile rgnait dans toute sa personne. Ses regards
+taient pleins de gat, d'honntet, de douceur. Rien de si expressif
+que sa physionomie, de si modeste que son maintien, de si anglique et
+de si touchant que le son de sa voix. Sa modestie ne l'empchait pas de
+prendre soin de sa parure, de se mettre avec got, et lorsqu'il le
+fallait avec magnificence. Souvent l'clat de sa belle chevelure tait
+relev d'or ou de perles; plus souvent elle n'y mlait que des fleurs.
+Dans les ftes et dans le grand monde, elle portait une robe verte
+parseme d'toiles d'or, ou une robe couleur de pourpre, borde d'azur
+sem de roses, ou enrichie d'or et de pierreries. Chez elle, et avec ses
+compagnes, dlivre de ce luxe, dont on faisait une loi dans des cercles
+de cardinaux, de prlats et la cour d'un pape, elle prfrait, dans
+ses habits, une lgante simplicit.
+
+Avec tout ce qui inspire les dsirs, Laure avait ce qui les contient et
+ce qui imprime le respect. Ses yeux semblaient purifier l'air autour
+d'elle, et rien que de chaste comme elle n'aurait os l'approcher. Elle
+n'tait pourtant pas insensible. Sa pleur, sa tristesse quand son amant
+s'loignait d'elle, quelques mots, quelques doux reproches dont on voit
+les traces dans les vers de Ptrarque, et quelques particularits que
+l'on peut recueillir dans ses autres ouvrages, le prouvent assez; mais
+jamais l'impression qu'un si long amour, des soins si soutenus et si
+tendres, firent sur son coeur, ne cotrent rien sa sagesse. Tout
+l'esprit naturel que peut avoir une femme, toute l'adresse qu'elle peut
+employer pour retenir en mme temps qu'elle enflamme, pour alimenter
+l'esprance sans donner des droits, elle sut en faire usage; et c'est
+ainsi qu'elle parvint captiver, pendant vingt ans, le plus grand gnie
+et l'homme le plus passionn de son sicle.
+
+J'ai dj dit que la puret de ce sentiment a trouv un grand nombre
+d'incrdules. Ajoutons que malheureusement elle en doit trouver plus que
+jamais. Les preuves en sont pourtant irrcusables; mais pour les
+connatre il faut lire, ce qui fatigue beaucoup d'esprits; et pour les
+admettre il faut avoir en soi l'amour du beau et de l'honnte, devenu
+plus rare encore que le got de la lecture et de l'tude. On avait cru
+que la corruption des moeurs tait au comble quand on parvint jeter du
+ridicule sur la vertu; il tait cependant encore un degr de plus
+atteindre: on ne prend la peine de se moquer que de ce qui existe, et la
+vertu a cess d'tre un ridicule aux yeux du monde, en devenant pour lui
+un tre de raison. Il est vrai qu'il ne s'agit pas seulement ici de
+croire une affection vertueuse et dlicate, mais au sacrifice absolu
+des penchants que la nature donne, que l'on peut combattre sans doute,
+mais que l'on est plus sr de vaincre dans l'absence des passions et
+dans le silence du coeur, que dans cette fermentation des sens, source
+premire et compagne presque toujours insparable de l'amour. Ce ne
+serait pas faire injure la noblesse de cette passion et sa puret,
+que d'examiner ce qui put la maintenir si long-temps dans des bornes si
+aises franchir; on pourrait rechercher ce qui la rend vraisemblable,
+sans l'admirer, sans la respecter moins, et l'expliquer ne serait pas
+l'avilir; mais ces explications pourraient nous mener loin, et
+conviendraient d'ailleurs moins ici que dans un cours de philosophie
+morale. Tenons-nous-en donc deux faits, qui peut-tre font
+disparatre de cet amour une partie de ce qu'il y a de romanesque et de
+merveilleux, mais qui, en le ramenant au vrai, le rendent aussi plus
+croyable.
+
+Laure avait un mari dont son coeur n'avait pas fait choix; mais cette
+union lui imposait des devoirs: non-seulement elle tait mre, mais, par
+une fcondit peu commune, elle le fut onze fois, et neuf de ses enfants
+lui survcurent. Il ne manquait la prosprit de son hymen que
+l'amour; et si celui de Ptrarque toucha son coeur, il est ais de
+concevoir comment, parmi tant de soins domestiques, et de si frquentes
+preuves pour sa sant, elle ne permit ce sentiment de lui offrir que
+les seules consolations dont elle et besoin. Ptrarque tait libre; la
+licence des moeurs de ce sicle ne faisait pas regarder comme un obstacle
+aux jouissances les fonctions ecclsiastiques dont il tait revtu. Son
+temprament le portait aux plaisirs de l'amour, comme la sensibilit de
+son me le rendait susceptible de ses plus douces motions. Quelque
+dlicate que soit dans toutes ses posies l'expression de son amour, on
+voit que si Laure lui et permis quelques esprances, il les et portes
+trs-loin: un sentiment purement platonique ne donne point les
+agitations et le trouble o on le voit sans cesse plong. Si l'on peut
+croire que, dans ses vers, c'tait plutt la chaleur de l'imagination
+que le dsordre des sens et les tourmentes du coeur qui lui dictaient
+des expressions si passionnes, qu'on lise ses lettres et ses autres
+oeuvres latines; on y verra que partout et tout propos, du ton le plus
+srieux et le plus sincre, il se plaint de ces combats qu'il prouve,
+de ces mouvements imptueux qui le bouleversent, et de ces feux qui le
+consument.
+
+Enfin, il le faut avouer, il chercha, sinon un remde, au moins une
+diversion cette passion si imprieuse et si violente, dans quelques
+liaisons passagres dont il rougissait sans doute, puisque nulle part il
+n'en a nomm les objets, quoiqu'il parle, dans plusieurs endroits de ses
+lettres, de deux enfants naturels qui en avaient t le fruit. Je sais
+ce qu'en lisant ceci on en peut tirer d'avantages, et contre Ptrarque,
+et en gnral contre les hommes; je ne dfendrai ni sa cause ni la
+ntre; et c'est encore une question renvoyer au cours de philosophie
+morale. Mais que conclure de ces faits? que Laure ne lui permit jamais,
+qu'il ne se permit jamais avec elle que l'expression d'un amour pur; que
+cet amour fit quelquefois le tourment, mais encore plus le bonheur comme
+la gloire de sa vie; que ce fut, comme il l'avoue cent fois, ce qui le
+retira des sentiers du vice, et ce qui le maintint dans le chemin de la
+vertu; que s'il eut la faiblesse de cder l'entranement des sens,
+celui de l'exemple, et peut-tre d'autres sductions, il se releva
+toujours, soutenu comme il l'tait, par un sentiment qui ne pouvait
+admettre long-temps ce bas et impur alliage; qu'enfin si l'on refusait
+de croire une passion de vingt annes, exempte d'erreurs et de dsirs
+vulgaires, ces erreurs et ces dsirs dirigs vers un autre objet,
+doivent lui concilier plus de croyance; mais que dans un amour si
+constant, exprim avec tant d'lvation et tant de charme, avec des
+couleurs si vives, si fort au-dessus des conceptions ordinaires, si
+dignes d'un objet cleste et presque divin, il reste encore, malgr ces
+faiblesses, un phnomne du gnie et du coeur qui dut remplir d'un noble
+orgueil l'me de Laure, et que lui envieront sans doute jamais toutes
+les femmes aimables, fires et sensibles.
+
+
+
+SECTION DEUXIME.
+
+_Depuis 1348 jusqu' la mort de Ptrarque. Son influence sur l'esprit de
+son sicle et sur la renaissance des lettres._
+
+
+Ptrarque pleurait depuis deux mois la mort de Laure, quand une autre
+perte douloureuse lui fit verser de nouvelles larmes. Le cardinal
+Colonne, son protecteur et son ami, mourut Avignon[535], soit de la
+peste, qui emporta cette anne cinq cardinaux, soit des suites du
+profond chagrin que lui donna la catastrophe ou sa famille presque
+entire avait pri. De toute cette famille, peu de temps auparavant si
+nombreuse et si puissante, il ne restait donc plus que le vieux tienne
+Colonne. Ainsi se vrifia une prdiction singulire de ce vieillard,
+dont Ptrarque nous a conserv le souvenir. Plus de dix ans auparavant,
+tienne s'entretenait librement avec lui Rome, sur ses affaires
+domestiques, sur les guerres dans lesquelles il s'tait engag avec les
+Ursins, et qui pouvaient tre, aprs sa mort, pour sa famille, un
+hritage de haines, de querelles et de dangers. Aprs s'tre expliqu
+franchement sur tous les autres points: Quant ma succession,
+ajouta-t-il, en regardant fixement Ptrarque, et les yeux mouills de
+larmes, je voudrais, je devrais en laisser une mes enfants; mais les
+destins en ont dispos autrement. Par un renversement de l'ordre de la
+nature, que je ne saurais trop dplorer, c'est moi, c'est ce vieillard
+dcrpit que vous voyez, qui hritera de tous ses enfants[536]. Il ne
+leur survcut pas de beaucoup, et mourut lui-mme peu de temps aprs.
+
+[Note 535: 1348.]
+
+[Note 536: _Famil._, l. VIII, p. I.]
+
+La mort du cardinal Colonne dispersa les amis que Ptrarque avait encore
+auprs de lui. Socrate resta Avignon, d'o il fit de nouveaux efforts
+pour y rappeler son ami. Un Romain, nomm Luc Chrtien, qui Ptrarque
+avait rsign son canonicat de Modne, quand il fut fait archidiacre de
+Parme, et Mainard Accurse, descendant du fameux jurisconsulte de
+Florence, retournrent en Italie pour le voir et s'arranger avec lui sur
+le plan de vie qu'ils devaient suivre[537]. Le jour qu'ils arrivrent
+Parme, il en tait parti pour un petit voyage Padoue et Vrone.
+Ptrarque, de retour au bout d'un mois, apprit avec un vif regret
+l'occasion qu'il avait manque; il leur dputa un de ses domestiques,
+qu'il vit bientt revenir avec les nouvelles les plus affreuses. En
+approchant de Florence, ils avaient t assassins par des brigands.
+Mainard Accurse tait mort, et Luc tait mourant de ses blessures. Ces
+brigands taient des bannis de Florence, soutenus par les Ubaldini,
+maison ancienne et puissante, qui possdait, prs de Mugello, plusieurs
+forteresses dans l'Apennin. Ils y donnaient retraite aux bandits,
+favorisaient leurs voleries, et partageaient avec eux le butin[538].
+Ptrarque, pntr de douleur, crivit une lettre vhmente aux prieurs
+et au gonfalonnier de la rpublique, pour leur demander vengeance de cet
+assassinat. Il l'obtint. Les Florentins envoyrent contre les Ubaldini
+et leurs brigands, une arme qui fit le dgt sur leurs terres, et prit
+en moins de deux mois leurs chteaux. Ainsi, la Toscane dut sa
+tranquillit aux rclamations loquentes d'un de ses concitoyens encore
+banni de son sein, ou du moins fils d'un banni, et qui les biens de sa
+famille n'avaient pas encore t rendus.
+
+[Note 537: 1349.]
+
+[Note 538: _Mm. pour la vie de Ptr._, t. III, l. IV, p. 20.]
+
+D'autres intrts, des pertes plus sensibles l'occupaient. A celles
+qu'il avait dj faites, se joignit, cette mme anne, la mort de
+plusieurs de ses anciens et de ses nouveaux amis. Parmi les anciens, il
+pleura surtout le bon _Sennuccio del Bene_, le plus intime confident de
+ses amours. Il voyagea dans la Lombardie pour se distraire et pour se
+serrer, en quelque sorte, auprs des amis qui lui restaient. Le vieux
+Louis de Gonzague, seigneur de Mantoue, l'appelait depuis long-temps
+sa cour. Il y alla passer quelques moments dont il profita pour visiter
+le petit village d'Ands, cach aujourd'hui sous le nom obscur de
+_Pietola_, mais qui sera clbre, dans tous les temps, par la naissance
+de Virgile. Parmi ces chagrins et ces distractions, un grand objet
+revenait souvent sa pense: c'tait le sort de l'Italie, toujours
+dchire par les guerres que s'y faisaient de petits princes, dont aucun
+ne devenait assez puissant pour en fixer la destine. Depuis la chute de
+Rienzi, qui il ne s'tait attach que dans cette esprance, Ptrarque
+n'en conut une nouvelle que lorsqu'il crut Charles de Luxembourg
+dispos descendre en Italie. La bonne intelligence de cet empereur
+avec le pape, le rendait propre runir le parti Guelfe au parti
+Gibelin; Ptrarque lui crivit ce sujet une lettre remplie d'art,
+d'loquence et de force[539]. Charles IV y rpondit, mais, ce qui n'est
+pas encourageant pour les hommes le plus en tat de donner aux princes
+les conseils qu'il leur importerait le plus de suivre, il n'y rpondit
+que trois ans aprs.
+
+[Note 539: 1350. Cette lettre est imprime dans l'dition de Ble,
+1581, page 531, non parmi les ptres, mais sous ce titre particulier:
+_De pacificand Itali exhortatio_.]
+
+Un grand mouvement, non pas politique, mais religieux, se dirigeait
+alors vers Rome. Le jubil de 1350 y tait ouvert. Ptrarque y voulut
+aller, soit pour gagner les indulgences, soit pour revoir le thtre de
+son triomphe potique, ou simplement pour obir cette inquitude
+naturelle que le portait sans cesse changer de lieu. Il partit de
+Parme, et se dirigea par la Toscane: il entra pour la premire fois
+Florence, o le temps de la justice n'tait pas encore venu pour lui,
+mais o il avait voir ce qui partout l'intressait le plus, des amis.
+Un homme presque aussi clbre que lui dans la littrature de ce sicle,
+Jean Boccace tait du nombre. Il tait plus jeune de neuf ans. Ils
+s'taient connus Naples, o des rapports de gots, d'objets d'tude et
+de caractre les avaient lis. Ils resserrrent Florence les noeuds de
+leur amiti, qui dura autant que leur vie.
+
+Dans la route de Florence Rome, que Ptrarque faisait cheval, il
+prouva un accident[540] qui le retarda de quelques jours, et le retnt
+au lit pendant plusieurs autres, aprs qu'il y fut arriv. Sa pieuse
+impatience souffrait beaucoup de ces retards. Elle tait en lui
+trs-relle. Il s'tait dispos avec autant de sincrit que d'ardeur,
+tirer tout le fruit possible de cette institution alors nouvelle[541],
+qui attirait Rome un prodigieux concours; le fruit principal qu'elle
+eut pour lui et t plus miraculeux quelques annes auparavant, lorsque
+Laure, encore vivante, et toujours aime, le rendait plus difficile
+obtenir. Ce fut alors, pour me servir de ses expressions, que Dieu lui
+fit la grce de le dlivrer tout--fait de ce got pour les femmes qui
+l'avait si fortement tyrannis depuis sa jeunesse. Mais au reste, en
+juger par les paroles mprisantes dont il se sert, et que je me garderai
+bien de traduire[542], il n'tait ici question ni de cet amour pur,
+anglique, et presque surnaturel, dont Laure voulut tre aime, ni mme
+de cet amour conforme la fois et la faiblesse humaine, et au got
+des mes dlicates, o l'on se donne tout entier l'un l'autre, o les
+plaisirs du coeur purent et ennoblissent d'autres plaisirs. La grce
+qu'il obtint n'eut pour objet que ce penchant vague et gnral, qui
+conduit plutt au libertinage qu' l'amour, et dont nous avons vu que
+l'amour mme ne l'avait pas toujours garanti. Quoi qu'il en soit, c'est
+au jubil que Ptrarque attribue cette rvolution qui se fit en lui,
+mais dans laquelle, sans qu'il le dise, le progrs de l'ge aida
+peut-tre un peu la grce.
+
+[Note 540: Le cheval d'un vieil abb qui marchait sa gauche,
+voulant frapper le sien, dtacha un coup de pied qui atteignit Ptrarque
+au-dessous du genou; la plaie qu'il lui avait faite s'envenima; il fut
+oblig de s'arrter trois jours Viterbe, et eut ensuite beaucoup de
+peine se traner jusqu' Rome.]
+
+[Note 541: On croit qu'elle eut pour origine le souvenir des jeux
+sculaires de l'ancienne Rome. De sicle en sicle, il se trouvait
+toujours quelques gens attachs aux anciens usages, qui se rendaient
+Rome, parce que d'autres s'y taient rendus un sicle auparavant. En
+1300, Boniface VIII accorda de grandes indulgences tous les fidles
+qui iraient pendant cette anne, _et toutes les centimes annes
+suivantes_, visiter l'glise du prince des aptres. Le gain que les
+Romains y firent, les engagea obtenir de Clment VI que le terme ft
+rduit cinquante ans. Ce fut alors qu'ils donnrent cette
+institution, qui tait un sujet de jubilation pour eux, le nom de
+jubil. Urbain VI trouva une nouvelle raison pour le rduire
+trente-trois ans, c'est que J.-C. avait pass ce nombre d'annes sur la
+terre; et Paul II, eu gard la fragilit humaine, ordonna qu'il serait
+ouvert tous les vingt-cinq ans. (_Mm. pour la Vie de Ptrarque_, t.
+III, p. 76 et 77.)]
+
+[Note 542: _Pestis illa..... ea foeditas_. (_Senil._, l. VIII, p.
+I.)]
+
+Il revint Florence, en passant par Arezzo, lieu de sa naissance, o il
+fut reu avec tous les honneurs dus son mrite et sa renomme. Une
+des choses qui le flatta le plus, fut d'tre conduit, sans s'en douter,
+par les principaux de la ville, la maison o il tait n, et
+d'apprendre d'eux, que le propritaire avait voulu plusieurs fois y
+faire des changements, mais que la ville s'y tait toujours oppose,
+exigeant que l'on conservt dans le mme tat, le lieu sacr par sa
+naissance[543]. De Florence, il se rendit Padoue[544]. Un nouveau
+chagrin l'y attendait. Jacques de Carrare en tait matre; c'tait un
+des seigneurs les plus aimables, et qui tmoignait Ptrarque le plus
+d'amiti: c'tait auprs de lui qu'il revenait, et, en arrivant, il
+apprit sa mort. Jacques de Carrare venait d'tre assassin dans son
+palais, par un de ses parents[545], qu'il y avait lev et nourri.
+Quelque aversion que ce crime donnt Ptrarque pour le sjour de
+Padoue, il y resta encore quelque temps. Il y tait trop prs de Venise,
+pour qu'il n'allt pas quelquefois dans cette ville qu'il appelait _la
+merveille_ des cits. Il y fit connaissance et bientt amiti avec le
+clbre doge Andr Dandolo, brave guerrier, habile politique, homme
+distingu dans les lettres, et chef d'une rpublique dont il fut le
+premier historien[546]. La guerre tait alors prte clater entre
+Venise et Gnes. Ptrarque, qui voyait dans cette guerre la perte de
+l'une ou de l'autre rpublique, et de nouveaux malheurs pour l'Italie,
+crivit au doge, son ami, et runit dans sa lettre, tous les motifs qui
+pouvaient engager les Vnitiens la paix. Dandolo loua beaucoup, dans
+sa rponse, l'loquence de Ptrarque; mais malheureusement pour lui et
+pour Venise, il ne suivit point son conseil.
+
+[Note 543: Ces attentions dlicates seraient dignes d'un sicle o
+la civilisation serait plus perfectionne; ou peut-tre nous
+exagrons-nous la grossiret de ce sicle et la civilisation du ntre.]
+
+[Note 544: 1352.]
+
+[Note 545: Il se nommait Guillaume; c'tait un fils naturel de son
+cousin Jacques Ier.]
+
+[Note 546: Voy. ci-dessus, p. 303.]
+
+En rompant tout commerce avec les femmes, Ptrarque n'avait pas fait voeu
+de se priver du souvenir de Laure. Il la pleurait, et consacrait ses
+regrets dans des posies o l'on trouve souvent l'accent d'une douleur
+vraie, quoique toujours ingnieuse, et o la voix de l'imagination se
+fait toujours entendre avec celle du coeur. Le 6 avril de cette anne,
+se rappelant que ce jour revenait pour la troisime fois depuis la mort
+de Laure, il fixa dans un vers plein de sentiment, ce funeste
+anniversaire. Ah! dit-il, qu'il tait beau de mourir il y a aujourd'hui
+trois ans[547]. Mais ce jour-l mme, il reconnut qu'il tait heureux
+de vivre encore, et qu'il lui restait goter quelques plaisirs. Il
+reut un message de Florence, qui le rtablissait dans ses biens et dans
+ses droits de citoyen.
+
+[Note 547:
+
+ _O che bel morir era oggi 'l terzo anno!_
+
+C'est le dernier vers du sonnet:
+
+ _Nell'et sua pi bella e pi fiorita_, etc.]
+
+Pour ajouter la grce la justice, on avait charg l'amiti de ce
+message. C'tait Boccace qu'on avait dput vers Ptrarque, et qui
+venait reconqurir un citoyen et fliciter un ami. Le snat dsirait de
+plus, qu'il voult tre directeur de l'Universit qu'on venait de fonder
+ Florence. Le dsir de rparer par tous les moyens reproductifs, les
+ravages affreux de la peste, avait fait imaginer cette fondation. Celui
+de l'illustrer ds sa naissance, avait fix les esprits sur Ptrarque,
+et c'est ce qui avait fait prononcer son rappel. Son message et son
+objet le remplirent de joie: mas il ne voulut point accepter l'honneur
+qu'on lui offrait, et au lieu de s'aller engager dans des soins si peu
+compatibles avec ses habitudes et ses gots, il tourna toutes ses
+penses vers sa douce et libre retraite de Vaucluse, o ses livres,
+crivait-il, l'attendaient depuis quatre ans. Il y arriva vers la fin de
+juin. C'tait le temps o les beauts de la nature l'invitaient le plus
+ s'y fixer; mais le devoir l'appelait la cour pontificale, et, aprs
+un mois de repos, il quitta pour le tumulte et les scandales d'Avignon,
+l'innocente paix de Vaucluse.
+
+Le got de Clment VI, pour le luxe et les plaisirs, semblait aller en
+augmentant. La vicomtesse de Turenne, sa matresse, donnait le ton aux
+femmes pour la parure et pour la conduite. Le pape recevait des rois
+sa cour, et leur donnait des ftes; il faisait des cardinaux de dix-huit
+ans; il en faisait, dit l'historien Mathieu Villani, de si jeunes et
+d'une vie si dissolue, qu'il en rsulta des choses d'une grande
+abomination[548]. Parmi tout ce dsordre, on traitait, comme dans toutes
+les cours, de grandes affaires. Celles de Rome n'en allaient pas mieux
+depuis la chute de Rienzi. Rome ne pouvait plus tre ni libre ni
+soumise. L'anarchie et les dsordres qu'elle entrane, taient au comble
+dans les murs et hors des murs. Les assassinats et les brigandages
+taient impunis: les nobles les favorisaient et retiraient, comme ceux
+de Toscane, les assassins et les brigands dans leurs chteaux. Le pape
+voulant mettre fin ces dsordres, nomma une commission de quatre
+cardinaux pour en chercher les moyens. Ptrarque fut consult. Rendre au
+peuple romain ses anciens droits, humilier l'orgueil des nobles, exclure
+du snatoriat et des autres charges, les trangers; enfin tablir la
+rpublique sur les lois de la justice et de l'galit, tels furent les
+conseils qu'il dveloppa dans une des plus belles lettres qui se soient
+conserves de lui[549]; on ignore s'ils convinrent beaucoup aux
+cardinaux et au pape; mais le peuple de Rome ne laissa pas le temps de
+les suivre. Il se rveilla encore une fois, choisit un nouveau chef
+nomm Jean Cerroni; et comme les droits du pape furent assez bien
+conservs dans cette rvolution qui ne cota pas une goutte de sang;
+comme elle terminait la fois les troubles de Rome, et les
+incertitudes de Clment VI, qui d'ailleurs tait malade, il y donna son
+approbation, et il n'est pas douteux que Ptrarque y donna aussi la
+sienne.
+
+[Note 548: _Math. Villani_, l. II, c. 43.]
+
+[Note 549: Elle n'est point imprime dans la grande dition de ses
+oeuvres; mais elle se trouve dans le manuscrit de la Bibliothque
+impriale, n. 8568. L'abb de Sade l'a traduite dans ses Mmoires, t.
+III, p. 157 et suiv.; elle est date du 19 novembre.]
+
+Cette maladie du pape, fut pour notre pote, la source de quelques
+dmls qu'il eut avec la facult de mdecine, avec qui l'on prtend
+qu'il ne faut jamais tre ni trop bien ni trop mal. Clment VI avait le
+malheur, je ne dirai pas de croire la mdecine; mais de consulter la
+fois un grand nombre de mdecins; Ptrarque, qui tout fournissait des
+sujets de discussion et d'loquence, lui crivit sur cet objet, aprs en
+avoir reu la permission du S. Pre. Il n'pargna pas les ridicules que
+se donnaient les mdecins de son temps; le S. Pre n'eut pas la
+discrtion de le leur cacher. Ils se dchanrent avec fureur contre
+Ptrarque. Une controverse pleine d'aigreur et d'injures en fut la
+suite, et la plume de l'amant de Laure s'abaissa jusqu'au ton de ses
+adversaires. Plusieurs de ses pices se sont heureusement perdues. Il en
+reste une beaucoup trop longue, qu'on est rduit regretter qui n'ait
+pas eu le sort des autres. Elle porte le titre d'_Invectives_ qu'elle ne
+justifie que trop[550].
+
+[Note 550: Elle est divise en quatre livres, et n'occupe pas moins
+de trente pages dans la grande dition de Ble, 1581, in-fol., o elle
+est intitule: _Contra medicum quemdam_, lib. IV. (Voyez p.
+1087--1117.)]
+
+Vaucluse calmait l'humeur de Ptrarque, ou plutt remettait son esprit
+et son caractre dans leur assiette naturelle, dont le bruit de la cour
+et l'agitation des affaires les faisaient sortir. Il s'y rfugiait ds
+qu'il avait quelques moments de libert. L'image de Laure tait pour lui
+une compagnie triste, mais douce, et son souvenir bannissait les
+sentiments haineux, comme autrefois sa prsence faisait taire ceux qui
+n'taient pas aussi purs qu'elle. C'est au printemps de cette anne
+qu'on fixe l'poque de plusieurs sonnets o il s'entretient de sa
+douleur au milieu des images champtres si propres la renouveler et
+l'adoucir tout la fois. C'est l aussi que reprenant, dans la querelle
+o il se trouvait engag, le ton qui convenait l'lvation de son
+gnie, rduit faire son apologie, mais voulant la faire sur un ton qui
+en garantt le succs et la dure, il crivit son _Epitre la
+Postrit_, qui contient les principaux vnements de sa vie, et qui,
+plus heureuse que d'autres lettres qui ont port le mme titre, est
+arrive son adresse[551]. De Vaucluse, il s'entretenait avec ses amis
+d'Italie; son me, faite pour les sentiments tendres, ne pouvait presque
+passer un jour sans ces panchements de l'amiti. Il leur prodiguait ou
+les conseils de la philosophie, ou ses douces consolations; il les
+rconciliait entre eux lorsqu'ils taient en msintelligence. Quoique
+relgu en de des Alpes, il exerait jusqu' la pointe de l'Italie
+cette autorit bienfaisante. La cour de Naples avait t cruellement
+agite depuis dix ans qu'il n'y avait paru. On y avait vu un roi
+assassin; la jeune reine, la fille du bon roi Robert plus que
+souponne d'avoir tremp dans cet attentat; ses tats envahis, sa
+personne menace par le roi de Hongrie, arm pour la vengeance de son
+frre; Jeanne fugitive en Provence, mise en cause devant la cour
+pontificale; rduite y prouver que tout s'tait pass par les suites
+d'un sortilge qui l'avait forc d'avoir pour son mari une aversion
+invincible; rtablie dans ses tats avec Louis de Tarente, premire
+cause de son crime, et devenu son poux, enfin rentrant Naples et
+couronne solennellement avec lui.
+
+[Note 551: M. Baldelli ne veut pas que l'ptre la postrit ait
+t crite alors; il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, aprs
+que Ptrarque et fait une autre invective, en rponse un Franais qui
+l'avait attaqu. (_V. le sommario cronologico_, la fin de son ouvrage,
+p. 319.) Sa raison parat trs bonne, et je m'y tais d'abord rendu.
+Mais, aprs un plus mr examen, je suis revenu l'opinion commune, et
+j'ai rtabli ce passage que j'avais d'abord effac. Je dirai ailleurs
+mes motifs qu'il serait trop long de dduire ici.]
+
+Un Florentin, homme de naissance et d'un mrite au-dessus du commun,
+Nicolas Acciajuoli, qui avait t en grande faveur auprs du roi Robert,
+et fait par lui gouverneur de Louis de Tarente, avait servi, encourag,
+soutenu son lve dans ces circonstances fortes au niveau desquelles le
+caractre de ce jeune prince ne se trouvait pas. Louis, qui lui devait
+la couronne, l'en paya par le plus haut crdit et par sa premire
+dignit du royaume, dont il le fit grand snchal. Boccace et d'autres
+Florentins avaient mis en correspondance Acciajuoli et Ptrarque. Leur
+liaison s'tait resserre la cour d'Avignon. Ptrarque, port
+d'inclination pour la reine, et sans doute ne la croyant pas coupable,
+avait pris beaucoup de part cet heureux vnement. Il en avait
+flicit le grand snchal, en lui donnant pour son jeune roi les
+conseils d'une morale leve et d'une sage politique[552], lorsqu'il
+apprit qu'Acciajuoli s'tait brouill avec un seigneur napolitain avec
+lequel il avait lui-mme, de plus anciennes liaisons d'amiti: c'tait
+Jean Barrili, qui avait t, dans la crmonie de son couronnement
+Rome, le reprsentant du roi Robert. Ptrarque sachant que cette rupture
+tait la suite d'un malentendu, et que de tels hommes n'avaient besoin
+que de se revoir pour s'entendre, imagina pour les rassembler de leur
+crire une lettre _ tous les deux ensemble_, qui ne pouvait tre
+ouverte et lue qu'en commun; elle contenait des raisons auxquelles ni
+l'un ni l'autre ne put rsister. Leur ami tait en quelque sorte au
+milieu d'eux; il ne leur parla pas en vain; ils s'embrassrent, et tout
+fut oubli.
+
+[Note 552: _Epist. Variar._ 10.]
+
+Ptrarque prit alors quelque part une affaire singulire par sa
+nature, et surtout par son dnoment. Rienzi, errant depuis quatre ans
+dans plusieurs cours, aprs un grand nombre d'aventures, fut enfin livr
+au pape par l'empereur Charles IV. Jet dans les prisons de Prague, et
+de l conduit dans celles d'Avignon sous bonne escorte, le pape chargea
+trois cardinaux d'instruire son procs. Rienzi demanda tre jug
+suivant les lois. Il ne put l'obtenir. Ptrarque, justement indign de
+ce dni de justice, crivit au peuple romain une lettre gui est imprime
+parmi les siennes[553], quoiqu'il n'ost pas la signer, et par laquelle
+il presse ses concitoyens d'intervenir dans cette affaire; on ne voit
+pas que le peuple ait ni rpondu ni agi; mais tout--coup un bruit se
+rpandit Avignon que Rienzi, qui de sa vie n'avait peut-tre fait un
+seul vers, tait un grand pote. On regarda comme un sacrilge d'ter
+la vie un homme d'une _profession sacre_[554]; il dut son salut
+cette erreur bizarre; il lui dut au moins d'tre plus doucement trait
+dans sa prison, et d'tre rserv de nouvelles aventures; il l'tait
+aussi une mort tragique, mais qu'il devait recevoir dans Rome, et
+revtu, avec le consentement du pape, de cette mme dignit de tribun
+qui faisait alors son crime.
+
+[Note 553: C'est la quatrime des ptres _sine titulo_.]
+
+[Note 554: Cicron, _pro Archia poeta_.]
+
+Plusieurs cardinaux qui aimaient Ptrarque, et surtout ceux de Boulogne
+et de Taillerand, conspirrent contre sa libert en s'occupant de sa
+fortune. Ils firent tous leurs efforts pour qu'il acceptt la place de
+secrtaire apostolique que Clment VI lui offrait pour la seconde fois.
+Aprs avoir puis toutes ses dfenses, il saisit celle que lui
+fournissait le seul dfaut que ses puissants amis prtendissent trouver
+en lui; c'tait l'lvation de son style qui ne s'accordait pas,
+avouaient-ils, avec l'humilit de l'glise romaine. Rien de plus ais,
+selon eux, que de se corriger de ce dfaut, et de s'abaisser jusqu'au
+style des bulles et de la chancellerie. Il consentit un essai; mais au
+lieu de s'abaisser, il dploya les ailes de son gnie, et prit un vol si
+haut qu'il chappa, pour ainsi dire, aux regards de ceux qui voulaient
+le rendre esclave, et qu'ils renoncrent au projet de l'asservir.
+
+C'tait toujours Vaucluse qu'il se rfugiait pour tre libre. Il y
+apprit bientt la mort de Clment VI et l'lection d'Innocent VI son
+successeur[555]. C'tait encore un pape franais, et qui ne pouvait par
+consquent avoir le voeu de Ptrarque, toujours occup du dsir de voir
+rtablir Rome la cour romaine. Innocent VI avait encore un grand tort
+ ses yeux. Il tait ignare et non lettr, au point qu'il avait adopt
+l'opinion d'un vieux cardinal qui soutenait que Ptrarque tait
+magicien, parce qu'il lisait continuellement Virgile. Enfin c'tait,
+comme dit Villani, un homme de bonne vie et de petit savoir[556]. Sous
+un tel pape les amis de Ptrarque eurent beau faire pour l'arracher sa
+retraite et l'engager dans des emplois qu'ils auraient obtenus
+facilement, malgr les prventions du pontife, il leur fut impossible de
+le tirer de Vaucluse, o il passa mme l'hiver[557]. Il le quitta enfin,
+mais ce fut pour retourner en Italie. Il partit sans avoir pu se
+rsoudre voir le nouveau pape, malgr les instances ritres des
+cardinaux ses amis. Je craignais, dit-il dans une de ses lettres, de lui
+faire du mal par ma magie, ou qu'il ne m'en fit par sa crdulit[558].
+
+[Note 555: tienne Alberti, cardinal d'Ostie, n Beissac, diocse
+de Limoges. Clment VI tait aussi Limousin.]
+
+[Note 556: Math. Villani, l. III, c. 44.]
+
+[Note 557: 1353.]
+
+[Note 558: _Ne aut illi mea magia, aut mihi molesta sua credulitas
+esset._ (_Senil._, l. I, p. 3.)]
+
+Il allait donc revoir sa chre Italie; mais o devait-il se fixer?
+Nicolas Acciajuoli l'appelait Naples, Andr Dandolo Venise, son
+inclination particulire Rome; mais diffrents motifs l'loignaient de
+chacune de ces villes: en France aussi, le roi Jean, plein d'admiration
+pour lui sans le connatre, avait inutilement essay de l'attirer
+Paris. Descendu en Italie par le mont Genvre, il tait encore incertain
+entre le sjour de Parme, de Vrone et de Padoue. Il ne voulait que
+passer Milan; mais il y fut arrt par Jean Visconti, qui en tait
+alors matre, qui aimait les lettres, et qui regardait les savants comme
+un des ornemens de sa cour. Il tait archevque de Milan, lorsque son
+frre, _Luchino_ Visconti, mourut: il runit, en lui succdant, la
+puissance temporelle au pouvoir spirituel. L'Italie et le pape lui-mme
+virent cette runion avec effroi. Clment VI lui fit ordonner par un
+nonce de choisir entre les deux pouvoirs. Visconti renvoya le nonce au
+dimanche suivant, aprs la messe. Il la clbra pontificalement, fit
+ensuite avancer l'envoy du pape, et prenant d'une main sa croix, de
+l'autre son pe nue: voil, lui dit-il, mon spirituel, et voil mon
+temporel; dites au S. Pre qu'avec l'un je dfendrai l'autre. Tel tait
+ce Jean Visconti, dont l'ambition dmesure aspirait rgner sur
+l'Italie entire, et qui avait, pour y russir, autant d'adresse dans
+l'esprit que de puissance et de courage. Il employa, pour retenir
+Ptrarque, tout ce qu'a de sduisant un grand pouvoir quand il est
+caressant et affable. Il rpondit toutes ses objections, prvint
+toutes ses demandes, et le rduisit enfin l'impossibilit d'un refus.
+
+Ptrarque fut log dans une maison commode, dont la vue tait admirable
+et la situation charmante. Il n'avait aucun titre, aucune fonction, si
+ce n'est une place dans le conseil du prince, sans obligation d'y
+assister. Il tait libre la cour de celui que l'histoire appelle le
+tyran de la Lombardie, et qui l'tait en effet; mais c'tait un tyran
+aimable, qui savait couvrir de fleurs les liens dont il enchanait un
+homme si passionn pour son indpendance. Ptrarque ne put cependant
+refuser l'ambassade qu'il lui proposa pour engager Venise faire la
+paix avec Gnes. La dernire de ces deux rpubliques, aprs une dfaite
+terrible, venait de se livrer Visconti; l'autre, enorgueillie de ses
+victoires, soutenue par une ligue italienne et par l'esprance de
+l'arrive de l'empereur, tait dans les dispositions les moins
+pacifiques. Ptrarque, chef d'une ambassade compose d'hommes habiles et
+loquents, plus loquent lui-mme qu'eux tous[559] et plus vers dans
+les affaires, aid encore par l'amiti qui l'unissait avec le doge Andr
+Dandolo, choua dans cette ngociation qu'il avait regarde comme
+facile. Mais Venise et son doge payrent cher leur refus. Les Gnois,
+soutenus par Visconti, reprirent de tels avantages que Venise se vit
+deux doigts de sa perte, et que Dandolo, qui aimait la gloire et sa
+patrie, mourut accabl de travaux et de chagrins. Jean Visconti fut
+emport environ un mois aprs par une mort presque subite; ainsi deux
+tats voisins se trouvrent en mme temps privs de leurs chefs, et
+Ptrarque de deux puissants amis.
+
+[Note 559: La harangue qu'il pronona dans cette occasion est
+conserve parmi les manuscrits de la bibliothque impriale de Vienne.
+Voyez le Catalogue imprim de ces manuscrits, part. I, p. 509, cit par
+M. Baldelli, _del Petrarca e dell sue opere_, p. 107, note.]
+
+Ce qu'il attendait depuis long-temps arriva enfin. L'empereur Charles IV
+descendit en Italie, et lui fit dire de venir le trouver Mantoue.
+Charles avait rpondu, mais seulement depuis un an, la lettre que
+Ptrarque lui avait crite[560]; il montrait encore des irrsolutions
+que Ptrarque essaya de vaincre par une seconde lettre plus pressante
+que la premire; mais ce n'tait point son loquence qui avait dcid
+Charles IV, c'tait l'or des Vnitiens, qui, sans se dcourager de
+leurs pertes, ayant form en Lombardie une ligue puissante, et voulant
+mettre la tte de cette ligue l'empereur, lui avaient propos d'entrer
+en Italie leurs frais. Ptrarque obit avec empressement aux ordres du
+monarque, et se rendit Mantoue. Il y passa huit jours auprs de ce
+prince, et fut tmoin de toutes ses ngociations avec les seigneurs de
+la ligue lombarde runis contre les trois Visconti, Mathieu, Barnab et
+Galas, qui avaient partag entre eux, d'un trs-bon accord, les tats
+de leur oncle, et avaient hrit de son ambition plus que de ses talens;
+mais il taient forts par leur union; et pouvant opposer la ligue une
+arme de trente mille hommes de bonnes troupes bien payes, ils
+gardaient une attitude calme et presque menaante. Pendant tout ce
+temps, Ptrarque ne quitta presque pas l'empereur: Charles employa
+chaque jour s'entretenir avec lui tous les moments qu'il pouvait
+drober au crmonial et aux affaires. Ces entretiens, dont Ptrarque a
+fix le souvenir dans une de ses lettres[561], honoreraient le caractre
+de l'empereur par la noble libert des discours et des rponses du
+pote, si la permission qu'il accordait de lui parler ainsi n'tait pas
+venue plutt de sa faiblesse que de cette lvation des grandes mes qui
+les met au-dessus des petitesses de l'orgueil. N'ayant pu faire la paix,
+et forc se contenter d'une trve, il voulait emmener Ptrarque avec
+lui jusqu' Rome lorsqu'il alla s'y faire couronner; mais Ptrarque
+s'en dfendit avec un mlange adroit de politesse et de fermet. Au
+moment o il prit cong de Charles cinq milles au-del de Plaisance,
+un chevalier toscan de la suite de ce prince, prenant Ptrarque par la
+main, dit l'empereur: Voil l'homme dont je vous ai souvent parl;
+c'est lui qui clbrera votre nom si vos actions sont dignes d'loges;
+s'il en est autrement, il sait et parler et se taire.
+
+[Note 560: Voyez ci-dessus, p. 388.]
+
+[Note 561: Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 380 et
+suiv.]
+
+C'est ce dernier talent que Charles lui donna sujet d'employer par la
+conduite qu'il tint Rome. Il passa deux jours visiter les glises en
+habit de plerin. Il avait toujours promis au pape qu'il n'entrerait
+Rome que le jour de son couronnement, et qu'_il n'y coucherait pas_:
+fidle cette dernire promesse, plus qu'attentif conserver ses
+droits, il sortit de la ville le jour mme qu'il y fut couronn. Il se
+hta de traverser l'Italie et les Alpes, recevant partout des marques du
+mpris que mritait sa faiblesse; la bourse pleine d'argent, dit
+Villani, mais couvert de honte par l'abaissement de la majest
+impriale[562]. Ptrarque, dchu de son attente, et n'esprant plus rien
+d'un tel prince pour le bonheur de l'Italie, s'attacha plus que jamais
+aux Visconti, dont il ne cessait de recevoir des preuves de
+considration et de confiance. Il eut cette anne l[563] des accs plus
+forts qu' l'ordinaire d'une fivre tierce qui l'attaquait ordinairement
+en septembre. Ces accs duraient encore quand Mathieu Visconti mourut
+subitement, soit de ses dbauches excessives, soit, si l'on en croit des
+bruits que quelques historiens ont adopts, empoisonn ou touff par
+ses deux frres. Barnab tait un guerrier barbare et trs-capable d'un
+fratricide; mais Galas avait des qualits aimables, et mmes des
+vertus. C'est lui que Ptrarque s'tait particulirement attach. Il
+fut trs-affect des bruits qui se rpandirent; mais une preuve bien
+forte qu'il les crut sans fondement, c'est qu'il ne quitta pas celui
+qu'ils accusaient d'un si grand crime.
+
+[Note 562: Math. Villani, l. V, c. 53.]
+
+[Note 563: 1355.]
+
+Il tait peine rtabli quand Galas le choisit pour une ambassade
+importante auprs de l'empereur, que l'on croyait prt porter la
+guerre en Italie[564]. Ptrarque l'alla chercher Ble, o il attendit
+un mois inutilement. Il venait d'en partir quand cette ville fut presque
+entirement dtruite par un affreux tremblement de terre. Il se rendit
+ Prague, o il trouva l'empereur tout occup de la bulle d'or qu'il
+venait de faire recevoir la dite de Nuremberg. Charles lui fit le
+mme accueil qu' l'ordinaire, et le rassura sur les craintes qui
+taient l'objet de son voyage. Quoique trs-irrit contre les Visconti
+et contre l'Italie, il ne songeait point y porter la guerre. Les
+affaires de l'Allemagne l'occupaient assez. Quelque temps aprs le
+retour de Ptrarque Milan[565] il reut de la part de l'empereur un
+diplme de comte palatin, dignit qui n'tait pas alors avilie, et dont
+ce diplme lui confrait tous les droits et privilges. Il tait revtu
+d'un sceau ou bulle enferme dans une bote d'or d'un poids
+considrable. Ptrarque accepta le titre avec reconnaissance; mais il
+renvoya l'tui de la bulle au chancelier de l'Empire. La fortune dont il
+jouissait diminue peut-tre le mrite de ce refus; mais il l'aurait fait
+sans doute lors mme qu'il tait pauvre, et d'autres bien plus riches
+que lui ne le feraient pas.
+
+[Note 564: 1356.]
+
+[Note 565: 1357.]
+
+Pour goter le repos dont il se sentait plus de besoin que jamais, et
+pour fuir les grandes chaleurs, il s'alla tablir trois milles de
+Milan, dans une jolie maison de campagne, au village de _Garignano_,
+prs de l'Adda; il lui donna le nom de _Linterno_, en mmoire du
+_Linternum_ de Scipion l'Africain. Ses projets de travaux taient
+immenses, et, comme il le dit lui-mme, effrayants pour l'espace de
+temps qu'il lui restait peut-tre vivre. Sa sant tait bonne et
+robuste; elle l'tait mme trop pour certaines rsolutions que nous
+l'avons vu prendre; il s'en plaignait ses amis; mais il mettait sa
+confiance dans la grce, et l'on ne voit en effet dans aucune de ses
+lettres qu'elle lui ait manqu. Il a plu cependant quelques historiens
+de sa vie, de lui attribuer avec une demoiselle des environs de
+_Garignano_ et de l'illustre nom de Beccaria, une intrigue dont sa fille
+Franoise fut le fruit, mais c'est un anachronisme et une fable.
+Franoise sa fille, comme Jean son fils, taient ns Avignon, sans
+doute de la mme femme et dans le temps de ces distractions par
+lesquelles il donnait le change sa passion pour Laure.
+
+Au lieu de visites de cette espce, il en faisait souvent de fort
+diffrentes la chartreuse de Milan, qui tait toute voisine de son
+village, et il passait avec les chartreux ou dans leur glise presque
+tous les moments qu'il ne donnait pas l'tude. L'ouvrage le plus
+considrable qu'il fit dans cette dlicieuse retraite, est son Trait
+philosophique intitul _Remdes contre l'une et l'autre fortune_[566].
+Le dsir de consoler son ancien ami Azon de Corrge, que des
+catastrophes inattendues avaient plong dans le malheur, lui en fit
+natre l'ide, et celui de l'honorer dans son infortune l'engagea le
+lui ddier; c'tait aussi s'honorer lui-mme.
+
+[Note 566: _De remediis utriusque fortun_, 1358.]
+
+Un accident assez simple qu'il eut alors, mais dont la cause mrite
+d'tre remarque, fut sur le point d'avoir des suites graves. Il avait
+pris la peine de copier lui-mme un gros volume des ptres de Cicron,
+les copistes, disait-il, n'y entendant rien. Il le tenait toujours sa
+porte, et s'en servait, ce qu'il parat, aussi habituellement que de
+son Virgile. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs
+en cuivre, selon l'usage du temps[567], tomba plusieurs fois sur sa
+jambe gauche, et la frappant au mme endroit, y fit une plaie qui
+s'envenima. Les mdecins crurent qu'il faudrait lui couper la jambe. Le
+rgime, les fomentations et le repos la gurirent. Ds qu'il put monter
+ cheval, il fit Bergame, un petit voyage, plus remarquable encore par
+son motif. Son nom tait alors parvenu au plus haut point de clbrit:
+l'Italie entire avait en quelque sorte les yeux sur lui: les orateurs,
+les philosophes, les potes, le regardaient comme leur matre; des
+hommes mme d'une profession trangre aux lettres, partageaient
+l'admiration gnrale.
+
+[Note 567: C'est ce qu'on pourrait vrifier: ce livre prcieux,
+crit de la main de Ptrarque, est Florence, dans la bibliothque
+Laurentienne. (_Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 495, en note.)]
+
+Un orfvre de Bergame, nomm _Capra_, homme d'un esprit cultiv, riche,
+et le premier dans son art, devint presque fou d'enthousiasme: il obtint
+ force de prires, que Ptrarque le vnt voir Bergame. Le gouverneur,
+le commandant, la ville entire lui firent une rception de prince, et
+se disputrent l'honneur de le loger. Il donna la prfrence son
+orfvre, qui faillit en mourir de joie, le reut avec une magnificence
+que les plus grands seigneurs auraient pu peine galer, et lui prouva,
+par le nombre et le choix des livres qui composaient sa bibliothque,
+par sa conversation, par la chaleur et l'empressement dlicat de ses
+soins, qu'il mritait cette prfrence.
+
+L'hiver suivant, Boccace fit un voyage Milan, tout exprs pour le
+voir[568]. Plusieurs jours s'coulrent pour eux dans de doux
+entretiens, et ils ne se sparrent qu' regret. Ptrarque avait donn
+son ami un exemplaire de ses glogues latines, crit de sa main.
+Boccace, de retour Florence, lui en envoya un du pome de Dante, qu'il
+avait aussi copi de la sienne[569]. Ptrarque n'avait pas ce pome dans
+sa bibliothque, et cela pouvait accrditer l'opinion qu'il tait jaloux
+de son auteur. Boccace avait joint cette copie, de trs-grands loges
+du Dante. Il s'en justifiait en quelque sorte, en lui crivant que ce
+pote avait t son premier matre, _la premire lumire qui avait
+clair son esprit_. La rponse de Ptrarque est trs-curieuse[570]. On
+y voit, que s'il n'tait pas positivement jaloux du Dante, la rputation
+de ce grand pote lui portait cependant quelque ombrage. Il attribue le
+peu d'empressement qu'il avait montr pour son pome, au projet qu'il
+avait eu, ds sa jeunesse, d'crire aussi en langue vulgaire, et la
+crainte de devenir plagiaire ou copiste sans le vouloir. On voit
+clairement par les expressions dont il se sert qu'il ne lui accordait de
+supriorit que dans cette langue vulgaire, dont il croyait la vogue peu
+durable; qu'il ne regardait pas comme un objet d'envie, un homme qui
+avait fait sa principale et peut-tre son unique occupation de ce qui
+n'avait t pour lui qu'un jeu et un essai de son esprit; que lui-mme
+faisait alors trs-peu de cas de ce qu'il avait crit dans cette langue,
+et qu'il fondait pour l'avenir sa renomme sur des titres qu'il
+regardait comme plus solides; mais dont le temps, qui fait la destine
+des langues et des ouvrages, a tout autrement dcid.
+
+[Note 568: 1359.]
+
+[Note 569: Ce beau manuscrit tait la bibliothque du Vatican, N.
+3199: il est maintenant sous le mme numro la Bibliothque impriale.
+C'est, sans contredit, le plus prcieux qui existe de ce pome.]
+
+[Note 570: Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 508 et suiv.
+Cette lettre, qui n'est pas dans l'dition de Ble, est dans celle des
+lettres de Ptrarque, Genve (Lyon), 1601, in-8, fol. 445.]
+
+Il continuait de se partager entre sa jolie retraite de Linterno et le
+sjour de Milan. Il avait depuis peu avec lui Jean, son fils naturel,
+qui, parvenu l'ge des passions, lui donnait des chagrins et de
+l'inquitude. Il fut vol de tout ce qu'il avait Milan, et ne put en
+accuser que son fils. Ce vol fut la cause qui le ft changer de demeure,
+ou le prtexte qu'il donna de ce changement. Il alla s'tablir dans une
+abbaye hors des murs de la ville, entre la porte de Cme et celle de
+Verceil[571]. Peu de temps aprs[572], sa vie paisible et studieuse fut
+encore interrompue pour une ambassade honorable. Le roi Jean, prisonnier
+en Angleterre depuis la bataille de Poitiers, tait enfin sorti de sa
+longue captivit; Isabelle, sa fille, venait d'pouser, Milan, le fils
+de Galas Visconti. Galas dputa Ptrarque auprs du roi, pour le
+complimenter sur sa dlivrance[573]. L'tat dplorable o il trouva
+Paris et ce qu'il traversa du royaume, le toucha jusqu'aux larmes,
+quoiqu'il n'aimt pas la France. Le roi Jean et le dauphin, son fils,
+lui firent l'accueil le plus distingu. Le peu qu'il y avait de gens de
+lettres et de savants capables de l'entendre, s'empressrent de jouir de
+ses entretiens et de rendre hommage ses lumires. Le roi voulut le
+retenir sa cour: le dauphin l'en pressa encore davantage; mais
+l'Italie le rappelait; il y revint ds que sa mission fut remplie. Les
+instances du roi Jean, ses prsents, ses promesses plus magnifiques
+encore, le poursuivirent jusqu' Milan; il reut aussi de l'empereur,
+peu de temps aprs son retour[574], des invitations non moins
+pressantes, accompagnes de l'envoi d'une coupe d'or d'un travail
+admirable; mais ni la France, ni l'Allemagne ne le tentrent. Il opposa
+ toutes les sollicitations ses deux passions dominantes, l'amour de la
+patrie, et ce qu'il appelait sa paresse.
+
+[Note 571: C'est le monastre de St.-Simplicien, de l'ordre des
+Bndictins du mont Cassin.]
+
+[Note 572: 1360.]
+
+[Note 573: La harangue qu'il adressa au roi est conserve parmi les
+mmes manuscrits de la bibliothque impriale de Vienne, o se trouve
+celle qu'il avait prononce devant le snat de Venise. (Baldelli, _ub.
+supr._, p. 113, note.)]
+
+[Note 574: 1361.]
+
+Cet amour tait mis de grandes preuves. L'Italie tait dvaste par
+la peste et par la guerre. Les compagnies trangres y redoublaient
+leurs ravages et y rpandaient la contagion. Le Milanais tait en proie
+ ces deux flaux la fois; c'est sans doute ce qui fora Ptrarque
+quitter Milan et l'agrable sjour de Linterno, et se rfugier
+Padoue. Il s'tait rconcili avec son fils Jean, et commenait en
+esprer mieux: il le perdit. Ses amis firent de nouveaux efforts pour
+l'attirer, les uns Naples, les autres Avignon. L'empereur renouvela
+aussi ses instances. Ptrarque fut prs de cder. Il se mit mme en
+route pour Avignon, alla jusqu' Milan, et de l, changeant d'avis,
+voulut s'acheminer vers l'Allemagne, mais les compagnies franches
+taient partout, obstruaient tous les passages: il revint Padoue et en
+fut chass par la peste[575]. Elle n'avait point encore gagn Venise: il
+y chercha un asyle: jamais il ne se transportait ainsi sans ses livres,
+qui le suivaient chargs sur plusieurs chevaux[576]. C'tait un embarras
+dont il trouva le moyen de se dlivrer honorablement, en faisant la
+rpublique de Venise le don de sa bibliothque. Ce don fut accept par
+un dcret, qui assigna un palais pour le logement de Ptrarque et de ses
+livres[577]. Il avait mis pour condition que jamais ils ne seraient
+spars ni vendus. Il esprait qu'on prendrait soin de les conserver
+aprs lui; mais ce soin a t nglig. Les livres ont pri, et il ne
+reste plus que la mmoire d'une donation que le temps aurait d
+respecter.
+
+[Note 575: 1362.]
+
+[Note 576: C'est ce qui l'obligeait en avoir toujours un grand
+nombre.]
+
+[Note 577: Il s'appelait le palais des _Deux-Tours_, et appartenait
+aux _Molini_: Il a servi depuis de monastre aux religieuses du
+St.-Spulcre. (_Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 616.)]
+
+Ptrarque eut encore une fois Venise la consolation de recevoir chez
+lui son ami Boccace, que la peste avait chass de Florence[578]. Ils
+passrent dlicieusement ensemble les trois mois les plus chauds de
+l'anne. Ils auraient voulu ne se plus quitter. Plus Ptrarque perdait
+de ses amis, plus ceux qui lui restaient lui devenaient chers. Cette
+seconde peste lui fut aussi fatale que la premire: elle venait de lui
+enlever Azon de Corrge et son cher Socrate: peine eut-il reu les
+adieux de Boccace, qu'il apprit coup sur coup la perte de Llius, d'un
+autre intime ami qu'il appelait Simonide[579] et de Barbate de Sulmone.
+Un chagrin moins sensible, mais qui ne laissa pas de l'affecter
+vivement, fut de voir accueillie par des critiques amres la publication
+de ses glogues latines et de quelques fragments de son pome de
+l'Afrique. Cette sensibilit du gnie est assez gnralement blme par
+ceux qui n'en ont pas. Ses souffrances sont une partie de ses secrets
+qu'ils ne conoivent pas plus que les autres. Mais Ptrarque avait assez
+de quoi s'en consoler dans les tmoignages d'admiration que le suivaient
+partout et qu'on lui adressait de toutes parts.
+
+[Note 578: 1363.]
+
+[Note 579: _Francesco Nelli_, prieur des Saints-Aptres.]
+
+Peu de temps aprs son tablissement Venise, il rendit cette
+rpublique un bon office, qui accrut encore la considration dont il y
+jouissait[580]. Une rvolte qui venait d'clater dans l'le de Candie,
+exigeait qu'on y envoyt une expdition prompte, sous un gnral habile
+et renomm. Le snat jeta les yeux sur _Luchino del Verme_, qui
+commandait les troupes des seigneurs de Milan. Le doge, en lui crivant
+pour lui proposer ce commandement, engagea Ptrarque lui crire aussi
+de son ct. Ptrarque s'tait intimement li Milan avec ce gnral,
+qui joignait des qualits aimables ses talents militaires. Sa lettre
+et celle du doge eurent un plein succs. Les Visconti tant alors en
+paix, _Luchino_ accepta, partit, vainquit, dlivra les prisonniers que
+les rvolts avaient faits, prit toutes leurs places, pacifia l'le, et
+revint Venise prsider et distribuer des prix aux jeux questres, la
+manire antique, qui furent donns pendant quatre jours pour clbrer sa
+victoire. Le doge y assistait, la tte du snat, dans une tribune de
+marbre, au-dessus du vestibule de l'glise Saint-Marc. La place de
+Ptrarque y fut marque la droite du doge. Sans charge, sans fonctions
+dans la rpublique de Venise, il en exerait une suprme; il tait en
+Italie, le chef et, pour ainsi dire, le doge de la rpublique des
+lettres.
+
+[Note 580: 1364.]
+
+Il ne sortait plus de Venise que pour aller de temps en temps Pavie,
+o Galas Visconti, qui y avait fix son sjour, ne le voyait jamais
+assez, et Padoue, que ses amis, les seigneurs de Carrare, possdaient
+toujours[581]. Il y allait certains temps de l'anne desservir son
+canonicat. Dj trs-riche en bnfices, il en eut alors un nouveau,
+qu'il ne garda pas long-temps. Les Florentins dsiraient toujours qu'il
+revnt habiter parmi eux. Ils n'imaginrent pour cela rien de mieux que
+de demander pour lui au pape un canonicat dans leur ville. Urbain V, qui
+avait succd Innocent VI, et qui avait d'autres vues sur Ptrarque,
+lui en donna un Carpentras[582]; mais, dans ce moment mme, le bruit
+de sa mort se rpandit, on ne sait pourquoi, en Italie. On le crut
+Avignon; et l'ardeur pour les promotions y taient si grande, qu'en peu
+de jours le pape disposa de ce canonicat, de celui de Padoue, de
+l'archidiacon de Parme, et de tous ses autres bnfices. Quand on sut
+qu'il tait vivant, toutes ces nominations furent annules, except
+celle du canonicat de Carpentras.
+
+[Note 581: Aprs la mort de Jacques de Carrare, assassin en 1350,
+_Giacomino_ son frre, et _Francesco_ son fils, gouvernrent d'abord
+ensemble; mais ils se divisrent; l'oncle conspira contre le neveu en
+1355; celui-ci le fit enfermer pour le reste de ses jours. Franois de
+Carrare, qui gouvernait seul alors depuis dix ans, semblait avoir hrit
+de l'amiti que son pre avait eue pour Ptrarque.]
+
+[Note 582: 1365.]
+
+L'ancien vque de ce diocse, Philippe de Cabassoles, alors patriarche
+de Jrusalem, tait le plus cher des amis que Ptrarque avait encore
+Avignon. Il promettait depuis long-temps ce prlat un _Trait de la
+vie solitaire_, qu'il avait commenc Vaucluse. L'ayant achev
+Venise, il le lui envoya, avec la ddicace qui lui est adresse, et
+qu'on lit la tte de ce Trait. Le pape Urbain faisait concevoir de
+grandes esprances, oprait des rformes dans toutes les parties de la
+discipline, et donnait l'exemple de celle des moeurs, dont il tait plus
+que temps d'arrter l'effrayante corruption. Ptrarque le crut digne de
+remplir enfin ses vues sur l'Italie. Il lui crivit une lettre longue,
+loquente et hardie, pour l'engager y revenir[583]. Cette lettre,
+aussi remplie de traits d'rudition que de hardiesse, tonna doublement
+Urbain, qui tait plus savant en droit canon qu'en littrature et en
+histoire[584]. Il chargea Franois Bruni d'Arezzo, alors secrtaire
+apostolique, d'y faire quelques commentaires qui lui en facilitassent
+l'intelligence. Tout le monde, dans Avignon, fut surpris au ton que
+Ptrarque osait prendre avec un souverain pontife; cependant, soit que
+le pape et dj conu le dessein de son retour, soit qu'il y ft port
+par les raisonnements et par l'loquence de Ptrarque, il dclara, peu
+de temps aprs avoir reu cette lettre, son dpart pour Rome, dont il
+fixa l'poque aprs Pques de l'anne suivante. Malgr les efforts que
+le roi de France fit pour le retenir, et tous les petits moyens qu'y
+employrent les cardinaux, fchs de quitter les beaux palais qu'ils
+avaient fait btir, et beaucoup d'agrments et de jouissances qu'ils
+n'taient pas srs de retrouver ailleurs, Urbain tint sa parole; il
+partit d'Avignon, le 30 avril[585], alla s'embarquer Marseille,
+s'arrta quelques jours Gnes, resta quatre mois Viterbe, et fit, au
+mois d'octobre, son entre solennelle Rome. On doit penser qu'il ne
+tarda pas y recevoir une lettre de flicitation de Ptrarque, qui lui
+exprima, de Venise, la joie dont il tait transport.
+
+[Note 583: 1366.]
+
+[Note 584: _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 691.]
+
+[Note 585: 1367.]
+
+Dans son dernier voyage Padoue, il avait prouv un de ces chagrins
+domestiques auxquels ni la supriorit d'esprit, ni l'tude de la
+philosophie ne peuvent empcher d'tre sensible. Il avait depuis environ
+trois ans auprs de lui un jeune homme sans fortune, mais d'un heureux
+naturel, et qui montrait de grandes dispositions pour les lettres. Il
+tait n Ravenne[586], de parents pauvres et obscurs. Lorsqu'il prit
+ensuite sa place dans le monde littraire, il joignit son prnom le
+nom de sa patrie, et se rendit clbre sous celui de Jean de
+Ravenne[587]. Ptrarque, qui il servait de secrtaire, charm de sa
+douceur et des talents qu'il annonait, l'admettait sa table, ses
+plus secrets entretiens: dans ses promenades, dans ses voyages, il le
+menait partout avec lui; il le dirigeait dans ses tudes; il s'occupait
+de son avenir, et, lui ayant fait prendre l'tat ecclsiastique, il
+attendait pour lui un bnfice qui devait lui procurer l'indpendance;
+il l'aimait enfin avec toute la tendresse d'un pre. Un matin, ce jeune
+homme entre dans son cabinet, et lui dclare qu'il va partir, qu'il ne
+veut plus rester dans sa maison. Ptrarque, sans se fcher, le
+questionne, cherche le ramener, l'attendrir, l'effrayer sur les
+suites du parti qu'il va prendre. Jean persiste vouloir partir.
+Ptrarque part lui-mme pour Venise, l'emmne avec lui, tche de lui
+remettre la tte, qu'en effet il semblait avoir perdue. Il voulait aller
+ Naples voir le tombeau de Virgile; en Calabre, chercher le berceau
+d'Ennius; Constantinople et en Grce, apprendre le grec. Il partit
+enfin, mais pour Avignon. Des accidents fcheux l'arrtrent en route:
+il revint sur ses pas jusqu' Pavie, mourant de faim, de fatigue et de
+misre. Il y attendit Ptrarque, qui s'y rendit peu de temps aprs, le
+reut avec bont, lui pardonna, mais ne se fia plus lui. Un an fut
+peine coul, que la tte de Jean se monta de nouveau. Il voulut
+absolument aller en Calabre. Ptrarque souffrit sans se plaindre ce
+retour qu'il avait prvu, lui donna des lettres de recommendation pour
+Rome et pour Naples, continua de s'y intresser, et mme de
+correspondre avec lui, l'exhortant toujours de loin, comme il l'avait
+fait de prs pendant quatre ans, l'tude et la vertu. Jean de
+Ravenne acquit dans la suite une grande clbrit, et l'Italie eut en
+lui un des principaux restaurateurs des lettres, qu'il dut aux bienfaits
+de Ptrarque et ses leons.
+
+[Note 586: Vers l'an 1350.]
+
+[Note 587: Son nom de famille tait _Malpighino_.]
+
+Ptrarque apprit Venise que si le nouveau pape faisait le bonheur de
+Rome par son retour, il se disposait compromettre celui de l'Italie
+entire par la guerre qu'il suscitait aux Visconti. Urbain V les
+hassait mortellement, et, rsolu de les exterminer, il fit une ligue
+avec les Gonzague, les seigneurs d'Est, de Carrare, les Malatesta et
+plusieurs autres. L'empereur tait la tte; il venait d'entrer en
+Italie. Barnab Visconti, qui, au milieu de tous ses vices, avait
+l'esprit belliqueux, ne songeait qu' se dfendre. Galas, plus prudent,
+prfrait de ngocier. Il appela Ptrarque Pavie et le chargea d'aller
+ Bologne trouver le cardinal Grimoard, frre et lgat du pape, et de
+traiter avec lui des moyens de prvenir la guerre[588]. Mais il n'tait
+plus temps, et quelque bon ngociateur que ft Ptrarque, il choua
+encore une fois.
+
+[Note 588: 1368.]
+
+Outre son amiti pour Galas qui le rendait sensible ses dangers, il
+tait effray de voir l'Italie en proie des troupes trangres et
+froces. Le pape faisait marcher sa solde des Espagnols, des
+Napolitains, des Bretons, des Provenaux; l'empereur, des Bohmiens, des
+Esclavons, des Polonais, des Suisses; Barnab, outre les Italiens, des
+Anglais, des Allemands, des Bourguignons, des Hongrois. Quelques maux
+que Barnab et faits l'Italie, qu'taient-ils auprs de ceux qu'un
+ministre de paix avait prpars pour l'en punir? Mais Barnab n'tait
+pas moins adroit que mchant et intrpide. Il parvint conjurer
+l'orage. Il connaissait le faible de Charles IV. L'or qu'il lui prodigua
+paralysa tous les mouvements de la ligue; et l'empereur, qui en tait
+chef, borna ses triomphes mener Rome le cheval du pape par la bride,
+ y faire couronner Elisabeth, sa quatrime femme, et remplir les
+fonctions de diacre la messe du couronnement.
+
+Urbain dsirait ardemment voir Ptrarque[589]. Il le fit presser par ses
+amis de venir Rome, et l'en pressa enfin lui-mme par une lettre
+remplie des expressions les plus flatteuses. Ptrarque, quoique malade,
+passa l'hiver faire ses dispositions pour ce voyage. La premire fut
+de faire et d'crire de sa propre main son testament[590], que l'on
+trouve dans la plupart des ditions de ses oeuvres. Parmi plusieurs legs
+de pit, d'amiti, de bienfaisance, on y remarque deux articles, dont
+l'un prouve son got pour les arts, l'autre son amiti pour Boccace, et
+en mme temps le mauvais tat de fortune o il le savait rduit. Il
+lgue par le premier, au seigneur de Padoue, son tableau de la Vierge,
+peint par Giotto, _dont les ignorants_, dit-il, _ne connaissent pas la
+beaut, mais qui fait l'tonnement des matres de l'art_. Par le second,
+il lgue Jean de Certaldo, ou Boccace, cinquante florins d'or, pour
+acheter un habit d'hiver pour ses tudes et ses travaux de nuit; et il
+ajoute qu'il est honteux de laisser si peu de chose un si grand
+homme[591].
+
+[Note 589: 1369.]
+
+[Note 590: Avril 1370.]
+
+[Note 591: _Domino Joanni de Certaldo seu Boccatio, verecund
+admodum tanto viro tam modicum, lego quinquaginta florenos auri, pro un
+veste hyemali, ad studium lucubrationesque nocturnas._]
+
+Peu de jours aprs, il se mit en route, encore faible, et seulement
+soutenu par son courage. Mais il ne put aller que jusqu' Ferrare. Il y
+tomba comme mort, et resta plus de trente heures sans connaissance, ne
+sentant pas plus, comme il l'crivait quelque temps aprs, les remdes
+violents qu'on lui administrait _qu'une statue de Phidias ou de
+Polyclte l'aurait pu faire_. Revenu enfin de cet tat par les soins des
+seigneurs d'Est, qui le reurent dans leur palais, il voulut inutilement
+continuer sa route; il fut oblig de revenir Padoue, couch dans un
+bateau. Ds qu'il eut pris quelques forces, il chercha, pour se
+rtablir, une demeure champtre aux environs de cette ville. Son choix
+se fixa sur Arqua, gros village quatre lieues de Padoue, situ sur le
+penchant d'une colline dans les monts Euganens, pays fameux par la
+salubrit de l'air, par sa position riante et la beaut de ses vergers.
+
+Il fit btir au haut de ce village une maison petite, mais agrable et
+commode. Ds qu'il y fut tabli avec sa famille, entour de sa fille
+qu'il avait marie, de son gendre, d'un bon ecclsiastique qui
+l'accompagnait l'glise, reprenant avec un peu de sant toute son
+ardeur pour le travail, occupant quelquefois jusqu' cinq secrtaires,
+il mit la dernire main un ouvrage qu'il avait commenc depuis trois
+ans, et qui a pour titre: _De sa propre ignorance et de cette de
+beaucoup d'autres_[592]. Nous en verrons bientt le sujet, qu'il serait
+trop long d'expliquer ici. Peut-tre et-il fallu, pour se rtablir
+entirement, qu'il renont tout--fait travailler; mais, pour les
+esprits tels que le sien, c'est presque renoncer vivre. Il aurait
+fallu aussi qu'il observt un autre rgime: son mdecin, qui tait son
+ami[593], le lui recommandait sans cesse. Mais Ptrarque le voyait avec
+plaisir comme ami, et ne le croyait pas du tout comme mdecin. Il se
+fatiguait d'austrits, ne mangeait qu'une fois le jour quelques
+lgumes, quelques fruits, buvait de l'eau pure, jenait souvent, et les
+jours de jene, ne se permettait que le pain et l'eau. Il et fallu
+enfin qu'il n'apprt pas une nouvelle capable de retarder encore sa
+gurison, celle du dpart subit et imprvu du pape et de son retour
+Avignon. Sainte Brigitte avait dit au S. Pre: _Si vous allez Avignon,
+vous mourrez bientt_. Il n'en voulut rien croire; mais, peine arriv
+dans la Babylone d'Occident, il tomba malade et mourut.
+
+[Note 592: _De ignoranti sui ipsius et multorum_.]
+
+[Note 593: Il se nommait Jean Dondi: c'tait le fils de Jacques
+Dondi, clbre philosophe, mdecin et astronome, auteur de la fameuse
+horloge qui fut place sur la tour du palais de Padoue, en 1344. Le fils
+fut aussi astronome en mme temps que mdecin. Il inventa et excuta
+lui-mme une autre horloge encore plus fameuse, qui fut place Pavie
+dans la bibliothque de Jean Galeaz Visconti. C'est de l que cette
+famille Dondi avait pris le surnom de _Degli Orologi_. Plusieurs auteurs
+franais et italiens ont confondu le pre et le fils, et leurs deux
+horloges. Tiraboschi a rectifi ces erreurs. _Stor. della Let. it._ t.
+V, p. 177-184.]
+
+Grgoire XI, qui remplaa Urbain V, aussi vertueux que son prdcesseur,
+eut la mme bienveillance pour Ptrarque, et Ptrarque ne se refusait
+pas profiter de ses bonnes dispositions pour sa fortune, quoique le
+dprissement total de ses forces l'avertt de sa fin prochaine. Il eut
+un moment de joie qui fut bientt suivi d'une affliction nouvelle. Son
+bon et ancien ami, l'vque de Cabassole, devenu cardinal, fut envoy
+lgat Prouse. Ds qu'il fut arriv, il en instruisit Ptrarque, qui
+lui tmoigna dans sa rponse un vif dsir de le revoir. Il essaya de
+monter cheval pour satisfaire ce dsir, mais sa faiblesse lui permit
+peine de faire quelques pas. Le cardinal, de son ct, n'tait pas dans
+un meilleur tat. Il ne fit que languir depuis son arrive en Italie; il
+mourut peu de mois aprs[594], et la faiblesse de ces deux amis,
+rapprochs aprs une sparation si longue, les priva de la consolation
+de s'embrasser.
+
+[Note 594: 1372]
+
+Ptrarque parut reprendre quelques forces et remplit bientt aprs, sur
+la scne du monde, un dernier rle que lui confia l'amiti. La guerre
+s'tait leve entre les Vnitiens et Franois de Carrare, seigneur de
+Padoue. Cette ville tait menace d'un sige; mais la campagne remplie
+de troupes, tait encore un sjour plus dangereux. Ptrarque sortit
+d'Arqua pour se rfugier Padoue avec ses livres; car, aprs s'tre
+dfait des premiers, il en avait acquis de nouveaux, comme il arrive
+toujours quand on les aime. A Padoue, il trouva dans un libelle qui
+excita sa bile, une occasion d'exercer sa plume. Le pape, mcontent de
+cette guerre, envoya, en qualit de nonce, un jeune professeur en droit,
+nomm Ugution, ou Uguzzon de Thiennes, pour rtablir la paix. Ce nonce
+se rendit d'abord Padoue. Il connaissait Ptrarque; il l'alla voir, et
+lui communiqua un crit injurieux qu'un moine franais, dont il ignorait
+le nom, venait de publier Avignon contre lui. C'tait une critique
+amre de la lettre qu'il avait adresse quatre ans auparavant Urbain
+V, pour le fliciter de son retour Rome. Rome et l'Italie n'y taient
+pas plus mnages que Ptrarque. Peut-tre n'et-il pas rpondu des
+attaques uniquement diriges contre lui; mais il ne put souffrir qu'un
+moine barbare ost crire contre l'objet de ses adorations. La colre ne
+lui donna que trop de forces. Il s'emporta dans cette rponse en
+expressions indignes de lui, comme il l'avait fait vingt ans auparavant
+contre le mdecin du pape. Cette seconde invective s'est malheureusement
+conserve comme la premire[595]: toutes deux prouvent que le caractre
+le plus doux peut quelquefois s'aigrir, et l'esprit le plus lev
+descendre de sa hauteur; mais c'tait descendre bien bas, que de se
+ravaler jusqu'aux injures avec un moine.
+
+[Note 595: Voy. _OEuvres de Ptrarque_, Ble, 1581, fol. 1068. Elle
+est adresse Ugution lui-mme. L'abb de Sade dit (t. III, p. 790),
+que ce nonce logea chez Ptrarque Padoue; mais on voit, par les
+expressions dont Ptrarque se sert, qu'il tait seulement aller le
+visiter. _Nuper alliud agenti mihi et jam dudum certaminis hujus oblito,
+scholastici nescia eujus epistolam, imo librum dicam.... attulisti, dum
+ longinquo veniens, amice, hanc exiguam domum tuam, me visurus,
+adisses._ Ces ditions de Ble sont fort corrompues; il parat que dans
+ces derniers mots _tuam_ est de trop, ou qu'il faut lire _meam_.]
+
+Cependant la guerre continuait avec fureur. Franois de Carrare avait eu
+d'abord l'avantage; mais le roi de Hongrie, qui lui avait envoy des
+troupes, menaa de les tourner contre lui s'il ne consentait la paix.
+Venise se voyant soutenue, la proposait des conditions humiliantes; il
+fallut pourtant l'accepter[596]. Un article du trait portait qu'il
+irait eu personne Venise, ou qu'il enverrait son fils demander pardon
+ la rpublique, des insultes qu'il lui avait faites, et lui jurer
+fidlit. Le seigneur de Padoue envoya son fils, et pria Ptrarque de
+l'accompagner et de porter pour lui la parole devant le snat. Cette
+mission tait dsagrable; mais l'attachement de Ptrarque pour un
+prince, fils de son ancien ami et de son bienfaiteur, ne lui permit pas
+de chercher dans son ge et dans sa sant toujours chancelante, des
+raisons pour s'en dispenser. Le jeune Carrare[597], Ptrarque et une
+suite nombreuse arrivs Venise, eurent ds le lendemain audience. Soit
+fatigue, ou soit que la majest du snat vnitien troublt Ptrarque, il
+ne put prononcer son discours, et la sance fut remise au jour suivant.
+Ce discours, qui ne s'est point conserv, fut vivement applaudi. Les
+Vnitiens tmoignrent la plus grande joie de revoir dans leur ville
+celui qui, pendant plusieurs annes, en avait fait l'ornement.
+
+[Note 596: 1373.]
+
+[Note 597: Il se nommait _Francesco Novello_.]
+
+La paix faite, il revint Arqua, plus faible qu'auparavant. Une fivre
+sourde le minait, sans qu'il voult rien changer son train de vie. Il
+lisait ou crivait sans cesse. Il crivait surtout son ami Boccace,
+dont il lut alors le Dcamron pour la premire fois[598]. Il fut
+enchant de cet ouvrage. Ce qu'on y trouve de trop libre, lui parut
+suffisamment excus par l'ge qu'avait l'auteur quand il le fit, par la
+langue vulgaire dans laquelle il l'avait crit, par la lgret du sujet
+et celles des personnes qui devaient le lire. L'histoire de Griselidis
+le toucha jusqu'aux larmes[599] Il l'apprit par coeur pour la rciter
+ses amis: enfin il la traduisit en latin pour ceux qui n'entendaient pas
+la langue vulgaire, et il envoya cette traduction Boccace[600].
+
+[Note 598: 1374.]
+
+[Note 599: C'est la dernire Nouvelle du Dcamron.]
+
+[Note 600: Elle est dans l'dition de Ble, page 541, sous ce titre:
+_De obedienti ac fide uxori, Mythologia_.]
+
+La lettre dont il l'accompagna est peut-tre la dernire qu'il ait
+crite. Peu de temps aprs, ses domestiques le trouvrent dans sa
+bibliothque, courb sur un livre et sans mouvement. Comme ils le
+voyaient souvent passer des jours entiers dans cette attitude, ils n'en
+furent point d'abord effrays: mais ils reconnurent bientt qu'il ne
+donnait aucun signe de vie; la maison retentit de leurs cris: il n'tait
+plus. Il mourut d'apoplexie, le 18 juillet 1374, g de soixante-dix
+ans.
+
+Le bruit de sa mort, qui se rpandit aussitt, causa une aussi grande
+consternation que si elle et t imprvue. Franois de Carrare et toute
+la noblesse de Padoue, l'vque, son chapitre, le clerg, le peuple mme
+se rendirent Arqua pour assister ses obsques; elles furent
+magnifiques, et cependant accompagnes de larmes. Peu de temps aprs,
+Franois de Brossano, qui avait pous sa fille, fit lever un tombeau
+de marbre sur quatre colonnes, vis--vis l'glise d'Arqua, y fit
+transporter le corps et graver une pitaphe fort simple en trois assez
+mauvais vers latins. On y voit encore ce monument, que visitent tous les
+amis de la posie, de la vertu et des lettre, assez heureux pour voyager
+dans ces belles contres, et dont ils n'approchent qu'avec une motion
+profonde et un saint respect.
+
+Les honneurs qui furent rendus Ptrarque aprs sa mort, dans presque
+toute l'Italie, et ceux qu'il avait reus de son vivant, l'exemple que
+la faveur dont il avait joui auprs des Grands offrait de la
+considration o les lettres pouvaient prtendre, et l'ide que son
+caractre avait donne aux Grands du prix et de la dignit des lettres
+contriburent puissamment en rpandre le got. Ses ouvrages et le soin
+qu'il prit constamment de ramener les gens de lettres et les gens du
+monde l'tude et l'admiration des anciens, y contriburent encore
+davantage. Suprieur tous les prjugs nuisibles qui subjuguaient
+alors les esprits, il combattit sans relche dans ses Traits
+philosophiques, dans ses lettres, dans ses entretiens, l'astrologie,
+l'alchimie, la philosophie scholastique, la foi aveugle dans Aristote et
+dans l'autorit d'Averros. Sa compassion et son mpris pour les erreurs
+de son temps le remplissaient d'admiration pour la saine vnrable
+antiquit. Il se rfugiait parmi les anciens pour se consoler de tout ce
+qui blessait ses yeux chez les modernes.
+
+Il apprit ses contemporains, le prix qu'on devait attacher aux
+monuments des arts et des lettres que le temps n'avait pas dtruits. Ce
+fut lui qui eut le premier l'ide d'une collection chronologique de
+mdailles impriales, secours indispensable pour l'tude de l'histoire.
+Il mit former cette collection, le zle qui l'animait pour tout ce qui
+intressait les lettres. Lorsqu'il alla trouver l'empereur Charles IV,
+Mantoue, il lui offrit plusieurs de ces belles mdailles d'or et
+d'argent dont il faisait ses dlices. Il y en avait surtout une
+d'Auguste, si bien conserve, qu'il y paraissait vivant. Voil, dit
+Ptrarque, l'empereur, les grands hommes dont vous occupez maintenant
+la place, et qui doivent tre vos modles. Ce prsent tait un grand
+sacrifice dont Charles sentit vraisemblablement trs-peu le prix, et ce
+mot une leon qu'il se soucia fort peu de suivre.
+
+Un autre guide ncessaire, la gographie, manquait alors presque
+entirement l'tude de l'histoire. Ptrarque tourna de ce ct,
+l'ardeur de ses recherches, et rendit plus facile aux autres,
+l'instruction qu'il y avait acquise. Son _Itinraire de Syrie_[601],
+prouve que cette instruction tait trs-tendue pour son temps. On voit,
+par une de ses lettres[602], qu'il avait fait de grands efforts pour
+fixer d'une manire certaine, le plan de l'le de Thul ou Thyl, dont
+il est si souvent parl dans les anciens. N'oubliant jamais, dans aucun
+de ses travaux, l'intrt de sa patrie, il avait fait dessiner, sous les
+yeux du roi Robert, une carte d'Italie, plus exacte que toutes celles
+qui existaient alors[603]. Enfin, il avait rassembl dans sa
+bibliothque, tout ce qu'il put trouver de cartes et de livres de
+gographie. Cette bibliothque tait considrable; on a vu qu'aprs
+avoir libralement donn la premire, il avait cd au besoin de s'en
+former une seconde; et ce mot de bibliothque, qui ne signifie
+aujourd'hui que quelques soins pris, quelques recherches faites, et
+souvent mme une simple commission donne un libraire, signifiait
+alors tout autre chose. Les bons manuscrits taient d'une raret
+extrme, surtout ceux des anciens auteurs grecs et latins, dont on
+n'avait mme encore retrouv qu'un petit nombre. On peut dire que
+Ptrarque mit le premier, une sorte de passion en suivre la trace,
+en faire lui-mme, et en favoriser la recherche. Ses lettres sont
+remplies de ces dtails intressants. Souvent un auteur lui en fait
+connatre un autre; en en cherchant un, il en trouve plusieurs, et son
+insatiable curiosit s'augmente mesure qu'il fait plus de
+dcouvertes[604]. Il recommande sans cesse qu'on cherche d'anciens
+livres, principalement en Toscane, qu'on examine les archives des
+maisons religieuses, et il adresse les mmes prires ses amis, en
+Angleterre, en France, en Espagne. Son avidit pour cette recherche
+tait connue si gnralement et si loin, que Nicolas Sigeros, grec
+distingu la cour de Constantinople, lui envoya pour prsent, une
+copie complte des pomes d'Homre; et la lettre de remercment que lui
+crivit Ptrarque, prouve quel fut l'excs de sa joie la prsence
+inattendue du prince des potes.
+
+[Note 601: _Itinerarium Syriacum_, d. de Ble 1581, p. 557.]
+
+[Note 602: _Rer. Familiar._, lib. III, p. I.]
+
+[Note 603: _Flavio Biondo_, crivain du sicle suivant, avait
+consult cette carte; il en parle dans son _Italia illustrata_.]
+
+[Note 604: Voyez, sur cette passion toujours croissante, sa lettre
+son frre Grard, _Familiar._, l. III, p. 18.]
+
+Il n'avait point appris le grec dans sa premire jeunesse; quoiqu'il
+restt toujours en Italie quelque culture de cette langue, elle n'tait
+point comprise encore dans le cours des tudes communes. Il saisit pour
+la premire fois, Avignon, l'occasion de l'apprendre lorsque le moine
+Barlaam, n en Calabre, mais qui avait pass en Grce, fut envoy par
+l'empereur Andronic, la cour de Benot XII[605], sous prtexte de
+ngocier la runion des deux glises, et en effet, pour solliciter des
+secours contre les Turcs. Les dialogues de Platon furent le principal
+objet de leurs leons. Ptrarque fut enthousiasm des hautes ides de ce
+philosophe sur l'amour, sur la nature et l'union des mes; et comme ces
+leons ne durrent pas long-temps, on peut dire qu'il y apprit plus de
+platonisme que de grec. Son second matre fut Lonce Pilate, qui tait
+aussi un Calabrois devenu Grec. Quelque dsagrable qu'il ft de sa
+personne et dans ses manires, Boccace qui l'avait attir Florence, le
+conduisit Venise lorsqu'il alla voir son ami[606]; Lonce y resta
+quelque temps, et Ptrarque en tira les deux seules choses qu'il pt
+gagner dans un commerce de cette espce, une connaissance un peu plus
+approfondie du grec, qu'il ne sut cependant jamais parfaitement, et
+quelques livres grecs, entirement inconnus jusqu'alors en Italie, parmi
+lesquels tait un beau manuscrit de Sophocle. Ce mme Lonce Pilate
+avait fait, la prire de Boccace, et en socit avec lui, une
+traduction latine, la plus ancienne que l'on connaisse, de l'Iliade et
+d'une grande partie de l'Odysse. Boccace la promit pendant long-temps
+Ptrarque. Il lui en envoya enfin une copie faite par lui-mme, que son
+ami reut avec de nouveaux transports.
+
+[Note 605: Barlaam vint, pour la premire fois, Avignon, en 1339,
+et y revint en 1342. L'abb de Sade veut qu' ces deux voyages,
+Ptrarque ait pris de ses leons. Tiraboschi croit, avec plus de
+vraisemblance, que ce ne fut qu'au second voyage. Voyez _Stor. della
+lett. ital._, t. V, p. 368.]
+
+[Note 606: En 1363.]
+
+Son ardeur pour les livres latins tait encore plus vive. On ne
+possdait de son temps que trois dcades de Tite-Live, la premire, la
+troisime et la quatrime. Encourag par le roi Robert, il n'pargna
+rien pour retrouver au moins la seconde; mais tous ses soins furent
+inutiles. Il entreprit aussi de retrouver un ouvrage perdu de
+Varon[607], qu'il avait vu dans sa jeunesse, et ne fut pas plus heureux.
+Il avait eu en sa possession le trait de Cicron _de Glori_[608]. Il
+le prta son vieux matre de grammaire _Convennole_, qui le vendit
+pour vivre; cet exemplaire fut perdu, et il ne put jamais depuis en
+retrouver un autre. Il chercha vainement aussi un livre d'pigrammes et
+des lettres d'Auguste, qu'il avait vu dans son jeune ge. Il eut plus de
+succs dans la recherche des Institutions de Quintilien. Il les trouva,
+en 1350, Florence, lorsqu'il y passait pour aller Rome. Sa joie fut
+grande; il la rpandit dans une lettre adresse Quintilien
+lui-mme[609]; ce manuscrit tait cependant imparfait, gt et mutil.
+Il tait rserv au Pogge, d'en retrouver, environ un sicle aprs, un
+exemplaire entier.
+
+[Note 607: _Rerum humanarum et divinarum antiquitates_.]
+
+[Note 608: Raimond Soranzo, l'un de ses amis, lui en avait fait
+prsent.]
+
+[Note 609: C'est la sixime du livre des ptres adresses aux
+grands hommes de l'antiquit, _Ad viros illustres veteres_, dition de
+Genve, 1601, in-8.]
+
+Mais c'tait surtout pour Cicron que Ptrarque poussait l'admiration
+jusqu' une sorte de fanatisme. Lire et relire ce qu'il avait de lui,
+chercher partout ce qu'il n'avait pas, c'est ce qui l'occupait sans
+cesse; il n'pargnait pour cela, ni prires auprs de ses amis, ni
+dplacements, ni dpenses. Cicron revenait toujours dans ses
+conversations, dans ses lettres. A Lige, o il avait trouv deux de ses
+Oraisons, il eut de la peine se procurer un peu d'encre, encore
+tait-elle toute jaune, pour en tirer lui-mme une copie. Il se donna,
+long-temps aprs, la mme peine pour un recueil considrable de ces
+mmes discours qu'il fut quatre ans copier, ne voulant pas les confier
+ des scribes ignorants, qui dfiguraient les plus beaux ouvrages. Et
+dans quel enchantement ne fut-il pas Vrone, lorsqu'il y retrouva les
+lettres familires! On conserve prcieusement, et juste titre,
+Florence, dans la bibliothque Laurentienne, cet ancien manuscrit
+retrouv par lui, et la copie qu'il en avait faite. On y conserve aussi
+les lettres Atticus, crites de la main de Ptrarque; mais le
+manuscrit ancien d'o il les avait tires, a pri[610]. Voil par quels
+travaux et quel prix on pouvait alors se composer une bibliothque de
+bons livres.
+
+[Note 610: Tiraboschi, t. V, p. 79 et suiv.]
+
+Ses livres et ses amis, qui il en parlait sans cesse, taient devenus
+les deux objets de ses plus fortes affections. Ses lettres familires,
+qui forment la partie la plus prcieuse comme la plus considrable de
+ses OEuvres, rveillaient ou entretenaient d'un bout de l'Italie
+l'autre, en France et dans d'autres parties de l'Europe, l'amour des
+anciens. Elles pourraient le rallumer encore. Il y parle aux souverains,
+aux grands, aux savants, aux jeunes gens, aux vieillards le mme
+langage; il prche tous l'amour et l'admiration des anciens. Ce n'est
+pas l, il s'en faut beaucoup, leur seul mrite, mais c'est celui que
+nous devons considrer ici. C'est par tous ces moyens runis, non moins
+que par son exemple, qu'il exera une si puissante influence sur
+l'esprit de son sicle, et sur la renaissance des lettres.
+
+Je n'ai rien dit de sa figure et des avantages extrieurs dont la nature
+l'avait dou; ils taient trs-remarquables dans sa jeunesse. Une taille
+lgante, de beaux yeux, un teint fleuri, des traits nobles et rguliers
+le distinguaient parmi ses compagnons d'ge et de galanterie. Le soin
+recherch qu'il avait pris de sa parure, et les succs dont il avait
+joui dans le monde, lui faisaient piti dans un ge mr. Il les avouait
+comme des faiblesses; mais peut-tre par une autre faiblesse en
+parlait-il trop en dtail, et trop souvent. Les agrments de son esprit,
+sa conversation confiante et anime, ses manires ouvertes et polies lui
+donnaient un attrait particulier, et la sret de son commerce, sa
+disposition aimer et sa fidlit inviolable dans les liaisons
+d'amiti, lui attachaient invinciblement ceux que ce premier attrait
+avait une fois approchs de lui.
+
+Un dernier trait fera voir combien il fut constant dans ses affections,
+et quelle fut, jusqu' la fin de sa vie, la disposition habituelle de
+son me. On connat sa vnration et son amour pour Virgile. Virgile,
+comme Cicron, tait sans cesse auprs de lui. Le beau manuscrit sur
+vlin, avec le commentaire de Servius, qui servait son usage, et sur
+lequel sont crites des notes de sa main, est un des plus clbres qui
+existent. Il a fait long-temps le principal ornement de la bibliothque
+Ambroisienne Milan: il fera sans doute plus long-temps encore,
+Paris, celui de la bibliothque Impriale. Parmi les notes latines dont
+il est enrichi, on distingue surtout la premire, qui est en tte du
+volume. Comme elle peut servir lever les doutes qui resteraient encore
+sur Laure, sur la passion de Ptrarque pour elle, et sur la nature de
+cette passion extraordinaire, je la traduirai ici littralement[611].
+
+[Note 611: On a donn, dans le _Publiciste_ du 18 octobre 1809, une
+traduction inexacte de cette note; on annonait de plus le manuscrit de
+Virgile, d'o elle est tire, comme existant encore Milan, tandis
+qu'il tait, depuis plusieurs annes, Paris.
+
+L'authenticit de cette note a t conteste en Italie; quelques
+critiques du seizime sicle ont dout qu'elle ft crite de la main de
+Ptrarque; mais leurs doutes ont t claircis, et leurs objections
+rfutes. Les faits relatifs au prcieux manuscrit o elle se trouve,
+recueillis d'abord par Tomasini, dans son _Petrarca redivivus_, ont t
+rpts par l'abb de Sade, note 8, la fin du volume II de ses
+Mmoires. M. Baldelli les a exposs son tour avec de nouveaux
+dveloppements et de nouvelles preuves, en faveur de l'authenticit de
+la note sur Laure, article II des claircissements ou _illustrazioni_
+qui sont la suite de son ouvrage, pag. 177 et suiv. Voici les
+principaux faits. La bibliothque de Ptrarque fut vendue et disperse
+aprs sa mort. Son Virgile passa son ami et son mdecin Jean Dondi; de
+celui-ci, qui mourut en 1380, son frre Gabriel, et de Gabriel son
+fils Gaspard Dondi. Il parat que Gaspard le vendit, et qu'il fut plac,
+vers 1390, dans la bibliothque de Pavie; il y resta plus d'un sicle.
+En 1499, les Franais s'tant empars de Pavie, enlevrent beaucoup de
+manuscrits qui furent transports Paris, dans la bibliothque du roi.
+Plusieurs sont apostilles et annots de la main de Ptrarque. Quelque
+adroit Pavesan trouva le moyen de soustraire cette excution militaire
+le manuscrit de Virgile. Il tait encore Pavie, au commencement du
+seizime sicle, dans la bibliothque d'un gentilhomme nomm _Antonio di
+Piero_. Deux autres propritaires le possdrent successivement; la
+mort du second, _Fulvia Orsino_, il fut vendu, trs-haut prix, au
+cardinal Frdric Borrome, fondateur illustre de la bibliothque
+Ambroisienne, o il le plaa parmi les manuscrits les plus prcieux. Il
+y est rest jusqu'en 1796; ce fut alors un des principaux objets d'arts,
+recueillis Milan par les premiers commissaires franais qui y furent
+envoys aprs la conqute.]
+
+Laure, illustre par ses propres vertus, et long-temps clbre par mes
+vers, parut pour la premire fois mes yeux au premier temps de mon
+adolescence, l'an 1327, le 6 du mois d'avril, la premire heure du
+jour (c'est--dire six heures du matin), dans l'glise de Sainte-Claire
+d'Avignon; et dans la mme ville, au mme mois d'avril, le mme jour 6,
+et la mme heure, l'an 1348, cette lumire fut enleve au monde,
+lorsque j'tais Vrone: hlas! ignorant mon triste sort. La
+malheureuse nouvelle m'en fut apporte par une lettre de mon ami Louis.
+Elle me trouva Parme la mme anne, le 19 mai au matin. Ce corps, si
+chaste, et si beau, fut dpos dans l'glise des Frres mineurs, le soir
+du mme jour de sa mort. Son me, je n'en doute pas, est retourne,
+comme Snque le dit de Scipion l'Africain, au ciel, d'o elle tait
+venue. Pour conserver la mmoire douloureuse de cette perte, je trouve
+une certaine douceur mle d'amertume crire ceci, et je l'cris
+prfrablement sur ce livre qui revient souvent sous mes yeux, afin
+qu'il n'y ait plus rien qui me plaise dans cette vie, et que mon lien le
+plus fort tant rompu, je sois averti, par la vue frquente de ces
+paroles, et par la juste apprciation d'une vie fugitive, qu'il est
+temps de sortir de Babylone; ce qui, avec le secours de la grce divine,
+me deviendra facile par la contemplation mle et courageuse des soins
+superflus, des vaines esprances, et des vnements inattendus qui
+m'ont agit pendant le temps que j'ai pass sur la terre.
+
+Il y a de bien beaux sonnets dans Ptrarque, il y en a de bien
+touchants; mais je n'en connais point qui le soient autant que ces
+lignes d'un grand homme studieux et sensible, sur ce qui tait sans
+cesse l'objet de son tude, de ses mditations, de ses tristes et doux
+souvenirs.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+_OEuvres latines de Ptrarque; Traits de philosophie morale; Ouvrages
+historiques; Dialogues qu'il appelait son_ Secret; _ses douze glogues;
+son Pome de_ l'Afrique; _trois livres d'pitres en vers._
+
+
+Les OEuvres latines de Ptrarque, sur lesquelles il fondait, comme nous
+l'avons vu dans sa vie, tout l'espoir de sa renomme, forment un volume
+_in-fol_. de douze cents pages[612]. Environ quatre-vingts pages de
+posies en langage toscan ou vulgaire sont comme jetes la fin de cet
+norme volume. Elles y sont la place que Ptrarque lui-mme leur
+donnait dans son estime; et ce sont ces posies vulgaires qui font,
+depuis plus de quatre sicles, les dlices de l'Italie et de l'Europe,
+o l'on ne connat plus aucune des productions latines, objet de la
+prdilection de leur auteur; c'est ce qui l'a plac parmi les potes
+modernes du premier rang.
+
+[Note 612: Dans l'dition de Ble, 1581, qui est la plus complte.]
+
+Il ne faut pas croire cependant que ces ouvrages latins, si compltement
+oublis, soient sans mrite; ils en ont un trs-grand au contraire,
+surtout si l'on n'oublie pas le temps o ils furent crits, et si l'on a
+quelquefois lu d'autres ouvrages latins du mme temps. Ptrarque sentit
+le premier que, pour crire vritablement en latin, il fallait oublier
+le langage barbare de l'cole, et remonter du style de la dialectique,
+de la thologie et du droit, jusqu' celui de l'loquence et de la
+posie, de Cicron et de Virgile. Ce furent les deux modles qu'il se
+proposa dans sa prose et dans ses vers. Sa plume y est partout libre et
+facile, quelquefois lgante; quelquefois ses penses y paraissent
+revtues des couleurs de ces deux grands matres: enfin, quel que soit
+aujourd'hui le sort de ces compositions, elles rendirent alors un grand
+service aux lettres; elles montrrent la route qu'il fallait prendre
+pour revenir la bonne latinit; et si les grands crivains qui
+fixrent entirement au seizime sicle les destines de la langue
+italienne, et qui ne purent ni surpasser Ptrarque, ni mme l'galer
+dans la posie vulgaire, le laissrent loin d'eux dans la posie latine,
+ainsi que dans la prose, il lui reste cependant la gloire d'avoir, le
+premier de tous les modernes, retrouv les traces des anciens, et de les
+avoir indiques ceux qui devaient le suivre.
+
+Je ne parlerai pas de tous les ouvrages ou opuscules qui entrent dans ce
+recueil. Pour satisfaire une curiosit raisonnable, il suffit d'avoir
+des principaux une ide exacte et sommaire. Le premier qui se prsente
+est le _Trait des remdes contre l'une et l'autre fortune_[613]. L'ide
+en est heureuse et vraiment philosophique. Peu d'hommes savent supporter
+la mauvaise fortune avec force et dignit; mais moins encore savent
+supporter la bonne avec modration et tranquillit d'me. Ptrarque
+appelle la raison au secours des hommes mis l'une et l'autre de ces
+deux preuves, mais surtout la dernire. Nous avons, dit-il dans sa
+prface adresse son ami Azon de Corrge, deux luttes soutenir avec
+la fortune, et le danger est en quelque sorte gal dans toutes deux,
+quoique le vulgaire n'en connaisse qu'une, celle que l'on nomme
+_adversit_. Si les philosophes connaissent l'une et l'autre, c'est
+cependant aussi celle des deux qu'ils regardent comme la plus
+difficile.... Oserai-je n'tre pas de leur avis? Oui, si mettant part
+l'autorit de ces grands hommes, je veux parler d'aprs l'exprience.
+Elle m'apprend que la bonne fortune est plus difficile gouverner que
+la mauvaise, et je la trouve, je l'avoue, plus craindre et plus
+dangereuse quand elle caresse que quand elle menace. Si je pense ainsi,
+ce n'est pas la rputation des auteurs, ce ne sont point les piges de
+la parole, ni la force des sophismes qui m'y ont conduit: c'est
+l'exprience des choses, ce sont les exemples tirs de la vie et la
+preuve de difficult la moins suspecte, la raret. J'ai vu beaucoup de
+gens souffrir avec courage de grandes pertes, la pauvret, l'exil, la
+prison, les supplices, la mort, et, ce qui est pire que la mort, des
+maladies graves; je n'en ai vu aucun qui st soutenir les richesses, les
+honneurs ni la puissance.
+
+[Note 613: _De Remediis utriusque Fortunoe_. Ptrarque le composa
+presque entirement en 1358, dans son dlicieux _Linternum_, Voyez sa
+Vie.]
+
+Le Trait est divis en deux parties, dont la forme est moins heureuse
+que le fond. Ce sont des dialogues entre des tres moraux personnifis.
+Dans la premire partie, la Joie et l'Esprance vantent les biens, les
+agrments, les plaisirs de la vie. La Raison dmontre que tous ces biens
+sont faux, frivoles et prissables. Dans la seconde, la Douleur et la
+Crainte passent en revue les malheurs, les chagrins, les maladies, les
+calamits de toute espce, dont la vie est empoisonne. La Raison fait
+voir que ce ne sont point l de vrais maux, qu'ils ne sont point sans
+remde, et qu'on en peut mme tirer quelques biens. Les dialogues sont
+secs et dpourvus d'art. Il y en a autant dans chaque partie, qu'il y a
+de circonstances dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qui
+contribuent l'une et l'autre. La fleur de la jeunesse, la beaut du
+corps, la sant florissante, la force, la vitesse, l'esprit,
+l'loquence, la vertu mme, la libert, la richesse et tous les autres
+avantages physiques et moraux, qui constituent le bonheur, sont dans la
+premire partie, chacun le sujet d'un dialogue particulier. Il n'y en a
+pas moins de cent vingt-deux. La Joie ou l'Esprance, et, quelquefois
+toutes deux ensemble, vantent l'avantage annonc au titre de chaque
+dialogue, et la Raison fait voir par une maxime, une sentence, que cet
+avantage est faux ou insuffisant, ou fragile. La Joie et l'Esprance
+insistent; la Raison est inflexible, et cela va ainsi jusqu' la fin. La
+laideur, la faiblesse, la mauvaise sant, la naissance obscure, la
+pauvret, les pertes d'argent, celle du temps, celle d'une femme, son
+infidlit, sa mauvaise humeur, le dshonneur, l'infamie et tout ce qui,
+au moral comme au physique, peut contribuer au malheur, sont les sujets
+d'autant de dialogues de la seconde partie, et il y en a dix de plus que
+dans la premire. La Douleur et la Crainte exposent de mme chacun des
+maux et les circonstances qui les aggravent. La Raison les attnue ou
+prouve mme qu'ils ne sont pas des maux, et que quelquefois ils peuvent
+tre des biens. Les deux interlocutrices allguent en vain tout ce qui
+justifie, l'une ses apprhensions, l'autre ses plaintes; la Raison tient
+ferme, et prouve par des maximes, des raisonnements ou des exemples,
+qu'il y a du bien dans les maux, comme elle a prouv dans la premire
+partie, qu'il y a du mal dans tous les biens.
+
+Cette marche est imperturbablement la mme depuis le commencement
+jusqu' la fin. On conoit aisment qu'il en doit rsulter de la fatigue
+et de l'ennui, malgr les traits d'esprit, l'rudition, la philosophie
+et les maximes vraies, puises dans l'exprience et dans les crits des
+philosophes, surtout de Snque et de Cicron, que l'auteur y a su
+rpandre, et les traits nombreux de l'histoire ancienne et moderne qui
+lui servent approfondir et quelquefois gayer son sujet. L'ouvrage
+fit beaucoup de bruit quand il parut, non seulement en Italie, mais en
+France. Le roi Charles V, qui avait connu Ptrarque la cour de son
+pre, et qui avait fait tous ses efforts pour l'y retenir, voulut avoir
+ce Trait dans sa bibliothque. Il le fit traduire en franais par
+Nicolas Oresme, l'un des savants que Ptrarque avait le plus gots
+pendant son ambassade auprs du roi Jean; et cette traduction, beaucoup
+plus fatigante lire que l'original, a mme t imprime Paris, en
+1534.
+
+Le Trait _de la Vie solitaire_, commenc Vaucluse, repris et termin
+en Italie dix ans aprs[614], contient la doctrine d'une philosophie
+misantrope qui n'tait pas dans le caractre de Ptrarque, mais que des
+ides religieuses mal entendues et son amour excessif pour l'tude lui
+avaient fait adopter. Il est divis en deux livres, ces livres en
+sections, et les sections en chapitres. Dans le premier livre il met en
+opposition l'homme occup dans la vie sociale et dans les villes, avec
+la _solitaire_, pendant leur sommeil, leur rveil, au dner, aprs le
+repas, au coucher du soleil, au retour de la nuit, pendant sa dure; et,
+dans toute cette distribution du temps, il donne l'avantage au
+solitaire. Les inconvnients que peut avoir la solitude et les remdes
+qu'on peut y appliquer, ses douceurs, l'utilit qu'on en retire, les
+lieux que l'on doit prfrer pour en jouir, et plusieurs autres
+questions de cette espce viennent ensuite; on croirait que c'est ici
+l'ouvrage d'un cnobite plutt que d'un homme sensible et d'un sage;
+mais on reconnat Ptrarque dans un chapitre ou paragraphe qui a pour
+titre: _Qu'il ne faut point persuader ceux qui se plaisent dans la
+solitude de mpriser les droits de l'amiti, et qu'ils doivent viter la
+foule, mais non pas les amis_[615].
+
+[Note 614: Il est adress son ami Philippe de Cabassole, simple
+vque de Cavaillon quand Ptrarque le commena, et devenu, quand il
+l'eut achev, patriarche de Jrusalem, cardinal du titre de Ste.-Sabine,
+et lgat du pape.]
+
+[Note 615: _Quod iis quibus opportuna est solitudo non sit suadendum
+ut amicitioe jura conremnant, et quod turbas, non amicos fugiant._ Cap
+4.]
+
+Dans le second livre il met la suite l'un de l'autre les exemples de
+tous les hommes connus pour avoir aim la solitude, commencer depuis
+Adam, Abraham, Isaac et les autres patriarches, jusqu'aux Pres et aux
+principaux personnages du christianisme. Les philosophes et les potes
+anciens qui ont aim la solitude lui servent ensuite dmontrer qu'elle
+est aussi convenable ce qu'on appelle sagesse, selon le monde, qu' ce
+qui l'est aux yeux de la religion. En retranchant ou modrant dans cet
+ouvrage ce qui s'y trouve d'excessif, il resterait d'excellentes choses
+en faveur de la retraite, prfrable en effet au tumulte du monde.
+L'rudition y est prodigue comme dans le premier. On y voit toujours un
+esprit nourri des maximes de la philosophie antique, et souvent une
+loquence plus persuasive et plus orne que dans l'autre, parce que
+l'auteur n'y a pas t gn par la coupe brise du dialogue et par
+l'emploi d'tres allgoriques, qu'on ne sait le plus souvent comment
+faire parler.
+
+J'ai donn dans sa Vie une ide suffisante du Trait _sur le loisir des
+religieux_[616], qu'il ddia aux chartreux de Montrieu, aprs y avoir
+pass quelques jours auprs de son frre Grard. C'est une production
+tout--fait monacale, excellente pour ceux qui elle tait adresse,
+bonne en gnral pour la vie du clotre, mais dont il n'y a rien tirer
+pour celle du monde.
+
+[Note 616: Voy. ci-dessus, p. 372.]
+
+Je ne dirai pas la mme chose d'un autre ouvrage qui est intitul dans
+ses OEuvres: _Du mpris du Monde_, et qu'il appelait _son secret_[617].
+On en tire de grandes lumires sur les vnements de sa vie, sur ses
+gots, son caractre et ses plus secrets sentiments. Il le fit Avignon
+ou Vaucluse dans le temps o sa passion pour Laure lui causait le plus
+d'agitation et de trouble[618]. Ce sont des dialogues entre lui et saint
+Augustin. Les Confessions de l'vque d'Hippone lui en donnrent l'ide.
+C'tait celui de tous les Pres de l'glise qu'il aimait le plus. Les
+rapports de caractre et de gots qu'il avait avec lui contribuaient
+sans doute cette prfrence. Le pre Denis, son directeur, lui avait
+fait prsent d'un exemplaire des Confessions; il le portait toujours
+avec lui. Quand je lis les Confessions, disait-il, je ne crois pas lire
+l'histoire de la vie d'un autre, mais de la mienne. A l'exemple
+d'Augustin, il voulut dvelopper tous les secrets de son me, tous les
+replis de son coeur. Ni Augustin, ni Montaigne, ni mme J.-J. Rousseau
+n'ont dcouvert plus navement leur intrieur, ni fait avec plus de
+franchise l'aveu de leurs faiblesses. A la fin de sa prface il
+s'adresse ainsi son livre. Toi donc, fuis les assembles des hommes,
+sois content de rester avec moi, et n'oublie pas le nom que tu portes;
+car tu es et l'on t'appelera _mon secret_[619]. Ce titre et ce peu de
+mots font croire que son intention n'tait pas de rendre cette espce de
+confession publique; et, selon toute apparence, elle n'a vu le jour
+qu'aprs sa mort.
+
+[Note 617: _De Contemptu Mundi, colloquiorum liber, quem secretum
+suum inscripsit._]
+
+[Note 618: En 1343. Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. II, p.
+101.]
+
+[Note 619: _Secretum enim meum es et diceris._]
+
+Voici quel est le dessein de l'ouvrage. Ptrarque mditait profondment
+sur sa destine, lorsqu'une femme d'une beaut que les hommes ne
+connaissent pas assez, et environne d'un clat extraordinaire, lui
+apparat. Il est d'abord bloui des rayons qui sortent de ses yeux, et
+n'ose lever les siens sur elle. Mais elle l'enhardit et se fait
+connatre lui. C'est la Vrit qu'il a si bien peinte dans son pome
+de l'_Afrique_. Un homme d'un aspect vnrable l'accompagne. Ptrarque
+croit reconnatre en lui S.-Augustin: c'tait lui en effet, qui la
+Vrit adresse la parole. Voila, lui dit-elle, ton disciple le plus
+dvou: tu n'ignores pas de quelle dangereuse et longue maladie il est
+atteint: il est d'autant plus prs de sa perte qu'il est plus loign
+de connatre son mal: c'est toi de le gurir: tu y russiras mieux que
+personne: il t'a toujours aim, et tu fus toi-mme sujet des
+infirmits pareilles, quand tu tais captif dans un corps mortel. Essaie
+donc si ta voix persuasive pourra le tirer de sa langueur et remdier
+ses maux. Saint-Augustin promet d'obir par respect pour elle et par
+amiti pour le malade. Il le tire l'cart, et commence avec lui, en
+prsence de la Vrit, une confrence qui dure trois jours, et qui forme
+les trois dialogues dont tout l'ouvrage est compos.
+
+Le premier est une sorte de prliminaire ou de prolgomnes.
+Saint-Augustin tablit d'abord pour maximes, que nul n'est misrable
+s'il ne veut l'tre; qu'une parfaite connaissance de nos misres produit
+le dsir d'en tre dlivr; que ce dsir n'est sincre et efficace que
+dans le coeur de ceux qui ont teint tout autre dsir: enfin qu'il n'y a
+que la pense de la mort qui puisse produire cet effet, en dtachant
+entirement l'me de toutes les vanits du monde. Doctrine fausse,
+triste et nuisible, qu'on est toujours fch de trouver dans une
+philosophie, d'ailleurs si leve et si pure, et qui, rangeant parmi les
+vanits peu prs tout ce qui se trouve dans le monde et constitue la
+socit humaine, tend toujours rendre ceux qui la professent au moins
+inutiles la socit et au monde. Ptrarque assure qu'il connat son
+tat, qu'il en veut sortir; mais que les efforts qu'il a faits jusqu'
+prsent ont t inutiles. Saint-Augustin le fait convenir qu'il ne l'a
+jamais bien voulu. Il analyse tous les symptmes de cette volont
+douteuse, et ceux d'une volont plus constante et plus ferme, la seule
+qui, dans une entreprise si difficile, puisse garantir le succs.
+
+Dans le second dialogue, Saint-Augustin examine l'un aprs l'autre tous
+les dfauts de Ptrarque qui mettent obstacle son repos autant qu' sa
+perfection. Le premier est la vanit qu'il tire de son esprit, de sa
+science, de son loquence, des agrments de sa figure et de sa personne.
+Il rabaisse tous ces avantages, et lui en fait voir la vanit, la
+fragilit, le nant. Le second dfaut est l'avarice, ou plutt la
+cupidit. Ptrarque se rcrie sur ce reproche, et affirme qu'aucun vice
+ne lui est plus tranger; mais son svre examinateur lui prouve que ce
+got qu'il a pris pour une vie commode, pour une fortune aise qui peut
+seul la procurer, pour la socit des grands et pour le sjour des
+villes et des cours n'est au fond qu'une cupidit dguise. Ptrarque a
+beau rpondre qu'il ne dsire point de superflu, mais qu'il voudrait ne
+manquer de rien; qu'il n'ambitionne pas de commander, mais qu'il
+voudrait ne pas obir, Augustin lui fait voir que ce qu'il dsire est le
+comble des richesses et de la puissance; que les plus grands monarques
+manquent de quelque chose; que ceux qui commandent sont souvent forcs
+d'obir; qu'enfin la vertu seule peut lui procurer cet tat
+d'indpendance qui est le terme de ses dsirs; vrit aussi
+incontestable qu'elle est ancienne, et qui dcoule en quelque sorte de
+toutes les parties de la philosophie antique; mais qui, dans
+l'antiquit profane comme dans le christianisme, sans avoir jamais eu de
+contradicteurs en thorie, a toujours eu peu de sectateurs dans la
+pratique. Mais, insiste Ptrarque, je suis loin d'avoir en effet ce got
+que l'on m'attribue pour le sjour des villes, pour la socit des
+grands, et les vues d'ambition que ce got suppose. Je les fuis au
+contraire autant que je puis. S'ensevelir, comme je le fais, dans les
+bois et dans les rochers, combattre les opinions vulgaires, har,
+mpriser les honneurs, se moquer de ceux qui les recherchent et de tout
+ce qu'ils font pour y parvenir, cela ne suffit-il pas pour mettre
+l'abri du reproche d'ambition? Soyez de meilleure foi, rpond Augustin,
+ce ne sont pas les honneurs que vous hassez, mais les dmarches
+ncessaires dans ce sicle pour les obtenir. Vous avez pris une route
+plus cache et plus dtourne pour arriver au mme but. Convenez que
+c'est l le vritable objet de vos tudes et du parti que vous avez pris
+de vivre dans la retraite. Tel entreprend d'aller Rome, qui revient
+sur ses pas, effray du chemin qu'il faut faire pour y arriver. Ce n'est
+pas Rome qui lui dplat, c'est le chemin[620].
+
+[Note 620: Dans l'extrait de ces dialogues, je me sers, en
+l'abrgant, de la traduction de l'abb de Sade, lorsqu'il ne s'est pas
+trop loign du texte que j'ai sous les yeux.]
+
+La gourmandise et la colre ont leur tour, mais ne font pas l'objet
+d'un reproche trs-grave, parce qu'au fond cela se borne quelques
+vivacits passagres, et dans une vie habituellement sobre, quelques
+parties de plaisir et de bonne chre avec ses amis. Saint Augustin se
+hte d'arriver un article plus important et plus dlicat, sur lequel
+Ptrarque se rend d'abord justice, et qui fait, de son aveu, la honte et
+le malheur de sa vie, c'est celui de l'incontinence. Il exprime avec
+beaucoup de force, et la rvolte de ses sens, et ses inutiles efforts
+pour les dompter. La prire frquente, humble, fervente et accompagne
+de larmes, est le seul remde que saint Augustin, qui doit s'y
+connatre, lui indique contre ce mal. Mais j'ai pri, rpond Ptrarque,
+et si souvent que je crains que Dieu n'en ait t importun. Augustin
+lui soutient qu'il n'a pas bien pri, qu'il a pri pour un temps trop
+loign, qu'il a voulu se rserver les plaisirs de la jeunesse, et
+remettre un ge plus avanc l'effet de ses prires. C'est ce qui lui
+tait arriv lui-mme; mais prier ainsi, c'est vouloir une chose et en
+demander une autre. Il l'exhorte tre plus sincre avec Dieu et avec
+lui mme, et lui promet qu'il obtiendra sur ce chapitre difficile, comme
+sur tous les autres, ce qu'il aura demand de bonne foi.
+
+Dans le reste de ce dialogue, il lui reproche un certain penchant la
+mlancolie et la mauvaise humeur, auquel Ptrarque convient qu'il
+s'abandonne trop souvent. Il en accuse la vie qu'il mne, les injustices
+de la fortune, le spectacle choquant qu'il a sous les yeux, les moeurs
+dgotantes d'Avignon, le tumulte qui y rgne, et tout ce que ce sjour
+a d'incompatible avec la paisible socit des Muses et l'tude de la
+sagesse. Si le tumulte de votre ame cessait, rpond saint Augustin,
+vous ne vous plaindriez pas de ce tumulte extrieur qui n'affecte que
+les sens. On peut s'y accoutumer comme au murmure d'une eau qui tombe.
+Quand l'me est dans un tat serein et tranquille, les nuages passagers
+qui l'environnent, le tonnerre mme qui gronde autour d'elle, ne peuvent
+la troubler. Apaisez donc les mouvements de la vtre, vous serez alors
+en sret sur le rivage; vous verrez les naufrages des autres
+hommes[621]; vous couterez en silence les voix plaintives de ceux qui
+flottent sur les ondes; et si vous prouvez ce cruel spectacle les
+tourments de la piti, vous sentirez aussi une secrte joie vous voir
+vous-mme l'abri des mmes dangers. Au reste, de quoi se plaint-il?
+ce sjour qui lui dplat tant n'est-il pas de son choix? n'est-il pas
+le matre d'en sortir? Ptrarque l'avoue, et finit par convenir que son
+tat, compar celui de beaucoup d'autres, n'est pas aussi malheureux
+qu'il le croyait.
+
+[Note 621: On sent ici l'imitation de ces beaux vers de Lucrce:
+
+ _Suave mari magno turbantibus oequora ventis,
+ E terr magnum alterius spectare laborem_; etc.]
+
+Le troisime dialogue est le plus intressant. Saint Augustin dit
+Ptrarque qu'il porte deux chanes aussi dures que le diamant, dont il
+craint bien qu'il ne veuille pas qu'on le dlivre; ces deux chanes sont
+l'amour et la gloire. Il commence par l'amour, et veut lui faire avouer
+que c'est une extrme folie; mais il ne trouve pas sur ce point la mme
+docilit que sur tout le reste. Ptrarque ne permet pas, mme son
+matre, d'avilir un sentiment dlicat et gnreux qui lve et pure
+l'me quand il a pour objet une femme digne de l'inspirer.
+Particularisant ensuite ces ides gnrales, il peint sous les couleurs
+les plus nobles et les images les plus attachantes le mrite et la
+vertu de Laure, la puret de son amour pour elle, l'influence qu'a eu
+cet amour sur son got pour la vertu, pour l'tude et pour la vritable
+gloire. Mais le bon directeur ne lche pas prise, il le retourne de tant
+de faons qu'il le force d'avouer que si cet amour lui a fait quelque
+bien, c'est en le dtournant d'autres biens plus grands encore: enfin il
+l'engage reconnatre la ncessit d'un remde. Mais quel remde
+choisir? c'est l la difficult. Chasser, selon le conseil d'Ovide et
+mme de Cicron, un amour par un autre, un ancien par un nouveau, c'est
+ce dont Ptrarque ne peut supporter mme la pense. Changer de lieu,
+voyager pour se distraire serait fort bon; mais il a souvent prouv que
+son amour le suit partout, que pour tre loign de Laure il ne l'en
+aime pas moins et n'en souffre que davantage. La pense du progrs de
+l'ge ne peut rien sur lui. Il n'a point pass l'ge d'aimer, puisqu'il
+est encore sensible. D'ailleurs, Laure vieillit aussi; mais puisque
+c'est son me qu'il aime, peu lui importe que son corps change: enfin,
+quelques objections que lui fasse saint Augustin, il y repond; quelques
+remdes qu'il lui propose, il les rejette, et le Saint est rduit lui
+conseiller la mme recette qu'il lui a donne pour des passions moins
+nobles, la prire.
+
+Il le trouve de meilleure composition sur la gloire que sur l'amour. Il
+lui reproche le temps qu'il consume rassembler des paroles sonores
+uniquement pour flatter les oreilles de ce monde qu'il mprise, et mme
+celui qu'il donne des entreprises plus graves, telles que l'Histoire
+romaine depuis Romulus jusqu' Titus, telles encore que son Pome de
+l'Afrique, sans compter d'autres petits ouvrages qu'on le voit produire
+tous les jours. Quelle perte d'un temps qu'il pourrait employer
+apprendre bien vivre! Et cette gloire mme qu'il espre,
+l'obtiendra-t-il? sera-t-elle durable? vaut-elle tous les sacrifices
+qu'elle lui cote? Vous qui, surtout l'ge o vous tes, vous
+consumez de travail pour faire des livres, vous tes dans une grande
+erreur. Vous ngligez vos propres affaires pour vous occuper de celles
+des autres, et sous une vaine esprance de gloire vous laissez, sans
+vous en apercevoir, s'couler ce temps si court de la vie. Que ferai-je?
+rpond Ptrarque. Abandonnerai-je des travaux commencs? Ne vaut-il pas
+mieux que je me hte de les finir pour m'occuper ensuite de choses plus
+srieuses? car enfin ces ouvrages sont trop importants pour les laisser
+imparfaits.--Je vois ce qui vous tient, rplique Augustin; vous aimez
+mieux vous abandonner vous-mme que vos livres. Eh! laissez-l toutes
+ces histoires; les exploits des Romains sont assez clbres et par leur
+propre renomme et par les travaux de bien d'autres gnies. Laissez
+l'Afrique ceux qui en sont en possession; vous n'ajouterez rien la
+gloire de votre Scipion ni la vtre. Rendez-vous vous-mme; songez
+la mort; ayez toujours vos penses et vos regards fixs sur elle,
+puisque tout vous y conduit. Ptrarque le remercie de ses conseils et
+fait des voeux pour obtenir la force de les suivre.
+
+Cet crit est curieux, comme le sont tous ceux o les hommes clbres
+ont parl d'eux-mmes. Il est tonnant que depuis sa publication tant
+de choses vagues et conjecturales aient t dites et crites sur
+Ptrarque, sur Laure et sur sa passion pour elle. La manire aussi
+positive qu'intressante dont il en parle ici, dans un ouvrage tranger
+aux fictions de la posie, devait suffire pour lever toutes les
+incertitudes. La premire dition en est pourtant de 1496, et les
+incertitudes ont dur depuis, pendant prs de trois sicles; et pour
+beaucoup de gens qui restent toujours au mme point, parce qu'ils ne
+lisent ni coutent, elles durent mme encore.
+
+Ptrarque avait amass pendant plusieurs annes des matriaux pour une
+Histoire Romaine qu'il n'acheva point, qu'il ne commena mme jamais
+crire d'une manire suivie. Il n'en est rest que des fragments diviss
+en quatre livres, sous le titre de _Choses mmorables_[622], et d'autres
+moins considrables, intituls _Abrg des vies des hommes
+illustres_[623]. Ces derniers sont tous tirs des premiers sicles de
+Rome, et diviss en petits chapitres qui contiennent les principaux
+traits de la vie de Romulus, de Numa, de Tullus-Hostillius, de Junius
+Brutus, etc. Il a fait des autres fragments un autre usage. Il les a
+rangs sous diffrents titres dans chacun des quatre livres de ses
+Choses mmorables. Dans le premier, par exemple, qu'il divise en deux
+chapitres, il consacre l'un au repos ou au loisir, l'autre l'tude et
+au savoir. Le premier chapitre fait voir quel usage des hommes clbres
+dans l'histoire savaient faire de leur loisir. Les traits dont il se
+sert sont d'abord puiss chez les Romains; il y ajoute, sous le titre
+d'_trangers_[624], d'autres faits tirs de l'histoire des autres
+peuples anciens, surtout des Grecs; et ensuite sous celui de
+_modernes_[625], il en joint encore de plus nouveaux, la plupart mme
+arrivs de son temps. C'est ainsi, qu' la fin du second chapitre, o il
+traite de l'tude et du savoir, il rapporte le beau trait de Robert, roi
+de Sicile, qui prfrait les lettres sa couronne[626]. Il suit le mme
+ordre dans chacun des trois autres livres; et si ce trait ne renferme
+sur les peuples anciens, rien qui ne soit dj connu par les rcits de
+l'histoire, il a conserv beaucoup de faits particuliers des temps
+modernes qui mritaient aussi d'tre transmis la postrit.
+
+[Note 622: _Rerum memorandarum_ libri IV.]
+
+[Note 623: _Vitarum illustrium virorum epitome_.]
+
+[Note 624: _Externi_.]
+
+[Note 625: _Recentiores_.]
+
+[Note 626: Voy. ci-dessus, p. 359.]
+
+Nous avons vu quel tait l'attachement que Franois de Carrare,
+souverain de Padoue, eut pour Ptrarque dans ses dernires annes. Il se
+plaisait singulirement s'entretenir avec lui, et il allait souvent le
+voir dans sa petite maison d'Arqua[627]. Il se plaignait un jour, sur le
+ton de l'amiti, de ce qu'il avait crit pour tout le monde, except
+pour lui. Ptrarque pensait depuis long-temps prvenir ce reproche;
+mais il tait embarrass pour le choix, et ne savait quoi se
+dterminer. Enfin il imagina de lui adresser un petit Trait _sur la
+meilleure faon de gouverner une rpublique_[628], et sur les qualits
+que doit avoir celui qui en est charg. Ce sujet lui fournissait une
+occasion naturelle de donner ce prince des louanges indirectes, sans
+exagration et sans fadeur; et en mme temps, ce qui est toujours plus
+difficile, de relever quelques dfauts de son gouvernement qu'il avait
+remarqus[629]. Cet opuscule est rempli de maximes excellentes, tires
+pour la plupart de Platon et de Cicron, et l'application en est faite
+avec beaucoup de jugement; mais ce mme sujet a t trait depuis avec
+tant de supriorit, qu'il n'y a plus ici rien apprendre pour
+personne. Le seul bien que fasse cette lecture, c'est de montrer que,
+dans un temps o les principes d'un bon gouvernement taient peu connus,
+o l'Italie tait partage entre de petits princes, qui presque tous
+taient de petits tyrans, un philosophe, nourri des leons de la sagesse
+antique, ne louait dans un prince son ami, que ce qui tait conforme
+ses principes, et blmait tout ce qui y tait contraire; et que ce
+philosophe tait un pote aimable, qui runissait ainsi, ds le
+quatorzime sicle, cette premire aurore de la renaissance des
+lettres, ce qu'elles ont de plus solide et ce qu'elles ont de plus doux.
+
+[Note 627: En 1372 et 1373.]
+
+[Note 628: _De Republic optim administrand_.]
+
+[Note 629: _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. III, p. 794.]
+
+Il avait fini, deux ans auparavant[630], dans la mme retraite, un autre
+ouvrage commenc depuis quelques annes, dont le titre est d'une
+simplicit piquante, et le sujet assez singulier; c'est celui qu'il
+intitula: _De sa propre ignorance et de celle de beaucoup
+d'autres_[631]. Voici quelle en fut l'occasion. Lorsqu'il alla s'tablir
+ Venise, la philosophie d'Aristote y tait fort la mode, ainsi que
+dans toute l'Italie. On ne la connaissait pourtant que par de mauvaises
+versions latines faites sur des traductions arabes, et par les
+Commentaires d'Averros qui taient bien loin d'y rpandre de la clart.
+Mais plus Aristote tait obscur, plus il y avait de gens disposs
+l'admirer. C'tait l'oracle des coles; on n'y jurait que par lui. Ce
+sicle tait assurment trs-religieux, et cependant Aristote, expliqu
+par Averros, niait la cration, la providence, les peines et les
+rcompenses de l'autre vie. Ses disciples, Venise, croyaient, comme
+leur matre, le monde infini et coternel Dieu: ils se moquaient de
+Mose, de la Gense, de Jsus-Christ mme, des Pres de l'glise, enfin
+de tous les objets respectables pour les chrtiens. Cela devint une
+espce de secte fort tranchante dans ses opinions, et dispose jeter
+du ridicule sur tous ceux qui n'en taient pas.
+
+[Note 630: En 1370.]
+
+[Note 631: De Ignoranti sui ipsius et multorum.]
+
+Quatre jeunes gens qui en taient, trouvrent moyen de faire
+connaissance avec Ptrarque. Ils s'insinurent dans ses bonnes grces
+par leur douceur, leur complaisance et l'honntet de leurs manires. Il
+se livra bientt eux sans dfiance. Tous quatre avaient de l'esprit.
+Le premier ne savait rien, le second peu, le troisime un peu plus, et
+le quatrime plus encore; mais c'tait un savoir incertain, embrouill,
+joint, comme dit Cicron, tant de lgret, de jactance, qu'il aurait
+peut-tre mieux valu qu'il ne st rien. Car les lettres, ajoute
+sagement Ptrarque, sont pour beaucoup de gens une source de folie, pour
+presque tous elles en sont une d'orgueil, moins qu'elles ne tombent,
+ce qui est fort rare dans un esprit naturellement bon, et qui ait t
+bien conduit[632]. Ils s'taient appliqus principalement l'histoire
+naturelle; ils savaient beaucoup de choses sur les animaux, les oiseaux,
+les poissons, ils vous auraient dit, c'est Ptrarque qui parle, combien
+le lion a de poils la tte, l'pervier de plumes la queue[633]; et
+un nombre infini d'autres choses tout aussi vraies et aussi importantes
+que celles-l. Ptrarque s'expliquait avec sa libert ordinaire, et sur
+ces belles connaissances, et sur Aristote; ils en furent d'abord
+surpris, ensuite indigns. Ils finirent par tenir conseil entre eux;
+pour condamner, dit Ptrarque, comme convaincue d'ignorance, non pas ma
+personne qu'ils aiment, mais ma renomme, qu'ils n'aiment pas. Ils
+s'taient donc rassembls seuls, pour que la sentence qu'ils voulaient
+porter ft unanime; mais, pour se donner un air d'quit, ils voulurent
+qu'elle ft contradictoire. Ils allguaient d'abord ce qui tait
+favorable Ptrarque, et rpondaient ensuite de manire dtruire tout
+le bien qu'ils en avaient dit. Ainsi l'opinion publique, qui tait en sa
+faveur, l'amiti des grands et mme de plusieurs souverains, son
+loquence universellement reconnue, son style dont personne ne
+contestait le mrite, furent successivement allgus, et l'on trouva
+toujours des raisons pour rduire rien tous ces loges. Enfin, ce
+singulier tribunal pronona tout d'une voix que Ptrarque tait un
+ignorant, homme de bien[634]. Cette sentence avait t rellement porte
+et avait fait beaucoup de bruit Venise. Ptrarque s'en tait moqu
+d'abord; mais ses amis prirent la chose srieusement, et voulurent
+absolument qu'il crivt pour se dfendre. C'est ce qu'il fit par ce
+Trait _De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres._
+
+[Note 632: C'est le mme sens qui est renferm en moins de mots dans
+ce vers si vrai de notre Molire:
+
+ Et je vous suis garant
+ Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.]
+
+[Note 633: _Quot Leo pilos in vertice, quot plumas Accipiter in
+caud_, etc., _ub. sup._]
+
+[Note 634: _Scilicet me sine litteris virum bonum._]
+
+Aprs avoir fait l'histoire de ce jugement bizarre port contre lui,
+Ptrarque parat y souscrire et reconnatre son ignorance. Il s'en
+console, pourvu qu'en effet on le reconnaisse pour homme de bien. Je me
+soucie peu, dit-il, de ce qu'on m'te, pourvu que j'aie en effet ce
+qu'on me laisse. Je ferais volontiers ce partage avec mes juges: qu'ils
+soient savants, et moi vertueux. Mais ensuite, malgr ces traits de
+modestie, il fait un assez grand talage d'rudition pour prouver
+l'injustice de cette sentence dicte par l'envie; et il en appelle la
+postrit, par qui il ne doute point qu'elle ne soit rforme. Il passe
+en revue, dans ce Trait, la philosophie ancienne, et tourne en ridicule
+les atmes de Dmocrite et d'picure, la Mtempsycose de Pytagore, etc.
+Il fait voir que notre science se rduit rien, ou peu de chose, et
+il cite les plus grands philosophes qui en sont convenus de bonne foi.
+Presque tout ce qu'il dit est tir des Tusculanes de Cicron, de son
+Trait _De la Nature des Dieux_, et du livre _De la Cit de Dieu_, de
+saint Augustin. Il termine de la manire la plus digne d'un philosophe
+aimable, et que tout homme qui aurait, je ne dis pas son gnie, mais son
+caractre, et qui se verrait, comme lui, poursuivi par l'injustice et
+par la haine, pourrait se rappeler avec plaisir et avec fruit. Aprs
+avoir pass en revue tous les grands hommes qui ont t en butte aux
+traits de la satire, Homre, Dmosthne, Cicron, Virgile, et tant
+d'autres, qui osera, dit-il, se plaindre qu'on crive ou que l'on parle
+contre lui, lorsque de telles gens ont os parler et crire ainsi contre
+de tels hommes? Il ne me reste donc plus que de m'adresser
+non-seulement vous (Donat le grammairien, qui il ddie ce Trait) et
+ un petit nombre d'autres, qui n'avez pas besoin d'tre excits pour
+m'aimer, mais mes autres amis et mes censeurs eux-mmes, de les
+prier et de les conjurer tous de m'aimer dsormais, sinon comme un homme
+de lettres, au moins comme un homme de bien; sinon comme tel encore, du
+moins comme un ami; si enfin, par dfaut de mrite, je ne suis pas
+digne de ce nom d'ami, que ce soit au moins comme un homme bienveillant
+et aimant qu'ils m'aiment[635].
+
+[Note 635: _Ut deinceps me, si non ut hominem litteratum, at ut
+varum bonum; si ne id quidem, ut amicum; denique si amici nomen proe
+virtutis inopi non meremur, at saltem ut benevolum et amantem ament._]
+
+Imitateur en tout de Cicron, il semblait avoir pris de lui le besoin et
+l'habitude d'une correspondance pistolaire trs-active avec ses amis et
+avec les principaux personnages de son temps. Les choses les plus
+simples de la vie et les affaires les plus importantes, tout lui
+fournissait un sujet de lettre. Il en avait brl des paquets, des
+coffres entiers, et cependant on a imprim de lui dix-sept livres
+d'ptres. Ils en contiennent prs de trois cents, dont un assez grand
+nombre sont, par leur tendue, moins des lettres que de vritables
+traits, et on en connat beaucoup encore qui n'ont jamais vu le jour.
+C'est l surtout qu'il faut chercher l'me de Ptrarque et les dtails
+les plus intressants de sa vie. Il avait, dit avec raison l'abb de
+Sade[636], une amiti babillarde, et un coeur qui aimait s'pancher.
+Ce qui veut dire qu'il tait un homme confiant, sensible, et un
+vritable ami. Ces lettres sont trs-importantes pour l'histoire
+littraire, pour celle des vnements, et plus encore des moeurs du
+quatorzime sicle. Les portraits de la cour papale d'Avignon y sont
+horribles. Peut-tre aussi sont-ils un peu chargs. Le style n'a pas,
+beaucoup prs, l'lgance et la puret de celui de l'auteur qu'il avait
+choisi pour modle; mais on y voit cependant, ainsi que dans ses autres
+oeuvres latines, combien il avait gagn l'avoir toujours sous les yeux,
+ le lire et l'imiter sans cesse. Il crivait avec abandon et
+sentiment ses amis, aux Grands avec des gards, mais sans renoncer
+jamais son ton habituel de franchise et d'indpendance; en crivant,
+non-seulement cette illustre et puissante famille des Colonne, ses
+bienfaiteurs, et qu'il appelle mme ses matres, ou ce tribun Rienzi,
+qui fut un instant le matre de Rome, ou des prlats et des
+cardinaux, mais mme aux diffrents papes qu'il vit se succder sur le
+trne d'Avignon et qu'il voulut toujours ramener en Italie, aux
+souverains de Milan, de Vrone, de Parme, de Padoue, au doge de Venise,
+au roi Robert, enfin l'Empereur, il garde cet air de libert noble et
+dcente, qui convient la philosophie et aux lettres, mme avec les
+puissants de la terre, parce que, quand elles savent se respecter
+elles-mmes, elles sont aussi une puissance.
+
+[Note 636: _Mm. pour la Vie de Ptr._, Prf. p. XLVIII.]
+
+Ptrarque ne gagna pas moins, dans sa posie latine, son commerce
+continuel avec Virgile, que dans sa prose celui qu'il entretenait
+avec Cicron. Si l'on compare ses vers avec tous ceux qui avaient t
+faits depuis les sicles de dcadence, on y voit une diffrence telle,
+qu'il semble avoir retrouv, du moins en partie, la langue qui
+paraissait totalement perdue. Les formes, les tours, les expressions,
+tout semble renatre. Il n'y manque qu'un degr de plus d'lgance et de
+posie de style; mais ce degr est si considrable, qu'il le spare
+presque autant de Virgile, que lui-mme est spar des versificateurs du
+moyen ge. Il ne se contenta pas de composer, l'exemple du Cygne de
+Mantoue, douze glogues qu'il appela aussi ses Bucoliques; la palme de
+l'pope le tenta; il entreprit et termina un pome pique, dont le
+hros est ce grand Scipion, qui se couvrit de tant de gloire dans sa
+guerre d'Afrique, que, le premier de tous les Romains, il obtint de
+joindre son nom celui du peuple qu'il avait vaincu.
+
+Ptrarque n'intitula point son pome Scipion, mais l'_Afrique_. Si
+l'essence de l'pope est l'invention, si elle doit offrir
+l'imagination une grande machine potique, en mme temps qu'une grande
+action historique la mmoire, l'_Afrique_ n'est point une pope, mais
+un simple rcit en vers. Ce qu'elle a de merveilleux occupe les deux
+premiers livres; et ce merveilleux se rduit un songe, dans lequel le
+hros du pome voit Publius Scipion son pre; et encore l'ide de ce
+songe et plusieurs des traits dont il est rempli, sont-ils pris du
+fragment de Cicron, si connu sous le titre de _Songe de Scipion_. Dans
+le premier livre, Publius Scipion raconte son fils l'origine et les
+principaux faits de la premire guerre punique, sans oublier la bataille
+o il fut tu en Espagne avec son frre Cnus. Dans le second, il lui
+prdit l'heureux vnement de la guerre qu'il va soutenir contre
+Carthage, son triomphe et l'abaissement de cette orgueilleuse rivale, et
+les effets qu'aura cette victoire sur les moeurs et la destine de Rome.
+Il donne au jeune Scipion d'excellents avis sur les moyens de dlivrer
+sa patrie des dangers extrieurs et intrieurs qui la menacent; mais
+quoiqu'il y ait dans tous ces discours de fort belles choses, souvent
+mme trs-heureusemeut exprimes, comme sur neuf livres que contient le
+pome, ce songe en remplit deux entiers, on ne peut se dispenser, en le
+lisant, de trouver que le hros rve beaucoup trop long-temps.
+
+Scipion, encourag par les conseils de son pre, commence par envoyer
+son ami Llius auprs de Syphax, pour l'engager une alliance avec
+Rome. La description magnifique de la cour de ce roi maure, la rception
+qu'il fait Llius, le repas splendide qu'il lui donne, l'origine de
+Carthage chante par un jeune musicien pendant ce repas, le rcit que
+Llius fait Syphax de celle de Rome, des belles actions des anciens
+Romains, et de la mort de Lucrce, qui fut la source de leur libert,
+mort qui est ici raconte dans un morceau trs-tendu, trs-soign, et
+o le pote parat avoir fait tous ses efforts pour se surpasser
+lui-mme, tout cela remplit le troisime livre, sans que l'action du
+pome soit, pour ainsi dire, encore entame. Elle fait un pas au
+quatrime; mais c'est encore par un rcit. Llius, interrog par Syphax,
+lui raconte la vie de Scipion, qu'il reprsente aussi grand Rome que
+dans les camps, et dans la paix que dans la guerre. Il s'tend surtout
+avec complaisance sur le sige et la prise de Carthagne, o Scipion
+traita avec une bont dlicate et gnreuse de jeunes et belles
+captives, et rendit la plus belle de toutes un jeune prince son amant.
+
+Mais cette dernire partie de l'action n'est point finie: il y a ici une
+lacune considrable, qu'aucun auteur italien n'a remarque, tant ce
+pome de l'Afrique, si souvent nomm dans les crits dont Ptrarque est
+le sujet, est peu connu et peu lu. Le quatrime livre finit au moment o
+Llius raconte Syphax que, dans un appartement du palais, on entendait
+les cris des princesses et des jeunes femmes de leur suite, et que
+Scipion, sachant le danger qu'elles pouvaient courir si elles
+paraissaient aux yeux de son arme, dfendit que l'on entrt dans leur
+asyle, et les fit conduire en sret loin du thtre de la guerre. Au
+commencement du cinquime, ce n'est plus Llius qui parle: on n'est plus
+ la cour de Syphax, pour assister un festin et entendre des rcits:
+l'alliance a t refuse: la guerre a clat: Syphax est vaincu;
+Scipion entre dans Cyrthe, capitale de ses tats; et au lieu de
+l'histoire de la jeune princesse espagnole qui fut rendue son amant,
+c'est celle de Sophonisbe, pouse de Syphax, que la ruine de ce roi,
+l'amour de Massinissa et l'horreur de la servitude forcent se donner
+la mort. Ce pome, que Ptrarque termina, mais auquel il ne mit jamais
+la dernire main, prouva, aprs sa mort, quelques vicissitudes, dans
+lesquelles il est vraisemblable qu'il se sera perdu un livre entier. Ce
+livre devait contenir la fin du rcit de Llius, le refus de Syphax de
+s'allier avec les Romains, sa rsolution subite de les attaquer
+lui-mme, la marche de Scipion contre lui, le sige de Cyrthe et la
+prise de cette ville. Cette perte est peu regrettable, puisque le pome
+a excit si peu d'intrt qu'on ne s'est pas aperu de la lacune qu'elle
+y a laisse.
+
+L'action une fois reprise, marche jusqu' la fin d'accord avec
+l'histoire; et quoiqu'il y ait d'assez longues digressions, l'invention
+y a si peu de part, qu'il parat inutile de pousser plus loin cette
+analyse, pour arriver par une route directe un vnement prvu. La
+premire ide de cet ouvrage avait transport Ptrarque: ce fut sur son
+_Africa_ qu'il voulut fonder sa gloire: ce fut le bruit que firent dans
+le monde les premiers livres, l'esprance qu'ils faisaient concevoir du
+reste, et le plaisir qu'eut le roi Robert les entendre, qui firent
+dcerner l'auteur la couronne potique. Mais le refroidissement o il
+tomba bientt sur ce travail, la peine qu'il eut le reprendre,
+l'imperfection o il le laissa toujours, prouvent que, dans le fond, il
+ne le sentait point en proportion avec ses forces, ni analogue son
+gnie. Dans sa vieillesse, il n'aimait point qu'on lui en parlt, ni que
+l'on tmoignt la curiosit de le voir, et encore moins que l'infidlit
+de quelques amis en rpandit des fragments. Un jour, Vrone, plusieurs
+d'entre eux l'tant all voir, firent tomber la conversation sur son
+pome, et croyant lui faire plaisir, ils en chantrent quelques
+vers[637]. Les larmes lui vinrent aux yeux, et il les pria en grce de
+ne pas aller plus loin. Comme ils lui tmoignaient leur surprise: Je
+voudrais, dit-il, qu'il me ft permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet
+ouvrage, et rien ne me serait plus agrable que de le brler de mes
+propres mains. Aussi, quelques instances qu'on pt lui faire, il se
+refusa toujours le rendre public; les copies ne s'en multiplirent
+qu'aprs sa mort, et ce fut par les soins de Coluccio Salutati et de
+Bocace, qui l'obtinrent de ses hritiers force de prires. Malgr les
+dfauts qui y dominent, et qui l'emportent de beaucoup sur les beauts,
+il est heureux qu'il se soit conserv, non pas pour la rputation du
+pote, mais pour l'histoire de la posie. C'est un monument prcieux de
+cette poque de renaissance, bon garder, comme ces tableaux et ces
+statues, productions de l'enfance de l'art, qui n'en augmentent ni la
+gloire ni les jouissances, mais que l'on n'examine pas sans fruit, quand
+on en veut tudier l'histoire.
+
+[Note 637: _Squarzafichus. Vita Petr._]
+
+Les douze Eglogues latines de Ptrarque sont aussi bonnes connatre
+par un autre motif. La plupart ont rapport des circonstances de sa
+vie, et les interlocuteurs qu'il y emploie sont quelquefois, sous des
+noms dguiss, les personnages les plus illustres de son temps. Quelques
+unes sont de vraies satires, telles que la sixime et la septime, o le
+pape Clment VI est videmment reprsent sous le nom de _Mition_[638].
+Dans la premire des deux, saint Pierre, sous celui de Pamphile, lui
+reproche durement l'tat de langueur et d'abandon o se trouve son
+troupeau. Qu'a-t-il fait de ces richesses champtres que leur matre lui
+avait confies? qu'en a-t-il su conserver? Mition rpond qu'il conserve
+l'or que lui a produit la vente des agneaux, qu'il garde des vases
+prcieux, les seuls dont il veuille se servir, ne daignant plus tremper
+ses lvres dans ces vases grossiers dont leurs pres se servaient
+autrefois. Il a chang ses habits trop simples en vtements magnifiques.
+Le lait dont il a fait des prsents lui a procur de puissants amis.
+Son pouse, bien diffrente de cette vieille qu'avait Pamphile, est
+toute brillante d'or et de pierreries. Les boucs et les bliers jouent
+dans la prairie, et lui, mollement couch, s'amuse voir leurs jeux et
+leurs bats. Pamphile entre dans une nouvelle colre contre ce berger
+coupable et effmin; tu mrites, lui dit-il, les fouets, les fers, les
+douleurs mme de la prison ternelle, ou quelque chose de pis encore.
+
+[Note 638: De _mitis_, doux, clment.]
+
+Mition, malgr sa douceur, perd patience. Il apostrophe son tour son
+aigre censeur. Serviteur infidle et fuyard, ingrat pour le meilleur
+des matres, c'est toi qu'appartiennent les fers, la croix, tous les
+supplices. On sait que la crainte d'un tyran superbe te fit abandonner
+ton troupeau. Pamphile rpond qu'il s'est repenti, qu'il a lav ses
+taches dans le fleuve, et que sa pleur s'est dissipe. Que ne
+reviens-tu-donc, reprend Mition, habiter ces belles demeures? Pour moi
+je ne veux plus les quitter; je n'aime plus que les grandeurs; je ne
+serai plus le pasteur d'un pauvre troupeau. J'ai acquis par mes chants
+une aimable amie; j'aime me parer pour lui plaire. Je fuis le soleil;
+je cherche des antres frais; je lave mes mains et mon visage dans une
+eau limpide; le berger de Bysance[639] m'a fait prsent de ce miroir;
+je me plais en faire usage. Mon pouse sait tout cela, et le souffre;
+je lui pardonne mon tour bien des choses. Vous autres, vantez-vous
+d'amies obscures et inconnues; mais moi, que ma chre Epy me retienne
+toujours dans ses embrassements!.. Malheureux reprend Pamphile, est-ce
+ainsi que tu sers ton matre? Tu crois tre en sret sous l'ombrage;
+mais il viendra changer en deuil tes plaisirs. Tu crois, rplique
+Mition, m'effrayer par de vaines paroles, mais les hommes de courage
+mprisent les dangers prsents; les prils les plus loigns font peur
+ceux qui sont timides.
+
+[Note 639: Selon l'abb de Sade, c'est Constantin; mais c'est plutt
+l'empereur d'Orient qui rgnait alors. Du reste, les extraits qu'il
+donne de ces glogues sont tout--fait diffrents de ce qu'on voit ici.
+J'ignore o il avait pris plusieurs dtails qui sont dans les siens; je
+sais seulement que je me suis, le plus que j'ai pu, conform au texte,
+et que je me sers de la mme dition de Ble, 1581, dont il s'est servi
+lui-mme.]
+
+Cette nymphe Epy, dont Mition adore les charmes, est la ville d'Avignon
+que Clment VI ne pouvait se rsoudre quitter. Dans la seconde de ces
+deux Eglogues, il est mis en scne avec elle. Il lui parle de la
+querelle qu'il vient d'avoir avec Pamphile, et de la menace que celui-ci
+lui a faite de l'arrive du matre. Ils font ensemble le dnombrement du
+troupeau pour en pouvoir rendre compte. C'est l que la nymphe faisant
+passer en revue les cardinaux l'un aprs l'autre, dguiss sous des
+emblmes tirs des troupeaux et de la vie pastorale, aprs avoir dit du
+bien de quelques uns en petit nombre, peint les autres sous les traits
+les plus hideux et les couleurs les plus noires. Il ne serait pas
+impossible, l'aide de l'histoire et d'une liste des cardinaux de ce
+temps-l, de mettre les noms au bas de ces portraits. Ce travail
+d'rudition en vaudrait peut-tre bien d'autres: mais peut-tre aussi ne
+serait-il pas sans scandale; il est fcheux pour une bergerie qu'on ne
+puisse, de trop frquentes poques, dvoiler la vie de ses bergers
+sans scandaliser le troupeau.
+
+Le sujet de l'Eglogue suivante, qui est la huitime, est trs-diffrent,
+et pourtant on y trouve encore des traits assez vifs contre Avignon et
+contre la cour. Ptrarque y a voulu consacrer l'explication orageuse
+qu'il eut avec le cardinal Colonne, lorsqu' l'ge de quarante ans il
+prit la rsolution de briser tous ses liens et d'aller se fixer en
+Italie. Il fait parler ce cardinal sous le nom de _Ganymde_, sans que
+l'on puisse deviner le motif ou l'-propos de ce nom; il parle lui-mme
+sous celui d'_Amyclas_, et il intitule cette Eglogue _Divortium_, la
+sparation, le divorce. Ganymde lui demande quelle est la cause de
+cette rsolution subite, et pourquoi il veut quitter des lieux o
+autrefois il paraissait tant se plaire. Mon pre, rpond Amyclas, le
+sage varie propos dans ses desseins, c'est l'insens qui s'y
+attache.... Que voulez-vous que je fasse? Je ne trouve ici ni des eaux
+pures, ni des pturages salutaires; l'air mme me fait craindre de le
+respirer. Pardonnez cette fuite ncessaire, et plaignez-moi d'y tre
+forc. Je suis entr pauvre dans votre bergerie; je retourne plus pauvre
+chez moi. Je ne possde ni plus de lait ni plus d'agneaux; je n'ai
+acquis que plus d'envieux et plus d'annes. J'ai plus de peine
+supporter l'orgueil; je le souffrais patiemment autrefois; l'ge avanc
+s'en irrite davantage. Il est honteux de vieillir dans la servitude. Que
+ma vieillesse au moins soit indpendante, et qu'une mort libre termine
+une vie esclave.
+
+Ganymde a beau lui reprocher son ingratitude: il continue peindre
+sous des images pastorales les dgots qu'il prouve, la vie plus douce
+et plus faite pour son ge que lui promet la voix de la patrie et qu'il
+veut dsormais goter. Vous mprisez donc, reprend Ganymde, tout ce
+que vous aimiez autrefois, les entretiens de vos amis, les amusements
+champtres, le doux repos?.... Je ne mprise, rpond Amyclas, que cette
+fort sauvage, ce pasteur licencieux, ce terrain fertile en poisons, ce
+triste vent du midi, ces sources que le plomb enferme et rend malsaines,
+ces tourbillons de poussire, cette ombre nuisible et cette grle
+bruyante.--Mais ne connaissiez-vous pas auparavant tous les
+dsagrments de ce sjour?--Je les connaissais, je l'avoue; l'habitude,
+votre amiti, et peut-tre plus encore les charmes d'une bergre me les
+faisaient supporter; mais tout change avec le temps; ce qui plat au
+jeune ge dplat la vieillesse, et nos inclinations varient avec la
+couleur de nos cheveux, etc.
+
+Dans une autre Eglogue[640] qu'il intitule _Conflictatio_, un berger
+raconte une querelle de Pan et d'Articus. Les rois de France et
+d'Angleterre sont cachs sous ces deux noms. Articus reproche Pan les
+faveurs qu'il reoit de Faustula, et Faustula les bonts qu'elle lui
+accorde. Cette courtisane, qu'il appelle bien de ce nom, _Meretrix_, est
+la ville d'Avignon, ou plutt la cour pontificale. Le pape avait
+abandonn au roi de France les dcimes de son royaume, et ce secours
+mettait le roi Jean en tat de soutenir la guerre, ce que le monarque
+anglais ne pardonnait ni au pape ni au roi. Presque toutes les Eglogues
+de Ptrarque sont dans ce genre nigmatique et mystrieux: sans une
+clef, qu'on ne trouve pas toujours, il est impossible de les entendre.
+
+[Note 640: La XIIe.]
+
+Trois livres d'Eptres terminent ses posies latines. Elles sont
+adresses, soit aux personnes puissantes, telles que les papes Benot
+XII et Clment VI, ou le roi Robert, ou le cardinal Colonne, soit
+d'intimes amis, Llius, Socrate, Boccace, Guillaume de
+Pastrengo, Barbate de Sulmone, au bon pre Denis. Le pote y laisse
+courir librement ses penses et son style la manire d'Horace, et y
+parle comme lui, des vnements et des circonstances particulires de sa
+vie. Fait-il btir Parme cette jolie maison qu'il appelait son
+_Parnasse Cisalpin_, il crit, Guillaume de Pastrengo, qui habitait
+Vrone[641]; il lui rend compte de la vie qu'il mne, des occupations
+qu'il s'est faites. La premire est de travailler son pome de
+l'_Afrique_; la seconde, dit-il, est de btir une maison convenable
+ma fortune. J'y emploie peu de marbre; je regrette souvent que vos
+montagnes soient si loin de nous, ou que l'Adige ne descende pas
+directement ici. Peut-tre l'embellirais-je davantage; mais les vers
+d'Horace m'arrtent: le tombeau revient ma mmoire[642], et je me
+souviens de ma dernire demeure; je suis tent d'pargner les pierres et
+de les rserver un autre usage. Prt quitter cette entreprise,
+prendre en haine les maisons, vouloir habiter les bois, si par hasard
+il aperoit, dans le mur qu'on btit, une fente, une crevasse, il se met
+ gronder les ouvriers; ils lui rpondent; il tire de leurs rponses des
+rflexions morales; il rentre en lui-mme, et se reproche de vouloir une
+habitation durable pour un corps qui ne l'est pas; puis il presse de
+nouveau l'ouvrage, trop lent pour ses dsirs. Il peint avec beaucoup de
+vrit ses retours de raison et de folie. Ce qui le console c'est que
+les autres hommes ne sont pas plus sages que lui: enfin, tout bien
+considr, il rit de lui-mme et de tout le monde. On voit que cela est
+tout--fait dans le got d'Horace.
+
+[Note 641: L. II, p. 19.]
+
+[Note 642: Et non pas: Je me souviens de mon buste, _busti_, comme
+l'a plaisamment traduit l'abb de Sade.]
+
+C'est de cette maison qu'il crivait Barbate de Sulmone, une jolie
+ptre qui n'a que dix-huit vers. J'ai, dit-il, une paisible campagne
+au milieu de la ville, et la ville au milieu de la campagne[643]. Ainsi
+quand je suis seul, le monde est tout prs de moi; et quand la foule
+m'importune, j'ai ma porte la solitude.... Je jouis ici d'un repos
+tel que les hommes studieux ne le trouvrent ni dans le vallon
+retentissant du Parnasse, ni dans les murs de la ville de Ccrops[644],
+tel que les pieux habitans des sables de l'Egypte le gotrent peine
+dans leurs dserts silencieux. O Fortune! pargne, je t'en supplie, un
+homme qui se cache: passe loin de son modeste seuil, et ne vas attaquer
+que la porte superbe des rois.
+
+[Note 643: L. III, p. 18.]
+
+[Note 644: Athnes.]
+
+Des ordres imprvus, des affaires, l'obligation de se joindre
+l'ambassade de Rome, viennent-ils le forcer quitter sa douce retraite,
+et retourner dans des lieux qu'il avait cru quitter pour toujours, il
+confie encore Barbate le chagrin qu'il prouve; il adresse la
+Fortune ces plaintes, que peuvent s'appliquer ceux qui, ns comme lui
+avec des passions douces et des gots paisibles, se trouvent lancs,
+malgr eux, dans les flots orageux du monde et des affaires. O
+Fortune[645]! je n'ambitionne pas tes faveurs. Laisse-moi jouir d'une
+pauvret tranquille: laisse-moi passer dans cette retraite champtre le
+peu de jours qui me restent. Je ne connais ni l'ambition ni l'avarice;
+et tu me condamnes des travaux sans fin! Ils semblent crotre sans
+cesse avec la rapidit du temps. Quel port puis-je esprer pour ma
+vieillesse? O de combien de misres on est assailli dans ce monde! Les
+hauteurs tremblent; le milieu glisse; au bas on est foul. Ce sont les
+bas lieux que je prfre; et je tremble comme si j'tais dans les nues.
+Voil surtout de quoi je me plains. Si je voulais monter au sommet ou
+m'lancer sur les ondes, et que je fusse atteint de la foudre ou
+englouti par la tempte, j'aurais tort de gmir; mais les flots viennent
+me chercher sur le rivage, et des tourbillons m'engloutissent dans
+l'humble poussire o je suis cach.
+
+[Note 645: L. III, p. 19.]
+
+Ce mlange de philosophie, d'imagination et de sentiment rgne en
+gnral dans toutes ses ptres latines. S'il n'y a pas atteint
+l'lgance et la puret d'Horace, il a cependant cette abondance et
+cette facilit qui prouvent qu'on est tout--fait matre de l'idiome
+qu'on emploie. Les formes et les tours de la langue latine lui sont
+aussi familiers que ceux de sa langue naturelle: il ne parat lui
+manquer que quelques unes de ses grces. Elles existaient dans les
+modles anciens, et sans doute il les sentait, quoiqu'il ne put
+entirement les atteindre. Ces grces manquaient encore en partie une
+autre langue, nouvellement ne de la premire. C'est lui qui contribua
+le plus les y fixer, et qui lui en donna de nouvelles, que d'autres
+potes purent sentir leur tour, mais que personne encore n'est parvenu
+ galer. Ses posies italiennes, qui ne furent pour la plupart que
+l'expression de son amour, et les jeux de sa plume, sont la fois ce
+qu'il y a de plus agrable dans sa langue, de plus solide et de plus
+brillant dans sa gloire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+_Posies italiennes de Ptrarque, ou son CANZONIERE. De la Posie
+rotique chez les anciens Grecs et Latins: Ovide, Properce, Tibulle.
+lments dont se composa la Posie rotique de Ptrarque; caractre de
+cette posie, ses beauts, ses dfauts. Posies lyriques de Ptrarque
+sur d'autres sujets que l'Amour._
+
+
+Les potes qui ont peint la passion la plus forte et le sentiment le
+plus doux, les potes rotiques, forment dans la littrature une classe
+intressante que l'on croirait d'abord ne devoir l'tre que pour la
+jeunesse; mais on reconnat ensuite que c'est pour les mes sensibles
+qu' tout ge ces potes ont de l'intrt; dans la jeunesse, parce
+qu'ils peignent ce qu'elles prouvent; dans la suite de la vie, parce
+qu'ils leur rappellent de touchants souvenirs. Les mes froides, celles
+qui s'occupent trop du matriel de la vie pour s'ouvrir aux affections
+qui en font le charme, n'aiment aucun ge l'expression d'un sentiment
+qu'elles ignorent; aucun ge un pote _sentimental_ n'est pour elles
+autre chose qu'un diseur de vaines paroles et de phrases vides de sens.
+Plus il se dgage de la matire, moins elles le gotent et se soucient
+de le lire ou de l'entendre. Si enfin c'est une passion tout--fait
+libre du joug des sens, si c'est le pur idal de l'amour que ce pote a
+peint dans ses vers, parce que c'est l qu'il aspirait et qu'il
+s'levait sans cesse, quel petit nombre d'admirateurs et mme de
+lecteurs est-il rduit? ou quel mrite ne lui faut-il pas pour vaincre
+cette dfaveur de son sujet, ne de sa sublimit mme?
+
+De toutes les preuves qui attestent le mrite extraordinaire de
+Ptrarque, c'est peut-tre ici la plus frappante. Aucun pote n'a
+exprim de sentiments aussi purs, disons-le franchement, aussi hors de
+la porte de la plupart des hommes, et aucun, depuis les temps modernes,
+n'a t plus gnralement lu et admir. Il parut dans un sicle o la
+corruption tait aussi forte que l'ignorance tait gnrale: il a
+travers d'autres sicles o les connaissances, sans purer les moeurs,
+les avaient du moins raffines, pour arriver jusqu' nos jours, o les
+connaissances de l'esprit et le raffinement des moeurs ont encore fait
+des progrs, sans que nous nous soyons pour cela rapprochs de la vertu;
+il n'a chant que pour elle, et cependant il n'est jamais dchu du rang
+o il tait une fois mont. On ne se lasse point de relire ses posies,
+qui sont un hymme perptuel cette desse dont le culte a si peu de
+sectateurs, peu prs comme on lit dans d'autres potes des hymnes
+Diane et Pallas, sans adorer ces divinits et sans y croire.
+
+Ce qui nous reste des potes grecs qui ont chant l'amour prouve qu'ils
+n'y voyaient comme Sapho, qu'un dlire des sens, ou, comme Anacron,
+qu'un amusement pour les sens et pour l'esprit la fois. Si d'autres
+surent lui donner le langage du coeur et l'accent de la tendresse, leurs
+posies ne sont point parvenues jusqu' nous. Nous n'avons rien, ni de
+l'ancien Simonide qui fut, selon Suidas, l'inventeur de l'lgie, ni du
+Simonide de Cos, dont les posies taient si tristes que Catulle les
+appelle _les larmes de Simonide_[646], ni d'Evenus, ni presque rien de
+Callimaque, et ce ne sont pas ses lgies que nous avons. Les Romains
+prirent des Grecs, comme presque tout le reste, la forme du vers
+lgiaque, et sans doute aussi son caractre. Ils ont excell dans
+l'lgie. Tibulle, Properce, Ovide, sont des potes si connus, lous,
+dfinis, compars tant de fois, ils l'ont t depuis peu de temps avec
+tant de talent et dans une occasion si solennelle[647], qu'il n'y a plus
+rien dire d'eux, quand c'est d'eux et de la posie lgiaque que l'on
+veut parler. Mais on en peut dire quelque chose encore, quand il s'agit
+de reconnatre en eux la nature de leurs passions et l'objet essentiel
+de leurs vers, pour comparer avec eux un pote qui vint, quatorze
+sicles aprs, donner aux sentiments passionns une autre direction et
+la posie d'amour un autre langage.
+
+[Note 646: _Moestis lacrymis Simonideis_. (CATUL.)]
+
+[Note 647: Dans l'loquent et ingnieux discours de M. Garat,
+prsident de la classe de la langue et de la littrature franaise de
+l'institut, pour la rception de M. de Parny. Cette sance avait eu lieu
+depuis peu de temps, quand je lus ce chapitre l'Athne de Paris.]
+
+Tous trois vivaient la mme poque, dans le plus beau sicle de la
+littrature latine, dans le sicle d'Auguste. Ils parlent la mme langue
+et peignent les mmes moeurs. Leurs matresses sont des beauts
+coquettes, infidles et vnales. Ils ne cherchent avec elles que le
+plaisir; ils ont la fougue et l'emportement de la jeunesse. Le brillant
+esprit d'Ovide, l'imagination riche de Properce, l'ame sensible de
+Tibulle, s'expriment avec les diverses nuances qui doivent rsulter,
+dans le style, de la diffrence de ces trois sources; mais tous les
+trois aiment peu prs de la mme manire des objets peu prs de mme
+espce. Ils dsirent; ils possdent; ils ont des rivaux heureux. Ils
+sont jaloux; ils se brouillent et se raccommodent. Ils sont infidles
+leur tour; on leur fait grce, et ils retrouvent un bonheur qui est
+bientt troubl de mme.
+
+Corinne est marie. La premire leon que lui donne Ovide est pour lui
+apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari, quels signes
+ils doivent se faire devant lui, devant tout le monde, pour s'entendre
+et n'tre entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de prs, bientt
+les querelles, et ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant
+qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le
+pardon. Il s'adresse quelquefois des subalternes, des domestiques,
+au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, une maudite
+vieille qui la corrompt et lui apprend se donner prix d'or, un
+vieil eunuque qui la garde, une jeune esclave pour qu'elle lui remette
+des tablettes o il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refus;
+il maudit ses tablettes qui ont eu un si mauvais succs. Il en obtient
+un plus heureux; il s'adresse l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas
+interrompre son bonheur.
+
+Bientt il s'accuse de ses nombreuses infidlits, de son got pour
+toutes les femmes. Un instant aprs, Corinne aussi est infidle; il ne
+peut supporter l'ide qu'il lui a donn des leons dont elle profite
+avec un autre. Corinne son tour est jalouse; elle s'emporte en femme
+plus colre que tendre. Elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui
+jure qu'il n'en est rien; et il crit cette esclave; et tout ce qui
+avait fch Corinne tait vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels
+indices les ont trahis! Il demande la jeune esclave un nouveau
+rendez-vous. Si elle lui refuse, il menace de tout rvler, de tout
+avouer Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la
+peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu aprs, c'est Corinne
+seule qui l'occupe. Elle est toute lui. Il chante son triomphe comme
+si c'tait sa premire victoire. Aprs quelques incidents que, pour plus
+d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop
+long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop
+facile. Il n'est plus jaloux: cela dplat l'amant, qui le menace de
+quitter sa femme s'il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obit trop; il
+fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il
+se plaint de cette surveillance qu'il a provoque; mais il saura bien la
+tromper. Par malheur, il n'est pas le seul y parvenir. Les infidlits
+de Corinne recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si
+publiques que la seule grce qu'Ovide lui demande c'est qu'elle prenne
+quelque peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins
+videmment ce qu'elle est.--Telles sont les moeurs d'Ovide et de sa
+matresse; tel est le caractre de leurs amours.
+
+Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Ds
+qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui
+recommande de fuir le luxe et d'aimer la simplicit. Il est livr
+lui-mme plus d'un genre de dbauche. Cinthie l'attend; il ne se rend
+qu'au matin auprs d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve
+endormie; elle est long-temps sans que tout le bruit qu'il fait, sans
+que ses caresses mmes la rveillent: elle ouvre enfin les yeux, et lui
+fait les reproches qu'il mrite. Un ami veut le dtacher de Cinthie, il
+fait cet ami l'loge de sa beaut, de ses talents. Il est menac de la
+perdre: elle part avec un militaire: elle va suivre les camps, elle
+s'expose tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point; il
+pleure: il fait des voeux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira point
+de la maison qu'elle a quitte; il ira au-devant des trangers qui
+l'auront vue: il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est
+touche de tant d'amour. Elle abandonne le soldat, et reste avec pote.
+Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur
+est bientt troubl par de nouveaux accs de jalousie, interrompu par
+l'loignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que
+d'elle. Ses infidlits passes lui en font craindre de nouvelles. La
+mort ne l'effraye point, il ne craint que de perdre Cinthie, qu'il soit
+sr qu'elle lui sera fidle, il descendra sans regret au tombeau.
+
+Aprs de nouvelles trahisons, il s'est cru dlivr de son amour, mais
+bientt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa
+matresse, de sa beaut, de l'lgance de sa parure, de ses talents pour
+le chant, la posie et la danse; tout redouble et justifie son amour.
+Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se dshonore dans
+toute la ville par des aventures d'un tel clat, que Properce ne peut
+plus l'aimer sans honte. Il en rougit; mais il ne peut se dtacher
+d'elle. Il sera son amant, son poux, jamais il n'aimera que Cinthie.
+Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse: il la
+rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une
+seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possde
+jamais assez. Il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler
+lui-mme, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi
+vives que si jamais il n'et t infidle lui-mme. Il veut fuir. Il se
+distrait par la dbauche. Il s'tait enivr comme son ordinaire. Il
+feint qu'une troupe d'amours le rencontre, et le ramne aux pieds de
+Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans
+un de leurs soupers, s'chauffe de vin comme lui, renverse la table, lui
+jette les coupes la tte; il trouve cela charmant. De nouvelles
+perfidies le forcent enfin rompre sa chane; il veut partir; il va
+voyager dans la Grce; il fait tout le plan de son voyage: mais il
+renonce ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux
+outrages. Cinthie ne se borne plus le trahir, elle le rend la rise de
+ses rivaux; mais une maladie imprvue vient la saisir: elle meurt. Elle
+lui apparat en songe; il la voit, il l'entend. Elle lui reproche ses
+infidlits, ses caprices, l'abandon o il l'a laisse ses derniers
+moments, et jure qu'elle-mme, malgr les apparences, lui fut toujours
+fidle.--Telles sont les moeurs et les aventures de Properce et de sa
+matresse; telle est en abrg l'histoire de leurs amours.
+
+Ovide et Properce furent souvent infidles, mais ne furent point
+inconstants. Ce sont deux libertins fixs qui portent souvent et l
+leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la mme chane.
+Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales; elles n'en ont
+particulirement aucune. La Muse de ces deux potes est fidle, si leur
+amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie
+ne figurent dans leurs vers. Tibulle, amant et pote plus tendre, moins
+vif et moins emport qu'eux dans ses gots, n'a pas la mme constance.
+Trois beauts sont l'une aprs l'autre les objets de son amour et de ses
+vers. Dlie est la premire, la plus clbre et aussi la plus aime.
+Tibulle a perdu sa fortune; mais il lui reste la campagne et Dlie;
+qu'il la possde dans la paix des champs; qu'il puisse, en expirant,
+presser la main de Dlie dans la sienne; qu'elle suive, en pleurant, sa
+pompe funbre, il ne forme point d'autres voeux. Dlie est enferme par
+un mari jaloux; il pntrera dans sa prison malgr les Argus et les
+triples verroux. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe
+malade, et Dlie seule l'occupe. Il l'engage tre toujours chaste,
+mpriser l'or, n'accorder qu' lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais
+Dlie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son
+infidlit; il y succombe, et demande grce Dlie et Vnus. Il
+cherche dans le vin un remde qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni
+adoucir ses regrets, ni se gurir de son amour. Il s'adresse au mari de
+Dlie tromp comme lui; il lui rvle toutes les ruses dont elle se sert
+pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder,
+qu'il la lui confie; il saura bien les carter et garantir de leurs
+piges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise; il revient elle;
+il se souvient de la mre de Dlie qui protgeait leurs amours. Le
+souvenir de cette bonne vieille rouvre son coeur des sentiments
+tendres, et tous les torts de Dlie sont oublis. Mais elle en a bientt
+de plus graves. Elle s'est laisse corrompre par l'or et les prsents;
+elle est un autre, d'autres. Tibulle rompt enfin une chane
+honteuse; il lui dit adieu pour toujours.
+
+Il passe sous les lois de Nmsis, et n'en est pas plus heureux. Elle
+n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du gnie. Nmsis
+est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice,
+mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aim. Il tche de la
+flchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune soeur; il ira
+pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins cette cendre muette.
+Les mnes de la soeur de Nmsis s'offenseront des larmes que Nmsis
+fait rpandre. Qu'elle n'aille pas mpriser leur colre. La triste
+image de sa soeur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces
+tristes souvenirs arrachent des pleurs Nmsis. Il ne veut point ce
+prix acheter mme le bonheur.--Nra est sa troisime matresse. Il a
+joui long-temps de son amour. Il ne demande aux dieux que de vivre et de
+mourir avec elle. Mais elle part; elle est absente; il ne peut s'occuper
+que d'elle, il ne redemande qu'elle aux dieux. Il a vu en songe Apollon,
+qui lui a annonc que Nra l'abandonne. Il refuse de croire ce songe;
+il ne pourrait survivre ce malheur, et pourtant ce malheur existe.
+Nra est infidle; il est encore une fois abandonn.--Tel fut le
+caractre et le sort de Tibulle; tel est le triple et assez triste roman
+de ses amours.
+
+Il sauve par le charme des dtails le peu d'intrt du fond. C'est en
+lui surtout qu'une douce mlancolie domine, qu'elle donne mme au
+plaisir une teinte de rverie et de tristesse qui en fait le charme.
+S'il y eut un pote ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut
+Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien sont en
+lui: il ne songe pas plus que les deux autres les chercher ou les
+faire natre dans ses matresses. Leurs grces, leur beaut sont tout ce
+qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il dsire ou ce qu'il regrette;
+leur perfidie, leur vnalit, leur abandon, ce qui le tourmente. De
+toutes ces femmes, devenues clbres par les vers de trois grands
+potes, Cinthie parat la plus aimable. L'attrait des talents se joint
+en elle tous les autres; elle cultive le chant, la posie; mais pour
+tous ces talents, qui taient souvent ceux des courtisannes d'un certain
+ordre, elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont
+pas moins ce qui la gouverne; et Properce, qui vante, une ou deux fois
+seulement, en elle ce got pour les arts, n'en est pas moins, dans sa
+passion pour elle, matris par une toute autre puissance.
+
+Le style de ces trois potes est trs-diffrent: le fond de leurs ides
+diffre autant que leur gnie et leur style; mais les ides accessoires
+qu'ils emploient sont assez semblables. Ils n'ont peu prs que les
+mmes loges donner leurs belles, les mmes reproches leur faire.
+Ils invoquent les dieux et les desses, comme tmoins des serments ou
+comme vengeurs du parjure. Les exemples de fidlit ou de perfidie pris
+dans la mythologie et dans l'histoire, ne leur manquent pas au besoin.
+L'abondance en va jusqu' l'excs dans Properce, comme celle des traits
+d'esprit dans Ovide. Il croient tous ou feignent de croire la magie;
+et les vocations et ses filtres reviennent souvent dans leurs vers.
+Mais aux dieux et la magie prs, tout est matriel et physique dans
+les accessoires, comme dans le fond de leurs amours et de leur posie.
+L'accord des esprits, l'union des mes, le besoin d'panchement, la
+confiance mutuelle, les doux entretiens, l'lan de deux coeurs l'un vers
+l'autre, ou leur lan mutuel vers ce qui est dlicat, beau et honnte,
+rien de tout cela ne se trouve ni chez eux, ni en gnral chez aucun des
+potes anciens; et cela n'est point dans leur posie, parce que cela
+n'tait point dans les moeurs.
+
+A la renaissance des lettres, aprs les sicles de barbarie, il y avait
+dans les moeurs, avec beaucoup de corruption et de frocit, une
+exaltation et un penchant l'exagration des sentiments, qui se
+portrent principalement sur l'amour. L'empire que les femmes eurent de
+tout temps chez la plupart des peuples du Nord, tandis qu' l'Orient et
+au Midi, elles taient presque partout esclaves, s'tendit de proche en
+proche avec les conqutes des Francs, des Germains et des Goths. La
+chevalerie fit de cet empire une espce de religion. La religion,
+proprement dite, y influa beaucoup elle-mme. Le platonisme, se
+combinant avec la doctrine des chrtiens, lui donna un caractre de
+ferveur contemplative et d'amour extratique qui, ressemblant quelquefois
+par l'expression l'amour terrestre, habitua insensiblement cet amour
+s'exprimer lui-mme dans un langage mystique et religieux. Ce fut celui
+que parlrent quelquefois les Troubadours. Les questions dbattues dans
+les cours d'amour le subtilisrent encore. Les premiers potes italiens,
+plus raffins que les provenaux, parce qu'ils taient presque tous
+instruits dans les coles naissantes du platonisme, s'loignrent
+tellement, dans leurs posies amoureuses, de tout ce qui est vulgaire
+et terrestre, qu'ils s'cartrent mme souvent de tout ce qui est
+intelligible et humain. Les femmes, qui taient l'objet de leurs chants,
+taient flattes de cette lvation du style, comme de celle des
+sentiments. Les moeurs publiques taient corrompues; mais les moeurs
+domestiques taient chastes. Les hommes qui ne pouvaient obtenir des
+beauts les plus brillantes, que la permission de les aimer, de le leur
+dire, d'afficher en quelque sorte le nom de ces beauts sur leurs armes
+ou dans leurs vers, s'honoraient de la publicit de cet hommage; et les
+femmes qui y voyaient un tmoignage public, qu'il n'en cotait rien
+leur sagesse, s'en tenaient aussi fires et honores. La plupart
+avaient, dans les devoirs et dans les douceurs de l'hymen, des motifs et
+ la fois des ddommagements des rigueurs que leurs amants prouvaient
+d'elles; et eux, de leur ct, satisfaits de voir dans la matresse de
+leur coeur, dans la dame de leurs penses, l'objet d'une espce de culte,
+ne se faisaient pas scrupule de chercher auprs des femmes plus faciles
+des distractions et des amusements.
+
+C'est l ce qu'il faut bien se rappeler en lisant les posies du Cygne
+de Vaucluse. Des moeurs de son sicle et des siennes en particulier, il
+doit rsulter un roman qui n'aura rien de commun avec ceux de Tibulle,
+de Properce et d'Ovide, et un style particulier, compos d'expressions
+platoniques, religieuses, asctiques, d'images pures, dlicates, et
+souvent mme trop subtiles: mais cependant ces images, soit par la
+vrit du sentiment, soit par la force du gnie potique, seront
+vivantes et sensibles. Il y aura cette diffrence immense entre lui et
+les premiers potes qui ont bagay dans sa langue: on ne sait jamais ni
+o ils sont, ni ce qu'ils font, ni de qui ils parlent: on verra au
+contraire dans presque chacune de ces pices de vers le portrait de
+celle qu'il aime, le tableau des lieux qui les environnent et celui des
+petits vnemens de leurs amours. Les yeux de l'objet aim seront deux
+astres qui lanceront des feux clestes; sa voix sera celle des anges; sa
+dmarche et l'ensemble de sa personne auront quelque chose de
+surnaturel, de saint et de sacr. Elle paratra souvent environne de
+femmes qu'elle surpassera toutes, comme une desse est au-dessus des
+mortelles; elle sera entoure de ses rivales comme d'une cour. A dfaut
+d'une action vritable, ce roman sans incidents, sans progrs, se
+composera de tous les actes les plus simples, et les plus indiffrents
+pour tout autre qu'un amant pote. Un geste, un sourire, un regard, une
+pleur, une promenade champtre, la campagne o se font ces promenades,
+les arbres, les eaux, les fleurs, le ciel, les oiseaux, les vents, la
+nature entire, seront les sujets de ses chants. Tout se revtira des
+couleurs de la posie, et s'animera des feux de l'amour. Son coeur,
+habitu sparer sa cause de celle des sens, parlera seul, et deviendra
+pour lui un tre indpendant, qui agira, s'lancera hors de lui,
+reviendra, se montrera dans ses yeux, sur son visage, sera ternellement
+agit par l'esprance et par la crainte. Enfin s'il se plaint de ses
+souffrances, ce ne sera qu'en s'enorgueillissant de leur cause, en
+bnissant ses chanes, et le lieu et l'heure o il fut jug digne de les
+porter.
+
+Cherchons quelques applications de cette espce de potique dans les
+ouvrages mmes du pote dont elle est tire, comme toutes les potiques
+l'ont t des oeuvres des grands potes, qui se trouvent ainsi toujours
+conformes aux rgles, sans qu'ils y aient song. N'oublions pas que les
+sonnets sont de petites odes la manire de quelques unes de celles
+d'Horace, et que les _canzoni_ sont de grandes odes, non la faon de
+celles des Grecs et des Latins, mais d'un genre particulier, invent par
+les Troubadours, et perfectionn chez les Italiens par leurs premiers
+potes. Le sonnet suivant n'est-il pas rempli de ce sentiment aussi vrai
+que noble d'un amant fier de sa matresse, et devenu meilleur par le
+dsir de lui plaire? Quand au milieu des autres femmes[648] l'amour
+vient paratre sur le visage de celle que j'aime, autant chacune lui
+cde en beauts, autant s'accrot le dsir qui m'enflamme. Je bnis le
+lieu, le temps et l'heure o j'osai adresser si haut mes regards; et je
+dis: O mon me! tu dois bien remercier celle qui t'a juge digne de tant
+d'honneur. C'est d'elle que te vient ton amoureux penser, et c'est en le
+suivant que tu aspires au souverain bien, que tu apprends mpriser ce
+que le commun des hommes dsire, etc. En voici un autre, o ces
+bndictions sont accumules avec une abondance passionne et une sorte
+de verve de posie et d'amour. Bni soit le jour[649], et le mois, et
+l'anne, et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant, et le beau
+pays, et le lieu o je fus atteint par les beaux yeux qui m'enchanent!
+Bni soit le doux tourment que j'prouvai pour la premire fois en me
+sentant li par l'amour, et l'arc et les flches dont je fus perc, et
+les blessures qui vont jusqu'au fond de mon coeur! Bnies soient les
+paroles que j'ai si souvent rptes en invoquant le nom de ma dame, et
+mes soupirs, et mes larmes, et mes dsirs! Et bnis soient tous les
+crits o je tche de lui acqurir de la gloire, et ma pense, qui est
+si entirement remplie d'elle, qu'aucune autre beaut ni pntre plus!
+
+[Note 648: _Quando fra l'altre donne adhora adhora_, etc. Son. 12.]
+
+[Note 649: _Benedetto sia'l giorno, e'l mese, e l'anno_, etc, Son.
+47.]
+
+Assez d'autres potes ont fait le portrait de leur matresse; mais qui
+d'entre eux a jamais pris pour peindre la sienne, un vol aussi lev, et
+qui l'a aussi bien soutenu que Ptrarque l'a fait dans ce sonnet, man
+du systme des ides archtypes de Platon, et qui participe de sa
+grandeur? Dans quelle partie du ciel, dans quelle ide[650] tait le
+modle dont la nature tira ce beau visage, o elle voulut montrer
+ici-bas ce qu'elle peut dans les rgions clestes? Quelle nymphe dans
+les fontaines, quelle desse dans les bois, dploya jamais aux vents des
+cheveux d'un or aussi pur? quand y eut-il un coeur qui runit tant de
+vertus? C'est pourtant l'ensemble de tous ces charmes qui est cause de
+ma mort. Il cherche en vain une image de la beaut divine, celui qui n'a
+jamais vu ses yeux et leurs tendres et doux mouvements: il ne sait pas
+comment l'amour gurit et comment il blesse, celui qui ne connat pas la
+douceur de ses soupirs, et la douceur de ses paroles, et la douceur de
+son sourire. Il ne faut pas croire que cette traduction fidle, mais
+sans force et sans couleur, puisse donner la moindre ide de la haute
+posie et de l'harmonie divine de l'original. Ptrarque est entre les
+mains de tout le monde: que ceux qui la langue italienne est
+familire, y cherchent l'instant cet admirable sonnet, et qu'ils se
+ddommagent de ma prose en relisant de si beaux vers.
+
+[Note 650: _In qual parte del cielo, in quale idea_, etc. Son. 126.]
+
+Pour bien goter la plus grande partie des posies de Ptrarque, il
+faut se rappeler les vnements de sa vie, et les vicissitudes de sa
+passion pour Laure. On sait que dans les commencemens de cet amour, las
+de n'prouver que des rigueurs, il fit, pour se distraire, un voyage en
+France et dans les Pays-Bas, d'o il revint par la fort des Ardennes;
+mais qu'il fut poursuivi pendant tout ce voyage, par le souvenir de
+Laure, qu'il voulait fuir. Dans cette fort mme, alors fort dangereuse,
+infeste de brigands, plus sombre et plus dserte qu'elle ne l'est
+aujourd'hui, voici de quelles images douces et riantes son imagination
+se nourrissait. Au milieu des bois inhabits et sauvages[651], o ne
+vont point, sans de grands prils, les hommes et les guerriers arms, je
+marche avec scurit: rien ne peut m'inspirer de crainte, que le soleil
+qui lance les rayons de l'amour. Je vais ( que mes penses ont peu de
+sagesse!), je vais chantant celle que le ciel mme ne pourrait loigner
+de moi. Elle est toujours prsente mes yeux; et je crois voir avec
+elle des femmes et de jeunes filles; et ce sont des sapins et des
+htres. Je crois l'entendre en entendant les rameaux, et les zphirs, et
+les feuillages, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en
+murmurant sur l'herbe verdoyante: rarement le silence et jamais
+l'horreur solitaire d'une fort n'avait autant plu mon coeur.
+
+[Note 651: _Per mezz'i boschi inhospiti e selvaggi_, Son. 143.]
+
+On sait aussi qu'il avait pour le laurier une prdilection inspire par
+le rapport du nom de cet arbre avec celui de Laure, plus encore que par
+la proprit qu'avait cet arbre lui-mme de former la couronne des
+potes. Il ne voyait jamais un laurier sans prouver les mmes
+transports qu' la vue de Laure. Elle se promenait souvent sur les bords
+d'un ruisseau. Il y plante un laurier, et, runissant tous les souvenirs
+potiques que cet arbre rappelle, il s'adresse ainsi au dieu des potes
+et l'amant de Daphn. Apollon[652]! si tu conserves encore le noble
+dsir qui t'enflammait aux bords du fleuve de Thessalie; si le cours des
+annes ne t'a point fait oublier la blonde chevelure que tu aimais,
+dfends de la froide gele et des rigueurs de l'pre saison qui dure
+tout le temps que ta lumire est cache, cet arbre chri, ce feuillage
+sacr qui t'enchana le premier, et qui me tient aujourd'hui dans ses
+chanes. Quelques annes aprs, il revoit ce ruisseau et ce laurier;
+l'un lui rappelle tous les fleuves, et l'autre tous les arbres; et ni le
+Tesin[653], le P, le Var et tous les autres fleuves, ni le sapin, le
+chne, le htre et tous les autres arbres ne pourraient, dit-il, aussi
+bien consoler mon triste coeur que ce ruisseau qui semble pleurer avec
+moi, que cet arbrisseau qui est l'ternel sujet de mes chants. Puisse
+ce beau laurier crotre toujours sur ce frais rivage, et puisse celui
+qui l'a plant, crire de tendres et nobles penses sous ce doux ombrage
+et au murmure de ces eaux! On a beau dire qu'il y a trop d'esprit dans
+cet amour et dans cette posie; il y a certainement aussi beaucoup de
+sentiment. D'autres sonnets en ont encore davantage; le coloris en est
+plus sombre, et les ides les plus mlancoliques et les plus tristes y
+sont exprimes sans adoucissement et sans mlange. Je citerai celui-ci
+pour exemple.
+
+[Note 652: _Apollo, s'ancor vive il bel desio_, etc. Son. 27.]
+
+[Note 653: _Non Tesin, P, Varo, Arno, Adige, e Tebro_, etc. Son.
+116.]
+
+Plus j'approche du dernier jour[654], qui abrge la misre humaine,
+plus je vois le temps rapide et lger dans sa course, et s'vanouir
+l'esprance trompeuse que je fondais sur lui. Je dis mes penses: Nous
+n'irons pas dsormais long-temps parlant d'amour; cet incommode et
+pesant fardeau terrestre se dissout comme la neige nouvelle, et bientt
+nous serons en paix, parce qu'avec lui tomberont ces esprances qui
+m'ont fait rver si long-temps, et les ris et les pleurs, et la crainte
+et la colre. Nous verrons alors clairement comme souvent on s'avance
+dans la vie au milieu de choses incertaines, et combien on pousse de
+vains soupirs.
+
+[Note 654: _Quanto pi m'avvicino al giorno estremo_, etc. Son. 25.]
+
+Souvent aussi (et c'est l mme en gnral un des attraits les plus
+puissants des posies de Ptrarque) il porte ses tendres rveries au
+milieu des bois, des champs, sur les montagnes, parmi les plus doux ou
+les plus imposants objets de la nature. Avant de parler de sa tristesse,
+il s'entoure des lieux qui l'entretiennent, mais qui l'adoucissent; et
+quand il se peint mlancolique et solitaire, il rpand sur sa mlancolie
+le charme de sa solitude. C'est ce que l'on sent beaucoup mieux que je
+ne puis le dire dans un grand nombre de ses sonnets; on le sent surtout
+dans celui qui commence par ces mots _Solo e pensoso_[655], peut-tre,
+selon moi, le plus beau, le plus touchant de tous les siens, et o il a
+port au plus haut point d'intimit l'alliance de ces deux grandes
+sources d'intrt, la solitude champtre et la mlancolie. J'ai tche de
+le traduire en vers, et mme ce qui est, comme on sait, le comble de la
+difficult dans notre langue, de rendre un sonnet par un sonnet. Il y a
+peut-tre beaucoup d'imprudence hasarder de si faibles essais, et pour
+faire l'imprudence toute entire, j'engagerai encore ici relire dans
+l'original le sonnet de Ptrarque. Peut-tre au reste quand on s'en sera
+rafrachi la mmoire, apprciant mieux les difficults de l'entreprise,
+en aura-t-on pour le mien plus d'indulgence.
+
+[Note 655: Son. 28.]
+
+ Je vais seul et pensif, des champs les plus dserts,
+ A pas tardifs et lents, mesurant l'tendue,
+ Prt fuir, sur le sable aussitt qu' ma vue
+ De vestiges humains quelques traits sont offerts.
+
+ Je n'ai que cet abri pour y cacher mes fers,
+ Pour brler d'une flamme aux mortels inconnue;
+ On lit trop dans mes yeux, de tristesse couverts,
+ Quelle est en moi l'ardeur de ce feu qui me tue.
+
+ Ainsi, tandis que l'onde et les sombres forts,
+ Et la plaine, et les monts, savent quelle est ma peine,
+ Je drobe ma vie aux regards indiscrets;
+
+ Mais je ne puis trouver de route si lointaine
+ O l'amour, qui de moi ne s'loigne jamais,
+ Ne fasse our sa voix et n'entende la mienne.
+
+On pourrait suivre, le recueil ou le _Canzoniere_ de Ptrarque la
+main, les bons et les mauvais succs qu'il prouvait auprs de Laure. On
+y verrait que quelquefois il affectait de l'viter, qu'alors elle
+faisait vers lui quelques pas et lui accordait un regard plus
+doux[656]; que quand il avait pass quelques jours sans la voir et sans
+la chercher dans le monde, il en tait mieux accueilli[657], qu'alors il
+piait l'occasion de lui parler de son amour; mais qu'elle recommenait
+ le fuir[658]: qu'il s'armait quelquefois de courage pour obtenir
+qu'elle voult l'entendre; mais que la violence de son amour enchanait
+sa langue, et ne lui laissait pour interprtes que ses yeux[659]; que
+cette agitation continuelle ayant altr sa sant, et lui ayant donn
+une pleur extraordinaire, Laure le voit dans cet tat, en est touche,
+et lui dit, en passant, quelques paroles consolantes[660]; que mme une
+fois elle lui donne des esprances d'une telle nature que, les voyant
+dtruites, il se plaint de ce qu'un orage a ravag les fruits qu'il
+comptait cueillir[661], et de ce qu'un mur s'est lev entre sa main et
+les pis; qu'enfin rebut de tant de peines et de si peu de progrs, il
+appelle la raison et la religion son secours; qu'il espre gurir,
+mais qu'il se retrouve ensuite plus malade[662]. On y verrait encore
+qu'un jour qu'il s'tait montr plus froid et plus rserv avec Laure,
+elle lui dit d'un ton de reproche: _Vous avez bientt t las de
+m'aimer_! (en effet il n'y avait encore que dix ans) et qu'il lui rpond
+d'un ton assez piqu, pour faire voir qu'il avait eu rellement le
+dessein de se dgager[663]; que bientt il reprend ses chanes, et
+promet de ne les rompre dsormais que lorsqu'il sera glac par le froid
+de l'ge[664]; qu'au moment o il se croit libre, il regrette ses
+fers[665]; qu' l'instant o il les a repris il regrette sa
+libert[666].
+
+[Note 656: _Io temo s de' begli occhi l'assalto_, etc. Son. 31.]
+
+[Note 657: _Io sentia dentr' al cor gi venir meno_, etc. Son. 39.]
+
+[Note 658: _Se mai foco per foco non si spense_, etc. Son. 40.]
+
+[Note 659: _Perch'io t'abbia guardato di menzogna_, etc. Son. 41.]
+
+[Note 660: _Volgendo gli occhi al mio nuovo colore_, etc. Canz. 15.]
+
+[Note 661: _Se co'l cieco desir che'l cor distrugge_, etc. Son 43.]
+
+[Note 662: _Quel foco ch'io pensai che fosse spento_, etc. Canz. 13.
+_Lasso! che mal accorto fui da prima_, etc. Son. 50.]
+
+[Note 663: _Io non fu' d'amar voi lassato unquanco_, etc. Son. 51.]
+
+[Note 664: _Se bianche non son prima ambe le tempie_, etc. Son. 62.]
+
+[Note 665: _Io son dell' aspettare omai si vinto_, etc. Son. 75.]
+
+[Note 666: _Ahi bella libert_, etc. Son. 76.]
+
+Tels sont les incidents des amours de notre pote pendant leur premire
+poque; tels sont les petits dtails qu'il sut embellir des couleurs
+d'une posie lgante et ingnieuse; et l'on voit que cela ne ressemble
+gure aux amours des trois potes romains. Aprs qu'il fut revenu
+d'Italie, o il avait compt se fixer, Laure, qui avait craint de le
+perdre, et pour qui sans doute il en avait plus de prix, le traite mieux
+qu'elle n'avait fait encore. Une rencontre dans un lieu public o il
+tait occup d'elle, un doux regard, un salut obligeant, quelques mots
+qu'il ne peut entendre, le transportent de tant de joie, qu'il ne lui
+faut pas moins de trois sonnets pour l'exprimer[667]. Mais cette faveur
+dure peu: il recommence bientt souffrir et se plaindre. Le bon
+Sennuccio est toujours son confident le plus intime; c'est lui qu'il
+adresse cette vive peinture de ses tristes alternatives et de ses
+anxits[668]. Sennuccio, je veux que tu saches de quelle manire on me
+traite, et quelle vie est la mienne. Je brle, je me consume encore,
+c'est toujours Laure qui me gouverne, et je suis toujours ce que
+j'tais. Ici je l'ai vue humble et modeste, l, orguilleuse et fire,
+pleine tour tour de duret ou de douceur, tantt impitoyable et tantt
+mue de piti, se revtir de tristesse ou de grces, et se montrer
+tantt affable, tantt ddaigneuse et cruelle. C'est l qu'elle chanta
+si doucement, l qu'elle s'assit, ici qu'elle se retourna, ici qu'elle
+retint ses pas. C'est ici qu'elle pera mon coeur d'un trait de ses beaux
+yeux, ici qu'elle dit une parole, ici qu'elle sourit, ici qu'elle
+changea de couleur: hlas? c'est dans ces penses que l'amour notre
+matre me fait passer et les nuits et les jours.
+
+[Note 667: _Aventuroso pi d'altro terreno_, etc. Son. 185.
+_Perseguendo mi amor al luogo usato_, etc. Son. 187. _La donna che'l mio
+cor nel viso porta_, etc. Son. 188.]
+
+[Note 668: _Sennuccio, io vo' che sappi in qual maniera_, etc. S.
+189.]
+
+On ne peut se figurer quelles ides potiques, recherches quelquefois,
+mais pleines de grce, de finesse, de nouveaut et toujours
+ingnieusement et potiquement exprimes, les plus petits vnements
+lui inspirent. Il apperoit Laure dans la campagne. Tout coup elle est
+surprise par les rayons du soleil; elle se tourne, pour l'viter, du
+ct o est Ptrarque, et dans le mme instant il parat un nuage qui
+clipse le soleil. Voici ce qu'il imagine l-dessus, et comment il peint
+cette scne, dont Laure, le soleil, le nuage et lui sont les
+acteurs[669]. J'ai vu entre deux amants une dame honnte et fire, et
+avec elle ce souverain qui rgne sur les hommes et sur les dieux. Le
+soleil tait d'un ct, j'tais de l'autre. Ds qu'elle se vit arrte
+par les rayons du plus beau de ses amants, elle se tourna vers moi d'un
+air gai: je voudrais que jamais elle ne m'et t plus cruelle. Aussitt
+je sentis se changer en allgresse la jalousie qu' la premire vue un
+tel rival avait fait natre dans mon coeur. Je le regardai; sa face
+devint triste et chagrine; un nuage la couvrit et l'environna, comme
+pour cacher la honte de sa dfaite.
+
+[Note 669: _In mezzo di duo amanti onesta altera_, etc. Son. 92.]
+
+Dans une assemble o tait Ptrarque, Laure laisse tomber un de ses
+gants. Il s'en aperoit et le ramasse. Laure le reprend avec vivacit,
+et il faut qu'il le lui cde. Ce n'est pas trop de quatre sonnets[670]
+pour peindre cette main d'ivoire qui vient reprendre son bien, et le
+plaisir d'un moment qu'il avait eu se saisir de cette dpouille, et la
+peine mle d'enchantement que lui avait faite l'action de cette main
+charmante, et l'clat dont avait brill ce beau visage, et tout ce que
+ce triomphe passager et cette dfaite avaient eu de ravissant et de
+triste pour lui. Au retour du printemps, et le premier jour de mai,
+Laure se promenait avec ses compagnes; Ptrarque la suit; on s'arrte
+devant le jardin d'un vieillard aimable, _qui avait consacr toute sa
+vie l'amour_, c'tait apparemment _Sennucio del Bene_[671], et qui
+s'amusait cultiver des fleurs. Laure et Ptrarque entrent dans ce
+jardin. Le vieillard enchant de les voir, va cueillir ses deux plus
+belles roses et leur donne en disant: non, le soleil ne voit pas un
+pareil couple d'amants. Ce mot, ces deux roses et toute cette petite
+action fournissent Ptrarque un sonnet color pour ainsi dire de toute
+la grce du sujet et toute la fracheur du printemps[672].
+
+[Note 670:
+
+ _O bella man che mi distringi'l core_, etc.
+ _Non pur quell' una bella ignuda mano_, etc.
+ _Mia ventura ed amor m'havean si adorno_, etc.
+ _D'un bel, chiaro, polito e vivo ghiaccio_, etc.
+ Son. 166--169.]
+
+[Note 671: J'adopte ici l'opinion de l'abb de Sade. Plusieurs
+commentateurs, et entre autres Muratori, disent que ce fut le roi
+Robert, dans un voyage Avignon: cela me parat manquer de
+vraisemblance.]
+
+[Note 672: _Due rose fresche e colte in Paradiso_, etc. Son. 207.]
+
+Une douzaine de jolies femmes vont avec Laure se promener en bateau sur
+le Rhne: elles montent, au retour, sur un charriot qui les ramne,
+Laure; assise l'extrmit du char, dominait sur ses compagnes et les
+ravissait par les sons de sa voix. Ptrarque, tmoin de ce spectacle, le
+retrace dans un sonnet et en fait un tableau charmant.[673] Un autre
+jour, il tait auprs de Laure, ou dans une assemble, ou dans une
+promenade. Il avait les yeux fixs sur elle, et paraissait rver
+doucement: elle lui mit la main devant les yeux sans rien dire. Il y
+avait dans cette rverie, dans ce genre et dans ce silence un sujet pour
+des vers pleins de sentiment, et malheureusement dans ceux que fit
+Ptrarque, il n'y a que de l'esprit[674]. Il y a de l'esprit encore,
+mais beaucoup de sentiment et de posie dans plusieurs sonnets qu'il fit
+pour consoler Laure d'un chagrin trs-grand, sans doute, mais dont on
+ignore le sujet[675]. J'ai vu sur la terre des moeurs angliques et des
+beauts clestes, qui n'ont rien d'gal au monde. Leur souvenir m'est
+doux et pnible, car tout ce que je vois ailleurs n'est plus que songe,
+ombre et fume. J'ai vu pleurer ces deux beaux yeux, qui ont fait mille
+fois envie au soleil: et j'ai entendu prononcer, en soupirant, des
+paroles, qui feraient mouvoir les montagnes et s'arrter les fleuves.
+L'amour, la sagesse, le courage, la piti, la douleur formaient en
+pleurant un concert plus doux que tout ce qu'on entend dans le monde; et
+le ciel tait si attentif cette divine harmonie, qu'on ne voyait sur
+aucun rameau s'agiter le feuillage, tant l'air et les vents en taient
+devenus plus doux.--Partout o je repose mes yeux fatigus, dit-il dans
+un autre de ses sonnets[676], partout o je les tourne pour apaiser le
+dsir qui les enflamme, je trouve des images de la beaut que j'aime,
+qui rendent mes feux toute leur ardeur. Il semble que, dans sa belle
+douleur, respire une piti noble, qui est pour un coeur bien n la chane
+la plus forte. Ce n'est pas assez de la vue, elle y ajoute encore, pour
+charmer l'oreille, sa douce voix et ses soupirs, qui ont quelque chose
+de cleste. L'amour et la vrit furent d'accord avec moi pour dire que
+les beauts que j'avais vues taient seules dans l'univers, et n'avaient
+jamais eu rien de semblable sous le ciel; jamais on n'entendit de si
+touchantes et de si douces paroles, et jamais le soleil ne vit de si
+beaux yeux verser de si belles larmes.
+
+[Note 673: _Dodici donne onestamente lasse_, etc. Son. 189.]
+
+[Note 674: _In quel bel viso ch'io sospiro e bramo_, etc. Son. 219.]
+
+[Note 675: _I vidi in terra angelici costami_, etc. Son. 123.]
+
+[Note 676: _Ove ch' i' posi gli occhi lassi, gri_, etc. Son.
+125.]
+
+J'ai parl, dans la vie de Ptrarque, des adieux qu'il fit Laure, en
+lui annonant son dpart pour l'Italie, et de la pleur subite qu'elle
+ne put lui cacher. S'il interprta trop favorablement, peut-tre, cette
+surprise et cette pleur, on doit lui pardonner une illusion qu'il a
+rendue avec tant de charme. Cette belle pleur[677], qui couvrit un
+doux sourire, comme d'un nuage d'amour, s'offrit mon coeur avec tant de
+majest, qu'il vint au-devant d'elle, et s'lana sur mon visage[678].
+Je connus alors comment on se voit l'un l'autre dans le sjour cleste,
+je le connus en dcouvrant un sentiment de piti que d'autres
+n'aperurent pas, mais je vis, parce que jamais je ne fixe les yeux
+ailleurs. L'aspect le plus anglique, l'attitude la plus touchante qui
+parut jamais dans une femme attendrie par l'amour, serait de la colre
+auprs de ce que je vis alors. Elle tenait ses beaux yeux attachs su la
+terre: elle se taisait; mais je croyais l'entendre dire: Qui donc
+loigne de moi mon fidle ami?
+
+[Note 677: Je demande grce pour ces mouvements du coeur personnifi,
+inconnus aux anciens, et dont les modernes ont abus, mais conformes,
+comme nous l'avons vu plus haut, la potique de Ptrarque.]
+
+[Note 678: _Quel vago impallidir che'l dolce riso_, etc. Son. 98.]
+
+Lorsqu'il fut revenu auprs d'elle, et pendant le sjour de quelques
+annes qu'il fit encore Avignon et Vaucluse, sa veine potique et
+amoureuse n'eut pas moins de fcondit, ni ses productions moins de
+sensibilit, d'esprit et de grce. On pourrait former, pour cette
+dernire poque, une seconde chane de petits incidents qui furent le
+sujet de ses vers; mais elle paratrait quelquefois une rptition de la
+premire, et les mmes petites choses n'auraient peut-tre pas le mme
+intrt, si l'on se rappelait l'ge qu'avait Ptrarque, et les dix-huit
+ou vingt ans qu'avait alors son amour. Il est temps d'ailleurs de
+choisir parmi ses compositions plus tendues que les sonnets, parmi ses
+_canzoni_, quelques pices qui puissent donner une plus grande ide de
+son gnie potique, de son talent de peindre la nature, et d'en ramener
+tous les objets l'objet ternel de ses rveries et de ses penses.
+
+L'une des plus belles et des plus justement clbres de ces _canzoni_,
+l'un des morceaux connus de posie o il y a le plus d'images
+dlicieuses et de tableaux magiques, est celle qui commence par ce vers:
+_Chiare, fresche e dolci acque_[679]. Le lieu de cette scne charmante
+tait une belle campagne auprs d'Avignon. Une fontaine claire et
+limpide y rafrachissait la verdure dans les plus fortes chaleurs. Laure
+venait quelquefois se baigner dans cette fontaine: elle se reposait sur
+les gazons, au pied des arbres et parmi les fleurs. Ce lieu tait plein
+d'elle. Ptrarque y allait souvent rver et contempler avec ravissement
+tous les objets encore empreints de son image. Cette pice les retrace
+si fidlement, qu'on est frapp, en la lisant, comme s'ils taient sous
+les yeux. Ce mrite n'avait pas chapp un juge aussi dlicat et aussi
+judicieux que l'tait Voltaire, quand quelque passion ne l'aveuglait
+pas. Il imita librement la premire strophe, et trop librement sans
+doute; mais il voulut surtout y conserver la grce et la mollesse du
+texte, et qui mieux que lui pouvait y russir? Je citerai d'abord ces
+vers: on verra ensuite, par la traduction en prose, les licences qu'il
+s'est donnes, surtout les additions qu'il a faites; mais on n'oubliera
+pas qu'il est plus facile au gnie d'inventer, ou d'imiter directement
+la nature, que d'en copier les imitations.
+
+[Note 679: Canz. 27.]
+
+ Claire fontaine, onde aimable, onde pure,
+ O la beaut qui consume mon coeur,
+ Seule beaut qui soit dans la nature,
+ Des feux du jour vitait la chaleur
+ Arbre heureux, dont le feuillage,
+ Agit par les zphyrs,
+ La couvrit de son ombrage,
+ Qui rappelle mes soupirs
+ En rappelant son image;
+ Ornements de ces bords et filles du matin,
+ Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu'elle,
+ Fleurs qu'elle embellissait quand vous touchiez son sein,
+ Rossignol dont la voix est moins douce et moins belle,
+ Air devenu plus pur, adorable sjour
+ Immortalis par ses charmes,
+ Lieux dangereux et chers, o de ses tendres armes
+ L'Amour a bless tous mes sens,
+ Ecoutez mes derniers accents,
+ Recevez mes dernires larmes.
+
+Ces dix-neuf vers sont admirables pour le but que Voltaire s'tait
+propos. Ce n'est point une copie, c'est un second portrait du mme
+modle, qu'on peut mettre ct du premier; mais enfin ce n'est pas le
+premier. En voici une image moins brillante et moins vive; mais une
+copie plus fidle. Dans l'original, chaque strophe est de treize vers,
+non pas libres comme ceux de Voltaire: mais soumis, pour la mesure et
+pour la rime, des entrelacemens rguliers, difficults dont le pote
+se joue, et dont il ne semble mme pas s'tre aperu.
+
+La seconde et la troisime strophes sont remplies d'images tristes et
+lugubres, qui contrastent avec les tableaux riants de la premire
+strophe et des suivantes. Leur couleur sombre fait mieux ressortir la
+grce et la fracheur des autres. C'tait un des secrets de l'art des
+anciens; et Ptrarque l'avait emprunt d'eux, ou l'avait comme eux
+trouv dans son gnie.
+
+Claires, fraches et douces ondes, o celle qui me parat la seule
+femme qui soit sur la terre, a plong ses membres dlicats; heureux
+rameau (je me le rappelle en soupirant), dont il lui plut de se faire un
+appui; herbes et fleurs que sa robe lgante renferma dans son sein pur
+comme celui des anges, air serein et sacr, o planait l'amour quand il
+ouvrit mon coeur d'un trait de ses beaux yeux, coutez tous ensemble mes
+plaintifs et derniers accents.
+
+S'il est de ma destine, si c'est un ordre du ciel que l'amour ferme
+mes yeux et les teigne dans les larmes, que du moins mon corps
+malheureux soit enseveli parmi vous, et que mon me, libre de sa
+dpouille, retourne sa premire demeure. La mort me sera moins
+cruelle, si j'emporte, ce passage douteux, une si douce esprance.
+Mon me fatigue ne pourrait dposer dans un port plus sr ni dans un
+plus paisible asyle, cette chair et ces os prouvs par de si longs
+tourments.
+
+Un temps viendra peut-tre o cette beaut douce et cruelle reviendra
+visiter ce sjour. Elle reverra ce lieu o, dans un jour heureux
+jamais, elle jeta sur moi les yeux. Ses regards curieux s'y porteront
+avec joie; mais, douleur! elle ne verra plus qu'un peu de terre entre
+les rochers. Alors, inspire par l'amour, elle soupirera si doucement
+qu'elle obtiendra mon pardon, et, qu'essuyant ses yeux avec son beau
+voile, elle fera violence au ciel mme.
+
+De ces rameaux (j'en garde le dlicieux souvenir) tombait une pluie de
+fleurs qui descendait sur son sein. Elle tait assise, humble au milieu
+de tant de gloire, et couverte de cet amoureux nuage. Des fleurs
+volaient sur les pans de sa robe, d'autres sur ses tresses blondes, qui
+ressemblaient alors de l'or poli, garni de perles. Les unes jonchaient
+la terre, et les autres flottaient sur les ondes; d'autres, en
+voltigeant lgrement dans les airs, semblaient dire: Ici rgne l'amour.
+
+Combien de fois alors, frapp d'tonnement, ne rptai-je pas: Sans
+doute elle est ne dans les cieux! Son port divin, son visage, ses
+paroles et son doux sourire m'avaient fait oublier tout ce qui n'est pas
+elle: ils m'avaient tellement spar de moi-mme, que je disais en
+soupirant: Comment suis-je ici, et quand y suis-je venu? Je croyais tre
+au ciel, et non o j'tais en effet. Depuis ce jour, je me plais tant
+sur cette herbe fleurie que partout ailleurs je ne puis rester en paix.
+
+Une autre _canzone_ non moins clbre, et o des images champtres se
+trouvent aussi mles avec des ides mlancoliques, est celle qui
+commence par ces mots: _Di pensier in pensier, di monte in monte_[680].
+Elle est trs-belle; mais longue et un peu triste. Je ne la traduirai
+point ici toute entire. Je me hasarderai seulement en imiter en vers
+les trois plus belles strophes. Je m'y suis astreint un rhythme
+rgulier, et les strophes ont peu prs la mme coupe que celle du
+texte. Mais une traduction peut avoir ce genre de fidlit, et tre
+cependant trs-infidle. Je prie le lecteur d'oublier qu'il vient de
+lire des vers de Voltaire, et que ce sont des vers de Ptrarque que j'ai
+essay de traduire.
+
+[Note 680: Canz. 30.]
+
+ De pensers en pensers, de montagne en montagne,
+ L'amour guide mes pas; tout chemin frquent
+ Troublerait la tranquillit
+ D'un coeur que l'amour accompagne.
+ Dans un lieu retir s'il est de clairs ruisseaux,
+ Si de sombres vallons sparent deux cteaux,
+ J'y cherche quelque trve mon inquitude.
+ Au gr de mon amour, dans cette solitude,
+ Je puis ou sourire ou pleurer,
+ Je puis craindre ou me rassurer.
+ Mon visage, o se peint la mme incertitude,
+ Tour tour est triste ou serein;
+ Mon teint de chaque jour change le lendemain;
+ Tout homme initi dans les secrets de l'me
+ Dirait en me voyant: C'est l'amour qui l'enflme,
+ Et lui rend douteux son destin.
+
+ Sur des monts escarps, dans un bois solitaire,
+ Je trouve du repos; l'aspect des plus beaux lieux,
+ S'ils sont peupls, blesse mes yeux;
+ C'est un dsert que je prfre.
+ Chaque pas m'y rappelle un nouveau souvenir
+ De celle qui les maux qu'elle me fait souffrir
+ N'inspirent trop souvent qu'une joie inhumaine.
+ Doux et cruel tat, dont je voudrais peine,
+ Changer pour un tat meilleur
+ Et l'amertume et la douceur.
+ Je me dis: Souffre encor; le dieu d'Amour, ton matre,
+ Te promet de plus heureux temps.
+
+ Vil tes yeux, ailleurs on te chrit peut-tre:
+ Tu peux voir l'hiver succder le printemps.
+ Je rve, je soupire: eh! comment pourront natre,
+ Quand viendront-ils ces doux instants?
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ Souvent, qui le croirait? vivante, je l'ai vue
+ Sur le vert des gazons, dans le cristal des eaux,
+ Sur le tronc noueux des ormeaux,
+ Dans le sein brillant de la nue,
+ Quand elle y vient montrer son visage riant,
+ Lda verrait plir la beaut de sa fille,
+ Comme, lorsque Phbus parat l'Orient,
+ Plissent devant lui les feux dont le ciel brille.
+ Plus les dserts o je la vois
+ Sont reculs au fond des bois,
+ Parmi d'pres rochers, sur un triste rivage,
+ Plus belle est sa divine image;
+ Et quand ma douce erreur fuit loin de mes esprits,
+ Je demeure immobile; en ce lieu mme assis,
+ En pierre transform, sur la pierre sauvage
+ Je pense, et je pleure, et j'cris, etc.
+
+Mais je n'ai point encore parl des trois _canzoni_ qui ont eu en Italie
+le plus de clbrit, que Ptrarque parat lui-mme avoir prfres
+toutes les autres, et qu'il appelait _les trois Soeurs_. On ne peut se
+dispenser de connatre des pices qui ont tant de rputation, ni n'tre
+pas un peu tent d'examiner quel point elles la mritent. Il n'y en a
+peut-tre aucune dans la posie italienne, qui soit plus travaille,
+d'un style plus pur, d'une lgance plus soutenue. Elles forment un
+ensemble, et comme un petit pome en trois chants rguliers, en grandes
+strophes de quinze vers, sur des objets dont l'effet rapide ne se
+concilie pas communment avec tant d'ordre et de mthode: ce sont les
+yeux de sa matresse. Le devinerait-on ce dbut de la premire? La
+vie est courte[681], et mon gnie s'effraye d'une si haute entreprise.
+Je ne me fie ni sur l'une ni sur l'autre; mais j'espre faire entendre
+le cri de ma douleur o je veux qu'elle soit et o elle doit tre
+entendue. Mais tout coup il s'adresse aux yeux de Laure; ce n'est
+plus sa douleur, c'est le plaisir qu'il prouve, qui le force leur
+consacrer son style, faible et lent par lui-mme, et qui recevra d'un si
+beau sujet, sa force et sa vivacit. Ce sujet l'levant sur les ailes
+de l'amour, le sparera de toute pense vile; et, prenant ainsi son
+essor, il pourra dire des choses qu'il a tenues long-temps caches dans
+son coeur.
+
+[Note 681: _Perch la vita breve_, etc. Canz. 18.]
+
+Ce n'est pas qu'il ne sente combien sa louange leur fait injure; mais il
+ne peut rsister au dsir qui le presse depuis qu'il les a vus, eux que
+la pense peut peine galer, loin que ni son langage, ni celui de tout
+autre puisse les peindre. Quand il devient de glace[682] devant leurs
+rayons ardents, peut-tre alors la noble fiert de Laure
+s'offense-t-elle de l'indignit de celui qui les regarde. Oh! si cette
+crainte qu'il prouve ne temprait pas l'ardeur qui le brle! il
+s'estimerait heureux d'tre dissous; car il aime mieux mourir en leur
+prsence que de vivre sans eux. S'il ne se fond pas, lui, si frle
+objet devant un feu si puissant, c'est la crainte seule qui l'en
+garantit; c'est elle qui gle son sang dans ses veines et qui durcit son
+coeur, pour qu'il brle plus long-temps. On commence se lasser de tout
+ce feu et de toute cette glace, lorsqu'un mouvement plus digne de
+Ptrarque, et auquel on ne s'attend pas, rveille et ddommage le
+lecteur. O collines, valles, fleuves, forts, campagnes,
+tmoins de ma pnible vie, combien de fois m'entendites-vous invoquer la
+mort! Cruelle destine! je me perds si je reste, et ne puis me sauver si
+je fuis. Si une crainte plus forte ne m'arrtait, une voie courte et
+prompte mettrait fin ma peine; et la faute en est celle qui n'y
+songe pas.
+
+[Note 682: Le texte dit _de neige_; mais il vaudrait mieux qu'il ne
+dit ni l'un ni l'autre.]
+
+O douleur! pourquoi me conduis-tu hors de ma route? Pourquoi me
+dictes-tu ce que je ne voulais pas dire? Laisse-moi donc aller o le
+plaisir m'appelle. Beaux yeux, plus sereins que des yeux mortels, ce
+n'est ni de vous que je me plains, ni de celui qui me tient dans vos
+chanes. Vous voyez de combien de couleurs l'amour teint souvent mon
+visage; jugez de ce qu'il doit faire au dedans de moi, o il rgne le
+jour et la nuit, fort du pouvoir qu'il tient de vous. Astres heureux et
+riants, il ne manque notre bonheur que de vous contempler vous-mmes;
+mais quand vous daignez vous fixer sur moi, vous voyez par vos effets ce
+que vous tes. Il continue de s'tendre sur cette pense et sur ce qu'il
+est heureux pour les yeux de Laure qu'ils ignorent toute leur beaut.
+C'est encore par un lan du coeur qu'il s'arrache ces subtilits de
+l'esprit. Heureuse l'me qui soupire pour vous, lumires clestes!
+C'est pour vous que je rends grce de la vie, qui n'aurait pour moi rien
+d'agrable sans vous. Hlas! pourquoi m'accordez-vous si rarement ce
+dont je ne me rassassie jamais? Pourquoi ne regardez-vous pas plus
+souvent les ravages qu'exerce sur moi l'amour? et pourquoi me
+privez-vous, instant mme, du bonheur dont mon me commence peine
+jouir?
+
+Dans les deux dernires strophes, il peint encore cette douleur
+qu'prouve son me, et le pouvoir qu'ont ces deux beaux yeux d'en
+chasser les tristes penses. Si ce bien tait durable, aucun bonheur ne
+serait gal au sien; mais il exciterait l'envie dans les autres, et dans
+lui-mme l'orgueil. Il vaut mieux qu'il rprime cette chaleur de ses
+esprits, qu'il rentre en lui-mme, et qu'il y ramne ses penses. Celles
+de Laure lui sont connues. Elles font toute sa joie. C'est pour se
+rendre digne d'en tre l'objet, qu'il parle, qu'il crit, qu'il dsire
+de se rendre immortel. S'il produit quelques heureux fruits, c'est elle
+seule qui les fait natre. Je suis, dit-il, comme un terrain sec et
+aride, cultiv par vous, et dont le prix vous appartient tout entier.
+
+L'objet de la seconde _canzone_[683], dont tous les commentateurs et
+Muratori lui-mme admirent la noblesse et la force, est d'insister sur
+les effets moraux des yeux de Laure dans l'me et dans l'esprit du
+pote. Ce sont eux qui lui montrent la route du ciel, qui le dirigent
+dans ses travaux et qui l'loignent du vulgaire. Jamais, dit-il,
+aucune langue humaine ne pourrait exprimer ce que ces divines lumires
+me font sentir, et quand l'hiver rpand les frimas, et quand l'anne
+rajeunit, comme au temps de mes premires souffrances. Si dans le ciel,
+les autres ouvrages de l'ternel sont aussi beaux, il veut briser la
+prison qui le retient et qui le prive de la vie o il en pourrait jouir.
+Il revient ensuite aux sentiments qui l'attachent la terre: il
+remercie la nature, et le jour o il naquit, et celle qui leva son coeur
+ de si hautes esprances. Jusqu'alors, il tait charge lui-mme:
+c'est depuis ce temps qu'il a pu se plaire, en remplissant de hautes et
+de douces penses ce coeur dont les yeux de Laure ont la clef. Il n'est
+point de bonheur au monde qu'il ne changet pour un de leurs regards.
+Son repos vient d'eux, comme l'arbre vient de ses racines. Ils chassent
+de son coeur tout autre objet, toute autre pense: l'amour seul y reste
+avec eux. Toutes les douceurs rassembles dans le coeur des plus heureux
+amants ne sont rien auprs de celles qu'il prouve quand il les regarde.
+Ds son berceau, le ciel les avait destins pour remde ses
+imperfections et sa mauvaise fortune. A la fin de cette strophe, il se
+plaint du voile qui les lui cache, de la main qui se place quelquefois
+au-devant d'eux: cela est froid et peu digne du reste. Il se relve dans
+la dernire strophe, et revient ces ides de perfection dont ils sont
+pour lui la source. Voyant avec regret, dit-il, que mes qualits
+naturelles n'ont pas assez de valeur et ne me rendent pas digne d'un si
+prcieux regard, je tche de me rendre tel qu'il convient mes hautes
+esprances et au noble feu qui me brle. Si je puis devenir, par une
+tude constante, prompt au bien, lent au mal, et ddaigner ce que le
+monde dsire, cela peut m'aider obtenir d'eux un jugement favorable.
+Certes la fin de mes douleurs (et mon coeur malheureux n'en demande point
+d'autre), peut venir d'un regard de ses beaux yeux, enfin doucement
+mus, dernire esprance d'un pur et honnte amour.
+
+[Note 683: _Gentil mia donna, i' veggio_, etc. Canz. 19.]
+
+La dernire _canzone_ n'est pas la meilleure des trois. Muratori
+l'avoue. Il n'est pas tonnant, dit-il, que Ptrarque, ayant fait dans
+les deux prcdentes un grand voyage, paraisse un peu las dans celui-ci.
+En effet, le commencement en est tranant et pnible, et trop semblable
+ ces exordes des Troubadours, dont nous avons remarqu l'uniformit et
+la pesanteur. Puisque son destin lui ordonne de chanter[684], et qu'il y
+est forc par cette ardente volont qui le contraint soupirer sans
+cesse, il prie l'amour d'tre son guide et de mettre d'accord ses rimes
+avec son dsir. Il se prpare ainsi pendant deux strophes entires, pour
+dire dans la troisime, que si, dans les sicles o les mes taient
+prises du vritable honneur, l'industrie de quelques hommes les avait
+conduits travers les monts et les mers, cherchant les objets les plus
+rares, et recueillant les plus beaux fruits, puisque Dieu, la nature et
+l'amour ont voulu placer toutes les vertus dans les beaux yeux qui font
+toute sa joie, il faut qu'ils soient pour lui, comme deux rivages qu'il
+ne doit point franchir, comme une terre qu'il ne doit jamais quitter.
+
+[Note 684: _Poich per mio destino_, etc. Canz. 20.]
+
+De mme, continue-t-il, que le rocher battu par les vents pendant la
+nuit, lve la tte vers ces deux astres qui brillent toujours notre
+ple, de mme, dans la tempte qu'amour excite contre moi, ces deux yeux
+brillants sont mes astres et mon seul recours. Mais ce qu'il peut leur
+drober en suivant les conseils que l'amour lui donne, est beaucoup plus
+que ce qu'il lui accordent volontairement. Persuad du peu qu'il vaut,
+il les prend toujours pour rgle; et, depuis qu'il les a vus, il n'a
+point fait de pas dans la route du bien, sans suivre leurs traces. Il
+revient aussi leurs effets moraux. Il reparle ensuite de la douceur
+qu'il prouve en les voyant. Le sourire amoureux dont ils brillent lui
+donne l'ide de cette paix ternelle qui rgne dans les cieux. Il
+voudrait, seulement pendant un jour entier, les regarder de prs et
+tudier comment l'amour les fait mouvoir si doucement, sans que les
+cercles clestes continuassent de tourner, sans qu'il penst ni rien
+autre chose, ni lui mme, et en suspendant le battement de ses propres
+yeux. Mais ce sont l des voeux qui ne peuvent tre exaucs, et des
+dsirs sans esprance. Il se borne donc demander que l'amour dlie le
+noeud dont il enchane sa langue. Il oserait alors dire des paroles si
+nouvelles, qu'elles arracheraient des larmes tous ceux qui pourraient
+l'entendre. Le reste est si alambiqu et si obscur, qu'on n'entend
+rellement pas ce qu'il veut dire. Ses blessures sont si profondes,
+qu'elles forcent son coeur se dtourner de sa route. Il reste presque
+sans vie: son sang se cache, il ne sait o. Il ne demeure pas tel qu'il
+tait, et il s'aperoit enfin que c'est de ce coup que l'amour le tue.
+
+La plupart des critiques italiens, ou plutt des commentateurs sans
+critique, Vellutello, Gesualdo, Daniello, ont admir cette dernire soeur
+comme les deux anes, et cette fin comme le reste. Castelvetro, tout
+rempli d'Aristote, se borne analyser, dans toutes les trois, les
+divisions et subdivisions du sujet, l'ordre que l'auteur y observe,
+l'enchanement de ses raisonnements et de ses preuves. Le mordant
+Tassoni lui-mme est dsarm par la perfection de ces trois
+chefs-d'oeuvre, qui suffisaient, selon lui, pour obtenir Ptrarque la
+couronne potique. Le judicieux Muratori[685] a seul os reprendre les
+dfauts qui en obscurcissent les beauts. On lui en a fait un crime.
+Trois acadmiciens des Arcades[686] ont crit un livre pour lui prouver
+qu'il avait tort, et pour dfendre corps corps toutes les strophes et
+tous les vers de Ptrarque qu'il avait attaqus. L'ide fidle que j'ai
+donne des trois _canzoni_ peut faire entrevoir qu'ils n'ont pas
+toujours raison dans leurs dfenses; et moins d'tre un de ces
+Ptrarquistes effrns, qui n'entendent raison ni sur un sonnet, ni sur
+un vers, ni sur une rime, on peut se permettre de penser comme Muratori
+lui-mme, qu'enfin Ptrarque n'est pas infaillible, qu'on ne doit pas
+regarder comme un sacrilge de ne pas respecter galement tout ce qui
+est sorti de sa plume, qu'il n'en sera pas moins un grand homme et un
+grand matre, que ces trois _canzoni_ n'en seront pas moins des morceaux
+prcieux et suprieurs; si l'on veut, tous ses autres ouvrages, parce
+qu'on y aura dcouvert quelques taches[687]. Au reste, la supriorit
+de ces trois odes sur tous les ouvrages de Ptrarque, ne peut tre
+entendue que relativement au style, la dlicatesse des expressions et
+des tours, l'harmonie, l'enchanement mlodieux des mots, des rimes
+et des mesures de vers. Sur tout cela, les Italiens seuls sont juges
+comptents, et je n'ai rien dire; mais je ne croirai pas plus que ne
+l'a cru Muratori, faire un sacrilge en prfrant ces trois pices,
+pour la vrit des sentiments, la richesse et la varit des images, et
+cette douce mlancolie qui fait le principal attrait des posies
+d'amour, les _canzoni: Di pensier in pensier; Chiare fresche e dolci
+acque_, et _Se'l pensier che mi strugge_, qui la prcdent[688], et mme
+_In quella parte dov' amor mi sprana_[689], qui la suit, _Ne la stagion
+che'l ciel rapido inchina_[690], si riche en comparaisons tires de la
+vie champtre, et si potiquement exprimes, et peut-tre quelques
+autres encore.
+
+[Note 685: D'abord dans son Trait _della perfetta Poesia_, et
+ensuite dans ses Observations sur Ptrarque, jointes celles du
+Tassoni.]
+
+[Note 686: Bartolommeo Casaregi, Tomaso Canevari, Antonio
+Tomasi.--_Difesa delle tre canzoni_, etc. Lucca, 1730.]
+
+[Note 687: _Della perfetta Poesia_, t. II, p. 198.]
+
+[Note 688: Canz. 26.]
+
+[Note 689: Canz. 28.]
+
+[Note 690: Canz. 9.]
+
+La seconde partie du _canzonire_, qui contient les posies faites aprs
+la mort de Laure, est gnralement prfre la premire pour le
+naturel et la vrit. Sans vouloir discuter cette prfrence, que
+beaucoup de gens ont accorde sur parole, on doit reconnatre qu'en
+effet, dans un grand nombre de pices, la douleur est vraie, touchante
+et mme profonde, sans cesser d'tre potique et ingnieuse. On le sent
+ds le premier sonnet, qui est tout en exclamations et en phrases
+interrompues[691]; mais mieux encore la premire _canzone_, dont voici
+les principaux traits. Que dois-je faire? Amour, que me
+conseilles-tu[692]? N'est-il pas temps de mourir? Ah! j'ai trop tard:
+ma Dame est morte; elle a emport mon coeur. Je n'espre plus la voir ici
+bas, et je ne puis attendre sans ennui le moment de la rejoindre. Son
+dpart a chang en pleurs toute ma joie et m'a enlev toute la douceur
+de ma vie. Amour! tu sens combien cette perte est cruelle; elle l'est
+pour nous deux galement.... O monde ingrat, qu'elle laisse dans le
+veuvage, tu devrais la pleurer avec moi. Tout ce qu'il y avait de bon et
+de prcieux en toi tu l'as perdu avec elle. Ta gloire est tombe; et tu
+ne le vois pas! Tant qu'elle vcut sur la terre, tu ne fus pas digne de
+la connatre et d'tre foul par ses pieds sacrs, dignes du sjour
+cleste. Mais moi, qui sans elle ne puis aimer ni la vie ni moi-mme, je
+l'appelle en pleurant: c'est tout ce qui me reste de tant d'esprances,
+et c'est tout ce qui me retient encore ici bas.--Hlas! il est devenu
+terre et poussire ce visage qui nous donnait l'ide du ciel et du
+bonheur dont on y jouit. Sa forme invisible y est monte, dbarrasse du
+voile qui drobait aux yeux la fleur de ses annes, pour s'en revtir
+encore et ne le dpouiller jamais, au jour o nous la verrons d'autant
+plus belle et plus divine qu'une ternelle beaut est au dessus des
+beants mortelles.
+
+[Note 691: _Oime il bel viso! oime il soave sguardo!_ etc.]
+
+[Note 692: _Che debb'io far? che mi consigli, amore?_]
+
+Elle se prsente mes yeux plus belle et plus charmante que jamais;
+elle y vient comme aux lieux o sa vue peut rpandre le plus de bonheur.
+C'est l'un des seuls soutiens de ma vie. L'autre est son nom, qui
+rsonne si doucement dans mon coeur; mais quand je me rappelle que toute
+mon esprance est morte lorsqu'elle tait dans toute sa fleur, l'amour
+sait ce que je deviens et ce que j'espre; elle le voit aussi, elle qui
+est maintenant auprs de l'ternelle vrit. Vous, femmes, qui conntes
+sa beaut, sa vie pure et anglique, et sa conduite cleste sur la
+terre, plaignez-moi et laissez-vous toucher de piti, non pour elle, qui
+est alle dans le sjour de paix, mais pour moi qu'elle laisse au milieu
+d'une horrible guerre. Si je tarde encore la suivre, briser mes
+liens mortels, je ne suis retenu que par l'amour. Il me parle; il se
+fait entendre ainsi dans mon coeur.--Mets un frein la douleur qui
+t'gare. On perd par l'excs des dsirs ce ciel o ton coeur aspire, o
+est vivante jamais celle qui parat morte aux yeux des hommes, celle
+qui sourit en elle-mme de la perte de sa belle dpouille, et qui ne
+s'afflige que pour toi. Sa renomme vit encore en cent lieux dans tes
+vers; elle te prie de ne la pas laisser s'teindre, mais de rendre son
+nom encore plus clbre par tes chants, s'il est vrai que tu aies chri
+le doux empire de ses yeux.
+
+La finale mme de cette _canzone_, ce que les Italiens appelent la
+_chiusa_, qui est ordinairement un envoi ou une adresse si insignifiante
+que je n'ai point parl de celle qui termine les autres _canzoni_ que
+j'ai cites, est ici du mme ton que le reste, et porte l'empreinte de
+l'motion et de la douleur. Fuis, lui dit le pote, les couleurs gaies
+et riantes; ne t'approche point des lieux o sont les ris et les
+concerts. Tu n'es pas un chant, mais une plainte. Tu serais dplace au
+milieu des troupes joyeuses, toi veuve inconsolable et vtue de deuil.
+
+Ces ides d'une ternelle vie acquise par la perte d'une vie fragile et
+d'une me qui jouit, dgage de sa dpouille mortelle, reviennent
+souvent dans cette partie des posies de Ptrarque. La croyance y venait
+en quelque sorte au secours du sentiment. Quoique l'on sente souvent
+dans le style et dans les penses de la premire partie l'influence des
+ides et du langage religieux, on la sent encore beaucoup plus dans la
+seconde; et il est surprenant que l'auteur du _Gnie du Christianisme_,
+qui a vu souvent cette influence o elle n'tait pas, ne l'ait pas
+aperue et dveloppe dans celui des potes modernes o elle est si
+gnrale et si visible. Cette mme ide termine encore heureusement ce
+sonnet touchant et potique. Si j'entends se plaindre les oiseaux[693],
+ou s'agiter doucement le vert feuillage au souffle du zphyr, ou
+murmurer avec bruit des eaux limpides qui baignent une rive frache et
+fleurie, o je me suis assis pour penser l'amour et pour crire mes
+penses, je vois, j'entends, j'coute celle que le ciel ne fit que
+montrer, que la terre nous cache, et qui, de si loin, comme si elle
+tait encore vivante, rpond mes soupirs. Eh! pourquoi te consumer
+avant le temps? me dit-elle avec une douce piti. Pourquoi tes tristes
+yeux versent-ils un fleuve de larmes? Ne pleure pas sur moi: la mort m'a
+procur des jours sans fin; et quand je parus fermer les yeux, je les
+ouvris l'ternelle lumire.
+
+[Note 693: _Se lamentar' augelti_, etc. Son. 238.]
+
+Les mmes lieux qui enchantaient notre pote lorsque, pendant la vie de
+Laure, il y portait ou y trouvait partout son image, les campagnes qui
+environnent Avignon, le charmaient encore quand il y revint aprs la
+mort de Laure, et qu'il put s'y livrer ses amoureux souvenirs.
+Quelques sonnets choisis parmi ceux qu'il fit cette poque, quoique
+faiblement traduits en prose, conserveront peut-tre encore l'empreinte
+de ces beaux lieux et de ces tristes sentiments. Vallon qui retentis de
+mes gmissements[694], fleuve qui t'accros souvent de mes larmes,
+animaux des forts, charmants oiseaux, et vous poissons que renferment
+ces deux verdoyants rivages, air qu'chauffent et que rendent plus
+sereins mes soupirs; doux sentier o je trouve aujourd'hui tant
+d'amertume; colline qui me plaisais, qui maintenant m'affliges, o, par
+habitude, l'amour me conduit encore; je reconnais bien en vous les
+formes accoutumes; mais hlas! je ne les reconnais plus en moi, qui,
+d'une si douce vie, me vois plong dans d'inconsolables douleurs. C'est
+d'ici que je voyais celle que j'aime, et c'est en suivant les mmes
+traces que je reviens voir le lieu d'o elle s'est leve au ciel,
+laissant sur la terre sa dpouille mortelle.
+
+[Note 694: _V alle che de' lamenti miei se' piena_, etc. Son. 260.]
+
+Zphir revient[695]; il ramne le beau temps, et les fleurs, et les
+gazons, sa douce famille, et le gazouillement de Progn, et les plaintes
+de Philomle, et le printemps par de couleurs blanches et vermeilles.
+Les prs sont plus riants, le ciel plus serein....[696], l'air, et les
+eaux, et la terre, sont remplis d'amour; toute crature anime se livre
+au plaisir d'aimer. Mais rien, hlas! ne revient pour moi que de plus
+profonds soupirs, tirs du fond de mon coeur par celle qui en a emport
+les clefs au sjour cleste. Et le chant des oiseaux, et les plaines
+fleuries, et la douce prsence de femmes honntes et belles, sont pour
+moi comme un dsert peupl de btes sauvages.
+
+[Note 695: _Zeffiro torna e'l bel tempo rimena_, etc. Son. 268.]
+
+[Note 696: Je passe ici un vers aussi agrable que les autres; mais
+dont l'ide mythologique s'assortit mal avec le reste; et en refroidit
+le sentiment:
+
+ _Giove s'allegra di mirar sua figlia._
+
+Muratori croit y voir une imitation loigne de Lucrce; je le veux
+bien; mais Jupiter qui regarde avec joie Vnus sa fille, et Laure qui,
+quelques vers plus bas, emporte au ciel les clefs du coeur de son amant,
+ne sont point de la mme croyance ni de la mme langue potique.]
+
+Mais le plus beau de ces sonnets[697] est sans contredit celui-ci; je le
+mets, dans cette seconde partie, au mme rang que le sonnet _Solo e
+pensoso_ dans la premire, et mme encore au-dessus. Je m'levai par ma
+pense[698] jusqu'aux lieux o tait celle que je cherche et que je ne
+retrouve plus sur la terre; l, parmi les habitants du troisime cercle
+cleste, je la revis plus belle et moins fire. Elle prit ma main, et me
+dit: Tu seras avec moi dans cette sphre, si mon dsir ne me trompe
+pas. Je suis celle qui te fis une si rude guerre, et qui terminai ma
+journe avant le soir. Mon bonheur est au-dessus de l'intelligence
+humaine; je n'attends plus que toi, et ce beau voile qui m'enveloppait,
+que tu aimais tant, et qui est rest sur la terre. Ah! pourquoi
+cessa-t-elle de parler? et pourquoi ouvrit-elle sa main qui tenait la
+mienne? Au son de ces douces et chastes paroles, peu s'en fallut que je
+ne restasse dans les cieux. C'est une vision dont l'ide est sublime,
+quoique simple, et qui est rendue dans l'original en vers aussi sublimes
+que l'ide.
+
+[Note 697: J'en aurais pu citer beaucoup d'autres, principalement
+ceux-ci:
+
+ _Alma felice, che sovente torni_, etc. Son. 241.
+ _Anima bella, da quel nodo sciolta_, etc. Son. 264.
+ _Ite, rime dolenti, al duro sasso_. Son. 287.
+ _Tornami a mente, anzi v' d'entro quella_, etc. Son. 290.
+ _Quel rossignuol che si soave piagne_, etc. Son. 270.
+ _Vago augeletto, che cantando vai_. Son. 317.
+ _Dolce mio caro a pretioso pegno_. Son. 296.
+ _Gli angeli eletti e l'anime beate_, etc. Son. 302.]
+
+[Note 698: _Levomini il mio pensiero_, etc. Son. 261.]
+
+Voici un songe o les critiques trouvent moins de grandeur et de posie
+dans le style, mais qui a encore plus d'intrt, parce qu'il est plus
+tendu, qu'il renferme, dans une _canzone_ tout entire, une plus grande
+abondance de sentiments, et qu'ils y sont exprims, sous la forme du
+dialogue, avec un abandon qui se rapproche davantage de la nature.
+Quand celle en qui je trouve mon doux et fidle appui[699] vint, pour
+donner quelque repos ma vie fatigue, s'asseoir sur l'un des bords de
+ma couche avec son parler doux et sage, demi-mort de crainte et de
+piti, je lui dis: D'o viens-tu maintenant, me heureuse? Elle tire
+alors de son sein une palme et une branche de laurier, et me dit: Je
+viens du sjour serein de l'Empyre; je descends de ces rgions saintes,
+et c'est pour te consoler que je les quitte.--Je la remercie humblement
+par mes gestes et par mes paroles, et puis je lui demande: D'o sais-tu
+donc l'tat o je suis? Elle me rpond: Les ruisseaux de larmes dont tu
+ne te rassasies jamais, passent avec tes soupirs jusqu'au ciel travers
+tant d'espace, et ils y troublent ma paix. Il te dplat donc que je
+sois partie de ce lieu de misre, et parvenue une meilleure vie? Ce
+dpart devrait te plaire, si tu ne m'avais autant aime que tu le
+montrais dans tes actions et dans tes discours. Je rponds alors: Je ne
+pleure que sur moi-mme, qui suis rest parmi les tnbres et les
+douleurs.
+
+[Note 699: _Quando il soave mio fido conforto_, etc. Canz. 47.]
+
+C'est sur ce ton que continue le dialogue. Elle lui explique le double
+emblme de la palme et du laurier, qui lui rappellent, l'une la victoire
+qu'elle a remporte sur elle-mme, et l'autre l'arbre que Ptrarque a
+tant honor par ses chants. Il veut lui parler de ces tresses blondes
+qui l'enchanaient, de ces beaux yeux qui taient son soleil, et qu'il
+croit voir encore. Elle lui dit de laisser ces vains discours aux
+insenss; elle est un pur esprit qui jouit du sjour cleste; elle ne
+parat sous ces dehors qui le charmaient autrefois que pour se prter
+sa faiblesse. Un jour elle sera pour lui plus belle encore et plus
+chre, quand elle aura obtenu qu'il la rejoigne dans les cieux. Alors je
+pleurai, dit le pote; de ses mains elle essuya mon visage, puis elle
+soupira doucement, puis elle fit entendre quelques plaintes qui
+auraient fendu les rochers. Elle disparut enfin, et mon songe partit
+avec elle. Et l'on a pu mettre en doute si Ptrarque aimait
+vritablement Laure, et de quel amour il l'avait aime, et mme s'il y
+avait eu une Laure au monde! Et dans quel autre fond que dans un amour
+qui avait pntr toutes les facults de son me, aurait-il pris ces
+visions mlancoliques et touchantes? Il faudrait donc croire qu'il tait
+fou (mais de quelle heureuse et sublime folie!) pour s'occuper ainsi de
+Laure dans ses songes, plus de dix ans aprs l'poque de sa mort, ou
+plus fou encore pour imaginer tout veill de pareils rves.
+
+Un dialogue non moins remarquable et d'un genre encore plus lev fait
+le sujet de la _canzone_ qui suit immdiatement cette dernire. La
+premire ide n'en appartient point Ptrarque; mais _Cino da
+Pistoia_. En parlant de ce qui nous reste de ce pote[700], j'ai annonc
+cette imitation vidente de l'un de ses sonnets, qu'aucun des
+commentateurs de Ptrarque n'a remarque. Voici ce que dit le sonnet:
+L'amour irrit forma un jour contre moi mille doutes et mille
+plaintes[701], au tribunal de l'impratrice suprme, et il lui dit: Juge
+qui de nous deux est le plus fidle. C'est par moi seul que celui-ci
+dploie dans le monde les voiles de la renomme: sans moi, il y serait
+malheureux. Au contraire, rpondis-je, tu es la source de tous mes maux;
+j'ai depuis long-temps prouv l'amertume de tes douceurs. Il reprit:
+Esclave menteur et fugitif, est-ce donc l la reconnaissance que tu me
+dois pour t'avoir donn une beaut qui n'avait point son gale sur la
+terre? Que vaut pour moi ce don, rpartis-je, si tu m'en as priv sitt?
+Ce n'est pas moi, rpondit-il; et notre souveraine pronona que, dans un
+si grand procs, il fallait plus de temps pour juger avec quit.
+
+[Note 700: Voy. ci-dessus, p. 327.]
+
+[Note 701: _Mille dubbj in un d, mille querele_, etc. Voy. _Rime di
+diversi antichi autori Toscani_, Venise, 1740, p. 164.]
+
+Voici maintenant comment Ptrarque a dvelopp l'ide de _Cino_, dans
+cette _canzone_, l'une de ses plus belles, mais la plus longue de
+toutes, et que je resserrerai ici, ne pouvant la donner tout entire. La
+seule diffrence qui soit entre le fond des deux pices, est que dans
+l'une c'est l'amour qui cite le pote au tribunal de la raison, et que
+dans l'autre c'est le pote qui y cite l'amour. Je fis citer un jour
+mon ancien, doux et cruel matre[702] devant la reine qui occupe la
+partie divine de notre nature, et qui est assise au sommet. Je m'y
+prsentai moi-mme accabl de douleur, de crainte et d'horreur, comme un
+homme qui redoute la mort, et qui veut faire entendre sa dfense. Je
+commenai: O reine, ds ma tendre jeunesse, j'ai mis, pour mon malheur,
+le pied dans les tats de celui que tu vois. Depuis ce temps, je n'ai
+plus prouv que des peines et des tourments si cruels, que ma patience
+fut vaincue et que je dtestai la vie. Il m'a fuit mpriser les voies
+utiles et honntes: les ftes et les plaisirs, je quittai tout pour le
+suivre. Qui pourrait exprimer combien j'eus de sujets de m'en plaindre?
+Un peu de miel, ml de beaucoup d'absynthe, a suffi par sa fausse
+douceur pour m'attirer dans sa foule amoureuse, moi qui, si je ne me
+trompe, tais n pour m'lever trs-haut au-dessus de la terre. Il m'a
+fait moins aimer Dieu que je ne devais, et prendre moins de soin de
+moi-mme. J'ai mis galement en oubli toute autre pense pour une femme.
+A quoi m'ont servi les dons du gnie que j'avais reus du ciel? Mes
+cheveux ont chang de couleur, et je ne puis rien changer
+l'obstination de mes voeux. Il m'a fait chercher des pays dserts et
+sauvages, remplis de brigands, de bois affreux, d'habitants barbares;
+j'ai parcouru les monts, les valles, les fleuves et les mers. L'hiver,
+dans les mois les plus tristes, j'ai brav les prils et les fatigues,
+et ni lui, ni mon autre ennemi ne me laissaient un instant de repos ...
+Mes nuits n'ont plus connu le sommeil; et il n'est plus de filtres ni de
+charmes qui puissent le leur rendre. Par ruse et par force, il s'est
+rendu le matre absolu de mes esprits. tabli dans mon coeur, il le ronge
+comme un ver ronge le bois dessch par le temps. Enfin c'est de lui que
+naissent les larmes et les souffrances, les paroles et les soupirs dont
+je me fatigue moi-mme, et dont peut-tre je fatigue aussi les autres.
+Juge maintenant entre lui et moi, toi qui nous connais tous les deux.
+
+[Note 702: _Quell' antico mio dolce empio signore_, etc. Canz. 48.]
+
+Mon adversaire prit alors la parole: O reine, dit-il, coute l'autre
+partie: elle te dira la vrit que cet ingrat te cache. Il s'adonna dans
+son premier ge l'art de vendre des paroles ou plutt des mensonges;
+et lorsque je lui ai fait quitter tant d'ennui pour mes plaisirs, il n'a
+pas honte de se plaindre de moi, et d'appeler misrable une vie
+honorable et douce! C'est moi qui ai purifi ses dsirs; s'il a obtenu
+quelque renomme, il ne l'a due qu' moi, qui ai lev son esprit une
+hauteur o il n'aurait jamais atteint de lui-mme. Il connat quelle fut
+autrefois la destine d'Atride, d'Achille, d'Annibal et d'autres hros
+aussi clbres; il sait que je les laissai s'avilir par l'amour de
+quelques esclaves: et pour lui, entre mille femmes choisies, j'en ai
+encore choisi une, telle qu'on n'en reverra jamais sur la terre. Je lui
+ai donn un parler si suave et un chant si doux, qu'aucune pense basse
+ou triste ne put exister devant elle. Tels furent avec lui mes
+artifices, tels furent les dgots et les amertumes dont je l'abreuvai;
+telle est la rcompense qu'on obtient en servant un ingrat. Je l'levai
+si haut sur mes ailes, que les dames et les chevaliers se plaisaient
+l'entendre, et que son nom brille parmi ceux des plus grands gnies,
+tandis qu'il n'et peut-tre t sans moi qu'un vil flatteur de cour et
+un homme vulgaire. Il ne s'est lev et rendu clbre que parce qu'il a
+appris de moi et de celle qui n'eut point d'gale au monde. Pour tout
+dire enfin, je l'ai fait renoncer, pour un si noble esclavage, mille
+actions dshonntes: rien de vil ne peut plus lui plaire. Jeune encore,
+la dlicatesse et la pudeur dirigrent et sa conduite et ses penses,
+depuis qu'il appartient celle qui s'tait grave dans son coeur en
+nobles caractres, et qui le rendait semblable elle. C'est de nous
+qu'il tient tout ce qu'il a de rare et de distingu, et c'est de nous
+qu'il ose se plaindre! Enfin je lui avais, lui-mme, donn des ailes
+pour s'lever par la connaissance des choses mortelles jusqu' celle du
+Crateur. Il pouvait, en contemplant les vertus de celle qui faisait son
+esprance, remonter jusqu' la cause premire: mais il m'a mis en oubli,
+moi et cette beaut que je lui avais donne pour tre l'appui de sa vie
+fragile. A ces mots, je jetai un cri plaintif. Oui, m'criai-je, il me
+l'a donne; mais il me l'a bientt ravie. Ce n'est pas moi, rpondit-il,
+mais celui qui la voulait pour lui-mme. Nous nous tournmes enfin tous
+les deux vers le sige de notre juge, moi tout tremblant, et lui en
+prononant des paroles dures et hautaines. Nous la primes la fois de
+prononcer la sentence; elle nous dit en souriant: je suis charme
+d'avoir entendu vos raisons; mais il faut plus de temps, pour juger un
+si grand procs.
+
+On connat maintenant par ces grandes compositions lyriques, mieux que
+par des sonnets, le gnie potique de Ptrarque[703]. Mais il en est
+d'autres o ce gnie se montre peut-tre encore davantage, parce qu'au
+lieu de l'amour et de Laure, sujet qui exigeait dans l'esprit plus de
+dlicatesse que de grandeur, il y traite des matires ou politiques ou
+morales, qui demandaient dans le talent du pote une lvation et une
+force proportionnes au sujet mme. Telle est la _canzone_ adresse
+son ami Jacques Colonne, vque de Lombs[704], au sujet d'un projet de
+croisade qui fermentait la cour du pape, et dont Ptrarque eut le
+malheur de partager l'illusion. Elle commence par ces beaux vers:
+
+ _O aspettata in ciel beata e bella_[705]
+ _Anima, che di nostra umanitade
+ Vestita vai, non come l'altre carca_, etc.
+
+[Note 703: Le fil d'ides que j'ai suivi dans l'examen de la seconde
+partie du _Canzoniere_, ne m'a pas conduit y faire entrer l'ingnieuse
+et charmante _canzone_:
+
+ _Amor, se vuo'ch'i torni al giogo antico_. Canz. 41.
+
+que Ptrarque semble avoir faite dans un moment o l'amour voulait lui
+tendre de nouveaux piges; il y en a peu de plus connues, et qui
+mritent mieux de l'tre.]
+
+[Note 704: Voy. _Mem. pour la Vie de Ptr._, t. I, p. 245.]
+
+[Note 705: Canz. 5.]
+
+Telle est encore celle qui commence par ces mots: _Spirto gentil che
+quelle membra reggi_[706] que Voltaire a cru, d'aprs plusieurs auteurs,
+adresse au fameux tribun _Cola Rienzi_; mais qui l'est videmment
+l'un des frres de l'vque de Lombs, au jeune Etienne Colonne,
+lorsqu'il fut nomm snateur de Rome[707]. Ptrarque y reprend avec
+force les vices et surtout l'oisive et lche indiffrence o l'Italie
+tait plonge, tandis que des trangers se partageaient ses dpouilles;
+il y fait entendre ce grand nom de peuple de Mars; il rappelle ceux des
+Brutus, des Scipion et des Fabricius; il les fait rsonner aux oreilles
+des Romains assoupis, et il espre que son hros les rveillera de leur
+honteuse lthargie.
+
+[Note 706: Canz. 11.]
+
+[Note 707: Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, etc., t. I, p. 276.]
+
+Mais ces ides et ces sentiments, dignes de l'ancienne Rome, brillent
+surtout dans cette belle ode que lui dicta son amour pour sa chre
+Italie, dans un moment o il la voyait dchire par les guerres
+sanglantes que se faisaient entre eux de petits princes, sans qu'il pt
+rsulter de cette longue effusion de sang, rien de bon ni d'honorable
+pour elle. Cette _canzone_[708] est une des plus belles productions de
+la lyre italienne. La gravit du style y rpond celle de la matire.
+Tout y est noble et revtu d'une sorte de majest. Au lieu de figures
+vives et brillantes, ce sont des images et des penses pleines de
+magnificence et de dignit. Le pote se reprsente lui-mme, dans la
+premire strophe, dsirant que l'expression de ses soupirs soit telle
+que l'esprent le Tibre, l'Arno et le P, prs des bords duquel il est
+assis; ce qui fait conjecturer qu'a Rome, Florence et Parme, o l'on
+croit qu'il tait alors, on l'avait engag composer sur ce sujet qui
+intressait toute l'Italie[709], et se jeter, pour ainsi dire, le
+rameau potique la main, au milieu de ces furieux. C'est donc une
+sorte de mission sacre qu'il remplit, et c'est sans doute ce qui lui a
+inspir le ton qu'il prend et qu'il soutient dans toute cette ode. Il
+s'adresse l'Italie elle-mme, dont le beau corps est couvert de plaies
+mortelles, et Dieu pour qu'il prenne en piti sa nation chrie, qu'il
+flchisse les coeurs endurcis par le bruit des armes, et qu'il les
+dispose couter la vrit qui va s'noncer par sa voix.
+
+[Note 708: _Italia mia, ben che'l parlar sia indarno_, etc. Part. I,
+canz. 29.]
+
+[Note 709: Voy. _Mm. pour la Vie de Ptr._, t. II, p. 186.]
+
+O vous, dit-il ensuite ces princes, vous qui la Fortune a remis le
+gouvernement des belles contres dont il ne parat pas que vous ayez la
+moindre piti, que font ici toutes ces armes trangres? Est-ce pour que
+vos plaines verdoyantes soient teintes du sang des barbares? Une vaine
+erreur vous flatte: vous cherchez dans un coeur vnal l'amour et la
+fidlit. Celui de vous qui soudoie plus de soldats est environn de
+plus d'ennemis. Oh! de quels tranges dserts ce torrent est-il descendu
+pour inonder nos douces campagnes? Si nous ne l'arrtons de nos propres
+mains, qui pourra nous en garantir? La Nature avait pourvu notre
+sret, quand elle plaa les Alpes comme un rempart entre nous et la
+fureur germanique; mais le dsir aveugle, et constant vouloir ce qui
+est contraire au bien; n'a point eu de repos qu'il n'ait procur un
+corps sain une maladie mortelle. Maintenant que, dans une mme enceinte,
+habitent des btes sauvages et de paisibles brebis, c'est toujours aux
+bons gmir. Et, pour comble de maux, ce sont ici les descendants de ce
+peuple barbare et sans lois, qui Marius fit de si profondes blessures,
+que la mmoire s'en conserve encore, quand, accabl de soif et de
+fatigue, il but dans le cours du fleuve, moins de l'eau que du
+sang[710].
+
+[Note 710: Expression de Florus: _Ut victor Romanus de cruento
+flumine non plus aquoe biberit quam sanguinis barbarorum._ Lib. III, c.
+3.]
+
+Aprs deux autres strophes qui ne sont pas tout--fait de la mme force,
+quoiqu'il y ait encore de beaux sentiments et de beaux vers, il met dans
+la bouche des Italiens eux-mmes des paroles qui doivent mouvoir les
+princes auxquels il s'adresse; et c'est avec un mouvement si rapide que
+les interprtes s'y sont tromps, et qu'ils ont cru qu'il parlait de
+lui-mme, de sa patrie et de la spulture de ses anctres. Ils ont
+oubli qu'il tait natif d'Arezzo, que ses parents taient morts
+Avignon, et qu'il tait alors Parme. N'est-ce pas l cette terre que
+je foulai dans mes premiers ans? N'est-ce pas dans cet asyle que je fus
+nourri si doucement? N'est-ce pas cette patrie, mre tendre et
+indulgente, qui couvre de son sein mes deux parents? Au nom de Dieu! que
+ces paroles touchent votre me, et regardez en piti ces plaintes d'un
+peuple baign de larmes qui, aprs Dieu, n'attend son repos que de vous.
+Pour peu que vous vous montriez sensibles ses maux, le courage
+s'armera contre la fureur et le combat ne sera pas long; car l'antique
+valeur n'est pas encore teinte dans les coeurs italiens.
+
+ _Che l'antico valore
+ Negli italici cor non ancor morto._
+
+Voil de ces traits nationaux que tout un peuple rpte avec orgueil, et
+qui l'attachent au nom d'un pote par d'autres sentiments que ceux qu'on
+a pour de beaux vers.
+
+Cet amour pour sa patrie, qui forme un des plus beaux traits du
+caractre de Ptrarque, et son got naturel pour l'honntet des moeurs,
+encore augment par la puret du sentiment dont il tait rempli, lui
+donnaient, comme on l'a vu dans sa Vie, une forte aversion pour le
+sjour d'Avignon, et pour les moeurs qu'il voyait rgner la cour des
+papes. Il ne pouvait souffrir que le scandale partt, comme cela n'est
+arriv que trop souvent, du centre mme d'o l'dification devait
+sortir. L'indignation qu'il en conut, et qui s'exhale souvent dans ses
+lettres, lui dicta aussi des sonnets violens contre la nouvelle
+Babylone. Son zle pour son pays et pour la vertu le rendit le censeur
+cre du vice, et changea en satyrique mordant et emport l'amant de
+Laure et le pote de l'amour. Tantt il personnifie, dans le style des
+prophtes, cette ville, objet de sa haine. Que la flamme du ciel, lui
+dit-il[711], tombe sur les tresses de ta chevelure, mchante, qui t'es
+leve, aux dpens d'autrui, de la vie frugale des premiers hommes
+jusqu' la richesse et la grandeur! repaire des trahisons o se
+prpare tout le mal aujourd'hui rpandu dans le monde! esclave du vin,
+du lit et de la bonne chre, chez qui la luxure exerce tout son pouvoir!
+On voit dans les chambres de tes palais, danser ensemble des jeunes
+filles et des vieillards, et Belzbuth au milieu, avec ses soufflets,
+ses feux et ses miroirs. Puisses-tu n'tre plus nourrie sur la plume, au
+frais et l'ombre, mais expose nue aux vents, et sans chaussure aux
+ronces et aux pines! Vis alors, jusqu' ce que ton odeur infecte
+s'lve jusqu'au trne de Dieu! Tantt il prdit sa chute prochaine:
+L'avare Babylone[712] a combl la mesure de la colre cleste et de ses
+vices impies. Il faut enfin que cette colre clate. L'infme s'est
+donn pour dieux, non pas Jupiter ni Pallas, mais Vnus et Bacchus. En
+attendant le jour de la justice, je me dtruis et me ronge moi-mme;
+mais ce jour approche: ses idoles seront renverses parses sur la
+terre, et ses tours, superbes ennemies du ciel, et ceux qui les habitent
+seront, au-dedans et au-dehors, consums par les flammes. De belles
+mes, amies de la vertu, gouverneront alors le monde, nous le verrons
+reprendre les moeurs du sicle d'or, et se renouveler tous les antiques
+exemples.
+
+[Note 711: _Fiamma dal ciel sul le tue treccie piava_, etc. Son.
+109.]
+
+[Note 712: _L'avara Babilonia ha colma'l sacco_, etc. Son. 106.]
+
+Une autre fois encore, il puise contre la cour romaine, et contre
+l'glise telle qu'elle tait devenue dans cette cour, toute la violence
+de sa bile, et tout le fiel de sa plume. Il accumule ainsi contre elle,
+avec plus d'emportement que de got, les apostrophes et les injures.
+Source de maux[713], asyle de colre, cole d'erreurs et temple de
+l'hrsie, Rome autrefois, aujourd'hui Babylone fausse et coupable,
+pour qui sont rpandus tant de pleurs et pousss tant de soupirs;
+forge d'artifices! cruelle prison, o le bien expire, o tout le mal
+est produit et nourri! enfer des vivans! ce serait un grand miracle si
+le Christ ne te faisait enfin sentir son courroux. Fonde jadis dans une
+chaste et humble pauvret, tu lves contre tes fondateurs ta tte
+menaante. Courtisane effronte! o as-tu plac ton esprance? dans tes
+adultres et dans tes richesses immenses et mal acquises. Constantin ne
+reviendra plus pour les accrotre; c'est au monde pervers te les
+fournir, puisqu'il le souffre. Je conviens que cette posie, qui sent
+plus l'cole hbraque que celle d'Horace et de Tibulle, est peu sante
+dans un ecclsiastique assez bien venu, aprs tout, et mme distingu
+dans cette mme cour qu'il traitait avec si peu de mesure. Je n'ai cit
+ces morceaux que pour faire connatre le talent de Ptrarque dans tous
+les genres o il s'est exerc.
+
+[Note 713: _Fontana di dolore, albergo d'ira_, etc. Son. 107.]
+
+Il ne reste plus parler que d'un genre dont il s'occupa surtout dans
+sa vieillesse, c'est celui de ces pomes auxquels il donna le titre de
+_Triomphes_, et dans lesquels on retrouve encore des beauts dignes de
+son meilleur temps. Ce sont des visions qu'il y raconte. Elles taient
+alors la mode; les Provenaux les y avaient mises. Aprs eux,
+_Bru__netto Latini_, et surtout le Dante, avaient fond sur des visions
+le merveilleux de leurs pomes. _Fazio degli Uberti_, comme nous le
+verrons bientt, suivit leur exemple. Ptrarque voulut aussi traiter ce
+genre de posie. Comme le Dante, et sans doute son imitation, car ce
+fut plusieurs annes aprs en avoir reu de Boccace un exemplaire, il
+composa ces _Triomphes_ en _terza rima_ ou tercets; peut-tre mme se
+flatta-t-il de pouvoir lutter avec l'auteur de la _Divina Commedia_,
+aprs s'tre lev, dans le lyrique, au-dessus de lui et de tous les
+autres. Quoiqu'il en soit, ces Triomphes sont au nombre de cinq, diviss
+chacun en plusieurs _capitoli_ ou chapitres. Le premier est le Triomphe
+de l'Amour. Le pote feint qu'il voit, comme dans un songe, l'Amour sur
+son char, avec tous ses attributs, entour du nombreux cortge de tous
+les personnages anciens des deux sexes, tant de l'histoire que de la
+fable, et mme de quelques personnages modernes, clbres par des
+aventures d'amour, ou par une mort tragique dont l'amour a t la cause.
+La liste en est si considrable qu'elle remplit presque tous les quatre
+_capitoli_ du pome, et que ce n'est en effet, peu prs, qu'une liste
+assez dpourvue de posie et d'intrt. Le Triomphe de la Chastet n'a
+qu'un chapitre et n'est qu'une suite de celui de l'Amour. Ce dieu, dans
+sa marche victorieuse, rencontre Laure. Il l'attaque et veut triompher
+d'elle; mais il est vaincu, fait prisonnier et charg de chanes. Laure
+jouit de sa victoire, entoure des vierges et des matrones de
+l'antiquit que leur chastet a rendues clbres.
+
+Le Triomphe de la Mort est le troisime. C'est le meilleur, le plus
+potique et le plus intressant de tous. Dans le premier des deux
+_capitoli_ qui le composent, Laure, environne de ses compagnes, revient
+avec honneur de ce combat o elle a vaincu l'Amour. Tout coup une
+enseigne noire parat: une femme la suit, vtue de noir elle-mme, dans
+une attitude et avec une voix terrible. Elle arrte cette troupe
+aimable, menace celle qui la conduit, et la frappe. Ptrarque place ici
+tous les dtails des derniers moments de Laure, tels qu'il les avait
+appris, et peut-tre embellis par son imagination et par les illusions
+de son coeur. On la voit entoure de ses compagnes qui la pleurent et
+l'admirent: elle expire enfin et parat s'endormir d'un doux sommeil.
+Elle ne perd rien de sa beaut; la mort est belle sur son visage. Dans
+le second chapitre, le pote raconte que la nuit mme qui suit cette
+perte cruelle, Laure lui apparat, lui tend la main, d'un air pensif,
+modeste et sage, et le fait asseoir avec elle, au bord d'un ruisseau,
+l'ombre d'un laurier et d'un htre. Leur entretien roule quelque temps
+sur la mort, qu'elle lui apprend ne point craindre, qui n'est
+redoutable que pour les mchants, et qui a eu pour elle des douceurs
+auxquelles on ne peut rien comparer de ce qu'on prouve de plus doux
+dans la vie. Ptrarque ose ensuite lui demander si jamais, sans renoncer
+aux lois de l'honneur, elle ne fut dispose payer, par un gal amour,
+celui qu'il avait eu pour elle. Elle sourit, et lui rpond que son coeur
+fut toujours d'accord avec le sien, qu'une mre n'aima peut-tre jamais
+plus tendrement, mais que, voyant les dangers qu'ils pouvaient courir,
+c'tait elle qui s'tait charge de le contenir dans de justes bornes,
+et de rprimer ses dsirs. Elle lui retrace alors toutes les petites
+ruses qu'elle employait, tantt pour l'empcher, de se livrer trop
+d'esprance, tantt pour ne la lui pas ter tout entire, surtout
+lorsqu'elle le voyait triste et ple de douleur ou de crainte. Elle
+avoue qu'elle l'a vu avec plaisir uniquement occup d'elle, rendre son
+nom clbre par ses vers, que mme elle l'a vritablement aim; qu'ils
+brlaient tous deux peu prs du mme feu, mais que l'un osait le
+dclarer et l'autre tait force de se taire. Toute la conduite de Laure
+pendant sa vie, prouve la vrit de ce que dit ici son fantme ou son
+ombre; et l'on est vraiment touch de voir que, dans un ge avanc,
+Ptrarque ne se consolait encore de l'avoir perdue qu'en se rappelant et
+en retraant dans ses vers tout ce qui lui faisait croire que Laure en
+effet l'avait aim. Le jour est prt paratre: elle est force de le
+quitter. Il lui dit, en peu de mots, combien ses discours ont port de
+consolation dans son me. Mais il ne peut vivre sans elle: ne
+pourra-t-il obtenir bientt la permission de la suivre? Elle lui prdit,
+en le quittant, qu'il sera encore long-temps spar d'elle.
+
+Telle est l'ide de ce petit pome, o l'on chercherait en vain la mme
+richesse et la mme perfection de style que dans les posies lyriques de
+Ptrarque; mais qui a de l'intrt par le sujet mme, par le ton de
+vrit qui y rgne, et parce qu'il contient comme le complment de cette
+histoire, des amours de notre pote, dont il fixe tout--fait la
+ralit, la nature et le caractre. Les Triomphes de la Renomme, du
+Temps et de la Divinit, qui viennent ensuite et qui terminent le
+recueil, n'ont pas, beaucoup prs, le mme mrite. D'ailleurs,
+lorsque, prt finir l'examen de ces posies qui sont remplies du nom
+de Laure, comme la vie du pote fut remplie de son amour, on l'a
+retrouve encore une fois, lorsqu'on a encore entendu sa douce voix,
+appris d'elle-mme son secret, et recueilli ses consolantes paroles,
+c'est l qu'il faut s'arrter, c'est par-l que l'esprit et le coeur sont
+d'accord pour nous ordonner de finir.
+
+Si l'on veut apprcier exactement les posies de Ptrarque, il faut
+beaucoup s'carter de l'opinion qu'il en avait lui-mme. Il n'avait
+jamais cru qu'elles dussent contribuer sa rputation, qu'il fondait
+sur ses ouvrages philosophiques et sur ses posies latines. Il avait
+destin ses posies vulgaires exprimer sans effort les divers
+mouvements de son coeur, et plaire aux femmes et aux hommes du monde,
+pour qui la langue latine tait moins familire que l'italienne. Il ne
+s'attendait pas un succs si grand et si gnral, et fut surpris de
+leur renomme. C'est ce qu'il dit lui-mme trs-clairement dans ce
+sonnet de sa seconde partie[714]. Si j'avais pens que le son de mes
+soupirs rpandu dans mes vers pt obtenir tant de succs, j'en aurais
+augment le nombre, et j'en aurais plus travaill le style. Mais depuis
+la mort de celle qui me faisait parler, et qui tait toujours en tte de
+mes penses, je ne puis plus donner des rimes incultes et obscures la
+douceur et la clart qui leur manquent. Certes, tout mon dsir tait
+alors de soulager les tourments de mon coeur, et non d'acqurir de la
+gloire. Je ne voulais que pleurer, et non me faire honneur de mes
+larmes. Maintenant je voudrais plaire; mais cette fire beaut
+m'appelle, et veut que je la suive en silence, tout fatigu que je
+suis.
+
+[Note 714: _S'io havessi pensato_, etc. Son. 252.]
+
+Ce mme jugement est souvent rpt, dans ses lettres, sur ces
+productions de sa jeunesse, qu'il appelait _ses bagatelles_[715]; mais
+la postrit en a jug diffremment. Elle a regard Ptrarque, pour ses
+prtendues bagatelles, comme le crateur de la posie lyrique chez les
+modernes, et en effet quelques autres potes lui avaient prpar les
+voies, et avaient fait entendre avant lui de ces grandes odes ou
+_canzoni_ qui diffrent beaucoup de l'ode antique, et dont la premire
+invention appartient aux Troubadours; mais il y mit plus de perfection,
+et runit lui seul toutes les qualits partages entre ses
+prdcesseurs. Il joignit la gravit du Dante la finesse de _Guido
+Cavalcanti_ et la noblesse de _Cino da Pistoia_[716]. Le sonnet, dj
+beaucoup amlior par _Guittone d'Arezzo_, devint entre ses mains si
+parfait qu'on n'a pu y rien ajouter depuis. Et les odes et les sonnets
+sont remplis et surabondent en quelque sorte de penses neuves et
+choisies, d'expressions fortes et dlicates la fois, tantt nouvelles
+et tantt renouveles, soit par l'acception o elles sont prises, soit
+par le coloris dont elles brillent; de mots, de phrases et de tours
+propres la langue italienne, ou cueillis, pour ainsi dire, la racine
+commune de l'idiome vulgaire et de la langue latine. Les sentiments
+qu'il exprime paraissent, il est vrai, quelquefois ou trop raffins en
+eux-mmes, ou trop assaisonns par l'esprit, pour partir vritablement
+du coeur; mais on ne peut y mconnatre une lvation, une noblesse et
+une puret qui, s'il est vrai qu'elles aient cess de rgner dans
+l'amour, doivent exciter des regrets.
+
+[Note 715: _Nugellas vulgares; Senil._, l. XIII, p. 10.]
+
+[Note 716: Gravina, _Ragione Poet._, l. II, n. 27.]
+
+On voit qu'il ne voulut point, comme les potes anciens, peindre les
+effets extrieurs de la passion et les plaisirs sensibles qu'ils ont su
+rendre avec tant de fidlit, et que l'on gote d'autant plus dans leurs
+vers, que l'on y reconnat davantage ses propres affections et ses
+faiblesses[717]; mais qu'ayant lev son me par la contemplation du
+beau moral, et par l'espce de culte que Laure obtint de lui, jusqu' un
+amour dgag des sens, il sut donner cette passion le langage le plus
+naturel, puisqu'il est le plus convenable sa nature presque cleste.
+Le cours des opinions et des moeurs a emport loin de nous les passions
+de cette espce; mais elles n'taient pas sans exemple de son temps; et,
+certain une fois, comme on doit l'tre, que ce qu'il exprima d'une
+manire si ingnieuse et, si l'on veut, si extraordinaire, il le sentait
+rellement, on doit trouver un plaisir secret reconnatre dans ses
+posies au moins comme un objet de curiosit, les traces de cet amour
+presque entirement disparu de la terre.
+
+[Note 717: Gravina, _ibid._, n. 28.]
+
+Elles peuvent mme servir comme de pierre de touche pour juger et les
+autres et soi-mme. Sans aspirer la sublimit de ces sentiments, trop
+suprieurs l'imperfection humaine, il est sr que plus on aimera les
+posies de Ptrarque, plus on aura en soi, si jamais ces passions pures
+revenaient la mode, ce qui rendrait capable de les sentir.
+
+Il faut au reste tre aussi insensible aux beauts potiques qu'aux
+beauts morales pour n'y pas apercevoir un caractre original et, pour
+ainsi dire, primitif, un pathtique d'un genre particulier, mais
+cependant rel, et qui nat de la persuasion intime et des affections
+profondes du pote; une richesse d'images qui va quelquefois jusqu' la
+profusion, mais qui, mme avec ses excs, vaut toujours mieux que
+l'indigence; une grande dignit de penses philosophiques et morales,
+une rudition choisie et sagement employe, et surtout un style si pur,
+si harmonieux et si doux, que parmi un grand nombre de morceaux dont il
+est ais de faire choix, il en est peu qui, comme les vers d'Horace, de
+Virgile, de Racine et de La Fontaine, ne se gravent dans la mmoire sans
+effort et comme d'eux-mmes.
+
+On croit qu'il profita beaucoup des potes provenaux, et l'on voit en
+effet dans ses vers quelques traces de ces imitations dont on ne peut
+lui faire un reproche, puisque partout o il imite il embellit. Il peut
+aussi avoir connu la posie des Arabes, au moins dans des traductions,
+et l'un de ses premiers sonnets sur la mort de Laure parat presque
+copi d'une pice de vers sur la mort du fameux Salah-Eddin ou Saladin
+qu'on trouve dans la Bibliothque Orientale[718]; mais il ne prit de
+personne l'abondance de ses sentiments et de ses penses, la grce et la
+facilit de son locution, ni toutes les qualits minentes de son
+style. Aprs tous les potes qui l'avaient prcd, aprs Dante
+lui-mme, il restait encore faire, quant au choix des expressions et
+la fixation de la langue: aprs Ptrarque, il ne resta plus rien. Il n'y
+a peut-tre pas, selon M. l'abb Denina[719], dans tout le _canzoniere_,
+deux expressions, mme parmi celles que lui arrachait la ncessit de la
+rime, qui aient vieilli, ou qui soient hors d'usage. Il joignit au choix
+des mots le soin de les placer de manire en augmenter l'effet, l'art
+d'assortir la coupe des vers la nature des sentiments et des penses,
+d'entremler les vers les plus gracieux et les plus doux de vers forts,
+nergiques et qui ont quelquefois une sorte d'pret; et les vers
+simples et naturels, de vers travaills avec le plus grand artifice.
+Dans tout ce qu'il a crit, mme lorsqu'il s'gare, ou reconnat la
+fois le naturel et le travail du pote. La nature lui avait donn le
+gnie potique, sans lequel on se fatigue en vain, et il y ajouta cette
+tude constante des grands modles et ce travail obstin qui font seuls
+fructifier le gnie. Enfin, dans ce choix de mots et d'expressions qui
+tait alors si difficile, puisque la langue tait pour ainsi dire encore
+ son enfance, et dans toutes ces autres parties si essentielles de
+l'art, il fut guid par un got dlicat que le gnie n'a pas toujours,
+que l'tude dveloppe, mais qu'elle ne donne pas.
+
+[Note 718: Voy. Herbelot, au mot _Salah-Eddin_; Denina, _Vicende
+della Letteratura_, l. II, c. 12.]
+
+[Note 719: _Loc. cit._]
+
+Je n'oserais pas ajouter cette dlicatesse de got la sret, car
+c'est ce dont il manqua quelquefois, et ce que les restes de barbarie de
+son sicle, et les abus qui s'taient introduits avant lui ne lui
+permettaient pas d'avoir. Il ne put se refuser ces jeux antithtiques
+du chaud et du froid, de la glace et de la flamme, de la paix et de la
+guerre qui viennent quelquefois dfigurer ses morceaux les plus
+agrables et les plus intressants. C'est encore son sicle qu'il faut
+accuser de ces ides froidement alambiques, nes de l'espce de fureur
+platonique qui rgnait alors, et dont nous avons vu de malheureux
+exemples ds les premiers pas de la langue et de la posie
+italiennes[720]. Mais si ces dfauts se font trop sentir dans Ptrarque,
+par combien de beauts ne sont-ils pas rachets? Avec quelque rigueur
+que l'on veuille juger les uns, de quelle trempe ne doivent pas tre
+les autres pour que, ni le temps, ni les variations du got et des moeurs
+ne leur aient rien t de leur prix? La rouille de la barbarie couvrait
+encore une partie de l'Europe; l'Italie mme s'en dgageait peine.
+
+[Note 720: Je ne lui reprocherais donc pas cette manire de mettre
+en action le coeur, les yeux, la vertu qui se retire autour du coeur et
+dans les yeux pour se dfendre contre l'amour, l'me qui sort du coeur
+pour suivre l'objet aim; ni ces allusions frquentes du nom de Laure au
+laurier, arbre potique et sacr, ou du nom de l'illustre famille
+Colonne des colonnes qui soutiennent un temple ou un palais; ni ces
+froides _sixtines_, qu'il imita des Provenaux[C], et qui, une seule
+prs, peut-tre, ne sentent que l'effort, la recherche et le travail; ni
+ces rimes gratuitement difficiles et pnibles, dont il avait pris l'ide
+dans la mme source; ni quelques autres vices de ce genre, ns de
+l'esprit de son temps, auquel il fut suprieur, mais dont il ne put
+entirement se garantir. Je lui reprocherais plutt des jeux de mots
+purils, tels surtout que cette trange dcomposition du nom de Laure,
+ou plutt de _Laureta_, en trois parties (sonnet 5); je lui
+reprocherais, pour d'autres motifs, ces comparaisons de la maison de
+Bethlem, o naquit le Sauveur du monde, avec l'humble demeure o Laure
+tait ne, et du soin qu'il se donne de chercher dans les traits des
+autres femmes quelques traits de Laure, avec la peine que se donne un
+vieux plerin d'aller Rome pour adorer la sainte Face; je lui
+reprocherais encore ces mtamorphoses qu'il a eu la patience de dcrire
+dans les huit stances d'une _canzone_, d'ailleurs trs-potiquement
+crite, o il prtend qu'il a t chang successivement en laurier, en
+cygne, en pierre, en fontaine, en rocher, d'o sort un plaintif cho,
+enfin en cerf, comme Acton, pour avoir regard Laure dans un bain; je
+lui reprocherais enfin plusieurs autres carts d'imagination qui
+paraissent lui appartenir en propre, et qui tiennent un tour
+particulier d'esprit qui et peut-tre t le mme dans tout autre
+sicle que le sien; ou plutt il vaut encore mieux ne lui reprocher
+rien, noter une fois ce qui dplat et doit dplaire, relire et admirer
+ce qui est exquis, c'est--dire, peu prs tout le reste, et ne pas
+oser opposer sans cesse son plaisir les scrupules du got et les
+vtilleries de la critique.]
+
+[Note C: Voy. t. I de cette _Histoire Littraire_, p. 300 et 301.]
+
+Dante avait paru; mais il tait loin de la clbrit qu'il acquit
+ensuite; l'imprimerie manquait encore la publication rapide et
+gnrale d'un pome aussi long que le sien. Nous avons vu que Ptrarque
+ne le connaissait pas dans sa jeunesse. Ce fut de son propre gnie qu'il
+tira toutes ses forces, et l'on pourrait dire qu'il vint le second
+presque sans avoir de premier. Il prit et garda le premier rang parmi
+les potes lyriques. Il parla, disons mieux, il cra, dans le
+quatorzime sicle, et idiome potique et une langue du coeur qu'on n'a
+pu surpasser depuis, et qui ont conserv jusqu' nos jours tout leur
+clat et tout leur charme.
+
+Dante et Ptrarque avaient donn la posie italienne le vol le plus
+rapide et le plus haut. Il restait en faire prendre un pareil la
+prose. C'est un crivain que nous avons compt parmi les plus intimes
+amis de Ptrarque, c'est Boccace qu'tait rserv cet honneur; c'est
+lui qui vint complter le Triumvirat littraire dont ce grand sicle
+s'enorgueillit.
+
+
+
+
+NOTES AJOUTES.
+
+
+Page 43, ligne 15--La ncessit d'abrger cet extrait de la _Divina
+Commdia_, m'a fait retrancher ce que dit ici Minos, et la rponse de
+Virgile. Cette rponse a pourtant un caractre qu'il est bon de
+remarquer. O toi qui viens dans ces douloureuses demeures, dit Minos en
+s'adressant au Dante, garde-toi d'y entrer tmrairement et sans un
+guide qui tu puisses te fier; ne te laisse pas tromper la largeur
+de cette entre (allusion sensible au _facilis descensus Averni_, etc.
+de Virgile; _neid._, l. VI.) Virgile prend la parole et lui rpond:
+Pourquoi ces cris? ne t'oppose point son voyage ordonn par les
+destins. On le veut ainsi, l o l'on peut tout ce qu'on veut: ne
+demande rien de plus. Cette rponse est mot pour mot la mme que
+Virgile a dj faite Caron (c. 3. Voy. ci-dessus pag. 38). Cette
+rptition des mmes mots leur donne l'air d'une espce de formule, et a
+quelque chose d'imposant. Ni avec Caron, ni avec Minos, Virgile ne
+daigne employer le raisonnement ou la prire. Le matre de toutes choses
+a voulu ce voyage; il n'appartient aucune puissance de s'y opposer.
+Cette rptition parat d'ailleurs imite d'Homre, qui ne manque
+presque jamais de faire redire par un envoy les propres paroles dont
+s'est servi celui qui l'envoie. On s'est trs-injustement moqu de cette
+sorte de formule; elle donne aux messages, dans Homre, comme ici
+cette rponse de Virgile, de l'autorit et de la dignit.
+
+Page 60, ligne 1.--Une tour au haut de laquelle brillent deux flammes.
+C'est le tlgraphe feu dont les anciens se servaient, et dont parle
+Polybe; il en est aussi parl dans l'_Agamemnon_ d'Eschyle. Clytemnestre
+annonce au choeur que Troie est prise; qu'elle l'a t cette nuit mme;
+que Vulcain en a apport la nouvelle; que ses feux ont brill
+successivement sur huit montagnes, etc. Voyez l'extrait d'un Mmoire de
+M. Mongez, page 10 de mon Rapport sur les travaux de la classe
+d'Histoire et de Littrature ancienne, anne 1808.
+
+Page 112, addition la note 1. Voici les deux vers du c. 28 de
+l'_Enfer_, o Dante fait parler Bertrand de Born.
+
+ Sappi ch'i' son Bertram dal Bornio, quelli
+ Che diedi al re Giovanni i ma' conforti.
+
+C'est dans ce dernier vers qu'il y a ncessairement ou une altration du
+texte, ou une faute dans le texte mme. Personne ne l'a observ
+jusqu'ici. J'ai besoin, pour le dmontrer, d'explications historiques
+qui allongeront beaucoup cette note; mais la place o je la mets, sa
+longueur a peu d'inconvnients, et il y en a beaucoup laisser
+subsister plus long-temps, ou une erreur grave du Dante ou les fausses
+explications de tous ses commentateurs.
+
+Bertrand de Born tait vicomte de Hautefort, dans le diocse de
+Prigueux: c'tait un trs-brave chevalier et en mme temps un ingnieux
+troubadour, mais un homme d'un caractre aussi mobile qu'il tait
+ardent, se brouillant avec tout le monde, et aimant tout brouiller. Il
+vivait au douzime sicle, dans le temps des querelles de Henri II, roi
+d'Angleterre, avec ses fils qui avaient en France des apanages. Henri,
+qui tait l'an, avait le duch de Normandie et tait dj couronn roi
+d'Angleterre: il en portait le titre; et, pour le distinguer de son
+pre, on l'appelait _le jeune roi_. Richard tait comte de Guienne et
+de Poitou. Bertrand de Born tait li avec tous les deux, mais beaucoup
+plus intimement avec Henri. Ces deux princes et leur frre Geoffroy,
+comte de Bretagne, qui avaient dj plusieurs fois fait la guerre contre
+leur pre Henri II, venaient de la lui dclarer de nouveau, lorsque le
+frre an mourut. Le roi d'Angleterre tait pass en France avec une
+arme pour rduire ses fils; il accusait Bertrand de Born d'avoir excit
+Henri la rvolte; il l'assigea dans son chteau de Hautefort, et le
+fit prisonnier avec sa garnison. Conduit devant le roi, Bertrand ne
+craignit point de nommer avec regret le jeune prince qu'il avait perdu.
+Au nom de son fils, Henri II versa des larmes, pardonna Bertrand de
+Born, lui rendit son chteau, ses biens et son amiti. Ce roi tant
+mort, son fils Richard lui succda, et Bertrand se trouva engag pour
+lui dans de nouvelles guerres, mais qui n'ont plus aucun rapport avec ce
+passage du Dante.
+
+Je rendis ennemis le fils et le pre, continue Bertrand de Born, aprs
+les deux vers cits plus haut, Achitophel n'en fit pas plus entre
+Absalon et David par ses coupables instigations; et, parce que je
+divisai ainsi des personnes que la nature avait unies, je porte, hlas!
+ma cervelle spare de son principe, qui est rest dans mon corps. Tout
+cela conviendrait parfaitement s'il tait question de Henri II et de son
+fils Henri, ou de son fils Richard; mais le texte dit le roi Jean, _al
+re Giovanni_, dont on voit qu'il n'a pas t question dans cet expos.
+Jean tait le dernier des quatre fils de Henri II. Il n'entra point dans
+les rvoltes de ses frres contre leur pre; il tait sans doute trop
+jeune. Il se joignit cependant en secret eux dans la dernire, et ce
+fut mme aprs avoir vu le nom de ce fils en tte de la liste des
+seigneurs ligus contre lui avec le roi de France Philippe-Auguste, que
+Henri II tomba malade de chagrin et mourut. Il faut remarquer que, dans
+un assez grand nombre de chansons provenales qui nous restent de
+Bertrand de Born, il n'est nullement question de Jean, mais seulement de
+ses trois frres, et qu'il n'en est point non plus parl dans les
+notices historiques que l'on trouve sur ce troubadour dans les
+manuscrits provenaux. Il doit donc paratre tonnant que Dante, qui
+connaissait trs-bien les posies de nos Troubadours, n'ait rien dit de
+Henri, de Richard ni de Geoffroy, que Bertrand avait en effet excits
+contre leur pre, et qu'il l'ait damn pour avoir sem la division entre
+ce pre et le seul de ses fils avec lequel rien n'annonce que Bertrand
+ait eu aucune intimit. Il est naturel d'en conclure que le texte de ce
+vers est altr. Tous les commentateurs se sont tromps comme l'envi
+en l'expliquant. _Benvenuto da Imola_ a fait de Bertrand de Born un
+chevalier du roi Richard, et de Jean un fils de ce roi. Jean, selon lui,
+se rvolte contre son pre Richard, par les conseils de Bertrand, et est
+tu dans cette guerre. _Landino_ a dit, je crois, le premier, que
+_Beltramo dal Bornio_ fut charg de la garde (_custodia_) de Jean, dont
+le surnom tait _le Jeune_, fils de Henri II, roi d'Angleterre, et que
+Jean fut nourri la cour du roi de France; il fait de ce prince un
+prodigue, et donne pour cause de sa prodigalit les conseils de
+Bertrand. Selon lui, Jean se conduisit si mal, que son pre fut oblig
+de lui dclarer la guerre, et Jean fut bless mort dans une bataille.
+_Daniello_ parle de mme de l'ducation de Jean la cour de France,
+avec son gouverneur Bertrand, et de sa prodigalit; seulement il ne fait
+pas dclarer la guerre au fils par son pre, mais au pre par son fils,
+ce qu'il attribue aux conseils de Bertrand de Born. _Vellutello_ dit les
+mmes choses, avec cette diffrence trs-remarquable, que quand le roi
+Henri II apprit que son fils Jean lui avait dclar la guerre, il marcha
+contre lui avec une forte arme; qu'il l'assigea dans _Altaforte_,
+Hautefort; que le jeune homme en tant un jour sorti pour combattre, et
+ayant montr beaucoup de valeur fut bless mort d'un coup d'arbalte;
+laquelle mort, ajoute-t-il, causa au pre les plus vifs regrets, surtout
+lorsqu'il et appris de Bertrand combien son fils possdait de vertus.
+Ceci se rapproche, comme on voit, de l'histoire de Henri, frre an de
+Jean. Ce fut ce Henri, surnomm _au Court-Mantel_, qui fut, non pas
+lev la cour de France, mais mari fort jeune avec Marguerite, fille
+du roi Louis VII: il sjourna souvent dans cette cour, et y reut de
+mauvais conseils qui contriburent l'engager se rvolter contre son
+pre. Ce fut lui qui prit au moment o sa dernire rvolte venait
+d'clater, et il prit non dans une bataille ni dans un sige, mais,
+selon tous les historiens, de maladie. Le roman que donnent ces
+commentateurs est d'ailleurs inconciliable avec la succession des rois
+d'Angleterre, puisqu'ils font mourir dans sa jeunesse le roi Jean, qui
+rgna aprs son pre, et qui n'en fut mme pas le successeur immdiat,
+mais celui de son frre an Richard Coeur-de-Lion. Les commentateurs du
+dix-huitime sicle n'ont pas t plus instruits que ceux des sicles
+prcdents, et ne se sont pas arrts davantage cette altration si
+visible de l'histoire dans un vers de leur auteur. Le P. _Venturi_, sur
+ce vers, dit peu prs les mmes choses que _Vellutello_, mais sans
+parler de Hautefort. _Volpi_ ajoute que Dante appelle _roi_ le prince
+Jean, parce qu'il jouissait des revenus d'une partie du royaume. Le P.
+_Lombardi_ ne fait que copier la note de _Venturi_. Tous ces
+commentateurs tombent dans de nouveaux embarras, dont ils ne se tirent
+que par de nouvelles absurdits, lorsque, dans le chant suivant, Virgile
+dit au Dante:
+
+ _Tu eri allor si del tutto impedito
+ Sovra colui che gi tenne Altaforte._;
+
+Tu tais alors si entirement occup de celui qui possda jadis
+Hautefort. La plupart font de ce Hautefort un chteau en Angleterre,
+dont la garde fut confie Bertrand de Born, et o il tint pour Jean
+contre son pre. Ainsi, selon eux, Jean, qui n'avait mme pas d'apanage
+en France, avait des chteaux en Angleterre, et dans ces chteaux, des
+troupes et des garnisons, qui pouvaient tenir contre le roi. Hautefort,
+au contraire, tait, comme on l'a vu, dans le Prigord: c'tait le
+chteau seigneurial et patrimonial de Bertrand de Born. Il y fut assig
+plus d'une fois, et notamment par Henri II. Cette expression: _Colui che
+gi tenne Altaforte_ dont se sert le Dante pour dsigner Bertrand, fait
+voir qu'il le connaissait trs-bien, et rend plus difficile croire
+qu'il se soit si lourdement tromp sur son compte. De nos jours,
+l'_Enfer_ du Dante a t traduit deux fois en franais; les deux
+traducteurs ont adopt sans examen et sans scrupule, et ce texte du c.
+28, et ces explications des commentateurs. Moutonnet copie _Dandino_ et
+_Vellutello_, et dit, d'aprs le second, que Henri II assigea son fils
+Jean dans _Altaforte_, o ce fils fut tu dans une sortie, sans
+s'embarrasser mme de savoir ce que c'tait que cette place franaise,
+dont il conserve le nom italien, ni comment ce roi Jean fut tu du
+vivant de son pre, quoiqu'il ait rgn aprs lui. Rivarol ne parle
+point d'_Altaforte_, mais il copie du reste les autres commentateurs; il
+laisse les choses dans la mme obscurit o elles taient avant lui. Il
+faut donc se retourner vers l'Italie pour y chercher quelques lumires.
+
+Crescimbeni, qui a traduit en Italien les Vies des potes provenaux, de
+Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, y a joint ensuite des _giume_ ou
+additions tires des manuscrits provenaux des bibliothques Vaticane et
+Laurentienne. L'article de Bertrand de Born y est conforme, dans ses
+principales circonstances, au rcit que j'ai tir des mmes sources, et
+le passage du Dante y est cit tout entier. Le vers dont il s'agit porte
+cette petite note: Ce que dit ici le Dante, on le lit aussi dans le
+_Novelliere antico_, Nouvelles 18 et 19 de l'dition de Florence.... et
+au lieu du _Re Giovanni_, le roi Jean, on y lit _il Re Giovane_, le jeune
+roi. En effet, cet ancien recueil de Nouvelles, intitul _Libro di
+Novelle e di bel parlar gentile_, publi pour la premire fois
+Bologne, en 1522, in-4, et rimprim Florence par les Giunti, en
+1572, parat contenir dans les deux Nouvelles indiques par Crescimbeni,
+la source et la clef de toutes ces erreurs. La 18e. Nouvelle a pour
+titre; _Della grande libert e cortesia del Re Giovane_ (je crois que
+c'est _fiberalit_ et non pas _libert_ qu'il faut lire); l'auteur
+commence ainsi: _Leggesi della bont del Re Giovane guerreggiando col
+padre per lo consiglio di Beltrama dal Bornio_, etc. On lit des traits
+de la bont du _jeune Roi_, qui tait en guerre avec son pre par le
+conseil de Bertrand de Born, etc. Viennent ensuite plusieurs
+circonstances qui appartiennent au jeune roi Henri et son conseiller
+Bertrand de Born. La Nouvelle 19 est intitule: _Ancora della grande
+libert_ (lisons toujours _liberalit_) _e cortesia del Re
+d'Ingkillerra_. Toute la premire partie contient des traits de
+gnrosit et de prsence d'esprit du jeune Roi. L'auteur raconte
+ensuite que le vieux Roi, son pre, _lo Re vecchio, padre di questo
+giovane Re_, dclara la guerre son fils pour une cause qu'il serait
+trop long de rapporter; que celui-ci se renferma dans un chteau, et
+Bertrand de Born avec lui; que son pre y mit le sige, que le jeune Roi
+y fut tu d'un coup de flche au front; qu'enfin Bertrand de Born ayant
+t fait prisonnier, fut amen devant le vieux Roi, et que la scne se
+passa comme elle est rapporte dans nos manuscrits. Il ne serait pas
+difficile de dmler dans ces rcits ce qui est historiquement vrai et
+ce que le conteur y a ajout, soit par ignorance de l'histoire, soit
+uniquement par fantaisie; mais cela est inutile: il suffit d'y
+reconnatre l'original de toutes ces fausses copies.
+
+On objectera peut-tre que, dans la Nouvelle 18, _Giovane_ est mis pour
+_Gioanni_, comme il l'est souvent dans les anciens auteurs; que
+d'ailleurs _Re giovane_, pour roi jeune ou jeune roi, serait trop
+indtermin, et que cette expression ne pourrait pas s'appliquer tel
+roi jeune plus qu' tel autre. Mais cette indtermination n'existait pas
+alors; il est de fait que ce jeune prince Henri, et non pas un autre,
+tait communment appel, de son vivant, _il Giovane re_ ou _il Re
+Giovane_, pour le distinguer du _Vecchio Re_ ou _Re Vecchio_, son pre;
+il est probable que cette dnomination lui fut encore donne long-temps
+aprs, d'autant plus qu'tant mort du vivant de son pre, il ne porta
+jamais le titre absolu de Roi. Il n'y eut gure qu'un sicle et demi
+entre ce temps et la composition des deux Nouvelles. Leur auteur, quel
+qu'il ft, avait recueilli une tradition ou purement verbale ou
+consigne dans quelque chronique contemporaine o cette dnomination
+tait employe, et ne s'tait mme pas mis en peine de savoir
+prcisment quel roi tait ainsi dsign.
+
+On sait que les _Novelle antiche_ ne sont pas toutes de la mme main, ni
+du mme sicle; il y en a d'antrieures au Dcamron de Boccace, et qui
+paraissent tre de la fin du treizime sicle. Ces deux Nouvelles
+portent dans leur style et dans leur extrme simplicit, les caractres
+qui appartiennent ces premiers temps. Le Dante, qui florissait alors,
+et qui peut-tre mme avait commenc son pome, voulant y employer ce
+trait, n'tait-il pas trop instruit pour se tromper si grossirement,
+pour attribuer au roi Jean ce qui appartient l'an de ses trois
+frres, et pour donner l'un de ces Troubadours, dont il connaissait si
+bien la posie et l'histoire, une influence sur la mauvaise conduite de
+Jean, qu'il n'exera que sur celle de Henri? J'ai de la rpugnance
+penser que cette erreur vienne de lui; j'aime mieux croire que son vers,
+tel qu'on le lit dans toutes les ditions, est cependant altr; qu'il
+avait crit conformment ces deux Nouvelles, et d'accord avec
+l'histoire:
+
+ _Che diedi al Re giovane i ma' conforti_;
+
+(je prie les lecteurs italiens de ne pas se laisser prvenir par la
+mauvaise accentuation de ce vers); qu'aprs sa mort les copistes
+n'entendant pas ce que c'tait que ce _Re giovane_, et sachant par
+hasard qu'il y avait eu en Angleterre un _Re Giovanni_, un roi Jean,
+prirent sur eux de mettre l'un pour l'autre, et que ce fut sur une de
+ces copies que se fit, en 1472, la premire dition de _la Divina
+Commedia_. Les premiers commentateurs, lisant dans les manuscrits et
+dans les ditions le _Re Giovanni_, le roi Jean, dirent de lui dans
+leurs notes ce que la tradition et les deux _Novelle antiche_
+racontaient du _Re Giovane_, du jeune Roi. Les commentateurs qui
+suivirent firent pour le premier des potes modernes ce que tant de
+commentateurs ont fait pour les anciens; ils ne se permirent ni doute,
+ni examen; ils copirent ceux qui les avaient prcds, et se copirent
+l'un l'autre. C'est dans les manuscrits provenaux et dans _Novelle
+antiche_ qu'tait le remde cette altration du texte, et ils ne l'y
+ont pas cherch.
+
+Il y a ici une difficult que j'ai fait pressentir plus haut; la coupe
+de ce vers, tel que je crois qu'il a d tre crit par le pote, parat
+dfectueuse, en ce que le troisime accent n'y est pas bien plac. Dans
+les vers en dcasyllabes, lorsqu'il y a cinq accents, le troisime doit
+toujours tre sur la sixime syllabe, et il semblerait ici tre sur la
+cinquime:
+
+ _Che diedi al Re giovane i ma' conforti_?
+
+Mais ne se peut-il pas que ce soit une licence, et que le Dante ait
+allong la seconde syllabe de _giovane_, jeune, quoiqu'elle soit brve,
+comme lui. Ptrarque et tous les potes italiens allongent quelquefois
+la premire de _pict_, quoique ce soit la dernire qui soit longue. Je
+ne connais point d'autre exemple de cette licence; mais je ne connais
+point non plus dans le pome du Dante d'autre exemple d'une faute
+historique aussi forte que le serait celle-l. Pourquoi cette licence ne
+se prendrait-elle aussi sur le mot _giovane_, quand la ncessit du vers
+l'exige, que sur beaucoup d'autres qui n'en paraissent pas plus
+susceptibles? Je puis m'appuyer ici de l'autorit de Varchi. Il y a,
+dit-il, dans son _Ercolano_, des vers qui, si on les prononait tels
+qu'ils sont, ne seraient plus des vers; ils ont besoin d'tre aids par
+la prononciation, c'est--dire d'tre prononcs avec l'accent aigu, dans
+les endroits o il doit tre, quoique cet accent n'y soit pas
+ordinairement. Tel est ce vers du Dante: _Che la mia commedia cantar non
+cura_ (on voit que dans _commedia_, l'accent qui doit tre sur la
+seconde syllabe est ici, par licence, sur la troisime, et que l'on
+prononce l'_i_ dans _commedia_ comme on le ferait dans _energia_), et
+cet autre vers: _Flegas, Flegas, tu gridi a voto_ (dans _Flegas_, il
+faut prononcer la syllabe _as_, comme si elle portait l'accent, en
+s'appuyant et en s'arrtant sur l'_a_), et encore cet autre vers du
+Bembo: _O Ercol che travagliando vai_, etc. Dans ce dernier exemple,
+auquel Varchi en ajoute quelques uns de licences encore plus fortes,
+l'accent est sur la dernire syllabe d'_Ercol_, quoique cela soit
+contraire la prononciation usite; mais la ncessit du vers le veut
+ainsi: en prononant _Ercole_ comme l'ordinaire, ce vers ne serait
+plus vers. La question se rduit donc savoir s'il ne vaut pas mieux
+croire une licence de prononciation, quelque forte qu'elle, puisse
+tre, qu' une erreur aussi grossire dans un pote aussi savant.
+
+Je ne veux point dissimuler ici une circonstance qui doit porter
+croire que la faute est du Dante lui-mme, et que le vers en question
+est, dans les ditions et dans les manuscrits, tels qu'il tait sorti de
+ses mains. Un manuscrit bien prcieux de son pome, copi tout entier
+par Boccace, pour en faire prsent Ptrarque, et dont j'ai parl dans
+la vie de ce dernier (_voy._ pag. 12 de ce vol.), existe la
+Bibliothque impriale, sous le N. 3199. On y lit trs-exactement: _Che
+diedi al re Giovanni_, etc. Or, il n'est gure probable que Boccace,
+qui, ds sa jeunesse avait admir et tudi _la Divina Commedia_ (_voy._
+sa Vie dans le vol. suivant), et qui tait si curieux de bons
+manuscrits, n'en et pas un de cet ouvrage, purg de toutes les fautes
+qui se multipliaient sous la main des copistes. A dfaut d'une copie
+autographe, il semble qu'on n'en peut pas trouver de plus authentique et
+de plus sre que la sienne. Cependant il serait possible que la faute se
+ft glisse dans le texte ds les premires copies qui ne passrent
+point sous les yeux de l'auteur, et qu'elle et ensuite chapp
+Boccace qui tait trs-savant lui-mme, mais qui pouvait savoir
+imparfaitement l'histoire d'Angleterre; et pourvu qu'il ne soit pas
+absolument impossible d'admettre que le Dante ait pu se permettre un
+vers tel que je le propose, je prfrerai toujours de croire que c'est
+ainsi qu'il l'avait crit. Enfin, si c'est lui qui a commis cette faute,
+il reste encore inconcevable que de tous ses commentateurs il n'y en ait
+pas un qui l'ait aperue, qui l'ait releve, ni qui ait cherch la
+rectifier par l'histoire; qu'enfin personne en Italie n'ait vu jusqu'
+prsent dans ce vers ou une faute grave du pote, ou une altration
+importante de son texte; et dans l'un comme dans l'autre cas, une
+horrible confusion et des anachronismes ridicules dans tous les
+commentateurs, sans exception. Si les commentateurs ou les diteurs
+venir veulent tre plus exacts, j'ai cru que cette note pourrait leur
+tre de quelque utilit.
+
+Page 122, add. la note 1.--Quatre traducteurs franais ont rendu de la
+manire suivante ce passage si difficile: _Padre, assai ci fia men
+doglia_, etc. On peut choisir entre leurs versions et la mienne. Mon
+pre, que ne nous manges-tu plutt? C'est toi qui nous a donn cette
+misrable chair, reprends-la. Watelet, dans la _Potique_ de Marmontel.
+
+Mon pre, mange-nous plutt, nous souffrirons beaucoup moins; c'est toi
+qui nous a donn cette misrable chair, reprends-la. Moutonnet de
+Clairfons.
+
+Mon pre, il nous sera moins dur d'tre mangs par toi; reprends de
+nous ces corps, ces misrables chairs que tu nous a donnes. Rivarol.
+
+Mon pre, c'est vous qui nous avez donn cette misrable chair,
+reprenez-la, et plutt que de vous dvorer vous-mme, nourrissez-vous de
+vos enfants. Detouteville, dition de Salior.
+
+Page 155, ligne 1.--Homre lui-mme n'est pas au-dessus de notre pote,
+etc. Dans ces beaux vers:
+
+ [Grec:] Oi per pholln thene, toide kai andrn
+ Ps'ulla ta men g'anemos chamadis cheei, etc.
+ (_Iliad_. lib. VI, v. 146 et suiv.)
+
+Page 161, ligne 24.--Il voit la mtamorphose de Philomle en oiseau.
+J'ai suivi Venturi, Lombardi, et la plupart des interprtes, qui
+entendent ici Philomle, quoique le texte paraisse d'abord convenir
+davantage Progn.
+
+ _Dell' empiezza di lei che mut forma
+ Nell' uccel che a cantar pi si diletta
+ Nell' imagine mia apparve l'orma._
+
+Ce fut Progn qui fut vraiment impie, en tuant son fils Itys pour le
+faire manger Tre; mais Philomle prit part ce crime: ce fut elle
+qui gorgea Itys aprs que Progn lui et perc le flanc:
+
+ _Jugulum Philomela resolvit._ (Mtam., lib. VI.)
+
+Et quand Tre eut fait cet horrible repas, ce fut encore elle qui mit
+sous les yeux du pre la tte sanglante de son fils:
+
+ _Ityosque caput Philomela cruentam
+ Misit in ora patris._ (Ibid.)
+
+C'est elle cependant qui passe le plus gnralement pour avoir t
+change en rossignol; et quand on parle des causes de sa mtamorphose,
+on ne cite que son malheur, et l'on ne dit rien de cette vengeance
+barbare. Mais tous les auteurs ne sont pas d'accord au sujet de ces deux
+soeurs. Il y en a qui prtendent que Philomle fut change en hirondelle
+et Progn en rossignol. De ce nombre sont _Probus_, sur la sixime
+glogue de Virgile, _Libanius_, voy. _Excerpta Groecorum sophistarum ac
+rhetorum Leonis Allatii_, Narrat. 12; et Strabon, cit par _Natalis
+Comes_, ou Noel Conti, Mythol., lib. VII, c. 10. C'est leur autorit que
+Dante parat avoir suivie; ce qui le prouve, c'est que plus haut, dans
+le neuvime chant, il dit que vers le matin l'hirondelle commence ses
+tristes plaintes, peut tre au souvenir des ses anciens malheurs. Voy.
+ci-dessus, p. 187.
+
+ _Nell' ora che comincia i tristi lai
+ La rondinella presso alla matina,
+ Forse a memoria de' suoi primi guai._
+ (_Purg._, c. 9, v. 13.)
+
+Page 239, ligne 23.--Mais la fin du sicle ne s'coulera pas, que la
+fortune changeant le cours des vents, etc. La plupart des interprtes
+entendent ici que Dante met son esprance dans l'arrive de l'empereur
+Henri VII en Italie; mais Lombardi croit qu'il dsigne plutt _Can
+Grande della Scala_, annonc ds le premier chant de l'_Enfer_, comme
+celui qui devait ramener l'ordre et le bonheur sur la terre;
+c'est--dire, faire triompher le parti Gibelin, dont il venait d'tre
+nomm chef.
+
+Page 265, lig. 23.--Mais il est temps de quitter le Dante. Au lieu de
+cette fin du chapitre X, j'avais d'abord mis la suivante, que j'aurais
+peut-tre mieux fait d'y laisser: Le travail long et pnible que j'ai
+entrepris sur le plus clbre et le moins connu des potes italiens,
+atteindra-t-il le but que je me suis propos? J'ai voulu qu'il laisst
+dans l'esprit une ide nette du plan gnral de son pome et de
+l'excution de ce plan dans toutes ses parties. J'ai voulu que l'on pt
+suivre avec moi la marche de ce gnie extraordinaire, et qu'il restt,
+aprs avoir lu ce que je dirais de lui, une notion claire et prcise, au
+lieu de ces notions vagues et confuses qui en existent, non seulement en
+France, mais mme en Italie. La difficult de ce travail, qu'on n'avait
+encore tent dans aucune langue, ne peut tre sentie que de ceux qui
+Dante est connu dans la sienne. Mais il en est de la difficult comme du
+temps; elle ne fait rien l'affaire. J'aurais pu m'pargner beaucoup de
+peine, et rduire infiniment cette analyse; j'aurais mieux satisfait mon
+got, j'aurais peut-tre plu davantage, mais j'aurais t moins utile.
+On aurait su ce que je pense sur Dante; on n'aurait eu aucun moyen de
+plus de savoir ce qu'on en doit penser. Le vague et la confusion dans
+les ides qu'on s'en forme et dans les jugements qu'on en porte,
+seraient rests les mmes. C'est ce que je n'ai pas voulu; et, j'ose le
+dire, c'est ce qui en effet ne sera pas, si l'on veut lire avec quelque
+attention cette partie de mon ouvrage, celle de toutes, sans nulle
+comparaison, que j'ai le plus soigne, et si j'ai russi y mettre
+autant de clart que j'ai eu d'amour du vrai, d'application, de patience
+et de zle.
+
+Page 328, addition la note 3.--Ce qui m'tonne plus que tout le reste,
+c'est que M. l'abb Ciampi, qui; dans ses _Memorie della Vita di messer
+Cino_, etc., Pise, 1808, indique un grand nombre de vers de ce pote, ou
+imits, ou mme pris tout entiers par Ptrarque; lui qui dit
+positivement, qu' chaque pas on rencontre dans les posies de _Cino_,
+les mouvements de Ptrarque, _le masse Petrarchesche_, et qui en cite
+plusieurs exemples, ne dit rien, ni de ce sonnet de _Cino_, ni de cette
+_canzone_ de Ptrarque. (Voyez _Memor. della Vita_, etc., p. 95 98.)
+Cet auteur attribue _Cino_, p. 26 de ces mmes Mmoires, la _canzone_:
+_Ohim lasso quelle treccie bionde_, que _Pilli_ a insre dans son
+dition des Posies de _Cino_, mais qui passe pour tre du Dante, et qui
+est aussi imprime dans ses OEuvres. Il appuie avec beaucoup de raison,
+selon moi, son opinion sur les vers suivants qui terminent la dernire
+strophe:
+
+ _Ohim vasel compiuta
+ Di ben sopra natura,
+ Per volta di ventura[721]
+ Condotto fosti suso gli aspri monti,
+ Dove t'ha chiuso, ahim, tra durisas.
+ La morte, che due fonti
+ Fatte ha di lagrimar gli occhi miei lassi._
+
+[Note 721: M. l'abb Ciampi a pass ce vers, qui est pourtant
+essentiel au sens.]
+
+Hlas! toi qui renfermais des perfections et des biens au-dessus de la
+nature, un revers de fortune t'a conduite au haut de ces pres
+montagnes, o la mort t'a renferme sous la pierre; elle y a chang mes
+tristes yeux en deux sources de larmes. Il est certain que cela
+convient parfaitement _Selvaggia_, et n'a aucun rapport avec Batrix.
+En attribuant au Dante, cette _canzone_, selon l'opinion commune, comme
+je l'ai fait, t. I, p. 462, avant de connatre l'ouvrage de M. Ciampi,
+ou plutt avant qu'il ft fait, j'ai observ que cette figure de style,
+ce retour de l'interjection _oim_! rpte plusieurs fois dans la mme
+strophe, et dans toutes les strophes de la _canzone_, avait t imite
+par Ptrarque, dans le sonnet _Oim il bel viso, oim il soave sguardo_,
+etc. J'ajouterai qu'il est plus naturel que Ptrarque ait emprunt cela
+de plus _Cino_, qu'il aimait et qu'il imitait souvent, que du Dante,
+qu'il connaissait moins et qu'il enviait peut-tre, comme on le voit
+dans sa Vie; mais je remarque encore avec quelque surprise, que M.
+Ciampi n'a point observ cette ressemblance, ou plutt cette vidente
+imitation.
+
+Page 397, sur l'ptre la Postrit.--M. Baldelli ne veut pas que
+l'ptre la Postrit ait t crite alors (1352); il veut que ce soit
+beaucoup plus tard, en 1372, aprs que Ptrarque et fait une autre
+invective en rponse un Franais qui l'avait attaqu. Sa raison parat
+trs-bonne, et je m'y tais d'abord rendu. Ptrarque trace, dans cette
+ptre, le tableau de sa vie. Aprs avoir dit, qu' l'ge de neuf ans il
+fut amen en France, Avignon, il ajoute que le Pontife romain y tient
+l'glise du Christ en exil, et l'a tenue long-temps, quoiqu'il et paru,
+il y avait peu d'annes, la remettre sa place; mais cela s'tait
+rduit rien, du vivant mme d'Urbain, comme s'il s'tait repenti de
+cette bonne action. Si ce pape et vcu quelque temps de plus, Ptrarque
+lui et fait voir ce qu'il pensait de ce retour; dj il tenait la plume
+pour lui crire; mais ce malheureux Pontife avait abandonn trop tt et
+son noble dessein et la vie, etc. Or, Urbain V ne fut lu pape, qu'en
+1362; il rtablit le sige pontifical Rome, en 1367, retourna, en
+1370, Avignon, et mourut presque en y arrivant. Ptrarque ne peut donc
+avoir crit ce passage en 1352; la date de 1372, poque de sa rponse
+aux attaques d'un Franais, y convient donc beaucoup mieux. Ce
+raisonnement me paraissait sans rplique; voici ce qui m'a fait changer
+d'avis. En finissant cette ptre, destine retracer aux yeux de la
+Postrit, la carrire qu'il avait parcourue, Ptrarque s'arrte au
+moment o, ayant perdu le bon seigneur de Padoue, Jacques de Carrare, il
+tait retourn en France. Quoique son fils, dit-il, prince trs-sage et
+qui m'est trs-cher, lui ait succd, et qu' l'exemple de son pre, il
+m'aye toujours chri et honor, cependant, ayant perdu celui avec qui
+j'avais plus de rapports, surtout l'gard de l'ge, je suis revenu en
+France ( Avignon), ne pouvant me fixer; et non pas tant par le dsir
+de revoir ce que j'avais vu mille fois, que par le besoin de remdier
+mon ennui, comme le font les malades, par le changement de lieu. _Ego
+tamen illo amisso cum quo magis mihi, proesertim de oetate, convenerat,
+redii rursus in Gallias, stare nescius; non tam desiderio visa millies
+revisendi, quam studio, more oegrorum, loci mutatione toediis consulendi._
+Ce sont les derniers mots de l'ptre. Il est vident que cela ne peut
+avoir t crit que peu de temps aprs la mort de Jacques de Carrare, et
+lorsque Ptrarque tait de retour dans Avignon. Il n'et pas termin
+ainsi le compte qu'il rendait la Postrit, des vnements de sa vie,
+lorsque dj depuis vingt ans, il avait quitt pour toujours Avignon et
+la France; lorsque, aprs avoir fait de longs sjours Milan, Venise,
+aprs avoir prouv toutes les vicissitudes dont cette priode de sa vie
+fut agite, aussi intimement li avec Franois de Carrare, qu'il l'avait
+t jadis avec son pre, devenu languissant, affaibli par l'ge et par
+l'tude, il s'tait enfin rfugi, comme en un port, dans sa douce
+retraite d'Arqua, o il mourut deux ans aprs. Cette impossibilit n'est
+pas pour moi moins absolue ni moins dmontre que la premire. Ce qui me
+parat donc vraisemblable, c'est que tout ce qui a trait Urbain V,
+dans le premier passage, ait t interpol ou ajout aprs coup, par
+Ptrarque lui-mme. Sans doute il conservait une copie de cette ptre,
+qui contenait la rfutation des calomnies rpandues autrefois contre
+lui; elle lui revint sous les yeux, peu de temps aprs le retour en
+France et la mort d'Urbain V. Proccup comme il l'tait, de cet
+vnement qui renversait toutes ses esprances, il crivit, ou en marge,
+ou en interligne, ce qui regarde ce Pontife; et c'est sur cette copie
+qu'auront t faites, aprs sa mort, celles qui ont servi, plus de cent
+ans aprs, pour l'dition de ses oeuvres. Cela est beaucoup plus naturel
+que de penser que, dans la position o il tait, en 1372, il et pu
+terminer aussi imparfaitement une pice laquelle il devait attacher
+tant d'importance. D'ailleurs, dans la premire de ces deux poques, il
+tait calomni vivement par les mdecins du pape, et tourment par ces
+calomnies, dans une cour o il tait souvent oblig de paratre; dans la
+seconde, on lui apportait, en Italie, une invective crite contre lui,
+en France. C'tait dj beaucoup que de rpondre par une autre
+invective, une libelliste anonyme; il n'y avait rien l d'assez fort
+ni d'assez inquitant pour engager Ptrarque rclamer devant le
+tribunal de la Postrit, contre les injures lointaines d'un auteur
+inconnu. J'ai donc rtabli, tel qu'il tait d'abord, ce passage que
+j'avais effac. Je prie ceux qui penseraient autrement que moi, de
+suspendre leur jugement, jusqu' ce qu'ils soient parvenus, dans cette
+Vie de Ptrarque, la date de 1372, et de relire alors la fin de
+l'ptre la Postrit, telle que je l'ai fidlement cite, et telle
+qu'on la trouve en tte des OEuvres latines de Ptrarque, dans les deux
+ditions de Ble.
+
+Page 407, ligne 14.--C'est lui ( Galas Visconti) que Ptrarque
+s'tait principalement attach. Galas avait fix son sjour Pavie.
+Ptrarque y passa plusieurs annes auprs de lui. Ce prince s'y occupa
+constamment de l'encouragement des lettres, et y fonda une universit
+qui ne tarda pas devenir clbre. Il parat hors de doute, quoique les
+historiens n'en parlent pas, que Ptrarque eut, par ses conseils, une
+grande part cette fondation, et tout ce que Galas fit en faveur des
+lettres.
+
+Page 458, ligne 29.--D'autres biens plus grands encore. Entre les
+dtails prcieux que l'on peut recueillir de ce dialogue, il s'en trouve
+un qui prouve, que si Laure fut toujours sage, Ptrarque n'oublia rien
+pour qu'elle cesst de l'tre, et qu'il y eut, entre eux, plus de
+rapprochements et plus d'intimit qu'on ne le voit dans les posies de
+Ptrarque ni dans aucun de ses autres ouvrages. Saint-Augustin lui
+demande pourquoi cette femme qu'il vante tant, pourquoi cet excellent
+guide, le voyant hsiter et chanceler dans la route, ne l'a pas dirig
+vers les choses clestes, ne l'a pas conduit par la main comme on
+conduit les aveugles, et ne lui a pas indiqu par o il fallait monter?
+Elle l'a fait autant qu'elle a pu, rpond Ptrarque. Et qu'a-t-elle
+fait autre chose, lorsque, sans se laisser toucher par mes prires, ni
+vaincre par les discours les plus flatteurs, elle est reste fidle
+l'honneur de son sexe; lorsque, rsistant en mme temps son ge et au
+mien, mille choses qui auraient flchi toute autre qu'elle, elle est
+reste ferme et inbranlable? L'esprit d'une femme m'enseignait ce qui
+tait du devoir d'un homme. Pour m'engager suivre les lois de la
+pudeur, sa conduite tait, la fois, un exemple et un reproche. Enfin,
+quand elle m'a vu briser mes rnes et courir au prcipice, elle a mieux
+aim m'abandonner que de m'y suivre. Cette conduite est admirable; mais
+pour la tenir, pour rsister de si dangereux assauts, il faut y tre
+expose, il faut voir un homme assez en particulier et avec assez de
+suite pour qu'il puisse les livrer.
+
+Page 441, addition la note.--Il existe Florence, dans la
+bibliothque Marcienne, ou des Dominicains de Saint-Marc, maintenant
+runie la bibliothque Laurentienne, un trs-ancien manuscrit des
+ptres de Ptrarque, qui, s'il n'est pas de sa main, est au moins du
+mme sicle que lui. La mme note qui est sur le Virgile, est transcrite
+sur ce manuscrit, d'une criture un peu moins ancienne; et avec cette
+observation: Ce qui suit se trouve crit et ce qu'on dit, de la
+propre main de Franois Ptrarque, sur un Virgile qui lui appartenait,
+et qui est maintenant Pavie, dans la bibliothque du duc de Milan.
+_Pietro Candida Decembria_, crivain du quinzime sicle, dans une
+lettre crite, en 1468, qui est en manuscrit dans la bibliothque
+Ambroisienne, dit que le Virgile mme, avec les Commentaires de Servius,
+fut crit par Ptrarque, dans sa jeunesse; que l'ayant revu dans sa
+vieillesse, il y ajouta plusieurs notes, et rfuta, en plus d'un
+endroit, les remarques de Servius. Bernard _Ilicinio_, contemporain de
+_Decembrio_, et auteur d'une Vie de Ptrarque, cite, comme originale, la
+note dont il s'agit. Ce Virgile est enrichi d'une miniature reprsentant
+le sujet de l'_Enide_, que les connaisseurs s'accordent regarder
+comme un ouvrage de Simon de Sienne. Il se peut que Ptrarque, ayant
+retrouv, en 1338, ce manuscrit qu'il avait perdu, ait pri Simon, qui
+fut appel Avignon l'anne suivante, et qui devint son ami, d'y
+ajouter cet ornement pour en augmenter le prix. Le manuscrit resta dans
+le mme tat pendant prs de deux sicles, dans la bibliothque de
+Milan. En 1795, une partie de la feuille sur laquelle cette note est
+crite, s'tant dtache de la couverture, et mme un peu dchire, les
+bibliothcaires aperurent des caractres qu'on n'y avait pas souponns
+jusqu'alors. La curiosit les engagea dcoller entirement la feuille;
+ils y mirent le plus grand soin; mais le parchemin tait si fortement
+coll, que les caractres laissant leur empreinte sur le bois de la
+couverture, restrent presqu'entirement effacs; en sorte que l'on put
+ peine y lire une autre notice, qui est aussi crite de la main de
+Ptrarque. Il y a d'abord consign l'poque de la perte qu'il avait
+faite et de la restitution du manuscrit; il lui avait t vol aux
+kalendes de novembre 1326, et il lui fut rendu Avignon, le 17 avril
+1338. Il met ensuite, par ordre, les pertes qu'il avait faites de
+plusieurs de ses amis, avec la date de la nouvelle qu'il en avait reue,
+et avec des expressions de regret et de douleur, et des plaintes sur la
+solitude o il se trouve de plus en plus dans le monde. Tous ces dtails
+prouvent une me aussi profondment sensible que son esprit tait tendu
+et lev.
+
+Page 469, ligne 11.--Il en avait brl des paquets, des coffres entiers
+(de ses lettres et de ses papiers). En 1134, avant de partir de Parme,
+pour faire un voyage en Lombardie, Ptrarque fit une revue dans ses
+papiers. Plusieurs coffres en taient confusment remplis. Son premier
+mouvement fut de les jeter tous au feu; mais il lui prit envie de les
+relire, et il y passa plusieurs jours. Il y avait des crits en prose et
+en vers, les uns latins, les autres rims en langue vulgaire. Il voulut
+d'abord les corriger; mais se rappelant ensuite de grands ouvrages qu'il
+avait entrepris, et qui lui paraissaient mieux mriter qu'il y consacrt
+tout son temps, il reprit sa premire ide, et se mit livrer aux
+flammes tout ce qui lui venait sous la main. Plus de mille ptres ou
+pomes de toute espce y prirent. Des paquets existaient encore. Il
+s'aperut heureusement, quoique un peu tard, qu'il brlait un bien qui
+appartenait ses amis: il se souvint que son cher Socrate lui avait
+demand sa prose, Barbate de Sulmone ses vers. Il commena alors un
+triage de ce qui lui restait, et c'est ce qui nous a procur les huit
+livres de ses _Choses familires_, ddis Socrate, et les trois livres
+de ses vers latins, adresss Barbate de Sulmone.
+
+Page 469, ligne 22.--Ces lettres sont trs-importantes, etc. Ptrarque
+destinant lui-mme la postrit, le choix qu'il avait fait de ses
+lettres, les avait distribues en quatre classes. La premire, divise
+en vingt-quatre livres, est intitul _Familiarum rerum_, et comprend
+tous les vnements de sa vie, depuis son premier voyage Paris, en
+1331, jusqu' son dpart de Milan, en 1361. Il intitula la seconde
+classe, _Semtium_. Elle contient dix-sept livres, et renferme les
+ptres qu'il crivit depuis 1361 jusqu' sa mort; la troisime classe
+est celle des ptres en vers; elle est partage en trois livres; la
+quatrime enfin, contient les lettres crites contre le clerg et contre
+la cour Romaine. Il supprima les noms de ceux qui elles taient
+adresses, et les intitula: _Epistoloe sine nomine_ ou _sine titulo_. Les
+lettres de Ptrarque ont t imprimes deux fois dans le XVe. sicle,
+conjointement avec toutes ses oeuvres latines, et deux fois sparment,
+mais toujours incompltes. Les derniers diteurs de Ble, eux-mmes, au
+XVIe. sicle, en donnant les seize livres des _Senilium_ qui n'taient
+pas dans les premires ditions, et les trois livres d'ptres en vers,
+n'ont imprim que huit livres des _Familiarium rerum_. Il parut, en
+1601, Genve, une dition in-8. des seules lettres en prose, divises
+en dix-sept livres, mais o les _Senilium_ ne sont pas. L'diteur assure
+qu'il s'y trouve soixante-cinq lettres de plus que dans toutes les
+ditions prcdentes; mais il en reste encore beaucoup d'indites[722].
+
+[Note 722: La premire dition des OEuvres latines de Ptrarque est
+de 1495, Ble, in-fol., rpte aussi Ble, 1496, in-4. gr.; la
+seconde est de 1496, Venise, in-fol. Il y eut quatre autres Venise,
+deux en 1501, et les deux autres en 1503 et 1516. C'est d'aprs ces
+anciennes ditions qu'ont t faites les deux de Ble, 1554 et 1481,
+in-fol. La premire dition des Lettres, sans les autres oeuvres, remonte
+jusqu'en 1484, sans nom de lieu.]
+
+Les vingt-quatre livres complets des _Familiarium_, sont dans le beau
+manuscrit de la Bibliothque impriale, n. 8568, sur vlin, copi l'an
+1388, selon M. _Baldelli_, qui cite le catalogue imprim de la
+Bibliothque du Roi. (Voyez _Del Petrarca e delle sue opere_, page 213).
+C'est, dans ce Catalogue, une erreur dont je crois que voici la cause.
+On lit, la fin de la dernire lettre du manuscrit, ces mots crits
+d'une trs-jolie criture: _Jo. legit complet_ 1388, 23 _februarii
+hora_ 4e. Ce _Jo._ (_Johannes_) fut sans doute l'un des premiers
+possesseurs du manuscrit qui l'avait lu et compltement collationn, le
+23 fvrier 1388. Il l'avait lu loisir, car tout le volume est rempli
+de notes marginales, crites de la mme main. Cette copie avait donc t
+faite avant l'anne dont cette date ne porte que le second mois.
+Peut-tre mme l'avait-elle t du vivant, et sous les yeux de
+Ptrarque, qui n'tait mort que trente-cinq ans auparavant. La
+Bibliothque impriale possde un autre manuscrit des lettres,
+entirement conforme au premier, quant ce qu'il contient, mais sur
+papier, et copi dans le XVe sicle, n. 8569. Il est du fonds de
+Colbert.
+
+M. _Baldelli_, dans l'article 5 de ses _Illustrazioni_, cite encore
+plusieurs manuscrits trs-prcieux des Bibliothques de Venise, de Rome
+et de Florence, qu'il a consults avec fruit pour son ouvrage. Ce savant
+estimable projetait une dition complte des oeuvres latines de
+Ptrarque, dont ses ptres forment la plus importante partie; et l'on
+voit, par cet article mme, qu'il s'tait parfaitement prpar cette
+entreprise. Il est bien dsirer, pour l'intrt des lettres, qu'il n'y
+ait pas renonc.
+
+Page 476.--Un fragment du pome de l'_Afrique_ a fait tomber un rudit
+franais, dans une erreur bien extraordinaire. Lefebvre de Villebrune
+donna, en 1781, une dition du pome de _Silius Italicus_. Il prtendit
+restituer ce pote, un fragment qu'il accusa Ptrarque de lui avoir
+drob; et il l'insra effrontment dans son dition, sans savoir ou
+sans se rappeler que le pome de _Silius_ n'tait pas retrouv au temps
+de Ptrarque, et ne le fut que dans le sicle suivant, par le Pogge;
+sans s'appercevoir, plusieurs expressions trs-remarquables, que la
+latinit de ce fragment ne s'accorde pas avec le latin trs-pur de
+_Silius_; que, par exemple, ces phrases: _Vicinia mortis, fortunoe
+terminus altoe, homo natus sortis iniquoe, transire labores_, et plusieurs
+autres, sont du latin du XIVe sicle; qu'un substantif avec deux
+pithtes, comme _aurea alla palatia_, est tout--fait italien, etc.;
+sans prendre garde enfin que ce fragment, qui contient un discours de
+Magon mourant, va trs-bien dans l'endroit de l'_Africa_, de Ptrarque,
+o il est plac, la fin du septime livre, mais qu'il est au contraire
+fort dplac vers le commencement du dix-septime sicle des _Punicrum_
+de _Silius_; que Magon y parle de la blessure dont il meurt, et qu'on ne
+l'a point vu bless auparavant; que, dans la suite du pome,
+non-seulement il n'est plus question de sa mort; mais que, dans
+plusieurs passages, il est encore cens vivant; qu'entre autres, Annibal
+parle deux fois, dans le dernier livre de _Silius_, de la mort d'un seul
+de ses frres, Asdrubal (v. 260 et 460), et qu'il ne dit rien de son
+autre frre Magon, ce qu'il n'et pas manqu de faire, s'il l'et en
+effet perdu. Tant de bvues dans un prtendu savant, qui osait accuser
+Ptrarque de plagiat, et parler de lui avec mpris, qui n'en tmoignait
+pas moins pour des savants, tels que Ileinsius, Drakemborek, et tous
+ceux qui avaient travaill avant lui sur _Silius Italicus_, l'ont
+couvert, et en Italie, et en Allemagne, d'un ridicule ineffaable, et
+ont compromis l'rudition franaise aux yeux des savants trangers.
+Voyez sur cette bvue de Villebrune, sur ce qui en fut cause, et sur ce
+qui aurait d l'en garantir, l'article IV des _Illustrazioni_, la fin
+de l'ouvrage de M. _Baldelli_, page 199.
+
+Page 525, ligne 25.--Il ne manque votre bonheur que de vous
+contempler vous-mmes, etc. Nous avons vu plusieurs exemples de
+passages de _Cino da Pistoia_, imits par Ptrarque; celui-ci est un de
+ceux o l'imitation est la plus vidente. _Cino_ termine ainsi sa
+_canzone_ sur les yeux de _Selvaggia_:
+
+ _Poich veder voi stessi non potete,
+ Vedete in altri almen quel che voi sete._
+ (_Rime di div. ant. Aut. Tosc._, 1740, _p._ 139.)
+
+Et Ptrarque dit ici aux yeux de Laure:
+
+ _Luci beate e liete
+ Se non che'l veder voi stesse v' tolto:
+ Ma quante volte a me vi rivolgete
+ Conoscete in altrui quel che voi sete._
+
+
+
+FIN DU SECOND VOLUME.
+
+
+
+MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIRE, N. 27.
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire littraire d'Italie (2/9), by
+Pierre-Louis Ginguen
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTRAIRE D'ITALIE (2/9) ***
+
+***** This file should be named 31636-8.txt or 31636-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+
+Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothque nationale
+de France (BnF/Gallica)
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+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
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+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Histoire littéraire d'Italie (2/9)
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+Author: Pierre-Louis Ginguené
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+Editor: Pierre-Claude-François Daunou
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+Release Date: March 14, 2010 [EBook #31636]
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+Language: French
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+Character set encoding: UTF-8
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (2/9) ***
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+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreaders Europe at
+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
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+<br><br>
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+<h2>HISTOIRE LITTÉRAIRE</h2>
+
+<h1>D'ITALIE,</h1>
+
+<h2>Par P.L. GINGUENÉ,</h2>
+
+<h3>DE L'INSTITUT DE FRANCE.</h3>
+
+<h3>SECONDE ÉDITION,</h3>
+
+<h5>REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR,<br>
+ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE<br>
+PAR M. DAUNOU.</h5>
+<br>
+<h3>TOME SECOND.</h3>
+<br>
+<p class="mid">A PARIS,<br>
+
+CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR,<br>
+PLACE DES VICTOIRES, N°. 3.<br>
+M. DCCC. XXIV.</p>
+
+<br><br>
+
+<hr class="full">
+
+<h3>PREMIÈRE PARTIE.</h3>
+
+ <hr class="short">
+
+<h3>CHAPITRE VIII.</h3>
+
+<h4>SUITE DU DANTE.</h4>
+
+<p class="mid"><i>Analyse de la Divina Commedia</i>.</p>
+<br>
+<h4>SECTION PREMIÈRE.</h4>
+
+<p class="mid"><i>Plan général du poëme; Invention; Sources<br> où le Dante a pu puiser</i>.</p>
+
+<p>L'invention est la première des qualités poétiques: le premier rang
+parmi les poëtes est unanimement accordé aux inventeurs. Mais en
+convenant de cette vérité, est-on toujours bien sûr de s'entendre? La
+poésie a été cultivée dans toutes les langues. Toutes ont eu de grands
+poëtes; quels sont parmi eux les véritables inventeurs? Quels sont ceux
+qui ont créé de nouvelles machines poétiques, fait mouvoir de nouveaux
+ressorts, ouvert à l'imagination un nouveau champ, et frayé des routes
+nouvelles? A la tête des anciens, Homère se présente le premier, et si
+loin devant tous les autres, qu'on peut dire même qu'il se présente
+seul. Dans l'antiquité grecque, il eut des imitateurs, et n'eut point de
+rivaux. Il n'en eut point dans l'antiquité latine, si l'on excepte un
+seul poëte, qui encore emprunta de lui les agents supérieurs de sa fable
+et les ressorts de son merveilleux. La poésie, jusqu'à l'extinction
+totale des lettres, vécut des inventions mythologiques d'Homère, et n'y
+ajouta presque rien. A la renaissance des études, elle balbutia quelque
+temps, n'osant en quelque sorte rien inventer, parce qu'elle n'avait pas
+une langue pour exprimer ses inventions. Dante parut enfin; il parut
+vingt-deux siècles après Homère<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>; et le premier depuis ce créateur de
+la poésie antique, il créa une nouvelle machine poétique, une poésie
+nouvelle. Il n'y a sans doute aucune comparaison à faire entre
+l'<i>Iliade</i> et la <i>Divina Commedia</i>; mais c'est précisément parce qu'il
+n'y a aucun rapport entre les deux poëmes qu'il y en a un grand entre
+les deux poëtes, celui de l'invention poétique et du génie créateur. Un
+parallèle entre eux serait le sujet d'un ouvrage; et ce n'est point cet
+ouvrage que je veux faire. Je me bornerai à les observer comme
+inventeurs, ou plutôt à considérer de quels éléments se composèrent
+leurs inventions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> On croit communément qu'Homère vivait 900 ans avant J.-C.</blockquote>
+
+<p>Long-temps avant Homère, des figures et des symboles imaginés pour
+exprimer les phénomènes du ciel et de la nature, avaient été
+personnifiés et déifiés. Désormais inintelligibles dans leur sens
+primitif, ils avaient cessé d'être l'objet d'une étude, pour devenir
+l'objet d'un culte. Ils remplissaient l'Olympe, couvraient la terre,
+présidaient aux éléments et aux saisons, aux fleuves et aux forêts, aux
+moissons, aux fleurs et aux fruits. Des hommes, d'un génie supérieur à
+ces temps grossiers et barbares, s'étaient emparés de ces croyances
+populaires, pour frapper l'imagination des autres hommes et les porter à
+la vertu. Orphée, Linus, Musée chantèrent ces Dieux, et furent presque
+divinisés eux-mêmes pour la beauté de leurs chants. D'autres avaient
+raconté dans leurs vers les exploits des premiers héros. La matière
+poétique existait; il ne manquait plus qu'un grand poëte qui en
+rassemblât les éléments épars, et dont la tête puissante, combinant les
+faits des héros avec ceux des êtres surnaturels, embrassant à la fois
+l'Olympe et la terre, sût diriger vers un but unique tant d'agents
+divers, et les faire concourir tous à une action, intéressante pour un
+seul pays, par son objet particulier, et pour tous, par la peinture des
+sentiments et des passions: ce poëte fut Homère. Je ne sais s'il faut
+croire, avec des critiques philosophes<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>, qu'il voulut représenter dans
+ses deux fables la vie humaine toute entière; dans l'<i>Iliade</i>, les
+affaires publiques et la vie politique; dans l'<i>Odyssée</i>, les affaires
+domestiques et la vie privée; dans le premier poëme, la vie active, et
+la contemplative dans le second; dans l'un, l'art de la guerre et celui
+du gouvernement; dans l'autre, les caractères de père, de mère, de fils,
+de serviteur, et tous les soins de la famille; en un mot, si l'on doit
+admettre que dans ces deux actions générales, et dans chacune des
+actions particulières qui y concourent, Homère se proposa de donner aux
+hommes des leçons de morale, et de leur présenter des exemples à suivre
+et à fuir; mais ce qui est certain, c'est que l'<i>Iliade</i> entière a ce
+caractère politique et guerrier; l'<i>Odyssée</i>, cet intérêt tiré des
+affections domestiques; c'est que les enseignements de la philosophie
+découlent en quelque sorte de toutes les parties de ces deux grands
+ouvrages. Enfin, il est évident qu'Homère, soit de dessein formé, soit
+par l'instinct seul de son génie, réunit dans ses poëmes les croyances
+adoptées de son temps, les faits célèbres qui intéressaient sa nation et
+qui avaient fixé l'attention des hommes, et les opinions philosophiques,
+fruits des méditations des anciens sages.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> Gravina, <i>Della ragion poëtica</i>, l. I, c. XVI.</blockquote>
+
+<p>C'est aussi ce que fit Dante; mais avec quelle différence dans les
+temps, dans les événements publics, dans les croyances, dans les maximes
+de la morale! Une barbarie plus féroce que celle des premiers siècles de
+la Grèce, avait couvert l'Europe; on en sortait à peine, ou plutôt elle
+régnait encore. Il n'y avait point eu, entre elle et le poëte, des
+siècles héroïques qui laissassent de grands souvenirs, qui pussent
+fournir à la poésie des peintures de mœurs touchantes, des récits
+d'exploits et de travaux entrepris pour le bonheur des hommes, ou de
+grands actes de dévouement et de vertu. Ceux de ces événements qui
+pouvaient, à certains égards, avoir ce caractère n'avaient point encore
+acquis par l'éloignement l'espèce d'optique qui efface les petits
+détails et ne fait briller que les grands objets. Les querelles entre le
+Sacerdoce et l'Empire, les Gibelins et les Guelfes, les Blancs et les
+Noirs, c'était là tout ce qui, en Italie, occupait les esprits, parce
+que c'était ce qui touchait à tous les intérêts, disposait des fortunes
+et presque de l'existence de tous. Dante, plus qu'aucun autre,
+personnellement compromis dans ces troubles, devenu Gibelin passionné,
+en devenant victime d'une faction formée dans le parti des Guelfes, ne
+pouvait, lorsqu'il conçut et surtout lorsqu'il exécuta le plan de son
+poëme, voir d'autres faits publics à y placer que ceux de ces querelles
+et de ces guerres.</p>
+
+<p>Des croyances abstraites, et peu faites pour frapper l'imagination et
+les sens; tristes, et qui, selon l'expression très-juste de Boileau,</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ D'ornements égayés ne sont point susceptibles;
+</div></div>
+
+<p>terribles, comme il le dit encore, et qui tenaient les esprits fixés
+presque toujours sur des images de supplices, d'épouvante et de
+désespoir, avaient pris la place des ingénieuses et poétiques fictions
+de la Mythologie. Ces croyances étaient devenues l'objet d'une science
+subtile et compliquée, où notre poëte avait le malheur d'être si habile,
+qu'il y avait obtenu la palme dans l'université même qui l'emportait sur
+toutes les autres. La morale des premiers siècles de la philosophie, ni
+celle des premiers siècles du christianisme, la morale d'Homère, ni
+celle de l'Evangile n'existaient plus; des pratiques superstitieuses, de
+vétilleuses momeries, qui ne pouvaient être ni la source ni l'expression
+d'aucune vertu grande et utile, et qui par l'abus des pardons et des
+indulgences s'accordaient avec tous les vices, tenaient lieu de toutes
+les vertus.</p>
+
+<p>C'est dans de telles circonstances, c'est avec ces matériaux si
+différents de ceux qu'avait employés le prince des poëtes, que Dante
+conçut le dessein d'élever un monument qui frappe l'imagination par sa
+hardiesse, et l'étonne par sa grandeur. Des terreurs qui redoublaient
+surtout à la fin de chaque siècle, comme s'il pouvait y avoir des
+siècles et des divisions de temps dans la pensée de l'Éternel,
+présageaient au monde une fin prochaine et un dernier jugement. Les
+missionnaires intéressés qui prêchaient cette catastrophe la
+représentaient comme imminente, pour accélérer et pour grossir les dons
+qui pouvaient la rendre moins redoutable aux donataires. Au milieu des
+révolutions et des agitations de la vie présente, les esprits se
+portaient avec frayeur vers cette vie future dont on ne cessait de les
+entretenir. C'est cette vie future que le poëte entreprit de peindre:
+sûr de remuer toutes les âmes par des tableaux dont l'original était
+empreint dans toutes les imaginations, il voulut les frapper par des
+formes variées et terribles de supplices sans fin et sans espérance, par
+des peines non moins douloureuses, mais que l'espoir pouvait adoucir;
+enfin par les jouissances d'un bonheur au-dessus de toute expression,
+comme à l'abri de tout revers. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis
+s'offrirent à lui comme trois grands théâtres où il pouvait exposer et
+en quelque sorte personnifier tous les dogmes, faire agir tous les vices
+et toutes les vertus, punir les uns, récompenser les autres, placer au
+gré de ses passions ses amis et ses ennemis, et distribuer au gré de son
+génie tous les êtres surnaturels et tous les objets de la nature.</p>
+
+<p>Mais comment se transportera-t-il sur ces trois théâtres pour y voir
+lui-même ce qu'il veut représenter? Les visions étaient à la mode; son
+maître, <i>Brunetto Latini</i>, avait employé ce moyen avec succès, et c'est
+ici le moment de faire connaître l'usage qu'il en avait fait. Son
+<i>Tesoretto</i> est cité dans tous les livres qui traitent de la littérature
+et de la poésie italienne; mais aucun n'a donné la moindre idée de ce
+qu'il contient<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Nous avons vu précédemment que Tiraboschi lui-même
+s'est trompé en ne l'annonçant que comme un Traité des vertus et des
+vices et comme un abrégé du grand <i>Trésor</i>. Un coup-d'œil rapide nous
+apprendra que c'était autre chose, et qu'il est au moins possible que le
+Dante en ait profité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> J'ai observé dans le chapitre précédent qu'il fallait en
+excepter M. Corniani, le dernier qui ait écrit sur l'Histoire littéraire
+d'Italie; mais l'idée qu'il donne du <i>Tesoretto</i> est très-succinte; et
+ce n'est que par une seule phrase qu'il reconnaît la possibilité du
+parti que Dante en avait pu tirer. Voyez que j'ai dit à ce sujet, t. I,
+p. 490, note (2).</blockquote>
+
+<p><i>Brunetto Latini</i>, qui était Guelfe, raconte qu'après la défaite et
+l'exil des Gibelins la commune de Florence l'avait envoyé en ambassade
+auprès du roi d'Espagne. Son message fait, il s'en retournait par la
+Navarre, lorsqu'il apprend qu'après de nouveaux troubles les Guelfes ont
+été bannis à leur tour. La douleur que lui cause cette nouvelle est si
+forte qu'il perd son chemin <i>et s'égare dans une forêt</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a>
+<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>. Il revient
+à lui, et parvenu au pied des montagnes, il voit une troupe innombrable
+d'animaux de toute espèce, hommes, femmes, bêtes, serpents, oiseaux,
+poissons, et une grande quantité de fleurs, d'herbes, de fruits, de
+pierres précieuses, de perles et d'autres objets. Il les voit tous
+obéir, finir et recommencer, engendrer et mourir, selon l'ordre qu'ils
+reçoivent d'une femme qui paraît tantôt toucher le ciel, et s'en servir
+comme d'un voile; tantôt s'étendre en surface, au point qu'elle semble
+tenir le monde entier dans ses bras. Il ose se présenter à elle, et lui
+demander qui elle est: c'est la Nature. Elle lui dit qu'elle commande à
+tous les êtres; mais qu'elle obéit elle-même à Dieu qui l'a créée, et
+qu'elle ne fait que transmettre et faire exécuter ses ordres. Elle lui
+explique les mystères de la création et de la reproduction; elle passe à
+la chute des anges et à celle de l'homme, source de tous les maux de la
+race humaine; elle tire de là des considérations morales et des règles
+de conduite: elle quitte enfin le voyageur après lui avoir indiqué le
+chemin qu'il doit suivre, la forêt dans laquelle il faut qu'il
+s'engage, et les routes qu'il y doit tenir; dans l'une, il trouvera la
+Philosophie et les vertus ses sœurs; dans l'autre, les vices qui lui
+sont contraires; dans une troisième, le dieu d'amour avec sa cour, ses
+attributs et ses armes. La Nature disparaît; <i>Brunetto</i> suit son
+chemin<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a>
+<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>, et trouve en effet tout ce qu'elle lui avait annoncé. Dans le
+séjour changeant et mobile qu'habite l'amour, <i>il rencontre Ovide</i>, qui
+rassemblait les lois de ce dieu, et les mettait en vers<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a>
+<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Il
+s'entretient quelques moments avec lui, et veut ensuite quitter ce lieu;
+mais il s'y sent comme attaché malgré lui, et ne serait pas venu à bout
+d'en sortir, <i>si Ovide ne lui eût fait trouver son chemin</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a>
+<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>. Plus loin
+et dans un des derniers fragments de l'ouvrage, il rencontre aussi
+Ptolomée, l'ancien astronome<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a>
+<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>, qui commence à l'instruire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4"
+name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Pensando a capo chino,<br>
+ Perdei il gran camino,<br>
+ Et tenni alla traversa<br>
+ D'una selva diversa</i>.
+<p class="i14"> Tesoretto.</p>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5"
+name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Or va mastro Brunetto<br>
+ Per un sentieri stretto<br>
+ Cercando di vedere<br>
+ E toccare e sapere<br>
+ Cio' che gli è destinato</i>, etc.
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6"
+name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Vidi Ovidio maggiore<br>
+ Che gli atti dell'amore<br>
+ Che son così diversi<br>
+ Rassembra e mette in versi</i>.
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7"
+name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ch'io v'era si invescato<br>
+ Che gia da nullo lato<br>
+ Potea mover passo.<br>
+ Così fui giunto lasso</i><br>
+ <i>E messo in mala parte;<br>
+ Ma Ovidio per arte<br>
+ Mi diede maestria<br>
+ Si ch'io trovai la via</i>, etc.
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8"
+name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Or mi volsi di canto<br>
+ E vidi un bianco manto:<br>
+ Et io guardai più fiso<br>
+ E vidi un bianco viso<br>
+ Con una barba grande<br>
+ Che su 'l petto si spande.<br>
+<br>
+ Li domandai del nome,<br>
+ E chi egli era, e come<br>
+ Si stava si soletto<br>
+ Senza niun ricetto.<br>
+<br>
+ Cola dove fue nato<br>
+ Fu Tolomeo chiamato<br>
+ Mastro di strolomia<a id="footnotetagA" name="footnotetagA"></a>
+<a href="#footnoteA"><sup class="sml">A</sup></a><br>
+ E di filosofia</i>, etc.
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnoteA"
+name="footnoteA"><b>Note A: </b></a><a href="#footnotetagA">
+(retour) </a> Pour <i>Astronomia</i>.</blockquote>
+
+<p>Voilà donc une vision du poëte, une description de lieux et d'objets
+fantastiques, un égarement dans une forêt, une peinture idéale de vertus
+et de vices; la rencontre d'un ancien poëte latin qui sert de guide au
+poëte moderne, et celle d'un ancien astronome qui lui explique les
+phénomènes du ciel; et voilà peut-être aussi le premier germe de la
+conception du poëme du Dante, ou du moins de l'idée générale dans
+laquelle il jeta et fondit en quelque sorte ses trois idées
+particulières du Paradis, du Purgatoire et de l'Enfer<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a>
+<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>. Il aura une
+vision comme son maître; il s'égarera <i>dans une forêt</i>, dans des lieux
+déserts et sauvages, d'où il se trouvera transporté en idée partout où
+l'exigera son plan, et où le voudra son génie. Il lui faut un guide:
+Ovide en avait servi à <i>Brunetto</i>; dans un sujet plus grand, il choisira
+un plus grand poëte, celui qui était l'objet continuel de ses études, et
+dont il ne se séparait jamais. Il choisira Virgile, à qui la descente
+d'Enée aux enfers donne d'ailleurs pour l'y conduire une convenance de
+plus. Mais s'il est permis de feindre que Virgile peut pénétrer dans les
+lieux de peines et de supplices, son titre de Païen l'exclut du lieu des
+récompenses. Une autre guide y conduira le voyageur. Lorsque dans un de
+ses premiers écrits<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a>
+<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a> il avait consacré le souvenir de Béatrix, objet
+de son premier amour; il avait promis, il s'était promis à lui-même de
+dire d'elle <i>des choses qui n'avaient jamais été dites d'une femme</i>. Le
+temps est venu d'acquitter sa promesse. Ce sera Béatrix qui le conduira
+dans le séjour de gloire, et qui lui en expliquera les phénomènes
+mystérieux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9"
+name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9">
+(retour) </a> On nous a donné dans le <i>Publiciste</i>, 30 juillet 1809, des
+renseignements <i>sur l'origine du poëme du Dante</i>, tirés d'un journal
+allemand intitulé <i>Morgenblatt</i>, d'après lesquels ce serait dans une
+source très-différente que le Dante aurait puisé. On y annonce qu'un
+abbé du Mont-Cassin, nommé Joseph <i>Costanzo</i>, a récemment découvert
+qu'un certain Albéric, moine du même monastère, eut une vision qu'il eut
+soin d'écrire, et pendant laquelle il se crut conduit par saint Pierre,
+assisté de deux anges et d'une colombe, en Enfer et en Purgatoire, d'où
+il fut transporté dans les sept cieux et dans le Paradis. D'autres
+documents, dit-on, prouvent que cet Albéric fut reçu moine au
+Mont-Cassin en 1123, par l'abbé Gerardo, et que, par ordre d'un autre
+abbé, un diacre alors célèbre sous le nom de Paolo rédigea de nouveau la
+vision d'Albéric. On ajoute que le manuscrit du diacre Paolo existe, et
+que sa date ne peut tomber qu'entre les années 1159 et 1181. Albéric,
+qu'il ne faut pas confondre avec un autre Albéric, son contemporain,
+aussi moine du Mont-Cassin, et de plus cardinal, a comme lui un article
+dans les <i>Scrittori Italiani</i> du comte Mazzuchelli. On y trouve tous ces
+faits, si ce n'est qu'au lieu d'un nommé Paul, c'est un nommé Pierre
+diacre, qui retoucha la <i>vision</i> d'Albéric. C'est de celui-ci que la
+chronique d'Ostie dit positivement: <i>Visionem Alberici monaci
+Cassinensis corruptam emendavit</i>. Pierre diacre n'est pas tout-à-fait
+inconnu dans l'histoire littéraire de ce temps: il est auteur du livre
+<i>De Viris illustribus Cassinensibus</i>, cité dans le même article du
+<i>Publiciste</i>, et qui a été publié, avec de savantes notes, par l'abbé
+Mari. Enfin, selon Mazzuchelli, il existe un exemplaire du livre
+d'Albéric, <i>De visione sua</i>, dans la Bibliothèque de la Sapience à Rome.
+Le père Joseph <i>Costanzo</i> n'a donc pas eu beaucoup de peine à faire sa
+découverte: il faudrait avoir sous les yeux l'ouvrage dans lequel il
+l'annonce, et qui paraît avoir été publié à Rome au commencement de ce
+siècle; ne l'ayant pas, ne connaissant tous ces faits que par un journal
+français qui les a tirés d'un journal allemand, qui les tirait lui-même
+d'une lettre écrite par un professeur italien, on doit s'abstenir de
+juger. Le journaliste français, le seul que je puisse citer, allègue
+plusieurs ressemblances entre la vision d'Albéric et le poëme du Dante:
+il y en a de frappantes; je ne sais seulement où il a pu voir que
+l'<i>aigle qui transporte le poëte aux portes du Purgatoire est une
+colombe chez le moine</i>. Il n'est pas du tout question d'aigle dans le
+passage que fait le Dante de l'Enfer au Purgatoire, et il arrive à cette
+seconde partie de son voyage par de tout autres moyens. Je n'ai jamais
+vu non plus de forêt dans le vingt-troisième chant de l'<i>Enfer</i>. Mais,
+demandera-t-on, comment le Dante eut-il connaissance de cette vision
+pour l'imiter? La notice répond que l'on conserve à Florence, dans la
+Bibliothèque Laurentienne, un manuscrit du Dante enrichi de notes par le
+savant Bandini; que d'après ces notes, le Dante avait fait deux fois le
+voyage de Naples avant son exil, et que dans ces voyages il dut entendre
+parler de la vision d'Albéric, qui était sans doute connue dans le pays,
+puisque des artistes en empruntaient des sujets de tableaux, comme le
+prouve un vieux tableau situé, dit-on, dans l'église de Frossa. <i>Il est
+même vraisemblable que cette vision lui fut communiquée à l'abbaye même
+du Mont-Cassin, car on trouve dans le vingt-deuxième chant de son poëme
+un passage qui prouve qu'il la visita</i>. J'ignore si cette conjecture est
+due au chanoine Bandini, ou à l'auteur italien de la lettre, ou à celui
+du journal allemand ou enfin au journaliste français; mais ce qu'il y a
+de certain, c'est que, dans le vingt-deuxième chant de l'<i>Enfer</i>, il n'y
+a rien et ne peut rien y avoir qui ait rapport à une visite au
+Mont-Cassin. Quant au double voyage à Naples, ce serait un fait d'autant
+plus intéressant à éclaircir, qu'il n'en est rien dit dans aucune des
+Vies du Dante publiées jusqu'à présent, depuis celle qu'écrivit Boccace
+qui avait séjourné lui-même assez long-temps à Naples et qui n'aurait pu
+ignorer ce voyage, jusqu'aux excellents Mémoires de Pelli, qui a mis
+tant de soin et une critique si éclairée dans ses recherches. L'autorité
+de Bandini est très-respectable, mais il faudrait voir soi-même les
+notes de lui que l'on cite, ou en avoir une copie authentique. Ce fait
+vaut la peine d'être vérifié, et j'espère qu'il le sera.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10"
+name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10">
+(retour) </a> Dans la <i>Vita nuova</i>. Voyez ce qui en a été dit, t. I, p.
+466.</blockquote>
+
+<p>A mesure que dans cette tête forte un si vaste plan se développe, les
+richesses de la poésie viennent s'y placer comme d'elles-mêmes; les
+beautés qui naissent du sujet l'enflamment, et les difficultés
+l'irritent sans l'arrêter; il s'en offre cependant une qui dut sembler
+d'abord invincible. Comment ces trois parties si différentes
+formeront-elles un seul tout! Comment dans un seul édifice les ordonner
+toutes trois ensemble? Comment passer de l'une à l'autre? Aura-t-il
+trois visions? Et s'il n'en a qu'une, comme la raison et cet instinct
+naturel du goût qui en précède les règles paraissent l'exiger, comment,
+dans un seul voyage, parcourra-t-il l'Enfer, le Purgatoire et le
+Paradis? Comment d'ailleurs, dans ces trois enceintes de douleurs et de
+félicités, pourra-t-il graduer sans confusion, selon les mérites, et
+l'infortune et le bonheur? Ces obstacles étaient grands, et tels
+peut-être qu'il les faut au génie pour qu'il exerce toute sa force.
+Celui du Dante y trouva l'idée de la machine poétique la plus
+extraordinaire et de l'ordonnance la plus neuve et la plus hardie.</p>
+
+<p>Après des fictions, des allégories et des descriptions préparatoires, il
+arrive avec son guide à l'entrée d'un cercle immense, où déjà commencent
+les supplices; de ce cercle ils descendent dans un second plus petit, de
+celui-ci dans un troisième, et ainsi jusqu'à neuf cercles, dont le
+dernier est le plus étroit. Chaque cercle est partagé en plusieurs
+divisions, que le poëte appelle <i>bolge</i>, cavités, ou fosses, où les
+tourments varient comme les crimes, et augmentent d'intensité à
+proportion que le diamètre du cercle se rétrécit. Parvenus au dernier
+cercle, et comme au fond de cet immense et terrible entonnoir, ils
+rencontrent Lucifer, qui est enchaîné là, au centre de la terre et comme
+à la base de l'Enfer. Ils se servent de lui pour en sortir. A l'instant
+où ils arrivent au point central de la terre, ils tournent sur
+eux-mêmes; leur tête s'élève vers un autre hémisphère, et ils continuent
+de monter jusqu'à ce qu'ils voient paraître d'autres cieux.</p>
+
+<p>Ils arrivent au pied d'une montagne qu'ils commencent à gravir; ils
+montent jusqu'à une certaine hauteur, où se trouve l'entrée du
+Purgatoire, divisé en degrés ascendants comme l'Enfer en degrés
+contraires. Dans chacun, ils voient des pécheurs qui expient leurs
+fautes et qui attendent leur délivrance. Chaque cercle ou degré est le
+lieu d'expiation d'un pêché mortel; et comme on compte sept de ces
+péchés, il y a sept cercles qui leur correspondent. Au-delà du
+septième, la montagne s'élève encore jusqu'à ce que, sur son sommet, on
+trouve le Paradis terrestre. C'est là que Virgile est obligé de quitter
+son élève et de le livrer à lui-même. Dante n'y reste pas long-temps.
+Béatrix descend du ciel, vient au-devant de lui, et lui ayant fait subir
+quelques épreuves expiatoires, l'introduit dans le séjour céleste. Elle
+parcourt avec lui les cieux des sept planètes, s'élève jusqu'à
+l'empirée, et le conduit au pied du trône de l'Éternel, après avoir,
+dans chaque degré, répondu à ses questions, éclairci ses doutes, et lui
+avoir expliqué les difficultés les plus embarassantes de la théologie et
+ses plus secrets mystères, avec toute la clarté que ces matières peuvent
+permettre, avec une poésie de style qui se soutient toujours, et une
+orthodoxie à laquelle les docteurs les plus difficiles n'ont jamais rien
+pu reprocher.</p>
+
+<p>Telle est cette immense machine dans laquelle on ne sait ce qu'on doit
+admirer le plus, ou l'audace du premier dessin, ou la fermeté du pinceau
+qui, dans un tableau si vaste, ne paraît pas s'être reposé un seul
+instant. Étrange et admirable entreprise, s'écrie un homme d'esprit<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a>
+<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>
+qui n'avait pas celui qu'il fallait pour traduire le Dante, mais qui
+avait une tête assez forte pour comprendre et pour admirer un pareil
+plan! Entreprise étrange sans doute, et admirable dans l'ensemble de
+ses trois grandes divisions! Il reste à voir si elle l'est autant dans
+l'exécution particulière de chaque partie, et à considérer ce qu'au
+travers des vices du temps, de ceux du sujet et de ceux de son propre
+génie, un grand poëte a pu y répandre de peintures variées, de richesses
+et de beautés.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11"
+name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11">
+(retour) </a> Rivarol.</blockquote>
+
+<p>L'idée mélancolique d'une seconde vie où sont punis les crimes de la
+première, se trouve dans toutes les religions, d'où elle a passé dans
+toutes les poésies. Une cérémonie funèbre de l'antique Égypte donna en
+quelque sorte un corps à cette idée, et fournit aux représentations qui
+se pratiquaient dans les Mystères, le lac, le fleuve, la barque, le
+nocher, les juges et le jugement des morts. Homère s'empara de cette
+croyance comme de toutes les autres. Il plaça dans l'<i>Odyssée</i><a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a>
+<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a> la
+première descente aux Enfers, qui ait pu donner au Dante l'idée de la
+sienne. Ulysse, instruit par Circé, va chez les Cimmériens, où était
+l'entrée de ces lieux de ténèbres, pour consulter l'ombre de Tirésias
+sur ce qui lui reste à faire avant de rentrer dans sa patrie. Dès qu'il
+a fait les sacrifices et pratiqué les cérémonies de l'évocation, une
+foule d'ombres accourt du fond de l'Érèbe. On y voit confondus les
+épouses, les jeunes gens, les vieillards, les jeunes filles, les
+guerriers. Cette foule écartée, Tirésias paraît, et donne à Ulysse les
+conseils qu'il lui demandait. Il indique aussi au roi d'Ithaque les
+moyens d'appeler à lui d'autres ombres, et de recevoir d'elles des
+instructions sur le passé qu'il ignore et des directions pour l'avenir.
+C'est alors qu'il voit apparaître sa vénérable mère Anticlée, et qu'il
+s'entretient avec elle. Après cette ombre, viennent celles des plus
+célèbres héroïnes. Les héros paraissent ensuite, les ombres d'Agamemnon
+et d'Achille répondent aux questions d'Ulysse, et l'interrogent à leur
+tour. Le seul Ajax garde un silence obstiné devant celui qui avait été
+cause de sa mort; et tous les siècles ont admiré cet éloquent silence.
+Ulysse en poursuivant Ajax pour tâcher de le fléchir, aperçoit dans les
+Enfers Minos jugeant les ombres sur son trône, et les supplices de
+quelques fameux coupables, Titye, Tantale et Sysiphe.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12"
+name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12">
+(retour) </a> L. XI.</blockquote>
+
+<p>Virgile, en empruntant à Homère, cet épisode, y ajouta ce que la fable
+avait acquis depuis ces anciens temps, ce que la philosophie
+platonicienne y pouvait mêler de séduisant pour l'imagination, et ce qui
+pouvait intéresser les Romains et flatter Auguste. Énée conduit par la
+Sybille pénètre avec elle dans les Enfers. Des monstres, des fantômes
+horribles semblent en défendre l'entrée; le deuil, les soucis vengeurs,
+les pâles maladies, la triste vieillesse, la crainte, la faim qui
+conseille le crime, la pauvreté honteuse, la mort, le travail, le
+sommeil, frère de la mort, les joies criminelles, la guerre meurtrière,
+les Euménides sur leurs lits de fer, la Discorde aux crins de
+couleuvres, et d'autres monstres encore, forment cette garde terrible;
+mais ce ne sont que des fantômes. Énée, sans en être effrayé, parvint
+aux bords du Styx. Les ombres des morts qui n'ont point reçu la
+sépulture y errent en foule et ne peuvent le passer. Le vieux nocher
+Caron prend dans sa barque Énée et la Sybille, et les conduit à l'autre
+bord.</p>
+
+<p>Les âmes des enfants, morts à l'entrée même de la vie, et celles des
+hommes injustement condamnés au supplice, se présentent à eux les
+premières. Minos juge les morts cités devant son tribunal. Ceux qui se
+sont tués eux-mêmes voudraient remonter à la vie; ceux dont un amour
+malheureux a causé la mort errent tristement dans une forêt de myrtes.
+Énée y aperçoit Didon; il voit sa blessure récente; il lui parle en
+versant des larmes; mais elle garde devant lui le même silence qu'Ajax
+devant Ulysse. C'est ainsi que le génie imite, et qu'il sait
+s'approprier les inventions du génie. Les héros viennent après les
+héroïnes. L'ombre sanglante et horriblement mutilée de Déiphobus, fils
+de Priam, arrête Énée quelques instants; mais la Sybille le presse de
+marcher vers l'Elysée. En passant devant l'entrée du Tartare elle lui en
+dévoile les affreux secrets, et lui explique les supplices des grands
+coupables, de l'impie Salmonée, de Titye, dont un vautour déchire le
+cœur, des Lapithes, d'Ixion, de Pirithoüs, qui voient un énorme rocher
+toujours suspendu sur leur tête; les mauvais frères, les parricides, les
+patrons qui ont trompé leurs clients, les avares, les adultères, ceux
+qui ont porté les armes contre leur patrie, ceux qui l'ont vendue, ou
+qui ont porté et rapporté des lois à prix d'argent, les pères qui ont
+souillé le lit de leur fille, subissent différentes peines, roulent des
+rochers, ou sont attachés à des roues. Thésée, ravisseur de Proserpine,
+sera éternellement assis; Phlégyas, qui brûla le temple de Delphes,
+instruit les hommes par son supplice à ne pas mépriser les dieux.</p>
+
+<p>Faut-il encore aller chercher bien loin où Dante a pris l'idée de son
+Enfer? Avait-il besoin, comme l'ont cru des auteurs même italiens, d'un
+Fabliau français de Raoul de Houdan, ou <i>du Jongleur qui va en Enfer</i>,
+ou de tout autre conte moderne pour s'y transporter par la pensée, quand
+il pouvait y descendre sur les pas d'Homère et de Virgile? Le premier de
+ces fabliaux est misérable, et mérite peu qu'on s'y arrête<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a>
+<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>. L'auteur
+songe qu'il fait un pélerinage en Enfer. Il entre, et trouve les tables
+servies. Le roi d'Enfer invite le voyageur à la sienne, dîne gaîment, et
+vers la fin du repas fait apporter son grand livre noir, où sont écrits
+tous les péchés faits ou à faire, et les noms de tous les pécheurs. Le
+pélerin ne manque pas d'y trouver ceux des ménétriers ses confrères. Ce
+que cette satire prouve le mieux, c'est que dans ces bons siècles où
+l'on ne parlait que de l'Enfer et du Diable, où c'étaient en quelque
+sorte la loi et les prophètes, c'était aussi un sujet de contes
+plaisants, dont on riait comme des autres, et que ce frein si vanté des
+passions devait les retenir faiblement, puisqu'on s'en faisait un jeu.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13"
+name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13">
+(retour) </a> V. Fabliaux ou Contes du XII et du XIIIe siècle, traduits
+par le Grand d'Aussy, t. II, p. 17, éd. de 1779, in 8°. Ce Fabliau y est
+intitulé <i>le Songe d'Enfer</i> alias <i>le Chemin d'Enfer</i>. Il est parmi les
+manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N° 7615, in-4°. Ce manuscrit a
+appartenu au président Fauchet qui le cite; il est chargé d'observations
+de sa main.</blockquote>
+
+<p><i>Le Jongleur qui va en Enfer</i> le prouve mieux encore<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a>
+<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>. Ce jongleur y
+est emporté après sa mort par un petit diable encore novice. Lucifer,
+assis sur son trône passe en revue ceux que chacun des diables lui
+apporte, prêtres, évêques, abbés, et moines, et les fait jeter dans sa
+chaudière. Il charge le jongleur d'entretenir le feu qui la fait
+bouillir. Un jour qu'avec tous ses suppôts il va faire une battue
+générale sur la terre, saint Pierre, qui guettait ce moment, se déguise,
+prend une longue barbe noire et des moustaches, descend en enfer, et
+propose au jongleur une partie de dez. Il lui montre une bourse remplie
+d'or. Le jongleur voudrait jouer; mais il n'a pas le sou. Pierre
+l'engage à jouer des âmes contre son or. Après quelque résistance, la
+passion du jeu l'emporte; il joue quelques damnés, les perd, double,
+triple son jeu, perd toujours, se fâche contre Pierre, qui continue de
+jouer avec le même bonheur; car, dit l'auteur, heureusement pour les
+damnés, leur sort était entre les mains d'un homme à miracles. Enfin,
+dans un grand va-tout, le jongleur perd toute sa chaudière, larrons,
+moines, catins, chevaliers, prêtres et vilains, chanoines et
+chanoinesses; Pierre s'en empare lestement, et part avec eux pour le
+Paradis<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a>
+<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>. Voilà sans doute un beau miracle, et pour des malheureux
+damnés un joli moyen de salut! C'est se moquer que de croire qu'un
+esprit aussi grave que celui de Dante ait pu s'arrêter un instant à de
+pareilles balivernes; les auteurs italiens qui l'ont pensé ne
+connaissaient vraisemblablement de ces Fabliaux que les titres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14"
+name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14">
+(retour) </a> Le Grand d'Aussy a traduit ce Fabliau sous ce titre, dans
+son tome II, in-8°. p. 36. Il est intitulé dans les manuscrits, et dans
+l'édition donnée par Barbazan, <i>de St. Pierre et du Jougleor</i>. On le
+trouve dans celle de M. Méon, Paris, 1808, 4-vol. in-8°., vol III, p.
+282. Il est parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, Nos. 7218
+et 1836, in-f°., de l'abbaye de St.-Germain.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15"
+name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15">
+(retour) </a> Ibid, p. 36.</blockquote>
+
+<p>Il n'en est peut-être pas de même du Puits et du Purgatoire de saint
+Patrice, épisode d'un vieux roman, d'où Fontanini et d'autres
+critiques<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a>
+<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a> pensent que notre poëte a pu tirer l'idée de la forme de
+son Enfer. Ce roman est intitulé <i>Guerino il Meschino</i>, Guérin le
+malheureux ou le misérable; la fable du puits de saint Patrice, tirée
+des légendes du temps, y forme un long épisode<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a>
+<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>. Ce Puits était situé
+dans une petite île au milieu d'un lac, à deux lieues de Dungal en
+Irlande. Guérin y descend, et voit toutes les merveilles que la
+superstition y supposait; les épreuves des âmes dans le Purgatoire,
+leurs supplices dans l'Enfer, leurs joies dans le Paradis. Dans le
+Purgatoire ce sont différents lacs remplis de flammes, ou de serpents,
+ou de matières infectes qui servent à purger les âmes des différents
+péchés; dans l'Enfer, ce sont des cercles disposés concentriquement l'un
+au-dessous de l'autre. Il y en a sept, et dans chacun de ces cercles,
+les damnés sont punis par des supplices divers pour chacun des sept
+péchés capitaux. Satan est placé au fond dans un lac de glace, et ce lac
+est au centre de la terre. Guérin passe dans tous ces cercles l'un après
+l'autre; il y retrouve plusieurs personnes qu'il avait connues sur la
+terre; les lieux qu'il parcourt et les peines qu'il voit souffrir à
+l'effroyable aspect du chef des anges rebelles, sont décrits avec assez
+de force. Au-delà des cercles infernaux, il est introduit dans le
+Paradis par Énoch et Élie, qui lui en font connaître les beautés, et
+résolvent tous les doutes qu'il leur expose.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16"
+name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16">
+(retour) </a> Pelli. <i>Memorie per la vita di Dante Alighieri</i>. §. XVII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17"
+name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17">
+(retour) </a> C'est au sixième livre de ce roman, depuis le ch. 160
+jusqu'au chap. 188.</blockquote>
+
+<p>Entre ce plan et celui du Dante il y a certainement de grands rapports;
+mais la question est de savoir si ce roman existait, tel qu'il est, au
+temps de notre poëte. Fontanini<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a>
+<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a> et d'autres auteurs<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a>
+<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a> sont de
+cette opinion, et attribuent ce très-ancien roman à un certain André de
+Florence. Le savant Bottarie pense<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a>
+<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>, au contraire, que le roman de
+Guérin est d'origine française, qu'il fut ensuite traduit par cet André
+en italien; que Dante peut avoir pris dans l'original un premier aperçu
+de son plan, mais que les rapports plus particuliers qui s'y trouvent
+furent transportés de son poëme dans la traduction du roman. Un fait
+vient à l'appui de cette conjecture. Le Purgatoire de saint Patrice,
+fameux dans l'histoire des superstitions modernes, l'est aussi dans
+notre ancienne littérature. Marie de France, qui vivait au commencement
+du treizième siècle, la première qui ait écrit des fables dans notre
+langue, écrivit aussi le conte dévot de ce Purgatoire<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a>
+<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>; elle dit
+l'avoir tiré d'un livre plus ancien qu'elle<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a>
+<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>, et ce livre était
+vraisemblablement le roman français de Guérin. Or, dans ce conte de
+Marie de France, un chevalier qui descend au fond du Puits de saint
+Patrice, voit en effet le Purgatoire, l'Enfer et le Paradis, mais dans
+la description de l'Enfer, il n'est point question de cercles, et dans
+le reste il n'y a aucune des particularités qui semblent rapprocher l'un
+de l'autre le poëme du Dante et cet épisode du roman de Guérin. Il est
+donc assez probable que ce fut le traducteur italien qui, publiant sa
+traduction dans le moment où la <i>Divina Commedia</i> occupait le plus
+l'attention publique, en emprunta les détails qu'il crut propres à
+enrichir cette partie des aventures du héros<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a>
+<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18"
+name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18">
+(retour) </a> <i>Eloq. ital.</i>, l. I, c. XXVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19"
+name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19">
+(retour) </a> Michel <i>Poccianti, Catalogo de' scrittori fiorentini</i>,
+etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20"
+name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20">
+(retour) </a> Dans une lettre écrite sous le nom d'un académicien de la
+Crusca, imprimée à Rome dans les <i>Simbole Goriane</i>, tom. VII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21"
+name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21">
+(retour) </a> Voy. Contes et Fabliaux, etc., t. IV, p. 71. Il se trouve
+parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, N. n°. 5, fonds de
+l'Église de Paris, in-4°., f°. 241.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22"
+name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22">
+(retour) </a> Contes et Fabliaux, etc., <i>ub. sup.</i>, p. 76.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23"
+name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23">
+(retour) </a> Ce roman est connu en italien sous le nom de <i>Guerino il
+Meschina</i>, mais le titre entier de la première édition, qui est de 1473,
+in-fol. (Padoue. <i>Bartholomeo Valdezochio</i>), et celui de la seconde,
+faite à Venise en 1477, aussi in-fol., sont beaucoup plus étendus.
+Debure les rapporte dans leur entier. Bibl. instr. Belles-lettres, t.
+II, no. 3823 et 24. Ces deux belles éditions sont à la Bibliothèque
+Impériale. Le roman de <i>Guerino</i>, quoique d'origine française, a été
+traduit de l'italien en français, par Jean de Cachermois, et imprimé à
+Lyon en 1530, in-fol. got., sous le titre de Guérin-Mesquin, traduction
+fausse et ridicule de <i>Meschino</i>, qui en italien ne désigne que les
+malheurs qu'éprouve le héros, l'un des descendants de Charlemagne.
+Guérin-Mesquin, abrégé et réimprimé plusieurs fois, fait partie de ce
+que nous appelons la Bibliothèque bleue: <i>et habent sua fata libelli</i>.</blockquote>
+
+<p>Le résultat de ces recherches, où je ne veux pas m'enfoncer davantage,
+où peut-être même je dois craindre de m'être trop arrêté, intéresse au
+fond beaucoup plus notre curiosité, que la gloire du Dante. S'il connut
+la fable de saint Patrice, il en fit le même usage qu'Homère avait fait
+des fables égyptiennes et grecques; il l'agrandit et la revêtit des
+couleurs de la poésie: il en revêtit de même les idées de son maître
+<i>Brunetto Latini</i>, si en effet il les emprunta de lui, et si la nature
+même de son sujet ne lui en dicta pas de semblables. Ce sont ces
+couleurs créatrices qui font vivre les fictions, et qui les gravent dans
+la mémoire des hommes. C'est la nature qui les donne; elles
+n'appartiennent qu'au génie; et si, pour apprendre à les employer, il a
+besoin de leçons et d'exemples, c'est d'Homère, et surtout de Virgile,
+et non d'aucun de ces obscurs romanciers, que Dante en apprit l'emploi.
+Les poëmes d'Homère n'étaient point encore traduits en latin; mais, quoi
+qu'en ait pu dire Mafféi<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a>
+<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>, il paraît certain que notre poëte savait
+assez le grec pour pouvoir lire ces poëmes dans la langue originale. Les
+mots grecs dont il se sert souvent<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a>
+<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>, et l'éloge même qu'il fait
+d'Homère dans son quatrième chant, le prouvent assez. Quant à Virgile,
+c'était, comme je l'ai déjà dit, son maître et l'objet continuel de son
+étude. Nous l'allons voir évidemment dès le commencement de son ouvrage,
+et nous verrons dans l'ouvrage entier comment il profita de ses leçons.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24"
+name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24">
+(retour) </a> Dans son <i>Examen</i> du livre de Fontanini, <i>dell' Eloq.
+ital.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25"
+name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25">
+(retour) </a> <i>Perizoma</i>, inf. c. XXX, v. 61. <i>Entomata</i> pour <i>insetti</i>,
+Purg., c. X, v. 128. <i>Geomanti</i>, Purg. c. XIX, v. 4. <i>Eunoè</i>, pour
+<i>buona mente</i>, IV. c. XXVIII, v. 131, etc., etc.</blockquote>
+<br>
+
+<h3>SECTION DEUXIÈME.</h3>
+
+<p class="mid"><i>L'Enfer</i>.</p>
+<br>
+<p>Les commentateurs ont prodigieusement raffiné sur le génie allégorique
+du Dante; ils ont voulu voir partout des allégories, et le plus souvent
+il les ont moins vues que rêvées; mais il y a pourtant beaucoup
+d'endroits de son poëme qui ne peuvent s'entendre autrement. Le
+commencement est de ce nombre<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a>
+<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Au milieu du chemin de cette vie
+humaine, le poëte se trouve égaré dans une forêt obscure et sauvage. Il
+ne peut dire comment il y était entré, tant il était alors accablé de
+sommeil. Il arrive au pied d'une colline, lève les yeux, et voit poindre
+sur son sommet les premiers rayons du soleil. Ce spectacle calme un peu
+sa frayeur; il se retourne pour voir l'espace horrible qu'il avait
+franchi, comme un voyageur hors d'haleine, descendu sur le rivage,
+tourne ses regards vers la mer où il a couru tant de dangers<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a>
+<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>.</p>
+
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26"
+name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26">
+(retour) </a> C. I.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27"
+name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E come quei che con lena affannata<br>
+ Uscito fuor del pelago alla riva,<br>
+ Si volge all'acqua perigliosa, e guata.</i>,
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Après quelques moments de repos, il commence à gravir la colline: une
+panthère à peau tigrée vient lui barrer le chemin. Un lion paraît
+ensuite, et accourt vers lui la tête haute, comme prêt à le dévorer. Une
+louve maigre et affamée se joint à eux, et lui cause tant d'effroi qu'il
+perd l'espérance d'arriver au haut de la montagne. Il reculait vers le
+soleil couchant, et redescendait malgré lui, lorsqu'une figure d'homme
+se présente, d'abord muette, et la voix affaiblie par un long silence.
+Dante l'interroge; c'est Virgile. Dès qu'il s'est fait connaître: «Es-tu
+donc, s'écrie le poëte, en rougissant devant lui, es-tu ce Virgile,
+cette source qui répand un si vaste fleuve d'éloquence? Ô toi!
+l'honneur et le flambeau des autres poëtes, puisse la longue étude et
+l'ardent amour qui m'ont fait rechercher ton livre, me servir auprès de
+toi! Tu es mon maître et mon modèle, c'est à toi seul que je dois ce
+beau style qui m'a fait tant d'honneur». Je ne puis me résoudre à
+altérer, par des périphrases, cette simplicité naïve. C'est ce que nos
+traducteurs n'ont pas vu; ils se sont cru obligés de donner de l'esprit
+à de si beaux vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Or se' tu quel Virgilio, e quella fonte,<br>
+ Che spande di parlar si largo fiume?<br>
+ Risposi lui con vergognosa fronte.<br>
+<br>
+ O degli altri poeti onore e lume,<br>
+ Vagliami'l lungo studio e'l grand' amore<br>
+ Che m'han fatto cerrar lo tuo volume.<br>
+<br>
+ Tu se' lo mio maestro, e'l mio autore:<br>
+ Tu se' solo colui, da cu'io tolsi<br>
+ Lo bello stile, che m' ha fatto onore</i>.
+</div></div>
+
+<p>Oui certes, voilà un beau style, et le plus beau qu'ait employé aucun
+poëte, depuis que Virgile lui-même avait cessé de se faire entendre.</p>
+
+<p>Le maître avertit son disciple qu'il a pris une fausse route; qu'il est
+impossible de parvenir au haut de la colline malgré le monstre qui lui a
+causé tant de frayeur, monstre si dévorant et si terrible, que rien ne
+le peut assouvir; il va le conduire par une voie plus sûre, quoique
+dangereuse et pénible. Il lui fera voir le séjour des supplices
+éternels, et celui des tourments qui sont adoucis par l'espérance. S'il
+veut s'élever ensuite jusqu'à la demeure des bienheureux, c'est un
+autre que lui qui sera son guide. Dante consent à se laisser conduire,
+et Virgile marche devant lui. De quelque manière qu'on entende cette
+allégorie, c'en est une incontestablement, et ce n'est pas chercher des
+explications trop raffinées, que d'y voir que le poëte, parvenu au
+milieu de sa carrière, après s'être égaré dans les sentiers de
+l'ambition et des passions humaines, veut enfin s'élever jusqu'aux
+hauteurs qu'habite la vertu. L'amour des plaisirs s'oppose d'abord à son
+dessein; l'orgueil, ou l'amour des distinctions vient ensuite;
+l'avarice, ou l'amour des richesses est l'ennemi le plus redoutable. Le
+sage, qui vient à son secours, lui apprend qu'on ne peut vaincre de
+front tous ces obstacles; que ce n'est pas en quittant le chemin du
+vice, qu'on peut arriver immédiatement à la vertu; que pour y parvenir,
+il faut s'en rendre digne par la méditation des leçons de la sagesse.
+Or, en ce temps-là, ces leçons consistaient dans la contemplation des
+destinées de l'homme après sa mort, et dans la connaissance qu'on
+croyait pouvoir acquérir de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis. C'est
+là sans doute le sens et le but de cette vision; elle n'a rien
+d'étrange, d'après l'esprit qui régnait dans ce siècle; mais ce qui
+surprend toujours davantage, c'est que l'auteur ait pu tirer d'un pareil
+fonds un si grand nombre de beautés.</p>
+
+<p>Le jour déclinait, continue-t-il dans des vers dignes de Virgile<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a>
+<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>,
+et l'air sombre délivrait de leurs travaux les animaux qui sont sur la
+terre; lui seul se préparait à soutenir la fatigue du chemin et les
+assauts de la pitié. Il invoque le secours des Muses et celui de sa
+mémoire qui doit lui retracer ces grands spectacles. Il soumet ensuite à
+Virgile quelques doutes et quelques craintes. Le poëte romain, pour
+réponse, lui apprend quelle est la cause qui l'a fait venir à sa
+rencontre. Il reposait dans une espèce de limbe, où Dante place ceux qui
+n'avaient pu connaître la vraie religion, lorsqu'une belle femme est
+descendue du ciel, et lui a dit avec une voix angélique: «Mon ami, et
+non celui de la Fortune<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a>
+<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>, est arrêté dans une plaine déserte et dans
+un chemin pénible. Je crains qu'il ne s'égare: va le trouver et lui
+servir de guide. C'est Béatrix qui t'envoie, et qui retourne au séjour
+céleste.» Dans cette apparition de Béatrix, et dans cette mission dont
+elle charge Virgile, on entend généralement la Théologie, ou la
+connaissance des choses divines; et il est certain que la suite de ce
+dialogue le fait assez voir; mais c'est sous la figure de cette Béatrix
+qui lui avait été, qui lui était toujours si chère, qu'il représente la
+science alors regardée comme la première, et presque comme une science
+surnaturelle. Quelle femme a jamais reçu après sa mort un plus noble
+hommage? et quelle preuve plus forte pourrait-on avoir de l'élévation et
+de la pureté des sentiments qui avaient uni l'une à l'autre, pendant
+quinze années, deux âmes si dignes de s'aimer? C'est un exemple,
+peut-être unique, du parti qu'on pourrait tirer en poésie de la
+combinaison d'un personnage allégorique avec un être réel. L'effet
+mélancolique et attachant qu'il produit ici aurait dû engager à
+l'imiter, s'il n'y avait pas quelque chose d'inimitable dans ce qu'une
+sensibilité profonde peut seule dicter au génie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28"
+name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Lo giorno se n'andava, e l'aer bruno<br>
+ Toglieva gli animai che sono'n terra<br>
+ Dalle fatiche loro; ed io sol'uno.<br>
+<br>
+ M'apparechiava a sostener la guerra<br>
+ Si del cammino e sì della pietate,<br>
+ Che ritrarra la mente che non erra</i>.
+<p class="i30"> (C. II.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29"
+name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>L'amico mio, e non della ventura,<br>
+ Nella diserta piaggia è impedito</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Les explications qu'il reçoit de Virgile rendent au poëte tout son
+courage; ce qu'il exprime par cette comparaison charmante: «Tel<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a>
+<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a> que
+de tendres fleurs courbées et fermées par le froid de la nuit, quand le
+soleil revient les éclairer, se rouvrent et se relèvent sur leur tige,
+je sentis renaître en moi ma force abattue». Il ne craint plus ni les
+dangers ni la fatigue; son guide marche, il le suit. Tout à coup et sans
+préparation, ces mots célèbres et terribles frappent le lecteur<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a>
+<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <span class="sc">Per me si va nella citta dolente:<br>
+ Per me si va nell' eterno dolore:<br>
+ Per me si va tra la perduta gente</span>,<br>
+<br>
+ <i>Giustizia mosse'l mia alto fattore:<br>
+ Fece mi la divina potestate,<br>
+ La somma sapienza, e'l primo amore.</i><br>
+<br>
+ <i>Dinanzi a me non fur cose create<br>
+ Se non eterne, ed io eterno dura</i>:<br>
+ <span class="sc">Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate</span>.
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30"
+name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quale i fioretti dal notturno gelo<br>
+ Chinati e chiusi, poiche'l sol gl'imbianca,<br>
+ Si drizzan tutti aperti in loro stelo,<br>
+ Tal mi fec' io di mia virtute stanca</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31"
+name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31">
+(retour) </a> C. III.</blockquote>
+
+<p>Il est à peine besoin de les traduire, tant l'harmonie même des vers est
+expressive, tant leur beauté mille fois citée les a rendus en quelque
+sorte communs à toutes les langues. On n'y peut regretter qu'une chose,
+c'est que Dante, trop souvent théologien, lors même qu'il est grand
+poëte, ait cru devoir exprimer en détail l'opération des trois personnes
+de la Trinité dans la création des portes de l'Enfer. Cela peut s'allier
+avec l'idée de la <i>divine Puissance</i> et de la <i>suprême Sagesse</i>, telles
+du moins que l'homme aussi présomptueux que borné ose les figurer dans
+sa pensée; mais on ne peut sans répugnance, y voir coopérer
+explicitement le <i>premier Amour</i>. Si l'on en excepte ce seul trait,
+quelle sublime inscription! quelle éloquente prosopopée que celle de
+cette porte qui se présente d'elle-même, et qui prononce, pour ainsi
+dire, ces sombres et menaçantes paroles:</p>
+
+<p>«C'est par moi que l'on va dans la cité des pleurs; c'est par moi que
+l'on va aux douleurs éternelles; c'est par moi que l'on va parmi la race
+proscrite. La Justice inspira le Très-Haut dont je suis l'ouvrage.....
+Rien avant moi ne fut créé, sinon les choses éternelles; et moi, je dure
+éternellement. Laissez toute espérance, ô vous qui entrez ici»!
+L'intérieur répond à cette redoutable annonce: «Là, des soupirs, des
+pleurs, de hauts gémissements, retentissent sous un ciel qu'aucun astre
+n'éclaire. Des idiomes divers<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a>
+<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, d'horribles langages, des paroles de
+douleur, des accents de colère, des voix aiguës et des voix rauques, et
+le choc des mains qui les accompagne, font un bruit qui retentit sans
+cesse dans cet air éternellement sombre, comme le sable, quand un noir
+tourbillon l'agite».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32"
+name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Diverse lingue, orribili favelle,<br>
+ Parole di dolore, accenti d'ira,<br>
+ Voci alte e fioche, e suon di man con elle<br>
+ Facevan un tumulto, il qual s'aggira<br>
+ Sempre'n quell' aria senza tempo tinta,<br>
+ Come la rena, quando'l turbo spira</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Ce séjour affreux n'est pourtant encore que celui de ces hommes
+indifférents qui ont vécu sans honte et sans gloire. Dante les place
+avec les anges qui ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu; qui furent
+chassés du ciel, mais que les profondeurs de l'Enfer ne voulurent pas
+recevoir. On a beaucoup disserté sur cette troisième espèce d'anges
+qu'il semble créer ici de sa propre autorité. Mais ne peut-on pas dire
+qu'habitué aux agitations d'une république où les partis se heurtaient
+et se combattaient sans cesse, il a voulu désigner et couvrir du mépris
+qu'ils méritent, ces hommes qui, lorsqu'il s'agit des intérêts de la
+patrie, gardent une neutralité coupable, exempts des sacrifices qu'elle
+impose, des services qu'elle réclame, des périls auxquels elle a le
+droit de vouloir qu'on s'expose pour elle, et toujours prêts, quoi qu'il
+arrive, à se ranger du parti du vainqueur? Si ce n'a pas été l'intention
+du poëte, du moins semble-t-il aller au-devant des applications, surtout
+quand il se fait dire par Virgile: «Le monde ne conserve d'eux aucun
+souvenir; la miséricorde et la justice les dédaignent également: cessons
+de parler d'eux; regarde, et suis ton chemin<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a>
+<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>». Ces misérables, qui
+ne vécurent jamais<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a>
+<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>, sont forcés de se précipiter en foule après une
+enseigne qui court rapidement devant eux: ils sont nus et piqués sans
+cesse par des guêpes et par des taons. Le sang coule sur leur visage, se
+confond avec leurs larmes, et tombe jusqu'à leurs pieds, où des vers
+dégoûtants s'en nourrissent.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote33"
+name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Fama di loro il mondo esser non lassa.<br>
+ Misericordia et giustizia gli sdegna:<br>
+ Non ragioniam di lor, ma guarda, e passa</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote34"
+name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Questi sciaurati, che mai non fur vivi</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Les deux voyageurs s'avancent jusqu'au fleuve de l'Achéron, car Dante ne
+fait nulle difficulté de mêler ainsi l'ancien Enfer et le nouveau.
+Caron, pour plus de ressemblance, y passe les âmes dans sa barque. C'est
+un démon sous la figure d'un vieillard à barbe grise, mais qui a les
+yeux entourés d'un cercle de flammes, et ardents comme la braise.
+«Malheur à vous, âmes coupables, s'écrie-t-il en approchant du bord;
+n'espérez jamais voir le ciel: je viens pour vous mener à l'autre rive,
+dans les ténèbres éternelles, dans l'ardeur des feux et dans la
+glace<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a>
+<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>». Il s'indigne de voir se présenter à lui une âme vivante, et
+veut la repousser. «Caron, lui dit Virgile avec un ton d'autorité, ne te
+mets pas en courroux; on le veut ainsi la ou l'on peut tout ce qu'on
+veut; ne demande rien de plus<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a>
+<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>». Caron se tait; mais les âmes qui
+bordent le fleuve, nues et accablées de fatigue, changent de couleur à
+ses menaces, grincent des dents, blasphèment Dieu, leurs parents,
+l'espèce humaine, le lieu, le temps de leur génération et de leur
+naissance. Caron les prend chacune à leur tour, et frappe de sa rame
+celles qui sont trop lentes. «Comme on voit en automne les feuilles se
+détacher l'une après l'autre, jusqu'à ce que les branches aient rendu à
+la terre toutes leurs dépouilles, ainsi la malheureuse race d'Adam se
+jette du rivage dans la barque, aux ordres du nocher, comme un oiseau au
+signal de l'oiseleur<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a>
+<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>». On reconnaît encore dans cette belle
+comparaison l'élève et l'imitateur de Virgile.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote35"
+name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ed ecco verso noi venir, per nave,<br>
+ Un vecchio bianco, per antico pelo,<br>
+ Griduado: Guai a voi, anime prave:<br>
+<br>
+ Non isperate mai veder lo cielo:<br>
+ I'vegno per menarvi all'altra riva<br>
+ Nelle tenebre eterne, in caldo e'n grelo</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote36"
+name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Caron, non ti crucciare:<br>
+ Vuolsi così colà, dove si puote<br>
+ Cio che si vuole; e più non dimandare</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote37"
+name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Come d'autunno si levan le foglie,<br>
+ L'una appresso dell'altra, in fin che'l ramo<br>
+ Rende alla terra tutte le sue spoglie;<br>
+ Similemente il mal seme d'Adamo<br>
+ Gittan si di quel lito ad una ad una<br>
+ Per cenni, com' augele suo richiamo</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Tandis que Dante interroge son maître et qu'il écoute ses réponses, la
+sombre campagne s'ébranle: cette terre baignée de larmes exhale un vent
+impétueux qui lance des éclairs d'une lumière sanglante<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a>
+<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>. Le poëte
+perd tout sentiment; il tombe comme un homme accablé de sommeil. Un
+tonnerre éclatant le réveille<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a>
+<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>; il se trouve de l'autre côté du
+fleuve, et sur le bord de l'abîme de douleurs, où retentit le bruit d'un
+nombre infini de supplices. Dans cette cavité obscure et profonde, l'œil
+a beau se fixer vers le fond, il n'y distingue rien; c'est le gouffre
+immense des Enfers où les deux poëtes vont descendre de cercle en
+cercle. Dans le premier qui fait le tour entier de l'abîme, il n'y a
+point de cris ni de larmes, mais seulement des soupirs dont l'air
+éternel retentit. Ce sont les limbes, où une foule innombrable
+d'enfants, d'hommes et de femmes, souffre une douleur sans martyre<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a>
+<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>.
+Leur seul crime est d'avoir ignoré une religion qu'ils ne pouvaient
+connaître. Virgile, qui explique au Dante leur destinée, ajoute qu'il
+est lui-même de ce nombre; que, pour cette seule faute, ils sont perdus
+à jamais; mais que leur seul supplice est un désir sans espérance<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a>
+<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote38"
+name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>La terra lagrimosa diede vento,<br>
+ Che baleno una luce vermiglia</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote39"
+name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ruppe mi l'alto sonno nella testa<br>
+ Un greve tuono, si ch' i' mi riscossi</i>, etc.
+ (C. IV.)
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote40"
+name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E ciò avvenia di duol senza martiri,<br>
+ Ch' avean le turbe, ch' eran molte e grandi,<br>
+ D'infanti, e di femmine e di viri</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote41"
+name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Per tai difetti, e non per altro rio,<br>
+ Semo perduti, e sol di tanto offesi<br>
+ Che senza speme vivemo in disio.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Cependant un feu brillant vient éclairer ce ténébreux hémisphère. Quatre
+ombres s'avancent, et tout ce qui les entoure paraît leur rendre
+hommage. Une voix fait entendre ces mots: «Honorez ce poëte sublime; son
+ombre qui nous avait quittés revient à nous<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a>
+<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>». Dante voit marcher
+vers lui ces quatre grandes ombres, dont l'aspect n'annonce ni la
+tristesse ni la joie. «Regarde, lui dit Virgile, celui qui tient en main
+une épée, et qui devance les trois autres, comme leur maître: c'est
+Homère, poëte souverain; les autres sont Horace, Ovide, et Lucain. J'ai
+de commun avec eux ce nom que la voix a fait entendre; et ils me rendent
+les honneurs qui me sont dus. Ainsi, continue Dante, je vis se réunir la
+noble école de ce maître des chants sublimes, qui vole, tel qu'un aigle,
+au-dessus de tous les autres<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a>
+<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>». Quand ils se furent entretenus
+quelque temps, ils se tournèrent vers moi et me saluèrent: mon maître
+sourit; alors ils me traitèrent plus honorablement encore; ils
+m'admirent enfin dans leur troupe, et je me trouvai le sixième, parmi de
+si grands génies<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a>
+<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote42"
+name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>In tanto voce fu per me udita:<br>
+ Onorate l'altissimo poeta;<br>
+ L'ombra sua torna ch'era dipartíta.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote43"
+name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Così vidi adunar la bella scuola<br>
+ Di quel signor dell'actissimo canto,<br>
+ Che sovra gli altri, com'aquila vola.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote44"
+name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44">
+(retour) </a> <i>Si ch'io fui sesto tra cotanto senno.</i></blockquote>
+
+<p>Toute cette fiction a un ton de noblesse et de dignité simple, qui
+frappe l'imagination et y laisse une grande image. Ceux qui ne
+pardonnent pas au génie de se sentir lui-même et de se mettre à sa
+place, comme l'ont fait presque tous les grands poëtes, y trouveront
+peut-être trop d'amour-propre, mais ceux qui lui accordent ce privilége,
+et qui savent qu'en ne le donnant qu'au génie, on ne risque jamais de le
+voir devenir commun, aimeront cette noble franchise, assaisonnée
+d'ailleurs d'une modestie qui, dans la distribution des rangs, du moins
+à l'égard de l'un de ces anciens poëtes, est peut-être ici plus sévère
+que la justice.</p>
+
+<p>Les six poëtes, en poursuivant leurs entretiens, arrivent au pied d'un
+château environné de sept murailles et défendu tout alentour par un
+fleuve; ils le passent à pied sec, et pénètrent par sept portes dans une
+vaste prairie. Quel que soit le sens allégorique de ces sept murs et de
+ce fleuve, car les commentateurs sont partagés à cet égard, les uns y
+voyant les sept arts, les autres, quatre vertus morales et trois
+spéculatives, et d'autres encore autre chose; c'est dans cette enceinte
+que Dante place une espèce d'Elysée. Les âmes dont il le remplît ont le
+regard lent et grave, leur maintien est imposant, et, selon l'expression
+du poëte, plein d'une grande autorité: elles parlent rarement et avec de
+douces voix<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a>
+<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>. On ne peut mieux peindre le calme inaltérable et la
+dignité de la sagesse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote45"
+name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Genti v'eran ion occh tardi e graoi,<br>
+ Di grande autorita ne lor semb anti:<br>
+ Parlavan rado con voci soavi</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Des héroïnes et d'antiques héros sont mêlés avec les sages. On y voit
+Électre, non la sœur d'Oreste, mais la mère de Dardanus; Hector, Énée,
+Camille, Pentésilée, le roi Latinus et Lavinie sa fille, Brutus qui
+chassa les Tarquins, et César, à qui le poëte donne les yeux d'un oiseau
+de proie, <i>Con gli occhi grifagni</i>; Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie, et
+le grand Saladin, seul à part; trait d'indépendance remarquable, d'avoir
+osé placer dans l'Élysée ce terrible ennemi des Chrétiens! Dante lève un
+peu plus les yeux, et il voit le maître de toute science, Aristote, <i>il
+maestro di color che sanno</i>, assis au milieu de sa famille
+philosophique; tous l'admirent et l'honorent. Socrate et Platon sont
+placés le plus près de lui; ensuite Démocrite, Diogène, Anaxagore,
+Thalès, Empédocle, Héraclite, Zénon et plusieurs autres, tant grecs que
+latins, jusqu'à l'arabe Averroès. Virgile et Dante se séparent ensuite
+des quatre autres poëtes; ils passent de ce séjour paisible dans un
+lieu bruyant, plein de trouble, et privé de la clarté du jour.</p>
+
+
+
+<p>C'est là, c'est au second cercle de l'abîme<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a>
+<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>, que commence proprement
+l'Enfer. Minos est assis à l'entrée, avec un aspect horrible et des
+grincements de dents. C'est un juge de l'ancien Enfer, mais c'est un
+démon de l'Enfer moderne. Sa longue queue lui sert pour marquer les
+degrés de sévérité de ses sentences. Selon les crimes commis par les
+âmes qui paraissent devant lui, il fait autour de son corps plus ou
+moins de tours avec sa queue, et l'âme descend dans le cercle indiqué
+par le nombre des tours<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a>
+<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>.<a name="n1" id="n1"></a> Au-delà de son tribunal, on entend des voix
+plaintives, des gémissements et des pleurs. L'air, privé de toute
+lumière, mugit comme une mer orageuse, battue par des vents
+contraires<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a>
+<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>. L'ouragan infernal qui ne s'apaise jamais, emporte avec
+lui les âmes, les tourmente, et les fait tourner sans cesse dans ses
+tourbillons. Quand elles arrivent au bord du précipice, alors se font
+entendre les cris, les lamentations et les blasphèmes. Ce sont les âmes
+des voluptueux qui ont soumis la raison à leurs désirs. Le poëte compare
+leurs essaims nombreux aux troupes d'étourneaux qui s'envolent à
+l'arrivée de la froide saison, et à celles des grues, qui tracent dans
+l'air de longues files, en jetant des cris plaintifs<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a>
+<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote46"
+name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46">
+(retour) </a> C. V.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote47"
+name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E quel conoscitor delle peccata<br>
+ Vede qual luogo d'inferno è da essa</i>: (<i>anima</i>)<br>
+ <i>Cignesi con la coda tante volte<br>
+ Quantunque gradi vuol che giù sia messa.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote48"
+name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Io venni in luogo d'ogni luce muto,<br>
+ Che mugghia, come fa mar per tempesta,<br>
+ Se da contrari venti è combattuto.<br>
+ La bufera infernal che mai non resta;</i><br>
+<br>
+ <i>Mena gli spirti con la sua rapina,<br>
+ Voltando e percuotendo gli molesta.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote49"
+name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E come gli stornei ne portan l'ali,<br>
+ Nel freddo tempo, a schiera larga e piena;<br>
+ Così quel fiato gli spiriti mali<br>
+ Di quà, di là, di giù, di sù li mena.<br>
+<br>
+ E come i gru van contando lor lai,<br>
+ Facendo in aer di se lunga riga,<br>
+ Cosi vid' io venir, traendo guai,<br>
+ Ombre portate dalla detta briga.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Les premières qui se présentent sont celles de Sémiramis, de Didon, de
+Cléopâtre, d'Hélène; puis les ombres d'Achille, de Pâris, et de Tristan.
+D'autres suivent par milliers, et Virgile les nomme à mesure que le vent
+les fait passer sous leurs yeux; mais il en est deux qui attirent plus
+particulièrement les regards de notre poëte, et qui lui inspirent plus
+de pitié. Nous voici arrivés à ce touchant épisode de <i>Francesca da
+Rimini</i>, l'un des deux que l'on cite toujours quand on parle de l'Enfer
+du Dante, qui est en effet au-dessus de tout le reste, et que les
+Italiens comparent avec raison aux beautés les plus exquises de tous les
+poëmes anciens et modernes. Malgré sa grande réputation, il est assez
+mal connu en France. Ceux qui ont essayé de le traduire dans notre
+langue, ont fait disparaître son plus grand charme, qui est celui d'une
+tendresse et d'une simplicité naïves; peut-être ne serai-je pas plus
+heureux; mais je ne puis résister au désir de le tenter.</p>
+
+<p>L'histoire amoureuse et tragique qui en est le sujet avait dû faire
+beaucoup de bruit; elle touchait de près la famille dans laquelle Dante
+avait trouvé son dernier asyle. <i>Guido da Polento</i> avait une fille
+charmante nommée Françoise. Elle était tendrement aimée de Paul, son
+jeune cousin; mais des arrangements de fortune engagèrent Guido à la
+marier avec <i>Lanciotto</i>, fils de <i>Malatesta</i>, seigneur de Rimini. Ce
+Lanciotto était contrefait et peu aimable. Paul continua de voir sa
+cousine. L'amour reprit tous les droits que lui avait enlevés ce
+mariage; mais le mari jaloux surprit les deux jeunes amants, et les
+sacrifia tous deux à sa vengeance. Ce sont leurs ombres qui passent en
+ce moment devant le poëte, et qu'il regarde avec autant de curiosité que
+de tristesse. Il poursuit en ces mots son récit:</p>
+
+<p>«Je dis à mon guide: ô Poëte<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a>
+<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>, je voudrais parler à ces deux ombres
+qui vont ensemble et paraissent voler si légèrement au gré du vent. Tu
+verras, me répondit-il, quand elles seront plus près de nous. Prie-les
+alors au nom de cet amour qui les conduit; elles viendront à toi.
+Aussitôt que le vent les amena vers nous, j'élevai la voix: Ames
+infortunées, venez nous parler, si rien ne vous arrête.--Telles que deux
+colombes, excitées par le désir, les ailes étendues et immobiles,
+viennent en traversant les airs au doux nid où la même volonté les
+appelle, telles ces deux ombres sortirent de la troupe où est Didon, et
+vinrent à nous à travers cet air malfaisant; tant le son de ma voix
+avait eu d'expression et de force!--O mortel bienfaisant et sensible,
+qui viens nous visiter dans ces épaisses ténèbres, nous qui avons teint
+la terre de notre sang, si le roi de l'univers pouvait nous être
+favorable, nous le prierions pour toi, puisque tu as pitié de nos maux.
+Ce que tu désires d'entendre et de nous dire, nous le dirons et nous
+l'entendrons volontiers, tandis que le vent se tait, comme il le fait en
+ce moment. Le pays où je suis née<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a>
+<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a> est situé près de la mer, à
+l'endroit où le Pô descend pour s'y reposer avec les fleuves qui le
+suivent. L'amour, qui dans un cœur bien né s'allume si rapidement,
+enflamma celui-ci pour la beauté qui me fut bientôt ravie par un coup
+que je ressens encore. L'amour, qui ne dispense jamais d'aimer qui nous
+aime, m'inspira un désir si fort de ce qui pouvait lui plaire, qu'ici
+même, comme tu vois, ce désir ne me quitte pas. L'amour nous conduisit
+ensemble à la mort: le fond des enfers attend celui qui nous ôta la
+vie.--C'est ainsi que nous parla cette ombre malheureuse. En l'écoutant,
+je courbai la tête, et je la tins si long-temps baissée, que le Poëte
+me dit enfin: Que penses tu? Je lui répondis: Hélas! combien de douces
+pensées, combien de désirs ont conduit ces infortunés à leur fin
+douloureuse! Puis, je me retournai vers eux, et leur dis: Françoise, tes
+souffrances m'arrachent des larmes de tristesse et de pitié. Mais
+dis-moi: dans le temps de vos doux soupirs, à quoi et comment l'amour
+vous permit-il de connaître des désirs qui ne se déclaraient point
+encore?--Elle me répondit: Il n'est point de plus grande douleur que de
+se rappeler des temps heureux quand on est dans l'infortune; et ton
+maître ne l'ignore pas; mais si tu as si grand désir de connaître la
+première origine de notre amour, je ferai comme les malheureux qui
+parlent en versant des pleurs. Un jour nous prenions plaisir à lire,
+dans l'histoire de Lancelot, comment il fut enchaîné par l'amour. Nous
+étions seuls et sans défiance. Plus d'une fois cette lecture fit que nos
+yeux se cherchèrent, et que nous changeâmes de couleur; mais il vint un
+moment qui acheva notre défaite. Quand nous lûmes qu'un tel amant avait
+cueilli sur un doux sourire le baiser long-temps désiré; celui-ci, que
+rien ne séparera plus de moi, colla sur mes lèvres sa bouche tremblante:
+le livre et son auteur furent nos messagers d'amour, et ce jour-là nous
+n'en lûmes pas davantage.--Tandis que l'une de ces ombres parlait ainsi,
+l'autre soupirait si amèrement que la pitié me saisit, je défaillis,
+comme si j'eusse été près de mourir, et je tombai comme tombe un corps
+sans vie<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a>
+<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote50"
+name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>I' cominciai: Poeta volentieri<br>
+ Parlerei a que' duo che'nsieme vanno,<br>
+ E pajon sì al vento esser leggieri.<br>
+ Ed egli a me: vedrai quando saranno<br>
+ Più presso a noi: e tu allor gli prega<br>
+ Per quell'amor ch'ei mena; e quei verranno.<br>
+ Si tosto come'l vento a noi gli piega,<br>
+ Mossi la voce: O anime affanate,<br>
+ Venite a noi parlar, s'altri nol niega.<br>
+ Quali colombe dal disio chiamate<br>
+ Con l'ali aperte e ferme al dolce nido<br>
+ Volan per l'aer dal voler portate:<br>
+ Cotale uscir della schiera ov'è Dido,<br>
+ A noi venendo per l'aer maligno;<br>
+ Si forte fu l'affetuoso grido</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote51"
+name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51">
+(retour) </a> Je ne sais si les Français, qui n'entendent pas l'Italien,
+pourront entrevoir dans ma traduction les beautés simples, touchantes,
+et le caractère vraiment antique de ce morceau; quand à ceux à qui la
+langue italienne est familière, et surtout aux Italiens mêmes, je sens
+autant qu'eux tout ce qu'un original si parfait perd dans une si faible
+copie, et c'est pour eux que, sacrifiant tout amour-propre, je vais
+mettre ici le texte même, depuis l'endroit où <i>Francesca</i> commence le
+récit de ses malheurs.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Siede la terra dove nata fui<br>
+ Su la marina, dove'l Po discende<br>
+ Per aver pace co' seguaci sui.<br>
+ Amor, ch'a cor gentil ratto s'apprende,<br>
+ Prese cosuti della bella persona<br>
+ Che mi fu tolta, e'l modo ancor m'offende.<br>
+ Amor, ch'a nullo amato amar perdona,<br>
+ Mi prese del costui piacer sì forte<br>
+ Che, come vedi, ancor non m'abbandona.<br>
+ Amor condusse noi ad una morte:<br>
+ Caina attende chi vita ci spense.<br>
+ Queste parole da lor ci fur porte</i>.<br>
+<br>
+ <i>Da ch'io intesi quell' anime offense,<br>
+ Chinai'l viso, e tanto'l tenni basso,<br>
+ Fin che'l Poeta mi disse: che pense?<br>
+ Quando risposi, cominciai: o lasso,<br>
+ Quanti dolci pensier, quanto disio,<br>
+ Menà costoro al doloroso passo!<br>
+ Poi mi rivolsi a loro, e parlai io,<br>
+ E cominciai: Francesca, i tuoi martiri<br>
+ A lagrimar mi fanno tristo e pio.<br>
+ Ma dimmi: al tempo de' dolci sospiri,<br>
+ A che, e come concedette amore<br>
+ Che conosceste i dubbiosi desiri?<br>
+ Ed ella a me: nessun maggior dolore<br>
+ Che ricordarsi del tempo felice<br>
+ Nella miseria; e ciò sa'l tuo dottore.<br>
+ Ma se a conoscer la prima radice<br>
+ Del nostro amor tu hai cotanto affetto</i>,<br>
+ <i>Dirò, come colui che piange e dice.<br>
+ Noi leggevamo un giorno per diletto<br>
+ Di Lancilotto, come amor lo strinse;<br>
+ Soli eravamo, e senza alcun sospetto.<br>
+ Per più fiate gli occhi ci sospinse<br>
+ Quella lettura, e scolorocci'l viso.<br>
+ Ma solo un punto fu quel che ci vinse.<br>
+ Quando leggemmo il disiato riso<br>
+ Esser baciato da cotanto amante;<br>
+ Questi, che mai da me non fia diviso,<br>
+ La bocca mi bacciò tutto tremanie:<br>
+ Galeotto fu il libro, e chi lo scrisse:<br>
+ Quel giorno più non vi leggemmo avante.<br>
+ Mentre che l'uno spirto questo disse,<br>
+ L'altro piangeva si che di pietade<br>
+ Io venni meno come s'io morisse;<br>
+ E caddi, come corpo morto cade</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote52"
+name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52">
+(retour) </a> J'ai voulu, dans ces derniers mots, rendre par une mesure
+à peu près semblable l'harmonie tombante des derniers mots italiens.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Co¯me˘ co¯rpo˘ mo¯rto˘ ca¯de˘</i>.<br>
+ Comme tombe un corps sans vie.
+</div></div>
+
+<p>Mais je n'ai pu trouver pour la dernière syllabe longue qu'une voyelle
+moins grave et moins sonore. Cette version offrait mille difficultés; il
+fallait conserver la répétition élégante et imitative du mot <i>tomber</i> au
+dernier vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E caddi, come corpo morto cade</i>;
+</div></div>
+
+<p><i>Corpo morto</i> n'a rien que de noble en italien: <i>un corps mort</i> serait
+ridicule en français; enfin l'harmonie de la phrase était en quelque
+sorte sacrée, et c'était un devoir de la conserver. C'est à quoi n'ont
+songé ni Moutonnet, ni Rivarol, dans leurs traductions, qu'il est
+inutile de citer. Ce soin de l'harmonie imitative qui manque dans
+presque toutes les traductions de vers en prose, donnerait beaucoup de
+peine au traducteur, et il faut l'avouer, ne serait apprécié que par un
+petit nombre de lecteurs; mais c'est ce petit nombre qu'il faut toujours
+s'efforcer de satisfaire.</p></blockquote>
+
+<p>C'est peut-être la millième fois que j'ai relu dans l'original cet
+épisode justement célèbre, et l'impression qu'il me fait est toujours la
+même, et je comprends moins que jamais comment dans ce siècle, dans
+cette disposition d'esprit, dans un pareil sujet, au milieu de tous ces
+tableaux sombres et terribles, Dante put trouver pour celui-ci des
+couleurs si harmonieuses et si douces, comment il les créa, puisqu'elles
+n'existaient pas avant lui, et comment il sut les approprier à une
+langue rude encore et presque naissante. Ce ne fut ni dans la force ni
+dans l'élévation de son génie, ni dans l'étendue de son savoir qu'il
+trouva le secret de ces couleurs si neuves et si vraies, c'est dans son
+âme sensible et passionnée, c'est dans le souvenir de ses tendres
+émotions, de ses innocentes amours. Ce n'était point le philosophe
+profond, l'imperturbable théologien, ni même le poëte sublime qui
+pouvait peindre et inventer ainsi: c'était l'amant de Béatrix.</p>
+
+<p>Si l'on a d'abord peine à comprendre comment il a pu placer dans l'Enfer
+ce couple aimable, pour une si passagère et si pardonnable erreur, on
+voit ensuite qu'il a été comme au-devant de ce reproche, en mettant Paul
+et Françoise dans le cercle où les peines sont le moins cruelles, en ne
+les condamnant qu'a être agités par un vent impétueux, image allégorique
+du tumulte des passions, et surtout en ne les séparant pas l'un de
+l'autre. Ce sont des infortunés sans doute, mais ce ne sont pas des
+damnés, puisqu'ils sont et puisqu'ils seront toujours ensemble.</p>
+
+<p>Quand le poëte revient à lui<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a>
+<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>, il se trouve entouré de nouveaux
+tourments, de quelque côté qu'il aille, qu'il se tourne ou qu'il
+regarde. Il est descendu au troisième cercle, où tombe une pluie
+éternelle, froide, accablante. Une forte grêle, une eau sale, mêlée de
+neige, est versée par torrents dans cet air ténébreux; la terre qui la
+reçoit exhale une vapeur infecte. Cerbère à la triple gueule aboie après
+les malheureux qui y sont plongés. Ce démon Cerbère<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a>
+<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>, qu'il nomme
+aussi le grand Serpent, <i>il gran Vermo</i>, a les yeux ardents<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a>
+<a href="#footnote55"><sup class="sml">55</sup></a>, la
+barbe immonde et noire, le ventre large et des griffes aiguës, dont il
+gratte, écorche et déchire les damnés. C'est ainsi que Dante habille à
+la moderne les monstres de l'ancien Enfer. La pluie fait jeter à ces
+malheureux des hurlements. Ils se retournent sans cesse d'un côté sur
+l'autre pour s'en garantir. Toutes ces ombres sont couchées dans la
+fange; ce sont celles des gourmands. Une seule se lève en voyant passer
+le poëte, et se fait connaître à lui. C'était un parasite, à qui les
+Florentins avaient donné le nom de <i>Ciacco</i>, qui dans leur dialecte
+signifie un porc, un pourceau, et c'est par lui que Dante se fait
+prédire ce qui doit arriver des partis qui agitaient la république, la
+ruine de celui des Guelfes, l'arrivée de Charles de Valois et ses
+suites. Ce chant est très-inférieur aux précédents. On est surpris que
+Dante voulant parler des événements de sa patrie ait choisi pour
+interlocuteur un homme sans nom, connu seulement par le sobriquet
+honteux qu'il devait à sa gourmandise, et qu'après un épisode
+enchanteur, il en ait imaginé un si dégoûtant et si commun. Enfin l'on
+n'aime pas à le voir donner des larmes au sort de ce vil <i>Ciacco</i><a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a>
+<a href="#footnote56"><sup class="sml">56</sup></a>,
+lorsqu'il vient d'en donner de si touchantes aux souffrances de deux
+amants. On a souvent à lui pardonner ces inégalités choquantes, dont il
+faut moins accuser son génie que son siècle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote53"
+name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53">
+(retour) </a> C. VI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote54"
+name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54">
+(retour) </a> <i>Dello demonio Cerbero</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote55"
+name="footnote55"><b>Note 55: </b></a><a href="#footnotetag55">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Gli occhi ha vermigli, e la barba unta e atra</i>,<br>
+ <i>E'l ventre largo, e unghiate le mani:<br>
+ Graffia gli spirti, gli scuoia ed isquabra</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote56"
+name="footnote56"><b>Note 56: </b></a><a href="#footnotetag56">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ciacco, il tuo affanno<br>
+ Mi pesa sì ch'a lagrimar m'invita</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Nous avons vu Minos à l'entrée du second cercle, et le troisième gardé
+par Cerbère; Pluton en personne préside au quatrième<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a>
+<a href="#footnote57"><sup class="sml">57</sup></a>. Pluton, le
+grand ennemi, hurle d'une voix enrouée, et prononce des paroles
+étranges, où l'on ne distingue que le nom de <i>Satan</i><a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a>
+<a href="#footnote58"><sup class="sml">58</sup></a>. Dans ce
+cercle, les âmes lancées les unes contre les autres se poussent et se
+heurtent sans cesse comme, dans le gouffre de Caribde, une onde se
+brise contre une autre onde qu'elle rencontre. Elles jettent de grands
+cris; et quand leurs poitrines se sont choquées, elles se retournent en
+criant plus horriblement encore, et reviennent jusqu'à la moitié du
+cercle, où elles trouvent de nouveau des poitrines ennemies qui les
+repoussent. Ce sont les prodigues et les avares qui se tourmentent
+mutuellement ainsi. Ceux qui ont la tête tonsurée attirent l'attention
+du poëte; il demande à son guide si ce sont tous des gens d'église. Ce
+sont, répond Virgile, des prêtres, des cardinaux et des papes, qui ont
+poussé l'avarice au dernier excès. Dante voudrait en reconnaître
+quelques uns; mais, lui dit son maître, le vice honteux dont ils se sont
+souillés les rend méconnaissables et inaccessibles à toute recherche. Il
+prend de-là occasion de couvrir d'un juste mépris les biens et les
+faveurs de la fortune, dont le commun des hommes tire tant d'orgueil.
+Tout l'or, dit-il, qui est sous le globe de la lune, ou qui appartint
+jadis à ces âmes fatiguées, ne pourrait procurer à l'une d'entre elles
+un seul instant de repos<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a>
+<a href="#footnote59"><sup class="sml">59</sup></a>. Dante demande ce que c'est donc que cette
+fortune qui dispose de tous les biens, et Virgile lui fait cette belle
+réponse; «Ô créatures insensées! dans quelle ignorance vous
+croupissez<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a>
+<a href="#footnote60"><sup class="sml">60</sup></a>! Celui dont la science est au-dessus de tout, créa les
+cieux; il leur donna des guides qui les conduisent, qui en font briller
+chaque partie vers la partie qu'elle doit éclairer, et distribuent
+également la lumière; de même il donna aux splendeurs mondaines une
+conductrice générale qui y préside, qui change quand le temps en est
+venu ces biens fragiles, et les fait passer de peuple en peuple et d'une
+race à une autre race, sans que la sagesse humaine y puisse mettre
+obstacle. Les uns commandent, les autres languissent au gré de ses
+jugements, qui sont cachés comme le serpent sous l'herbe. Tout votre
+savoir lui résiste en vain; elle pourvoit, juge, conserve son empire
+comme les autres intelligences. Ses permutations n'ont point de trêve;
+la nécessité la force à un mouvement rapide; tant arrivent souvent des
+vicissitudes nouvelles. C'est elle que blâment et que maudissent ceux
+mêmes qui lui devraient des remercîments et des éloges; mais elle a su
+se rendre heureuse, et ne les entend pas. Avec une joie égale à celle
+des autres créatures supérieures, elle fait comme elles tourner sa
+sphère, et jouit de sa félicité».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote57"
+name="footnote57"><b>Note 57: </b></a><a href="#footnotetag57">
+(retour) </a> C. VII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote58"
+name="footnote58"><b>Note 58: </b></a><a href="#footnotetag58">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Pape Satan, pape Satan aleppe,<br>
+ Comincià Pluto, con la voce chioccia</i>.
+</div></div>
+
+<p>Les commentateurs sont curieux à voir s'évertuer sur ce début de chant.
+Boccace y a vu le premier la surprise et la douleur. Selon lui, <i>Pape</i>
+vient du latin <i>papœ</i>, et c'est de ce mot que s'est formé le nom de Pape
+donné au souverain Pontife, dont l'autorité, dit-il, est si grande,
+qu'elle fait naître la surprise et l'admiration dans tous les esprits.
+<i>Pape Satan</i> est répété deux fois pour marquer mieux cette surprise.
+<i>Aleppe</i> vient d'<i>aleph</i>, première lettre de l'alphabet des Hébreux.
+Chez eux <i>aleppe</i>, comme <i>ah</i> chez les Latins, est un adverbe qui
+exprime la douleur. Pluton, qui est le démon de l'avarice, s'écrie donc
+en voyant des hommes vivants; il invoque Satan, chef de tous les démons,
+et par cette interjection douloureuse, il l'appelle à son secours.
+Landino l'explique de même, sans oublier l'étymologie du nom du Pape,
+ainsi appelé, dit-il, comme chose très-admirable parmi les Chrétiens. A
+cela près, Velutello, Daniello, et dans un temps plus rapproché Venturi,
+donnent la même explication. Le P. Lombardi est de leur avis sur
+l'interjection <i>pape</i>, mais non pas sur le sens qu'ils donnent au mot
+<i>aleppe</i>, ni sur l'appel qu'ils supposent que Pluton fait à Satan.
+<i>Aleppe</i> est en effet, selon lui, l'<i>aleph</i> des Hébreux ajusté à
+l'italienne, comme on dît <i>Giuseppe</i> pour <i>Joseph</i>; mais il ne connaît
+aucun maître de langue hébraïque qui attribue à l'<i>aleph</i> cette
+signification plaintive. <i>Aleph</i> signifie, entr'autres choses, chef,
+prince, etc., et c'est dans ce sens qu'il doit être pris ici. <i>Satan</i>,
+qui en hébreu veut dire adversaire, ennemi, et <i>Pluton</i>, démon des
+richesses, le plus dangereux ennemi de l'homme, et qui préside au cercle
+où sont punis les prodigues et les avares, ne sont qu'un seul et même
+personnage. Pluton s'apostrophe lui-même: ô Satan, dit-il, ô Satan, chef
+des Enfers! comme s'il voulait continuer: a-t-on pour toi si peu de
+respect que de pénétrer vivant dans ton empire? Du reste, Lombardi pense
+que le poëte a employé ce mélange d'idiomes divers, afin de rendre plus
+horrible le langage de Pluton. Malheureusement, il ajoute à cette
+conjecture sage celle-ci, qui le paraît un peu moins: «Ou peut-être
+est-ce pour nous montrer Pluton savant dans toutes les langues».
+Benvenuto Cellini, artiste célèbre et esprit bizarre du seizième siècle,
+donne, dans les mémoires de sa vie, une explication plus plaisante. Il
+prétend que le Dante avait pris au châtelet de Paris, ce qu'il met ici
+dans la bouche de Pluton. L'huissier, pour faire faire silence; criait:
+<i>Paix! paix! Satan, allez! paix</i>. Benvenuto étant à Paris, s'était
+attiré un procès par l'extravagance de ses manières, et ayant été obligé
+de comparaître au Châtelet, il y entendit l'huissier crier plusieurs
+fois: <i>Paix! paix! Satan, allez! paix</i>. Il est vrai que c'était au temps
+de François Ier., mais cet original de Cellini assure que cela était
+ainsi dès le siècle du Dante, et donne très-sérieusement cette origine
+aux paroles énigmatiques de Pluton.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote59"
+name="footnote59"><b>Note 59: </b></a><a href="#footnotetag59">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che tutto l'oro ch'è sotto la luna<br>
+ O che già fu di quest'anime stanche<br>
+ Non poterebbe farne posar una</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote60"
+name="footnote60"><b>Note 60: </b></a><a href="#footnotetag60">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O creature sciocche<br>
+ Quanta ignoranza è quella che v'offende</i>!<br>
+ <i>Colui lo cui saver tutto trascende<br>
+ Fece li cieli; e diè lor chi conduce,<br>
+ Si ch'ogni parte ad ogni parte splende,<br>
+ Distribuendo ugualmente la luce:<br>
+ Similemente agli splendor mondani<br>
+ Ordinò general ministra e duce,<br>
+ Che permutasse a tempo li ben vani<br>
+ Di gente in gente e d'uno in altro sangue,<br>
+ Oltre la difension de'senni umani;<br>
+ Perch'una gente impera, e l'altra langue,<br>
+ Seguendo lo giudicio di costei<br>
+ Ched'è occulto, com' in erba l'angue.<br>
+ Vostvo saver non ha contrasto a lei:<br>
+ Ella provvede, giudica e persegue<br>
+ Suo regno, come il loro gli altri dei.<br>
+ Le sue permutazion non hanno triegue;<br>
+ Necessità la fa esser velore,<br>
+ Si spesso vien chi vicenda consegue.<br>
+ Quest'è colei ch'è tanto posta in croce<br>
+ Pur da color che le dovrian dar lode,<br>
+ Dandole biasmo a torto e mala voce.<br>
+ Ma ella s'è beata e ciò non ode:<br>
+ Con l'altre prime creature lieta<br>
+ Volve sua spera, e beata si gode</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>On ne trouve dans aucun poëte un plus beau portrait de la fortune,
+peut-être pas même dans cette belle ode d'Horace (<i>ô Diva gratum quœ
+regis Antium</i>), au-dessus de laquelle il n'y a rien, sur le même sujet,
+dans la poésie antique. Dante a profité d'une idée de l'ancienne
+philosophie, adoptée par le christianisme, de cette idée d'une
+intelligence secondaire chargée de présider à chacune des sphères
+célestes; et il a en quelque sorte ressuscité et rajeuni la déesse de la
+Fortune, en plaçant une de ces intelligences à la direction de la
+sphère des biens de ce monde. C'est un de ces morceaux du Dante qui sont
+rarement cités, mais que relisent souvent ceux qui ont une fois vaincu
+les difficultés et goûté les beautés sévères de ce poëte inégal et
+sublime.</p>
+
+<p>Les deux voyageurs traversent dans sa largeur ce quatrième cercle. Ils
+trouvent sur l'autre bord une source bouillonnante, dont l'eau trouble
+et noirâtre descend dans le cercle inférieur, et y forme le marais du
+Styx. Des ombres nues et furieuses sont plongées dans la fange de ce
+marais; elles se frappent non seulement des mains, mais de la tête, de
+la poitrine, des pieds, et se déchirent par morceaux avec les dents<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a>
+<a href="#footnote61"><sup class="sml">61</sup></a>.
+Ce sont les ombres des hommes qui ont été sujets à la colère. Il y en a
+qui sont plus enfoncées encore, et qui font bouillonner la fange en
+voulant exhaler, du fond où elles sont plongées, des plaintes qu'on ne
+peut entendre. Dante et Virgile descendent au cinquième cercle, en
+suivant le cours du ruisseau.<a name="n2" id="n2"></a> A l'entrée de ce cercle, et sur le bord du
+Styx, ils trouvent une tour, au haut de laquelle brillent deux
+flammes<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a>
+<a href="#footnote62"><sup class="sml">62</sup></a>. Une troisième répond à ce signal. Aussitôt ils voient à
+travers la fumée qui couvre le marais, venir à eux une barque conduite
+par Phlégias, chargé de faire passer le Styx aux âmes qui se présentent.
+Ils entrent dans la barque. Quand ils sont au milieu du marais, couvert
+de ces âmes qui se frappent et se déchirent, une d'elles se lève, saisit
+le bord de la barque, et veut y entrer. Dante et Virgile la repoussent.
+Virgile félicite son élève de la colère qu'il vient de montrer; il
+l'embrasse, et bénit celle qui l'a porté dans ses flancs. Cet homme, lui
+dit-il, fut rempli d'orgueil, et n'a laissé la mémoire d'aucun acte de
+bonté; aussi son ombre est-elle toujours en fureur. Combien n'y a-t-il
+pas là haut de grands rois qui seront ici plongés comme des porcs dans
+la fange<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a>
+<a href="#footnote63"><sup class="sml">63</sup></a>! Dante voudrait voir cette ombre replongée dans le limon
+bourbeux; ce désir est satisfait. Tous les autres damnés se réunissent
+contre ce misérable; tous crient à Philippe <i>Argenti</i>; et cet esprit
+bizarre se mord de ses propres dents.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote61"
+name="footnote61"><b>Note 61: </b></a><a href="#footnotetag61">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Vidi genti fangose in quel pantano,<br>
+ Ignude tutte e con sembiante offeso.<br>
+ Questi si percotean, non pur con mano,<br>
+ Ma con la testa, e col petto, e co' piedi,<br>
+ Troncandosi co' denti a brano a brano</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote62"
+name="footnote62"><b>Note 62: </b></a><a href="#footnotetag62">
+(retour) </a> C. VIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote63"
+name="footnote63"><b>Note 63: </b></a><a href="#footnotetag63">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quanti si tengon or lassù gran regi<br>
+ Che quì staranno come porci in brago,<br>
+ Di se lasciando orribili dispregi</i>!
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p><i>Argenti</i> avait été un Florentin riche, puissant, d'une force
+extraordinaire, et qui était d'une violence égale à sa force. On ne sait
+pour quel motif particulier, parmi tant de Florentins qui, dans ce temps
+de factions, devaient s'être livrés à des fureurs et à des emportements
+coupables, Dante a choisi celui-ci, qui figura peu dans les affaires; ni
+pourquoi de l'incendiaire Phlégias qui, dans l'enfer de Virgile, apprend
+aux hommes <i>à ne pas mépriser les Dieux</i>, il a fait dans le sien un
+conducteur de barque et un second Caron. Cependant, c'est à la cité même
+du prince des Enfers que Phlégias passe les âmes; il les passe de la
+partie des supplices les plus doux à celle des plus terribles: en un
+mot, il les dépose à l'entrée de cette horrible cité, qui s'étend depuis
+le sixième cercle jusqu'au fond, où est enchaîné Lucifer. C'est là que
+sont punis les incrédules, les hérésiarques, et tous ceux dont les
+crimes attaquent plus directement la Divinité. Phlégias semble donc dans
+cet Enfer, comme dans l'autre, apprendre aux âmes, non plus par son
+propre supplice, mais par ceux auxquels il les conduit, à respecter les
+dieux.</p>
+
+<p>La cité se présente avec ses tours enflammées et ses murs de fer.
+Phlégias dépose les deux poëtes à l'une des portes. Elle est gardée par
+des milliers de démons, qui s'irritent en voyant un homme vivant, et
+s'opposent à son passage. Virgile entre en pour-parler avec eux, et
+Dante attend avec crainte le résultat de la conférence: elle est rompue.
+Les démons rentrent dans la ville, et ferment la porte devant Virgile,
+qui veut y pénétrer avec eux. Il est sensible à cette offense; mais il
+annonce à son disciple qu'elle sera punie, et que quelqu'un va bientôt
+leur ouvrir l'entrée de ce séjour. Cependant, au haut de l'une des
+tours<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a>
+<a href="#footnote64"><sup class="sml">64</sup></a>, ils voient paraître trois furies teintes de sang, ceintes de
+serpents verts, et portant aussi des serpents pour chevelures. Virgile
+reconnaît les suivantes <i>de la reine des pleurs éternels</i>; il reconnaît
+Mégère, Alecton, Tisiphone. Elles se déchirent le sein avec leurs
+ongles, ou le frappent avec leurs mains, en jetant des cris si terribles
+que Dante effrayé se serre auprès de son maître<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a>
+<a href="#footnote65"><sup class="sml">65</sup></a>. Tout ce tableau est
+peint avec les plus fortes couleurs et la touche la plus fière.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote64"
+name="footnote64"><b>Note 64: </b></a><a href="#footnotetag64">
+(retour) </a> C. IX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote65"
+name="footnote65"><b>Note 65: </b></a><a href="#footnotetag65">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Vidi dritte ratto<br>
+ Tre furie infernal di sangutte tinte,<br>
+ Che membra femminili avean ed atto<br>
+ E con idre verdissime eran cinte:<br>
+ Serpentelli e ceraste avean per crine<br>
+ Onde le fiere tempie eran avvinte.<br>
+ E quei che ben conobbe le meschine<br>
+ Della regina dell'eterno pianto,<br>
+ Guarda, mi disse, le feroci Erine</i>.<br>
+<br>
+ <i>Con l'unghie si fendea ciascuna il petto;<br>
+ Battean si a palme e gridavan sì alto<br>
+ Che mi strinsi al poeta per sospetto</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Les furies veulent lui montrer la tête de Méduse, la terrible Gorgone.
+Virgile lui crie de fermer les yeux, et les lui couvre de ses deux
+mains. Le poëte s'interrompt ici; il avertit les hommes qui ont un
+entendement sain d'admirer la doctrine secrète cachée sous le voile
+étrange de ses vers. Cet avis ne convient peut-être pas plus à cet
+endroit de son poëme qu'à beaucoup d'autres, où il voulait en effet que
+l'on cherchât toujours quelque sens caché, intention que les
+commentateurs ont plus que remplie; mais ces trois vers sont très-beaux;
+tous les Italiens les savent et les citent souvent:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O voi ch'avete gl'intelletti sani,<br>
+ Mirate la dottrina che s'asconde<br>
+ Sotto'l velame degli versi strani</i>.
+</div></div>
+
+<p>«Déjà s'avançait sur les noires eaux du Styx un bruit qui répandait
+l'épouvante et faisait trembler les deux rivages<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a>
+<a href="#footnote66"><sup class="sml">66</sup></a>. Tel qu'un vent
+impétueux, né du choc des vapeurs contraires, frappe la forêt, rompt les
+branches, les abat, les emporte, s'avance avec orgueil parmi des
+tourbillons de poussière, et met en fuite les animaux et les bergers».
+Un ange, annoncé par ce bruit terrible, traverse le Styx à pied sec.
+Tout exprime en lui la colère. Arrivé à la porte, il la touche d'une
+baguette; elle s'ouvre sans résistance. Il fait aux démons les reproches
+les plus durs et les plus sanglants; il leur ordonne de laisser entrer
+Dante et son guide, mais sans parler aux deux poëtes, et de l'air d'un
+homme occupé d'objets plus graves et plus importants que ceux qui sont
+devant lui<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a>
+<a href="#footnote67"><sup class="sml">67</sup></a>. Ils entrent, et voient s'étendre de toutes parts une
+vaste campagne pleine de douleurs et d'affreux tourments<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a>
+<a href="#footnote68"><sup class="sml">68</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote66"
+name="footnote66"><b>Note 66: </b></a><a href="#footnotetag66">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E già venia su per le torbid onde<br>
+ Un fracasso d'un suon pien di spavento,<br>
+ Per cui tremavan amendue le sponde;<br>
+ Non altrimenti fatto che d'un vento<br>
+ Impetuoso per gli avversi ardorì,<br>
+ Che fier la selva e senza alcun rattento<br>
+ Li rami schianta, abbatte e porta i fiori:<br>
+ Dinanzi polveroso va superbo,<br>
+ E fa fuggir le fiere e gli pastorì</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote67"
+name="footnote67"><b>Note 67: </b></a><a href="#footnotetag67">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E non fe' motto a noi, ma fe' sembiante<br>
+ D'uomo cui altra cura stringa e morda<br>
+ Che quella di colui che gli è davante.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote68"
+name="footnote68"><b>Note 68: </b></a><a href="#footnotetag68">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E veggio ad ogni man grande campagna,<br>
+ Piena di duolo e di tormento rio</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>L'imagination du poëte lui rappelle les plaines d'Arles, ou était un
+grand nombre de tombeaux célèbres par des traditions fabuleuses, et les
+environs de Pola, ville d'Istrie, qu'entouraient aussi de nombreuses
+sépultures; c'est ainsi que se présente à ses yeux cette triste
+campagne, mais avec un aspect plus terrible. Elle est toute remplie de
+tombeaux séparés par des flammes qui les brûlent et les rougissent,
+comme la fournaise rougit le fer. Leurs couvercles étaient levés, et il
+en sortait des gémissements qui paraissaient arrachés par les plus
+horribles souffrances. Virgile passe par un sentier étroit entre les
+tombes enflammées et le mur de la cité<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a>
+<a href="#footnote69"><sup class="sml">69</sup></a>. Dante le suit; il apprend
+que les malheureux enfermés dans ces tombeaux sont les hérésiarques; il
+serait plus juste de dire les incrédules, car une partie de ce vaste
+cimetière renferme Épicure et tous ses sectateurs, qui font mourir l'âme
+avec le corps<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a>
+<a href="#footnote70"><sup class="sml">70</sup></a>. Dante témoignait à Virgile le désir de voir quelques
+uns de ces infortunés, lorsque la voix de l'un d'eux se fait entendre.
+«O Toscan, dit cette voix, toi qui parcours vivant la cité du feu, en
+parlant avec tant de sagesse, reste dans ce lieu, je te prie; ton
+langage atteste que tu es né dans cette noble patrie, qui n'eut
+peut-être que trop à se plaindre de moi». C'était <i>Farinata degli
+Uberti</i> qui s'était levé dans son tombeau, où on le voyait jusqu'à la
+ceinture. La poitrine et la tête élevées, il semblait témoigner pour
+l'Enfer un grand mépris. <i>Farinata</i> avait été Gibelin dans le temps que
+Dante et sa famille étaient Guelfes; il passait de son vivant pour un
+esprit fort, ne croyait point à une autre vie, et en concluait que
+pendant celle-ci il fallait ne songer qu'à jouir.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote69"
+name="footnote69"><b>Note 69: </b></a><a href="#footnotetag69">
+(retour) </a> C. X.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote70"
+name="footnote70"><b>Note 70: </b></a><a href="#footnotetag70">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Suo cimitero da questa parte hanno<br>
+ Con Epicuro tutti i suoi seguaci<br>
+ Che l'anima col corpo morta fanno.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Tandis que Dante et lui, après s'être reconnus, se parlent avec quelque
+aigreur, une autre ombre se lève d'un tombeau voisin, regarde alentour
+du poëte, comme pour voir si quelqu'un est avec lui, et voyant qu'il n'y
+a personne, elle lui dit en pleurant: «Si c'est l'élévation de ton génie
+qui t'a fait pénétrer dans cette sombre prison, où est mon fils, et
+pourquoi n'est-il pas avec toi»? Dante le reconnaît à ces paroles et au
+genre de son supplice pour <i>Cavalcante Cavalcanti</i>, père de son ami
+<i>Guido</i>, et qui avait eu la réputation d'un épicurien et d'un athée.
+Dante parle, dans sa réponse, de <i>Guido Cavalcanti</i> comme de quelqu'un
+qui n'est plus. Comment, reprend son père, est-ce qu'il a perdu la vie?
+est-ce que ses yeux ne jouissent plus de la douce lumière? Il s'aperçoit
+que Dante hésite à répondre; il retombe dans son sépulcre, et ne
+reparaît plus<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a>
+<a href="#footnote71"><sup class="sml">71</sup></a>. Voilà encore une de ces beautés fortes et neuves qui
+n'avaient point de modèle avant notre poëte, et qui sont à jamais dignes
+d'en servir.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote71"
+name="footnote71"><b>Note 71: </b></a><a href="#footnotetag71">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quando s'accorse d'alcuna dimora<br>
+ Ch'io faceva dinanzi alla riposta,<br>
+ Supin ricadde e più non parve fuora.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Avant de sortir de cette enceinte, Dante apprend de <i>Farinata</i> que
+l'empereur Frédéric II et le cardinal Ubaldini sont dans deux tombeaux
+voisins. Frédéric ne fut cependant point hérésiarque, mais en querelle
+ouverte avec les papes, et excommunié par eux; ce qui n'est pas
+tout-à-fait la même chose. Quant au cardinal, c'était, dit Landino dans
+son commentaire sur ce vers, un homme d'un grand mérite et d'un grand
+courage, mais qui avait les mœurs d'un tyran plutôt que d'un prêtre; il
+était Gibelin, et ne se faisait point scrupule d'aider ce parti aux
+dépens de l'autorité pontificale. Les Gibelins l'ayant payé
+d'ingratitude, il dit naïvement que cependant <i>s'il avait une âme</i>, il
+l'avait perdue pour eux. Ce propos marquait sur la nature de l'âme une
+opinion peu canonique, et qu'il n'est pas séant d'avouer en habit de
+cardinal.</p>
+
+<p>Au centre de tous ces tombeaux<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a>
+<a href="#footnote72"><sup class="sml">72</sup></a>, dont le dernier est celui d'un pape,
+Anastase II, des pierres brisées forment l'ouverture d'un profond abîme,
+d'où sort une vapeur empestée. Les deux poëtes arrivent au bord, et
+Virgile explique au Dante ce que contient cet abîme. Il est divisé dans
+sa profondeur en trois cercles, tels que ceux qu'ils ont déjà parcourus,
+mais où les crimes sont plus grands et les peines plus cruelles. Tout
+mal se fait ou par violence ou par fraude. La fraude étant le vice
+propre à la nature de l'homme<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a>
+<a href="#footnote73"><sup class="sml">73</sup></a>, déplaît le plus à Dieu; les traîtres
+sont donc jetés dans le cercle inférieur pour y éprouver plus de
+tourments. Dans le premier des trois cercles c'est la violence qui est
+punie, et dans trois divisions différentes de ce cercle, selon les trois
+sortes de violence, selon que par ce vice on a offensé Dieu, soi-même ou
+le prochain. On offense le prochain par la ruine, l'incendie ou
+l'homicide; on s'offense soi-même en portant sur soi une main violente,
+en dissipant et perdant au jeu tout son bien; on offense Dieu en le
+blasphémant, en outrageant la nature, en méconnaissant sa bonté. Les
+homicides, les incendiaires et les brigands sont tourmentés dans la
+première des trois divisions; les suicides et les prodigues de leur
+propre bien, dans la seconde; les blasphémateurs, les hommes coupables
+du vice contre nature et les usuriers<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a>
+<a href="#footnote74"><sup class="sml">74</sup></a>, dans la troisième.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote72"
+name="footnote72"><b>Note 72: </b></a><a href="#footnotetag72">
+(retour) </a> C. XI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote73"
+name="footnote73"><b>Note 73: </b></a><a href="#footnotetag73">
+(retour) </a> Parce qu'elle consiste, non dans l'abus des forces qui lui
+sont communes avec les autres animaux, mais dans l'abus de
+l'intelligence et de la raison, qualités qui lui sont propres.
+(<span class="sc">Venturi</span>.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote74"
+name="footnote74"><b>Note 74: </b></a><a href="#footnotetag74">
+(retour) </a> Le texte dit:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E però la minor giron suggella<br>
+ Del segno suo e Sodomma e Caorsa</i>.
+</div></div>
+
+On n'entend que trop bien ce que signifie le nom de cette ville de
+Palestine: quant à celui de Cahors, on l'explique en disant que cette
+ville de Guienne était alors un repaire d'usuriers, et que le poëte la
+nomme ici pour signifier l'usure. Du Cange, dans son glossaire de la
+basse latinité, lui donne en effet cette signification au mot
+<i>Caorcini</i>. Boccace dit, dans son commentaire sur ce vers, en parlant du
+penchant général des habitants de Cahors pour l'usure, et de l'ardeur
+avec laquelle ils l'exerçaient: <i>Per ta qual cosa è tanto questo lor
+miserabile esercizio divulgato, e massimamente appo noi, che come l'huom
+dice d'alcuno, egli è Caorsino, così s'intende che egli sia usurajo</i>.</blockquote>
+
+<p>La fraude s'exerce ou contre l'homme qui se fie à nous, ou contre celui
+qui n'a pas cette confiance. Les hypocrites, les faussaires, les
+simoniaques, etc. sont tous dans cette dernière classe de criminels, et
+sont punis dans différentes divisions du second cercle. Les traîtres ou
+ceux qui ont trahi la confiance et l'amitié occupent seuls le troisième
+cercle, qui est le neuvième et dernier de tout l'enfer. Tel est le
+formidable espace qui leur reste à franchir.</p>
+
+<p>Dante, avant de s'y engager, fait quelques questions à son guide.
+Pourquoi, lui demande-t-il, les criminels qu'ils ont vus jusqu'à
+présent, les paresseux, les voluptueux et les autres, sont-ils moins
+cruellement punis que ces derniers coupables? Virgile répond en lui
+rappelant la distinction que la morale établit entre l'incontinence, la
+méchanceté et la férocité brutale, trois vices que le ciel réprouve,
+mais dont le premier l'offense moins que les deux autres. Cette
+distinction est dans la morale d'Aristote<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a>
+<a href="#footnote75"><sup class="sml">75</sup></a>, ce qui prouve que
+l'étude de ce philosophe était familière à notre poëte<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a>
+<a href="#footnote76"><sup class="sml">76</sup></a>. Pourquoi,
+demande-t-il encore, l'usure est-elle mise au rang des actes de violence
+qui outragent Dieu et la nature? Virgile prend sa réponse dans la
+philosophie générale, dans la physique d'Aristote et dans la Genèse.
+Mettant à part la singularité de cette dernière citation, dans la bouche
+de celui qui la fait, son explication, un peu obscure, est, dans sa
+première partie surtout, pleine de force et de dignité. «La philosophie,
+dit-il, apprend en plus d'un endroit à ceux qui s'y appliquent que la
+Nature tire sa source de la divine intelligence et de son art<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a>
+<a href="#footnote77"><sup class="sml">77</sup></a>.
+Rappelle-toi bien ta physique<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a>
+<a href="#footnote78"><sup class="sml">78</sup></a>; tu y trouveras que votre art, à vous
+autres mortels, suit autant qu'il le peut la Nature, comme le disciple
+suit son maître: votre art est donc, pour ainsi dire, le petit-fils de
+Dieu. Souviens-toi encore que, selon la Genèse, c'est de la Nature et de
+l'Art que l'homme, dès le commencement, dut tirer sa vie, et ensuite ses
+progrès<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a>
+<a href="#footnote79"><sup class="sml">79</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote75"
+name="footnote75"><b>Note 75: </b></a><a href="#footnotetag75">
+(retour) </a> Au commencement du septième livre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote76"
+name="footnote76"><b>Note 76: </b></a><a href="#footnotetag76">
+(retour) </a> L'expression dont se sert Virgile fait voir combien le
+Dante avait particulièrement étudié ce traité de morale. Il ne nomme
+point, il ne désigne même pas Aristote; il dit simplement: Ne te
+rappelles-tu pas la manière dont <i>ta morale</i> traite des trois
+dispositions que le ciel réprouve?
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Non ti rimembra di quelle parole<br>
+ Con le quai la tua etica pertratta<br>
+ Le tre disposizion che'l ciel non vuole</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote77"
+name="footnote77"><b>Note 77: </b></a><a href="#footnotetag77">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Filosofia, mi disse, a chi l'attende,<br>
+ Nota, non pure in una sola parte,<br>
+ Come natura lo suo corso prende<br>
+ Dal divino intelletto, e da sua arte</i>.
+</div></div>
+
+<p>Il distingue ici, à la manière de Platon et des théologiens, les idées
+divines qui sont éternelles, et l'opération ou la volonté qu'il nomme
+art, et dont il fait le prototype de l'art humain.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote78"
+name="footnote78"><b>Note 78: </b></a><a href="#footnotetag78">
+(retour) </a> Virgile dit encore ici <i>la tua fisica</i>, pour la physique
+d'Aristote, dans laquelle on trouve en effet au second livre, et par
+conséquent, comme dit le texte, <i>non dopo molte carte</i>, cette
+comparaison de l'art humain, qui suit la nature, avec le disciple qui
+suit son maître. Dante ne pouvait pas faire une profession plus ouverte
+d'aristotélisme, et il était en même temps Platonicien.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote79"
+name="footnote79"><b>Note 79: </b></a><a href="#footnotetag79">
+(retour) </a> Ce n'est qu'implicitement que la Genèse dit cela. Le
+Paradis terrestre fut donné à l'homme <i>ut operaretur et custodiret
+illum</i>. Gen. II. 15. Après l'en avoir chassé, Dieu lui dit: <i>In sudore
+vultûs tui vesceris</i>. Gen. III. 19. Cela suffit au poëte pour y voir que
+Dieu destina la nature et ses productions aux besoins de l'homme; mais
+que l'homme dut employer l'art ou le travail, pour en tirer sa
+subsistance, et les progrès de la société.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Da queste</i> (la nature et l'art), <i>se tu ti rechi a mente<br>
+ Lo Genesi, dal principio convene<br>
+ Prender sua vita ed avanzar la gente</i>.
+</div></div>
+
+<p>Cela eût été très bon dans la bouche de Dante lui-même: il ne s'est pas
+aperçu de l'inconvenance que cette citation de la Genèse avait dans
+celle de Virgile.</p></blockquote>
+
+<p>Or, l'usurier tient une route contraire; il méprise et la Nature et
+l'Art, puisqu'il met ailleurs toute son espérance.</p>
+
+<p>Ces explications finies, les deux voyageurs s'avancent vers le premier
+de ces trois cercles redoutables. Le monstre qui garde l'entrée du
+premier cercle est le Minotaure<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a>
+<a href="#footnote80"><sup class="sml">80</sup></a>, et une foule de Centaures armés de
+flèches errent au bas des rochers, dans l'intérieur du cercle, sur les
+bords d'un fleuve de sang. Les commentateurs disent, avec assez
+d'apparence, que Dante a voulu désigner par ces monstres moitié bêtes et
+moitié hommes, la férocité brutale des hommes livrés à la violence qui
+sont punis dans ce cercle de l'Enfer. Il descend, avec son guide, de
+pointe en pointe de rochers, et arrive enfin au bord de ce fleuve de
+sang bouillant, où des damnés plongés jusqu'aux yeux jettent des cris
+horribles. Ici, leur dit un des Centaures, sont punis les tyrans qui ont
+versé le sang et envahi la fortune des hommes<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a>
+<a href="#footnote81"><sup class="sml">81</sup></a>, et il leur en nomme
+plusieurs, tant anciens que modernes, Alexandre, le cruel Denys de
+Sicile, Azzolino, Obizzo d'Est<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a>
+<a href="#footnote82"><sup class="sml">82</sup></a> et d'autres encore, parmi lesquels
+Dante se garde bien d'oublier Attila.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote80"
+name="footnote80"><b>Note 80: </b></a><a href="#footnotetag80">
+(retour) </a> C. XII. Le poëte appelle énergiquement ce monstre
+l'<i>Infamia di Creti</i>. On s'apercevra que dans ce chant, comme dans
+quelques autres, je passe sous silence beaucoup de détails, dont
+plusieurs cependant ont dans l'original un grand mérite poétique; mais
+j'ai dû me borner à ce qui est nécessaire pour saisir le fil de l'action
+et indiquer les principales beautés du poëme. En me prescrivant de faire
+une analyse très-rapide, j'ai encore à craindre de l'avoir faite
+beaucoup trop longue.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote81"
+name="footnote81"><b>Note 81: </b></a><a href="#footnotetag81">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E'l gran Centauro disse: ei son tiranni<br>
+ Che dier nel sangue e nell' aver di piglio:<br>
+ Quivi si piangon gli spielati danni</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote82"
+name="footnote82"><b>Note 82: </b></a><a href="#footnotetag82">
+(retour) </a> Denys de Syracuse, Azzolino, nommé plus communément
+Eccelino, tyran de Padoue, Obizzo d'Est, marquis de Ferrare et de la
+Marche d'Ancône, tyran cruel et rapace, ne font ici aucune difficulté:
+il n'y en a que sur Alexandre. Vellutello le premier, ensuite Daniello,
+et plus récemment Venturi, ont prétendu dans leurs commentaires que ce
+tyran était Alexandre de Phère; Landino et les autres premiers
+commentateurs avaient établi que c'était Alexandre surnommé le Grand, et
+le père Lombardi a embrassé leur opinion. D'après Justin, qui raconte
+des traits nombreux de cruauté exercés par ce conquérant, sur ses
+parents et ses plus intimes amis, et d'après l'énergique expression de
+Lucain, qui l'appelle <i>felix prœdo</i>, Pharsale, X. 21, on peut, dit-il,
+le placer avec justice parmi les tyrans <i>che dier nel sangue e nell'
+aver di piglio</i>. Le nom d'Alexandre seul, et sans autre désignation, dit
+assez l'intention du poëte; et l'omission qu'il a faite de lui parmi les
+grandes âmes, <i>Spiriti magni</i>, qu'il place dans les Limbes, prouve qu'il
+le réservait pour ce lieu de supplices.</blockquote>
+
+<p>Le centaure transporte ensuite les deux poëtes sur sa croupe de l'autre
+côté du fleuve, où ils trouvent un bois épais qui n'est percé d'aucune
+route, planté d'arbres à feuilles noires, dont les branches tortueuses
+portent au lieu de fruits, des épines et des poisons<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a>
+<a href="#footnote83"><sup class="sml">83</sup></a>. Les harpies,
+dont notre poëte trace le hideux portrait d'après celui qu'en a fait
+Virgile, habitent ce bois affreux; il entend de toutes parts des
+gémissements, et ne voit point ceux qui les poussent. Son maître lui dit
+d'arracher une branche de quelqu'un de ces arbres; au moment où il lui
+obéit, une voix sort du tronc de l'arbre, et s'écrie: Pourquoi
+m'arraches-tu? Un sang noir coule de la branche, et la voix continue:
+Pourquoi me déchires-tu? n'as-tu donc aucun sentiment de pitié? Nous
+fûmes autrefois des hommes, et nous sommes devenus des arbres; ta main
+devrait être moins cruelle, quand nos âmes eussent animé des
+serpents<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a>
+<a href="#footnote84"><sup class="sml">84</sup></a>». Cette fiction est, comme on voit, imitée de Virgile, et
+le fut ensuite par le Tasse. Le poëte continue: «Comme un tison de bois
+vert brûlé par un de ses bouts gémit par l'autre, lorsque l'air s'en
+échappe avec bruit, ainsi des paroles et du sang sortaient à la fois de
+ce tronc d'arbre. Dante laisse tomber sa branche, et reste comme un
+homme frappé de crainte. «Je suis, reprend l'arbre, celui qui possédait
+le cœur et toute la confiance de Frédéric. La vile courtisane qui ne
+détourna jamais ses yeux lascifs de la cour de César, la peste commune
+et le vice de toutes les cours<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a>
+<a href="#footnote85"><sup class="sml">85</sup></a>, enflamma contre moi des âmes
+envieuses qui enflammèrent celle de l'empereur. Mes honneurs furent
+changés en deuil. Je voulus échapper par la mort à l'infortune; ami de
+la justice, je fus injuste envers moi. Je le jure par les racines de ce
+tronc que j'habite; je ne manquai jamais à la foi que je devais à mon
+maître. Si quelqu'un de vous retourne sur la terre, je le conjure de
+prendre soin de ma mémoire encore abattue sous les coups que lui porta
+l'envie». On reconnaît ici Pierre des Vignes, chancelier de Frédéric
+II<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a>
+<a href="#footnote86"><sup class="sml">86</sup></a>. Ce bois est donc le lieu où sont punies les âmes des suicides ou
+de ceux qui ont été violents envers eux-mêmes. Celle du malheureux
+chancelier explique aux deux poëtes d'une manière curieuse, mais qu'il
+serait trop long de rapporter, comment elles y sont précipités, et ce
+qu'elles feront de leurs corps après le dernier jugement. D'autres
+suicides moins célèbres, mais qui l'étaient peut-être alors, occupent
+avec moins d'intérêt le reste de cette scène.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote83"
+name="footnote83"><b>Note 83: </b></a><a href="#footnotetag83">
+(retour) </a> C. XIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote84"
+name="footnote84"><b>Note 84: </b></a><a href="#footnotetag84">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi:<br>
+ Ben dovrebb' esser la tua man più pia,<br>
+ Se state fossim' anime di serpi</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote85"
+name="footnote85"><b>Note 85: </b></a><a href="#footnotetag85">
+(retour) </a> Pour caractériser plus fortement l'envie, poison des
+cours, Le Dante n'a pas craint d'employer les termes de <i>meretrice</i> et
+d'<i>occhi putti</i> dont aucun poëte n'oserait peut-être se servir
+aujourd'hui dans le style noble. Mais que gagne-t-on avec cette
+délicatesse? ces quatre vers en sont-ils moins beaux?
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>La meretrice che mai dall' ospizio<br>
+ Di Cesare non torse gli occhi putti,<br>
+ Morte commune e delle corti vizio<br>
+ Infiammò contra me gli animi tutti</i>, etc.
+</div></div>
+
+Tout ce morceau, où le pathétique est joint à la force, est d'une grande
+beauté.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote86"
+name="footnote86"><b>Note 86: </b></a><a href="#footnotetag86">
+(retour) </a> Voy. ce que nous avons dit de lui, t. I, pages 338 et
+345.</blockquote>
+
+<p>Celle qui la suit est toute différente. En avançant vers le centre du
+cercle, on passe de ce bois dans une plaine déserte qui en forme la
+troisième division<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a>
+<a href="#footnote87"><sup class="sml">87</sup></a>; elle est remplie d'un sable sec, épais et
+brûlant, et couverte d'ombres nues qui pleurent misérablement, et qui
+souffrent dans diverses postures. Les unes gisent à la renverse sur le
+sable, d'autres sont assises, et d'autres marchent sans repos. De larges
+flocons de feu pleuvent lentement sur toute cette plaine, comme la neige
+tombe sur les Alpes quand elle n'est pas poussée par le vent. «Telle que
+dans les plaines brûlantes de l'Inde Alexandre vit tomber sur ses
+troupes des flammes qui, même à terre, ne perdirent point leur
+solidité<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a>
+<a href="#footnote88"><sup class="sml">88</sup></a>, telle descendait cette pluie d'un feu éternel. Le sable en
+la recevant s'enflammait, comme l'amorce sous les coups de la pierre,
+pour redoubler la rigueur des supplices».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote87"
+name="footnote87"><b>Note 87: </b></a><a href="#footnotetag87">
+(retour) </a> C. XIV.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote88"
+name="footnote88"><b>Note 88: </b></a><a href="#footnotetag88">
+(retour) </a> Ceci n'est raconté ni dans Quinte-Curce, ni dans Justin,
+ni dans Plutarque, mais se trouve dans une lettre supposée d'Alexandre à
+Aristote.</blockquote>
+
+<p>Là sont tourmentés ceux qui ont été violents contre Dieu. Au milieu
+d'eux est Capanée, qui dans son attitude et dans ses discours conserve
+son caractère indomptable, et ne paraît s'apercevoir ni du sable brûlant
+ni de la pluie enflammée. Un ruisseau de sang sort de la forêt, et se
+perd dans la plaine de sable; les flammes qui y tombent s'amortissent.
+Virgile interrogé par le Dante donne à ce ruisseau une explication
+mystérieuse. Au milieu de l'île de Crète, dans les flancs du mont Ida,
+est l'immense statue d'un vieillard. Sa tête est d'or pur, sa poitrine
+et ses bras d'argent; le reste du tronc est d'airain, et les extrémités
+sont de fer, à l'exception du pied sur lequel il s'appuie, et qui est
+d'argile. Ce vieillard est le Temps. Toutes les parties de son corps,
+excepté la tête, ont des ouvertures, d'où coulent des larmes qui
+filtrent jusqu'au centre de la terre, forment les fleuves des Enfers,
+l'Achéron, le Styx, le Phlégéton et, jusqu'au plus profond du gouffre,
+se réunissent dans le Cocyte, le plus terrible de tous. Cette grande
+image, poétiquement rendue, couvre des allégories que tous les
+commentateurs depuis Boccace ont très-amplement expliquées, mais où il
+vaut peut-être mieux ne voir que ce qui y est, c'est-à-dire, une idée un
+peu gigantesque, mais poétique du Temps, des quatre âges du monde et des
+maux qui ont fait pleurer la race humaine dans chacun de ces âges,
+excepté dans le premier, à qui la poésie de tous les autres siècles et
+les regrets de tous les hommes ont donné le nom d'âge d'or. Cette idée
+des fleuves de l'Enfer nés des larmes de tous les hommes porte à l'âme
+une émotion mélancolique où se combinent les deux grands ressorts de la
+tragédie, la terreur et la pitié.</p>
+
+<p>Ce ruisseau<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a>
+<a href="#footnote89"><sup class="sml">89</sup></a> coule entre deux bords élevés comme les digues qui
+mettent la Flandre à l'abri de la mer, ou comme celles qui garantissent
+Padoue des inondations de la Brenta. Dante marchait sur l'un de ces
+bords; il voit sur le sable enflammé un grand nombre d'âmes qui le
+regardent d'en bas avec des yeux faibles et tremblants. L'une d'elles
+l'arrête par sa robe, et s'écrie en le reconnaissant. Il la reconnaît
+aussi malgré sa face noire et brûlée. Il se baisse, et mettant la main
+sur son visage: Est-ce vous, lui dit-il, <i>Brunetto Latini</i>? C'était lui
+en effet que, malgré tout son savoir, un vice honteux et qui outrage la
+Nature avait précipité dans ce lieu de douleurs.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote89"
+name="footnote89"><b>Note 89: </b></a><a href="#footnotetag89">
+(retour) </a> C. XV.</blockquote>
+
+<p>Dante, qui ne peut ni s'arrêter ni descendre auprès de <i>Brunetto</i>,
+marche courbé vers lui pour l'entendre, dans l'attitude du respect. «Si
+tu suis ta destinée, lui dit son ancien maître<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a>
+<a href="#footnote90"><sup class="sml">90</sup></a>, tu ne peux
+qu'arriver glorieusement au port. Je m'en suis convaincu quand je
+jouissais de la vie; et si je n'étais mort avant le temps, voyant que
+le ciel t'avait si heureusement doué, je t'aurais encouragé à suivre ta
+carrière. Un peuple ingrat et méchant paiera tes bienfaits de sa haine,
+et cela est juste, car des fruits doux ne peuvent prospérer parmi des
+arbustes sauvages. Peuple avare, envieux et superbe! Ô mon fils, ne
+te laisse jamais souiller par ses mœurs. La Fortune te réserve l'honneur
+d'être appelé par les deux partis; mais tu t'éloigneras de tous deux».
+Dante lui répond toujours avec la même tendresse. «Si mes vœux étaient
+accomplis, vous ne seriez point encore banni du sein de la Nature
+humaine; je conserve empreinte dans mon cœur, et je contemple en ce
+moment avec tristesse votre bonne et chère image, et cet air paternel
+que vous aviez dans le monde quand vous m'enseigniez chaque jour comment
+l'homme peut se rendre immortel. Tandis que je vivrai, je veux que ma
+langue exprime la reconnaissance que je vous dois». Il n'y a rien dans
+aucun poëme de plus profondément senti, ni de mieux exprimé. Si l'on
+reconnaît, dans ce qui précède cette belle réponse, le ressentiment que
+le Dante conservait contre son ingrate patrie, on reconnaît aussi dans
+cette réponse même que son âme s'ouvrait facilement aux affections
+douces, et que son style se pliait naturellement à les rendre. Ce poëte
+terrible est, toutes les fois que son sujet le comporte ou l'exige, le
+poëte le plus sensible et le plus touchant<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a>
+<a href="#footnote91"><sup class="sml">91</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote90"
+name="footnote90"><b>Note 90: </b></a><a href="#footnotetag90">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Se tu segui tua stella</i>, etc.
+</div></div>
+
+J'ai cité ces vers dans le chapitre précédent, t. I, pag. 425, note(1):
+ils font allusion à l'horoscope que <i>Brunetto Latini</i> avait tiré de la
+conjonction des astres, à la naissance du Dante.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote91"
+name="footnote91"><b>Note 91: </b></a><a href="#footnotetag91">
+(retour) </a> Fort bien; mais il fallait commencer par ne point placer
+son cher maître dans cette exécrable catégorie de pécheurs. La
+dépravation des mœurs, sur ce point, était-elle donc alors assez
+générale pour expliquer cette disparate choquante?</blockquote>
+
+<p>Reprenant ensuite son caractère ferme et élevé, il ajoute qu'il est
+préparé à tous les coups du sort; que ces prédictions ne sont point
+nouvelles pour lui, et que pourvu que sa conscience ne lui fasse aucun
+reproche, la Fortune peut faire, comme elle voudra, tourner sa roue.
+Puis il demande à <i>Brunetto</i> les principaux noms de ceux qui, pour le
+même péché, souffrent avec lui les mêmes peines. Ils sont trop nombreux,
+lui répond son maître, et il faudrait pour cela trop de temps. Apprends,
+en peu de mots, que ce sont tous des gens d'église, de grands
+littérateurs, des hommes célèbres. Il nomme Priscien, François Accurce,
+et indique un certain évêque de Florence<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a>
+<a href="#footnote92"><sup class="sml">92</sup></a> qui s'était souillé de ce
+crime, et que le <i>serviteur des serviteurs de Dieu</i>, c'est l'expression
+dont se sert ici le poëte, se borna à le transférer au siége épiscopal
+de Vicence où il mourut<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a>
+<a href="#footnote93"><sup class="sml">93</sup></a>. Enfin, après lui avoir recommandé son
+<i>Trésor</i>, ouvrage qu'il regardait comme son plus beau titre de gloire,
+il le quitte et s'éloigne rapidement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote92"
+name="footnote92"><b>Note 92: </b></a><a href="#footnotetag92">
+(retour) </a>
+ <i>Andrea de' Mozzi</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote93"
+name="footnote93"><b>Note 93: </b></a><a href="#footnotetag93">
+(retour) </a>
+ Il dit cela brièvement et poétiquement, en mettant le nom
+des rivières qui passent à Florence et à Vicence, au lieu du nom de ces
+deux villes.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che dal servo de' servi<br>
+ Fa trasmutato d'Arno in Bacchiglione</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dante est encore arrêté par les ombres de trois guerriers florentins<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a>
+<a href="#footnote94"><sup class="sml">94</sup></a>
+punis pour le même vice, sans doute très-connus alors, mais qui ne sont
+aujourd'hui d'aucun intérêt, et avec lesquels il s'entretient quelque
+temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur
+habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout-à-fait sorties,
+comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui
+répondre, lève la tête, et s'adressant à sa patrie elle-même, il lui
+crie: «Ô Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont
+produit en toi tant d'orgueil et des passions si démesurées que tu
+commences à t'en plaindre». On voit qu'il ne perd aucune occasion
+d'exhaler ses ressentiments, ou plutôt qu'il en fait naître à chaque
+instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il eût
+existé pour lui un art et des règles, on pourrait l'accuser d'y avoir
+manqué en plaçant ainsi à la fin la plus faible partie d'un de ses
+tableaux; mais il marchait sans guide et sans théorie dans un monde
+inconnu et dans un art nouveau. Son plan général est tout ce qui
+l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la règle des
+convenances et des proportions. Il songe enfin à sortir de ce septième
+cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote94"
+name="footnote94"><b>Note 94: </b></a><a href="#footnotetag94">
+(retour) </a> C. XVI. L'un des trois est <i>Guidoguerra</i>, l'autre
+<i>Tegghiajo Aldobrandi</i>, et le troisième, qui est celui qui parle dans
+cet épisode, <i>Jacopo Rusticucci</i>, trois braves guerriers, connus dans ce
+temps-là de tout Florence, dont on retrouve même les noms dans
+l'histoire; mais dont le vice honteux suffirait pour obscurcir leur
+gloire, s'ils en avaient acquis une durable. Dante dit du premier que
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>In sua vita<br>
+ Fece col senno assai e con la spada</i>;
+</div></div>
+
+<p>vers dont le Tasse s'est souvenu quand il a dit de Godefroy, au
+commencement de son poëme:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Molto egli oprò col senno e con la mano</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Le ruisseau, ou plutôt le fleuve du Phlégéton; qu'il côtoie toujours,
+tombe dans le huitième cercle par une cascade si bruyante que l'oreille
+en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la
+suivre<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a>
+<a href="#footnote95"><sup class="sml">95</sup></a>. Le poëte était ceint d'une corde, soit que ce fût la mode de
+son temps, où l'on était vêtu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici
+quelque sens allégorique sur lequel les interprètes ne sont pas
+d'accord. Virgile la lui demande; il la détache, et la lui donne roulée
+en peloton. Virgile la jette par un bout dans le précipice, et ils
+attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin paraître quelque
+chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les
+destinées de son poëme<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a>
+<a href="#footnote96"><sup class="sml">96</sup></a> qu'il a réellement vu cette figure sortir du
+noir abîme. Elle nageait dans les ténèbres, et montait à l'aide de la
+corde, comme un marin qui a plongé dans la mer pour dégager une ancre
+embarrassée dans les rochers, et qui remonte en étendant les bras et
+s'accrochant avec les pieds. «Voici, s'écrie Virgile<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a>
+<a href="#footnote97"><sup class="sml">97</sup></a>, voici le
+monstre à la queue acérée qui passe les monts, brise les murs et les
+armes; voici celle qui empoisonne tout l'Univers». C'est la Fraude
+personnifiée qui est annoncée ainsi, et qui sort du huitième cercle, où
+tous les genres de fraude sont punis. Le monstre lève hors du précipice
+sa tête et son buste, mais il y laisse pendre sa queue. Sa figure est
+celle d'un homme juste et bon; son corps est celui d'un serpent; ses
+deux bras, terminés en griffes, sont velus jusqu'aux aisselles. Son dos,
+sa poitrine et ses flancs sont couverts de nœuds et de taches rondes,
+d'autant de diverses couleurs que les tapis des Turcs et des Tartares,
+et tissus avec tout l'art d'Arachné. «Comme les barques sont quelquefois
+tirées en partie sur le rivage et encore en partie dans l'eau, ou comme
+sur les bords du Danube, les castors se tiennent prêts à faire la guerre
+aux poissons, ainsi cette bête exécrable se tenait sur les rochers qui
+terminent la plaine de sable; sa queue entière s'agitait dans le vide,
+et recourbait en haut la fourche venimeuse qui en arme la pointe comme
+celle du scorpion».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote95"
+name="footnote95"><b>Note 95: </b></a><a href="#footnotetag95">
+(retour) </a> Il y ici une fort belle comparaison du bruit que fait ce
+torrent avec celui que le <i>Montone</i> fait entendre, quand, descendu des
+Apennins, il se précipite vers la mer. Mais si je m'arrêtais dans cette
+analyse à toutes les beautés poétiques, je ne la finirais jamais.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote96"
+name="footnote96"><b>Note 96: </b></a><a href="#footnotetag96">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E per le note<br>
+ Di questa Commedia, lettor, ti giuro,<br>
+ S'elle non sien di lunga grazia vote,
+ Ch'io vidi</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote97"
+name="footnote97"><b>Note 97: </b></a><a href="#footnotetag97">
+(retour) </a> C. XVII.</blockquote>
+
+<p>Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour
+descendre, Dante visite les dernières extrémités du cercle. Les avares y
+sont tourmentés, ils s'agitent sur le sable brûlant comme s'ils étaient
+mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue
+au cou. Dante ne reconnaît la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait
+de satyre ingénieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs,
+lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs
+nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de
+dénonciateur à l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux
+vices à la fois. Cependant Virgile était déjà monté sur la croupe du
+monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le
+Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se
+place devant son maître, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence
+par reculer lentement comme une barque qui se détache du rivage, puis se
+sentant comme à flot dans l'air épais, il se retourne et descend dans le
+vide en nageant au milieu des ténèbres. Le poëte compare la crainte dont
+il est saisi en se sentant descendre environné d'air de toutes parts, et
+ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, à celle qu'éprouva
+Phaëton quand il abandonna les rênes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre
+ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et
+descend. Dante ne s'aperçoit d'abord de l'espace qu'il traverse que par
+le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est
+frappé du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre;
+bientôt il entend des plaintes et il aperçoit des feux qui lui annoncent
+qu'il approche d'un nouveau séjour de tourments. Enfin Geryon arrive au
+bas des rochers, les y dépose, et disparaît comme un trait. Cette
+descente extraordinaire est peinte avec une effrayante vérité. On
+partage les terreurs du poëte ainsi suspendu sur l'abîme, et l'on se
+sent, pour ainsi dire, la tête tourner en le regardant descendre.</p>
+
+<p>Le huitième cercle où il arrive<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a>
+<a href="#footnote98"><sup class="sml">98</sup></a> est d'une construction
+particulière. C'est celui où les fourbes sont punis. Dante distingue dix
+espèces de fraudes, et trouve le moyen de leur attribuer à toutes une
+nuance différente de peines. Au centre du cercle est un puits large et
+profond, et entre ce puits et le pied des rochers, le cercle se divise
+en dix espaces ou fosses concentriques qui sont creusées de manière que,
+dans chacune de ces fosses, est enfoncée une des dix classes de fourbes.
+Enfin depuis l'extérieur du grand cercle jusqu'au puits qui est au
+milieu, des rochers jetés d'une fosse à l'autre, servent de
+communications et comme de ponts pour y passer. C'est à toute cette
+enceinte; aussi bizarre que terrible, que le poëte a donné le nom de
+<i>Malebolge</i> ou de <i>fosses maudites</i>. Dans la première de ces <i>bolges</i> ou
+fosses, sont plongés les fourbes qui ont trompé les femmes ou pour leur
+propre compte ou pour celui d'autrui. Partagés en deux files, ils
+courent en sens contraire. Des démons, armés de grands fouets, les
+battent cruellement et les forcent de courir sans cesse. Dante reconnaît
+dans l'une de ces deux files <i>Caccia Nemico</i>, Bolonais, qui avait vendu
+sa propre sœur au marquis de Ferrare<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a>
+<a href="#footnote99"><sup class="sml">99</sup></a>; il apprend de lui qu'il n'est
+pas à beaucoup près le seul de son pays qui soit là pour le même crime.
+Un diable interrompt <i>Caccia Nemico</i>, et le fait courir à grands coups
+de fouet. Le poëte va chercher plus loin un exemple de ceux qui ont
+trompé des femmes pour eux-mêmes. C'est Jason, que son maître lui fait
+reconnaître dans la seconde file, et qui, comme on voit, courait et
+était fouetté depuis long-temps pour avoir trompé Hypsipyle et Médée. La
+seconde fosse contient les flatteurs, ceux qui se sont rendus coupables
+de la plus basse peut-être, mais aussi de la plus utile de toutes les
+fraudes, l'adulation. Leur supplice est plus sale et plus dégoûtant
+qu'il n'est permis de le dire; ils sont plongés tout entiers dans ce
+qu'il y a de plus infect et de plus immonde; et si l'on ne peut en
+vouloir au poëte pour les avoir placés dans un élément si digne d'eux,
+on peut au moins lui reprocher une franchise d'expression que ne peut
+accuser le manque de goût ni la grossièreté d'aucun siècle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote98"
+name="footnote98"><b>Note 98: </b></a><a href="#footnotetag98">
+(retour) </a> C. XVIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote99"
+name="footnote99"><b>Note 99: </b></a><a href="#footnotetag99">
+(retour) </a> <i>Obizzo du Este</i>, le même qu'il a compté ci-dessus parmi
+les tyrans sanguinaires.</blockquote>
+
+<p>Les simoniaques remplissent la troisième fosse<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a>
+<a href="#footnote100"><sup class="sml">100</sup></a>. Le poëte, avant de
+la décrire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint
+Pierre le pouvoir de conférer la grâce divine, et qui donna son nom à un
+vice que l'on peut nommer ecclésiastique<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a>
+<a href="#footnote101"><sup class="sml">101</sup></a>; il s'adresse en même
+temps à ses misérables sectateurs, dont la rapacité prostitue à prix
+d'or les choses de Dieu qui ne devraient être données qu'aux plus
+dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la
+trompette<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a>
+<a href="#footnote102"><sup class="sml">102</sup></a>. Cela ressemble à une déclaration de guerre; et nous
+l'allons voir joindre en effet corps à corps ceux qu'il regardait sans
+doute comme les généraux ennemis, puisque, Gibelin déclaré, il était
+exilé, ruiné, persécuté par le parti des Guelfes, dont les papes étaient
+les chefs. Il marche à eux avec tant de fracas; il est si ingénieux et
+si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'idée
+de ce chant est une des premières qui s'était présentée à lui dans la
+conception de son poëme, qui l'avait le plus engagé à l'entreprendre, et
+qui était entrée le plus nécessairement dans son plan.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote100"
+name="footnote100"><b>Note 100: </b></a><a href="#footnotetag100">
+(retour) </a> C. XIX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote101"
+name="footnote101"><b>Note 101: </b></a><a href="#footnotetag101">
+(retour) </a> La simonie n'est autre chose que la vente ou la
+transmission intéressée des emplois et des biens de l'Église.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote102"
+name="footnote102"><b>Note 102: </b></a><a href="#footnotetag102">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Or convien che per voi suoni la tromba</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Le fond de cette fosse est divisé en trous enflammés, où les Simoniaques
+sont plongés la tête la première; leurs jambes et leurs pieds tout en
+feu paraissent seul au dehors, et font des mouvements qui leur sont
+arrachés par la souffrance. Dante en remarque un dont les pieds
+s'agitent avec plus de rapidité, il désire l'interroger. Virgile le fait
+descendre presque au fond de la fosse en le soutenant le long du bord.
+Là, il parle au malheureux damné en se courbant vers lui, comme le
+confesseur se courbe vers le perfide assassin lorsqu'il subit son
+supplice. Le damné, au lieu de répondre, lui dit: Est-ce toi Boniface?
+es-tu déjà las de t'enrichir, de tromper et d'avilir l'église? Le poëte
+surpris n'entend rien à ce langage. Quand le malheureux voit qu'il s'est
+trompé, ses pieds s'agitent avec plus de force; il soupire et d'une voix
+plaintive, il avoue qu'il est le pape Nicolas III, de la maison des
+Ursins, qui ne songea qu'a amasser des trésors pour lui et pour son
+avide famille. Au-dessous de sa tête sont enfoncés ceux de ses
+prédécesseurs qui ont été coupables du même crime. Il y tombera lui-même
+quand ce Boniface VIII qu'il attend sera venu; mais Boniface n'agitera
+pas long-temps ses pieds hors de ce trou brûlant; après lui viendra de
+l'occident un pasteur sans foi et sans loi, qui les enfoncera et les
+couvrira tous deux, Boniface et lui. Il désigne ainsi Clément V, que fit
+nommer le roi de France Philippe-le-Bel<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a>
+<a href="#footnote103"><sup class="sml">103</sup></a>. Ce trait satirique est
+aussi piquant et aussi nouveau que hardi. On doit se rappeler que Dante
+en commençant son poëme feint que c'est l'année même de la révolution du
+siècle, ou en 1300, qu'il eut la vision qui en est le sujet. Nicolas III
+était mort vingt ans auparavant<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a>
+<a href="#footnote104"><sup class="sml">104</sup></a>, et Boniface VIII, mort en 1303,
+n'attendit en effet que onze ans, dans ce trou brûlant, Clément V.
+Pouvait-on représenter plus vivement la simonie successive de ces trois
+papes? Mais furent-ils en effet tous trois simoniaques? Voyez
+l'histoire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote103"
+name="footnote103"><b>Note 103: </b></a><a href="#footnotetag103">
+(retour) </a> Voy. sur cette élection, ci-après, chap. XI, vers le
+commencement.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote104"
+name="footnote104"><b>Note 104: </b></a><a href="#footnotetag104">
+(retour) </a> En 1280.</blockquote>
+
+<p>Le poëte une fois en verve sur ce sujet fécond, n'en reste pas là. Il
+interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de
+St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. «Certes, il ne
+lui demanda rien; il ne lui dit que ces mots: Suis-moi. Ni Pierre, ni
+les autres, ne demandèrent à Mathias de l'or ou de l'argent, quand il
+fut élu à la place du traître Judas. Tu es donc justement puni. Garde
+bien maintenant ces trésors qui te rendaient si fier. Et si je n'étais
+retenu par un vieux respect pour la thiare<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a>
+<a href="#footnote105"><sup class="sml">105</sup></a>, je vous ferais encore
+des reproches plus graves. Votre avarice corrompt le monde entier, foule
+les bons, élève les méchants. C'est vous, pasteurs iniques, que
+l'évangéliste avait en vue, quand il voyait celle qui était assise sur
+les eaux se prostituer aux rois. Vous vous êtes fait des dieux d'or et
+d'argent; et quelle différence y a-t-il entre vous et l'idolâtre, si non
+qu'il en adore un, et vous cent<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a>
+<a href="#footnote106"><sup class="sml">106</sup></a>?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote105"
+name="footnote105"><b>Note 105: </b></a><a href="#footnotetag105">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E se non fosse ch'ancor lo mi vieta<br>
+ La riverenza delle somme chiavi</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote106"
+name="footnote106"><b>Note 106: </b></a><a href="#footnotetag106">
+(retour) </a> Le père Lombardi me paraît expliquer cela mieux que les
+autres interprètes. Selon lui, <i>un</i> et <i>cent</i> sont ici des nombres
+déterminés pour des nombres indéterminés, et marquant seulement la
+proportion qu'il y a entre cent et un. C'est comme si le Dante disait:
+quelque nombre d'idoles ou de dieux qu'adorassent les idolâtres, vous en
+adorez cent fois plus. Il est difficile autrement d'entendre comment les
+idolâtres, c'est-à-dire, les polythéistes n'adoraient qu'un seul dieu.</blockquote>
+
+<p>Ah! Constantin! que de maux a produits, non ta conversion, mais la dot
+dont tu fus le premier à enrichir le chef de l'Église<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a>
+<a href="#footnote107"><sup class="sml">107</sup></a>». A ce
+discours, Nicolas III, soit colère, soit remords, agitait ses pieds avec
+plus de violence. Dante le quitte enfin; Virgile le prend dans ses bras
+et le fait remonter sur le bord d'où ils étaient descendus.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote107"
+name="footnote107"><b>Note 107: </b></a><a href="#footnotetag107">
+(retour) </a> Au temps du Dante, on croyait encore à la donation de
+Constantin.</blockquote>
+
+<p>Si cette virulente sortie scandalise des âmes timorées, dont tout le
+monde connaît le zèle aussi désintéressé et surtout aussi charitable que
+sincère, il faut leur rappeler qu'il y a eu des papes plus traitables à
+cet égard, et de meilleure composition que les papistes, puisqu'ils ont
+accepté la dédicace de plusieurs éditions de la <i>Divine Comédie</i>, sans
+exiger qu'on en retranchât un seul vers.</p>
+
+<p>La quatrième fosse<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a>
+<a href="#footnote108"><sup class="sml">108</sup></a>, ou vallée à laquelle passent les deux poëtes,
+renferme les prétendus devins. Leur supplice est assorti à leur crime.
+Ils ont voulu, par des moyens coupables, pénétrer dans l'avenir: ils ont
+maintenant la tête et le cou renversés, et leur visage tourné à
+contre-sens, ne voit que derrière leurs épaules, qui sont inondées de
+leurs larmes<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a>
+<a href="#footnote109"><sup class="sml">109</sup></a>. Ce sont d'abord les devins de l'antiquité,
+Amphiaraüs, Tiresias, Arons<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a>
+<a href="#footnote110"><sup class="sml">110</sup></a>, et enfin la devineresse Manto. Dante
+s'arrête à parler d'elle, ou plutôt à écouter ce que lui en dit Virgile,
+qui ne paraissant que raconter son histoire, et les voyages qu'elle
+avait faits avant de se fixer, pour exercer son art, aux lieux où fut
+ensuite bâtie Mantoue, fait en effet l'histoire de la fondation de cette
+ville, qu'il reconnaît pour sa patrie<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a>
+<a href="#footnote111"><sup class="sml">111</sup></a>. Parmi les autres devins
+antiques, Virgile lui montre encore Eurypyle qui partageait avec Calchas
+les fonctions d'augure, dans le camp des Grecs, au siége de Troie<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a>
+<a href="#footnote112"><sup class="sml">112</sup></a>.
+Quelques devins modernes viennent ensuite, tels que Michel Scot, l'un
+des astrologues de Frédéric II, <i>Guido Bonatti</i> de Forli, Asdent de
+Parme, charlatans obscurs qui avaient sans doute alors de la réputation,
+et quelques vieilles sorcières qu'heureusement le poëte ne nomme pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote108"
+name="footnote108"><b>Note 108: </b></a><a href="#footnotetag108">
+(retour) </a> C. XX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote109"
+name="footnote109"><b>Note 109: </b></a><a href="#footnotetag109">
+(retour) </a> Ce ne sont pas leurs épaules qui en sont baignées: le
+teste dit tout simplement:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che'l pianto degli occhi<br>
+ Le natiche bagnava per lo fesso</i>.
+</div></div>
+
+Mais il n'est pas permis en français d'être si naïf.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote110"
+name="footnote110"><b>Note 110: </b></a><a href="#footnotetag110">
+(retour) </a> Devin qui habitait les carrières de marbre des montagnes
+de Luni près de Carrare. Lucain a dit de lui, Pharsale, l. I, v. 586.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Aruns incoluit desertœ mœnia Lunœ</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote111"
+name="footnote111"><b>Note 111: </b></a><a href="#footnotetag111">
+(retour) </a> Il n'était pourtant pas né dans cette ville même, mais
+dans un village voisin appelé Andès: c'est ce qui a fait dire à Silius
+Italicus, l. 8,
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Mantua musarum domus, atque ad sydera cantu.<br>
+ Erecta Andino</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote112"
+name="footnote112"><b>Note 112: </b></a><a href="#footnotetag112">
+(retour) </a> Cet Eurypile est cité dans le discours du traître Simon,
+quelques vers après qu'il a parlé de Calchas, Énéide, l. II, v. 114. Le
+texte italien donne ici lieu à une observation. Dante fait dire à
+Virgile:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E così'l canta.<br>
+ L'alta mia tragedia in alcun loco</i>.
+</div></div>
+
+<p>Par cette haute tragédie, il entend son Énéide, conformément à l'idée
+que Dante s'était faite des trois styles, tragique, comique et
+élégiaque. C'est cette idée qui l'avait déterminé à donner à son poëme
+le titre de Comédie. Cela confirme ce que j'en ai dit, t. I, p. 484.</p></blockquote>
+
+<p>Un autre pont le conduit à la cinquième vallée<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a>
+<a href="#footnote113"><sup class="sml">113</sup></a>, où sont jetés dans
+de la poix brûlante ceux qui ont fait un mauvais trafic et prévariqué
+dans leurs emplois. Ici se trouve cette comparaison justement vantée où
+il emploie poétiquement et en très-beaux vers, dans la description de
+l'arsenal de Venise, un grand nombre d'expressions techniques. «Telle
+que dans l'arsenal des Vénitiens, on voit pendant l'hiver bouillir la
+poix tenace destinée à radouber leurs vaisseaux endommagés<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a>
+<a href="#footnote114"><sup class="sml">114</sup></a>, et
+hors d'état de tenir la mer; l'un remet à neuf son navire, l'autre
+calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages: l'un
+retravaille la proue, l'autre la poupe: celui-ci fait des rames,
+celui-là tourne des cordages, un autre raccommode ou la misaine ou
+l'artimon; telle bouillait dans ces profondeurs, non par l'ardeur du
+feu, mais par un effet du pouvoir divin, une poix épaisse et gluante,
+qui de toutes parts en enduisait les bords». Un diable noir, accourt les
+ailes ouvertes, saute légèrement de rochers en rochers, et vient jeter
+dans cette fosse un des Anciens de la république de Lucques, ville où,
+s'il faut en croire le Dante, il était si commun de trafiquer des
+emplois publics, que personne n'y était exempt de ce vice<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a>
+<a href="#footnote115"><sup class="sml">115</sup></a>. Le damné
+va au fond, et revient à la surface; mais tous les diables se moquent
+de lui; il n'y a point là, lui disent-ils, de sainte Face<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a>
+<a href="#footnote116"><sup class="sml">116</sup></a>, comme à
+Lucques, pour le défendre; et quand il veut s'élever au-dessus de la
+poix bouillante, ils l'y replongent avec de longs crocs dont ils sont
+armés. Lorsque les voyageurs vont pour passer dans la vallée suivante,
+une foule de ces diables armés de crocs se poste au bas du pont pour les
+arrêter. Ici commence un long épisode où les diables trompent d'abord
+les deux poëtes, leur font prendre un détour, sous prétexte que le pont
+est rompu, et s'offrent à les conduire vers une autre arcade. Le chef de
+cette troupe leur donne pour escorte dix des diables qui la composent,
+et les désigne tous par leurs noms. Ces noms sont de la façon du poëte.
+Ce sont <i>Alichino, Calcabrina, Cagnazzo, Barbariccia, Libicocco</i>, ainsi
+des autres. Beau sujet à commentaires que de chercher à savoir où il les
+avait pris, et le sens qu'il y attachait. Les interprètes n'y ont pas
+manqué, et le résultat est qu'aucun d'eux n'a pu y rien entendre<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a>
+<a href="#footnote117"><sup class="sml">117</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote113"
+name="footnote113"><b>Note 113: </b></a><a href="#footnotetag113">
+(retour) </a> C. XXI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote114"
+name="footnote114"><b>Note 114: </b></a><a href="#footnotetag114">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quale nell' Arzanà de' Viniziani<br>
+ Bolle l'inverno la tenace pece,<br>
+ A rimpalmar li legni lor non sani</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote115"
+name="footnote115"><b>Note 115: </b></a><a href="#footnotetag115">
+(retour) </a> Il dit cela dans un vers satyrique d'excellent goût.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ogni uom v'è baratlier, fuor che Bonturo</i>.
+</div></div>
+
+<p>Ce <i>Bonturo Bonturi</i>, de la famille des <i>Dati</i>, était, selon tous les
+commentateurs, le plus effronté de tous les <i>barattieri</i>, ou trafiquants
+d'emplois, de la ville de Lucques. Cette ironie spirituelle et piquante
+ne serait pas déplacée dans une satyre d'Horace. En italien, la
+<i>baratteria</i> est pour les emplois publics ce qu'est <i>la simonia</i> pour
+ceux de l'église.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote116"
+name="footnote116"><b>Note 116: </b></a><a href="#footnotetag116">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quì non ha luogo il santo Volto</i>.
+</div></div>
+
+Allusion à une sainte Face miraculeuse que les Lucquois prétendaient
+posséder, et dont il paraît qu'ils étaient très-fiers.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote117"
+name="footnote117"><b>Note 117: </b></a><a href="#footnotetag117">
+(retour) </a> Je passe ici, pour abréger, beaucoup de détails que les
+adorateurs du Dante regretteront peut-être: je crois pourtant qu'il en a
+peu qui soient vraiment à regretter. Ils me pardonneront du moins de
+n'avoir rien dit du dernier vers de ce vingt et unième chant.</blockquote>
+
+<p>La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des idées
+militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa poésie devient pompeuse et
+bruyante comme elles. «J'ai vu, dit-il<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a>
+<a href="#footnote118"><sup class="sml">118</sup></a>, des cavaliers marcher en
+bataille, ou commencer l'attaque, ou passer en revue, et quelquefois
+battre en retraite; j'ai vu, ô gens d'Arezzo, des troupes légères
+insulter votre territoire et y faire des expéditions rapides: j'ai vu
+des tournois et des joutes guerrières, tantôt au son des trompettes, ou
+au son des cloches portées sur des chars, tantôt au bruit des tambours,
+ou signal donné par les châteaux avec des instruments, soit de notre
+pays, soit des nations étrangères; mais je n'ai jamais vu marcher au son
+d'instruments si bizarres ni cavaliers ni piétons; on n'entendit jamais
+un pareil bruit sur un vaisseau quand on signale la terre ou les
+étoiles». C'est dans cet appareil qu'ils côtoyent l'étang de poix
+bouillante ou les prévaricateurs sont plongés. Il se passe entre les
+damnés et les diables des scènes horribles et ridicules. Ces diables,
+quand ils sont en gaîté ne sont pas de trop bons plaisants. C'est, à ce
+qu'il paraît, quelqu'une de ces farces grossières qu'on représentait
+alors devant le peuple, et où l'on mettait aux prises de pauvres âmes
+avec des diables armés de tisons et de fourches (spectacles un peu
+différents de ceux qui amusaient les loisirs, élevaient et anoblissaient
+les sentiments et les pensées des anciens peuples), c'est quelqu'une de
+ces représentations fanatiques et burlesques, qui aura donné au Dante
+l'idée de cette espèce de comédie dans l'Enfer. L'action en est vive,
+pétulante, mais elle ne produit rien que de triste et de rebutant pour
+le goût. Plus on reconnaît le poëte dans quelques comparaisons et dans
+quelques détails, plus on regrette de voir la poésie employée à un tel
+usage. Un Navarrois<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a>
+<a href="#footnote119"><sup class="sml">119</sup></a>, favori du bon roi Thibault, comte de
+Champagne, et un moine de Gallura en Sardaigne<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a>
+<a href="#footnote120"><sup class="sml">120</sup></a>, tourmentés pour le
+trafic honteux qu'ils firent sur la terre, ne sont pas des morts assez
+connus pour donner le moindre intérêt à ces détails.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote118"
+name="footnote118"><b>Note 118: </b></a><a href="#footnotetag118">
+(retour) </a> C. XXII.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Io vidi già cavalier muover campo,<br>
+ E cominciare stormo, e far la mostra,<br>
+ E talvolta partir per loro scampo</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote119"
+name="footnote119"><b>Note 119: </b></a><a href="#footnotetag119">
+(retour) </a> <i>Giampolo</i>, ou <i>Ciampolo</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote120"
+name="footnote120"><b>Note 120: </b></a><a href="#footnotetag120">
+(retour) </a> <i>Frate Gomita</i>, favori de <i>Nino de' Visconti</i> de Pise,
+gouverneur ou président de Gallura.</blockquote>
+
+<p>Les deux poëtes ont enfin l'adresse d'échapper à ces diables tapageurs,
+à cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixième vallée<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a>
+<a href="#footnote121"><sup class="sml">121</sup></a>.
+Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte
+et le sauve. Cette action réveille la sensibilité exquise et profonde
+de notre poëte: quelque naturelle qu'elle fût en lui, on ne comprend pas
+comment il pouvait la retrouver au fond de ces abîmes, et parmi d'aussi
+tristes fictions, «Mon guide m'enleva, dit-il, comme une mère réveillée
+par le bruit et qui voit près d'elle les flammes de l'incendie, prend
+son fils, fuit sans s'arrêter, plus occupée de lui que d'elle-même, et
+sans prendre même le temps de se vêtir<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a>
+<a href="#footnote122"><sup class="sml">122</sup></a>. Il se laisse aller à la
+renverse en me tenant ainsi sur la pente de ces rochers. L'eau qui se
+précipite par un canal pour tourner la roue d'un moulin, ne coule pas
+aussi rapidement que mon maître descendit alors, en me portant sur sa
+poitrine, plutôt comme son fils que comme un compagnon de voyage<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a>
+<a href="#footnote123"><sup class="sml">123</sup></a>».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote121"
+name="footnote121"><b>Note 121: </b></a><a href="#footnotetag121">
+(retour) </a> C. XXIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote122"
+name="footnote122"><b>Note 122: </b></a><a href="#footnotetag122">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che prende'l figlio, e fugge, e non s'arresta,<br>
+ Avendo più di lui che di se cura,<br>
+ Tanto che solo una camicia vesta</i>.
+</div></div>
+
+<p>Mot à mot: «Tant qu'elle sort vêtue de sa seule chemise». Mais, encore
+une fois, il nous est défendu d'être aussi simples que les italiens, à
+qui nous reprochons tant de ne l'être pas.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote123"
+name="footnote123"><b>Note 123: </b></a><a href="#footnotetag123">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Portando sene me sovra'l suo petto<br>
+ Come suo figlio, e non come compagno</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dans cette sixième fosse, où les voilà parvenus, ils trouvent les
+hypocrites marchant à pas lents, peints de diverses couleurs, vêtus de
+grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les
+yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or éblouissant, mais en
+dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont
+courbés sous leur poids. Cet emblême est clair et significatif, mais le
+poëte en tire peu de parti. Entouré pendant sa vie de tant d'hypocrites
+sur la terre, il n'en reconnaît que deux dans les Enfers, et ce sont
+deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont liés à aucun souvenir
+historique<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a>
+<a href="#footnote124"><sup class="sml">124</sup></a>. Les autres restent enfoncés dans leurs capuces. Chacun
+peut se figurer qui il lui plaît sous ces pesantes enveloppes. Depuis le
+siècle du Dante jusqu'au nôtre, on n'a manqué dans aucun temps de gens
+dont le métier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne
+connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote124"
+name="footnote124"><b>Note 124: </b></a><a href="#footnotetag124">
+(retour) </a> Il faut cependant être juste: Dante pouvait croire que
+ces noms, qui avaient brillé un instant à Florence, brilleraient aussi
+dans l'histoire. Ces deux hypocrites se nommaient, l'un <i>Catalano</i>, et
+l'autre <i>Loderingo</i>. Il étaient chevaliers de l'ordre religieux et
+militaire des <i>Frati Godenti</i>, ou <i>Gaudenti</i>, dont nous avons parlé dans
+le chap. VII, au sujet du poëte <i>Guittone d'Arezzo</i>. Florence crut, en
+1266, apaiser les deux partis qui la divisaient, en mettant ces deux
+chevaliers, l'un Gibelin, l'autre Guelfe, à la tête du gouvernement. Il
+se trouva que c'étaient deux hypocrites; vendus tous deux aux Guelfes,
+ils opprimèrent les Gibelins, firent brûler leurs maisons, et les firent
+chasser de la ville. <i>Indè irœ</i>.</blockquote>
+
+<p>Avant de sortir de cette fosse, une réponse de l'un des deux Bolonais
+fait éprouver à Virgile un instant de trouble et même de colère; mais ce
+nuage se dissipe bientôt. L'idée de ce double mouvement suffit pour
+inspirer au Dante cette belle comparaison tirée des objets les plus
+simples, mais exprimée avec toutes les richesses de la poésie homérique.
+«Dans cette partie de la renaissante année<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a>
+<a href="#footnote125"><sup class="sml">125</sup></a>, où le soleil trempe ses
+cheveux dorés dans l'onde du verseau, et où déjà les nuits perdent de
+leur longue durée, quand le givre du matin ressemble sur la terre à la
+neige, sa blanche sœur, mais qu'il doit se dissiper en peu de temps, le
+villageois qui manque de provisions pour ses troupeaux, se lève,
+regarde, et voyant la campagne toute blanchie, se livre au plus profond
+chagrin. Il retourne à sa maison, et se plaint, errant ça et là, comme
+un malheureux qui ne sait quel parti prendre. Il revient ensuite, et
+reprend l'espérance, en voyant la face de la terre changée en peu de
+moments; il prend sa houlette et conduit ses brebis au pâturage. C'est
+ainsi que mon maître me fit pâlir de crainte, quand je vis son front se
+troubler, et c'est ainsi qu'il guérit bientôt lui-même le mal qu'il
+m'avait fait.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote125"
+name="footnote125"><b>Note 125: </b></a><a href="#footnotetag125">
+(retour) </a> C. XXIV.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>In quella parte dei giovinetto anno<br>
+ Che'l sole i crin sotto l'Aquario tempra,<br>
+ E già le nutti al mezzodì s'envanno</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Du fond de la sixième vallée où marchent les deux poëtes, il leur faut
+beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit à la septième.
+Cette marche pénible est décrite avec toutes les couleurs de la poésie;
+mais il est impossible d'entrer dans tous ces détails; de plus grandes
+beautés nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce
+trait que Virgile adresse à son élève, dans un moment où il le voit
+manquer de force et de courage. «Ce n'est, lui dit-il, ni en s'asseyant
+sur la plume ni sous des courtines qu'on acquiert de la renommée, et
+celui qui sans renommée consume sa vie, ne laisse après lui de traces
+sur la terre que comme la fumée dans l'air ou l'écume sur l'onde<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a>
+<a href="#footnote126"><sup class="sml">126</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote126"
+name="footnote126"><b>Note 126: </b></a><a href="#footnotetag126">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che seggendo in piuma<br>
+ In fama non sivien, nè sotto coltre:<br>
+ Sanza la qual chi sua vita consuma,<br>
+ Cotal vestigio in terra di se lascia,<br>
+ Qual fummo in aere, ed in acqua la schiuma</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Les voleurs qui ont joint la fraude au brigandage sont punis dans cette
+fosse. Le fond en est comblé d'un épais amas de serpents, tels que la
+sabloneuse Lybie, l'Éthiopie ni l'Égypte n'en produisirent jamais de
+plus affreux. Parmi ces serpents les ombres coupables courent nues et
+épouvantées; elles courent les mains liées derrière le dos avec des
+couleuvres, dont la tête et la queue leur percent les reins, et se
+renouent ensemble devant eux. Un serpent s'élance sur une de ces ombres,
+la pique, la fait tomber en cendres; mais cette cendre se rassemble
+d'elle-même, et l'ombre se relève telle qu'elle était auparavant. «C'est
+ainsi, dit le poëte, en se servant d'expressions et d'images imitées
+d'Ovide, et qu'il est bien extraordinaire que ces damnés lui rappellent,
+c'est ainsi que de l'aveu des anciens sages, le Phénix meurt et renaît
+quand la fin de son cinquième siècle approche<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a>
+<a href="#footnote127"><sup class="sml">127</sup></a>. Il ne se nourrit ni
+d'herbes ni de grains pendant sa vie, mais seulement de parfums, et des
+larmes de l'encens; et les parfums et la myrrhe sont le dernier lit où
+il repose». Cela est peut-être beaucoup trop poétique et trop beau pour
+un <i>Vanni Fucci</i>, voleur de vases sacrés à Pistoie<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a>
+<a href="#footnote128"><sup class="sml">128</sup></a>, qui n'est là
+que pour dire quelque mots obscurs, et qui ont besoin de commentaire,
+sur les <i>Blancs</i> et les <i>Noirs</i>, ces deux factions nées dans sa patrie,
+et qui avaient fait ensuite tant de mal aux Florentins. Il prend la
+fuite après avoir maudit Dieu, Pistoie et Florence. Il est poursuivi par
+un Centaure<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a>
+<a href="#footnote129"><sup class="sml">129</sup></a> couvert de serpents depuis la croupe jusqu'à la face.
+Un dragon enflammé se tient, les ailes étendues, debout sur ses épaules.
+Ce Centaure est Cacus, ce brigand du mont Aventin, tué par Hercule,
+quoique Cacus ne fût point un Centaure.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote127"
+name="footnote127"><b>Note 127: </b></a><a href="#footnotetag127">
+(retour) </a> Imitation ou traduction abrégée de ce beau passage des
+Métamorphoses d'Ovide:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Una est, quœ reparet, seque ipsa reseminet ales.<br>
+ Assyrii Phœnica vocant: non fruge, neque herbis,<br>
+ Sed turis lacrimis, et succo vivit amomi</i>.<br>
+<p class="i20"> Métam., l. XV, v. 392 et suiv.</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote128"
+name="footnote128"><b>Note 128: </b></a><a href="#footnotetag128">
+(retour) </a> Ce misérable avait volé le trésor de la sacristie du dôme
+de Pistoie: un de ses amis, nommé <i>Vanni della Nona</i>, aussi honnête
+homme que lui sans doute, les avait recélés. On soupçonna de ce vol un
+autre homme que l'on mit en prison. <i>Fucci</i> le tira d'affaire en lui
+conseillant de faire faire, par le podestat, une recherche dans la
+maison de <i>Vanni della Nona</i>. Les effets furent trouvés, et le
+malheureux <i>Vanni</i> pendu. Dante met quelquefois de bien vils coquins
+dans son Enfer.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote129"
+name="footnote129"><b>Note 129: </b></a><a href="#footnotetag129">
+(retour) </a> C. XXV.</blockquote>
+
+<p>Trois ombres s'élèvent à la fois du fond de la fosse. Deux serpents
+énormes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement à
+chacune d'elles, se collent tout entiers à leurs corps, enlacent leurs
+pattes à leurs bras, à leurs flancs, à leurs jambes. Par une
+métamorphose étrange et par trois procédés différents, décrits tous les
+trois avec une variété prodigieuse, les membres et le corps des
+serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns
+dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures
+d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du
+serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent
+vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie
+imitative, perdrait trop à être abrégé ou même traduit. Il est plein de
+verve, d'inspiration, de nouveauté. C'est peut-être un de ceux où l'on
+peut le plus admirer le talent poétique du Dante, cet art de peindre par
+les mots, de représenter des objets fantastiques, des êtres ou des faits
+hors de la nature et de toute possibilité, avec tant de vérité, de
+naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant
+lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus.</p>
+
+<p>Dans cette étrange métamorphose, les serpents qui se transforment en
+hommes et les hommes métamorphosés en serpents sont des damnés les uns
+comme les autres. Tous ont été des citoyens distingués de Florence, qui
+sont punis dans cette fosse réservée aux voleurs, non pour des vols
+particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus
+éclairés, pour avoir, dans les premiers emplois, détourné à leur profit
+les impôts, ou fait de toute autre manière leur fortune aux dépens de la
+république<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a>
+<a href="#footnote130"><sup class="sml">130</sup></a>. Ayant ainsi consacré et comme immortalisé leur
+opprobre, le poëte triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur
+cette odieuse Florence qui l'a proscrit. «Jouis, ô Florence,
+s'écrie-t-il<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a>
+<a href="#footnote131"><sup class="sml">131</sup></a>! tu t'es élevée si haut que ta renommée vole sur la
+terre et sur la mer, et que ton nom se répand dans l'Enfer même. J'ai
+trouvé parmi les voleurs cinq de tes citoyens d'un tel rang que j'en
+rougis, et qu'il t'en revient peu de gloire.» Il présage ensuite à son
+ennemie des malheurs que ses plus proches voisins désirent, et qu'il ne
+saurait voir arriver trop tôt. Puis reprenant sa route avec son guide,
+ils entrent dans la huitième vallée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote130"
+name="footnote130"><b>Note 130: </b></a><a href="#footnotetag130">
+(retour) </a> Les cinq prévaricateurs qu'il nomme avec un art
+particulier, et à mesure qu'il les peint comme agents ou patients de ce
+singulier supplice, sont <i>Cianfa Donati, Agnel Brunelleschi, Buoso
+Donati, Puccio Sciancato</i> et <i>Francesco Guercio Cavalcante</i>. Le
+quatrième nom seul est obscur; les <i>Donati</i>, les <i>Brunelleschi</i>, et les
+<i>Cavalcanti</i> étaient des premières familles de Florence.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote131"
+name="footnote131"><b>Note 131: </b></a><a href="#footnotetag131">
+(retour) </a> C. XXV.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Godi, Firenze, poi che se' si grande<br>
+ Che per mare e per terra butti l'ali,<br>
+ E per lo'nferno il tuo nome si spande</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Elle est remplie de flammes étincelantes, divisées en groupes enflammés
+et mobiles, dont chacun contient une âme criminelle qu'on ne voit pas.
+Un spectacle si nouveau que le poëte se crée à lui-même, lui inspire
+deux comparaisons très-différentes entre elles; l'une tirée des objets
+champêtres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous
+les grands poëtes, l'autre des traditions de l'Écriture et de l'Histoire
+des Prophètes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le
+villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs
+jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la vallée, peut-être à
+l'endroit même où sont ses vignes et ses champs; et les damnés sont
+enveloppés et cachés dans ces flammes, de même qu'Elysée vit disparaître
+le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux,
+il n'aperçut plus que la flamme qui s'élevait contre un léger nuage.</p>
+
+<p>Une de ces flammes est double, et Virgile lui apprend qu'elle renferme
+Ulysse et Diomède; ils y expient l'invention frauduleuse du cheval de
+Troie, l'enlèvement du Palladium et la mort de Déidamie. Le premier,
+interrogé par Virgile, raconte ses voyages et sa mort tout autrement
+qu'on ne les lit dans l'<i>Odyssée</i>. Il erra long-temps avec ces
+compagnons dans la Méditerranée. Passant ensuite le détroit de
+Gibraltar, ils s'avancèrent dans l'Océan; le cinquième mois, ils
+aperçurent de loin une haute montagne. Ils essayaient d'en approcher
+lorsqu'un tourbillon s'éleva de cette terre nouvelle, et les enfonça,
+eux et leur vaisseau, jusqu'au fond des mers. Les commentateurs<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a>
+<a href="#footnote132"><sup class="sml">132</sup></a>
+veulent que Dante, en suivant une tradition différente de celle
+d'Homère, et dont on trouve quelques traces dans Pline et dans
+Solin<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a>
+<a href="#footnote133"><sup class="sml">133</sup></a>, désigne ainsi la montagne du haut de laquelle on feint
+qu'était le Paradis terrestre, où il doit monter dans la seconde partie
+de son poëme; mais rien dans le texte n'indique cette intention. Il faut
+peut-être aller plus loin que les commentateurs. En effet, ne serait-il
+pas possible que le Dante eût eu quelque connaissance ou quelque idée de
+la grande catastrophe de l'île Atlantide, qui paraît avoir été placée
+dans l'Océan qui porte encore son nom; que cette montagne, d'où s'élève
+un tourbillon destructeur, fût le volcan de Ténériffe, qui, depuis
+long-temps éteint, domine sur les Canaries, anciens débris de la grande
+île, et qu'enfin le poëte eût voulu consigner cette tradition dans son
+ouvrage? Je livre aux studieux amateurs du Dante cette conjecture, que
+ce n'est pas ici le lieu d'approfondir, mais qui s'accorderait peut-être
+avec ce que les anciens ont dit des îles Fortunées, où ils plaçaient le
+séjour des bienheureux, et avec ce qu'en ont écrit quelques modernes.
+Ne pourrait-on pas croire aussi, et peut-être avec plus de
+vraisemblance, que, quoique l'Amérique ne fût pas encore découverte, il
+courait déjà des bruits de l'existence d'un autre monde, au-delà des
+mers; et que le Dante, attentif à recueillir dans son poëme toutes les
+connaissances acquises de son temps, ne négligea pas même ce bruit, si
+important par son objet, tout confus qu'il était encore<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a>
+<a href="#footnote134"><sup class="sml">134</sup></a>?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote132"
+name="footnote132"><b>Note 132: </b></a><a href="#footnotetag132">
+(retour) </a> <i>Daniello, Landino, Vellutello, Venturi</i>, et plus
+récemment <i>Lombardi</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote133"
+name="footnote133"><b>Note 133: </b></a><a href="#footnotetag133">
+(retour) </a> Ils donnent Ulysse pour fondateur à Lisbonne, ou
+Ulisbonne, ville située sur cette mer.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote134"
+name="footnote134"><b>Note 134: </b></a><a href="#footnotetag134">
+(retour) </a> Le discours d'Ulysse à ses compagnons paraît plus
+favorable à cette dernière vue «Ne refusez pas, leur dit-il, à ce peu de
+vie qui vous reste, la connaissance d'un monde sans habitants, que vous
+pouvez acquérir en suivant le cours du soleil.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>A questa tanto picciola vigilia<br>
+ De' vostri sensi, ch'è del rimanente,<br>
+ Non vogliate negar l'esperienza,<br>
+ Diretro al sol, del mondo senza gente</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Une autre flamme s'avance<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a>
+<a href="#footnote135"><sup class="sml">135</sup></a>; ses pointes recourbées s'agitent en
+forme de langue, comme celles de la première, et font entendre des
+gémissements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau
+brûlant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son
+inventeur<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a>
+<a href="#footnote136"><sup class="sml">136</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote135"
+name="footnote135"><b>Note 135: </b></a><a href="#footnotetag135">
+(retour) </a>C. XXVII.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote136"
+name="footnote136"><b>Note 136: </b></a><a href="#footnotetag136">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Come'l bue Civilian che mugghiò prima<br>
+ Col pianta di colui</i> (<i>e ciò fu dritto</i>)<br>
+ <i>Che l'avea temperato con sua lima,<br>
+ Mugghiava con la voce dell' afflitto</i>, etc.
+</div></div>
+
+<p>littéralement: «Ce taureau d'airain <i>mugissait avec la voix du
+malheureux</i> qui y était enfermé,» expression neuve et aussi juste que
+poétique.</p></blockquote>
+
+<p>C'est l'âme de Gui de Montefeltro qui est renfermée dans cette flamme.
+Gui reconnaît Dante, et l'interroge le premier sur l'état actuel de la
+Romagne, qu'il avoue avoir été sa patrie. Dante l'en instruit en peu de
+mois, et l'interroge à son tour. Gui lui raconte alors son histoire. Il
+avait été homme de guerre, célèbre par des actions d'éclat, mais où la
+ruse avait plus de part que le courage. Il s'était fait ensuite
+Cordelier<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a>
+<a href="#footnote137"><sup class="sml">137</sup></a>, et ne songeait qu'à son salut, quand le prince des
+nouveaux Pharisiens, qui était en guerre, non avec les Sarrazins ou les
+Juifs, mais avec des Chrétiens<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a>
+<a href="#footnote138"><sup class="sml">138</sup></a>, vint dans son cloître, et lui
+demanda quelque ruse pour perdre ses ennemis, et pour leur prendre
+Preneste. Il vit en lui des scrupules; mais il parvint à les lever, et à
+lui arracher cette espèce d'oracle, qu'au reste celui qui le demandait
+était fort en état de se prononcer à lui-même: Beaucoup promettre et
+tenir peu t'assurera la victoire<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a>
+<a href="#footnote139"><sup class="sml">139</sup></a>. Ce pape, car on reconnaît ici
+Bonifaoe VIII, à qui notre poëte ne perd aucune occasion de rendre le
+mal que Boniface lui avait fait; ce pape avait promis à Gui le ciel pour
+récompense. Je puis, comme tu sais, lui avait-il dit, fermer et ouvrir
+le ciel, et c'est pour cela que nous avons deux clefs<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a>
+<a href="#footnote140"><sup class="sml">140</sup></a>; mais à sa
+mort, lorsque saint François vint pour s'emparer de son âme, un diable
+plus prompt la saisit et la jeta dans le brasier éternel. Cela est
+raconté très-sérieusement, et même en très-bons vers. Je l'abrège en
+prose tout aussi sérieuse, et crois inutile de répéter ici des
+réflexions que chacun fait assez de soi-même.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote137"
+name="footnote137"><b>Note 137: </b></a><a href="#footnotetag137">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>I fui uom d'arme, e po' fui cordigliero</i>.
+</div></div>
+
+<p>Ces moines étaient ainsi nommés en France, dit le P. Lombardi, à cause
+de la corde qui leur servait de ceinture. Le véritable mot italien est
+<i>francescano</i>.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote138"
+name="footnote138"><b>Note 138: </b></a><a href="#footnotetag138">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Lo Principe de' nuovi Farisei</i>.
+</div></div>
+
+<p>Ce prince est le Pape, et ces nouveaux Pharisiens, les cardinaux et les
+prélats de sa cour: les Chrétiens avec lesquels il était en guerre,
+étaient les Colonna, dont le palais était voisin de
+Saint-Jean-de-Latran;</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Avendo guerra presso a Laterano</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote139"
+name="footnote139"><b>Note 139: </b></a><a href="#footnotetag139">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Lunga proniessa, con l'attender corto<br>
+ Ti farà trionfar nell' alto seggio</i>.
+</div></div>
+
+<p>D'après ce conseil, le vieux pape feignit d'être touché du sort des
+Colonna qui étaient renfermés dans cette ville; il promit de leur
+pardonner, et de les rétablir dans leurs biens, s'ils lui remettaient
+Preneste, et s'ils s'humiliaient devant lui. Ils rendirent la ville, et
+le pape la fit raser tout entière, et les persécuta plus obstinément que
+jamais.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote140"
+name="footnote140"><b>Note 140: </b></a><a href="#footnotetag140">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Lo ciel poss'io serrare e disserrare,<br>
+ Come tu sai: però son due le chiavi</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dans la neuvième fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont répandu des
+hérésies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de
+sang, et présentent des spectacles hideux. Dante frémit lui-même du sang
+et des plaies dont il va parler<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a>
+<a href="#footnote141"><sup class="sml">141</sup></a>. Toute autre langue que la sienne
+ne pourrait rendre de tels objets, qui sont gravés dans sa pensée, et se
+sentirait défaillir. Les champs fertiles de la Pouille, baignés
+autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal,
+ensanglantés depuis par les combats de Robert Guiscard, et récemment par
+cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les
+morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutilés et leurs
+blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote141"
+name="footnote141"><b>Note 141: </b></a><a href="#footnotetag141">
+(retour) </a> C. XXVIII.</blockquote>
+
+<p>Mahomet paraît le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre,
+fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres
+endroits, reprocher au poëte, non, certes, la faiblesse de ses
+peintures, mais leur hideuse et dégoûtante fidélité. Ali et tous les
+autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de même, vont en
+troupe avec le prophète des Musulmans. Des hérétiques, des intrigants et
+des brouillons plus modernes, mais plus obscurs<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a>
+<a href="#footnote142"><sup class="sml">142</sup></a>, viennent ensuite.
+Les uns ont les lèvres, la langue, les oreilles ou le nez coupés, les
+autres les deux mains. Ils lèvent les bras, et le sang ruisselle sur
+leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre tête, séparée de
+son corps, et la porte devant les yeux de ceux à qui il parle. Ce
+dernier qui n'est ici présenté que comme un artisan de fraude, confident
+d'un jeune prince à qui il donna de perfides conseils, figure à des
+titres plus honorables dans l'Histoire littéraire de France: c'est
+Bertrand de Born<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a>
+<a href="#footnote143"><sup class="sml">143</sup></a>, l'un de nos plus célèbres Troubadours.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote142"
+name="footnote142"><b>Note 142: </b></a><a href="#footnotetag142">
+(retour) </a> L'un d'eux avait fait récemment beaucoup de bruit. C'est
+un certain <i>Frà Dolcino</i>, ermite hérétique, qui prêchait, entr'autres
+erreurs, que la communauté des biens, et même celle des femmes, était
+permise aux chrétiens. Il ne manqua pas de prosélytes. Suivi de plus de
+trois mille hommes et femmes, il vivait avec eux, dans cet état de
+nature et de promiscuité qui était le fond de sa doctrine. Quand les
+vivres leur manquaient, ils fondaient sur les propriétés et pillaient
+tout aux environs. Ils commirent pendant deux ans toutes sortes d'excès.
+Ils furent enfin surpris dans les environs de Novarre. <i>Frà Dolcino</i> fut
+brûlé comme hérétique, avec Marguerite sa compagne, et plusieurs autres
+de ses complices des deux sexes. C'est peut-être un des caractères les
+plus extraordinaires de ce genre qui aient jamais existé. Voyez son
+histoire (<i>Historia Dulcini</i>), dans le recueil de Muratori, <i>Script.
+rer. italic.</i> t. IX.</blockquote>
+
+<a name="n3" id="n3"></a>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote143"
+name="footnote143"><b>Note 143: </b></a><a href="#footnotetag143">
+(retour) </a> Ou, comme Dante l'appelle, <i>Bertram dal Bornio</i>. Il était
+sans doute peu connu en Italie, parce qu'il appartient à l'histoire
+d'Angleterre et de France; et cette ignorance où l'on était à son égard
+a jeté tous les commentateurs sans exception dans des erreurs qu'ils se
+sont successivement transmises. Le texte même du Dante, qu'ils ne
+comprenaient pas, en a été altéré. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer
+dans la discussion de ce passage, où j'ai, le premier, soupçonné de
+l'altération et de l'erreur. C'est le sujet d'une dissertation
+particulière, et non d'une note, qui excéderait toute proportion.</blockquote>
+
+<p>Les yeux du Dante, fatigués de ces tristes spectacles, sentaient le
+besoin de pleurer<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a>
+<a href="#footnote144"><sup class="sml">144</sup></a>. Virgile le presse de hâter le pas. Le temps
+s'écoule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont à voir
+encore. Ils ont aperçu de loin une ombre qui montrait le Dante, et
+semblait le menacer; c'était celle d'un de ses parents, homme de
+mauvaise vie<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a>
+<a href="#footnote145"><sup class="sml">145</sup></a>, qui avait été tué dans une rixe, et qui lui en
+voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas été vengée par sa
+famille. Après un dialogue peu intéressant sur ce sujet, les deux poëtes
+arrivent à la dixième et dernière de ces fosses, qui, toutes comprises
+dans le huitième cercle, vont toujours s'inclinant par degrés vers le
+centre, sur lequel toutes pèsent à la fois. Des cris plaintifs et divers
+frappent l'oreille et blessent le cœur des pointes aiguës de la
+pitié<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a>
+<a href="#footnote146"><sup class="sml">146</sup></a>. Tous les maux entassés dans les hôpitaux les plus malsains
+égaleraient à peine ceux qui sont accumulés dans cette fosse. Les damnés
+s'y traînent, comme des moribonds couverts de lèpre ou comme des
+pestiférés. Leur peau écailleuse est tourmentée de démangeaisons
+insupportables; ils la déchirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs
+espèces de faussaires: l'un avait falsifié les métaux; il était
+d'Arezzo<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a>
+<a href="#footnote147"><sup class="sml">147</sup></a>, et avait trompé un certain Albert de Sienne, homme
+simple, que l'évêque de cette ville avait vengé en faisant brûler vif,
+comme magicien, le faussaire. Ceci amène contre les Siennois une tirade
+satirique, où l'on distingue ce trait décoché à la fois contre eux et
+contre les Français. «Fut-il jamais nation plus vaine que la Siennoise?
+Certes, la Française elle-même ne l'est pas autant de beaucoup<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a>
+<a href="#footnote148"><sup class="sml">148</sup></a>».
+Nation vaine ou frivole si l'on veut; mais quel rapport y a-t-il alors
+entre nous et ce crédule Albert? Nation sotte et de peu d'esprit, comme
+quelques commentateurs l'entendent<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a>
+<a href="#footnote149"><sup class="sml">149</sup></a>; mais quel rapport entre ces
+défauts et les nôtres?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote144"
+name="footnote144"><b>Note 144: </b></a><a href="#footnotetag144">
+(retour) </a> C. XXIX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote145"
+name="footnote145"><b>Note 145: </b></a><a href="#footnotetag145">
+(retour) </a> Il se nommait <i>Geri del Bello</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote146"
+name="footnote146"><b>Note 146: </b></a><a href="#footnotetag146">
+(retour) </a> Comment rendre autrement ces expressions, si hardiment
+figurées?
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Lamenti saettaron me diversi<br>
+ Che di pietà ferrati avean gli strali</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote147"
+name="footnote147"><b>Note 147: </b></a><a href="#footnotetag147">
+(retour) </a> Son nom était Griffolin. Il avait fait croire à
+l'imbécille Albert qu'il savait l'art de voler dans l'air, et lui avait
+promis de le lui apprendre. N'ayant pu remplir sa promesse, Albert se
+plaignit à l'évêque de Sienne, qui le regardait comme son fils; cet
+évêque fit un procès à Griffolin, et le condamna au feu comme magicien.
+Mais ce n'est pas pour cela que celui-ci est damné. Minos, à qui on n'en
+impose pas, lui a infligé cette peine parce qu'il avait fait dans le
+monde le métier trompeur d'alchymiste.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote148"
+name="footnote148"><b>Note 148: </b></a><a href="#footnotetag148">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ . . . . . . . <i>Hor fu giamai<br>
+ Gente si vana come la Senese?<br>
+ Certo non la Francesca si d'assai</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote149"
+name="footnote149"><b>Note 149: </b></a><a href="#footnotetag149">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Per gente vana intende egli gente di poco senno</i>.<br>
+<p class="i30"> (<span class="sc">Lombardi</span>.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>C'est par des exemples tirés des fureurs d'Athamas et de celles d'Hécube
+que Dante essaie de nous faire comprendre<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a>
+<a href="#footnote150"><sup class="sml">150</sup></a> la rage que paraissaient
+éprouver deux ombres qui couraient comme des forcenées: ce sont celles
+de deux faussaires qui le furent dans deux genres bien différents; mais
+on doit être maintenant fait à ces disparates. L'une est l'âme antique
+de la scélérate Myrrha<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a>
+<a href="#footnote151"><sup class="sml">151</sup></a>, qui se rendit plus amie de son père qu'une
+fille ne doit l'être, en se cachant sous de fausses apparences; l'autre
+est un Florentin qui avait escroqué une belle jument, en dictant et
+signant un testament faux, dans le goût de celui de notre comédie du
+<i>Légataire</i>. Maître Adam, faux monnoyeur de Brescia, est gonflé par
+l'hydropisie et brûlé par la soif. «Les clairs ruisseaux qui des vertes
+collines du Casentin tombent dans l'Arno, et leurs canaux bordés de
+frais ombrages, lui sont toujours présents, et leur image le dessèche
+plus encore que la maladie qui le consume<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a>
+<a href="#footnote152"><sup class="sml">152</sup></a>». Sentiment naturel et
+profond que le Tasse a très-heureusement imité dans le treizième chant
+de son poëme, lorsqu'il fait cette admirable description de la
+sécheresse qui désola l'armée chrétienne, et qu'il peint, comme le
+Dante, l'effet que produisait sur des malheureux tourmentés par la soif
+l'image fraîche et humide des torrents des Alpes, des vertes prairies et
+des fraîches eaux, qui bouillonnait dans leur pensée<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a>
+<a href="#footnote153"><sup class="sml">153</sup></a>. Dante, qui se
+plaît toujours à mêler des personnages anciens avec les modernes, place
+dans cet Enfer des faussaires, non seulement l'incestueuse Myrrha, mais
+le traître Sinon et la femme de Putiphar, qui accusa faussement Joseph.
+Toutes ces ombres se querellent et s'injurient. Dante prête
+involontairement l'oreille et s'arrête. Virgile le rappelle à lui-même,
+et lui reproche de vouloir entendre ce qu'il y a de la bassesse à
+écouter. Dante rougit, et continue de suivre son maître.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote150"
+name="footnote150"><b>Note 150: </b></a><a href="#footnotetag150">
+(retour) </a> C. XXX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote151"
+name="footnote151"><b>Note 151: </b></a><a href="#footnotetag151">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quell' è l'anima antica<br>
+ Di Mirra scelerata, che divenne<br>
+ Al padre fuor del dritto amore, amica</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote152"
+name="footnote152"><b>Note 152: </b></a><a href="#footnotetag152">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Li ruscelletti, che de' verdi colli<br>
+ Del Casentin discendon giuso in Arno,<br>
+ Facendo i lor canali freddi e molli,<br>
+ Sempre mi stanno innanzi, e non indarno,<br>
+ Che l'immagine lor via più m'asciuga<br>
+ Che'l male ond'io nel volto mi discarno</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote153"
+name="footnote153"><b>Note 153: </b></a><a href="#footnotetag153">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che l'immagine lor gelida, e molle<br>
+ L'asciuga e scalda, e nel pensier ribolle.</i><br>
+<p class="i20"> (<i>Gierusal. lib.</i> c. XIII., st. 80.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Ils marchent tous deux en silence<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a>
+<a href="#footnote154"><sup class="sml">154</sup></a> vers le puits central qui conduit
+au neuvième et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'abîme.
+Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit
+et moins que le jour<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a>
+<a href="#footnote155"><sup class="sml">155</sup></a>. Tout à coup le son éclatant d'un cor se fait
+entendre, tel que Roland ne sonna point d'une manière aussi terrible
+après la douloureuse défaite de Charlemagne à Roncevaux. Dante tourne la
+tête de ce côté; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois
+géants énormes, Nembroth, Éphialte, Antée, qui s'élèvent en effet comme
+des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le
+poëte s'arrête à décrire leur stature prodigieuse, et à peindre par des
+comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui
+fait connaître l'un après l'autre, avec des circonstances historiques et
+poétiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter. C'est à Antée
+qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Antée les soulève
+tous deux d'une seule main, les dépose légèrement au fond du gouffre, et
+se redresse comme le mât d'un vaisseau.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote154"
+name="footnote154"><b>Note 154: </b></a><a href="#footnotetag154">
+(retour) </a> C. XXXI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote155"
+name="footnote155"><b>Note 155: </b></a><a href="#footnotetag155">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quivi era men che notte e men che giorno</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dante, frappé de l'idée des terribles objets qui l'attendent, voudrait
+pouvoir former des sons plus âpres<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a>
+<a href="#footnote156"><sup class="sml">156</sup></a> et plus convenables à cet
+affreux séjour. Il invoque de nouveau les Muses, et s'enfonce, pour
+ainsi dire, dans toute l'horreur de son sujet. Dans ce cercle sont punis
+les traîtres. Il se partage en quatre fosses ou vallées. La première
+porte le nom de <i>Caïn</i>: c'est celle des assassins qui ont tué en
+trahison. Un lac glacé la remplit. Les criminels sont plongés jusqu'au
+cou dans la glace, et leurs têtes hideuses s'agitent, se haussent et se
+baissent à la surface, versant, à force de douleurs, des larmes qui se
+gèlent autour de leurs yeux et sur leurs joues. Deux têtes collées front
+contre front, et dont les cheveux sont entremêlés, sont celles de deux
+frères qui s'étaient tués l'un l'autre, comme Etéocle et Polinice<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a>
+<a href="#footnote157"><sup class="sml">157</sup></a>.
+Dante, en avançant sur la glace, au milieu de toutes ces têtes, en
+heurte une qu'il croit reconnaître. Il la saisit par les cheveux, et
+veut, malgré sa résistance, la contraindre de se nommer. C'est une autre
+tête qui prononce le nom de <i>Bocca</i>, misérable qui, dans la bataille de
+Montaperti, marchant avec les Guelfes, et gagné par l'or des Gibelins,
+coupa la main de celui qui portait l'étendard, et causa la déroute et le
+massacre de l'armée. Ce traître est accompagné de quelques autres, dont
+le poëte fait justice. Leurs têtes sont à l'entrée de la seconde
+division de ce cercle, qui porte le nom d'<i>Antenor</i>, et où sont enfoncés
+tous les traîtres à leur patrie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote156"
+name="footnote156"><b>Note 156: </b></a><a href="#footnotetag156">
+(retour) </a> C. XXXII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote157"
+name="footnote157"><b>Note 157: </b></a><a href="#footnotetag157">
+(retour) </a> Ils étaient fils d'<i>Alberto degli Alberti</i>, noble
+florentin, et s'appelaient, l'un Alexandre, et l'autre Napoléon <i>degli
+Alberti</i>.</blockquote>
+
+<p>Dante détournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aperçut deux ombres
+plongées dans la même fosse et acharnées l'une sur l'autre.... Oserai-je
+le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si célèbre, et
+qui est peut-être encore au-dessus de sa renommée? Trouverai-je dans une
+langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes
+couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai
+du moins. Ce qui fait la difficulté de l'entreprise y donne de
+l'attrait. D'autres l'ont essayé avant moi; mais ils semblent avoir
+craint d'être simples, et je tâcherai surtout de conserver à cette
+peinture son effroyable simplicité.</p>
+
+<p>«Je vis, continue le poëte, deux ombres glacées dans une seule fosse:
+l'une des têtes couvrait l'autre, et comme un homme affamé mange du
+pain, de même la tête qui était dessus enfonçait dans l'autre ses dents,
+à l'endroit où le cerveau se joint à la nuque du cou<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a>
+<a href="#footnote158"><sup class="sml">158</sup></a>. O toi, lui
+dis-je, qui montres par une action si féroce ta haine pour celui que tu
+dévores, dis-m'en la cause, afin que si tu as raison de le haïr, sachant
+qui vous êtes et quel fut son crime, je puisse, de retour au monde,
+venger ta mémoire, si ma langue ne se dessèche pas!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote158"
+name="footnote158"><b>Note 158: </b></a><a href="#footnotetag158">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E come'l pan per fame si manduca<br>
+ Cosi'l sovran li denti all' altro pose<br>
+ La' ve'l cervel s'aggiunge colla nuca</i>, etc.
+</div></div>
+
+<p>Une fausse délicatesse peut trouver dans ces vers et dans leur
+traduction une espèce de crudité de style; mais ce n'est ni au Dante, ni
+à sa langue, qu'il faut la reprocher; c'est à nous et à la nôtre.</p></blockquote>
+
+<p>«Le coupable détourna sa bouche de cette horrible pâture<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a>
+<a href="#footnote159"><sup class="sml">159</sup></a>, et
+l'essuyant avec les cheveux de la tête dont il avait rongé le crâne, il
+me dit: Tu veux que je renouvelle une douleur aigrie par le désespoir,
+et dont la seule pensée m'oppresse le cœur, avant que je commence à
+parler, mais si mes paroles doivent être un germe qui ait pour fruit
+l'opprobre de celui que je dévore, tu me verras à la fois parler et
+verser des larmes. Je ne sais qui tu es, ni de quelle manière tu es
+descendu ici-bas; mais tu me parais Florentin à ton langage. Tu dois
+savoir que je suis le comte Ugolin, et celui-ci l'archevêque Roger. Je
+t'apprendrai maintenant pourquoi je le traite ainsi. Je n'ai pas besoin
+de dire que m'étant fié à lui, je fus pris et mis à mort par l'effet de
+ses perfides conseils; mais ce que tu ne peux avoir appris, mais combien
+ma mort fut cruelle, tu vas l'entendre, et tu sauras alors s'il m'a
+offensé.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote159"
+name="footnote159"><b>Note 159: </b></a><a href="#footnotetag159">
+(retour) </a> C. XXXIII.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>La bocca sollevò dal fiero pasto<br>
+ Quel peccator, forbendola a' capelli<br>
+ Del capo ch'egli avea diretro guasto</i>; etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>«Dans la tour obscure qui a reçu de moi le nom de <i>Tour de la Faim</i>, et
+où tant d'autres ont dû être enfermés depuis, une ouverture étroite
+m'avait déjà laissé voir plus de clarté<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a>
+<a href="#footnote160"><sup class="sml">160</sup></a>, lorsqu'un songe affreux
+déchira pour moi le voile de l'avenir. Je crus voir celui-ci, devenu
+maître et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux vers la montagne
+qui empêche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoyé en avant les
+<i>Gualandi</i>, les <i>Sismondi</i> et les <i>Lanfranchi</i>, avec des chiennes
+maigres, avides et dressées à la chasse. Après avoir couru peu de temps,
+le père et ses petits me parurent fatigués, et je crus voir les dents
+aiguës de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m'éveillai vers
+le matin, j'entendis mes enfants, qui étaient auprès de moi, pleurer en
+dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel, si déjà tu n'es ému en
+pensant à ce que mon cœur m'annonçait; et si tu ne pleures pas,
+qu'est-ce donc qui peut t'arracher des larmes?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote160"
+name="footnote160"><b>Note 160: </b></a><a href="#footnotetag160">
+(retour) </a> Je lis <i>più lume</i> avec <i>Landino</i>, <i>Vellutello</i>, Alde
+<i>Lombardi</i>, et le plus grand nombre des manuscrits. Si on lit <i>più
+lune</i>, comme l'édition des académiciens de la Crusca, et quelques
+autres, il faut traduire: «m'avait déjà laissé voir plusieurs fois la
+clarté de la lune.»</blockquote>
+
+<p>«Déjà ils étaient éveillés; l'heure approchait où l'on apportait notre
+nourriture, et chacun de nous, à cause de son rêve, doutait de la
+recevoir. J'entendis qu'on fermait la porte au bas de l'horrible tour.
+Alors je regardai mes fils sans dire une parole. Je ne pleurais point;
+je me sentais en dedans pétrifié. Ils pleuraient, eux; et mon petit
+Anselme me dit: Comme tu nous regardes, mon père! qu'as-tu? Je ne
+pleurai point encore; je ne répondis point pendant tout ce jour, ni la
+nuit suivante, jusqu'au retour du soleil. Lorsque quelques rayons
+pénétrèrent dans cette prison douloureuse, et que je vis sur quatre
+visages les propres traits du mien, transporté de douleur, je me mordis
+les deux mains. Eux, pensant que j'y étais poussé par la faim, se
+levèrent tout à coup, et me dirent: Mon père<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a>
+<a href="#footnote161"><sup class="sml">161</sup></a>, nous souffrirons
+beaucoup moins, si tu veux te nourrir de nous. Tu nous as revêtus de
+ces chairs misérables; dépouille-nous-en aussi. Alors je me calmai, pour
+ne pas augmenter leur peine. Ce jour et le suivant nous restâmes tous en
+silence. O terre impitoyable! pourquoi ne t'ouvris-tu pas? Quand nous
+fûmes parvenus au quatrième jour, Gaddi se jeta étendu à mes pieds, en
+me disant: Mon père, que ne viens-tu me secourir? et il mourut; et je
+vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l'un après
+l'autre, du cinquième au sixième jour. Je me mis alors à me traîner en
+aveugle sur chacun d'eux, et je ne cessai de les appeler trois jours
+entiers après leur mort. La faim acheva ensuite ce que n'avait pu la
+douleur.--Quand il eût dit ces mots, roulant les yeux, il reprit entre
+ses dents le malheureux crâne, et comme un chien dévorant, il les y
+enfonça jusqu'aux os.»</p>
+
+<a name="n4" id="n4"></a>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote161"
+name="footnote161"><b>Note 161: </b></a><a href="#footnotetag161">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Padre, assai ci fia men doglia<br>
+ Se tu mangi di noi: tu ne vestisti<br>
+ Queste misere carni, e tu le spoglia</i>.
+</div></div>
+
+<p>Ce tercet paraissait au Tasse plein d'une expression si tendre et si
+noble, il lui plaisait tant, au rapport du père Venturi, qu'il ne se
+lassait point de le citer et d'en faire l'éloge. Mais ce même tercet est
+excessivement difficile à traduire. <i>Se tu mangi di noi</i>, est même
+tout-à-fait intraduisible: il est impossible de dire en français,
+<i>manger de nous</i>, comme on dit <i>manger du pain</i>, et c'est cependant
+cette ressemblance d'expression qui, dans l'italien, est en même temps
+naïve et terrible. <i>Dépouille-nous-en aussi</i>, paraîtra peut-être bien
+nu; mais comment rendre autrement ces mots si touchants: <i>e tu le
+spoglia</i>. J'ai du moins sauvé cette figure poétique: <i>Vestire spogliare
+le carni</i>, qui est du style religieux, ou même biblique si l'on veut,
+mais qui n'en avait ici qu'une propriété de plus, et à laquelle aucun
+des traducteurs français du Dante n'a songé. Enfin j'ai respecté, autant
+que je l'ai pu, cette effrayante, sans doute, mais admirable
+simplicité.</p></blockquote>
+
+<p>Loin d'être fatiguée par un récit aussi énergique, la voix du Dante
+s'élève encore avec une force nouvelle, pour lancer des imprécations
+contre Pise, qui avait souffert dans ses murs cette action barbare. Si
+le comte Ugolin passait pour l'avoir trahie, il ne fallait pas du moins
+envelopper dans son supplice ses fils, dont un âge si tendre attestait
+l'innocence. Il appelle cette ville nouvelle Thèbes et la honte de
+l'Italie. Puisque les peuples voisins n'en font pas justice, il désire
+que les petites îles de <i>Capraia</i> et de la <i>Gorgone</i>, situées près
+l'embouchure de l'Arno, se détachent, ferment le cours du fleuve, et en
+fassent remonter les eaux, pour aller dans Pise même submerger tous ses
+habitants.</p>
+
+<p>Cette effrayante et terrible scène doit rendre languissant et faible
+tout ce que l'Enfer même peut encore offrir. On se soucie peu d'un
+<i>Alberic</i><a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a>
+<a href="#footnote162"><sup class="sml">162</sup></a> qui avait fait massacrer tous ses parents dans un repas
+où ils étaient ses convives, et de quelques autres misérables plongés
+dans la glace, la tête renversée, et les larmes gelées et amoncelées
+dans les yeux. On regrette que Dante ne l'ait pas senti, et n'ait pas vu
+que du moment où il avait fait parler Ugolin au fond du gouffre, il
+n'avait rien de mieux à faire que d'en sortir. Il n'y reste pas
+long-temps. Entré dans la quatrième et dernière division de ce dernier
+cercle, où sont punis les traîtres les plus coupables, il voit flotter
+l'étendard du prince des Enfers<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a>
+<a href="#footnote163"><sup class="sml">163</sup></a>. Il aperçoit, en traversant cet
+espace, les damnés qui le remplissent, couverts d'une glace
+transparente, dans diverses attitudes, et comme des objets conservés
+dans du verre. Tout se tait. Après l'agitation bruyante des autres
+cercles, il ne restait peut-être plus, pour frapper l'imagination, et
+pour lui faire concevoir le dernier excès de la douleur, d'autre moyen
+que le silence. Au centre, règne Lucifer, enfoncé jusqu'aux reins dans
+la glace. Sa taille plus que gigantesque, son épouvantable difformité,
+sont peintes des traits les plus forts qu'ait pu tracer le poëte. Cela
+dut faire une grande sensation de son temps, où le seul ressort de la
+morale était la crainte, où celui de la crainte était le diable, et où
+chacun s'étudiait à donner au diable tout ce qui pouvait inspirer le
+plus d'effroi. Aujourd'hui cela perd tout son effet, et rien de plus
+froid qu'une peinture terrible qui n'inspire point de terreur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote162"
+name="footnote162"><b>Note 162: </b></a><a href="#footnotetag162">
+(retour) </a> C'était encore un <i>Cavalier Gaudente</i>, qu'on appelait
+pour cela <i>Frate Alberigo</i>, quoiqu'il fût militaire. Il était de la
+maison des Manfrédi, seigneurs des Faenza.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote163"
+name="footnote163"><b>Note 163: </b></a><a href="#footnotetag163">
+(retour) </a> C. XXXIV.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Vexilla regis prodeunt inferni</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Sans nous occuper donc des trois énormes faces du monstre, l'une rouge,
+l'autre noire et l'autre jaunâtre, de ses trois gueules écumantes qui
+mâchent éternellement trois damnés<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a>
+<a href="#footnote164"><sup class="sml">164</sup></a>, de ses six ailes démesurées, et
+de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler
+que le centre de l'Enfer, où l'archange rebelle est plongé, est aussi le
+centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tiré de cette idée.
+Virgile le prend sur ses épaules, saisit le moment où Lucifer cesse
+d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les
+flancs du monstre sont couverts comme d'une épaisse toison, et descend
+ainsi jusqu'à sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il
+tourne, avec beaucoup d'efforts, sa tête où il avait les pieds, et monte
+au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, dépose
+Dante sur le bord, et y monte après lui. Les jambes renversées de Satan
+sortent par ce soupirail; il est là toujours debout, à la place où il
+tomba du ciel. Il s'enfonça jusqu'au centre de la terre, et il y resta
+fixé. C'est-là que cesse d'agir cette force de gravitation qui entraîne
+tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu'à travers la
+mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des
+effets produits sur la forme de la terre, par la chute même de Satan,
+le Dante eût déjà cette idée<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a>
+<a href="#footnote165"><sup class="sml">165</sup></a>. Au-dessus de l'endroit où les deux
+poëtes se sont assis, un ruisseau tombe à travers les rochers; ils
+montent l'un après l'autre par la route étroite et difficile que l'eau a
+creusée; ils voient enfin reparaître la lumière, et se trouvent, après
+tant de fatigues, rendus à la clarté du jour.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote164"
+name="footnote164"><b>Note 164: </b></a><a href="#footnotetag164">
+(retour) </a> Le premier est Judas Iscariotte, et les deux autres, sans
+qu'on puisse voir quel rapport ont avec Judas ces deux meurtriers
+célèbres, Brutus et Cassius.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote165"
+name="footnote165"><b>Note 165: </b></a><a href="#footnotetag165">
+(retour) </a> Il l'énonce clairement par ces mots qu'il met dans la
+bouche de Virgile:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Tu passasti il punto
+ Al qual si traggon d'ogni parte i pesi</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>CHAPITRE IX.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Suite de l'Analyse de la Divina Commedia</i>.</p>
+
+<p class="mid"><i>Le Purgatoire</i>.</p>
+<br>
+
+<p>Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un poëte, c'est
+certainement dans les premiers vers que Dante laisse échapper avec une
+sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des régions moins
+affreuses, où du moins l'espérance accompagne et adoucit les tourments.
+Son style prend tout à coup un éclat, une sérénité qui annonce son
+nouveau sujet. Ses métaphores sont toutes empruntées d'objets riants. Il
+prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne à
+la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et
+qu'elle n'a jamais surpassé depuis. «Pour voguer sur une onde plus
+favorable<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a>
+<a href="#footnote166"><sup class="sml">166</sup></a>, la nacelle de mon génie dresse ses voiles, et laisse
+derrière elle cette mer si terrible. Je vais chanter ce second règne, où
+l'âme humaine se purifie et devient digne de monter au Ciel. Mais ici,
+muses sacrées, puisque je suis tout à vous, que la poésie morte
+renaisse, que Calliope relève un peu mes chants, qu'elle les accompagne
+de ces accords, dont les malheureuses filles de Piérius se sentirent
+frappées, et qui leur ôtèrent tout espoir de pardon.» Puis, commençant
+tout de suite son récit par une description presque magique: «La douce
+couleur du saphir oriental, qui se condensait, dit-il, dans la
+perspective riante d'un air pur, jusqu'au premier cercle des cieux,
+rendit à mes yeux tous leurs plaisirs, aussitôt que j'eus quitté l'air
+infernal qui avait attristé mes yeux et mon cœur<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a>
+<a href="#footnote167"><sup class="sml">167</sup></a>.» Sa lyre est
+montée sur ce ton; il continue: «Le bel astre qui invite à l'amour,
+réjouissait tout l'Orient, lorsque je me tournai vers l'un des pôles, et
+que j'y vis briller quatre étoiles qui ne furent jamais vues que de la
+première race des mortels. Le ciel paraissait jouir de leurs rayons.
+Malheureux Septentrion, tu es veuf et à jamais à plaindre, puisque tu
+ne peux les voir<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a>
+<a href="#footnote168"><sup class="sml">168</sup></a>!» Laissant à part le sens allégorique de ces
+étoiles, et les quatre vertus dont les commentateurs y voient l'emblème,
+y a-t-il une poésie plus brillante, plus rayonnante, pour ainsi dire, et
+qui fasse mieux sentir le passage ravissant des ténèbres à la lumière!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote166"
+name="footnote166"><b>Note 166: </b></a><a href="#footnotetag166">
+(retour) </a> C. I.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Per correr miglior acqua alza le vele<br>
+ Omai la navicela del mia ingegno<br>
+ Che lascia dictro a se mar si crudele</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote167"
+name="footnote167"><b>Note 167: </b></a><a href="#footnotetag167">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Dolce color d'oriental zaffiro<br>
+ Che s'accoglieva nel sereno aspetto<br>
+ Dell' aer puro, infino al primo giro,<br>
+ Agli occhi miei ricominciò diletto</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote168"
+name="footnote168"><b>Note 168: </b></a><a href="#footnotetag168">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O Settentrional vedovo sito<br>
+ Po' che privato se' di mirar quelle</i>!
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Observons que le poëte ne se livre pas à ce transport en entrant dans le
+Purgatoire; où il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et où l'espérance
+même est encore attristée par des souffrances: le lieu de la nouvelle
+scène qu'il va parcourir est divisé en trois parties; le bas de la
+montagne, jusqu'à la première enceinte du Purgatoire: les sept cercles
+du Purgatoire qui, s'élevant les uns sur les autres, occupent la plus
+grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au
+sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace
+qui la sépare de la mer, qu'il voit se lever ou se déchirer tout à coup
+le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les éclatantes beautés
+de la nature. En se tournant vers le nord, il voit prés de lui un
+vieillard d'un aspect si vénérable, que celui d'un père ne doit pas
+l'être davantage pour son fils. Sa longue barbe était mêlée de blanc,
+comme l'étaient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux côtés sur sa
+poitrine. Les rayons des quatre étoiles saintes éclairaient si vivement
+son visage, que Dante le voyait comme à la clarté du soleil. Ce
+vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de
+les voir échappés au noir abîme, et parvenus aux lieux qu'il habite.
+Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa présence, et de baisser les
+yeux devant lui. Il répond ensuite aux questions du vieillard, et
+l'instruit du sujet qui a engagé son disciple à ce périlleux voyage.
+C'est surtout le désir de la liberté, de cette liberté si chère, et dont
+celui qui a renoncé pour elle à la vie sait si bien le prix<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a>
+<a href="#footnote169"><sup class="sml">169</sup></a>.
+Jusque-là, on ignore quelle est cette ombre vénérable. On l'apprend ici
+de Virgile. «Tu le sais, continue-t-il, toi qui, pour elle, dans Utique,
+ne craignis point de te donner la mort, et laissas ta dépouille
+mortelle, qui, au grand jour, sera revêtue de tant d'éclat.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote169"
+name="footnote169"><b>Note 169: </b></a><a href="#footnotetag169">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ Libertà va cercando, ch'è si cara<br>
+ Come sa chi per lei vita rifiuta.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Des objections théologiques ont été faites à notre poëte, sur la place
+qu'il assigne à Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'espérance
+qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier
+commentateur du Dante, le P. Lombardi, répond à ces objections comme il
+peut, mais cela n'importe guère à ceux qui, comme nous, ne considèrent
+ce poëme que du côté poétique.</p>
+
+<p>Caton apprend aux deux poëtes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette
+montagne d'expiations et d'épreuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne
+d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a>
+<a href="#footnote170"><sup class="sml">170</sup></a>, et qu'il se
+lave le visage, pour en effacer la fumée des brasiers infernaux. Après
+ces instructions, il disparaît. Dante se lève, et se dispose à suivre de
+nouveau son maître. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les
+formalités expiatoires qui leur ont été prescrites. Le soleil
+paraît<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a>
+<a href="#footnote171"><sup class="sml">171</sup></a>, et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait
+rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'âmes qui vont au
+Purgatoire, et un ange éclatant de blancheur et de lumière qui les y
+conduit<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a>
+<a href="#footnote172"><sup class="sml">172</sup></a>. Elles chantent, en approchant, le cantique que les Hébreux
+chantèrent après la sortie d'Égypte. L'ange, quand il les a déposées sur
+le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a>
+<a href="#footnote173"><sup class="sml">173</sup></a>. Ces
+âmes vont errant comme des étrangères dans un pays inconnu: elles
+aperçoivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles
+doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont étrangers comme elles,
+et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la
+route qu'ils doivent faire en montant ne leur paraîtra qu'un jeu. Les
+âmes, en s'approchant du Dante, s'aperçoivent à sa respiration qu'il vit
+encore. Elles sont frappées d'étonnement, et l'entourent en foule, comme
+le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager
+qui porte en signe de paix une branche d'olivier.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote170"
+name="footnote170"><b>Note 170: </b></a><a href="#footnotetag170">
+(retour) </a> Le jonc, disent ici les commentateurs, est par son écorce
+unie et lisse le symbole de la pureté et de la simplicité; il est, par
+sa souplesse, celui de la patience, toutes vertus nécessaires dans le
+chemin du ciel.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote171"
+name="footnote171"><b>Note 171/: </b></a><a href="#footnotetag171">
+(retour) </a> C. II.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote172"
+name="footnote172"><b>Note 172: </b></a><a href="#footnotetag172">
+(retour) </a> Je ne dis rien de plus ici de cet ange qui est peint;
+comme tout le reste, d'une manière admirable. Je reviendrai plus loin
+sur cet objet.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote173"
+name="footnote173"><b>Note 173: </b></a><a href="#footnotetag173">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ed el sen gì, come venne, veloce</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>L'une des ombres s'avance vers lui pour l'embrasser, avec tant
+d'affection qu'il fait vers elle un mouvement pareil. Mais il sent alors
+le vide de ces ombres, qui n'ont de réel que l'apparence. Trois fois il
+étend ses bras, et trois fois, sans rien saisir, ils reviennent sur sa
+poitrine. L'ombre sourit, et se montre enfin si bien à lui, qu'il
+reconnaît en elle <i>Casella</i>, son maître de musique et son ami. Ils
+s'entretiennent quelque temps avec toute la tendresse de l'amitié;
+ensuite le poëte, fidèle à son goût pour la musique, prie <i>Casella</i>,
+s'il n'a point perdu la mémoire ou l'usage de ce bel art, de le consoler
+dans ses peines, par la douceur de son chant; le musicien ne se fait
+point prier; il chante une <i>canzone</i> de Dante lui-même<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a>
+<a href="#footnote174"><sup class="sml">174</sup></a>, avec une
+voix si douce et si touchante, que Dante et Virgile, et toutes les âmes
+venues avec <i>Casella</i>, restent enchantées de plaisir. Cette petite scène
+lyrique, au bord de la mer, a un charme particulier, surtout pour ceux
+qui ont voué, comme notre poëte, une affection constante à cet art
+consolateur. Mais le sévère Caton vient troubler leur jouissance; il
+leur rappelle qu'ils ont autre chose à faire que d'entendre chanter, et
+qu'ils doivent, avant tout, s'avancer vers la montagne. Ils se
+dispersent «comme des colombes occupées à becqueter un champ de blé, et
+qui voient paraître tout à coup un objet qui les effraye<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a>
+<a href="#footnote175"><sup class="sml">175</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote174"
+name="footnote174"><b>Note 174: </b></a><a href="#footnotetag174">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza"><br>
+ <i>Amor che nella mente mi ragiona</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote175"
+name="footnote175"><b>Note 175: </b></a><a href="#footnotetag175">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Come quando, cogliendo biada o loglio,<br>
+ Gli colombi adunati alla pastura</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a>
+<a href="#footnote176"><sup class="sml">176</sup></a>,
+et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une
+troupe d'âmes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si
+lentement, qu'on n'aperçoit point les mouvements de leurs pas. Virgile
+leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les
+premières d'abord, les autres à leur suite, comme des brebis qui sortent
+du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la
+tête et les yeux baissés vers la terre; simples et paisibles, ce que la
+première fait, les autres le font de même; si elle s'arrête, elles
+s'arrêtent comme elle, et ne savent pas pourquoi<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a>
+<a href="#footnote177"><sup class="sml">177</sup></a>. Cette comparaison
+naïve, et presque triviale, tirée des objets champêtres, qui paraissent
+avoir eu pour notre poëte un charme particulier, est exprimée dans le
+texte avec une vérité, une élégance et une grâce qui la relèvent, sans
+lui rien faire perdre de sa simplicité. Il y donne le dernier trait, en
+peignant ce troupeau d'âmes simples et heureuses, s'avançant avec un air
+pudique et une démarche honnête. L'ombre de son corps, que le soleil
+projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premières;
+elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en
+font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant
+que celui qu'il avoue être un homme vivant, n'est point venu sans
+l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin étroit, où ils
+peuvent pénétrer avec elles. L'une de ces âmes se fait connaître; c'est
+Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Frédéric II, mort excommunié comme
+son père. On n'avait pas voulu qu'il fût enterré en terre sainte: il le
+fut auprès du pont de Bénévent. Mais ce ne fut pas assez, au gré du pape
+Clément IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le
+cadavre, et de l'envoyer hors des états de l'Église.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote176"
+name="footnote176"><b>Note 176: </b></a><a href="#footnotetag176">
+(retour) </a> C. III. J'omets ici beaucoup de descriptions, de
+discours, d'explications philosophiques; il s'agit de gravir la montagne
+du Purgatoire; et ne pouvant pas faire d'une analyse une traduction,
+j'écarte tout ce qui ne conduit pas à ce but.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote177"
+name="footnote177"><b>Note 177: </b></a><a href="#footnotetag177">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Come le pecorelle escon del chiuso</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit
+sa peine, que la miséricorde de Dieu est infinie, et que
+l'excommunication d'un pape n'ôte pas tout moyen de rentrer en grâce
+auprès de l'Éternel, pourvu que l'on ait une ferme espérance; seulement,
+si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente
+fois autant de temps qu'on a persisté dans son obstination, à moins que
+ce temps ne soit abrégé par de bonnes prières. Je ne sais si les papes
+admettaient alors cette espèce de tarif: depuis long-temps leur prudence
+l'a rendu à peu près inutile; ils ont excommunié beaucoup moins, et
+n'envoient plus de cardinaux déterrer les cendres des rois.</p>
+
+<p>Dante s'aperçoit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est
+écoulé sans qu'il y ait pris garde, pendant le récit de Mainfroy<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a>
+<a href="#footnote178"><sup class="sml">178</sup></a>.
+Cela inspire à un poëte philosophe des vers philosophiques d'un style
+ferme, exact, et, comme celui de Lucrèce, toujours poétique, sur la
+puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou
+par la peine qu'il nous cause, et sur cette faculté auditive qu'exerce
+alors notre âme, indépendante de la faculté de penser et de sentir. Il
+reconnaît enfin qu'ils sont arrivés à ce passage étroit et difficile que
+les âmes leur avaient indiqué. Ils y gravissent avec beaucoup de peine,
+arrivent sur une première, plate-forme qui fait le tour de la montagne;
+et de là, sur une seconde, par un chemin non moins pénible. Ils
+s'asseyent alors, tournés vers le levant, d'où ils étaient partis; le
+spectacle du ciel et de l'immensité occasionne entr'eux des questions et
+des réponses astronomiques et géographiques, où Dante s'exprime toujours
+en poëte, en même temps qu'en géographe et en astronome. Les âmes des
+négligents sont retenues dans ces enceintes, qui précèdent le
+Purgatoire. Le poëte en décrit une troupe nonchalamment assise à l'ombre
+derrière des rochers, et peint avec sa fidélité ordinaire leur
+contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui était
+assise, se tenant les genoux embrassés, et courbant entre eux son
+visage<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a>
+<a href="#footnote179"><sup class="sml">179</sup></a>. Quelques mots qu'il adresse à son guide attirent
+l'attention de cette ombre: elle lève un peu les yeux et le regarde,
+mais seulement jusqu'à la moitié du corps; dernier coup de pinceau qui
+achève ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins
+bien son caractère. Dante la reconnaît: il lui parle et la nomme<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a>
+<a href="#footnote180"><sup class="sml">180</sup></a>;
+mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir
+jamais entendu parler.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote178"
+name="footnote178"><b>Note 178: </b></a><a href="#footnotetag178">
+(retour) </a> C. IV.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote179"
+name="footnote179"><b>Note 179: </b></a><a href="#footnotetag179">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Sedeva ed abbrœcciava le ginocchia,<br>
+ Tenendo 'l viso giù tra esse basso</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote180"
+name="footnote180"><b>Note 180: </b></a><a href="#footnotetag180">
+(retour) </a> Ce nom est <i>Belacqua</i>; mais l'on n'en est pas plus
+avancé.</blockquote>
+
+<p>D'autres ombres un peu moins inactives<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a>
+<a href="#footnote181"><sup class="sml">181</sup></a> s'aperçoivent que le corps
+du Dante n'est pas diaphane, que c'est un corps vivant, un mortel;
+Virgile le leur confirme: aussitôt elles remontent vers leurs compagnes,
+aussi rapidement que des vapeurs enflammées fendent l'air pur au
+commencement de la nuit, ou que le soleil d'été fend un léger nuage;
+elles reviennent aussi promptement toutes ensemble. Dante en est bientôt
+entouré. Toutes veulent qu'il fasse mention d'elles quand il retournera
+sur la terre, et qu'il leur obtienne des prières qui doivent abréger
+leurs épreuves. Plusieurs lui racontent leurs tristes aventures. Celle
+de <i>Buonconte</i> de Montefeltro est la seule remarquable.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote181"
+name="footnote181"><b>Note 181: </b></a><a href="#footnotetag181">
+(retour) </a>C. V.</blockquote>
+
+<p>Buonconte avait été tué à la bataille de Campaldino<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a>
+<a href="#footnote182"><sup class="sml">182</sup></a>, et l'on
+n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine
+cette fable épisodique. Ce guerrier Gibelin, blessé à mort dans la
+bataille, parvint auprès d'une petite rivière qui descend des Apennins,
+et se jette dans l'Arno. Là il tomba, en prononçant le nom de Marie.
+L'ange de Dieu vint aussitôt prendre son âme, et celui de l'Enfer
+criait: «O toi qui viens du ciel, pourquoi m'ôtes-tu ce qui est à moi?
+Tu emportes ce que celui-ci avait d'éternel, pour une petite larme qui
+me l'enlève<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a>
+<a href="#footnote183"><sup class="sml">183</sup></a>. Mais je vais traiter autrement ce qui reste de lui.»
+Alors il élève des vapeurs humides, les condense dans l'air, les combine
+avec le vent, et les fait retomber en pluie si abondante que toute la
+campagne est inondée; les ruisseaux se débordent; le corps de Buonconte
+est entraîné par le torrent et précipité dans l'Arno. Ses bras qu'il
+avait pris, en expirant, la précaution de mettre en croix sur sa
+poitrine, sont séparés; il est jeté d'un rivage à l'autre, et enfin
+plongé au fond du fleuve, où il est recouvert de sable. Cette machine
+poétique du diable troublant tout sur la terre et dans les airs,
+bouleversant les éléments, et mettant partout le désordre dans l'œuvre
+du grand ordonnateur, se trouvait bien déjà dans quelques légendes et
+dans quelques contes ou fabliaux; mais elle paraît ici pour la première
+fois revêtue des couleurs de la poésie, et c'est du poëme de Dante
+qu'elle a passé dans l'épopée moderne, où elle joue presque toujours un
+grand rôle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote182"
+name="footnote182"><b>Note 182: </b></a><a href="#footnotetag182">
+(retour) </a> 11 juin 1289.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote183"
+name="footnote183"><b>Note 183: </b></a><a href="#footnotetag183">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Tu te ne porti di costui l'eterno,
+ Per una lagrimetta che'l mi toglie</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Environné de ces ombres importunes, le poëte se compare à un homme qui
+vient de gagner une forte partie de dez<a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a>
+<a href="#footnote184"><sup class="sml">184</sup></a>, et qui, pendant que son
+adversaire s'éloigne seul et triste, se retire entouré de tous les
+spectateurs empressés à le suivre, à le précéder, à s'en faire voir, et
+obstinés à ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme
+plusieurs de ces ombres d'hommes assassinés de diverses manières, qui le
+conjurent de prier pour elles. Dégagé de cette foule, il questionne son
+guide sur l'efficacité que ses prières pourront avoir. Virgile l'engage
+à ne se point occuper de ces difficultés, qui seront toutes résolues par
+Béatrix, quand il l'aura trouvée sur le sommet de la montagne. Dante
+double alors le pas, et se sent animé d'un nouveau courage. Mais à part
+de toutes ces ombres, dont ils commencent à s'éloigner, ils aperçoivent
+celle d'un poëte alors célèbre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens
+qui s'était le plus distingué dans la langue et la poésie des
+Provençaux. Sordel était assis; son attitude était fière et presque
+dédaigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de décence. Il ne
+répond point à une première question que lui fait Virgile, et le laisse
+approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a>
+<a href="#footnote185"><sup class="sml">185</sup></a>. Mais
+dès que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui était aussi
+de Mantoue, se lève, se nomme, et les deux poëtes s'embrassent.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote184"
+name="footnote184"><b>Note 184: </b></a><a href="#footnotetag184">
+(retour) </a> C. VI.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quando si parte'l gíuoco della zara</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote185"
+name="footnote185"><b>Note 185: </b></a><a href="#footnotetag185">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> <i>Solo guardando</i></p>
+ <i>A guisa di leon quando si posa</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Cet élan d'un sentiment patriotique en fait naître un dans l'âme du
+Dante; il s'emporte avec véhémence contre l'esprit de discorde qui
+perdait alors l'Italie: «Ah! malheureuse esclave, s'écrie-t-il, Italie,
+séjour de douleur, vaisseau sans pilote au sein de la tempête<a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a>
+<a href="#footnote186"><sup class="sml">186</sup></a>, toi
+qui n'es plus la maîtresse des peuples, mais un lieu de prostitution:
+cette âme généreuse n'a eu besoin que du doux nom de sa patrie pour
+faire à son concitoyen l'accueil le plus tendre et le plus empressé, et
+maintenant tous ceux qui vivent dans ton sein sont en guerre: ceux
+qu'une même enceinte et un même fossé renferment se dévorent entre eux.
+Cherche, malheureuse, cherche le long de tes rivages; regarde ensuite
+dans ton sein, et vois s'il est en toi quelque partie qui jouisse de la
+paix. Que te sert le frein des lois que t'imposa Justinien, si tu n'as
+plus personne qui le gouverne? Sans ce frein, tu aurais moins à rougir.»
+Ce n'est pas seulement comme Italien, mais comme Gibelin qu'il s'emporte
+ainsi. Il finit en exhortant les peuples d'Italie à reconnaître
+l'autorité de César; l'empereur Albert d'Autriche à dompter ces esprits
+rebelles, et Dieu, qui est mort pour tous les hommes, à se laisser enfin
+toucher par tant de malheurs.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote186"
+name="footnote186"><b>Note 186: </b></a><a href="#footnotetag186">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ahi serva Italia di dolore ostello,<br>
+ Nave senza nocchiero in gran tempesta,<br>
+ Non donna di provincie, ma b</i>....., etc.
+</div></div>
+
+<p>Ce dernier mot, très-mal sonnant aujourd'hui, était alors de la langue
+commune. Il n'ôte rien à la force et à l'éloquence de ce morceau.</p></blockquote>
+
+<p>De l'Italie en général il en vient à Florence sa patrie, et lui adresse
+une apostrophe assaisonnée de l'ironie la plus amère: «O Florence! tu
+dois être satisfaite de cette digression<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a>
+<a href="#footnote187"><sup class="sml">187</sup></a>. Elle ne peut te regarder,
+grâce à ton peuple, qui s'étudie à te procurer un autre sort. Beaucoup
+d'autres peuples ont la justice dans le cœur, mais elle y agit avec
+lenteur pour ne pas agir sans prudence; le tien l'a toujours à la
+bouche. Beaucoup se refusent aux charges publiques; mais ton peuple
+répond sans être appelé, et s'écrie: J'en veux supporter le poids.
+Maintenant réjouis-toi, tu en as bien sujet. Tu es riche; tu es en paix,
+tu es sage. Si je dis la vérité, ce sont les effets qui le prouvent.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote187"
+name="footnote187"><b>Note 187: </b></a><a href="#footnotetag187">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Fiorenza mia, ben puoi esser contenta<br>
+ Di questa digression, che non ti tocca<br>
+ Mercè del popol tuo</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Athène et Lacédémone qui firent des lois si sages et réglèrent si bien
+la cité, ne firent que peu de progrès dans l'art de bien vivre, auprès
+de toi qui fais des règlements si subtils, que ce que tu ourdis en
+octobre ne va pas jusqu'à la moitié de novembre<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a>
+<a href="#footnote188"><sup class="sml">188</sup></a>. Combien de fois,
+en peu de temps, as-tu changé de lois, de monnaies, d'offices publics,
+d'usages, et renouvelé tes citoyens! Si tu as bonne mémoire, et un
+jugement sain, tu te verras toi-même comme une malade, qui ne trouve sur
+la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour
+donner le change à ses douleurs<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a>
+<a href="#footnote189"><sup class="sml">189</sup></a>». En lisant cette éloquente
+invective, on est tenté d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-même de
+Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconnaître en lui</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> <i>Quella fonte</i></p>
+ <i>Che spande di parlar si largo fiume</i>.
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote188"
+name="footnote188"><b>Note 188: </b></a><a href="#footnotetag188">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> <i>Ch'a mezzo novembre</i></p>
+ <i>Non giunge quel che tu d'ottobre fili</i>.
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote189"
+name="footnote189"><b>Note 189: </b></a><a href="#footnotetag189">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Vedrai te simigliante a quella'nferma<br>
+ Che non può trovar posa in su le piume,<br>
+ Ma con dar volta suo dolore scherma</i>.<br>
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<p>Cependant le poëte Sordel ne connaît encore que comme Mantouan celui
+qu'il a si bien accueilli sur ce seul titre; il veut enfin en savoir
+davantage<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a>
+<a href="#footnote190"><sup class="sml">190</sup></a>. Virgile se nomme: Sordel, frappé de surprise et de
+respect, tombe à ses pieds: «O gloire du pays latin, lui dit-il, toi par
+qui notre ancienne langue montra tout son pouvoir! ô éternel honneur du
+lieu de ma naissance, quel mérite ou plutôt quelle faveur te montre à
+mes yeux?» Alors Virgile l'instruit du sujet de son voyage, et lui
+demande le chemin le plus court et le plus facile pour arriver au
+Purgatoire. Sordel, avant de leur indiquer une issue pour s'élever plus
+haut sur la montagne, les conduit vers une espèce de vallon, dont notre
+poëte fait une description riche et brillante. Les plus vives couleurs
+et les parfums les plus délicieux y charmaient les yeux et
+l'odorat<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a>
+<a href="#footnote191"><sup class="sml">191</sup></a>. Couchées entre des fleurs, des âmes y chantaient avec des
+voix mélodieuses l'hymne du <i>Salve Regina</i>. C'étaient des âmes
+d'empereurs et de rois, bons et mauvais, mais qui le furent avec assez
+d'indolence pour trouver ici place parmi les négligents. L'empereur
+Rodolphe, son gendre Ottaker ou Ottocar; Philippe-le-Hardi, roi de
+France, et Henri, roi de Navarre, qu'il peint tous deux affligés des
+mœurs dépravées de Philippe-le-Bel, fils de l'un et gendre de l'autre,
+et qu'il nomme, à cause de ce dernier roi, père et beau-père du mal
+français<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a>
+<a href="#footnote192"><sup class="sml">192</sup></a>; Pierre III d'Aragon, Charles d'Anjou, roi de Naples,
+Henri III, roi d'Angleterre, et quelques autres encore qui ne paraissent
+pas tous également bien placés dans cette catégorie de princes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote190"
+name="footnote190"><b>Note 190: </b></a><a href="#footnotetag190">
+(retour) </a> C. VII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote191"
+name="footnote191"><b>Note 191: </b></a><a href="#footnotetag191">
+(retour) </a> Cette description se termine par ces trois vers
+charmants;
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Non avea pur natura ivi dipinto,<br>
+ Ma di soavità di mille odori<br>
+ Vi facea un incognito indistinto</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote192"
+name="footnote192"><b>Note 192: </b></a><a href="#footnotetag192">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Padre, e suocero son del mal di Francia</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Le soir était venu quand ces ombres cessèrent leurs chants et
+commencèrent un autre hymne. C'est peut-être tout ce qu'eût dit un autre
+poëte; mais le nôtre le dit avec une richesse de poésie sentimentale et
+d'idées mélancoliques et touchantes, qui paraît en lui véritablement
+inépuisable<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a>
+<a href="#footnote193"><sup class="sml">193</sup></a>. «Il était déjà l'heure qui renouvelle les regrets des
+navigateurs et leur attendrit le cœur, le jour où ils ont dit adieu à
+leurs plus chers amis, et qui pénètre d'amour le nouveau pèlerin, s'il
+entend de loin le son de la cloche qui paraît pleurer le jour, quand il
+expire: alors je commençai à ne plus rien entendre, etc.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote193"
+name="footnote193"><b>Note 193: </b></a><a href="#footnotetag193">
+(retour) </a> C. VIII.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Era già l'ora che volge'l disio<br>
+ A' naviganti e'ntenerisce il cuore,<br>
+ Lo di ch' han detto a' dolci amici a dio;<br>
+ E che lo nuovo peregrin d'amore<br>
+ Punge, se ode squilla di lontano,<br>
+ Che paia'l giorno pianger che si muore,<br>
+ Quand' io' ncominciai</i>, etc.
+</div></div>
+
+<p>On reconnaît dans ce dernier vers l'original de celui-ci de la belle
+élégie de Gray, sur un cimetière de campagne.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>The curfew tells the knell of parting day</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Les âmes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants
+sont interrompus par l'arrivée de deux anges armés d'épées flamboyantes,
+mais dont la pointe est émoussée<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a>
+<a href="#footnote194"><sup class="sml">194</sup></a>. Ils sont envoyés par la vierge
+Marie pour défendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y pénétrer. Ils
+s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps après, le serpent
+arrive et commence à se glisser entre les fleurs. Les deux anges
+s'élèvent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit
+de leurs ailes, et viennent se remettre à leur poste. Nino, juge,
+c'est-à-dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille
+des Malaspina, qui avaient donné au Dante un asyle dans son exil,
+reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu
+l'arrivée du serpent.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote194"
+name="footnote194"><b>Note 194: </b></a><a href="#footnotetag194">
+(retour) </a> Nous reviendrons bientôt sur ces deux anges, connue sur
+celui que nous avons déjà trouvé plus haut.</blockquote>
+
+<p>Ils étaient assis tous cinq sur l'herbe fraîche, au lever de
+l'aurore<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a>
+<a href="#footnote195"><sup class="sml">195</sup></a>. Dante se sent accablé de sommeil; il s'endort. «C'était
+l'heure du matin<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a>
+<a href="#footnote196"><sup class="sml">196</sup></a> où l'hirondelle commence ses tristes plaintes,
+peut-être au souvenir de ses anciens malheurs, et que notre âme plus
+étrangère aux sens, et moins esclave de nos pensées, a dans ses visions
+quelque chose de divin.» Le poëte voit en songe un aigle aux ailes d'or
+qui fond sur lui comme la foudre, et l'enlève jusqu'à la sphère du feu,
+où ils s'embrasent et sont consumés tous les deux. À son réveil, il ne
+reconnaît plus autour de lui les mêmes objets; il apprend de Virgile ce
+qui s'est passé pendant son sommeil. Une femme nommée Lucie, qui est,
+selon les interprètes, le symbole de la grâce divine, est venue
+l'enlever et l'a porté au nouveau lieu où il se trouve. Sordel et les
+autres sont restés où ils étaient auparavant. Virgile a suivi les traces
+de la belle Lucie, qui lui a indiqué, près de là, l'entrée du
+Purgatoire, et a disparu en même temps que Dante rouvrait les yeux. Il
+se lève et marche vers la porte avec son guide. Elle était gardée par un
+ange, armé d'une épée étincelante. Lorsque cet ange apprend que c'est
+Lucie qui les a conduits, il leur permet d'approcher des trois degrés de
+marbres de différentes couleurs, au haut desquels il se tient immobile.
+Dante, soutenu par Virgile, monte péniblement jusqu'à lui, se prosterne
+à ses pieds et le conjure, en se frappant la poitrine, de lui permettre
+l'entrée de ce lieu redoutable. L'ange le lui permet enfin. La porte
+s'ouvre, et tourne sur ses gonds avec un fracas horrible. A ce bruit
+succède une harmonie délicieuse. Le poëte, en entrant dans cette
+enceinte, entend les louanges de l'Éternel chantées par des voix si
+mélodieuses qu'elles lui rappellent l'impression qu'il a souvent
+éprouvée quand l'orgue accompagnait le chant des fidèles, et que tantôt
+on entendait les paroles, tantôt elles cessaient de se faire entendre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote195"
+name="footnote195"><b>Note 195: </b></a><a href="#footnotetag195">
+(retour) </a> C. IX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote196"
+name="footnote196"><b>Note 196: </b></a><a href="#footnotetag196">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Nell' ora che comincia i tristi lai<br>
+ La rondinella presso alla mattina</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Toute cette première division de la seconde partie du poëme est, comme
+on voit, fertile en descriptions et en scènes dramatiques. Les
+descriptions surtout y sont d'une richesse, qu'une sèche analyse peut à
+peine laisser entrevoir; les cieux, les astres, les mers, les campagnes,
+les fleurs, tout est peint des couleurs les plus fraîches et les plus
+vives. Les objets surnaturels ne coûtent pas plus au poëte que ceux dont
+il prend le modèle dans la nature. Ses anges ont quelque chose de
+céleste; chaque fois qu'il en introduit de nouveaux, il varie leurs
+habits, leurs attitudes et leurs formes. Le premier, qui passe les âmes
+dans une barque<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a>
+<a href="#footnote197"><sup class="sml">197</sup></a>, a de grandes ailes blanches déployées, et un
+vêtement qui les égale en blancheur. Il ne se sert ni de rames, ni de
+voiles, ni d'aucun autre moyen humain; ses ailes suffisent pour le
+conduire. Il les tient dressées vers le ciel, et frappe l'air de ses
+plumes éternelles qui ne changent et ne tombent jamais. Plus l'oiseau
+divin<a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a>
+<a href="#footnote198"><sup class="sml">198</sup></a> approche, plus son éclat augmente; et l'œil humain ne peut
+plus enfin le soutenir. Les deux anges qui descendent avec des glaives
+enflammés pour chasser le serpent<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a>
+<a href="#footnote199"><sup class="sml">199</sup></a>, sont vêtus d'une robe verte
+comme la feuille fraîche éclose; le vent de leurs ailes, qui sont de la
+même couleur, l'agite et la fait voltiger après eux dans les airs: on
+distingue de loin leur blonde chevelure; mais l'œil se trouble en
+regardant leur face et ne peut en discerner les traits. Enfin, le
+dernier que l'on a vu garder l'entrée du Purgatoire, porte une épée qui
+lance des étincelles que le regard ne peut soutenir; et ses habits sont
+au contraire d'une couleur obscure, qui ressemble à la cendre ou à la
+terre desséchée, soit pour faire entendre à ceux qui vont expier leurs
+fautes que l'homme n'est que poussière; soit pour signifier, comme le
+veulent d'autres commentateurs<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a>
+<a href="#footnote200"><sup class="sml">200</sup></a>, que les ministres de la religion
+doivent se rappeler sans cesse ces mots de l'Ecclésiastique, dont on les
+soupçonne apparemment de ne se pas souvenir toujours: <i>De quoi
+s'énorgueillit ce qui n'est que terre et que cendre<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a>
+<a href="#footnote201"><sup class="sml">201</sup></a>?</i></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote197"
+name="footnote197"><b>Note 197: </b></a><a href="#footnotetag197">
+(retour) </a> C. II, v. 23 et suiv.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote198"
+name="footnote198"><b>Note 198: </b></a><a href="#footnotetag198">
+(retour) </a> <i>L'uccel divino.</i>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote199"
+name="footnote199"><b>Note 199: </b></a><a href="#footnotetag199">
+(retour) </a> C. VIII, v. 25 et suiv.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote200"
+name="footnote200"><b>Note 200: </b></a><a href="#footnotetag200">
+(retour) </a> Velutello et Lombardi.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote201"
+name="footnote201"><b>Note 201: </b></a><a href="#footnotetag201">
+(retour) </a> <i>Quid superbit terra et cinis?</i> (<span class="sc">Ecclésiastic</span>, c. X, v.
+9.)
+</blockquote>
+
+<p>On se rappelle que l'enceinte générale du Purgatoire est composée de
+sept cercles, placés l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et
+Virgile commencent à gravir. Chacune de ces enceintes particulières
+décrit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept
+péchés mortels. Le passage par où l'on monte de l'un à l'autre est
+presque toujours long, étroit et difficile. Le premier cercle est celui
+des orgueilleux<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a>
+<a href="#footnote202"><sup class="sml">202</sup></a>; leur punition est de marcher courbés sous des
+fardeaux énormes. Avant de les voir paraître, Dante regarde avec
+admiration sur le flanc de la montagne, qui s'élève jusqu'au second
+cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief
+supérieures aux chefs-d'œuvre de Policlète et même à ceux de la Nature.
+Ce sont des exemples d'humilité qu'elles retracent; l'Annonciation de
+l'ange à l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait
+devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre poëte dans son
+style énigmatique, était plus et moins qu'un roi<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a>
+<a href="#footnote203"><sup class="sml">203</sup></a>; enfin, un trait
+d'humanité de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce
+qu'on prétend que saint Grégoire en fut si touché qu'il demanda et
+obtint que ce bon empereur fût retiré de l'Enfer; trait, au reste, qui
+n'est rapporté que par des historiens très-suspects<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a>
+<a href="#footnote204"><sup class="sml">204</sup></a>, et que
+Baronius et Bellarmin eux-mêmes traitent de fable. Mais un poëte n'est
+pas obligé d'être si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition
+populaire: il a parfaitement représenté dans ses vers, ce qu'il dit
+avoir vu sculpté sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote202"
+name="footnote202"><b>Note 202: </b></a><a href="#footnotetag202">
+(retour) </a> C. X.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote203"
+name="footnote203"><b>Note 203: </b></a><a href="#footnotetag203">
+(retour) </a> <i>E più e men che re era'n quel caso.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote204"
+name="footnote204"><b>Note 204: </b></a><a href="#footnotetag204">
+(retour) </a> Le moine Helinant ou Elinant, dans sa <i>Chronique</i>; Jean
+Diacre, dans la <i>Vie de S. Grégoire</i>, l'<i>Eucologe des Grecs</i>; et même S.
+Thomas, au rapport du P. Lombardi. Une veuve éplorée se jeta, selon eux,
+à la bride du cheval de Trajan, au milieu du cortége militaire qui
+l'accompagnait, et au moment où il partait pour une expédition
+lointaine. Elle le conjurait de venger la mort de son fils, massacré par
+des soldats. Trajan promit d'abord de lui rendre justice à son retour;
+mais, sur les instances de cette malheureuse mère, il s'arrêta, et ne
+partit qu'après l'avoir satisfaite. Dion Cassius, et son compilateur
+Xiphilin, rapportent le même trait de l'empereur Adrien.</blockquote>
+
+<p>A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement
+courbés sous d'énormes fardeaux, qu'ils conservent à peine la forme
+humaine, il s'élève contre l'orgueil des chrétiens qui contraste avec la
+misère et les infirmités de l'âme. C'est là que se trouve cette image
+emblématique de l'âme humaine, dont le texte est souvent cité, mais
+qui, dans une traduction, ne conserve peut-être pas le même éclat et la
+même grâce:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Non v'accorgete voi che noi siam vermi<br>
+ Nati a formar l'angelica farfalla<br>
+ Che vola alla giustizia senza schermi?</i>
+</div></div>
+
+<p>C'est-à-dire, ou du moins à peu près, «Ne voyez-vous pas que nous sommes
+des vermisseaux nés pour former le papillon angélique qui doit voler
+vers l'inévitable justice?» Ces orgueilleux, pliés et presque écrasés
+sous les charges qu'ils portent, récitent l'Oraison dominicale toute
+entière. Ce n'est pas pour eux, disent-ils, qu'ils en adressent à Dieu
+la dernière prière<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a>
+<a href="#footnote205"><sup class="sml">205</sup></a>, mais pour ceux qui sont restés au monde après
+eux; en sorte que ce sont ici, contre la coutume, les âmes du Purgatoire
+qui prient pour celles des vivants.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote205"
+name="footnote205"><b>Note 205: </b></a><a href="#footnotetag205">
+(retour) </a> <i>Sed libera nos à malo</i>; ce que Dante traduit avec S.
+Chrysostôme (<i>in Matth.</i>, c. 6) par: <i>Délivre-nous du malin esprit</i>, ou
+du démon, au lieu de <i>délivre-nous du mal</i>, comme on le dit en
+français.</blockquote>
+
+<p>Quelques-unes de ces ombres se font connaître, ou sont reconnues par le
+poëte. Il reconnaît celle d'un peintre en miniature, nommé <i>Oderisi da
+Gubbio</i>, qui avait eu de son temps une grande célébrité; c'est dans sa
+bouche que Dante met cette belle tirade, sur l'état où la peinture était
+déjà parvenue en Italie, sur l'orgueil des artistes et sur la vanité de
+la gloire. Il se fait donner par lui le titre de frère; est-ce pour
+rappeler l'amitié qui les avait unis, ou l'étude qu'il avait faite
+lui-même de l'art du dessin? Cela peut être, mais au reste c'est en
+général le style dont se servent les ombres dans le Purgatoire.
+L'égalité y règne, et l'on dirait que ce titre, qui en est le doux
+symbole, serait un des moyens qu'elles emploient pour calmer leurs
+peines. «Mon frère, lui dit Oderisi, les tableaux de <i>Franco</i> de Bologne
+plaisent aujourd'hui plus que les miens; tout l'honneur est maintenant
+pour lui; je n'en ai plus qu'une partie. Je ne lui aurais pas tant
+accordé quand je vivais, tant j'avais le désir d'exceller et d'être le
+premier dans mon art..... O vaine gloire des talens humains; combien
+l'éclat dont ils brillent dure peu, si des siècles grossiers ne leur
+succèdent! Cimabué crut remporter la palme dans la peinture, et
+maintenant <i>Giotto</i> a tant de renommée qu'il obscurcit celle de son
+maître. Ainsi dans l'art des vers, le second <i>Guido</i> efface la gloire du
+premier<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a>
+<a href="#footnote206"><sup class="sml">206</sup></a>; et peut-être est-il né maintenant un poëte qui les
+surpassera tous deux<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a>
+<a href="#footnote207"><sup class="sml">207</sup></a>. Tout ce vain bruit du monde ressemble au
+souffle des vents qui vient tantôt d'un côté de l'horizon, tantôt de
+l'autre, et qui change de nom parce que sa direction change. Avant que
+mille années s'écoulent; quelle réputation auras-tu de plus, si tu es
+parvenu jusqu'à l'extrême vieillesse, que si tu étais mort avant de
+quitter le balbutiement de l'enfance? Mille ans comparés à l'éternité
+sont un espace plus court que n'est un mouvement de l'œil comparé à
+celui du cercle le plus lent et le plus immense des cieux ... Votre
+renommée est comme la couleur de l'herbe qui vient et s'en va, que
+flétrit et décolore ce même soleil qui la fait sortir verte du sein de
+la terre.»</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>La vostra nominanza è colar d'erba,<br>
+ Che viene e va, e quei la discolora<br>
+ Per cui ell'esce della terra acerba</i>.
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote206"
+name="footnote206"><b>Note 206: </b></a><a href="#footnotetag206">
+(retour) </a> C'est-à-dire, que <i>Guido Cavalcanti</i> surpasse <i>Guido
+Guinizzelli</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote207"
+name="footnote207"><b>Note 207: </b></a><a href="#footnotetag207">
+(retour) </a> Quelques interprètes ont pensé que Dante se désigne ici
+lui-même; et si ce mouvement d'orgueil poétique est déplacé dans un
+moment où il peint la punition de l'orgueil, il n'est pas tout-à-fait
+étranger à son caractère. Lombardi me paraît cependant observer avec
+raison, qu'alors le poëte aurait dit: Il en est maintenant né un qui
+peut-être les surpassera tous deux; mais qu'ayant dit: Il est peut-être
+né un, etc.:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E forse è nato chi l'uno e l'altro<br>
+ Caccerà del nido</i>,
+</div></div>
+
+<p>il est probable qu'il n'a parlé qu'en général, et en se fondant
+uniquement sur le cours habituel des vicissitudes humaines.</p></blockquote>
+
+<a name="n5" id="n5"></a>
+<p>Quelle comparaison juste et mélancolique! quel beau langage et quels
+vers! Homère lui-même, n'est pas au-dessus de notre poëte, lorsqu'il
+compare les générations des hommes aux générations des feuilles qui
+jonchent la terre en automne.</p>
+
+<p>Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a>
+<a href="#footnote208"><sup class="sml">208</sup></a>,
+aperçoit des figures gravées sur le pavé de marbre; elles retracent aux
+yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le poëte s'abandonne ici plus
+que jamais à son goût pour les mélanges de la fable avec l'histoire, et
+du sacré avec le profane. Ces figures gravées représentent Lucifer et
+Briarée; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de
+foudroyer les géants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la
+confusion des langues; Niobé et les corps inanimés de ses enfants; Saül,
+qui se tua sur les monts Gelboë, Arachné, à demi-changée en araignée;
+Roboam, au moment où ses sujets le précipitent de son char; Alcméon qui
+tue sa mère, et Sennachérib tué par ses enfants; Thomiris plongeant dans
+le sang la tête de Cyrus; les Assyriens fuyant après la mort
+d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote208"
+name="footnote208"><b>Note 208: </b></a><a href="#footnotetag208">
+(retour) </a> C. XII.</blockquote>
+
+<p>Un ange apparaît aux deux voyageurs. Sa robe était blanche et sa face
+brillait comme l'étoile étincelante du matin: il ouvre les bras, ensuite
+les ailes, et leur dit de le suivre par le chemin qui conduit au second
+cercle du Purgatoire. Ils entendent, en y montant, chanter un psaume,
+avec des voix dont la parole humaine ne saurait exprimer la douceur.
+«Ah! s'écrie le poëte, que ces routes sont différentes de celles de
+l'Enfer! on entre ici au milieu des chants, et là bas au milieu de
+lamentations horribles.» Ils arrivent cependant au second cercle, où
+sont purifiés les envieux<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a>
+<a href="#footnote209"><sup class="sml">209</sup></a>. Là, il n'y a ni statues ni gravures; le
+mur et le pavé sont unis et d'une couleur livide; les ombres y sont
+couvertes de manteaux à peu près de la même couleur, et vêtues en
+dessous d'un vil silice. Elles sont appuyées la tête de l'une sur
+l'épaule de l'autre; et toutes le sont contre le bord intérieur du
+cercle, comme de malheureux aveugles qui mendient à la porte des
+églises, et tâchent par une attitude pareille d'exciter la pitié. Une de
+leurs peines est de n'entendre retentir dans l'air autour d'elles que
+des chants et des paroles de charité, sentiment si discordant avec le
+péché qu'elles expient. Le soleil leur refuse sa lumière, leurs
+paupières sont fermées et comme cousues par un fil de fer. Le temps a
+rendu peu intéressantes pour nous les rencontres que les deux poëtes
+font dans ce cercle, et les discours de ces ombres, dont les noms sont
+pour la plupart inconnus aujourd'hui, n'ont rien de remarquable qu'une
+diatribe contre les Toscans<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a>
+<a href="#footnote210"><sup class="sml">210</sup></a>, dans laquelle, en suivant le cours de
+l'Arno depuis sa source jusqu'aux lieux où il s'élargit, grossi par
+plusieurs rivières, l'ombre d'un certain <i>Guido del Duca</i>, de la petite
+ville de Brettinoro dans la Romagne, caractérise, sous l'emblème
+d'animaux vils et malfaisants, les habitants du Casentin, d'Arezzo et de
+Florence.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote209"
+name="footnote209"><b>Note 209: </b></a><a href="#footnotetag209">
+(retour) </a> C. XIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote210"
+name="footnote210"><b>Note 210: </b></a><a href="#footnotetag210">
+(retour) </a> C. XIV.</blockquote>
+
+<p>Le soleil couchant dardait ses rayons sur le visage du poëte, quand tout
+à coup une autre lumière frappe ses yeux si vivement qu'il est obligé
+d'y porter la main<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a>
+<a href="#footnote211"><sup class="sml">211</sup></a>: il compare l'éclat de ce coup de lumière à
+celui d'un rayon réfléchi par la surface de l'eau ou d'un miroir. Cet
+objet, dont il ne peut soutenir la vue, est un ange qui vient leur
+indiquer le passage par où ils doivent s'élever au troisième cercle.
+Tandis qu'ils en montent les degrés, Dante expose à Virgile quelques
+doutes qui lui sont restés sur ce que <i>Guido del Duca</i> vient de leur
+dire. Virgile lui en explique une partie, et lui promet que Béatrix,
+qu'il verra bientôt, achèvera de les résoudre. Le véritable but du
+poëte, dans cet entretien, paraît être de rappeler aux lecteurs qui
+pourraient l'oublier, ce personnage principal de son poëme, cette
+Béatrix qu'il n'oublie jamais.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote211"
+name="footnote211"><b>Note 211: </b></a><a href="#footnotetag211">
+(retour) </a> C. XV.</blockquote>
+
+<p>Dans le troisième cercle, destiné à l'expiation de la colère, il a
+voulu opposer à ce péché des exemples de la vertu contraire; mais, pour
+varier ses moyens, au lieu de représenter ces exemples sculptés ou
+gravés, il les encadre dans une vision ou dans une extase qu'il éprouve
+à la vue de tant de merveilles. Il suit toujours son système de
+mélanges, et place dans cette vision la Vierge qui reprend son fils avec
+douceur quand elle l'a retrouvé dans le temple, disputant au milieu des
+docteurs; Pisistrate, maître d'Athènes, calmant par une réponse
+indulgente sa femme qui l'exhorte à punir une insolence faite
+publiquement à leur fille, et saint Étienne demandant à Dieu la grâce de
+ceux qui le lapident. Le supplice des colériques est d'être enveloppés
+dans un brouillard aussi épais que la fumée la plus noire<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a>
+<a href="#footnote212"><sup class="sml">212</sup></a>, mais qui
+ne leur ôte ni la parole ni la voix; ils chantent un hymne de paix et de
+miséricorde, l'<i>Agnus Dei</i>; l'un d'eux parle au poëte, et s'entretient
+avec lui sur <i>le libre arbitre</i>. C'est un certain Marc, de Venise, homme
+vertueux, qui avait été son ami, et qui n'avait d'autre défaut pendant
+sa vie que d'être fort sujet à la colère. On remarque dans son discours
+cette peinture naïve de l'âme, telle qu'elle est dans son innocence
+primitive. «L'âme sort des mains de celui qui se complaît en elle avant
+de la créer, simple comme un jeune enfant qui rit et pleure tour à
+tour, qui ne sait rien, sinon qu'ayant reçu la vie d'un être
+bienfaisant, elle se tourne volontiers vers tout ce qui la fait jouir.
+Elle savoure d'abord des biens de peu de valeur; dans son erreur elle
+les poursuit ardemment, si un guide ou un frein ne l'en détourne et ne
+lui fait porter ailleurs son amour<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a>
+<a href="#footnote213"><sup class="sml">213</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote212"
+name="footnote212"><b>Note 212: </b></a><a href="#footnotetag212">
+(retour) </a> C. XVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote213"
+name="footnote213"><b>Note 213: </b></a><a href="#footnotetag213">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Esce di mano a lui che la vagheggia<br>
+ Prima che sia, a guisa di fanciulla,<br>
+ Che, piangendo e ridendo, pargoleggia.<br>
+<br>
+ L'anima semplicetta, che sa nulla,<br>
+ Salvo che mossa da lieto futtore,<br>
+ Volentier torna a ciò che la trastulla</i>, etc.
+</div></div>
+
+</blockquote>
+
+<p>De là il s'élève à des idées politiques, à la nécessité des lois et à
+celle d'un chef habile qui sache régir la cité. C'est encore le Gibelin
+qui parle ici autant que le poëte. «Les lois existent, dit-il, mais qui
+les exécute? personne: parce que le pasteur qui marche à la tête du
+troupeau peut être sage, mais manque de vigueur; parce que la multitude
+qui voit son chef poursuivre les biens dont elle est si avide, s'en
+nourrit elle-même et ne demande rien de plus. C'est parce qu'il est mal
+gouverné que le monde est devenu si coupable, ce n'est point que de sa
+nature il soit nécessairement corrompu<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a>
+<a href="#footnote214"><sup class="sml">214</sup></a>. Rome, qui a régénéré le
+monde, avait autrefois deux soleils qui éclairaient l'une et l'autre
+voie, celle du monde et celle de Dieu. L'un des deux a éteint l'autre;
+l'épée a été jointe au bâton pastoral, et ils vont inévitablement mal
+ensemble, parce qu'étant réunis, l'un n'a plus rien à craindre de
+l'autre. Si tu ne me crois pas, vois en les fruits: c'est au grain que
+l'on connaît l'herbe». On voit que Dante revient toujours à son système
+de division des deux pouvoirs; que toujours il attribue le pouvoir
+spirituel aux papes, le temporel aux empereurs, et tous les maux de
+l'Italie et du monde à la confusion impolitique des deux puissances dans
+une seule main.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote214"
+name="footnote214"><b>Note 214: </b></a><a href="#footnotetag214">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ben puoi veder che la mata condotta<br>
+ E la cagion che'l mondo ha fatio reo<br>
+ E non natura che'n voi sia corrotta</i>.
+</div></div>
+
+<p>Cette opinion saine et philosophique paraît fortement en contradiction
+avec certaines doctrines sur la corruption de la nature humaine. Les
+commentateurs du Dante, Landino, Velutello, Daniello, Venturi, Lombardi,
+ont tous passé sur cette difficulté sans même l'indiquer dans leurs
+notes. Il nous conviendrait mal d'être plus difficiles qu'eux.</p></blockquote>
+
+<p>Marc, à la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui
+restent encore comme des modèles des mœurs antiques, mais qui ne peuvent
+arrêter le torrent. Après qu'il s'est retiré, en voyant le crépuscule du
+soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-même de
+cette brume épaisse, et revoit le beau spectacle du soleil à son
+couchant<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a>
+<a href="#footnote215"><sup class="sml">215</sup></a>. Son imagination en est si fortement émue qu'il tombe dans
+une rêverie profonde. Il s'étonne lui-même de la force de cette
+imagination impérieuse qui le poursuit. «O imagination! s'écrie-t-il,
+toi qui enlèves souvent l'homme à lui-même, au point qu'il n'entend pas
+mille trompettes qui sonnent autour de lui, qu'est-ce donc qui t'excite?
+Qui fait naître en toi des objets que les sens ne te présentent pas?» La
+réponse qu'il fait à cette question n'est pas fort claire. «Ce qui
+t'excite, dit-il, est une lumière qui se forme dans le ciel, ou
+d'elle-même, ou par une volonté qui la conduit ici-bas<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a>
+<a href="#footnote216"><sup class="sml">216</sup></a>.» Alors, on
+se payait dans l'école de ces mots qu'on croyait entendre, et l'on avait
+fait de cette sorte de solutions une science où Dante était très-versé.
+Mais il n'y a lumière céleste qui puisse expliquer l'incohérence des
+objets que réunit cette espèce de vision. Ce sont purement des rêves, et
+les rêves d'un esprit malade. <a name="n6" id="n6"></a>Il voit la métamorphose de Philomèle en
+oiseau. Cet objet disparaît, et il lui tombe dans la pensée<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a>
+<a href="#footnote217"><sup class="sml">217</sup></a> un
+homme crucifié: c'est l'impie Aman qui garde dans son supplice son air
+fier et dédaigneux, devant le grand Assuérus, Esther et le juste
+Mardochée. Cette image se dissipe d'elle-même comme une bulle d'eau qui
+s'évapore, et dans sa vision s'élève alors la jeune Lavinie, qui
+reproche tendrement à sa mère de s'être tuée pour elle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote215"
+name="footnote215"><b>Note 215: </b></a><a href="#footnotetag215">
+(retour) </a> C. XVII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote216"
+name="footnote216"><b>Note 216: </b></a><a href="#footnotetag216">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Muove il lume che nel ciel s'informa,<br>
+ Per se o per voler che giù lo scorge</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote217"
+name="footnote217"><b>Note 217: </b></a><a href="#footnotetag217">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Piovve dentro alla fantasia</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Il est enfin rendu à lui-même, et retiré comme d'un songe par l'éclat
+d'une lumière plus vive que toutes celles dont il avait été frappé.
+C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par où il doit monter au
+cercle supérieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des
+paresseux. Ici Dante se fait donner par son maître une longue
+explication métaphysique sur l'amour, passion de la nature toujours
+bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volonté, qui, selon
+qu'elle est bien ou mal dirigée, fait naître en nous des affections
+haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont
+expiées dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la
+négligence à poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le
+quatrième, où nous sommes; et ces affections poussées à l'excès
+deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles supérieurs
+qui nous restent à parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise
+une seconde fois<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a>
+<a href="#footnote218"><sup class="sml">218</sup></a>; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en
+philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage
+est celui de l'école; on peut regretter qu'il ne soit pas plutôt celui
+du cœur. Virgile mêle à ses explications quelques nouvelles solutions
+sur le libre arbitre; et toujours il renvoie à Béatrix (c'est-à-dire,
+sous ce nom si cher, à la Théologie personnifiée) les dernières réponses
+que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient
+briser ce long entretien. Elles courent, comme les Thébains couraient
+pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ismène, en cherchant le
+dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en
+rappelant à haute voix des exemples tirés de l'Histoire sainte et de
+l'Histoire profane, où la célérité de l'action en décida le succès<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a>
+<a href="#footnote219"><sup class="sml">219</sup></a>.
+Quand cette espèce de tourbillon s'est dissipé<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a>
+<a href="#footnote220"><sup class="sml">220</sup></a>, le poëte est
+encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau
+songe.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote218"
+name="footnote218"><b>Note 218: </b></a><a href="#footnotetag218">
+(retour) </a> C. XVIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote219"
+name="footnote219"><b>Note 219: </b></a><a href="#footnotetag219">
+(retour) </a> C'est Marie qui courut en allant visiter Elisabeth dans
+les montagnes; et César qui, pour soumettre Herda (aujourd'hui Lérida),
+partit de Rome, alla faire assiéger Marseille par un de ses lieutenants,
+et courut de-là en Espagne. Ce mélange que fait le Dante du sacré avec
+le profane, dans ses citations historiques, est si fréquent, qu'il en
+faut conclure que ce n'était point en lui un effet des caprices de
+l'imagination, mais un système.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote220"
+name="footnote220"><b>Note 220: </b></a><a href="#footnotetag220">
+(retour) </a> J'omets ici à dessein ce que Dante fait dire par une de
+ces ombres, celle d'un abbé de St.-Zenon à Vérone; elle lance en courant
+un trait contre un homme puissant, et lui prédit qu'il se repentira
+bientôt d'avoir un pied déjà dans la tombe (<i>l'un piede entro la
+fossa</i>), donné par force pour abbé à ce couvent son fils naturel,
+difforme de corps et plus encore d'esprit. Ces traits de satire
+particulière sont sans intérêt pour nous, si nous n'en connaissons pas
+l'objet; et si nous apprenons des commentateurs que celui-ci est dirigé
+contre le vieil Albert de la Scala, l'un de ces seigneurs de Vérone chez
+qui Dante avait été si bien accueilli dans son infortune, c'est une
+raison de plus pour ne nous y pas arrêter.</blockquote>
+
+<p>A l'heure de la nuit où ce qui restait de la chaleur du jour ne peut
+plus résister au froid de la lune, de la terre, et peut-être,
+ajoute-t-il, de Saturne, une femme bègue, boiteuse et difforme lui
+apparaît, et devient à ses yeux une sirène qui le charme par sa beauté
+et par son chant. Mais une autre femme belle et sévère paraît, s'élance
+sur la sirène, déchire ses vêtemens, et ne fait voir dans ce qu'elle
+découvre qu'un objet hideux et si infect que le poëte se réveille;
+emblême énergique, mais peut-être un peu crûment exprimé, des trois
+vices expiés dans les trois cercles supérieurs.</p>
+
+<p>Une voix bien différente appelle Dante pour le conduire au premier de
+ces trois cercles, qui est le cinquième du Purgatoire: c'est la voix
+d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable
+dans ce séjour mortel. Ses deux ailes étendues ressemblaient à celles du
+cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement
+l'air en promettant le bonheur à ceux qui pleurent, parce qu'ils seront
+consolés. Cette image douce et d'une suavité céleste contraste
+admirablement avec la première; et cet ange qui promet des consolations
+en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition même. Les
+avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds
+et les mains liés, forcés de regarder la terre où ils eurent toujours
+les yeux attachés pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de
+la maison de Fiesque; il ne régna qu'un mois et quelques jours, mais ce
+peu de temps lui suffit pour reconnaître que le manteau pontifical est
+si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau
+paraît léger comme la plume.</p>
+
+<p>Une autre de ces ombres avares, parmi des plaintes qui ressemblent à
+celles d'une femme dans les douleurs de l'enfantement<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a>
+<a href="#footnote221"><sup class="sml">221</sup></a>, tient des
+discours qui feraient difficilement deviner ce qu'elle fut sur la terre.
+Elle invoque la vierge Marie; qui fut si pauvre qu'elle ne trouva qu'une
+étable où déposer son saint fardeau; le bon Fabricius, qui préféra la
+pauvreté à des richesses mal acquises, et enfin saint Nicolas, dont la
+libéralité sauva trois jeunes filles du déshonneur où allait les plonger
+la pauvreté de leur père.... C'est Hugues Capet qui parle ainsi; non
+pas le premier roi de la race capétienne, mais son père Hugues-le-Grand,
+duc de France et comte de Paris, qui fut, avant son fils, surnommé
+<i>Cappatus</i>, Capet, pour des raisons sur lesquelles nos historiens ne
+s'accordent pas<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a>
+<a href="#footnote222"><sup class="sml">222</sup></a>: «Je fus, dit-il, la tige de cet arbre maudit, qui
+étend son ombre malfaisante sur toute la chrétienté.» C'est sur ce ton,
+dicté par les ressentiments du poëte, que Hugues fait sa propre
+confession et celle de ses descendants. Le Dante n'a garde d'oublier
+parmi eux ce Charles de Valois, qui l'avait chassé de sa patrie. «Par
+ses ruses, fait-il dire à Hugues Capet, par les seules armes dont se
+servit le traître Judas, il causera la perte de Florence; mais à la fin
+il n'y gagnera que de la honte, et une honte d'autant plus ineffaçable
+qu'une telle peine lui paraît plus légère à supporter.» C'est là qu'il
+en voulait venir; c'est pour arriver à Charles de Valois qu'il a fait se
+confesser Hugues Capet, qu'il l'a placé parmi les princes avares, et
+surtout qu'il l'a fait fils d'un boucher de Paris,</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Figliuol d'un beccaio di Parigi</i>.
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote221"
+name="footnote221"><b>Note 221: </b></a><a href="#footnotetag221">
+(retour) </a> C. XX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote222"
+name="footnote222"><b>Note 222: </b></a><a href="#footnotetag222">
+(retour) </a> Voyez, sur ce sujet, l'extrait d'un Mémoire de M. Brial,
+imprimé dans mon Rapport sur les travaux de la Classe d'histoire et de
+littérature ancienne de l'Institut, année 1808.</blockquote>
+
+<p>On ne sait dans quelles vieilles chroniques il put trouver cette
+origine, que sans doute il n'inventa pas; mais on peut croire qu'il ne
+l'eût pas adoptée et consignée dans son poëme, si Charles, descendant de
+Hugues, n'eût été son persécuteur. Hugues étend ses accusations contre
+sa race, jusqu'à Philippe-le-Bel, à ses querelles avec Boniface VIII, et
+à la captivité de ce pape dans Anagni. Il avoue ensuite au poëte que
+pendant le jour, lui et les autres habitants de ce cercle, invoquent les
+noms qu'il lui a entendu prononcer; mais que pendant la nuit ils ne
+citent entre eux que des exemples du vice pour lequel ils sont punis.
+C'est alors Pygmalion, que l'amour de l'or rendit traître, voleur et
+parricide; et l'avare Midas, dont la demande avide eut des suites qui
+font encore rire à ses dépens; et l'insensé Acham qui déroba le butin de
+Jéricho, et fut lapidé par ordre de Josué; c'est la punition d'Ananias
+et de sa femme Saphira, et celle que subit Héliodore: tantôt le cercle
+entier voue à l'infamie Polymnestor, assassin du jeune Polidore; tantôt
+ils crient tous ensemble: O Crassus, dis-nous, toi qui le sais, quelle
+est la saveur de l'or<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a>
+<a href="#footnote223"><sup class="sml">223</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote223"
+name="footnote223"><b>Note 223: </b></a><a href="#footnotetag223">
+(retour) </a> Allusion à la mort de Crassus, que les Parthes,
+connaissant son avarice, attirèrent dans un piége par l'appât d'un riche
+butin: son armée y périt tout entière. Il se fit tuer pour ne pas tomber
+entre les mains des Parthes. Ayant trouvé son corps, ils lui coupèrent
+la tête et la jetèrent dans un vase rempli d'or fondu, en disant ces
+mots, qui furent aussi adressés à la tête de Cyrus: C'est d'or que tu as
+eu soif, bois de l'or: <i>Aurum sitisti, aurum bibe</i>. Au reste, le systême
+dont j'ai parlé plus haut (page 161, note 1) paraît ici plus évidemment
+que jamais, dans ce mélange alternatif et symétrique de la fable, de la
+bible et de l'histoire.</blockquote>
+
+<p>Hugues Capet avait enfin terminé ses aveux; tout à coup la montagne
+tremble, Délos n'éprouva pas une secousse si forte avant que Latone y
+descendît pour mettre au monde les deux lumières des cieux. Le chant de
+gloire et de joie, le <i>Gloria in excelsis Deo</i> se fait entendre. Toute
+cette haute partie de la montagne, d'ailleurs inacessible aux vents, aux
+météores et aux orages, s'agite ainsi lorsqu'une âme est purifiée, et
+qu'elle est prête à s'élever vers le ciel<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a>
+<a href="#footnote224"><sup class="sml">224</sup></a>. Celle qui en sort en ce
+moment est l'âme du poëte Stace, que Dante, d'après une fausse
+tradition<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a>
+<a href="#footnote225"><sup class="sml">225</sup></a>, fait natif de Toulouse, quoiqu'il fût napolitain<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a>
+<a href="#footnote226"><sup class="sml">226</sup></a>.
+Stace aborde les deux poëtes, et, en leur racontant son histoire, il
+témoigne, sans connaître Virgile, avoir eu toujours pour lui une
+vénération profonde. Son feu poétique fut excité par cette flamme qui
+en a tant allumé d'autres: c'est de l'<i>Énéide</i> qu'il veut parler; c'est
+elle qui fut sa mère, sa nourrice dans l'art des vers<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a>
+<a href="#footnote227"><sup class="sml">227</sup></a>: sans elle,
+il n'aurait rien produit qui eût la moindre valeur. Pour avoir été sur
+la terre contemporain de Virgile, il consentirait à prolonger d'une
+année son exil. Dante sourit, et, en ayant reçu la permission de
+Virgile, il nomme au poëte Stace, celui qu'ils reconnaissaient tous deux
+pour leur maître. Stace se jette à ses pieds; Virgile le relève en lui
+disant, avec une simplicité qu'on pourrait appeler virgilienne: cessez,
+mon frère: vous êtes une ombre, et vous voyez une ombre aussi<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a>
+<a href="#footnote228"><sup class="sml">228</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote224"
+name="footnote224"><b>Note 224: </b></a><a href="#footnotetag224">
+(retour) </a> C. XXI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote225"
+name="footnote225"><b>Note 225: </b></a><a href="#footnotetag225">
+(retour) </a> Placide Lactance, dans ses Comment. sur Stace, imprimés à
+Paris en 1600. Voy. Vossius <i>de poet. lat.</i>, c. III, et Fabricius,
+<i>Bibliot. lat.</i> c. XVI, <i>de Statia Poeta</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote226"
+name="footnote226"><b>Note 226: </b></a><a href="#footnotetag226">
+(retour) </a> Il y eut sous Néron un <i>Statius Surculus</i>, qui était de
+Toulouse, et qui enseigna la rhétorique dans les Gaules: c'est avec lui
+que Dante a confondu le poëte Stace. (Vossius, <i>loc. cit.</i>)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote227"
+name="footnote227"><b>Note 227: </b></a><a href="#footnotetag227">
+(retour) </a> Cette admiration de Stace pour Virgile n'est point
+exagérée; il dit lui-même en s'adressant à sa <i>Thébaïde</i>.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10"> <i>Nec tu divinam Æneida tenta,</i></p>
+ <i>Sed longè sequere et vestigia semper adora</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote228"
+name="footnote228"><b>Note 228: </b></a><a href="#footnotetag228">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i30"> <i>Frate,</i></p>
+ <i>Non far; che tu se' ombra, ed ombra vedi</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux poëtes latins,
+après ces premières effusions de cœur, Virgile, qui a rencontré Stace
+dans le cercle des avares, lui demande<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a>
+<a href="#footnote229"><sup class="sml">229</sup></a> comment, avec tant de
+sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu
+trouver place dans son cœur. Stace, sourit, et lui répond qu'il ne fut
+que trop éloigné de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a
+été puni; qu'il l'eût même été dans le cercle de l'Enfer, où les avares
+et les prodigues, s'entrechoquent éternellement<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a>
+<a href="#footnote230"><sup class="sml">230</sup></a>, s'il n'avait été
+porté au repentir par ces beaux vers où Virgile s'élève contre la
+coupable soif de l'or<a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a>
+<a href="#footnote231"><sup class="sml">231</sup></a>, car, disent ici les commentateurs, l'avare
+et le prodigue, sont également altérés d'or, l'un pour l'entasser,
+l'autre pour le répandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en
+Enfer, ils sont réunis dans le même cercle. Mais comment, insiste
+Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas
+de bien faire, as tu ensuite été assez éclairé pour entrer dans la bonne
+route et pour la suivre? C'est toi, lui répond Stace, qui m'appris à
+boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'éclairas le premier,
+Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus poëte, et par toi que je fus
+chrétien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derrière lui
+une lumière: il n'est pour lui-même d'aucun secours, mais il éclaire
+ceux qui le suivent. Tu avais prédit un grand et nouvel ordre de
+siècles, le retour du règne d'Astrée et de Saturne, et une nouvelle race
+d'hommes envoyée du ciel<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a>
+<a href="#footnote232"><sup class="sml">232</sup></a>. Cette prédiction s'accordait avec ce
+qu'annonçaient ceux qui prêchaient la foi nouvelle. Je les visitai, je
+fus frappé de la sainteté de leur vie. Quand Domitien les persécuta, je
+pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils
+me firent mépriser toutes les autres sectes: je reçus enfin le baptême;
+mais la crainte m'empêcha de me déclarer chrétien, et je continuai de
+professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette tiédeur
+qu'avant d'arriver au cercle d'où nous sortons, je fus retenu plus de
+quatre siècles dans celui des paresseux<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a>
+<a href="#footnote233"><sup class="sml">233</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote229"
+name="footnote229"><b>Note 229: </b></a><a href="#footnotetag229">
+(retour) </a> C. XXII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote230"
+name="footnote230"><b>Note 230: </b></a><a href="#footnotetag230">
+(retour) </a> <i>Inferno</i>, c. VII. Voy. ci-dessus, pag. 55 et 56.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote231"
+name="footnote231"><b>Note 231: </b></a><a href="#footnotetag231">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quid non mortalia pectora cogis,<br>
+ Auri sacra fames</i>? <span class="rig">(Æneid., t. III. v. 56.)</span><br>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote232"
+name="footnote232"><b>Note 232: </b></a><a href="#footnotetag232">
+(retour) </a> Allusion à ces vers célèbres de la IVe. églogue de
+Virgile:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo;<br>
+ Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna:<br>
+ Jam nova progenies cœlo demittitur alto</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote233"
+name="footnote233"><b>Note 233: </b></a><a href="#footnotetag233">
+(retour) </a> Depuis l'an 96 de notre ère, époque de la mort de Stace,
+jusqu'à l'an 1300, où Dante a placé celle de sa vision, il s'était
+écoulé douze siècles et quatre ans. Stace a dit plus haut, <span class="sc">c. xxi</span>, v.
+67, qu'il a passé cinq siècles et plus dans le cercle des avares: il en
+avait passé plus de quatre dans celui des paresseux, ce ne sont en tout
+qu'à peu près mille ans, passés dans ces deux cercles; les deux autres
+siècles s'étaient écoulés, selon le P. Lombardi, dans les lieux qui
+précédent les cercles du Purgatoire.</blockquote>
+
+<p>Stace apprend à son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont
+devenus Térence, Plaute et tous les autres poëtes latins célèbres. Ils
+sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-même, et les plus
+fameux poëtes grecs, dans ces limbes où sont aussi les héros et les
+héroïnes<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a>
+<a href="#footnote234"><sup class="sml">234</sup></a>. Cependant les trois poëtes montaient au sixième cercle.
+Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en écoutant
+leurs discours, qui lui révélaient, dit-il, les secrets de l'art des
+vers<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a>
+<a href="#footnote235"><sup class="sml">235</sup></a>. Un arbre mystérieux se présente au milieu du chemin,
+interrompt leur conversation, et arrête leurs pas. Il est chargé de
+fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas
+qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit
+notre poëte, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide
+qui se précipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de
+l'arbre, après en avoir arrosé les feuilles. De cet arbre sort une voix
+qui célèbre d'anciens exemples d'abstinence et de sobriété tirés, selon
+la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du
+nouveau. Des ombres maigres et livides<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a>
+<a href="#footnote236"><sup class="sml">236</sup></a>] errent alentour, sans
+pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fraîcheur du
+ruisseau, font naître en elles une faim et une soif dévorantes qu'elles
+ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands
+expient leur péché.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote234"
+name="footnote234"><b>Note 234: </b></a><a href="#footnotetag234">
+(retour) </a> <i>Inferno</i>, c. IV. Voy. ci-dessus, pag. 39-42.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote235"
+name="footnote235"><b>Note 235: </b></a><a href="#footnotetag235">
+(retour) </a> <i>Ch'a poetar mi davano intelletto</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote236"
+name="footnote236"><b>Note 236: </b></a><a href="#footnotetag236">
+(retour) </a> C. XXIII.</blockquote>
+
+<p>Dante reconnaît parmi eux <i>Forèse</i><a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a>
+<a href="#footnote237"><sup class="sml">237</sup></a>, un de ses amis, dont la mort
+lui avait coûté des larmes. <i>Forèse</i> doit à <i>Nella</i> son épouse d'être
+admis dans le séjour des expiations, au lieu d'être plongé dans celui
+des éternels supplices. L'éloge qu'il fait de sa chère <i>Nella</i> amène une
+sortie peu mesurée de ce Florentin contre les dames de Florence et
+contre les modes, très-anciennes à ce qu'il paraît, mais qui de temps en
+temps redeviennent nouvelles. «Ma <i>Nella</i> que j'ai tant aimée, dit-il,
+est d'autant plus agréable à Dieu qu'elle trouve moins de femmes qui lui
+ressemblent. Dans les lieux sauvages de la Sardaigne, où les femmes vont
+sans vêtement, elles ont plus de pudeur que dans ceux où je l'ai
+laissée. O mon frère! que veux-tu que je te dise? Je vois dans un avenir
+prochain un temps où l'on défendra en chaire aux dames effrontées de
+Florence de se montrer le sein tout découvert. Quelles femmes barbares
+eurent jamais besoin qu'on eût recours à des peines spirituelles ou à
+d'autres censures pour les contraindre à se couvrir<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a>
+<a href="#footnote238"><sup class="sml">238</sup></a>?» Peut-être
+cette réprimande est-elle un peu trop dure; elle ne vient pourtant pas
+d'un cénobite, ni d'un ennemi du sexe à qui elle peut déplaire. L'âme
+sensible du Dante est aussi connue que son génie, et les femmes auraient
+beaucoup à gagner si elles trouvaient souvent parmi les hommes de
+pareils ennemis; mais plus on est capable de les aimer, plus on les
+respecte, et plus on aime aussi qu'elles se respectent elles-mêmes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote237"
+name="footnote237"><b>Note 237: </b></a><a href="#footnotetag237">
+(retour) </a> Frère de <i>Corso Donati</i>, et non pas du célèbre
+jurisconsulte François Accurse, comme le disent presque tous les
+commentateurs. Forèse parle, dans le chant suivant, v. 13, de sa sœur
+<i>Piccarda Donati</i>, que l'on sait avoir été sœur de <i>Corso</i>. (Lombardi.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote238"
+name="footnote238"><b>Note 238: </b></a><a href="#footnotetag238">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quai barbare fur mai, quai Saracine.<br>
+ Cui bisognasse, per far le ir coverte<br>
+ O spiritali o altre discipline</i>?
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Forèse fait connaître à son ancien ami plusieurs des ombres maigres qui
+l'accompagnent<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a>
+<a href="#footnote239"><sup class="sml">239</sup></a>. On y distingue le pape tourangeau Martin IV, qui
+expie par le jeûne ses bonnes anguilles du lac de Bolsena<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a>
+<a href="#footnote240"><sup class="sml">240</sup></a>, cuites
+dans les vins les plus exquis; un certain Boniface, archevêque de
+Ravenne, qui dépensait en bons repas les revenus de son église;
+<i>Buonaggiunta</i> de Lucques et quelques autres. <i>Buonaggiunta</i>, l'un des
+poëtes italiens du treizième siècle, avait fait, selon l'usage de ce
+temps, beaucoup de poésies amoureuses où il n'y avait point d'amour. Il
+n'en était pas ainsi du Dante, à qui l'amour avait dicté ses premiers
+vers. C'est ce qu'il fait sentir par ce petit dialogue entre
+<i>Buonaggiunta</i> et lui. «Vois-je en vous, lui dit le Lucquois, celui qui
+a publié des poésies d'un nouveau style, qui commencent par ce vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ Femmes, qui connaissez le pouvoir de l'amour<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a>
+<a href="#footnote241"><sup class="sml">241</sup></a>?
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote239"
+name="footnote239"><b>Note 239: </b></a><a href="#footnotetag239">
+(retour) </a> C. XXIV.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote240"
+name="footnote240"><b>Note 240: </b></a><a href="#footnotetag240">
+(retour) </a> Bolsena est une petite ville de Toscane, près de laquelle
+est un lac de même nom, où l'on pêchait d'excellentes anguilles.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote241"
+name="footnote241"><b>Note 241: </b></a><a href="#footnotetag241">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Donne, ch' avete intelletto d'amore</i>.
+</div></div>
+
+<p>C'est le premier vers de l'une des plus belles <i>canzoni</i> du Dante.</p></blockquote>
+
+<p>Je suis, lui répond le Dante, un homme qui, lorsque l'amour l'inspire,
+écrit, et se contente de publier ce qu'il lui dicte au fond du
+cœur<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a>
+<a href="#footnote242"><sup class="sml">242</sup></a>. O mon frère, reprend le vieux poëte, je vois maintenant ce
+qui nous a retenus, moi et les poëtes de mon temps<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a>
+<a href="#footnote243"><sup class="sml">243</sup></a>, loin de ce
+nouveau style, de ce style si doux que j'entends aujourd'hui. Je vois
+que vos plumes se tiennent strictement attachées aux paroles de celui
+qui vous dicte; c'est ce que ne firent certainement pas les nôtres; et
+plus dans le dessein de plaire on veut ajouter d'ornements, moins il
+peut y avoir de rapports de l'un à l'autre style». Dante donne ici en
+peu de mots toute la poétique d'un genre aimable, ou pour obtenir de
+vrais succès il ne faut point écrire d'après son imagination, mais
+d'après son cœur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote242"
+name="footnote242"><b>Note 242: </b></a><a href="#footnotetag242">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> <i>Io mi son' un che, quando</i></p>
+ <i>Amore spira, noto, ed in quel modo<br>
+ Ch' ei detta dentro, vo significando</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote243"
+name="footnote243"><b>Note 243: </b></a><a href="#footnotetag243">
+(retour) </a> Il nomme le Notaire, <i>il Notaio</i>, c'est-à-dire, <i>Jaropo
+da Lentino</i>, qui était notaire en Sicile, et <i>Guittone</i>, ou <i>Frà
+Guittone d'Arezzo</i>. J'ai parlé de ces deux poëtes, t. I, pages 403 et
+418.</blockquote>
+
+<p>Pendant un entretien du Dante avec Forèse, dans lequel le poëte se fait
+prédire la chute et la fin tragique du chef de la faction des Noirs, qui
+l'avait fait bannir de Florence<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a>
+<a href="#footnote244"><sup class="sml">244</sup></a>, les ombres s'éloignent avec la
+double légèreté que leur donnent leur maigreur et leur volonté<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a>
+<a href="#footnote245"><sup class="sml">245</sup></a>.
+Forèse va les rejoindre, et Dante continue sa route avec les deux
+autres poëtes. Un second arbre, différent du premier, paraît encore
+devant eux; ses branches plient sous le fruit. Une foule empressée
+l'entoure, en tendant les mains vers ses branches, et criant comme des
+enfants qui demandent un objet qu'on leur refuse. Une voix qui sort de
+cet arbre, apprend aux trois voyageurs qu'au-dessus se trouve l'arbre
+dont Ève mangea la pomme, et que celui-ci en est un de ses rejetons.
+Cette voix leur rappelle aussi deux traits, l'un de la Fable, et l'autre
+de l'Écriture, où l'on voit des malheurs causés par l'intempérance<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a>
+<a href="#footnote246"><sup class="sml">246</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote244"
+name="footnote244"><b>Note 244: </b></a><a href="#footnotetag244">
+(retour) </a> <i>Corso Donati</i> se rendit si puissant à Florence après en
+avoir fait chasser les Blancs, qu'il devint suspect au peuple. Dans un
+tumulte populaire excité contre lui, il fut cité et condamné. Le peuple
+se porta à sa maison avec l'étendard ou gonfalon de justice. <i>Corso</i> se
+défendit courageusement avec quelques amis; mais, vers la fin du jour,
+il essaya de s'échapper. Poursuivi par des soldats catalans qu'il ne put
+gagner, il tomba de cheval; son pied s'engagea dans l'étrier; il fut
+traîné quelque temps sur la terre, et enfin massacré par les soldats.
+Cet événement arriva en 1308. Il paraît qu'il était alors récent; et
+l'on voit par-là où en était le Dante de la composition de son poëme
+l'an 1308 ou au plus tard en 1309. Au reste Forèse, dans cette
+prédiction du passé, ne nomme point Corso, et parle avec une obscurité
+mystérieuse, qui non seulement est le style ordinaire des prophéties,
+mais qui convenait particulièrement à un frère parlant du meurtre de son
+frère, quoiqu'ils fussent de deux partis opposés.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote245"
+name="footnote245"><b>Note 245: </b></a><a href="#footnotetag245">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E per magrezza e per voler leggiera</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote246"
+name="footnote246"><b>Note 246: </b></a><a href="#footnotetag246">
+(retour) </a> Les Centaures qui voulurent, dans l'ivresse, enlever à
+Pirithoüs sa jeune épouse, et furent vaincus par Thésée; et les Hébreux,
+que Gédéon, marchant contre les Madianites, ne voulut point admettre
+dans son armée, parce que, brûlés par la soif, ils avaient bu trop
+abondamment et trop à leur aise, de l'eau d'une fontaine. Où notre poëte
+allait-il donc chercher à tout moment des contrastes et des disparates
+aussi bizarres?</blockquote>
+
+<p>Un ange paraît, le plus brillant qui leur ait encore servi de guide. Le
+verre ou le métal embrasé dans la fournaise, ont moins d'éclat que son
+visage; mais sa voix n'en est pas moins suave, ni le vent de ses ailes
+moins rafraîchissant et moins doux. «Tel que Zéphir au mois de mai,
+lorsqu'il annonce l'aurore, s'agite et répand les parfums qu'il exprime
+de l'herbe et des fleurs, tel, dit le poëte, je sentis sur mon front un
+vent léger, telles je sentis s'agiter les ailes d'où s'exhalait un
+souffle parfumé d'ambroisie<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a>
+<a href="#footnote247"><sup class="sml">247</sup></a>».</p>
+
+<p>En montant, sous la conduite de cet ange, vers le septième et dernier
+cercle, Dante occupé de ce qu'il vient de voir, voudrait apprendre
+comment des âmes, qui n'ont aucun besoin de se nourrir, peuvent éprouver
+la maigreur et la faim<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a>
+<a href="#footnote248"><sup class="sml">248</sup></a>; Stace, invité par Virgile, entreprend de le
+lui expliquer. Sa théorie sur la partie du sang destinée à la
+reproduction de l'homme; sur cette reproduction, sur la formation de
+l'âme végétative et de l'âme sensitive dans l'enfant avant sa naissance,
+sur leur développement lorsqu'il est né, sur ce que devient cette âme
+après la mort, emportant avec elle dans l'air qui l'environne une
+empreinte et comme une image du corps qu'elle animait sur la terre; tout
+cela n'est ni d'une bonne physique, ni d'une métaphysique saine; mais
+dans ce morceau de plus de soixante vers, on peut, comme dans plusieurs
+morceaux de Lucrèce, admirer la force de l'expression, la poésie de
+style, et l'art de rendre avec clarté, en beaux vers, les détails les
+plus difficiles d'une mauvaise philosophie, et d'une physique pleine
+d'erreurs.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote247"
+name="footnote247"><b>Note 247: </b></a><a href="#footnotetag247">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E quale annunziatrice degli albori<br>
+ L'aura di maggio muovesi, e olezza<br>
+ Tutta impregnata dall'erba e da' fiori</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote248"
+name="footnote248"><b>Note 248: </b></a><a href="#footnotetag248">
+(retour) </a> C. XXV.</blockquote>
+
+<p>Dans le dernier cercle où nos poëtes sont parvenus, des flammes ardentes
+s'élèvent de toutes parts; à peine, entre elles et le bord du précipice,
+peuvent-ils trouver un passage. Des chants qui partent du sein même de
+ces flammes, en faisant l'éloge de la chasteté, et en rappelant
+d'anciens exemples de cette vertu<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a>
+<a href="#footnote249"><sup class="sml">249</sup></a>, leur apprennent que c'est ici
+qu'est puni le vice contraire. Parmi ceux qui en furent atteints, et
+dont le poëte distingue les différentes espèces plus clairement que je
+ne le puis faire<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a>
+<a href="#footnote250"><sup class="sml">250</sup></a>, Dante reconnaît <i>Guido Guinizzelli</i>, qui l'avait
+précédé dans la carrière poétique, et dont il admirait les vers. Il
+n'ose approcher de lui pour l'embrasser, à cause des flammes qui
+l'environnent; mais il regarde avec attendrissement celui qu'il nomme
+son père, et le père d'autres poëtes meilleurs que lui, qui leur apprit
+à chanter avec douceur et avec grâce des poésies d'amour. <i>Guido</i>,
+surpris de tant de marques de respect et de tendresse, lui en demande la
+cause. Ce sont, répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera
+d'aimer tant que durera le style moderne<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a>
+<a href="#footnote251"><sup class="sml">251</sup></a>. <i>Guido</i>, sensible à ses
+éloges, mais peut-être plus modeste en Purgatoire qu'il ne l'était dans
+ce monde, lui montre un autre poëte qu'il dit les mériter mieux: c'est
+Arnault Daniel, troubadour provençal, qui surpassa tous les écrits
+d'amour en vers, et tous les romans en prose<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a>
+<a href="#footnote252"><sup class="sml">252</sup></a>. Ceci indique
+clairement l'influence qu'avaient eue les Troubadours sur la poésie
+italienne, dans ses premiers temps, et l'admiration que Dante conservait
+pour eux à une époque où c'était bien de lui qu'on pouvait dire qu'il
+les avait surpassés tous. Il les aurait égalés dans leur propre langue;
+aussi met-il dans la bouche d'Arnault une réponse en huit vers
+provençaux, que ce Troubadour finit en le suppliant de se souvenir de sa
+douleur; c'est-à-dire, de faire pour lui des prières qui la terminent:
+Arnault rentre ensuite dans les flammes qui le dérobent à la vue, comme
+<i>Guido</i> y est rentré, après avoir fait la même demande.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote249"
+name="footnote249"><b>Note 249: </b></a><a href="#footnotetag249">
+(retour) </a> Ils font entendre les paroles de Marie à l'ange qui lui
+annonce qu'elle concevra: <i>Virum non cognosco</i>; et un moment après c'est
+Diane, qui chassa Calisto parce qu'elle avait cédé au poison de Vénus:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che di Venere avea sentito il tosco</i>.
+</div></div>
+
+<p>Puis toutes ces voix célèbrent des maris et des femmes qui ont vécu
+chastement. Toujours le même systême; et jamais un trait de la Bible,
+qui n'en amène, par opposition, un de la Fable.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote250"
+name="footnote250"><b>Note 250: </b></a><a href="#footnotetag250">
+(retour) </a> C. XXVI. Je passe ici tous les détails, les uns comme
+inutiles, les autres comme impossibles à rendre dans notre langue et
+dans nos mœurs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote251"
+name="footnote251"><b>Note 251: </b></a><a href="#footnotetag251">
+(retour) </a> Nous avons vu précédemment, t. I, p. 410, note 1, qu'on
+avait eu tort de vouloir s'appuyer de ce passage pour prouver que <i>Guido
+Guinizzelli</i> avait été l'un des maîtres du Dante; il prouve positivement
+le contraire.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote252"
+name="footnote252"><b>Note 252: </b></a><a href="#footnotetag252">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Versi d'amore e prose di romanzi<br>
+ Soverchiò tutti</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Un obstacle reste encore à franchir pour sortir de ce dernier
+cercle<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a>
+<a href="#footnote253"><sup class="sml">253</sup></a>; ce sont ces flammes mêmes qui en remplissent l'enceinte.
+Quoique invité par l'ange, et fortement encouragé par Virgile, Dante
+craint d'approcher de ce feu qu'il faut traverser; mais son maître
+emploie enfin un motif tout puissant sur lui. «Vois, mon fils, lui
+dit-il, entre Béatrix et toi, il n'y a plus que ce seul mur.» Comme au
+nom de Thisbé, continue le poëte, Pyrame, près de mourir, ouvrit les
+yeux et la regarda, lorsque le fruit du mûrier prit une couleur
+vermeille<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a>
+<a href="#footnote254"><sup class="sml">254</sup></a>, ainsi céda toute ma résistance, et je me tournai vers
+mon sage guide, quand j'entendis le nom qui renaît sans cesse dans mon
+cœur.» Virgile entre dans les flammes; Stace et Dante le suivent. Le
+maître, pour soutenir le courage de son élève, lui parle encore de
+Béatrix, dont il croit, dit-il, voir déjà briller les yeux. Je ne sais,
+mais il me semble qu'il y a un grand charme dans ce souvenir puissant
+d'une passion si ancienne et si pure.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote253"
+name="footnote253"><b>Note 253: </b></a><a href="#footnotetag253">
+(retour) </a> C. XXVII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote254"
+name="footnote254"><b>Note 254: </b></a><a href="#footnotetag254">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Come al nome di Tisbe op rse'l ciglio<br>
+ Piramo, in su la morte, e riguardalla,<br>
+ Allor che'l gelso diventò vermiglio</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>En s'échappant, pour la dernière fois, de ce séjour où le sentiment de
+l'espérance est toujours flétri par le spectacle des peines, le poëte,
+désormais tout entier à l'espérance, paraît s'élancer dans un ordre tout
+nouveau d'idées, de sentiments et d'images. Entouré, par la force de son
+imagination créatrice, d'objets riants et mystérieux, il donne à son
+style pour les peindre, la teinte même de ces objets. Sa marche, son
+repos, ses moindres gestes sont fidèlement retracés; il puise ses
+comparaisons, comme ses images, dans les tableaux les plus simples et
+les plus doux de la vie champêtre. Il monte les degrés où le soleil, qui
+se couche derrière lui, projette au loin l'ombre de son corps. Cette
+ombre s'accroît, et disparaît bientôt dans l'obscurité générale: la nuit
+s'étend sur la montagne. Les trois poëtes se couchent, en attendant le
+jour, chacun sur un des échelons qui y conduisent. «Tels que des chèvres
+légères et capricieuses sur la cime des monts avant d'avoir pris leur
+pâture<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a>
+<a href="#footnote255"><sup class="sml">255</sup></a>, se reposent en silence, et ruminent à l'ombre, pendant la
+plus grande chaleur du jour, gardées par le berger, qui s'appuie sur sa
+houlette, et qui veille à leur sûreté; ou tel que le pasteur, loin de sa
+chaumière, reste éveillé toute la nuit auprès de son troupeau,
+regardant sans cesse si quelque bête féroce ne vient point le disperser;
+tels nous étions tous trois, moi comme la chèvre, eux comme les bergers,
+renfermés dans l'espace étroit qui conduisait sur la montagne.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote255"
+name="footnote255"><b>Note 255: </b></a><a href="#footnotetag255">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quali si fanno, ruminando, manse<br>
+ Le capre, state rapide e proterve,<br>
+ Sopra le cime, prima che sien pranse,<br>
+ Tacite all'ombra, mentre che'l sol ferve</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Couché sur ces marches pendant une belle nuit, il regarde briller les
+étoiles qui lui paraissent plus éclatantes et plus grandes qu'à
+l'ordinaire; il s'endort enfin à l'heure où l'astre de Vénus paraît vers
+l'orient. Voici encore un songe, une vision, mais qui n'a plus rien
+d'incohérent et de funeste. Il voit dans une riche campagne la belle et
+jeune <i>Lia</i> qui va chantant et cueillant des fleurs pour se faire une
+guirlande. «Ma sœur Rachel, dit-elle dans son chant, ne peut se détacher
+de son miroir; elle y est assise tout le jour. Elle se plaît à
+contempler la beauté de ses yeux, comme je me plais à voir l'ouvrage de
+mes mains; voir est pour elle un plaisir, comme agir en est un pour
+moi.» Sous l'emblême de ces deux filles de Laban, les interprètes
+reconnaissent tous ici l'image de la vie active et de la vie
+contemplative; et cette allégorie du moins est pleine de mouvement et de
+grâce.</p>
+
+<p>Le sommeil du Dante se dissipe en même temps que les ténèbres de la
+nuit. Virgile lui annonce qu'il touche au terme de son voyage; que ce
+jour même le doux fruit que les mortels recherchent avec tant de soins
+et de peines, apaisera la faim qui le dévore. Ils arrivent ensemble au
+haut de ces degrés rapides; Virgile lui dit alors: «Mon fils, tu as vu
+le feu qui doit s'éteindre et le feu éternel; tu es arrivé au point
+au-delà duquel ma vue ne peut plus s'étendre. J'ai employé à t'y
+conduire mon génie et mon art. Prends désormais ton plaisir pour guide.
+Tu es hors des routes difficiles, et des voies étroites. Vois ce soleil
+qui rayonne sur ton visage, vois l'herbe tendre, les fleurs et les
+arbrisseaux que cette terre produit sans culture: tu peux t'y asseoir;
+tu peux y marcher à ton gré, en attendant l'arrivée de celle dont les
+beaux yeux m'ont engagé par leurs larmes à venir à toi. N'attends plus
+de moi ni discours ni conseils. En toi le libre arbitre est maintenant
+droit et sain, et ce serait une erreur que de ne pas agir d'après lui:
+je te couronne donc roi et souverain de toi même.» En effet, depuis ce
+moment, ou l'allégorie générale du poëme se fait si clairement sentir,
+Virgile reste encore auprès du Dante jusqu'à l'arrivée de Béatrix, mais
+il ne lui parle plus: il n'est plus là que pour remettre en quelque
+sorte à Béatrix elle-même celui qu'elle lui avait recommandé.</p>
+
+<p>L'allégorie de ce qui suit dans les six derniers chants, n'est pas moins
+sensible. Le Dante s'est purgé de ses péchés par toutes les épreuves
+qu'il vient de subir. En sortant de chaque cercle du Purgatoire, il a
+senti s'effacer de son front l'une des sept lettres P qu'un ange y avait
+gravées. Il est parvenu au séjour du Paradis terrestre, qui n'est ici
+que l'emblême de l'innocence primitive. Des savants théologiens avaient
+dit que ce Paradis était le type, ou le modèle de l'Église: c'est pour
+cela, sans doute, que Dante y fait paraître l'Église même, avec les
+symboles de tout ce qu'elle croit et de ce qu'elle enseigne<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a>
+<a href="#footnote256"><sup class="sml">256</sup></a>.
+Impatient de visiter la forêt divine, dont l'ombre épaisse et vive
+tempère l'éclat du nouveau jour, il y tourne ses pas, et traverse
+lentement la campagne, en foulant ce sol qui exhale de toutes parts les
+plus suaves odeurs<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a>
+<a href="#footnote257"><sup class="sml">257</sup></a>. Un air doux et toujours égal, frappe son front
+comme les coups d'un vent léger. Il agite et fait ployer les feuillages,
+mais sans courber les branches, et sans empêcher les oiseaux qui
+célèbrent avec joie, sur leurs cimes, les premières heures du jour, de
+continuer leurs concerts. Le feuillage les accompagne de son doux
+murmure, pareil à celui qui parcourt les forêts de pins sur les rivages
+de l'Adriatique, quand Éole y laisse errer le vent du midi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote256"
+name="footnote256"><b>Note 256: </b></a><a href="#footnotetag256">
+(retour) </a> <i>Lombardi</i>, t. II de son Commentaire, p. 410.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote257"
+name="footnote257"><b>Note 257: </b></a><a href="#footnotetag257">
+(retour) </a> C. XXVIII.</blockquote>
+
+<p>Malgré la lenteur de ses pas, le poëte était arrivé dans l'antique
+forêt: déjà même il ne voyait plus par où il était entré: tout à coup il
+est arrêté par un ruisseau dont les ondes font plier l'herbe qui croît
+sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures qui coulent sur la terre
+sembleraient troubles auprès de cette eau si transparente, qu'elle ne
+peut rien cacher, quoique tout son cours soit couvert d'une ombre
+éternelle, qui n'y laisse jamais pénétrer les rayons, ni du soleil, ni
+de l'astre des nuits. Tandis qu'il admire la fraîcheur et la beauté des
+arbres qui bordent l'autre rive, il y voit paraître une femme jeune et
+charmante, qui chante en cueillant des fleurs dont sa route est
+parsemée. Il la prie d'approcher du bord, pour qu'il puisse mieux
+entendre ses doux chants. Elle s'approche aussi légèrement qu'une
+danseuse dont l'œil a peine à suivre les pas; elle s'avance parmi les
+fleurs, les yeux baissés comme une vierge timide; et lorsqu'elle est au
+bord du ruisseau elle recommence ses chansons. Elle lève les yeux, et
+ceux de Vénus avaient moins d'éclat quand elle fut blessée par son
+fils<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a>
+<a href="#footnote258"><sup class="sml">258</sup></a>. Elle rit, et se met encore à cueillir des fleurs à pleines
+mains. Elle s'arrête et parle enfin; elle apprend au Dante ce que c'est
+que ce beau séjour, qui fut destiné à être l'habitation du premier
+homme, et ce fleuve limpide, qui se partage en deux ruisseaux, dont l'un
+fait oublier le mal, et l'autre fixe dans la mémoire le bien qu'on a
+fait pendant sa vie. «Les anciens poëtes qui ont chanté l'âge d'or et
+son état heureux, avaient peut-être rêvé ce beau séjour sur le Parnasse.
+Là vécut dans l'innocence la première race des hommes; là, règne un
+printemps éternel; là, sont toutes les fleurs et tous les fruits: c'est
+là ce nectar tant vanté dans leurs vers.» Dante tourne alors les yeux
+vers les deux poëtes, qui ne l'ont point encore quitté: il voit qu'ils
+ont ri en entendant ces derniers mots<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a>
+<a href="#footnote259"><sup class="sml">259</sup></a>; et il se retourne aussitôt
+vers cette femme charmante.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote258"
+name="footnote258"><b>Note 258: </b></a><a href="#footnotetag258">
+(retour) </a> J'abrège beaucoup ici, et je supprime des détails moins
+intéressants que ces descriptions charmantes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote259"
+name="footnote259"><b>Note 259: </b></a><a href="#footnotetag259">
+(retour) </a> Manière ingénieuse de rappeler au lecteur Virgile et
+Stace, qui sont toujours présents, et que leur silence pouvait faire
+oublier.</blockquote>
+
+<p>Elle reprend ses chants remplis d'amour<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a>
+<a href="#footnote260"><sup class="sml">260</sup></a>, et comme les nymphes
+solitaires qui, sous l'ombrage des forêts, tantôt y fuyaient les rayons
+du soleil, tantôt en sortaient pour les revoir, elle suit légèrement le
+cours du fleuve, tandis que sur l'autre bord le poëte fait les mêmes
+mouvements, et règle ses pas sur les siens. Elle lui dit enfin: «Mon
+frère, regarde et écoute.» Alors un éclat extraordinaire traverse de
+tous côtés la forêt. Une douce mélodie se fait entendre, et parcourt cet
+air lumineux. Un nouveau spectacle s'annonce. Dante, pour en tracer le
+tableau, n'a point assez de son inspiration accoutumée; il invoque de
+nouveau les muses. «Vierges sacrées<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a>
+<a href="#footnote261"><sup class="sml">261</sup></a>, si jamais je souffris pour
+vous la faim, le froid et les veilles, je me sens forcé de vous en
+demander la récompense. Qu'Hélicon verse pour moi toutes les eaux de sa
+fontaine; qu'Uranie et toutes ses sœurs viennent à mon secours, et
+donnent de la force à mes pensées et à mes vers.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote260"
+name="footnote260"><b>Note 260: </b></a><a href="#footnotetag260">
+(retour) </a> C. XXIX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote261"
+name="footnote261"><b>Note 261: </b></a><a href="#footnotetag261">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O sacrosante vergini, se fami,<br>
+ Freddi o vigilie mai per voi soffersi,<br>
+ Cagion mi sprona ch'io mercè ne chiami</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Sept candélabres d'or plus resplendissants que des astres, vingt-quatre
+vieillards couronnés de lys, et tout un peuple vêtu de blanc précédaient
+un char, qui s'avançait au milieu de quatre animaux ailés; ils avaient
+chacun six ailes, dont les plumes étaient parsemées d'yeux semblables à
+ceux d'Argus; le char était traîné par un griffon, dont les ailes
+déployées s'élevaient si haut, qu'on les perdait de vue. Sept jeunes
+filles, vêtues de différentes couleurs, dansaient aux côtés du char,
+trois auprès de la roue droite, et quatre auprès de la gauche. Ce char
+et tout son cortège sont pris, comme on le voit assez, dans Ezéchiel et
+dans l'Apocalypse. C'est la figure ou le symbole de l'Église, ou plus
+particulièrement du Saint-Siège; et toutes ces descriptions, où le poëte
+a prodigué les richesses de son style, et les autres descriptions qui
+vont suivre, ne sont que des allégories religieuses, dont il est aisé de
+pénétrer le sens. Le char est donc l'Église, les quatre animaux sont les
+évangélistes, les danseuses sont les sept vertus, et le griffon, animal
+qui rassemblait en lui les deux natures de l'aigle et du lion, est
+Jésus-Christ lui-même, chef de tout le cortège et conducteur du char.
+Sept autres vieillards ferment la marche, et les commentateurs
+reconnaissent en eux S. Luc et S. Paul, l'un auteur des Actes des
+Apôtres, l'autre des Épîtres; quatre autres apôtres, qui ont écrit les
+lettres dites <i>canoniques</i>, et S.-Jean, l'auteur de l'Apocalypse. Enfin,
+ce qu'il serait plus difficile de deviner, et ce qui a partagé les
+commentateurs, la jeune femme qui chantait en cueillant des fleurs, et
+qui a préparé Dante au spectacle dont il jouit, est cette affection vive
+ou cet amour qui doit attacher à l'Église ceux qui veulent avoir part à
+ses bienfaits. Le poëte ne dit que vers la fin le nom de cette beauté
+symbolique. Il l'appelle Mathilde, et ne pouvait en effet trouver dans
+l'histoire aucune femme qui eût montré plus d'affection pour l'Église,
+que la célèbre Mathilde<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a>
+<a href="#footnote262"><sup class="sml">262</sup></a>, et dont le nom indiquât mieux ce qu'il a
+voulu cacher sous cet emblême.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote262"
+name="footnote262"><b>Note 262: </b></a><a href="#footnotetag262">
+(retour) </a> Nous avons parlé de cette comtesse Mathilde, de la
+donation de ses états à l'Église, et de son directeur Grégoire VII, ou
+Hildebrand, tom. I, p. 108 et 109.</blockquote>
+
+<p>Le char s'arrête<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a>
+<a href="#footnote263"><sup class="sml">263</sup></a>: tous ceux qui composent l'escorte se tournent
+vers ce char dans l'attitude du respect: les anges font entendre des
+cantiques de félicitation et de joie<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a>
+<a href="#footnote264"><sup class="sml">264</sup></a>, et leurs mains jettent sur
+le char un nuage de fleurs. Une femme paraît au milieu de ce nuage, la
+tête couverte d'un voile blanc et couronnée d'olivier, vêtue d'un
+manteau de couleur verte et d'un habit rouge et brillant comme la
+flamme. Ici se montre dans tout son éclat ce personnage en partie
+allégorique et partie réel, annoncé dès le commencement du poëme, cette
+Béatrix, l'emblême de la science des choses divines, mais qui retrace en
+même temps, au milieu de ce cortège céleste et de cette pompe
+triomphale, l'objet d'une passion dont ni la mort, ni le temps, ni
+l'âge, n'ont pu effacer le souvenir. «Mon esprit, dit le poëte, qui
+depuis si long-temps n'avait pas éprouvé cette crainte et ce tremblement
+dont il était toujours saisi en sa présence, mon esprit, sans avoir
+besoin que mes yeux l'instruisissent davantage, et par la seule vertu
+secrète qui se répandit autour d'elle, sentit la grande puissance d'un
+ancien amour<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a>
+<a href="#footnote265"><sup class="sml">265</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote263"
+name="footnote263"><b>Note 263: </b></a><a href="#footnotetag263">
+(retour) </a> C. XXX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote264"
+name="footnote264"><b>Note 264: </b></a><a href="#footnotetag264">
+(retour) </a> Selon la coutume du Dante, ces cantiques sont moitié
+sacrés et moitié profanes, et les anges mêlent dans leurs chants le
+Psalmiste et Virgile.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Tutti dicen</i> <span class="sc">BENEDICTUS QUI VENIS</span>,<br>
+ <i>E fior gittando di sopra e d'intorno</i>,<br>
+ <span class="sc">MANIBUS O DATE LILIA PLENIS</span>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote265"
+name="footnote265"><b>Note 265: </b></a><a href="#footnotetag265">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Sanza degli occhi aver più conoscenza.<br>
+ Per occulta virtù, che da lei mosse,<br>
+ D'antico amor senti la gran potenza</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>C'est quand son cœur est ému par ces touchantes images, qu'il s'ouvre au
+regret que lui inspire l'absence de son maître chéri. Jusque-là Virgile
+le suivait encore; Dante se détourne vers lui, et ne le voit plus. Ce
+morceau est empreint de cette sensibilité profonde, l'un des principaux
+attributs de son génie, et qui même dans le délire de l'imagination la
+plus exaltée ne l'abandonne jamais. «Aussitôt, dit-il, que je me sentis
+frappé des mêmes coups qui m'avaient blessé avant que je fusse sorti de
+l'enfance<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a>
+<a href="#footnote266"><sup class="sml">266</sup></a>, je me retournai avec respect, comme un enfant court dans
+le sein de sa mère quand il est saisi de frayeur ou de tristesse.... Je
+voulais dire à Virgile en son langage:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ De mes feux mal éteints je reconnais la trace<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a>
+<a href="#footnote267"><sup class="sml">267</sup></a>.
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote266"
+name="footnote266"><b>Note 266: </b></a><a href="#footnotetag266">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che già m'avea trafitto<br>
+ Prima ch'io fuor della puerizia fosse</i>.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote267"
+name="footnote267"><b>Note 267: </b></a><a href="#footnotetag267">
+(retour) </a> Vers de Racine, qui rend fidèlement celui du Dante:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Conosco i segni d'ell' antica fiamma</i>;
+</div></div>
+
+<p>parce qu'ils sont tous deux traduits de ce vers de Virgile:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Agnosco veteris vestigia flammæ</i>. (<span class="sc">Æneid</span>., l. IV.)
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Mais Virgile nous avait quittés, Virgile, ce tendre père, Virgile à qui
+elle avait remis le soin de me guider et de me défendre! L'aspect de ce
+séjour délicieux ne put empêcher que mes joues ne se couvrissent de
+larmes. «Dante, quoique Virgile t'abandonne, ne pleure pas, ne pleure
+pas encore; tu en auras bientôt d'autres sujets.» C'est Béatrix qui lui
+parle ainsi, et bientôt en effet, de ce char où elle est assise, et d'un
+bord de la rivière à l'autre, elle lui fait entendre des reproches qui
+lui arrachent des larmes de regret et de repentir. Comment a-t-il enfin
+daigné approcher de cette montagne? Ne savait-il pas que l'homme y est
+souverainement heureux? Elle l'accuse enfin devant les anges qui, par
+leurs chants, semblent demander son pardon. Mais il espère en vain qu'à
+leur prière elle se laissera fléchir. Elle poursuit du ton le plus
+solennel l'accusation qu'elle a commencée.</p>
+
+<p>Comblé des plus beaux dons de la nature, il aurait atteint le plus haut
+degré de vertu, s'il avait suivi ses heureux penchants. Dès son enfance,
+elle l'avait maintenu dans la bonne voie par l'innocent pouvoir de ses
+yeux; mais dès qu'il l'eût perdue, il s'égara dans des sentiers
+trompeurs. Elle eut beau le rappeler par des inspirations et par des
+songes. Il poussa si loin l'aveuglement, qu'il a fallu pour l'en
+retirer, qu'elle le fît conduire dans les Enfers, d'où il est monté
+jusqu'à l'entrée du séjour de gloire. Il ne peut maintenant pénétrer
+plus loin, ni passer le Léthé, avant d'avoir payé son tribut de repentir
+et de pleurs. Elle l'interpelle et lui ordonne de répondre si elle a dit
+la vérité<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a>
+<a href="#footnote268"><sup class="sml">268</sup></a>. Pénétré de confusion et de regrets, il peut à peine
+laisser échapper un aveu, presque étouffé par un déluge de larmes.
+L'interrogatoire continue. Ici le poëte place dans la bouche de Béatrix
+des éloges pour Béatrix elle-même, et des censures pour lui: il y place
+des reproches qu'il s'était faits cent fois en secret, et qu'il prend
+enfin le parti de se faire publiquement. «Ni la nature, ni l'art, lui
+dit-elle, ne t'offrirent jamais autant de plaisir que ce beau corps<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a>
+<a href="#footnote269"><sup class="sml">269</sup></a>
+où je fus renfermée, et qui, maintenant séparé de moi, n'est plus que
+terre. Si tu fus privé par ma mort de ce plaisir suprême, quel objet
+mortel devait ensuite t'attirer à lui, et t'inspirer un désir? Instruit
+par ce premier trait qui t'avait blessé, tu devais t'élever au-dessus
+des objets trompeurs et me suivre toujours, moi qui ne leur ressemblais
+plus. Ce n'était ni de jeunes femmes, ni d'autres vanités aussi
+périssables, qui devaient rabaisser ton vol, et te faire sentir de
+nouveaux coups. Le jeune oiseau peut tomber dans un second, dans un
+troisième piége, mais ceux dont la plume a vieilli ne craignent plus ni
+les filets ni les flèches.» Enfin, elle lui ordonne de lever la tête
+qu'il baisse avec confusion: et, en lui donnant cet ordre, l'expression
+dont elle se sert, lui rappelle encore son âge, qui rendait plus
+honteuses de pareilles erreurs<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a>
+<a href="#footnote270"><sup class="sml">270</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote268"
+name="footnote268"><b>Note 268: </b></a><a href="#footnotetag268">
+(retour) </a> C. XXXI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote269"
+name="footnote269"><b>Note 269: </b></a><a href="#footnotetag269">
+(retour) </a> Est-il besoin d'avertir qu'il ne s'agit ici que du
+plaisir de la vue et de la contemplation?</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote270"
+name="footnote270"><b>Note 270: </b></a><a href="#footnotetag270">
+(retour) </a> Elle ne dit pas: lève la tête, mais: lève la barbe, <i>Alza
+la barba</i>. On ne peut pas se tromper sur le but de cette expression, qui
+paraît d'abord singulière; Dante l'indique lui-même dans ces deux vers:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E quando per la barba il viso chiese,<br>
+ Ben connobi'l velen dell' argumento</i>.
+</div></div>
+
+<p>C'est-à-dire: «Et quand elle désigna mon visage par ma barbe, je compris
+bien ce que ce mot avait d'amer.»</p></blockquote>
+
+<p>Malgré la sévérité de ses réprimandes, Béatrix renouvelle par sa beauté,
+dans le cœur du poëte, toutes les douces impressions que sa présence y
+faisait naître autrefois. Sous son voile, et au-delà de cette rivière
+verdoyante, elle lui paraît surpasser l'ancienne Béatrix elle-même, plus
+encore qu'elle ne surpassait les autres femmes quand elle était ici bas.
+Le moment des dernières épreuves est arrivé; Mathilde le prend par la
+main, le dirige vers le fleuve, l'y plonge tout entier, l'en retire et
+le conduit, plein d'espérance et de joie, sur l'autre bord. L'allégorie
+devient de plus en plus sensible: quatre nymphes, qui dansaient sur la
+prairie, et qui sont dans le ciel les quatre étoiles qu'il a vu briller
+au commencement de sa vision, le conduisent auprès du char. Trois autres
+nymphes supérieures aux premières, s'avancent, intercèdent pour lui par
+leurs chants auprès de Béatrix, et la prient de tourner enfin ses
+regards vers son adorateur fidèle, qui a fait tant de pas pour la voir.
+Conduit par les quatre vertus cardinales, recommandé par les trois
+vertus théologales, il ne peut plus manquer de tout obtenir.</p>
+
+<p>Le reste de ces allégories<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a>
+<a href="#footnote271"><sup class="sml">271</sup></a>, le cortège qui remonte aux cieux, le
+char qui reprend sa marche, et ce qui arrive au pied de l'arbre de la
+science où Béatrix est descendue, et l'aigle qui se précipite sur le
+char, qui le heurte de toute sa force et le laisse couvert d'une partie
+de ses plumes, et le renard qui s'y glisse, et le dragon qui y enfonce
+la pointe de sa queue, et les nouveaux ornements dont le char
+s'embellit, et la prostituée qui s'y vient asseoir, avec un géant qui
+l'embrasse, qui entraîne dans la forêt cette noble conquête et le char;
+tous ces détails que de longs commentaires expliquent, mais qu'ils
+n'éclaircissent pas toujours, n'ajouteraient rien à l'idée que nous
+avons voulu nous faire de la machine entière et des principales beautés
+du poème<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a>
+<a href="#footnote272"><sup class="sml">272</sup></a>: ce serait perdre du temps que de s'y arrêter.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote271"
+name="footnote271"><b>Note 271: </b></a><a href="#footnotetag271">
+(retour) </a> C. XXXII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote272"
+name="footnote272"><b>Note 272: </b></a><a href="#footnotetag272">
+(retour) </a> On sait déjà que le char est l'Église ou plutôt le Siège
+apostolique. L'aigle représente les empereurs, qui d'abord le
+persécutèrent, et finirent par l'enrichir aux depens de l'empire. Le
+renard est l'astucieuse hérésie; le dragon est Mahomet, selon quelques
+interprètes; selon d'autres plus récents (<i>Lombardi</i>) c'est le serpent,
+tentateur de la première femme, et qui désigne ici l'insatiable cupidité
+que Dante reproche sans cesse à la cour de Rome. La prostituée, qu'il
+nomme d'une manière plus franche <i>la</i> <i>p...ana</i>, est le symbole de tous
+les genres de corruption qui s'étaient introduits dans cette cour; et le
+géant qui l'embrasse, l'emporte dans la forêt, et y entraîne le char,
+désigne Philippe-le-Bel, qui fit transporter en France, en 1305, le pape
+et le trône papal, etc.</blockquote>
+
+<p>Béatrix, qui était restée au pied de l'arbre, affligée de ce spectacle,
+se lève<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a>
+<a href="#footnote273"><sup class="sml">273</sup></a>, reprend à pied sa marche, précédée des sept nymphes qui
+l'accompagnent; elle fait un signe à son ami, à Mathilde, au poëte
+Stace, qui n'a point quitté le cortège, et leur ordonne de la suivre.
+Elle fixe enfin avec bonté ses yeux sur les yeux du Dante, l'appelle du
+doux nom de frère, et l'invite à s'approcher d'elle, pour être mieux
+entendue de lui. Ses sages entretiens le disposent à la dernière épreuve
+qui lui reste à subir. Enfin, le moment venu, Mathilde le conduit au
+second fleuve, qui ranime le souvenir et l'amour de la vertu, comme le
+premier efface le souvenir du vice. Le poëte sort des ondes, «renouvelé,
+comme au printemps un arbre paré de nouveaux rameaux et de feuilles
+nouvelles, l'âme entièrement purifiée, et digne de monter au céleste
+séjour».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote273"
+name="footnote273"><b>Note 273: </b></a><a href="#footnotetag273">
+(retour) </a> C. XXXIII.</blockquote>
+
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>CHAPITRE X.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Fin de l'Analyse de la Divina Commedia.</i></p>
+
+<p class="mid"><i>Le Paradis.</i></p>
+<br>
+
+<p>Après une course aussi longue et aussi pénible, après avoir descendu
+tous les degrés de l'Enfer et remonté tous ceux du Purgatoire, Dante
+arrive enfin au séjour des félicités éternelles et nous y fait arriver
+avec lui. Mais pourrons-nous le suivre pas à pas dans le bonheur, comme
+nous l'avons fait au milieu des peines? C'est ce dont, en examinant bien
+cette dernière partie de son poëme, on reconnaît l'impossibilité.</p>
+
+<p>Dans l'Enfer, le spectacle des supplices frappe de terreur.
+L'imagination forte, sombre et mélancolique du poëte émeut l'âme la plus
+froide et fixe l'attention la plus distraite. Dans le Purgatoire,
+l'espérance est partout. Ses riantes couleurs parent tous les objets,
+adoucissent le sentiment de toutes les douleurs. Dans l'un et dans
+l'autre, des aventures touchantes et terribles, de fidèles tableaux des
+choses humaines, ou des peintures fantastiques, mais que l'on croit
+réelles et palpables, parce qu'elles donnent aux beautés idéales des
+traits qui tombent sous les sens; enfin des satyres piquantes et
+variées, réveillent à chaque instant la sensibilité, l'imagination ou la
+malignité.</p>
+
+<p>Le Paradis n'offre presque aucune de ces ressources. Tout y est éclat et
+lumière. Une contemplation intellectuelle y est la seule jouissance. Des
+solutions de difficultés et des explications de mystères remplissent
+presque tous les degrés par où l'on arrive à la connaissance intime et à
+l'intuition éternelle et fixe du souverain bien. Cela peut être
+admirable sans doute, mais cela est trop disproportionné avec la
+faiblesse de l'entendement, trop étranger à ces affections humaines qui
+constituent éminemment la nature de l'homme, peut-être enfin trop
+purement céleste pour la poésie, qui dans les premiers âges du monde
+fut, il est vrai, presque uniquement consacrée aux choses du ciel, mais
+qui, depuis long-temps, ne peut plus les traiter avec succès, si elle ne
+prend soin d'y mêler des objets, des intérêts et des passions
+terrestres.</p>
+
+<p>C'est un soin qu'elle prend beaucoup trop peu, dans cette partie de la
+<i>Divina Commedia</i> qui nous reste à connaître. Dante a voulu s'y montrer
+philosophe et surtout grand théologien. Il s'y est entouré de tout
+l'appareil de cette science, et a mis sa gloire à l'embellir des fleurs
+de la poésie. On peut le louer; l'admirer même d'y avoir réussi; mais
+sans être théologien soi-même, on ne peut que difficilement se plaire à
+ce tour de force continuel. On suit encore avec curiosité la marche de
+son génie; mais on ne s'arrête plus aussi volontiers avec lui; on n'aime
+plus autant à écouter ses personnages, trop savants pour ne pas fatiguer
+notre ignorance; et quelque importante que soit l'affaire du salut, on
+ne peut trouver de plaisir à s'en occuper pendant trente-trois chants
+entiers, quand on ne cherche qu'un exercice agréable de l'attention et
+un utile amusement de l'esprit. Suivons donc rapidement le poëte et sa
+conductrice, et ne choisissons d'autres détails dans leur dernier
+voyage, que ce qui s'accorde avec l'objet purement littéraire qui nous
+l'a fait entreprendre avec eux.</p>
+
+<p>Le début en est grave et même sévère. Il n'annonce pas, comme le
+précédent, une jouissance vive ou un élan de l'âme, mais le
+recueillement et la contemplation. «La gloire de celui qui meut ce grand
+tout pénètre l'univers entier et brille dans une partie plus que dans
+l'autre<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a>
+<a href="#footnote274"><sup class="sml">274</sup></a>. C'est dans le ciel que se réunit le plus de sa splendeur:
+j'y montai; je vis des choses que l'on ne saurait plus redire quand on
+est descendu ici-bas: en approchant de l'objet de son désir, notre
+intelligence s'enfonce dans de telles profondeurs, que la mémoire ne
+peut retourner en arrière<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a>
+<a href="#footnote275"><sup class="sml">275</sup></a>.» Il faut donc qu'il invoque un secours
+surnaturel; et, comme pour annoncer qu'il se prépare encore à mêler
+quelquefois le profane avec le sacré, il commence par invoquer
+Apollon<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a>
+<a href="#footnote276"><sup class="sml">276</sup></a>: c'est le vainqueur de Marsyas<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a>
+<a href="#footnote277"><sup class="sml">277</sup></a>, qu'il prie de lui
+accorder son inspiration divine, pour qu'il puisse révéler aux hommes
+les beautés du Paradis. «Si tu daignes m'inspirer, dit-il, tu me verras
+m'approcher de ton arbre chéri et me couronner de ses feuilles, dont mon
+sujet et toi, vous m'aurez rendu digne. O mon père! par l'effet et à la
+honte des passions humaines, on en cueille si rarement pour le triomphe
+ou d'un César, ou d'un poëte, que ce devrait être un grand sujet de joie
+pour toi de voir quelqu'un désirer ardemment ce feuillage.<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a>
+<a href="#footnote278"><sup class="sml">278</sup></a>»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote274"
+name="footnote274"><b>Note 274: </b></a><a href="#footnotetag274">
+(retour) </a> C. I.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote275"
+name="footnote275"><b>Note 275: </b></a><a href="#footnotetag275">
+(retour) </a> Il reconnaît dans notre esprit deux facultés,
+l'intelligence et la mémoire. La seconde suit la première, et ne peut
+revenir sur ses pas, pour se rappeler ce qu'a vu l'intelligence, que
+quand celle-ci a cessé d'aller en avant et de s'enfoncer dans l'objet de
+ses recherches.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote276"
+name="footnote276"><b>Note 276: </b></a><a href="#footnotetag276">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O buono Apollo all' ultimo lavoro<br>
+ Fammi del tuo valor si fatto vaso,<br>
+ Come dimanda dar l'amato alloro</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote277"
+name="footnote277"><b>Note 277: </b></a><a href="#footnotetag277">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Si come quando Marsia traesti<br>
+ Della vagina delle membra sue.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote278"
+name="footnote278"><b>Note 278: </b></a><a href="#footnotetag278">
+(retour) </a> Il dit cela plus poétiquement, et, s'il se peut, trop
+poétiquement peut-être: «Que la feuille du Pénée (c'est-à-dire, de
+l'arbre dans lequel fut changée Daphné, fille de ce fleuve) devrait
+apporter beaucoup de joie au dieu de Delphes, quand quelqu'un est
+passionné pour elle.»
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che partorir letizia in su la lieta<br>
+ Delfica deita dovria la fronda<br>
+ Peneia, quando alcun di se asseta.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>C'est par un moyen extraordinaire, et qui porte bien le caractère de
+l'inspiration, que Béatrix, avec qui il est encore sur la montagne,
+l'enlève au haut des cieux. Il la voit regarder le soleil plus fixement
+que fit jamais un aigle; il puise dans ses regards une force qui lui
+permet d'arrêter lui-même ses yeux sur cet astre, plus qu'il
+n'appartient à un mortel. A l'instant, il le voit étinceler de toutes
+parts, comme le fer qui sort bouillant de la fournaise: il lui semble
+qu'un nouveau jour se joint au jour, comme si celui qui en a le pouvoir
+avait orné les cieux d'un second soleil. Béatrix restait l'œil attaché
+sur les sphères éternelles; et lui, cessant de regarder le soleil,
+fixait les yeux sur ceux de Béatrix. En les regardant, il se sent élever
+au-dessus de la nature humaine: il n'existe plus en lui de lui-même, que
+ce qui vient d'y créer le divin amour, qui l'enlève aux cieux par sa
+lumière. En approchant des sphères célestes, il entend leur immortelle
+harmonie, et il croit voir une partie du ciel, plus étendue qu'un lac
+immense, enflammée par les feux du soleil.</p>
+
+<p>Béatrix, témoin de sa surprise, prévient ses questions. Parmi plusieurs
+explications où il ne faut pas chercher une exactitude rigoureuse, elle
+lui apprend que ce qui lui paraît être un grand lac de feu est le globe
+de la lune; que dans l'ordre établi par le créateur de l'univers, tous
+les êtres, animés et inanimés, ont un penchant, un instinct qui les
+entraîne. «C'est pourquoi, dit-elle, ils se dirigent vers différents
+ports dans l'océan immense de l'être<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a>
+<a href="#footnote279"><sup class="sml">279</sup></a>. C'est cet instinct qui porte
+le feu vers la lune; c'est lui qui est la source des mouvements du cœur;
+c'est lui qui resserre et unit les éléments qui composent la terre. Les
+créatures douées d'intelligence et d'amour ne sont point étrangères à ce
+puissant mobile. La lumière céleste est ce qui les attire: c'est là que
+tendent sans cesse celles qui sont les plus ardentes: c'est là que nous
+emporte, en ce moment, comme au terme qui nous est prescrit, la force de
+cet arc qui dirige tout ce qu'il lance vers le but le plus heureux.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote279"
+name="footnote279"><b>Note 279: </b></a><a href="#footnotetag279">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Onde si muovono a diversi parti<br>
+ Per lo gran mar dell' essere, e ciascuna<br>
+ Con instinto a lei dato che la porti.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Entraîné par son enthousiasme, le poëte voit alors les hommes comme
+partagés en deux classes; ceux qui ne peuvent pas le suivre dans son
+essor, et le petit nombre de ceux qui le peuvent. «O vous, dit-il<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a>
+<a href="#footnote280"><sup class="sml">280</sup></a>,
+qui, attirés par le désir de m'entendre, avez, dans une frêle barque,
+suivi de loin le navire où je vogue en chantant, retournez sur vos pas,
+allez revoir le rivage: ne vous hasardez pas sur cette mer, où
+peut-être, si vous me perdiez, vous seriez perdu. Jamais on ne parcourut
+l'onde où j'ose m'avancer. Minerve m'inspire; Apollon me conduit, et les
+neuf muses me montrent l'étoile polaire. Vous autres, voyageurs peu
+nombreux, qui avez de bonne heure élevé vos désirs vers ce pain des
+anges dont on se nourrit ici, mais dont on ne se rassasie jamais, vous
+pouvez lancer votre vaisseau sur cette haute mer, en suivant le sillon
+que je trace, avant que l'onde se referme derrière moi.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote280"
+name="footnote280"><b>Note 280: </b></a><a href="#footnotetag280">
+(retour) </a> C. II.</blockquote>
+
+<p>Béatrix regardant toujours le ciel, et lui toujours les yeux de Béatrix,
+ils arrivent enfin au globe de la lune, qui s'agrandissait à sa vue, à
+mesure qu'il en approchait. Les cercles que décrivent les planètes
+forment autant de cieux où il va s'élever successivement jusqu'à
+l'Empyrée, dont ses yeux auront appris par degrés à soutenir l'éclat. En
+arrivant dans cette première planète, il se fait expliquer par Béatrix
+la cause des taches que l'on voit à la surface de la lune; elle entre à
+ce sujet dans l'explication d'un système astronomique où les influences
+célestes jouent un grand rôle. C'était l'astronomie de son siècle, un
+peu différente de celle du siècle des Herschels, des Laplaces et des
+Delambres.</p>
+
+<p>Toutes les planètes sont habitées par des âmes heureuses: la lune l'est
+par les âmes des femmes qui avaient fait vœu de virginité et qui l'ont
+rompu malgré elles, pour contracter des mariages où elles ont
+constamment suivi le chemin de la vertu<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a>
+<a href="#footnote281"><sup class="sml">281</sup></a>. Dante interroge une de ces
+âmes qui se fait connaître à lui: c'est la sœur de ce <i>Forèse</i>, qu'il a
+rencontré dans l'un des cercles du Purgatoire<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a>
+<a href="#footnote282"><sup class="sml">282</sup></a>. Elle était
+religieuse de Ste.-Claire et avait été retirée, par force, du cloître
+pour un mariage qui convenait à sa famille. Après un entretien où elle
+satisfait aux questions du poëte, elle lui montre près d'elle
+l'impératrice Constance, qu'on avait retirée, aussi par force, d'un
+couvent du même ordre, pour lui faire épouser Henri V, fils de Frédéric
+Barberouse, et qui fut mère de Frédéric II.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote281"
+name="footnote281"><b>Note 281: </b></a><a href="#footnotetag281">
+(retour) </a> C. III.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote282"
+name="footnote282"><b>Note 282: </b></a><a href="#footnotetag282">
+(retour) </a> Elle se nommait <i>Piccarda</i>. (Voy. Purg., c. XXIII, et
+ci-dessus, pag. 171, note 2.)</blockquote>
+
+<p>Le séjour de ces âmes dans la dernière des planètes, quoique leurs
+mérites ne pussent être diminués par la violence qui avait rompu leurs
+vœux, embarrassait le Dante: il avait encore d'autres doutes qu'il
+n'osait exposer à Béatrix. Il ne sait s'il doit se blâmer ou se louer de
+son silence involontaire. Il peint l'incertitude qui l'y avait forcé par
+trois comparaisons communes<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a>
+<a href="#footnote283"><sup class="sml">283</sup></a>, mais qu'il exprime, à son ordinaire,
+avec beaucoup de précision et de grâce. «Entre deux mets placés à égale
+distance, et également faits pour le tenter, un homme libre mourrait de
+faim ayant de porter la dent sur l'un des deux: ainsi un agneau serait
+arrêté par une crainte égale entre deux loups affamés; ainsi un chien de
+chasse s'arrêterait entre deux daims.» Mais son désir de s'instruire
+était si vivement exprimé sur son visage, que Béatrix le devine, en
+pénètre l'objet, et va au-devant de ses demandes par des explications
+sur les places graduelles que les bienheureux occupent dans le ciel,
+sans qu'il y ait entre eux différentes mesures de félicité, et ensuite
+sur la violence qu'on peut faire à la volonté, sur la volonté absolue,
+et sur la volonté mixte, enfin sur les diverses causes qui peuvent faire
+que des vœux soient rompus sans crime<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a>
+<a href="#footnote284"><sup class="sml">284</sup></a>. Elle s'élève ensuite au ciel
+de Mercure, et y entraîne Dante avec elle. La joie qu'elle témoigne en y
+arrivant est si vive, que la planète en redouble d'éclat. Si un astre
+changea ainsi et prit une face riante, que devint donc le poëte,
+demande-t-il lui-même, lui qui de sa nature est si mobile et si prompt à
+changer au gré de tous les objets?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote283"
+name="footnote283"><b>Note 283: </b></a><a href="#footnotetag283">
+(retour) </a> C. IV.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote284"
+name="footnote284"><b>Note 284: </b></a><a href="#footnotetag284">
+(retour) </a> C. V.</blockquote>
+
+<p>Des milliers d'âmes rayonnantes qui habitent cette planète, accourent
+vers lui et sa compagne avec un empressement qu'il compare à celui des
+poissons, qui, dans l'eau tranquille et pure d'un vivier, courent vers
+ce qu'on y jette, et qu'ils regardent comme leur pâture. A mesure
+qu'elles s'approchent, chacune d'elles leur paraît remplie de joie dans
+cette vive splendeur qui sort d'elle-même. L'une de ces âmes lumineuses
+leur offre de les instruire de ce qu'ils désireront savoir. Dante lui
+demande qui elle est et pourquoi elle habite cet astre? Alors, comme le
+soleil qui se voile par l'excès même de sa lumière, quand la chaleur a
+consumé les vapeurs qui en tempéraient l'éclat, l'âme sainte, dans
+l'excès de sa joie, se cache dans ses rayons et lui répond, ainsi
+renfermée. C'est l'empereur Justinien, qui fait en peu de mots sa propre
+histoire<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a>
+<a href="#footnote285"><sup class="sml">285</sup></a>, et ensuite celle de l'aigle romaine, qu'il prend de trop
+haut, puisqu'il remonte jusqu'aux combats d'Énée et de Turnus; mais il
+la conduit par époques distinctes, en citant les principaux faits et les
+principaux noms de l'histoire romaine, jusqu'aux empereurs, montrant
+toujours l'aigle victorieuse et triomphante. Enfin, conduite par Titus,
+elle vengea sur les Juifs le crime qu'ils avaient commis<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a>
+<a href="#footnote286"><sup class="sml">286</sup></a>; et depuis
+encore, Charlemagne vainquit à l'abri de ses ailes, et secourut l'Église
+sainte attaquée par les Lombards<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a>
+<a href="#footnote287"><sup class="sml">287</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote285"
+name="footnote285"><b>Note 285: </b></a><a href="#footnotetag285">
+(retour) </a> C. VI. Les dix premiers vers de ce récit fournissent un
+exemple remarquable de l'originalité d'idées et d'expression du Dante,
+et des tournures savantes et nouvelles qu'il emploie pour exprimer les
+choses les plus simples. Justinien avait à dire: Depuis que Constantin
+eût transféré le siége de l'empire, l'aigle régna pendant plusieurs
+siècles dans la ville qu'il avait fondée; elle passa de main en main
+jusque dans la mienne, etc. Voici maintenant comme il s'exprime: «Depuis
+que Constantin tourna le vol de l'aigle contre le cours du ciel, qui la
+suivait au contraire quand elle obéissait à l'antique héros qui fut
+époux de Lavinie; pendant cent et cent années, et plus, l'oiseau divin
+se tint à l'extrémité de l'Europe, voisin des monts dont il était
+d'abord sorti; de là il gouverna le monde, à l'ombre de ses ailes
+sacrées, et passant de main en main, il vint enfin jusqu'à la mienne; je
+fus empereur, et je suis Justinien.» Pour entendre ce début du VIe.
+chant, il faut se rappeler que Constantin, en passant de Rome à Bysance,
+allait du couchant au levant; qu'il portait ainsi l'aigle romaine contre
+le cours du ciel ou des astres, qui est du levant au couchant (ce qui
+renferme une allusion sensible aux suites, funestes pour la puissance
+romaine, de la translation de l'empire); qu'au contraire Énée, que le
+poëte suppose avoir eu déjà des aigles pour enseignes, venant de Troie
+en Italie, allait d'orient en occident, et qu'ainsi le ciel semblait
+suivre ses aigles; enfin, l'oiseau de dieu régna pendant plusieurs
+siècles auprès des monts d'où il était d'abord sorti, parce que la ville
+de Constantinople, située aux confins de l'Asie, est assez voisine des
+monts de la Troade, d'où était parti Énée, premier fondateur de
+l'empire. Ce n'est pas, comme on le croit, au langage du Dante, c'est à
+ce style rempli d'allusions à des choses peu connues de son temps, et
+qui ne le sont pas généralement dans le nôtre, qu'il faut le plus
+souvent attribuer la difficulté de l'entendre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote286"
+name="footnote286"><b>Note 286: </b></a><a href="#footnotetag286">
+(retour) </a> La mort de J.-C.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote287"
+name="footnote287"><b>Note 287: </b></a><a href="#footnotetag287">
+(retour) </a> Il y a encore dans ce dernier trait quelque confusion de
+temps. L'empire romain ni son enseigne n'existaient plus en Occident
+depuis près de trois siècles, quand Charlemagne détruisit le règne des
+Lombards, et ce ne fut que vingt-cinq ou vingt-six ans après qu'il
+releva le trône et l'aigle impérial; mais dans tout ce morceau
+historique, qui est de près de cent vers, il y a une précision, une
+justesse, et en même temps qu'une poésie de style, qu'on ne saurait trop
+admirer.</blockquote>
+
+<p>Ici le poëte qui fait parler Justinien, se montre à découvert.
+L'empereur conclut de tout ce qu'il a raconté, que le parti qui obéit à
+l'aigle de l'Empire et celui qui y résiste, c'est-à-dire les <i>Gibelins</i>
+et les <i>Guelfes</i>, sont également coupables. Les uns opposent à cette
+enseigne publique celle des lys<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a>
+<a href="#footnote288"><sup class="sml">288</sup></a>; les autres se l'approprient et la
+font servir à leurs desseins. Les Gibelins en doivent choisir une autre:
+on n'est plus digne de la suivre, quand on veut la séparer de la
+justice. Elle ne sera point abattue par ce nouveau Charles<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a>
+<a href="#footnote289"><sup class="sml">289</sup></a>, avec
+ses Guelfes. Qu'il craigne plutôt les serres de l'aigle; elles ont
+enlevé la crinière à de plus forts lions que lui.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote288"
+name="footnote288"><b>Note 288: </b></a><a href="#footnotetag288">
+(retour) </a> Les Français appelés en Italie par les papes.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote289"
+name="footnote289"><b>Note 289: </b></a><a href="#footnotetag289">
+(retour) </a> Charles de Valois à qui le Dante en veut toujours pour
+l'avoir fait bannir de Florence.</blockquote>
+
+<p>Justinien répond enfin à la seconde question du Dante. Les âmes qui
+habitent cette petite planète, ont suivi la vertu, mais pour en retirer
+de l'honneur et de la renommée. Ce but, en diminuant leur mérite, leur a
+interdit un plus vaste séjour de gloire; mais elles sont contentes de
+leur partage. La lumière dont brille Roméo le console de ses disgrâces,
+et de l'ingratitude qui paya ses grands services. Ce Roméo était un
+personnage alors célèbre, qui avait été dans sa vie pélerin et ministre:
+en revenant de St.-Jacques en Galice, il était arrivé a la cour de
+Raimond Bérenger, comte de Provence, qui lui confia la conduite de ses
+affaires. Il les conduisit si bien, que Bérenger maria ses quatre filles
+avec quatre rois. Au lieu de l'en récompenser, il écouta ses flatteurs,
+ennemis de Roméo, qui fut obligé de s'en aller pauvre et déjà vieux, et
+de reprendre son bourdon et ses pélerinages.</p>
+
+<p>En terminant ce récit, l'âme de Justinien va rejoindre les autres âmes
+heureuses<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a>
+<a href="#footnote290"><sup class="sml">290</sup></a>. Elles reprennent ensemble leur danse qu'elles avaient
+interrompue, et comme des étincelles rapides elles disparaissent dans
+l'éloignement. Béatrix, restée seule avec le Dante, s'empresse de
+résoudre des doutes qu'elle lit dans ses yeux, et dont l'objet est cette
+vengeance que Titus tira des Juifs. Justinien a dit que ce prince courut
+venger la vengeance de l'ancien péché<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a>
+<a href="#footnote291"><sup class="sml">291</sup></a>. Comment une vengeance
+peut-elle être juste, quand elle punit la vengeance d'un crime? Mais ce
+crime, ou ce péché était celui du premier homme: la vengeance qui en
+avait été prise, était la mort à laquelle Jésus-Christ s'était soumis:
+cette mort était elle-même un crime commis par les Juifs, qui exigeait
+une vengeance, et c'est cette vengeance qui fut exercée par Titus.
+Béatrix entre, à ce sujet, dans des explications très-longues et
+très-théologiques, sur la rédemption, sur le péché originel qui la
+rendait nécessaire, et sur d'autres questions de cette nature; l'on
+regrette toujours que Dante s'y soit engagé; mais toujours aussi l'on
+est surpris de voir avec quelle force, quelle propriété de termes, et,
+autant que la matière le comporte, avec quelle clarté il les traite.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote290"
+name="footnote290"><b>Note 290: </b></a><a href="#footnotetag290">
+(retour) </a> C. VII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote291"
+name="footnote291"><b>Note 291: </b></a><a href="#footnotetag291">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i10"> <i>A far vendetta corse</i></p>
+ <i>Della vendetta del peccato antico.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Il se trouve transporté dans la planète de Vénus<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a>
+<a href="#footnote292"><sup class="sml">292</sup></a>, sans s'être
+aperçu du voyage; il n'en est averti qu'en voyant Béatrix devenir plus
+belle. Les âmes qui y font leur séjour brillent dans la lumière de cet
+astre, comme des étincelles dans la flamme, comme une voix se distingue
+d'une autre voix, quand l'une est stable et que l'autre varie ses
+intonations. Ces lumières si brillantes tournent en rond, avec plus ou
+moins de vivacité, sans doute, dit le poëte, selon qu'elles participent
+plus ou moins à la vision éternelle. Le vent le plus impétueux qui
+s'échappe d'un nuage glacé paraîtrait lent auprès du mouvement de ces
+âmes, qui le reçoivent de la danse circulaire des séraphins autour du
+trône de l'Éternel. L'une de ces âmes sort du cercle, s'approche et
+adresse la parole au Dante. «Nous sommes prêts, lui dit-elle, à faire
+tout ce qui te fera plaisir. Nous tournons ainsi avec les princes de la
+cour céleste: mêmes mouvements, même soif d'amour divin que ces princes
+à qui tu adressas un de tes chants<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a>
+<a href="#footnote293"><sup class="sml">293</sup></a>. Nous sommes si pleins d'amour
+que, pour te plaire, nous ne trouverons pas moins doux quelques instants
+de repos.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote292"
+name="footnote292"><b>Note 292: </b></a><a href="#footnotetag292">
+(retour) </a> C. VIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote293"
+name="footnote293"><b>Note 293: </b></a><a href="#footnotetag293">
+(retour) </a> C'est la première <i>canzone</i> qui se trouve dans le
+<i>Convito</i> du Dante, et dont cette âme cite le premier vers:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Voi che intendendo il terzo ciel movete.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dante, du consentement de Béatrix, demande à cette âme qui elle était
+sur la terre. «J'y restai peu de temps, répond-elle; si j'y eusse été
+davantage, j'aurais prévenu beaucoup de maux. L'éclat qui m'environne et
+me cache, t'empêche de me reconnaître. Tu m'as beaucoup aimé, et tu en
+avais bien raison: si j'étais resté au monde, je t'aurais fait goûter
+les fruits de mon amitié. La Provence et l'extrémité de l'Italie
+attendaient en moi leur maître; la couronne de Hongrie brillait déjà sur
+ma tête; la Sicile avait reçu mes fils pour ses rois<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a>
+<a href="#footnote294"><sup class="sml">294</sup></a>, si les excès
+d'un mauvais gouvernement n'avaient fait élever, dans Palerme, le cri
+de mort<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a>
+<a href="#footnote295"><sup class="sml">295</sup></a>». Celui qui se désigne ainsi sans se nommer, est Charles,
+qu'on appela Charles Martel, roi de Hongrie et fils aîné de Charles II
+d'Anjou, roi de Naples. Ce prince vertueux, mort à la fleur de l'âge,
+avait beaucoup aimé notre poëte, qui a voulu consacrer, dans son poëme,
+sa reconnaissance et son amitié pour lui. Charles blâme la conduite et
+surtout l'avarice de son frère Robert. Dante lui demande comment il se
+peut que d'une semence douce, il naisse une plante amère. Charles traite
+philosophiquement cette question: il fait voir la nécessité dont est la
+différence des penchants et des dispositions dans les hommes, pour la
+conservation de l'ordre social. Le bien et le mal naissent de cette
+différence; mais le mal vient, presque toujours, par la faute des
+hommes. Ils ne consultent point le vœu et l'indication de la nature; ils
+envoient dans le cloître tel qui était né pour ceindre l'épée, et ils
+font roi celui qui n'était bon que pour être un orateur<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a>
+<a href="#footnote296"><sup class="sml">296</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote294"
+name="footnote294"><b>Note 294: </b></a><a href="#footnotetag294">
+(retour) </a> Ces différents pays ne sont point nommés dans le texte,
+mais désignés poétiquement, par des circonstances géographiques et
+historiques.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote295"
+name="footnote295"><b>Note 295: </b></a><a href="#footnotetag295">
+(retour) </a> Dans la terrible soirée à qui l'on a donné le nom de
+<i>vêpres siciliennes</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote296"
+name="footnote296"><b>Note 296: </b></a><a href="#footnotetag296">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E fate rè di tal ch'è da sermone.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Charles s'éloigne après quelques autres discours: une autre âme lui
+succède<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a>
+<a href="#footnote297"><sup class="sml">297</sup></a>. Dante l'interroge à son tour: elle lui répond du sein de
+sa lumière: «C'est l'âme de <i>Cunizza</i>, sœur d'<i>Azzolino</i> ou
+<i>Eccellino</i>, tyran de Padoue et de la Marche-Trévisane, dont on a parlé
+plusieurs fois dans cet ouvrage<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a>
+<a href="#footnote298"><sup class="sml">298</sup></a>. Elle avoue que si elle habite la
+planète de Vénus, c'est qu'elle fut très-sujette à ses influences. Elle
+n'en a point de regret, puisque c'est ce qui a lié son sort à celui du
+fameux troubadour Foulques de Marseille, qui est là près d'elle, tout
+resplendissant de lumière. Foulques s'entretient aussi avec Dante et lui
+fait, comme <i>Cunizza</i>, l'aveu de son penchant à l'amour<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a>
+<a href="#footnote299"><sup class="sml">299</sup></a>. Non loin
+de lui est Raab, cette bonne fille de Jérico, qui fut sauvée du sac de
+cette ville pour avoir recueilli quelques soldats de Josué dans sa
+maison, où elle en recueillait tant d'autres, et avoir ainsi favorisé la
+conquête de la terre promise. Il y avait donc, dans cette planète, de
+quoi employer fort bien le temps; mais Foulques, devenu très-grave
+depuis qu'il est un saint, ne fait que s'emporter, assez hors de propos,
+contre Florence, Rome, les cardinaux, le pape et les décrétales.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote297"
+name="footnote297"><b>Note 297: </b></a><a href="#footnotetag297">
+(retour) </a> C. IX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote298"
+name="footnote298"><b>Note 298: </b></a><a href="#footnotetag298">
+(retour) </a> Voyez surtout t. I, p. 340 et 455, note <i>a</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote299"
+name="footnote299"><b>Note 299: </b></a><a href="#footnotetag299">
+(retour) </a> «La fille de Bélus (Didon) ne brûla pas de plus de feux,
+quand elle offensa et Sichée et Créuse (en manquant à ce qu'elle devait
+à l'un, et faisant manquer Énée à ce qu'il devait à l'autre), que lui,
+tandis qu'il fut en âge d'aimer; ni cette souveraine du Rhodope
+(Phillis), qui fut trompée par Demophoon; ni Alcide, quand Iole se
+rendit maîtresse de son cœur.» Ce n'est pas cette accumulation
+d'exemples tirés de la fable, qui est ici le trait le plus singulier,
+c'est que ce Foulques, qui avait commencé par être troubadour, et livré,
+comme ils l'étaient tous, au plaisir, finit par être dévot, se faire
+moine, et devenir évêque de Toulouse, où il se distingua par son
+fanatisme persécuteur, dans la croisade contre les malheureux Albigeois.
+Était-ce depuis sa conversion qu'il s'était lié avec la tendre
+<i>Cunizza</i>? Pourquoi Dante, qui savait sans doute fort bien comment il
+avait fini, ne parle-t-il point de lui comme évêque, mais seulement
+comme poëte, et comme excessivement enclin à l'amour? N'est-ce pas le
+dernier état où l'on vit, le dernier sentiment où l'on meurt, qui décide
+du sort de l'âme? C'est en cela que consiste ici la plus forte
+singularité.</blockquote>
+
+<p>Dante le quitte pour monter dans le Soleil<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a>
+<a href="#footnote300"><sup class="sml">300</sup></a>. A chaque nouvel astre
+où il s'élève, l'éclat de Béatrix, sa compagne, augmente, et il a
+bientôt autant de peine à fixer les yeux sur elle que sur les astres
+mêmes. C'est dans le soleil qu'il place les saints et les docteurs qui
+ont été comme les lumières centrales de l'Église. Salomon y figure seul
+pour l'ancien Testament; mais on y voit pour le nouveau, Thomas d'Aquin
+Gratien le canoniste, le maître des sentences Pierre Lombard, Denis
+l'aréopagite, Paul Orose, le philosophe Boëce, l'Espagnol Isidore, et le
+vénérable Bède, et deux théologiens français, Richard et Sigier, qui
+étaient alors des docteurs très-célèbres<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a>
+<a href="#footnote301"><sup class="sml">301</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote300"
+name="footnote300"><b>Note 300: </b></a><a href="#footnotetag300">
+(retour) </a> C. X.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote301"
+name="footnote301"><b>Note 301: </b></a><a href="#footnotetag301">
+(retour) </a> Le premier était un chanoine de St.-Victor, écrivain
+dit-on très-sublime; l'autre un professeur de philosophie, qui tenait
+école dans la rue que le Dante appelle <i>il vico degli Strami</i>; c'est la
+rue du Fouare, que l'on nomme encore ainsi, et qui est près de la place
+Maubert. <i>Feurre</i>, et ensuite <i>fouare</i>, signifiaient en vieux langage ce
+que signifie aujourd'hui <i>fourrage</i>, paille, foin, en italien <i>strame</i>.
+Dante avait peut-être suivi les leçons de ce Sigier ou Séguier, pendant
+son séjour à Paris. Son vieux traducteur, Grangier, a rendu
+très-fidèlement cette expression:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ L'éternelle clarté c'est du docte Sigier,<br>
+ Qui, lisant en la rue aux Feurres en sa vie,<br>
+ Syllogisoit discours dont on lui porte envie.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>C'est S. Thomas qui les fait tous connaître à notre poëte. Il lui fait
+ensuite l'histoire et l'éloge, d'abord de S. François d'Assise<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a>
+<a href="#footnote302"><sup class="sml">302</sup></a>, qui
+épousa la Pauvreté, veuve depuis plus de onze cents ans<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a>
+<a href="#footnote303"><sup class="sml">303</sup></a>; ensuite de
+l'ordre qu'il fonda, et des premiers solitaires qui se <i>déchaussèrent</i>
+comme lui. Or saint Thomas, qui fait ce panégyrique, était dominicain,
+pour lui rendre la pareille; S. Bonaventure, qui était franciscain,
+fait, plus pompeusement encore, celui de S. Dominique et de son
+ordre<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a>
+<a href="#footnote304"><sup class="sml">304</sup></a>. Il fait ensuite connaître au Dante plusieurs autres docteurs
+qui l'accompagnent; Hugues de S. Victor, et Pierre Manducator ou
+Comestor, que nous appelons Pierre-le-Mangeur, et un autre Pierre,
+Espagnol, auteur d'une dialectique en douze livres, et quelqu'un que
+l'on ne s'attend guère à voir au milieu d'eux, le prophète Nathan, et le
+métropolitain Chrysostôme, et S. Anselme, et Donat le grammairien, et
+Raban Maur, et un certain abbé calabrois, nommé <i>Giovacchino</i>, doué de
+l'esprit prophétique. Pendant cette espèce de dénombrement, et pendant
+les deux éloges de S. Dominique et de S. François, les saints sont
+rangés en double cercle et forment comme deux guirlandes lumineuses, au
+centre desquelles Béatrix et Dante sont placés. Après chacun des
+discours, les saints chantent un hymne et dansent en rond avec une
+vélocité au-delà de toute expression humaine. Ils s'arrêtent pour un
+troisième éloge que S. Thomas prononce encore, au milieu d'une
+explication philosophique sur quelques doutes que Dante ne lui a point
+exposés, mais qu'il lui a laissé lire dans ses regards<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a>
+<a href="#footnote305"><sup class="sml">305</sup></a>. C'est
+l'éloge de Salomon. Le saint orateur démontre comment ce roi, qui n'eut
+pas, comme on sait, une sagesse trop austère, fut pourtant le plus sage
+et le plus parfait des hommes. Dante reçoit encore quelques explications
+sur l'éternité du bonheur des justes<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a>
+<a href="#footnote306"><sup class="sml">306</sup></a>, sur l'accroissement de ce
+bonheur après la résurrection des corps, sur quelques autres points de
+doctrine, et n'ayant plus rien à apprendre dans le Soleil, il monte
+dans l'étoile de Mars.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote302"
+name="footnote302"><b>Note 302: </b></a><a href="#footnotetag302">
+(retour) </a> C. XI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote303"
+name="footnote303"><b>Note 303: </b></a><a href="#footnotetag303">
+(retour) </a> Veuve de J.-C. son premier époux.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote304"
+name="footnote304"><b>Note 304: </b></a><a href="#footnotetag304">
+(retour) </a> C. XII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote305"
+name="footnote305"><b>Note 305: </b></a><a href="#footnotetag305">
+(retour) </a> C. XIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote306"
+name="footnote306"><b>Note 306: </b></a><a href="#footnotetag306">
+(retour) </a> C. XIV.</blockquote>
+
+<p>La foule innombrable des bienheureux y est rangée en forme de croix à
+branches égales. Ils y fourmillent en quelque sorte comme les étoiles
+dans la voie lactée, et jettent un si vif éclat qu'il fait pâlir toute
+autre lumière. Le nom du <i>Christ</i> rayonne au centre de cette croix; et
+un concert de voix mélodieuses sort de toutes ses parties. Ce sont les
+âmes de ceux qui sont morts en portant les armes dans les croisades,
+pour la défense de la foi. L'un de ces esprits célestes se détache de la
+croix<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a>
+<a href="#footnote307"><sup class="sml">307</sup></a>, comme, dans une belle nuit d'été, un feu subit sillonne les
+airs, et semble une étoile qui change de place; il vient au-devant du
+Dante avec l'expression de la joie la plus vive. Il commence par lui
+parler un langage si exalté, qu'un mortel ne peut le comprendre; mais
+quand l'ardeur de son amour a jeté ce premier feu, son parler redescend
+au niveau de l'intelligence humaine. Il se fait connaître à lui pour
+<i>Caccia Guida</i>, le plus illustre de ses ancêtres, père du premier des
+<i>Alighieri</i>, bisaïeul du poëte, et qui transmit ce nom à sa famille. Il
+avait suivi l'empereur Conrad III dans une croisade, et y avait été tué.
+Il fait à son arrière petit-fils un tableau des anciennes mœurs de
+Florence, qui est une satyre des nouvelles. Ce morceau, dans
+l'original, est plein de grâce et de naïveté. C'est une de ces beautés
+primitives qu'on ne trouve, chez toutes les nations qui ont une poésie,
+que dans leurs poëtes les plus anciens.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote307"
+name="footnote307"><b>Note 307: </b></a><a href="#footnotetag307">
+(retour) </a> C. XV.</blockquote>
+
+<p>«Florence, dit-il, renfermée dans l'antique enceinte d'où elle revoit
+encore le signal des heures du jour, reposait en paix dans la sobriété
+et dans la pudeur. Les femmes n'y connaissaient ni chaînes d'or, ni
+couronnes, ni chaussures travaillées, ni ceintures, plus belles à
+regarder que leur personne<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a>
+<a href="#footnote308"><sup class="sml">308</sup></a>. La fille en naissant n'effrayait pas
+encore son père par l'idée de la richesse de la dot et de la brièveté du
+temps. Il n'y avait point de maisons vides d'habitants. Sardanapale
+n'avait point encore enseigné tout ce qu'on peut se permettre dans une
+chambre<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a>
+<a href="#footnote309"><sup class="sml">309</sup></a>. Votre ville ne présentait pas, des hauteurs qui la
+dominent, plus de magnificence que celle même de Rome. Elle ne s'était
+pas élevée si haut, pour descendre plus rapidement encore. J'ai vu vos
+plus nobles citoyens vêtus de simples habits de peau, leurs femmes
+quitter la toilette sans avoir le visage peint, et ne connaître
+d'amusements que le lin et le fuseau. Femmes heureuses! chacune alors
+était assurée de sa sépulture, aucune ne voyait sa couche abandonnée
+pour des voyages en France. L'une veillait auprès du berceau, et pour
+apaiser son enfant, lui parlait ce petit langage dont les pères et les
+mères font leur plaisir. L'autre, tirant le fil de sa quenouille,
+contait à sa famille les vieilles histoires des Troyens, de Fiesole et
+de Rome. Une femme galante, un libertin<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a>
+<a href="#footnote310"><sup class="sml">310</sup></a>, auraient paru alors une
+merveille, comme paraîtraient aujourd'hui un Cincinnatus et une
+Cornélie. Ce fut pour jouir d'une vie si pénible et si heureuse, des
+avantages d'une cité si bien ordonnée et d'une si douce patrie, que ma
+mère me donna le jour.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote308"
+name="footnote308"><b>Note 308: </b></a><a href="#footnotetag308">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Non avea catenella, non corona,<br>
+ Non donne contigiate, non cintura<br>
+ Che fosse a veder più che la persona</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote309"
+name="footnote309"><b>Note 309: </b></a><a href="#footnotetag309">
+(retour) </a> <i>A mostrar ciò che'n camera sí puote.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote310"
+name="footnote310"><b>Note 310: </b></a><a href="#footnotetag310">
+(retour) </a> Il les nomme: c'est une <i>Cianghella</i>, qui était d'une
+famille noble de Florence, et qui, étant restée veuve de bonne heure,
+porta la galanterie jusqu'à la dissolution la plus effrénée; c'est un
+<i>Lapo Saltarello</i>, jurisconsulte florentin, qui avait eu querelle avec
+le Dante, et qui sans doute était d'assez mauvaise mœurs, pour que ce
+trait de satyre personnelle ne parût pas une calomnie.</blockquote>
+
+<p>Au milieu des jouissances du luxe, des arts et d'une société toute à la
+fois perfectionnée et corrompue, qui ne se sent pas attendri par la
+peinture de ces antiques mœurs, et qui ne tournerait pas les yeux avec
+un regret amer vers ces temps de simplicité, s'ils n'avaient été aussi
+des temps de barbarie; si les douceurs de la vie domestique n'y avaient
+été sans cesse altérées et troublées par les désordres civils et
+religieux, par une horrible et presque continuelle effusion de sang
+humain, par l'oppression des puissants, la souffrance ou la révolte des
+faibles, et les chocs désordonnés des factions et des partis?</p>
+
+<p>Une histoire abrégée de Florence, depuis son origine, suit le tableau de
+ces anciennes mœurs<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a>
+<a href="#footnote311"><sup class="sml">311</sup></a>. <i>Caccia Guida</i> retrace les vicissitudes de la
+fortune et de la prospérité florentine, et passe en revue les hommes
+célèbres de cette république et ses familles les plus illustres. Cette
+partie de son discours, qui occupe un chant tout entier, devait, ainsi
+que le précédent, intéresser vivement les Florentins. Celle qui
+suit<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a>
+<a href="#footnote312"><sup class="sml">312</sup></a>, intéresse particulièrement le Dante, qui se fait prédire par
+son trisaïeul toutes les circonstances de son exil. «Tu quitteras,
+dit-il, tout ce que tu as de plus cher au monde; et c'est là le premier
+trait que lance l'arc de l'exil. Tu éprouveras combien est amer le pain
+d'autrui, et combien il est dur de descendre et de monter les degrés
+d'une maison étrangère<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a>
+<a href="#footnote313"><sup class="sml">313</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote311"
+name="footnote311"><b>Note 311: </b></a><a href="#footnotetag311">
+(retour) </a> C. XVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote312"
+name="footnote312"><b>Note 312: </b></a><a href="#footnotetag312">
+(retour) </a> C. XVII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote313"
+name="footnote313"><b>Note 313: </b></a><a href="#footnotetag313">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Tu proverai si come sa di sale<br>
+ Lo pane altrui, e com'è daro calle<br>
+ Lo scendere e'l salir per l'altrui scale.</i>
+</div></div>
+
+<p>Vers admirables et profonds, que le génie même ne créerait pas, s'il
+n'était initié à tous les secrets de l'infortune.</p></blockquote>
+
+<p>Ce qui te pèsera le plus sera la société d'hommes méchants et bornés,
+avec laquelle tu seras tombé dans l'infortune. Leur ingratitude, leur
+folie, leur impiété éclateront contre toi; mais bientôt après ce seront
+eux et non toi, qui auront sujet de rougir....» Il lui prédit que son
+premier refuge sera chez les deux illustres frères <i>Alboin</i> et <i>Can de
+la Scala</i>, qui le combleront de bienfaits. Il ajoute à ces prédictions,
+des conseils que Dante lui promet de suivre. «Je vois, lui dit-il, ô mon
+père, que je dois m'armer de prévoyance, afin que si j'ai perdu l'asyle
+qui m'était le plus cher, mes vers ne me fassent pas perdre aussi les
+autres. J'ai visité le monde où les tourments seront sans fin, et la
+montagne du sommet de laquelle les yeux de Béatrix m'ont enlevé;
+transporté ensuite dans les cieux, j'ai appris, en parcourant les
+flambeaux qui y brillent, des choses qui, si je les redis, doivent
+paraître désagréables à beaucoup de gens; et cependant si je ne suis
+qu'un timide ami du vrai, je crains de ne pas vivre dans la mémoire de
+ceux qui appelleront ancien le temps où nous vivons.»</p>
+
+<p>Il met dans la bouche de son trisaïeul la réponse que lui dictait son
+courage. «Une conscience troublée, ou par sa propre honte, ou par celle
+des siens, sera seule sensible à la dureté de tes paroles. Evite donc
+tout mensonge, révèle ta vision toute entière, et laisse se plaindre
+ceux qui en seront blessés. Si ce que tu diras paraît amer au premier
+moment, il deviendra ensuite un aliment sain quand il sera bien digéré.
+Le cri que tu jetteras, sera comme le vent qui frappe avec plus de force
+les plus hauts sommets; et ce ne sera pas là ta moindre gloire. C'est
+pour cela qu'on t'a fait voir dans les cercles célestes, sur la montagne
+et dans la vallée des pleurs, les âmes de ceux qui ont eu le plus de
+renommée; l'esprit des hommes se fixe mieux par des exemples que par de
+simples discours, et s'arrête, par préférence, sur les exemples les plus
+connus.»</p>
+
+<p>Après s'être recueillie un instant dans sa gloire, et avoir joui de ses
+pensées<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a>
+<a href="#footnote314"><sup class="sml">314</sup></a>, l'âme heureuse reprend la parole et fait briller aux yeux
+du Dante les principales lumières qui composent avec lui cette croix. A
+mesure qu'elle les nomme, ces âmes font le même effet sur les branches
+de la croix lumineuse qu'un éclair sur un nuage. C'est Josué, Judas
+Machabée, Charlemagne, Roland; et ensuite les héros plus modernes qui
+avaient conquis la Sicile et Naples, Guillaume, Renaud, Robert Guiscard;
+et ce Godefroy de Bouillon, qui paraît attendre ici, dans la foule,
+qu'un autre grand poëte vienne l'en tirer pour le couvrir d'un éclat
+immortel. Enfin cette âme qui lui avait parlé<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a>
+<a href="#footnote315"><sup class="sml">315</sup></a>, lui montre quel
+rang elle tient dans les chœurs célestes, en allant se mettre à sa place
+et se rejoindre aux autres lumières.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote314"
+name="footnote314"><b>Note 314: </b></a><a href="#footnotetag314">
+(retour) </a> C. XVIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote315"
+name="footnote315"><b>Note 315: </b></a><a href="#footnotetag315">
+(retour) </a> Celle de son trisaïeul <i>Caccia Guida</i>.</blockquote>
+
+<p>Le poëte, arrêté long-temps dans le ciel de Mars, s'aperçoit qu'il est
+monté dans une planète supérieure par le nouveau degré de feu divin qui
+brille dans les yeux de Béatrix. Il est arrivé avec elle dans Jupiter.
+Les âmes des saints y paraissent sous une forme tout-à-fait
+extraordinaire. Elles y voltigent en chantant chacune dans sa lumière;
+et de même que des oiseaux qui s'élèvent des bords d'une rivière, comme
+pour se féliciter de leur pâture, volent tantôt en rond, tantôt rangés
+en longues files, de même ces âmes célestes s'arrêtent de temps en temps
+dans leur vol, interrompent leurs chants et forment, en se réunissant
+dans l'air, différentes figures de lettres. Ici, Dante invoque de
+nouveau sa muse, pour pouvoir expliquer ces figures, telles qu'elles
+sont gravées dans son esprit.</p>
+
+<p>Après avoir formé d'abord trois seules lettres, où les interprètes
+voient les initiales de trois mots latins qui commandent d'aimer la
+justice des lois<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a>
+<a href="#footnote316"><sup class="sml">316</sup></a>, ces flammes voltigeantes figurent trente-cinq
+lettres<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a>
+<a href="#footnote317"><sup class="sml">317</sup></a>, voyelles et consonnes, et se rangent en deux files, dont
+la première trace ces mots: <i>Diligite justitiam</i>, et la seconde ceux-ci:
+<i>Qui judicatis terram</i>. Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre! Le
+fond de la planète est d'argent, et ces lettres enflammées y brillent
+comme des caractères d'or. Tout à coup elles se séparent, se combinent
+de nouveau, et forment, par leur réunion, la figure d'un grand aigle.
+Les unes en font la tête surmontée d'une couronne, d'autres le cou,
+d'autres enfin les ailes étendues, le corps et les pieds. Au souvenir de
+ces merveilles, Dante s'adresse à l'étoile qui les lui a offertes: il
+reconnaît que s'il est encore de la justice sur la terre, c'est à ses
+influences qu'elle est due. Il prie le moteur éternel de regarder d'où
+s'élève l'épaisse fumée qui en ternit les rayons. Qu'il vienne, il en
+est temps, chasser une seconde fois du temple ceux qui n'y font
+qu'acheter et vendre. La simonie, l'abus que l'on fait du pouvoir
+spirituel, pour enlever le pain aux malheureux sans défense, allument
+l'indignation du poëte, qui finit, comme il le fait peut-être trop
+souvent, par invectiver, en mots couverts, mais intelligibles, le pape
+Boniface VIII, son oppresseur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote316"
+name="footnote316"><b>Note 316: </b></a><a href="#footnotetag316">
+(retour) </a> D. J. L. <i>Diligite Justitiam Legum.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote317"
+name="footnote317"><b>Note 317: </b></a><a href="#footnotetag317">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Mostrarsi dunque cinque volte sette<br>
+ Vovali e consonanti.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>L'aigle mystérieux, composé de bienheureux, qui paraissent tous
+enchantés de la place qu'ils occupent dans sa forme immense<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a>
+<a href="#footnote318"><sup class="sml">318</sup></a>, ouvre
+son bec, et parle au nom de tous, comme si c'était en son propre nom.
+Il éclaircit des doutes qui s'étaient élevés dans l'âme du Dante, sur
+quelques points de foi; puis il bat des ailes, s'élève, vole en rond, et
+chante au-dessus de sa tête. C'est une satyre qu'il chante, et une
+satyre très-emportée, d'abord contre les mauvais chrétiens qui seront au
+jour du jugement moins avancés que tel qui ne connut jamais le Christ,
+et ensuite contre les mauvais rois qui, dans ce siècle, opprimaient les
+peuples et surchargeaient la terre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote318"
+name="footnote318"><b>Note 318: </b></a><a href="#footnotetag318">
+(retour) </a> C. XIX.</blockquote>
+
+<p>«Qu'est-ce que les rois perses, dit cet aigle, ne pourront pas reprocher
+à vos rois, quand ils verront ouvert ce grand livre où sont écrits tous
+leurs méfaits? Là, on verra, parmi les œuvres d'Albert (d'Autriche)
+celle qui bientôt y sera inscrite, et qui livrera la Bohême au
+ravage<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a>
+<a href="#footnote319"><sup class="sml">319</sup></a>; là, on verra la fourberie qu'emploie, sur les bords de la
+Seine, en falsifiant la monnaie, celui qui mourra des coups d'un
+sanglier<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a>
+<a href="#footnote320"><sup class="sml">320</sup></a>; on verra l'orgueil qui rend fous les rois d'Écosse et
+d'Angleterre<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a>
+<a href="#footnote321"><sup class="sml">321</sup></a>, et qui leur donne une telle soif de pouvoir,
+qu'aucun d'eux ne veut rester dans ses limites; on verra le luxe et la
+mollesse de celui d'Espagne et celui de Bohême, qui ne connurent et
+n'eurent jamais aucune vertu<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a>
+<a href="#footnote322"><sup class="sml">322</sup></a>; on verra, dans le boiteux de
+Jérusalem<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a>
+<a href="#footnote323"><sup class="sml">323</sup></a>, pour une bonne qualité, mille qualités contraires<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a>
+<a href="#footnote324"><sup class="sml">324</sup></a>;
+on verra l'avarice et la bassesse de celui qui garde l'île de feu, où
+Anchise finit sa longue carrière<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a>
+<a href="#footnote325"><sup class="sml">325</sup></a>, et pour indiquer son peu de
+valeur, ses hauts faits seront tracés en écriture abrégée, qui en
+contiendra beaucoup en peu d'espace; et chacun y verra les actions
+honteuses de son oncle<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a>
+<a href="#footnote326"><sup class="sml">326</sup></a> et de son frère<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a>
+<a href="#footnote327"><sup class="sml">327</sup></a>, qui ont déshonoré une
+si illustre race et deux couronnes; et l'on y connaîtra celui de
+Portugal<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a>
+<a href="#footnote328"><sup class="sml">328</sup></a>, et celui de Norwège<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a>
+<a href="#footnote329"><sup class="sml">329</sup></a>, et celui de Dalmatie<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a>
+<a href="#footnote330"><sup class="sml">330</sup></a>, qui
+a mal imité le coin des ducats de Venise. Heureuse la Hongrie, si elle
+ne se laissait plus mal gouverner! et heureuse la Navarre, si elle se
+faisait un rempart des montagnes qui l'environnent<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a>
+<a href="#footnote331"><sup class="sml">331</sup></a>! Chacun en voit
+la preuve dans les plaintes et dans les murmures qu'élèvent Nicosie et
+Famagoste contre le tyran qui les opprime et qui ressemble à tous les
+autres<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a>
+<a href="#footnote332"><sup class="sml">332</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote319"
+name="footnote319"><b>Note 319: </b></a><a href="#footnotetag319">
+(retour) </a> Invasion de la Bohême par cet empereur, en 1303.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote320"
+name="footnote320"><b>Note 320: </b></a><a href="#footnotetag320">
+(retour) </a> Philippe-le-Bel, qui mourut des suites d'une chute qu'il
+fit à la chasse, occasionée par un sanglier qui se jeta dans les jambes
+de son cheval. On l'accusait d'avoir altéré la monnaie, pour payer une
+armée contre les Flamands, après la déroute de Courtrai, en 1302.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote321"
+name="footnote321"><b>Note 321: </b></a><a href="#footnotetag321">
+(retour) </a> Édouard Ier, roi d'Angleterre, et Robert d'Écosse.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote322"
+name="footnote322"><b>Note 322: </b></a><a href="#footnotetag322">
+(retour) </a> Alphonse, roi d'Espagne, et Venceslas, de Bohême.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote323"
+name="footnote323"><b>Note 323: </b></a><a href="#footnotetag323">
+(retour) </a> Charles II, dit le Boiteux, fils de Charles d'Anjou, roi
+de la Pouille ou de Naples, et qui prenait le titre de roi de
+Jérusalem.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote324"
+name="footnote324"><b>Note 324: </b></a><a href="#footnotetag324">
+(retour) </a> Cela est singulièrement exprimé dans le texte. «Sa bonté
+sera marquée par un I, taudis que le contraire sera marqué par un M.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote325"
+name="footnote325"><b>Note 325: </b></a><a href="#footnotetag325">
+(retour) </a> Frédéric III, roi de Sicile, fils de Pierre d'Aragon, et
+son successeur.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote326"
+name="footnote326"><b>Note 326: </b></a><a href="#footnotetag326">
+(retour) </a> Jacques, roi de Maïorque et Minorque.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote327"
+name="footnote327"><b>Note 327: </b></a><a href="#footnotetag327">
+(retour) </a> Jacques, roi d'Aragon.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote328"
+name="footnote328"><b>Note 328: </b></a><a href="#footnotetag328">
+(retour) </a> Denis, surnommé l'Agriculteur, <i>Agricola</i>, qui régna
+depuis 1279 jusqu'à 1325.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote329"
+name="footnote329"><b>Note 329: </b></a><a href="#footnotetag329">
+(retour) </a> Qui avait alors ses propres rois, et n'était pas réunie
+au Danemarck.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote330"
+name="footnote330"><b>Note 330: </b></a><a href="#footnotetag330">
+(retour) </a> Ou d'Esclavonie, ou de <i>Rascia</i>, comme dit le texte, qui
+était une partie de l'Esclavonie, et dont le roi, au temps du Dante,
+falsifia les ducats de Venise.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote331"
+name="footnote331"><b>Note 331: </b></a><a href="#footnotetag331">
+(retour) </a> Pour se défendre contre la France, et se soustraire à la
+domination de Philippe-le-Bel.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote332"
+name="footnote332"><b>Note 332: </b></a><a href="#footnotetag332">
+(retour) </a> Henri II, roi de Chipre en 1300. Nicosie et Famagoste,
+deux villes principales de cette île, sont ici pour l'île entière. (Voy.
+Giblet, <i>Hist. des Rois de Chipre de la maison de Lusignan</i>).</blockquote>
+
+<p>Après cette sortie contre les rois qui vivaient alors, l'aigle fait
+l'éloge des bons rois des anciens temps; mais on devinerait
+difficilement la forme de cet éloge<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a>
+<a href="#footnote333"><sup class="sml">333</sup></a>. On se souvient que ce sont des
+âmes de saints qui ont formé, dans la planète de Jupiter, les différents
+membres et le corps entier de cet aigle impérial (car c'est cette
+enseigne de l'Empire qui a donné au poëte l'idée d'une invention si
+gigantesque et si bizarre). L'aigle donc, tournant du côté du Dante un
+de ses yeux, lui fait remarquer un roi qui en forme la prunelle, et
+cinq autres qui en composent le tour. Dans la prunelle, c'est David.
+Celui des cinq qui est le plus près du bec est Trajan; Ezéchias vient
+ensuite, puis Constantin, malgré la faute qu'il fit de céder Rome au
+Pape pour aller fonder l'empire grec<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a>
+<a href="#footnote334"><sup class="sml">334</sup></a>; après lui, Guillaume-le-Bon,
+roi de Sicile; et enfin, par une inversion chronologique un peu forte,
+ce Riphée, que Virgile appelle le plus juste des Troyens et le plus ami
+de la justice<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a>
+<a href="#footnote335"><sup class="sml">335</sup></a>. Trajan et Riphée dans l'œil d'un aigle composé tout
+entier de saints du christianisme, peuvent causer quelque surprise, et
+Dante ne peut dissimuler la sienne; mais l'aigle fait à ce sujet une
+discussion théologique qui ne lui laisse plus aucun doute; les
+commentateurs les plus versés dans cette matière disent que cela est
+conforme à la doctrine de S. Augustin. Cela est donc très-orthodoxe, et
+nous pouvons être tranquilles là-dessus, comme Dante le fut lui-même.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote333"
+name="footnote333"><b>Note 333: </b></a><a href="#footnotetag333">
+(retour) </a> C. XX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote334"
+name="footnote334"><b>Note 334: </b></a><a href="#footnotetag334">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Per cedere al pastor si fece Greco.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote335"
+name="footnote335"><b>Note 335: </b></a><a href="#footnotetag335">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i20"> <i>Justissimus unus.</i></p>
+ <i>Qui fuit in Teucris, et servantissimus œqui.</i>
+<p class="i20"> (<i>Æn.</i>, l. II, v. 426.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Il monte au septième ciel, qui est celui de Saturne<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a>
+<a href="#footnote336"><sup class="sml">336</sup></a>; une immense
+échelle d'or occupait le centre de cette planète, et s'élevait à perte
+de vue. Tous les échellons en étaient couverts d'étoiles qui
+descendaient en si grand nombre, qu'il semblait que toutes les lumières
+du ciel s'écoulassent par cette voie. Dès que ces esprits lumineux sont
+parvenus au bas de l'échelle, ils se dispersent ça et là. Dante
+interroge celui qui se trouve le plus à sa portée, et qui se trouve être
+S. Pierre-Damien. En racontant son histoire, il n'oublie pas qu'il fut
+cardinal, et cette dignité lui rappelle quel est le train actuel des
+cardinaux et des papes. Encore une petite satyre, où le poëte n'a pas
+craint de faire entrer jusqu'à ce mot populaire: «Les chapes qui les
+couvrent, couvrent aussi leurs montures, et ce sont deux bêtes qui vont
+sous la même peau<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a>
+<a href="#footnote337"><sup class="sml">337</sup></a>. Ô patience divine, ajoute-t-il, peux-tu donc en
+tant souffrir?»--Ô colère, ajouterai-je à mon tour, peux-tu faire
+descendre si bas un aussi grand génie?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote336"
+name="footnote336"><b>Note 336: </b></a><a href="#footnotetag336">
+(retour) </a> C. XXI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote337"
+name="footnote337"><b>Note 337: </b></a><a href="#footnotetag337">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Cuopron de' manti lor gli palafreni,<br>
+ Sì che duo bestie van sott'una pelle.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Béatrix dirige sur une autre lumière les regards du poëte<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a>
+<a href="#footnote338"><sup class="sml">338</sup></a>; c'est S.
+Benoît, fondateur d'un ordre célèbre. Dante l'aborde et lui parle.
+Quoique saint Benoît dise que dans cette planète tout n'est qu'amour et
+charité, il déclame aussi vivement contre les moines, que Pierre Damien
+l'a fait contre les puissances de l'Église. Il est vrai que la charité
+des saints ne doit pas se croire obligée de respecter des scandales, qui
+n'ont d'apologistes que les défenseurs, non de la religion, mais des
+superstitions les plus dangereuses et les plus grossières.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote338"
+name="footnote338"><b>Note 338: </b></a><a href="#footnotetag338">
+(retour) </a> C. XXII.</blockquote>
+
+<p>Quand cette dernière âme a cessé de parler, elle va se réunir à la
+troupe d'où elle était sortie. La troupe se resserre, et toutes ces âmes
+remontent l'échelle d'or aussi rapidement qu'elles l'avaient descendue.
+Dante, sur un seul signe que Béatrix lui fait de les suivre, y monte
+avec la même rapidité, tant la vertu de celle qui le conduit a vaincu sa
+propre nature. En un instant, il se trouve transporté dans le signe des
+Gémeaux: cette constellation avait présidé à sa naissance; il espère que
+son âme y puisera la force nécessaire pour le passage difficile qui lui
+reste à franchir. Avant qu'il s'élève plus haut, sa conductrice lui dit
+de baisser ses regards vers la terre: il obéit, jette les yeux sur les
+sept planètes qu'il a parcourues, et ne peut s'empêcher de sourire de la
+chétive figure que fait la terre.</p>
+
+<p>À toutes ces ascensions successives, Béatrix a toujours augmenté de
+lumière et d'éclat. Mais une lumière plus vive encore que celle dont
+elle brille vient éclairer ces hautes régions<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a>
+<a href="#footnote339"><sup class="sml">339</sup></a>. Elle l'attend
+elle-même, les yeux fixés vers le point où cette lumière doit <a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a>
+<a href="#footnote340"><sup class="sml">340</sup></a>, posé sur le nid de sa
+douce famille, pendant la nuit qui cache les objets, impatient de jouir
+de l'aspect désiré de ses petits, et de pouvoir trouver leur
+nourriture, soin qui lui rend agréables les travaux les plus fatigants,
+prévient le temps, et, sur la cime d'un buisson, attend le soleil avec
+le plus ardent désir, regardant fixement, jusqu'à ce qu'il voie naître
+l'aube du jour. Voici, dit-elle enfin, le cortége qui entoure le
+triomphe du Christ; voici réunie toute la clarté que ces sphères
+répandent dans leur cours. Comme au temps le plus serein de la pleine
+lune, Diane brille entre les nymphes éternelles qui colorent la voûte
+des cieux, ainsi, au-dessus de plusieurs milliers de lumières, rayonnait
+un soleil qui leur communiquait sa splendeur. Les yeux du poëte sont
+trop faibles pour la soutenir. Béatrix lui apprend que dans ce soleil
+est la sagesse et la puissance même qui rouvrit les communications si
+long-temps interrompues entre le ciel et la terre. À ce spectacle, Dante
+tomba dans le ravissement, son âme s'agrandit, sortit d'elle-même, et ne
+peut plus se rappeler ce qu'elle devint. Il n'osait, depuis quelque
+temps, regarder sa conductrice, dont l'allégresse divine avait un éclat
+qu'il ne pouvait soutenir. Ouvre maintenant les yeux, lui dit-elle, tu
+as vu des choses qui le rendent capable de les fixer sur les miens. À
+ces mots, il se sentit tel qu'un homme qui revient d'un songe qu'il a
+oublié, et qui s'efforce en vain de le rappeler dans sa mémoire. Quand
+toutes les langues que Polymnie et ses sœurs ont nourries de leur lait
+le plus doux viendraient aider la sienne, il ne pourrait atteindre au
+millième de la vérité, en chantant la sainte joie qu'il vit alors
+briller sur le visage de Béatrix.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote339"
+name="footnote339"><b>Note 339: </b></a><a href="#footnotetag339">
+(retour) </a> C. XXIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote340"
+name="footnote340"><b>Note 340: </b></a><a href="#footnotetag340">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Come l'angello intra l'amate fronde,<br>
+ Posato al nido de' suoi dolci nati</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Mais elle l'avertit de porter ses regards sur un autre objet. Sous les
+rayons de ce soleil où Jésus-Christ réside, fleurit un jardin émaillé de
+mille couleurs, et, au milieu, la rose où le verbe divin prit une chair
+mortelle.... On connaît ce mystérieux emblème. Dante décrit avec
+l'enthousiasme de la poésie et de la piété, le triomphe de la Vierge
+Marie, entourée de tous les bienheureux, qui chantent des hymnes à sa
+gloire, et qui, revêtus de flammes brillantes, en étendent vers elle les
+cimes, comme l'enfant tend les bras vers sa mère, quand il s'est nourri
+de son lait.</p>
+
+<p>Béatrix s'approche d'eux et leur présente son ami, en se servant du
+langage mystique qui est parmi eux la langue commune<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a>
+<a href="#footnote341"><sup class="sml">341</sup></a>. La prière
+qu'elle leur adresse est entendue. Toutes ces âmes, flamboyantes comme
+des comètes, commencent à se mouvoir autour du Dante et de Béatrix,
+comme les sphères autour du pôle. De même que tournent les cercles
+d'une horloge, dont l'un paraît tranquille, tandis que le dernier de
+tous semble voler, de même ces danses célestes tournent d'un mouvement
+inégal, selon les divers degrés de béatitude. De celle de ces danses que
+Dante remarquait comme la plus belle, sort la lumière la plus brillante.
+Elle tourne trois fois autour de Béatrix, en faisant entendre un chant
+si divin, que l'imagination du poëte ne peut le lui retracer. Béatrix
+reconnaît dans cette flamme le prince des apôtres. Elle le prie
+d'interroger Dante sur la foi, l'espérance et la charité. Pierre,
+toujours enfermé dans sa flamme, l'interroge en effet dans les règles
+sur la première de ces vertus; et ses questions, et les réponses du
+Dante, sont en quelque sorte la quintessence la plus substantielle de la
+doctrine théologique sur cette matière. On voit que le poëte y est à
+l'aise, qu'il s'y plaît, et que tous les détours de ce labyrinthe
+d'arguments et de distinctions lui sont connus. L'apôtre en est si
+satisfait, qu'il le bénit en chantant, et l'environne trois fois de sa
+lumière.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote341"
+name="footnote341"><b>Note 341: </b></a><a href="#footnotetag341">
+(retour) </a> C. XXIV.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O Sodalizio eletto alla gran cena<br>
+ Del benedetto agnello, il qual vi ciba</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dante est lui-même enchanté de ce succès qui lui rappelle sans doute des
+triomphes semblables, obtenus plus d'une fois dans les écoles. Il ne
+veut plus être poëte que pour traiter de pareils sujets; et c'est bien
+poétiquement qu'il en fait le vœu. «S'il arrive jamais, dit-il<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a>
+<a href="#footnote342"><sup class="sml">342</sup></a>, que
+le poëme sacré auquel ont contribué le ciel et la terre, et qui pendant
+plusieurs années m'a fait maigrir, puisse vaincre la cruauté qui me
+retient hors du bercail où je dormis comme un agneau ennemi des loups
+qui lui font la guerre, c'est désormais avec une autre voix et sous
+d'autres formes<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a>
+<a href="#footnote343"><sup class="sml">343</sup></a> que je redeviendrai poëte; c'est sur les fonds de
+mon baptême que j'irai prendre ma couronne de laurier.» Cependant, une
+seconde lumière se détache de la danse céleste, et s'avance vers
+Béatrix, le Dante et saint Pierre: c'est l'apôtre S. Jacques: il
+s'approche d'abord de l'autre apôtre; et comme lorsqu'une colombe
+s'arrête auprès de sa compagne, toutes deux, en tournant et en
+murmurant, expriment leur tendre affection<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a>
+<a href="#footnote344"><sup class="sml">344</sup></a>, de même ces deux
+princes couverts de gloire s'accueillent mutuellement. Jacques interroge
+Dante sur l'espérance; et il est aussi content que Pierre l'a été de ses
+réponses.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote342"
+name="footnote342"><b>Note 342: </b></a><a href="#footnotetag342">
+(retour) </a> C. XXV.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote343"
+name="footnote343"><b>Note 343: </b></a><a href="#footnotetag343">
+(retour) </a> Le texte dit: <i>con altro vello</i>, avec une autre toison.
+Le poëte vient de se comparer à un agneau; c'est ce qui lui a dicté
+cette expression, impossible à rendre en français, et qui n'est
+peut-être pas très-regrettable.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote344"
+name="footnote344"><b>Note 344: </b></a><a href="#footnotetag344">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Si come quando'l colombo si pone<br>
+ Presso al compagno, l'uno e l'altro pande,<br>
+ Girando e marmorando, l'affezione</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Une troisième flamme s'avance; c'est celle de l'apôtre S. Jean. Le poëte
+peint son maintien, sa démarche et l'accueil qu'il reçoit des deux
+autres saints, par une comparaison où il y a beaucoup de grâce, mais
+qu'on est tout étonné, quoiqu'elle présente une image décente et
+modeste, de trouver appliquée, dans le Paradis, à trois apôtres. «De
+même, dit-il, qu'une jeune vierge se lève, marche et entre dans la
+danse, seulement pour faire honneur à la nouvelle épouse, et non par
+aucun mauvais dessein<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a>
+<a href="#footnote345"><sup class="sml">345</sup></a>; de même je vis cet astre éblouissant venir
+se joindre aux deux autres qui tournaient en dansant, comme l'exigeait
+leur ardent amour.» Après que cette danse et le chant mélodieux,
+au-dessus de toute expression et de toute idée, dont les trois saints
+l'accompagnent, ont cessé, Saint-Jean interroge Dante sur la
+charité<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a>
+<a href="#footnote346"><sup class="sml">346</sup></a>; et, dans ce troisième interrogatoire, la question n'est
+pas moins approfondie; l'habileté du répondant et la satisfaction de
+l'examinateur ne sont pas moindres que dans les deux premiers.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote345"
+name="footnote345"><b>Note 345: </b></a><a href="#footnotetag345">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E come surge e va edentra in ballo,<br>
+ Vergine lieta, sol per fare onore<br>
+ Alla novizia, non per alcun fallo</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote346"
+name="footnote346"><b>Note 346: </b></a><a href="#footnotetag346">
+(retour) </a> C. XXVI.</blockquote>
+
+<p>Le père du genre humain, Adam, vient se joindre aux trois apôtres,
+enveloppé comme eux d'une flamme du plus grand éclat. Dante, quand
+Béatrix le lui a nommé, s'incline vers lui, comme le feuillage qui
+courbe sa cime au souffle passager du vent, et se relève ensuite par sa
+propre force. Il prie le premier homme de lui répondre, et d'éclaircir
+des doutes qu'il ne lui explique pas, pour ne point retarder le plaisir
+de l'entendre, mais qu'Adam lit dans son âme plus clairement que Dante
+ne les y voit lui-même. Ils ont pour objet de savoir combien de temps
+s'est écoulé depuis que Dieu plaça l'homme dans le Paradis terrestre,
+combien dura son bonheur; et la véritable cause du courroux céleste; et
+quelle fut la langue qu'il parla et qu'il se créa lui-même. Adam répond
+en peu de mots sur les premières questions. Ce ne fut point d'avoir
+goûté d'un fruit qui fut la cause de son exil, mais d'avoir transgressé
+l'ordre qu'il avait reçu. Le soleil avait achevé 4302 fois son tour
+annuel pendant qu'il était resté dans le séjour des limbes; et il avait
+vu cet astre parcourir 930 fois tous les signes célestes tandis qu'il
+était resté sur la terre. Il entre dans plus de détails sur la langue
+primitive qui avait été la sienne, et peut-être il s'arrête trop sur
+quelques particularités, telles que certains changements opérés dans
+cette langue, où <i>El</i> d'abord, et ensuite <i>Éli</i> ou <i>Éloï</i> signifièrent
+le nom de Dieu. Quant au séjour qu'il fit dans le Paradis terrestre, et
+au temps de son innocence et de sa félicité, il ne dura en tout que six
+heures, ou, comme il le dit en langage astronomique, depuis la première
+heure jusqu'à celle qui suit la sixième, quand le soleil passe d'une
+région du ciel à l'autre<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a>
+<a href="#footnote347"><sup class="sml">347</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote347"
+name="footnote347"><b>Note 347: </b></a><a href="#footnotetag347">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Dalla prim'ora a quella ch'è seconda<br>
+ Come'l sol muta quadra, all'ora sesta.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Le Paradis entier retentit alors du chant de gloire<a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a>
+<a href="#footnote348"><sup class="sml">348</sup></a>. Dante en était
+enivré: il croyait voir et entendre l'expression de la joie de l'univers
+entier; et il éprouvait lui-même l'extase d'une joie ineffable. Tout à
+coup une rougeur plus vive et plus ardente se montre sur le visage de S.
+Pierre. Aux premiers mots qu'il laisse échapper dans sa colère, le ciel
+entier rougit comme un nuage frappé des rayons du soleil; Béatrix même,
+change de couleur comme une femme honnête, qui est sûre d'elle-même,
+mais que la faute d'autrui et les discours qu'elle est forcée
+d'entendre, rendent timide. Après ces préparations oratoires, S. Pierre
+commence un discours contre la corruption, le luxe et les abus de la
+cour de Rome. Son sang et celui des premiers papes n'avaient pas élevé
+l'Église pour qu'elle devînt un objet de commerce, et qu'elle fût vendue
+à prix d'or. «Ce ne fut point, continue-t-il, d'une voix formidable, ce
+ne fut point notre intention qu'une partie du peuple chrétien fût à la
+droite de nos successeurs, et l'autre partie à la gauche, ni que les
+clefs qui me furent accordées, devinssent sur des étendards, l'enseigne
+sous laquelle on combattrait contre des peuples qui ont reçu le baptême;
+ni que ma figure servît de sceau à des priviléges vendus et menteurs;
+c'est là ce qui souvent me fait rougir et m'enflamme de colère. On ne
+voit là-bas dans les pâturages, que loups ravissants en habit de
+bergers. Ô Vengeance de Dieu! pourquoi restes-tu oisive? Des gens de
+Cahors et de Gascogne s'apprêtent à boire de notre sang<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a>
+<a href="#footnote349"><sup class="sml">349</sup></a>: quelle
+avilissante fin d'un commencement si glorieux! Enfin la Providence
+viendra bientôt à notre secours. Et toi, mon fils, qui dois retourner
+encore sur la terre, parles-y avec franchise, et ne cherche point à
+cacher ce que je ne cache pas.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote348"
+name="footnote348"><b>Note 348: </b></a><a href="#footnotetag348">
+(retour) </a> C. XXVII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote349"
+name="footnote349"><b>Note 349: </b></a><a href="#footnotetag349">
+(retour) </a> Trait lancé contra les papes Jean XXII qui était de
+Cahors, et Clément V qui était Gascon.</blockquote>
+
+<p>Dès que l'apôtre a cessé de parler, toutes ces lumières triomphantes qui
+s'étaient arrêtées à l'entendre, s'agitent dans l'air enflammé,
+remontent avec lui vers l'empyrée, et disparaissent aux yeux du poëte
+qui les regarde avec ravissement. Il s'y trouve bientôt transporté
+lui-même, comme il l'a été jusqu'alors, par la force surnaturelle des
+regards de Béatrix. En s'élevant encore avec lui, elle s'enrichit de
+beautés nouvelles et d'une nouvelle lumière; et l'œil de son ami, devenu
+plus fort à mesure qu'il pénètre plus avant dans les cieux, ne peut plus
+se détacher d'elle. Cette idée allégorique qui représente, si l'on veut,
+la force de l'amour divin, est rendue avec des expressions évidemment
+dictées par le souvenir d'un autre amour<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a>
+<a href="#footnote350"><sup class="sml">350</sup></a>. Béatrix lui explique la
+nature de l'empyrée, de ce neuvième ciel qui renferme tous les autres,
+et leur imprime le mouvement. Il le reçoit d'un cercle de lumière et
+d'amour qui l'environne de toutes parts, et qui n'est autre chose que
+l'âme divine elle-même, dans laquelle et par laquelle tout se meut dans
+le système général des sphères.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote350"
+name="footnote350"><b>Note 350: </b></a><a href="#footnotetag350">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E se natura o arte fe' pasture<br>
+ Du pigliare occhi per aver la mente,<br>
+ In carne umana, o nelle sue pinture,<br>
+ Tutte adunate parrebber niente<br>
+ Ver lo piacer divin che mi rifulse,<br>
+ Quando mi vulsi al suo viso ridente.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dante n'a pas voulu que Béatrix finît de parler sans revenir au sujet
+qui l'occupait et l'intéressait le plus lui-même, aux désordres dont il
+était victime, et à l'espérance d'un meilleur temps, «Ô cupidité,
+s'écrie-t-elle tout-à-coup, tu tiens sous ton joug tous les hommes; tu
+les empêches de lever les yeux sur de si grands objets; tu fais qu'ils
+s'en tiennent toujours à une volonté stérile et qui ne porte jamais de
+fruit; la bonne foi et l'innocence ne sont plus le partage que des
+enfants: à peine cessent-ils de balbutier que ces vertus se changent en
+vices. Tous ces désordres viennent de ce qu'il n'y a personne qui
+gouverne sur la terre.<a name="n7" id="n7"></a> Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas que la
+fortune, changeant le cours des vents, ne fasse voguer heureusement le
+vaisseau public, et les fruits viendront après les fleurs.»</p>
+
+<p>De retour dans l'empyrée, d'où cette digression l'a écarté, Dante, après
+avoir donné à ses yeux une nouvelle force, en regardant ceux de
+Béatrix<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a>
+<a href="#footnote351"><sup class="sml">351</sup></a>, les porte sur un point de lumière si rayonnant, que l'œil
+qui s'y fixe est obligé de se fermer. Autour de ce point, et à peu de
+distance, un cercle de feu tourne avec plus de vitesse que le mouvement
+le plus rapide des cieux. Ce cercle est environné d'un second, celui-ci
+d'un troisième, et ainsi jusqu'au neuvième cercle, augmentant toujours
+d'étendue, et diminuant de rapidité et d'éclat à mesure qu'ils
+s'éloignent de ce point unique d'où ils reçoivent le mouvement et la
+lumière. Ce sont les neuf chœurs des Anges, qui brûlent éternellement du
+feu d'amour, et dont l'ardeur est plus grande selon qu'ils tournent de
+plus près autour de ce point enflammé. Les Séraphins et les Chérubins
+sont les premiers, ensuite les Trônes qui complètent le premier
+ternaire: le second est composé des Dominations, des Vertus et des
+Puissances; les Principautés et les Archanges forment les deux cercles
+suivants, et le troisième de ce dernier ternaire est rempli par les
+Anges.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote351"
+name="footnote351"><b>Note 351: </b></a><a href="#footnotetag351">
+(retour) </a> C. XXVIII.</blockquote>
+
+<p>Ce grand tableau, sur lequel Béatrix fixe long-temps les yeux<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a>
+<a href="#footnote352"><sup class="sml">352</sup></a>,
+comme le Dante ne l'avait pu faire, amène des explications sur l'essence
+divine et sur la nature des Anges. Ces explications qui ne sont pas les
+mêmes dans toutes les écoles de théologie, amènent à leur tour des
+réflexions contre la vanité de la science, contre les savants et contre
+les philosophes; mais Béatrix les maltraite encore moins que les
+prédicateurs. Elle reproche à ceux-ci de débiter en chaire des fables et
+des contes absurdes pour tromper le peuple. «Ils ne cherchent, dit-elle,
+en prêchant, que des bons mots et des bouffonneries; et pourvu qu'ils
+fassent bien rire, ils se gonflent dans leur froc et n'en demandent pas
+davantage. Mais ce froc renferme quelquefois un tel oiseau, que si le
+peuple pouvait le voir, il ne viendrait pas à lui pour recevoir les
+pardons sur lesquels il se fie<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a>
+<a href="#footnote353"><sup class="sml">353</sup></a>; on en est devenu si fou sur la
+terre, que sans témoin et sans preuve, on court à tous ceux qui sont
+promis. C'est de cela que s'engraisse le porc de S. Antoine, et tant
+d'autres qui sont pis que des porcs, et qui nous vendent de la fausse
+monnaie pour de la bonne.» On voit que l'esprit satyrique du Dante ne
+l'abandonne jamais, et que le bon goût l'abandonne souvent. Ces traits
+contre les prédicateurs bouffons et contre les moines étaient vrais,
+surtout contre ceux de son temps; mais lorsqu'on plane dans l'Empyrée,
+au milieu des neufs chœurs des anges, il est dégoûtant de se sentir
+rappelé à de si vils objets, et d'être forcé d'abaisser ses regards des
+Trônes et des Dominations jusque sur le cochon de S. Antoine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote352"
+name="footnote352"><b>Note 352: </b></a><a href="#footnotetag352">
+(retour) </a> C. XXIX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote353"
+name="footnote353"><b>Note 353: </b></a><a href="#footnotetag353">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ma tale uccel nel bechetto s'annida<br>
+ Che se'l volgo il vedesse, non torrebbe<br>
+ La perdonanza di che si confida.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>On les relève bientôt: on se trouve au-dessus du neuvième ciel<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a>
+<a href="#footnote354"><sup class="sml">354</sup></a>,
+dans ce cercle, dit Béatrix, qui est toute lumière, cette lumière
+intellectuelle qui est tout amour, cet amour du vrai bien qui est toute
+joie, cette joie qui est au-dessus de toutes les douceurs<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a>
+<a href="#footnote355"><sup class="sml">355</sup></a>. Une
+lumière éblouissante y coule en forme de rivière, entre deux bords
+émaillés des plus admirables couleurs du printemps. Il en sort de vives
+étincelles, qui vont s'abattre dans les fleurs et y paraissent
+enchâssées comme des rubis dans de l'or. Ensuite, comme enivrées de
+douces odeurs, elles se replongent dans le fleuve miraculeux, et lorsque
+l'une y rentre, une autre en sort. Béatrix lit dans les regards du Dante
+le désir qu'il a de savoir ce que sont toutes ces merveilles; mais elle
+veut qu'auparavant il boive de l'eau de cette rivière. Il se courbe à
+l'instant vers cette onde, comme un enfant se précipite vers le lait
+maternel, quand il s'est réveillé beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire.
+Aussitôt que ses paupières s'y sont désaltérées, ces fleurs et ces
+étincelles se changent à ses yeux en un plus grand spectacle: il voit
+les deux cours du ciel, c'est-à-dire, selon les interprètes, les anges
+au lieu des étincelles, et les âmes humaines à la place des fleurs. Dans
+un cercle de lumière émanée d'un rayon même de l'Éternel, cercle si
+vaste que sa circonférence formerait autour du soleil une trop large
+ceinture, sont disposés concentriquement, comme les feuilles d'une rose,
+des milliers de siéges glorieux où sont assises ces deux divisions de la
+cour céleste. La lumière éternelle est au centre, autour duquel les âmes
+heureuses, qui sont revenues de leur exil sur la terre, occupent le
+dernier rang. Elles se mirent incessamment dans la divine lumière; ainsi
+qu'une colline riante se mire dans l'eau qui coule à ses pieds, comme
+pour se voir parée d'une abondance d'herbes et de fleurs<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a>
+<a href="#footnote356"><sup class="sml">356</sup></a>. Si le
+plus bas degré brille d'un si grand éclat, et s'il s'étend dans un si
+prodigieux espace, quelle doit donc être l'étendue de cette rose, au
+rang le plus élevé de feuilles? Béatrix fait admirer au poëte le nombre
+de ces âmes revêtues de gloire, et le prodigieux contour de la cité
+céleste. Presque tous ces siéges sont tellement remplis, qu'il y reste
+désormais peu de places. On en voit un, surmonté d'une couronne, destiné
+à l'empereur Henri VII; le même pour qui Dante écrivit son traité de la
+<i>Monarchie</i>; l'idée de cet empereur lui rappelle le pape Clément V, son
+ennemi, et la place qu'il lui a déjà promise en Enfer avec les
+simoniaques, dans ce trou enflammé où Boniface VIII doit enfoncer
+Innocent III, et Clément V enfoncer Boniface<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a>
+<a href="#footnote357"><sup class="sml">357</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote354"
+name="footnote354"><b>Note 354: </b></a><a href="#footnotetag354">
+(retour) </a> C. XXX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote355"
+name="footnote355"><b>Note 355: </b></a><a href="#footnotetag355">
+(retour) </a> Je passe une très-belle et très-savante comparaison par
+laquelle ce chant commence; je passe encore un nouvel éloge que le poëte
+fait de Béatrix, en protestant plus que jamais de son impuissance à la
+louer. Je cours au but, où le lecteur n'est pas plus impatient d'arriver
+que je ne le suis moi-même.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote356"
+name="footnote356"><b>Note 356: </b></a><a href="#footnotetag356">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E, come clivo in acqua di suo imo<br>
+ Si specchia, quasi per veder si adorno,<br>
+ Quanto è nell' erbe e ne' fioretti opimo</i>, etc.
+</div></div>
+
+<p>Il faut que l'on me passe l'expression <i>elles se mirent</i>, un peu commune
+en français. Il n'y en avait point d'autre ici pour rendre le verbe
+<i>specchiarsi</i>, qui est très-noble en italien.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote357"
+name="footnote357"><b>Note 357: </b></a><a href="#footnotetag357">
+(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 91 et 92.</blockquote>
+
+<p>Au dessus de cette rose immense voltigeait l'innombrable milice des
+anges<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a>
+<a href="#footnote358"><sup class="sml">358</sup></a>, comme un essaim d'abeilles, qui tantôt vont chercher des
+fleurs, et tantôt retournent au lieu où elles en parfument leurs
+travaux; ces anges descendaient sans cesse sur la rose, et de-là
+remontaient au séjour qu'habite éternellement l'objet de leur amour.
+Leur visage brillait comme la flamme; leurs ailes étaient d'or, et le
+reste de leur corps d'une blancheur qui effaçait celle de la neige.
+Quand ils descendaient sur la fleur, ils y portaient de siége en siége
+cette paix et cette ardeur qu'ils allaient puiser eux-mêmes en agitant
+leurs ailes. Le poëte, après avoir peint avec complaisance tous les
+détails de ce ravissant spectacle, exprime l'enchantement qu'il éprouve
+par ce rapprochement singulier, où il trouve encore à placer un trait
+contre son ingrate patrie. «Si les barbares venus des régions qui sont
+sous la constellation de l'Ourse, s'étonnèrent à l'aspect de Rome et de
+ses monuments, lorsque le Capitole dominait sur le reste du monde, moi
+qui avais passé de l'humain au divin, du temps à l'éternité, et de
+Florence chez un peuple juste et sensé<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a>
+<a href="#footnote359"><sup class="sml">359</sup></a>, quelle fut la stupeur dont
+je dus être rempli?» Il se compare à un pélerin qui se délasse en
+regardant le temple où il est venu accomplir son vœu, et dont il espère
+déjà redire toutes les merveilles. Il promenait ses regards sur tous ces
+degrés lumineux, en haut, en bas, tout alentour. Il contemplait ces
+visages qui inspirent la charité, ornés de la lumière qu'ils empruntent
+et de leur propre joie, et sur lesquels respire tout ce qu'il y a de
+sentimens honnêtes<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a>
+<a href="#footnote360"><sup class="sml">360</sup></a>. Dans le ravissement dont il est plein, il
+éprouve le besoin d'interroger Béatrix; il veut se tourner vers elle, et
+ne la trouve plus; mais à sa place un vieillard vénérable et tout
+rayonnant de gloire, qu'elle a chargé de le guider pendant le reste de
+son voyage. Elle est allée se replacer sur le siége de lumière qui lui
+était destiné au troisième rang des âmes heureuses. Dante l'y voit de
+loin, brillante d'un nouvel éclat et couverte des rayons de la divinité,
+qu'elle réfléchit tout autour d'elle. De la plus haute région où se
+forme le tonnerre, quand un œil mortel plonge sur les mers, il ne
+parcourt point une distance égale à celle qui sépare de Béatrix les yeux
+de celui qui la regarde; mais il ne perd rien de sa beauté, parce
+qu'aucun milieu n'intercepte ou n'altère son image. Il lui adresse
+enfin, et les plus vives actions de grâce pour le soin qu'elle a pris de
+le ramener, par des voies si extraordinaires, de l'esclavage à la
+liberté, et la prière la plus ardente pour qu'elle conserve en lui,
+jusqu'à son dernier moment, les magnifiques dons qu'elle lui a faits.
+Béatrix, dans l'immense éloignement où elle est placée, le regarde, lui
+sourit, et se retourne vers la source de l'éternelle lumière.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote358"
+name="footnote358"><b>Note 358: </b></a><a href="#footnotetag358">
+(retour) </a> C. XXXI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote359"
+name="footnote359"><b>Note 359: </b></a><a href="#footnotetag359">
+(retour) </a> <i>E di Fiorenza in popol giusto e sano.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote360"
+name="footnote360"><b>Note 360: </b></a><a href="#footnotetag360">
+(retour) </a> Rien de plus naïf et de plus doux que cette fin d'un
+description magnifique:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>E vedea visi a carità suadi,<br>
+ D'altrui lume fregiati e del suo viso,<br>
+ E d'atti ornati di tutte onestadi.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Le nouveau guide qu'elle lui a donné est saint Bernard. C'est avec lui
+qu'il contemple le triomphe de Marie, assise au sommet du premier cercle
+de la rose, et qui de-là domine sur toute la cour céleste. C'est de lui
+qu'il apprend les causes des différents degrés qu'occupent, au-dessous
+d'elle, les saints de l'ancien Testament et ceux du nouveau; qu'il
+obtient, en un mot, toutes les explications qu'il avait jusqu'alors
+reçues de Béatrix<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a>
+<a href="#footnote361"><sup class="sml">361</sup></a>. C'est lui enfin qui adresse, en faveur du Dante,
+une longue et fervente prière à Marie<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a>
+<a href="#footnote362"><sup class="sml">362</sup></a>, et qui obtient d'elle qu'il
+soit permis à celui que Béatrix protège, de contempler la source de
+l'éternelle félicité. Dante y fixe en effet les yeux; mais ni sa mémoire
+ne peut lui rappeler, ni son langage ne peut exprimer tant de
+merveilles. Il essaie cependant de rendre comment il a vu réuni par
+l'amour en un seul faisceau, dans les profondeurs de l'essence divine,
+tout ce qui est dispersé dans l'univers; la substance, l'accident et les
+propriétés de l'une et de l'autre; et comment il a cru voir trois
+cercles de trois couleurs différentes et de la même grandeur, dont l'un
+semblait réfléchi par l'autre, comme l'arc d'Iris par un arc semblable,
+et le troisième paraissait un feu également allumé par tous les deux.
+Tandis qu'il regarde attentivement ce prodige, en s'efforçant de le
+comprendre, il s'aperçoit que le second des trois cercles porte en soi,
+peinte de sa propre couleur, l'effigie humaine. Ses efforts pour
+pénétrer ce nouveau mystère, sont aussi vains que ceux du géomètre qui
+cherche un principe pour expliquer l'exacte mesure du cercle<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a>
+<a href="#footnote363"><sup class="sml">363</sup></a>. Il y
+renonçait enfin, lorsqu'un éclair frappe son âme, l'illumine et remplit
+tout son désir. Mais il manque de pouvoir pour se retracer cette grande
+image. Il reconnaît enfin son impuissance, et soumet sa volonté à cet
+amour qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote361"
+name="footnote361"><b>Note 361: </b></a><a href="#footnotetag361">
+(retour) </a>
+ C. XXXII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote362"
+name="footnote362"><b>Note 362: </b></a><a href="#footnotetag362">
+(retour) </a>
+ C. XXXIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote363"
+name="footnote363"><b>Note 363: </b></a><a href="#footnotetag363">
+(retour) </a>
+ C'est-à-dire, pour en trouver la quadrature, ou pour
+trouver le rapport exact d'un carré avec la circonférence du cercle,
+problème dont les géomètres ont renoncé depuis long-temps à chercher la
+solution.</blockquote>
+
+<p>C'est ainsi que se termine ce grand drame, qui, après avoir, pendant
+plusieurs actes, mis sous les yeux du spectateur des événements variés
+et de grands coups de théâtre, paraît manquer un peu par le dénoûment.
+Mais ce dénoûment, dans sa simplicité, n'est-il pas, quand on l'examine
+de plus près, le meilleur, et peut-être le seul que comportait le sujet
+du poëme? C'est sur quoi je me permettrai quelques réflexions rapides.</p>
+<br>
+<p class="mid"><i><b>Dernières Observations.</b></i></p>
+
+<p>Le désir de connaître, ou plutôt celui de communiquer ses connaissances
+à son siècle, d'éclairer les hommes sur le sort qui les attendait dans
+cette vie future dont tout le monde s'occupait alors, sans que la vie
+présente en fût meilleure, et de revêtir des couleurs de la poésie, les
+profondeurs théologiques où il s'était enfoncé toute sa vie; ce désir,
+joint à celui de satisfaire ses passions politiques et de se venger de
+ses oppresseurs, fut ce qui inspira au poëte l'idée de cet ouvrage,
+auquel on donnera maintenant le titre qu'on voudra, mais qu'on ne peut
+se dispenser, après l'avoir examiné dans toutes ses parties, de ranger
+parmi les plus étonnantes productions de l'esprit humain. Il s'y
+représente lui-même, avec toutes les faiblesses de l'humanité, sujet à
+la crainte, à la pitié; flottant dans le doute, mais toujours avide de
+savoir, et s'élevant du gouffre des Enfers jusqu'au-dessus de l'Empyrée,
+avec la soif ardente de s'instruire, et l'espérance d'apprendre enfin
+par tant de moyens surnaturels, ce qu'il n'est pas donné aux autres
+hommes de connaître.</p>
+
+<p>L'objet le plus éloigné de la portée de leur faible intelligence, et
+celui que, dans tous les temps, ils se sont le plus obstinés à définir,
+est ce régulateur universel, cet auteur de la première impulsion donnée
+au mouvement général de la nature, cet être, en un mot, par qui on
+explique ce qui est incompréhensible sans lui, mais plus
+incompréhensible lui-même que tout ce qui sert à expliquer. Toutes les
+religions le reconnaissent; chacune le représente à sa manière. Le
+christianisme a des mystères qui lui sont propres; il en a aussi qui lui
+sont communs avec des religions plus anciennes: le mystère fondamental
+qui sert de base à tous les autres, celui qui a pour objet l'essence
+divine, est de ce nombre. La foi se soumet et s'humilie devant ses
+obscurités, mais elle ne les dissipe pas. En voyant Dante s'élever
+toujours de lumière en lumière, escorté de différents guides
+successivement chargés d'éclaircir ses doutes, et de ne laisser aucun
+voile impénétrable à ses yeux, on ne doit pas s'attendre que celui qui
+couvre le premier anneau de la chaîne mystérieuse soit entièrement levé;
+mais à l'aspect des grandes machines qu'il employe pour expliquer des
+mystères du second ordre, on sent naître et s'accroître de plus en plus
+l'espérance de le voir créer, pour le premier de tous, une machine plus
+grande et plus imposante encore, qui laissera dans l'esprit, au défaut
+des éclaircissements qu'il n'est pas en son pouvoir de donner, une image
+au-dessus de toutes les proportions connues, dont l'apparition
+terrassera pour ainsi dire à la fois, et l'incrédulité rebelle, et
+l'insatiable curiosité.</p>
+
+<p>Mais quelque grande, quelque prodigieuse qu'eût été cette image,
+n'eût-elle pas encore été plus démesurément au-dessous de ce qu'elle eût
+voulu rendre, qu'au-dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir?
+Supposons que le poëte eût voulu tirer un autre parti de l'emblême
+ingénieux des trois cercles, dont l'un est empreint de l'effigie
+humaine; que doué du talent de faire parler, quand il le veut, tous les
+objets de la nature et tous ceux que crée son génie, il eût essayé de
+donner une voix surnaturelle à cet emblême de la Divinité une et
+triple, l'abîme de lumière où il est placé comme dans un sanctuaire,
+aurait tremblé: tous les saints et tous les anges dont est peuplé
+l'Empyrée auraient tressailli de respect et seraient restés en silence;
+la la triple voix, fondue en une seule harmonie, se serait fait
+entendre; elle aurait énoncé ce que l'Éternel permet que l'on connaisse
+de sa nature, et reproché à l'homme, avec la véhémence que l'Écriture
+donne souvent à <i>Jéhovah</i>, sa curiosité sur ce que cette nature a
+d'obscurités impénétrables. Voilà sans doute un dénoûment dans le goût
+moderne, et qui, rendu en vers dignes du Dante, aurait fait beaucoup de
+fracas; mais tout ce fracas n'eût-il pas été en pure perte? N'eût-il pas
+été froid et mesquin par cette affectation même de grandeur, par cette
+ambition déplacée de donner un langage à celui que notre oreille ne peut
+entendre, et d'oser faire parler l'homme par la voix de Dieu? Dante a
+donc fait sagement de finir avec cette brièveté religieuse, et de nous
+donner une dernière leçon en trompant, pour ainsi dire, l'attente où il
+nous avait mis lui-même d'une chose impossible et hors de la portée du
+génie humain. Un rayon de la grâce l'illumine et lui montre tout à coup
+le fond de l'inexplicable mystère. Cette faveur est pour lui seul: il ne
+peut trouver dans son imagination ni dans sa mémoire aucune image pour
+la rendre sensible; l'Être éternel ne lui permet pas, et il se soumet à
+sa volonté. Ce dénoûment est tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait
+être: le poëte n'a plus rien à nous dire, et l'objet de son poëme, comme
+celui de son voyage est rempli.</p>
+
+<p>Après l'avoir suivi dans ce voyage, d'aussi près que nous l'avons fait,
+nous sommes plus en état qu'on ne l'est d'ordinaire d'en apprécier la
+marche hardie et l'étonnante conception. Le poëme du Dante a cela de
+particulier, que seul de son espèce, n'ayant point eu de modèle, et ne
+pouvant en servir, ses beautés sont toutes au profit de l'art, et ses
+défauts n'y sont d'aucun danger. Quel poëte aujourd'hui, ayant à peindre
+un Enfer, y mettrait des objets ou dégoûtants, ou ridicules, ou d'une
+exagération gigantesque, tels que ceux que nous y avons vus, et surtout
+tels que ceux que je n'ai osé y faire voir? Quel poëte, voulant
+représenter le séjour céleste, figurerait en croix ou en aigle, sur
+toute la surface d'une planète, d'innombrables légions d'âmes heureuses,
+ou les ferait couler en torrent? Quel autre préférerait d'expliquer sans
+cesse des dogmes, plutôt que de peindre des jouissances et
+d'inaltérables félicités? Il en est ainsi des autres vices de
+composition que l'on aperçoit aisément dans la <i>Divina Commedia</i>, et sur
+lesquels il est par conséquent inutile de s'appesantir.</p>
+
+<p>La distribution faite par le poëte, dans les différentes parties de son
+ouvrage, des matériaux poétiques qui existaient de son temps, et la
+manière dont il a su les y employer, peuvent donner lieu à d'autres
+observations.</p>
+
+<p>Le génie du mal et le génie du bien, personnifiés dans les plus
+anciennes mythologies de l'orient, et toujours aux prises l'un avec
+l'autre, devinrent dans le christianisme, les anges de lumière et les
+anges de ténèbres, ou, populairement parlant, les anges et les diables.
+On se servit surtout des derniers pour effrayer le peuple: on représenta
+ces mauvais génies sous les traits les plus hideux; lorsqu'on les fit
+paraître dans des farces grossières, destinées à exalter l'esprit de la
+multitude par la peur, on voulut aussi que ces spectacles ne fussent pas
+assez tristes pour qu'elle ne pût s'y plaire; les diables furent chargés
+de l'égayer par des bouffonneries; on ajouta des traits ridicules à
+leurs attributs effrayants; on leur donna des queues et des cornes; on
+les arma de fourches; on en fit à la fois des monstres horribles et de
+mauvais plaisants. Il eût été difficile que Dante écartât de son Enfer,
+ces honteuses caricatures. Il était réservé à un autre grand poëte de
+concevoir et de peindre le génie du mal sous de plus nobles traits; de
+le représenter sous ceux d'un ange, dont le front porte encore la
+cicatrice des foudres de l'Éternel, et qui n'est en quelque sorte
+dépouillé que de l'excès de sa splendeur. Mais il ne faut pas oublier
+que Milton, qui a beaucoup profité du Dante, écrivit trois cent
+cinquante ans après lui.</p>
+
+<p>Le christianisme n'attribue à son Enfer, que deux genres de supplices;
+le feu et la damnation éternelle, c'est-à-dire l'éternelle privation du
+souverain bien. Dante emprunta de l'Enfer des anciens, l'idée d'une
+variété de tourments assortie à la diversité des crimes; et cette idée,
+qui le sauva d'une uniformité fatigante, lui fournit des tableaux
+nombreux, des contrastes et des gradations de terreur. Les vents, la
+pluie, la grêle, des insectes dévorants et rongeurs, des tombeaux
+embrasés, des sables brûlants, des serpents monstrueux, des flammes, des
+plaines glacées, et enfin un océan de glace transparente, sous laquelle
+les damnés souffrent et se taisent éternellement, telles sont les
+terribles ressources qu'il trouva dans cette idée féconde; nous avons vu
+le parti qu'il en sut tirer, et les couleurs aussi fidèles
+qu'énergiques, qu'il répandit sur ces tableaux lugubres et douloureux.</p>
+
+<p>Ce sont encore des tortures que présente le <i>Purgatoire</i>; mais elles ne
+sont plus aussi tristes, aussi pénibles pour le lecteur. Un mot, ou
+plutôt le sentiment qu'il exprime, fait seul ce changement; c'est
+l'espérance. On eut ordre de la laisser aux portes de l'Enfer; aux
+portes du Purgatoire on la retrouve toute entière. Elle y est; elle en
+pénètre toutes les parties. Elle anime les sites variés et champêtres
+que le poëte nous fait parcourir; elle est dans les airs, dans les
+rayons de la lumière, dans les souffrances mêmes, ou du moins dans les
+chants de ceux qui souffrent; elle est enfin comme personnifiée dans
+ces beaux anges, dans ces légers et brillants messagers du ciel,
+préposés à la garde de chaque cercle, et dont la vue rappelle sans cesse
+qu'on n'y est que pour en sortir.</p>
+
+<p>Le <i>Paradis</i> ne pouvait offrir qu'un bonheur pur, sans gradation et sans
+mélange. C'était un écueil dangereux pour le poëte, et il n'a pas su
+l'éviter. Les saints, placés dans différentes sphères, n'ont à décrire
+que la même félicité. Le seul moyen de variété, à quelques digressions
+près, qui ne sont pas toutes également heureuses, est dans l'explication
+des difficultés que la théologie se charge de résoudre; et ce moyen,
+très-satisfaisant sans doute pour ceux qui sont par état livrés à ces
+sortes d'études, l'est très-peu pour les autres lecteurs. Aussi, dans le
+pays même de l'auteur, où ces études sont toujours, par de bonnes
+raisons, les premières et les plus importantes de toutes, le Paradis est
+ce qu'on lit le moins, quoique Dante n'y ait pas répandu moins de poésie
+de style que dans les deux autres parties, et que peut-être même, parce
+qu'il avait des choses plus difficiles à exprimer, il ait mis dans son
+expression poétique une élévation plus continue, plus d'invention et de
+nouveauté. Que n'a-t-il pris, pour le bonheur des élus, la même licence
+que pour les tourments des damnés! Que n'a-t-il gradué l'un comme il a
+fait les autres! Il avait pour modèle les occupations diverses des
+héros dans l'Élysée antique, comme il avait eu les supplices variés du
+Tartare; et sans doute on lui aurait aussi volontiers pardonné cette
+seconde innovation que la première.</p>
+
+<p>Dans les trois parties de son poëme, il eut pour fonds inépuisable son
+imagination vaste, féconde, élevée, sensible, habituellement portée à la
+mélancolie, susceptible pourtant des impressions les plus agréables et
+les plus douces, comme des plus douloureuses et des plus terribles. Mais
+il donna pour aliment à cette faculté créatrice, dans l'Enfer, les
+tristes et menaçantes superstitions des légendes; dans le Purgatoire,
+les visions quelquefois brillantes de l'Apocalypse et des Prophètes;
+dans le Paradis, les graves autorités des théologiens et des Pères. Il
+en résulte dans le premier, des impressions lugubres, mais souvent
+profondes; dans le second, des émotions agréables et consolantes; dans
+le troisième, de l'admiration pour la science, pour le génie
+d'expression, pour la difficulté vaincue; mais, ce qui est toujours
+fâcheux dans un poëme, tout cela mêlé d'un peu d'ennui.</p>
+
+<p>J'ai beaucoup parlé des beautés de ce poëme, et fort peu de ses défauts.
+Ce n'est pas que je ne reconnaisse ceux que ses plus grands admirateurs
+en Italie même, ont avoués<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a>
+<a href="#footnote364"><sup class="sml">364</sup></a>. Le plus grand, dans l'ensemble, est de
+manquer d'action, et par conséquent d'intérêt. Que Dante achève ou non
+son voyage, que sa vision aille jusqu'à la fin ou soit interrompue,
+c'est ce qui nous importe assez peu. Où manque une action principale, il
+n'y a de point d'appui que les épisodes, et un poëme tout en épisodes
+ne peut ni soutenir toujours l'attention, ni ne la pas fatiguer
+quelquefois. Le défaut le plus choquant dans les détails est peut-être
+ce mélange continuel, cet <i>accozzamento</i>, comme disent les Italiens, de
+l'antique avec le moderne, et de l'Histoire sainte, avec la Fable.
+L'obscurité habituelle en est un autre qui n'est pas moins importun.
+Cette obscurité est aussi souvent dans les choses que dans les mots;
+elle est dans le tour singulier, quelquefois dur et contraint des
+phrases, dans la hardiesse des figures, nous dirions en vieux langage,
+dans leur <i>étrangeté</i>. Un bon commentaire fait disparaître en partie les
+désagréments de ce défaut; mais lors même qu'avec ce secours et celui
+d'une longue étude, on est parvenu à se rendre familières la langue de
+l'auteur, ses illusions, ses hardiesses et la fréquente bizarrerie de
+ses tours, on l'entend, mais toujours avec quelque peine; et quand on a
+vaincu les difficultés, on n'est pas encore dispensé de la fatigue.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote364"
+name="footnote364"><b>Note 364: </b></a><a href="#footnotetag364">
+(retour) </a> C'est ce qu'a fait récemment à Naples un critique
+judicieux, M. <i>Giuseppe di Cesare</i>, membre de l'Académie italienne, de
+l'Académie florentine et d'autres Académies toscanes, et associé
+correspondant de la société royale d'encouragement, établie à Naples.
+Dans un examen de la <i>Divina Commedia</i>, divisé en trois discours, qu'il
+a publié en 1807, petit in-4°., il apprécie avec goût le mérite du plan,
+de la conduite et du style de ce poëme; mais il avoue aussi les défauts,
+et de la conduite et du style. Il convient que le mélange du sacré avec
+le profane, que certains détails bas et ignobles, que plusieurs
+imitations serviles et hors de propos de Virgile, que l'affectation de
+s'enfoncer dans un chaos théologique et symbolique vers la fin du
+<i>Purgatoire</i>, et d'y rester enveloppé dans presque tout le <i>Paradis</i>,
+sont des vices de conduite qu'on ne peut excuser. Il en reconnaît de
+cinq espèces dans le style: pensées fausses, expressions triviales et
+proverbes vulgaires, froids jeux de mots, images basses et quelquefois
+indécentes, abus fréquents de la langue latine; il ne dissimule rien, il
+prouve l'existence de chacun de ces défauts par des exemples. Mais il
+n'en soutient pas moins, ni avec moins de raison, que malgré les vices
+du premier genre, il y a dans la conduite et dans le plan de la <i>Divina
+Commedia</i>, plus de jugement et de régularité qu'on ne le croit
+communément, et qu'on devra toujours regarder ce poëme comme l'un des
+plus ingénieux et des plus sublimes qu'ait produit l'esprit humain; que
+malgré les défauts du second genre, le style du Dante sera toujours un
+vrai modèle d'élocution poétique, et qu'on doit même le préférer encore
+à celui de tous les autres grands poëtes qui sont venus après lui.
+
+<p>Je saisirai cette occasion de remercier M. <i>di Cesare</i>, au nom de la
+littérature française et en mon propre nom. Les lettres françaises
+doivent lui savoir gré de la modération et des égards avec lesquels il
+relève les jugements inconsidérés que Voltaire a portés sur le Dante.
+«De tout ce qui précède, dit-il, on peut conclure que Voltaire n'a rien
+ajouté à sa réputation quand il a parlé de la <i>Divina Commedia</i> comme
+d'un poëme extravagant et monstrueux, parce qu'il en a parlé peut-être
+sans l'entendre. Mais je n'oserai accuser ce français illustre (<i>quel
+sommo francese</i>) d'autre chose que d'un jugement précipité; persuadé
+comme je le suis, que, sans une très-longue étude, et une patience
+infinie, on ne peut absolument sentir le prix et goûter les beautés du
+père de la poésie italienne, et que si cela n'est pas tout-à-fait
+impossible à un ultramontain, comme l'a montré M. de Mérian, et
+dernièrement à Paris M. Ginguené, <i>nelle sue belle lezioni su Dante</i>,
+cela est certainement d'une difficulté incalculable, puisqu'on ne peut
+pas dire que ce soit chose facile même pour les Italiens.» <i>Esame della
+Divina Commedia</i>, etc., cap. IV, p. 19 et 20. Ces leçons dont l'auteur
+parle avec tant d'indulgence sont celles que j'avais faites quelques
+années auparavant à l'Athénée, que plusieurs Italiens instruits
+voulaient bien venir entendre, et que je publie aujourd'hui.</p></blockquote>
+
+<p>Mais il ne faut pas oublier que Dante créait sa langue; il choisissait
+entre les différents dialectes nés à la fois en Italie, et dont aucun
+n'était encore décidément la langue italienne; il tirait du latin, du
+grec, du français, du provençal, des mots nouveaux; il empruntait
+surtout de la langue de Virgile, ces tours nobles, serrés et poétiques
+qui manquaient entièrement à un idiome borné jusqu'alors à rendre les
+choses vulgaires de la vie, ou tout au plus, des pensées et des
+sentiments de galanterie et d'amour. Il faut se rappeler encore qu'en
+donnant à son poëme le nom de <i>Commedia</i> par des motifs que j'ai
+précédemment expliqués, il se réserva la privilége d'écrire dans ce
+style moyen et même souvent familier qui est en effet celui de la
+comédie, et que ce fut pour ainsi dire à son insu, ou du moins sans
+projet comme sans effort, qu'il s'éleva si souvent jusqu'au sublime.</p>
+
+<p>Dans un siècle si reculé, après une si longue barbarie et de si faibles
+commencements, on est surpris de voir la poésie et la langue prendre une
+démarche si ferme et un vol si élevé. Dans ses vers on voit agir et se
+mouvoir chaque personne, chaque objet qu'il a voulu peindre. L'énergie
+de ses expressions frappe et ravit; leur pathétique touche; quelquefois
+leur fraîcheur enchante; leur originalité donne à chaque instant le
+plaisir de la surprise. Ses comparaisons fréquentes et ordinairement
+très-courtes, quelquefois pourtant de longue haleine et arrondies, comme
+celles d'Homère, tantôt nobles et relevées, tantôt communes et prises
+même des objets les plus bas, toujours pittoresques et poétiquement
+exprimées, présentent un nombre infini d'images vives et naturelles, et
+les peignent avec tant de vérité qu'on croit les avoir sous les yeux.
+Enfin si l'on excepte la pureté continue du style, que l'époque et les
+circonstances où il écrivait ne lui permettait pas d'avoir, il posséda
+au plus haut degré toutes les qualités du poëte, et partout où il est
+pur, ce qui est beaucoup plus fréquent qu'on ne pense, il est resté le
+premier et fort au-dessus de tous les autres.</p>
+
+<p>Cette supériorité qu'il conserve est une sorte de phénomène digne de
+quelques réflexions<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a>
+<a href="#footnote365"><sup class="sml">365</sup></a>. Par un effort bien remarquable de la nature,
+tous les arts renaissaient alors presque à la fois dans la Toscane
+libre. <i>Giotto</i>, ami du Dante, y faisait fleurir la peinture. Il avait
+été précédé de <i>Giunta</i>, de Pise; de <i>Guido</i>, de Sienne; de <i>Cimabué</i>,
+de Florence. Il les effaça tous; et l'on crut que personne ne pourrait
+l'effacer. <i>Masaccio</i> vint, et fit faire à l'art un pas immense par la
+perspective des corps solides, et par la perspective aérienne que
+<i>Giotto</i> avait ignorées; mais bientôt il fut surpassé lui-même dans
+toutes les parties de la peinture, par André <i>Mantegna</i>, et plus encore
+par Michel-Ange et par les autres grands peintres qui s'élevèrent
+presque en même temps dans l'Italie entière. Si l'on regarde auprès des
+tableaux d'un Raphaël, d'un Léonard de Vinci, d'un Titien, d'un Corrège,
+d'un Carrache et de tant d'autres, les tableaux de ce <i>Giotto</i> qui eut
+de son vivant tant de renommée, on n'y trouve plus aucune des qualités
+qui constituent le grand peintre, et l'on est forcé de reconnaître
+l'enfance de l'art dans ce qui en parut alors la perfection.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote365"
+name="footnote365"><b>Note 365: </b></a><a href="#footnotetag365">
+(retour) </a> Voy. dans les <i>Elogj di Dante Alighieri, Angelo
+Poliziano</i>, etc., publiés par <i>Angelo Fabroni</i>, Parme, 1800, la lettre
+de <i>Tamaso Puccini</i>, à la fin de l'éloge du Dante.</blockquote>
+
+<p>La sculpture faisait ses premiers essais sous le ciseau de Nicolas et de
+Jean de Pise, et l'on regardait comme des prodiges les chaires et les
+autres ornements dont ils décoraient les églises de Pise, leur patrie,
+de Sienne, de <i>Pistoia</i>; ils ne faisaient pourtant qu'ouvrir la route à
+un <i>Donatello</i>, à un <i>Ghiberti</i>, à un <i>Cellini</i>; et ceux-ci ne parurent
+plus rien auprès du grand Michel-Ange. Dans l'architecture, <i>Arnolpho di
+Lapo</i> avait élevé à Florence le grand palais de la république; son
+style, qu'on appelait sublime, ne fut plus que du vieux style quand on
+vit l'<i>Orcagna</i> élever, à côté de ce palais, sa loge des <i>Lanzi</i>.
+L'<i>Orcagna</i> devint petit auprès de <i>Brunelleschi</i>. Et que devint à son
+tour le style tourmenté de cet architecte célèbre devant le caractère
+imposant et <i>grandiose</i> de ce Michel-Ange Buonarotti, qu'on retrouve au
+premier rang dans tous les arts, et devant la pureté exquise des
+<i>Peruzzi</i> et des <i>Palladio</i>?</p>
+
+<p>Dans la poésie, au contraire, Dante s'élève tout-à-coup comme un géant
+parmi des pygmées; non seulement il efface tout ce qui l'avait précédé,
+mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succèdent ne peut lui
+ôter. Pétrarque lui-même, le tendre, l'élégant, le divin Pétrarque, ne
+le surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche
+dans le grand ni dans le terrible. Sans doute le caractère principal du
+Dante n'est pas cette mélodie pure qu'on admire avec tant de raison dans
+Pétrarque; sans doute la dureté, l'âpreté de son style choque souvent
+les oreilles sensibles à l'harmonie, et blesse cet organe superbe que
+Pétrarque flatte toujours; mais, dans ses tableaux énergiques, où il
+prend son style de maître, il ne conserve de cette âpreté que ce qui est
+imitatif, et dans les peintures plus douces elle fait place à tout ce
+que la grâce et la fraîcheur du coloris ont de plus suave et de plus
+délicieux. Le peintre terrible d'Ugolin est aussi le peintre touchant de
+Françoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de
+son poëme n'admire-t-on pas de comparaisons, d'images, de
+représentations naïves des objets les plus familiers, et surtout des
+objets champêtres, où la douceur, l'harmonie, le charme poétique sont
+au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne les lit pas dans la
+langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et
+précieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un
+trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment ou un
+tableau de nature. Il est naïf comme la nature elle-même, et comme les
+anciens, ses fidèles imitateurs.</p>
+
+<p>Deux siècles entiers après lui, l'Arioste et ensuite le Tasse, dans des
+sujets moins abstraits et plus attachants, dégagés de cette obscurité
+qui naît ou des allusions ignorées, ou des mots que Dante créait et que
+la nation ne conserva point, ou des tours anciens qui n'ont pu rester
+dans la langue, composèrent deux poëmes très-supérieurs à celui du
+Dante, par l'intérêt qu'ils inspirent et le plaisir continu qu'ils
+procurent: mais on ne peut pas dire pour cela qu'ils soient au-dessus de
+lui, puisque partout où il est beau, ses beautés sont rivales des leurs,
+et le plus souvent même les surpassent. On sent moins d'attrait à le
+relire, mais quand il s'agit de le juger, ou n'ose plus le mettre
+au-dessous de personne.</p>
+
+<p>Pendant un ou deux siècles, sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie;
+on cessa de le tant admirer, de l'étudier, même de le lire. Aussi la
+langue s'affaiblit, la poésie perdit sa force et sa grandeur. On est
+revenu au <i>gran Padre Alighier</i>, comme l'appelle celui des poëtes
+modernes qui a le plus profité à son école<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a>
+<a href="#footnote366"><sup class="sml">366</sup></a>; et la langue italienne
+a repris sa vigueur, sans rien perdre de sa grâce et de son éclat; et
+les <i>Alfieri</i>, les <i>Parini</i>, pour ne parler que de ceux qui ne sont
+plus, ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes long-temps
+amollies et détendues de la lyre toscane. <i>Alfieri</i> surtout eut bien
+raison de l'appeler son père: un seul trait fera connaître jusqu'où
+allait son admiration pour lui; et je terminerai ce que j'avais à dire
+sur Dante par ce jugement d'un grand poëte, si digne de l'apprécier.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote366"
+name="footnote366"><b>Note 366: </b></a><a href="#footnotetag366">
+(retour) </a> Alfiéri.</blockquote>
+
+<p><i>Alfieri</i> avait entrepris d'extraire de la <i>Divina Commedia</i> tous les
+vers remarquables par l'harmonie, par l'expression, ou par la pensée.
+Cet extrait, tout entier de sa main, a 200 pages in-4°. de sa petite
+écriture, et n'est pas fini. Il en est resté au 19e. chant du Paradis;
+j'ai lu ce cahier précieux, et j'ai remarqué au haut de la première page
+ces propres mots, écrits en 1790: <i>Se avessi il coraggio di rifare
+questa fatica, tutto ricopierei, senza lasciarne un' iota, convinto per
+esperienza che più s'impara negli errori di questo, che nelle bellezze
+degli altri.</i> «Si j'avais le courage de recommencer ce travail, je
+recopierais tout, sans en laisser une syllabe, convaincu par expérience
+qu'on apprend plus dans les fautes de celui-ci que dans les beautés des
+autres.»</p>
+
+<a name="n8" id="n8"></a>
+
+<p>Mais il est temps de quitter le Dante. Nous nous sommes arrêtés plus
+long-temps avec lui que nous ne le ferons avec aucun autre poëte
+italien. On le lit peu; on lira peut-être plus volontiers cette analyse:
+peut-être fera-t-elle trouver de l'attrait et de la facilité à étudier
+l'original même; et alors on aura beaucoup gagné. Séparons-nous donc de
+lui, mais ne l'oublions pas; et avant de nous occuper d'un autre grand
+poëte qui tient après lui, ou si l'on veut, avec lui le premier rang,
+revenons sur toute la partie de ce siècle où nous n'avons jusqu'ici vu
+que le Dante, et où d'autres objets méritent de fixer notre attention.</p>
+
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XI.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Coup-d'œil général sur la situation politique et littéraire de l'Italie
+au commencement du quatorzième siècle. Renaissance des arts, en même
+temps que des lettres, universités, études théologiques; philosophie,
+astrologie, médecine, alchimie; droit civil et droit canon; histoire;
+poésie; poëtes italiens avant Pétrarque.</i></p>
+
+<br>
+
+<p>Cette ardeur pour l'indépendance et pour la liberté, qui avait armé les
+villes d'Italie, et en avait fait presque autant de républiques, avait
+eu pour la plupart un effet tout contraire à leurs désirs. Presque
+toutes rivales entre elles, il avait fallu que chacune remit à l'un de
+ses citoyens les plus puissants le soin de son gouvernement et de sa
+défense. Une fois maîtres du pouvoir, ils ne voulaient plus s'en
+dessaisir; pour les y forcer, il fallait choisir quelqu'autre chef
+capable de les combattre et de les vaincre; et il en résultait souvent
+qu'au lieu d'un maître, la même ville en avait deux, ne sachant auquel
+obéir, et divisée en deux factions contraires. Dans la Lombardie et dans
+la Romagne, tel était, au quatorzième siècle, l'état de la plupart des
+villes. Celles de Toscane, et surtout Florence, étaient plus que jamais
+déchirées par les trop fameuses querelles des Blancs et des Noirs. Il
+n'y avait, en un mot, presque aucun point dans toute l'Italie qui ne fût
+bouleversé par les factions et par la guerre.</p>
+
+<p>Et cependant, au milieu de ces chocs violents qui avaient eu presque
+partout de si tristes résultats politiques, on avait vu naître pour les
+arts d'imagination et pour d'autres arts plus utiles auxquels il manque
+un nom, mais qu'on peut appeler les arts d'utilité publique, une époque
+glorieuse, et qui n'est pas assez remarquée. Pour rehausser dans la
+suite l'éclat de quelques noms et l'influence de quelques princes sur
+les arts, on leur en a trop attribué la renaissance. C'est jusqu'au
+treizième siècle qu'il faut remonter pour les voir renaître en Italie.
+C'est alors que ces petites républiques<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a>
+<a href="#footnote367"><sup class="sml">367</sup></a>, rivalisant entre elles de
+richesses et de dépenses comme de pouvoir, élevèrent à l'envi de vastes
+et magnifiques édifices publics. Partout l'hôtel ou le palais de la
+commune, habitation de son premier magistrat, joignit à la solidité tous
+les embellissemens qu'on pouvait lui donner alors. Les villes
+s'entourèrent de nouveaux murs, décorèrent leurs portes, en
+construisirent de marbre, élevèrent des tours et des fortifications
+redoutables. Milan, Vicence, Padoue, Modène, Reggio, tant de fois
+détruites par la guerre, renaissaient de leurs décombres. De longs
+canaux étaient creusés pour les communications du commerce; on y
+construisait des ponts, on en jetait de plus hardis sur les rivières et
+sur les fleuves. Gênes semblait créer des prodiges: les parties internes
+de son port, son môle, ses immenses aqueducs, toutes ces fabriques
+importantes datent de cette même époque. Le grand recueil de
+<i>Muratori</i><a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a>
+<a href="#footnote368"><sup class="sml">368</sup></a> contient, dans des chroniques obscures, des détails sans
+nombre de ces travaux somptueux, que l'exact et patient <i>Tiraboschi</i> a
+réunis comme en un seul faisceau dans son histoire, pour la gloire de ce
+siècle et pour celle de l'Italie<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a>
+<a href="#footnote369"><sup class="sml">369</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote367"
+name="footnote367"><b>Note 367: </b></a><a href="#footnotetag367">
+(retour) </a> Tiraboschi, <i>Stor. della Letter. ital.</i>, t. IV, l. III,
+ch. 6.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote368"
+name="footnote368"><b>Note 368: </b></a><a href="#footnotetag368">
+(retour) </a> <i>Script. rer. Ital.</i>, t. VIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote369"
+name="footnote369"><b>Note 369: </b></a><a href="#footnotetag369">
+(retour) </a> <i>Ub. supr.</i></blockquote>
+
+<p>Consultons les historiens des beaux-arts<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a>
+<a href="#footnote370"><sup class="sml">370</sup></a>, ils nous diront leurs
+premiers pas chez ce peuple ingénieux, et leurs rapides progrès. Ils
+nous feront connaître Nicolas de Pise, Jean, son fils, que nous avons
+déjà nommés, et d'autres sculpteurs habiles dont plusieurs ouvrages
+existent encore à Pise, à Florence, à Bologne, à Milan et ailleurs. Dans
+la peinture, Florence vante encore son <i>Cimabué</i>, son <i>Giotto</i>. Bologne
+prétend avoir eu des peintres plus anciens qu'eux<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a>
+<a href="#footnote371"><sup class="sml">371</sup></a>. Venise réclame
+la priorité sur Florence et sur Bologne<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a>
+<a href="#footnote372"><sup class="sml">372</sup></a>. Pise eut son <i>Guido</i>, son
+<i>Diotisalvi</i>, son <i>Giunta</i>; Lucques son <i>Buonagiunta</i>; mais aucun d'eux
+n'a pu prévaloir sur <i>Cimabué</i>, et sur <i>Giotto</i> son disciple. Ceux-ci
+sont restés dans la mémoire des hommes, les premiers restaurateurs de la
+peinture en Italie: leurs prédécesseurs et leurs contemporains sont
+oubliés, peut-être par la même raison qui priva de l'immortalité tant de
+héros antérieurs aux Atrides:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ Un poëte divin ne les a point chantés<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a>
+<a href="#footnote373"><sup class="sml">373</sup></a>.
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote370"
+name="footnote370"><b>Note 370: </b></a><a href="#footnotetag370">
+(retour) </a> Vasari, <i>Vite de' Pittori</i>, etc. Baldinucci, <i>Natizie de
+professori del Disegno</i>, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote371"
+name="footnote371"><b>Note 371: </b></a><a href="#footnotetag371">
+(retour) </a> Voy. <i>Carlo Cesare Malvasia, Felsina Pittrice</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote372"
+name="footnote372"><b>Note 372: </b></a><a href="#footnotetag372">
+(retour) </a> Voy. <i>Carlo Ridolfi, le Maraviglie dell' arte</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote373"
+name="footnote373"><b>Note 373: </b></a><a href="#footnotetag373">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Carent quia vate sacro</i> (<span class="sc">Hor</span>.)
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Au lieu que <i>Giotto</i> et <i>Cimabué</i> ont été célébrés par le Dante, par
+Boccace et par d'autres poëtes toscans.</p>
+
+<p>L'architecture prenait à Florence un caractère qu'elle tenait des mœurs
+du temps, et qui les atteste encore aujourd'hui. La petite ville
+d'Assise voyait le général<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a>
+<a href="#footnote374"><sup class="sml">374</sup></a> d'un ordre mendiant élever un temple
+magnifique à S. François, son humble et pauvre fondateur. La peinture en
+mosaïque qui éternise les trop fragiles productions de l'autre
+peinture, était dérobée aux Grecs, et répandait en Italie des monuments
+durables dans les palais, dans les temples. On dirait que les papes et
+les rois de Naples et de Sicile ne voulaient pas être vaincus en
+magnificence par des républiques: plusieurs des monuments érigés alors
+dans leurs capitales et dans les autres villes de leurs états, semblent
+des fruits de cette noble émulation. La poésie et les lettres suivaient,
+ou même devançaient l'essor des arts: nous avons vu quels avaient été
+leurs progrès, surtout dans les dernières années de ce siècle, et que
+lorsqu'il finit, le plus grand poëte du quatorzième et même des siècles
+suivants, le Dante était déjà parvenu à la moitié de sa carrière. Mais
+dès le commencement de ce nouveau siècle, l'Italie, après tant de
+désastres, reçut encore un nouveau coup.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote374"
+name="footnote374"><b>Note 374: </b></a><a href="#footnotetag374">
+(retour) </a> Il se nommait frère Elie. Tiraboschi (<i>ubi suprà</i>) avoue
+que ce général des capucins oubliait trop tôt l'humilité et la pauvreté
+du saint fondateur de l'ordre. En effet, S. François était mort il n'y
+avait qu'un demi-siècle (en 1226.) Mais il y aurait d'autres réflexions
+à faire sur cet édifice somptueux bâti par des moines à besace, dans le
+même siècle où on les avait appelés à la pauvreté évangélique.</blockquote>
+
+<p>Philippe-le-Bel, déjà trop vengé de Boniface VIII, poursuivait encore sa
+vengeance. Il voulait que la mémoire de ce pape fût condamnée; il avait
+d'autres passions à satisfaire; il voulait surtout abolir l'ordre des
+Templiers, dont le procès inique et l'horrible supplice souillent ce
+règne et ce siècle. Il lui fallait, dans un nouveau pape, un instrument
+qu'il n'avait pas trouvé assez docile dans le sage et prudent Benoît XI.
+Ce pontife lui donnait même quelques sujets de crainte, lorsqu'il mourut
+empoisonné, dit Jean Villani, par des cardinaux ses ennemis<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a>
+<a href="#footnote375"><sup class="sml">375</sup></a>. Soit
+que ce crime fût l'effet de leur propre haine, ou qu'ils ne fussent que
+les instruments de celle du roi<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a>
+<a href="#footnote376"><sup class="sml">376</sup></a>, Philippe eut tout à souhait,
+lorsqu'après plus de dix mois de conclave, où son parti et le parti
+contraire luttèrent à force égale, il réussit à faire élire pape
+Bertrand de Gotte, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V,
+et qu'on appela le pape gascon. Ce pape, qui avait fait auparavant ses
+conditions avec Philippe<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a>
+<a href="#footnote377"><sup class="sml">377</sup></a>, resta en France, et après avoir traîné
+pendant quelques années l'Église errante à sa suite dans la Gascogne et
+dans le Poitou, <i>dévorant</i>, dit un ancien historien<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a>
+<a href="#footnote378"><sup class="sml">378</sup></a>, <i>à tort et à
+travers tout ce qui se trouva sur sa route, ville, cité, abbaye,
+prieuré</i>, il alla fixer son séjour à Avignon<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a>
+<a href="#footnote379"><sup class="sml">379</sup></a>, accompagné de ses
+cardinaux et, selon de graves auteurs, de la comtesse de Périgord, sa
+maîtresse<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a>
+<a href="#footnote380"><sup class="sml">380</sup></a>. L'exemple fatal pour l'Italie, qu'il avait donné de
+résider hors de son sein, fut suivi par Jean XXII; il le fut encore par
+cinq autres papes; et cette absence, que tous les auteurs italiens
+blâment autant qu'ils la déplorent, et qui a conservé long-temps parmi
+eux le nom de <i>captivité de Babilone</i>, dura près de soixante-six ans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote375"
+name="footnote375"><b>Note 375: </b></a><a href="#footnotetag375">
+(retour) </a> Ce fut, selon cet historien (liv. VIII, ch. 80), dans des
+figues, qu'un jeune homme, vêtu en fille, vint lui offrir de la part des
+religieuses d'un monastère de Pérouse, ville où le fait se passa.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote376"
+name="footnote376"><b>Note 376: </b></a><a href="#footnotetag376">
+(retour) </a> M. Simonde Sismondi, dans son <i>Hist. des Répub. ital. du
+moyen âge</i>, t. IV, p. 234, cite un historien contemporain qui accuse
+positivement Philippe-le-Bel de cet empoisonnement. Cet historien est
+<i>Ferreto</i> de Vicence, dont l'histoire est insérée dans la grande
+collection de Muratori, <i>Script. rer. Ital.</i>, t. IX. Il raconte que le
+roi séduisit à force d'or, par le moyen du cardinal Napoléon des Ursins
+et d'un cardinal français, deux écuyers du pape, qui empoisonnèrent des
+figues-fleurs, et les lui présentèrent.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote377"
+name="footnote377"><b>Note 377: </b></a><a href="#footnotetag377">
+(retour) </a> Villani, <i>ub. supr.</i> raconte avec le plus grand détail et
+la plus grande naïveté, l'entrevue de Bertrand de Gotte et du roi, dans
+une forêt près de Bordeaux, les conditions faites entr'eux, et la
+manière dont Bertrand fut élu pape. Voyez aussi Mosheim, <i>Hist.
+Eccles.</i>, XIVe siècle, part. 2, ch. 2.; <i>Abrégé de l'Hist. Eccles.</i>,
+seconde partie, p. 97, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote378"
+name="footnote378"><b>Note 378: </b></a><a href="#footnotetag378">
+(retour) </a> Godefroy de Paris, manusc. de la Biblioth. impér., n°.
+6812.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote379"
+name="footnote379"><b>Note 379: </b></a><a href="#footnotetag379">
+(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétrarque</i>, t. I, p. 22. Ce fut au
+mois de mars 1309.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote380"
+name="footnote380"><b>Note 380: </b></a><a href="#footnotetag380">
+(retour) </a> Elle se nommait Brunissende de Foix, et était femme
+d'Archambaud, comte de Périgord: c'était une des plus belles femmes de
+son siècle. Jean Villani, lib. IX, ch. 58, en parlant de ce pape, dit
+dans son style simple et naïf: <i>Questi fu huomo molto cupido di moneta e
+simoniaco.... E fu lussurioso, che palese si dicea che tenea per amica
+la contessa di Palagorgo, bellissima donna, figliota del conte di Fos. E
+lasriò i suoi nipoti, e suo lignaggio con grandissimo et innumerabile
+tesoro</i>, etc.</blockquote>
+
+<p>L'autorité du siége pontifical en souffrit. Les Gibelins, toujours
+opposés aux papes, profitèrent de leur absence pour les décréditer et
+pour s'agrandir. Rome respecta moins leurs décrets, les traita même
+avec mépris; l'Europe entière craignit et révéra moins les papes
+d'Avignon que les papes de Rome. Que pouvaient-ils dans cet éloignement?
+traiter d'hérésies les révoltes, faire jouer avec plus d'activité,
+tendre outre mesure le ressort de l'Inquisition: ils le firent; mais les
+confiscations et les bûchers ne leur rendirent ni l'autorité ni la
+vénération des peuples; remplacer par mille inventions fiscales de la
+chancellerie apostolique les revenus que les factions et les séditions
+leur enlevaient en Italie? ils le firent encore: ils devinrent plus
+riches, mais aussi plus odieux.</p>
+
+<p>C'est entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis de Bavière,
+qu'éclatèrent des différents non moins scandaleux que ceux de Boniface
+VIII et du roi Philippe-le-Bel. Le pape commença par déposer Louis comme
+hérétique et contumace; Louis n'en marcha pas moins vers Rome, où il se
+fit couronner solennellement trois mois après avec plus de solennité, il
+y fit déposer publiquement <i>le prêtre Jacques de Cahors, évêque de Rome,
+qui se nommait le pape Jean</i>, le livra au bras séculier pour être brûlé
+comme hérétique, et lui donna pour successeur un cordelier napolitain:
+mais il ne put soutenir son anti-pape; et Jean XXII, avant de mourir,
+eut la consolation de le voir remis entre ses mains, et de lui faire
+faire une abjuration en bonne forme.</p>
+
+<p>On voudrait en vain dissimuler tous ces scandales. L'histoire les
+dénonce: elle veut qu'ils soient indiqués, si l'on s'abstient de les
+décrire. Ceux qui nous en feraient un crime devaient au moins nous
+apprendre comment on pourrait parler de la littérature italienne sans
+parler de l'Italie, ou de l'Italie sans parler des papes, ou des papes
+autrement que l'Histoire.</p>
+
+<p>Parmi les princes qui profitaient de ces divisions pour s'agrandir, on
+remarque surtout Robert, roi de Naples et comte de Provence. Charles II,
+fils de Charles d'Anjou, fondateur de cette dynastie<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a>
+<a href="#footnote381"><sup class="sml">381</sup></a>, n'avait pas
+eu un règne beaucoup plus paisible que celui de son père: il avait
+cependant commencé à protéger les sciences et les lettres. Robert, son
+fils, les protégea bien davantage; mais principalement occupé du soin de
+s'agrandir, il en saisit avidement l'occasion. Il étendit pendant
+quelque temps sa domination sur la Romagne d'un côté, de l'autre sur la
+Toscane, et même sur plusieurs petits états du Piémont et de la
+Lombardie. Son ambition, s'il l'avait pu, était de devenir maître de
+l'Italie entière; c'était d'ailleurs un excellent roi, un prince
+très-éclairé. Boccace et d'autres auteurs le placent, pour la science, à
+côté de Salomon<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a>
+<a href="#footnote382"><sup class="sml">382</sup></a>. Quoique fils de roi, et né pour le trône, il avait
+dès son enfance, aimé passionnément l'étude<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a>
+<a href="#footnote383"><sup class="sml">383</sup></a>. Dans sa jeunesse, au
+milieu des agitations politiques, des guerres souvent malheureuses,
+quelquefois même captif, quelquefois aussi entouré des délices d'une
+cour et de toutes les séductions de son âge, il ne laissa jamais passer
+un jour sans étudier. Devenu roi, dans la paix et dans la guerre, au
+milieu des projets les plus ambitieux et les plus vastes, on le voyait
+toujours entouré de livres, il lisait même à la promenade, et tirait de
+ses lectures des sujets instructifs et quelquefois sublimes de
+conversation. Il était orateur éloquent, philosophe habile, savant
+médecin, et profondément versé dans les matières théologiques les plus
+abstraites. Il avait négligé la poésie, et s'en repentit dans sa
+vieillesse, trop tard pour pouvoir la cultiver lui-même. On lui attribue
+cependant un Traité <i>des vertus morales</i> en vers italiens; mais le
+savant Tiraboschi a prouvé que ce roi n'en était pas l'auteur<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a>
+<a href="#footnote384"><sup class="sml">384</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote381"
+name="footnote381"><b>Note 381: </b></a><a href="#footnotetag381">
+(retour) </a> Voy. t. I, pag. 355 et 356.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote382"
+name="footnote382"><b>Note 382: </b></a><a href="#footnotetag382">
+(retour) </a> Boccace, <i>Genealogia Deorum</i>, l. XIV, c. 9; <i>Benvenuto da
+Imola</i>, Comment. in Dant., <i>Antiq. Ital.</i>, v. I, p. 1035.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote383"
+name="footnote383"><b>Note 383: </b></a><a href="#footnotetag383">
+(retour) </a> Pétrarque, <i>Rerum memorandarum</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote384"
+name="footnote384"><b>Note 384: </b></a><a href="#footnotetag384">
+(retour) </a> Tom. V, l. I, c. <span class="sc">i</span>. Il avertit que le docte abbé Mehus
+lui-même s'y est trompé dans la <i>Vie d'Ambr. Camald</i>, p. 273. Robert ne
+perd rien à ce que ce poëme, ou plutôt ce recueil de sentences morales,
+ne soit pas de lui. Il est en vers irréguliers, et partagé d'abord en
+quatre divisions, qui traitent 1°. de l'amour; 2°. des quatre vertus
+cardinales, la prudence, la justice, la force et la tempérance; 3°. des
+vices, c'est-à-dire, des sept péchés mortels. Chacune de ces divisions
+est ensuite partagée en petites subdivisions de trois vers au moins et
+de dix au plus, ayant toutes un titre particulier, et traitant des
+différentes espèces ou des diverses nuances de chaque vertu et de chaque
+vice. Les vers sont communément rimés, tantôt à rimes croisées, tantôt
+de deux en deux, mais presque tous médiocres et sans couleur.</blockquote>
+
+<p>Robert ne se plaisait que dans la conversation des savants; il aimait à
+les entendre lire leurs ouvrages, et leur donnait des applaudissements
+et des récompenses. Il invitait à venir à sa cour tous ceux qui avaient
+quelque renommée, et ceux même qu'il n'appelait pas s'y rendaient,
+certains d'y recevoir l'accueil qui leur était dû. Enfin il avait
+rassemblé à grands frais une riche bibliothèque dont il confia la garde
+à Paul de Pérouse, l'un des plus savants hommes de son temps.</p>
+
+<p>Les <i>Scaligeri</i> ou seigneurs de <i>la Scala</i> étaient, depuis la fin du
+siècle précédent, maîtres de Vérone. Deux frères, <i>Alboin</i> et <i>Cane</i>,
+que les Italiens appellent toujours <i>Can Grande</i><a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a>
+<a href="#footnote385"><sup class="sml">385</sup></a>, y tenaient une
+cour brillante. Elle était le refuge de tous les hommes distingués que
+les guerres civiles et les révolutions chassaient de leur patrie. Nous
+avons vu qu'elle le fut du Dante. Ils n'y trouvaient pas seulement un
+asyle, mais toutes les attentions de l'hospitalité, les recherches du
+goût et les jouissances de la vie. Ils y étaient magnifiquement logés et
+meublés; ils avaient chacun à leurs ordres des domestiques particuliers,
+et étaient, à leur choix, ou abondamment servis chez eux, ou admis à la
+table des princes. La bonne chère y était assaisonnée par les plaisirs
+de la musique, et, selon l'usage du temps, par des bouffons et des
+jongleurs. Les chambres étaient décorées de peintures et de devises
+analogues à la situation, à l'état ou aux différents goûts des hôtes.
+On y représentait la victoire pour les guerriers, l'espérance pour les
+exilés, les bosquets des muses pour les poëtes, Mercure pour les
+artistes, le Paradis pour les prédicateurs, ainsi du reste<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a>
+<a href="#footnote386"><sup class="sml">386</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote385"
+name="footnote385"><b>Note 385: </b></a><a href="#footnotetag385">
+(retour) </a> Beaucoup de ces guerriers, qui devinrent de très grands
+seigneurs, prenaient des noms singuliers, et qu'ils tiraient souvent de
+quelque circonstance de leur vie qui nous est inconnue aujourd'hui. Sans
+doute le premier de ces seigneurs de <i>la Scala</i> s'était distingué à
+l'assaut de quelque forteresse, en y montant avec une échelle qu'il
+avait portée lui-même, d'où il fut appelé en latin <i>Scaliger</i>. Mais on
+ignore pourquoi l'un des plus grands personnages de cette famille prit
+le nom de <i>Cane</i>, chien. Cet animal fidèle et quelquefois courageux,
+plaisait tant aux <i>Scaligeri</i>, que le fils ou le neveu de <i>Can Grande</i>
+s'appela <i>Mastino</i>, mâtin, comme s'était déjà nommé l'oncle de <i>Cane</i>
+lui-même, frère de son père Albert; et que les deux fils de ce <i>Mastino</i>
+se nommèrent, l'un <i>Can Grande</i> second, qui fut loin de valoir le
+premier, et l'autre <i>Can Signore</i>, qui valut encore moins, puisqu'il tua
+son frère. Il fit aussi tuer son autre frère, Paul Alboin, dans la
+prison où il l'avait renfermé. Ce <i>Can Signore</i> ne laissa que deux
+bâtards, qui lui succédèrent. Le plus jeune tua l'aîné, fut chassé de
+Vérone, et mourut de misère, en 1388. Ainsi finit dans une espèce de
+rage, cette race de <i>Mastini</i> et de <i>Cani</i>, parmi lesquels il n'y eut
+guère que le premier <i>Can Grande</i> qui eut une véritable grandeur.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote386"
+name="footnote386"><b>Note 386: </b></a><a href="#footnotetag386">
+(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. I, c. <span class="sc">ii</span>.</blockquote>
+
+<p>Les <i>Visconti</i> à Milan, les <i>Carrara</i> à Padoue, les Gonzague à Mantoue,
+les princes d'Est à Ferrare, n'étaient pas moins favorables aux lettres;
+l'exemple des chefs étant presque partout imité par les plus simples
+citoyens, l'enthousiasme devint si général, qu'il n'y a peut-être aucun
+autre siècle où les savants aient reçu plus d'encouragements et
+d'honneurs. C'était eux que l'on chargeait des ambassades les plus
+importantes. Dans toutes les villes où ils passaient, on allait
+au-devant d'eux; on leur prodiguait tous les témoignages d'admiration et
+de respect; et, à leur mort, les seigneurs des villes où ils avaient
+cessé de vivre se faisaient honneur d'assister à leurs funérailles. Les
+universités et les écoles déjà fondées prenaient plus de consistance et
+d'activité. Le tumulte des armes, qui ne les empêchait point de fleurir,
+n'empêchait pas non plus qu'il ne s'en élevât de nouvelles. Ce même
+esprit de rivalité qui armait l'un contre l'autre les princes et les
+peuples, les portait à chercher à l'envi tous les moyens de donner
+chacun à leurs petits états plus de réputation et plus de grandeur.
+Quelquefois on voyait des professeurs occuper tranquillement leurs
+chaires, tandis qu'on se battait sous les murs d'une ville, ou même sur
+les places et dans les rues. Quelquefois aussi les chaires étaient
+renversées, les professeurs chassés, les écoliers mis en fuite; mais ils
+revenaient bientôt, soit sous le même gouvernement, soit sous celui qui
+en avait pris la place; et les études reprenaient leur cours.</p>
+
+<p>L'Université de Bologne éprouvait des vicissitudes continuelles. Tantôt
+excommuniée par Clément V, elle vit le plus grand nombre de ses élèves
+émigrer dans celle de Padoue, sa rivale<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a>
+<a href="#footnote387"><sup class="sml">387</sup></a>; tantôt, par une suite de
+querelles élevées entre les professeurs et les magistrats, ou entre les
+écoliers et les citoyens, des classes nombreuses désertèrent et allèrent
+s'établir dans les villes voisines<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a>
+<a href="#footnote388"><sup class="sml">388</sup></a>. Mais tous ces torts furent
+réparés. Jean XXII leva l'interdit de Clément, confirma et augmenta les
+priviléges de l'Université; les magistrats et les citoyens donnèrent aux
+professeurs et aux disciples les satisfactions qu'ils désiraient; et
+cette école, déjà célèbre, n'en eut que plus d'éclat et de célébrité.
+Bientôt Milan, Pise, Pavie, Plaisance, Sienne, et surtout Florence,
+rivalisèrent avec Padoue, Bologne, et cette Université de Naples fondée
+par Frédéric II, qui avait pris sous Robert de nouveaux accroissements.
+Boniface VIII avait fondé celle de Rome; ses successeurs en confirmèrent
+et en étendirent même les priviléges; mais leurs bulles ne pouvaient
+réparer le mal que leur absence faisait à cette université naissante;
+elle ne put jamais que languir, tandis que leur résidence à Avignon
+laissait la malheureuse Rome presque déserte, et, pour comble de maux,
+toujours en proie à des séditions et bouleversée par des troubles.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote387"
+name="footnote387"><b>Note 387: </b></a><a href="#footnotetag387">
+(retour) </a> En 1306.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote388"
+name="footnote388"><b>Note 388: </b></a><a href="#footnotetag388">
+(retour) </a> En 1316 et 1321. Voy. Tiraboschi, t. V, l. I, c. 3.</blockquote>
+
+<p>Il faut toujours se rappeler que, dans ces universités et dans ces
+écoles, on n'enseignait encore, comme dans le siècle précédent, que ce
+qu'on appelait les sept arts. La littérature proprement dite y était
+presque entièrement ignorée. On commençait à peine à retrouver quelques
+uns des anciens auteurs qui devaient être la base des études
+littéraires. Les bibliothèques des écoles et des monastères, celles
+mêmes que plusieurs princes s'empressaient de former, ne contenaient,
+pour la plupart, que quelques œuvres des Pères<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a>
+<a href="#footnote389"><sup class="sml">389</sup></a>, quelques livres de
+théologie, de droit, de médecine, d'astrologie et de philosophie
+scolastique; encore étaient-ils en petit nombre. C'est dans la suite du
+siècle qui commençait alors, que l'on vit naître en Italie, et à
+l'exemple de l'Italie, dans toute l'Europe, une avidité louable pour la
+découverte des anciens manuscrits. C'est alors qu'on chercha dans les
+coins les plus abandonnés et les plus poudreux des maisons particulières
+et des couvents, les ouvrages de ces auteurs, dont il n'était
+jusqu'alors resté, pour ainsi dire, que le nom, et de ceux qui avaient
+laissé beaucoup d'ouvrages dont on ne connaissait que la moindre partie.
+Ce fut principalement à Pétrarque, comme nous le verrons dans sa vie,
+que l'on dut cette révolution, et c'est un des plus solides fondements
+de sa gloire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote389"
+name="footnote389"><b>Note 389: </b></a><a href="#footnotetag389">
+(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. I, c. 4.</blockquote>
+
+<p>On peut juger, par un seul exemple, de tout ce qu'il avait à faire et
+combien les savants eux-mêmes étaient alors peu avancés. Un professeur
+de l'Université de Bologne, qui lui écrivait au sujet des auteurs
+anciens, et surtout des poëtes, voulait que l'on comptât parmi ces
+derniers, Platon et Cicéron, ignorait le nom de Nœvius et même celui de
+Plaute, et croyait qu'Eunius et Stace étaient contemporains<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a>
+<a href="#footnote390"><sup class="sml">390</sup></a>. A
+l'imperfection des connaissances et à la rareté des livres, ajoutons
+l'ignorance des copistes. En transcrivant les meilleurs livres, ils les
+défiguraient souvent de manière que les auteurs eux-mêmes les auraient à
+peine reconnus. C'est sur ces notions qu'il faut réduire ce qu'on trouve
+dans les histoires littéraires sur les riches bibliothèques données à
+telle Université, fondées dans telles villes, formées par tel prince,
+et ouvertes par ses ordres aux savants et au public. Si on les compare
+avec nos grandes bibliothèques, ce sont de chétifs cabinets de livres:
+c'est une véritable disette opposée à un effrayant excès.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote390"
+name="footnote390"><b>Note 390: </b></a><a href="#footnotetag390">
+(retour) </a> Voy. Pétrarque, <i>Lett. famil.</i>, l. IV, ép. 9. Tirab.
+<i>loc. cit.</i></blockquote>
+
+<p>La science qui y trouvait le plus de secours et qui était le plus
+abondamment pourvue de livres, était la théologie scolastique; aussi la
+cultivait-on avec plus d'ardeur que jamais. Ce n'était plus le siècle
+des Thomas d'Aquin et des Bonaventure; mais leur exemple était récent,
+et entretenait parmi leurs admirateurs et leurs disciples, l'espérance
+de les égaler et même de les surpasser en gloire. De là, parmi les
+théologiens, cet empressement, cette ferveur générale à interpréter les
+mêmes livres qu'avaient interprétés leurs prédécesseurs, à expliquer les
+explications mêmes; à commenter les commentaires; à épaissir les
+ténèbres en y voulant porter la lumière, et à rendre obscur en
+l'expliquant, ce qui d'abord était clair. Ce sont ici non seulement les
+idées, mais les propres expressions du sage Tiraboschi<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a>
+<a href="#footnote391"><sup class="sml">391</sup></a>; il y joint
+le vœu très-raisonnable que dans l'oubli profond et dans la poudre des
+bibliothèques, où ces infatigables commentateurs sont ensevelis,
+personne ne s'avise jamais de troubler leur repos. Il ne confond
+pourtant pas avec eux une douzaine de docteurs dont il paraît que la
+renommée fut très-éclatante dans ce siècle. Nous y distinguerons
+seulement un religieux augustin nommé Denis, du bourg St.-Sépulcre,
+parce qu'il fut l'ami et le directeur de Pétrarque; nous en dirons ce
+peu de mots, et nous renverrons tout le reste au même asyle, dont
+Tiraboschi désire l'inviolabilité pour la tourbe des théologiens de ce
+siècle. Il ne doit point y avoir de rangs dans la poussière et dans
+l'oubli. Tous les auteurs de livres qu'on ne peut lire, et où il n'y a
+rien à apprendre, doivent y dormir également.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote391"
+name="footnote391"><b>Note 391: </b></a><a href="#footnotetag391">
+(retour) </a> Tom. V, l. II, c. <span class="sc">i</span>.</blockquote>
+
+<p>C'est à peu près dans la même catégorie qu'il faut ranger les auteurs de
+quelques Vies de saints et de quelques chroniques prétendues sacrées, à
+moins qu'on ne veuille prendre parti dans la discussion élevée entre
+ceux qui préfèrent les douze livres de la Vie des Saints écrits par
+l'évêque Pierre <i>Natali</i>, à la légende dorée de Jacques de <i>Voragine</i>,
+et ceux qui sont de l'opinion contraire; ou, dans d'autres questions de
+cette espèce, dont les hommes d'ailleurs respectables<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a>
+<a href="#footnote392"><sup class="sml">392</sup></a> ne laissent
+pas de s'être occupés sérieusement. De grandes disputes, qui s'élevèrent
+alors dans l'un des ordres mendiants, sur les habits courts et les
+habits longs, sur les grands et les petits frocs<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a>
+<a href="#footnote393"><sup class="sml">393</sup></a>, sur la pauvreté
+religieuse, et sur la vision béatifique, produisirent de hautes
+clameurs et d'innombrables volumes; elles reposent aujourd'hui dans le
+même silence. Il couvre aussi les querelles très-animées qui eurent pour
+objet la philosophie d'Aristote. Grâce aux commentaires d'<i>Averroës</i>, et
+aux commentateurs de ses commentaires, cette philosophie était devenue
+en quelque sorte une seconde théologie, aussi obscure et aussi vaine que
+la première. L'astrologie judiciaire y joignait ses savantes visions; ce
+n'était pas seulement un abus, ou, si l'on veut, une erreur de
+l'astronomie; c'était une science à part, qui avait des chaires
+spéciales et des professeurs particuliers dans l'Université de Bologne
+et dans celle de Padoue<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a>
+<a href="#footnote394"><sup class="sml">394</sup></a>, les deux premières universités d'Italie,
+qui donnaient le ton à toutes les autres. Deux de ces professeurs firent
+dans leur temps un tel bruit, qu'on ne peut se dispenser de leur
+accorder une mention particulière; on ne peut la refuser surtout à la
+mort tragique de l'un d'eux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote392"
+name="footnote392"><b>Note 392: </b></a><a href="#footnotetag392">
+(retour) </a> Apostolo Zeno, <i>Dissert. Vossian.</i>, t. II, p. 32.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote393"
+name="footnote393"><b>Note 393: </b></a><a href="#footnotetag393">
+(retour) </a> Ces querelles étaient fondamentalement ridicules, comme
+toutes celles de même espèce; mais il s'y mêla quelque chose d'horrible.
+Le pape Jean XXII ne pouvant accorder les deux partis, traita
+d'hérétique celui qui soutenait les petits frocs, les petits habits, et
+la pauvreté évangélique, et le livra comme tel à l'Inquisition. Quatre
+de ces malheureux entêtés furent brûlés vifs à Marseille, en 1318. (Voy.
+entre autres auteurs, Baluze, <i>Vitœ Pontif. Avenion.</i>, t. I, p. 116; t.
+II, p. 341, et <i>Miscellan.</i>, t. I.) Les capucins rigoristes n'en furent
+que plus attachés à leur petit froc et à leur sac; ils crièrent à la
+persécution de l'église, traitèrent le pape d'Ante-Christ, se firent
+brûler par centaines, et crurent être des martyrs. Mosheim, <i>Hist.
+Eccles.</i>, siècle XIV, part. II, ch. 2, cite une pièce authentique,
+intitulée <i>Martyrologium spiritualium et fraticellorum</i>, qui contient
+les noms de 113 personnes brûlées pour cette même cause. «Je suis
+persuadé, ajoute-t-il, que, d'après ces monuments et d'autres publiés et
+non publiés, on pourrait faire une liste de deux mille martyrs de cette
+espèce.» Voyez son <i>Hist. Eccles.</i> traduite en français par Eidous,
+Maëstricht, 1776, in-8°., t. III, p. 350 et 351.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote394"
+name="footnote394"><b>Note 394: </b></a><a href="#footnotetag394">
+(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. II, c. 2.</blockquote>
+
+<p>Le premier est Pierre d'Abano<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a>
+<a href="#footnote395"><sup class="sml">395</sup></a>, né au village de ce nom, près de
+Padoue, en 1250. On l'appelle aussi Pierre de Padoue. Il passa, dans sa
+jeunesse, à Constantinople exprès pour apprendre le grec, dans une école
+de philosophie et de médecine alors très-fréquentée. Il fit de si grands
+progrès qu'il y obtint lui-même une chaire de professeur. Rappelé à
+Padoue par les lettres les plus pressantes, il y revint, et voyagea
+ensuite en France. Il était à Paris vers la fin du treizième siècle, et
+y composa un livre sur la science physionomique<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a>
+<a href="#footnote396"><sup class="sml">396</sup></a>. On croit même
+qu'il y était encore en 1313, et qu'il y publia son <i>Conciliateur</i>,
+ouvrage qui fit beaucoup de bruit, dans lequel il entreprit de concilier
+les opinions discordantes des médecins et des philosophes, sur
+plusieurs questions de médecine et de philosophie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote395"
+name="footnote395"><b>Note 395: </b></a><a href="#footnotetag395">
+(retour) </a> Tiraboschi, <i>loc. cit.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote396"
+name="footnote396"><b>Note 396: </b></a><a href="#footnotetag396">
+(retour) </a> Il est en manuscrit à la Bibliothèque impériale, sous ce
+titre: <i>Liber compilationis physionomicœ, à Petro di Padua in civitate
+Parisiensi editus</i>, etc., et sous le n°. 2598, in-fol.</blockquote>
+
+<p>Ce fut aussi à Paris qu'il fut accusé, pour la première fois, de
+sortiléges et de magie. Ayant fait, dit-on, des cures admirables comme
+médecin, et d'autres choses surprenantes, l'inquisiteur dominicain que
+Paris avait alors le bonheur de posséder, le manda, l'examina, décida
+qu'il y avait dans son fait de la magie et de l'hérésie, commença d'en
+parler publiquement sur ce ton, et se préparait à le faire arrêter pour
+le livrer aux flammes. Mais Pierre, qui était en grand crédit à la Cour
+et dans l'Université, obtint que sa cause fût jugée devant l'Université
+assemblée, en présence du roi<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a>
+<a href="#footnote397"><sup class="sml">397</sup></a>. Il triompha pleinement de ses
+ennemis; et même, selon quelques historiens, il prouva par quarante-cinq
+arguments en bonne forme, que c'étaient les dominicains eux-mêmes qui
+étaient des hérétiques. Cette victoire lui sauva la vie; mais elle
+n'empêcha pas ceux qu'il avait convaincus d'hérésie, d'être, comme
+auparavant, inquisiteurs pour la foi. Cité dans la suite à Rome par le
+même tribunal, il se justifia de même, et fut définitivement déclaré
+innocent par le pape.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote397"
+name="footnote397"><b>Note 397: </b></a><a href="#footnotetag397">
+(retour) </a> Philippe-le-Bel.</blockquote>
+
+<p>Mais s'il n'était pas magicien, il était du moins plus entêté que
+personne des rêveries astrologiques. Il voulut persuader aux habitants
+de Padoue de rebâtir leur ville sous une certaine conjonction de
+planètes qui parut de son temps, et qu'il jugeait la plus heureuse du
+monde; ils trouvèrent l'expérience un peu trop chère, et laissèrent
+Padoue telle qu'elle était. Il l'embellit pourtant d'un monument de sa
+science favorite; il fit peindre sur les murs du palais un grand nombre
+de figures représentant les planètes, les étoiles et les diverses
+actions qui dépendaient de leur influence.</p>
+
+<p>Lors même qu'il opérait comme médecin, il n'oubliait pas qu'il était
+astrologue, et il rapportait au cours des astres les périodes de la
+fièvre. A cela près, ce fut un des plus savants médecins de son siècle.
+On croit qu'il fut le premier à professer publiquement la médecine dans
+l'Université de Padoue. Il y acquit une grande réputation et une grande
+fortune; mais il attira aussi l'envie, qui renouvela plusieurs fois
+contre lui les accusations d'hérésie et de sortilége. Comme magicien, il
+avait, prétendait-on, sept esprits familiers renfermés dans un vase de
+cristal, et toujours prêts à exécuter ses ordres; comme hérétique, une
+des erreurs dont on l'accusait était de ne pas croire au diable; et il
+lui fallut se justifier de ces deux accusations à la fois. Le dernier
+procès de cette espèce qu'il eut à soutenir ne fut point achevé. Il
+mourut en 1315, avant le jugement, et ôta ainsi aux charitables
+inquisiteurs l'espérance de le purifier de ses erreurs dans les bûchers
+du Saint-Office.</p>
+
+<p>Ils s'obstinèrent à l'y vouloir jeter après sa mort. Quoique à ses
+derniers moments il eût déclaré aux médecins et à ses amis, qu'il
+reconnaissait pour faux et trompeur l'art de l'astrologie auquel il
+s'était livré; quoique dans son testament, et même dans une profession
+de foi expresse il eût déclaré être bon catholique, et croire tout ce
+que l'Église enseigne, et qu'en conséquence il eût été enterré
+solennellement dans l'église de St.-Antoine, les inquisiteurs suivirent
+imperturbablement la procédure commencée contre lui, le jugèrent
+coupable d'hérésie, le condamnèrent au feu, et ordonnèrent aux
+magistrats de Padoue, sous peine d'excommunication, de déterrer son
+cadavre et de le faire brûler publiquement. Mais cette sentence resta
+sans effet, ou n'en eut du moins qu'en apparence. Une certaine Mariette,
+qui vivait avec lui, que les uns disent sa concubine, les autres
+seulement sa domestique, ayant appris le soir même cette sentence, fit
+secrètement exhumer le corps pendant la nuit, et le fit enterrer dans
+l'église de St.-Pierre. Les inquisiteurs, furieux d'avoir perdu leur
+proie, se mirent à procéder contre ceux qui la leur avaient enlevée, et
+contre tous ceux qui auraient eu connaissance de ce délit. Les
+magistrats de Padoue ne purent les apaiser et mettre fin à tous ces
+scandales qu'en faisant brûler sur la place publique l'effigie du mort,
+ou une statue qui le représentait, après y avoir lu à haute voix sa
+sentence<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a>
+<a href="#footnote398"><sup class="sml">398</sup></a>.</p>
+
+<p>Le second astrologue fut moins heureux. Il se nommait <i>Francesco
+Stabili</i>; mais comme de <i>Francesco</i> vient le petit nom <i>Cecco</i>, et qu'il
+était d'Ascoli, dans la marche d'Ancône, c'est sous le nom de <i>Cecco
+d'Ascoli</i> qu'il est généralement connu. Les auteurs qui ont écrit sa
+vie, ont commis des erreurs et des anachronismes que Tiraboschi a
+patiemment rectifiés<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a>
+<a href="#footnote399"><sup class="sml">399</sup></a>. Les faits essentiels sont, qu'étant encore
+jeune, il professa l'astrologie dans l'université de Bologne; qu'il y
+publia dans la suite un livre sur cette prétendue science, et que ce
+livre l'ayant fait accuser devant l'inquisition, il y fut condamné, par
+une première sentence, à des peines correctives; mais que trois ans
+après, les mêmes accusations s'étant renouvelées à Florence, il y
+succomba, et fut brûlé vif, en 1327, âgé de soixante-dix ans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote398"
+name="footnote398"><b>Note 398: </b></a><a href="#footnotetag398">
+(retour) </a> Voy. Mazzuchelli, <i>Scrittori ital.</i>, t. I, part. I.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote399"
+name="footnote399"><b>Note 399: </b></a><a href="#footnotetag399">
+(retour) </a> <i>Storia della Letter. ital.</i>, t. V, l. II, c. 2.</blockquote>
+
+<p>La cause apparente, ou le prétexte d'une mort si cruelle fut que, dans
+un livre sur la sphère<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a>
+<a href="#footnote400"><sup class="sml">400</sup></a>, il avait écrit que, par le moyen de
+certains démons, qui habitaient la première sphère céleste, on pouvait
+faire des choses merveilleuses et des enchantements. C'était une folie
+et une sottise, mais assurément ce n'était pas un crime à punir par le
+feu. Les causes réelles et secrètes furent, à ce qu'il paraît, la haine
+et la jalousie d'un médecin fameux, nommé <i>Dino del Garbo</i>, et les
+violentes inimitiés que le malheureux <i>Cecco</i> excita contre lui, en
+parlant mal, dans un autre de ses ouvrages, de deux poëtes que les
+Florentins admiraient depuis leur mort après les avoir persécutés de
+leur vivant, Dante et <i>Guido Cavalcanti. Guido</i> était mort depuis vingt
+ans; Dante l'était depuis six ans lors de la sentence de <i>Cecco</i>. Ils
+avaient été liés autrefois, et même pendant les premiers temps de l'exil
+du Dante, ils avaient entretenu une correspondance d'amitié. On ignore
+ce qui les avait brouillés; mais dans un poëme fort bizarre, et ce qui
+est bien pis, fort plat et fort mauvais, intitulé, sans qu'on sache trop
+pourquoi, l'<i>Acerba</i>, <i>Cecco</i> parla mal du Dante et se moqua de son
+poëme<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a>
+<a href="#footnote401"><sup class="sml">401</sup></a>. Il tourna aussi en ridicule<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a>
+<a href="#footnote402"><sup class="sml">402</sup></a> la fameuse <i>canzone</i> de
+<i>Guido Cavalcanti</i> sur l'amour<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a>
+<a href="#footnote403"><sup class="sml">403</sup></a>. Que ces traits satiriques lui aient
+fait des ennemis dans une ville où la réputation de ces deux poëtes
+était alors dans un grand crédit, il n'y a rien là de bien étonnant, et
+cela pourrait arriver dans notre siècle tout aussi bien qu'au
+quatorzième. Mais nous n'avons pas aujourd'hui un tribunal où l'on
+puisse accuser d'hérésie et de magie l'écrivain qu'on veut perdre, ni
+des bûchers où l'on puisse le faire expirer à petit feu, en couvrant sa
+haine littéraire des intérêts du ciel: c'est la différence qu'il y a
+entre les deux siècles, et peut-être, selon quelques gens, cette
+différence n'est-elle pas en faveur du nôtre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote400"
+name="footnote400"><b>Note 400: </b></a><a href="#footnotetag400">
+(retour) </a> Dans un commentaire sur la sphère de <i>Giovanni de
+Sacrobosco</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote401"
+name="footnote401"><b>Note 401: </b></a><a href="#footnotetag401">
+(retour) </a> <i>Acerba</i>, l. Il, c. <span class="sc">i</span>; l. III, c. <span class="sc">i</span>, et l. IV, c. 13.
+Nous reviendrons plus bas sur ces traits de médisance peu redoutables
+pour le Dante.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote402"
+name="footnote402"><b>Note 402: </b></a><a href="#footnotetag402">
+(retour) </a> <i>Ibid.</i>, l. III, c. <span class="sc">i</span>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote403"
+name="footnote403"><b>Note 403: </b></a><a href="#footnotetag403">
+(retour) </a> Quoi qu'il en soit de la part que les traits lancés
+contre ces deux poëtes purent avoir à la condamnation de <i>Cecco</i>, ce
+qu'il y a de certain, c'est que le poëme de l'<i>Acerba</i>, dans lequel ces
+critiques se trouvent, fut une des causes de son arrêt de mort.
+L'inquisiteur, frère <i>Accurse</i>, de l'ordre des Frères Mineurs, qui le
+fit brûler avec ses livres, le dit expressément dans sa sentence, citée
+par Tiraboschi, <i>ub. supr.</i>, p. 164: <i>Librum quoque ejus in astrologiâ
+latinè scriptum, et quemdam alium vulgarem, Acerba nomine, reprobavit,
+et igni mandari decrevit.</i> Et le <i>Quadrio</i> (<i>Storia e ragione d'ogni
+poesia</i>, t. VI, p. 39,) rapporte un autre passage de la même sentence,
+où le frère inquisisiteur, jouant sur le mot <i>acerbus</i>, qui signifie et
+le défaut de maturité, et quelque chose d'aigre et de dur, dit qu'il a
+trouvé ce titre d'<i>Acerba</i> fort significatif, parce que le livre ne
+contient aucune maturité ni douceur catholique, mais au contraire
+beaucoup d'aigreurs hérétiques, <i>multas acerbitates hereticas</i>.</blockquote>
+
+<p><i>Cecco</i> n'était pas médecin, comme quelques auteurs l'ont prétendu; mais
+plusieurs médecins donnaient alors dans les mêmes folies que lui, et,
+suivant l'exemple de Pierre d'Abano, ils jugeaient de la fièvre par les
+astres, et traitaient les maladies par la méthode des influences et des
+conjonctions. La médecine, quoique cultivée avec beaucoup d'émulation
+dès le siècle précédent, était pour ainsi dire encore naissante. Elle se
+traînait toujours sur les pas des Arabes, et n'avait aucun de ces
+principes fixes que l'expérience a dictés, mais dont les applications
+sont encore si incertaines. On l'enseignait dans les universités, on la
+pratiquait avec un grand appareil d'érudition et d'orgueil doctoral; on
+écrivait d'énormes volumes de commentaires sur Hippocrate et sur Galien,
+tels qu'on les connaissait par les Arabes; mais rien ne devait rester de
+tout cela, que les noms très-inutiles de quelques docteurs; et l'art
+était toujours dans son enfance.</p>
+
+<p>L'alchimie était encore pour les esprits une source d'égarement dont on
+était alors fort avide. Changer de vils métaux en or était devenu
+l'objet d'une passion presque générale. Thomas d'Aquin lui-même<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a>
+<a href="#footnote404"><sup class="sml">404</sup></a>
+avait cru à cette transmutation, quoiqu'on ne le range pas ordinairement
+parmi les sectateurs de la science hermétique; tandis qu'on place au
+premier rang le célèbre Raymond Lulle, que des écrivains, dignes de foi,
+disculpent de cette erreur<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a>
+<a href="#footnote405"><sup class="sml">405</sup></a>. Quelques alchimistes furent pendus pour
+avoir falsifié les monnaies, et d'autres brûlés vifs pour
+sortilége<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a>
+<a href="#footnote406"><sup class="sml">406</sup></a>. La société avait le droit de punir les premiers: les
+autres étaient des fous condamnés par des barbares.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote404"
+name="footnote404"><b>Note 404: </b></a><a href="#footnotetag404">
+(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. II, chap. II, 26.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote405"
+name="footnote405"><b>Note 405: </b></a><a href="#footnotetag405">
+(retour) </a> Tiraboschi, t. V, liv. II, chap. II, 26.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote406"
+name="footnote406"><b>Note 406: </b></a><a href="#footnotetag406">
+(retour) </a> <i>Grifolino</i> d'Arezzo, et <i>Capoccio</i> de Florence, dont
+<i>Benvenuto da Imola</i>, parle fort au long dans son Comment. sur Dante.
+Voy. Tirab., <i>loc. cit.</i></blockquote>
+
+<p>Le droit civil et le droit canon soutenaient l'essor qu'ils avaient pris
+dans le siècle précédent. Le premier surtout avait à Bologne, à Padoue,
+et dans plusieurs autres universités, un grand nombre de professeurs
+célèbres, et, parmi eux, un des poëtes les plus fameux de ce temps,
+<i>Cino da Pistoia</i>. Son nom de famille était <i>Sinibaldi</i>, ou plutôt
+<i>Sinibuldi</i>, et son prénom <i>Guittoncino</i><a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a>
+<a href="#footnote407"><sup class="sml">407</sup></a>, diminutif de <i>Guittone</i>,
+dont on fit, par abréviation <i>Cino</i>. C'est sous ce dernier nom et sous
+celui de <i>Pistoia</i>, sa patrie, qu'il est parvenu à la postérité. Son
+père et sa famille, qui était ancienne et distinguée, prirent le plus
+grand soin de sa première éducation. Le goût dominant de son siècle le
+décida pour l'étude des lois; mais la nature l'avait fait poëte, et il
+se livra dès sa jeunesse à ces deux études à la fois. Il prit ses
+premiers degrés à Bologne, dans la faculté de droit. Il put dès-lors
+être revêtu d'un emploi de judicature, et il en exerçait un en 1307 dans
+sa patrie<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a>
+<a href="#footnote408"><sup class="sml">408</sup></a>, quand la faction des Noirs rentra de force à <i>Pistoia</i>
+d'où elle avait été chassée de même. <i>Cino</i> était Gibelin et du parti
+des Blancs: il ne put tenir à la position critique où cette révolution
+le plaçait; il s'exila volontairement, et se retira d'abord vers la
+Lombardie. Une de ses raisons pour prendre ce chemin, fut son amour pour
+la belle <i>Selvaggia</i>, qu'il a tant célébrée dans ses vers. Philippe
+<i>Vergiolesi</i>, père de <i>Selvaggia</i>, était à <i>Pistoia</i> le chef des Blancs.
+Forcé par les mêmes circonstances à chercher un asyle, il s'était retiré
+avec sa famille dans un château fort sur des montagnes voisines des
+frontières de la Lombardie. <i>Cino</i> l'alla trouver, et en fut
+parfaitement accueilli; mais, pendant son séjour auprès du père, il eut
+la douleur d'y voir mourir la fille, sa jeune et chère <i>Selvaggia</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote407"
+name="footnote407"><b>Note 407: </b></a><a href="#footnotetag407">
+(retour) </a> C'est son véritable prénom, et non pas <i>Ambrogino</i>, comme
+le <i>Quadrio</i> et d'autres l'ont écrit: son aïeul paternel s'était appelé
+de même.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote408"
+name="footnote408"><b>Note 408: </b></a><a href="#footnotetag408">
+(retour) </a> Il y était assesseur des causes civiles.</blockquote>
+
+<p>Après cette perte, il erra quelque temps dans les villes de Lombardie,
+d'où l'on croit qu'il passa en France; l'université de Paris y attirait
+alors un grand nombre d'étrangers: il paraît que <i>Cino</i>, après y avoir
+fait quelque séjour, retourna en Italie, lorsque l'entrée de l'empereur
+Henri VII rendit aux Gibelins des espérances que sa mort imprévue<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a>
+<a href="#footnote409"><sup class="sml">409</sup></a>
+leur ôta bientôt. Toutes ces vicissitudes ne l'avaient point détourné de
+ses travaux. Il en donna une preuve à Bologne, en 1314, en y publiant
+son Commentaire sur les neuf premiers livres du code, ouvrage
+volumineux, et rempli d'une érudition immense, qu'il composa cependant
+en deux années, et qui le plaça, dès qu'il parut, au premier rang des
+jurisconsultes de son temps<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a>
+<a href="#footnote410"><sup class="sml">410</sup></a>. Ce fut avec un si beau titre qu'il se
+présenta pour demander le doctorat, et qu'il l'obtint, en 1314, plus de
+dix ans après qu'il eût été reçu bachelier. Sa réputation le fit bientôt
+appeler dans plusieurs villes pour y enseigner le droit. Il professa
+trois ans à Trévise, et environ sept ans à Pérouse. Il eut pour disciple
+dans cette dernière ville le célèbre Bartole, qui suivit ses leçons
+pendant six ans, et qui avoua dans la suite qu'il devait aux écrits et
+aux leçons de <i>Cino</i> son savoir et même son génie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote409"
+name="footnote409"><b>Note 409: </b></a><a href="#footnotetag409">
+(retour) </a> A Bonconvento, près de Sienne, en 1313.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote410"
+name="footnote410"><b>Note 410: </b></a><a href="#footnotetag410">
+(retour) </a> Ce commentaire a été imprimé plusieurs fois; la première
+édition parut à Pavie, en 1483. La meilleure et la plus belle est celle
+qui fut donnée par <i>Cisnerus</i>, avec des notes et des additions
+marginales, à Francfort-sur-le-Mein, en 1578.</blockquote>
+
+<p>De Pérouse, <i>Cino</i> alla professer à Florence; il est bon de remarquer
+que ce ne fut jamais qu'en droit civil: les canonistes et les légistes
+formaient comme deux sectes ennemies; et non seulement en sa qualité de
+légiste, mais comme ardent Gibelin, il avait un grand éloignement pour
+les décrétales, les canons et pour tout ce qui composait la
+jurisprudence papale. Il est faux qu'il ait été, dans les lois, maître
+de Pétrarque, et plus encore, qu'il l'ait été en droit canon, de
+Boccace: il ne le fut du premier des deux que dans l'art d'écrire<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a>
+<a href="#footnote411"><sup class="sml">411</sup></a>,
+et seulement en lui offrant dans ses poésies, comme nous le verrons
+bientôt, un modèle que Plutarque se plut à imiter.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote411"
+name="footnote411"><b>Note 411: </b></a><a href="#footnotetag411">
+(retour) </a> Voy. <i>Memorie della Vita di messer Cino da Pistoja,
+raccolte ed illustrate dall' ab. Sebastiano Ciampi,</i> etc. Pisa, 1808.</blockquote>
+
+<p><i>Cino</i> professait encore à Florence<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a>
+<a href="#footnote412"><sup class="sml">412</sup></a>, quand il fut nommé gonfalonier
+à <i>Pistoia</i>, où, depuis quelques années, les affaires de son parti
+avaient repris le dessus; mais soit par attachement pour sa chaire, soit
+par tout autre motif, il refusa cet honneur. Il était cependant, en
+1336, de retour dans sa patrie; il y fut attaqué d'une maladie grave, et
+mourut cette même année, ou au plus tard au commencement de 1337<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a>
+<a href="#footnote413"><sup class="sml">413</sup></a>,
+laissant après lui deux renommées qui se sont conservées long-temps sans
+que l'une nuisit à l'autre, et regardé en même temps comme l'un des
+restaurateurs de la jurisprudence civile, et comme l'un des créateurs de
+la poésie toscane. Nous considérerons bientôt en lui le poëte: comme
+jurisconsulte, s'il a été surpassé depuis, il surpassa lui-même tous les
+glossateurs qui l'avaient précédé; et il paraît que depuis le célèbre
+Irnérius, aucun légiste n'avait apporté autant de lumière que lui dans
+des matières que la plupart semblaient au contraire s'être étudiés à
+obscurcir<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a>
+<a href="#footnote414"><sup class="sml">414</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote412"
+name="footnote412"><b>Note 412: </b></a><a href="#footnotetag412">
+(retour) </a> En 1334.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote413"
+name="footnote413"><b>Note 413: </b></a><a href="#footnotetag413">
+(retour) </a> Tiraboschi, t. V, p. 242, avait pensé que cette mort
+n'était arrivée qu'en 1341; mais voyez les <i>Mémoires</i> cités ci-dessus,
+p. 104.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote414"
+name="footnote414"><b>Note 414: </b></a><a href="#footnotetag414">
+(retour) </a> <i>Memorie</i>, etc., p. 53 et suiv.</blockquote>
+
+<p>Il fut enterré dans la cathédrale de <i>Pistoia</i>, au pied d'un autel
+qu'avait fait construire un de ses oncles, évêque de Foligno. Un artiste
+habile fut aussitôt chargé de faire pour lui un cénotaphe magnifique en
+marbre de Sienne, qui fut placé dans cette église plusieurs années
+après, et qu'on y voit encore. <i>Cino</i> y est représenté tenant école, ce
+qui prouve combien ce noble état de professeur était alors honoré. On
+remarque, auprès des disciples attentifs à l'écouter, une figure de
+femme, appuyée contre une des colonnes torses qui soutiennent le
+monument. L'artiste aura peut-être voulu représenter l'aimable
+<i>Selvaggia</i>, dont le souvenir poursuivait le jurisconsulte-poëte au
+milieu de ses graves fonctions<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a>
+<a href="#footnote415"><sup class="sml">415</sup></a>. Les ossements de <i>Cino</i>, retrouvés
+en 1614, furent placés alors sous le cénotaphe avec une inscription qui
+énonce simplement le fait<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a>
+<a href="#footnote416"><sup class="sml">416</sup></a>. Pétrarque lui avait élevé un monument
+plus précieux, dans un fort beau sonnet<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a>
+<a href="#footnote417"><sup class="sml">417</sup></a>, qui suffirait pour prouver
+que s'il avait été son disciple en poésie, l'élève s'était placé bien
+au-dessus du maître.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote415"
+name="footnote415"><b>Note 415: </b></a><a href="#footnotetag415">
+(retour) </a> Cette conjecture vraisemblable est due à M. l'abbé
+<i>Ciampi</i>, qui a le premier distingué cette figure de femme, et cherché à
+en deviner l'intention. Voyez <i>Memorie</i>, etc., note 31, p. 153.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote416"
+name="footnote416"><b>Note 416: </b></a><a href="#footnotetag416">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> <i>Ossa damini Cini</i></p>
+ <i>Ad cenotaphium suum recollecta.</i><br>
+<p class="i20"> An. D. 1624.</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote417"
+name="footnote417"><b>Note 417: </b></a><a href="#footnotetag417">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Piangete, donne, e con voi pianga amore</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Le fonds déjà si riche de la jurisprudence canonique s'accrut à cette
+époque, du recueil des Clémentines, c'est-à-dire, des Décrétales de
+Clément V, publiées par Jean XXII. Ce dernier pape, dans le cours de son
+long pontificat, eut le temps d'ajouter lui-même à toutes les
+collections précédentes un grand nombre de décrétales. Mais comme elles
+ne furent point revêtues de l'approbation d'un autre pape, ou de celle
+de l'Église, ni envoyées aux écoles avec les femmes proscrites, elles
+restèrent simplement annexées au corps des ecclésiastiques, sous le
+titre singulier d'<i>Extravagantes</i>, que personne ne s'est avisé de leur
+ôter.</p>
+
+<p>On regarde comme le plus savant des canonistes de ce temps, et même de
+tous ceux qui avaient existé jusqu'alors, Jean d'André, ou <i>Giovanni
+d'Andrea</i>, né à Bologne, non pas d'un prêtre, comme l'ont voulu quelques
+auteurs, mais d'un certain André qui se fit prêtre lorsque son fils
+avait huit ans<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a>
+<a href="#footnote418"><sup class="sml">418</sup></a>. Ce fils s'éleva par son mérite et par son savoir,
+et devint le professeur le plus célèbre, et l'un des citoyens les plus
+considérés de cette ville, où il était né de parents pauvres. Il y
+mourut en 1348, de cette peste fatale qui désola l'Italie entière. Il
+laissa plusieurs enfants, et entre autres deux filles, dont l'aînée,
+nommée <i>Novella</i>, était si savante en droit canon, que quand son père
+était occupé ou malade, il l'envoyait professer à sa place; et si jolie,
+que, pour ne pas tourner toutes ces jeunes têtes, au lieu de les
+instruire, elle lisait et expliquait les lois, cachée derrière un rideau
+ou courtine. C'est ce que dit, dans son vieux langage, une femme
+contemporaine, Christine de Pisan: <i>Et afin que la biauté d'icelle
+n'empeschast la pensée des oyants, elle avait une petite courtine
+au-devant d'elle</i><a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a>
+<a href="#footnote419"><sup class="sml">419</sup></a>; précaution peut-être insuffisante si on la
+voyait arriver et monter à sa chaire, si le rideau ne se tirait que
+quand elle commençait à lire, et si elle avait une voix aussi douce que
+sa figure était jolie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote418"
+name="footnote418"><b>Note 418: </b></a><a href="#footnotetag418">
+(retour) </a> Tiraboschi, t. V, l. II, c. 5.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote419"
+name="footnote419"><b>Note 419: </b></a><a href="#footnotetag419">
+(retour) </a> Dans un ouvrage manuscrit intitulé la <i>Cité des Dames</i>,
+cité par Wolf, <i>de Mulier. erudit</i>, pag. 406, Tiraboschi, <i>ub. supr.</i> ne
+donne point d'autre indication. Nous avons à la Bibliothèque impériale,
+un grand nombre de manuscrits de Christine de Pisan. Le plus beau est
+cotté 7396, in-fol.; le passage se trouve folio 97, <i>verso</i>. Le livre de
+Wolf, où il est cité, a pour titre: <i>Mulierum Grœcarum quœ oratione</i>
+<i>prosâ usœ sunt fragmenta et elegia</i>, etc. <i>Curante Joan. Christiano
+Wolfio, Gottingœ</i>, 1739, in-4°.: la citation est à l'article <i>Novella,
+jurisperita</i>, dans le <i>Catalogus Fœminarum olim illustrium</i>, qui occupe
+la dernière moitié du volume. Voici le passage entier, tel qu'il est
+dans le manuscrit: «Quant à sa belle et noble fille (de Jean André), que
+il tant ama, qui ot nom Nouvelle, fist apprendre lettres et si avant es
+drois que quant il estoit occupez d'aucune ensoine, parquoy ne povoit
+vacquier à lire les leçons à ses escoliers, il envoyoit Nouvelle, sa
+fille, en son lieu lire aux escoles en chaiere, et afin que la beauté
+d'elle n'empeschast la pensée des oyans, elle avait une petite courtine
+au devant d'elle, et par celle manière, suppléoit et allégeoit aucune
+fois les occupacions de son père, lequel l'ama tant, que pour mettre le
+nom d'elle en mémoire, fist une noctable lecture d'un livre de droit,
+que il nomma du nom de sa fille la <i>Nouvelle</i>.»</blockquote>
+
+<p>L'histoire, l'un des genres de littérature dans lequel les Italiens se
+sont le plus distingués, commençait dès-lors à avoir des écrivains qui
+font autorité, tant pour la langue que pour les faits. <i>Dino Compagni</i>,
+Florentin, qui fut deux fois l'un des prieurs de la république, une fois
+gonfalonier de justice, et qui eut une grande part aux événements de sa
+patrie, en écrivit l'histoire dans sa Chronique qui ne s'étend que
+depuis 1280 jusqu'à 1312, quoiqu'il vécût encore dix ou onze ans
+après<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a>
+<a href="#footnote420"><sup class="sml">420</sup></a>. Jean Villani, beaucoup plus célèbre que <i>Dino</i>, posséda
+comme lui les premiers emplois de la république, et en écrivit aussi
+l'histoire; mais avec beaucoup plus d'étendue, de talent, et avec une
+sorte de dignité, quoique dans un style naïf et simple. Cette
+histoire<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a>
+<a href="#footnote421"><sup class="sml">421</sup></a> embrasse depuis la fondation de Florence jusqu'à l'an
+1348, où l'auteur mourut de cette même peste dont j'ai déjà rappelé les
+ravages, et dont Boccace nous a laissé, au commencement de son
+Décameron, une description si éloquente.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote420"
+name="footnote420"><b>Note 420: </b></a><a href="#footnotetag420">
+(retour) </a> Cette chronique, imprimée pour la première fois par
+Muratori, <i>Script. rer. Ital.</i>, vol. IX, l'a été depuis séparément à
+Florence, 1728, in-4°.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote421"
+name="footnote421"><b>Note 421: </b></a><a href="#footnotetag421">
+(retour) </a> Imprimée d'abord à Venise, en 1537, in-fol., sous le nom
+de <i>Chronique</i>: elle l'a été plusieurs fois depuis. La meilleure édition
+est celle des Juntes, Florence, 1587, in-4°.</blockquote>
+
+<p>Villani raconte lui-même<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a>
+<a href="#footnote422"><sup class="sml">422</sup></a> que dans un pélerinage qu'il fit à Rome,
+en 1300, pour le jubilé, la vue de ces grands et antiques monuments, et
+la lecture qu'il fit ensuite des histoires et des belles actions des
+Romains, écrites par Salluste, Tite-Live, Valère-Maxime, Paul Orose et
+autres historiens, auxquels il est à remarquer qu'il joint aussi Lucain
+et Virgile, il conçut le projet d'écrire à leur exemple l'histoire de sa
+patrie, et de se modeler sur eux pour la forme et pour le style. Son
+ouvrage est divisé en douze livres. Il y fait marcher de front avec
+l'histoire de Florence, celle des autres états d'Italie. S'il fait
+autorité, ce n'est pas dans ce qu'il dit des anciens temps; il y adopte
+sans examen toutes les erreurs et toutes les fables qui infectaient
+alors l'histoire, et dont on doit supposer le goût dans un écrivain qui
+rangeait Virgile et Lucain parmi les auteurs de celle de Rome. Mais
+lorsqu'il traite des faits arrivés de son temps, ou dans les temps
+voisins, et principalement de ceux qui regardent la Toscane, personne
+n'est ni mieux instruit ni plus digne de foi, partout où l'esprit de
+parti ne l'égare pas. Mais il était trop fortement attaché aux Guelfes
+pour que les lois de la bonne critique permettent de le regarder comme
+impartial quand il parle de son parti ou du parti contraire. Après sa
+mort, Mathieu Villani, son frère, et Philippe, fils de Mathieu,
+continuèrent son histoire que ce dernier conduisit jusqu'à l'an
+1364<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a>
+<a href="#footnote423"><sup class="sml">423</sup></a>. Elle est rangée, pour l'élégance, le naturel et la pureté du
+style, parmi les principaux livres classiques italiens.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote422"
+name="footnote422"><b>Note 422: </b></a><a href="#footnotetag422">
+(retour) </a> Lib. VIII, c. 36.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote423"
+name="footnote423"><b>Note 423: </b></a><a href="#footnotetag423">
+(retour) </a> La continuation de Mathieu, qui contient neuf livres, fut
+imprimée par les Juntes, d'abord seule en 1562, ensuite avec le
+complément de Philippe son fils, en 1567, in-4°.</blockquote>
+
+<p>La république de Venise, rivale à beaucoup d'égards de celle de
+Florence, qui, ayant fixé depuis long-temps la forme de son
+gouvernement, et garantie, tant par cette forme même que par sa
+position locale, de l'influence contradictoire de la cour de Rome et de
+l'Empire, jouissait d'un état beaucoup plus tranquille, eut aussi, vers
+cette même époque, le premier historien dont elle s'honore. André
+Dandolo, élevé en 1343 à la dignité de Doge, quoiqu'il n'eût que
+trente-six ans, était fort versé dans les lois, dans les belles-lettres
+et surtout dans l'histoire; plein de vertu, de dignité, de gravité,
+d'amour pour sa patrie, doué d'une éloquence merveilleuse, d'une
+prudence consommée et d'une grande affabilité, il avait toutes les
+qualités nécessaires dans le chef d'une république. Pendant sa suprême
+magistrature, il soutint avec gloire le fardeau des affaires, et
+conduisit avec autant d'habileté que de courage plusieurs négociations
+et plusieurs guerres. Celle qui s'alluma entre Venise et Gênes fut cause
+de sa mort. Les Gênois, d'abord vaincus, reprirent de tels avantages,
+que les Vénitiens se crurent à deux doigts de leur perte. Dandolo en
+conçut tant de chagrin qu'il tomba malade et mourut. L'histoire qu'il a
+laissée et qui jouit de beaucoup d'estime est écrite en latin<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a>
+<a href="#footnote424"><sup class="sml">424</sup></a>. Elle
+comprend celle de Venise depuis les premières années de l'ère chrétienne
+jusqu'à l'an 1342, qui précéda son élection; ce qui prouve que, depuis
+le moment où il fut chargé de la conduite des événemens qui sont la
+matière de l'histoire, il n'eut plus le loisir de l'écrire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote424"
+name="footnote424"><b>Note 424: </b></a><a href="#footnotetag424">
+(retour) </a> Muratori est le premier qui l'ait publiée, <i>Script. rer.
+Ital.</i>, vol. XI.</blockquote>
+
+<p>Padoue eut aussi un historien de réputation dans <i>Albertino Mussato</i>,
+qui remplit avec honneur plusieurs fonctions civiles et militaires, dans
+des temps de troubles continuels, tels que la fin du treizième siècle et
+le commencement du quatorzième; cela suppose une vie fort agitée, et
+souvent privée du repos d'esprit qu'exige la culture des lettres. Il ne
+laissa point de les cultiver parmi les vicissitudes très-variées de sa
+fortune; il fut non-seulement historien, mais poëte; et la couronne
+poétique lui fut même décernée publiquement à Padoue sa patrie. Il
+mourut en 1330, âgé de soixante-dix ans. L'histoire latine qu'il a
+laissée porte le titre d'<i>Augusta</i>, parce qu'elle contient en seize
+livres la vie de l'empereur Henri VII. Dans huit autres livres, aussi en
+prose, il raconte les événemens qui suivirent la mort de cet empereur
+jusqu'en 1317<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a>
+<a href="#footnote425"><sup class="sml">425</sup></a>. Trois livres en vers héroïques ont ensuite pour
+sujet le siége que <i>Can Grande de la Scala</i> mit devant Padoue; et, dans
+un dernier livre en prose, <i>Mussato</i> décrit les troubles domestiques
+qui déchirèrent cette malheureuse ville, et qui la firent passer sous
+la domination du seigneur de Vérone. Cette série historique, qui
+contient en tout vingt-huit livres, est regardée comme l'ouvrage le
+mieux écrit en latin, depuis la décadence des lettres jusqu'alors<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a>
+<a href="#footnote426"><sup class="sml">426</sup></a>.
+Ses poésies, aussi toutes latines, consistent en élégies, épîtres et
+églogues écrites d'un style abondant et facile, mais encore privé
+d'élégance, quoique moins dur et moins grossier que celui des poëtes des
+âges précédents. Il composa de plus deux tragédies latines, les
+premières qui aient été écrites en Italie; l'une intitulée <i>Eccerinis</i>,
+dont le fameux Ezzelino est le héros, et l'autre <i>Achilleis</i>, qui a pour
+sujet la mort d'Achille. L'auteur y fait tous ses efforts pour imiter le
+style de Sénèque; mais quoiqu'il y réussisse souvent, il n'y a point
+d'injustice à dire qu'il ne fit que d'assez mauvaises copies d'un
+mauvais modèle<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a>
+<a href="#footnote427"><sup class="sml">427</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote425"
+name="footnote425"><b>Note 425: </b></a><a href="#footnotetag425">
+(retour) </a> Dans ces deux histoires, selon l'observation de
+Tiraboschi (<i>Stor. della Letter. Ital.</i>, t. V, pag. 347), quoique
+l'auteur ne se borne pas à parler des actions des Padouans ses
+compatriotes, il s'y étend cependant beaucoup plus que sur les autres
+faits.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote426"
+name="footnote426"><b>Note 426: </b></a><a href="#footnotetag426">
+(retour) </a> Tiraboschi, <i>loc. cit.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote427"
+name="footnote427"><b>Note 427: </b></a><a href="#footnotetag427">
+(retour) </a> Les œuvres d'<i>Albertino Mussato</i>, d'abord imprimées à
+Venise, en 1636, l'ont été plus complètement en Hollande, dans le
+<i>Thesaurus Histor. Ital.</i>, vol. VI, partie II. Ses poésies et ses deux
+tragédies sont dans cette dernière édition. Muratori n'a imprimé que les
+ouvrages historiques et la tragédie <i>d'Eccerinis, Script. rer. Ital.</i>,
+vol. X.]</blockquote>
+
+<p>Il serait trop long de faire mention de tous les auteurs qui, dans
+toutes les parties de l'Italie, écrivirent alors en latin des histoires,
+soit particulières, soit générales. Quoique l'usage presque universel
+fût encore d'écrire dans cette langue, la langue vulgaire prenait
+cependant chaque jour de nouveaux accroissements; et parvenus comme nous
+le sommes à la littérature italienne, nous devons passer légèrement sur
+tout le reste, pour nous occuper plus à loisir des auteurs qui en ont
+fait l'éclat et la gloire.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout-à-fait dans ce rang qu'on doit placer l'auteur de
+certains cantiques spirituels, où l'on reconnaît pourtant de la verve et
+une sorte de génie parmi beaucoup de duretés, de grossièretés et
+d'incorrections de toute espèce. C'était un moine de l'ordre de
+St.-François, ou plutôt un frère convers, et qui ne voulut jamais être
+autre chose; nommé <i>Iacopone</i> ou <i>Iacopo da Todi</i>, parce qu'il était né
+dans cette ville. Il appartient au treizième siècle plus qu'au suivant,
+puisqu'il mourut en 1306. C'est un oubli qu'il est encore temps de
+réparer. <i>Iacopo</i>, par un esprit de sainteté fort extraordinaire,
+imagina de passer pour fou. On le prit au mot; les petits enfants
+couraient après lui, en l'appelant par dérision <i>Iacopone</i>: c'est ce nom
+qui lui est resté. Ses supérieurs contribuèrent encore à sa
+sanctification en le jetant en prison dans l'endroit le plus infect du
+couvent, pour je ne sais quelle faute, que, de l'humeur dont il était,
+il fit peut-être exprès. Il y composa un cantique, où il ne parle que de
+joie et d'amour.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O giubilo del cuore<br>
+ Che fui cantar d'amore</i>, etc.<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a>
+<a href="#footnote428"><sup class="sml">428</sup></a>
+</div></div>
+
+<p>Tandis que le pape Boniface VIII assiégeait Palestrine, <i>Iacopone</i>, qui
+s'y trouvait alors, fit contre lui quelques cantiques, entr'autres celui
+qui commence par ces mots:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O papa Bonifazio<br>
+ Quanto hai giocato al mondo</i><a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a>
+<a href="#footnote429"><sup class="sml">429</sup></a><i>!</i>
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote428"
+name="footnote428"><b>Note 428: </b></a><a href="#footnotetag428">
+(retour) </a> C'est le 76e cant.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote429"
+name="footnote429"><b>Note 429: </b></a><a href="#footnotetag429">
+(retour) </a> C'est le 58e.</blockquote>
+
+<p>Boniface, qui se dispensait fort bien du pardon des injures, ayant pris
+Palestrine, fit mettre notre poëte en prison, aux fers, et au pain et à
+l'eau. <i>Iacopone</i>, dans plusieurs cantiques, décrit sa dure captivité.
+Boniface ajouta l'insulte à la vengeance. Un jour qu'il passait devant
+sa prison, il lui demanda quand il comptait en sortir? Quand vous y
+entrerez, répondit le moine; et peu de temps après, le pape, ayant été
+fait prisonnier par les Français et par les Colonne, ses ennemis, la
+prédiction se vérifia toute entière. <i>Iacopone</i> mourut trois ans après
+sa délivrance. Il fut élevé au rang des saints pour ses bonnes œuvres,
+et au rang des auteurs qui font texte de langue, pour ses cantiques. Il
+ne m'appartient de juger ni de l'une ni de l'autre de ces apothéoses. Il
+y a peu d'inconvénients à la première; mais il pourrait y en avoir à la
+seconde, si l'on s'avisait de prendre pour autorités les locutions
+siciliennes, lombardes et populaires dont ses cantiques sont
+remplis<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a>
+<a href="#footnote430"><sup class="sml">430</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote430"
+name="footnote430"><b>Note 430: </b></a><a href="#footnotetag430">
+(retour) </a> La première édition de ces cantiques est celle de
+Florence, 1490, in-4°.; il y en a eu depuis un assez grand nombre
+d'autres. Les deux meilleures sont celles de Rome, 1558, in-4°., avec
+des discours moraux sur chaque cantique, et la vie du bienheureux
+<i>Iacopone</i> (ces discours sont de <i>Giamb. Modio</i>), et de Venise, 1617,
+in-4°., avec les notes de <i>Fra Francisco Tresatti da Lugano</i>. C'est
+cette dernière qui est citée par <i>la Crusca</i>.
+</blockquote>
+
+<p>Il est vrai qu'à travers ce mauvais style, qui dégénère quelquefois en
+jargon, l'on y trouve de la verve, de la facilité, et une naïveté de
+pensées et d'expressions qui n'est jamais sans quelque charme.
+<i>Iacopone</i> a du rapport, pour les idées, avec notre abbé Pellegrin,
+quoiqu'il vaille mieux que lui. Dans l'un de ses cantiques, par
+exemple<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a>
+<a href="#footnote431"><sup class="sml">431</sup></a>, il fait dialoguer ensemble l'âme et le corps: l'âme
+propose au corps les mortifications de la pénitence; le corps y répugne
+et les refuse tant qu'il peut. L'âme lui présente une discipline à gros
+nœuds; elle s'en sert, et le fustige rudement en lui disant des injures:
+le corps crie au secours contre cette âme sans pitié; cette âme cruelle
+qui l'a tué, battu, ensanglanté, etc.<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a>
+<a href="#footnote432"><sup class="sml">432</sup></a>. Dans un autre cantique<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a>
+<a href="#footnote433"><sup class="sml">433</sup></a>,
+le bon <i>Iacopone</i> s'emporte contre la parure des femmes: il les compare
+au basilic. «Le basilic, dit-il, tue l'homme par les yeux: sa vue
+empoisonnée fait mourir le corps; la vôtre est bien pire; elle tue
+l'âme.» Il les appelle servantes du diable<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434"><sup class="sml">434</sup></a>, à qui elles envoient un
+grand nombre d'âmes. Quand il en vient à leur parure, il va des pieds à
+la tête, depuis la chaussure qui fait paraître la naine une géante,
+jusqu'à la coiffure et aux faux cheveux. Dans un troisième
+cantique<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a>
+<a href="#footnote435"><sup class="sml">435</sup></a>, l'âme et le corps sont de nouveau mis en scène: le lieu
+et l'instant de cette scène sont terribles; c'est le jour du jugement
+dernier: l'âme revient chercher son corps pour se rendre devant le juge;
+elle lui reproche de l'avoir entraînée dans le crime dont il va
+partager la peine: l'Ange fait résonner l'effrayante trompette<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a>
+<a href="#footnote436"><sup class="sml">436</sup></a>. Ce
+serait le sujet d'une ode à faire frémir; mais il faudrait qu'au lieu
+d'être faite par <i>Iacopone</i>, elle le fût par un <i>Chiabrera</i> ou par un
+<i>Guidi</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote431"
+name="footnote431"><b>Note 431: </b></a><a href="#footnotetag431">
+(retour) </a> Cant. 3.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote432"
+name="footnote432"><b>Note 432: </b></a><a href="#footnotetag432">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Sozo, malvascio corpo<br>
+ Luxurioso, engordo,<br>
+ . . . . . . . . . . . .<br>
+ Sostieni lo flagello<br>
+ Desto nodoso cordo.<br>
+ . . . . . . . . . . . .<br>
+ Succurrite vicini<br>
+ Che l'anima m'a morto,<br>
+ Alliso, ensanguenato,<br>
+ Disciplinato a torto.<br>
+ O impia, crudele</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote433"
+name="footnote433"><b>Note 433: </b></a><a href="#footnotetag433">
+(retour) </a> Cant. 8.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote434"
+name="footnote434"><b>Note 434: </b></a><a href="#footnotetag434">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Serve del diavolo<br>
+ Sollecite i servite,<br>
+ Colle vostre schirmite<br>
+ Molt'aneme i mandate.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote435"
+name="footnote435"><b>Note 435: </b></a><a href="#footnotetag435">
+(retour) </a> Cant. 15.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote436"
+name="footnote436"><b>Note 436: </b></a><a href="#footnotetag436">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>L'agnolo sta a trombare<br>
+ Voce de gran paura.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Un autre poëte, dont la vie fut partagée entre les deux siècles, mais
+qui poussa sa longue carrière jusqu'au milieu du quatorzième, est
+<i>Francesco da Barberino</i>. Il était né en 1264, au château de Barberino
+en Toscane, et fut, à Florence, un des disciples de <i>Brunetto Latini</i>.
+Il suivit avec distinction la carrière des lois, à Bologne, à Padoue, à
+Florence même, et devint un jurisconsulte célèbre. Mais ses graves
+études ne l'empêchèrent point de cultiver la poésie; son principal
+ouvrage, intitulé <i>les Documents d'Amour</i> (<i>i Documenti d'Amore</i>), est
+en vers de différentes mesures. Son style manque souvent de facilité,
+d'élégance, et se sent un peu trop des tours et des expressions de la
+langue provençale que l'auteur cultivait autant que sa propre langue.
+Cependant les Académiciens de la Crusca l'ont aussi rangé parmi les
+auteurs classiques; mais ils n'offrent de lui pour exemple que ce qui
+est d'un toscan pur, attention qu'ils ont eue de même pour <i>Iacopone da
+Todi</i>. Nous ne devons donc pas, nous autres Français, croire que ce qui
+est jargon dans ces deux vieux poëtes, fasse autorité. Au reste
+l'ouvrage de <i>Francesco da Barberino</i> n'est pas, comme le titre paraît
+l'annoncer, un livre d'amour, mais un traité de philosophie morale,
+divisé en douze parties, dans chacune desquelles l'auteur parle de
+quelque vertu et des récompenses qui y sont destinées. Ce poëme, resté
+long-temps manuscrit, parut pour la première fois à Rome, en 1640, avec
+de fort belles gravures, précédé de la vie de l'auteur, écrite par
+Ubaldini, et suivi de tables alphabétiques très-utiles, vu le grand
+nombre de locutions et de mots étrangers que ce poëte a employés dans
+ses vers. Il mourut à Florence, à quatre-vingt-quatre ans; et fut encore
+une des victimes de cette peste terrible de 1348, qui frappa
+indistinctement tous les âges.</p>
+
+<p>Ce serait ici le lieu de faire connaître plus particulièrement le poëme
+de l'<i>Acerba</i>, qui fit la réputation de <i>Cecco d'Ascoli</i>, et fut en
+partie la cause de sa fin tragique; mais à parler franchement, quoique
+tous les curieux l'aient dans leur bibliothèque<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a>
+<a href="#footnote437"><sup class="sml">437</sup></a>, il n'en vaut pas
+trop la peine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote437"
+name="footnote437"><b>Note 437: </b></a><a href="#footnotetag437">
+(retour) </a> La plus ancienne édition connue de ce poëme, est celle de
+Venise, chez <i>Philippo di Piero</i>, 1476, in-4°. avec un Commentaire de
+<i>Nicolo Massetti</i>; répétée <i>ibid.</i> en 1478. Haym (Biblioth. ital.,
+Milan, 1771, in-4°.), cite une première édition, <i>in Bessalibus</i>, 1458,
+dont aucun autre bibliographe n'a parlé. Il s'en fit quatre ou cinq
+autres éditions avant la fin du quinzième siècle, et il en parut encore
+plusieurs dans le siècle suivant; les première sont devenues
+très-rares.</blockquote>
+
+<p>C'est un Traité en cinq livres, divisés chacun en un assez grand nombre
+de chapitres. Le premier livre traite du ciel, des éléments, et des
+phénomènes célestes; le second, des vertus et des vices; le troisième,
+de l'amour, et ensuite de la nature des animaux et de celle des pierres
+précieuses; le quatrième, contient des questions ou problèmes sur divers
+points d'histoire naturelle; enfin le cinquième, qui n'a qu'un seul
+chapitre, traite de la religion et de la foi. Le tout est écrit en
+sixains, d'un style sec, dur, dépourvu d'harmonie, d'élégance et de
+grâce; et de plus tout rempli de ces rêveries astrologiques, qui étaient
+la passion favorite de l'auteur, et le conduisirent à sa perte.</p>
+
+<p>Il paraît y avoir un grand rapport entre ce chétif ouvrage et une partie
+du <i>Trésor</i> de <i>Brunetto Latini</i>. On y parle de même du ciel, des
+éléments, de la terre, des oiseaux, des poissons, des quadrupèdes, des
+vertus et des vices. L'un semblerait n'être qu'un extrait de l'autre mis
+en vers et revêtu seulement dans les détails, des imaginations de
+l'auteur. Je trouve dans le titre même, tel qu'il était, suivant
+l'opinion du savant Quadrio, avant les altérations qu'on y a faites, une
+raison de plus pour croire que <i>Cecco</i> eût en vue, dans son poëme, le
+grand traité de <i>Brunetto</i>. L'<i>Acerbo</i>, selon cet auteur<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a>
+<a href="#footnote438"><sup class="sml">438</sup></a>, était le
+premier titre de l'ouvrage, et c'est l'ignorance des copistes, qui en
+fait depuis L'<i>Acerba</i> qu'on n'a jamais pu expliquer. Or, dans <i>acerbo</i>,
+le <i>b</i> était employé, comme il arrivait souvent, pour un <i>v</i>. Le
+véritable mot était donc <i>acervo</i>, qui signifie poétiquement, comme le
+latin <i>acervus</i>, un tas, un amas, un monceau, et <i>Cecco</i> lui donna ce
+titre pour désigner un rassemblement, un amas d'objets de toute espèce.
+Ce fut une raison semblable qui engagea <i>Brunetto Latini</i> à donner au
+sien le nom de Trésor; les deux ouvrages se ressemblaient donc, non
+seulement par la matière, mais par le titre. Aucun auteur, italien, je
+crois, n'a fait ce rapprochement, ni formé cette conjecture, sur
+laquelle je me garderai bien d'insister, malgré le vraisemblance qu'elle
+a pour moi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote438"
+name="footnote438"><b>Note 438: </b></a><a href="#footnotetag438">
+(retour) </a> <i>Storia e ragione d'ogni Poesia</i>, t. VI, p. 40.</blockquote>
+
+<p>On est peut-être curieux de savoir comment ce poëte astrologue s'y était
+pris pour mettre jusqu'à trois fois, dans cette espèce de <i>farrago</i> des
+traits de satyre contre le Dante. Le premier est peu de chose. Dante
+avait attribué à la Fortune une influence à laquelle la sagesse humaine
+ne pouvait résister<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a>
+<a href="#footnote439"><sup class="sml">439</sup></a>. Cela déplaît à <i>Cecco</i>, qui, parlant aussi de
+la Fortune, mais dans un style un peu différent, reproche au poëte
+florentin de s'être trompé; et soutient qu'il n'y a point de fortune
+qui ne puisse être vaincue par la raison<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a>
+<a href="#footnote440"><sup class="sml">440</sup></a>. La seconde attaque est
+plus forte: elle a pour sujet l'amour, dont <i>Cecco</i> assigne la cause aux
+influences du troisième ciel, ou de la planète de Vénus. Il accuse
+<i>Guido Cavalcanti</i> de lui avoir donné une autre origine dans sa fameuse
+<i>canzone</i> sur la nature de l'amour; il enveloppe le Dante dans cette
+même accusation; et il revient, dans un seul chapitre, quatre ou cinq
+fois contre lui avec une sorte d'acharnement<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a>
+<a href="#footnote441"><sup class="sml">441</sup></a>. Enfin, le dernier
+trait est à la fin de son quatrième livre. Il se félicite, et, à ce
+qu'il paraît, de très-bonne foi, de n'avoir usé dans son poëme d'aucun
+des ressorts que Dante avait employés dans le sien. «Ici, dit-il d'un
+air de triomphe, on ne chante pas comme les grenouilles dans un étang;
+ici on ne chante pas comme ce poëte qui n'imagine que des choses vaines;
+mais ici brille et resplendit toute la nature qui rend, à qui sait
+l'entendre, le cœur et l'esprit joyeux. Ici l'on ne rêve pas à travers
+la forêt obscure<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a>
+<a href="#footnote442"><sup class="sml">442</sup></a>. Ici, je ne vois ni Paul ni Françoise, ni les
+Mainfroy, ni le vieux ni le jeune <i>de la Scala</i>, ni les massacres et les
+guerres de leurs alliés les Français. Je ne vois point ce comte qui,
+dans sa fureur, tient sous lui l'archevêque Roger, et fait de sa tête un
+repas horrible. Je laisse là les fables et ne cherche que la vérité.» Eh
+non, malheureux <i>Cecco</i>! tu ne vois ni ne fais rien voir de tout cela.
+C'est pourquoi, depuis plusieurs siècles, ton triste poëme est à peine
+connu de nom, tandis que celui du Dante est, et sera toujours, pour les
+amis de la poésie, un objet d'admiration et d'étude.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote439"
+name="footnote439"><b>Note 439: </b></a><a href="#footnotetag439">
+(retour) </a> C'est dans ce beau morceau du septième chant de son
+<i>Enfer</i>, où il fait dire par Virgile, que Dieu a donné aux splendeurs
+mondaines cette conductrice générale qui y préside, qui les fait passer
+de peuple en peuple et de race en race:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Oltre la difension de' senni umani.</i>
+</div></div>
+
+Voy. ci-dessus, p. 57.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote440"
+name="footnote440"><b>Note 440: </b></a><a href="#footnotetag440">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>In ciò peccasti Fiorentin poeta,<br>
+ Panendo che gli ben de la fortuna<br>
+ Necessitati sieno con lar meta.<br>
+ Non è fortuna che rason non vinca.<br>
+ Hor pensa, Dante, se prova nessuna<br>
+ Se può più fare che questa convinca.</i>
+<p class="i20"> (L. II, c. <span class="sc">i</span>.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote441"
+name="footnote441"><b>Note 441: </b></a><a href="#footnotetag441">
+(retour) </a> L. III, c <span class="sc">i</span>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote442"
+name="footnote442"><b>Note 442: </b></a><a href="#footnotetag442">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quì non se sogna per la selva oscura,<br>
+ Quì non vego nè Paolo nè Francesca.</i><br>
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br>
+<br>
+ <i>Non vego'l conte che per ira et asto</i><a id="footnotetagB" name="footnotetagB"></a>
+<a href="#footnoteB"><sup class="sml">B</sup></a><br>
+ <i>Ten forte l'arcivescovo Rugiero,<br>
+ Prendendo del suo Cieffo el fiero pasto.</i><br>
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br>
+<br>
+ <i>Lasso le ciancie e torno su nel vero,<br>
+ Le favole mi son sempre nemiche.</i>
+<p class="i20"> (L. IV, c. 13.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnoteB"
+name="footnoteB"><b>Note B: </b></a><a href="#footnotetagB">
+(retour) </a> Pour <i>astio</i>.</blockquote>
+
+<p><i>Fazio degli Uberti</i>, poëte qui jouissait dès lors de plus de renommée
+que <i>Cecco</i>, dont la réputation s'accrut beaucoup dans la suite, et
+s'est mieux conservée depuis, au lieu de critiquer Dante, entreprit de
+l'imiter, ou du moins de composer un grand poëme qui pût être placé à
+côté du sien. Mais ce fut seulement vers la fin de sa vie. Pendant celle
+du Dante, et long-temps après, il ne fut connu que par des sonnets et
+des <i>canzoni</i>, où l'on remarque surtout une force et une vivacité de
+style qui étaient alors les qualités les moins communes. On n'en a
+imprimé qu'un petit nombre. Les sept sonnets que contient un Recueil
+d'anciennes poésies<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a>
+<a href="#footnote443"><sup class="sml">443</sup></a>, ont pour sujet les sept péchés mortels. L'un
+des péchés parle dans chacun de ces sonnets et se caractérise lui-même.
+Ils furent peut-être faits pour ces représentations pieuses où
+figuraient les anges et les démons, les vertus et les vices
+personnifiés, et qui furent, en Italie comme en France, les premiers
+essais de l'art dramatique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote443"
+name="footnote443"><b>Note 443: </b></a><a href="#footnotetag443">
+(retour) </a> <i>Poeti Antichi raccolti da monsig. Leone Allaci</i>, etc.,
+Napoli, 1661, p. 296 et suiv.</blockquote>
+
+<p>Dans l'une des deux <i>canzoni</i> de ce poëte, qui nous ont été conservées,
+il se plaint poétiquement des peines que l'amour lui fait éprouver, en
+se comparant avec tous les objets de la nature, embellis par le retour
+du printemps<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a>
+<a href="#footnote444"><sup class="sml">444</sup></a>. L'herbe des prés, les fleurs, les collines riantes,
+les parfums de la rose, enchantent la terre et les airs; partout l'amour
+paraît sourire; mais lui, le désir le consume; il ne cessera de souffrir
+que quand il reverra la beauté dont il est séparé depuis long-temps. Les
+chants, les amours, les nids, les tendres soins des oiseaux, le
+ramènent aussi tristement sur lui-même. Les animaux les plus sauvages,
+les serpens et les dragons les plus terribles, s'unissent et jouissent
+ensemble; tandis que, mille fois le jour, il passe de la vie à la mort,
+selon les espérances ou les craintes de son cœur. Les claires eaux, les
+fraîches fontaines baignent toutes les campagnes, arrosent les arbres et
+les fleurs; les poissons, délivrés des chaînes de l'hiver, parcourent
+les fleuves et en repeuplent les eaux, tandis que d'autres se jouent et
+s'unissent dans les vastes mers; lui, toujours seul et loin de ce qu'il
+aime, est brûlé d'un feu que rien ne peut éteindre. Les jeunes filles et
+leurs jeunes amans ne s'occupent que de plaisirs et de fêtes, de danses,
+de chants et de rendez-vous d'amour; lui, sans cesse occupé de celle qui
+serait comme un soleil au milieu de cette jeunesse, et dans un état qui
+arrache des larmes à ceux qui sont témoins de sa douleur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote444"
+name="footnote444"><b>Note 444: </b></a><a href="#footnotetag444">
+(retour) </a> <i>Raccolta di Antiche rime</i>, etc., à la fin de <i>la Bella
+mano</i> de <i>Giosta de' Conti</i>, Paris, 1595:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Io guardo infra l'erbette per li prati</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Dans l'autre <i>canzone</i><a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a>
+<a href="#footnote445"><sup class="sml">445</sup></a> il se plaint encore, mais s'est de l'extrême
+indigence où il se trouve réduit. Toutes ses expressions sont celles du
+désespoir. Il invoque la mort, elle le refuse: sa destinée est de
+souffrir, il faut qu'il la remplisse. Lorsqu'il sortit du sein de sa
+mère, la pauvreté s'assit auprès de lui, et lui prédit qu'elle ne s'en
+détacherait jamais. Cette prédiction ne s'est que trop accomplie. Dans
+l'excès de ses maux, il maudit la nature et la fortune, et quiconque a
+le pouvoir de le faire ainsi souffrir; qui que ce soit que cela regarde,
+il s'en met peu en peine; sa douleur et sa rage sont si grandes, qu'il
+ne peut avoir rien de pis, quelque chose qui lui arrive<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a>
+<a href="#footnote446"><sup class="sml">446</sup></a>, etc.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote445"
+name="footnote445"><b>Note 445: </b></a><a href="#footnotetag445">
+(retour) </a> Elle est la seconde du livre IX, dans le recueil
+intitulé: <i>Sonetti e Canzoni di diversi antichi autori Toscani in dieci
+libri raccolti</i>; Florence, <i>Philippo Giunti</i>, 1527.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Lasso! che quando imaginando vegno<br>
+ Il forte e crudel punto dov'io narqui</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote446"
+name="footnote446"><b>Note 446: </b></a><a href="#footnotetag446">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Però bestemmio in prima la natura,<br>
+ E la fortuna, con chi n'ha potere<br>
+ Di farmi si dolere;<br>
+ E tocchi a chi si vuol, ch'io non ho cura;<br>
+ Che tanto è 'l mia dolore e la mia rabbia,<br>
+ Che io non posso aver peggio, ch'io m'abbia.</i>
+</div></div>
+
+<p>Cette malédiction s'adressait fort haut, si l'on y prend bien garde; et
+l'Inquisition a repris des hardiesses moins directes et moins claires.</p></blockquote>
+
+<p><i>Fazio</i> ou <i>Bonifazio degli Uberti</i> était petit-fils du célèbre
+<i>Farinata</i> que nous avons vu dans l'Enfer du Dante<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a>
+<a href="#footnote447"><sup class="sml">447</sup></a>. Sa famille fut
+exilée de Florence, et il paraît qu'il naquit dans l'exil. Cette pièce
+est apparemment un ouvrage de sa jeunesse; plus tard, il parvint à
+corriger sa mauvaise fortune. Selon Villani<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a>
+<a href="#footnote448"><sup class="sml">448</sup></a>, ce fut un des hommes
+les plus agréables et de la meilleure société de son temps: «On n'eut
+qu'un reproche à lui faire, c'est que, par amour du gain, il
+fréquentait, dit cet historien, les cours des tyrans; qu'il flattait les
+vices et les mœurs corrompues des hommes en pouvoir; et, qu'exilé de sa
+patrie, il chantait leurs louanges dans ses discours et dans ses
+écrits.» Cette conduite réussit presque toujours aux hommes de quelque
+talent, quand ils ont la bassesse de préférer une fortune ainsi acquise
+à une honorable pauvreté. Il paraît cependant que si elle tira <i>Fazio
+degli Uberti</i> de la misère, elle ne la mena point à la fortune; car,
+selon le même Villani, il mourut et fut enterré à Vérone, après avoir,
+dans sa vieillesse, passé modestement et tranquillement de longs
+jours<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a>
+<a href="#footnote449"><sup class="sml">449</sup></a>. Je ne le considère ici que comme poëte lyrique, je parlerai
+ailleurs de son grand poëme, qui appartient à la dernière moitié du
+siècle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote447"
+name="footnote447"><b>Note 447: </b></a><a href="#footnotetag447">
+(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 65.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote448"
+name="footnote448"><b>Note 448: </b></a><a href="#footnotetag448">
+(retour) </a> <i>Vite d'uomini illustri Fiorentini</i>, p. 70 et suiv.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote449"
+name="footnote449"><b>Note 449: </b></a><a href="#footnotetag449">
+(retour) </a> <i>Ibid.</i></blockquote>
+
+<p>Celui de tous les poëtes de la première moitié qui passe pour avoir le
+plus approché du lyrique italien par excellence, pour avoir le mieux
+annoncé par les grâces de son style, les grâces inimitables du style de
+Pétrarque, et pour avoir donné avant lui aux vers italiens le plus
+d'élégance et de douceur, est, comme je l'ai dit, <i>Cino da Pistoia</i>, qui
+fut aussi l'un des jurisconsultes les plus célèbres de son temps<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a>
+<a href="#footnote450"><sup class="sml">450</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote450"
+name="footnote450"><b>Note 450: </b></a><a href="#footnotetag450">
+(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 294 et suiv.</blockquote>
+
+<p>Les poésies de <i>Cino</i> ont été imprimées à Rome en 1559<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a>
+<a href="#footnote451"><sup class="sml">451</sup></a>, et
+réimprimées avec une seconde partie, trente ans après<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a>
+<a href="#footnote452"><sup class="sml">452</sup></a>. Elles sont
+d'ailleurs insérées dans plusieurs recueils de poésies anciennes,
+publiés, soit avant, soit après ces éditions<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a>
+<a href="#footnote453"><sup class="sml">453</sup></a>. Il est impossible de
+croire que Dante, qui a beaucoup loué ce poëte<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a>
+<a href="#footnote454"><sup class="sml">454</sup></a>, et Pétrarque qui
+l'a loué peut-être encore davantage, qui l'avait choisi pour un de ses
+modèles, et qui a beaucoup emprunté de lui, et plusieurs critiques plus
+récents, qui lui ont aussi donné de grands éloges, se soient trompés, et
+que ce soit nous qui puissions en juger plus sainement aujourd'hui; mais
+il l'est aussi d'adopter sans restriction ces louanges; il nous est
+vraiment impossible de trouver, par exemple, le mérite d'un grand
+naturel et d'une extrême clarté<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a>
+<a href="#footnote455"><sup class="sml">455</sup></a> dans ce qui est aussi obscur et
+aussi recherché que la plupart de ces poésies, il l'est de ne pas
+reconnaître que les raffinements platoniques, auxquels on donne ce nom,
+sans qu'il soit possible de trouver dans Platon rien qui y ressemble, et
+les subtilités théologiques dont il serait plus facile d'y montrer
+l'influence, forment en quelque sorte tout le tissu du style dans les
+sonnets et dans les <i>canzoni</i> de <i>Cino</i>. Ce tissu est souvent si obscur
+et si délié en même temps, qu'on ne peut ni le pénétrer ni le saisir.
+Qui pourrait se flatter, par exemple, d'entendre le vrai sens de ce
+sonnet que je ne choisis pas, mais qui se présente le premier<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a>
+<a href="#footnote456"><sup class="sml">456</sup></a>? «Ah!
+que ce serait une douce société si ma Dame, l'amour et la pitié étaient
+ensemble dans une amitié parfaite, selon la vertu que l'honneur désire!
+si l'un avait l'empire sur l'autre, et chacun cependant la liberté dans
+sa nature, en sorte que le cœur n'eût que par complaisance<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a>
+<a href="#footnote457"><sup class="sml">457</sup></a>
+l'apparence de l'humilité! si enfin je voyais cette union, et que j'en
+portasse la nouvelle à mon âme affligée! Vous l'entendriez alors
+chanter dans mon cœur, délivrée de la douleur qui s'est emparée d'elle,
+et qui, écoutant une pensée qui en parle, s'y jette en soupirant pour se
+reposer.» Cela est presque littéralement traduit; mais je n'ose me
+flatter que la traduction, toute inintelligible qu'elle est, le soit
+autant que le texte.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote451"
+name="footnote451"><b>Note 451: </b></a><a href="#footnotetag451">
+(retour) </a> Par <i>Niccolò Pilli</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote452"
+name="footnote452"><b>Note 452: </b></a><a href="#footnotetag452">
+(retour) </a> Par <i>Faustino Tasso</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote453"
+name="footnote453"><b>Note 453: </b></a><a href="#footnotetag453">
+(retour) </a> Elles composent le cinquième livre du recueil des Juntes,
+1527, et les sixième et septième de la réimpression de ce recueil;
+Venise, 1740, in-8°. On en trouve de plus quelques pièces, à la suite de
+<i>la Bella Mano</i>, et d'autres dans les <i>Poeti antichi</i>, publiés par
+l'<i>Allacci</i>; recueils que j'ai déjà cités plusieurs fois.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote454"
+name="footnote454"><b>Note 454: </b></a><a href="#footnotetag454">
+(retour) </a> Dans son traité <i>de Vulgari eloquentiâ</i>, l. I, c. 17, l.
+II, c. 2 et ailleurs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote455"
+name="footnote455"><b>Note 455: </b></a><a href="#footnotetag455">
+(retour) </a> L'auteur des <i>Memorie della Vita di Messer Cino</i>, etc.,
+trouve ses métaphores aussi faciles et aussi naturelles qu'agréables; il
+trouve que ses figures ne sont point trop recherchées, et qu'il se
+montre toujours facile, aimable et clair.... <i>Le metafore quanto
+leggiadre e vezzose, tanto facili e naturali;.... senza troppo ricercate
+figure del favellare, mostrandosi sempre facile, amabile et chiaro.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote456"
+name="footnote456"><b>Note 456: </b></a><a href="#footnotetag456">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Deh, com' sarebbe dolce compagnia,<br>
+ Se questa Donna, Amore e pietate<br>
+ Fossero insieme in perfetta amistate,<br>
+ Secondo la vertù c'honor disia</i>, etc.
+<p class="i20"> (Recueil de 1527, p. 47.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote457"
+name="footnote457"><b>Note 457: </b></a><a href="#footnotetag457">
+(retour) </a> <i>Per cortesia</i>.</blockquote>
+
+<p>D'autres sonnets tout entiers ne le sont pas davantage. Essayez, par
+exemple, d'entendre celui où le poëte s'adresse à cette voix qui
+encourage son cœur, et qui crie, et qui porte des paroles dans un lieu
+où ne peut plus rester son âme<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a>
+<a href="#footnote458"><sup class="sml">458</sup></a>; ou celui dans lequel il voit sa
+dame qui vient assiéger sa vie, et qui est si irritée, qu'elle tue ou
+renvoie tout ce qui la rend (cette vie) vivante<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a>
+<a href="#footnote459"><sup class="sml">459</sup></a>: si vous ne vous
+trompez pas, comme il arrive quelquefois, sur ce que c'est véritablement
+qu'entendre, vous verrez que vous n'y parviendrez pas. Lizez tous ces
+sonnets: il n'y en a presque aucun où l'on ne trouve quelques vers à peu
+près du même style: c'est <i>un cœur qui se place dans les yeux</i> d'un
+amant, quand il regarde sa dame<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a>
+<a href="#footnote460"><sup class="sml">460</sup></a>, et qui, voulant fuir l'amour, est
+assez insensé <i>pour s'asseoir ainsi devant sa flèche</i>, cette flèche
+armée de plaisir au lieu de fer<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a>
+<a href="#footnote461"><sup class="sml">461</sup></a>: c'est un amant qui meurt, et que
+l'amour tue <i>en lui livrant assaut avec tant de soupirs, que son âme
+sort en fuyant</i><a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a>
+<a href="#footnote462"><sup class="sml">462</sup></a>; ou bien c'est un soupir qui sort du cœur <i>par le
+chemin que lui a ouvert une pensée, et qui se cache au désir sous les
+dehors de la pitié</i><a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a>
+<a href="#footnote463"><sup class="sml">463</sup></a>; ou c'est encore un amant qui voit dans sa
+pensée <i>son âme serrée entre les mains de l'amour</i><a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a>
+<a href="#footnote464"><sup class="sml">464</sup></a>, et l'amour <i>qui
+la tient liée dans le cœur déjà mort, où il la bat souvent</i>, et cette
+âme qui appelle aussi la mort, <i>tant elle souffre des coups qu'elle a
+reçus</i>; et des yeux que la beauté a rendus si fous, <i>qu'ils mènent le
+cœur au combat où il est tué par l'amour</i><a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a>
+<a href="#footnote465"><sup class="sml">465</sup></a>; et une infinité d'autres
+expressions pareilles.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote458"
+name="footnote458"><b>Note 458: </b></a><a href="#footnotetag458">
+(retour) </a> <i>Tu che sei voce che lo cor conforte</i>, etc.
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ (<i>Ibid.</i> p. 48, <i>verso</i>.)
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote459"
+name="footnote459"><b>Note 459: </b></a><a href="#footnotetag459">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ahi me, ch'io veggio, ch'una donna viene<br>
+ Al grande assedio della vita mia</i>, etc.
+<p class="i14"> (Recueil de 1527, p. 56, <i>verso</i>.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote460"
+name="footnote460"><b>Note 460: </b></a><a href="#footnotetag460">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Lo core mio che negli occhi si mise</i>, etc.
+<p class="i14"> (<i>Ibid.</i> p. 47, <i>verso</i>.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote461"
+name="footnote461"><b>Note 461: </b></a><a href="#footnotetag461">
+(retour) </a> Le texte dit: ferrée de plaisir; <i>ferrata di piacer</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote462"
+name="footnote462"><b>Note 462: </b></a><a href="#footnotetag462">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i12"> <i>Ch'amor m'ancide</i></p>
+ <i>Che mi salisce con tanti sospiri<br>
+ Che l'anima ne va di fuor fuggendo.</i>
+</div></div>
+
+Dans le sonnet: <i>Signore, io son colui</i>, etc. (<i>Ibid.</i> p. 48)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote463"
+name="footnote463"><b>Note 463: </b></a><a href="#footnotetag463">
+(retour) </a> <i>Hora sen'esce lo sospiro mio</i>, etc. (<i>Ibid.</i> p. 53.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote464"
+name="footnote464"><b>Note 464: </b></a><a href="#footnotetag464">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ahime, ch'io veggio per entro un pensiero<br>
+ L'anima stretta nelle man d'amore</i>, etc.
+<p class="i20"> (Recueil de 1527, p. 55.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote465"
+name="footnote465"><b>Note 465: </b></a><a href="#footnotetag465">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Madonna, la biltà vostra infollìo<br>
+ Si gli occhi mici</i>, etc. (<i>Ibid.</i> p. 54, <i>verso</i>.)
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Quelquefois on croit entendre, ou à peu près; on voit un sentiment
+personnifié qui agit et qui parle; on est même touché par le mouvement
+du style, par la vivacité des tours, et par l'harmonie des vers; mais le
+fait est qu'on n'a rien lu de clair, d'intelligible et de naturel, que
+l'esprit et le cœur n'ont, pour ainsi dire, vu et embrassé qu'un
+fantôme. Je citerai pour exemple, ces deux sonnets qui se suivent, et
+dont l'un est le complément nécessaire de l'autre. Ce sont à peu près
+les plus agréables et les moins alambiques de cette partie du Recueil.</p>
+
+<p>Ier. <i>Sonnet</i>.--«O pitié<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a>
+<a href="#footnote466"><sup class="sml">466</sup></a>! va, prends une forme visible, et couvre
+si bien de tes vêtements ces messagers que j'envoie (ce sont ses vers),
+qu'ils paraissent nourris et remplis de la force que Dieu t'a donnée!
+Mais avant de commencer ta journée, tâche, s'il plaît à l'amour,
+d'appeler à toi mes esprits égarés, et de leur faire approuver ce
+message. Quand tu verras de belles femmes, tu les aborderas, car c'est à
+elles que je t'adresse; et tu leur demanderas audience. Dis ensuite à
+ceux que j'envoie: jetez-vous à leurs pieds, et dites-leur de la part de
+qui vous venez, et pourquoi. O belles! écoutez ces humbles interprètes!»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote466"
+name="footnote466"><b>Note 466: </b></a><a href="#footnotetag466">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Moviti, pietate, e và incarnata</i>, etc.
+<p class="i14"> (<i>Ibid.</i> p. 51, <i>verso</i>.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>IIe. <i>Sonnet</i>.--«Un homme, dont le nom indique la privation des
+jouissances de l'amour<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a>
+<a href="#footnote467"><sup class="sml">467</sup></a>, et riche seulement de tristesse et de
+douleur, nous envoie vers vous, comme vous l'a dit la pitié. Il se
+serait présenté lui-même devant vous, s'il avait encore son cœur; mais
+il est avili par la crainte, et la douleur lui trouble l'esprit. Si vous
+le voyiez de près, il vous ferait trembler vous-mêmes, tant la pitié est
+visible dans tous ses traits. Ah! ne lui refusez pas la merci qu'il
+implore; c'est par vous qu'il espère sortir de peine, et c'est ce qui
+attache encore à la vie son âme désolée.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote467"
+name="footnote467"><b>Note 467: </b></a><a href="#footnotetag467">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Homo, lo cui nome per effetto<br>
+ Importa povertà di gìoì' d'amore</i>, etc.
+<p class="i20"> (Recueil de 1527.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>La pitié que le poëte charge de porter ses vers, de les présenter aux
+belles, amies de sa maîtresse, et ces vers jetés à leurs pieds, qui
+parlent et intercèdent pour lui, voila ce que l'on croit saisir dans ces
+deux sonnets, qui ne manquent au reste ni de grâce, ni d'harmonie; mais
+au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire? et qu'y a-t-il de vraiment
+amoureux dans de pareils vers d'amour? C'est cependant presque toujours
+ainsi que ce poëte s'exprime quand il se plaint ou quand il cherche à
+plaire; mais quand il se fâche, il parle plus clairement, et son dépit
+s'énonce avec plus de naturel que son amour. Je pourrais citer pour
+preuve, un sonnet qui commence par ce vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Gia trapassato oggi è l'undecimo anno</i><a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a>
+<a href="#footnote468"><sup class="sml">468</sup></a>
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote468"
+name="footnote468"><b>Note 468: </b></a><a href="#footnotetag468">
+(retour) </a>
+ <i>Rime di diversi antichi autori toscani</i>, réimpression de
+Venise, 1740, p. 164.</blockquote>
+
+<p>Il finit par des injures contre les femmes<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a>
+<a href="#footnote469"><sup class="sml">469</sup></a>, qu'on ne pardonnerait
+pas à un homme qui ne serait pas en colère, mais qu'elles pardonnent
+facilement elles-mêmes, quand cette colère est, comme il arrive souvent,
+une preuve d'amour. <i>Cino</i> fut mis, comme nous l'avons vu dans sa vie, à
+une épreuve plus cruelle; il perdit sa chère <i>Selvaggia</i>, et quelques
+sonnets qu'il fit après sa mort, ont aussi plus de naturel et de vérité
+que les autres. On a fait la même observation sur Pétrarque, après la
+mort de Laure. Mais personne n'a observé, du moins en Italie, que l'un
+des sonnets de <i>Cino</i>, faits depuis son malheur<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a>
+<a href="#footnote470"><sup class="sml">470</sup></a>, a été imité, ou
+plutôt étendu et paraphrasé par Pétrarque, dans une de ses <i>canzoni</i> les
+plus célèbres, celle où il cite l'amour devant le tribunal de la
+raison<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a>
+<a href="#footnote471"><sup class="sml">471</sup></a>. La scène, le dialogue, le fond des idées, la décision sont
+les mêmes, comme on le verra quand nous en serons aux poésies de
+Pétrarque. On ne sera pas surpris, sans doute, qu'un poëte, quelque
+grand qu'il soit, ait emprunté quelque chose d'un autre poëte; mais
+peut-être le sera-t-on que, dans de si nombreux et de si volumineux
+commentaires sous lesquels on a comme écrasé les poésies de Pétrarque,
+personne n'ait fait la remarque d'une si évidente conformité<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a>
+<a href="#footnote472"><sup class="sml">472</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote469"
+name="footnote469"><b>Note 469: </b></a><a href="#footnotetag469">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Cieco è qualunque de' mortali agnogna<br>
+ In donna ritrovar pietate e fede.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<a name="n9" id="n9"></a>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote470"
+name="footnote470"><b>Note 470: </b></a><a href="#footnotetag470">
+(retour) </a> Il commence par ce vers:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Mille dubbj in un dì, mille querele.</i>
+</div></div>
+
+<p>Muratori le cite avec de grands éloges, <i>Perfetta poesia</i>, P. II, p. 273
+et suiv.</p></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote471"
+name="footnote471"><b>Note 471: </b></a><a href="#footnotetag471">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Quel antico mio dolce empio signore</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote472"
+name="footnote472"><b>Note 472: </b></a><a href="#footnotetag472">
+(retour) </a> M. <i>Giamb. Corniani</i> est le premier auteur italien qui
+l'ait faite. (Voy. <i>I secoli della Letteratura italiana</i>, etc., Brescia,
+1805, t. I, p. 261.) Et ce qui rend cela plus étonnant, c'est que les
+Mémoires pour la vie de Pétrarque sont fort connus depuis long-temps en
+Italie, et que l'abbé de Sade a fait le premier cette remarque, t. I, p.
+46, note.</blockquote>
+
+<p>Deux de ces sonnets paraissent avoir été faits lorsque <i>Cino</i> fut revenu
+de France. En passant l'Apennin, peut-être pour aller à Bologne, il
+visita le tombeau de <i>Selvaggia</i>. «Jamais, dit-il, dans l'un de ces
+sonnets adressé au Dante, jamais ni pélerin, ni aucun autre voyageur ne
+suivit son chemin avec des yeux si tristes et si chargés de douleur que
+moi, lorsque je passai l'Apennin<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a>
+<a href="#footnote473"><sup class="sml">473</sup></a>. J'ai pleuré ce beau visage, ces
+tresses blondes, ce regard doux et fin, que l'amour remet devant mes
+yeux, etc.» Il dit, dans l'autre sonnet: «J'allai sur la haute et
+heureuse montagne, où j'adorai, où je baisai la pierre sacrée<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a>
+<a href="#footnote474"><sup class="sml">474</sup></a>; je
+tombai sur cette pierre, hélas! où l'honnêteté même repose. Elle enferma
+la source de toutes les vertus, le jour où la dame de mon cœur, naguère
+remplie de tant de charmes, franchit le cruel passage de la mort. Là,
+j'invoquai ainsi l'Amour: Dieu bienfaisant, fais que d'ici la mort
+m'attire à elle, car c'est ici qu'est mon cœur: mais il ne m'entendit
+pas; je partis en appelant <i>Selvaggia</i>, et je passai les monts avec les
+accents de la douleur.» Cette douleur ingénieuse, et cependant profonde,
+intéresse; et quand on pense que le poëte, qui est allé nourrir ses
+regrets, et donner l'essor à son génie sur ce tombeau, était un grave
+jurisconsulte, un savant professeur, qui allait peut-être en ce moment
+mettre le dernier sceau à sa renommée, par son commentaire sur le
+Code<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a>
+<a href="#footnote475"><sup class="sml">475</sup></a>, on se sent doublement intéressé par ce mélange de
+sensibilité, de talent et de science.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote473"
+name="footnote473"><b>Note 473: </b></a><a href="#footnotetag473">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Signore, e' non passò mai peregrino,</i> etc.
+<p class="i4"> (<i>Rime di diversi antichi, etc.</i>, réimpr. 1740, p. 340.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote474"
+name="footnote474"><b>Note 474: </b></a><a href="#footnotetag474">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Io fu' in sull' alto, e'n sul beato monte,<br>
+ Ove adorai baciando il santo sasso,</i> etc.
+
+ (<i>Ibid.</i> p. 164.)
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote475"
+name="footnote475"><b>Note 475: </b></a><a href="#footnotetag475">
+(retour) </a> Voyez ci-dessus, p. 296.</blockquote>
+
+<p>Je trouve un autre sonnet de <i>Cino</i>, dont le tour est vif, le sentiment
+vrai, et l'expression naturelle; il ne serait pas indigne de Pétrarque,
+si l'auteur, qui s'était imposé la tâche de le faire tout entier sur
+deux seules rimes, n'y eût pas employé quelques adverbes, et surtout
+<i>malvagiamente</i>, que Pétrarque, je crois, n'y eût pas mis. Voici le sens
+du sonnet de <i>Cino</i>: «Homme égaré, qui marches tout pensif,
+qu'as-tu<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a>
+<a href="#footnote476"><sup class="sml">476</sup></a>? quel est le sujet de ta douleur? que vas-tu méditant dans
+ton âme? pourquoi tant de soupirs et tant de plaintes? Il ne semble pas
+que tu aies jamais senti aucun des biens que le cœur sent dans la vie.
+Il paraît au contraire à tes mouvements, à ton air, que tu meurs
+douloureusement; si tu ne reprends courage, tu tomberas dans un
+désespoir si funeste, que tu perdras et ce monde-ci et l'autre. Invoque
+la pitié; c'est elle qui te sauvera. Voilà ce que me dit la foule émue
+qui m'environne.» Ce dernier vers qui applique tout d'un coup au poëte
+ce qu'on croit, dans tout le cours du sonnet, que le poëte, lui-même,
+adresse à un inconnu, ajoute aux autres mérites de cette petite pièce,
+celui de l'originalité. On peut distinguer encore dans ces poésies, une
+ode ou <i>canzone</i> sur la mort de l'empereur Henri VII<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a>
+<a href="#footnote477"><sup class="sml">477</sup></a>, qui ne manque
+ni de naturel ni de noblesse, et deux <i>canzoni</i> satiriques; l'une contre
+les Blancs et les Noirs de Florence<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a>
+<a href="#footnote478"><sup class="sml">478</sup></a>, qui n'est pas d'un sel bien
+piquant, l'autre adressée au Dante<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a>
+<a href="#footnote479"><sup class="sml">479</sup></a>, où il y en a davantage; elle
+est dirigée contre une ville où le poëte s'ennuie, et cette ville est
+Naples<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a>
+<a href="#footnote480"><sup class="sml">480</sup></a>, quoique aucun des auteurs qui ont parlé de <i>Cino</i>, ne dise
+qu'il y ait voyagé<a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a>
+<a href="#footnote481"><sup class="sml">481</sup></a>. Ou c'est une particularité de sa vie qui leur a
+échappé, ou cette satire que les anciens recueils lui attribuent, n'est
+pas de lui.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote476"
+name="footnote476"><b>Note 476: </b></a><a href="#footnotetag476">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Homo smarrito, che pensaso vai</i>, etc.
+<p class="i14"> (Recueil de l'<i>Allacci</i>, p. 279.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote477"
+name="footnote477"><b>Note 477: </b></a><a href="#footnotetag477">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>L'alta virtù che si ritrasse al cielo</i>, etc.
+<p class="i8"> (Recueil de l'<i>Allacci</i>, p. 264 et suiv.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote478"
+name="footnote478"><b>Note 478: </b></a><a href="#footnotetag478">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Si m'ha conquiso la selvaggia gente</i>, etc.<br>
+ (<i>Rime dì diversi, etc.</i> 1740, p. 172.)
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote479"
+name="footnote479"><b>Note 479: </b></a><a href="#footnotetag479">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Deh quando rivedrò 'l dolce paese<br>
+ Di Toscana gentile? etc.</i>
+<p class="i10"> (<i>Ibid.</i> pag. 171.)</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote480"
+name="footnote480"><b>Note 480: </b></a><a href="#footnotetag480">
+(retour) </a> Il le dit positivement à la fin:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Vera satira mia, va per lo mondo<br>
+ E di Napoli conta, etc.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote481"
+name="footnote481"><b>Note 481: </b></a><a href="#footnotetag481">
+(retour) </a> M. Ciampi, dans ses <i>Mém. della Vita di M. Cino</i>, parle
+bien d'un Voyage à Naples, mais il fonde l'idée de ce voyage sur cette
+satire même, et n'en dit rien autre chose.</blockquote>
+
+<p>Ces mêmes recueils contiennent encore des vers de quelques autres poëtes
+du même âge, qui eurent plus ou moins de réputation; un <i>Benuccio
+Salimbeni</i>, un <i>Bindo Bonichi</i>, un <i>Antonio da Ferrara</i>, un <i>Franscesco
+degli Albizzi</i>, un <i>Sennuccio del Bene</i>, intime ami de Pétrarque, avec
+qui tous les autres eurent aussi des liaisons d'amitié. Ce qui reste
+d'eux nous les fait voir tous occupés du même sujet, qui est l'amour, et
+l'on pourrait en quelque sorte les croire tous amoureux du même objet,
+puisqu'aucun d'eux ne dit le nom de sa maîtresse, aucun ne la peint sous
+des traits particuliers et sensibles; tous parlent de même de leurs
+peines, de leurs soupirs, de leur vie languissante, de la mort qu'ils
+implorent, de la pitié qu'on leur refuse, du feu qui les brûle et du
+froid qui les glace. Ils suivent obstinément les fausses routes que les
+premiers poëtes leur avaient ouvertes dans le treizième siècle. Ils s'y
+engagent plus avant: ils défigurent de plus en plus l'expression d'un
+sentiment dont ils parlent sans cesse et qu'ils ne peignent jamais: ils
+s'écartent de plus en plus de la nature.</p>
+
+<p>Un grand poëte qui les surpassa tous, fut entraîné trop souvent par leur
+exemple; mais lors même qu'il n'écouta comme eux que son esprit, il y
+joignit ce qu'ils n'avaient pas, le génie. Il eut ce qui ne leur
+manquait pas moins, un sentiment profond dont son esprit; son
+imagination et son cœur furent pénétrés toute sa vie; partout où il fut
+vrai, touchant, mélancolique, il le fut avec un charme que personne,
+excepté Dante, n'avait donné avant lui aux affections douces et tristes.
+C'est là ce qui fait aujourd'hui la gloire poétique de Pétrarque, mais
+il s'en faut bien que ce soit là tout ce que nous devons considérer en
+lui. Le poëte le plus aimable de son siècle, fut à la fois un personnage
+politique, un philosophe supérieur aux vaines arguties de l'école, un
+orateur éloquent, un érudit zélé pour la gloire des anciens, mais
+surtout curieux de tout ce qui pouvait servir à celle de son pays, de
+son siècle, et à l'instruction des hommes de tous les pays et de tous
+les temps.</p>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XII.</h3>
+
+<h4>PÉTRARQUE.</h4>
+
+<p class="mid"><i>Notice sur sa Vie</i><a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a>
+<a href="#footnote482"><sup class="sml">482</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote482"
+name="footnote482"><b>Note 482: </b></a><a href="#footnotetag482">
+(retour) </a> Il existe un grand nombre de Vies de Pétrarque. La plus
+complète est celle que l'abbé de Sade, qui était de la famille de Laure,
+a donné sous le titre de <i>Mémoires pour la Vie de Pétrarque</i>, Amsterdam,
+1764--1767, 3 vol. in-4°. Tout ce qu'on a écrit depuis en français, sur
+le mème sujet, en est tiré. Mais quelque soin que l'abbé de Sade eût mis
+à ses recherches, il lui est échappé des inexactitudes et des erreurs,
+qui se sont multipliées par les copies qu'on en a faites. Il n'y a donc
+point encore en français de Vie exacte de Pétrarque: c'est ce qui m'a
+engagé à donner plus d'étendue à celle-ci. <i>Tiraboschi</i>, en
+reconnaissant le mérite et l'utilité du travail de l'abbé de Sade, a
+relevé ses fautes avec cette saine critique qui le distingue. (Voy. la
+Préface du tome V de son <i>Histoire de la Littér. ital.</i>; et dans ce même
+volume, tout ce qui a rapport à Pétrarque.) M. <i>Baldelli</i> a publié
+depuis à Florence un fort bon ouvrage, intitulé: <i>Del Petrarca e delle
+sue opere</i>, 1797, in-4°., dans lequel il ajoute encore à tout ce que
+l'abbé de Sade et Tiraboschi avaient donné de plus satisfaisant et de
+meilleur; il a puisé comme eux, mais avec une attention nouvelle, dans
+la source la plus riche et la plus pure, les œuvres mêmes de Pétrarque,
+et il a consulté des manuscrits qu'ils avaient ignorés. J'ai tiré
+principalement de ces trois auteurs la notice que l'on va lire: je l'ai
+revue, ayant sous les yeux les œuvres latines de Pétrarque, imprimées,
+et de précieux manuscrits. Quelque jugement que l'on porte de la manière
+dont j'ai traité ce sujet intéressant, on peut du moins, d'après les
+garants que je présente, être parfaitement assuré de l'exactitude et de
+la vérité des faits. Ceux dans lesquels je ne m'accorde pas avec l'abbé
+de Sade et les autres biographes français, ont été rectifiés ou ajoutés
+par <i>Tiraboschi</i> et <i>Baldelli</i>. J'ai cru inutile de noter en détail ces
+variantes; mais il est bon qu'on en soit averti.</blockquote>
+
+<br>
+<h4>SECTION I<sup>re.</sup></h4>
+
+<p class="mid"><i>Depuis sa naissance jusqu'à l'an</i> 1348.</p>
+<br>
+
+<p>La vie de la plupart des hommes célèbres dans les lettres et dans les
+arts est peu fertile en événements. Le biographe, qui veut y donner
+quelque étendue, est obligé de suppléer à la sécheresse du sujet par les
+accessoires dont il l'embellit. Leurs études et leurs travaux
+littéraires en font presque le seul fond; et l'Histoire ne peut pas en
+tirer un grand parti, si ces études et ces travaux n'ont pas exercé une
+grande influence sur les lumières de leur siècle. Les sentiments et les
+passions qui les ont agités ont peu d'intérêt, quand ils n'en ont pas
+fait le sujet de leurs ouvrages, quand il n'y a pas eu chez eux un
+rapport immédiat entre les affections du cœur et les créations du génie:
+ces affections sont mises au rang des faiblesses peu dignes d'occuper
+une place dans le souvenir des hommes, lorsque ce n'est pas par
+l'expression de ces faiblesses mêmes que ceux qui les ont eues s'y sont
+placés.</p>
+
+<p>Il en est tout autrement de la vie de Pétrarque. Evénements, travaux,
+passions, tout y intéresse; la carrière d'un homme, qui joua un rôle sur
+le théâtre du monde, est en même temps celle d'un savant, littérateur et
+philosophe; et les agitations d'une âme tendre et d'un cœur passionné,
+quittent en lui le caractère du roman et prennent celui de l'histoire,
+parce que ses longues et constantes amours furent l'éternel objet de ses
+chants, et par ceux-ci la source même de sa gloire. L'embarras que je
+dois éprouver en traitant un sujet si riche est donc de le resserrer
+dans de justes bornes; je dois l'assortir à la nature de cet ouvrage
+plus qu'à celle du sujet, et ne pas demander à l'attention tout ce
+qu'elle m'accorderait sans doute, mais aux dépens des autres objets qui
+nous appellent. Vouloir tout dire en trop peu d'espace m'exposerait à
+une sécheresse de faits et de style que le nom même de Pétrarque
+rendrait plus sensible; je choisirai donc, et je traiterai légèrement ce
+qui n'influa ni sur les progrès de son siècle, ni sur les productions de
+son génie, pour développer davantage ce qui, sous ces deux rapports,
+appartient à l'histoire du cœur humain ou à celle des lettres.</p>
+
+<p>La famille de Pétrarque était ancienne et considérée à Florence, non par
+les titres, les grands emplois ou les richesses, mais par une grande
+réputation d'honneur et de probité, qui est aussi une illustration et un
+patrimoine. Son père était notaire, comme l'avaient été ses aïeux; et
+cette fonction était alors relevée par tout ce que la confiance publique
+peut avoir de plus honorable. Il se nommait <i>Pietro</i>; les Florentins qui
+aiment à modifier les noms, pour leur donner une signification
+augmentative ou diminutive, l'appelèrent <i>Petracco</i>, <i>Petraccolo</i>, parce
+qu'il était petit.</p>
+
+<p><i>Petracco</i> était ami du Dante, et du parti des Blancs comme lui. Exilé
+de Florence en même temps et par le même arrêt, il partagea avec lui les
+dangers d'une tentative nocturne que les Blancs firent, en 1304, pour y
+rentrer<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a>
+<a href="#footnote483"><sup class="sml">483</sup></a>. Il revint tristement à Arezzo, où il s'était réfugié avec
+sa femme <i>Eletta Canigiani</i>. Il trouva que, dans cette même nuit, si
+périlleuse pour lui, elle lui avait donner un fils, après un
+accouchement difficile qui avait mis aussi sa vie en danger. Ce fils
+reçut le nom de François, <i>Francesco di Petracco</i>, François, fils de
+<i>Petracco</i>. Dans la suite, dès qu'il commença à rendre ce nom célèbre,
+on changea par une sorte d'ampliation ce <i>di Petracco</i> en <i>Petrarcha</i>,
+et ce fut le nom qu'il porta toujours depuis.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote483"
+name="footnote483"><b>Note 483: </b></a><a href="#footnotetag483">
+(retour) </a> Pendant la nuit du 19 au 20 juillet.</blockquote>
+
+<p>Sept mois après, sa mère eut la permission de revenir à Florence; elle
+se retira à <i>Incisa</i>, dans le Val d'Arno, où son mari avait un petit
+bien. C'est là que Pétrarque fut élevé jusqu'à sept ans. Son père
+s'étant alors établi à Pise, y appela sa famille, et y donna pour
+premier maître à son fils un vieux grammairien nommé <i>Convennole da
+Prato</i>, mais il n'y resta pas long-temps. Les espérances qu'il avait
+fondées sur l'empereur Henri VII, pour rentrer dans sa patrie, furent
+détruites par la mort de ce prince; alors <i>Petracco</i> partit pour
+Livourne avec sa femme et ses deux fils (car il en avait eu un second
+nommé Gérard); ils s'embarquèrent pour Marseille, y arrivèrent après un
+naufrage où ils faillirent tous périr, et se rendirent de Marseille à
+Avignon<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a>
+<a href="#footnote484"><sup class="sml">484</sup></a>. Clément V venait d'y fixer sa cour; c'était le refuge des
+Italiens proscrits: <i>Petracco</i> espéra y trouver de l'emploi: mais la
+cherté des logements et de la vie l'obligea peu de temps après à se
+séparer de sa famille, et à l'envoyer à quatre lieues de là, dans la
+petite ville de Carpentras. Pétrarque y retrouva son premier maître
+<i>Convennole</i>, alors fort vieux, toujours pauvre, et qui, là comme en
+Italie, enseignait aux enfans la grammaire et ce qu'il savait de
+rhétorique et de logique. <i>Petracco</i> y venait souvent visiter ses
+enfants et sa femme. Dans un de ces voyages, il eut le désir d'aller
+avec un de ses amis voir la fontaine de Vaucluse que son fils a depuis
+rendue si célèbre. Ce fils, alors âgé de dix ans, voulut y aller avec
+lui. L'aspect de ce lieu solitaire le saisit d'un enthousiasme au-dessus
+de son âge, et laissa une impression ineffaçable dans cette âme sensible
+et passionnée avant le temps.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote484"
+name="footnote484"><b>Note 484: </b></a><a href="#footnotetag484">
+(retour) </a> 1313.</blockquote>
+
+<p>C'était avec cette même ardeur qu'il suivait ses études. Il eut bientôt
+devancé tous ses camarades. Mais des études purement littéraires ne
+pouvaient lui procurer un état. Son père voulut qu'il y joignit celle du
+droit, et surtout du droit canon qui était alors le chemin de la
+fortune. Il l'envoya d'abord à l'Université de Montpellier, où le jeune
+Pétrarque resta quatre ans sans pouvoir prendre de goût pour cette
+science, et sentant augmenter de plus en plus celui qu'il avait pour les
+lettres, surtout pour Cicéron, à qui, dès ses premières années, il avait
+voué une sorte de culte. Cicéron, Virgile et quelques autres auteurs
+anciens, dont il s'était fait une petite bibliothèque, le charmaient
+plus que les Décrétales; <i>Petracco</i> l'apprend, part pour Montpellier,
+découvre l'endroit où son fils les avait cachés dès qu'il avait appris
+son arrivée, les prend et les jette au feu; mais le désespoir et les
+cris affreux de son fils le touchent; il retire du feu, et lui rend à
+demi-brûlés, Cicéron et Virgile. Pétrarque ne les en aima que mieux et
+n'en conçut que plus d'horreur pour le jargon barbare et le fatras des
+canonistes.</p>
+
+<p>De Montpellier, son père le fit passer à Bologne<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a>
+<a href="#footnote485"><sup class="sml">485</sup></a>, école beaucoup
+plus fameuse, mais qui ne lui profita pas davantage, malgré les leçons
+de Jean d'Andréa, ce célèbre professeur en droit dont j'ai parlé
+précédemment<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a>
+<a href="#footnote486"><sup class="sml">486</sup></a>. Le poëte <i>Cino da Pistoia</i> était aussi alors
+jurisconsulte à Bologne; ce fut le goût de la poésie, et non celui des
+lois, qui lia Pétrarque avec lui. Ce goût se développait en lui de plus
+en plus; il n'en avait pas moins pour la philosophie et pour
+l'éloquence. Il avait vingt ans, et aucune autre passion ne le dominait
+encore. Ce fut alors qu'ayant appris la mort de son père, il revint de
+Bologne à Avignon, où, peu de temps après, il perdit aussi sa mère,
+morte à trente-huit ans. Son frère Gérard et lui restèrent avec un
+médiocre patrimoine, que l'infidélité de leurs tuteurs diminua encore:
+ils spolièrent la succession et laissèrent les deux pupilles sans
+fortune, sans appui, sans autre ressource que l'état
+ecclésiastique<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a>
+<a href="#footnote487"><sup class="sml">487</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote485"
+name="footnote485"><b>Note 485: </b></a><a href="#footnotetag485">
+(retour) </a> 1322.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote486"
+name="footnote486"><b>Note 486: </b></a><a href="#footnotetag486">
+(retour) </a> Voyez ci-dessus, pag. 299.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote487"
+name="footnote487"><b>Note 487: </b></a><a href="#footnotetag487">
+(retour) </a> 1326.</blockquote>
+
+<p>Jean XXII occupait alors à Avignon la chaire pontificale. Sa cour était
+horriblement corrompue; et la ville, comme il arrive toujours, s'était
+réglée sur ce modèle. Dans cette dépravation des mœurs publiques,
+Pétrarque, à vingt-deux ans, livré à lui-même, sans parens et sans
+guide, avec un cœur sensible et un tempérament plein de feu, sut
+conserver les siennes; mais il ne put échapper aux dissipations qui
+étaient l'occupation générale de la cour et de la ville. Il fut
+distingué dans les sociétés les plus brillantes, par sa figure, par le
+soin qu'il prenait de plaire, par les grâces de son esprit, et par son
+talent poétique, dont les premiers essais lui avaient déjà fait une
+réputation dans le monde. Ils étaient pourtant en langue latine; mais
+bientôt, à l'exemple du Dante, de <i>Cino</i> et des autres poëtes qui
+l'avaient précédé, il préféra la langue vulgaire, plus connue des gens
+du monde, et seule entendue des femmes. Des études plus graves
+remplissaient une partie de son temps. Il le partageait entre les
+mathématiques, qu'il ne poussa cependant pas très-loin, les antiquités,
+l'histoire, l'analyse des systèmes de toutes les sectes de philosophie,
+et surtout de philosophie morale. La poésie, et la société, où il
+jouissait de ses succès, occupaient tout le reste.</p>
+
+<p>Jacques Colonne, l'un des fils du fameux Etienne Colonne qui était
+encore à Rome le chef de cette famille et de ce parti, vint s'établir à
+Avignon peu de temps après Pétrarque. Ils avaient déjà été compagnons
+d'études à l'Université de Bologne. C'était un jeune homme accompli, qui
+réunissait au plus haut degré les agréments de la personne, les
+qualités de l'esprit et celles du cœur. Ils se retrouvèrent avec un
+plaisir égal dans le tumulte de la cour d'Avignon, et la conformité des
+caractères et des goûts forma entre eux une amitié aussi solide
+qu'honorable pour tous les deux. Mais l'amitié, l'étude et les plaisirs
+du monde ne suffisaient pas pour remplir une âme aussi ardente: il lui
+manquait un objet à qui il pût rapporter toutes ses pensées comme tous
+ses vœux, le fruit de ses études, et cet amour même pour la gloire, qui
+semble vide et presque sans but dans la jeunesse, quand il n'est pas
+soutenu par un autre amour. Il vit Laure, et il ne lui manqua plus
+rien<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a>
+<a href="#footnote488"><sup class="sml">488</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote488"
+name="footnote488"><b>Note 488: </b></a><a href="#footnotetag488">
+(retour) </a> 6 avril 1327.</blockquote>
+
+<p>Laure, dont le portrait séduisant est épars dans les vers qu'elle lui a
+inspirés, et qui ressemblait; dit-on, à ce portrait, était fille
+d'Audibert de Noves, chevalier riche et distingué. Elle avait épousé,
+après la mort de son père, Hugues de Sade, patricien, originaire
+d'Avignon, jeune, mais peu aimable et d'un caractère difficile et
+jaloux. Laure, qui avait alors vingt ans<a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a>
+<a href="#footnote489"><sup class="sml">489</sup></a>, était aussi sage que
+belle; aucune espérance coupable ne pouvait naître dans le cœur du jeune
+poëte. La pureté d'un sentiment que ni le temps, ni l'âge, ni la mort
+même de celle qui en était l'objet ne purent éteindre, a trouvé beaucoup
+d'incrédules: mais on est aujourd'hui forcé de reconnaître, d'une part,
+que ce sentiment fut très-réel et très-profond dans le cœur de
+Pétrarque; de l'autre, que si Pétrarque toucha celui de Laure, il
+n'obtint jamais d'elle rien de contraire à son devoir. Chanter dans ses
+vers l'objet qu'il avait choisi, sans doute s'efforcer de lui plaire,
+suivre ses études, cultiver des relations utiles et surtout l'amitié des
+Colonne, tel fut, pendant trois ans, tout l'emploi de la vie de
+Pétrarque. Jacques Colonne ayant obtenu l'évêché de Lombès, pour prix
+d'une action téméraire, qui était plutôt d'un guerrier que d'un
+prêtre<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a>
+<a href="#footnote490"><sup class="sml">490</sup></a>, arracha enfin son ami à cette vie obscure et sédentaire, et
+l'emmena dans son évêché<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a>
+<a href="#footnote491"><sup class="sml">491</sup></a>. Pétrarque aimait à changer de lieu:
+d'ailleurs, il combattait de bonne foi sa passion pour Laure: il crut y
+faire, en s'éloignant, une diversion utile, et satisfaire à la fois par
+ce voyage, la curiosité, la raison et l'amitié.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote489"
+name="footnote489"><b>Note 489: </b></a><a href="#footnotetag489">
+(retour) </a> Elle était née en 1307.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote490"
+name="footnote490"><b>Note 490: </b></a><a href="#footnotetag490">
+(retour) </a> Ce fut lui qui, étant chanoine de Saint-Jean de Latran
+(en même temps qu'il l'était de Sainte-Marie-Majeure, de Cambrai, de
+Noyon et de Liége), lorsque l'empereur Louis de Bavière était à Rome, où
+il venait de faire déposer Jean XXII, osa paraître dans la place
+Saint-Marcel, suivi de quatre hommes masqués, lire publiquement la bulle
+d'excommunication et de destitution que le pape avait lancée contre
+l'empereur, le déclarer déchu du trône, afficher lui-même cette bulle à
+la porte de l'église, soutenir à haute voix que le pape Jean était
+catholique et pape légitime, que celui qui se disait empereur ne l'était
+pas, mais qu'il était excommunié avec ses adhérents, et qu'il offrait,
+lui, Jacques Colonne, de prouver ce qu'il disait, par raisons, et l'épée
+à la main, s'il le fallait, en lieu neutre. Il monta ensuite à cheval,
+et s'enfuit à Palestrine, sans que personne osât s'y opposer, et sans
+être atteint par les gens de l'Empereur, qui apprit ce trait d'audace
+lorsqu'il était à Saint-Pierre, et qui donna inutilement ordre d'en
+arrêter l'auteur. Ce fut pour cette action plus chevaleresque
+qu'apostolique, que ce brave chanoine eut l'évêché de Lombès (Voy. Jean
+Villani, <i>Istor.</i>, l. X, c. 71.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote491"
+name="footnote491"><b>Note 491: </b></a><a href="#footnotetag491">
+(retour) </a> 1330.</blockquote>
+
+<p>Lombès, petite ville mal bâtie, et non moins mal située, eût été pour
+lui une triste prison, sans la société du jeune prélat et de deux hommes
+du plus haut mérite qu'il y avait menés avec lui. L'un était un
+gentilhomme romain nommé <i>Lello</i>; l'autre, né sur les bords du Rhin,
+près Bois-le-Duc, s'appelait Louis. Pétrarque en fit ses amis les plus
+intimes. Ce sont eux qu'il désigne si souvent dans ses lettres, l'un
+sous le nom de Lœlius, et l'autre sous celui de Socrate. Après un été
+aussi agréable qu'il pouvait l'être dans une telle ville, et loin de
+Laure, il revint à Avignon avec l'évêque, qui le présenta comme son
+meilleur ami à son frère aîné, le cardinal Jean Colonne.</p>
+
+<p>Ce cardinal ne ressemblait point à la plupart de ses confrères. Il était
+tout ce que l'évêque de Lombès promettait d'être un jour, et joignait à
+la plus grande simplicité de mœurs, la dignité du caractère et un esprit
+aussi délicat qu'éclairé. Il goûta Pétrarque, le logea dans son palais,
+et l'admit dans sa société particulière. C'était le rendez-vous de tout
+ce qu'il y avait à la cour d'Avignon d'étrangers distingués par leur
+rang, leurs talens et leur savoir; et c'est dans ce cercle choisi que
+Pétrarque acheva son éducation par celle du monde. Il jouit dans peu de
+l'amitié de tous les frères du cardinal, et bientôt après de celle du
+chef même de cette famille illustre. Étienne Colonne vint passer
+quelques mois à Avignon<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a>
+<a href="#footnote492"><sup class="sml">492</sup></a>; l'esprit, l'humeur et les manières de
+notre poëte lui inspirèrent une telle tendresse, qu'il ne mit presque
+plus de différence entre lui et ses enfants. Pétrarque, déjà passionné
+pour l'Italie et pour la grandeur de l'ancienne Rome, puisa dans les
+entretiens familiers de ce vieux Romain, un nouvel amour pour sa patrie,
+et une aversion plus forte pour tout ce qui pouvait en prolonger les
+malheurs, ou en obscurcir la gloire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote492"
+name="footnote492"><b>Note 492: </b></a><a href="#footnotetag492">
+(retour) </a> 1331.</blockquote>
+
+<p>Cependant son amour pour Laure prenait chaque jour plus de forces. A la
+ville, à la campagne, dans le monde et dans la solitude, il ne
+paraissait plus occupé d'autre chose. Tout lui en retraçait l'image; et
+confondant cet amour avec celui de la gloire poétique, le nom de Laure
+lui rappelait la laurier qui en est l'emblême; la vue ou l'idée même
+d'un laurier le transportait comme celle de Laure. Ses vers, où il
+retraçait toutes les petites scènes d'un amour dont ils étaient les
+seuls interprètes, jouent trop souvent sur cette équivoque; mais, comme
+beaucoup d'autres jeux de son esprit, celui-ci trouve une sorte d'excuse
+dans cette préoccupation continuelle du même sentiment et du même objet.</p>
+
+<p>Laure l'évitait, ou par prudence, ou peut-être pour qu'il la cherchât
+davantage. Il ne la voyait point chez elle. L'humeur jalouse de son mari
+ne l'aurait pas souffert. Les sociétés de femmes, les assemblées, les
+promenades champêtres étaient les seuls lieux où il pût la voir; et
+partout il la voyait briller parmi ses compagnes, et les effacer par ses
+grâces naturelles et par l'élégance de sa parure. Ses assiduités étaient
+remarquées; Laure se crut obligée à plus de réserve encore, et même de
+rigueur. Pétrarque fit un effort pour se distraire d'une passion qui ne
+lui causait plus que des peines. Il entreprit un long voyage, et ayant
+obtenu, sous différents prétextes, l'agrément de ses protecteurs et de
+ses amis, il partit<a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a>
+<a href="#footnote493"><sup class="sml">493</sup></a>, traversa le midi de la France, vint à Paris,
+qui lui parut sale, infect, et fort au-dessous de sa renommée, se rendit
+en Flandre, parcourut les Pays-Bas, poussa jusqu'à Cologne, toujours, et
+à chaque nouvel objet de comparaison, regrettant de plus en plus
+l'Italie: de là, revenant à travers la forêt des Ardennes, il arriva à
+Lyon, où il séjourna quelque temps, s'embarqua sur le Rhône, et rentra
+enfin dans Avignon, après environ huit mois d'absence.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote493"
+name="footnote493"><b>Note 493: </b></a><a href="#footnotetag493">
+(retour) </a> 1333.</blockquote>
+
+<p>Il n'y trouva plus l'évêque de Lombès, que les affaires de sa famille
+avaient appelé à Rome. Dans l'éloignement des empereurs et des papes,
+les Colonne et les Ursins s'y disputaient le pouvoir. Deux factions
+aussi acharnées que l'avaient été à Florence celle des Blancs et des
+Noirs, y marchaient sous leurs enseignes. Le parti des Colonne l'avait
+emporté dans des actions sanglantes; celui des Ursins méditait sa
+vengeance; et Jacques Colonne était allé renforcer de ses conseils et de
+son courage sa famille et son parti. L'absence n'avait pu ni guérir
+Pétrarque de son amour, ni adoucir les rigueurs de Laure. Il la retrouva
+aussi réservée, aussi sévère qu'auparavant. Ce fut alors qu'il prit plus
+de goût pour la solitude et surtout pour le séjour enchanté de
+Vaucluse<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a>
+<a href="#footnote494"><sup class="sml">494</sup></a>. Il s'y retirait souvent: il errait au bord des eaux, dans
+les bois, sur les montagnes. Il calmait les agitations de son ame en les
+exprimant dans ses vers. Ceux qu'il fit à cette époque de sa vie ont
+cette expression vraie et mélancolique qui ne peut venir que d'un cœur
+profondément touché. Il cherchait inutilement des consolations dans la
+philosophie; il essaya d'en trouver dans la religion. Il avait connu à
+Paris un religieux augustin nommé Denis <i>de Robertis</i>, né au bourg
+St.-Sépulcre près de Florence, l'un des plus savants hommes de son
+temps, orateur, poëte, philosophe, théologien et même astrologue. Charmé
+de trouver un compatriote dans un pays qu'il regardait comme barbare, il
+lui avait ouvert son cœur: il lui écrivit d'Avignon, pour lui demander
+des directions dans l'état de souffrance, d'anxiété et presque de
+désespoir où il était réduit. Il en obtint sans doute de très-bons
+conseils, et prit, pour se guérir de son amour, d'excellentes
+résolutions; mais il suffisait d'un coup-d'œil de Laure pour les faire
+évanouir. Une maladie singulière et presque pestilentielle, qui se
+répandit alors dans le Comtat, pensa la lui ravir, et il l'en aima
+encore davantage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote494"
+name="footnote494"><b>Note 494: </b></a><a href="#footnotetag494">
+(retour) </a> 1334.</blockquote>
+
+<p>Le pape paraissait alors principalement occupé de deux grandes
+entreprises; une nouvelle croisade et le rétablissement du saint-siège à
+Rome. Dans la première, il fut joué par Philippe de Valois, qu'il en
+avait déclaré le chef, et qui en profita pour se faire donner pendant
+six ans les décimes du clergé de France; dans la seconde, il amusait
+lui-même les Romains et les Italiens de belles promesses, qu'il était
+résolu de ne point tenir. Pétrarque trouva dans ces deux projets
+quelque diversion à son amour. Il eut, malgré ses lumières, la faiblesse
+d'approuver le premier: son amour pour Rome lui fit épouser ardemment le
+second; c'est sur les deux ensemble, mais particulièrement sur le projet
+de croisade, qu'il adressa une de ses plus belles odes<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a>
+<a href="#footnote495"><sup class="sml">495</sup></a> à son ami
+l'évêque de Lombès.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote495"
+name="footnote495"><b>Note 495: </b></a><a href="#footnotetag495">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O aspettata in ciel, beata e bella,<br>
+ Anima</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>La mort de Jean XXII fit évanouir ses espérances. Ce pape mourut à
+quatre-vingt-dix ans, et conserva jusqu'à la fin sa force de tête et sa
+vivacité d'esprit; homme simple dans ses mœurs, sobre, économe si l'on
+veut, mais économe jusqu'à la plus sordide avarice de trésors acquis par
+la simonie et par de criantes exactions<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a>
+<a href="#footnote496"><sup class="sml">496</sup></a>. Entêté dans ses idées et
+opiniâtre dans ses desseins, il ne put cependant réussir ni à déposer,
+comme il le voulait, l'empereur Louis de Bavière, ni à détruire les
+Gibelins en Italie, ni à faire adopter par l'Église son opinion sur la
+<i>vision béatifique</i><a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a>
+<a href="#footnote497"><sup class="sml">497</sup></a>. Il avait eu beau donner de bons bénéfices à
+ceux qui lui apportaient en faveur de cette opinion quelques passages
+des Pères, persécuter ceux qui l'attaquaient, les emprisonner ou les
+citer et les rechercher sur leur foi, il y eut un soulèvement général
+contre cette aberration de la sienne; son <i>infaillibilité</i> fut
+contrainte d'avouer avant sa mort qu'elle avait été surprise, et il se
+rétracta, comme d'une hérésie, de ce qu'il avait employé tant de
+violence à faire adopter comme un point de doctrine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote496"
+name="footnote496"><b>Note 496: </b></a><a href="#footnotetag496">
+(retour) </a> Il vendait ouvertement les bénéfices, et surtout les
+évêchés, dont il s'attribua le premier la nomination, faite jusqu'alors
+par les Églises. Avant de conférer les bénéfices, il les laissait vaquer
+long-temps et en percevait les revenus, etc. Il amassa un trésor de
+quinze millions de florins, selon quelques historiens, et de dix-huit
+selon Jean Villani, qui le savait de son frère, banquier du pape à
+Avignon, et l'un de ceux qui, après la mort de Jean XXII, furent
+employés à compter ce trésor. On n'y comprend pas sept millions en
+joyaux, argenterie et vases sacrés. Voyez Giov. Villani, <i>Istor</i>, lib.
+XI, c. 19 et 201.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote497"
+name="footnote497"><b>Note 497: </b></a><a href="#footnotetag497">
+(retour) </a> Il croyait, prêchait et soutenait que les ames des justes
+ne jouiraient de la vision intuitive de Dieu, qu'ils ne verraient Dieu
+face à face qu'après le jugement universel. En attendant, elles sont,
+disait-il, sous l'autel, c'est-à-dire sous la protection de l'humanité
+de J.-C. Il fondait son opinion sur ce passage de l'Apocalypse: <i>Vidi
+animas interfectorum propter verbum Dei.</i> c. 6, v. 19. On dit que cette
+opinion n'était pas nouvelle, et que S. Irenée, Tertullien, Origène,
+Lactance, S. Hilaire, S. Chrysostôme, etc. avaient pensé comme lui.
+<i>Mém. pour la Vie de Petr.</i> t. I, p. 252.</blockquote>
+
+<p>Jacques Fournier, son successeur sous le nom de Benoît XII, ne remplit
+pas plus que lui le vœu de Pétrarque pour le retour de la cour romaine
+en Italie, malgré une très-belle épître en vers latins, que le poëte lui
+adressa sur ce sujet. Le nouveau pape lui en ôta même tout-à-fait
+l'espoir par le soin qu'il prit le premier de bâtir à Avignon un palais
+pontifical, et d'encourager, par son exemple, les cardinaux à y élever
+pour eux des palais et des tours. Mais il fit pour la fortune de
+Pétrarque, qui avait alors trente ans, ce que Jean XXII n'avait pas
+fait; il lui donna un canonicat de Lombès et l'expectative d'une
+prébende<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a>
+<a href="#footnote498"><sup class="sml">498</sup></a>. Notre poëte acquit alors deux nouveaux amis dans Azon de
+Corrège et Guillaume de <i>Pastrengo</i>, qui étaient venus défendre auprès
+du pape les intérêts des seigneurs de Vérone contre les <i>Rossi</i>, au
+sujet de la ville de Parme; et cette amitié, qui l'engagea, malgré son
+aversion pour le barreau, à plaider en public pour Azon, personnellement
+attaqué par Marsile <i>de Rossi</i>, lui fournit l'occasion de prouver qu'il
+eût été le plus grand orateur de son temps, s'il n'eût mieux aimé en
+être le plus grand poëte<a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a>
+<a href="#footnote499"><sup class="sml">499</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote498"
+name="footnote498"><b>Note 498: </b></a><a href="#footnotetag498">
+(retour) </a> 1335.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote499"
+name="footnote499"><b>Note 499: </b></a><a href="#footnotetag499">
+(retour) </a> <i>Mém. sur la Vie de Pétr.</i>, t. I, p. 274.</blockquote>
+
+<p>Parmi ces faveurs de la fortune et ce nouvel éclat de renommée, l'état
+de son âme était toujours le même. Au moment où il concevait quelques
+espérances, Laure les lui ôtait par de nouvelles rigueurs; et lorsqu'il
+se voyait près de vaincre sa passion pour elle, une rencontre, un
+regard, un mot plus favorable, le rendait plus amoureux que jamais. Il
+prit enfin le parti de se réfugier auprès de son meilleur ami, l'évêque
+de Lombès, et de l'aller trouver à Rome, où il était appelé depuis
+long-temps. Il s'y rendit par mer, et, dans la traversée de Marseille à
+<i>Civita-Vecchia</i> il ne s'occupa que de Laure. A son arrivée, la guerre
+entre les Colonne et les Ursins remplissait la campagne de troupes des
+deux partis. II se rendit d'abord au château de <i>Capranica</i>; l'évêque de
+Lombès et son frère même, Etienne Colonne, sénateur, c'est-à-dire
+magistrat suprême de Rome, vinrent l'y trouver, et l'emmenèrent à Rome
+avec eux<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a>
+<a href="#footnote500"><sup class="sml">500</sup></a>. Mais ni l'amitié de toute cette illustre famille, ni
+l'admiration que lui inspirèrent les monuments de l'ancienne capitale du
+monde, ne purent l'y retenir long-temps. Il reprit le chemin de la
+France, et, après quelques voyages sur terre et sur mer, dont on ignore
+également les détails et le but, il fut de retour à Avignon dans l'été
+de la même année. Quelques mois après, ayant acheté à Vaucluse une
+petite maison avec un petit champ, il alla s'y établir avec ses livres,
+ses projets de travaux et d'études, et l'ineffaçable souvenir de Laure.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote500"
+name="footnote500"><b>Note 500: </b></a><a href="#footnotetag500">
+(retour) </a> 1337.</blockquote>
+
+<p>Dans cette solitude profonde, pleine de ces beautés agrestes et sauvages
+qui ne plaisent qu'aux cœurs sensibles, il resta une année entière,
+seul, même sans domestiques, servi par un pauvre pêcheur, et seulement
+visité de temps en temps par ses plus intimes amis. L'évêque de
+Cavaillon, Philippe de Cabassole, fut bientôt du nombre; Vaucluse était
+dans son évêché; il y avait même une maison de campagne. C'était un
+homme distingué par ses talents et par l'étendue de ses connaissances;
+c'était, comme dit Pétrarque, un petit évêque et un grand homme<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a>
+<a href="#footnote501"><sup class="sml">501</sup></a>.
+Ils étaient dignes l'un de l'autre; leur liaison ne tarda pas à devenir
+une étroite amitié. Pétrarque était appelé de temps en temps à Avignon,
+soit par quelques affaires, soit par ces impulsions secrètes qui nous
+ramènent souvent, à notre insu, aux lieux mêmes que nous voulons fuir.
+Laure qui l'aimait sans se l'avouer peut-être, et qui ne voulait pas le
+perdre, employait dans ces petits voyages toutes ces innocentes ruses,
+qui sont dit-on, le partage du sexe le plus faible, et qui lui donnent
+tant d'empire sur celui qui se dit le plus fort. C'étaient autant
+d'événements dans cette passion singulière qui n'en a point d'autres.
+Pétrarque de retour dans sa solitude, livré à des agitations toujours
+plus fortes, n'avait point de soulagement plus doux que d'épancher dans
+ses poésies touchantes les sentiments dont il était comme oppressé.
+Parmi celles de cette époque on distingue surtout ces trois célèbres
+<i>canzoni</i> sur les yeux de Laure, que les Italiens appellent les trois
+Sœurs, les trois Grâces, et dont ils ne parlent qu'avec un enthousiasme
+qui ne permet ni la critique, ni même en quelque sorte l'examen.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote501"
+name="footnote501"><b>Note 501: </b></a><a href="#footnotetag501">
+(retour) </a> <i>Purvo episcopo et magno viro.</i></blockquote>
+
+<p>Un autre art vint l'aider à retracer les traits de Laure; Simon de
+Sienne, élève de <i>Giotto</i>, qui venait de mourir, fut appelé à Avignon,
+pour embellir de quelques tableaux, le palais pontifical<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a>
+<a href="#footnote502"><sup class="sml">502</sup></a>. Pétrarque
+obtint de lui un petit portrait de sa maîtresse, et l'en paya par deux
+sonnets qui, selon l'expression de Vasari, ont donné plus de renommée à
+ce peintre, que n'auraient fait tous ses ouvrages. Laure consentit-elle
+à se laisser peindre pour celui qui avait immortalisé sa beauté par des
+traits plus durables; ou fut-elle peinte pour sa famille, et Pétrarque
+obtint-il seulement du peintre, son ami, une copie de ce portrait; ou
+enfin la figure de Laure, frappa-t-elle assez les yeux de Simon Sienne,
+pour qu'il pût, après l'avoir vue, en fixer les traits sur la toile?
+C'est ce que l'histoire ne dit pas. Ce que l'on sait, c'est qu'elle lui
+parut assez belle pour qu'il en ait fait, dans la suite, sous diverses
+formes, la figure principale de plusieurs de ses meilleurs tableaux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote502"
+name="footnote502"><b>Note 502: </b></a><a href="#footnotetag502">
+(retour) </a> 1339.</blockquote>
+
+<p>L'étude n'est pas un remède contre l'amour, c'est au contraire
+l'occupation qui s'allie le mieux avec lui; elle entretient l'esprit
+dans un état de fermentation, elle lui donne une activité et des élans
+qui le mettent en équilibre avec les mouvements du cœur. Dans ses
+aspirations vers la gloire, elle promet un noble hommage à la beauté qui
+en est digne; elle offre un moyen de plus d'obtenir et de fixer son
+choix. Pétrarque, dans sa retraite de Vaucluse, n'oubliait point les
+grands projets qu'il y avait apportés; il entreprit, en latin, une
+Histoire romaine, depuis la fondation de Rome jusqu'à Titus; les études
+qu'il fit pour l'écrire, l'enflammèrent d'une admiration nouvelle pour
+Scipion l'Africain, qu'il avait préféré de tout temps à tous les autres
+héros de Rome, et il conçut le plan d'un poëme épique en vers latins,
+dont la seconde guerre d'Afrique lui fournit le sujet et le titre. Il se
+mit aussitôt à l'ouvrage, et travailla avec tant d'ardeur, que, dans
+l'espace d'une année, le poëme se trouva déjà assez avancé pour qu'il
+pût le communiquer à ses amis. Un poëme de ce genre, était, à cette
+époque, une chose si nouvelle, qu'elle devait exciter dans tous ceux qui
+en entendraient parler, un redoublement d'admiration pour l'auteur.
+Aussi, le bruit en fut à peine répandu, à peine eût-on pu juger par ses
+poésies latines déjà connues, de la manière dont il pouvait traiter un
+si beau sujet, qu'il devint l'objet de l'attention générale, et d'une
+espèce de fanatisme qui lui faisait donner, sur de simples espérances,
+les noms de sublime et de divin<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a>
+<a href="#footnote503"><sup class="sml">503</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote503"
+name="footnote503"><b>Note 503: </b></a><a href="#footnotetag503">
+(retour) </a> Tiraboschi, <i>Istoria della Letter. italiana</i>, t. V, l.
+III, c. 2.</blockquote>
+
+<p>Mais il portait plus haut son ambition. Dès sa première jeunesse, il
+avait aspiré à la couronne poétique. Il avait obtenu dans le cours de
+ses études, si l'on en croit Selden<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a>
+<a href="#footnote504"><sup class="sml">504</sup></a>, le degré de maître ou de
+docteur en poésie; le souvenir des jeux capitolins, où les poëtes
+étaient couronnés; la croyance populaire qu'Horace et Virgile l'avaient
+été au Capitole, échauffaient son imagination, et lui inspiraient le
+désir d'obtenir les mêmes honneurs: enfin le laurier avait pour lui un
+attrait de plus par son rapport avec le nom de Laure; mais il était bien
+difficile de faire revivre ces antiques usages dans une ville où l'on
+n'avait plus depuis long-temps, d'activité que pour les troubles, où les
+hommes, plongés dans l'ignorance et dans l'oisiveté d'esprit, n'avaient
+plus ni admiration pour la poésie, ni estime pour les poëtes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote504"
+name="footnote504"><b>Note 504: </b></a><a href="#footnotetag504">
+(retour) </a> <i>Titles of Honour</i>, t. III de ses Œuvres, cité par
+Gibbon, <i>Decline and fall</i>, etc., c. 70.</blockquote>
+
+<p>Sa persévérance et celle de ses amis vinrent à bout de tous les
+obstacles: cette couronne, objet de tous ses vœux, lui fut offerte par
+une lettre du sénat romain. Il la reçut, à Vaucluse, le 23 août 1340,
+et, circonstance bien remarquable, six ou sept heures après, le même
+jour, il reçut une lettre pareille, du chancelier de l'Université de
+Paris<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a>
+<a href="#footnote505"><sup class="sml">505</sup></a>, qui lui proposait le même triomphe. Il donna la préférence à
+Rome; mais il ne s'y rendit pas directement. Il s'embarqua pour Naples,
+où la grande renommée du roi Robert et l'assurance d'en être bien reçu
+l'attiraient. C'était, comme nous l'avons vu, le prince le plus célèbre
+de l'Europe par son esprit, ses connaissances, et son amour éclairé pour
+les lettres. L'opinion qu'on avait de lui en Italie, était telle, que
+Pétrarque ne crut point avoir mérité la couronne qu'on lui décernait, si
+Robert, après l'avoir examiné publiquement, ne prononçait qu'il en était
+digne. Ce roi avait beaucoup contribué à la lui faire offrir. C'était
+l'ami de Pétrarque, le bon père Denis, du bourg de Saint-Sépulcre, qui
+lui avait ménagé la faveur de Robert, qui avait fait connaître au roi
+ses ouvrages, et avait inspiré à ce monarque, une juste admiration pour
+le génie de son ami. Robert passa de l'admiration à la confiance. Il
+consulta par écrit Pétrarque, sur une épitaphe qu'il avait faite pour sa
+nièce qui venait de mourir<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a>
+<a href="#footnote506"><sup class="sml">506</sup></a>. Le poëte répondit au roi par de grands
+éloges, et sema sa lettre de traits d'érudition et de philosophie, qui
+ne pouvaient qu'augmenter l'opinion que Robert avait conçue de lui. Il
+écrivit peu de jours après<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a>
+<a href="#footnote507"><sup class="sml">507</sup></a> au père Denis, et lui dit
+très-clairement, qu'occupé comme il l'était du projet d'obtenir le
+laurier poétique, il ne voulait, tout considéré, le devoir qu'au roi
+Robert<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a>
+<a href="#footnote508"><sup class="sml">508</sup></a>. Cette résolution fut sans doute communiquée au roi. Robert
+alors employa son influence, qui était toute puissante à Rome, pour
+déterminer le sénat romain. Il désirait avec passion de connaître
+personnellement Pétrarque. Il fut charmé de le voir arriver à sa cour,
+et flatté du motif qui l'y amenait. Il lui fit l'accueil le plus
+distingué, eut avec lui ces entretiens où chacun d'eux se confirma dans
+l'opinion qu'il avait conçue de l'autre, et voulut le conduire lui-même
+dans les environs de Naples, surtout à la grotte de Pausilippe, et au
+prétendu tombeau de Virgile<a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a>
+<a href="#footnote509"><sup class="sml">509</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote505"
+name="footnote505"><b>Note 505: </b></a><a href="#footnotetag505">
+(retour) </a> Robert de Bardi. Il était en même temps chancelier de
+l'Église métropolitaine de Paris, place qu'il tenait du pape Benoît XII.
+Robert de Bardi était Florentin, et ami de Pétrarque.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote506"
+name="footnote506"><b>Note 506: </b></a><a href="#footnotetag506">
+(retour) </a> Elle se nommait Clémence, et était veuve de Louis X ou
+Louis Hutin, roi de France.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote507"
+name="footnote507"><b>Note 507: </b></a><a href="#footnotetag507">
+(retour) </a> La réponse au roi est du 26 décembre 1339, et la lettre
+au père Denis, du 4 janvier suivant. La lettre de Robert ne s'est point
+conservée; la réponse de Pétrarque et sa lettre au père Denis, ne se
+trouvent ni dans l'édition de Bâle, ni dans celle de Genève; mais elles
+sont dans le beau manuscrit, n°. 8568, de la Bibliothèque impériale,
+<i>Familiar.</i> l. IV, ép. 1 et 2.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote508"
+name="footnote508"><b>Note 508: </b></a><a href="#footnotetag508">
+(retour) </a> <i>Nosti enim quod de laurea cogito, quam, singula librans,
+prœter ipsum de quo loquimur regem, nulli omninò mortalium debere
+institui.</i> Loc. cit. ép. <span class="sc">i</span>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote509"
+name="footnote509"><b>Note 509: </b></a><a href="#footnotetag509">
+(retour) </a> 1341.</blockquote>
+
+<p>Le roi fut curieux de connaître le poëme de l'Afrique. Pétrarque lui en
+lut quelques livres, dont il fut si enchanté, qu'il témoigna le désir
+d'en recevoir la dédicace. Le poëte promit, et il tint parole au prince,
+même après sa mort. Robert ne se lassait point d'avoir avec lui, soit
+des conférences publiques sur la poésie ou sur l'histoire, soit des
+entretiens particuliers. Il en remportait chaque jour plus d'estime.
+Voulant donner à ce sentiment un grand éclat, et répondre au vœu que
+Pétrarque lui-même avait formé, il lui fit subir publiquement un examen
+sur toutes sortes de matières de littérature, d'histoire et de
+philosophie. Cet examen dura trois jours, depuis midi jusqu'au soir. Le
+troisième jour il le déclara solennellement digne de la couronne
+poétique, et consigna dans des lettres-patentes son examen et son
+jugement. Dans son audience de congé, après lui avoir fait promettre
+qu'il reviendrait bientôt le voir, le roi se dépouilla de la robe qu'il
+portait ce jour-là, et la lui donna, en disant qu'il voulait qu'il en
+fût revêtu le jour de son couronnement au Capitole: enfin, pour se
+l'attacher au moins par un titre, il lui fit expédier un brevet de son
+aumônier ordinaire.</p>
+
+<p>Dans un de leurs derniers entretiens Robert avait demandé à Pétrarque
+s'il n'était jamais allé à la cour du roi de France, Philippe de Valois.
+Le poëte lui répondit qu'il n'en avait jamais eu la pensée. Le roi
+sourit, et lui en demanda la raison. C'est, dit Pétrarque, parce que je
+n'ai pas voulu jouer le rôle d'un homme inutile et importun auprès d'un
+roi étranger aux lettres. J'aime mieux être fidèle à l'alliance que j'ai
+faite avec la pauvreté que de me présenter dans le palais des rois, où
+je n'entendrais personne, et où personne ne m'entendrait. Il m'est
+revenu, reprit Robert, que son fils aîné ne négligeait pas l'étude. Je
+l'ai ouï dire aussi, répartit Pétrarque; mais cela déplaît au père, et
+l'on assure, sans que je veuille le garantir, qu'il regarde les
+précepteurs de son fils comme ses ennemis personnels; c'est ce qui m'a
+ôté jusqu'à la plus légère tentation de l'aller voir. «Alors cette ame
+généreuse, c'est Pétrarque lui-même qui le raconte ainsi<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a>
+<a href="#footnote510"><sup class="sml">510</sup></a>, frémit et
+se montra pénétrée d'horreur. Après un moment de silence, pendant lequel
+il était resté les yeux fixés sur la terre et l'indignation peinte sur
+le visage, il releva la tête en disant: «Telle est la vie des hommes,
+telle est la diversité des jugements, des goûts et des volontés. Pour
+moi, je jure que les lettres me sont beaucoup plus douces et plus chères
+que ma couronne, et que s'il fallait renoncer à l'un ou à l'autre, je me
+priverais plus volontiers de mon diadême que des lettres.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote510"
+name="footnote510"><b>Note 510: </b></a><a href="#footnotetag510">
+(retour) </a> Ce récit intéressant termine le premier livre de ses
+<i>Rerum memorandarum</i>, v. Éd. de Bâle, 1581, p. 405.</blockquote>
+
+<p>Pétrarque partit enfin de Naples, arriva à Rome le second jour, et fut
+couronné solennellement deux jours après au Capitole<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a>
+<a href="#footnote511"><sup class="sml">511</sup></a>. Revêtu de la
+robe que le roi de Naples lui avait donnée, il marchait au milieu de six
+principaux citoyens de Rome, habillés de vert, et précédés par douze
+jeunes gens de quinze ans vêtus d'écarlate, choisis dans les meilleures
+maisons de la ville. Le sénateur Orso, comte de l'Anguillara, ami de
+Pétrarque, venait ensuite accompagné des principaux du conseil de ville,
+et suivi d'une foule innombrable, attirée par le spectacle d'une fête
+interrompue depuis tant de siècles. L'histoire en a conservé les
+détails<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a>
+<a href="#footnote512"><sup class="sml">512</sup></a>, qui occuperaient ici trop de place. Ils sont faits pour
+enflammer l'imagination des amants de la gloire; mais la manière dont
+Pétrarque envisageait ce triomphe dans sa vieillesse est capable de la
+refroidir. «Cette couronne, écrivait-il<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a>
+<a href="#footnote513"><sup class="sml">513</sup></a>, ne m'a rendu ni plus
+savant, ni plus éloquent; elle n'a servi qu'a déchaîner l'envie contre
+moi, et à me priver du repos dont je jouissais. Depuis ce temps, il m'a
+fallu être toujours sous les armes; toutes les plumes, toutes les
+langues étaient aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis;
+j'ai porté la peine de mon audace et de ma présomption.» Au reste il est
+peut-être aussi bon pour l'homme qu'inhérent à sa nature, d'éprouver de
+fortes illusions dans sa jeunesse, et d'y renoncer à son déclin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote511"
+name="footnote511"><b>Note 511: </b></a><a href="#footnotetag511">
+(retour) </a> Le jour de Pâques, 8 avril 1341.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote512"
+name="footnote512"><b>Note 512: </b></a><a href="#footnotetag512">
+(retour) </a> Voy. <i>Rer. ital. script.</i>, vol XII, p. 540, B. C'est vers
+la fin des fragments des Annales romaines de <i>Lodovico Monaldesco</i>. «<i>In
+questo tempo</i>, dit l'annaliste, <i>misser Urso venne a coronar misser
+Francesco Petrarca, nobile poeta et saputo, etc.</i>» Et il fait ensuite
+la description de toute la cérémonie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote513"
+name="footnote513"><b>Note 513: </b></a><a href="#footnotetag513">
+(retour) </a> <i>Senit.</i>, I. XV, ép. <span class="sc">i</span>.</blockquote>
+
+<p>Empressé de reparaître à Avignon avec sa couronne, Pétrarque en reprit
+la route peu de jours après, mais par terre, et en traversant la
+Lombardie. Il se détourna un peu pour aller voir à Parme son ami Azon de
+Corrége et sa famille. C'était le moment où, après avoir commandé dans
+cette principauté pour son neveu, <i>Mastino della Scala</i>, Azon venait de
+s'en rendre maître sous prétexte de l'affranchir. Il retint Pétrarque
+auprès de lui par tous les témoignages d'amitié, de confiance; il le
+consultait sur son gouvernement, sur ses opérations, sur toutes ses
+affaires; il ne lui parlait que du bonheur qu'il voulait répandre, que
+de suppression d'impôts, de bonne administration, de libéralités, de
+liberté; mais rien ne pouvait changer dans Pétrarque son goût pour le
+recueillement, la méditation, la solitude. Dès qu'il pouvait disposer de
+lui, il errait dans les environs de Parme avec ses deux compagnes
+inséparables, la poésie et l'image de Laure. Il choisit dans la ville
+même une petite maison avec un jardin et un ruisseau; il la loua
+d'abord, l'acheta ensuite, et la fit rebâtir selon son goût. C'est là
+qu'il termina son poëme de l'Afrique; c'est là qu'il aurait passé
+l'année peut-être la plus heureuse de sa vie s'il n'y avait été troublé
+presque coup sur coup par la perte de ses meilleurs amis.</p>
+
+<p>Le premier fut un de ses anciens camarades d'études à l'Université de
+Bologne<a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a>
+<a href="#footnote514"><sup class="sml">514</sup></a>, et le second, le meilleur et le plus cher de tous,
+l'évêque de Lombès. Pétrarque se disposait à l'aller rejoindre dans son
+diocèse. Il le vit la nuit en songe; il lui vit la pâleur de la mort.
+Frappé de cette vision, il en fit part à plusieurs amis. Vingt-cinq
+jours après il apprit que Jacques Colonne était mort précisément le jour
+où il lui était apparu. Un esprit faible eût tiré de là des
+conséquences. La douleur n'égara point celui du poëte philosophe. «Je
+n'en ai pas pour cela, écrivait-il, plus de foi aux songes que Cicéron
+qui avait eu, comme moi, un rêve confirmé par le hasard.» Enfin son bon
+père Denis du bourg Saint-Sépulcre, mourut aussi à Naples, peu de temps
+après<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a>
+<a href="#footnote515"><sup class="sml">515</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote514"
+name="footnote514"><b>Note 514: </b></a><a href="#footnotetag514">
+(retour) </a> <i>Thomas Caloria</i>, de Messine.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote515"
+name="footnote515"><b>Note 515: </b></a><a href="#footnotetag515">
+(retour) </a> 1342.</blockquote>
+
+<p>Ces pertes accumulées firent tant d'impression sur lui, qu'il ne
+recevait plus de lettres sans trembler et sans pâlir<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a>
+<a href="#footnote516"><sup class="sml">516</sup></a>. Il venait
+d'être nommé archidiacre de l'église de Parme; il partageait son temps
+entre ses études et les fonctions de sa place, entre son cabinet et son
+église. Un événement imprévu l'obligea de repasser les Alpes. Benoît XII
+était mort, et Clément VI lui avait succédé. Les Romains envoyèrent au
+nouveau pape une députation solennelle, composée de dix-huit de leurs
+principaux citoyens, pour lui demander plusieurs grâces, et surtout pour
+tâcher d'obtenir de lui qu'il rapportât la tiare aux trois couronnes
+dans la ville aux sept collines. Pétrarque, qui avait reçu lors de son
+couronnement le titre de citoyen romain, fut du nombre de ces
+ambassadeurs, et même chargé de porter la parole. Il quitta, mais à
+regret, sa douce retraite, et s'acquitta de sa commission avec son
+éloquence ordinaire, mais avec aussi peu de fruit pour l'objet qu'il
+avait le plus à cœur, le retour du pape en Italie. Clément VI, né
+Français<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a>
+<a href="#footnote517"><sup class="sml">517</sup></a>, et élevé dans le grand monde, aimait le luxe et le
+plaisir; ses manières étaient nobles et polies, son goût pour les
+femmes, peu édifiant dans un pape, était accompagné d'autres goûts
+délicats qui le rendaient un souverain très-aimable. Sa cour ne fut
+guère plus vicieuse que les précédentes, cela eût été difficile, mais
+elle fut plus agréable et plus brillante. Il récompensa Pétrarque de sa
+harangue par un prieuré dans l'évêché de Pise<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a>
+<a href="#footnote518"><sup class="sml">518</sup></a>; et, comme il avait
+dans l'esprit toute la pénétration et la culture qui pouvaient lui faire
+apprécier le premier homme de son siècle, il l'admit dans sa familiarité
+et dans son commerce intime. Pétrarque crut pouvoir en profiter pour le
+succès de ses vues sur l'Italie; mais il ne put réussir, même à lui
+inspirer le désir de la voir.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote516"
+name="footnote516"><b>Note 516: </b></a><a href="#footnotetag516">
+(retour) </a> <i>Fam.</i>, l. IV, ép. 6.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote517"
+name="footnote517"><b>Note 517: </b></a><a href="#footnotetag517">
+(retour) </a> Il se nommait Pierre Roger, et avait été chancelier de
+France.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote518"
+name="footnote518"><b>Note 518: </b></a><a href="#footnotetag518">
+(retour) </a> Le prieuré de <i>Migliarino</i>.</blockquote>
+
+<p>Il se délassait du spectacle de cette cour, scandaleux et fatigant pour
+un esprit aussi sage, dans le commerce de ses deux amis, Lello et Louis,
+qu'il nommait toujours Lœlius et Socrate. Il avait revu Laure; le temps,
+la persévérance, la gloire qu'il avait acquise, la lui avaient rendue
+plus favorable. Elle ne le fuyait plus; et lui, plus amoureux que
+jamais, ne cherchait qu'elle dans le monde, ne rêvait qu'a elle dans la
+solitude. Un de ses plus chers amis, <i>Sennuccio del Bene</i>, poëte
+florentin, attaché au cardinal Colonne, et qui vivait dans la société de
+Laure, était le confident de ses amours. Mais il n'eut jamais à lui
+confier que des peines, des désirs, de faibles espérances; et, loin de
+s'affaiblir, sa passion semblait s'accroître: et il aimait ainsi depuis
+quinze ou seize ans<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a>
+<a href="#footnote519"><sup class="sml">519</sup></a>. Il avait pourtant un autre confident que
+<i>Sennuccio</i>, c'était le public, c'était le monde entier, où ses poésies
+avaient rendu célèbre la beauté de Laure, la délicatesse, la durée; et,
+si l'on ose ainsi parler, l'obstination de son amour pour elle. Tous
+les étrangers qui venaient à Avignon voulaient la voir; mais déjà le
+temps lui imprimait quelques unes de ses traces: quelque surprise
+involontaire se mêlait à l'admiration de ceux qui la voyaient pour la
+première fois. Pétrarque était aussi fort changé; mais son cœur était
+toujours le même, et Laure était, à ses yeux, aussi belle et aussi
+touchante que dans la fleur de la jeunesse et dans les premiers temps de
+son amour.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote519"
+name="footnote519"><b>Note 519: </b></a><a href="#footnotetag519">
+(retour) </a> 1343.</blockquote>
+
+<p>Une mission politique vint l'en distraire pour quelque temps. Le bon roi
+Robert était mort, et n'avait laissé que deux petites filles, dont
+l'aînée, Jeanne, avait été mariée à neuf ans avec André, fils du roi de
+Hongrie, qui n'en avait que six. Il y avait dix ans de ce mariage, et
+les deux jeunes époux, au lieu de prendre du goût l'un pour l'autre,
+avaient conçu une aversion qui eut bientôt des suites funestes et
+terribles. Robert leur avait laissé en mourant un conseil de régence. Le
+pape, seigneur suzerain de Naples, prétendait que le gouvernement du
+royaume lui appartenait pendant la minorité de Jeanne; et ce fut
+Pétrarque qu'il choisit pour aller faire valoir ses droits. Le cardinal
+Colonne, qui avait beaucoup servi à diriger ce choix, en profita, et
+chargea l'envoyé du pape de solliciter la liberté de quelques
+prisonniers injustement détenus dans les prisons de Naples. Pétrarque,
+malgré son aversion pour la mer, prit cette voie, plus courte et plus
+sûre, à cause des brigands qui continuaient d'infester l'Italie. Il
+trouva la cour de Naples remplie d'intrigues et de divisions qui
+présageaient de prochains orages, et gouvernée par un petit moine
+cordelier, sale, débauché, cruel et hypocrite, que le roi de Hongrie
+avait donné pour précepteur à son fils André, et dont je paraîtrais
+former à plaisir le portrait hideux, si je copiais celui qu'en a laissé
+Pétrarque<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a>
+<a href="#footnote520"><sup class="sml">520</sup></a>. Ce moine, selon l'esprit des gens de sa robe, s'était
+emparé du gouvernement des affaires; et c'est avec lui qu'un homme tel
+que Pétrarque fut obligé de traiter.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote520"
+name="footnote520"><b>Note 520: </b></a><a href="#footnotetag520">
+(retour) </a> Pour qu'on ne croie pas que j'exagère, voici
+textuellement ce portrait. <i>Nulla pictas, nulla veritas, nulla fides;
+horrendum tripes animal, nudis pedibus, aperto capite, paupertate
+superbum, marcidum deliciis vidi, homunculum vulsum ac rubicundum,
+obesis clunibus, inopi vix pallio contectum, et bonam corporis partem
+industriâ retegentem, utque in hoc habitu non solum tuos (nempe
+cardinalis Joannis de Columna) sed romani quoque pontificis affatûs,
+velut ex altâ sanctitatis speculâ insolentissimè contemnentem. Nec
+miratus sum: radicatam in auro superbiam secum fert; multum enim, ut
+omnium fama est, arca ejus et toga dissentiunt, etc.</i> Familiar. l, V,
+ep. 3.</blockquote>
+
+<p>Il en fut reçu avec une hauteur et une dureté révoltantes. Pendant les
+longueurs de ces deux négociations, il visita de nouveau les environs de
+Naples, avec deux de ses amis, Jean <i>Barili</i> et <i>Barbato</i> de Sulmone. La
+jeune reine, qui peut-être, sans les intrigues qui l'entouraient et les
+mauvais conseils dont elle était obsédée, aurait eu un meilleur sort,
+aimait les lettres. Elle eut quelques conversations avec Pétrarque, qui
+lui donnèrent pour lui beaucoup d'estime. A l'exemple de son grand-père,
+elle se l'attacha par le titre de son chapelain particulier. Mais ni
+cette cour, ni les mœurs qu'il y voyait régner, ne pouvaient lui plaire.
+Une fête où il fut entraîné sans en connaître l'objet, le décida à en
+sortir. Il regardait la cour qui assistait à cette fête en grande pompe,
+et entourée d'un peuple immense. Tout à coup il s'élève de grands cris
+de joie, Pétrarque se détourne: il voit un jeune homme d'une beauté et
+d'une force extraordinaires, couvert de poussière et de sang, qui vient
+expirer presque à ses pieds. C'était un spectacle de gladiateurs.
+L'horreur qu'il en conçut lui fit hâter son départ. Il n'avait
+d'ailleurs pu rien obtenir pour l'élargissement des prisonniers. Quant à
+l'affaire de la régence, sur le compte qu'il en avait rendu au pape,
+Clément VI, après avoir cassé celle que le roi Robert avait établie,
+venait d'envoyer un cardinal légat, pour prendre en son nom le
+gouvernement de Naples, jusqu'à la majorité de la reine. Pétrarque put
+alors quitter cette ville: il partit en détestant la barbarie de ses
+habitants, qui, au lieu des vertus de l'ancienne Rome, n'imitaient que
+sa férocité<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a>
+<a href="#footnote521"><sup class="sml">521</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote521"
+name="footnote521"><b>Note 521: </b></a><a href="#footnotetag521">
+(retour) </a><i>Famil</i>., l. V, ép. 5.</blockquote>
+
+<p>Il avait été dangereusement malade à Naples; le bruit de sa mort s'était
+même répandu dans l'Italie: un médecin de Ferrare, qui était aussi
+poëte, se hâta de faire à ce sujet un poëme allégorique et bizarre,
+intitulé: <i>la Pompe funèbre de Pétrarque</i><a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a>
+<a href="#footnote522"><sup class="sml">522</sup></a>. Cette triste folie
+accrédita si bien le faux bruit de sa mort, qu'en revenant de Naples, il
+fut pris par des hommes crédules pour un spectre ou pour une ombre, et
+que plusieurs eurent besoin, pour le croire vivant, de joindre le
+témoignage du toucher à celui des yeux. Il se rendit sans difficultés
+jusqu'à Parme; mais là, il trouva le pays en feu, les Corrége divisés
+entre eux, en guerre avec les princes voisins<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a>
+<a href="#footnote523"><sup class="sml">523</sup></a>, et bloqués par une
+armée ennemie; la Lombardie inondée de compagnies d'armes qui y
+mettaient tout au pillage, enfin sa chère Italie en proie aux horreurs
+des guerres de parti, et comme au temps des barbares, couverte de sang
+en de ruines<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a>
+<a href="#footnote524"><sup class="sml">524</sup></a>. Il ne pouvait, sans danger, ni rester à Parme, ni en
+sortir. Il préféra ce dernier parti. Ce ne fut qu'avec des risques
+infinis et après des accidents graves, qu'il parvint, pour ainsi dire, à
+s'échapper de l'Italie. Il se revit avec enchantement dans cette ville
+d'Avignon, dont il disait, écrivait et pensait tant de mal, et où il
+revenait toujours. Il se hâta d'aller goûter quelque repos dans son
+Parnasse transalpin, c'est ainsi qu'il nommait sa maison de Vaucluse.
+Son Parnasse cisalpin était à Parme. La ville où habitait Laure, les
+campagnes environnantes où elle se promenait souvent, donnèrent une
+nouvelle ardeur à son amour, et rendirent à sa verve poétique son
+heureuse fécondité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote522"
+name="footnote522"><b>Note 522: </b></a><a href="#footnotetag522">
+(retour) </a> Ce médecin se nommait Antoine <i>de' Beccari</i>. Pétrarque
+était depuis long-temps en liaison avec lui, et ne lui sut point mauvais
+gré de cette plaisanterie; il y répondit même par un sonnet, qui est le
+95e. du <i>Canzoniere</i>. La pièce d'Antoine, qu'on appelle communément
+Antoine de Ferrare, se trouve dans le Recueil qui suit <i>la Bella Mano</i>,
+éd. de Paris, 1595; elle commence par ce vers:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Io ho già letto il pianto de' Romani.</i>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote523"
+name="footnote523"><b>Note 523: </b></a><a href="#footnotetag523">
+(retour) </a> Azon avait promis de remettre au bout de cinq ans la
+ville de Parme à <i>Luchino Visconti</i>, qui lui en avait fait obtenir la
+seigneurie: le terme arrivé, il la vendit au marquis de Ferrare. Cette
+perfidie excita contre lui la haine des <i>Visconti</i>, et de leurs alliés
+les <i>Gonzague</i>; c'était le sujet de cette guerre peu honorable pour les
+<i>Corrége</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote524"
+name="footnote524"><b>Note 524: </b></a><a href="#footnotetag524">
+(retour) </a> 1344.</blockquote>
+
+<p>Mais s'il était constant en amour, il avait dans l'esprit une agitation
+qui le portait sans cesse à changer de lieu, et qui peut-être avait pour
+première cause, son amour même. Cette passion, toujours au même degré de
+force, et toujours aussi peu récompensée, lui paraissait peut-être moins
+convenable dans un archidiacre de quarante ans. Plusieurs causes lui
+rendaient le séjour d'Avignon de plus en plus insupportable. Le luxe et
+le désordre des mœurs y étaient au comble: sa fortune n'y avançait
+point, et son plus chaud protecteur lui-même, le cardinal Colonne,
+n'avait encore rien fait pour lui: Ason de Corrége, réconcilié avec
+<i>Mastino della Scala</i>, le pressait vivement de revenir. Il prit enfin le
+parti de quitter pour toujours Avignon, Laure et Vaucluse. Il eut mille
+peines à se séparer du cardinal sans rompre leur amitié. En prenant
+congé de Laure, il la vit pâlir, et chancela dans résolutions; mais
+enfin il partit<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a>
+<a href="#footnote525"><sup class="sml">525</sup></a>, alla directement à Parme, où il resta peu de temps
+pour ses affaires, et de là, s'embarqua sur le Pô; il descendit à
+Vérone, où Azon l'attendait. A peine y était-il établi, que ses
+incertitudes recommencèrent. Ses amis d'Avignon faisaient tous leurs
+efforts pour l'y rappeler. L'un lui peignait la tristesse et les regrets
+de Laure; l'autre le désir que le cardinal Colonne avait de le revoir;
+un troisième, le même vœu formé par le pape, et le soin que ce pontife
+prenait souvent de s'informer de sa santé. Pétrarque résista quelque
+temps, mais il céda, comme il cédait toujours, et revint à Avignon par
+la Suisse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote525"
+name="footnote525"><b>Note 525: </b></a><a href="#footnotetag525">
+(retour) </a> 1345.</blockquote>
+
+<p>L'accueil que lui fit Clément VI, fut proportionné à la crainte qu'il
+avait eue de le perdre, et aux progrès de sa renommée qui allait
+toujours croissant. Il voulut le fixer par une faveur plus solide. La
+charge de secrétaire apostolique était vacante, il la lui offrit.
+C'était une place d'intime confiance et de grand crédit, mais laborieuse
+et assujétissante; Pétrarque, qui ne voulait point de chaînes, même
+dorées, la refusa. Ses autres chaînes, celles que son cœur ne pouvait
+briser, devinrent plus légères au moment de son retour. Laure, charmée
+de le revoir, le traita mieux; mais bientôt elle reprit ses rigueurs
+accoutumées, et la lyre de Pétrarque ses chants plaintifs.</p>
+
+<p>Jamais elle ne fut plus fertile que cette année<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a>
+<a href="#footnote526"><sup class="sml">526</sup></a>. Les moindres
+bontés de Laure, et ses fréquentes sévérités, ses maladies, ses
+chagrins, les petites querelles qui peuvent exister entre deux amants
+qui se parlent à peine, tout dans cette imagination poétique, devenait
+un sujet pour ses vers. Un hommage public que reçut la beauté de Laure,
+lui en fournit un singulier. Charles de Luxembourg, qui fut peu de temps
+après l'empereur Charles IV, était à Avignon. Parmi les fêtes qu'on lui
+donna, il y eut un bal paré où l'on avait réuni toutes les beautés de la
+ville et de la province. Charles, qui avait beaucoup entendu parler de
+Laure, la chercha dans le bal, et l'ayant aperçue, il écarta, par un
+geste, toutes les autres dames, s'approcha d'elle et lui baisa les yeux
+et le front. Tout le monde applaudit, et Pétrarque, selon sa coutume,
+célébra cet événement par un sonnet<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a>
+<a href="#footnote527"><sup class="sml">527</sup></a>. Il avoue, dans le dernier
+vers, que cet acte, un peu étrange, le <i>remplit d'envie</i><a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a>
+<a href="#footnote528"><sup class="sml">528</sup></a>; le terme
+est doux, pour exprimer un sentiment qui ne devait pas l'être. Il
+fallait, on en conviendra, que l'illusion des priviléges du rang fût
+bien forte, pour qu'un amant pût prendre plaisir à voir un prince jeune
+et galant, imprimer un baiser sur le front et surtout sur les yeux de
+sa maîtresse!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote526"
+name="footnote526"><b>Note 526: </b></a><a href="#footnotetag526">
+(retour) </a> 1346.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote527"
+name="footnote527"><b>Note 527: </b></a><a href="#footnotetag527">
+(retour) </a> <i>Real natura, angelico intelletto</i>, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote528"
+name="footnote528"><b>Note 528: </b></a><a href="#footnotetag528">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>M'empiè d'invidia l'atto dolce e strano</i>,
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Telle était la mobilité du génie de Pétrarque et la souplesse de son
+esprit, qu'il passait rapidement de ses rêveries d'amour à des études
+graves, à des méditations philosophiques et même pieuses. Un voyage
+qu'il fit à la Chartreuse de Moutrieu<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a>
+<a href="#footnote529"><sup class="sml">529</sup></a>, où son frère Gérard avait
+pris l'habit depuis cinq ans, lui laissa des impressions auxquelles il
+obéit dès qu'il fut de retour à Vaucluse; il y composa un traité <i>du
+Loisir des Religieux</i><a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a>
+<a href="#footnote530"><sup class="sml">530</sup></a>, qu'il envoya aussitôt à ces bons pères, et
+dont l'objet était de leur faire sentir les douceurs et les avantages de
+leur état, comparé à la vie inquiète et agitée des gens du monde<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a>
+<a href="#footnote531"><sup class="sml">531</sup></a>.
+Que l'état monastique eût des avantages pour ceux qui le professaient,
+quand ils avaient pu vaincre les affections les plus naturelles et les
+plus douces, cela n'a jamais été mis en question; la vraie question
+était de savoir de quelle utilité il pouvait être pour la société civile
+qu'une classe nombreuse d'hommes jouit de tels avantages, en consommant
+une partie considérable de ses produits, sans prendre la moindre part
+aux travaux, aux dangers et aux agitations qu'elle impose. Mais cette
+question est décidée, ou plutôt n'en est plus une depuis long-temps.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote529"
+name="footnote529"><b>Note 529: </b></a><a href="#footnotetag529">
+(retour) </a> 1347.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote530"
+name="footnote530"><b>Note 530: </b></a><a href="#footnotetag530">
+(retour) </a> <i>De otio religiosorum</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote531"
+name="footnote531"><b>Note 531: </b></a><a href="#footnotetag531">
+(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétrarque</i>, t. II, p. 315.</blockquote>
+
+<p>Un objet plus grand et d'un plus haut intérêt, vint réclamer l'attention
+de Pétrarque. On a vu quels avaient toujours été son amour pour
+l'Italie, son admiration pour Rome, quels étaient ses vœux pour sa
+prospérité et pour sa grandeur. Il crut qu'ils allaient être réalisés
+par un homme qu'il connaissait, et que peut-être il avait entretenu
+autrefois du désir d'une révolution pareille. Parmi les dix-huit
+embassadeurs que la ville de Rome avait envoyés à Clément VI, et du
+nombre desquels avait été Pétrarque, se trouvait un homme obscur, fils
+d'un cabaretier et d'une porteuse d'eau, mais qui s'était donné à
+lui-même une éducation au dessus de son état, et qui, dès sa jeunesse,
+s'était rempli l'imagination des grands auteurs de l'ancienne Rome, et
+de l'étude de ses vieux monuments. On l'appelait <i>Cola di Rienzi</i>,
+c'est-à-dire Nicolas, fils de Laurent<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a>
+<a href="#footnote532"><sup class="sml">532</sup></a>. Un enthousiasme égal pour
+les mêmes objets, forma entre Pétrarque et lui, réunis dans la même
+embassade, des liens assez étroits d'amitié. Depuis long-temps ils
+s'étaient perdus de vue, lorsque Pétrarque apprit, d'abord par la voix
+de la renommée, et ensuite par les couriers envoyés à la cour d'Avignon,
+que ce Rienzi avait rétabli la liberté romaine, et chassé les nobles qui
+en étaient les tyrans; qu'il avait été revêtu par le peuple d'une
+dictature voilée sous la titre modeste du tribun; que son gouvernement
+s'annonçait par une conduite ferme et des réglements sages; que ses vues
+s'étendaient sur l'Italie entière; que déjà la plupart des villes, et
+même par politique la plupart des princes, lui avaient adressé des
+députations ou des lettres; qu'enfin Rome et l'Italie allaient sortir,
+sous ses auspices, de l'état de trouble, de servitude et d'anarchie où
+elles étaient plongées.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote532"
+name="footnote532"><b>Note 532: </b></a><a href="#footnotetag532">
+(retour) </a> <i>Filius Laurentii</i>; par corruption en latin <i>Rentii</i>, en
+vulgaire <i>Renzi</i> et <i>Rienzi</i>.</blockquote>
+
+<p>Transporté de joie à ces nouvelles, il écrivit à Rienzi, une lettre
+éloquente, pour le féliciter de ses succès, et l'encourager dans son
+entreprise. Il le défendit avec toute la chaleur et l'énergie de la
+persuasion et de l'amitié à la cour du pape. La première impression y
+avait été celle d'une terreur panique, et malgré les moyens adroits que
+le Tribun avait employés pour se rendre cette cour favorable, il s'en
+fallait beaucoup qu'il obtînt une approbation aussi générale que l'avait
+été la terreur. Bientôt les folies de Rienzi diminuèrent encore le
+nombre de ses partisans, et redonnèrent à ses ennemis plus d'audace.
+Pétrarque les ignorait ou refusait d'y croire, et continuait de
+correspondre avec lui sur le ton de l'amitié, de l'approbation et du
+conseil. Il voulut aller lui-même le diriger et le soutenir. Tous ses
+anciens motifs pour s'établir définitivement en Italie, se présentèrent
+de nouveau à son esprit. Ses amis de Lombardie et de Toscane,
+renouvelèrent leurs instances. Il dit encore une fois adieu à ceux
+d'Avignon, à son Parnasse de Vaucluse, au pape, au cardinal Colonne, à
+sa chère Laure. Il la vit dans un cercle de femmes où elle allait
+ordinairement; elle était sans parure, sérieuse et pensive. Son air
+était plus triste encore qu'à leurs premiers adieux. Son amant ému
+jusqu'aux larmes, se retira sans rien dire, en s'efforçant de les
+cacher. Laure le suivit avec un regard si pénétrant et si tendre, qu'il
+fut toujours gravé dans sa mémoire et dans son cœur. De tristes
+présentiments semblaient dire à l'un et à l'autre qu'ils ne se verraient
+plus.</p>
+
+<p>En arrivant à Gênes, d'où il comptait aller à Florence, Pétrarque apprit
+que son tribun ne faisait plus à Rome, que des folies. Il changea
+d'avis, se rendit à Parme, et des nouvelles plus tristes encore lui
+annoncèrent le massacre de tous les nobles romains et celui de la
+famille presque entière des Colonne, fait par les ordres de Rienzi.
+Cette catastrophe lui causa la plus vive douleur, mais il ne perdait pas
+encore l'espérance de voir Rome libre, et il aurait tout souffert à ce
+prix. Aucune illustre famille, écrivait-il, ne m'est aussi chère dans
+le monde; mais la république; mais Rome; mais l'Italie, me sont encore
+plus chères<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a>
+<a href="#footnote533"><sup class="sml">533</sup></a>. Il ne garda cependant pas long-temps l'illusion qui
+lui faisait supporter ce désastre. La chute de Rienzi était inévitable;
+il tomba, et <i>son œuvre fantastique</i>, comme l'appelle Villani<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a>
+<a href="#footnote534"><sup class="sml">534</sup></a>, fut
+renversée avec lui. Pétrarque, tristement détrompé, passa de Parme à
+Vérone. Il y éprouva, le 25 janvier 1348, une secousse de ce terrible
+tremblement de terre dont parlent tous les historiens de ce temps. La
+superstition crut qu'il avait était annoncé par une colonne de feu qu'on
+avait vue à Avignon, environ un mois auparavant sur le palais du pape;
+elle put aussi le regarder comme l'annonce d'une calamité la plus
+terrible, de cette peste affreuse qui, après avoir dévasté l'Asie, et
+ravagé les côtes d'Afrique, apportée de là en Sicile, se répandit cette
+même année en Italie, en Espagne, en France, et changea partout en
+déserts les villes et les campagnes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote533"
+name="footnote533"><b>Note 533: </b></a><a href="#footnotetag533">
+(retour) </a> <i>Famil.</i>, l. II, ép. 16. <i>Nulla toto orbe principum
+familia carior, carior tamen respublica, carior Roma, carior Italia.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote534"
+name="footnote534"><b>Note 534: </b></a><a href="#footnotetag534">
+(retour) </a> <i>Per li savi è discreti si disse in fino allora che la
+detta impresa del tribuno era una opera fantastica e da poco durare.</i>
+
+<span class="rig">
+ (L. XII, c. 89.)
+</span>
+</blockquote>
+
+<p>Pendant les premiers mois de cette fatale année, lorsque la peste
+n'avait fait encore que peu de progrès, Pétrarque fit de petits voyages
+à Parme, à Padoue, partout accueilli par l'admiration et par l'amitié.
+De retour à Vérone, il perd plusieurs de ses amis; il apprend que la
+contagion a gagné le Comtat; il se rappelle dans quel état il a laissé
+ce qu'il a de plus cher au monde. Des pressentiments funestes, des
+songes lugubres, de continuelles terreurs l'agitent. L'esprit toujours
+tendu sur Avignon, l'âme élancée, pour ainsi dire, vers son malheur, il
+voudrait hâter les courriers; mais les communications sont rompues, les
+courriers n'arrivent qu'avec d'insupportables lenteurs. Le 19 mai, il
+espérait encore; et depuis plus de quarante jours l'objet de tant
+d'espérances et de tant de craintes n'était plus. Laure était morte, le
+6 avril, environnée à ses derniers moments de ses parentes, de ses
+amies, qui bravaient, pour lui rendre ces tristes devoirs, l'effrayante
+contagion dont elle mourait victime, tant elle était bonne et aimable
+pour elles, tant elle avait su s'en faire aimer! Par une fatalité
+singulière, elle mourut dans le même mois, le même jour et à la même
+heure que Pétrarque l'avait vue pour la première fois. Que devint-il à
+cette affreuse nouvelle? Personne n'a entrepris de le peindre; mais le
+reste de sa vie prouve quelle fut sa douleur; il ne cessa, jusqu'à la
+fin, de s'occuper de Laure. Ses souvenirs, ses regrets, ses chants s'en
+nourrirent sans cesse. Il perdit avec elle ce qui lui restait de goût
+dans le monde; il en prit un plus vif pour la retraite et pour la
+solitude, où il pouvait ne s'entretenir que d'elle, et où il la
+retrouvait toujours.</p>
+
+<p>On voudrait connaître l'objet d'une passion si constante; on désirerait
+pouvoir se le représenter sous des traits sensibles, et il n'est point
+d'imagination qui n'essaie de s'en tracer le portrait; mais
+l'imagination peut s'en épargner les frais. Ce portrait est répandu dans
+des poésies où il est à l'abri du temps et des siècles. En le
+dépouillant de ses ornemens, ou, si l'on veut, de ses exagérations
+poétiques, et ne laissant que ce qui paraît être l'exacte vérité, on
+voit que Laure était une des plus aimables et des plus belles femmes de
+son temps. Ses yeux étaient à-la-fois brillants et tendres, ses sourcils
+noirs et ses cheveux blonds; son teint blanc et animé, sa taille fine,
+souple et légère: sa démarche, son air avaient quelque chose de céleste.
+Une grâce noble et facile régnait dans toute sa personne. Ses regards
+étaient pleins de gaîté, d'honnêteté, de douceur. Rien de si expressif
+que sa physionomie, de si modeste que son maintien, de si angélique et
+de si touchant que le son de sa voix. Sa modestie ne l'empêchait pas de
+prendre soin de sa parure, de se mettre avec goût, et lorsqu'il le
+fallait avec magnificence. Souvent l'éclat de sa belle chevelure était
+relevé d'or ou de perles; plus souvent elle n'y mêlait que des fleurs.
+Dans les fêtes et dans le grand monde, elle portait une robe verte
+parsemée d'étoiles d'or, ou une robe couleur de pourpre, bordée d'azur
+semé de roses, ou enrichie d'or et de pierreries. Chez elle, et avec ses
+compagnes, délivrée de ce luxe, dont on faisait une loi dans des cercles
+de cardinaux, de prélats et à la cour d'un pape, elle préférait, dans
+ses habits, une élégante simplicité.</p>
+
+<p>Avec tout ce qui inspire les désirs, Laure avait ce qui les contient et
+ce qui imprime le respect. Ses yeux semblaient purifier l'air autour
+d'elle, et rien que de chaste comme elle n'aurait osé l'approcher. Elle
+n'était pourtant pas insensible. Sa pâleur, sa tristesse quand son amant
+s'éloignait d'elle, quelques mots, quelques doux reproches dont on voit
+les traces dans les vers de Pétrarque, et quelques particularités que
+l'on peut recueillir dans ses autres ouvrages, le prouvent assez; mais
+jamais l'impression qu'un si long amour, des soins si soutenus et si
+tendres, firent sur son cœur, ne coûtèrent rien à sa sagesse. Tout
+l'esprit naturel que peut avoir une femme, toute l'adresse qu'elle peut
+employer pour retenir en même temps qu'elle enflamme, pour alimenter
+l'espérance sans donner des droits, elle sut en faire usage; et c'est
+ainsi qu'elle parvint à captiver, pendant vingt ans, le plus grand génie
+et l'homme le plus passionné de son siècle.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit que la pureté de ce sentiment a trouvé un grand nombre
+d'incrédules. Ajoutons que malheureusement elle en doit trouver plus que
+jamais. Les preuves en sont pourtant irrécusables; mais pour les
+connaître il faut lire, ce qui fatigue beaucoup d'esprits; et pour les
+admettre il faut avoir en soi l'amour du beau et de l'honnête, devenu
+plus rare encore que le goût de la lecture et de l'étude. On avait cru
+que la corruption des mœurs était au comble quand on parvint à jeter du
+ridicule sur la vertu; il était cependant encore un degré de plus à
+atteindre: on ne prend la peine de se moquer que de ce qui existe, et la
+vertu a cessé d'être un ridicule aux yeux du monde, en devenant pour lui
+un être de raison. Il est vrai qu'il ne s'agit pas seulement ici de
+croire à une affection vertueuse et délicate, mais au sacrifice absolu
+des penchants que la nature donne, que l'on peut combattre sans doute,
+mais que l'on est plus sûr de vaincre dans l'absence des passions et
+dans le silence du cœur, que dans cette fermentation des sens, source
+première et compagne presque toujours inséparable de l'amour. Ce ne
+serait pas faire injure à la noblesse de cette passion et à sa pureté,
+que d'examiner ce qui put la maintenir si long-temps dans des bornes si
+aisées à franchir; on pourrait rechercher ce qui la rend vraisemblable,
+sans l'admirer, sans la respecter moins, et l'expliquer ne serait pas
+l'avilir; mais ces explications pourraient nous mener loin, et
+conviendraient d'ailleurs moins ici que dans un cours de philosophie
+morale. Tenons-nous-en donc à deux faits, qui peut-être font
+disparaître de cet amour une partie de ce qu'il y a de romanesque et de
+merveilleux, mais qui, en le ramenant au vrai, le rendent aussi plus
+croyable.</p>
+
+<p>Laure avait un mari dont son cœur n'avait pas fait choix; mais cette
+union lui imposait des devoirs: non-seulement elle était mère, mais, par
+une fécondité peu commune, elle le fut onze fois, et neuf de ses enfants
+lui survécurent. Il ne manquait à la prospérité de son hymen que
+l'amour; et si celui de Pétrarque toucha son cœur, il est aisé de
+concevoir comment, parmi tant de soins domestiques, et de si fréquentes
+épreuves pour sa santé, elle ne permit à ce sentiment de lui offrir que
+les seules consolations dont elle eût besoin. Pétrarque était libre; la
+licence des mœurs de ce siècle ne faisait pas regarder comme un obstacle
+aux jouissances les fonctions ecclésiastiques dont il était revêtu. Son
+tempérament le portait aux plaisirs de l'amour, comme la sensibilité de
+son âme le rendait susceptible de ses plus douces émotions. Quelque
+délicate que soit dans toutes ses poésies l'expression de son amour, on
+voit que si Laure lui eût permis quelques espérances, il les eût portées
+très-loin: un sentiment purement platonique ne donne point les
+agitations et le trouble où on le voit sans cesse plongé. Si l'on peut
+croire que, dans ses vers, c'était plutôt la chaleur de l'imagination
+que le désordre des sens et les tourmentes du cœur qui lui dictaient
+des expressions si passionnées, qu'on lise ses lettres et ses autres
+œuvres latines; on y verra que partout et à tout propos, du ton le plus
+sérieux et le plus sincère, il se plaint de ces combats qu'il éprouve,
+de ces mouvements impétueux qui le bouleversent, et de ces feux qui le
+consument.</p>
+
+<p>Enfin, il le faut avouer, il chercha, sinon un remède, au moins une
+diversion à cette passion si impérieuse et si violente, dans quelques
+liaisons passagères dont il rougissait sans doute, puisque nulle part il
+n'en a nommé les objets, quoiqu'il parle, dans plusieurs endroits de ses
+lettres, de deux enfants naturels qui en avaient été le fruit. Je sais
+ce qu'en lisant ceci on en peut tirer d'avantages, et contre Pétrarque,
+et en général contre les hommes; je ne défendrai ni sa cause ni la
+nôtre; et c'est encore une question à renvoyer au cours de philosophie
+morale. Mais que conclure de ces faits? que Laure ne lui permit jamais,
+qu'il ne se permit jamais avec elle que l'expression d'un amour pur; que
+cet amour fit quelquefois le tourment, mais encore plus le bonheur comme
+la gloire de sa vie; que ce fut, comme il l'avoue cent fois, ce qui le
+retira des sentiers du vice, et ce qui le maintint dans le chemin de la
+vertu; que s'il eut la faiblesse de céder à l'entraînement des sens, à
+celui de l'exemple, et peut-être à d'autres séductions, il se releva
+toujours, soutenu comme il l'était, par un sentiment qui ne pouvait
+admettre long-temps ce bas et impur alliage; qu'enfin si l'on refusait
+de croire à une passion de vingt années, exempte d'erreurs et de désirs
+vulgaires, ces erreurs et ces désirs dirigés vers un autre objet,
+doivent lui concilier plus de croyance; mais que dans un amour si
+constant, exprimé avec tant d'élévation et tant de charme, avec des
+couleurs si vives, si fort au-dessus des conceptions ordinaires, si
+dignes d'un objet céleste et presque divin, il reste encore, malgré ces
+faiblesses, un phénomène du génie et du cœur qui dut remplir d'un noble
+orgueil l'âme de Laure, et que lui envieront sans doute à jamais toutes
+les femmes aimables, fières et sensibles.</p>
+<br>
+<h4>SECTION DEUXIÈME.</h4>
+
+<p class="mid"><i>Depuis 1348 jusqu'à la mort de Pétrarque. Son influence<br> sur l'esprit de
+son siècle et sur la renaissance des lettres.</i></p>
+
+<p>Pétrarque pleurait depuis deux mois la mort de Laure, quand une autre
+perte douloureuse lui fit verser de nouvelles larmes. Le cardinal
+Colonne, son protecteur et son ami, mourut à Avignon<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a>
+<a href="#footnote535"><sup class="sml">535</sup></a>, soit de la
+peste, qui emporta cette année cinq cardinaux, soit des suites du
+profond chagrin que lui donna la catastrophe ou sa famille presque
+entière avait péri. De toute cette famille, peu de temps auparavant si
+nombreuse et si puissante, il ne restait donc plus que le vieux Étienne
+Colonne. Ainsi se vérifia une prédiction singulière de ce vieillard,
+dont Pétrarque nous a conservé le souvenir. Plus de dix ans auparavant,
+Étienne s'entretenait librement avec lui à Rome, sur ses affaires
+domestiques, sur les guerres dans lesquelles il s'était engagé avec les
+Ursins, et qui pouvaient être, après sa mort, pour sa famille, un
+héritage de haines, de querelles et de dangers. Après s'être expliqué
+franchement sur tous les autres points: «Quant à ma succession,
+ajouta-t-il, en regardant fixement Pétrarque, et les yeux mouillés de
+larmes, je voudrais, je devrais en laisser une à mes enfants; mais les
+destins en ont disposé autrement. Par un renversement de l'ordre de la
+nature, que je ne saurais trop déplorer, c'est moi, c'est ce vieillard
+décrépit que vous voyez, qui héritera de tous ses enfants<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a>
+<a href="#footnote536"><sup class="sml">536</sup></a>.» Il ne
+leur survécut pas de beaucoup, et mourut lui-même peu de temps après.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote535"
+name="footnote535"><b>Note 535: </b></a><a href="#footnotetag535">
+(retour) </a> 1348.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote536"
+name="footnote536"><b>Note 536: </b></a><a href="#footnotetag536">
+(retour) </a> <i>Famil.</i>, l. VIII, ép. <span class="sc">i</span>.</blockquote>
+
+<p>La mort du cardinal Colonne dispersa les amis que Pétrarque avait encore
+auprès de lui. Socrate resta à Avignon, d'où il fit de nouveaux efforts
+pour y rappeler son ami. Un Romain, nommé Luc Chrétien, à qui Pétrarque
+avait résigné son canonicat de Modène, quand il fut fait archidiacre de
+Parme, et Mainard Accurse, descendant du fameux jurisconsulte de
+Florence, retournèrent en Italie pour le voir et s'arranger avec lui sur
+le plan de vie qu'ils devaient suivre<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a>
+<a href="#footnote537"><sup class="sml">537</sup></a>. Le jour qu'ils arrivèrent à
+Parme, il en était parti pour un petit voyage à Padoue et à Vérone.
+Pétrarque, de retour au bout d'un mois, apprit avec un vif regret
+l'occasion qu'il avait manquée; il leur députa un de ses domestiques,
+qu'il vit bientôt revenir avec les nouvelles les plus affreuses. En
+approchant de Florence, ils avaient été assassinés par des brigands.
+Mainard Accurse était mort, et Luc était mourant de ses blessures. Ces
+brigands étaient des bannis de Florence, soutenus par les Ubaldini,
+maison ancienne et puissante, qui possédait, près de Mugello, plusieurs
+forteresses dans l'Apennin. Ils y donnaient retraite aux bandits,
+favorisaient leurs voleries, et partageaient avec eux le butin<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a>
+<a href="#footnote538"><sup class="sml">538</sup></a>.
+Pétrarque, pénétré de douleur, écrivit une lettre véhémente aux prieurs
+et au gonfalonnier de la république, pour leur demander vengeance de cet
+assassinat. Il l'obtint. Les Florentins envoyèrent contre les Ubaldini
+et leurs brigands, une armée qui fit le dégât sur leurs terres, et prit
+en moins de deux mois leurs châteaux. Ainsi, la Toscane dut sa
+tranquillité aux réclamations éloquentes d'un de ses concitoyens encore
+banni de son sein, ou du moins fils d'un banni, et à qui les biens de sa
+famille n'avaient pas encore été rendus.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote537"
+name="footnote537"><b>Note 537: </b></a><a href="#footnotetag537">
+(retour) </a> 1349.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote538"
+name="footnote538"><b>Note 538: </b></a><a href="#footnotetag538">
+(retour) </a> <i>Mém. pour la vie de Pètr.</i>, t. III, l. IV, p. 20.</blockquote>
+
+<p>D'autres intérêts, des pertes plus sensibles l'occupaient. A celles
+qu'il avait déjà faites, se joignit, cette même année, la mort de
+plusieurs de ses anciens et de ses nouveaux amis. Parmi les anciens, il
+pleura surtout le bon <i>Sennuccio del Bene</i>, le plus intime confident de
+ses amours. Il voyagea dans la Lombardie pour se distraire et pour se
+serrer, en quelque sorte, auprès des amis qui lui restaient. Le vieux
+Louis de Gonzague, seigneur de Mantoue, l'appelait depuis long-temps à
+sa cour. Il y alla passer quelques moments dont il profita pour visiter
+le petit village d'Andès, caché aujourd'hui sous le nom obscur de
+<i>Pietola</i>, mais qui sera célèbre, dans tous les temps, par la naissance
+de Virgile. Parmi ces chagrins et ces distractions, un grand objet
+revenait souvent à sa pensée: c'était le sort de l'Italie, toujours
+déchirée par les guerres que s'y faisaient de petits princes, dont aucun
+ne devenait assez puissant pour en fixer la destinée. Depuis la chute de
+Rienzi, à qui il ne s'était attaché que dans cette espérance, Pétrarque
+n'en conçut une nouvelle que lorsqu'il crut Charles de Luxembourg
+disposé à descendre en Italie. La bonne intelligence de cet empereur
+avec le pape, le rendait propre à réunir le parti Guelfe au parti
+Gibelin; Pétrarque lui écrivit à ce sujet une lettre remplie d'art,
+d'éloquence et de force<a id="footnotetag539" name="footnotetag539"></a>
+<a href="#footnote539"><sup class="sml">539</sup></a>. Charles IV y répondit, mais, ce qui n'est
+pas encourageant pour les hommes le plus en état de donner aux princes
+les conseils qu'il leur importerait le plus de suivre, il n'y répondit
+que trois ans après.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote539"
+name="footnote539"><b>Note 539: </b></a><a href="#footnotetag539">
+(retour) </a> 1350. Cette lettre est imprimée dans l'édition de Bâle,
+1581, page 531, non parmi les épîtres, mais sous ce titre particulier:
+<i>De pacificandâ Italiâ exhortatio</i>.</blockquote>
+
+<p>Un grand mouvement, non pas politique, mais religieux, se dirigeait
+alors vers Rome. Le jubilé de 1350 y était ouvert. Pétrarque y voulut
+aller, soit pour gagner les indulgences, soit pour revoir le théâtre de
+son triomphe poétique, ou simplement pour obéir à cette inquiétude
+naturelle que le portait sans cesse à changer de lieu. Il partit de
+Parme, et se dirigea par la Toscane: il entra pour la première fois à
+Florence, où le temps de la justice n'était pas encore venu pour lui,
+mais où il avait à voir ce qui partout l'intéressait le plus, des amis.
+Un homme presque aussi célèbre que lui dans la littérature de ce siècle,
+Jean Boccace était du nombre. Il était plus jeune de neuf ans. Ils
+s'étaient connus à Naples, où des rapports de goûts, d'objets d'étude et
+de caractère les avaient liés. Ils resserrèrent à Florence les nœuds de
+leur amitié, qui dura autant que leur vie.</p>
+
+<p>Dans la route de Florence à Rome, que Pétrarque faisait à cheval, il
+éprouva un accident<a id="footnotetag540" name="footnotetag540"></a>
+<a href="#footnote540"><sup class="sml">540</sup></a> qui le retarda de quelques jours, et le retînt
+au lit pendant plusieurs autres, après qu'il y fut arrivé. Sa pieuse
+impatience souffrait beaucoup de ces retards. Elle était en lui
+très-réelle. Il s'était disposé avec autant de sincérité que d'ardeur, à
+tirer tout le fruit possible de cette institution alors nouvelle<a id="footnotetag541" name="footnotetag541"></a>
+<a href="#footnote541"><sup class="sml">541</sup></a>,
+qui attirait à Rome un prodigieux concours; le fruit principal qu'elle
+eut pour lui eût été plus miraculeux quelques années auparavant, lorsque
+Laure, encore vivante, et toujours aimée, le rendait plus difficile à
+obtenir. Ce fut alors, pour me servir de ses expressions, que Dieu lui
+fit la grâce de le délivrer tout-à-fait de ce goût pour les femmes qui
+l'avait si fortement tyrannisé depuis sa jeunesse. Mais au reste, à en
+juger par les paroles méprisantes dont il se sert, et que je me garderai
+bien de traduire<a id="footnotetag542" name="footnotetag542"></a>
+<a href="#footnote542"><sup class="sml">542</sup></a>, il n'était ici question ni de cet amour pur,
+angélique, et presque surnaturel, dont Laure voulut être aimée, ni même
+de cet amour conforme à la fois et à la faiblesse humaine, et au goût
+des âmes délicates, où l'on se donne tout entier l'un à l'autre, où les
+plaisirs du cœur épurent et ennoblissent d'autres plaisirs. La grâce
+qu'il obtint n'eut pour objet que ce penchant vague et général, qui
+conduit plutôt au libertinage qu'à l'amour, et dont nous avons vu que
+l'amour même ne l'avait pas toujours garanti. Quoi qu'il en soit, c'est
+au jubilé que Pétrarque attribue cette révolution qui se fit en lui,
+mais dans laquelle, sans qu'il le dise, le progrès de l'âge aida
+peut-être un peu la grâce.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote540"
+name="footnote540"><b>Note 540: </b></a><a href="#footnotetag540">
+(retour) </a> Le cheval d'un vieil abbé qui marchait à sa gauche,
+voulant frapper le sien, détacha un coup de pied qui atteignit Pétrarque
+au-dessous du genou; la plaie qu'il lui avait faite s'envenima; il fut
+obligé de s'arrêter trois jours à Viterbe, et eut ensuite beaucoup de
+peine à se traîner jusqu'à Rome.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote541"
+name="footnote541"><b>Note 541: </b></a><a href="#footnotetag541">
+(retour) </a> On croit qu'elle eut pour origine le souvenir des jeux
+séculaires de l'ancienne Rome. De siècle en siècle, il se trouvait
+toujours quelques gens attachés aux anciens usages, qui se rendaient à
+Rome, parce que d'autres s'y étaient rendus un siècle auparavant. En
+1300, Boniface VIII accorda de grandes indulgences à tous les fidèles
+qui iraient pendant cette année, <i>et toutes les centièmes années
+suivantes</i>, visiter l'église du prince des apôtres. Le gain que les
+Romains y firent, les engagea à obtenir de Clément VI que le terme fût
+réduit à cinquante ans. Ce fut alors qu'ils donnèrent à cette
+institution, qui était un sujet de jubilation pour eux, le nom de
+jubilé. Urbain VI trouva une nouvelle raison pour le réduire à
+trente-trois ans, c'est que J.-C. avait passé ce nombre d'années sur la
+terre; et Paul II, eu égard à la fragilité humaine, ordonna qu'il serait
+ouvert tous les vingt-cinq ans. (<i>Mém. pour la Vie de Pétrarque</i>, t.
+III, p. 76 et 77.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote542"
+name="footnote542"><b>Note 542: </b></a><a href="#footnotetag542">
+(retour) </a> <i>Pestis illa..... ea fœditas</i>. (<i>Senil.</i>, l. VIII, ép.
+<span class="sc">i</span>.)</blockquote>
+
+<p>Il revint à Florence, en passant par Arezzo, lieu de sa naissance, où il
+fut reçu avec tous les honneurs dus à son mérite et à sa renommée. Une
+des choses qui le flatta le plus, fut d'être conduit, sans s'en douter,
+par les principaux de la ville, à la maison où il était né, et
+d'apprendre d'eux, que le propriétaire avait voulu plusieurs fois y
+faire des changements, mais que la ville s'y était toujours opposée,
+exigeant que l'on conservât dans le même état, le lieu sacré par sa
+naissance<a id="footnotetag543" name="footnotetag543"></a>
+<a href="#footnote543"><sup class="sml">543</sup></a>. De Florence, il se rendit à Padoue<a id="footnotetag544" name="footnotetag544"></a>
+<a href="#footnote544"><sup class="sml">544</sup></a>. Un nouveau
+chagrin l'y attendait. Jacques de Carrare en était maître; c'était un
+des seigneurs les plus aimables, et qui témoignait à Pétrarque le plus
+d'amitié: c'était auprès de lui qu'il revenait, et, en arrivant, il
+apprit sa mort. Jacques de Carrare venait d'être assassiné dans son
+palais, par un de ses parents<a id="footnotetag545" name="footnotetag545"></a>
+<a href="#footnote545"><sup class="sml">545</sup></a>, qu'il y avait élevé et nourri.
+Quelque aversion que ce crime donnât à Pétrarque pour le séjour de
+Padoue, il y resta encore quelque temps. Il y était trop près de Venise,
+pour qu'il n'allât pas quelquefois dans cette ville qu'il appelait <i>la
+merveille</i> des cités. Il y fit connaissance et bientôt amitié avec le
+célèbre doge André Dandolo, brave guerrier, habile politique, homme
+distingué dans les lettres, et chef d'une république dont il fut le
+premier historien<a id="footnotetag546" name="footnotetag546"></a>
+<a href="#footnote546"><sup class="sml">546</sup></a>. La guerre était alors prête à éclater entre
+Venise et Gênes. Pétrarque, qui voyait dans cette guerre la perte de
+l'une ou de l'autre république, et de nouveaux malheurs pour l'Italie,
+écrivit au doge, son ami, et réunit dans sa lettre, tous les motifs qui
+pouvaient engager les Vénitiens à la paix. Dandolo loua beaucoup, dans
+sa réponse, l'éloquence de Pétrarque; mais malheureusement pour lui et
+pour Venise, il ne suivit point son conseil.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote543"
+name="footnote543"><b>Note 543: </b></a><a href="#footnotetag543">
+(retour) </a> Ces attentions délicates seraient dignes d'un siècle où
+la civilisation serait plus perfectionnée; ou peut-être nous
+exagérons-nous la grossièreté de ce siècle et la civilisation du nôtre.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote544"
+name="footnote544"><b>Note 544: </b></a><a href="#footnotetag544">
+(retour) </a> 1352.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote545"
+name="footnote545"><b>Note 545: </b></a><a href="#footnotetag545">
+(retour) </a> Il se nommait Guillaume; c'était un fils naturel de son
+cousin Jacques Ier.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote546"
+name="footnote546"><b>Note 546: </b></a><a href="#footnotetag546">
+(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 303.
+</blockquote>
+
+<p>En rompant tout commerce avec les femmes, Pétrarque n'avait pas fait vœu
+de se priver du souvenir de Laure. Il la pleurait, et consacrait ses
+regrets dans des poésies où l'on trouve souvent l'accent d'une douleur
+vraie, quoique toujours ingénieuse, et où la voix de l'imagination se
+fait toujours entendre avec celle du cœur. Le 6 avril de cette année,
+se rappelant que ce jour revenait pour la troisième fois depuis la mort
+de Laure, il fixa dans un vers plein de sentiment, ce funeste
+anniversaire. «Ah! dit-il, qu'il était beau de mourir il y a aujourd'hui
+trois ans<a id="footnotetag547" name="footnotetag547"></a>
+<a href="#footnote547"><sup class="sml">547</sup></a>.» Mais ce jour-là même, il reconnut qu'il était heureux
+de vivre encore, et qu'il lui restait à goûter quelques plaisirs. Il
+reçut un message de Florence, qui le rétablissait dans ses biens et dans
+ses droits de citoyen.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote547"
+name="footnote547"><b>Note 547: </b></a><a href="#footnotetag547">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O che bel morir era oggi è'l terzo anno!</i>
+</div></div>
+
+C'est le dernier vers du sonnet:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Nell'età sua più bella e più fiorita</i>, etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Pour ajouter la grâce à la justice, on avait chargé l'amitié de ce
+message. C'était Boccace qu'on avait député vers Pétrarque, et qui
+venait reconquérir un citoyen et féliciter un ami. Le sénat désirait de
+plus, qu'il voulût être directeur de l'Université qu'on venait de fonder
+à Florence. Le désir de réparer par tous les moyens reproductifs, les
+ravages affreux de la peste, avait fait imaginer cette fondation. Celui
+de l'illustrer dès sa naissance, avait fixé les esprits sur Pétrarque,
+et c'est ce qui avait fait prononcer son rappel. Son message et son
+objet le remplirent de joie: maïs il ne voulut point accepter l'honneur
+qu'on lui offrait, et au lieu de s'aller engager dans des soins si peu
+compatibles avec ses habitudes et ses goûts, il tourna toutes ses
+pensées vers sa douce et libre retraite de Vaucluse, où ses livres,
+écrivait-il, l'attendaient depuis quatre ans. Il y arriva vers la fin de
+juin. C'était le temps où les beautés de la nature l'invitaient le plus
+à s'y fixer; mais le devoir l'appelait à la cour pontificale, et, après
+un mois de repos, il quitta pour le tumulte et les scandales d'Avignon,
+l'innocente paix de Vaucluse.</p>
+
+<p>Le goût de Clément VI, pour le luxe et les plaisirs, semblait aller en
+augmentant. La vicomtesse de Turenne, sa maîtresse, donnait le ton aux
+femmes pour la parure et pour la conduite. Le pape recevait des rois à
+sa cour, et leur donnait des fêtes; il faisait des cardinaux de dix-huit
+ans; il en faisait, dit l'historien Mathieu Villani, de si jeunes et
+d'une vie si dissolue, qu'il en résulta des choses d'une grande
+abomination<a id="footnotetag548" name="footnotetag548"></a>
+<a href="#footnote548"><sup class="sml">548</sup></a>. Parmi tout ce désordre, on traitait, comme dans toutes
+les cours, de grandes affaires. Celles de Rome n'en allaient pas mieux
+depuis la chute de Rienzi. Rome ne pouvait plus être ni libre ni
+soumise. L'anarchie et les désordres qu'elle entraîne, étaient au comble
+dans les murs et hors des murs. Les assassinats et les brigandages
+étaient impunis: les nobles les favorisaient et retiraient, comme ceux
+de Toscane, les assassins et les brigands dans leurs châteaux. Le pape
+voulant mettre fin à ces désordres, nomma une commission de quatre
+cardinaux pour en chercher les moyens. Pétrarque fut consulté. Rendre au
+peuple romain ses anciens droits, humilier l'orgueil des nobles, exclure
+du sénatoriat et des autres charges, les étrangers; enfin établir la
+république sur les lois de la justice et de l'égalité, tels furent les
+conseils qu'il développa dans une des plus belles lettres qui se soient
+conservées de lui<a id="footnotetag549" name="footnotetag549"></a>
+<a href="#footnote549"><sup class="sml">549</sup></a>; on ignore s'ils convinrent beaucoup aux
+cardinaux et au pape; mais le peuple de Rome ne laissa pas le temps de
+les suivre. Il se réveilla encore une fois, choisit un nouveau chef
+nommé Jean Cerroni; et comme les droits du pape furent assez bien
+conservés dans cette révolution qui ne coûta pas une goutte de sang;
+comme elle terminait à la fois les troubles de Rome, et les
+incertitudes de Clément VI, qui d'ailleurs était malade, il y donna son
+approbation, et il n'est pas douteux que Pétrarque y donna aussi la
+sienne.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote548"
+name="footnote548"><b>Note 548: </b></a><a href="#footnotetag548">
+(retour) </a> <i>Math. Villani</i>, l. II, c. 43.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote549"
+name="footnote549"><b>Note 549: </b></a><a href="#footnotetag549">
+(retour) </a> Elle n'est point imprimée dans la grande édition de ses
+œuvres; mais elle se trouve dans le manuscrit de la Bibliothèque
+impériale, n°. 8568. L'abbé de Sade l'a traduite dans ses Mémoires, t.
+III, p. 157 et suiv.; elle est datée du 19 novembre.</blockquote>
+
+<p>Cette maladie du pape, fut pour notre poëte, la source de quelques
+démêlés qu'il eut avec la faculté de médecine, avec qui l'on prétend
+qu'il ne faut jamais être ni trop bien ni trop mal. Clément VI avait le
+malheur, je ne dirai pas de croire à la médecine; mais de consulter à la
+fois un grand nombre de médecins; Pétrarque, à qui tout fournissait des
+sujets de discussion et d'éloquence, lui écrivit sur cet objet, après en
+avoir reçu la permission du S. Père. Il n'épargna pas les ridicules que
+se donnaient les médecins de son temps; le S. Père n'eut pas la
+discrétion de le leur cacher. Ils se déchaînèrent avec fureur contre
+Pétrarque. Une controverse pleine d'aigreur et d'injures en fut la
+suite, et la plume de l'amant de Laure s'abaissa jusqu'au ton de ses
+adversaires. Plusieurs de ses pièces se sont heureusement perdues. Il en
+reste une beaucoup trop longue, qu'on est réduit à regretter qui n'ait
+pas eu le sort des autres. Elle porte le titre d'<i>Invectives</i> qu'elle ne
+justifie que trop<a id="footnotetag550" name="footnotetag550"></a>
+<a href="#footnote550"><sup class="sml">550</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote550"
+name="footnote550"><b>Note 550: </b></a><a href="#footnotetag550">
+(retour) </a> Elle est divisée en quatre livres, et n'occupe pas moins
+de trente pages dans la grande édition de Bâle, 1581, in-fol°., où elle
+est intitulée: <i>Contra medicum quemdam</i>, lib. IV. (Voyez p.
+1087--1117.)</blockquote>
+
+<p>Vaucluse calmait l'humeur de Pétrarque, ou plutôt remettait son esprit
+et son caractère dans leur assiette naturelle, dont le bruit de la cour
+et l'agitation des affaires les faisaient sortir. Il s'y réfugiait dès
+qu'il avait quelques moments de liberté. L'image de Laure était pour lui
+une compagnie triste, mais douce, et son souvenir bannissait les
+sentiments haineux, comme autrefois sa présence faisait taire ceux qui
+n'étaient pas aussi purs qu'elle. C'est au printemps de cette année
+qu'on fixe l'époque de plusieurs sonnets où il s'entretient de sa
+douleur au milieu des images champêtres si propres à la renouveler et à
+l'adoucir tout à la fois. C'est là aussi que reprenant, dans la querelle
+où il se trouvait engagé, le ton qui convenait à l'élévation de son
+génie, réduit à faire son apologie, mais voulant la faire sur un ton qui
+en garantît le succès et la durée, il écrivit son <a name="n10" id="n10"></a><i>Epitre à la
+Postérité</i>, qui contient les principaux événements de sa vie, et qui,
+plus heureuse que d'autres lettres qui ont porté le même titre, est
+arrivée à son adresse<a id="footnotetag551" name="footnotetag551"></a>
+<a href="#footnote551"><sup class="sml">551</sup></a>. De Vaucluse, il s'entretenait avec ses amis
+d'Italie; son âme, faite pour les sentiments tendres, ne pouvait presque
+passer un jour sans ces épanchements de l'amitié. Il leur prodiguait ou
+les conseils de la philosophie, ou ses douces consolations; il les
+réconciliait entre eux lorsqu'ils étaient en mésintelligence. Quoique
+relégué en deçà des Alpes, il exerçait jusqu'à la pointe de l'Italie
+cette autorité bienfaisante. La cour de Naples avait été cruellement
+agitée depuis dix ans qu'il n'y avait paru. On y avait vu un roi
+assassiné; la jeune reine, la fille du bon roi Robert plus que
+soupçonnée d'avoir trempé dans cet attentat; ses états envahis, sa
+personne menacée par le roi de Hongrie, armé pour la vengeance de son
+frère; Jeanne fugitive en Provence, mise en cause devant la cour
+pontificale; réduite à y prouver que tout s'était passé par les suites
+d'un sortilége qui l'avait forcé d'avoir pour son mari une aversion
+invincible; rétablie dans ses états avec Louis de Tarente, première
+cause de son crime, et devenu son époux, enfin rentrant à Naples et
+couronnée solennellement avec lui.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote551"
+name="footnote551"><b>Note 551: </b></a><a href="#footnotetag551">
+(retour) </a> M. Baldelli ne veut pas que l'Épître à la postérité ait
+été écrite alors; il veut que ce soit beaucoup plus tard, en 1372, après
+que Pétrarque eût fait une autre invective, en réponse à un Français qui
+l'avait attaqué. (<i>V. le sommario cronologico</i>, à la fin de son ouvrage,
+p. 319.) Sa raison paraît très bonne, et je m'y étais d'abord rendu.
+Mais, après un plus mûr examen, je suis revenu à l'opinion commune, et
+j'ai rétabli ce passage que j'avais d'abord effacé. Je dirai ailleurs
+mes motifs qu'il serait trop long de déduire ici.</blockquote>
+
+<p>Un Florentin, homme de naissance et d'un mérite au-dessus du commun,
+Nicolas Acciajuoli, qui avait été en grande faveur auprès du roi Robert,
+et fait par lui gouverneur de Louis de Tarente, avait servi, encouragé,
+soutenu son élève dans ces circonstances fortes au niveau desquelles le
+caractère de ce jeune prince ne se trouvait pas. Louis, qui lui devait
+la couronne, l'en paya par le plus haut crédit et par sa première
+dignité du royaume, dont il le fit grand sénéchal. Boccace et d'autres
+Florentins avaient mis en correspondance Acciajuoli et Pétrarque. Leur
+liaison s'était resserrée à la cour d'Avignon. Pétrarque, porté
+d'inclination pour la reine, et sans doute ne la croyant pas coupable,
+avait pris beaucoup de part à cet heureux événement. Il en avait
+félicité le grand sénéchal, en lui donnant pour son jeune roi les
+conseils d'une morale élevée et d'une sage politique<a id="footnotetag552" name="footnotetag552"></a>
+<a href="#footnote552"><sup class="sml">552</sup></a>, lorsqu'il
+apprit qu'Acciajuoli s'était brouillé avec un seigneur napolitain avec
+lequel il avait lui-même, de plus anciennes liaisons d'amitié: c'était
+Jean Barrili, qui avait été, dans la cérémonie de son couronnement à
+Rome, le représentant du roi Robert. Pétrarque sachant que cette rupture
+était la suite d'un malentendu, et que de tels hommes n'avaient besoin
+que de se revoir pour s'entendre, imagina pour les rassembler de leur
+écrire une lettre <i>à tous les deux ensemble</i>, qui ne pouvait être
+ouverte et lue qu'en commun; elle contenait des raisons auxquelles ni
+l'un ni l'autre ne put résister. Leur ami était en quelque sorte au
+milieu d'eux; il ne leur parla pas en vain; ils s'embrassèrent, et tout
+fut oublié.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote552"
+name="footnote552"><b>Note 552: </b></a><a href="#footnotetag552">
+(retour) </a> <i>Epist. Variar.</i> 10.</blockquote>
+
+<p>Pétrarque prit alors quelque part à une affaire singulière par sa
+nature, et surtout par son dénoûment. Rienzi, errant depuis quatre ans
+dans plusieurs cours, après un grand nombre d'aventures, fut enfin livré
+au pape par l'empereur Charles IV. Jeté dans les prisons de Prague, et
+de là conduit dans celles d'Avignon sous bonne escorte, le pape chargea
+trois cardinaux d'instruire son procès. Rienzi demanda à être jugé
+suivant les lois. Il ne put l'obtenir. Pétrarque, justement indigné de
+ce déni de justice, écrivit au peuple romain une lettre gui est imprimée
+parmi les siennes<a id="footnotetag553" name="footnotetag553"></a>
+<a href="#footnote553"><sup class="sml">553</sup></a>, quoiqu'il n'osât pas la signer, et par laquelle
+il presse ses concitoyens d'intervenir dans cette affaire; on ne voit
+pas que le peuple ait ni répondu ni agi; mais tout-à-coup un bruit se
+répandit à Avignon que Rienzi, qui de sa vie n'avait peut-être fait un
+seul vers, était un grand poëte. On regarda comme un sacrilége d'ôter
+la vie à un homme d'une <i>profession sacrée</i><a id="footnotetag554" name="footnotetag554"></a>
+<a href="#footnote554"><sup class="sml">554</sup></a>; il dut son salut à
+cette erreur bizarre; il lui dut au moins d'être plus doucement traité
+dans sa prison, et d'être réservé à de nouvelles aventures; il l'était
+aussi à une mort tragique, mais qu'il devait recevoir dans Rome, et
+revêtu, avec le consentement du pape, de cette même dignité de tribun
+qui faisait alors son crime.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote553"
+name="footnote553"><b>Note 553: </b></a><a href="#footnotetag553">
+(retour) </a> C'est la quatrième des épîtres <i>sine titulo</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote554"
+name="footnote554"><b>Note 554: </b></a><a href="#footnotetag554">
+(retour) </a> Cicéron, <i>pro Archia poeta</i>.</blockquote>
+
+<p>Plusieurs cardinaux qui aimaient Pétrarque, et surtout ceux de Boulogne
+et de Taillerand, conspirèrent contre sa liberté en s'occupant de sa
+fortune. Ils firent tous leurs efforts pour qu'il acceptât la place de
+secrétaire apostolique que Clément VI lui offrait pour la seconde fois.
+Après avoir épuisé toutes ses défenses, il saisit celle que lui
+fournissait le seul défaut que ses puissants amis prétendissent trouver
+en lui; c'était l'élévation de son style qui ne s'accordait pas,
+avouaient-ils, avec l'humilité de l'église romaine. Rien de plus aisé,
+selon eux, que de se corriger de ce défaut, et de s'abaisser jusqu'au
+style des bulles et de la chancellerie. Il consentit à un essai; mais au
+lieu de s'abaisser, il déploya les ailes de son génie, et prit un vol si
+haut qu'il échappa, pour ainsi dire, aux regards de ceux qui voulaient
+le rendre esclave, et qu'ils renoncèrent au projet de l'asservir.</p>
+
+<p>C'était toujours à Vaucluse qu'il se réfugiait pour être libre. Il y
+apprit bientôt la mort de Clément VI et l'élection d'Innocent VI son
+successeur<a id="footnotetag555" name="footnotetag555"></a>
+<a href="#footnote555"><sup class="sml">555</sup></a>. C'était encore un pape français, et qui ne pouvait par
+conséquent avoir le vœu de Pétrarque, toujours occupé du désir de voir
+rétablir à Rome la cour romaine. Innocent VI avait encore un grand tort
+à ses yeux. Il était ignare et non lettré, au point qu'il avait adopté
+l'opinion d'un vieux cardinal qui soutenait que Pétrarque était
+magicien, parce qu'il lisait continuellement Virgile. Enfin c'était,
+comme dit Villani, un homme de bonne vie et de petit savoir<a id="footnotetag556" name="footnotetag556"></a>
+<a href="#footnote556"><sup class="sml">556</sup></a>. Sous
+un tel pape les amis de Pétrarque eurent beau faire pour l'arracher à sa
+retraite et l'engager dans des emplois qu'ils auraient obtenus
+facilement, malgré les préventions du pontife, il leur fut impossible de
+le tirer de Vaucluse, où il passa même l'hiver<a id="footnotetag557" name="footnotetag557"></a>
+<a href="#footnote557"><sup class="sml">557</sup></a>. Il le quitta enfin,
+mais ce fut pour retourner en Italie. Il partit sans avoir pu se
+résoudre à voir le nouveau pape, malgré les instances réitérées des
+cardinaux ses amis. Je craignais, dit-il dans une de ses lettres, de lui
+faire du mal par ma magie, ou qu'il ne m'en fit par sa crédulité<a id="footnotetag558" name="footnotetag558"></a>
+<a href="#footnote558"><sup class="sml">558</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote555"
+name="footnote555"><b>Note 555: </b></a><a href="#footnotetag555">
+(retour) </a> Étienne Alberti, cardinal d'Ostie, né à Beissac, diocèse
+de Limoges. Clément VI était aussi Limousin.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote556"
+name="footnote556"><b>Note 556: </b></a><a href="#footnotetag556">
+(retour) </a> Math. Villani, l. III, c. 44.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote557"
+name="footnote557"><b>Note 557: </b></a><a href="#footnotetag557">
+(retour) </a> 1353.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote558"
+name="footnote558"><b>Note 558: </b></a><a href="#footnotetag558">
+(retour) </a> <i>Ne aut illi mea magia, aut mihi molesta sua credulitas
+esset.</i> (<i>Senil.</i>, l. I, ép. 3.)</blockquote>
+
+<p>Il allait donc revoir sa chère Italie; mais où devait-il se fixer?
+Nicolas Acciajuoli l'appelait à Naples, André Dandolo à Venise, son
+inclination particulière à Rome; mais différents motifs l'éloignaient de
+chacune de ces villes: en France aussi, le roi Jean, plein d'admiration
+pour lui sans le connaître, avait inutilement essayé de l'attirer à
+Paris. Descendu en Italie par le mont Genèvre, il était encore incertain
+entre le séjour de Parme, de Vérone et de Padoue. Il ne voulait que
+passer à Milan; mais il y fut arrêté par Jean Visconti, qui en était
+alors maître, qui aimait les lettres, et qui regardait les savants comme
+un des ornemens de sa cour. Il était archevêque de Milan, lorsque son
+frère, <i>Luchino</i> Visconti, mourut: il réunit, en lui succédant, la
+puissance temporelle au pouvoir spirituel. L'Italie et le pape lui-même
+virent cette réunion avec effroi. Clément VI lui fit ordonner par un
+nonce de choisir entre les deux pouvoirs. Visconti renvoya le nonce au
+dimanche suivant, après la messe. Il la célébra pontificalement, fit
+ensuite avancer l'envoyé du pape, et prenant d'une main sa croix, de
+l'autre son épée nue: voilà, lui dit-il, mon spirituel, et voilà mon
+temporel; dites au S. Père qu'avec l'un je défendrai l'autre. Tel était
+ce Jean Visconti, dont l'ambition démesurée aspirait à régner sur
+l'Italie entière, et qui avait, pour y réussir, autant d'adresse dans
+l'esprit que de puissance et de courage. Il employa, pour retenir
+Pétrarque, tout ce qu'a de séduisant un grand pouvoir quand il est
+caressant et affable. Il répondit à toutes ses objections, prévint
+toutes ses demandes, et le réduisit enfin à l'impossibilité d'un refus.</p>
+
+<p>Pétrarque fut logé dans une maison commode, dont la vue était admirable
+et la situation charmante. Il n'avait aucun titre, aucune fonction, si
+ce n'est une place dans le conseil du prince, sans obligation d'y
+assister. Il était libre à la cour de celui que l'histoire appelle le
+tyran de la Lombardie, et qui l'était en effet; mais c'était un tyran
+aimable, qui savait couvrir de fleurs les liens dont il enchaînait un
+homme si passionné pour son indépendance. Pétrarque ne put cependant
+refuser l'ambassade qu'il lui proposa pour engager Venise à faire la
+paix avec Gênes. La dernière de ces deux républiques, après une défaite
+terrible, venait de se livrer à Visconti; l'autre, enorgueillie de ses
+victoires, soutenue par une ligue italienne et par l'espérance de
+l'arrivée de l'empereur, était dans les dispositions les moins
+pacifiques. Pétrarque, chef d'une ambassade composée d'hommes habiles et
+éloquents, plus éloquent lui-même qu'eux tous<a id="footnotetag559" name="footnotetag559"></a>
+<a href="#footnote559"><sup class="sml">559</sup></a> et plus versé dans
+les affaires, aidé encore par l'amitié qui l'unissait avec le doge André
+Dandolo, échoua dans cette négociation qu'il avait regardée comme
+facile. Mais Venise et son doge payèrent cher leur refus. Les Génois,
+soutenus par Visconti, reprirent de tels avantages que Venise se vit à
+deux doigts de sa perte, et que Dandolo, qui aimait la gloire et sa
+patrie, mourut accablé de travaux et de chagrins. Jean Visconti fut
+emporté environ un mois après par une mort presque subite; ainsi deux
+états voisins se trouvèrent en même temps privés de leurs chefs, et
+Pétrarque de deux puissants amis.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote559"
+name="footnote559"><b>Note 559: </b></a><a href="#footnotetag559">
+(retour) </a> La harangue qu'il prononça dans cette occasion est
+conservée parmi les manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne.
+Voyez le Catalogue imprimé de ces manuscrits, part. I, p. 509, cité par
+M. Baldelli, <i>del Petrarca e dell sue opere</i>, p. 107, note.</blockquote>
+
+<p>Ce qu'il attendait depuis long-temps arriva enfin. L'empereur Charles IV
+descendit en Italie, et lui fit dire de venir le trouver à Mantoue.
+Charles avait répondu, mais seulement depuis un an, à la lettre que
+Pétrarque lui avait écrite<a id="footnotetag560" name="footnotetag560"></a>
+<a href="#footnote560"><sup class="sml">560</sup></a>; il montrait encore des irrésolutions
+que Pétrarque essaya de vaincre par une seconde lettre plus pressante
+que la première; mais ce n'était point son éloquence qui avait décidé
+Charles IV, c'était l'or des Vénitiens, qui, sans se décourager de
+leurs pertes, ayant formé en Lombardie une ligue puissante, et voulant
+mettre à la tête de cette ligue l'empereur, lui avaient proposé d'entrer
+en Italie à leurs frais. Pétrarque obéit avec empressement aux ordres du
+monarque, et se rendit à Mantoue. Il y passa huit jours auprès de ce
+prince, et fut témoin de toutes ses négociations avec les seigneurs de
+la ligue lombarde réunis contre les trois Visconti, Mathieu, Barnabé et
+Galéas, qui avaient partagé entre eux, d'un très-bon accord, les états
+de leur oncle, et avaient hérité de son ambition plus que de ses talens;
+mais il étaient forts par leur union; et pouvant opposer à la ligue une
+armée de trente mille hommes de bonnes troupes bien payées, ils
+gardaient une attitude calme et presque menaçante. Pendant tout ce
+temps, Pétrarque ne quitta presque pas l'empereur: Charles employa
+chaque jour à s'entretenir avec lui tous les moments qu'il pouvait
+dérober au cérémonial et aux affaires. Ces entretiens, dont Pétrarque a
+fixé le souvenir dans une de ses lettres<a id="footnotetag561" name="footnotetag561"></a>
+<a href="#footnote561"><sup class="sml">561</sup></a>, honoreraient le caractère
+de l'empereur par la noble liberté des discours et des réponses du
+poëte, si la permission qu'il accordait de lui parler ainsi n'était pas
+venue plutôt de sa faiblesse que de cette élévation des grandes âmes qui
+les met au-dessus des petitesses de l'orgueil. N'ayant pu faire la paix,
+et forcé à se contenter d'une trève, il voulait emmener Pétrarque avec
+lui jusqu'à Rome lorsqu'il alla s'y faire couronner; mais Pétrarque
+s'en défendit avec un mélange adroit de politesse et de fermeté. Au
+moment où il prit congé de Charles à cinq milles au-delà de Plaisance,
+un chevalier toscan de la suite de ce prince, prenant Pétrarque par la
+main, dit à l'empereur: «Voilà l'homme dont je vous ai souvent parlé;
+c'est lui qui célébrera votre nom si vos actions sont dignes d'éloges;
+s'il en est autrement, il sait et parler et se taire.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote560"
+name="footnote560"><b>Note 560: </b></a><a href="#footnotetag560">
+(retour) </a> Voyez ci-dessus, p. 388.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote561"
+name="footnote561"><b>Note 561: </b></a><a href="#footnotetag561">
+(retour) </a> Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 380 et
+suiv.</blockquote>
+
+<p>C'est ce dernier talent que Charles lui donna sujet d'employer par la
+conduite qu'il tint à Rome. Il passa deux jours à visiter les églises en
+habit de pélerin. Il avait toujours promis au pape qu'il n'entrerait à
+Rome que le jour de son couronnement, et qu'<i>il n'y coucherait pas</i>:
+fidèle à cette dernière promesse, plus qu'attentif à conserver ses
+droits, il sortit de la ville le jour même qu'il y fut couronné. Il se
+hâta de traverser l'Italie et les Alpes, recevant partout des marques du
+mépris que méritait sa faiblesse; la bourse pleine d'argent, dit
+Villani, mais couvert de honte par l'abaissement de la majesté
+impériale<a id="footnotetag562" name="footnotetag562"></a>
+<a href="#footnote562"><sup class="sml">562</sup></a>. Pétrarque, déchu de son attente, et n'espérant plus rien
+d'un tel prince pour le bonheur de l'Italie, s'attacha plus que jamais
+aux Visconti, dont il ne cessait de recevoir des preuves de
+considération et de confiance. Il eut cette année là<a id="footnotetag563" name="footnotetag563"></a>
+<a href="#footnote563"><sup class="sml">563</sup></a> des accès plus
+forts qu'à l'ordinaire d'une fièvre tierce qui l'attaquait ordinairement
+en septembre. Ces accès duraient encore quand Mathieu Visconti mourut
+subitement, soit de ses débauches excessives, soit, si l'on en croit des
+bruits que quelques historiens ont adoptés, empoisonné ou étouffé par
+ses deux frères. Barnabé était un guerrier barbare et très-capable d'un
+fratricide; mais Galéas avait des qualités aimables, et mêmes des
+vertus. <a name="n11" id="n11"></a>C'est à lui que Pétrarque s'était particulièrement attaché. Il
+fut très-affecté des bruits qui se répandirent; mais une preuve bien
+forte qu'il les crut sans fondement, c'est qu'il ne quitta pas celui
+qu'ils accusaient d'un si grand crime.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote562"
+name="footnote562"><b>Note 562: </b></a><a href="#footnotetag562">
+(retour) </a> Math. Villani, l. V, c. 53.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote563"
+name="footnote563"><b>Note 563: </b></a><a href="#footnotetag563">
+(retour) </a> 1355.</blockquote>
+
+<p>Il était à peine rétabli quand Galéas le choisit pour une ambassade
+importante auprès de l'empereur, que l'on croyait prêt à porter la
+guerre en Italie<a id="footnotetag564" name="footnotetag564"></a>
+<a href="#footnote564"><sup class="sml">564</sup></a>. Pétrarque l'alla chercher à Bâle, où il attendit
+un mois inutilement. Il venait d'en partir quand cette ville fut presque
+entièrement détruite par un affreux tremblement de terre. Il se rendit
+à Prague, où il trouva l'empereur tout occupé de la bulle d'or qu'il
+venait de faire recevoir à la diète de Nuremberg. Charles lui fit le
+même accueil qu'à l'ordinaire, et le rassura sur les craintes qui
+étaient l'objet de son voyage. Quoique très-irrité contre les Visconti
+et contre l'Italie, il ne songeait point à y porter la guerre. Les
+affaires de l'Allemagne l'occupaient assez. Quelque temps après le
+retour de Pétrarque à Milan<a id="footnotetag565" name="footnotetag565"></a>
+<a href="#footnote565"><sup class="sml">565</sup></a> il reçut de la part de l'empereur un
+diplôme de comte palatin, dignité qui n'était pas alors avilie, et dont
+ce diplôme lui conférait tous les droits et priviléges. Il était revêtu
+d'un sceau ou bulle enfermée dans une boîte d'or d'un poids
+considérable. Pétrarque accepta le titre avec reconnaissance; mais il
+renvoya l'étui de la bulle au chancelier de l'Empire. La fortune dont il
+jouissait diminue peut-être le mérite de ce refus; mais il l'aurait fait
+sans doute lors même qu'il était pauvre, et d'autres bien plus riches
+que lui ne le feraient pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote564"
+name="footnote564"><b>Note 564: </b></a><a href="#footnotetag564">
+(retour) </a> 1356.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote565"
+name="footnote565"><b>Note 565: </b></a><a href="#footnotetag565">
+(retour) </a> 1357.</blockquote>
+
+<p>Pour goûter le repos dont il se sentait plus de besoin que jamais, et
+pour fuir les grandes chaleurs, il s'alla établir à trois milles de
+Milan, dans une jolie maison de campagne, au village de <i>Garignano</i>,
+près de l'Adda; il lui donna le nom de <i>Linterno</i>, en mémoire du
+<i>Linternum</i> de Scipion l'Africain. Ses projets de travaux étaient
+immenses, et, comme il le dit lui-même, effrayants pour l'espace de
+temps qu'il lui restait peut-être à vivre. Sa santé était bonne et
+robuste; elle l'était même trop pour certaines résolutions que nous
+l'avons vu prendre; il s'en plaignait à ses amis; mais il mettait sa
+confiance dans la grâce, et l'on ne voit en effet dans aucune de ses
+lettres qu'elle lui ait manqué. Il a plu cependant à quelques historiens
+de sa vie, de lui attribuer avec une demoiselle des environs de
+<i>Garignano</i> et de l'illustre nom de Beccaria, une intrigue dont sa fille
+Françoise fut le fruit, mais c'est un anachronisme et une fable.
+Françoise sa fille, comme Jean son fils, étaient nés à Avignon, sans
+doute de la même femme et dans le temps de ces distractions par
+lesquelles il donnait le change à sa passion pour Laure.</p>
+
+<p>Au lieu de visites de cette espèce, il en faisait souvent de fort
+différentes à la chartreuse de Milan, qui était toute voisine de son
+village, et il passait avec les chartreux ou dans leur église presque
+tous les moments qu'il ne donnait pas à l'étude. L'ouvrage le plus
+considérable qu'il fit dans cette délicieuse retraite, est son Traité
+philosophique intitulé <i>Remèdes contre l'une et l'autre fortune</i><a id="footnotetag566" name="footnotetag566"></a>
+<a href="#footnote566"><sup class="sml">566</sup></a>.
+Le désir de consoler son ancien ami Azon de Corrège, que des
+catastrophes inattendues avaient plongé dans le malheur, lui en fit
+naître l'idée, et celui de l'honorer dans son infortune l'engagea à le
+lui dédier; c'était aussi s'honorer lui-même.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote566"
+name="footnote566"><b>Note 566: </b></a><a href="#footnotetag566">
+(retour) </a> <i>De remediis utriusque fortunæ</i>, 1358.</blockquote>
+
+<p>Un accident assez simple qu'il eut alors, mais dont la cause mérite
+d'être remarquée, fut sur le point d'avoir des suites graves. Il avait
+pris la peine de copier lui-même un gros volume des épîtres de Cicéron,
+les copistes, disait-il, n'y entendant rien. Il le tenait toujours à sa
+portée, et s'en servait, à ce qu'il paraît, aussi habituellement que de
+son Virgile. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs
+en cuivre, selon l'usage du temps<a id="footnotetag567" name="footnotetag567"></a>
+<a href="#footnote567"><sup class="sml">567</sup></a>, tomba plusieurs fois sur sa
+jambe gauche, et la frappant au même endroit, y fit une plaie qui
+s'envenima. Les médecins crurent qu'il faudrait lui couper la jambe. Le
+régime, les fomentations et le repos la guérirent. Dès qu'il put monter
+à cheval, il fit à Bergame, un petit voyage, plus remarquable encore par
+son motif. Son nom était alors parvenu au plus haut point de célébrité:
+l'Italie entière avait en quelque sorte les yeux sur lui: les orateurs,
+les philosophes, les poëtes, le regardaient comme leur maître; des
+hommes même d'une profession étrangère aux lettres, partageaient
+l'admiration générale.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote567"
+name="footnote567"><b>Note 567: </b></a><a href="#footnotetag567">
+(retour) </a> C'est ce qu'on pourrait vérifier: ce livre précieux,
+écrit de la main de Pétrarque, est à Florence, dans la bibliothèque
+Laurentienne. (<i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 495, en note.)</blockquote>
+
+<p>Un orfèvre de Bergame, nommé <i>Capra</i>, homme d'un esprit cultivé, riche,
+et le premier dans son art, devint presque fou d'enthousiasme: il obtint
+à force de prières, que Pétrarque le vînt voir à Bergame. Le gouverneur,
+le commandant, la ville entière lui firent une réception de prince, et
+se disputèrent l'honneur de le loger. Il donna la préférence à son
+orfèvre, qui faillit en mourir de joie, le reçut avec une magnificence
+que les plus grands seigneurs auraient pu à peine égaler, et lui prouva,
+par le nombre et le choix des livres qui composaient sa bibliothèque,
+par sa conversation, par la chaleur et l'empressement délicat de ses
+soins, qu'il méritait cette préférence.</p>
+
+<p>L'hiver suivant, Boccace fit un voyage à Milan, tout exprès pour le
+voir<a id="footnotetag568" name="footnotetag568"></a>
+<a href="#footnote568"><sup class="sml">568</sup></a>. Plusieurs jours s'écoulèrent pour eux dans de doux
+entretiens, et ils ne se séparèrent qu'à regret. Pétrarque avait donné à
+son ami un exemplaire de ses églogues latines, écrit de sa main.
+Boccace, de retour à Florence, lui en envoya un du poëme de Dante, qu'il
+avait aussi copié de la sienne<a id="footnotetag569" name="footnotetag569"></a>
+<a href="#footnote569"><sup class="sml">569</sup></a>. Pétrarque n'avait pas ce poëme dans
+sa bibliothèque, et cela pouvait accréditer l'opinion qu'il était jaloux
+de son auteur. Boccace avait joint à cette copie, de très-grands éloges
+du Dante. Il s'en justifiait en quelque sorte, en lui écrivant que ce
+poëte avait été son premier maître, <i>la première lumière qui avait
+éclairé son esprit</i>. La réponse de Pétrarque est très-curieuse<a id="footnotetag570" name="footnotetag570"></a>
+<a href="#footnote570"><sup class="sml">570</sup></a>. On
+y voit, que s'il n'était pas positivement jaloux du Dante, la réputation
+de ce grand poëte lui portait cependant quelque ombrage. Il attribue le
+peu d'empressement qu'il avait montré pour son poëme, au projet qu'il
+avait eu, dès sa jeunesse, d'écrire aussi en langue vulgaire, et à la
+crainte de devenir plagiaire ou copiste sans le vouloir. On voit
+clairement par les expressions dont il se sert qu'il ne lui accordait de
+supériorité que dans cette langue vulgaire, dont il croyait la vogue peu
+durable; qu'il ne regardait pas comme un objet d'envie, un homme qui
+avait fait sa principale et peut-être son unique occupation de ce qui
+n'avait été pour lui qu'un jeu et un essai de son esprit; que lui-même
+faisait alors très-peu de cas de ce qu'il avait écrit dans cette langue,
+et qu'il fondait pour l'avenir sa renommée sur des titres qu'il
+regardait comme plus solides; mais dont le temps, qui fait la destinée
+des langues et des ouvrages, a tout autrement décidé.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote568"
+name="footnote568"><b>Note 568: </b></a><a href="#footnotetag568">
+(retour) </a> 1359.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote569"
+name="footnote569"><b>Note 569: </b></a><a href="#footnotetag569">
+(retour) </a> Ce beau manuscrit était à la bibliothèque du Vatican, N°.
+3199: il est maintenant sous le même numéro à la Bibliothèque impériale.
+C'est, sans contredit, le plus précieux qui existe de ce poëme.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote570"
+name="footnote570"><b>Note 570: </b></a><a href="#footnotetag570">
+(retour) </a> Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 508 et suiv.
+Cette lettre, qui n'est pas dans l'édition de Bâle, est dans celle des
+lettres de Pétrarque, Genève (Lyon), 1601, in-8°, fol. 445.</blockquote>
+
+<p>Il continuait de se partager entre sa jolie retraite de Linterno et le
+séjour de Milan. Il avait depuis peu avec lui Jean, son fils naturel,
+qui, parvenu à l'âge des passions, lui donnait des chagrins et de
+l'inquiétude. Il fut volé de tout ce qu'il avait à Milan, et ne put en
+accuser que son fils. Ce vol fut la cause qui le fît changer de demeure,
+ou le prétexte qu'il donna de ce changement. Il alla s'établir dans une
+abbaye hors des murs de la ville, entre la porte de Côme et celle de
+Verceil<a id="footnotetag571" name="footnotetag571"></a>
+<a href="#footnote571"><sup class="sml">571</sup></a>. Peu de temps après<a id="footnotetag572" name="footnotetag572"></a>
+<a href="#footnote572"><sup class="sml">572</sup></a>, sa vie paisible et studieuse fut
+encore interrompue pour une ambassade honorable. Le roi Jean, prisonnier
+en Angleterre depuis la bataille de Poitiers, était enfin sorti de sa
+longue captivité; Isabelle, sa fille, venait d'épouser, à Milan, le fils
+de Galéas Visconti. Galéas députa Pétrarque auprès du roi, pour le
+complimenter sur sa délivrance<a id="footnotetag573" name="footnotetag573"></a>
+<a href="#footnote573"><sup class="sml">573</sup></a>. L'état déplorable où il trouva
+Paris et ce qu'il traversa du royaume, le toucha jusqu'aux larmes,
+quoiqu'il n'aimât pas la France. Le roi Jean et le dauphin, son fils,
+lui firent l'accueil le plus distingué. Le peu qu'il y avait de gens de
+lettres et de savants capables de l'entendre, s'empressèrent de jouir de
+ses entretiens et de rendre hommage à ses lumières. Le roi voulut le
+retenir à sa cour: le dauphin l'en pressa encore davantage; mais
+l'Italie le rappelait; il y revint dès que sa mission fut remplie. Les
+instances du roi Jean, ses présents, ses promesses plus magnifiques
+encore, le poursuivirent jusqu'à Milan; il reçut aussi de l'empereur,
+peu de temps après son retour<a id="footnotetag574" name="footnotetag574"></a>
+<a href="#footnote574"><sup class="sml">574</sup></a>, des invitations non moins
+pressantes, accompagnées de l'envoi d'une coupe d'or d'un travail
+admirable; mais ni la France, ni l'Allemagne ne le tentèrent. Il opposa
+à toutes les sollicitations ses deux passions dominantes, l'amour de la
+patrie, et ce qu'il appelait sa paresse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote571"
+name="footnote571"><b>Note 571: </b></a><a href="#footnotetag571">
+(retour) </a> C'est le monastère de St.-Simplicien, de l'ordre des
+Bénédictins du mont Cassin.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote572"
+name="footnote572"><b>Note 572: </b></a><a href="#footnotetag572">
+(retour) </a> 1360.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote573"
+name="footnote573"><b>Note 573: </b></a><a href="#footnotetag573">
+(retour) </a> La harangue qu'il adressa au roi est conservée parmi les
+mêmes manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne, où se trouve
+celle qu'il avait prononcée devant le sénat de Venise. (Baldelli, <i>ub.
+supr.</i>, p. 113, note.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote574"
+name="footnote574"><b>Note 574: </b></a><a href="#footnotetag574">
+(retour) </a> 1361.</blockquote>
+
+<p>Cet amour était mis à de grandes épreuves. L'Italie était dévastée par
+la peste et par la guerre. Les compagnies étrangères y redoublaient
+leurs ravages et y répandaient la contagion. Le Milanais était en proie
+à ces deux fléaux à la fois; c'est sans doute ce qui força Pétrarque à
+quitter Milan et l'agréable séjour de Linterno, et à se réfugier à
+Padoue. Il s'était réconcilié avec son fils Jean, et commençait à en
+espérer mieux: il le perdit. Ses amis firent de nouveaux efforts pour
+l'attirer, les uns à Naples, les autres à Avignon. L'empereur renouvela
+aussi ses instances. Pétrarque fut près de céder. Il se mit même en
+route pour Avignon, alla jusqu'à Milan, et de là, changeant d'avis,
+voulut s'acheminer vers l'Allemagne, mais les compagnies franches
+étaient partout, obstruaient tous les passages: il revint à Padoue et en
+fut chassé par la peste<a id="footnotetag575" name="footnotetag575"></a>
+<a href="#footnote575"><sup class="sml">575</sup></a>. Elle n'avait point encore gagné Venise: il
+y chercha un asyle: jamais il ne se transportait ainsi sans ses livres,
+qui le suivaient chargés sur plusieurs chevaux<a id="footnotetag576" name="footnotetag576"></a>
+<a href="#footnote576"><sup class="sml">576</sup></a>. C'était un embarras
+dont il trouva le moyen de se délivrer honorablement, en faisant à la
+république de Venise le don de sa bibliothèque. Ce don fut accepté par
+un décret, qui assigna un palais pour le logement de Pétrarque et de ses
+livres<a id="footnotetag577" name="footnotetag577"></a>
+<a href="#footnote577"><sup class="sml">577</sup></a>. Il avait mis pour condition que jamais ils ne seraient
+séparés ni vendus. Il espérait qu'on prendrait soin de les conserver
+après lui; mais ce soin a été négligé. Les livres ont péri, et il ne
+reste plus que la mémoire d'une donation que le temps aurait dû
+respecter.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote575"
+name="footnote575"><b>Note 575: </b></a><a href="#footnotetag575">
+(retour) </a> 1362.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote576"
+name="footnote576"><b>Note 576: </b></a><a href="#footnotetag576">
+(retour) </a> C'est ce qui l'obligeait à en avoir toujours un grand
+nombre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote577"
+name="footnote577"><b>Note 577: </b></a><a href="#footnotetag577">
+(retour) </a> Il s'appelait le palais des <i>Deux-Tours</i>, et appartenait
+aux <i>Molini</i>: Il a servi depuis de monastère aux religieuses du
+St.-Sépulcre. (<i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 616.)</blockquote>
+
+<p>Pétrarque eut encore une fois à Venise la consolation de recevoir chez
+lui son ami Boccace, que la peste avait chassé de Florence<a id="footnotetag578" name="footnotetag578"></a>
+<a href="#footnote578"><sup class="sml">578</sup></a>. Ils
+passèrent délicieusement ensemble les trois mois les plus chauds de
+l'année. Ils auraient voulu ne se plus quitter. Plus Pétrarque perdait
+de ses amis, plus ceux qui lui restaient lui devenaient chers. Cette
+seconde peste lui fut aussi fatale que la première: elle venait de lui
+enlever Azon de Corrège et son cher Socrate: à peine eut-il reçu les
+adieux de Boccace, qu'il apprit coup sur coup la perte de Lélius, d'un
+autre intime ami qu'il appelait Simonide<a id="footnotetag579" name="footnotetag579"></a>
+<a href="#footnote579"><sup class="sml">579</sup></a> et de Barbate de Sulmone.
+Un chagrin moins sensible, mais qui ne laissa pas de l'affecter
+vivement, fut de voir accueillie par des critiques amères la publication
+de ses Églogues latines et de quelques fragments de son poëme de
+l'Afrique. Cette sensibilité du génie est assez généralement blâmée par
+ceux qui n'en ont pas. Ses souffrances sont une partie de ses secrets
+qu'ils ne conçoivent pas plus que les autres. Mais Pétrarque avait assez
+de quoi s'en consoler dans les témoignages d'admiration que le suivaient
+partout et qu'on lui adressait de toutes parts.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote578"
+name="footnote578"><b>Note 578: </b></a><a href="#footnotetag578">
+(retour) </a> 1363.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote579"
+name="footnote579"><b>Note 579: </b></a><a href="#footnotetag579">
+(retour) </a> <i>Francesco Nelli</i>, prieur des Saints-Apôtres.</blockquote>
+
+<p>Peu de temps après son établissement à Venise, il rendit à cette
+république un bon office, qui accrut encore la considération dont il y
+jouissait<a id="footnotetag580" name="footnotetag580"></a>
+<a href="#footnote580"><sup class="sml">580</sup></a>. Une révolte qui venait d'éclater dans l'île de Candie,
+exigeait qu'on y envoyât une expédition prompte, sous un général habile
+et renommé. Le sénat jeta les yeux sur <i>Luchino del Verme</i>, qui
+commandait les troupes des seigneurs de Milan. Le doge, en lui écrivant
+pour lui proposer ce commandement, engagea Pétrarque à lui écrire aussi
+de son côté. Pétrarque s'était intimement lié à Milan avec ce général,
+qui joignait des qualités aimables à ses talents militaires. Sa lettre
+et celle du doge eurent un plein succès. Les Visconti étant alors en
+paix, <i>Luchino</i> accepta, partit, vainquit, délivra les prisonniers que
+les révoltés avaient faits, prit toutes leurs places, pacifia l'île, et
+revint à Venise présider et distribuer des prix aux jeux équestres, à la
+manière antique, qui furent donnés pendant quatre jours pour célébrer sa
+victoire. Le doge y assistait, à la tête du sénat, dans une tribune de
+marbre, au-dessus du vestibule de l'église Saint-Marc. La place de
+Pétrarque y fut marquée à la droite du doge. Sans charge, sans fonctions
+dans la république de Venise, il en exerçait une suprême; il était en
+Italie, le chef et, pour ainsi dire, le doge de la république des
+lettres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote580"
+name="footnote580"><b>Note 580: </b></a><a href="#footnotetag580">
+(retour) </a> 1364.</blockquote>
+
+<p>Il ne sortait plus de Venise que pour aller de temps en temps à Pavie,
+où Galéas Visconti, qui y avait fixé son séjour, ne le voyait jamais
+assez, et à Padoue, que ses amis, les seigneurs de Carrare, possédaient
+toujours<a id="footnotetag581" name="footnotetag581"></a>
+<a href="#footnote581"><sup class="sml">581</sup></a>. Il y allait à certains temps de l'année desservir son
+canonicat. Déjà très-riche en bénéfices, il en eut alors un nouveau,
+qu'il ne garda pas long-temps. Les Florentins désiraient toujours qu'il
+revînt habiter parmi eux. Ils n'imaginèrent pour cela rien de mieux que
+de demander pour lui au pape un canonicat dans leur ville. Urbain V, qui
+avait succédé à Innocent VI, et qui avait d'autres vues sur Pétrarque,
+lui en donna un à Carpentras<a id="footnotetag582" name="footnotetag582"></a>
+<a href="#footnote582"><sup class="sml">582</sup></a>; mais, dans ce moment même, le bruit
+de sa mort se répandit, on ne sait pourquoi, en Italie. On le crut à
+Avignon; et l'ardeur pour les promotions y étaient si grande, qu'en peu
+de jours le pape disposa de ce canonicat, de celui de Padoue, de
+l'archidiaconé de Parme, et de tous ses autres bénéfices. Quand on sut
+qu'il était vivant, toutes ces nominations furent annulées, excepté
+celle du canonicat de Carpentras.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote581"
+name="footnote581"><b>Note 581: </b></a><a href="#footnotetag581">
+(retour) </a> Après la mort de Jacques de Carrare, assassiné en 1350,
+<i>Giacomino</i> son frère, et <i>Francesco</i> son fils, gouvernèrent d'abord
+ensemble; mais ils se divisèrent; l'oncle conspira contre le neveu en
+1355; celui-ci le fit enfermer pour le reste de ses jours. François de
+Carrare, qui gouvernait seul alors depuis dix ans, semblait avoir hérité
+de l'amitié que son père avait eue pour Pétrarque.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote582"
+name="footnote582"><b>Note 582: </b></a><a href="#footnotetag582">
+(retour) </a> 1365.</blockquote>
+
+<p>L'ancien évêque de ce diocèse, Philippe de Cabassoles, alors patriarche
+de Jérusalem, était le plus cher des amis que Pétrarque avait encore à
+Avignon. Il promettait depuis long-temps à ce prélat un <i>Traité de la
+vie solitaire</i>, qu'il avait commencé à Vaucluse. L'ayant achevé à
+Venise, il le lui envoya, avec la dédicace qui lui est adressée, et
+qu'on lit à la tête de ce Traité. Le pape Urbain faisait concevoir de
+grandes espérances, opérait des réformes dans toutes les parties de la
+discipline, et donnait l'exemple de celle des mœurs, dont il était plus
+que temps d'arrêter l'effrayante corruption. Pétrarque le crut digne de
+remplir enfin ses vues sur l'Italie. Il lui écrivit une lettre longue,
+éloquente et hardie, pour l'engager à y revenir<a id="footnotetag583" name="footnotetag583"></a>
+<a href="#footnote583"><sup class="sml">583</sup></a>. Cette lettre,
+aussi remplie de traits d'érudition que de hardiesse, étonna doublement
+Urbain, qui était plus savant en droit canon qu'en littérature et en
+histoire<a id="footnotetag584" name="footnotetag584"></a>
+<a href="#footnote584"><sup class="sml">584</sup></a>. Il chargea François Bruni d'Arezzo, alors secrétaire
+apostolique, d'y faire quelques commentaires qui lui en facilitassent
+l'intelligence. Tout le monde, dans Avignon, fut surpris au ton que
+Pétrarque osait prendre avec un souverain pontife; cependant, soit que
+le pape eût déjà conçu le dessein de son retour, soit qu'il y fût porté
+par les raisonnements et par l'éloquence de Pétrarque, il déclara, peu
+de temps après avoir reçu cette lettre, son départ pour Rome, dont il
+fixa l'époque après Pâques de l'année suivante. Malgré les efforts que
+le roi de France fit pour le retenir, et tous les petits moyens qu'y
+employèrent les cardinaux, fâchés de quitter les beaux palais qu'ils
+avaient fait bâtir, et beaucoup d'agréments et de jouissances qu'ils
+n'étaient pas sûrs de retrouver ailleurs, Urbain tint sa parole; il
+partit d'Avignon, le 30 avril<a id="footnotetag585" name="footnotetag585"></a>
+<a href="#footnote585"><sup class="sml">585</sup></a>, alla s'embarquer à Marseille,
+s'arrêta quelques jours à Gênes, resta quatre mois à Viterbe, et fit, au
+mois d'octobre, son entrée solennelle à Rome. On doit penser qu'il ne
+tarda pas à y recevoir une lettre de félicitation de Pétrarque, qui lui
+exprima, de Venise, la joie dont il était transporté.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote583"
+name="footnote583"><b>Note 583: </b></a><a href="#footnotetag583">
+(retour) </a> 1366.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote584"
+name="footnote584"><b>Note 584: </b></a><a href="#footnotetag584">
+(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 691.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote585"
+name="footnote585"><b>Note 585: </b></a><a href="#footnotetag585">
+(retour) </a> 1367.</blockquote>
+
+<p>Dans son dernier voyage à Padoue, il avait éprouvé un de ces chagrins
+domestiques auxquels ni la supériorité d'esprit, ni l'étude de la
+philosophie ne peuvent empêcher d'être sensible. Il avait depuis environ
+trois ans auprès de lui un jeune homme sans fortune, mais d'un heureux
+naturel, et qui montrait de grandes dispositions pour les lettres. Il
+était né à Ravenne<a id="footnotetag586" name="footnotetag586"></a>
+<a href="#footnote586"><sup class="sml">586</sup></a>, de parents pauvres et obscurs. Lorsqu'il prit
+ensuite sa place dans le monde littéraire, il joignit à son prénom le
+nom de sa patrie, et se rendit célèbre sous celui de Jean de
+Ravenne<a id="footnotetag587" name="footnotetag587"></a>
+<a href="#footnote587"><sup class="sml">587</sup></a>. Pétrarque, à qui il servait de secrétaire, charmé de sa
+douceur et des talents qu'il annonçait, l'admettait à sa table, à ses
+plus secrets entretiens: dans ses promenades, dans ses voyages, il le
+menait partout avec lui; il le dirigeait dans ses études; il s'occupait
+de son avenir, et, lui ayant fait prendre l'état ecclésiastique, il
+attendait pour lui un bénéfice qui devait lui procurer l'indépendance;
+il l'aimait enfin avec toute la tendresse d'un père. Un matin, ce jeune
+homme entre dans son cabinet, et lui déclare qu'il va partir, qu'il ne
+veut plus rester dans sa maison. Pétrarque, sans se fâcher, le
+questionne, cherche à le ramener, à l'attendrir, à l'effrayer sur les
+suites du parti qu'il va prendre. Jean persiste à vouloir partir.
+Pétrarque part lui-même pour Venise, l'emmène avec lui, tâche de lui
+remettre la tête, qu'en effet il semblait avoir perdue. Il voulait aller
+à Naples voir le tombeau de Virgile; en Calabre, chercher le berceau
+d'Ennius; à Constantinople et en Grèce, apprendre le grec. Il partit
+enfin, mais pour Avignon. Des accidents fâcheux l'arrêtèrent en route:
+il revint sur ses pas jusqu'à Pavie, mourant de faim, de fatigue et de
+misère. Il y attendit Pétrarque, qui s'y rendit peu de temps après, le
+reçut avec bonté, lui pardonna, mais ne se fia plus à lui. Un an fut à
+peine écoulé, que la tête de Jean se monta de nouveau. Il voulut
+absolument aller en Calabre. Pétrarque souffrit sans se plaindre ce
+retour qu'il avait prévu, lui donna des lettres de recommendation pour
+Rome et pour Naples, continua de s'y intéresser, et même de
+correspondre avec lui, l'exhortant toujours de loin, comme il l'avait
+fait de près pendant quatre ans, à l'étude et à la vertu. Jean de
+Ravenne acquit dans la suite une grande célébrité, et l'Italie eut en
+lui un des principaux restaurateurs des lettres, qu'il dut aux bienfaits
+de Pétrarque et à ses leçons.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote586"
+name="footnote586"><b>Note 586: </b></a><a href="#footnotetag586">
+(retour) </a> Vers l'an 1350.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote587"
+name="footnote587"><b>Note 587: </b></a><a href="#footnotetag587">
+(retour) </a> Son nom de famille était <i>Malpighino</i>.</blockquote>
+
+<p>Pétrarque apprit à Venise que si le nouveau pape faisait le bonheur de
+Rome par son retour, il se disposait à compromettre celui de l'Italie
+entière par la guerre qu'il suscitait aux Visconti. Urbain V les
+haïssait mortellement, et, résolu de les exterminer, il fit une ligue
+avec les Gonzague, les seigneurs d'Est, de Carrare, les Malatesta et
+plusieurs autres. L'empereur était à la tête; il venait d'entrer en
+Italie. Barnabé Visconti, qui, au milieu de tous ses vices, avait
+l'esprit belliqueux, ne songeait qu'à se défendre. Galéas, plus prudent,
+préférait de négocier. Il appela Pétrarque à Pavie et le chargea d'aller
+à Bologne trouver le cardinal Grimoard, frère et légat du pape, et de
+traiter avec lui des moyens de prévenir la guerre<a id="footnotetag588" name="footnotetag588"></a>
+<a href="#footnote588"><sup class="sml">588</sup></a>. Mais il n'était
+plus temps, et quelque bon négociateur que fût Pétrarque, il échoua
+encore une fois.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote588"
+name="footnote588"><b>Note 588: </b></a><a href="#footnotetag588">
+(retour) </a> 1368.</blockquote>
+
+<p>Outre son amitié pour Galéas qui le rendait sensible à ses dangers, il
+était effrayé de voir l'Italie en proie à des troupes étrangères et
+féroces. Le pape faisait marcher à sa solde des Espagnols, des
+Napolitains, des Bretons, des Provençaux; l'empereur, des Bohémiens, des
+Esclavons, des Polonais, des Suisses; Barnabé, outre les Italiens, des
+Anglais, des Allemands, des Bourguignons, des Hongrois. Quelques maux
+que Barnabé eût faits à l'Italie, qu'étaient-ils auprès de ceux qu'un
+ministre de paix avait préparés pour l'en punir? Mais Barnabé n'était
+pas moins adroit que méchant et intrépide. Il parvint à conjurer
+l'orage. Il connaissait le faible de Charles IV. L'or qu'il lui prodigua
+paralysa tous les mouvements de la ligue; et l'empereur, qui en était
+chef, borna ses triomphes à mener à Rome le cheval du pape par la bride,
+à y faire couronner Elisabeth, sa quatrième femme, et à remplir les
+fonctions de diacre à la messe du couronnement.</p>
+
+<p>Urbain désirait ardemment voir Pétrarque<a id="footnotetag589" name="footnotetag589"></a>
+<a href="#footnote589"><sup class="sml">589</sup></a>. Il le fit presser par ses
+amis de venir à Rome, et l'en pressa enfin lui-même par une lettre
+remplie des expressions les plus flatteuses. Pétrarque, quoique malade,
+passa l'hiver à faire ses dispositions pour ce voyage. La première fut
+de faire et d'écrire de sa propre main son testament<a id="footnotetag590" name="footnotetag590"></a>
+<a href="#footnote590"><sup class="sml">590</sup></a>, que l'on
+trouve dans la plupart des éditions de ses œuvres. Parmi plusieurs legs
+de piété, d'amitié, de bienfaisance, on y remarque deux articles, dont
+l'un prouve son goût pour les arts, l'autre son amitié pour Boccace, et
+en même temps le mauvais état de fortune où il le savait réduit. Il
+lègue par le premier, au seigneur de Padoue, son tableau de la Vierge,
+peint par Giotto, <i>dont les ignorants</i>, dit-il, <i>ne connaissent pas la
+beauté, mais qui fait l'étonnement des maîtres de l'art</i>. Par le second,
+il lègue à Jean de Certaldo, ou Boccace, cinquante florins d'or, pour
+acheter un habit d'hiver pour ses études et ses travaux de nuit; et il
+ajoute qu'il est honteux de laisser si peu de chose à un si grand
+homme<a id="footnotetag591" name="footnotetag591"></a>
+<a href="#footnote591"><sup class="sml">591</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote589"
+name="footnote589"><b>Note 589: </b></a><a href="#footnotetag589">
+(retour) </a> 1369.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote590"
+name="footnote590"><b>Note 590: </b></a><a href="#footnotetag590">
+(retour) </a> Avril 1370.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote591"
+name="footnote591"><b>Note 591: </b></a><a href="#footnotetag591">
+(retour) </a> <i>Domino Joanni de Certaldo seu Boccatio, verecundè
+admodum tanto viro tam modicum, lego quinquaginta florenos auri, pro unâ
+veste hyemali, ad studium lucubrationesque nocturnas.</i></blockquote>
+
+<p>Peu de jours après, il se mit en route, encore faible, et seulement
+soutenu par son courage. Mais il ne put aller que jusqu'à Ferrare. Il y
+tomba comme mort, et resta plus de trente heures sans connaissance, ne
+sentant pas plus, comme il l'écrivait quelque temps après, les remèdes
+violents qu'on lui administrait <i>qu'une statue de Phidias ou de
+Polyclète l'aurait pu faire</i>. Revenu enfin de cet état par les soins des
+seigneurs d'Est, qui le reçurent dans leur palais, il voulut inutilement
+continuer sa route; il fut obligé de revenir à Padoue, couché dans un
+bateau. Dès qu'il eut pris quelques forces, il chercha, pour se
+rétablir, une demeure champêtre aux environs de cette ville. Son choix
+se fixa sur Arqua, gros village à quatre lieues de Padoue, situé sur le
+penchant d'une colline dans les monts Euganéens, pays fameux par la
+salubrité de l'air, par sa position riante et la beauté de ses vergers.</p>
+
+<p>Il fit bâtir au haut de ce village une maison petite, mais agréable et
+commode. Dès qu'il y fut établi avec sa famille, entouré de sa fille
+qu'il avait mariée, de son gendre, d'un bon ecclésiastique qui
+l'accompagnait à l'église, reprenant avec un peu de santé toute son
+ardeur pour le travail, occupant quelquefois jusqu'à cinq secrétaires,
+il mit la dernière main à un ouvrage qu'il avait commencé depuis trois
+ans, et qui a pour titre: <i>De sa propre ignorance et de cette de
+beaucoup d'autres</i><a id="footnotetag592" name="footnotetag592"></a>
+<a href="#footnote592"><sup class="sml">592</sup></a>. Nous en verrons bientôt le sujet, qu'il serait
+trop long d'expliquer ici. Peut-être eût-il fallu, pour se rétablir
+entièrement, qu'il renonçât tout-à-fait à travailler; mais, pour les
+esprits tels que le sien, c'est presque renoncer à vivre. Il aurait
+fallu aussi qu'il observât un autre régime: son médecin, qui était son
+ami<a id="footnotetag593" name="footnotetag593"></a>
+<a href="#footnote593"><sup class="sml">593</sup></a>, le lui recommandait sans cesse. Mais Pétrarque le voyait avec
+plaisir comme ami, et ne le croyait pas du tout comme médecin. Il se
+fatiguait d'austérités, ne mangeait qu'une fois le jour quelques
+légumes, quelques fruits, buvait de l'eau pure, jeûnait souvent, et les
+jours de jeûne, ne se permettait que le pain et l'eau. Il eût fallu
+enfin qu'il n'apprît pas une nouvelle capable de retarder encore sa
+guérison, celle du départ subit et imprévu du pape et de son retour à
+Avignon. Sainte Brigitte avait dit au S. Père: <i>Si vous allez à Avignon,
+vous mourrez bientôt</i>. Il n'en voulut rien croire; mais, à peine arrivé
+dans la Babylone d'Occident, il tomba malade et mourut.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote592"
+name="footnote592"><b>Note 592: </b></a><a href="#footnotetag592">
+(retour) </a> <i>De ignorantiâ sui ipsius et multorum</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote593"
+name="footnote593"><b>Note 593: </b></a><a href="#footnotetag593">
+(retour) </a> Il se nommait Jean Dondi: c'était le fils de Jacques
+Dondi, célèbre philosophe, médecin et astronome, auteur de la fameuse
+horloge qui fut placée sur la tour du palais de Padoue, en 1344. Le fils
+fut aussi astronome en même temps que médecin. Il inventa et exécuta
+lui-même une autre horloge encore plus fameuse, qui fut placée à Pavie
+dans la bibliothèque de Jean Galeaz Visconti. C'est de là que cette
+famille Dondi avait pris le surnom de <i>Degli Orologi</i>. Plusieurs auteurs
+français et italiens ont confondu le père et le fils, et leurs deux
+horloges. Tiraboschi a rectifié ces erreurs. <i>Stor. della Let. it.</i> t.
+V, p. 177-184.</blockquote>
+
+<p>Grégoire XI, qui remplaça Urbain V, aussi vertueux que son prédécesseur,
+eut la même bienveillance pour Pétrarque, et Pétrarque ne se refusait
+pas à profiter de ses bonnes dispositions pour sa fortune, quoique le
+dépérissement total de ses forces l'avertît de sa fin prochaine. Il eut
+un moment de joie qui fut bientôt suivi d'une affliction nouvelle. Son
+bon et ancien ami, l'évêque de Cabassole, devenu cardinal, fut envoyé
+légat à Pérouse. Dès qu'il fut arrivé, il en instruisit Pétrarque, qui
+lui témoigna dans sa réponse un vif désir de le revoir. Il essaya de
+monter à cheval pour satisfaire ce désir, mais sa faiblesse lui permit à
+peine de faire quelques pas. Le cardinal, de son côté, n'était pas dans
+un meilleur état. Il ne fit que languir depuis son arrivée en Italie; il
+mourut peu de mois après<a id="footnotetag594" name="footnotetag594"></a>
+<a href="#footnote594"><sup class="sml">594</sup></a>, et la faiblesse de ces deux amis,
+rapprochés après une séparation si longue, les priva de la consolation
+de s'embrasser.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote594"
+name="footnote594"><b>Note 594: </b></a><a href="#footnotetag594">
+(retour) </a> 1372</blockquote>
+
+<p>Pétrarque parut reprendre quelques forces et remplit bientôt après, sur
+la scène du monde, un dernier rôle que lui confia l'amitié. La guerre
+s'était élevée entre les Vénitiens et François de Carrare, seigneur de
+Padoue. Cette ville était menacée d'un siége; mais la campagne remplie
+de troupes, était encore un séjour plus dangereux. Pétrarque sortit
+d'Arqua pour se réfugier à Padoue avec ses livres; car, après s'être
+défait des premiers, il en avait acquis de nouveaux, comme il arrive
+toujours quand on les aime. A Padoue, il trouva dans un libelle qui
+excita sa bile, une occasion d'exercer sa plume. Le pape, mécontent de
+cette guerre, envoya, en qualité de nonce, un jeune professeur en droit,
+nommé Ugution, ou Uguzzon de Thiennes, pour rétablir la paix. Ce nonce
+se rendit d'abord à Padoue. Il connaissait Pétrarque; il l'alla voir, et
+lui communiqua un écrit injurieux qu'un moine français, dont il ignorait
+le nom, venait de publier à Avignon contre lui. C'était une critique
+amère de la lettre qu'il avait adressée quatre ans auparavant à Urbain
+V, pour le féliciter de son retour à Rome. Rome et l'Italie n'y étaient
+pas plus ménagées que Pétrarque. Peut-être n'eût-il pas répondu à des
+attaques uniquement dirigées contre lui; mais il ne put souffrir qu'un
+moine barbare osât écrire contre l'objet de ses adorations. La colère ne
+lui donna que trop de forces. Il s'emporta dans cette réponse en
+expressions indignes de lui, comme il l'avait fait vingt ans auparavant
+contre le médecin du pape. Cette seconde invective s'est malheureusement
+conservée comme la première<a id="footnotetag595" name="footnotetag595"></a>
+<a href="#footnote595"><sup class="sml">595</sup></a>: toutes deux prouvent que le caractère
+le plus doux peut quelquefois s'aigrir, et l'esprit le plus élevé
+descendre de sa hauteur; mais c'était descendre bien bas, que de se
+ravaler jusqu'aux injures avec un moine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote595"
+name="footnote595"><b>Note 595: </b></a><a href="#footnotetag595">
+(retour) </a> Voy. <i>Œuvres de Pétrarque</i>, Bâle, 1581, fol. 1068. Elle
+est adressée à Ugution lui-même. L'abbé de Sade dit (t. III, p. 790),
+que ce nonce logea chez Pétrarque à Padoue; mais on voit, par les
+expressions dont Pétrarque se sert, qu'il était seulement aller le
+visiter. <i>Nuper alliud agenti mihi et jam dudum certaminis hujus oblito,
+scholastici nescia eujus epistolam, imo librum dicam.... attulisti, dum
+è longinquo veniens, amice, hanc exiguam domum tuam, me visurus,
+adisses.</i> Ces éditions de Bâle sont fort corrompues; il paraît que dans
+ces derniers mots <i>tuam</i> est de trop, ou qu'il faut lire <i>meam</i>.</blockquote>
+
+<p>Cependant la guerre continuait avec fureur. François de Carrare avait eu
+d'abord l'avantage; mais le roi de Hongrie, qui lui avait envoyé des
+troupes, menaça de les tourner contre lui s'il ne consentait à la paix.
+Venise se voyant soutenue, la proposait à des conditions humiliantes; il
+fallut pourtant l'accepter<a id="footnotetag596" name="footnotetag596"></a>
+<a href="#footnote596"><sup class="sml">596</sup></a>. Un article du traité portait qu'il
+irait eu personne à Venise, ou qu'il enverrait son fils demander pardon
+à la république, des insultes qu'il lui avait faites, et lui jurer
+fidélité. Le seigneur de Padoue envoya son fils, et pria Pétrarque de
+l'accompagner et de porter pour lui la parole devant le sénat. Cette
+mission était désagréable; mais l'attachement de Pétrarque pour un
+prince, fils de son ancien ami et de son bienfaiteur, ne lui permit pas
+de chercher dans son âge et dans sa santé toujours chancelante, des
+raisons pour s'en dispenser. Le jeune Carrare<a id="footnotetag597" name="footnotetag597"></a>
+<a href="#footnote597"><sup class="sml">597</sup></a>, Pétrarque et une
+suite nombreuse arrivés à Venise, eurent dès le lendemain audience. Soit
+fatigue, ou soit que la majesté du sénat vénitien troublât Pétrarque, il
+ne put prononcer son discours, et la séance fut remise au jour suivant.
+Ce discours, qui ne s'est point conservé, fut vivement applaudi. Les
+Vénitiens témoignèrent la plus grande joie de revoir dans leur ville
+celui qui, pendant plusieurs années, en avait fait l'ornement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote596"
+name="footnote596"><b>Note 596: </b></a><a href="#footnotetag596">
+(retour) </a> 1373.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote597"
+name="footnote597"><b>Note 597: </b></a><a href="#footnotetag597">
+(retour) </a> Il se nommait <i>Francesco Novello</i>.</blockquote>
+
+<p>La paix faite, il revint à Arqua, plus faible qu'auparavant. Une fièvre
+sourde le minait, sans qu'il voulût rien changer à son train de vie. Il
+lisait ou écrivait sans cesse. Il écrivait surtout à son ami Boccace,
+dont il lut alors le Décaméron pour la première fois<a id="footnotetag598" name="footnotetag598"></a>
+<a href="#footnote598"><sup class="sml">598</sup></a>. Il fut
+enchanté de cet ouvrage. Ce qu'on y trouve de trop libre, lui parut
+suffisamment excusé par l'âge qu'avait l'auteur quand il le fit, par la
+langue vulgaire dans laquelle il l'avait écrit, par la légèreté du sujet
+et celles des personnes qui devaient le lire. L'histoire de Griselidis
+le toucha jusqu'aux larmes<a id="footnotetag599" name="footnotetag599"></a>
+<a href="#footnote599"><sup class="sml">599</sup></a> Il l'apprit par cœur pour la réciter à
+ses amis: enfin il la traduisit en latin pour ceux qui n'entendaient pas
+la langue vulgaire, et il envoya cette traduction à Boccace<a id="footnotetag600" name="footnotetag600"></a>
+<a href="#footnote600"><sup class="sml">600</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote598"
+name="footnote598"><b>Note 598: </b></a><a href="#footnotetag598">
+(retour) </a> 1374.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote599"
+name="footnote599"><b>Note 599: </b></a><a href="#footnotetag599">
+(retour) </a> C'est la dernière Nouvelle du Décaméron.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote600"
+name="footnote600"><b>Note 600: </b></a><a href="#footnotetag600">
+(retour) </a> Elle est dans l'édition de Bâle, page 541, sous ce titre:
+<i>De obedientiâ ac fide uxoriâ, Mythologia</i>.</blockquote>
+
+<p>La lettre dont il l'accompagna est peut-être la dernière qu'il ait
+écrite. Peu de temps après, ses domestiques le trouvèrent dans sa
+bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement. Comme ils le
+voyaient souvent passer des jours entiers dans cette attitude, ils n'en
+furent point d'abord effrayés: mais ils reconnurent bientôt qu'il ne
+donnait aucun signe de vie; la maison retentit de leurs cris: il n'était
+plus. Il mourut d'apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix
+ans.</p>
+
+<p>Le bruit de sa mort, qui se répandit aussitôt, causa une aussi grande
+consternation que si elle eût été imprévue. François de Carrare et toute
+la noblesse de Padoue, l'évêque, son chapitre, le clergé, le peuple même
+se rendirent à Arqua pour assister à ses obsèques; elles furent
+magnifiques, et cependant accompagnées de larmes. Peu de temps après,
+François de Brossano, qui avait épousé sa fille, fit élever un tombeau
+de marbre sur quatre colonnes, vis-à-vis l'église d'Arqua, y fit
+transporter le corps et graver une épitaphe fort simple en trois assez
+mauvais vers latins. On y voit encore ce monument, que visitent tous les
+amis de la poésie, de la vertu et des lettre, assez heureux pour voyager
+dans ces belles contrées, et dont ils n'approchent qu'avec une émotion
+profonde et un saint respect.</p>
+
+<p>Les honneurs qui furent rendus à Pétrarque après sa mort, dans presque
+toute l'Italie, et ceux qu'il avait reçus de son vivant, l'exemple que
+la faveur dont il avait joui auprès des Grands offrait de la
+considération où les lettres pouvaient prétendre, et l'idée que son
+caractère avait donnée aux Grands du prix et de la dignité des lettres
+contribuèrent puissamment à en répandre le goût. Ses ouvrages et le soin
+qu'il prit constamment de ramener les gens de lettres et les gens du
+monde à l'étude et à l'admiration des anciens, y contribuèrent encore
+davantage. Supérieur à tous les préjugés nuisibles qui subjuguaient
+alors les esprits, il combattit sans relâche dans ses Traités
+philosophiques, dans ses lettres, dans ses entretiens, l'astrologie,
+l'alchimie, la philosophie scholastique, la foi aveugle dans Aristote et
+dans l'autorité d'Averroës. Sa compassion et son mépris pour les erreurs
+de son temps le remplissaient d'admiration pour la saine vénérable
+antiquité. Il se réfugiait parmi les anciens pour se consoler de tout ce
+qui blessait ses yeux chez les modernes.</p>
+
+<p>Il apprit à ses contemporains, le prix qu'on devait attacher aux
+monuments des arts et des lettres que le temps n'avait pas détruits. Ce
+fut lui qui eut le premier l'idée d'une collection chronologique de
+médailles impériales, secours indispensable pour l'étude de l'histoire.
+Il mit à former cette collection, le zèle qui l'animait pour tout ce qui
+intéressait les lettres. Lorsqu'il alla trouver l'empereur Charles IV, à
+Mantoue, il lui offrit plusieurs de ces belles médailles d'or et
+d'argent dont il faisait ses délices. Il y en avait surtout une
+d'Auguste, si bien conservée, qu'il y paraissait vivant. «Voilà, dit
+Pétrarque, à l'empereur, les grands hommes dont vous occupez maintenant
+la place, et qui doivent être vos modèles.» Ce présent était un grand
+sacrifice dont Charles sentit vraisemblablement très-peu le prix, et ce
+mot une leçon qu'il se soucia fort peu de suivre.</p>
+
+<p>Un autre guide nécessaire, la géographie, manquait alors presque
+entièrement à l'étude de l'histoire. Pétrarque tourna de ce côté,
+l'ardeur de ses recherches, et rendit plus facile aux autres,
+l'instruction qu'il y avait acquise. Son <i>Itinéraire de Syrie</i><a id="footnotetag601" name="footnotetag601"></a>
+<a href="#footnote601"><sup class="sml">601</sup></a>,
+prouve que cette instruction était très-étendue pour son temps. On voit,
+par une de ses lettres<a id="footnotetag602" name="footnotetag602"></a>
+<a href="#footnote602"><sup class="sml">602</sup></a>, qu'il avait fait de grands efforts pour
+fixer d'une manière certaine, le plan de l'île de Thulé ou Thylé, dont
+il est si souvent parlé dans les anciens. N'oubliant jamais, dans aucun
+de ses travaux, l'intérêt de sa patrie, il avait fait dessiner, sous les
+yeux du roi Robert, une carte d'Italie, plus exacte que toutes celles
+qui existaient alors<a id="footnotetag603" name="footnotetag603"></a>
+<a href="#footnote603"><sup class="sml">603</sup></a>. Enfin, il avait rassemblé dans sa
+bibliothèque, tout ce qu'il put trouver de cartes et de livres de
+géographie. Cette bibliothèque était considérable; on a vu qu'après
+avoir libéralement donné la première, il avait cédé au besoin de s'en
+former une seconde; et ce mot de bibliothèque, qui ne signifie
+aujourd'hui que quelques soins pris, quelques recherches faites, et
+souvent même une simple commission donnée à un libraire, signifiait
+alors tout autre chose. Les bons manuscrits étaient d'une rareté
+extrême, surtout ceux des anciens auteurs grecs et latins, dont on
+n'avait même encore retrouvé qu'un petit nombre. On peut dire que
+Pétrarque mit le premier, une sorte de passion à en suivre la trace, à
+en faire lui-même, et à en favoriser la recherche. Ses lettres sont
+remplies de ces détails intéressants. Souvent un auteur lui en fait
+connaître un autre; en en cherchant un, il en trouve plusieurs, et son
+insatiable curiosité s'augmente à mesure qu'il fait plus de
+découvertes<a id="footnotetag604" name="footnotetag604"></a>
+<a href="#footnote604"><sup class="sml">604</sup></a>. Il recommande sans cesse qu'on cherche d'anciens
+livres, principalement en Toscane, qu'on examine les archives des
+maisons religieuses, et il adresse les mêmes prières à ses amis, en
+Angleterre, en France, en Espagne. Son avidité pour cette recherche
+était connue si généralement et si loin, que Nicolas Sigeros, grec
+distingué à la cour de Constantinople, lui envoya pour présent, une
+copie complète des poëmes d'Homère; et la lettre de remercîment que lui
+écrivit Pétrarque, prouve quel fut l'excès de sa joie à la présence
+inattendue du prince des poëtes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote601"
+name="footnote601"><b>Note 601: </b></a><a href="#footnotetag601">
+(retour) </a> <i>Itinerarium Syriacum</i>, éd. de Bâle 1581, p. 557.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote602"
+name="footnote602"><b>Note 602: </b></a><a href="#footnotetag602">
+(retour) </a> <i>Rer. Familiar.</i>, lib. III, ép. <span class="sc">i</span>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote603"
+name="footnote603"><b>Note 603: </b></a><a href="#footnotetag603">
+(retour) </a> <i>Flavio Biondo</i>, écrivain du siècle suivant, avait
+consulté cette carte; il en parle dans son <i>Italia illustrata</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote604"
+name="footnote604"><b>Note 604: </b></a><a href="#footnotetag604">
+(retour) </a> Voyez, sur cette passion toujours croissante, sa lettre à
+son frère Gérard, <i>Familiar.</i>, l. III, ép. 18.</blockquote>
+
+<p>Il n'avait point appris le grec dans sa première jeunesse; quoiqu'il
+restât toujours en Italie quelque culture de cette langue, elle n'était
+point comprise encore dans le cours des études communes. Il saisit pour
+la première fois, à Avignon, l'occasion de l'apprendre lorsque le moine
+Barlaam, né en Calabre, mais qui avait passé en Grèce, fut envoyé par
+l'empereur Andronic, à la cour de Benoît XII<a id="footnotetag605" name="footnotetag605"></a>
+<a href="#footnote605"><sup class="sml">605</sup></a>, sous prétexte de
+négocier la réunion des deux églises, et en effet, pour solliciter des
+secours contre les Turcs. Les dialogues de Platon furent le principal
+objet de leurs leçons. Pétrarque fut enthousiasmé des hautes idées de ce
+philosophe sur l'amour, sur la nature et l'union des âmes; et comme ces
+leçons ne durèrent pas long-temps, on peut dire qu'il y apprit plus de
+platonisme que de grec. Son second maître fut Léonce Pilate, qui était
+aussi un Calabrois devenu Grec. Quelque désagréable qu'il fût de sa
+personne et dans ses manières, Boccace qui l'avait attiré à Florence, le
+conduisit à Venise lorsqu'il alla voir son ami<a id="footnotetag606" name="footnotetag606"></a>
+<a href="#footnote606"><sup class="sml">606</sup></a>; Léonce y resta
+quelque temps, et Pétrarque en tira les deux seules choses qu'il pût
+gagner dans un commerce de cette espèce, une connaissance un peu plus
+approfondie du grec, qu'il ne sut cependant jamais parfaitement, et
+quelques livres grecs, entièrement inconnus jusqu'alors en Italie, parmi
+lesquels était un beau manuscrit de Sophocle. Ce même Léonce Pilate
+avait fait, à la prière de Boccace, et en société avec lui, une
+traduction latine, la plus ancienne que l'on connaisse, de l'Iliade et
+d'une grande partie de l'Odyssée. Boccace la promit pendant long-temps à
+Pétrarque. Il lui en envoya enfin une copie faite par lui-même, que son
+ami reçut avec de nouveaux transports.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote605"
+name="footnote605"><b>Note 605: </b></a><a href="#footnotetag605">
+(retour) </a> Barlaam vint, pour la première fois, à Avignon, en 1339,
+et y revint en 1342. L'abbé de Sade veut qu'à ces deux voyages,
+Pétrarque ait pris de ses leçons. Tiraboschi croit, avec plus de
+vraisemblance, que ce ne fut qu'au second voyage. Voyez <i>Stor. della
+lett. ital.</i>, t. V, p. 368.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote606"
+name="footnote606"><b>Note 606: </b></a><a href="#footnotetag606">
+(retour) </a> En 1363.</blockquote>
+
+<p>Son ardeur pour les livres latins était encore plus vive. On ne
+possédait de son temps que trois décades de Tite-Live, la première, la
+troisième et la quatrième. Encouragé par le roi Robert, il n'épargna
+rien pour retrouver au moins la seconde; mais tous ses soins furent
+inutiles. Il entreprit aussi de retrouver un ouvrage perdu de
+Varon<a id="footnotetag607" name="footnotetag607"></a>
+<a href="#footnote607"><sup class="sml">607</sup></a>, qu'il avait vu dans sa jeunesse, et ne fut pas plus heureux.
+Il avait eu en sa possession le traité de Cicéron <i>de Gloriâ</i><a id="footnotetag608" name="footnotetag608"></a>
+<a href="#footnote608"><sup class="sml">608</sup></a>. Il
+le prêta à son vieux maître de grammaire <i>Convennole</i>, qui le vendit
+pour vivre; cet exemplaire fut perdu, et il ne put jamais depuis en
+retrouver un autre. Il chercha vainement aussi un livre d'épigrammes et
+des lettres d'Auguste, qu'il avait vu dans son jeune âge. Il eut plus de
+succès dans la recherche des Institutions de Quintilien. Il les trouva,
+en 1350, à Florence, lorsqu'il y passait pour aller à Rome. Sa joie fut
+grande; il la répandit dans une lettre adressée à Quintilien
+lui-même<a id="footnotetag609" name="footnotetag609"></a>
+<a href="#footnote609"><sup class="sml">609</sup></a>; ce manuscrit était cependant imparfait, gâté et mutilé.
+Il était réservé au Pogge, d'en retrouver, environ un siècle après, un
+exemplaire entier.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote607"
+name="footnote607"><b>Note 607: </b></a><a href="#footnotetag607">
+(retour) </a> <i>Rerum humanarum et divinarum antiquitates</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote608"
+name="footnote608"><b>Note 608: </b></a><a href="#footnotetag608">
+(retour) </a> Raimond Soranzo, l'un de ses amis, lui en avait fait
+présent.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote609"
+name="footnote609"><b>Note 609: </b></a><a href="#footnotetag609">
+(retour) </a> C'est la sixième du livre des épîtres adressées aux
+grands hommes de l'antiquité, <i>Ad viros illustres veteres</i>, édition de
+Genève, 1601, in-8°.</blockquote>
+
+<p>Mais c'était surtout pour Cicéron que Pétrarque poussait l'admiration
+jusqu'à une sorte de fanatisme. Lire et relire ce qu'il avait de lui,
+chercher partout ce qu'il n'avait pas, c'est ce qui l'occupait sans
+cesse; il n'épargnait pour cela, ni prières auprès de ses amis, ni
+déplacements, ni dépenses. Cicéron revenait toujours dans ses
+conversations, dans ses lettres. A Liége, où il avait trouvé deux de ses
+Oraisons, il eut de la peine à se procurer un peu d'encre, encore
+était-elle toute jaune, pour en tirer lui-même une copie. Il se donna,
+long-temps après, la même peine pour un recueil considérable de ces
+mêmes discours qu'il fut quatre ans à copier, ne voulant pas les confier
+à des scribes ignorants, qui défiguraient les plus beaux ouvrages. Et
+dans quel enchantement ne fut-il pas à Vérone, lorsqu'il y retrouva les
+lettres familières! On conserve précieusement, et à juste titre, à
+Florence, dans la bibliothèque Laurentienne, cet ancien manuscrit
+retrouvé par lui, et la copie qu'il en avait faite. On y conserve aussi
+les lettres à Atticus, écrites de la main de Pétrarque; mais le
+manuscrit ancien d'où il les avait tirées, a péri<a id="footnotetag610" name="footnotetag610"></a>
+<a href="#footnote610"><sup class="sml">610</sup></a>. Voilà par quels
+travaux et à quel prix on pouvait alors se composer une bibliothèque de
+bons livres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote610"
+name="footnote610"><b>Note 610: </b></a><a href="#footnotetag610">
+(retour) </a> Tiraboschi, t. V, p. 79 et suiv.</blockquote>
+
+<p>Ses livres et ses amis, à qui il en parlait sans cesse, étaient devenus
+les deux objets de ses plus fortes affections. Ses lettres familières,
+qui forment la partie la plus précieuse comme la plus considérable de
+ses Œuvres, réveillaient ou entretenaient d'un bout de l'Italie à
+l'autre, en France et dans d'autres parties de l'Europe, l'amour des
+anciens. Elles pourraient le rallumer encore. Il y parle aux souverains,
+aux grands, aux savants, aux jeunes gens, aux vieillards le même
+langage; il prêche à tous l'amour et l'admiration des anciens. Ce n'est
+pas là, il s'en faut beaucoup, leur seul mérite, mais c'est celui que
+nous devons considérer ici. C'est par tous ces moyens réunis, non moins
+que par son exemple, qu'il exerça une si puissante influence sur
+l'esprit de son siècle, et sur la renaissance des lettres.</p>
+
+<p>Je n'ai rien dit de sa figure et des avantages extérieurs dont la nature
+l'avait doué; ils étaient très-remarquables dans sa jeunesse. Une taille
+élégante, de beaux yeux, un teint fleuri, des traits nobles et réguliers
+le distinguaient parmi ses compagnons d'âge et de galanterie. Le soin
+recherché qu'il avait pris de sa parure, et les succès dont il avait
+joui dans le monde, lui faisaient pitié dans un âge mûr. Il les avouait
+comme des faiblesses; mais peut-être par une autre faiblesse en
+parlait-il trop en détail, et trop souvent. Les agréments de son esprit,
+sa conversation confiante et animée, ses manières ouvertes et polies lui
+donnaient un attrait particulier, et la sûreté de son commerce, sa
+disposition à aimer et sa fidélité inviolable dans les liaisons
+d'amitié, lui attachaient invinciblement ceux que ce premier attrait
+avait une fois approchés de lui.</p>
+
+<p>Un dernier trait fera voir combien il fut constant dans ses affections,
+et quelle fut, jusqu'à la fin de sa vie, la disposition habituelle de
+son âme. On connaît sa vénération et son amour pour Virgile. Virgile,
+comme Cicéron, était sans cesse auprès de lui. Le beau manuscrit sur
+vélin, avec le commentaire de Servius, qui servait à son usage, et sur
+lequel sont écrites des notes de sa main, est un des plus célèbres qui
+existent. Il a fait long-temps le principal ornement de la bibliothèque
+Ambroisienne à Milan: il fera sans doute plus long-temps encore, à
+Paris, celui de la bibliothèque Impériale. Parmi les notes latines dont
+il est enrichi, on distingue surtout la première, qui est en tête du
+volume. Comme elle peut servir à lever les doutes qui resteraient encore
+sur Laure, sur la passion de Pétrarque pour elle, et sur la nature de
+cette passion extraordinaire, je la traduirai ici littéralement<a id="footnotetag611" name="footnotetag611"></a>
+<a href="#footnote611"><sup class="sml">611</sup></a>.</p>
+<a name="n13" id="n13"></a>
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote611"
+name="footnote611"><b>Note 611: </b></a><a href="#footnotetag611">
+(retour) </a>
+ On a donné, dans le <i>Publiciste</i> du 18 octobre 1809, une
+traduction inexacte de cette note; on annonçait de plus le manuscrit de
+Virgile, d'où elle est tirée, comme existant encore à Milan, tandis
+qu'il était, depuis plusieurs années, à Paris.
+
+<p>L'authenticité de cette note a été contestée en Italie; quelques
+critiques du seizième siècle ont douté qu'elle fût écrite de la main de
+Pétrarque; mais leurs doutes ont été éclaircis, et leurs objections
+réfutées. Les faits relatifs au précieux manuscrit où elle se trouve,
+recueillis d'abord par Tomasini, dans son <i>Petrarca redivivus</i>, ont été
+répétés par l'abbé de Sade, note 8, à la fin du volume II de ses
+Mémoires. M. Baldelli les a exposés à son tour avec de nouveaux
+développements et de nouvelles preuves, en faveur de l'authenticité de
+la note sur Laure, article II des éclaircissements ou <i>illustrazioni</i>
+qui sont à la suite de son ouvrage, pag. 177 et suiv. Voici les
+principaux faits. La bibliothèque de Pétrarque fut vendue et dispersée
+après sa mort. Son Virgile passa à son ami et son médecin Jean Dondi; de
+celui-ci, qui mourut en 1380, à son frère Gabriel, et de Gabriel à son
+fils Gaspard Dondi. Il paraît que Gaspard le vendit, et qu'il fut placé,
+vers 1390, dans la bibliothèque de Pavie; il y resta plus d'un siècle.
+En 1499, les Français s'étant emparés de Pavie, enlevèrent beaucoup de
+manuscrits qui furent transportés à Paris, dans la bibliothèque du roi.
+Plusieurs sont apostilles et annotés de la main de Pétrarque. Quelque
+adroit Pavesan trouva le moyen de soustraire à cette exécution militaire
+le manuscrit de Virgile. Il était encore à Pavie, au commencement du
+seizième siècle, dans la bibliothèque d'un gentilhomme nommé <i>Antonio di
+Piero</i>. Deux autres propriétaires le possédèrent successivement; à la
+mort du second, <i>Fulvia Orsino</i>, il fut vendu, à très-haut prix, au
+cardinal Frédéric Borromée, fondateur illustre de la bibliothèque
+Ambroisienne, où il le plaça parmi les manuscrits les plus précieux. Il
+y est resté jusqu'en 1796; ce fut alors un des principaux objets d'arts,
+recueillis à Milan par les premiers commissaires français qui y furent
+envoyés après la conquête.</p></blockquote>
+
+<p>«Laure, illustre par ses propres vertus, et long-temps célébrée par mes
+vers, parut pour la première fois à mes yeux au premier temps de mon
+adolescence, l'an 1327, le 6 du mois d'avril, à la première heure du
+jour (c'est-à-dire six heures du matin), dans l'église de Sainte-Claire
+d'Avignon; et dans la même ville, au même mois d'avril, le même jour 6,
+et à la même heure, l'an 1348, cette lumière fut enlevée au monde,
+lorsque j'étais à Vérone: hélas! ignorant mon triste sort. La
+malheureuse nouvelle m'en fut apportée par une lettre de mon ami Louis.
+Elle me trouva à Parme la même année, le 19 mai au matin. Ce corps, si
+chaste, et si beau, fut déposé dans l'église des Frères mineurs, le soir
+du même jour de sa mort. Son âme, je n'en doute pas, est retournée,
+comme Sénèque le dit de Scipion l'Africain, au ciel, d'où elle était
+venue. Pour conserver la mémoire douloureuse de cette perte, je trouve
+une certaine douceur mêlée d'amertume à écrire ceci, et je l'écris
+préférablement sur ce livre qui revient souvent sous mes yeux, afin
+qu'il n'y ait plus rien qui me plaise dans cette vie, et que mon lien le
+plus fort étant rompu, je sois averti, par la vue fréquente de ces
+paroles, et par la juste appréciation d'une vie fugitive, qu'il est
+temps de sortir de Babylone; ce qui, avec le secours de la grâce divine,
+me deviendra facile par la contemplation mâle et courageuse des soins
+superflus, des vaines espérances, et des événements inattendus qui
+m'ont agité pendant le temps que j'ai passé sur la terre.»</p>
+
+<p>Il y a de bien beaux sonnets dans Pétrarque, il y en a de bien
+touchants; mais je n'en connais point qui le soient autant que ces
+lignes d'un grand homme studieux et sensible, sur ce qui était sans
+cesse l'objet de son étude, de ses méditations, de ses tristes et doux
+souvenirs.</p>
+
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIII.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Œuvres latines de Pétrarque; Traités de philosophie morale; Ouvrages
+historiques; Dialogues qu'il appelait son</i> Secret; <i>ses douze Églogues;
+son Poëme de</i> l'Afrique; <i>trois livres d'Épitres en vers.</i></p>
+<br>
+
+<p>Les Œuvres latines de Pétrarque, sur lesquelles il fondait, comme nous
+l'avons vu dans sa vie, tout l'espoir de sa renommée, forment un volume
+<i>in-fol</i>. de douze cents pages<a id="footnotetag612" name="footnotetag612"></a>
+<a href="#footnote612"><sup class="sml">612</sup></a>. Environ quatre-vingts pages de
+poésies en langage toscan ou vulgaire sont comme jetées à la fin de cet
+énorme volume. Elles y sont à la place que Pétrarque lui-même leur
+donnait dans son estime; et ce sont ces poésies vulgaires qui font,
+depuis plus de quatre siècles, les délices de l'Italie et de l'Europe,
+où l'on ne connaît plus aucune des productions latines, objet de la
+prédilection de leur auteur; c'est ce qui l'a placé parmi les poëtes
+modernes du premier rang.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote612"
+name="footnote612"><b>Note 612: </b></a><a href="#footnotetag612">
+(retour) </a> Dans l'édition de Bâle, 1581, qui est la plus complète.</blockquote>
+
+<p>Il ne faut pas croire cependant que ces ouvrages latins, si complètement
+oubliés, soient sans mérite; ils en ont un très-grand au contraire,
+surtout si l'on n'oublie pas le temps où ils furent écrits, et si l'on a
+quelquefois lu d'autres ouvrages latins du même temps. Pétrarque sentit
+le premier que, pour écrire véritablement en latin, il fallait oublier
+le langage barbare de l'école, et remonter du style de la dialectique,
+de la théologie et du droit, jusqu'à celui de l'éloquence et de la
+poésie, de Cicéron et de Virgile. Ce furent les deux modèles qu'il se
+proposa dans sa prose et dans ses vers. Sa plume y est partout libre et
+facile, quelquefois élégante; quelquefois ses pensées y paraissent
+revêtues des couleurs de ces deux grands maîtres: enfin, quel que soit
+aujourd'hui le sort de ces compositions, elles rendirent alors un grand
+service aux lettres; elles montrèrent la route qu'il fallait prendre
+pour revenir à la bonne latinité; et si les grands écrivains qui
+fixèrent entièrement au seizième siècle les destinées de la langue
+italienne, et qui ne purent ni surpasser Pétrarque, ni même l'égaler
+dans la poésie vulgaire, le laissèrent loin d'eux dans la poésie latine,
+ainsi que dans la prose, il lui reste cependant la gloire d'avoir, le
+premier de tous les modernes, retrouvé les traces des anciens, et de les
+avoir indiquées à ceux qui devaient le suivre.</p>
+
+<p>Je ne parlerai pas de tous les ouvrages ou opuscules qui entrent dans ce
+recueil. Pour satisfaire une curiosité raisonnable, il suffit d'avoir
+des principaux une idée exacte et sommaire. Le premier qui se présente
+est le <i>Traité des remèdes contre l'une et l'autre fortune</i><a id="footnotetag613" name="footnotetag613"></a>
+<a href="#footnote613"><sup class="sml">613</sup></a>. L'idée
+en est heureuse et vraiment philosophique. Peu d'hommes savent supporter
+la mauvaise fortune avec force et dignité; mais moins encore savent
+supporter la bonne avec modération et tranquillité d'âme. Pétrarque
+appelle la raison au secours des hommes mis à l'une et à l'autre de ces
+deux épreuves, mais surtout à la dernière. «Nous avons, dit-il dans sa
+préface adressée à son ami Azon de Corrége, deux luttes à soutenir avec
+la fortune, et le danger est en quelque sorte égal dans toutes deux,
+quoique le vulgaire n'en connaisse qu'une, celle que l'on nomme
+<i>adversité</i>. Si les philosophes connaissent l'une et l'autre, c'est
+cependant aussi celle des deux qu'ils regardent comme la plus
+difficile.... Oserai-je n'être pas de leur avis? Oui, si mettant à part
+l'autorité de ces grands hommes, je veux parler d'après l'expérience.
+Elle m'apprend que la bonne fortune est plus difficile à gouverner que
+la mauvaise, et je la trouve, je l'avoue, plus à craindre et plus
+dangereuse quand elle caresse que quand elle menace. Si je pense ainsi,
+ce n'est pas la réputation des auteurs, ce ne sont point les piéges de
+la parole, ni la force des sophismes qui m'y ont conduit: c'est
+l'expérience des choses, ce sont les exemples tirés de la vie et la
+preuve de difficulté la moins suspecte, la rareté. J'ai vu beaucoup de
+gens souffrir avec courage de grandes pertes, la pauvreté, l'exil, la
+prison, les supplices, la mort, et, ce qui est pire que la mort, des
+maladies graves; je n'en ai vu aucun qui sût soutenir les richesses, les
+honneurs ni la puissance.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote613"
+name="footnote613"><b>Note 613: </b></a><a href="#footnotetag613">
+(retour) </a> <i>De Remediis utriusque Fortunœ</i>. Pétrarque le composa
+presque entièrement en 1358, dans son délicieux <i>Linternum</i>, Voyez sa
+Vie.</blockquote>
+
+<p>Le Traité est divisé en deux parties, dont la forme est moins heureuse
+que le fond. Ce sont des dialogues entre des êtres moraux personnifiés.
+Dans la première partie, la Joie et l'Espérance vantent les biens, les
+agréments, les plaisirs de la vie. La Raison démontre que tous ces biens
+sont faux, frivoles et périssables. Dans la seconde, la Douleur et la
+Crainte passent en revue les malheurs, les chagrins, les maladies, les
+calamités de toute espèce, dont la vie est empoisonnée. La Raison fait
+voir que ce ne sont point là de vrais maux, qu'ils ne sont point sans
+remède, et qu'on en peut même tirer quelques biens. Les dialogues sont
+secs et dépourvus d'art. Il y en a autant dans chaque partie, qu'il y a
+de circonstances dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qui
+contribuent à l'une et à l'autre. La fleur de la jeunesse, la beauté du
+corps, la santé florissante, la force, la vitesse, l'esprit,
+l'éloquence, la vertu même, la liberté, la richesse et tous les autres
+avantages physiques et moraux, qui constituent le bonheur, sont dans la
+première partie, chacun le sujet d'un dialogue particulier. Il n'y en a
+pas moins de cent vingt-deux. La Joie ou l'Espérance, et, quelquefois
+toutes deux ensemble, vantent l'avantage annoncé au titre de chaque
+dialogue, et la Raison fait voir par une maxime, une sentence, que cet
+avantage est faux ou insuffisant, ou fragile. La Joie et l'Espérance
+insistent; la Raison est inflexible, et cela va ainsi jusqu'à la fin. La
+laideur, la faiblesse, la mauvaise santé, la naissance obscure, la
+pauvreté, les pertes d'argent, celle du temps, celle d'une femme, son
+infidélité, sa mauvaise humeur, le déshonneur, l'infamie et tout ce qui,
+au moral comme au physique, peut contribuer au malheur, sont les sujets
+d'autant de dialogues de la seconde partie, et il y en a dix de plus que
+dans la première. La Douleur et la Crainte exposent de même chacun des
+maux et les circonstances qui les aggravent. La Raison les atténue ou
+prouve même qu'ils ne sont pas des maux, et que quelquefois ils peuvent
+être des biens. Les deux interlocutrices allèguent en vain tout ce qui
+justifie, l'une ses appréhensions, l'autre ses plaintes; la Raison tient
+ferme, et prouve par des maximes, des raisonnements ou des exemples,
+qu'il y a du bien dans les maux, comme elle a prouvé dans la première
+partie, qu'il y a du mal dans tous les biens.</p>
+
+<p>Cette marche est imperturbablement la même depuis le commencement
+jusqu'à la fin. On conçoit aisément qu'il en doit résulter de la fatigue
+et de l'ennui, malgré les traits d'esprit, l'érudition, la philosophie
+et les maximes vraies, puisées dans l'expérience et dans les écrits des
+philosophes, surtout de Sénèque et de Cicéron, que l'auteur y a su
+répandre, et les traits nombreux de l'histoire ancienne et moderne qui
+lui servent à approfondir et quelquefois à égayer son sujet. L'ouvrage
+fit beaucoup de bruit quand il parut, non seulement en Italie, mais en
+France. Le roi Charles V, qui avait connu Pétrarque à la cour de son
+père, et qui avait fait tous ses efforts pour l'y retenir, voulut avoir
+ce Traité dans sa bibliothèque. Il le fit traduire en français par
+Nicolas Oresme, l'un des savants que Pétrarque avait le plus goûtés
+pendant son ambassade auprès du roi Jean; et cette traduction, beaucoup
+plus fatigante à lire que l'original, a même été imprimée à Paris, en
+1534.</p>
+
+<p>Le Traité <i>de la Vie solitaire</i>, commencé à Vaucluse, repris et terminé
+en Italie dix ans après<a id="footnotetag614" name="footnotetag614"></a>
+<a href="#footnote614"><sup class="sml">614</sup></a>, contient la doctrine d'une philosophie
+misantrope qui n'était pas dans le caractère de Pétrarque, mais que des
+idées religieuses mal entendues et son amour excessif pour l'étude lui
+avaient fait adopter. Il est divisé en deux livres, ces livres en
+sections, et les sections en chapitres. Dans le premier livre il met en
+opposition l'homme occupé dans la vie sociale et dans les villes, avec
+la <i>solitaire</i>, pendant leur sommeil, à leur réveil, au dîner, après le
+repas, au coucher du soleil, au retour de la nuit, pendant sa durée; et,
+dans toute cette distribution du temps, il donne l'avantage au
+solitaire. Les inconvénients que peut avoir la solitude et les remèdes
+qu'on peut y appliquer, ses douceurs, l'utilité qu'on en retire, les
+lieux que l'on doit préférer pour en jouir, et plusieurs autres
+questions de cette espèce viennent ensuite; on croirait que c'est ici
+l'ouvrage d'un cénobite plutôt que d'un homme sensible et d'un sage;
+mais on reconnaît Pétrarque dans un chapitre ou paragraphe qui a pour
+titre: <i>Qu'il ne faut point persuader à ceux qui se plaisent dans la
+solitude de mépriser les droits de l'amitié, et qu'ils doivent éviter la
+foule, mais non pas les amis</i><a id="footnotetag615" name="footnotetag615"></a>
+<a href="#footnote615"><sup class="sml">615</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote614"
+name="footnote614"><b>Note 614: </b></a><a href="#footnotetag614">
+(retour) </a> Il est adressé à son ami Philippe de Cabassole, simple
+évêque de Cavaillon quand Pétrarque le commença, et devenu, quand il
+l'eut achevé, patriarche de Jérusalem, cardinal du titre de Ste.-Sabine,
+et légat du pape.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote615"
+name="footnote615"><b>Note 615: </b></a><a href="#footnotetag615">
+(retour) </a> <i>Quod iis quibus opportuna est solitudo non sit suadendum
+ut amicitiœ jura conremnant, et quod turbas, non amicos fugiant.</i> Cap
+4.</blockquote>
+
+<p>Dans le second livre il met à la suite l'un de l'autre les exemples de
+tous les hommes connus pour avoir aimé la solitude, à commencer depuis
+Adam, Abraham, Isaac et les autres patriarches, jusqu'aux Pères et aux
+principaux personnages du christianisme. Les philosophes et les poëtes
+anciens qui ont aimé la solitude lui servent ensuite à démontrer qu'elle
+est aussi convenable à ce qu'on appelle sagesse, selon le monde, qu'à ce
+qui l'est aux yeux de la religion. En retranchant ou modérant dans cet
+ouvrage ce qui s'y trouve d'excessif, il resterait d'excellentes choses
+en faveur de la retraite, préférable en effet au tumulte du monde.
+L'érudition y est prodiguée comme dans le premier. On y voit toujours un
+esprit nourri des maximes de la philosophie antique, et souvent une
+éloquence plus persuasive et plus ornée que dans l'autre, parce que
+l'auteur n'y a pas été gêné par la coupe brisée du dialogue et par
+l'emploi d'êtres allégoriques, qu'on ne sait le plus souvent comment
+faire parler.</p>
+
+<p>J'ai donné dans sa Vie une idée suffisante du Traité <i>sur le loisir des
+religieux</i><a id="footnotetag616" name="footnotetag616"></a>
+<a href="#footnote616"><sup class="sml">616</sup></a>, qu'il dédia aux chartreux de Montrieu, après y avoir
+passé quelques jours auprès de son frère Gérard. C'est une production
+tout-à-fait monacale, excellente pour ceux à qui elle était adressée,
+bonne en général pour la vie du cloître, mais dont il n'y a rien à tirer
+pour celle du monde.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote616"
+name="footnote616"><b>Note 616: </b></a><a href="#footnotetag616">
+(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 372.</blockquote>
+
+<p>Je ne dirai pas la même chose d'un autre ouvrage qui est intitulé dans
+ses Œuvres: <i>Du mépris du Monde</i>, et qu'il appelait <i>son secret</i><a id="footnotetag617" name="footnotetag617"></a>
+<a href="#footnote617"><sup class="sml">617</sup></a>.
+On en tire de grandes lumières sur les événements de sa vie, sur ses
+goûts, son caractère et ses plus secrets sentiments. Il le fit à Avignon
+ou à Vaucluse dans le temps où sa passion pour Laure lui causait le plus
+d'agitation et de trouble<a id="footnotetag618" name="footnotetag618"></a>
+<a href="#footnote618"><sup class="sml">618</sup></a>. Ce sont des dialogues entre lui et saint
+Augustin. Les Confessions de l'évêque d'Hippone lui en donnèrent l'idée.
+C'était celui de tous les Pères de l'église qu'il aimait le plus. Les
+rapports de caractère et de goûts qu'il avait avec lui contribuaient
+sans doute à cette préférence. Le père Denis, son directeur, lui avait
+fait présent d'un exemplaire des Confessions; il le portait toujours
+avec lui. Quand je lis les Confessions, disait-il, je ne crois pas lire
+l'histoire de la vie d'un autre, mais de la mienne. A l'exemple
+d'Augustin, il voulut développer tous les secrets de son âme, tous les
+replis de son cœur. Ni Augustin, ni Montaigne, ni même J.-J. Rousseau
+n'ont découvert plus naïvement leur intérieur, ni fait avec plus de
+franchise l'aveu de leurs faiblesses. A la fin de sa préface il
+s'adresse ainsi à son livre. «Toi donc, fuis les assemblées des hommes,
+sois content de rester avec moi, et n'oublie pas le nom que tu portes;
+car tu es et l'on t'appelera <i>mon secret</i><a id="footnotetag619" name="footnotetag619"></a>
+<a href="#footnote619"><sup class="sml">619</sup></a>.» Ce titre et ce peu de
+mots font croire que son intention n'était pas de rendre cette espèce de
+confession publique; et, selon toute apparence, elle n'a vu le jour
+qu'après sa mort.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote617"
+name="footnote617"><b>Note 617: </b></a><a href="#footnotetag617">
+(retour) </a> <i>De Contemptu Mundi, colloquiorum liber, quem secretum
+suum inscripsit.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote618"
+name="footnote618"><b>Note 618: </b></a><a href="#footnotetag618">
+(retour) </a> En 1343. Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. II, p.
+101.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote619"
+name="footnote619"><b>Note 619: </b></a><a href="#footnotetag619">
+(retour) </a> <i>Secretum enim meum es et diceris.</i></blockquote>
+
+<p>Voici quel est le dessein de l'ouvrage. Pétrarque méditait profondément
+sur sa destinée, lorsqu'une femme d'une beauté que les hommes ne
+connaissent pas assez, et environnée d'un éclat extraordinaire, lui
+apparaît. Il est d'abord ébloui des rayons qui sortent de ses yeux, et
+n'ose lever les siens sur elle. Mais elle l'enhardit et se fait
+connaître à lui. C'est la Vérité qu'il a si bien peinte dans son poëme
+de l'<i>Afrique</i>. Un homme d'un aspect vénérable l'accompagne. Pétrarque
+croit reconnaître en lui S.-Augustin: c'était lui en effet, à qui la
+Vérité adresse la parole. «Voila, lui dit-elle, ton disciple le plus
+dévoué: tu n'ignores pas de quelle dangereuse et longue maladie il est
+atteint: il est d'autant plus près de sa perte qu'il est plus éloigné
+de connaître son mal: c'est à toi de le guérir: tu y réussiras mieux que
+personne: il t'a toujours aimé, et tu fus toi-même sujet à des
+infirmités pareilles, quand tu étais captif dans un corps mortel. Essaie
+donc si ta voix persuasive pourra le tirer de sa langueur et remédier à
+ses maux. Saint-Augustin promet d'obéir par respect pour elle et par
+amitié pour le malade. Il le tire à l'écart, et commence avec lui, en
+présence de la Vérité, une conférence qui dure trois jours, et qui forme
+les trois dialogues dont tout l'ouvrage est composé.</p>
+
+<p>Le premier est une sorte de préliminaire ou de prolégomènes.
+Saint-Augustin établit d'abord pour maximes, que nul n'est misérable
+s'il ne veut l'être; qu'une parfaite connaissance de nos misères produit
+le désir d'en être délivré; que ce désir n'est sincère et efficace que
+dans le cœur de ceux qui ont éteint tout autre désir: enfin qu'il n'y a
+que la pensée de la mort qui puisse produire cet effet, en détachant
+entièrement l'âme de toutes les vanités du monde. Doctrine fausse,
+triste et nuisible, qu'on est toujours fâché de trouver dans une
+philosophie, d'ailleurs si élevée et si pure, et qui, rangeant parmi les
+vanités à peu près tout ce qui se trouve dans le monde et constitue la
+société humaine, tend toujours à rendre ceux qui la professent au moins
+inutiles à la société et au monde. Pétrarque assure qu'il connaît son
+état, qu'il en veut sortir; mais que les efforts qu'il a faits jusqu'à
+présent ont été inutiles. Saint-Augustin le fait convenir qu'il ne l'a
+jamais bien voulu. Il analyse tous les symptômes de cette volonté
+douteuse, et ceux d'une volonté plus constante et plus ferme, la seule
+qui, dans une entreprise si difficile, puisse garantir le succès.</p>
+
+<p>Dans le second dialogue, Saint-Augustin examine l'un après l'autre tous
+les défauts de Pétrarque qui mettent obstacle à son repos autant qu'à sa
+perfection. Le premier est la vanité qu'il tire de son esprit, de sa
+science, de son éloquence, des agréments de sa figure et de sa personne.
+Il rabaisse tous ces avantages, et lui en fait voir la vanité, la
+fragilité, le néant. Le second défaut est l'avarice, ou plutôt la
+cupidité. Pétrarque se récrie sur ce reproche, et affirme qu'aucun vice
+ne lui est plus étranger; mais son sévère examinateur lui prouve que ce
+goût qu'il a pris pour une vie commode, pour une fortune aisée qui peut
+seul la procurer, pour la société des grands et pour le séjour des
+villes et des cours n'est au fond qu'une cupidité déguisée. Pétrarque a
+beau répondre qu'il ne désire point de superflu, mais qu'il voudrait ne
+manquer de rien; qu'il n'ambitionne pas de commander, mais qu'il
+voudrait ne pas obéir, Augustin lui fait voir que ce qu'il désire est le
+comble des richesses et de la puissance; que les plus grands monarques
+manquent de quelque chose; que ceux qui commandent sont souvent forcés
+d'obéir; qu'enfin la vertu seule peut lui procurer cet état
+d'indépendance qui est le terme de ses désirs; vérité aussi
+incontestable qu'elle est ancienne, et qui découle en quelque sorte de
+toutes les parties de la philosophie antique; mais qui, dans
+l'antiquité profane comme dans le christianisme, sans avoir jamais eu de
+contradicteurs en théorie, a toujours eu peu de sectateurs dans la
+pratique. Mais, insiste Pétrarque, je suis loin d'avoir en effet ce goût
+que l'on m'attribue pour le séjour des villes, pour la société des
+grands, et les vues d'ambition que ce goût suppose. Je les fuis au
+contraire autant que je puis. S'ensevelir, comme je le fais, dans les
+bois et dans les rochers, combattre les opinions vulgaires, haïr,
+mépriser les honneurs, se moquer de ceux qui les recherchent et de tout
+ce qu'ils font pour y parvenir, cela ne suffit-il pas pour mettre à
+l'abri du reproche d'ambition? Soyez de meilleure foi, répond Augustin,
+ce ne sont pas les honneurs que vous haïssez, mais les démarches
+nécessaires dans ce siècle pour les obtenir. Vous avez pris une route
+plus cachée et plus détournée pour arriver au même but. Convenez que
+c'est là le véritable objet de vos études et du parti que vous avez pris
+de vivre dans la retraite. Tel entreprend d'aller à Rome, qui revient
+sur ses pas, effrayé du chemin qu'il faut faire pour y arriver. Ce n'est
+pas Rome qui lui déplaît, c'est le chemin<a id="footnotetag620" name="footnotetag620"></a>
+<a href="#footnote620"><sup class="sml">620</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote620"
+name="footnote620"><b>Note 620: </b></a><a href="#footnotetag620">
+(retour) </a> Dans l'extrait de ces dialogues, je me sers, en
+l'abrégéant, de la traduction de l'abbé de Sade, lorsqu'il ne s'est pas
+trop éloigné du texte que j'ai sous les yeux.</blockquote>
+
+<p>La gourmandise et la colère ont leur tour, mais ne font pas l'objet
+d'un reproche très-grave, parce qu'au fond cela se borne à quelques
+vivacités passagères, et dans une vie habituellement sobre, à quelques
+parties de plaisir et de bonne chère avec ses amis. Saint Augustin se
+hâte d'arriver à un article plus important et plus délicat, sur lequel
+Pétrarque se rend d'abord justice, et qui fait, de son aveu, la honte et
+le malheur de sa vie, c'est celui de l'incontinence. Il exprime avec
+beaucoup de force, et la révolte de ses sens, et ses inutiles efforts
+pour les dompter. La prière fréquente, humble, fervente et accompagnée
+de larmes, est le seul remède que saint Augustin, qui doit s'y
+connaître, lui indique contre ce mal. Mais j'ai prié, répond Pétrarque,
+et si souvent que je crains que Dieu n'en ait été importuné. Augustin
+lui soutient qu'il n'a pas bien prié, qu'il a prié pour un temps trop
+éloigné, qu'il a voulu se réserver les plaisirs de la jeunesse, et
+remettre à un âge plus avancé l'effet de ses prières. C'est ce qui lui
+était arrivé à lui-même; mais prier ainsi, c'est vouloir une chose et en
+demander une autre. Il l'exhorte à être plus sincère avec Dieu et avec
+lui même, et lui promet qu'il obtiendra sur ce chapitre difficile, comme
+sur tous les autres, ce qu'il aura demandé de bonne foi.</p>
+
+<p>Dans le reste de ce dialogue, il lui reproche un certain penchant à la
+mélancolie et à la mauvaise humeur, auquel Pétrarque convient qu'il
+s'abandonne trop souvent. Il en accuse la vie qu'il mène, les injustices
+de la fortune, le spectacle choquant qu'il a sous les yeux, les mœurs
+dégoûtantes d'Avignon, le tumulte qui y règne, et tout ce que ce séjour
+a d'incompatible avec la paisible société des Muses et l'étude de la
+sagesse. «Si le tumulte de votre ame cessait, répond saint Augustin,
+vous ne vous plaindriez pas de ce tumulte extérieur qui n'affecte que
+les sens. On peut s'y accoutumer comme au murmure d'une eau qui tombe.
+Quand l'âme est dans un état serein et tranquille, les nuages passagers
+qui l'environnent, le tonnerre même qui gronde autour d'elle, ne peuvent
+la troubler. Apaisez donc les mouvements de la vôtre, vous serez alors
+en sûreté sur le rivage; vous verrez les naufrages des autres
+hommes<a id="footnotetag621" name="footnotetag621"></a>
+<a href="#footnote621"><sup class="sml">621</sup></a>; vous écouterez en silence les voix plaintives de ceux qui
+flottent sur les ondes; et si vous éprouvez à ce cruel spectacle les
+tourments de la pitié, vous sentirez aussi une secrète joie à vous voir
+vous-même à l'abri des mêmes dangers.» Au reste, de quoi se plaint-il?
+ce séjour qui lui déplaît tant n'est-il pas de son choix? n'est-il pas
+le maître d'en sortir? Pétrarque l'avoue, et finit par convenir que son
+état, comparé à celui de beaucoup d'autres, n'est pas aussi malheureux
+qu'il le croyait.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote621"
+name="footnote621"><b>Note 621: </b></a><a href="#footnotetag621">
+(retour) </a> On sent ici l'imitation de ces beaux vers de Lucrèce:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Suave mari magno turbantibus œquora ventis,<br>
+ E terrâ magnum alterius spectare laborem</i>; etc.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<p>Le troisième dialogue est le plus intéressant. Saint Augustin dit à
+Pétrarque qu'il porte deux chaînes aussi dures que le diamant, dont il
+craint bien qu'il ne veuille pas qu'on le délivre; ces deux chaînes sont
+l'amour et la gloire. Il commence par l'amour, et veut lui faire avouer
+que c'est une extrême folie; mais il ne trouve pas sur ce point la même
+docilité que sur tout le reste. Pétrarque ne permet pas, même à son
+maître, d'avilir un sentiment délicat et généreux qui élève et épure
+l'âme quand il a pour objet une femme digne de l'inspirer.
+Particularisant ensuite ces idées générales, il peint sous les couleurs
+les plus nobles et les images les plus attachantes le mérite et la
+vertu de Laure, la pureté de son amour pour elle, l'influence qu'a eu
+cet amour sur son goût pour la vertu, pour l'étude et pour la véritable
+gloire. Mais le bon directeur ne lâche pas prise, il le retourne de tant
+de façons qu'il le force d'avouer que si cet amour lui a fait quelque
+bien, c'est en le détournant<a name="n12" id="n12"></a> d'autres biens plus grands encore: enfin il
+l'engage à reconnaître la nécessité d'un remède. Mais quel remède
+choisir? c'est là la difficulté. Chasser, selon le conseil d'Ovide et
+même de Cicéron, un amour par un autre, un ancien par un nouveau, c'est
+ce dont Pétrarque ne peut supporter même la pensée. Changer de lieu,
+voyager pour se distraire serait fort bon; mais il a souvent éprouvé que
+son amour le suit partout, que pour être éloigné de Laure il ne l'en
+aime pas moins et n'en souffre que davantage. La pensée du progrès de
+l'âge ne peut rien sur lui. Il n'a point passé l'âge d'aimer, puisqu'il
+est encore sensible. D'ailleurs, Laure vieillit aussi; mais puisque
+c'est son âme qu'il aime, peu lui importe que son corps change: enfin,
+quelques objections que lui fasse saint Augustin, il y repond; quelques
+remèdes qu'il lui propose, il les rejette, et le Saint est réduit à lui
+conseiller la même recette qu'il lui a donnée pour des passions moins
+nobles, la prière.</p>
+
+<p>Il le trouve de meilleure composition sur la gloire que sur l'amour. Il
+lui reproche le temps qu'il consume à rassembler des paroles sonores
+uniquement pour flatter les oreilles de ce monde qu'il méprise, et même
+celui qu'il donne à des entreprises plus graves, telles que l'Histoire
+romaine depuis Romulus jusqu'à Titus, telles encore que son Poëme de
+l'Afrique, sans compter d'autres petits ouvrages qu'on le voit produire
+tous les jours. Quelle perte d'un temps qu'il pourrait employer à
+apprendre à bien vivre! Et cette gloire même qu'il espère,
+l'obtiendra-t-il? sera-t-elle durable? vaut-elle tous les sacrifices
+qu'elle lui coûte? «Vous qui, surtout à l'âge où vous êtes, vous
+consumez de travail pour faire des livres, vous êtes dans une grande
+erreur. Vous négligez vos propres affaires pour vous occuper de celles
+des autres, et sous une vaine espérance de gloire vous laissez, sans
+vous en apercevoir, s'écouler ce temps si court de la vie. Que ferai-je?
+répond Pétrarque. Abandonnerai-je des travaux commencés? Ne vaut-il pas
+mieux que je me hâte de les finir pour m'occuper ensuite de choses plus
+sérieuses? car enfin ces ouvrages sont trop importants pour les laisser
+imparfaits.--Je vois ce qui vous tient, réplique Augustin; vous aimez
+mieux vous abandonner vous-même que vos livres. Eh! laissez-là toutes
+ces histoires; les exploits des Romains sont assez célèbres et par leur
+propre renommée et par les travaux de bien d'autres génies. Laissez
+l'Afrique à ceux qui en sont en possession; vous n'ajouterez rien à la
+gloire de votre Scipion ni à la vôtre. Rendez-vous à vous-même; songez à
+la mort; ayez toujours vos pensées et vos regards fixés sur elle,
+puisque tout vous y conduit.» Pétrarque le remercie de ses conseils et
+fait des vœux pour obtenir la force de les suivre.</p>
+
+<p>Cet écrit est curieux, comme le sont tous ceux où les hommes célèbres
+ont parlé d'eux-mêmes. Il est étonnant que depuis sa publication tant
+de choses vagues et conjecturales aient été dites et écrites sur
+Pétrarque, sur Laure et sur sa passion pour elle. La manière aussi
+positive qu'intéressante dont il en parle ici, dans un ouvrage étranger
+aux fictions de la poésie, devait suffire pour lever toutes les
+incertitudes. La première édition en est pourtant de 1496, et les
+incertitudes ont duré depuis, pendant près de trois siècles; et pour
+beaucoup de gens qui restent toujours au même point, parce qu'ils ne
+lisent ni écoutent, elles durent même encore.</p>
+
+<p>Pétrarque avait amassé pendant plusieurs années des matériaux pour une
+Histoire Romaine qu'il n'acheva point, qu'il ne commença même jamais à
+écrire d'une manière suivie. Il n'en est resté que des fragments divisés
+en quatre livres, sous le titre de <i>Choses mémorables</i><a id="footnotetag622" name="footnotetag622"></a>
+<a href="#footnote622"><sup class="sml">622</sup></a>, et d'autres
+moins considérables, intitulés <i>Abrégé des vies des hommes
+illustres</i><a id="footnotetag623" name="footnotetag623"></a>
+<a href="#footnote623"><sup class="sml">623</sup></a>. Ces derniers sont tous tirés des premiers siècles de
+Rome, et divisés en petits chapitres qui contiennent les principaux
+traits de la vie de Romulus, de Numa, de Tullus-Hostillius, de Junius
+Brutus, etc. Il a fait des autres fragments un autre usage. Il les a
+rangés sous différents titres dans chacun des quatre livres de ses
+Choses mémorables. Dans le premier, par exemple, qu'il divise en deux
+chapitres, il consacre l'un au repos ou au loisir, l'autre à l'étude et
+au savoir. Le premier chapitre fait voir quel usage des hommes célèbres
+dans l'histoire savaient faire de leur loisir. Les traits dont il se
+sert sont d'abord puisés chez les Romains; il y ajoute, sous le titre
+d'<i>étrangers</i><a id="footnotetag624" name="footnotetag624"></a>
+<a href="#footnote624"><sup class="sml">624</sup></a>, d'autres faits tirés de l'histoire des autres
+peuples anciens, surtout des Grecs; et ensuite sous celui de
+<i>modernes</i><a id="footnotetag625" name="footnotetag625"></a>
+<a href="#footnote625"><sup class="sml">625</sup></a>, il en joint encore de plus nouveaux, la plupart même
+arrivés de son temps. C'est ainsi, qu'à la fin du second chapitre, où il
+traite de l'étude et du savoir, il rapporte le beau trait de Robert, roi
+de Sicile, qui préférait les lettres à sa couronne<a id="footnotetag626" name="footnotetag626"></a>
+<a href="#footnote626"><sup class="sml">626</sup></a>. Il suit le même
+ordre dans chacun des trois autres livres; et si ce traité ne renferme
+sur les peuples anciens, rien qui ne soit déjà connu par les récits de
+l'histoire, il a conservé beaucoup de faits particuliers des temps
+modernes qui méritaient aussi d'être transmis à la postérité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote622"
+name="footnote622"><b>Note 622: </b></a><a href="#footnotetag622">
+(retour) </a> <i>Rerum memorandarum</i> libri IV.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote623"
+name="footnote623"><b>Note 623: </b></a><a href="#footnotetag623">
+(retour) </a> <i>Vitarum illustrium virorum epitome</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote624"
+name="footnote624"><b>Note 624: </b></a><a href="#footnotetag624">
+(retour) </a> <i>Externi</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote625"
+name="footnote625"><b>Note 625: </b></a><a href="#footnotetag625">
+(retour) </a> <i>Recentiores</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote626"
+name="footnote626"><b>Note 626: </b></a><a href="#footnotetag626">
+(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 359.</blockquote>
+
+<p>Nous avons vu quel était l'attachement que François de Carrare,
+souverain de Padoue, eut pour Pétrarque dans ses dernières années. Il se
+plaisait singulièrement à s'entretenir avec lui, et il allait souvent le
+voir dans sa petite maison d'Arqua<a id="footnotetag627" name="footnotetag627"></a>
+<a href="#footnote627"><sup class="sml">627</sup></a>. Il se plaignait un jour, sur le
+ton de l'amitié, de ce qu'il avait écrit pour tout le monde, excepté
+pour lui. Pétrarque pensait depuis long-temps à prévenir ce reproche;
+mais il était embarrassé pour le choix, et ne savait à quoi se
+déterminer. Enfin il imagina de lui adresser un petit Traité <i>sur la
+meilleure façon de gouverner une république</i><a id="footnotetag628" name="footnotetag628"></a>
+<a href="#footnote628"><sup class="sml">628</sup></a>, et sur les qualités
+que doit avoir celui qui en est chargé. Ce sujet lui fournissait une
+occasion naturelle de donner à ce prince des louanges indirectes, sans
+exagération et sans fadeur; et en même temps, ce qui est toujours plus
+difficile, de relever quelques défauts de son gouvernement qu'il avait
+remarqués<a id="footnotetag629" name="footnotetag629"></a>
+<a href="#footnote629"><sup class="sml">629</sup></a>. Cet opuscule est rempli de maximes excellentes, tirées
+pour la plupart de Platon et de Cicéron, et l'application en est faite
+avec beaucoup de jugement; mais ce même sujet a été traité depuis avec
+tant de supériorité, qu'il n'y a plus ici rien à apprendre pour
+personne. Le seul bien que fasse cette lecture, c'est de montrer que,
+dans un temps où les principes d'un bon gouvernement étaient peu connus,
+où l'Italie était partagée entre de petits princes, qui presque tous
+étaient de petits tyrans, un philosophe, nourri des leçons de la sagesse
+antique, ne louait dans un prince son ami, que ce qui était conforme à
+ses principes, et blâmait tout ce qui y était contraire; et que ce
+philosophe était un poëte aimable, qui réunissait ainsi, dès le
+quatorzième siècle, à cette première aurore de la renaissance des
+lettres, ce qu'elles ont de plus solide et ce qu'elles ont de plus doux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote627"
+name="footnote627"><b>Note 627: </b></a><a href="#footnotetag627">
+(retour) </a> En 1372 et 1373.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote628"
+name="footnote628"><b>Note 628: </b></a><a href="#footnotetag628">
+(retour) </a> <i>De Republicâ optimè administrandâ</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote629"
+name="footnote629"><b>Note 629: </b></a><a href="#footnotetag629">
+(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. III, p. 794.</blockquote>
+
+<p>Il avait fini, deux ans auparavant<a id="footnotetag630" name="footnotetag630"></a>
+<a href="#footnote630"><sup class="sml">630</sup></a>, dans la même retraite, un autre
+ouvrage commencé depuis quelques années, dont le titre est d'une
+simplicité piquante, et le sujet assez singulier; c'est celui qu'il
+intitula: <i>De sa propre ignorance et de celle de beaucoup
+d'autres</i><a id="footnotetag631" name="footnotetag631"></a>
+<a href="#footnote631"><sup class="sml">631</sup></a>. Voici quelle en fut l'occasion. Lorsqu'il alla s'établir
+à Venise, la philosophie d'Aristote y était fort à la mode, ainsi que
+dans toute l'Italie. On ne la connaissait pourtant que par de mauvaises
+versions latines faites sur des traductions arabes, et par les
+Commentaires d'Averroès qui étaient bien loin d'y répandre de la clarté.
+Mais plus Aristote était obscur, plus il y avait de gens disposés à
+l'admirer. C'était l'oracle des écoles; on n'y jurait que par lui. Ce
+siècle était assurément très-religieux, et cependant Aristote, expliqué
+par Averroès, niait la création, la providence, les peines et les
+récompenses de l'autre vie. Ses disciples, à Venise, croyaient, comme
+leur maître, le monde infini et coéternel à Dieu: ils se moquaient de
+Moïse, de la Genèse, de Jésus-Christ même, des Pères de l'Église, enfin
+de tous les objets respectables pour les chrétiens. Cela devint une
+espèce de secte fort tranchante dans ses opinions, et disposée à jeter
+du ridicule sur tous ceux qui n'en étaient pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote630"
+name="footnote630"><b>Note 630: </b></a><a href="#footnotetag630">
+(retour) </a> En 1370.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote631"
+name="footnote631"><b>Note 631: </b></a><a href="#footnotetag631">
+(retour) </a> De Ignorantiâ sui ipsius et multorum.</blockquote>
+
+<p>Quatre jeunes gens qui en étaient, trouvèrent moyen de faire
+connaissance avec Pétrarque. Ils s'insinuèrent dans ses bonnes grâces
+par leur douceur, leur complaisance et l'honnêteté de leurs manières. Il
+se livra bientôt à eux sans défiance. Tous quatre avaient de l'esprit.
+Le premier ne savait rien, le second peu, le troisième un peu plus, et
+le quatrième plus encore; mais c'était un savoir incertain, embrouillé,
+joint, comme dit Cicéron, à tant de légèreté, de jactance, qu'il aurait
+peut-être mieux valu qu'il ne sût rien. «Car les lettres, ajoute
+sagement Pétrarque, sont pour beaucoup de gens une source de folie, pour
+presque tous elles en sont une d'orgueil, à moins qu'elles ne tombent,
+ce qui est fort rare dans un esprit naturellement bon, et qui ait été
+bien conduit<a id="footnotetag632" name="footnotetag632"></a>
+<a href="#footnote632"><sup class="sml">632</sup></a>.» Ils s'étaient appliqués principalement à l'histoire
+naturelle; ils savaient beaucoup de choses sur les animaux, les oiseaux,
+les poissons, «ils vous auraient dit, c'est Pétrarque qui parle, combien
+le lion a de poils à la tête, l'épervier de plumes à la queue<a id="footnotetag633" name="footnotetag633"></a>
+<a href="#footnote633"><sup class="sml">633</sup></a>; et
+un nombre infini d'autres choses tout aussi vraies et aussi importantes
+que celles-là.» Pétrarque s'expliquait avec sa liberté ordinaire, et sur
+ces belles connaissances, et sur Aristote; ils en furent d'abord
+surpris, ensuite indignés. Ils finirent par tenir conseil entre eux;
+«pour condamner, dit Pétrarque, comme convaincue d'ignorance, non pas ma
+personne qu'ils aiment, mais ma renommée, qu'ils n'aiment pas.» Ils
+s'étaient donc rassemblés seuls, pour que la sentence qu'ils voulaient
+porter fût unanime; mais, pour se donner un air d'équité, ils voulurent
+qu'elle fût contradictoire. Ils alléguaient d'abord ce qui était
+favorable à Pétrarque, et répondaient ensuite de manière à détruire tout
+le bien qu'ils en avaient dit. Ainsi l'opinion publique, qui était en sa
+faveur, l'amitié des grands et même de plusieurs souverains, son
+éloquence universellement reconnue, son style dont personne ne
+contestait le mérite, furent successivement allégués, et l'on trouva
+toujours des raisons pour réduire à rien tous ces éloges. Enfin, ce
+singulier tribunal prononça tout d'une voix que Pétrarque était un
+ignorant, homme de bien<a id="footnotetag634" name="footnotetag634"></a>
+<a href="#footnote634"><sup class="sml">634</sup></a>. Cette sentence avait été réellement portée
+et avait fait beaucoup de bruit à Venise. Pétrarque s'en était moqué
+d'abord; mais ses amis prirent la chose sérieusement, et voulurent
+absolument qu'il écrivît pour se défendre. C'est ce qu'il fit par ce
+Traité <i>De sa propre ignorance et de celle de beaucoup d'autres.</i></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote632"
+name="footnote632"><b>Note 632: </b></a><a href="#footnotetag632">
+(retour) </a> C'est le même sens qui est renfermé en moins de mots dans
+ce vers si vrai de notre Molière:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i20"> Et je vous suis garant<p>
+ Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote633"
+name="footnote633"><b>Note 633: </b></a><a href="#footnotetag633">
+(retour) </a> <i>Quot Leo pilos in vertice, quot plumas Accipiter in
+caudâ</i>, etc., <i>ub. sup.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote634"
+name="footnote634"><b>Note 634: </b></a><a href="#footnotetag634">
+(retour) </a> <i>Scilicet me sine litteris virum bonum.</i></blockquote>
+
+<p>Après avoir fait l'histoire de ce jugement bizarre porté contre lui,
+Pétrarque paraît y souscrire et reconnaître son ignorance. Il s'en
+console, pourvu qu'en effet on le reconnaisse pour homme de bien. «Je me
+soucie peu, dit-il, de ce qu'on m'ôte, pourvu que j'aie en effet ce
+qu'on me laisse. Je ferais volontiers ce partage avec mes juges: qu'ils
+soient savants, et moi vertueux.» Mais ensuite, malgré ces traits de
+modestie, il fait un assez grand étalage d'érudition pour prouver
+l'injustice de cette sentence dictée par l'envie; et il en appelle à la
+postérité, par qui il ne doute point qu'elle ne soit réformée. Il passe
+en revue, dans ce Traité, la philosophie ancienne, et tourne en ridicule
+les atômes de Démocrite et d'Épicure, la Métempsycose de Pytagore, etc.
+Il fait voir que notre science se réduit à rien, ou à peu de chose, et
+il cite les plus grands philosophes qui en sont convenus de bonne foi.
+Presque tout ce qu'il dit est tiré des Tusculanes de Cicéron, de son
+Traité <i>De la Nature des Dieux</i>, et du livre <i>De la Cité de Dieu</i>, de
+saint Augustin. Il termine de la manière la plus digne d'un philosophe
+aimable, et que tout homme qui aurait, je ne dis pas son génie, mais son
+caractère, et qui se verrait, comme lui, poursuivi par l'injustice et
+par la haine, pourrait se rappeler avec plaisir et avec fruit. Après
+avoir passé en revue tous les grands hommes qui ont été en butte aux
+traits de la satire, Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile, et tant
+d'autres, qui osera, dit-il, se plaindre qu'on écrive ou que l'on parle
+contre lui, lorsque de telles gens ont osé parler et écrire ainsi contre
+de tels hommes? «Il ne me reste donc plus que de m'adresser
+non-seulement à vous (Donat le grammairien, à qui il dédie ce Traité) et
+à un petit nombre d'autres, qui n'avez pas besoin d'être excités pour
+m'aimer, mais à mes autres amis et à mes censeurs eux-mêmes, de les
+prier et de les conjurer tous de m'aimer désormais, sinon comme un homme
+de lettres, au moins comme un homme de bien; sinon comme tel encore, du
+moins comme un ami; si enfin, par défaut de mérite, je ne suis pas
+digne de ce nom d'ami, que ce soit au moins comme un homme bienveillant
+et aimant qu'ils m'aiment<a id="footnotetag635" name="footnotetag635"></a>
+<a href="#footnote635"><sup class="sml">635</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote635"
+name="footnote635"><b>Note 635: </b></a><a href="#footnotetag635">
+(retour) </a> <i>Ut deinceps me, si non ut hominem litteratum, at ut
+varum bonum; si ne id quidem, ut amicum; denique si amici nomen prœ
+virtutis inopiâ non meremur, at saltem ut benevolum et amantem ament.</i></blockquote>
+
+<p>Imitateur en tout de Cicéron, il semblait avoir pris de lui le besoin et
+l'habitude d'une correspondance épistolaire très-active avec ses amis et
+avec les principaux personnages de son temps. Les choses les plus
+simples de la vie et les affaires les plus importantes, tout lui
+fournissait un sujet de lettre.<a name="n14" id="n14"></a> Il en avait brûlé des paquets, des
+coffres entiers, et cependant on a imprimé de lui dix-sept livres
+d'épîtres. Ils en contiennent près de trois cents, dont un assez grand
+nombre sont, par leur étendue, moins des lettres que de véritables
+traités, et on en connaît beaucoup encore qui n'ont jamais vu le jour.
+C'est là surtout qu'il faut chercher l'âme de Pétrarque et les détails
+les plus intéressants de sa vie. «Il avait, dit avec raison l'abbé de
+Sade<a id="footnotetag636" name="footnotetag636"></a>
+<a href="#footnote636"><sup class="sml">636</sup></a>, une amitié babillarde, et un cœur qui aimait à s'épancher.»
+Ce qui veut dire qu'il était un homme confiant, sensible, et un
+véritable ami.<a name="n15" id="n15"></a> Ces lettres sont très-importantes pour l'histoire
+littéraire, pour celle des événements, et plus encore des mœurs du
+quatorzième siècle. Les portraits de la cour papale d'Avignon y sont
+horribles. Peut-être aussi sont-ils un peu chargés. Le style n'a pas, à
+beaucoup près, l'élégance et la pureté de celui de l'auteur qu'il avait
+choisi pour modèle; mais on y voit cependant, ainsi que dans ses autres
+œuvres latines, combien il avait gagné à l'avoir toujours sous les yeux,
+à le lire et à l'imiter sans cesse. Il écrivait avec abandon et
+sentiment à ses amis, aux Grands avec des égards, mais sans renoncer
+jamais à son ton habituel de franchise et d'indépendance; en écrivant,
+non-seulement à cette illustre et puissante famille des Colonne, ses
+bienfaiteurs, et qu'il appelle même ses maîtres, ou à ce tribun Rienzi,
+qui fut un instant le maître de Rome, ou à des prélats et à des
+cardinaux, mais même aux différents papes qu'il vit se succéder sur le
+trône d'Avignon et qu'il voulut toujours ramener en Italie, aux
+souverains de Milan, de Vérone, de Parme, de Padoue, au doge de Venise,
+au roi Robert, enfin à l'Empereur, il garde cet air de liberté noble et
+décente, qui convient à la philosophie et aux lettres, même avec les
+puissants de la terre, parce que, quand elles savent se respecter
+elles-mêmes, elles sont aussi une puissance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote636"
+name="footnote636"><b>Note 636: </b></a><a href="#footnotetag636">
+(retour) </a> <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, Préf. p. XLVIII.</blockquote>
+
+<p>Pétrarque ne gagna pas moins, dans sa poésie latine, à son commerce
+continuel avec Virgile, que dans sa prose à celui qu'il entretenait
+avec Cicéron. Si l'on compare ses vers avec tous ceux qui avaient été
+faits depuis les siècles de décadence, on y voit une différence telle,
+qu'il semble avoir retrouvé, du moins en partie, la langue qui
+paraissait totalement perdue. Les formes, les tours, les expressions,
+tout semble renaître. Il n'y manque qu'un degré de plus d'élégance et de
+poésie de style; mais ce degré est si considérable, qu'il le sépare
+presque autant de Virgile, que lui-même est séparé des versificateurs du
+moyen âge. Il ne se contenta pas de composer, à l'exemple du Cygne de
+Mantoue, douze églogues qu'il appela aussi ses Bucoliques; la palme de
+l'épopée le tenta; il entreprit et termina un poëme épique, dont le
+héros est ce grand Scipion, qui se couvrit de tant de gloire dans sa
+guerre d'Afrique, que, le premier de tous les Romains, il obtint de
+joindre à son nom celui du peuple qu'il avait vaincu.</p>
+
+<p>Pétrarque n'intitula point son poëme Scipion, mais l'<i>Afrique</i>. Si
+l'essence de l'épopée est l'invention, si elle doit offrir à
+l'imagination une grande machine poétique, en même temps qu'une grande
+action historique à la mémoire, l'<i>Afrique</i> n'est point une épopée, mais
+un simple récit en vers. Ce qu'elle a de merveilleux occupe les deux
+premiers livres; et ce merveilleux se réduit à un songe, dans lequel le
+héros du poëme voit Publius Scipion son père; et encore l'idée de ce
+songe et plusieurs des traits dont il est rempli, sont-ils pris du
+fragment de Cicéron, si connu sous le titre de <i>Songe de Scipion</i>. Dans
+le premier livre, Publius Scipion raconte à son fils l'origine et les
+principaux faits de la première guerre punique, sans oublier la bataille
+où il fut tué en Espagne avec son frère Cnéus. Dans le second, il lui
+prédit l'heureux événement de la guerre qu'il va soutenir contre
+Carthage, son triomphe et l'abaissement de cette orgueilleuse rivale, et
+les effets qu'aura cette victoire sur les mœurs et la destinée de Rome.
+Il donne au jeune Scipion d'excellents avis sur les moyens de délivrer
+sa patrie des dangers extérieurs et intérieurs qui la menacent; mais
+quoiqu'il y ait dans tous ces discours de fort belles choses, souvent
+même très-heureusemeut exprimées, comme sur neuf livres que contient le
+poëme, ce songe en remplit deux entiers, on ne peut se dispenser, en le
+lisant, de trouver que le héros rêve beaucoup trop long-temps.</p>
+
+<p>Scipion, encouragé par les conseils de son père, commence par envoyer
+son ami Lélius auprès de Syphax, pour l'engager à une alliance avec
+Rome. La description magnifique de la cour de ce roi maure, la réception
+qu'il fait à Lélius, le repas splendide qu'il lui donne, l'origine de
+Carthage chantée par un jeune musicien pendant ce repas, le récit que
+Lélius fait à Syphax de celle de Rome, des belles actions des anciens
+Romains, et de la mort de Lucrèce, qui fut la source de leur liberté,
+mort qui est ici racontée dans un morceau très-étendu, très-soigné, et
+où le poëte paraît avoir fait tous ses efforts pour se surpasser
+lui-même, tout cela remplit le troisième livre, sans que l'action du
+poëme soit, pour ainsi dire, encore entamée. Elle fait un pas au
+quatrième; mais c'est encore par un récit. Lélius, interrogé par Syphax,
+lui raconte la vie de Scipion, qu'il représente aussi grand à Rome que
+dans les camps, et dans la paix que dans la guerre. Il s'étend surtout
+avec complaisance sur le siége et la prise de Carthagène, où Scipion
+traita avec une bonté délicate et généreuse de jeunes et belles
+captives, et rendit la plus belle de toutes à un jeune prince son amant.</p>
+
+<p>Mais cette dernière partie de l'action n'est point finie: il y a ici une
+lacune considérable, qu'aucun auteur italien n'a remarquée, tant ce
+poëme de l'Afrique, si souvent nommé dans les écrits dont Pétrarque est
+le sujet, est peu connu et peu lu. Le quatrième livre finit au moment où
+Lélius raconte à Syphax que, dans un appartement du palais, on entendait
+les cris des princesses et des jeunes femmes de leur suite, et que
+Scipion, sachant le danger qu'elles pouvaient courir si elles
+paraissaient aux yeux de son armée, défendit que l'on entrât dans leur
+asyle, et les fit conduire en sûreté loin du théâtre de la guerre. Au
+commencement du cinquième, ce n'est plus Lélius qui parle: on n'est plus
+à la cour de Syphax, pour assister à un festin et entendre des récits:
+l'alliance a été refusée: la guerre a éclaté: Syphax est vaincu;
+Scipion entre dans Cyrthe, capitale de ses états; et au lieu de
+l'histoire de la jeune princesse espagnole qui fut rendue à son amant,
+c'est celle de Sophonisbe, épouse de Syphax, que la ruine de ce roi,
+l'amour de Massinissa et l'horreur de la servitude forcent à se donner
+la mort. Ce poëme, que Pétrarque termina, mais auquel il ne mit jamais
+la dernière main, éprouva, après sa mort, quelques vicissitudes, dans
+lesquelles il est vraisemblable qu'il se sera perdu un livre entier. Ce
+livre devait contenir la fin du récit de Lélius, le refus de Syphax de
+s'allier avec les Romains, sa résolution subite de les attaquer
+lui-même, la marche de Scipion contre lui, le siége de Cyrthe et la
+prise de cette ville. Cette perte est peu regrettable, puisque le poëme
+a excité si peu d'intérêt qu'on ne s'est pas aperçu de la lacune qu'elle
+y a laissée.</p>
+
+<p>L'action une fois reprise, marche jusqu'à la fin d'accord avec
+l'histoire; et quoiqu'il y ait d'assez longues digressions, l'invention
+y a si peu de part, qu'il paraît inutile de pousser plus loin cette
+analyse, pour arriver par une route directe à un événement prévu. La
+première idée de cet ouvrage avait transporté Pétrarque: ce fut sur son
+<i>Africa</i> qu'il voulut fonder sa gloire: ce fut le bruit que firent dans
+le monde les premiers livres, l'espérance qu'ils faisaient concevoir du
+reste, et le plaisir qu'eut le roi Robert à les entendre, qui firent
+décerner à l'auteur la couronne poétique. Mais le refroidissement où il
+tomba bientôt sur ce travail, la peine qu'il eut à le reprendre,
+l'imperfection où il le laissa toujours, prouvent que, dans le fond, il
+ne le sentait point en proportion avec ses forces, ni analogue à son
+génie. Dans sa vieillesse, il n'aimait point qu'on lui en parlât, ni que
+l'on témoignât la curiosité de le voir, et encore moins que l'infidélité
+de quelques amis en répandit des fragments. Un jour, à Vérone, plusieurs
+d'entre eux l'étant allé voir, firent tomber la conversation sur son
+poëme, et croyant lui faire plaisir, ils en chantèrent quelques
+vers<a id="footnotetag637" name="footnotetag637"></a>
+<a href="#footnote637"><sup class="sml">637</sup></a>. Les larmes lui vinrent aux yeux, et il les pria en grâce de
+ne pas aller plus loin. Comme ils lui témoignaient leur surprise: «Je
+voudrais, dit-il, qu'il me fût permis d'effacer jusqu'au souvenir de cet
+ouvrage, et rien ne me serait plus agréable que de le brûler de mes
+propres mains.» Aussi, quelques instances qu'on pût lui faire, il se
+refusa toujours à le rendre public; les copies ne s'en multiplièrent
+qu'après sa mort, et ce fut par les soins de Coluccio Salutati et de
+Bocace, qui l'obtinrent de ses héritiers à force de prières. Malgré les
+défauts qui y dominent, et qui l'emportent de beaucoup sur les beautés,
+il est heureux qu'il se soit conservé, non pas pour la réputation du
+poëte, mais pour l'histoire de la poésie. C'est un monument précieux de
+cette époque de renaissance, bon à garder, comme ces tableaux et ces
+statues, productions de l'enfance de l'art, qui n'en augmentent ni la
+gloire ni les jouissances, mais que l'on n'examine pas sans fruit, quand
+on en veut étudier l'histoire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote637"
+name="footnote637"><b>Note 637: </b></a><a href="#footnotetag637">
+(retour) </a> <i>Squarzafichus. Vita Petr.</i></blockquote>
+
+<p>Les douze Eglogues latines de Pétrarque sont aussi bonnes à connaître
+par un autre motif. La plupart ont rapport à des circonstances de sa
+vie, et les interlocuteurs qu'il y emploie sont quelquefois, sous des
+noms déguisés, les personnages les plus illustres de son temps. Quelques
+unes sont de vraies satires, telles que la sixième et la septième, où le
+pape Clément VI est évidemment représenté sous le nom de <i>Mition</i><a id="footnotetag638" name="footnotetag638"></a>
+<a href="#footnote638"><sup class="sml">638</sup></a>.
+Dans la première des deux, saint Pierre, sous celui de Pamphile, lui
+reproche durement l'état de langueur et d'abandon où se trouve son
+troupeau. Qu'a-t-il fait de ces richesses champêtres que leur maître lui
+avait confiées? qu'en a-t-il su conserver? Mition répond qu'il conserve
+l'or que lui a produit la vente des agneaux, qu'il garde des vases
+précieux, les seuls dont il veuille se servir, ne daignant plus tremper
+ses lèvres dans ces vases grossiers dont leurs pères se servaient
+autrefois. Il a changé ses habits trop simples en vêtements magnifiques.
+Le lait dont il a fait des présents lui a procuré de puissants amis.
+Son épouse, bien différente de cette vieille qu'avait Pamphile, est
+toute brillante d'or et de pierreries. Les boucs et les béliers jouent
+dans la prairie, et lui, mollement couché, s'amuse à voir leurs jeux et
+leurs ébats. Pamphile entre dans une nouvelle colère contre ce berger
+coupable et efféminé; tu mérites, lui dit-il, les fouets, les fers, les
+douleurs même de la prison éternelle, ou quelque chose de pis encore.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote638"
+name="footnote638"><b>Note 638: </b></a><a href="#footnotetag638">
+(retour) </a> De <i>mitis</i>, doux, clément.</blockquote>
+
+<p>Mition, malgré sa douceur, perd patience. Il apostrophe à son tour son
+aigre censeur. «Serviteur infidèle et fuyard, ingrat pour le meilleur
+des maîtres, c'est à toi qu'appartiennent les fers, la croix, tous les
+supplices. On sait que la crainte d'un tyran superbe te fit abandonner
+ton troupeau.» Pamphile répond qu'il s'est repenti, qu'il a lavé ses
+taches dans le fleuve, et que sa pâleur s'est dissipée. «Que ne
+reviens-tu-donc, reprend Mition, habiter ces belles demeures? Pour moi
+je ne veux plus les quitter; je n'aime plus que les grandeurs; je ne
+serai plus le pasteur d'un pauvre troupeau. J'ai acquis par mes chants
+une aimable amie; j'aime à me parer pour lui plaire. Je fuis le soleil;
+je cherche des antres frais; je lave mes mains et mon visage dans une
+eau limpide; le berger de <a name="n16" id="n16"></a>Bysance<a id="footnotetag639" name="footnotetag639"></a>
+<a href="#footnote639"><sup class="sml">639</sup></a> m'a fait présent de ce miroir;
+je me plais à en faire usage. Mon épouse sait tout cela, et le souffre;
+je lui pardonne à mon tour bien des choses. Vous autres, vantez-vous
+d'amies obscures et inconnues; mais moi, que ma chère Epy me retienne
+toujours dans ses embrassements!..» Malheureux reprend Pamphile, est-ce
+ainsi que tu sers ton maître? Tu crois être en sûreté sous l'ombrage;
+mais il viendra changer en deuil tes plaisirs. Tu crois, réplique
+Mition, m'effrayer par de vaines paroles, mais les hommes de courage
+méprisent les dangers présents; les périls les plus éloignés font peur à
+ceux qui sont timides.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote639"
+name="footnote639"><b>Note 639: </b></a><a href="#footnotetag639">
+(retour) </a> Selon l'abbé de Sade, c'est Constantin; mais c'est plutôt
+l'empereur d'Orient qui régnait alors. Du reste, les extraits qu'il
+donne de ces églogues sont tout-à-fait différents de ce qu'on voit ici.
+J'ignore où il avait pris plusieurs détails qui sont dans les siens; je
+sais seulement que je me suis, le plus que j'ai pu, conformé au texte,
+et que je me sers de la même édition de Bâle, 1581, dont il s'est servi
+lui-même.</blockquote>
+
+<p>Cette nymphe Epy, dont Mition adore les charmes, est la ville d'Avignon
+que Clément VI ne pouvait se résoudre à quitter. Dans la seconde de ces
+deux Eglogues, il est mis en scène avec elle. Il lui parle de la
+querelle qu'il vient d'avoir avec Pamphile, et de la menace que celui-ci
+lui a faite de l'arrivée du maître. Ils font ensemble le dénombrement du
+troupeau pour en pouvoir rendre compte. C'est là que la nymphe faisant
+passer en revue les cardinaux l'un après l'autre, déguisés sous des
+emblêmes tirés des troupeaux et de la vie pastorale, après avoir dit du
+bien de quelques uns en petit nombre, peint les autres sous les traits
+les plus hideux et les couleurs les plus noires. Il ne serait pas
+impossible, à l'aide de l'histoire et d'une liste des cardinaux de ce
+temps-là, de mettre les noms au bas de ces portraits. Ce travail
+d'érudition en vaudrait peut-être bien d'autres: mais peut-être aussi ne
+serait-il pas sans scandale; il est fâcheux pour une bergerie qu'on ne
+puisse, à de trop fréquentes époques, dévoiler la vie de ses bergers
+sans scandaliser le troupeau.</p>
+
+<p>Le sujet de l'Eglogue suivante, qui est la huitième, est très-différent,
+et pourtant on y trouve encore des traits assez vifs contre Avignon et
+contre la cour. Pétrarque y a voulu consacrer l'explication orageuse
+qu'il eut avec le cardinal Colonne, lorsqu'à l'âge de quarante ans il
+prit la résolution de briser tous ses liens et d'aller se fixer en
+Italie. Il fait parler ce cardinal sous le nom de <i>Ganymède</i>, sans que
+l'on puisse deviner le motif ou l'à-propos de ce nom; il parle lui-même
+sous celui d'<i>Amyclas</i>, et il intitule cette Eglogue <i>Divortium</i>, la
+séparation, le divorce. Ganymède lui demande quelle est la cause de
+cette résolution subite, et pourquoi il veut quitter des lieux où
+autrefois il paraissait tant se plaire. «Mon père, répond Amyclas, le
+sage varie à propos dans ses desseins, c'est l'insensé qui s'y
+attache.... Que voulez-vous que je fasse? Je ne trouve ici ni des eaux
+pures, ni des pâturages salutaires; l'air même me fait craindre de le
+respirer. Pardonnez cette fuite nécessaire, et plaignez-moi d'y être
+forcé. Je suis entré pauvre dans votre bergerie; je retourne plus pauvre
+chez moi. Je ne possède ni plus de lait ni plus d'agneaux; je n'ai
+acquis que plus d'envieux et plus d'années. J'ai plus de peine à
+supporter l'orgueil; je le souffrais patiemment autrefois; l'âge avancé
+s'en irrite davantage. Il est honteux de vieillir dans la servitude. Que
+ma vieillesse au moins soit indépendante, et qu'une mort libre termine
+une vie esclave.»</p>
+
+<p>Ganymède a beau lui reprocher son ingratitude: il continue à peindre
+sous des images pastorales les dégoûts qu'il éprouve, la vie plus douce
+et plus faite pour son âge que lui promet la voix de la patrie et qu'il
+veut désormais goûter. «Vous méprisez donc, reprend Ganymède, tout ce
+que vous aimiez autrefois, les entretiens de vos amis, les amusements
+champêtres, le doux repos?.... Je ne méprise, répond Amyclas, que cette
+forêt sauvage, ce pasteur licencieux, ce terrain fertile en poisons, ce
+triste vent du midi, ces sources que le plomb enferme et rend malsaines,
+ces tourbillons de poussière, cette ombre nuisible et cette grêle
+bruyante.--Mais ne connaissiez-vous pas auparavant tous les
+désagréments de ce séjour?--Je les connaissais, je l'avoue; l'habitude,
+votre amitié, et peut-être plus encore les charmes d'une bergère me les
+faisaient supporter; mais tout change avec le temps; ce qui plaît au
+jeune âge déplaît à la vieillesse, et nos inclinations varient avec la
+couleur de nos cheveux, etc.»</p>
+
+<p>Dans une autre Eglogue<a id="footnotetag640" name="footnotetag640"></a>
+<a href="#footnote640"><sup class="sml">640</sup></a> qu'il intitule <i>Conflictatio</i>, un berger
+raconte une querelle de Pan et d'Articus. Les rois de France et
+d'Angleterre sont cachés sous ces deux noms. Articus reproche à Pan les
+faveurs qu'il reçoit de Faustula, et à Faustula les bontés qu'elle lui
+accorde. Cette courtisane, qu'il appelle bien de ce nom, <i>Meretrix</i>, est
+la ville d'Avignon, ou plutôt la cour pontificale. Le pape avait
+abandonné au roi de France les décimes de son royaume, et ce secours
+mettait le roi Jean en état de soutenir la guerre, ce que le monarque
+anglais ne pardonnait ni au pape ni au roi. Presque toutes les Eglogues
+de Pétrarque sont dans ce genre énigmatique et mystérieux: sans une
+clef, qu'on ne trouve pas toujours, il est impossible de les entendre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote640"
+name="footnote640"><b>Note 640: </b></a><a href="#footnotetag640">
+(retour) </a> La XIIe.</blockquote>
+
+<p>Trois livres d'Epîtres terminent ses poésies latines. Elles sont
+adressées, soit aux personnes puissantes, telles que les papes Benoît
+XII et Clément VI, ou le roi Robert, ou le cardinal Colonne, soit à
+d'intimes amis, à Lélius, à Socrate, à Boccace, à Guillaume de
+Pastrengo, à Barbate de Sulmone, au bon père Denis. Le poëte y laisse
+courir librement ses pensées et son style à la manière d'Horace, et y
+parle comme lui, des événements et des circonstances particulières de sa
+vie. Fait-il bâtir à Parme cette jolie maison qu'il appelait son
+<i>Parnasse Cisalpin</i>, il écrit, à Guillaume de Pastrengo, qui habitait
+Vérone<a id="footnotetag641" name="footnotetag641"></a>
+<a href="#footnote641"><sup class="sml">641</sup></a>; il lui rend compte de la vie qu'il mène, des occupations
+qu'il s'est faites. La première est de travailler à son poëme de
+l'<i>Afrique</i>; «la seconde, dit-il, est de bâtir une maison convenable à
+ma fortune. J'y emploie peu de marbre; je regrette souvent que vos
+montagnes soient si loin de nous, ou que l'Adige ne descende pas
+directement ici. Peut-être l'embellirais-je davantage; mais les vers
+d'Horace m'arrêtent: le tombeau revient à ma mémoire<a id="footnotetag642" name="footnotetag642"></a>
+<a href="#footnote642"><sup class="sml">642</sup></a>, et je me
+souviens de ma dernière demeure; je suis tenté d'épargner les pierres et
+de les réserver à un autre usage.» Prêt à quitter cette entreprise, à
+prendre en haine les maisons, à vouloir habiter les bois, si par hasard
+il aperçoit, dans le mur qu'on bâtit, une fente, une crevasse, il se met
+à gronder les ouvriers; ils lui répondent; il tire de leurs réponses des
+réflexions morales; il rentre en lui-même, et se reproche de vouloir une
+habitation durable pour un corps qui ne l'est pas; puis il presse de
+nouveau l'ouvrage, trop lent pour ses désirs. Il peint avec beaucoup de
+vérité ses retours de raison et de folie. Ce qui le console c'est que
+les autres hommes ne sont pas plus sages que lui: enfin, tout bien
+considéré, il rit de lui-même et de tout le monde. On voit que cela est
+tout-à-fait dans le goût d'Horace.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote641"
+name="footnote641"><b>Note 641: </b></a><a href="#footnotetag641">
+(retour) </a> L. II, ép. 19.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote642"
+name="footnote642"><b>Note 642: </b></a><a href="#footnotetag642">
+(retour) </a> Et non pas: Je me souviens de mon buste, <i>busti</i>, comme
+l'a plaisamment traduit l'abbé de Sade.</blockquote>
+
+<p>C'est de cette maison qu'il écrivait à Barbate de Sulmone, une jolie
+épître qui n'a que dix-huit vers. «J'ai, dit-il, une paisible campagne
+au milieu de la ville, et la ville au milieu de la campagne<a id="footnotetag643" name="footnotetag643"></a>
+<a href="#footnote643"><sup class="sml">643</sup></a>. Ainsi
+quand je suis seul, le monde est tout près de moi; et quand la foule
+m'importune, j'ai à ma portée la solitude.... Je jouis ici d'un repos
+tel que les hommes studieux ne le trouvèrent ni dans le vallon
+retentissant du Parnasse, ni dans les murs de la ville de Cécrops<a id="footnotetag644" name="footnotetag644"></a>
+<a href="#footnote644"><sup class="sml">644</sup></a>,
+tel que les pieux habitans des sables de l'Egypte le goûtèrent à peine
+dans leurs déserts silencieux. O Fortune! épargne, je t'en supplie, un
+homme qui se cache: passe loin de son modeste seuil, et ne vas attaquer
+que la porte superbe des rois.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote643"
+name="footnote643"><b>Note 643: </b></a><a href="#footnotetag643">
+(retour) </a> L. III, ép. 18.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote644"
+name="footnote644"><b>Note 644: </b></a><a href="#footnotetag644">
+(retour) </a> Athènes.</blockquote>
+
+<p>Des ordres imprévus, des affaires, l'obligation de se joindre à
+l'ambassade de Rome, viennent-ils le forcer à quitter sa douce retraite,
+et à retourner dans des lieux qu'il avait cru quitter pour toujours, il
+confie encore à Barbate le chagrin qu'il éprouve; il adresse à la
+Fortune ces plaintes, que peuvent s'appliquer ceux qui, nés comme lui
+avec des passions douces et des goûts paisibles, se trouvent lancés,
+malgré eux, dans les flots orageux du monde et des affaires. «O
+Fortune<a id="footnotetag645" name="footnotetag645"></a>
+<a href="#footnote645"><sup class="sml">645</sup></a>! je n'ambitionne pas tes faveurs. Laisse-moi jouir d'une
+pauvreté tranquille: laisse-moi passer dans cette retraite champêtre le
+peu de jours qui me restent. Je ne connais ni l'ambition ni l'avarice;
+et tu me condamnes à des travaux sans fin! Ils semblent croître sans
+cesse avec la rapidité du temps. Quel port puis-je espérer pour ma
+vieillesse? O de combien de misères on est assailli dans ce monde! Les
+hauteurs tremblent; le milieu glisse; au bas on est foulé. Ce sont les
+bas lieux que je préfère; et je tremble comme si j'étais dans les nues.
+Voilà surtout de quoi je me plains. Si je voulais monter au sommet ou
+m'élancer sur les ondes, et que je fusse atteint de la foudre ou
+englouti par la tempête, j'aurais tort de gémir; mais les flots viennent
+me chercher sur le rivage, et des tourbillons m'engloutissent dans
+l'humble poussière où je suis caché.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote645"
+name="footnote645"><b>Note 645: </b></a><a href="#footnotetag645">
+(retour) </a> L. III, ép. 19.</blockquote>
+
+<p>Ce mélange de philosophie, d'imagination et de sentiment règne en
+général dans toutes ses épîtres latines. S'il n'y a pas atteint
+l'élégance et la pureté d'Horace, il a cependant cette abondance et
+cette facilité qui prouvent qu'on est tout-à-fait maître de l'idiome
+qu'on emploie. Les formes et les tours de la langue latine lui sont
+aussi familiers que ceux de sa langue naturelle: il ne paraît lui
+manquer que quelques unes de ses grâces. Elles existaient dans les
+modèles anciens, et sans doute il les sentait, quoiqu'il ne put
+entièrement les atteindre. Ces grâces manquaient encore en partie à une
+autre langue, nouvellement née de la première. C'est lui qui contribua
+le plus à les y fixer, et qui lui en donna de nouvelles, que d'autres
+poëtes purent sentir à leur tour, mais que personne encore n'est parvenu
+à égaler. Ses poésies italiennes, qui ne furent pour la plupart que
+l'expression de son amour, et les jeux de sa plume, sont à la fois ce
+qu'il y a de plus agréable dans sa langue, de plus solide et de plus
+brillant dans sa gloire.</p>
+
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIV.</h3>
+
+<p class="mid"><i>Poésies italiennes de Pétrarque, ou son CANZONIERE. De la Poésie
+érotique chez les anciens Grecs et Latins: Ovide, Properce, Tibulle.
+Éléments dont se composa la Poésie érotique de Pétrarque; caractère de
+cette poésie, ses beautés, ses défauts. Poésies lyriques de Pétrarque
+sur d'autres sujets que l'Amour.</i></p>
+<br>
+
+<p>Les poëtes qui ont peint la passion la plus forte et le sentiment le
+plus doux, les poëtes érotiques, forment dans la littérature une classe
+intéressante que l'on croirait d'abord ne devoir l'être que pour la
+jeunesse; mais on reconnaît ensuite que c'est pour les âmes sensibles
+qu'à tout âge ces poëtes ont de l'intérêt; dans la jeunesse, parce
+qu'ils peignent ce qu'elles éprouvent; dans la suite de la vie, parce
+qu'ils leur rappellent de touchants souvenirs. Les âmes froides, celles
+qui s'occupent trop du matériel de la vie pour s'ouvrir aux affections
+qui en font le charme, n'aiment à aucun âge l'expression d'un sentiment
+qu'elles ignorent; à aucun âge un poëte <i>sentimental</i> n'est pour elles
+autre chose qu'un diseur de vaines paroles et de phrases vides de sens.
+Plus il se dégage de la matière, moins elles le goûtent et se soucient
+de le lire ou de l'entendre. Si enfin c'est une passion tout-à-fait
+libre du joug des sens, si c'est le pur idéal de l'amour que ce poëte a
+peint dans ses vers, parce que c'est là qu'il aspirait et qu'il
+s'élevait sans cesse, à quel petit nombre d'admirateurs et même de
+lecteurs est-il réduit? ou quel mérite ne lui faut-il pas pour vaincre
+cette défaveur de son sujet, née de sa sublimité même?</p>
+
+<p>De toutes les preuves qui attestent le mérite extraordinaire de
+Pétrarque, c'est peut-être ici la plus frappante. Aucun poëte n'a
+exprimé de sentiments aussi épurés, disons-le franchement, aussi hors de
+la portée de la plupart des hommes, et aucun, depuis les temps modernes,
+n'a été plus généralement lu et admiré. Il parut dans un siècle où la
+corruption était aussi forte que l'ignorance était générale: il a
+traversé d'autres siècles où les connaissances, sans épurer les mœurs,
+les avaient du moins raffinées, pour arriver jusqu'à nos jours, où les
+connaissances de l'esprit et le raffinement des mœurs ont encore fait
+des progrès, sans que nous nous soyons pour cela rapprochés de la vertu;
+il n'a chanté que pour elle, et cependant il n'est jamais déchu du rang
+où il était une fois monté. On ne se lasse point de relire ses poésies,
+qui sont un hymme perpétuel à cette déesse dont le culte a si peu de
+sectateurs, à peu près comme on lit dans d'autres poëtes des hymnes à
+Diane et à Pallas, sans adorer ces divinités et sans y croire.</p>
+
+<p>Ce qui nous reste des poëtes grecs qui ont chanté l'amour prouve qu'ils
+n'y voyaient comme Sapho, qu'un délire des sens, ou, comme Anacréon,
+qu'un amusement pour les sens et pour l'esprit à la fois. Si d'autres
+surent lui donner le langage du cœur et l'accent de la tendresse, leurs
+poésies ne sont point parvenues jusqu'à nous. Nous n'avons rien, ni de
+l'ancien Simonide qui fut, selon Suidas, l'inventeur de l'élégie, ni du
+Simonide de Céos, dont les poésies étaient si tristes que Catulle les
+appelle <i>les larmes de Simonide</i><a id="footnotetag646" name="footnotetag646"></a>
+<a href="#footnote646"><sup class="sml">646</sup></a>
+, ni d'Evenus, ni presque rien de
+Callimaque, et ce ne sont pas ses élégies que nous avons. Les Romains
+prirent des Grecs, comme presque tout le reste, la forme du vers
+élégiaque, et sans doute aussi son caractère. Ils ont excellé dans
+l'élégie. Tibulle, Properce, Ovide, sont des poëtes si connus, loués,
+définis, comparés tant de fois, ils l'ont été depuis peu de temps avec
+tant de talent et dans une occasion si solennelle<a id="footnotetag647" name="footnotetag647"></a>
+<a href="#footnote647"><sup class="sml">647</sup></a>
+, qu'il n'y a plus
+rien à dire d'eux, quand c'est d'eux et de la poésie élégiaque que l'on
+veut parler. Mais on en peut dire quelque chose encore, quand il s'agit
+de reconnaître en eux la nature de leurs passions et l'objet essentiel
+de leurs vers, pour comparer avec eux un poëte qui vint, quatorze
+siècles après, donner aux sentiments passionnés une autre direction et à
+la poésie d'amour un autre langage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote646"
+name="footnote646"><b>Note 646: </b></a><a href="#footnotetag646">
+(retour) </a> <i>Mœstiùs lacrymis Simonideis</i>. (<span class="sc">Catul</span>.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote647"
+name="footnote647"><b>Note 647: </b></a><a href="#footnotetag647">
+(retour) </a> Dans l'éloquent et ingénieux discours de M. Garat,
+président de la classe de la langue et de la littérature française de
+l'institut, pour la réception de M. de Parny. Cette séance avait eu lieu
+depuis peu de temps, quand je lus ce chapitre à l'Athénée de Paris.</blockquote>
+
+<p>Tous trois vivaient à la même époque, dans le plus beau siècle de la
+littérature latine, dans le siècle d'Auguste. Ils parlent la même langue
+et peignent les mêmes mœurs. Leurs maîtresses sont des beautés
+coquettes, infidèles et vénales. Ils ne cherchent avec elles que le
+plaisir; ils ont la fougue et l'emportement de la jeunesse. Le brillant
+esprit d'Ovide, l'imagination riche de Properce, l'ame sensible de
+Tibulle, s'expriment avec les diverses nuances qui doivent résulter,
+dans le style, de la différence de ces trois sources; mais tous les
+trois aiment à peu près de la même manière des objets à peu près de même
+espèce. Ils désirent; ils possèdent; ils ont des rivaux heureux. Ils
+sont jaloux; ils se brouillent et se raccommodent. Ils sont infidèles à
+leur tour; on leur fait grâce, et ils retrouvent un bonheur qui est
+bientôt troublé de même.</p>
+
+<p>Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui
+apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari, quels signes
+ils doivent se faire devant lui, devant tout le monde, pour s'entendre
+et n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près, bientôt
+les querelles, et ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant
+qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le
+pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques,
+au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite
+vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or, à un
+vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette
+des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé;
+il maudit ses tablettes qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient
+un plus heureux; il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas
+interrompre son bonheur.</p>
+
+<p>Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour
+toutes les femmes. Un instant après, Corinne aussi est infidèle; il ne
+peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite
+avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme
+plus colère que tendre. Elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui
+jure qu'il n'en est rien; et il écrit à cette esclave; et tout ce qui
+avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir? Quels
+indices les ont trahis! Il demande à la jeune esclave un nouveau
+rendez-vous. Si elle lui refuse, il menace de tout révéler, de tout
+avouer à Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la
+peine et des plaisirs qu'ils lui donnent. Peu après, c'est Corinne
+seule qui l'occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme
+si c'était sa première victoire. Après quelques incidents que, pour plus
+d'une raison, il faut laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop
+long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop
+facile. Il n'est plus jaloux: cela déplaît à l'amant, qui le menace de
+quitter sa femme s'il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il
+fait si bien surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il
+se plaint de cette surveillance qu'il a provoquée; mais il saura bien la
+tromper. Par malheur, il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités
+de Corinne recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si
+publiques que la seule grâce qu'Ovide lui demande c'est qu'elle prenne
+quelque peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins
+évidemment ce qu'elle est.--Telles sont les mœurs d'Ovide et de sa
+maîtresse; tel est le caractère de leurs amours.</p>
+
+<p>Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès
+qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui
+recommande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré
+lui-même à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend
+qu'au matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve
+endormie; elle est long-temps sans que tout le bruit qu'il fait, sans
+que ses caresses mêmes la réveillent: elle ouvre enfin les yeux, et lui
+fait les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie, il
+fait à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la
+perdre: elle part avec un militaire: elle va suivre les camps, elle
+s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point; il
+pleure: il fait des vœux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira point
+de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui
+l'auront vue: il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est
+touchée de tant d'amour. Elle abandonne le soldat, et reste avec poëte.
+Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur
+est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par
+l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que
+d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La
+mort ne l'effraye point, il ne craint que de perdre Cinthie, qu'il soit
+sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.</p>
+
+<p>Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais
+bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa
+maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour
+le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour.
+Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans
+toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut
+plus l'aimer sans honte. Il en rougit; mais il ne peut se détacher
+d'elle. Il sera son amant, son époux, jamais il n'aimera que Cinthie.
+Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse: il la
+rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une
+seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède
+jamais assez. Il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à
+lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi
+vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se
+distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il
+feint qu'une troupe d'amours le rencontre, et le ramène aux pieds de
+Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans
+un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui
+jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles
+perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va
+voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage: mais il
+renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux
+outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de
+ses rivaux; mais une maladie imprévue vient la saisir: elle meurt. Elle
+lui apparaît en songe; il la voit, il l'entend. Elle lui reproche ses
+infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à ses derniers
+moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui fut toujours
+fidèle.--Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa
+maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours.</p>
+
+<p>Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais ne furent point
+inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là
+leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne.
+Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales; elles n'en ont
+particulièrement aucune. La Muse de ces deux poëtes est fidèle, si leur
+amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie
+ne figurent dans leurs vers. Tibulle, amant et poëte plus tendre, moins
+vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance.
+Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses
+vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée.
+Tibulle a perdu sa fortune; mais il lui reste la campagne et Délie;
+qu'il la possède dans la paix des champs; qu'il puisse, en expirant,
+presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive, en pleurant, sa
+pompe funèbre, il ne forme point d'autres vœux. Délie est enfermée par
+un mari jaloux; il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les
+triples verroux. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe
+malade, et Délie seule l'occupe. Il l'engage à être toujours chaste, à
+mépriser l'or, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais
+Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son
+infidélité; il y succombe, et demande grâce à Délie et à Vénus. Il
+cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni
+adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de
+Délie trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se sert
+pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder,
+qu'il la lui confie; il saura bien les écarter et garantir de leurs
+piéges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise; il revient à elle;
+il se souvient de la mère de Délie qui protégeait leurs amours. Le
+souvenir de cette bonne vieille rouvre son cœur à des sentiments
+tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt
+de plus graves. Elle s'est laissée corrompre par l'or et les présents;
+elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne
+honteuse; il lui dit adieu pour toujours.</p>
+
+<p>Il passe sous les lois de Némésis, et n'en est pas plus heureux. Elle
+n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis
+est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice,
+mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la
+fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune sœur; il ira
+pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette cendre muette.
+Les mânes de la sœur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis
+fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste
+image de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil.... Mais ces
+tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce
+prix acheter même le bonheur.--Nééra est sa troisième maîtresse. Il a
+joui long-temps de son amour. Il ne demande aux dieux que de vivre et de
+mourir avec elle. Mais elle part; elle est absente; il ne peut s'occuper
+que d'elle, il ne redemande qu'elle aux dieux. Il a vu en songe Apollon,
+qui lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe;
+il ne pourrait survivre à ce malheur, et pourtant ce malheur existe.
+Nééra est infidèle; il est encore une fois abandonné.--Tel fut le
+caractère et le sort de Tibulle; tel est le triple et assez triste roman
+de ses amours.</p>
+
+<p>Il sauve par le charme des détails le peu d'intérêt du fond. C'est en
+lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même au
+plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme.
+S'il y eut un poëte ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut
+Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien sont en
+lui: il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les
+faire naître dans ses maîtresses. Leurs grâces, leur beauté sont tout ce
+qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette;
+leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De
+toutes ces femmes, devenues célèbres par les vers de trois grands
+poëtes, Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint
+en elle à tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais pour
+tous ces talents, qui étaient souvent ceux des courtisannes d'un certain
+ordre, elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont
+pas moins ce qui la gouverne; et Properce, qui vante, une ou deux fois
+seulement, en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa
+passion pour elle, maîtrisé par une toute autre puissance.</p>
+
+<p>Le style de ces trois poëtes est très-différent: le fond de leurs idées
+diffère autant que leur génie et leur style; mais les idées accessoires
+qu'ils emploient sont assez semblables. Ils n'ont à peu près que les
+mêmes éloges à donner à leurs belles, les mêmes reproches à leur faire.
+Ils invoquent les dieux et les déesses, comme témoins des serments ou
+comme vengeurs du parjure. Les exemples de fidélité ou de perfidie pris
+dans la mythologie et dans l'histoire, ne leur manquent pas au besoin.
+L'abondance en va jusqu'à l'excès dans Properce, comme celle des traits
+d'esprit dans Ovide. Il croient tous ou feignent de croire à la magie;
+et les évocations et ses filtres reviennent souvent dans leurs vers.
+Mais aux dieux et à la magie près, tout est matériel et physique dans
+les accessoires, comme dans le fond de leurs amours et de leur poésie.
+L'accord des esprits, l'union des âmes, le besoin d'épanchement, la
+confiance mutuelle, les doux entretiens, l'élan de deux cœurs l'un vers
+l'autre, ou leur élan mutuel vers ce qui est délicat, beau et honnête,
+rien de tout cela ne se trouve ni chez eux, ni en général chez aucun des
+poëtes anciens; et cela n'est point dans leur poésie, parce que cela
+n'était point dans les mœurs.</p>
+
+<p>A la renaissance des lettres, après les siècles de barbarie, il y avait
+dans les mœurs, avec beaucoup de corruption et de férocité, une
+exaltation et un penchant à l'exagération des sentiments, qui se
+portèrent principalement sur l'amour. L'empire que les femmes eurent de
+tout temps chez la plupart des peuples du Nord, tandis qu'à l'Orient et
+au Midi, elles étaient presque partout esclaves, s'étendit de proche en
+proche avec les conquêtes des Francs, des Germains et des Goths. La
+chevalerie fit de cet empire une espèce de religion. La religion,
+proprement dite, y influa beaucoup elle-même. Le platonisme, se
+combinant avec la doctrine des chrétiens, lui donna un caractère de
+ferveur contemplative et d'amour extratique qui, ressemblant quelquefois
+par l'expression à l'amour terrestre, habitua insensiblement cet amour à
+s'exprimer lui-même dans un langage mystique et religieux. Ce fut celui
+que parlèrent quelquefois les Troubadours. Les questions débattues dans
+les cours d'amour le subtilisèrent encore. Les premiers poëtes italiens,
+plus raffinés que les provençaux, parce qu'ils étaient presque tous
+instruits dans les écoles naissantes du platonisme, s'éloignèrent
+tellement, dans leurs poésies amoureuses, de tout ce qui est vulgaire
+et terrestre, qu'ils s'écartèrent même souvent de tout ce qui est
+intelligible et humain. Les femmes, qui étaient l'objet de leurs chants,
+étaient flattées de cette élévation du style, comme de celle des
+sentiments. Les mœurs publiques étaient corrompues; mais les mœurs
+domestiques étaient chastes. Les hommes qui ne pouvaient obtenir des
+beautés les plus brillantes, que la permission de les aimer, de le leur
+dire, d'afficher en quelque sorte le nom de ces beautés sur leurs armes
+ou dans leurs vers, s'honoraient de la publicité de cet hommage; et les
+femmes qui y voyaient un témoignage public, qu'il n'en coûtait rien à
+leur sagesse, s'en tenaient aussi fières et honorées. La plupart
+avaient, dans les devoirs et dans les douceurs de l'hymen, des motifs et
+à la fois des dédommagements des rigueurs que leurs amants éprouvaient
+d'elles; et eux, de leur côté, satisfaits de voir dans la maîtresse de
+leur cœur, dans la dame de leurs pensées, l'objet d'une espèce de culte,
+ne se faisaient pas scrupule de chercher auprès des femmes plus faciles
+des distractions et des amusements.</p>
+
+<p>C'est là ce qu'il faut bien se rappeler en lisant les poésies du Cygne
+de Vaucluse. Des mœurs de son siècle et des siennes en particulier, il
+doit résulter un roman qui n'aura rien de commun avec ceux de Tibulle,
+de Properce et d'Ovide, et un style particulier, composé d'expressions
+platoniques, religieuses, ascétiques, d'images pures, délicates, et
+souvent même trop subtiles: mais cependant ces images, soit par la
+vérité du sentiment, soit par la force du génie poétique, seront
+vivantes et sensibles. Il y aura cette différence immense entre lui et
+les premiers poëtes qui ont bagayé dans sa langue: on ne sait jamais ni
+où ils sont, ni ce qu'ils font, ni de qui ils parlent: on verra au
+contraire dans presque chacune de ces pièces de vers le portrait de
+celle qu'il aime, le tableau des lieux qui les environnent et celui des
+petits événemens de leurs amours. Les yeux de l'objet aimé seront deux
+astres qui lanceront des feux célestes; sa voix sera celle des anges; sa
+démarche et l'ensemble de sa personne auront quelque chose de
+surnaturel, de saint et de sacré. Elle paraîtra souvent environnée de
+femmes qu'elle surpassera toutes, comme une déesse est au-dessus des
+mortelles; elle sera entourée de ses rivales comme d'une cour. A défaut
+d'une action véritable, ce roman sans incidents, sans progrès, se
+composera de tous les actes les plus simples, et les plus indifférents
+pour tout autre qu'un amant poëte. Un geste, un sourire, un regard, une
+pâleur, une promenade champêtre, la campagne où se font ces promenades,
+les arbres, les eaux, les fleurs, le ciel, les oiseaux, les vents, la
+nature entière, seront les sujets de ses chants. Tout se revêtira des
+couleurs de la poésie, et s'animera des feux de l'amour. Son cœur,
+habitué à séparer sa cause de celle des sens, parlera seul, et deviendra
+pour lui un être indépendant, qui agira, s'élancera hors de lui,
+reviendra, se montrera dans ses yeux, sur son visage, sera éternellement
+agité par l'espérance et par la crainte. Enfin s'il se plaint de ses
+souffrances, ce ne sera qu'en s'enorgueillissant de leur cause, en
+bénissant ses chaînes, et le lieu et l'heure où il fut jugé digne de les
+porter.</p>
+
+<p>Cherchons quelques applications de cette espèce de poétique dans les
+ouvrages mêmes du poëte dont elle est tirée, comme toutes les poétiques
+l'ont été des œuvres des grands poëtes, qui se trouvent ainsi toujours
+conformes aux règles, sans qu'ils y aient songé. N'oublions pas que les
+sonnets sont de petites odes à la manière de quelques unes de celles
+d'Horace, et que les <i>canzoni</i> sont de grandes odes, non à la façon de
+celles des Grecs et des Latins, mais d'un genre particulier, inventé par
+les Troubadours, et perfectionné chez les Italiens par leurs premiers
+poëtes. Le sonnet suivant n'est-il pas rempli de ce sentiment aussi vrai
+que noble d'un amant fier de sa maîtresse, et devenu meilleur par le
+désir de lui plaire? «Quand au milieu des autres femmes<a id="footnotetag648" name="footnotetag648"></a>
+<a href="#footnote648"><sup class="sml">648</sup></a> l'amour
+vient à paraître sur le visage de celle que j'aime, autant chacune lui
+cède en beautés, autant s'accroît le désir qui m'enflamme. Je bénis le
+lieu, le temps et l'heure où j'osai adresser si haut mes regards; et je
+dis: O mon âme! tu dois bien remercier celle qui t'a jugée digne de tant
+d'honneur. C'est d'elle que te vient ton amoureux penser, et c'est en le
+suivant que tu aspires au souverain bien, que tu apprends à mépriser ce
+que le commun des hommes désire, etc.» En voici un autre, où ces
+bénédictions sont accumulées avec une abondance passionnée et une sorte
+de verve de poésie et d'amour. «Béni soit le jour<a id="footnotetag649" name="footnotetag649"></a>
+<a href="#footnote649"><sup class="sml">649</sup></a>, et le mois, et
+l'année, et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant, et le beau
+pays, et le lieu où je fus atteint par les beaux yeux qui m'enchaînent!
+Béni soit le doux tourment que j'éprouvai pour la première fois en me
+sentant lié par l'amour, et l'arc et les flèches dont je fus percé, et
+les blessures qui vont jusqu'au fond de mon cœur! Bénies soient les
+paroles que j'ai si souvent répétées en invoquant le nom de ma dame, et
+mes soupirs, et mes larmes, et mes désirs! Et bénis soient tous les
+écrits où je tâche de lui acquérir de la gloire, et ma pensée, qui est
+si entièrement remplie d'elle, qu'aucune autre beauté ni pénètre plus!»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote648"
+name="footnote648"><b>Note 648: </b></a><a href="#footnotetag648">
+(retour) </a> <i>Quando fra l'altre donne adhora adhora</i>, etc. Son. 12.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote649"
+name="footnote649"><b>Note 649: </b></a><a href="#footnotetag649">
+(retour) </a> <i>Benedetto sia'l giorno, e'l mese, e l'anno</i>, etc, Son.
+47.</blockquote>
+
+<p>Assez d'autres poëtes ont fait le portrait de leur maîtresse; mais qui
+d'entre eux a jamais pris pour peindre la sienne, un vol aussi élevé, et
+qui l'a aussi bien soutenu que Pétrarque l'a fait dans ce sonnet, émané
+du système des idées archétypes de Platon, et qui participe de sa
+grandeur? «Dans quelle partie du ciel, dans quelle idée<a id="footnotetag650" name="footnotetag650"></a>
+<a href="#footnote650"><sup class="sml">650</sup></a> était le
+modèle dont la nature tira ce beau visage, où elle voulut montrer
+ici-bas ce qu'elle peut dans les régions célestes? Quelle nymphe dans
+les fontaines, quelle déesse dans les bois, déploya jamais aux vents des
+cheveux d'un or aussi pur? quand y eut-il un cœur qui réunit tant de
+vertus? C'est pourtant l'ensemble de tous ces charmes qui est cause de
+ma mort. Il cherche en vain une image de la beauté divine, celui qui n'a
+jamais vu ses yeux et leurs tendres et doux mouvements: il ne sait pas
+comment l'amour guérit et comment il blesse, celui qui ne connaît pas la
+douceur de ses soupirs, et la douceur de ses paroles, et la douceur de
+son sourire.» Il ne faut pas croire que cette traduction fidèle, mais
+sans force et sans couleur, puisse donner la moindre idée de la haute
+poésie et de l'harmonie divine de l'original. Pétrarque est entre les
+mains de tout le monde: que ceux à qui la langue italienne est
+familière, y cherchent à l'instant cet admirable sonnet, et qu'ils se
+dédommagent de ma prose en relisant de si beaux vers.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote650"
+name="footnote650"><b>Note 650: </b></a><a href="#footnotetag650">
+(retour) </a> <i>In qual parte del cielo, in quale idea</i>, etc. Son. 126.</blockquote>
+
+<p>Pour bien goûter la plus grande partie des poésies de Pétrarque, il
+faut se rappeler les événements de sa vie, et les vicissitudes de sa
+passion pour Laure. On sait que dans les commencemens de cet amour, las
+de n'éprouver que des rigueurs, il fit, pour se distraire, un voyage en
+France et dans les Pays-Bas, d'où il revint par la forêt des Ardennes;
+mais qu'il fut poursuivi pendant tout ce voyage, par le souvenir de
+Laure, qu'il voulait fuir. Dans cette forêt même, alors fort dangereuse,
+infestée de brigands, plus sombre et plus déserte qu'elle ne l'est
+aujourd'hui, voici de quelles images douces et riantes son imagination
+se nourrissait. «Au milieu des bois inhabités et sauvages<a id="footnotetag651" name="footnotetag651"></a>
+<a href="#footnote651"><sup class="sml">651</sup></a>, où ne
+vont point, sans de grands périls, les hommes et les guerriers armés, je
+marche avec sécurité: rien ne peut m'inspirer de crainte, que le soleil
+qui lance les rayons de l'amour. Je vais (ô que mes pensées ont peu de
+sagesse!), je vais chantant celle que le ciel même ne pourrait éloigner
+de moi. Elle est toujours présente à mes yeux; et je crois voir avec
+elle des femmes et de jeunes filles; et ce sont des sapins et des
+hêtres. Je crois l'entendre en entendant les rameaux, et les zéphirs, et
+les feuillages, et les oiseaux se plaindre, et les eaux fuir en
+murmurant sur l'herbe verdoyante: rarement le silence et jamais
+l'horreur solitaire d'une forêt n'avait autant plu à mon cœur.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote651"
+name="footnote651"><b>Note 651: </b></a><a href="#footnotetag651">
+(retour) </a> <i>Per mezz'i boschi inhospiti e selvaggi</i>, Son. 143.</blockquote>
+
+<p>On sait aussi qu'il avait pour le laurier une prédilection inspirée par
+le rapport du nom de cet arbre avec celui de Laure, plus encore que par
+la propriété qu'avait cet arbre lui-même de former la couronne des
+poëtes. Il ne voyait jamais un laurier sans éprouver les mêmes
+transports qu'à la vue de Laure. Elle se promenait souvent sur les bords
+d'un ruisseau. Il y plante un laurier, et, réunissant tous les souvenirs
+poétiques que cet arbre rappelle, il s'adresse ainsi au dieu des poëtes
+et à l'amant de Daphné. «Apollon<a id="footnotetag652" name="footnotetag652"></a>
+<a href="#footnote652"><sup class="sml">652</sup></a>! si tu conserves encore le noble
+désir qui t'enflammait aux bords du fleuve de Thessalie; si le cours des
+années ne t'a point fait oublier la blonde chevelure que tu aimais,
+défends de la froide gelée et des rigueurs de l'âpre saison qui dure
+tout le temps que ta lumière est cachée, cet arbre chéri, ce feuillage
+sacré qui t'enchaîna le premier, et qui me tient aujourd'hui dans ses
+chaînes.» Quelques années après, il revoit ce ruisseau et ce laurier;
+l'un lui rappelle tous les fleuves, et l'autre tous les arbres; et ni le
+Tesin<a id="footnotetag653" name="footnotetag653"></a>
+<a href="#footnote653"><sup class="sml">653</sup></a>, le Pô, le Var et tous les autres fleuves, ni le sapin, le
+chêne, le hêtre et tous les autres arbres ne pourraient, dit-il, aussi
+bien consoler mon triste cœur que ce ruisseau qui semble pleurer avec
+moi, que cet arbrisseau qui est l'éternel sujet de mes chants. Puisse
+ce beau laurier croître toujours sur ce frais rivage, et puisse celui
+qui l'a planté, écrire de tendres et nobles pensées sous ce doux ombrage
+et au murmure de ces eaux!» On a beau dire qu'il y a trop d'esprit dans
+cet amour et dans cette poésie; il y a certainement aussi beaucoup de
+sentiment. D'autres sonnets en ont encore davantage; le coloris en est
+plus sombre, et les idées les plus mélancoliques et les plus tristes y
+sont exprimées sans adoucissement et sans mélange. Je citerai celui-ci
+pour exemple.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote652"
+name="footnote652"><b>Note 652: </b></a><a href="#footnotetag652">
+(retour) </a> <i>Apollo, s'ancor vive il bel desio</i>, etc. Son. 27.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote653"
+name="footnote653"><b>Note 653: </b></a><a href="#footnotetag653">
+(retour) </a> <i>Non Tesin, Pô, Varo, Arno, Adige, e Tebro</i>, etc. Son.
+116.</blockquote>
+
+<p>«Plus j'approche du dernier jour<a id="footnotetag654" name="footnotetag654"></a>
+<a href="#footnote654"><sup class="sml">654</sup></a>, qui abrège la misère humaine,
+plus je vois le temps rapide et léger dans sa course, et s'évanouir
+l'espérance trompeuse que je fondais sur lui. Je dis à mes pensées: Nous
+n'irons pas désormais long-temps parlant d'amour; cet incommode et
+pesant fardeau terrestre se dissout comme la neige nouvelle, et bientôt
+nous serons en paix, parce qu'avec lui tomberont ces espérances qui
+m'ont fait rêver si long-temps, et les ris et les pleurs, et la crainte
+et la colère. Nous verrons alors clairement comme souvent on s'avance
+dans la vie au milieu de choses incertaines, et combien on pousse de
+vains soupirs.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote654"
+name="footnote654"><b>Note 654: </b></a><a href="#footnotetag654">
+(retour) </a> <i>Quanto più m'avvicino al giorno estremo</i>, etc. Son. 25.
+</blockquote>
+
+<p>Souvent aussi (et c'est là même en général un des attraits les plus
+puissants des poésies de Pétrarque) il porte ses tendres rêveries au
+milieu des bois, des champs, sur les montagnes, parmi les plus doux ou
+les plus imposants objets de la nature. Avant de parler de sa tristesse,
+il s'entoure des lieux qui l'entretiennent, mais qui l'adoucissent; et
+quand il se peint mélancolique et solitaire, il répand sur sa mélancolie
+le charme de sa solitude. C'est ce que l'on sent beaucoup mieux que je
+ne puis le dire dans un grand nombre de ses sonnets; on le sent surtout
+dans celui qui commence par ces mots <i>Solo e pensoso</i><a id="footnotetag655" name="footnotetag655"></a>
+<a href="#footnote655"><sup class="sml">655</sup></a>, peut-être,
+selon moi, le plus beau, le plus touchant de tous les siens, et où il a
+porté au plus haut point d'intimité l'alliance de ces deux grandes
+sources d'intérêt, la solitude champêtre et la mélancolie. J'ai tâche de
+le traduire en vers, et même ce qui est, comme on sait, le comble de la
+difficulté dans notre langue, de rendre un sonnet par un sonnet. Il y a
+peut-être beaucoup d'imprudence à hasarder de si faibles essais, et pour
+faire l'imprudence toute entière, j'engagerai encore ici à relire dans
+l'original le sonnet de Pétrarque. Peut-être au reste quand on s'en sera
+rafraîchi la mémoire, appréciant mieux les difficultés de l'entreprise,
+en aura-t-on pour le mien plus d'indulgence.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote655"
+name="footnote655"><b>Note 655: </b></a><a href="#footnotetag655">
+(retour) </a> Son. 28.</blockquote>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ Je vais seul et pensif, des champs les plus déserts,<br>
+ A pas tardifs et lents, mesurant l'étendue,<br>
+ Prêt à fuir, sur le sable aussitôt qu'à ma vue<br>
+ De vestiges humains quelques traits sont offerts.<br>
+<br>
+ Je n'ai que cet abri pour y cacher mes fers,<br>
+ Pour brûler d'une flamme aux mortels inconnue;<br>
+ On lit trop dans mes yeux, de tristesse couverts,<br>
+ Quelle est en moi l'ardeur de ce feu qui me tue.<br>
+<br>
+ Ainsi, tandis que l'onde et les sombres forêts,<br>
+ Et la plaine, et les monts, savent quelle est ma peine,<br>
+ Je dérobe ma vie aux regards indiscrets;<br>
+<br>
+ Mais je ne puis trouver de route si lointaine<br>
+ Où l'amour, qui de moi ne s'éloigne jamais,<br>
+ Ne fasse ouïr sa voix et n'entende la mienne.
+</div></div>
+
+<p>On pourrait suivre, le recueil ou le <i>Canzoniere</i> de Pétrarque à la
+main, les bons et les mauvais succès qu'il éprouvait auprès de Laure. On
+y verrait que quelquefois il affectait de l'éviter, qu'alors elle
+faisait vers lui quelques pas et lui accordait un regard plus
+doux<a id="footnotetag656" name="footnotetag656"></a>
+<a href="#footnote656"><sup class="sml">656</sup></a>; que quand il avait passé quelques jours sans la voir et sans
+la chercher dans le monde, il en était mieux accueilli<a id="footnotetag657" name="footnotetag657"></a>
+<a href="#footnote657"><sup class="sml">657</sup></a>, qu'alors il
+épiait l'occasion de lui parler de son amour; mais qu'elle recommençait
+à le fuir<a id="footnotetag658" name="footnotetag658"></a>
+<a href="#footnote658"><sup class="sml">658</sup></a>: qu'il s'armait quelquefois de courage pour obtenir
+qu'elle voulût l'entendre; mais que la violence de son amour enchaînait
+sa langue, et ne lui laissait pour interprêtes que ses yeux<a id="footnotetag659" name="footnotetag659"></a>
+<a href="#footnote659"><sup class="sml">659</sup></a>; que
+cette agitation continuelle ayant altéré sa santé, et lui ayant donné
+une pâleur extraordinaire, Laure le voit dans cet état, en est touchée,
+et lui dit, en passant, quelques paroles consolantes<a id="footnotetag660" name="footnotetag660"></a>
+<a href="#footnote660"><sup class="sml">660</sup></a>; que même une
+fois elle lui donne des espérances d'une telle nature que, les voyant
+détruites, il se plaint de ce qu'un orage a ravagé les fruits qu'il
+comptait cueillir<a id="footnotetag661" name="footnotetag661"></a>
+<a href="#footnote661"><sup class="sml">661</sup></a>, et de ce qu'un mur s'est élevé entre sa main et
+les épis; qu'enfin rebuté de tant de peines et de si peu de progrès, il
+appelle la raison et la religion à son secours; qu'il espère guérir,
+mais qu'il se retrouve ensuite plus malade<a id="footnotetag662" name="footnotetag662"></a>
+<a href="#footnote662"><sup class="sml">662</sup></a>. On y verrait encore
+qu'un jour qu'il s'était montré plus froid et plus réservé avec Laure,
+elle lui dit d'un ton de reproche: <i>Vous avez bientôt été las de
+m'aimer</i>! (en effet il n'y avait encore que dix ans) et qu'il lui répond
+d'un ton assez piqué, pour faire voir qu'il avait eu réellement le
+dessein de se dégager<a id="footnotetag663" name="footnotetag663"></a>
+<a href="#footnote663"><sup class="sml">663</sup></a>; que bientôt il reprend ses chaînes, et
+promet de ne les rompre désormais que lorsqu'il sera glacé par le froid
+de l'âge<a id="footnotetag664" name="footnotetag664"></a>
+<a href="#footnote664"><sup class="sml">664</sup></a>; qu'au moment où il se croit libre, il regrette ses
+fers<a id="footnotetag665" name="footnotetag665"></a>
+<a href="#footnote665"><sup class="sml">665</sup></a>; qu'à l'instant où il les a repris il regrette sa
+liberté<a id="footnotetag666" name="footnotetag666"></a>
+<a href="#footnote666"><sup class="sml">666</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote656"
+name="footnote656"><b>Note 656: </b></a><a href="#footnotetag656">
+(retour) </a> <i>Io temo sì de' begli occhi l'assalto</i>, etc. Son. 31.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote657"
+name="footnote657"><b>Note 657: </b></a><a href="#footnotetag657">
+(retour) </a> <i>Io sentia dentr' al cor già venir meno</i>, etc. Son. 39.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote658"
+name="footnote658"><b>Note 658: </b></a><a href="#footnotetag658">
+(retour) </a> <i>Se mai foco per foco non si spense</i>, etc. Son. 40.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote659"
+name="footnote659"><b>Note 659: </b></a><a href="#footnotetag659">
+(retour) </a> <i>Perch'io t'abbia guardato di menzogna</i>, etc. Son. 41.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote660"
+name="footnote660"><b>Note 660: </b></a><a href="#footnotetag660">
+(retour) </a> <i>Volgendo gli occhi al mio nuovo colore</i>, etc. Canz. 15.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote661"
+name="footnote661"><b>Note 661: </b></a><a href="#footnotetag661">
+(retour) </a> <i>Se co'l cieco desir che'l cor distrugge</i>, etc. Son 43.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote662"
+name="footnote662"><b>Note 662: </b></a><a href="#footnotetag662">
+(retour) </a> <i>Quel foco ch'io pensai che fosse spento</i>, etc. Canz. 13.
+<i>Lasso! che mal accorto fui da prima</i>, etc. Son. 50.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote663"
+name="footnote663"><b>Note 663: </b></a><a href="#footnotetag663">
+(retour) </a> <i>Io non fu' d'amar voi lassato unquanco</i>, etc. Son. 51.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote664"
+name="footnote664"><b>Note 664: </b></a><a href="#footnotetag664">
+(retour) </a> <i>Se bianche non son prima ambe le tempie</i>, etc. Son. 62.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote665"
+name="footnote665"><b>Note 665: </b></a><a href="#footnotetag665">
+(retour) </a> <i>Io son dell' aspettare omai si vinto</i>, etc. Son. 75.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote666"
+name="footnote666"><b>Note 666: </b></a><a href="#footnotetag666">
+(retour) </a> <i>Ahi bella libertà</i>, etc. Son. 76.</blockquote>
+
+<p>Tels sont les incidents des amours de notre poëte pendant leur première
+époque; tels sont les petits détails qu'il sut embellir des couleurs
+d'une poésie élégante et ingénieuse; et l'on voit que cela ne ressemble
+guère aux amours des trois poëtes romains. Après qu'il fut revenu
+d'Italie, où il avait compté se fixer, Laure, qui avait craint de le
+perdre, et pour qui sans doute il en avait plus de prix, le traite mieux
+qu'elle n'avait fait encore. Une rencontre dans un lieu public où il
+était occupé d'elle, un doux regard, un salut obligeant, quelques mots
+qu'il ne peut entendre, le transportent de tant de joie, qu'il ne lui
+faut pas moins de trois sonnets pour l'exprimer<a id="footnotetag667" name="footnotetag667"></a>
+<a href="#footnote667"><sup class="sml">667</sup></a>. Mais cette faveur
+dure peu: il recommence bientôt à souffrir et à se plaindre. Le bon
+Sennuccio est toujours son confident le plus intime; c'est à lui qu'il
+adresse cette vive peinture de ses tristes alternatives et de ses
+anxiétés<a id="footnotetag668" name="footnotetag668"></a>
+<a href="#footnote668"><sup class="sml">668</sup></a>. «Sennuccio, je veux que tu saches de quelle manière on me
+traite, et quelle vie est la mienne. Je brûle, je me consume encore,
+c'est toujours Laure qui me gouverne, et je suis toujours ce que
+j'étais. Ici je l'ai vue humble et modeste, là, orguilleuse et fière,
+pleine tour à tour de dureté ou de douceur, tantôt impitoyable et tantôt
+émue de pitié, se revêtir de tristesse ou de grâces, et se montrer
+tantôt affable, tantôt dédaigneuse et cruelle. C'est là qu'elle chanta
+si doucement, là qu'elle s'assit, ici qu'elle se retourna, ici qu'elle
+retint ses pas. C'est ici qu'elle perça mon cœur d'un trait de ses beaux
+yeux, ici qu'elle dit une parole, ici qu'elle sourit, ici qu'elle
+changea de couleur: hélas? c'est dans ces pensées que l'amour notre
+maître me fait passer et les nuits et les jours.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote667"
+name="footnote667"><b>Note 667: </b></a><a href="#footnotetag667">
+(retour) </a> <i>Aventuroso più d'altro terreno</i>, etc. Son. 185.
+<i>Perseguendo mi amor al luogo usato</i>, etc. Son. 187. <i>La donna che'l mio
+cor nel viso porta</i>, etc. Son. 188.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote668"
+name="footnote668"><b>Note 668: </b></a><a href="#footnotetag668">
+(retour) </a> <i>Sennuccio, io vo' che sappi in qual maniera</i>, etc. S.
+189.</blockquote>
+
+<p>On ne peut se figurer quelles idées poétiques, recherchées quelquefois,
+mais pleines de grâce, de finesse, de nouveauté et toujours
+ingénieusement et poétiquement exprimées, les plus petits événements
+lui inspirent. Il apperçoit Laure dans la campagne. Tout à coup elle est
+surprise par les rayons du soleil; elle se tourne, pour l'éviter, du
+côté où est Pétrarque, et dans le même instant il paraît un nuage qui
+éclipse le soleil. Voici ce qu'il imagine là-dessus, et comment il peint
+cette scène, dont Laure, le soleil, le nuage et lui sont les
+acteurs<a id="footnotetag669" name="footnotetag669"></a>
+<a href="#footnote669"><sup class="sml">669</sup></a>. «J'ai vu entre deux amants une dame honnête et fière, et
+avec elle ce souverain qui règne sur les hommes et sur les dieux. Le
+soleil était d'un côté, j'étais de l'autre. Dès qu'elle se vit arrêtée
+par les rayons du plus beau de ses amants, elle se tourna vers moi d'un
+air gai: je voudrais que jamais elle ne m'eût été plus cruelle. Aussitôt
+je sentis se changer en allégresse la jalousie qu'à la première vue un
+tel rival avait fait naître dans mon cœur. Je le regardai; sa face
+devint triste et chagrine; un nuage la couvrit et l'environna, comme
+pour cacher la honte de sa défaite.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote669"
+name="footnote669"><b>Note 669: </b></a><a href="#footnotetag669">
+(retour) </a> <i>In mezzo di duo amanti onesta altera</i>, etc. Son. 92.</blockquote>
+
+<p>Dans une assemblée où était Pétrarque, Laure laisse tomber un de ses
+gants. Il s'en aperçoit et le ramasse. Laure le reprend avec vivacité,
+et il faut qu'il le lui cède. Ce n'est pas trop de quatre sonnets<a id="footnotetag670" name="footnotetag670"></a>
+<a href="#footnote670"><sup class="sml">670</sup></a>
+pour peindre cette main d'ivoire qui vient reprendre son bien, et le
+plaisir d'un moment qu'il avait eu à se saisir de cette dépouille, et la
+peine mêlée d'enchantement que lui avait faite l'action de cette main
+charmante, et l'éclat dont avait brillé ce beau visage, et tout ce que
+ce triomphe passager et cette défaite avaient eu de ravissant et de
+triste pour lui. Au retour du printemps, et le premier jour de mai,
+Laure se promenait avec ses compagnes; Pétrarque la suit; on s'arrête
+devant le jardin d'un vieillard aimable, <i>qui avait consacré toute sa
+vie à l'amour</i>, c'était apparemment <i>Sennucio del Bene</i><a id="footnotetag671" name="footnotetag671"></a>
+<a href="#footnote671"><sup class="sml">671</sup></a>, et qui
+s'amusait à cultiver des fleurs. Laure et Pétrarque entrent dans ce
+jardin. Le vieillard enchanté de les voir, va cueillir ses deux plus
+belles roses et leur donne en disant: non, le soleil ne voit pas un
+pareil couple d'amants. Ce mot, ces deux roses et toute cette petite
+action fournissent à Pétrarque un sonnet coloré pour ainsi dire de toute
+la grâce du sujet et toute la fraîcheur du printemps<a id="footnotetag672" name="footnotetag672"></a>
+<a href="#footnote672"><sup class="sml">672</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote670"
+name="footnote670"><b>Note 670: </b></a><a href="#footnotetag670">
+(retour) </a>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O bella man che mi distringi'l core</i>, etc.<br>
+ <i>Non pur quell' una bella ignuda mano</i>, etc.<br>
+ <i>Mia ventura ed amor m'havean si adorno</i>, etc.<br>
+ <i>D'un bel, chiaro, polito e vivo ghiaccio</i>, etc.
+<p class="i30"> Son. 166--169.</p>
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote671"
+name="footnote671"><b>Note 671: </b></a><a href="#footnotetag671">
+(retour) </a> J'adopte ici l'opinion de l'abbé de Sade. Plusieurs
+commentateurs, et entre autres Muratori, disent que ce fut le roi
+Robert, dans un voyage à Avignon: cela me paraît manquer de
+vraisemblance.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote672"
+name="footnote672"><b>Note 672: </b></a><a href="#footnotetag672">
+(retour) </a> <i>Due rose fresche e colte in Paradiso</i>, etc. Son. 207.</blockquote>
+
+<p>Une douzaine de jolies femmes vont avec Laure se promener en bateau sur
+le Rhône: elles montent, au retour, sur un charriot qui les ramène,
+Laure; assise à l'extrémité du char, dominait sur ses compagnes et les
+ravissait par les sons de sa voix. Pétrarque, témoin de ce spectacle, le
+retrace dans un sonnet et en fait un tableau charmant.<a id="footnotetag673" name="footnotetag673"></a>
+<a href="#footnote673"><sup class="sml">673</sup></a> Un autre
+jour, il était auprès de Laure, ou dans une assemblée, ou dans une
+promenade. Il avait les yeux fixés sur elle, et paraissait rêver
+doucement: elle lui mit la main devant les yeux sans rien dire. Il y
+avait dans cette rêverie, dans ce genre et dans ce silence un sujet pour
+des vers pleins de sentiment, et malheureusement dans ceux que fit
+Pétrarque, il n'y a que de l'esprit<a id="footnotetag674" name="footnotetag674"></a>
+<a href="#footnote674"><sup class="sml">674</sup></a>. Il y a de l'esprit encore,
+mais beaucoup de sentiment et de poésie dans plusieurs sonnets qu'il fit
+pour consoler Laure d'un chagrin très-grand, sans doute, mais dont on
+ignore le sujet<a id="footnotetag675" name="footnotetag675"></a>
+<a href="#footnote675"><sup class="sml">675</sup></a>. «J'ai vu sur la terre des mœurs angéliques et des
+beautés célestes, qui n'ont rien d'égal au monde. Leur souvenir m'est
+doux et pénible, car tout ce que je vois ailleurs n'est plus que songe,
+ombre et fumée. J'ai vu pleurer ces deux beaux yeux, qui ont fait mille
+fois envie au soleil: et j'ai entendu prononcer, en soupirant, des
+paroles, qui feraient mouvoir les montagnes et s'arrêter les fleuves.
+L'amour, la sagesse, le courage, la pitié, la douleur formaient en
+pleurant un concert plus doux que tout ce qu'on entend dans le monde; et
+le ciel était si attentif à cette divine harmonie, qu'on ne voyait sur
+aucun rameau s'agiter le feuillage, tant l'air et les vents en étaient
+devenus plus doux.--Partout où je repose mes yeux fatigués, dit-il dans
+un autre de ses sonnets<a id="footnotetag676" name="footnotetag676"></a>
+<a href="#footnote676"><sup class="sml">676</sup></a>, partout où je les tourne pour apaiser le
+désir qui les enflamme, je trouve des images de la beauté que j'aime,
+qui rendent à mes feux toute leur ardeur. Il semble que, dans sa belle
+douleur, respire une pitié noble, qui est pour un cœur bien né la chaîne
+la plus forte. Ce n'est pas assez de la vue, elle y ajoute encore, pour
+charmer l'oreille, sa douce voix et ses soupirs, qui ont quelque chose
+de céleste. L'amour et la vérité furent d'accord avec moi pour dire que
+les beautés que j'avais vues étaient seules dans l'univers, et n'avaient
+jamais eu rien de semblable sous le ciel; jamais on n'entendit de si
+touchantes et de si douces paroles, et jamais le soleil ne vit de si
+beaux yeux verser de si belles larmes.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote673"
+name="footnote673"><b>Note 673: </b></a><a href="#footnotetag673">
+(retour) </a> <i>Dodici donne onestamente lasse</i>, etc. Son. 189.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote674"
+name="footnote674"><b>Note 674: </b></a><a href="#footnotetag674">
+(retour) </a> <i>In quel bel viso ch'io sospiro e bramo</i>, etc. Son. 219.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote675"
+name="footnote675"><b>Note 675: </b></a><a href="#footnotetag675">
+(retour) </a> <i>I vidi in terra angelici costami</i>, etc. Son. 123.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote676"
+name="footnote676"><b>Note 676: </b></a><a href="#footnotetag676">
+(retour) </a> <i>Ove ch' i' posi gli occhi lassi, ò gíri</i>, etc. Son.
+125.</blockquote>
+
+<p>J'ai parlé, dans la vie de Pétrarque, des adieux qu'il fit à Laure, en
+lui annonçant son départ pour l'Italie, et de la pâleur subite qu'elle
+ne put lui cacher. S'il interpréta trop favorablement, peut-être, cette
+surprise et cette pâleur, on doit lui pardonner une illusion qu'il a
+rendue avec tant de charme. «Cette belle pâleur<a id="footnotetag677" name="footnotetag677"></a>
+<a href="#footnote677"><sup class="sml">677</sup></a>, qui couvrit un
+doux sourire, comme d'un nuage d'amour, s'offrit à mon cœur avec tant de
+majesté, qu'il vint au-devant d'elle, et s'élança sur mon visage<a id="footnotetag678" name="footnotetag678"></a>
+<a href="#footnote678"><sup class="sml">678</sup></a>.
+Je connus alors comment on se voit l'un l'autre dans le séjour céleste,
+je le connus en découvrant un sentiment de pitié que d'autres
+n'aperçurent pas, mais je vis, parce que jamais je ne fixe les yeux
+ailleurs. L'aspect le plus angélique, l'attitude la plus touchante qui
+parut jamais dans une femme attendrie par l'amour, serait de la colère
+auprès de ce que je vis alors. Elle tenait ses beaux yeux attachés su la
+terre: elle se taisait; mais je croyais l'entendre dire: Qui donc
+éloigne de moi mon fidèle ami?»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote677"
+name="footnote677"><b>Note 677: </b></a><a href="#footnotetag677">
+(retour) </a> Je demande grâce pour ces mouvements du cœur personnifié,
+inconnus aux anciens, et dont les modernes ont abusé, mais conformes,
+comme nous l'avons vu plus haut, à la poétique de Pétrarque.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote678"
+name="footnote678"><b>Note 678: </b></a><a href="#footnotetag678">
+(retour) </a> <i>Quel vago impallidir che'l dolce riso</i>, etc. Son. 98.</blockquote>
+
+<p>Lorsqu'il fut revenu auprès d'elle, et pendant le séjour de quelques
+années qu'il fit encore à Avignon et à Vaucluse, sa veine poétique et
+amoureuse n'eut pas moins de fécondité, ni ses productions moins de
+sensibilité, d'esprit et de grâce. On pourrait former, pour cette
+dernière époque, une seconde chaîne de petits incidents qui furent le
+sujet de ses vers; mais elle paraîtrait quelquefois une répétition de la
+première, et les mêmes petites choses n'auraient peut-être pas le même
+intérêt, si l'on se rappelait l'âge qu'avait Pétrarque, et les dix-huit
+ou vingt ans qu'avait alors son amour. Il est temps d'ailleurs de
+choisir parmi ses compositions plus étendues que les sonnets, parmi ses
+<i>canzoni</i>, quelques pièces qui puissent donner une plus grande idée de
+son génie poétique, de son talent de peindre la nature, et d'en ramener
+tous les objets à l'objet éternel de ses rêveries et de ses pensées.</p>
+
+<p>L'une des plus belles et des plus justement célèbres de ces <i>canzoni</i>,
+l'un des morceaux connus de poésie où il y a le plus d'images
+délicieuses et de tableaux magiques, est celle qui commence par ce vers:
+<i>Chiare, fresche e dolci acque</i><a id="footnotetag679" name="footnotetag679"></a>
+<a href="#footnote679"><sup class="sml">679</sup></a>. Le lieu de cette scène charmante
+était une belle campagne auprès d'Avignon. Une fontaine claire et
+limpide y rafraîchissait la verdure dans les plus fortes chaleurs. Laure
+venait quelquefois se baigner dans cette fontaine: elle se reposait sur
+les gazons, au pied des arbres et parmi les fleurs. Ce lieu était plein
+d'elle. Pétrarque y allait souvent rêver et contempler avec ravissement
+tous les objets encore empreints de son image. Cette pièce les retrace
+si fidèlement, qu'on est frappé, en la lisant, comme s'ils étaient sous
+les yeux. Ce mérite n'avait pas échappé à un juge aussi délicat et aussi
+judicieux que l'était Voltaire, quand quelque passion ne l'aveuglait
+pas. Il imita librement la première strophe, et trop librement sans
+doute; mais il voulut surtout y conserver la grâce et la mollesse du
+texte, et qui mieux que lui pouvait y réussir? Je citerai d'abord ces
+vers: on verra ensuite, par la traduction en prose, les licences qu'il
+s'est données, surtout les additions qu'il a faites; mais on n'oubliera
+pas qu'il est plus facile au génie d'inventer, ou d'imiter directement
+la nature, que d'en copier les imitations.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote679"
+name="footnote679"><b>Note 679: </b></a><a href="#footnotetag679">
+(retour) </a> Canz. 27.</blockquote>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ Claire fontaine, onde aimable, onde pure,<br>
+ Où la beauté qui consume mon cœur,<br>
+ Seule beauté qui soit dans la nature,<br>
+ Des feux du jour évitait la chaleur
+<p class="i6"> Arbre heureux, dont le feuillage,</p>
+<p class="i6"> Agité par les zéphyrs,</p>
+<p class="i6"> La couvrit de son ombrage,</p>
+<p class="i6"> Qui rappelle mes soupirs</p>
+<p class="i6"> En rappelant son image;</p>
+ Ornements de ces bords et filles du matin,<br>
+ Vous dont je suis jaloux, vous moins brillantes qu'elle,<br>
+ Fleurs qu'elle embellissait quand vous touchiez son sein,<br>
+ Rossignol dont la voix est moins douce et moins belle,<br>
+ Air devenu plus pur, adorable séjour
+<p class="i6"> Immortalisé par ses charmes,</p>
+ Lieux dangereux et chers, où de ses tendres armes
+<p class="i6"> L'Amour a blessé tous mes sens,</p>
+<p class="i6"> Ecoutez mes derniers accents,</p>
+<p class="i6"> Recevez mes dernières larmes.</p>
+</div></div>
+
+<p>Ces dix-neuf vers sont admirables pour le but que Voltaire s'était
+proposé. Ce n'est point une copie, c'est un second portrait du même
+modèle, qu'on peut mettre à côté du premier; mais enfin ce n'est pas le
+premier. En voici une image moins brillante et moins vive; mais une
+copie plus fidèle. Dans l'original, chaque strophe est de treize vers,
+non pas libres comme ceux de Voltaire: mais soumis, pour la mesure et
+pour la rime, à des entrelacemens réguliers, difficultés dont le poëte
+se joue, et dont il ne semble même pas s'être aperçu.</p>
+
+<p>La seconde et la troisième strophes sont remplies d'images tristes et
+lugubres, qui contrastent avec les tableaux riants de la première
+strophe et des suivantes. Leur couleur sombre fait mieux ressortir la
+grâce et la fraîcheur des autres. C'était un des secrets de l'art des
+anciens; et Pétrarque l'avait emprunté d'eux, ou l'avait comme eux
+trouvé dans son génie.</p>
+
+<p>«Claires, fraîches et douces ondes, où celle qui me paraît la seule
+femme qui soit sur la terre, a plongé ses membres délicats; heureux
+rameau (je me le rappelle en soupirant), dont il lui plut de se faire un
+appui; herbes et fleurs que sa robe élégante renferma dans son sein pur
+comme celui des anges, air serein et sacré, où planait l'amour quand il
+ouvrit mon cœur d'un trait de ses beaux yeux, écoutez tous ensemble mes
+plaintifs et derniers accents.</p>
+
+<p>«S'il est de ma destinée, si c'est un ordre du ciel que l'amour ferme
+mes yeux et les éteigne dans les larmes, que du moins mon corps
+malheureux soit enseveli parmi vous, et que mon âme, libre de sa
+dépouille, retourne à sa première demeure. La mort me sera moins
+cruelle, si j'emporte, à ce passage douteux, une si douce espérance.
+Mon âme fatiguée ne pourrait déposer dans un port plus sûr ni dans un
+plus paisible asyle, cette chair et ces os éprouvés par de si longs
+tourments.</p>
+
+<p>«Un temps viendra peut-être où cette beauté douce et cruelle reviendra
+visiter ce séjour. Elle reverra ce lieu où, dans un jour heureux à
+jamais, elle jeta sur moi les yeux. Ses regards curieux s'y porteront
+avec joie; mais, ô douleur! elle ne verra plus qu'un peu de terre entre
+les rochers. Alors, inspirée par l'amour, elle soupirera si doucement
+qu'elle obtiendra mon pardon, et, qu'essuyant ses yeux avec son beau
+voile, elle fera violence au ciel même.</p>
+
+<p>«De ces rameaux (j'en garde le délicieux souvenir) tombait une pluie de
+fleurs qui descendait sur son sein. Elle était assise, humble au milieu
+de tant de gloire, et couverte de cet amoureux nuage. Des fleurs
+volaient sur les pans de sa robe, d'autres sur ses tresses blondes, qui
+ressemblaient alors à de l'or poli, garni de perles. Les unes jonchaient
+la terre, et les autres flottaient sur les ondes; d'autres, en
+voltigeant légèrement dans les airs, semblaient dire: Ici règne l'amour.</p>
+
+<p>«Combien de fois alors, frappé d'étonnement, ne répétai-je pas: Sans
+doute elle est née dans les cieux! Son port divin, son visage, ses
+paroles et son doux sourire m'avaient fait oublier tout ce qui n'est pas
+elle: ils m'avaient tellement séparé de moi-même, que je disais en
+soupirant: Comment suis-je ici, et quand y suis-je venu? Je croyais être
+au ciel, et non où j'étais en effet. Depuis ce jour, je me plais tant
+sur cette herbe fleurie que partout ailleurs je ne puis rester en paix.»</p>
+
+<p>Une autre <i>canzone</i> non moins célèbre, et où des images champêtres se
+trouvent aussi mêlées avec des idées mélancoliques, est celle qui
+commence par ces mots: <i>Di pensier in pensier, di monte in monte</i><a id="footnotetag680" name="footnotetag680"></a>
+<a href="#footnote680"><sup class="sml">680</sup></a>.
+Elle est très-belle; mais longue et un peu triste. Je ne la traduirai
+point ici toute entière. Je me hasarderai seulement à en imiter en vers
+les trois plus belles strophes. Je m'y suis astreint à un rhythme
+régulier, et les strophes ont à peu près la même coupe que celle du
+texte. Mais une traduction peut avoir ce genre de fidélité, et être
+cependant très-infidèle. Je prie le lecteur d'oublier qu'il vient de
+lire des vers de Voltaire, et que ce sont des vers de Pétrarque que j'ai
+essayé de traduire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote680"
+name="footnote680"><b>Note 680: </b></a><a href="#footnotetag680">
+(retour) </a> Canz. 30.</blockquote>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ De pensers en pensers, de montagne en montagne,<br>
+ L'amour guide mes pas; tout chemin fréquenté
+<p class="i4"> Troublerait la tranquillité</p>
+<p class="i4"> D'un cœur que l'amour accompagne.</p>
+<br>
+ Dans un lieu retiré s'il est de clairs ruisseaux,<br>
+ Si de sombres vallons séparent deux côteaux,<br>
+ J'y cherche quelque trêve à mon inquiétude.<br>
+ Au gré de mon amour, dans cette solitude,
+<p class="i4"> Je puis ou sourire ou pleurer,</p>
+<p class="i4"> Je puis craindre ou me rassurer.</p>
+ Mon visage, où se peint la même incertitude,
+<p class="i4"> Tour à tour est triste ou serein;</p>
+ Mon teint de chaque jour change le lendemain;<br>
+ Tout homme initié dans les secrets de l'âme<br>
+ Dirait en me voyant: C'est l'amour qui l'enflâme,
+<p class="i4"> Et lui rend douteux son destin.</p>
+<br>
+ Sur des monts escarpés, dans un bois solitaire,<br>
+ Je trouve du repos; l'aspect des plus beaux lieux,
+<p class="i4"> S'ils sont peuplés, blesse mes yeux;</p>
+<p class="i4"> C'est un désert que je préfère.</p>
+ Chaque pas m'y rappelle un nouveau souvenir<br>
+ De celle à qui les maux qu'elle me fait souffrir<br>
+ N'inspirent trop souvent qu'une joie inhumaine.<br>
+ Doux et cruel état, dont je voudrais à peine,
+<p class="i4"> Changer pour un état meilleur</p>
+<p class="i4"> Et l'amertume et la douceur.</p>
+ Je me dis: Souffre encor; le dieu d'Amour, ton maître,
+<p class="i4"> Te promet de plus heureux temps.</p>
+<br>
+ Vil à tes yeux, ailleurs on te chérit peut-être:<br>
+ Tu peux voir à l'hiver succéder le printemps.<br>
+ Je rêve, je soupire: eh! comment pourront naître,
+<p class="i4"> Quand viendront-ils ces doux instants?</p>
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br>
+ Souvent, qui le croirait? vivante, je l'ai vue<br>
+ Sur le vert des gazons, dans le cristal des eaux,
+<p class="i4"> Sur le tronc noueux des ormeaux,</p>
+<p class="i4"> Dans le sein brillant de la nue,</p>
+<br>
+ Quand elle y vient montrer son visage riant,<br>
+ Léda verrait pâlir la beauté de sa fille,<br>
+ Comme, lorsque Phébus paraît à l'Orient,<br>
+ Pâlissent devant lui les feux dont le ciel brille.
+<p class="i4"> Plus les déserts où je la vois</p>
+<p class="i4"> Sont reculés au fond des bois,</p>
+ Parmi d'âpres rochers, sur un triste rivage,
+<p class="i4"> Plus belle est sa divine image;</p>
+ Et quand ma douce erreur fuit loin de mes esprits,<br>
+ Je demeure immobile; en ce lieu même assis,<br>
+ En pierre transformé, sur la pierre sauvage
+<p class="i4"> Je pense, et je pleure, et j'écris, etc.</p>
+</div></div>
+
+<p>Mais je n'ai point encore parlé des trois <i>canzoni</i> qui ont eu en Italie
+le plus de célébrité, que Pétrarque paraît lui-même avoir préférées à
+toutes les autres, et qu'il appelait <i>les trois Sœurs</i>. On ne peut se
+dispenser de connaître des pièces qui ont tant de réputation, ni n'être
+pas un peu tenté d'examiner à quel point elles la méritent. Il n'y en a
+peut-être aucune dans la poësie italienne, qui soit plus travaillée,
+d'un style plus pur, d'une élégance plus soutenue. Elles forment un
+ensemble, et comme un petit poëme en trois chants réguliers, en grandes
+strophes de quinze vers, sur des objets dont l'effet rapide ne se
+concilie pas communément avec tant d'ordre et de méthode: ce sont les
+yeux de sa maîtresse. Le devinerait-on à ce début de la première? «La
+vie est courte<a id="footnotetag681" name="footnotetag681"></a>
+<a href="#footnote681"><sup class="sml">681</sup></a>, et mon génie s'effraye d'une si haute entreprise.
+Je ne me fie ni sur l'une ni sur l'autre; mais j'espère faire entendre
+le cri de ma douleur où je veux qu'elle soit et où elle doit être
+entendue.» Mais tout à coup il s'adresse aux yeux de Laure; ce n'est
+plus sa douleur, c'est le plaisir qu'il éprouve, qui le force à leur
+consacrer son style, faible et lent par lui-même, et qui recevra d'un si
+beau sujet, sa force et sa vivacité. «Ce sujet l'élevant sur les ailes
+de l'amour, le séparera de toute pensée vile; et, prenant ainsi son
+essor, il pourra dire des choses qu'il a tenues long-temps cachées dans
+son cœur.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote681"
+name="footnote681"><b>Note 681: </b></a><a href="#footnotetag681">
+(retour) </a> <i>Perchè la vita è breve</i>, etc. Canz. 18.</blockquote>
+
+<p>Ce n'est pas qu'il ne sente combien sa louange leur fait injure; mais il
+ne peut résister au désir qui le presse depuis qu'il les a vus, eux que
+la pensée peut à peine égaler, loin que ni son langage, ni celui de tout
+autre puisse les peindre. Quand il devient de glace<a id="footnotetag682" name="footnotetag682"></a>
+<a href="#footnote682"><sup class="sml">682</sup></a> devant leurs
+rayons ardents, peut-être alors la noble fierté de Laure
+s'offense-t-elle de l'indignité de celui qui les regarde. Oh! si cette
+crainte qu'il éprouve ne tempérait pas l'ardeur qui le brûle! il
+s'estimerait heureux d'être dissous; car il aime mieux mourir en leur
+présence que de vivre sans eux. «S'il ne se fond pas, lui, si frêle
+objet devant un feu si puissant, c'est la crainte seule qui l'en
+garantit; c'est elle qui gèle son sang dans ses veines et qui durcit son
+cœur, pour qu'il brûle plus long-temps. On commence à se lasser de tout
+ce feu et de toute cette glace, lorsqu'un mouvement plus digne de
+Pétrarque, et auquel on ne s'attend pas, réveille et dédommage le
+lecteur. «O collines, ô vallées, ô fleuves, ô forêts, ô campagnes, ô
+témoins de ma pénible vie, combien de fois m'entendites-vous invoquer la
+mort! Cruelle destinée! je me perds si je reste, et ne puis me sauver si
+je fuis. Si une crainte plus forte ne m'arrêtait, une voie courte et
+prompte mettrait fin à ma peine; et la faute en est à celle qui n'y
+songe pas.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote682"
+name="footnote682"><b>Note 682: </b></a><a href="#footnotetag682">
+(retour) </a> Le texte dit <i>de neige</i>; mais il vaudrait mieux qu'il ne
+dit ni l'un ni l'autre.</blockquote>
+
+<p>«O douleur! pourquoi me conduis-tu hors de ma route? Pourquoi me
+dictes-tu ce que je ne voulais pas dire? Laisse-moi donc aller où le
+plaisir m'appelle. Beaux yeux, plus sereins que des yeux mortels, ce
+n'est ni de vous que je me plains, ni de celui qui me tient dans vos
+chaînes. Vous voyez de combien de couleurs l'amour teint souvent mon
+visage; jugez de ce qu'il doit faire au dedans de moi, où il règne le
+jour et la nuit, fort du pouvoir qu'il tient de vous. Astres heureux et
+riants, <a name="n17" id="n17"></a>il ne manque à votre bonheur que de vous contempler vous-mêmes;
+mais quand vous daignez vous fixer sur moi, vous voyez par vos effets ce
+que vous êtes. Il continue de s'étendre sur cette pensée et sur ce qu'il
+est heureux pour les yeux de Laure qu'ils ignorent toute leur beauté.
+C'est encore par un élan du cœur qu'il s'arrache à ces subtilités de
+l'esprit. «Heureuse l'âme qui soupire pour vous, ô lumières célestes!
+C'est pour vous que je rends grâce de la vie, qui n'aurait pour moi rien
+d'agréable sans vous. Hélas! pourquoi m'accordez-vous si rarement ce
+dont je ne me rassassie jamais? Pourquoi ne regardez-vous pas plus
+souvent les ravages qu'exerce sur moi l'amour? et pourquoi me
+privez-vous, à instant même, du bonheur dont mon âme commence à peine à
+jouir?»</p>
+
+<p>Dans les deux dernières strophes, il peint encore cette douleur
+qu'éprouve son âme, et le pouvoir qu'ont ces deux beaux yeux d'en
+chasser les tristes pensées. Si ce bien était durable, aucun bonheur ne
+serait égal au sien; mais il exciterait l'envie dans les autres, et dans
+lui-même l'orgueil. Il vaut mieux qu'il réprime cette chaleur de ses
+esprits, qu'il rentre en lui-même, et qu'il y ramène ses pensées. Celles
+de Laure lui sont connues. Elles font toute sa joie. C'est pour se
+rendre digne d'en être l'objet, qu'il parle, qu'il écrit, qu'il désire
+de se rendre immortel. S'il produit quelques heureux fruits, c'est elle
+seule qui les fait naître. «Je suis, dit-il, comme un terrain sec et
+aride, cultivé par vous, et dont le prix vous appartient tout entier.»</p>
+
+<p>L'objet de la seconde <i>canzone</i><a id="footnotetag683" name="footnotetag683"></a>
+<a href="#footnote683"><sup class="sml">683</sup></a>, dont tous les commentateurs et
+Muratori lui-même admirent la noblesse et la force, est d'insister sur
+les effets moraux des yeux de Laure dans l'âme et dans l'esprit du
+poëte. Ce sont eux qui lui montrent la route du ciel, qui le dirigent
+dans ses travaux et qui l'éloignent du vulgaire. «Jamais, dit-il,
+aucune langue humaine ne pourrait exprimer ce que ces divines lumières
+me font sentir, et quand l'hiver répand les frimas, et quand l'année
+rajeunit, comme au temps de mes premières souffrances. Si dans le ciel,
+les autres ouvrages de l'éternel sont aussi beaux, il veut briser la
+prison qui le retient et qui le prive de la vie où il en pourrait jouir.
+Il revient ensuite aux sentiments qui l'attachent à la terre: il
+remercie la nature, et le jour où il naquit, et celle qui éleva son cœur
+à de si hautes espérances. Jusqu'alors, il était à charge à lui-même:
+c'est depuis ce temps qu'il a pu se plaire, en remplissant de hautes et
+de douces pensées ce cœur dont les yeux de Laure ont la clef. Il n'est
+point de bonheur au monde qu'il ne changeât pour un de leurs regards.
+Son repos vient d'eux, comme l'arbre vient de ses racines. Ils chassent
+de son cœur tout autre objet, toute autre pensée: l'amour seul y reste
+avec eux. Toutes les douceurs rassemblées dans le cœur des plus heureux
+amants ne sont rien auprès de celles qu'il éprouve quand il les regarde.
+Dès son berceau, le ciel les avait destinés pour remède à ses
+imperfections et à sa mauvaise fortune. A la fin de cette strophe, il se
+plaint du voile qui les lui cache, de la main qui se place quelquefois
+au-devant d'eux: cela est froid et peu digne du reste. Il se relève dans
+la dernière strophe, et revient à ces idées de perfection dont ils sont
+pour lui la source. «Voyant avec regret, dit-il, que mes qualités
+naturelles n'ont pas assez de valeur et ne me rendent pas digne d'un si
+précieux regard, je tâche de me rendre tel qu'il convient à mes hautes
+espérances et au noble feu qui me brûle. Si je puis devenir, par une
+étude constante, prompt au bien, lent au mal, et dédaigner ce que le
+monde désire, cela peut m'aider à obtenir d'eux un jugement favorable.
+Certes la fin de mes douleurs (et mon cœur malheureux n'en demande point
+d'autre), peut venir d'un regard de ses beaux yeux, enfin doucement
+émus, dernière espérance d'un pur et honnête amour.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote683"
+name="footnote683"><b>Note 683: </b></a><a href="#footnotetag683">
+(retour) </a> <i>Gentil mia donna, i' veggio</i>, etc. Canz. 19.</blockquote>
+
+<p>La dernière <i>canzone</i> n'est pas la meilleure des trois. Muratori
+l'avoue. Il n'est pas étonnant, dit-il, que Pétrarque, ayant fait dans
+les deux précédentes un grand voyage, paraisse un peu las dans celui-ci.
+En effet, le commencement en est traînant et pénible, et trop semblable
+à ces exordes des Troubadours, dont nous avons remarqué l'uniformité et
+la pesanteur. Puisque son destin lui ordonne de chanter<a id="footnotetag684" name="footnotetag684"></a>
+<a href="#footnote684"><sup class="sml">684</sup></a>, et qu'il y
+est forcé par cette ardente volonté qui le contraint à soupirer sans
+cesse, il prie l'amour d'être son guide et de mettre d'accord ses rimes
+avec son désir. Il se prépare ainsi pendant deux strophes entières, pour
+dire dans la troisième, que si, dans les siècles où les âmes étaient
+éprises du véritable honneur, l'industrie de quelques hommes les avait
+conduits à travers les monts et les mers, cherchant les objets les plus
+rares, et recueillant les plus beaux fruits, puisque Dieu, la nature et
+l'amour ont voulu placer toutes les vertus dans les beaux yeux qui font
+toute sa joie, il faut qu'ils soient pour lui, comme deux rivages qu'il
+ne doit point franchir, comme une terre qu'il ne doit jamais quitter.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote684"
+name="footnote684"><b>Note 684: </b></a><a href="#footnotetag684">
+(retour) </a> <i>Poichè per mio destino</i>, etc. Canz. 20.</blockquote>
+
+<p>«De même, continue-t-il, que le rocher battu par les vents pendant la
+nuit, lève la tête vers ces deux astres qui brillent toujours à notre
+pôle, de même, dans la tempête qu'amour excite contre moi, ces deux yeux
+brillants sont mes astres et mon seul recours.» Mais ce qu'il peut leur
+dérober en suivant les conseils que l'amour lui donne, est beaucoup plus
+que ce qu'il lui accordent volontairement. Persuadé du peu qu'il vaut,
+il les prend toujours pour règle; et, depuis qu'il les a vus, il n'a
+point fait de pas dans la route du bien, sans suivre leurs traces. Il
+revient aussi à leurs effets moraux. Il reparle ensuite de la douceur
+qu'il éprouve en les voyant. Le sourire amoureux dont ils brillent lui
+donne l'idée de cette paix éternelle qui règne dans les cieux. Il
+voudrait, seulement pendant un jour entier, les regarder de près et
+étudier comment l'amour les fait mouvoir si doucement, sans que les
+cercles célestes continuassent de tourner, sans qu'il pensât ni à rien
+autre chose, ni à lui même, et en suspendant le battement de ses propres
+yeux. Mais ce sont là des vœux qui ne peuvent être exaucés, et des
+désirs sans espérance. Il se borne donc à demander que l'amour délie le
+nœud dont il enchaîne sa langue. Il oserait alors dire des paroles si
+nouvelles, qu'elles arracheraient des larmes à tous ceux qui pourraient
+l'entendre. Le reste est si alambiqué et si obscur, qu'on n'entend
+réellement pas ce qu'il veut dire. Ses blessures sont si profondes,
+qu'elles forcent son cœur à se détourner de sa route. Il reste presque
+sans vie: son sang se cache, il ne sait où. Il ne demeure pas tel qu'il
+était, et il s'aperçoit enfin que c'est de ce coup que l'amour le tue.</p>
+
+<p>La plupart des critiques italiens, ou plutôt des commentateurs sans
+critique, Vellutello, Gesualdo, Daniello, ont admiré cette dernière sœur
+comme les deux aînées, et cette fin comme le reste. Castelvetro, tout
+rempli d'Aristote, se borne à analyser, dans toutes les trois, les
+divisions et subdivisions du sujet, l'ordre que l'auteur y observe,
+l'enchaînement de ses raisonnements et de ses preuves. Le mordant
+Tassoni lui-même est désarmé par la perfection de ces trois
+chefs-d'œuvre, qui suffisaient, selon lui, pour obtenir à Pétrarque la
+couronne poétique. Le judicieux Muratori<a id="footnotetag685" name="footnotetag685"></a>
+<a href="#footnote685"><sup class="sml">685</sup></a> a seul osé reprendre les
+défauts qui en obscurcissent les beautés. On lui en a fait un crime.
+Trois académiciens des Arcades<a id="footnotetag686" name="footnotetag686"></a>
+<a href="#footnote686"><sup class="sml">686</sup></a> ont écrit un livre pour lui prouver
+qu'il avait tort, et pour défendre corps à corps toutes les strophes et
+tous les vers de Pétrarque qu'il avait attaqués. L'idée fidèle que j'ai
+donnée des trois <i>canzoni</i> peut faire entrevoir qu'ils n'ont pas
+toujours raison dans leurs défenses; et à moins d'être un de ces
+Pétrarquistes effrénés, qui n'entendent raison ni sur un sonnet, ni sur
+un vers, ni sur une rime, on peut se permettre de penser comme Muratori
+lui-même, «qu'enfin Pétrarque n'est pas infaillible, qu'on ne doit pas
+regarder comme un sacrilège de ne pas respecter également tout ce qui
+est sorti de sa plume, qu'il n'en sera pas moins un grand homme et un
+grand maître, que ces trois <i>canzoni</i> n'en seront pas moins des morceaux
+précieux et supérieurs; si l'on veut, à tous ses autres ouvrages, parce
+qu'on y aura découvert quelques taches<a id="footnotetag687" name="footnotetag687"></a>
+<a href="#footnote687"><sup class="sml">687</sup></a>.» Au reste, la supériorité
+de ces trois odes sur tous les ouvrages de Pétrarque, ne peut être
+entendue que relativement au style, à la délicatesse des expressions et
+des tours, à l'harmonie, à l'enchaînement mélodieux des mots, des rimes
+et des mesures de vers. Sur tout cela, les Italiens seuls sont juges
+compétents, et je n'ai rien à dire; mais je ne croirai pas plus que ne
+l'a cru Muratori, faire un sacrilège en préférant à ces trois pièces,
+pour la vérité des sentiments, la richesse et la variété des images, et
+cette douce mélancolie qui fait le principal attrait des poésies
+d'amour, les <i>canzoni: Di pensier in pensier; Chiare fresche e dolci
+acque</i>, et <i>Se'l pensier che mi strugge</i>, qui la précèdent<a id="footnotetag688" name="footnotetag688"></a>
+<a href="#footnote688"><sup class="sml">688</sup></a>, et même
+<i>In quella parte dov' amor mi sprana</i><a id="footnotetag689" name="footnotetag689"></a>
+<a href="#footnote689"><sup class="sml">689</sup></a>, qui la suit, <i>Ne la stagion
+che'l ciel rapido inchina</i><a id="footnotetag690" name="footnotetag690"></a>
+<a href="#footnote690"><sup class="sml">690</sup></a>, si riche en comparaisons tirées de la
+vie champêtre, et si poétiquement exprimées, et peut-être quelques
+autres encore.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote685"
+name="footnote685"><b>Note 685: </b></a><a href="#footnotetag685">
+(retour) </a> D'abord dans son Traité <i>della perfetta Poesia</i>, et
+ensuite dans ses Observations sur Pétrarque, jointes à celles du
+Tassoni.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote686"
+name="footnote686"><b>Note 686: </b></a><a href="#footnotetag686">
+(retour) </a> Bartolommeo Casaregi, Tomaso Canevari, Antonio
+Tomasi.--<i>Difesa delle tre canzoni</i>, etc. Lucca, 1730.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote687"
+name="footnote687"><b>Note 687: </b></a><a href="#footnotetag687">
+(retour) </a> <i>Della perfetta Poesia</i>, t. II, p. 198.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote688"
+name="footnote688"><b>Note 688: </b></a><a href="#footnotetag688">
+(retour) </a> Canz. 26.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote689"
+name="footnote689"><b>Note 689: </b></a><a href="#footnotetag689">
+(retour) </a> Canz. 28.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote690"
+name="footnote690"><b>Note 690: </b></a><a href="#footnotetag690">
+(retour) </a> Canz. 9.</blockquote>
+
+<p>La seconde partie du <i>canzonière</i>, qui contient les poésies faites après
+la mort de Laure, est généralement préférée à la première pour le
+naturel et la vérité. Sans vouloir discuter cette préférence, que
+beaucoup de gens ont accordée sur parole, on doit reconnaître qu'en
+effet, dans un grand nombre de pièces, la douleur est vraie, touchante
+et même profonde, sans cesser d'être poétique et ingénieuse. On le sent
+dès le premier sonnet, qui est tout en exclamations et en phrases
+interrompues<a id="footnotetag691" name="footnotetag691"></a>
+<a href="#footnote691"><sup class="sml">691</sup></a>; mais mieux encore à la première <i>canzone</i>, dont voici
+les principaux traits. «Que dois-je faire? Amour, que me
+conseilles-tu<a id="footnotetag692" name="footnotetag692"></a>
+<a href="#footnote692"><sup class="sml">692</sup></a>? N'est-il pas temps de mourir? Ah! j'ai trop tardé:
+ma Dame est morte; elle a emporté mon cœur. Je n'espère plus la voir ici
+bas, et je ne puis attendre sans ennui le moment de la rejoindre. Son
+départ a changé en pleurs toute ma joie et m'a enlevé toute la douceur
+de ma vie. Amour! tu sens combien cette perte est cruelle; elle l'est
+pour nous deux également.... O monde ingrat, qu'elle laisse dans le
+veuvage, tu devrais la pleurer avec moi. Tout ce qu'il y avait de bon et
+de précieux en toi tu l'as perdu avec elle. Ta gloire est tombée; et tu
+ne le vois pas! Tant qu'elle vécut sur la terre, tu ne fus pas digne de
+la connaître et d'être foulé par ses pieds sacrés, dignes du séjour
+céleste. Mais moi, qui sans elle ne puis aimer ni la vie ni moi-même, je
+l'appelle en pleurant: c'est tout ce qui me reste de tant d'espérances,
+et c'est tout ce qui me retient encore ici bas.--Hélas! il est devenu
+terre et poussière ce visage qui nous donnait l'idée du ciel et du
+bonheur dont on y jouit. Sa forme invisible y est montée, débarrassée du
+voile qui dérobait aux yeux la fleur de ses années, pour s'en revêtir
+encore et ne le dépouiller jamais, au jour où nous la verrons d'autant
+plus belle et plus divine qu'une éternelle beauté est au dessus des
+beantés mortelles.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote691"
+name="footnote691"><b>Note 691: </b></a><a href="#footnotetag691">
+(retour) </a> <i>Oime il bel viso! oime il soave sguardo!</i> etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote692"
+name="footnote692"><b>Note 692: </b></a><a href="#footnotetag692">
+(retour) </a> <i>Che debb'io far? che mi consigli, amore?</i></blockquote>
+
+<p>«Elle se présente à mes yeux plus belle et plus charmante que jamais;
+elle y vient comme aux lieux où sa vue peut répandre le plus de bonheur.
+C'est l'un des seuls soutiens de ma vie. L'autre est son nom, qui
+résonne si doucement dans mon cœur; mais quand je me rappelle que toute
+mon espérance est morte lorsqu'elle était dans toute sa fleur, l'amour
+sait ce que je deviens et ce que j'espère; elle le voit aussi, elle qui
+est maintenant auprès de l'éternelle vérité. Vous, femmes, qui connûtes
+sa beauté, sa vie pure et angélique, et sa conduite céleste sur la
+terre, plaignez-moi et laissez-vous toucher de pitié, non pour elle, qui
+est allée dans le séjour de paix, mais pour moi qu'elle laisse au milieu
+d'une horrible guerre. Si je tarde encore à la suivre, à briser mes
+liens mortels, je ne suis retenu que par l'amour. Il me parle; il se
+fait entendre ainsi dans mon cœur.--«Mets un frein à la douleur qui
+t'égare. On perd par l'excès des désirs ce ciel où ton cœur aspire, où
+est vivante à jamais celle qui paraît morte aux yeux des hommes, celle
+qui sourit en elle-même de la perte de sa belle dépouille, et qui ne
+s'afflige que pour toi. Sa renommée vit encore en cent lieux dans tes
+vers; elle te prie de ne la pas laisser s'éteindre, mais de rendre son
+nom encore plus célèbre par tes chants, s'il est vrai que tu aies chéri
+le doux empire de ses yeux.»</p>
+
+<p>La finale même de cette <i>canzone</i>, ce que les Italiens appelent la
+<i>chiusa</i>, qui est ordinairement un envoi ou une adresse si insignifiante
+que je n'ai point parlé de celle qui termine les autres <i>canzoni</i> que
+j'ai citées, est ici du même ton que le reste, et porte l'empreinte de
+l'émotion et de la douleur. «Fuis, lui dit le poëte, les couleurs gaies
+et riantes; ne t'approche point des lieux où sont les ris et les
+concerts. Tu n'es pas un chant, mais une plainte. Tu serais déplacée au
+milieu des troupes joyeuses, toi veuve inconsolable et vêtue de deuil.»</p>
+
+<p>Ces idées d'une éternelle vie acquise par la perte d'une vie fragile et
+d'une âme qui jouit, dégagée de sa dépouille mortelle, reviennent
+souvent dans cette partie des poésies de Pétrarque. La croyance y venait
+en quelque sorte au secours du sentiment. Quoique l'on sente souvent
+dans le style et dans les pensées de la première partie l'influence des
+idées et du langage religieux, on la sent encore beaucoup plus dans la
+seconde; et il est surprenant que l'auteur du <i>Génie du Christianisme</i>,
+qui a vu souvent cette influence où elle n'était pas, ne l'ait pas
+aperçue et développée dans celui des poëtes modernes où elle est si
+générale et si visible. Cette même idée termine encore heureusement ce
+sonnet touchant et poétique. «Si j'entends se plaindre les oiseaux<a id="footnotetag693" name="footnotetag693"></a>
+<a href="#footnote693"><sup class="sml">693</sup></a>,
+ou s'agiter doucement le vert feuillage au souffle du zéphyr, ou
+murmurer avec bruit des eaux limpides qui baignent une rive fraîche et
+fleurie, où je me suis assis pour penser à l'amour et pour écrire mes
+pensées, je vois, j'entends, j'écoute celle que le ciel ne fit que
+montrer, que la terre nous cache, et qui, de si loin, comme si elle
+était encore vivante, répond à mes soupirs. Eh! pourquoi te consumer
+avant le temps? me dit-elle avec une douce pitié. Pourquoi tes tristes
+yeux versent-ils un fleuve de larmes? Ne pleure pas sur moi: la mort m'a
+procuré des jours sans fin; et quand je parus fermer les yeux, je les
+ouvris à l'éternelle lumière.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote693"
+name="footnote693"><b>Note 693: </b></a><a href="#footnotetag693">
+(retour) </a> <i>Se lamentar' augelti</i>, etc. Son. 238.</blockquote>
+
+<p>Les mêmes lieux qui enchantaient notre poëte lorsque, pendant la vie de
+Laure, il y portait ou y trouvait partout son image, les campagnes qui
+environnent Avignon, le charmaient encore quand il y revint après la
+mort de Laure, et qu'il put s'y livrer à ses amoureux souvenirs.
+Quelques sonnets choisis parmi ceux qu'il fit à cette époque, quoique
+faiblement traduits en prose, conserveront peut-être encore l'empreinte
+de ces beaux lieux et de ces tristes sentiments. «Vallon qui retentis de
+mes gémissements<a id="footnotetag694" name="footnotetag694"></a>
+<a href="#footnote694"><sup class="sml">694</sup></a>, fleuve qui t'accroîs souvent de mes larmes,
+animaux des forêts, charmants oiseaux, et vous poissons que renferment
+ces deux verdoyants rivages, air qu'échauffent et que rendent plus
+sereins mes soupirs; doux sentier où je trouve aujourd'hui tant
+d'amertume; colline qui me plaisais, qui maintenant m'affliges, où, par
+habitude, l'amour me conduit encore; je reconnais bien en vous les
+formes accoutumées; mais hélas! je ne les reconnais plus en moi, qui,
+d'une si douce vie, me vois plongé dans d'inconsolables douleurs. C'est
+d'ici que je voyais celle que j'aime, et c'est en suivant les mêmes
+traces que je reviens voir le lieu d'où elle s'est élevée au ciel,
+laissant sur la terre sa dépouille mortelle.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote694"
+name="footnote694"><b>Note 694: </b></a><a href="#footnotetag694">
+(retour) </a> <i>V alle che de' lamenti miei se' piena</i>, etc. Son. 260.</blockquote>
+
+<p>«Zéphir revient<a id="footnotetag695" name="footnotetag695"></a>
+<a href="#footnote695"><sup class="sml">695</sup></a>; il ramène le beau temps, et les fleurs, et les
+gazons, sa douce famille, et le gazouillement de Progné, et les plaintes
+de Philomèle, et le printemps paré de couleurs blanches et vermeilles.
+Les prés sont plus riants, le ciel plus serein....<a id="footnotetag696" name="footnotetag696"></a>
+<a href="#footnote696"><sup class="sml">696</sup></a>, l'air, et les
+eaux, et la terre, sont remplis d'amour; toute créature animée se livre
+au plaisir d'aimer. Mais rien, hélas! ne revient pour moi que de plus
+profonds soupirs, tirés du fond de mon cœur par celle qui en a emporté
+les clefs au séjour céleste. Et le chant des oiseaux, et les plaines
+fleuries, et la douce présence de femmes honnêtes et belles, sont pour
+moi comme un désert peuplé de bêtes sauvages.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote695"
+name="footnote695"><b>Note 695: </b></a><a href="#footnotetag695">
+(retour) </a> <i>Zeffiro torna e'l bel tempo rimena</i>, etc. Son. 268.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote696"
+name="footnote696"><b>Note 696: </b></a><a href="#footnotetag696">
+(retour) </a> Je passe ici un vers aussi agréable que les autres; mais
+dont l'idée mythologique s'assortit mal avec le reste; et en refroidit
+le sentiment:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Giove s'allegra di mirar sua figlia.</i>
+</div></div>
+
+<p>Muratori croit y voir une imitation éloignée de Lucrèce; je le veux
+bien; mais Jupiter qui regarde avec joie Vénus sa fille, et Laure qui,
+quelques vers plus bas, emporte au ciel les clefs du cœur de son amant,
+ne sont point de la même croyance ni de la même langue poétique.</blockquote>
+
+<p>Mais le plus beau de ces sonnets<a id="footnotetag697" name="footnotetag697"></a>
+<a href="#footnote697"><sup class="sml">697</sup></a> est sans contredit celui-ci; je le
+mets, dans cette seconde partie, au même rang que le sonnet <i>Solo e
+pensoso</i> dans la première, et même encore au-dessus. «Je m'élevai par ma
+pensée<a id="footnotetag698" name="footnotetag698"></a>
+<a href="#footnote698"><sup class="sml">698</sup></a> jusqu'aux lieux où était celle que je cherche et que je ne
+retrouve plus sur la terre; là, parmi les habitants du troisième cercle
+céleste, je la revis plus belle et moins fière. Elle prit ma main, et me
+dit: Tu seras avec moi dans cette sphère, si mon désir ne me trompe
+pas. Je suis celle qui te fis une si rude guerre, et qui terminai ma
+journée avant le soir. Mon bonheur est au-dessus de l'intelligence
+humaine; je n'attends plus que toi, et ce beau voile qui m'enveloppait,
+que tu aimais tant, et qui est resté sur la terre. Ah! pourquoi
+cessa-t-elle de parler? et pourquoi ouvrit-elle sa main qui tenait la
+mienne? Au son de ces douces et chastes paroles, peu s'en fallut que je
+ne restasse dans les cieux.» C'est une vision dont l'idée est sublime,
+quoique simple, et qui est rendue dans l'original en vers aussi sublimes
+que l'idée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote697"
+name="footnote697"><b>Note 697: </b></a><a href="#footnotetag697">
+(retour) </a> J'en aurais pu citer beaucoup d'autres, principalement
+ceux-ci:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Alma felice, che sovente torni</i>, etc. Son. 241.<br>
+ <i>Anima bella, da quel nodo sciolta</i>, etc. Son. 264.<br>
+ <i>Ite, rime dolenti, al duro sasso</i>. Son. 287.<br>
+ <i>Tornami a mente, anzi v'è d'entro quella</i>, etc. Son. 290.<br>
+ <i>Quel rossignuol che si soave piagne</i>, etc. Son. 270.<br>
+ <i>Vago augeletto, che cantando vai</i>. Son. 317.<br>
+ <i>Dolce mio caro a pretioso pegno</i>. Son. 296.<br>
+ <i>Gli angeli eletti e l'anime beate</i>, etc. Son. 302.
+</div></div>
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote698"
+name="footnote698"><b>Note 698: </b></a><a href="#footnotetag698">
+(retour) </a> <i>Levomini il mio pensiero</i>, etc. Son. 261.</blockquote>
+
+<p>Voici un songe où les critiques trouvent moins de grandeur et de poésie
+dans le style, mais qui a encore plus d'intérêt, parce qu'il est plus
+étendu, qu'il renferme, dans une <i>canzone</i> tout entière, une plus grande
+abondance de sentiments, et qu'ils y sont exprimés, sous la forme du
+dialogue, avec un abandon qui se rapproche davantage de la nature.
+«Quand celle en qui je trouve mon doux et fidèle appui<a id="footnotetag699" name="footnotetag699"></a>
+<a href="#footnote699"><sup class="sml">699</sup></a> vint, pour
+donner quelque repos à ma vie fatiguée, s'asseoir sur l'un des bords de
+ma couche avec son parler doux et sage, à demi-mort de crainte et de
+pitié, je lui dis: D'où viens-tu maintenant, âme heureuse? Elle tire
+alors de son sein une palme et une branche de laurier, et me dit: Je
+viens du séjour serein de l'Empyrée; je descends de ces régions saintes,
+et c'est pour te consoler que je les quitte.--Je la remercie humblement
+par mes gestes et par mes paroles, et puis je lui demande: D'où sais-tu
+donc l'état où je suis? Elle me répond: Les ruisseaux de larmes dont tu
+ne te rassasies jamais, passent avec tes soupirs jusqu'au ciel à travers
+tant d'espace, et ils y troublent ma paix. Il te déplaît donc que je
+sois partie de ce lieu de misère, et parvenue à une meilleure vie? Ce
+départ devrait te plaire, si tu ne m'avais autant aimée que tu le
+montrais dans tes actions et dans tes discours. Je réponds alors: Je ne
+pleure que sur moi-même, qui suis resté parmi les ténèbres et les
+douleurs.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote699"
+name="footnote699"><b>Note 699: </b></a><a href="#footnotetag699">
+(retour) </a> <i>Quando il soave mio fido conforto</i>, etc. Canz. 47.</blockquote>
+
+<p>C'est sur ce ton que continue le dialogue. Elle lui explique le double
+emblême de la palme et du laurier, qui lui rappellent, l'une la victoire
+qu'elle a remportée sur elle-même, et l'autre l'arbre que Pétrarque a
+tant honoré par ses chants. Il veut lui parler de ces tresses blondes
+qui l'enchaînaient, de ces beaux yeux qui étaient son soleil, et qu'il
+croit voir encore. Elle lui dit de laisser ces vains discours aux
+insensés; elle est un pur esprit qui jouit du séjour céleste; elle ne
+paraît sous ces dehors qui le charmaient autrefois que pour se prêter à
+sa faiblesse. Un jour elle sera pour lui plus belle encore et plus
+chère, quand elle aura obtenu qu'il la rejoigne dans les cieux. Alors je
+pleurai, dit le poëte; de ses mains elle essuya mon visage, puis elle
+soupira doucement, puis elle fit entendre quelques plaintes qui
+auraient fendu les rochers. Elle disparut enfin, et mon songe partit
+avec elle. «Et l'on a pu mettre en doute si Pétrarque aimait
+véritablement Laure, et de quel amour il l'avait aimée, et même s'il y
+avait eu une Laure au monde! Et dans quel autre fond que dans un amour
+qui avait pénétré toutes les facultés de son âme, aurait-il pris ces
+visions mélancoliques et touchantes? Il faudrait donc croire qu'il était
+fou (mais de quelle heureuse et sublime folie!) pour s'occuper ainsi de
+Laure dans ses songes, plus de dix ans après l'époque de sa mort, ou
+plus fou encore pour imaginer tout éveillé de pareils rêves.</p>
+
+<p>Un dialogue non moins remarquable et d'un genre encore plus élevé fait
+le sujet de la <i>canzone</i> qui suit immédiatement cette dernière. La
+première idée n'en appartient point à Pétrarque; mais à <i>Cino da
+Pistoia</i>. En parlant de ce qui nous reste de ce poëte<a id="footnotetag700" name="footnotetag700"></a>
+<a href="#footnote700"><sup class="sml">700</sup></a>, j'ai annoncé
+cette imitation évidente de l'un de ses sonnets, qu'aucun des
+commentateurs de Pétrarque n'a remarquée. Voici ce que dit le sonnet:
+«L'amour irrité forma un jour contre moi mille doutes et mille
+plaintes<a id="footnotetag701" name="footnotetag701"></a>
+<a href="#footnote701"><sup class="sml">701</sup></a>, au tribunal de l'impératrice suprême, et il lui dit: Juge
+qui de nous deux est le plus fidèle. C'est par moi seul que celui-ci
+déploie dans le monde les voiles de la renommée: sans moi, il y serait
+malheureux. Au contraire, répondis-je, tu es la source de tous mes maux;
+j'ai depuis long-temps éprouvé l'amertume de tes douceurs. Il reprit:
+Esclave menteur et fugitif, est-ce donc là la reconnaissance que tu me
+dois pour t'avoir donné une beauté qui n'avait point son égale sur la
+terre? Que vaut pour moi ce don, répartis-je, si tu m'en as privé sitôt?
+Ce n'est pas moi, répondit-il; et notre souveraine prononça que, dans un
+si grand procès, il fallait plus de temps pour juger avec équité.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote700"
+name="footnote700"><b>Note 700: </b></a><a href="#footnotetag700">
+(retour) </a> Voy. ci-dessus, p. 327.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote701"
+name="footnote701"><b>Note 701: </b></a><a href="#footnotetag701">
+(retour) </a> <i>Mille dubbj in un dì, mille querele</i>, etc. Voy. <i>Rime di
+diversi antichi autori Toscani</i>, Venise, 1740, p. 164.</blockquote>
+
+<p>Voici maintenant comment Pétrarque a développé l'idée de <i>Cino</i>, dans
+cette <i>canzone</i>, l'une de ses plus belles, mais la plus longue de
+toutes, et que je resserrerai ici, ne pouvant la donner tout entière. La
+seule différence qui soit entre le fond des deux pièces, est que dans
+l'une c'est l'amour qui cite le poëte au tribunal de la raison, et que
+dans l'autre c'est le poëte qui y cite l'amour. «Je fis citer un jour
+mon ancien, doux et cruel maître<a id="footnotetag702" name="footnotetag702"></a>
+<a href="#footnote702"><sup class="sml">702</sup></a> devant la reine qui occupe la
+partie divine de notre nature, et qui est assise au sommet. Je m'y
+présentai moi-même accablé de douleur, de crainte et d'horreur, comme un
+homme qui redoute la mort, et qui veut faire entendre sa défense. Je
+commençai: O reine, dès ma tendre jeunesse, j'ai mis, pour mon malheur,
+le pied dans les états de celui que tu vois. Depuis ce temps, je n'ai
+plus éprouvé que des peines et des tourments si cruels, que ma patience
+fut vaincue et que je détestai la vie. Il m'a fuit mépriser les voies
+utiles et honnêtes: les fêtes et les plaisirs, je quittai tout pour le
+suivre. Qui pourrait exprimer combien j'eus de sujets de m'en plaindre?
+Un peu de miel, mêlé de beaucoup d'absynthe, a suffi par sa fausse
+douceur pour m'attirer dans sa foule amoureuse, moi qui, si je ne me
+trompe, étais né pour m'élever très-haut au-dessus de la terre. Il m'a
+fait moins aimer Dieu que je ne devais, et prendre moins de soin de
+moi-même. J'ai mis également en oubli toute autre pensée pour une femme.
+A quoi m'ont servi les dons du génie que j'avais reçus du ciel? Mes
+cheveux ont changé de couleur, et je ne puis rien changer à
+l'obstination de mes vœux. Il m'a fait chercher des pays déserts et
+sauvages, remplis de brigands, de bois affreux, d'habitants barbares;
+j'ai parcouru les monts, les vallées, les fleuves et les mers. L'hiver,
+dans les mois les plus tristes, j'ai bravé les périls et les fatigues,
+et ni lui, ni mon autre ennemi ne me laissaient un instant de repos ...
+Mes nuits n'ont plus connu le sommeil; et il n'est plus de filtres ni de
+charmes qui puissent le leur rendre. Par ruse et par force, il s'est
+rendu le maître absolu de mes esprits. Établi dans mon cœur, il le ronge
+comme un ver ronge le bois desséché par le temps. Enfin c'est de lui que
+naissent les larmes et les souffrances, les paroles et les soupirs dont
+je me fatigue moi-même, et dont peut-être je fatigue aussi les autres.
+Juge maintenant entre lui et moi, toi qui nous connais tous les deux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote702"
+name="footnote702"><b>Note 702: </b></a><a href="#footnotetag702">
+(retour) </a> <i>Quell' antico mio dolce empio signore</i>, etc. Canz. 48.</blockquote>
+
+<p>«Mon adversaire prit alors la parole: O reine, dit-il, écoute l'autre
+partie: elle te dira la vérité que cet ingrat te cache. Il s'adonna dans
+son premier âge à l'art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges;
+et lorsque je lui ai fait quitter tant d'ennui pour mes plaisirs, il n'a
+pas honte de se plaindre de moi, et d'appeler misérable une vie
+honorable et douce! C'est moi qui ai purifié ses désirs; s'il a obtenu
+quelque renommée, il ne l'a due qu'à moi, qui ai élevé son esprit à une
+hauteur où il n'aurait jamais atteint de lui-même. Il connaît quelle fut
+autrefois la destinée d'Atride, d'Achille, d'Annibal et d'autres héros
+aussi célèbres; il sait que je les laissai s'avilir par l'amour de
+quelques esclaves: et pour lui, entre mille femmes choisies, j'en ai
+encore choisi une, telle qu'on n'en reverra jamais sur la terre. Je lui
+ai donné un parler si suave et un chant si doux, qu'aucune pensée basse
+ou triste ne put exister devant elle. Tels furent avec lui mes
+artifices, tels furent les dégoûts et les amertumes dont je l'abreuvai;
+telle est la récompense qu'on obtient en servant un ingrat. Je l'élevai
+si haut sur mes ailes, que les dames et les chevaliers se plaisaient à
+l'entendre, et que son nom brille parmi ceux des plus grands génies,
+tandis qu'il n'eût peut-être été sans moi qu'un vil flatteur de cour et
+un homme vulgaire. Il ne s'est élevé et rendu célèbre que parce qu'il a
+appris de moi et de celle qui n'eut point d'égale au monde. Pour tout
+dire enfin, je l'ai fait renoncer, pour un si noble esclavage, à mille
+actions déshonnêtes: rien de vil ne peut plus lui plaire. Jeune encore,
+la délicatesse et la pudeur dirigèrent et sa conduite et ses pensées,
+depuis qu'il appartient à celle qui s'était gravée dans son cœur en
+nobles caractères, et qui le rendait semblable à elle. C'est de nous
+qu'il tient tout ce qu'il a de rare et de distingué, et c'est de nous
+qu'il ose se plaindre! Enfin je lui avais, à lui-même, donné des ailes
+pour s'élever par la connaissance des choses mortelles jusqu'à celle du
+Créateur. Il pouvait, en contemplant les vertus de celle qui faisait son
+espérance, remonter jusqu'à la cause première: mais il m'a mis en oubli,
+moi et cette beauté que je lui avais donnée pour être l'appui de sa vie
+fragile. A ces mots, je jetai un cri plaintif. Oui, m'écriai-je, il me
+l'a donnée; mais il me l'a bientôt ravie. Ce n'est pas moi, répondit-il,
+mais celui qui la voulait pour lui-même. Nous nous tournâmes enfin tous
+les deux vers le siége de notre juge, moi tout tremblant, et lui en
+prononçant des paroles dures et hautaines. Nous la priâmes à la fois de
+prononcer la sentence; elle nous dit en souriant: je suis charmée
+d'avoir entendu vos raisons; mais il faut plus de temps, pour juger un
+si grand procès.»</p>
+
+<p>On connaît maintenant par ces grandes compositions lyriques, mieux que
+par des sonnets, le génie poétique de Pétrarque<a id="footnotetag703" name="footnotetag703"></a>
+<a href="#footnote703"><sup class="sml">703</sup></a>. Mais il en est
+d'autres où ce génie se montre peut-être encore davantage, parce qu'au
+lieu de l'amour et de Laure, sujet qui exigeait dans l'esprit plus de
+délicatesse que de grandeur, il y traite des matières ou politiques ou
+morales, qui demandaient dans le talent du poëte une élévation et une
+force proportionnées au sujet même. Telle est la <i>canzone</i> adressée à
+son ami Jacques Colonne, évêque de Lombès<a id="footnotetag704" name="footnotetag704"></a>
+<a href="#footnote704"><sup class="sml">704</sup></a>, au sujet d'un projet de
+croisade qui fermentait à la cour du pape, et dont Pétrarque eut le
+malheur de partager l'illusion. Elle commence par ces beaux vers:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>O aspettata in ciel beata e bella</i><a id="footnotetag705" name="footnotetag705"></a>
+<a href="#footnote705"><sup class="sml">705</sup></a><br>
+ <i>Anima, che di nostra umanitade<br>
+ Vestita vai, non come l'altre carca</i>, etc.
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote703"
+name="footnote703"><b>Note 703: </b></a><a href="#footnotetag703">
+(retour) </a> Le fil d'idées que j'ai suivi dans l'examen de la seconde
+partie du <i>Canzoniere</i>, ne m'a pas conduit à y faire entrer l'ingénieuse
+et charmante <i>canzone</i>:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Amor, se vuo'ch'i torni al giogo antico</i>. Canz. 41.
+</div></div>
+
+<p>que Pétrarque semble avoir faite dans un moment où l'amour voulait lui
+tendre de nouveaux piéges; il y en a peu de plus connues, et qui
+méritent mieux de l'être.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote704"
+name="footnote704"><b>Note 704: </b></a><a href="#footnotetag704">
+(retour) </a> Voy. <i>Mem. pour la Vie de Pétr.</i>, t. I, p. 245.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote705"
+name="footnote705"><b>Note 705: </b></a><a href="#footnotetag705">
+(retour) </a> Canz. 5.</blockquote>
+
+<p>Telle est encore celle qui commence par ces mots: <i>Spirto gentil che
+quelle membra reggi</i><a id="footnotetag706" name="footnotetag706"></a>
+<a href="#footnote706"><sup class="sml">706</sup></a> que Voltaire a cru, d'après plusieurs auteurs,
+adressée au fameux tribun <i>Cola Rienzi</i>; mais qui l'est évidemment à
+l'un des frères de l'évêque de Lombès, au jeune Etienne Colonne,
+lorsqu'il fut nommé sénateur de Rome<a id="footnotetag707" name="footnotetag707"></a>
+<a href="#footnote707"><sup class="sml">707</sup></a>. Pétrarque y reprend avec
+force les vices et surtout l'oisive et lâche indifférence où l'Italie
+était plongée, tandis que des étrangers se partageaient ses dépouilles;
+il y fait entendre ce grand nom de peuple de Mars; il rappelle ceux des
+Brutus, des Scipion et des Fabricius; il les fait résonner aux oreilles
+des Romains assoupis, et il espère que son héros les réveillera de leur
+honteuse léthargie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote706"
+name="footnote706"><b>Note 706: </b></a><a href="#footnotetag706">
+(retour) </a> Canz. 11.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote707"
+name="footnote707"><b>Note 707: </b></a><a href="#footnotetag707">
+(retour) </a> Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, etc., t. I, p. 276.</blockquote>
+
+<p>Mais ces idées et ces sentiments, dignes de l'ancienne Rome, brillent
+surtout dans cette belle ode que lui dicta son amour pour sa chère
+Italie, dans un moment où il la voyait déchirée par les guerres
+sanglantes que se faisaient entre eux de petits princes, sans qu'il pût
+résulter de cette longue effusion de sang, rien de bon ni d'honorable
+pour elle. Cette <i>canzone</i><a id="footnotetag708" name="footnotetag708"></a>
+<a href="#footnote708"><sup class="sml">708</sup></a> est une des plus belles productions de
+la lyre italienne. La gravité du style y répond à celle de la matière.
+Tout y est noble et revêtu d'une sorte de majesté. Au lieu de figures
+vives et brillantes, ce sont des images et des pensées pleines de
+magnificence et de dignité. Le poëte se représente lui-même, dans la
+première strophe, désirant que l'expression de ses soupirs soit telle
+que l'espèrent le Tibre, l'Arno et le Pô, près des bords duquel il est
+assis; ce qui fait conjecturer qu'a Rome, à Florence et à Parme, où l'on
+croit qu'il était alors, on l'avait engagé à composer sur ce sujet qui
+intéressait toute l'Italie<a id="footnotetag709" name="footnotetag709"></a>
+<a href="#footnote709"><sup class="sml">709</sup></a>, et à se jeter, pour ainsi dire, le
+rameau poétique à la main, au milieu de ces furieux. C'est donc une
+sorte de mission sacrée qu'il remplit, et c'est sans doute ce qui lui a
+inspiré le ton qu'il prend et qu'il soutient dans toute cette ode. Il
+s'adresse à l'Italie elle-même, dont le beau corps est couvert de plaies
+mortelles, et à Dieu pour qu'il prenne en pitié sa nation chérie, qu'il
+fléchisse les cœurs endurcis par le bruit des armes, et qu'il les
+dispose à écouter la vérité qui va s'énoncer par sa voix.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote708"
+name="footnote708"><b>Note 708: </b></a><a href="#footnotetag708">
+(retour) </a> <i>Italia mia, ben che'l parlar sia indarno</i>, etc. Part. I,
+canz. 29.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote709"
+name="footnote709"><b>Note 709: </b></a><a href="#footnotetag709">
+(retour) </a> Voy. <i>Mém. pour la Vie de Pétr.</i>, t. II, p. 186.</blockquote>
+
+<p>«O vous, dit-il ensuite à ces princes, vous à qui la Fortune a remis le
+gouvernement des belles contrées dont il ne paraît pas que vous ayez la
+moindre pitié, que font ici toutes ces armes étrangères? Est-ce pour que
+vos plaines verdoyantes soient teintes du sang des barbares? Une vaine
+erreur vous flatte: vous cherchez dans un cœur vénal l'amour et la
+fidélité. Celui de vous qui soudoie plus de soldats est environné de
+plus d'ennemis. Oh! de quels étranges déserts ce torrent est-il descendu
+pour inonder nos douces campagnes? Si nous ne l'arrêtons de nos propres
+mains, qui pourra nous en garantir? La Nature avait pourvu à notre
+sûreté, quand elle plaça les Alpes comme un rempart entre nous et la
+fureur germanique; mais le désir aveugle, et constant à vouloir ce qui
+est contraire au bien; n'a point eu de repos qu'il n'ait procuré à un
+corps sain une maladie mortelle. Maintenant que, dans une même enceinte,
+habitent des bêtes sauvages et de paisibles brebis, c'est toujours aux
+bons à gémir. Et, pour comble de maux, ce sont ici les descendants de ce
+peuple barbare et sans lois, à qui Marius fit de si profondes blessures,
+que la mémoire s'en conserve encore, quand, accablé de soif et de
+fatigue, il but dans le cours du fleuve, moins de l'eau que du
+sang<a id="footnotetag710" name="footnotetag710"></a>
+<a href="#footnote710"><sup class="sml">710</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote710"
+name="footnote710"><b>Note 710: </b></a><a href="#footnotetag710">
+(retour) </a> Expression de Florus: <i>Ut victor Romanus de cruento
+flumine non plus aquœ biberit quam sanguinis barbarorum.</i> Lib. III, c.
+3.</blockquote>
+
+<p>Après deux autres strophes qui ne sont pas tout-à-fait de la même force,
+quoiqu'il y ait encore de beaux sentiments et de beaux vers, il met dans
+la bouche des Italiens eux-mêmes des paroles qui doivent émouvoir les
+princes auxquels il s'adresse; et c'est avec un mouvement si rapide que
+les interprètes s'y sont trompés, et qu'ils ont cru qu'il parlait de
+lui-même, de sa patrie et de la sépulture de ses ancêtres. Ils ont
+oublié qu'il était natif d'Arezzo, que ses parents étaient morts à
+Avignon, et qu'il était alors à Parme. «N'est-ce pas là cette terre que
+je foulai dans mes premiers ans? N'est-ce pas dans cet asyle que je fus
+nourri si doucement? N'est-ce pas cette patrie, mère tendre et
+indulgente, qui couvre de son sein mes deux parents? Au nom de Dieu! que
+ces paroles touchent votre âme, et regardez en pitié ces plaintes d'un
+peuple baigné de larmes qui, après Dieu, n'attend son repos que de vous.
+Pour peu que vous vous montriez sensibles à ses maux, le courage
+s'armera contre la fureur et le combat ne sera pas long; car l'antique
+valeur n'est pas encore éteinte dans les cœurs italiens.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che l'antico valore<br>
+ Negli italici cor non è ancor morto.</i>
+</div></div>
+
+<p>Voilà de ces traits nationaux que tout un peuple répète avec orgueil, et
+qui l'attachent au nom d'un poëte par d'autres sentiments que ceux qu'on
+a pour de beaux vers.</p>
+
+<p>Cet amour pour sa patrie, qui forme un des plus beaux traits du
+caractère de Pétrarque, et son goût naturel pour l'honnêteté des mœurs,
+encore augmenté par la pureté du sentiment dont il était rempli, lui
+donnaient, comme on l'a vu dans sa Vie, une forte aversion pour le
+séjour d'Avignon, et pour les mœurs qu'il voyait régner à la cour des
+papes. Il ne pouvait souffrir que le scandale partît, comme cela n'est
+arrivé que trop souvent, du centre même d'où l'édification devait
+sortir. L'indignation qu'il en conçut, et qui s'exhale souvent dans ses
+lettres, lui dicta aussi des sonnets violens contre la nouvelle
+Babylone. Son zèle pour son pays et pour la vertu le rendit le censeur
+âcre du vice, et changea en satyrique mordant et emporté l'amant de
+Laure et le poëte de l'amour. Tantôt il personnifie, dans le style des
+prophètes, cette ville, objet de sa haine. «Que la flamme du ciel, lui
+dit-il<a id="footnotetag711" name="footnotetag711"></a>
+<a href="#footnote711"><sup class="sml">711</sup></a>, tombe sur les tresses de ta chevelure, méchante, qui t'es
+élevée, aux dépens d'autrui, de la vie frugale des premiers hommes
+jusqu'à la richesse et à la grandeur! repaire des trahisons où se
+prépare tout le mal aujourd'hui répandu dans le monde! esclave du vin,
+du lit et de la bonne chère, chez qui la luxure exerce tout son pouvoir!
+On voit dans les chambres de tes palais, danser ensemble des jeunes
+filles et des vieillards, et Belzébuth au milieu, avec ses soufflets,
+ses feux et ses miroirs. Puisses-tu n'être plus nourrie sur la plume, au
+frais et à l'ombre, mais exposée nue aux vents, et sans chaussure aux
+ronces et aux épines! Vis alors, jusqu'à ce que ton odeur infecte
+s'élève jusqu'au trône de Dieu!» Tantôt il prédit sa chute prochaine:
+«L'avare Babylone<a id="footnotetag712" name="footnotetag712"></a>
+<a href="#footnote712"><sup class="sml">712</sup></a> a comblé la mesure de la colère céleste et de ses
+vices impies. Il faut enfin que cette colère éclate. L'infâme s'est
+donné pour dieux, non pas Jupiter ni Pallas, mais Vénus et Bacchus. En
+attendant le jour de la justice, je me détruis et me ronge moi-même;
+mais ce jour approche: ses idoles seront renversées éparses sur la
+terre, et ses tours, superbes ennemies du ciel, et ceux qui les habitent
+seront, au-dedans et au-dehors, consumés par les flammes. De belles
+âmes, amies de la vertu, gouverneront alors le monde, nous le verrons
+reprendre les mœurs du siècle d'or, et se renouveler tous les antiques
+exemples.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote711"
+name="footnote711"><b>Note 711: </b></a><a href="#footnotetag711">
+(retour) </a> <i>Fiamma dal ciel sul le tue treccie piava</i>, etc. Son.
+109.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote712"
+name="footnote712"><b>Note 712: </b></a><a href="#footnotetag712">
+(retour) </a> <i>L'avara Babilonia ha colma'l sacco</i>, etc. Son. 106.</blockquote>
+
+<p>Une autre fois encore, il épuise contre la cour romaine, et contre
+l'Église telle qu'elle était devenue dans cette cour, toute la violence
+de sa bile, et tout le fiel de sa plume. Il accumule ainsi contre elle,
+avec plus d'emportement que de goût, les apostrophes et les injures.
+«Source de maux<a id="footnotetag713" name="footnotetag713"></a>
+<a href="#footnote713"><sup class="sml">713</sup></a>, asyle de colère, école d'erreurs et temple de
+l'hérésie, Rome autrefois, aujourd'hui Babylone fausse et coupable,
+pour qui sont répandus tant de pleurs et poussés tant de soupirs; ô
+forge d'artifices! ô cruelle prison, où le bien expire, où tout le mal
+est produit et nourri! ô enfer des vivans! ce serait un grand miracle si
+le Christ ne te faisait enfin sentir son courroux. Fondée jadis dans une
+chaste et humble pauvreté, tu lèves contre tes fondateurs ta tête
+menaçante. Courtisane effrontée! où as-tu placé ton espérance? dans tes
+adultères et dans tes richesses immenses et mal acquises. Constantin ne
+reviendra plus pour les accroître; c'est au monde pervers à te les
+fournir, puisqu'il le souffre.» Je conviens que cette poësie, qui sent
+plus l'école hébraïque que celle d'Horace et de Tibulle, est peu séante
+dans un ecclésiastique assez bien venu, après tout, et même distingué
+dans cette même cour qu'il traitait avec si peu de mesure. Je n'ai cité
+ces morceaux que pour faire connaître le talent de Pétrarque dans tous
+les genres où il s'est exercé.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote713"
+name="footnote713"><b>Note 713: </b></a><a href="#footnotetag713">
+(retour) </a> <i>Fontana di dolore, albergo d'ira</i>, etc. Son. 107.</blockquote>
+
+<p>Il ne reste plus à parler que d'un genre dont il s'occupa surtout dans
+sa vieillesse, c'est celui de ces poëmes auxquels il donna le titre de
+<i>Triomphes</i>, et dans lesquels on retrouve encore des beautés dignes de
+son meilleur temps. Ce sont des visions qu'il y raconte. Elles étaient
+alors à la mode; les Provençaux les y avaient mises. Après eux,
+<i>Bru</i><i>netto Latini</i>, et surtout le Dante, avaient fondé sur des visions
+le merveilleux de leurs poëmes. <i>Fazio degli Uberti</i>, comme nous le
+verrons bientôt, suivit leur exemple. Pétrarque voulut aussi traiter ce
+genre de poésie. Comme le Dante, et sans doute à son imitation, car ce
+fut plusieurs années après en avoir reçu de Boccace un exemplaire, il
+composa ces <i>Triomphes</i> en <i>terza rima</i> ou tercets; peut-être même se
+flatta-t-il de pouvoir lutter avec l'auteur de la <i>Divina Commedia</i>,
+après s'être élevé, dans le lyrique, au-dessus de lui et de tous les
+autres. Quoiqu'il en soit, ces Triomphes sont au nombre de cinq, divisés
+chacun en plusieurs <i>capitoli</i> ou chapitres. Le premier est le Triomphe
+de l'Amour. Le poëte feint qu'il voit, comme dans un songe, l'Amour sur
+son char, avec tous ses attributs, entouré du nombreux cortége de tous
+les personnages anciens des deux sexes, tant de l'histoire que de la
+fable, et même de quelques personnages modernes, célèbres par des
+aventures d'amour, ou par une mort tragique dont l'amour a été la cause.
+La liste en est si considérable qu'elle remplit presque tous les quatre
+<i>capitoli</i> du poëme, et que ce n'est en effet, à peu près, qu'une liste
+assez dépourvue de poësie et d'intérêt. Le Triomphe de la Chasteté n'a
+qu'un chapitre et n'est qu'une suite de celui de l'Amour. Ce dieu, dans
+sa marche victorieuse, rencontre Laure. Il l'attaque et veut triompher
+d'elle; mais il est vaincu, fait prisonnier et chargé de chaînes. Laure
+jouit de sa victoire, entourée des vierges et des matrones de
+l'antiquité que leur chasteté a rendues célèbres.</p>
+
+<p>Le Triomphe de la Mort est le troisième. C'est le meilleur, le plus
+poétique et le plus intéressant de tous. Dans le premier des deux
+<i>capitoli</i> qui le composent, Laure, environnée de ses compagnes, revient
+avec honneur de ce combat où elle a vaincu l'Amour. Tout à coup une
+enseigne noire paraît: une femme la suit, vêtue de noir elle-même, dans
+une attitude et avec une voix terrible. Elle arrête cette troupe
+aimable, menace celle qui la conduit, et la frappe. Pétrarque place ici
+tous les détails des derniers moments de Laure, tels qu'il les avait
+appris, et peut-être embellis par son imagination et par les illusions
+de son cœur. On la voit entourée de ses compagnes qui la pleurent et
+l'admirent: elle expire enfin et paraît s'endormir d'un doux sommeil.
+Elle ne perd rien de sa beauté; la mort est belle sur son visage. Dans
+le second chapitre, le poëte raconte que la nuit même qui suit cette
+perte cruelle, Laure lui apparaît, lui tend la main, d'un air pensif,
+modeste et sage, et le fait asseoir avec elle, au bord d'un ruisseau, à
+l'ombre d'un laurier et d'un hêtre. Leur entretien roule quelque temps
+sur la mort, qu'elle lui apprend à ne point craindre, qui n'est
+redoutable que pour les méchants, et qui a eu pour elle des douceurs
+auxquelles on ne peut rien comparer de ce qu'on éprouve de plus doux
+dans la vie. Pétrarque ose ensuite lui demander si jamais, sans renoncer
+aux lois de l'honneur, elle ne fut disposée à payer, par un égal amour,
+celui qu'il avait eu pour elle. Elle sourit, et lui répond que son cœur
+fut toujours d'accord avec le sien, qu'une mère n'aima peut-être jamais
+plus tendrement, mais que, voyant les dangers qu'ils pouvaient courir,
+c'était elle qui s'était chargée de le contenir dans de justes bornes,
+et de réprimer ses désirs. Elle lui retrace alors toutes les petites
+ruses qu'elle employait, tantôt pour l'empêcher, de se livrer à trop
+d'espérance, tantôt pour ne la lui pas ôter tout entière, surtout
+lorsqu'elle le voyait triste et pâle de douleur ou de crainte. Elle
+avoue qu'elle l'a vu avec plaisir uniquement occupé d'elle, rendre son
+nom célèbre par ses vers, que même elle l'a véritablement aimé; qu'ils
+brûlaient tous deux à peu près du même feu, mais que l'un osait le
+déclarer et l'autre était forcée de se taire. Toute la conduite de Laure
+pendant sa vie, prouve la vérité de ce que dit ici son fantôme ou son
+ombre; et l'on est vraiment touché de voir que, dans un âge avancé,
+Pétrarque ne se consolait encore de l'avoir perdue qu'en se rappelant et
+en retraçant dans ses vers tout ce qui lui faisait croire que Laure en
+effet l'avait aimé. Le jour est prêt à paraître: elle est forcée de le
+quitter. Il lui dit, en peu de mots, combien ses discours ont porté de
+consolation dans son âme. Mais il ne peut vivre sans elle: ne
+pourra-t-il obtenir bientôt la permission de la suivre? Elle lui prédit,
+en le quittant, qu'il sera encore long-temps séparé d'elle.</p>
+
+<p>Telle est l'idée de ce petit poëme, où l'on chercherait en vain la même
+richesse et la même perfection de style que dans les poésies lyriques de
+Pétrarque; mais qui a de l'intérêt par le sujet même, par le ton de
+vérité qui y règne, et parce qu'il contient comme le complément de cette
+histoire, des amours de notre poëte, dont il fixe tout-à-fait la
+réalité, la nature et le caractère. Les Triomphes de la Renommée, du
+Temps et de la Divinité, qui viennent ensuite et qui terminent le
+recueil, n'ont pas, à beaucoup près, le même mérite. D'ailleurs,
+lorsque, prêt à finir l'examen de ces poésies qui sont remplies du nom
+de Laure, comme la vie du poëte fut remplie de son amour, on l'a
+retrouvée encore une fois, lorsqu'on a encore entendu sa douce voix,
+appris d'elle-même son secret, et recueilli ses consolantes paroles,
+c'est là qu'il faut s'arrêter, c'est par-là que l'esprit et le cœur sont
+d'accord pour nous ordonner de finir.</p>
+
+<p>Si l'on veut apprécier exactement les poésies de Pétrarque, il faut
+beaucoup s'écarter de l'opinion qu'il en avait lui-même. Il n'avait
+jamais cru qu'elles dussent contribuer à sa réputation, qu'il fondait
+sur ses ouvrages philosophiques et sur ses poésies latines. Il avait
+destiné ses poésies vulgaires à exprimer sans effort les divers
+mouvements de son cœur, et à plaire aux femmes et aux hommes du monde,
+pour qui la langue latine était moins familière que l'italienne. Il ne
+s'attendait pas à un succès si grand et si général, et fut surpris de
+leur renommée. C'est ce qu'il dit lui-même très-clairement dans ce
+sonnet de sa seconde partie<a id="footnotetag714" name="footnotetag714"></a>
+<a href="#footnote714"><sup class="sml">714</sup></a>. «Si j'avais pensé que le son de mes
+soupirs répandu dans mes vers pût obtenir tant de succès, j'en aurais
+augmenté le nombre, et j'en aurais plus travaillé le style. Mais depuis
+la mort de celle qui me faisait parler, et qui était toujours en tête de
+mes pensées, je ne puis plus donner à des rimes incultes et obscures la
+douceur et la clarté qui leur manquent. Certes, tout mon désir était
+alors de soulager les tourments de mon cœur, et non d'acquérir de la
+gloire. Je ne voulais que pleurer, et non me faire honneur de mes
+larmes. Maintenant je voudrais plaire; mais cette fière beauté
+m'appelle, et veut que je la suive en silence, tout fatigué que je
+suis.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote714"
+name="footnote714"><b>Note 714: </b></a><a href="#footnotetag714">
+(retour) </a> <i>S'io havessi pensato</i>, etc. Son. 252.</blockquote>
+
+<p>Ce même jugement est souvent répété, dans ses lettres, sur ces
+productions de sa jeunesse, qu'il appelait <i>ses bagatelles</i><a id="footnotetag715" name="footnotetag715"></a>
+<a href="#footnote715"><sup class="sml">715</sup></a>; mais
+la postérité en a jugé différemment. Elle a regardé Pétrarque, pour ses
+prétendues bagatelles, comme le créateur de la poésie lyrique chez les
+modernes, et en effet quelques autres poëtes lui avaient préparé les
+voies, et avaient fait entendre avant lui de ces grandes odes ou
+<i>canzoni</i> qui diffèrent beaucoup de l'ode antique, et dont la première
+invention appartient aux Troubadours; mais il y mit plus de perfection,
+et réunit lui seul toutes les qualités partagées entre ses
+prédécesseurs. Il joignit à la gravité du Dante la finesse de <i>Guido
+Cavalcanti</i> et la noblesse de <i>Cino da Pistoia</i><a id="footnotetag716" name="footnotetag716"></a>
+<a href="#footnote716"><sup class="sml">716</sup></a>. Le sonnet, déjà
+beaucoup amélioré par <i>Guittone d'Arezzo</i>, devint entre ses mains si
+parfait qu'on n'a pu y rien ajouter depuis. Et les odes et les sonnets
+sont remplis et surabondent en quelque sorte de pensées neuves et
+choisies, d'expressions fortes et délicates à la fois, tantôt nouvelles
+et tantôt renouvelées, soit par l'acception où elles sont prises, soit
+par le coloris dont elles brillent; de mots, de phrases et de tours
+propres à la langue italienne, ou cueillis, pour ainsi dire, à la racine
+commune de l'idiome vulgaire et de la langue latine. Les sentiments
+qu'il exprime paraissent, il est vrai, quelquefois ou trop raffinés en
+eux-mêmes, ou trop assaisonnés par l'esprit, pour partir véritablement
+du cœur; mais on ne peut y méconnaître une élévation, une noblesse et
+une pureté qui, s'il est vrai qu'elles aient cessé de régner dans
+l'amour, doivent exciter des regrets.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote715"
+name="footnote715"><b>Note 715: </b></a><a href="#footnotetag715">
+(retour) </a> <i>Nugellas vulgares; Senil.</i>, l. XIII, ép. 10.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote716"
+name="footnote716"><b>Note 716: </b></a><a href="#footnotetag716">
+(retour) </a> Gravina, <i>Ragione Poet.</i>, l. II, n°. 27.</blockquote>
+
+<p>On voit qu'il ne voulut point, comme les poëtes anciens, peindre les
+effets extérieurs de la passion et les plaisirs sensibles qu'ils ont su
+rendre avec tant de fidélité, et que l'on goûte d'autant plus dans leurs
+vers, que l'on y reconnaît davantage ses propres affections et ses
+faiblesses<a id="footnotetag717" name="footnotetag717"></a>
+<a href="#footnote717"><sup class="sml">717</sup></a>; mais qu'ayant élevé son âme par la contemplation du
+beau moral, et par l'espèce de culte que Laure obtint de lui, jusqu'à un
+amour dégagé des sens, il sut donner à cette passion le langage le plus
+naturel, puisqu'il est le plus convenable à sa nature presque céleste.
+Le cours des opinions et des mœurs a emporté loin de nous les passions
+de cette espèce; mais elles n'étaient pas sans exemple de son temps; et,
+certain une fois, comme on doit l'être, que ce qu'il exprima d'une
+manière si ingénieuse et, si l'on veut, si extraordinaire, il le sentait
+réellement, on doit trouver un plaisir secret à reconnaître dans ses
+poésies au moins comme un objet de curiosité, les traces de cet amour
+presque entièrement disparu de la terre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote717"
+name="footnote717"><b>Note 717: </b></a><a href="#footnotetag717">
+(retour) </a> Gravina, <i>ibid.</i>, n°. 28.</blockquote>
+
+<p>Elles peuvent même servir comme de pierre de touche pour juger et les
+autres et soi-même. Sans aspirer à la sublimité de ces sentiments, trop
+supérieurs à l'imperfection humaine, il est sûr que plus on aimera les
+poésies de Pétrarque, plus on aura en soi, si jamais ces passions pures
+revenaient à la mode, ce qui rendrait capable de les sentir.</p>
+
+<p>Il faut au reste être aussi insensible aux beautés poétiques qu'aux
+beautés morales pour n'y pas apercevoir un caractère original et, pour
+ainsi dire, primitif, un pathétique d'un genre particulier, mais
+cependant réel, et qui naît de la persuasion intime et des affections
+profondes du poëte; une richesse d'images qui va quelquefois jusqu'à la
+profusion, mais qui, même avec ses excès, vaut toujours mieux que
+l'indigence; une grande dignité de pensées philosophiques et morales,
+une érudition choisie et sagement employée, et surtout un style si pur,
+si harmonieux et si doux, que parmi un grand nombre de morceaux dont il
+est aisé de faire choix, il en est peu qui, comme les vers d'Horace, de
+Virgile, de Racine et de La Fontaine, ne se gravent dans la mémoire sans
+effort et comme d'eux-mêmes.</p>
+
+<p>On croit qu'il profita beaucoup des poëtes provençaux, et l'on voit en
+effet dans ses vers quelques traces de ces imitations dont on ne peut
+lui faire un reproche, puisque partout où il imite il embellit. Il peut
+aussi avoir connu la poésie des Arabes, au moins dans des traductions,
+et l'un de ses premiers sonnets sur la mort de Laure paraît presque
+copié d'une pièce de vers sur la mort du fameux Salah-Eddin ou Saladin
+qu'on trouve dans la Bibliothèque Orientale<a id="footnotetag718" name="footnotetag718"></a>
+<a href="#footnote718"><sup class="sml">718</sup></a>; mais il ne prit de
+personne l'abondance de ses sentiments et de ses pensées, la grâce et la
+facilité de son élocution, ni toutes les qualités éminentes de son
+style. Après tous les poëtes qui l'avaient précédé, après Dante
+lui-même, il restait encore à faire, quant au choix des expressions et à
+la fixation de la langue: après Pétrarque, il ne resta plus rien. Il n'y
+a peut-être pas, selon M. l'abbé Denina<a id="footnotetag719" name="footnotetag719"></a>
+<a href="#footnote719"><sup class="sml">719</sup></a>, dans tout le <i>canzoniere</i>,
+deux expressions, même parmi celles que lui arrachait la nécessité de la
+rime, qui aient vieilli, ou qui soient hors d'usage. Il joignit au choix
+des mots le soin de les placer de manière à en augmenter l'effet, l'art
+d'assortir la coupe des vers à la nature des sentiments et des pensées,
+d'entremêler les vers les plus gracieux et les plus doux de vers forts,
+énergiques et qui ont quelquefois une sorte d'âpreté; et les vers
+simples et naturels, de vers travaillés avec le plus grand artifice.
+Dans tout ce qu'il a écrit, même lorsqu'il s'égare, ou reconnaît à la
+fois le naturel et le travail du poëte. La nature lui avait donné le
+génie poétique, sans lequel on se fatigue en vain, et il y ajouta cette
+étude constante des grands modèles et ce travail obstiné qui font seuls
+fructifier le génie. Enfin, dans ce choix de mots et d'expressions qui
+était alors si difficile, puisque la langue était pour ainsi dire encore
+à son enfance, et dans toutes ces autres parties si essentielles de
+l'art, il fut guidé par un goût délicat que le génie n'a pas toujours,
+que l'étude développe, mais qu'elle ne donne pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote718"
+name="footnote718"><b>Note 718: </b></a><a href="#footnotetag718">
+(retour) </a> Voy. Herbelot, au mot <i>Salah-Eddin</i>; Denina, <i>Vicende
+della Letteratura</i>, l. II, c. 12.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote719"
+name="footnote719"><b>Note 719: </b></a><a href="#footnotetag719">
+(retour) </a> <i>Loc. cit.</i></blockquote>
+
+<p>Je n'oserais pas ajouter à cette délicatesse de goût la sûreté, car
+c'est ce dont il manqua quelquefois, et ce que les restes de barbarie de
+son siècle, et les abus qui s'étaient introduits avant lui ne lui
+permettaient pas d'avoir. Il ne put se refuser à ces jeux antithétiques
+du chaud et du froid, de la glace et de la flamme, de la paix et de la
+guerre qui viennent quelquefois défigurer ses morceaux les plus
+agréables et les plus intéressants. C'est encore son siècle qu'il faut
+accuser de ces idées froidement alambiquées, nées de l'espèce de fureur
+platonique qui régnait alors, et dont nous avons vu de malheureux
+exemples dès les premiers pas de la langue et de la poésie
+italiennes<a id="footnotetag720" name="footnotetag720"></a>
+<a href="#footnote720"><sup class="sml">720</sup></a>. Mais si ces défauts se font trop sentir dans Pétrarque,
+par combien de beautés ne sont-ils pas rachetés? Avec quelque rigueur
+que l'on veuille juger les uns, de quelle trempe ne doivent pas être
+les autres pour que, ni le temps, ni les variations du goût et des mœurs
+ne leur aient rien ôté de leur prix? La rouille de la barbarie couvrait
+encore une partie de l'Europe; l'Italie même s'en dégageait à peine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote720"
+name="footnote720"><b>Note 720: </b></a><a href="#footnotetag720">
+(retour) </a> Je ne lui reprocherais donc pas cette manière de mettre
+en action le cœur, les yeux, la vertu qui se retire autour du cœur et
+dans les yeux pour se défendre contre l'amour, l'âme qui sort du cœur
+pour suivre l'objet aimé; ni ces allusions fréquentes du nom de Laure au
+laurier, arbre poétique et sacré, ou du nom de l'illustre famille
+Colonne à des colonnes qui soutiennent un temple ou un palais; ni ces
+froides <i>sixtines</i>, qu'il imita des Provençaux<a id="footnotetagC" name="footnotetagC"></a>
+<a href="#footnoteC"><sup class="sml">C</sup></a>, et qui, à une seule
+près, peut-être, ne sentent que l'effort, la recherche et le travail; ni
+ces rimes gratuitement difficiles et pénibles, dont il avait pris l'idée
+dans la même source; ni quelques autres vices de ce genre, nés de
+l'esprit de son temps, auquel il fut supérieur, mais dont il ne put
+entièrement se garantir. Je lui reprocherais plutôt des jeux de mots
+puérils, tels surtout que cette étrange décomposition du nom de Laure,
+ou plutôt de <i>Laureta</i>, en trois parties (sonnet 5); je lui
+reprocherais, pour d'autres motifs, ces comparaisons de la maison de
+Bethléem, où naquit le Sauveur du monde, avec l'humble demeure où Laure
+était née, et du soin qu'il se donne de chercher dans les traits des
+autres femmes quelques traits de Laure, avec la peine que se donne un
+vieux pélerin d'aller à Rome pour adorer la sainte Face; je lui
+reprocherais encore ces métamorphoses qu'il a eu la patience de décrire
+dans les huit stances d'une <i>canzone</i>, d'ailleurs très-poétiquement
+écrite, où il prétend qu'il a été changé successivement en laurier, en
+cygne, en pierre, en fontaine, en rocher, d'où sort un plaintif écho,
+enfin en cerf, comme Actéon, pour avoir regardé Laure dans un bain; je
+lui reprocherais enfin plusieurs autres écarts d'imagination qui
+paraissent lui appartenir en propre, et qui tiennent à un tour
+particulier d'esprit qui eût peut-être été le même dans tout autre
+siècle que le sien; ou plutôt il vaut encore mieux ne lui reprocher
+rien, noter une fois ce qui déplaît et doit déplaire, relire et admirer
+ce qui est exquis, c'est-à-dire, à peu près tout le reste, et ne pas
+oser opposer sans cesse à son plaisir les scrupules du goût et les
+vétilleries de la critique.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnoteC"
+name="footnoteC"><b>Note C: </b></a><a href="#footnotetagC">
+(retour) </a> Voy. t. I de cette <i>Histoire Littéraire</i>, p. 300 et 301.</blockquote>
+
+<p>Dante avait paru; mais il était loin de la célébrité qu'il acquit
+ensuite; l'imprimerie manquait encore à la publication rapide et
+générale d'un poëme aussi long que le sien. Nous avons vu que Pétrarque
+ne le connaissait pas dans sa jeunesse. Ce fut de son propre génie qu'il
+tira toutes ses forces, et l'on pourrait dire qu'il vint le second
+presque sans avoir de premier. Il prit et garda le premier rang parmi
+les poëtes lyriques. Il parla, disons mieux, il créa, dans le
+quatorzième siècle, et idiome poétique et une langue du cœur qu'on n'a
+pu surpasser depuis, et qui ont conservé jusqu'à nos jours tout leur
+éclat et tout leur charme.</p>
+
+<p>Dante et Pétrarque avaient donné à la poésie italienne le vol le plus
+rapide et le plus haut. Il restait à en faire prendre un pareil à la
+prose. C'est à un écrivain que nous avons compté parmi les plus intimes
+amis de Pétrarque, c'est à Boccace qu'était réservé cet honneur; c'est
+lui qui vint compléter le Triumvirat littéraire dont ce grand siècle
+s'enorgueillit.</p>
+
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>NOTES AJOUTÉES.</h3>
+
+<hr class="short">
+
+<p><a href="#n1">Page 43, ligne 15</a>--La nécessité d'abréger cet extrait de la <i>Divina
+Commédia</i>, m'a fait retrancher ce que dit ici Minos, et la réponse de
+Virgile. Cette réponse a pourtant un caractère qu'il est bon de
+remarquer. «O toi qui viens dans ces douloureuses demeures, dit Minos en
+s'adressant au Dante, garde-toi d'y entrer témérairement et sans un
+guide à qui tu puisses te fier; ne te laisse pas tromper à la largeur
+de cette entrée (allusion sensible au <i>facilis descensus Averni</i>, etc.
+de Virgile; <i>Æneid.</i>, l. VI.)» Virgile prend la parole et lui répond:
+«Pourquoi ces cris? ne t'oppose point à son voyage ordonné par les
+destins. On le veut ainsi, là où l'on peut tout ce qu'on veut: ne
+demande rien de plus.» Cette réponse est mot pour mot la même que
+Virgile a déjà faite à Caron (c. 3. Voy. ci-dessus pag. 38). Cette
+répétition des mêmes mots leur donne l'air d'une espèce de formule, et a
+quelque chose d'imposant. Ni avec Caron, ni avec Minos, Virgile ne
+daigne employer le raisonnement ou la prière. Le maître de toutes choses
+a voulu ce voyage; il n'appartient à aucune puissance de s'y opposer.
+Cette répétition paraît d'ailleurs imitée d'Homère, qui ne manque
+presque jamais de faire redire par un envoyé les propres paroles dont
+s'est servi celui qui l'envoie. On s'est très-injustement moqué de cette
+sorte de formule; elle donne aux messages, dans Homère, comme ici à
+cette réponse de Virgile, de l'autorité et de la dignité.</p>
+
+<p><a href="#n2">Page 60, ligne 1.</a>--«Une tour au haut de laquelle brillent deux flammes.»
+C'est le télégraphe à feu dont les anciens se servaient, et dont parle
+Polybe; il en est aussi parlé dans l'<i>Agamemnon</i> d'Eschyle. Clytemnestre
+annonce au chœur que Troie est prise; qu'elle l'a été cette nuit même;
+que Vulcain en a apporté la nouvelle; que ses feux ont brillé
+successivement sur huit montagnes, etc. Voyez l'extrait d'un Mémoire de
+M. Mongez, page 10 de mon Rapport sur les travaux de la classe
+d'Histoire et de Littérature ancienne, année 1808.</p>
+
+<p><a href="#n3">Page 112, addition à la note 143</a>. Voici les deux vers du c. 28 de
+l'<i>Enfer</i>, où Dante fait parler Bertrand de Born.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ Sappi ch'i' son Bertram dal Bornio, quelli<br>
+ Che diedi al re Giovanni i ma' conforti.
+</div></div>
+
+<p>C'est dans ce dernier vers qu'il y a nécessairement ou une altération du
+texte, ou une faute dans le texte même. Personne ne l'a observé
+jusqu'ici. J'ai besoin, pour le démontrer, d'explications historiques
+qui allongeront beaucoup cette note; mais à la place où je la mets, sa
+longueur a peu d'inconvénients, et il y en a beaucoup à laisser
+subsister plus long-temps, ou une erreur grave du Dante ou les fausses
+explications de tous ses commentateurs.</p>
+
+<p>Bertrand de Born était vicomte de Hautefort, dans le diocèse de
+Périgueux: c'était un très-brave chevalier et en même temps un ingénieux
+troubadour, mais un homme d'un caractère aussi mobile qu'il était
+ardent, se brouillant avec tout le monde, et aimant à tout brouiller. Il
+vivait au douzième siècle, dans le temps des querelles de Henri II, roi
+d'Angleterre, avec ses fils qui avaient en France des apanages. Henri,
+qui était l'aîné, avait le duché de Normandie et était déjà couronné roi
+d'Angleterre: il en portait le titre; et, pour le distinguer de son
+père, on l'appelait <i>le jeune roi</i>. Richard était comte de Guienne et
+de Poitou. Bertrand de Born était lié avec tous les deux, mais beaucoup
+plus intimement avec Henri. Ces deux princes et leur frère Geoffroy,
+comte de Bretagne, qui avaient déjà plusieurs fois fait la guerre contre
+leur père Henri II, venaient de la lui déclarer de nouveau, lorsque le
+frère aîné mourut. Le roi d'Angleterre était passé en France avec une
+armée pour réduire ses fils; il accusait Bertrand de Born d'avoir excité
+Henri à la révolte; il l'assiégea dans son château de Hautefort, et le
+fit prisonnier avec sa garnison. Conduit devant le roi, Bertrand ne
+craignit point de nommer avec regret le jeune prince qu'il avait perdu.
+Au nom de son fils, Henri II versa des larmes, pardonna à Bertrand de
+Born, lui rendit son château, ses biens et son amitié. Ce roi étant
+mort, son fils Richard lui succéda, et Bertrand se trouva engagé pour
+lui dans de nouvelles guerres, mais qui n'ont plus aucun rapport avec ce
+passage du Dante.</p>
+
+<p>«Je rendis ennemis le fils et le père, continue Bertrand de Born, après
+les deux vers cités plus haut, Achitophel n'en fit pas plus entre
+Absalon et David par ses coupables instigations; et, parce que je
+divisai ainsi des personnes que la nature avait unies, je porte, hélas!
+ma cervelle séparée de son principe, qui est resté dans mon corps.» Tout
+cela conviendrait parfaitement s'il était question de Henri II et de son
+fils Henri, ou de son fils Richard; mais le texte dit le roi Jean, <i>al
+re Giovanni</i>, dont on voit qu'il n'a pas été question dans cet exposé.
+Jean était le dernier des quatre fils de Henri II. Il n'entra point dans
+les révoltes de ses frères contre leur père; il était sans doute trop
+jeune. Il se joignit cependant en secret à eux dans la dernière, et ce
+fut même après avoir vu le nom de ce fils en tête de la liste des
+seigneurs ligués contre lui avec le roi de France Philippe-Auguste, que
+Henri II tomba malade de chagrin et mourut. Il faut remarquer que, dans
+un assez grand nombre de chansons provençales qui nous restent de
+Bertrand de Born, il n'est nullement question de Jean, mais seulement de
+ses trois frères, et qu'il n'en est point non plus parlé dans les
+notices historiques que l'on trouve sur ce troubadour dans les
+manuscrits provençaux. Il doit donc paraître étonnant que Dante, qui
+connaissait très-bien les poésies de nos Troubadours, n'ait rien dit de
+Henri, de Richard ni de Geoffroy, que Bertrand avait en effet excités
+contre leur père, et qu'il l'ait damné pour avoir semé la division entre
+ce père et le seul de ses fils avec lequel rien n'annonce que Bertrand
+ait eu aucune intimité. Il est naturel d'en conclure que le texte de ce
+vers est altéré. Tous les commentateurs se sont trompés comme à l'envi
+en l'expliquant. <i>Benvenuto da Imola</i> a fait de Bertrand de Born un
+chevalier du roi Richard, et de Jean un fils de ce roi. Jean, selon lui,
+se révolte contre son père Richard, par les conseils de Bertrand, et est
+tué dans cette guerre. <i>Landino</i> a dit, je crois, le premier, que
+<i>Beltramo dal Bornio</i> fut chargé de la garde (<i>custodia</i>) de Jean, dont
+le surnom était <i>le Jeune</i>, fils de Henri II, roi d'Angleterre, et que
+Jean fut nourri à la cour du roi de France; il fait de ce prince un
+prodigue, et donne pour cause de sa prodigalité les conseils de
+Bertrand. Selon lui, Jean se conduisit si mal, que son père fut obligé
+de lui déclarer la guerre, et Jean fut blessé à mort dans une bataille.
+<i>Daniello</i> parle de même de l'éducation de Jean à la cour de France,
+avec son gouverneur Bertrand, et de sa prodigalité; seulement il ne fait
+pas déclarer la guerre au fils par son père, mais au père par son fils,
+ce qu'il attribue aux conseils de Bertrand de Born. <i>Vellutello</i> dit les
+mêmes choses, avec cette différence très-remarquable, que quand le roi
+Henri II apprit que son fils Jean lui avait déclaré la guerre, il marcha
+contre lui avec une forte armée; qu'il l'assiégea dans <i>Altaforte</i>,
+Hautefort; que le jeune homme en étant un jour sorti pour combattre, et
+ayant montré beaucoup de valeur fut blessé à mort d'un coup d'arbalête;
+laquelle mort, ajoute-t-il, causa au père les plus vifs regrets, surtout
+lorsqu'il eût appris de Bertrand combien son fils possédait de vertus.
+Ceci se rapproche, comme on voit, de l'histoire de Henri, frère aîné de
+Jean. Ce fut ce Henri, surnommé <i>au Court-Mantel</i>, qui fut, non pas
+élevé à la cour de France, mais marié fort jeune avec Marguerite, fille
+du roi Louis VII: il séjourna souvent dans cette cour, et y reçut de
+mauvais conseils qui contribuèrent à l'engager à se révolter contre son
+père. Ce fut lui qui périt au moment où sa dernière révolte venait
+d'éclater, et il périt non dans une bataille ni dans un siège, mais,
+selon tous les historiens, de maladie. Le roman que donnent ces
+commentateurs est d'ailleurs inconciliable avec la succession des rois
+d'Angleterre, puisqu'ils font mourir dans sa jeunesse le roi Jean, qui
+régna après son père, et qui n'en fut même pas le successeur immédiat,
+mais celui de son frère aîné Richard Cœur-de-Lion. Les commentateurs du
+dix-huitième siècle n'ont pas été plus instruits que ceux des siècles
+précédents, et ne se sont pas arrêtés davantage à cette altération si
+visible de l'histoire dans un vers de leur auteur. Le P. <i>Venturi</i>, sur
+ce vers, dit à peu près les mêmes choses que <i>Vellutello</i>, mais sans
+parler de Hautefort. <i>Volpi</i> ajoute que Dante appelle <i>roi</i> le prince
+Jean, parce qu'il jouissait des revenus d'une partie du royaume. Le P.
+<i>Lombardi</i> ne fait que copier la note de <i>Venturi</i>. Tous ces
+commentateurs tombent dans de nouveaux embarras, dont ils ne se tirent
+que par de nouvelles absurdités, lorsque, dans le chant suivant, Virgile
+dit au Dante:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Tu eri allor si del tutto impedito<br>
+ Sovra colui che già tenne Altaforte.</i>;
+</div></div>
+
+<p>«Tu étais alors si entièrement occupé de celui qui posséda jadis
+Hautefort.» La plupart font de ce Hautefort un château en Angleterre,
+dont la garde fut confiée à Bertrand de Born, et où il tint pour Jean
+contre son père. Ainsi, selon eux, Jean, qui n'avait même pas d'apanage
+en France, avait des châteaux en Angleterre, et dans ces châteaux, des
+troupes et des garnisons, qui pouvaient tenir contre le roi. Hautefort,
+au contraire, était, comme on l'a vu, dans le Périgord: c'était le
+château seigneurial et patrimonial de Bertrand de Born. Il y fut assiégé
+plus d'une fois, et notamment par Henri II. Cette expression: <i>Colui che
+già tenne Altaforte</i> dont se sert le Dante pour désigner Bertrand, fait
+voir qu'il le connaissait très-bien, et rend plus difficile à croire
+qu'il se soit si lourdement trompé sur son compte. De nos jours,
+l'<i>Enfer</i> du Dante a été traduit deux fois en français; les deux
+traducteurs ont adopté sans examen et sans scrupule, et ce texte du c.
+28, et ces explications des commentateurs. Moutonnet copie <i>Dandino</i> et
+<i>Vellutello</i>, et dit, d'après le second, que Henri II assiégea son fils
+Jean dans <i>Altaforte</i>, où ce fils fut tué dans une sortie, sans
+s'embarrasser même de savoir ce que c'était que cette place française,
+dont il conserve le nom italien, ni comment ce roi Jean fut tué du
+vivant de son père, quoiqu'il ait régné après lui. Rivarol ne parle
+point d'<i>Altaforte</i>, mais il copie du reste les autres commentateurs; il
+laisse les choses dans la même obscurité où elles étaient avant lui. Il
+faut donc se retourner vers l'Italie pour y chercher quelques lumières.</p>
+
+<p>Crescimbeni, qui a traduit en Italien les Vies des poëtes provençaux, de
+Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, y a joint ensuite des <i>giume</i> ou
+additions tirées des manuscrits provençaux des bibliothèques Vaticane et
+Laurentienne. L'article de Bertrand de Born y est conforme, dans ses
+principales circonstances, au récit que j'ai tiré des mêmes sources, et
+le passage du Dante y est cité tout entier. Le vers dont il s'agit porte
+cette petite note: «Ce que dit ici le Dante, on le lit aussi dans le
+<i>Novelliere antico</i>, Nouvelles 18 et 19 de l'édition de Florence.... et
+au lieu du <i>Re Giovanni</i>, le roi Jean, on y lit <i>il Re Giovane</i>, le jeune
+roi.» En effet, cet ancien recueil de Nouvelles, intitulé <i>Libro di
+Novelle e di bel parlar gentile</i>, publié pour la première fois à
+Bologne, en 1522, in-4°, et réimprimé à Florence par les Giunti, en
+1572, paraît contenir dans les deux Nouvelles indiquées par Crescimbeni,
+la source et la clef de toutes ces erreurs. La 18e. Nouvelle a pour
+titre; <i>Della grande libertà e cortesia del Re Giovane</i> (je crois que
+c'est <i>fiberalità</i> et non pas <i>libertà</i> qu'il faut lire); l'auteur
+commence ainsi: <i>Leggesi della bontà del Re Giovane guerreggiando col
+padre per lo consiglio di Beltrama dal Bornio</i>, etc. «On lit des traits
+de la bonté du <i>jeune Roi</i>, qui était en guerre avec son père par le
+conseil de Bertrand de Born, etc.» Viennent ensuite plusieurs
+circonstances qui appartiennent au jeune roi Henri et à son conseiller
+Bertrand de Born. La Nouvelle 19 est intitulée: <i>Ancora della grande
+libertà</i> (lisons toujours <i>liberalità</i>) <i>e cortesia del Re
+d'Ingkillerra</i>. Toute la première partie contient des traits de
+générosité et de présence d'esprit du jeune Roi. L'auteur raconte
+ensuite que le vieux Roi, son père, <i>lo Re vecchio, padre di questo
+giovane Re</i>, déclara la guerre à son fils pour une cause qu'il serait
+trop long de rapporter; que celui-ci se renferma dans un château, et
+Bertrand de Born avec lui; que son père y mit le siège, que le jeune Roi
+y fut tué d'un coup de flèche au front; qu'enfin Bertrand de Born ayant
+été fait prisonnier, fut amené devant le vieux Roi, et que la scène se
+passa comme elle est rapportée dans nos manuscrits. Il ne serait pas
+difficile de démêler dans ces récits ce qui est historiquement vrai et
+ce que le conteur y a ajouté, soit par ignorance de l'histoire, soit
+uniquement par fantaisie; mais cela est inutile: il suffit d'y
+reconnaître l'original de toutes ces fausses copies.</p>
+
+<p>On objectera peut-être que, dans la Nouvelle 18, <i>Giovane</i> est mis pour
+<i>Gioanni</i>, comme il l'est souvent dans les anciens auteurs; que
+d'ailleurs <i>Re giovane</i>, pour roi jeune ou jeune roi, serait trop
+indéterminé, et que cette expression ne pourrait pas s'appliquer à tel
+roi jeune plus qu'à tel autre. Mais cette indétermination n'existait pas
+alors; il est de fait que ce jeune prince Henri, et non pas un autre,
+était communément appelé, de son vivant, <i>il Giovane re</i> ou <i>il Re
+Giovane</i>, pour le distinguer du <i>Vecchio Re</i> ou <i>Re Vecchio</i>, son père;
+il est probable que cette dénomination lui fut encore donnée long-temps
+après, d'autant plus qu'étant mort du vivant de son père, il ne porta
+jamais le titre absolu de Roi. Il n'y eut guère qu'un siècle et demi
+entre ce temps et la composition des deux Nouvelles. Leur auteur, quel
+qu'il fût, avait recueilli une tradition ou purement verbale ou
+consignée dans quelque chronique contemporaine où cette dénomination
+était employée, et ne s'était même pas mis en peine de savoir
+précisément quel roi était ainsi désigné.</p>
+
+<p>On sait que les <i>Novelle antiche</i> ne sont pas toutes de la même main, ni
+du même siècle; il y en a d'antérieures au Décaméron de Boccace, et qui
+paraissent être de la fin du treizième siècle. Ces deux Nouvelles
+portent dans leur style et dans leur extrême simplicité, les caractères
+qui appartiennent à ces premiers temps. Le Dante, qui florissait alors,
+et qui peut-être même avait commencé son poëme, voulant y employer ce
+trait, n'était-il pas trop instruit pour se tromper si grossièrement,
+pour attribuer au roi Jean ce qui appartient à l'aîné de ses trois
+frères, et pour donner à l'un de ces Troubadours, dont il connaissait si
+bien la poésie et l'histoire, une influence sur la mauvaise conduite de
+Jean, qu'il n'exerça que sur celle de Henri? J'ai de la répugnance à
+penser que cette erreur vienne de lui; j'aime mieux croire que son vers,
+tel qu'on le lit dans toutes les éditions, est cependant altéré; qu'il
+avait écrit conformément à ces deux Nouvelles, et d'accord avec
+l'histoire:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che diedi al Re giovane i ma' conforti</i>;
+</div></div>
+
+<p>(je prie les lecteurs italiens de ne pas se laisser prévenir par la
+mauvaise accentuation de ce vers); qu'après sa mort les copistes
+n'entendant pas ce que c'était que ce <i>Re giovane</i>, et sachant par
+hasard qu'il y avait eu en Angleterre un <i>Re Giovanni</i>, un roi Jean,
+prirent sur eux de mettre l'un pour l'autre, et que ce fut sur une de
+ces copies que se fit, en 1472, la première édition de <i>la Divina
+Commedia</i>. Les premiers commentateurs, lisant dans les manuscrits et
+dans les éditions le <i>Re Giovanni</i>, le roi Jean, dirent de lui dans
+leurs notes ce que la tradition et les deux <i>Novelle antiche</i>
+racontaient du <i>Re Giovane</i>, du jeune Roi. Les commentateurs qui
+suivirent firent pour le premier des poëtes modernes ce que tant de
+commentateurs ont fait pour les anciens; ils ne se permirent ni doute,
+ni examen; ils copièrent ceux qui les avaient précédés, et se copièrent
+l'un l'autre. C'est dans les manuscrits provençaux et dans <i>Novelle
+antiche</i> qu'était le remède à cette altération du texte, et ils ne l'y
+ont pas cherché.</p>
+
+<p>Il y a ici une difficulté que j'ai fait pressentir plus haut; la coupe
+de ce vers, tel que je crois qu'il a dû être écrit par le poëte, paraît
+défectueuse, en ce que le troisième accent n'y est pas bien placé. Dans
+les vers en décasyllabes, lorsqu'il y a cinq accents, le troisième doit
+toujours être sur la sixième syllabe, et il semblerait ici être sur la
+cinquième:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Che diedi al Re giovane i ma' conforti</i>?
+</div></div>
+
+<p>Mais ne se peut-il pas que ce soit une licence, et que le Dante ait
+allongé la seconde syllabe de <i>giovane</i>, jeune, quoiqu'elle soit brève,
+comme lui. Pétrarque et tous les poëtes italiens allongent quelquefois
+la première de <i>pictà</i>, quoique ce soit la dernière qui soit longue. Je
+ne connais point d'autre exemple de cette licence; mais je ne connais
+point non plus dans le poëme du Dante d'autre exemple d'une faute
+historique aussi forte que le serait celle-là. Pourquoi cette licence ne
+se prendrait-elle aussi sur le mot <i>giovane</i>, quand la nécessité du vers
+l'exige, que sur beaucoup d'autres qui n'en paraissent pas plus
+susceptibles? Je puis m'appuyer ici de l'autorité de Varchi. «Il y a,
+dit-il, dans son <i>Ercolano</i>, des vers qui, si on les prononçait tels
+qu'ils sont, ne seraient plus des vers; ils ont besoin d'être aidés par
+la prononciation, c'est-à-dire d'être prononcés avec l'accent aigu, dans
+les endroits où il doit être, quoique cet accent n'y soit pas
+ordinairement. Tel est ce vers du Dante: <i>Che la mia commedia cantar non
+cura</i> (on voit que dans <i>commedia</i>, l'accent qui doit être sur la
+seconde syllabe est ici, par licence, sur la troisième, et que l'on
+prononce l'<i>i</i> dans <i>commedia</i> comme on le ferait dans <i>energia</i>), et
+cet autre vers: <i>Flegías, Flegías, tu gridi a voto</i> (dans <i>Flegías</i>, il
+faut prononcer la syllabe <i>as</i>, comme si elle portait l'accent, en
+s'appuyant et en s'arrêtant sur l'<i>a</i>), et encore cet autre vers du
+Bembo: <i>O Ercolè che travagliando vai</i>, etc. Dans ce dernier exemple,
+auquel Varchi en ajoute quelques uns de licences encore plus fortes,
+l'accent est sur la dernière syllabe d'<i>Ercolè</i>, quoique cela soit
+contraire à la prononciation usitée; mais la nécessité du vers le veut
+ainsi: en prononçant <i>Ercole</i> comme à l'ordinaire, ce vers ne serait
+plus vers. La question se réduit donc à savoir s'il ne vaut pas mieux
+croire à une licence de prononciation, quelque forte qu'elle, puisse
+être, qu'à une erreur aussi grossière dans un poëte aussi savant.</p>
+
+<p>Je ne veux point dissimuler ici une circonstance qui doit porter à
+croire que la faute est du Dante lui-même, et que le vers en question
+est, dans les éditions et dans les manuscrits, tels qu'il était sorti de
+ses mains. Un manuscrit bien précieux de son poëme, copié tout entier
+par Boccace, pour en faire présent à Pétrarque, et dont j'ai parlé dans
+la vie de ce dernier (<i>voy.</i> pag. 12 de ce vol.), existe à la
+Bibliothèque impériale, sous le N°. 3199. On y lit très-exactement: <i>Che
+diedi al re Giovanni</i>, etc. Or, il n'est guère probable que Boccace,
+qui, dès sa jeunesse avait admiré et étudié <i>la Divina Commedia</i> (<i>voy.</i>
+sa Vie dans le vol. suivant), et qui était si curieux de bons
+manuscrits, n'en eût pas un de cet ouvrage, purgé de toutes les fautes
+qui se multipliaient sous la main des copistes. A défaut d'une copie
+autographe, il semble qu'on n'en peut pas trouver de plus authentique et
+de plus sûre que la sienne. Cependant il serait possible que la faute se
+fût glissée dans le texte dès les premières copies qui ne passèrent
+point sous les yeux de l'auteur, et qu'elle eût ensuite échappé à
+Boccace qui était très-savant lui-même, mais qui pouvait savoir
+imparfaitement l'histoire d'Angleterre; et pourvu qu'il ne soit pas
+absolument impossible d'admettre que le Dante ait pu se permettre un
+vers tel que je le propose, je préférerai toujours de croire que c'est
+ainsi qu'il l'avait écrit. Enfin, si c'est lui qui a commis cette faute,
+il reste encore inconcevable que de tous ses commentateurs il n'y en ait
+pas un qui l'ait aperçue, qui l'ait relevée, ni qui ait cherché à la
+rectifier par l'histoire; qu'enfin personne en Italie n'ait vu jusqu'à
+présent dans ce vers ou une faute grave du poëte, ou une altération
+importante de son texte; et dans l'un comme dans l'autre cas, une
+horrible confusion et des anachronismes ridicules dans tous les
+commentateurs, sans exception. Si les commentateurs ou les éditeurs à
+venir veulent être plus exacts, j'ai cru que cette note pourrait leur
+être de quelque utilité.</p>
+
+<p><a href="#n4">Page 122, add. à la note 161</a>.--Quatre traducteurs français ont rendu de la
+manière suivante ce passage si difficile: <i>Padre, assai ci fia men
+doglia</i>, etc. On peut choisir entre leurs versions et la mienne. «Mon
+père, que ne nous manges-tu plutôt? C'est toi qui nous a donné cette
+misérable chair, reprends-la.» Watelet, dans la <i>Poétique</i> de Marmontel.</p>
+
+<p>«Mon père, mange-nous plutôt, nous souffrirons beaucoup moins; c'est toi
+qui nous a donné cette misérable chair, reprends-la.» Moutonnet de
+Clairfons.</p>
+
+<p>«Mon père, il nous sera moins dur d'être mangés par toi; reprends de
+nous ces corps, ces misérables chairs que tu nous a données». Rivarol.</p>
+
+<p>«Mon père, c'est vous qui nous avez donné cette misérable chair,
+reprenez-la, et plutôt que de vous dévorer vous-même, nourrissez-vous de
+vos enfants.» Detouteville, édition de Salior.</p>
+
+<p><a href="#n5">Page 155, ligne 1</a>.--«Homère lui-même n'est pas au-dessus de notre poëte,
+etc.» Dans ces beaux vers:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ Οιη περ φολλων ϑενεη, τοιηδε και ανδρων<br>
+ Ψ'υλλα τα μεν γ'ανεμος χαμαδις χεει, etc.
+<p class="i12"> (<i>Iliad</i>. lib. VI, v. 146 et suiv.)</p>
+</div></div>
+
+<p><a href="#n6">Page 161, ligne 24.</a>--«Il voit la métamorphose de Philomèle en oiseau.»
+J'ai suivi Venturi, Lombardi, et la plupart des interprètes, qui
+entendent ici Philomèle, quoique le texte paraisse d'abord convenir
+davantage à Progné.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Dell' empiezza di lei che mutò forma<br>
+ Nell' uccel che a cantar più si diletta<br>
+ Nell' imagine mia apparve l'orma.</i>
+</div></div>
+
+<p>Ce fut Progné qui fut vraiment impie, en tuant son fils Itys pour le
+faire manger à Térée; mais Philomèle prit part à ce crime: ce fut elle
+qui égorgea Itys après que Progné lui eût percé le flanc:
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Jugulum Philomela resolvit.</i> (Métam., lib. VI.)
+</div></div>
+
+<p>Et quand Térée eut fait cet horrible repas, ce fut encore elle qui mit
+sous les yeux du père la tête sanglante de son fils:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i4"> <i>Ityosque caput Philomela cruentam</i></p>
+ <i>Misit in ora patris.</i> (Ibid.)
+</div></div>
+
+<p>C'est elle cependant qui passe le plus généralement pour avoir été
+changée en rossignol; et quand on parle des causes de sa métamorphose,
+on ne cite que son malheur, et l'on ne dit rien de cette vengeance
+barbare. Mais tous les auteurs ne sont pas d'accord au sujet de ces deux
+sœurs. Il y en a qui prétendent que Philomèle fut changée en hirondelle
+et Progné en rossignol. De ce nombre sont <i>Probus</i>, sur la sixième
+églogue de Virgile, <i>Libanius</i>, voy. <i>Excerpta Grœcorum sophistarum ac
+rhetorum Leonis Allatii</i>, Narrat. 12; et Strabon, cité par <i>Natalis
+Comes</i>, ou Noel Conti, Mythol., lib. VII, c. 10. C'est leur autorité que
+Dante paraît avoir suivie; ce qui le prouve, c'est que plus haut, dans
+le neuvième chant, il dit que vers le matin l'hirondelle commence ses
+tristes plaintes, peut être au souvenir des ses anciens malheurs. Voy.
+ci-dessus, p. 187.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Nell' ora che comincia i tristi lai<br>
+ La rondinella presso alla matina,<br>
+ Forse a memoria de' suoi primi guai.</i>
+<p class="i20"> (<i>Purg.</i>, c. 9, v. 13.)</p>
+</div></div>
+
+<p><a href="#n7">Page 239, ligne 23</a>.--«Mais la fin du siècle ne s'écoulera pas, que la
+fortune changeant le cours des vents, etc.» La plupart des interprètes
+entendent ici que Dante met son espérance dans l'arrivée de l'empereur
+Henri VII en Italie; mais Lombardi croit qu'il désigne plutôt <i>Can
+Grande della Scala</i>, annoncé dès le premier chant de l'<i>Enfer</i>, comme
+celui qui devait ramener l'ordre et le bonheur sur la terre;
+c'est-à-dire, faire triompher le parti Gibelin, dont il venait d'être
+nommé chef.</p>
+
+<p><a href="#n8">Page 265, lig. 23.</a>--«Mais il est temps de quitter le Dante.» Au lieu de
+cette fin du chapitre X, j'avais d'abord mis la suivante, que j'aurais
+peut-être mieux fait d'y laisser: «Le travail long et pénible que j'ai
+entrepris sur le plus célèbre et le moins connu des poëtes italiens,
+atteindra-t-il le but que je me suis proposé? J'ai voulu qu'il laissât
+dans l'esprit une idée nette du plan général de son poëme et de
+l'exécution de ce plan dans toutes ses parties. J'ai voulu que l'on pût
+suivre avec moi la marche de ce génie extraordinaire, et qu'il restât,
+après avoir lu ce que je dirais de lui, une notion claire et précise, au
+lieu de ces notions vagues et confuses qui en existent, non seulement en
+France, mais même en Italie. La difficulté de ce travail, qu'on n'avait
+encore tenté dans aucune langue, ne peut être sentie que de ceux à qui
+Dante est connu dans la sienne. Mais il en est de la difficulté comme du
+temps; elle ne fait rien à l'affaire. J'aurais pu m'épargner beaucoup de
+peine, et réduire infiniment cette analyse; j'aurais mieux satisfait mon
+goût, j'aurais peut-être plu davantage, mais j'aurais été moins utile.
+On aurait su ce que je pense sur Dante; on n'aurait eu aucun moyen de
+plus de savoir ce qu'on en doit penser. Le vague et la confusion dans
+les idées qu'on s'en forme et dans les jugements qu'on en porte,
+seraient restés les mêmes. C'est ce que je n'ai pas voulu; et, j'ose le
+dire, c'est ce qui en effet ne sera pas, si l'on veut lire avec quelque
+attention cette partie de mon ouvrage, celle de toutes, sans nulle
+comparaison, que j'ai le plus soignée, et si j'ai réussi à y mettre
+autant de clarté que j'ai eu d'amour du vrai, d'application, de patience
+et de zèle.»</p>
+
+<p><a href="#n9">Page 328, addition à la note 470.</a>--Ce qui m'étonne plus que tout le reste,
+c'est que M. l'abbé Ciampi, qui; dans ses <i>Memorie della Vita di messer
+Cino</i>, etc., Pise, 1808, indique un grand nombre de vers de ce poëte, ou
+imités, ou même pris tout entiers par Pétrarque; lui qui dit
+positivement, qu'à chaque pas on rencontre dans les poésies de <i>Cino</i>,
+les mouvements de Pétrarque, <i>le masse Petrarchesche</i>, et qui en cite
+plusieurs exemples, ne dit rien, ni de ce sonnet de <i>Cino</i>, ni de cette
+<i>canzone</i> de Pétrarque. (Voyez <i>Memor. della Vita</i>, etc., p. 95 à 98.)
+Cet auteur attribue à <i>Cino</i>, p. 26 de ces mêmes Mémoires, la <i>canzone</i>:
+<i>Ohimè lasso quelle treccie bionde</i>, que <i>Pilli</i> a insérée dans son
+édition des Poésies de <i>Cino</i>, mais qui passe pour être du Dante, et qui
+est aussi imprimée dans ses Œuvres. Il appuie avec beaucoup de raison,
+selon moi, son opinion sur les vers suivants qui terminent la dernière
+strophe:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Ohimè vasel compiuta<br>
+ Di ben sopra natura,<br>
+ Per volta di ventura<a id="footnotetag721" name="footnotetag721"></a>
+<a href="#footnote721"><sup class="sml">721</sup></a><br>
+ Condotto fosti suso gli aspri monti,<br>
+ Dove t'ha chiuso, ahimè, tra durisas.<br>
+ La morte, che due fonti<br>
+ Fatte ha di lagrimar gli occhi miei lassi.</i>
+</div></div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote721"
+name="footnote721"><b>Note 721: </b></a><a href="#footnotetag721">
+(retour) </a> M. l'abbé Ciampi a passé ce vers, qui est pourtant
+essentiel au sens.</blockquote>
+
+<p>«Hélas! toi qui renfermais des perfections et des biens au-dessus de la
+nature, un revers de fortune t'a conduite au haut de ces âpres
+montagnes, où la mort t'a renfermée sous la pierre; elle y a changé mes
+tristes yeux en deux sources de larmes.» Il est certain que cela
+convient parfaitement à <i>Selvaggia</i>, et n'a aucun rapport avec Béatrix.
+En attribuant au Dante, cette <i>canzone</i>, selon l'opinion commune, comme
+je l'ai fait, t. I, p. 462, avant de connaître l'ouvrage de M. Ciampi,
+ou plutôt avant qu'il fût fait, j'ai observé que cette figure de style,
+ce retour de l'interjection <i>oimè</i>! répétée plusieurs fois dans la même
+strophe, et dans toutes les strophes de la <i>canzone</i>, avait été imitée
+par Pétrarque, dans le sonnet <i>Oimè il bel viso, oimè il soave sguardo</i>,
+etc. J'ajouterai qu'il est plus naturel que Pétrarque ait emprunté cela
+de plus à <i>Cino</i>, qu'il aimait et qu'il imitait souvent, que du Dante,
+qu'il connaissait moins et qu'il enviait peut-être, comme on le voit
+dans sa Vie; mais je remarque encore avec quelque surprise, que M.
+Ciampi n'a point observé cette ressemblance, ou plutôt cette évidente
+imitation.</p>
+
+<p><a href="#n10">Page 397, sur l'épître à la Postérité.</a>--M. Baldelli ne veut pas que
+l'épître à la Postérité ait été écrite alors (1352); il veut que ce soit
+beaucoup plus tard, en 1372, après que Pétrarque eût fait une autre
+invective en réponse à un Français qui l'avait attaqué. Sa raison paraît
+très-bonne, et je m'y étais d'abord rendu. Pétrarque trace, dans cette
+épître, le tableau de sa vie. Après avoir dit, qu'à l'âge de neuf ans il
+fut amené en France, à Avignon, il ajoute que le Pontife romain y tient
+l'église du Christ en exil, et l'a tenue long-temps, quoiqu'il eût paru,
+il y avait peu d'années, la remettre à sa place; mais cela s'était
+réduit à rien, du vivant même d'Urbain, comme s'il s'était repenti de
+cette bonne action. Si ce pape eût vécu quelque temps de plus, Pétrarque
+lui eût fait voir ce qu'il pensait de ce retour; déjà il tenait la plume
+pour lui écrire; mais ce malheureux Pontife avait abandonné trop tôt et
+son noble dessein et la vie, etc. Or, Urbain V ne fut élu pape, qu'en
+1362; il rétablit le siége pontifical à Rome, en 1367, retourna, en
+1370, à Avignon, et mourut presque en y arrivant. Pétrarque ne peut donc
+avoir écrit ce passage en 1352; la date de 1372, époque de sa réponse
+aux attaques d'un Français, y convient donc beaucoup mieux. Ce
+raisonnement me paraissait sans réplique; voici ce qui m'a fait changer
+d'avis. En finissant cette épître, destinée à retracer aux yeux de la
+Postérité, la carrière qu'il avait parcourue, Pétrarque s'arrête au
+moment où, ayant perdu le bon seigneur de Padoue, Jacques de Carrare, il
+était retourné en France. «Quoique son fils, dit-il, prince très-sage et
+qui m'est très-cher, lui ait succédé, et qu'à l'exemple de son père, il
+m'aye toujours chéri et honoré, cependant, ayant perdu celui avec qui
+j'avais plus de rapports, surtout à l'égard de l'âge, je suis revenu en
+France (à Avignon), ne pouvant me fixer; et non pas tant par le désir
+de revoir ce que j'avais vu mille fois, que par le besoin de remédier à
+mon ennui, comme le font les malades, par le changement de lieu.» <i>Ego
+tamen illo amisso cum quo magis mihi, prœsertim de œtate, convenerat,
+redii rursus in Gallias, stare nescius; non tam desiderio visa millies
+revisendi, quam studio, more œgrorum, loci mutatione tœdiis consulendi.</i>
+Ce sont les derniers mots de l'épître. Il est évident que cela ne peut
+avoir été écrit que peu de temps après la mort de Jacques de Carrare, et
+lorsque Pétrarque était de retour dans Avignon. Il n'eût pas terminé
+ainsi le compte qu'il rendait à la Postérité, des événements de sa vie,
+lorsque déjà depuis vingt ans, il avait quitté pour toujours Avignon et
+la France; lorsque, après avoir fait de longs séjours à Milan, à Venise,
+après avoir éprouvé toutes les vicissitudes dont cette période de sa vie
+fut agitée, aussi intimement lié avec François de Carrare, qu'il l'avait
+été jadis avec son père, devenu languissant, affaibli par l'âge et par
+l'étude, il s'était enfin réfugié, comme en un port, dans sa douce
+retraite d'Arqua, où il mourut deux ans après. Cette impossibilité n'est
+pas pour moi moins absolue ni moins démontrée que la première. Ce qui me
+paraît donc vraisemblable, c'est que tout ce qui a trait à Urbain V,
+dans le premier passage, ait été interpolé ou ajouté après coup, par
+Pétrarque lui-même. Sans doute il conservait une copie de cette épître,
+qui contenait la réfutation des calomnies répandues autrefois contre
+lui; elle lui revint sous les yeux, peu de temps après le retour en
+France et la mort d'Urbain V. Préoccupé comme il l'était, de cet
+événement qui renversait toutes ses espérances, il écrivit, ou en marge,
+ou en interligne, ce qui regarde ce Pontife; et c'est sur cette copie
+qu'auront été faites, après sa mort, celles qui ont servi, plus de cent
+ans après, pour l'édition de ses œuvres. Cela est beaucoup plus naturel
+que de penser que, dans la position où il était, en 1372, il eût pu
+terminer aussi imparfaitement une pièce à laquelle il devait attacher
+tant d'importance. D'ailleurs, dans la première de ces deux époques, il
+était calomnié vivement par les médecins du pape, et tourmenté par ces
+calomnies, dans une cour où il était souvent obligé de paraître; dans la
+seconde, on lui apportait, en Italie, une invective écrite contre lui,
+en France. C'était déjà beaucoup que de répondre par une autre
+invective, à une libelliste anonyme; il n'y avait rien là d'assez fort
+ni d'assez inquiétant pour engager Pétrarque à réclamer devant le
+tribunal de la Postérité, contre les injures lointaines d'un auteur
+inconnu. J'ai donc rétabli, tel qu'il était d'abord, ce passage que
+j'avais effacé. Je prie ceux qui penseraient autrement que moi, de
+suspendre leur jugement, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus, dans cette
+Vie de Pétrarque, à la date de 1372, et de relire alors la fin de
+l'épître à la Postérité, telle que je l'ai fidèlement citée, et telle
+qu'on la trouve en tête des Œuvres latines de Pétrarque, dans les deux
+éditions de Bâle.</p>
+
+<p><a href="#n11">Page 407, ligne 14.</a>--«C'est à lui (à Galéas Visconti) que Pétrarque
+s'était principalement attaché.» Galéas avait fixé son séjour à Pavie.
+Pétrarque y passa plusieurs années auprès de lui. Ce prince s'y occupa
+constamment de l'encouragement des lettres, et y fonda une université
+qui ne tarda pas à devenir célèbre. Il paraît hors de doute, quoique les
+historiens n'en parlent pas, que Pétrarque eut, par ses conseils, une
+grande part à cette fondation, et à tout ce que Galéas fit en faveur des
+lettres.</p>
+
+<p><a href="#n12">Page 458, ligne 29.</a>--«D'autres biens plus grands encore.» Entre les
+détails précieux que l'on peut recueillir de ce dialogue, il s'en trouve
+un qui prouve, que si Laure fut toujours sage, Pétrarque n'oublia rien
+pour qu'elle cessât de l'être, et qu'il y eut, entre eux, plus de
+rapprochements et plus d'intimité qu'on ne le voit dans les poésies de
+Pétrarque ni dans aucun de ses autres ouvrages. Saint-Augustin lui
+demande pourquoi cette femme qu'il vante tant, pourquoi cet excellent
+guide, le voyant hésiter et chanceler dans la route, ne l'a pas dirigé
+vers les choses célestes, ne l'a pas conduit par la main comme on
+conduit les aveugles, et ne lui a pas indiqué par où il fallait monter?
+«Elle l'a fait autant qu'elle a pu, répond Pétrarque. Et qu'a-t-elle
+fait autre chose, lorsque, sans se laisser toucher par mes prières, ni
+vaincre par les discours les plus flatteurs, elle est restée fidèle à
+l'honneur de son sexe; lorsque, résistant en même temps à son âge et au
+mien, à mille choses qui auraient fléchi toute autre qu'elle, elle est
+restée ferme et inébranlable? L'esprit d'une femme m'enseignait ce qui
+était du devoir d'un homme. Pour m'engager à suivre les lois de la
+pudeur, sa conduite était, à la fois, un exemple et un reproche. Enfin,
+quand elle m'a vu briser mes rênes et courir au précipice, elle a mieux
+aimé m'abandonner que de m'y suivre.» Cette conduite est admirable; mais
+pour la tenir, pour résister à de si dangereux assauts, il faut y être
+exposée, il faut voir un homme assez en particulier et avec assez de
+suite pour qu'il puisse les livrer.</p>
+
+<p><a href="#n13">Page 441, addition à la note 611.</a>--Il existe à Florence, dans la
+bibliothèque Marcienne, ou des Dominicains de Saint-Marc, maintenant
+réunie à la bibliothèque Laurentienne, un très-ancien manuscrit des
+épîtres de Pétrarque, qui, s'il n'est pas de sa main, est au moins du
+même siècle que lui. La même note qui est sur le Virgile, est transcrite
+sur ce manuscrit, d'une écriture un peu moins ancienne; et avec cette
+observation: «Ce qui suit se trouve écrit et à ce qu'on dit, de la
+propre main de François Pétrarque, sur un Virgile qui lui appartenait,
+et qui est maintenant à Pavie, dans la bibliothèque du duc de Milan.»
+<i>Pietro Candida Decembria</i>, écrivain du quinzième siècle, dans une
+lettre écrite, en 1468, qui est en manuscrit dans la bibliothèque
+Ambroisienne, dit que le Virgile même, avec les Commentaires de Servius,
+fut écrit par Pétrarque, dans sa jeunesse; que l'ayant revu dans sa
+vieillesse, il y ajouta plusieurs notes, et réfuta, en plus d'un
+endroit, les remarques de Servius. Bernard <i>Ilicinio</i>, contemporain de
+<i>Decembrio</i>, et auteur d'une Vie de Pétrarque, cite, comme originale, la
+note dont il s'agit. Ce Virgile est enrichi d'une miniature représentant
+le sujet de l'<i>Enéide</i>, que les connaisseurs s'accordent à regarder
+comme un ouvrage de Simon de Sienne. Il se peut que Pétrarque, ayant
+retrouvé, en 1338, ce manuscrit qu'il avait perdu, ait prié Simon, qui
+fut appelé à Avignon l'année suivante, et qui devint son ami, d'y
+ajouter cet ornement pour en augmenter le prix. Le manuscrit resta dans
+le même état pendant près de deux siècles, dans la bibliothèque de
+Milan. En 1795, une partie de la feuille sur laquelle cette note est
+écrite, s'étant détachée de la couverture, et même un peu déchirée, les
+bibliothécaires aperçurent des caractères qu'on n'y avait pas soupçonnés
+jusqu'alors. La curiosité les engagea à décoller entièrement la feuille;
+ils y mirent le plus grand soin; mais le parchemin était si fortement
+collé, que les caractères laissant leur empreinte sur le bois de la
+couverture, restèrent presqu'entièrement effacés; en sorte que l'on put
+à peine y lire une autre notice, qui est aussi écrite de la main de
+Pétrarque. Il y a d'abord consigné l'époque de la perte qu'il avait
+faite et de la restitution du manuscrit; il lui avait été volé aux
+kalendes de novembre 1326, et il lui fut rendu à Avignon, le 17 avril
+1338. Il met ensuite, par ordre, les pertes qu'il avait faites de
+plusieurs de ses amis, avec la date de la nouvelle qu'il en avait reçue,
+et avec des expressions de regret et de douleur, et des plaintes sur la
+solitude où il se trouve de plus en plus dans le monde. Tous ces détails
+prouvent une âme aussi profondément sensible que son esprit était étendu
+et élevé.</p>
+
+<p><a href="#n14">Page 469, ligne 11.</a>--«Il en avait brûlé des paquets, des coffres entiers
+(de ses lettres et de ses papiers).» En 1134, avant de partir de Parme,
+pour faire un voyage en Lombardie, Pétrarque fit une revue dans ses
+papiers. Plusieurs coffres en étaient confusément remplis. Son premier
+mouvement fut de les jeter tous au feu; mais il lui prit envie de les
+relire, et il y passa plusieurs jours. Il y avait des écrits en prose et
+en vers, les uns latins, les autres rimés en langue vulgaire. Il voulut
+d'abord les corriger; mais se rappelant ensuite de grands ouvrages qu'il
+avait entrepris, et qui lui paraissaient mieux mériter qu'il y consacrât
+tout son temps, il reprit sa première idée, et se mit à livrer aux
+flammes tout ce qui lui venait sous la main. Plus de mille épîtres ou
+poëmes de toute espèce y périrent. Des paquets existaient encore. Il
+s'aperçut heureusement, quoique un peu tard, qu'il brûlait un bien qui
+appartenait à ses amis: il se souvint que son cher Socrate lui avait
+demandé sa prose, Barbate de Sulmone ses vers. Il commença alors un
+triage de ce qui lui restait, et c'est ce qui nous a procuré les huit
+livres de ses <i>Choses familières</i>, dédiés à Socrate, et les trois livres
+de ses vers latins, adressés à Barbate de Sulmone.</p>
+
+<p><a href="#n15">Page 469, ligne 22.</a>--«Ces lettres sont très-importantes, etc.» Pétrarque
+destinant lui-même à la postérité, le choix qu'il avait fait de ses
+lettres, les avait distribuées en quatre classes. La première, divisée
+en vingt-quatre livres, est intitulé <i>Familiarum rerum</i>, et comprend
+tous les événements de sa vie, depuis son premier voyage à Paris, en
+1331, jusqu'à son départ de Milan, en 1361. Il intitula la seconde
+classe, <i>Semtium</i>. Elle contient dix-sept livres, et renferme les
+épîtres qu'il écrivit depuis 1361 jusqu'à sa mort; la troisième classe
+est celle des épîtres en vers; elle est partagée en trois livres; la
+quatrième enfin, contient les lettres écrites contre le clergé et contre
+la cour Romaine. Il supprima les noms de ceux à qui elles étaient
+adressées, et les intitula: <i>Epistolœ sine nomine</i> ou <i>sine titulo</i>. Les
+lettres de Pétrarque ont été imprimées deux fois dans le XVe. siècle,
+conjointement avec toutes ses œuvres latines, et deux fois séparément,
+mais toujours incomplètes. Les derniers éditeurs de Bâle, eux-mêmes, au
+XVIe. siècle, en donnant les seize livres des <i>Senilium</i> qui n'étaient
+pas dans les premières éditions, et les trois livres d'épîtres en vers,
+n'ont imprimé que huit livres des <i>Familiarium rerum</i>. Il parut, en
+1601, à Genève, une édition in-8°. des seules lettres en prose, divisées
+en dix-sept livres, mais où les <i>Senilium</i> ne sont pas. L'éditeur assure
+qu'il s'y trouve soixante-cinq lettres de plus que dans toutes les
+éditions précédentes; mais il en reste encore beaucoup d'inédites<a id="footnotetag722" name="footnotetag722"></a>
+<a href="#footnote722"><sup class="sml">722</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote722"
+name="footnote722"><b>Note 722: </b></a><a href="#footnotetag722">
+(retour) </a> La première édition des Œuvres latines de Pétrarque est
+de 1495, Bâle, in-fol., répétée aussi à Bâle, 1496, in-4°. gr.; la
+seconde est de 1496, Venise, in-fol. Il y eut quatre autres à Venise,
+deux en 1501, et les deux autres en 1503 et 1516. C'est d'après ces
+anciennes éditions qu'ont été faites les deux de Bâle, 1554 et 1481,
+in-fol. La première édition des Lettres, sans les autres œuvres, remonte
+jusqu'en 1484, sans nom de lieu.</blockquote>
+
+<p>Les vingt-quatre livres complets des <i>Familiarium</i>, sont dans le beau
+manuscrit de la Bibliothèque impériale, n°. 8568, sur vélin, copié l'an
+1388, selon M. <i>Baldelli</i>, qui cite le catalogue imprimé de la
+Bibliothèque du Roi. (Voyez <i>Del Petrarca e delle sue opere</i>, page 213).
+C'est, dans ce Catalogue, une erreur dont je crois que voici la cause.
+On lit, à la fin de la dernière lettre du manuscrit, ces mots écrits
+d'une très-jolie écriture: <i>Jo. legit completè</i> 1388, 23 <i>februarii
+hora</i> 4e. Ce <i>Jo.</i> (<i>Johannes</i>) fut sans doute l'un des premiers
+possesseurs du manuscrit qui l'avait lu et complètement collationné, le
+23 février 1388. Il l'avait lu à loisir, car tout le volume est rempli
+de notes marginales, écrites de la même main. Cette copie avait donc été
+faite avant l'année dont cette date ne porte que le second mois.
+Peut-être même l'avait-elle été du vivant, et sous les yeux de
+Pétrarque, qui n'était mort que trente-cinq ans auparavant. La
+Bibliothèque impériale possède un autre manuscrit des lettres,
+entièrement conforme au premier, quant à ce qu'il contient, mais sur
+papier, et copié dans le XVe siècle, n°. 8569. Il est du fonds de
+Colbert.</p>
+
+<p>M. <i>Baldelli</i>, dans l'article 5 de ses <i>Illustrazioni</i>, cite encore
+plusieurs manuscrits très-précieux des Bibliothèques de Venise, de Rome
+et de Florence, qu'il a consultés avec fruit pour son ouvrage. Ce savant
+estimable projetait une édition complète des œuvres latines de
+Pétrarque, dont ses épîtres forment la plus importante partie; et l'on
+voit, par cet article même, qu'il s'était parfaitement préparé à cette
+entreprise. Il est bien à désirer, pour l'intérêt des lettres, qu'il n'y
+ait pas renoncé.</p>
+
+<p><a href="#n16">Page 476.</a>--Un fragment du poëme de l'<i>Afrique</i> a fait tomber un érudit
+français, dans une erreur bien extraordinaire. Lefebvre de Villebrune
+donna, en 1781, une édition du poëme de <i>Silius Italicus</i>. Il prétendit
+restituer à ce poëte, un fragment qu'il accusa Pétrarque de lui avoir
+dérobé; et il l'inséra effrontément dans son édition, sans savoir ou
+sans se rappeler que le poëme de <i>Silius</i> n'était pas retrouvé au temps
+de Pétrarque, et ne le fut que dans le siècle suivant, par le Pogge;
+sans s'appercevoir, à plusieurs expressions très-remarquables, que la
+latinité de ce fragment ne s'accorde pas avec le latin très-pur de
+<i>Silius</i>; que, par exemple, ces phrases: <i>Vicinia mortis, fortunœ
+terminus altœ, homo natus sortis iniquœ, transire labores</i>, et plusieurs
+autres, sont du latin du XIVe siècle; qu'un substantif avec deux
+épithètes, comme <i>aurea alla palatia</i>, est tout-à-fait italien, etc.;
+sans prendre garde enfin que ce fragment, qui contient un discours de
+Magon mourant, va très-bien dans l'endroit de l'<i>Africa</i>, de Pétrarque,
+où il est placé, à la fin du septième livre, mais qu'il est au contraire
+fort déplacé vers le commencement du dix-septième siècle des <i>Punicôrum</i>
+de <i>Silius</i>; que Magon y parle de la blessure dont il meurt, et qu'on ne
+l'a point vu blessé auparavant; que, dans la suite du poëme,
+non-seulement il n'est plus question de sa mort; mais que, dans
+plusieurs passages, il est encore censé vivant; qu'entre autres, Annibal
+parle deux fois, dans le dernier livre de <i>Silius</i>, de la mort d'un seul
+de ses frères, Asdrubal (v. 260 et 460), et qu'il ne dit rien de son
+autre frère Magon, ce qu'il n'eût pas manqué de faire, s'il l'eût en
+effet perdu. Tant de bévues dans un prétendu savant, qui osait accuser
+Pétrarque de plagiat, et parler de lui avec mépris, qui n'en témoignait
+pas moins pour des savants, tels que Ileinsius, Drakemborek, et tous
+ceux qui avaient travaillé avant lui sur <i>Silius Italicus</i>, l'ont
+couvert, et en Italie, et en Allemagne, d'un ridicule ineffaçable, et
+ont compromis l'érudition française aux yeux des savants étrangers.
+Voyez sur cette bévue de Villebrune, sur ce qui en fut cause, et sur ce
+qui aurait dû l'en garantir, l'article IV des <i>Illustrazioni</i>, à la fin
+de l'ouvrage de M. <i>Baldelli</i>, page 199.</p>
+
+<p><a href="#n17">Page 525, ligne 25.</a>--«Il ne manque à votre bonheur que de vous
+contempler vous-mêmes, etc.» Nous avons vu plusieurs exemples de
+passages de <i>Cino da Pistoia</i>, imités par Pétrarque; celui-ci est un de
+ceux où l'imitation est la plus évidente. <i>Cino</i> termine ainsi sa
+<i>canzone</i> sur les yeux de <i>Selvaggia</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Poichè veder voi stessi non potete,<br>
+ Vedete in altri almen quel che voi sete.</i>
+ <p class="i4"> (<i>Rime di div. ant. Aut. Tosc.</i>, 1740, <i>p.</i> 139.)</p>
+</div></div>
+
+<p>Et Pétrarque dit ici aux yeux de Laure:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+ <i>Luci beate e liete<br>
+ Se non che'l veder voi stesse v'è tolto:<br>
+ Ma quante volte a me vi rivolgete<br>
+ Conoscete in altrui quel che voi sete.</i>
+</div></div>
+
+<p>FIN DU SECOND VOLUME.</p>
+
+<br><br>
+
+<p class="mid"><span style="text-decoration: overline">MOREAU, IMPRIMEUR, RUE COQUILLIÈRE, N°. 27.</span></p>
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire littéraire d'Italie (2/9), by
+Pierre-Louis Ginguené
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE (2/9) ***
+
+***** This file should be named 31636-h.htm or 31636-h.zip *****
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+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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+http://dp.rastko.net. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
+
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+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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